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Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge
HAUT MOYEN ÂGE VOLUME 45 dirigée par Régine Le Jan
Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge Actes du Colloque Anciennes Abbayes de Bretagne, Université de Toronto 5-6 mai, 2016
édité par claude lucette evans et kenneth paul evans
© 2023, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise without the prior permission of the publisher. D/2023/0095/80 ISBN 978-2-503-59985-4 eISBN 978-2-503-60015-4 DOI 10.1484/M.HAMA-EB.5.128867 ISSN 1783-8711 eISSN 2294-8473 Printed in the EU on acid-free paper.
Table des matières
Liste des cartes et des illustrations
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Abréviations
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Remerciements
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Introduction Catherine Vincent
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I. Monastères bretons Monastères, migration et modèles. L’Église bretonne du haut Moyen Âge Caroline Brett
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Alet, Landévennec, Redon. Trois ateliers d’écriture hagiographique vers 870 Joseph-Claude Poulin
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Landévennec, Redon, le Mont Saint-Michel. Topographie et architecture des abbayes de Bretagne et de l’Ouest du monde carolingien Yves Gallet
87
Les abbayes Sainte-Croix de Quimperlé et Saint-Sauveur de Redon aux xie et xiie siècles. Fraternitas, amicitia et calumpnia Joëlle Quaghebeur
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Les abbayes en Haute-Bretagne aux xie-xiie siècles. Convergences et confrontations Julien Bachelier
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Table des maTières
II. Tensions internes dans le monde monastique de l’Ouest Les chapitres généraux comme modèles de l’interaction entre le centre et la périphérie des ordres religieux au Moyen Âge Bernard Ardura
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Relations et ruptures au sein du courant réformateur monastique du Val de Loire et ses marges (vers 950-vers 1050) Guy Jarousseau
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Échanges et divergences. Monastères doubles et conhospitae dans les pays celtes du haut Moyen Âge Jean-Michel Picard
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III. Échanges, influences, convergences Monastères et pèlerinages aux trois derniers siècles du Moyen Âge, à travers quelques exemples de l’ouest du royaume de France Catherine Vincent
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Sermons bénédictins et cisterciens pour la fête de saint Benoît au xiie siècle Marielle Lamy
249
Orate pro nostris, ut oravimus pro vestris. Échanges et solidarités de salut dans les abbayes de l’Ouest (xe-xive siècle) Esther Dehoux
267
Une manière efficace d’appréhender les échanges entre monastères. L’étude des associations spirituelles et des réseaux de confraternité Stéphane Lecouteux
297
Jeux d’influences et modèles diplomatiques. Deux chartes clunisiennes (910 et 1065) Sébastien Barret
349
Index des noms de lieux
371
Liste des Contributeurs
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Liste des cartes et des illustrations
Joseph-Claude Poulin Tableau 1. Tableau 2. Tableau 3. Tableau 4. Tableau 5.
Trois œuvres hagiographiques bretonnes composées vers 870. Comparaison de la structure des Vies de s. Guénolé et de s. Malo. Gesta sanctorum Rotonensium : sources écrites et emprunts. Vita s. Machutis par Bili d’Alet : citations, imitations, échos. Vita longior s. Winwaloei : sources non annoncées par Gurdisten.
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Julien Bachelier Carte 1. Carte 2. Carte 3. Carte 4. Carte 5. Carte 6.
Hypothèses sur le semis monastique du haut Moyen Âge (ixe-xe siècles). Réseau de prieurés – abbayes bretonnes. Réseau de prieurés – abbayes extérieures. Plan de Châteaubriant, xi-xiie siècle (d’après le cadastre de 1832). Plan de Fougères, xi-xiie siècle (d’après les cadastres anciens). Ordres divers : Carte des ermites et des abbayes frontalières, abbayes cisterciennes et augustiniennes, Mendiants, ordres militaires.
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Guy Jarousseau Carte 1.
Réseau monastique des abbayes du Val de Loire (xe siècle-première moitié du xie siècle).
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Jean-Michel Picard Carte 1.
L’Irlande monastique des vie et viie siècles (°souligné : monastère mentionné dans le texte). Données J.-M. Picard – Infographie D. Vuillermoz, 2018.
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8
lisTe des carTes eT des illusTraTions
Esther Dehoux Émission de rouleaux mortuaires (xe-xive siècle) Inscription de titres sur les rouleaux mortuaires (xe-xive siècle) Abbayes émettrices de rouleaux mortuaires (Normandie, Bretagne, Anjou, et Maine – xe–xive siècle) Tableau 4. Nature des établissements visités par les messagers de Saint-Aubin d’Angers (1070-1299) Carte 1. Lieux visités par les porteurs des rouleaux émis par l’abbaye Saint-Aubin d’Angers (1070-1299). Tableau 5. Formules de recommandation retenues dans les titres inscrits en Normandie, Bretagne, Anjou, et Maine – xie-xive siècle Tableau 6. Sollicitation de prières de la part des institutions apposant des titres (Normandie, Bretagne, Anjou, et Maine – xie-xive siècle) Carte 2. Types de formule retenus, à l’arrivée du porteur du rouleau mortuaire, dans les titres apposés dans l’Ouest (1107-1202) Tableau 7a. Formules de recommandation retenues dans les titres inscrits dans l’Ouest (1107-1202). Formules de recommandation retenues à Angers Tableau 7b. Formules de recommandation retenues dans les titres inscrits dans l’Ouest (1107-1202). Formules de recommandation retenues à Rouen Tableau 8. Mentions de pratiques liturgiques ou dévotionnelles pour le bénéfice du défunt pour lequel circule le rouleau Tableau 9. Nature des pratiques liturgiques ou dévotionnelles prévues pour le bénéfice du défunt pour lequel circule le rouleau (xie-xive siècle) Carte 3. Messes prévues pour Bertran de Baux ( J. Dufour (éd.), op. cit., vol. II, no 149) Carte 4. Messes prévues pour Hugues de Solignac ( J. Dufour (éd.), op. cit., vol. II, no 186)
Tableau 1. Tableau 2. Tableau 3.
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Stéphane Lecouteux Fig. 1. Fig. 2. Carte 1. Carte 2.
Carte 3.
Les cinq grandes familles de documents confraternels. Les liens et les supports de la documentation nécrologique et confraternelle. Circulation des moines entre l’abbaye de la Trinité de Fécamp et les autres communautés religieuses (circulation bidirectionnelle). Étude de la corrélation entre la circulation des moines (en bleu) et les réseaux de confraternité (réseau confraternel fécampois matérialisé en gris). Circulation des livres et des textes (en bleu) au sein du réseau de confraternité de l’abbaye de la Trinité de Fécamp (matérialisé en gris).
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lisTe des carTes eT des illusTraTions
Carte 4. Carte 5. Carte 6. Carte 7. Carte 8. Tableau 1. Tableau 2. Tableau 3. Tableau 4.
Répartition spatiale des plus anciens et meilleurs témoins des œuvres de l’abbé Jean de Fécamp (1028-1078) au xie siècle. Réception des œuvres de l’abbé Jean de Fécamp au sein du réseau de confraternité de l’abbaye de la Trinité de Fécamp au xie siècle. Manuscrits liturgiques liés aux réformes de l’abbé Guillaume de Volpiano. Rôle des réseaux de confraternité dans la diffusion des manuscrits liturgiques liés aux réformes de Guillaume de Volpiano. Diffusion des grandes collections hagiographiques per circulum anni au sein des réseaux de confraternité et des réseaux monastiques. Liste des monastères mentionnés : Abbayes et prieurés de France Liste des monastères mentionnés : Abbayes et prieurés d’Angleterre Liste des monastères mentionnés : Abbayes de Belgique Liste des monastères mentionnés : Abbayes d’Italie
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Sébastien Barret Fig. 1.
Fig. 2.
Fig. 3. Fig. 4.
Fig. 5.
BNF, Bourgogne 76, no 5 (acte de fondation de Cluny par Guillaume le Pieux, 910). 1a. Invocation symbolique ; 1b. Quelques lettres caractéristiques : c, o, deux formes de a, deux formes de g ; 1c. Ligature NT (ualeant) – Cliché Bibliothèque nationale de France. BNF, Bourgogne 76, no 25 (donation de Narduinus et Aya, 949-950). 2a. Invocation symbolique ; 2b. c à aigrette (Cluniaco) ; 2c. g à boucle (ego) ; 2d. Sigma lunaire portant une aigrette, s, ligature NT (consistentium) – Cliché Bibliothèque nationale de France. BNF, Bourgogne 76, no 28 (donation de Doda et Leotbaldus, 951) : invocation symbolique. – Cliché Bibliothèque nationale de France. BNF, Bourgogne 78, no 119 (donation de Goudargues par Raymond de Saint-Gilles, 1065) : travail des hastes et des tildes (d, ss, ligature st, tilde, l). – Cliché Bibliothèque nationale de France. BNF, NAL 1548, fol. 59v (Eusèbe de Césarée, Historia ecclesiastica) : l, am, g, ligature st, s. – Cliché Comité international de paléographie latine/Institut de recherche et d’histoire des textes (cf. Catalogue des manuscrits, t. IV/1 pl. XIV).
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Abréviations
abb. arr. cant. cath. co. comm. dép. dist. égl. prov. rég. O. Cart. O. Cist. O. Clun. O. Font. O. Praem. O.S.A. O.S.B.
abbaye arrondissement canton cathédrale comté (county) commune département district église province région ordre cartusien ordre cistercien ordre clunisien ordre de Fontevraud ordre prémontré ordre de Saint Augustin ordre de Saint-Benoît
Remerciements
Les articles de ce volume sont issus de communications présentées au Col loque Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge tenu à l’Université de Toronto Mississauga le 5 mai 2016 et à l’Université de Toronto St George le jour suivant sous l’égide du Projet Anciennes Abbayes de Bretagne (AABP). Les éditeurs sont reconnaissants aux institutions et départements universi taires qui ont accordé un soutien financier à ce colloque : le Conseil de Re cherches en Sciences Humaines du Canada grâce à des Subventions Connexion, l’Université de Bretagne Sud et le Laboratoire CERHIO. CERHIO-CNRS UMR 6258, l’Association des Professeurs de l’Université de Toronto ; l’Institut de recherche et d’histoire des textes ; l’Université d’Orléans ; l’Université de To ronto Mississauga (Outreach - Conference and Colloquia Fund) ; le département d’Études Françaises de l’Université de Toronto ; le Centre Roland Mousnier, Université de Paris Sorbonne ; le Service Général de la Recherche, Université de Lyon ; le Centre pour l’Étude de la France et du Monde Francophone, Université de Toronto ; le Département d’Études Langagières, Université de Toronto Mis sissauga ; le Départment d’Études italiennes (Emilio Goggio Chair), Université de Toronto St George ; le Centre d’Études Médiévales, Université de Toronto ; New College, Université de York ; l’Institut Pontifical d’Études Médiévales ; le Département d’Histoire, Université de Toronto St George.
cATHEriNE viNcENT
Introduction
Depuis 2014, quatre universités, deux universités canadiennes (l’Université de Toronto et l’Université de York) et deux universités françaises (l’Université de Bretagne Occidentale (UBO) à Brest et l’Université de Bretagne‑Sud (UBS) à Lorient) conduisent ensemble le Projet Anciennes Abbayes de Bretagne / Ancient Abbeys of Brittany Project (AABP), qui a pour but d’encourager l’édition et l’étude de sources provenant d’abbayes médiévales de l’Ouest de l’Europe ou s’y rappor tant, projet dont Claude et Kenneth Paul Evans sont les chevilles ouvrières1. Ce programme collectif s’est donné un double but : la publication de sources et l’étude du monachisme dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, afin de mettre en contexte les documents édités. Le premier de ces buts a déjà porté de beaux fruits, avec l’édition par Claude Evans des chartes de l’abbaye cistercienne de Bégard et la préparation de celle des 570 chartes des abbayes de Beauport et de Saint‑Rion, abbaye insulaire victorine à laquelle Beauport a succédé2. Le second s’est concrétisé par la tenue régulière de sessions dans diverses conférences internationales3 et la réunion d’un premier colloque organisé par les universités de York et de Toronto‑St George, les 1er et 2 mai 2014 : ce dernier est à l’origine d’articles réunis sous le titre Cistercians and Regular Canons in Medieval Western
1 Pour prendre connaissance de l’activité des membres du projet AABP, se reporter au site : https://aabp.info.yorku.ca/. Ce projet avait débuté dès 2000 avec les travaux de Claude Evans sur les archives de l’abbaye de Bégard, voir ci-dessous. 2 C. Evans, L’abbaye cistercienne de Bégard, des origines à 1476 : histoire et chartes, Turnhout, Brepols, 2012. Le projet s’intéresse aussi aux sources de l’abbaye prémontrée de Beauport (Côtes‑d’Armor). L’édition des chartes des abbayes de Beauport et de Saint‑Rion est en préparation et se fera en deux volumes, voir C. L. Evans, Chartes des abbayes de Saint-Rion (O.S.V.) et de Beauport (O. Prae) : privilèges pontificaux, sphères d’influence des évêques de SaintBrieuc, Dol, Tréguier et Lincoln (vers 1188-1305), vol. 1, à paraître ; id., Chartes des abbayes de Saint-Rion (O.S.V.) et de Beauport (O. Prae) : donations, ventes, échanges, partages et emprunts (vers 1188-1305), vol. 2, à paraître. 3 Se reporter aux informations données sur le site Internet du projet, dont l’adresse est citée n. 1. Catherine Vincent • Université Paris Nanterre / Institut universitaire de France Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 15-24. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131312
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caTherine VincenT
Europe paru en 2021 sous la direction de Claude et Kenneth Paul Evans comme numéro spécial de la revue Nottingham Medieval Studies. C’est dans la continuité de ces rencontres que se situe le colloque réuni à Toronto les 5-6 mai 2016 sous le titre Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, dont les actes sont édités dans ce volume. Il s’agit là de porter un autre regard sur le monde monastique de l’Ouest européen, non plus envisagé à travers l’un ou l’autre des ordres religieux présents sur son territoire, mais par le biais de la dynamique des divers établissements, en observant les relations qui s’y sont développées tant ad intra, au sein des communautés, qu’ad extra, avec tous les partenaires de la société environnante. Ces relations, disons‑le d’emblée pour lever toute ambiguïté, peuvent être celles de l’amitié et de la fraternité comme celles des affrontements et des conflits, qui, aux yeux de l’historien, ont le mérite, si l’on peut dire, de laisser davantage de traces dans les sources que les modalités pacifiques. En retenant une telle thématique, les responsables scientifiques de la rencontre s’inscrivent dans un courant déjà ancien qui entend décloisonner l’histoire mo nastique, souvent abordée par une démarche monographique, centrée sur un établissement, un ordre ou une prestigieuse figure spirituelle. Sans méconnaître l’intérêt de telles études, on conviendra que bien des éléments, dans le monde des réguliers, invitent à élargir la perspective au‑delà d’une maison précise ou d’un ordre unique : la forte implantation des établissements réguliers, dès les débuts de la christianisation de l’Occident ; l’intensité et la diversité des relations nouées avec le monde des laïcs et celui des clercs séculiers ; la constitution, à l’initiative des communautés elles‑mêmes, de liens entre elles avant que ne se structurent des ordres, dont les Cisterciens donnèrent l’exemple au début du xiie siècle, largement imité ensuite. Dès 1985, le colloque Naissance et fonctionne ment des réseaux monastiques et canoniaux qui s’est tenu à Saint‑Étienne sous les auspices du CERCOR (Centre européen de recherche sur les congrégations et ordres religieux) apporte une contribution de poids à cette problématique, développée sous la forme d’une réflexion initiale de fond puis d’analyses de nombreux exemples, encore largement centrés sur un ordre particulier. À partir du cas très précis des monastères (bénédictins) indépendants, Michel Parisse regrettait que « les monographies monastiques posent rarement le problème des relations inter-monastiques4 », comme il est rappelé dans ces pages5. La remarque a fait mouche puisque, quelques années plus tard, en 2012, de nouveau portée par le Centre de l’université de Saint‑Étienne, une rencontre, désormais publiée, fut dédiée aux « Interactions, emprunts et confrontations chez les religieux6 ». On 4 M. Parisse, « Des réseaux invisibles », in Naissance et fonctionnement des réseaux monastiques et canoniaux, actes du premier colloque international du CERCOR, Saint-Étienne, Publications de l’université Jean Monnet, 1991, p. 471. 5 S. Lecouteux, p. 300 de son article. 6 S. D.-O. H. Excoffon et A. Peters-Custot, Interactions, emprunts, confrontations chez les religieux : actes du VIIIe colloque international du CERCOR, Saint-Étienne, Presses de l’université
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rappellera enfin que le monde monastique a tenu une place importante dans le programme du colloque annuel du CTHS (Comité des travaux historiques et scientifiques) consacré en 2015, à Reims, aux réseaux, occasion de mettre en valeur la fécondité de cette thématique dans l’historiographie contemporaine7. Parmi les différents thèmes abordés, celui des réseaux religieux et spirituels a fait l’objet d’une publication à part. Trois contributions y attirent l’attention sur ces liens très spécifiques que les abbayes instaurèrent entre elles et avec les fidèles qui gravitaient autour de chacune par des engagements de confraternités. Signe du rayonnement social de tels « réseaux », les nouveaux ordres religieux apparus au xiiie siècle, les ordres mendiants, qui se distinguent pourtant du monde monas tique, suivirent la même voie sur ce plan et s’entourèrent aussi de confraternités au succès durable, jusqu’à la fin du Moyen Âge, au moins. Quant à la vie interne des établissements religieux, en l’occurrence monas tiques, qui a toute sa place dans l’approche retenue, elle s’est vue éclairée d’un jour nouveau grâce à l’ouverture des archives de la Pénitencerie apostolique, ce qui a permis à Élisabeth Lusset, entre autres, d’analyser la manière dont se résolvaient les conflits entre moines, dans la limite des informations que peut apporter ce type de source8 : il y a fort à parier que bien des tensions n’ont pas été jusqu’à donner lieu à une procédure en justice. Du moins, peut‑on lever un peu le coin du voile sur un aspect méconnu – passé sous silence ? – de la vie des religieux. Dans cet ensemble d’études, l’Ouest de l’Europe et plus spécialement la Bretagne, sans être totalement absents, ne sont guère représentés. Quelques contributions du premier colloque du CERCOR traitent de monastères ou d’ordres implantés dans l’Ouest européen (îles britanniques et continent), mais précisément sous l’angle de la monographie. Quant au second, il embrasse très large : les sujets explorés se répartissent de l’Antiquité aux temps modernes, dans un espace géographique incluant la Méditerranée et l’Orient, si bien que seul un
de Saint-Étienne, 2016. On ajoutera A.-O. Poilpré, L’écrit et le livre peint en Lorraine, de Saint-Mihiel à Verdun, ixe-xve siècles : actes du colloque de Saint-Mihiel (25-26 octobre 2010), Turnhout, Brepols, 2014, qui traite principalement de la Lorraine et des régions de l’Est. 7 Dans le thème 4 du programme du Congrès de Reims de 2015, « Réseaux formels et infor mels », une partie spécifique était dédiée aux « Abbayes, couvents et confraternités », qui donna lieu à plusieurs communications, dont deux portaient sur des abbayes normandes de Bénédictins : voir S. Lecouteux, « Associations de prières et confraternités spirituelles : des unions éphémères ou pérennes ? Enquête autour du réseau de confraternité de l’abbaye de La Trinité de Fécamp (xie-xve siècle) », in N. Lemaitre (éd.), Réseaux religieux et spirituels : du Moyen Âge à nos jours, 140e congrès national des sociétés historiques et scientifiques, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2016 (Actes des congrès nationaux des sociétés historiques et scientifiques), OpenEdition Books [en ligne], p. 88-104 ; J.-L. Lemaitre, « Un réseau privilégié : les confraternités de l’abbaye de Saint-Évroul aux xiie-xiiie siècles », ibid., p. 105-114, et, sur les ordres mendiants, M.-M. de Cevins, « Les confraternités des ordres mendiants au Moyen Âge : des réseaux sociaux ? », ibid., p. 37-48. 8 É. Lusset, Crime, châtiment et grâce dans les monastères du Moyen Âge (xiie-xve siècle), Turnhout, Brepols, 2017.
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chapitre sur trois concerne le Moyen Âge occidental et aucun article ne porte sur le monde de l’Ouest en soi. Si l’on ajoute à cela la tradition historiographique qui se plaît à souligner la spécificité des « chrétientés celtes », irlandaise et bre tonne, on comprend qu’il ait paru nécessaire aux responsables du Projet Anciennes abbayes de Bretagne de braquer le projecteur sur ces espaces, en leur appliquant les problématiques qui viennent d’être évoquées. Les historiens réunis à Toronto étaient donc invités à s’interroger sur la particularité du mouvement régulier, en lui‑même, dans ses relations internes et dans ses liens avec le monde extérieur, laïc mais aussi ecclésiastique (celui des séculiers), dans un vaste Ouest européen, au Moyen Âge. Quel type de vie, sous quelle règle, trouve‑t‑on dans ces régions ? Quelles relations se sont instaurées avec les établissements des espaces voisins ? Les rythmes d’évolution sont‑ils semblables ou en décalage ? Et bien d’autres questions. Il en résulte un ouvrage dont le plan illustre parfaitement la problématique qui a guidé la rencontre. Celui-ci procède en effet par un élargissement continu de la perspective, résolument multidisciplinaire. Après un gros plan sur la seule Bre tagne (partie I), le cercle s’agrandit à l’ensemble du monde de l’Ouest (partie II), avant que ne soient considérés les facteurs d’unité ou de diversité au sein du monde monastique (partie III) : la spiritualité, la pastorale, l’architecture ou les activités intellectuelles, juridiques et scripturales connues pour les divers scripto ria. La chronologie est majoritairement centrée sur le haut Moyen Âge, l’époque carolingienne et la féodalité, sans s’interdire, par une ou deux études, de gagner la fin du Moyen Âge : elle induit une forte représentation du monde bénédictin, avant que n’apparaissent les ordres nouveaux à partir du xiie siècle. Les sujets retenus couvrent toute la gamme de la présence au monde des établissements réguliers comme, par exemple, la prière aux intentions recommandées, la vie spiri tuelle commune au sein d’une même famille religieuse, l’encadrement des fidèles dans les paroisses ou par le biais de pèlerinages, la politique d’implantation et de gestion des patrimoines, les chantiers de construction des églises et bâtiments communautaires. Si l’historien n’a pas de peine à élargir le champ de son questionnement, en revanche, il se heurte vite à la réalité documentaire : quelles sources mobiliser pour éclairer au plus juste les problèmes soulevés ? Les contributeurs se montrent tous très attentifs à ce point de méthode. Deux remarques s’imposent à cet égard. On observe tout d’abord, comme pour l’ensemble de la recherche en Histoire, que les sources traditionnelles relatives au monde monastique sont susceptibles de lectures renouvelées qui aident à répondre aux questionnements actuels. Tel est le cas, dans ces pages, des correspondances échangées par les grands abbés ou des cartulaires, dont la richesse n’en finit pas d’être explorée : la célèbre charte de fondation de Cluny en apporte un excellent exemple, pour laquelle il est montré à la fois ce qu’elle doit à des modèles antérieurs et en quoi elle fut elle‑même érigée en modèle, dans le contexte de l’expansion, bien connue, de l’ecclesia cluniacensis. La documentation ancienne peut aussi être l’objet de révisions radicales de son interprétation, comme il en va pour des textes irlandais, notamment le poème
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Crinog, jeu littéraire de haut vol qui, par delà les siècles, piégea ses analystes avant d’être « décapé » pour retrouver son sens originel, moins échevelé qu’on ne l’a cru. Mais le questionnement sur les réseaux monastiques fut aussi l’occasion de s’intéresser à des sources plus rarement examinées jusqu’alors : la composition des bibliothèques et les échanges de manuscrits, les actes d’amitié et de confrater nité ou encore les rouleaux des morts. Certaines se révèlent plus fécondes que d’autres. C’est ainsi que la circulation des rouleaux des morts semble devoir plus à la commodité des déplacements qu’à des parcours cohérents, construits en fonc tion des liens instaurés entre maisons religieuses, autant qu’on puisse le savoir, comme l’avait pressenti Jean Dufour lors du premier colloque du CERCOR cité ci-dessus9. En tout état de cause, la mise en valeur de ces documents souvent délaissés (pensons aux actes de confraternité) pour un exemple précis, ici l’abbaye de La Trinité de Fécamp, laisse entendre la fécondité à venir de programmes collectifs de recherche qui pourraient être menés à leur propos, au‑delà du cadre géographique imparti au colloque. Avant de revenir sur ce que la rencontre apporte à la problématique générale de l’histoire des échanges au sein du monde des réguliers, il convient de reprendre la question de la singularité de l’espace considéré et, plus précisément, celle des spécificités des Églises « celtes » (bretonne et irlandaise), qu’évoquent plusieurs études. Les établissements religieux implantés en Bretagne et les formes de vie qui s’y développent contribuent‑ils à distinguer cet espace au sein de l’Occident médiéval ? Sur ce point, on revient de nouveau à la question des sources. La lecture fautive de certaines d’entre elles a donné prise à l’élaboration de clichés, particu lièrement tenaces à propos de l’Église irlandaise. Non, apprend‑on, les moines irlandais ne pratiquèrent pas une ascèse sexuelle hors du commun en dormant avec des femmes, tout en restant chastes. Non, les « monastères doubles » ne relèvent pas de la même logique de mise à l’épreuve mais simplement de la nécessité, pour les moniales, d’avoir des clercs à leur côté pour l’administration des sacrements, comme il en est également sur le continent. Non, l’association des femmes à certains actes de pastorale n’y est pas plus singulière qu’ailleurs en Occident à la même époque, pré‑grégorienne. Plus les sources sont rares et, pour l’Irlande, complexes à comprendre, plus elles se prêtent à la production de clichés. On touche ici l’un des problèmes pointés par plusieurs contributions : le lent passage à l’écrit de la culture bretonne, par rapport aux espaces plus continentaux, et, par voie de conséquence, la diffi culté de raisonner sur des silences. Même si l’on accepte l’analyse selon laquelle l’absence d’écrit ne signifie pas pour autant décadence, on doit reconnaître que celle‑ci laisse l’historien sur de nombreuses incertitudes, à partir desquelles il est périlleux d’extrapoler. Il va de soi que le recours tardif à l’écrit pèse sur le
9 J. Dufour, « Brefs et rouleaux mortuaires », in Naissance et fonctionnement des réseaux monas tiques et canoniaux : actes du premier colloque international du CERCOR, op. cit., p. 483-494.
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raisonnement et pousse, par comparaison avec la documentation conservée pour des établissements « extérieurs » à la Bretagne, à considérer que la région aurait connu un rythme propre de christianisation et des modalités originales. Mais que dire des conflits entre communautés, quand les preuves écrites font défaut ? Que dire des relations entre élites et monachisme, avant tout connues par les chartes de donation ou de fondation ? Que dire, enfin, de l’encadrement des fidèles présenté comme le fait de petits établissements disséminés sur le territoire, difficiles à repérer faute de trace et en raison de leur disparition précoce, dont, de plus, le flou du vocabulaire qui les désigne ne permet guère de savoir s’il s’agit de paroisses ou de monastères : est‑ce si exceptionnel ? La spécificité serait peut‑être davantage à chercher dans la chronologie d’une situation plus durable qu’ailleurs, en partie due au faible taux d’urbanisation de la région. Cet état de fait a poussé en première ligne de l’action pastorale de petits établissements établis dans les campagnes, à vocation fréquemment funéraire, plus qu’un clergé implanté sous la houlette de l’évêque au chef lieu du diocèse, dont on rappellera qu’il est parfois désigné du terme de parochia dans les sources du haut Moyen Âge10. Ne faut‑il pas attendre la réforme de l’Église sous les Carolingiens et ensuite, plus encore, les distinctions rigoureuses établies par la Réforme grégorienne et la dynamique pas torale déployée aux xiie et xiiie siècles pour que soit départagé plus nettement ce qui relève de la vie apostolique et de la vie contemplative, du monde des réguliers et de celui des séculiers, du monde des clercs et de celui des laïcs ? Le mouvement s’accompagna aussi d’un phénomène de concentration, peut‑être plus marqué en Bretagne qu’ailleurs – ce qui reste à démontrer – dont sortirent fortifiés quelques grands établissements, beaucoup mieux documentés. La prudence s’impose donc dans l’énoncé de la particularité du rythme et des modalités de la christianisation du monde celte, notamment breton. Pour compléter le propos, on remarque que plusieurs études convergent pour mettre en évidence l’intégration de ces espaces, tôt christianisés, dans l’Église carolingienne et romaine. Elles sont en mesure de le faire à partir de dossiers do cumentaires de nature très variée, ce qui rend la démonstration encore plus pro bante. L’hagiographie des saints bretons (disons, de préférence à l’hagiographie bretonne, formule qui serait précisément ambiguë) doit se lire en lien autant avec celle de l’Église carolingienne qu’avec celle de l’Église irlandaise, laquelle est, à son tour, marquée par les productions du continent, en un mouvement circulaire, qui atteste la vigueur des échanges. Il en va de même des textes normatifs comme des modèles architecturaux qui subissent un fort impact du monde carolingien en même temps qu’ils manifestent, en Bretagne comme ailleurs, une grande capacité d’adaptation, à suivre les exemples des abbayes de Landévennec, de Redon et du Mont Saint‑Michel. 10 Approche générale dans A. Tallon et C. Vincent (éd.), Histoire du christianisme en France, Paris, Armand Colin, 2014, et étude d’un cas régional : C. Mériaux, Gallia irradiata : saints et sanctuaires dans le nord de la Gaule du haut Moyen Âge, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2006, notamment chapitre V, partie « Les églises rurales », p. 126-137.
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Après la lecture de cet ouvrage, il ne sera plus possible de considérer la Bre tagne et avec elle les chrétientés celtes – faut‑il oser l’expression ? – comme des mondes isolés du continent ; il ne le sera pas davantage pour les établissements réguliers : quelles que soient les dispositions de leurs règles et coutumes pour instaurer le « retrait du monde », on constate que ce furent des lieux poreux à des échanges variés et fructueux. Les contributions relatives aux établissements de l’Ouest de l’Europe analysés dans ce volume abondent dans le sens des études qui les ont précédées, tout en relevant des domaines d’interaction jusqu’alors peu présents dans la recherche. Il est tout d’abord frappant de constater l’importance et la variété des circula tions entre maisons religieuses, qui contribuent à cimenter un milieu, à créer une culture partagée : le trait a déjà été mis en évidence mais il convient d’y insister pour rompre avec le cliché du « monde clos » que serait le monastère. Ces mou vements affectent les hommes, moines, tels les porteurs des rouleaux des morts, les rotuliferi, et abbés, pour des raisons qui peuvent être juridiques : juger un abbé mis en cause par sa communauté ne se fait que par des égaux. Il va sans dire que plus intenses encore furent les contacts avec l’extérieur au sein des établissements qui contribuaient à l’encadrement pastoral des fidèles ou s’affirmèrent comme des centres de pèlerinage, en raison de la présence d’un corps saint (Saint‑Martin de Tours ou Saint‑Martial de Limoges), des traces d’une manifestation divine (le Mont Saint‑Michel) ou d’une prestigieuse collection de reliques. Sont également échangés les manuscrits des scriptoria pour copie, de même que les savoir faire en matière de diplomatique, d’écriture ou d’enluminure. D’autres éléments circulent de manière plus subtile : ces prières communes que l’on récite les uns pour les autres aux mêmes heures de la liturgie, dont mémoire est gardée dans les rouleaux des morts ; la référence, au‑delà des textes fondateurs du christianisme, à telle grande figure : celle de saint Benoît de Nursie est emblématique au sein du milieu monastique. Mais cet exemple alerte sur le fait que la circulation ne s’accompagne pas systématiquement de l’harmonisation ou plutôt de l’uniformisation : à suivre le témoignage de la prédication, on constate que, d’une famille religieuse à l’autre, prévaut la liberté de développer une lecture propre de la règle de Benoît et de la tradition hagiographique qui s’attache au Père des moines d’Occident. Le Benoît des Bénédictins de vieille souche n’est pas tout à fait le même que celui des Cisterciens ; et pourraient bien se déceler dans ces divergences des critiques d’une famille monastique à l’autre. Au-delà des usages cultuels et normatifs ou des circonstances particulières qui viennent d’être évoquées, les relations entretenues par les établissements réguliers furent structurées par les institutions, par le mode de gouvernement des commu nautés. Le lien le plus élémentaire s’observe dans le cumul du gouvernement de plusieurs établissements par la même personne, le plus souvent des abbés connus pour leurs compétences réformatrices, auxquels il est fait appel dans cette perspective précise. La réforme peut également s’accompagner de l’envoi d’une communauté à l’autre de petits groupes de moines. Des affinités se construisent ainsi, qui enjambent les frontières entre espaces régionaux : les grands abbés
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réformateurs comme Guillaume de Volpiano ont parcouru tout l’Occident, ou presque ! Il y a là une source de décloisonnement qui limite la portée des dites « traditions régionales ». Tout aussi familière à l’histoire monastique, la relation entre les prieurés et les « maisons‑mères », souvent informelle, d’abord fondée sur la coutume, les usages communs, avant de revêtir une dimension plus norma lisée. L’exemple des maisons de Prémontré, abordé avec celui des monastères cisterciens en point de comparaison, rappelle en effet qu’à partir du xiie siècle et sur le modèle des fils de saint Bernard, unis par la Charte de charité, des « ordres » se constituent, au sens où nous l’entendons de nos jours, dotés de structures centrales de gouvernement, les chapitres généraux. Plus novateur semble le fait d’attirer l’attention sur d’autres modalités des relations nouées entre monastères. Il s’agit des liens de confraternité, qui ne sont pas méconnus de l’historiographie mais ont été trop délaissés jusqu’alors. Ils pourraient bien être à l’origine des échanges qui viennent d’être évoqués : pourquoi prier pour les morts de telle communauté plutôt que de telle autre, si ce n’est au nom d’un lien privilégié que scella un « pacte d’amitié » ? Les sources relatives à l’histoire de l’abbaye Sainte‑Croix de Quimperlé conservent ainsi la trace du pactum scriptum de fraternitas qui unit la communauté, dès sa fondation, à celle beaucoup plus ancienne du Saint-Sauveur de Redon, liens de concordia et d’amicitia dont il est difficile de cerner le contenu normatif précis mais qu’il est tentant de rattacheur aux fraternités de prière de l’époque carolingienne. De même, pourquoi solliciter tel scriptorium ou tel abbé, en cas de difficulté : la proximité géographique ou les affinités spirituelles au sein d’une même famille religieuse n’expliquent pas tout, surtout du temps où les ordres, au sens institutionnel du terme, n’existaient pas. S’ouvre là un continent à explorer, susceptible d’approfondir avec profit nos connaissances du monde monastique. C’est ce que se propose de faire le projet Memoria et societas élaboré en élargissant l’exemple initial de l’abbaye de La Trinité de Fécamp11. La reconstitution des réseaux de confraternité tissés entre établissements réguliers, complétés, quand la documentation le permet, par l’étude des obituaires et des rouleaux des morts, se révèle une méthode très efficace pour une meilleure compréhension des traditions liturgiques et hagiographiques, de même que de la composition des collections de reliques. Il y a là un fort potentiel de mise à jour de circulations demeurées dans l’ombre jusqu’alors. Par définition même, le monde des relations n’est pas figé. Plusieurs études, parce que leur dossier de sources le permet, mettent l’accent sur la labilité des liens qui entourent les établissements religieux. La fidélité des familiers et des aristocrates, fondateurs ou donateurs convoités, n’est pas facile à conserver. Ne soyons pas dupes des déclarations que rapportent les pactes d’amitié et de confraternité. Un adage en dit long : Homo homini lupus, clericus clerico lupior,
11 S. Lecouteux, Réseaux de confraternités et histoire des bibliothèques : l’exemple de l’abbaye béné dictine de La Trinité de Fécamp, thèse de doctorat, Université de Caen Normandie, 2015.
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monachus monacho lupissimus, auquel la documentation donne raison : quand les intérêts matériels sont en cause, les liens se tendent, voire se rompent, à suivre l’exemple de la défense, au début du xiie siècle, par le monastère Sainte‑Croix de Quimperlé de ses droits sur Belle‑Île face à l’ambition de la puissante abbaye Saint‑Sauveur de Redon, avec laquelle il avait pourtant noué un pacte d’amicitia durant la première moitié du xie siècle : à peine un siècle plus tard, la fraternité n’a plus cours… Dans les conflits que traversent les communautés, il est impossible d’ignorer le poids des ambitions individuelles de la part des dignitaires qui rassemblent autour d’eux des « factions », sources de division. En contexte de réforme, qui est fréquemment celui de ces établissements, de telles oppositions ne se feraient‑elles pas l’expression, au‑delà des rivalités de personnes, de profondes divergences de vues sur la vie monastique ? Si l’on revient sur ces groupes de moines réformateurs envoyés par une communauté à une autre, il y a tout à parier que leur intégration dans la maison d’arrivée, dont l’ensemble des membres sont rarement acquis à des évolutions qui vont en général dans le sens de l’augmenta tion de la rigueur et de l’ascèse, fut semée d’embûches. Au terme de ces quelques lignes, on sera convaincu qu’il est heureux de voir pérenniser dans cette publication les travaux et échanges auxquels la rencontre de Toronto a donné lieu. Ils apportent une contribution fructueuse à la connaissance du monde des réguliers et à celle de l’Ouest européen dans lequel ils ont souhaité s’inscrire, approfondissant et révélant des traits de cette longue histoire. La Bre tagne en ressort plus intégrée qu’on ne l’a dit au monde du continent auquel elle est attachée, en raison de relations précoces avec les régions ligérienne et tourangelle, moins tournée vers le monde « insulaire » qu’on ne le dit, lui‑même très marqué par les influences carolingiennes ou romaines. De cet arrimage solide, les milieux monastiques seraient largement responsables. En effet, tout spécialiste de l’histoire des réguliers sait combien les moines se pensent et sont au cœur de la société médiévale, du moins dans la chronologie majoritairement adoptée par ces études, avant le xiiie siècle. Au centre de relations nombreuses et fluctuantes, ils furent des acteurs décisifs, absorbant les représentations, les modes de fonctionnement et les mutations de leur environnement social. La forte implantation des réguliers, Bénédictins d’ancienne fondation et ordres nouveaux, tels les Cisterciens ou les Prémontrés, fut à l’origine de la remarquable capacité de résistance du monachisme traditionnel dans ces régions. Le fait s’observe jusque dans l’attractivité encore réelle de centres de pèlerinage dont les origines remontent au début de la christianisation (Tours) ou aux tout premiers temps de l’époque carolingienne (le Mont Saint‑Michel). Précisément pour cette raison, il serait sans doute bon de poursuivre l’observation des échanges et interactions avec l’ensemble des ordres apparus à partir du xiie siècle, en incluant les ordres
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mendiants12, et avec les membres du clergé séculier, principalement les évêques, les prêtres de paroisse étant plus difficiles à saisir. L’auteur de cette introduction ne saurait achever son propos sans formuler ses vifs remerciements aux organisateurs du colloque pour leur belle initiative et pour la réalisation de cet ouvrage dont ils ont tout lieu de se montrer fiers ; puis à souhaiter « bon vent » aux manifestations à venir du Projet Anciennes Abbayes de Bretagne / Ancient Abbeys of Brittany Project.
12 On pense à l’étude de référence d’H. Martin, Les ordres mendiants en Bretagne, vers 1230-vers 1530 : pauvreté volontaire et prédication à la fin du Moyen Âge, Paris, Klincksieck, 1975.
I. Monastères bretons Influences externes, conflits internes
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Monastères, migration et modèles L’Église bretonne du haut Moyen Âge
En 1982, lorsque Guy Devailly présenta une étude des dépendances bretonnes des abbayes normandes du Moyen Âge central, il fit remarquer que les fondations monastiques du xie siècle s’établirent beaucoup moins rapidement en Bretagne qu’en Normandie, mais ne proposa aucune explication à ce phénomène, autre que l’insécurité politique de l’époque1. Notre propos sera ici d’esquisser les grandes lignes d’un arrière-plan historique pour l’étude du monachisme du Moyen Âge central, sujet auquel touchent certaines contributions du présent volume. Divers aspects de cette période en Bretagne pourraient s’expliquer par la nature de la so ciété de la région en général et par celle du monachisme breton avant le xe siècle. On réfléchira par exemple sur le rôle des élites dans les fondations monastiques, sur les différents types de fondations – en particulier sur l’abondance des monas tères de très petite taille. On examinera ensuite dans le contexte monastique les effets de la migration provenant d’outre-Manche. La Bretagne du haut Moyen Âge possédait-elle une « Église monastique » ? Il y a de cela une génération, les savants se contentaient de classer les premières Églises anglo-saxonnes et franques sous la rubrique de « romaines », en raison de leur organisation en territoires soumis à une juridiction épiscopale. En même temps ils qualifiaient de « celtiques » les églises du nord-ouest de l’Europe (Irlande, Écosse, Pays de Galles, Cornouailles, et Bretagne) dont l’organisation s’appuyait sur des confédérations monastiques dirigées par des abbés2. Depuis les
1 G. Devailly, « Les dépendances bretonnes des abbayes normandes (xe-xiiie siècles) », in L. Musset (éd.), Aspects du monachisme en Normandie, Paris, J. Vrin, 1982, p. 115-124. 2 Pour une introduction au sujet de l’« église celtique » et des critiques concernant ce modèle voir K. Hughes, « The Celtic Church : Is This a Valid Concept ? », Cambridge Medieval Celtic Studies, 1 (1981), p. 1-20, W. Davies, « The Myth of the Celtic Church », in N. Edwards et A. Lane (éd.), The Early Church in Wales and the West, Oxford, Oxbow, 1992, p. 12-21, et les ouvrages qui y sont cités. Caroline Brett • Université de Cambridge Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 27-54. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131313
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années quatre-vingt, cette dichotomie quelque peu simpliste a subi des révisions3. On peut constater que, d’une part, certaines évolutions du haut Moyen Âge étaient similaires, pour l’essentiel, dans tout l’Occident, et que, d’autre part, il pouvait exister des variations locales très nettes. On reconnaît désormais l’impos sibilité de tracer des limites précises entre les communautés ecclésiastiques « mo nastiques » et « séculières » à cette époque. La nature fluctuante et constam ment en évolution de l’organisation chrétienne en Angleterre, en Irlande, en Bretagne occidentale et en Gaule est désormais beaucoup mieux comprise. Mais la conscience du fait qu’il n’existait pas de modèle universel et unique applicable aux « églises celtiques » nous laisse des doutes sur la façon dont il faudrait caractériser le christianisme primitif en Bretagne. La pénurie de sources provenant de l’époque pré-carolingienne laisse même penser qu’il est plus sage de ne pas formuler d’opinion à ce sujet, et, de fait, aucune synthèse n’a été proposée depuis celle de Gildas Bernier en 19824. Cependant, malgré l’insuffisance des sources et les difficultés qu’elles présentent, on tend à supposer que la réalité de l’Église bretonne, maintenant peu discernable, n’était pas très différente de celle des autres Églises dites « celtiques5 ». Dans l’étude qui suit, nous tenterons d’analyser 3 Il est impossible de citer l’immense quantité d’études spécialisées qui ont été menées depuis les années quatre-vingt sur le Christianisme de l’Europe de l’ouest du haut Moyen Âge mais pour un survol, voir P. Brown, The Rise of Western Christendom, Oxford, Oxford University Press, 20032 ; T. F. X. Noble et J. M. H. Smith (éd.), The Cambridge History of Christianity Vo lume III : Early Medieval Christianities, c. 600-c. 1100, Cambridge, Cambridge University Press, 2008. Pour l’église mérovingienne et le monachisme voir surtout Y. Fox, Power and Religion in Merovingian Gaul : Columbanian Monasticism and the Formation of the Frankish Aristocracy, Cambridge, Cambridge University Press, 2014. Pour l’Angleterre anglo-saxonne, voir J. Blair, The Church in Anglo-Saxon Society, Oxford, Oxford University Press, 2005 ; S. Foot, Monastic Life in Anglo-Saxon England, c. 600-900, Cambridge, Cambridge University Press, 2006. Pour les églises « celtiques », ainsi que les ouvrages cités dans la n. 2, voir R. Sharpe, « Martyrs and Local Saints in Late Antique Britain », in A. Thacker et R. Sharpe (éd.), Local Saints and Lo cal Churches in the Early Medieval West, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 75-154. Pour le Pays de Galles, voir N. Edwards (éd.), The Archaeology of the Early Medieval Celtic Churches : Proceedings of a Conference on the Archaeology of the Early Medieval Celtic Churches, September 2004, Londres, Maney, 2009, D. Petts, The Early Medieval Church in Wales, Stroud, Tempus, 2009, et T. Charles-Edwards, Wales and the Britons 350-1064, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 583-624. Pour le sud-ouest de la Grande-Bretagne, voir L. Olson, Early Monaste ries in Cornwall, Woodbridge, Boydell, 1989, et S. Turner, Making a Christian Landscape : The Countryside in Early Medieval Cornwall, Devon and Wessex, Exeter, University of Exeter Press, 2006. Pour l’Irlande, voir R. Sharpe, « Some Problems Concerning the Organisation of the Church in Early Medieval Ireland », Peritia, 3 (1984), p. 230-270, C. Etchingham, Church Organisation in Ireland, A. D. 650 to 1000, Maynooth, Laigin, 1999, et T. Charles-Edwards, Early Christian Ireland, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. 4 G. Bernier, Les chrétientés bretonnes continentales depuis les origines jusqu’au ixe siècle, Rennes, Centre national de la recherche scientifique, 1982. 5 J.-L. Deuffic, « Le monachisme breton continental : ses origines et son intégration au mo dèle carolingien », in J.-L. Deuffic (éd.), La Bretagne carolingienne : entre influences insulaires et continentales, Turnhout, Brepols, 2008, p. 77-138, malgré l’accumulation de nombreuses
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objectivement les sources concernant le monachisme breton pour déterminer si elles nous donnent véritablement des raisons de croire que l’Église bretonne possédait une organisation originale qui se distinguait considérablement de celle de ses voisins, aussi bien « romains » que « celtiques ». Nous examinerons en particulier les communautés religieuses en Bretagne jusqu’à la période viking de 919-936 en les comparant à celles du monde insulaire (Pays de Galles et Cornouailles en particulier), et à celles de la Gaule. Le titre de notre article inclut le terme « monastère », mais, compte tenu de la difficulté à le définir à cette époque, nous en proposerons ici une définition très large : celle d’un établissement religieux incluant plus de trois ou quatre ecclésiastiques et ayant reçu une dotation foncière substantielle. Nous éviterons ici les questions concernant l’appartenance à une confédération monastique, à l’observance d’une Règle, à la soumission à l’autorité d’un évêque et aux services pastoraux offerts aux laïcs. Les deux questions fondamentales sur lesquelles nous nous attarderons sont, en premier lieu, de chercher à saisir jusqu’à quel point la Bretagne était dotée de communautés religieuses riches et importantes durant le haut Moyen Âge, en comparaison avec les pays voisins ; en second lieu, de cerner les facteurs politiques et socio-économiques qui auraient pu influencer la manière dont ces communautés se développaient ou non.
Les élites et les fondations monastiques aux vi e et vii e siècles Bien qu’elles aient suivi des trajectoires historiques très différentes durant l’époque post-romaine, il est clair que les églises insulaires et franques ont connu des évolutions similaires dans leur ensemble, surtout en ce qui concerne le culte des saints et le monachisme. Du ve au viie siècle, les régions où elles étaient implantées ont vécu une période de turbulence politique au cours de laquelle de nouvelles élites sont apparues ou d’anciennes ont été transformées au point d’être à peine reconnaissables6. Alors que le pouvoir des nouvelles élites se consolidait, elles se sont vues dans l’obligation de consacrer une portion considérable de leurs ressources à l’édification de monastères.7 Les fondateurs de ces établissements on été promus avec les martyrs et les évêques de renom qui les avaient précé dés au rang de « saints », ceux de l’« Âge des Saints », identifié dans l’Église « celtique » par Nora Chadwick, mais qui appartenaient à un mouvement bien
informations et références utiles, reste attaché à l’interprétation de l’Église bretonne comme « abbaye-évêchés » inspirés directement par le monachisme égyptien et par Lérins. 6 C. Wickham, Framing the Early Middle Ages : Europe and the Mediterranean, 400-800, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 168-203, 303-354. 7 I. Wood, « Entrusting Western Europe to the Church, 400-750 », Transactions of the Royal Historical Society Sixth Series, 23 (2013), p. 37-73.
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connu aussi dans les Églises anglo-saxonnes et mérovingiennes8. La saturation en établissements chrétiens et en saints fondateurs leur correspondant pendant la période c. 550-700 était telle que peu de nouveaux établissements religieux ont été fondés avant la réforme monastique qui commença vers la fin du xe siècle. Un des aspects les plus frappants de la grande époque des fondations monas tiques, autant en Gaule que dans le monde insulaire, est l’ « effet de cascade » causé chez les élites par la faveur royale pour le soutien du monachisme. En Angleterre et en Irlande, la conversion au Christianisme était en cours. Les dynasties royales de ces régions ouvrirent la voie aux fondations monastiques car c’était pour elles une nécessité pour favoriser leur dessein d’établir des bases solides pour la nouvelle religion. Par contre, dans les débuts de la Gaule mérovin gienne, l’Église était déjà une organisation prospère et le monachisme s’était établi indépendamment de la faveur royale9. Cependant, ce sont sans doute les chefs religieux qui venaient d’Irlande, les peregrini, particulièrement saint Colomban, qui, par la force de leur ascétisme et de leurs appels directs aux rois, incitèrent l’Église franque à imiter ce qui se passait dans le monde insulaire10. Les souverains donnèrent l’exemple en accordant leur protection aux établissements religieux et les familles nobles comprirent que la fondation d’un monastère pouvait être un moyen de stabiliser leurs propriétés foncières et leur influence locale en fournis sant une protection contre les aléas des héritages. Cette évolution a marqué les débuts, non pas du monachisme occidental dont les origines remontaient beau coup plus loin dans le temps, mais du monastère rural, doté en tant qu’institution durable et de grande envergure11. Elle se produisit à peu près en même temps partout dans les îles britanniques et en Gaule. La christianisation de l’Irlande était en cours depuis 431, mais ce n’est qu’après environ 550 et, plus encore, après 600 que la culture chrétienne irlandaise s’épanouit notablement – sans doute grâce au soutien des élites et à la dotation foncière à grande échelle. Le monachisme de Iona dans le nord de la Grande-Bretagne et celui de saint Colomban à Luxeuil, en
8 N. K. Chadwick, The Age of the Saints in the Early Celtic Church, Londres ; New York, Oxford University Press, 1961. Pour une évolution parallèle dans le domaine de la « sainteté » en Gaule voir C. Bouchard, Rewriting Saints and Ancestors : Memory and Forgetting in France, 500-1200, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2014 ; I. Wood, « Constructing Cults in Early Medieval France : Local Saints and Churches in Burgundy and the Auvergne 400-1000 », in A. Thacker et R. Sharpe (éd.), Local Saints and Local Churches in the Early Me dieval West, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 155-187. Pour l’Angleterre anglo-saxonne, voir J. Blair, « A Saint for Every Minster ? Local Cults in Anglo-Saxon England », in A. Tha cker et R. Sharpe (éd.), Local Saints and Local Churches in the Early Medieval West, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 455-494. 9 Ibid., p. 195. 10 I. Wood, « The Vita Columbani and Merovingian hagiography », Peritia, 1 (1982), p. 63-80. 11 Y. Fox, op. cit.
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Gaule, apparurent peu après12. En Angleterre anglo-saxonne, les sources laissent entendre qu’au départ c’était uniquement le roi qui détenait le pouvoir d’accorder les droits d’entière propriété exigés par les établissements religieux13. Même en Gaule on peut observer que les monastères durables étaient surtout ceux qui obtinrent des concessions royales de terres ou au moins des confirmations et des privilèges royaux14. Partout dans la Chrétienté, des groupes pouvaient mener et menaient effectivement une vie monastique, mais en Angleterre et en Gaule il est clair que c’était la faveur royale qui assurait qu’un établissement monastique survive après l’enthousiasme des débuts, et devienne financièrement viable et institutionnellement stable. Mais quelle est la place de la Grande-Bretagne celtique dans ce récit ? Jadis laissée à l’écart des études sur les débuts du christianisme insulaire, la GrandeBretagne occidentale où on parlait brittonique a récemment pris une place de premier plan. C’est en effet de la Grande-Bretagne post-romaine que l’Irlande a hérité son christianisme, et on convient désormais que le christianisme britto nique a contribué davantage à la conversion des Anglais que ce qui ressort du récit classique dérivé de Bède15. On peut même aller jusqu’à soutenir que l’« Âge des Saints » insulaire et franc, le « concordat » post-romain entre les nouvelles élites et les dirigeants ascétiques, a connu ses débuts en Grande-Bretagne celtique avant tout autre endroit. Les œuvres de Gildas braquent le projecteur sur une Chré tienté romaine aristocratique de l’Antiquité tardive, nostalgique d’une civilisation urbaine disparue, qui se transforme grâce à l’enthousiasme d’un mouvement monastique devenu une force dominante dans une société rurale et dispersée de l’« Âge des ténèbres16 ». Peter Brown a souligné l’insistance sur la pureté morale, proche du pélagianisme, chez les chrétiens post-romains des îles britan niques17. Mais il ne faut peut-être pas prêter trop d’attention à l’attitude de Gildas 12 Abbaye Saint-Pierre-et-Saint-Paul de Luxeuil, dép. Haute-Saône, arr. Lure, comm. cant. Luxeuilles-Bains. Sur Iona et sa sphère d’influence, voir T. Charles-Edwards, Early Christian Ireland, p. 282-343. 13 C. Wickham, op. cit., p. 315. 14 Y. Fox, op. cit., p. 120 ; F. Prinz, Frühes Mönchtum im Frankenreich. Kultur und Gesellschaft in Gallien, den Rheinlanden und Bayern am Beispiel der monastischen Entwicklung (4. bis 8. Jahrhundert), Vienne, Ouldenbourg, 1965, p. 149. 15 D. N. Dumville, « Some British Aspects of the Earliest Irish Christianity », in P. Ní Chatháin et M. Richter (éd.), Irland und Europa. Die Kirche im Frühmittelalter / Ireland and Europe. The Early Church, Stuttgart, Klett-Cotta, 1984, p. 16-24 ; R. Sharpe, « Martyrs and Local Saints », p. 88-93. 16 Gildas, De excidio Britanniae in M. Winterbottom et J. Morris (éd.), Gildas in The Ruin of Britain and Other Works, Chichester, Phillimore, 1978, p. 13-79 ; R. Sharpe, « Gildas as a Father of the Church », in M. Lapidge et D. Dumville (éd.), Gildas : New Approaches, Wood bridge, Boydell, 1984, p. 191-206 ; D. N. Dumville, St David of Wales, Cambridge, Department of Anglo-Saxon, Norse and Celtic, 2001. 17 « The monks and bishops were critics of their society. They did not claim, as in Gaul, to be its leaders », « Les moines et les évêques s’érigeaient en critiques de leur société. Ils ne prétendaient pas, comme en Gaule, être leurs chefs », P. Brown, op. cit., p. 128.
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envers les souverains de Grande-Bretagne occidentale à son époque et tenir plutôt compte de ce qu’il écrivit véritablement à leur sujet. Quand il rédigea son sermon sur « La Ruine de la Grande-Bretagne » vers 54018, le roi Constantin de Domnonée avait pris « l’habit d’un saint abbé ». Le roi Maelgwn Gwynedd avait tenté, puis abandonné la vie monastique19. À à peu près même époque, naquit saint Samson, le saint panceltique le mieux connu, descendant des lignées royales de Gwent et de Dyfed20. Il se peut que, en dépit de leurs guerres civiles et de leurs insuffisances manifestes, les dirigeants de la Grande-Bretagne celtique – déjà chrétiens – furent plus prompts que d’autres dirigeants post-romains à assumer le rôle – précédemment tenu par les empereurs – de protecteurs de l’Église et d’artisans d’une nouvelle organisation religieuse qui pourrait survivre en l’absence de structures administratives romaines. Si les toutes premières chartes du Livre de Llandaf sont à considérer comme un noyau cohérent, elles montrent qu’au vie siècle au sud-est du Pays de Galles, comme au viie siècle en Angleterre, l’octroi de terres à l’Église était une prérogative royale, et que ces dons constituent la base de l’acquisition de vastes propriétés par le clergé21. On peut donner plusieurs exemples au haut Moyen Âge de forteresses royales au Pays de Galles qui semblent être « jumelées » avec des églises importantes situées à quelques kilomètres de distance : Dinas Powys et Llandough, Tenby et Penally, Dinefwr et Llandeilo Fawr, et Aberffraw et Llangadwaladr. Ces fondations se placent dans la même relation spatiale observable entre des églises d’une certaine importance et des sites royaux en Angleterre anglo-saxonne et en Irlande, ce qui révèle la symbiose entre l’Église et le pouvoir royal22. Une croix gravée du viiie siècle à Lla nilltud Fawr, érigée par un abbé dénommé Samson pour commémorer le roi Ithel,
18 Dans cette discussion nous acceptons la datation traditionnelle. 19 Gildas, op. cit., chapitres XXVIII, XXXIV. La datation de c. 540 pour les travaux de Gildas a été défendue par D. N. Dumville, « The Chronology of De excidio Britanniae, Book I », in M. Lapidge et D. Dumville (éd.), Gildas : New Approaches, Woodbridge, Boydell, 1984, p. 61-84, et T. Charles-Edwards, Wales and the Britons, p. 215-216, mais une date du ve siècle a été suggérée par Guy Halsall, parmi d’autres, voir G. Halsall, Barbarian Migrations and the Roman West, 376-568, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, p. 519-626. 20 P. Flobert (éd.), Vita I sancti Samsonis, Paris, CNRS, 1997, I. 1, p. 146 ; T. CharlesEdwards, Wales and the Britons, p. 19. Pour plus d’exemples des débuts de coopération entre les dynasties royales galloises et l’Église, voir J. R. Davies, « The Saints of South Wales and the Welsh Church », in A. Thacker et R. Sharpe (éd.), Local Saints and Local Churches in the Early Medieval West, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 361-395, ici p. 385. 21 C. Wickham, op. cit., p. 328-329 ; T. Charles-Edwards, Wales and the Britons, p. 245-267 ; sur le Livre de Landaf voir P. Sims-Williams, The Book of Llandaf as a Historical Source, Woodbridge, Boydell Press, 2019. 22 J. Knight, South Wales from the Romans to the Normans, Stroud, Tempus, 2013, p. 48. Un autre exemple est un site monastique de la fin du vie siècle, Portmahomack, qui se trouve dans un territoire picte du nord de l’Écosse et a été récemment découvert. Il est proche de la forteresse de Burghead, voir M. Carver, Portmahomack. Monastery of the Picts, Edinburgh, Edinburgh University Press, 2008.
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constitue un exemple frappant d’un monastère qui devint un mausolée royal23. L’organisation ecclésiastique est ainsi associée à l’administration laïque. Dans le Dyfed, les sept cantrefi – unités administratives en lesquelles le royaume était divisé – comprenaient chacun une « maison épiscopale24 ». On peut argumenter en faveur d’une corrélation similaire entre les cantrefi et les principales églises du nord-ouest du Pays de Galles bien que cette région soit moins bien documentée et que les origines anciennes des églises soient donc plus difficiles à établir25. En Cornouailles, les deux organisations – séculière et ecclésiastique – ne sont pas liées de manière si nette. Cependant la forte densité d’églises collégiales prospères dédiées aux saints fondateurs cornouaillais locaux, dont l’exonération de taxe était encore reconnue dans le Domesday Book, prouve que dans cette région avait bien existé aussi un « concordat » entre l’église et l’élite post-romaine26. Où la Bretagne se situe-t-elle par comparaison ? À certains égards, la culture chrétienne de la péninsule armoricaine paraît très similaire à celle du Pays de Galles et de Cornouailles – du moins lorsque des sources relativement abon dantes apparaissent à partir du ixe siècle. Des deux côtés de la Manche, on trouve le même type d’inscriptions et des éléments similaires dans les toponymes religieux puisqu’on vénérait certains des mêmes saints27. Les textes étudiés étaient souvent aussi les mêmes28. Toutefois, la Bretagne ne partage pas les caractéris tiques matérielles de l’Église du Pays de Galles et de Cornouailles. On n’y trouve pas d’innovations funéraires comme des sépultures à cistes, il n’y existe presque aucune trace de bâtiments ou d’enclos ecclésiastiques, pas non plus d’objets en métal ou de sculptures, et les inscriptions y sont peu nombreuses29. Philippe Gui gon s’est interrogé sur l’opportunité de qualifier l’Église bretonne de « celtique »
23 T. Charles-Edwards, Wales and the Britons, p. 123-125, argumente en faveur d’une date dans le troisième quart du viiie siècle pour la « croix d’Ithael » en se basant sur la forme des lettres. 24 Ibid., p. 596-597. 25 A. Davidson, « The Early Medieval Church in North-West Wales », in N. Edwards (éd.), The Archaeology of the Early Medieval Celtic Churches, Londres, Maney, 2009, p. 41-60. Une carte montrant des sites monastiques gallois du haut Moyen Âge peut être consultée dans D. Petts, op. cit., p. 174, fig. 88. 26 L. Olson, op. cit., p. 86-97. 27 Pour les inscriptions, voir T. Charles-Edwards, Wales and the Britons, p. 169-173 ; pour les toponymes, voir C. Brett, « Soldiers, Saints and States ? The Breton Migrations Revisi ted », Cambrian Medieval Celtic Studies, 61 (été 2011), p. 26-32 et les références et O. J. Padel, « Generic Place-Name Elements in the Three Brittonic Regions », in C. Brett, F. Edmonds et P. Russell (éd.), Multi-Disciplinary Approaches to Medieval Brittany, 450-1200 : Connections and Disconnections, à paraitre. 28 D. N. Dumville, « Writers, Scribes and Readers in Brittany, A.D. 800-1100 : The Evidence of Manuscripts », in H. Fulton (éd.), Medieval Celtic Literature and Society, Dublin, Four Courts, 2005, p. 49-64. 29 D. Petts, op. cit., p. 112-116 ; P. Guigon, Les sépultures du haut Moyen-Âge en Bretagne, Rennes, Institut culturel de Bretagne, 1994 ; W. Davies, J. Graham-Campbell et M. Handley (éd.), The Inscriptions of Early Medieval Brittany / Les inscriptions de la Bretagne du haut Moyen Âge, Oakville, CT et Aberystwyth, Celtic Studies Publications, 2000.
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en l’absence d’éléments de comparaison. Pourtant comparer l’Église bretonne avec l’Église mérovingienne avoisinante semble tout aussi délicat car les vestiges de type franc de l’époque mérovingienne (sépultures à sarcophages, sépultures à mobilier, temples romains réutilisés) se trouvent seulement à l’est de la pénin sule, région qui est restée sous le contrôle gallo-romain puis mérovingien30. En Bretagne occidentale il n’existe pas de corrélation avant le xie siècle entre les sites ecclésiastiques de prestige et les sites laïcs – ne serait-ce que parce qu’il ne reste rien de tels sites. En fait, on pourrait même aller jusqu’à dire que les traces de l’Église du haut Moyen Âge sont moins visibles en Bretagne, en termes de vestiges en élévation, que dans aucune autre partie de la Chrétienté européenne, y compris le nord de l’Écosse. Il en existe très peu concernant les anciennes églises bretonnes qui puissent être interprétées comme signes de richesse ou de pouvoir substantiel sur les terres, les ressources et les hommes. Mais à quoi cette situation est-elle due ? S’agit-il d’une véritable exception, ou se pourrait-il que les sources n’aient pas été interrogées de la même manière en Bretagne qu’ailleurs ? Toute généralisation doit se baser sur un agrégat de ce que l’on sait des établissements individuels, et les historiens ont peut-être été trop hâtifs quand ils ont formulé des généralisations sur le monachisme en Bretagne en extrapolant à partir de quelques exemples bien connus. Après une brève présentation des sources de l’histoire des maisons religieuses du haut Moyen Âge en Bretagne nous introduirons quelques suggestions basées à la fois sur ces sources et sur leurs lacunes31. Notre discussion se limitera à la région considérée comme étant la « Bretagne » entre la fin du vie et le milieu du ixe siècle. Nous inclurons donc le diocèse de Vannes, mais pas celui de Rennes ni celui de Nantes, qui faisaient partie du royaume franc – au moins en théorie – jusqu’en 851. Il ressort immédiatement de cette étude que le nombre de monastères stables jouissant de dotations foncières considérables est très faible, et que tous peuvent être considérés comme des cas particuliers car des liens privilégiés avec le monde situé au-delà des frontières bretonnes ont contribué à leur succès.
Les établissements religieux dans la Bretagne médiévale La maison religieuse qui possède les premières sources écrites fiables est Dol, dont on attribue la fondation durant la deuxième moitié du vie siècle à saint Samson. La Première Vie de saint Samson, rédigée par un moine de Dol, est certainement la plus ancienne œuvre d’hagiographie bretonne et, à notre avis, les arguments qui soutiennent qu’elle a été rédigée au viie siècle, ou vers 700
30 P. Guigon, « The Archaeology of the So-called Celtic Church in Brittany », in N. Edwards (éd.), Archaeology of the Early Medieval Celtic Churches, Londres, Maney, 2009, p. 173-190. 31 La liste des monastères est basée sur celle fournie par D. Andrejewski (éd.), Les abbayes bretonnes, Paris, Fayard, 1983, et J.-L. Deuffic, « Le monachisme breton ».
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au plus tard, sont convaincants32. Une raison plausible pour laquelle elle aurait été composée si tôt est que Dol et saint Samson appartenaient en partie au monde mérovingien, et que la Vie a été écrite pour initier un dialogue – ou une compétition – avec d’autres écrits hagiographiques mérovingiens, surtout avec ceux qui concernaient saint Colomban33. Seul parmi les monastères bretons, Dol se vit octroyer des terres à l’extérieur de la Bretagne : Pental sur l’estuaire de la Seine, Rotmou plus à l’ouest, et d’autres encore34. S’il est juste d’affirmer, comme le fait la Vie de saint Samson, que Pental a été accordé à saint Samson en personne par un roi mérovingien, soit par Childebert I († 558), comme on le prétend, soit par un de ses successeurs immédiats35, Samson fut l’un des tout premiers fondateurs monastiques et certainement le premier peregrinus insulaire à recevoir le patronage royal en Gaule. Il aurait devancé Colomban – dont le succès fut plus grand – de plusieurs décennies, puisque ce dernier n’est arrivé en Gaule que vers 59136. De surcroît, Dol serait le premier monastère qui aurait reçu une donation royale sur l’estuaire de la Seine, région qui bourdonnait d’activité depuis le milieu du viie siècle. En effet les rois établis à Paris cherchaient à étendre leur influence vers le nord en favorisant la fondation de monastères en Normandie : Saint-Wandrille en 649, Jumièges en 654, Fécamp, situé à 40 km sur la côte, en 658. Les raisons du succès de Dol, tant dans sa production littéraire que dans la création à partir de la civitas gallo-romaine des Coriosolites, d’un évêché qui fut même considéré comme un archevêché potentiel au ixe siècle, sont faciles à identifier37. Dol était en effet en contact avec deux mondes – celui des Bretons et celui des Francs – et tirait profit d’activités commerciales et de domaines établis au cœur de la prospère Neustrie38. Saint Samson s’est-il adressé directement à la cour mérovingienne parce que, en tant que Breton originaire du sud du Pays 32 T. Charles-Edwards, Wales and the Britons, p. 238-239 et n. 58 ; voir aussi R. Sowerby, « The Lives of St Samson : Rewriting the Ambitions of an Early Medieval Cult », Francia, 38 (2011), p. 1-31. 33 C. Brett, « The Hare and the Tortoise ? Vita Prima Sancti Samsonis, Vita Paterni, and Mero vingian Hagiography », in St Samson of Dol and the Earliest History of Brittany, Cornwall and Wales, L. Olson (éd), Woodbridge, Boydell Press, 2017, p. 83-102. 34 P. Flobert (éd.), op. cit., I. 38, 59, p. 202-203, p. 230-233 ; F. Plaine (éd.), Vita II sancti Samso nis, Analecta Bollandiana, 6 (1887), II. 9-11, 21, p. 130-133, p. 143-144. Pour une discussion des sites de Pental et Rotmou (peut-être l’actuel Saint-Samson, Calvados), voir J. Le Maho, « Ermitages et monastères bretons dans la province de Rouen au haut Moyen Âge (vie-ixe siècle) », in J. Quaghebeur et B. Merdrignac (éd.), Bretons et Normands au Moyen Âge : rivalités, malentendus, convergences. Colloque international de Cerisy-la-Salle, 5-9 octobre 2005, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 65-96. 35 Pour les diverses possibilités, voir T. Charles-Edwards, Wales and the Britons, p. 66. 36 D. Bullough, « The Career of Columbanus », in M. Lapidge (éd.), Columbanus : Studies on the Latin Writings, Woodbridge, Boydell & Brewer, 1997, p. 1-28, ici p. 10. 37 La capitale de cette civitas était Alet. 38 Pour la controverse du ixe siècle au sujet de l’« archevêché » de Dol, voir J. M. H. Smith, « The “Archbishopric” of Dol and the Ecclesiastical Politics of Ninth-Century Brittany », Stu dies in Church History, 18 (1982), p. 59-70.
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de Galles, il était habitué à ce que les rois manifestent un intérêt actif pour la vie monastique ? Ou bien aurait-il conclu que les dirigeants bretons n’étaient ni suffisamment riches ni assez fiables pour soutenir financièrement l’église aussi efficacement qu’il l’aurait souhaité ? En raison de sa dispersion, l’évêché de Dol a souvent été cité comme l’exemple même d’une « abbaye-évêché » celtique. Paradoxalement, c’est sa dotation, qui était celle d’un monastère mérovingien typique qui l’a fait considérer comme un « évêché celtique typique ». Hubert Guillotel pensait que le diocèse tout entier, avec ses enclaves, devait être en fait la propriété du monastère de Dol avant qu’il ne soit réformé et que ses propriétés devinrent un « diocèse territorial » au début de l’époque carolingienne. Il calcula que ce diocèse occupait au total quelque 43 000 hectares, alors que les estimations sont de 33 000 pour Saint-Germain-desPrés sous les Carolingiens et de 20 000 pour la dotation initiale de Corbie39. En fait, il semble improbable que Dol ait possédé ces terres en toute propriété. Le monastère aurait plutôt sans doute simplement eu le droit d’en exiger diverses contributions ou aurait disposé du patronage des églises. Ainsi, par exemple, dans une charte de Redon un census est réservé à saint Samson sur un monasteriolum appelé Castel-Uwel, que le propriétaire, un prêtre, donnait à l’abbaye40. Mais, malgré tout, la fortune de Dol a vraisemblablement surpassé celle de tout autre monastère breton du haut Moyen Âge, à l’exception peut-être de Redon. Passons maintenant au ixe siècle, pour lequel il existe des sources concernant une poignée d’autres riches et puissants monastères préexistants : ceux du groupe Saint-Méen-Alet dans les régions frontalières orientales, et ceux de Landévennec et Saint-Pol-de-Léon à l’extrême ouest de la péninsule armoricaine. Ces monas tères, tout comme Dol, ont en commun le fait qu’ils ont peut-être bénéficié d’une relation avec la royauté franque, soit à l’époque de leur fondation, soit au cours du ixe siècle. Ceci renforce l’impression que les Mérovingiens et les Carolingiens, si éloignés qu’ils aient été des préoccupations bretonnes, étaient les seuls protecteurs capables d’élever un monastère au-dessus du niveau d’une petite entreprise locale. Alet a peut-être été le site d’un siège épiscopal pendant l’Antiquité tardive, mais quand il en est fait mention dans les sources historique au début du ixe siècle, il est associé au monastère de Saint-Méen. Il nous est en effet parvenu un privilège accordé par Louis le Pieux en 816 à Helocar, « évêque d’Alet et abbé de Saint-Méen », concernant les loci de Saint-Malo, de Saint-Méen, et de leurs possessions. Celui-ci renouvelait un privilège similaire initialement
39 H. Guillotel, « Les origines du ressort de l’évêché de Dol », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 54 (1977), p. 31-68, ici p. 59. 40 A. de Courson (éd.), Cartulaire de l’Abbaye de Redon en Bretagne, Paris, Impériale, 1863, no 97, p. 73-74 ; B. Tanguy, « Monasteriola aux ixe et xe siècles d’après le Cartulaire de Saint-Sauveur de Redon et les Gesta des saints de Redon », in J. Quaghebeur et S. Soleil (éd.), Le pouvoir et la foi au Moyen Âge en Bretagne et dans l’Europe de l’Ouest : Mélanges en mémoire du professeur Hubert Guillotel, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 63-79, ici p. 64.
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accordé par Charlemagne41. Ces biens devaient être considérables pour que l’évêque considère opportun de les faire confirmer à la cour carolingienne à Aix-la-Chapelle (et de se permettre de faire le voyage !). De plus, les Carolingiens étaient manifestement convaincus de la loyauté de l’évêque. Au cours du ixe siècle, les évêques d’Alet donnèrent de plus en plus un rôle de premier plan à leur saint fondateur, saint Maclou (Malo), et à son sanctuaire côtier. La Vie de saint Maclou de Bili, rédigée entre 865 et 872, décrit la fondation de plusieurs monastères et ermitages par le saint avant aussi bien qu’après son accession à l’évêché42. Il est donc sous-entendu qu’il existait un certain nombre de monastères locaux sur lesquels l’évêque réclamait un droit de regard. Il se peut que la transformation d’Alet de fondation monastique en siège épiscopal ait eu lieu au début de l’époque carolingienne et sous les auspices carolingiens, plutôt que durant la vie du saint, comme le prétend Bili43. Certes, dans la Vie de Bili, le principal protecteur du saint et de ses églises n’est pas un monarque franc, mais le roi Judicaël, attesté dans les années 630, le seul des souverains bretons de cette époque à être qualifié de roi par des sources externes44. L’hagiographie mérovingienne le dépeint comme pieux et il fut lui-même vénéré comme saint à partir du xie siècle, au plus tard. Son sanctuaire principal était Saint-Méen45. Il est possible que dans cette région bretonne du viie siècle, à la frontière du nord-ouest de la Gaule, où les établissements religieux étaient florissants, un semblant de
41 P.-H. Morice (éd.), « Lettres patentes de Louis le Débonnaire pour l’Abbaye de Saint Méen », Paris, Charles Osmont, 1742 ; discussion par A. Lunven, Du diocèse à la paroisse : Évêchés de Rennes, Dol et Alet/Saint-Malo (ve-xiiie siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 53, p. 68. 42 Deux ermitages, Lan Domnech et Raus, sont nommés. Bili, Vita Sancti Machutis, in F. Lot (éd.), Mélanges d’histoire bretonne (vie-xie siècle), Paris, H. Champion, 1907, Paris, Champion, 1907, p. 340-430, ici chapitres XXXIV, XLVII, p. 375-376, p. 381. Lan Domnech est peut-être Saint-Domineuc près de Saint-Malo ; Raus est vraisemblablement Roz-Landrieux ou Roz-surCouesnon, comme Ferdinand Lot l’a suggéré, voir F. Lot, « Les diverses rédactions de la Vie de Saint-Malo » in Mélanges d’histoire bretonne (vie-xie siècle), Paris, H. Champion, 1907, p. 97-206, ici p. 122-123 et 132. 43 A. Lunven, op. cit., p. 49-56. 44 Fredegar, Chronicon, in J. M. Wallace-Hadrill, (éd.). The Fourth Book of the Chronicle of Fredegar with its Continuations, London, T. Nelson, 1960, ici IV.78, p. 66 ; Vita Eligii Episcopi Noviomagensis, B. Krusch (éd.), in Monumenta Germaniae Historica Scriptores Rerum Merovingi carum, IV, p. 634-761, Hanovre, Hahn, 1892, I.13, p. 680. 45 Une étude complète du culte de saint Judicaël reste à faire, mais pour une discussion de certains de ses aspects, voir R. Fawtier, « Ingomar, historien breton », in L. Halphen (éd.), Mélanges d’histoire du Moyen Âge offerts à M. Ferdinand Lot par ses amis et ses élèves, Paris, Champion, 1925, p. 181-203 ; A.-Y. Bourgès, « Le dossier littéraire des saints Judicaël, Méen et Léri », Britannia Monastica, 8 (2004), p. 91-101 ; K. Jankulak, The Medieval Cult of St Petroc, Woodbridge, Boydell, 2000, p. 153-160 ; J. Koch, « De Sancto Iudicaelo Rege Historia and its Implications for the Welsh Taliesin », in J. F. Nagy et L. E. Jones (éd.), Heroic Poets and Poetic Heroes in Celtic Tradition : A Festschrift for Patrick K. Ford, CSANA Yearbook, vol. III-IV, Dublin, Four Courts, 2005, p. 247-262.
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situation « normale » pour une fondation monastique sous patronage royal ou noble ait vu le jour. Cette impression se précise si on prend en considération les monastères – Saint-Jacut, Saint-Suliac, et Saint-Pern – pour lesquels des sources plus tardives sont disponibles, et si on tient compte de la fondation du Mont Saint-Michel au viiie siècle. Celui-ci était en effet alors un monastère breton, ce qu’il est sans doute resté jusqu’au xie siècle46. La Bretagne n’offre rien de comparable ailleurs sur son territoire, sauf à l’extrême ouest, et Landévennec et Saint-Pol-de-Léon étaient des établissements religieux très différents. Le contraste est frappant entre les Vies des fondateurs de ces deux abbayes, Winwaloe et Paul-Aurélien, bien qu’elles aient été rédigées au cours du même quart de siècle, entre 850 et 900, par un abbé de Landévennec, Wrdisten, et son disciple, Wrmonoc47. Saint-Pol-de-Léon était le siège d’un évê ché dont l’organisation s’est peut-être faite après la conquête carolingienne de la Bretagne – comme celles de Dol et d’Alet – tandis que Landévennec n’était qu’un monastère, certainement déjà existant à l’époque pré-carolingienne48. En conséquence les auteurs des deux Vies ont des objectifs divergents : même les noms des deux saints, l’évêque, prince des apôtres, et l’ascète, porteur de la tradition celtique, sont chargés d’une symbolique qui les oppose. Saint Paul (dans le récit de Wrmonoc) était issu d’une illustre famille galloise, mais une fois arrivé en Bretagne, il entretint une relation très cordiale avec la hiérarchie laïque franque, suivant le modèle de saint Samson (il s’agit presque certainement d’un emprunt à la Vie de ce dernier). Un certain comte Withur lui accorda des terres pour la fondation d’un monastère, et le suzerain de ce dernier, le roi Philibert (probablement Childebert I, le bienfaiteur d’autres saints bretons), le nomma évêque de Léon et lui donna « en diocèse perpétuel, cent tribus dans les pagi de Ac’h et de Léon, exempts de tout census royal, garantis par écrit49 ». Il 46 Pour Saint-Jacut, voir ci-dessous, n. 66 ; pour Saint-Suliac, voir H. Guillotel, « Saint-Suliac : rencontre de l’archéologie, de la diplomatique, du droit et de l’hagiographie », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 76 (1998), p. 5-25 ; pour Saint-Pern, voir cidessous, n. 70 ; pour le Mont Saint-Michel, voir C. Potts, « Normandy or Brittany ? A Conflict of Interests at Mont Saint-Michel », Anglo-Norman Studies, 12 (1990), p. 135-156. 47 Wrdisten, « Vita S. Winwaloei primi abbatis landevenecensis auctore Wurdestino », Ch. de Smedt (éd.), Analecta Bollandiana, 7 (1888), p. 167-264 ; Wrmonoc, Vita sancti Pauli Episcopi Leonensis, Ch. Cuissard (éd.), Revue Celtique, 5 (1884), p. 412-460. Pour des commentaires sur le texte voir J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne du haut Moyen Âge : répertoire raisonné, Ostfildern, J. Thorbecke, 2009, p. 396-445, p. 264-307. 48 Pour une discussion de la signification de la fondation de Saint-Pol-de-Léon voir B. Merdri gnac et L. Plouchart, « La fondation des évêchés bretons : questions de l’histoire religieuse à la géographie sociale », in F. Mazel (éd.), L’espace du diocèse. Génèse d’un territoire dans l’Occident médiéval (ve-xiiie siècle), p. 143-163, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 143-163. Ces auteurs croient qu’un véritable récit du vie siècle de la fondation de l’évêché est à la base du récit dans la Vita de Wrmonoc, mais ceci semble pour le moins incertain. 49 Nam ex duobus pagis Agnensi Leonensique, centum numero tribus, idem rex cum titulo praescriptione in perpetuum diocesim eidem… consecravit sancto, omni tamen censu regali eisdem tribubus… per
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fut ordonné évêque à Lutetia (Paris). Il se peut qu’il y soit fait ici référence à une véritable charte qui serait carolingienne plutôt que mérovingienne ; tout au moins, on observe une conscience du modus operandi des souverains francs lorsqu’ils se faisaient bienfaiteurs de l’Église, ainsi qu’une volonté de s’y adapter. Tout comme à Alet, les monastères préexistants fondés par le saint – son ermitage insulaire à Ouessant, le lieu où il débarqua pour la première fois en Bretagne, à Ploudalmézeau, et une cellule sur l’île de Batz – semblent avoir été intégrés dans la dotation du diocèse50. La fondation de Landévennec, telle qu’elle est racontée par Wrdisten dans la Vie de saint Winwaloe, présente un tout autre schéma. Aucun suzerain franc n’a apparemment eu de contact avec ce saint. Né en Bretagne, il était membre d’une noble famille bretonne insulaire qui s’installa indépendamment en Bretagne. Quand il voulut fonder son monastère, il chercha un site désert et en prit aisément possession. Ce n’est que beaucoup plus tard que « le très pieux empereur » Louis rencontra son successeur, l’abbé Matmonoc, et exigea de lui et de ses moines d’adopter la Règle de saint Benoît au lieu de leurs pratiques « scotiques » ancestrales. Wrdisten reproduit la lettre de l’empereur, qui date de 818, comme l’un des chapitres de la Vita, sans faire de commentaire. Mais par la suite il revient à la vie de saint Winwaloe et passe de la prose à l’hexamètre pour décrire la ren contre entre le saint et un roi légendaire, Gradlon, qui détenait le « sceptre de la Bretagne ». Le roi Gradlon offre des biens et des terres à Winwaloe, mais le saint refuse poliment ces dons en déclarant ne pas avoir besoin de fortune terrestre puisqu’il possèdait un trésor céleste. Rioc, un prêtre de sa communauté, persuada finalement le saint d’accepter une simple confirmation royale de la donation qu’il faisait de son propre héritage au monastère51. Cette scène a sûrement pour but de dépeindre ce qui est une relation idéale entre un monastère et un dirigeant laïc du point de vue de l’hagiographe. Plutôt que d’imposer par la force la façon dont le monastère devait être géré – triste réalité que le récent prédécesseur de Wrdisten avait dû affronter52 –, c’est avec le plus grand respect qu’un roi idéal demande la permission de couvrir le monastère de cadeaux. Pourtant, il est tenu à distance. Landévennec pourrait vouloir se présenter comme monastère national puisque son saint fondateur est l’un des « quatre piliers de la Cornouaille53 », non pas comme monastère royal ou familial.
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saecula deleto, Wrmonoc, op. cit., II. 19, p. 452. Sur ces pagi, voir B. Tanguy, « Les pagi bretons médiévaux », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 130, 2001, p. 371-396. Ibid., II. 11, II. 13, II. 16, p. 436-437, p. 439-440, p. 443-444 ; B. Tanguy, « L’itinéraire religieux de saint Paul Aurélien en Léon », in B. Tanguy et T. Daniel (éd.), Sur les pas de Paul Aurélien : Colloque international Saint-Pol-de-Léon 7-8 juin 1991, Brest/Quimper, Centre de Recherche Bretonne et Celtique/Société archéologique du Finistère, 1997, p. 79-91. Wrdisten, op. cit., II. 13, II. 15-18, p. 227, p. 228-230. Wrdisten, op. cit., II. reproduit une lettre adressée à la communauté de Landévennec par l’empereur Louis Le Pieux après sa victoire sur le chef breton Morman en 818, lui intimant de suivre la Règle bénédictine. Ibid., II. 19, p. 230-231.
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Cette indépendance n’a rien de surprenant puisque Landévennec est le seul monastère breton du haut Moyen Âge à posséder des vestiges indubitablement pré-carolingiens. Un cimetière qui a été l’objet de fouilles contient des vestiges dont les plus anciens ont été datés par radiocarbone d’entre 470 et 635. À la fin du viie ou au début du viiie siècle un oratoire en pierre fut agrandi pour construire une église de taille modeste54. Ce monastère a ainsi affirmé son droit à la perma nence comme ne l’a fait aucun autre. Au xie siècle, selon son Cartulaire rédigé vers 1060, Landévennec avait des prétentions non seulement sur des propriétés réparties sur tout le Finistère central, mais aussi sur un nombre substantiel de biens dispersés sur la côte sud55. C’était une puissance régionale à part entière qui a pu éclipser ou annexer d’autres maisons religieuses de Cornouaille. Lorsque l’empereur Louis, dans sa charte de 818, donna à son abbé la tâche de veiller à ce que les autres monastères de la région adoptent la règle bénédictine, il renforça l’impression de la prédominance de son rôle56. Si la plupart des monastères bretons de l’époque ne réussirent jamais à obtenir un soutien fiable de la part d’une puissante famille locale, Landévennec avait, semble-t-il, dépassé le stade où ce genre de soutien lui aurait été nécessaire. Mais en l’absence de preuves écrites concernant sa dotation foncière, nous ne pouvons que spéculer sur la façon dont le monastère avait pu acquérir cette indépendance. Comme l’implique le cas de Rioc, il est possible que la méthode ait été de rassembler des dons de propriété offerts par un grand nombre de membres du clergé, ce qui est d’ailleurs le procédé suivi par Redon à ses débuts. Redon, fondé en 832 dans le but conscient et profondément politique de faire avancer la cause de la réforme bénédictine en Bretagne, est un cas particulier qui sera traité séparément. Les autres maisons religieuses qui existaient dans la pénin sule armoricaine avant l’invasion viking sont peu documentées. La Vie de saint Winwaloe mentionne l’insula Laurea, « l’île Lavret », comme lieu d’éducation du saint sous la direction de saint Budoc. Les vestiges d’un cimetière présumé monastique ont été fouillés à cet endroit57. L’existence de l’abbaye de Léhon, près de Dinan, au milieu du ixe siècle, est prouvée par une anecdote recueillie dans le récit hagiographique sur Redon, la Gesta sanctorum Rotonensium58. On trouve des détails plus pittoresques, mais semi-légendaires, sur Léhon dans le dossier hagiographique de saint Magloire, successeur de saint Samson de Dol 54 A. Bardel, « L’abbaye Saint-Gwénolé de Landévennec », Archéologie médiévale, 21 (1991), p. 51-101. 55 R.-F.L. Le Men et É. Ernault (éd.), « Cartulaire de Landévennec », Paris, Imprimerie natio nale, 1886. Voir la carte dans W. Davies, « Les chartes du cartulaire de Landévennec », in M. Simon (éd.), Landévennec et le monachisme breton dans le haut Moyen Âge, Landévennec, Association Landévennec, 1985, p. 85-95, ici p. 89. 56 Voir plus haut. 57 P.-R. Giot, « “Insula quae Laurea appellatur”. Fouilles archéologiques sur l’île Lavret », in Landévennec et le monachisme breton dans le haut Moyen Âge : Actes du Colloque du 15e centenaire de l’abbaye de Landévennec, Bannalec, Association Landévennec, 1986, p. 219-237. 58 C. Brett (éd.), Gesta sanctorum Rotonensium, Woodbridge, Boydell, 1989, III.3, p. 194-197.
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qui, selon sa Vita et ses Translationes successives, s’était retiré sur l’île de Sercq et y est mort ; ses reliques furent transportées à Léhon au milieu du ixe siècle, puis à Paris pour échapper aux attaques des Vikings au début du xe siècle59. L’histoire de Léhon commence dans la première Translatio lorsque Nominoë60, « le plus célèbre roi de Bretagne », avance « avec une immense armée de sol dats et d’innombrables chiens ». Il rencontre six moines au bord d’une rivière, « cherchant de leur propres mains leur subsistance parmi les buissons et les ronces, affaiblis et épuisés61 ». Il promet de leur donner une terre pour qu’ils puissent subvenir à leurs besoins, mais ajoute une condition : il faut que les moines acquièrent les reliques d’un saint respectable pour leur monastère, d’où leur expédition à Sercq pour organiser furtum fidele, le « pieux vol » des reliques de saint Magloire62. L’anecdote tirée de la Gesta sanctorum Rotonensium fournit un contrepoint ironique. Un moine quitta Léhon pour Redon parce que son abbé avait démissionné, « incapable de supporter les querelles et les murmures de ses moines » dus, semble-t-il, à leurs tentatives « de mener une vie régulière sur le modèle des saints moines de Redon », c’est-à-dire de suivre la Règle de saint Benoît63. L’ensemble des sources permet de conclure qu’au milieu du ixe siècle un petit monastère en difficulté essayait de se réinventer sur le modèle carolingien et que la transformation ne se faisait pas sans heurts. La Vie de saint Magloire se réfère à la fondation monastique d’un autre saint, Sulien, qui est probablement à identifier comme l’abbaye de Saint-Suliac, située au nord-est de la Bretagne, et connue grâce aux chartes, à partir du milieu du xie siècle64. Un autre texte hagiographique, la Translatio sancti Guenaëli, rédigé à l’époque post-viking, présente saint Guénaël comme fondateur de plusieurs monastères non identifiés, le dernier étant situé sur la côte du Vannetais, où les moines eurent, eux aussi, la visite de Nominoë, qui finança la construction de nouveaux bâtiments et changea certains aspects de leur règle de vie65. Les monas tères de Saint-Gildas de Rhuys et de Locminé ne sont connus que par des sources traitant de la fuite de leurs moines lors de la crise causée par l’invasion viking du
59 Pour le dossier hagiographique de saint Magloire, voir J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 199-234 ; H. Guillotel, « Saint-Suliac : rencontre de l’archéologie, de la diplomatique, du droit et de l’hagiographie ». 60 Nominoë était un Breton nommé en 831 par Louis le Pieux pour régner sur la Bretagne. Il fonda une dynastie qui gouverna pendant le reste du ixe siècle. 61 rex famosissimus… Nomeno… cum innumeris militibus et canibus sine numero repperit sex mona chos iuxta ripam fluminis… labore manuum inter vepres et frutetas victum inquirentes… pallore et macie infectos, F. Plaine (éd.), Prima translatio sancti Maglorii, ch. 1, p. 372 2. 62 F. Plaine (éd.), id., ch. 8, p. 376. 63 Non sustinens iurgia et murmurationes suorum monachorum […] per exempla sanctorum monacho rum Rotonensium illi fratres Leonenses cupiebant regulariter vitam ducere, C. Brett (éd.), op. cit. 64 H. Guillotel, « Saint-Suliac ». 65 F. Morvannou (éd.) Translatio sancti Guenaëli, Annales de Bretagne, 81 (1974) ; discussion dans J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 382-395.
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xe siècle et de la nouvelle fondation de Saint-Gildas qui s’ensuivit66. Saint-Brieuc et Tréguier devinrent des sièges épiscopaux à la fin du xe siècle, et devaient donc être assez anciens et jouir d’un certain prestige pour recevoir cet honneur, mais ils ne sont pas mentionnés dans les archives de date antérieure67. Leurs saints patrons sont principalement honorés dans le sud-ouest de la Bretagne plutôt que sur la côte nord où leurs sièges épiscopaux étaient situés, fait intéressant mais dont on ne peut dire si il est dû à une appropriation par la région nord ou une colonisation par le sud68. Le nom d’un monastère apparaît à l’occasion quand il est intégré à une nouvelle fondation prestigieuse ou à une maison située hors de Bretagne durant les réformes du xie siècle, ou plus tard. On peut citer par exemple Claustrum Briaci, maintenant Saint-Fiacre, près de Guingamp, vraisemblablement cellule monastique qui reçut le nom d’un saint obscur, Briac, et qui apparaît pour la première fois lors de sa confirmation par le pape en 1163 comme possession de l’abbaye de Saint-Jacut69 ; de même Saint-Pern, dont l’existence au ixe ou au début du xe siècle est attestée par une note dans un Évangéliaire qui se trouve maintenant à Notre-Dame de Tongres, témoignant du fait que le livre fut donné à l’ecclesia sancti Berni dans le diocèse d’Alet par un dénommé Gleuhitr de la part de son seigneur l’abbé Loies Guoret70. Saint-Pern refait surface au milieu du xie siècle 66 Pour Saint-Gildas et Locminé voir Vita sancti Gildae, « La vie de saint Gildas », in F. Lot (éd.), Mélanges d’histoire bretonne, vie-xie siècle, Paris, Champion, 1907, p. 207-283 et 431-473, ici ch. XXXIII, p. 461-462. On sait que Saint-Jacut était en existence dès 1024-1034 puisque que son abbé Hinweten est mentionné dans une charte de cette date comme étant chargé de la restauration de Saint-Méen, voir H. Guillotel (éd.), Actes des ducs de Bretagne 944-1148, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, no 26, p. 218-224. 67 H. Guillotel, « Le premier siècle du pouvoir ducal breton (936-1040) », in Actes du 103e Congrès national des Sociétés Savantes, Nancy-Metz 1978 : Principautés et territoires, Paris, Biblio thèque nationale, 1979, p. 63-84, ici p. 77 ; une charte du Mont Saint-Michel datant de 990 est le plus ancien document à mentionner neuf évêques de Bretagne. Il donne une liste de leurs noms, mais pas de tous leurs évêchés, voir id., Actes des ducs, no 6, p. 161-167. Les documents en lien avec la controverse archiépiscopale du ixe siècle ne mentionnent que sept évêques. La plus ancienne mention de l’évêché de Saint-Brieuc se trouve dans une charte qui date d’entre 1024 et 1034, voir ibid., no 28, p. 227-233, ici p. 232. 68 Ce problème a été abordé par B. Tanguy, « De l’origine des évêchés bretons », Britannia Monastica, 3 (1994), p. 5-33, et par B. Merdrignac et L. Plouchart, art. cit. Un « abbé de saint Tugdual » (le saint patron de Tréguier) est mentionné dans une charte de Landévennec datée d’entre 884 et 908, mais l’emplacement du monastère est inconnu. Voir B. Tanguy, « Pabu Tugdual alias Tudi et les origines du diocèse de Cornouaille », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 115 (1986), p. 117-142, id., « De l’origine », p. 25 ; R.-F.L. Le Men et É. Ernault (éd.), op. cit., no 24, p. 560-561. Sur la datation de la charte, qui a probablement passé par deux étapes de réécriture entre la fin du ixe siècle, et sa date donnée de 954, voir W. Davies, « Les chartes », p. 91 n. 9. 69 B. Tanguy, Dictionnaire des noms de communes, trèves et paroisses des Côtes d’Armor, Douarne nez, Le Chasse-Marée, 1992, p. 280-281. 70 H. Guillotel, « Recherches sur l’activité des scriptoria bretons au ixe siècle », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 62 (1985), p. 26-29 ; J.-L. Deuffic, « La pro duction manuscrite des scriptoria bretons (viiie-xie siècles) », in Landévennec et le monachisme
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lorsqu’un chevalier du nom de Guirmarhocus fit don de son église à Saint-Nicolas d’Angers71. L’abbé Budnoenus, commémoré sur une croix aujourd’hui perdue, vraisemblablement du viiie ou du ixe siècle, à Landunvez, sur le cap à l’extrême ouest de la Bretagne, aurait pu gouverner un monastère lui aussi disparu72 ; il en est peut-être de même pour l’abbé Haelhucar qui apparaît dans le colophon de l’un des manuscrits bretons de la Collectio Canonum Hibernensis73, et pour l’abbé Heclocar mentionné comme ayant usurpé son abbatiat dans une lettre du pape Jean VIII à l’évêque Mahen de Dol, datée de 874-87574. Deux monasteriola sanctorum Taiaci et Tetheriani, « petits monastères de Taiac et Tetherian » préexis tants ont été inclus dans la dotation de l’abbaye de Quimperlé au moment de sa fondation au milieu du xie siècle ; en 1089, Quimperlé est également entré en possession d’un monastère de saint Cado situé sur l’île du même nom, qui était précédemment dédié à un saint local, ou peut-être à un saint panceltique, bien que l’existence d’un monastère sur ce site avant sa dotation par Rudalt au début du xie siècle soit incertaine75. Ce qu’il faut retenir à propos de l’ensemble de ces monastères c’est qu’à l’exception des « cinq grands », Dol, Alet / Saint-Méen, Landévennec, Saint-Polde-Léon et Redon, rien n’indique qu’ils aient été puissants ou riches ou que leur existence ait été de longue durée. Presque aucun n’a laissé de vestiges matériels ou d’écrits. Ceux qui peuvent être localisés se trouvaient soit dans les
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breton dans le haut Moyen Âge : Actes du Colloque du 15e centenaire de l’abbaye de Landévennec, 25-26-27 avril 1985, Bannalec, Association Landévennec, 1986, p. 289-321, ici p. 319. H. Guillotel, « L’exode du clergé breton devant les invasions scandinaves », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 59 (1982), p. 280-281 ; P. Souben et M. Bran d’honneur, « Les enjeux de pouvoir autour de l’ancien domaine monastique carolingien de Saint-Bern », in J. Quaghebeur et S. Soleil (éd.), Le pouvoir et la foi au Moyen Âge en Bretagne et dans l’Europe de l’Ouest, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 475-491. T. Charles-Edwards, Wales and the Britons, p. 171. BnF Lat. 12021, fol. 139r. Fragmenta registri Iohannis VIII. papae, in E. Caspar (éd.), Epistolae Karolini aevi tomus V, Monumenta Germaniae Historica Epistolarum tomus vii, Berlin, Weidmann, 1928, p. 273-312, ici no XLIV, p. 299-300. Sur ces abbés, ainsi que sur les possibilités de leur identité, voir R. Flech ner, « Aspects of the Breton Transmission of the Hibernensis », La Bretagne carolingienne : entre influences insulaires et continentales, Turnhout, Brepols, 2008, p. 27-44, ici p. 31-32. On ne sait où était située l’établissment dont Heclocar était l’abbé. Les monasteriola sont mentionnés dans l’acte recensant les possessiones de la nouvelle abbaye, L. Maître et P. de Berthou (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, Rennes et Paris, Plihon et Hommay/H. Champion, 19042, acte no II, p. 134-137, le monastère de Saint-Cado est mentionné en particulier dans les actes no CI, CII, CIII CIV-CV, CVI, CVII, p. 255-263 et no CXII, p. 270 de la même édition et C. Henry, J. Quaghebeur et B. Tanguy (éd.), Cartulaire de Sainte-Croix de Quimperlé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 209, p. 365-374. Sur la fondation de Quimperlé, voir J. Quaghebeur, La Cornouaille du ixe au xiie siècle : Mémoire, pouvoirs, noblesse, Rennes, Presses Universtaires de Rennes, Quimper, Société archéologique du Finistère, 2001, p. 240-254. Au sujet des sources concernant le culte de saint Cado Outre-Manche, voir J. C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 471.
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régions frontalières orientales, soit sur la côte. La Bretagne, à l’intérieur de ses frontières d’avant 851, occupait environ 20 434 kilomètres carrés – une superficie presqu’aussi grande que celle du Pays de Galles moderne (20 761 kilomètres carrés) et presque six fois plus vaste que la Cornouailles. La majeure partie de ce territoire était parfaitement habitable : la péninsule armoricaine est moins montagneuse que le Pays de Galles, moins balayée par le vent que la Cornouailles. Le climat y est aussi plus tempéré et la terre plus fertile que dans les deux autres régions76. Pourtant, sur les 200 km entre Saint-Méen et Landévennec, il n’existait, selon toute apparence, pas un seul monastère d’importance. L’intérieur de l’ouest de la Bretagne est d’un vide étonnant au point de vue monastique. Le contraste avec la Cornouailles est particulièrement frappant. Par le Domesday Book (1086), nous apprenons l’existence de pas moins de huit églises collégiales, propriétaires de biens fonciers, exonérées d’impôt, et éparpillées dans toute la péninsule. Elles avaient obstinément survécu et dataient d’avant la conquête anglo-saxonne qui eut lieu du ixe au début du xe siècle. Elles portaient encore le nom de leurs saints fondateurs : St Germans, Bodmin (église St Petroc), St Keverne, Probus, St Stephens Launceston, St Piran’s Oratory, « la Chapelle saint Piran », près de Perranporth, dans la paroisse de Perranzabuloe) qui est un vestige de Lanpiran (du nom de saint Piran), St Buryan, et St Neot77. Il semblerait que les questions les plus pressantes concernant les monastères de la Bretagne du haut Moyen Âge ne sont pas : « Est-ce qu’ils contrôlaient les évêchés ? » ou « Est-ce qu’ils dérivaient leurs pratiques ascétiques de Lérins ou d’Égypte ? », mais tout simple ment : « Où étaient-ils ? », ou « Ont-ils même vraiment existé ? ».
Une abondance de petits monastères ? Il est tentant d’avancer l’idée que la densité des institutions religieuses, possé dant des propriétés foncières et un vaste personnel et bénéficiant de plus d’un solide soutien laïque, n’a jamais été comparable en Bretagne à celle qui a existé en Cornouailles, dans le sud du Pays de Galles ou dans les royaumes mérovingiens. Il faudrait alors supposer qu’un certain nombre de tels établissements, non seule ment n’auraient pas laissé de preuves matérielles de leur existence, mais seraient apparus puis disparus avant qu’il en soit fait mention dans la documentation écrite relativement abondante du Moyen Âge central. Certes, sans le Domesday Book, nos connaissances sur des dotations des monastères de Cornouailles se raient beaucoup plus floues. De plus la Bretagne a souffert de perturbations répétées qui ont pu avoir un impact négatif sur les établissements religieux : d’abord les guerres de la conquête carolingienne de la fin du viiie et du ixe siècle ; puis les attaques des Vikings et les difficultés politiques pendant une grande partie 76 Pour la géographie physique de la Bretagne, voir W. Davies, Small Worlds : The Village Commu nity in Early Medieval Brittany, Londres, Duckworth, 1988, p. 29-37. 77 L. Olson, op. cit., p. 86-97.
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du xe siècle ; ensuite la réforme du xie siècle qui, plutôt que l’œuvre de nouveaux arrivants, fut celle d’autochtones. Ceux-ci s’inspiraient de nouveaux modèles de monachisme nés hors de Bretagne et ne se souciaient guère de reconstruire des monastères traditionnels en situation d’échec ou en difficulté. Il est cependant douteux qu’on puisse prétendre que les perturbations aient pu détruire toute trace de maisons religieuses bretonnes riches et puissantes. Cer taines preuves, telles les interactions entre les églises carolingiennes et bretonnes – en particulier les cas de Saint-Méen et de Landévennec – indiquent que les Ca rolingiens étaient prêts à soutenir plutôt qu’à attaquer les anciens établissements, pourvu que certaines conditions soient remplies. Traditionnellement les Vikings ont été accusés d’avoir quasiment fait disparaître le monachisme, non seulement en Bretagne, mais aussi en Normandie, dans la vallée de la Loire et en Aquitaine ; toutefois, puisque les historiens ont radicalement révisé cette évaluation pour d’autres régions, la Bretagne mérite également une reconsidération78. Sans aucun doute, une grande partie du clergé, emportant reliques et manuscrits quitta la Bretagne durant le xe siècle, mais les raisons de l’exil n’étaient peut-être pas tou jours les invasions vikings ou la violence, et les liens avec leurs anciennes maisons en Bretagne n’ont pas toujours été rompus79. Les grandes fondations religieuses que nous connaissons ont été capables de résister aux assauts des Vikings. Les reliques de saint Samson échouèrent à Paris, à Orléans et dans l’Angleterre du roi Æthelstan, mais l’église de Dol émergea de ces péripéties plus puissante que jamais et son archevêque Wicohen agit comme une force motrice en politique bretonne à partir des années 94080. L’abbaye de Landévennec fut mise à sac en 913 mais les travaux de restauration y commencèrent dès avant 95281 ; Redon perdit au moins une partie de ses moines et de ses reliques entre 906 et 924, mais conserva ses archives et la plus grande partie de ses terres82. Durant le mouvement de réforme du xie siècle la reconstruction d’anciens monastères comme Saint-Gildas-de-Rhuys et Saint-Méen, et la redistribution d’anciennes terres monastiques à de nouveaux établissements laisse soupçonner que la classe dirigeante de la Bretagne ducale était en fait désireuse de préserver les anciennes traditions monastiques. La conclusion logique à tirer de cette situation est que les
78 F. Lifshitz, « The Migration of Neustrian Relics in the Viking Age : The Myth of Voluntary Exodus, the Reality of Coercion and Theft », Early Medieval Europe, 4 (1995), p. 175-192 ; A. Trumbore Jones, « Pitying the Desolation of Such a Place : Rebuilding Religious Houses and Constructing Memory in Aquitaine in the Wake of the Viking Incursions », Viator, 37 (2006), p. 85-102. 79 Le récit standard de l’impact des Vikings sur l’Église bretonne est toujours celui de H. Guillo tel, « L’exode ». Voir aussi D. C. DeSelm, Unwilling Pilgrimage : Vikings, Relics and the Politics of Exile During the Carolingian Era (c. 830-940), Ann Arbor, University of Michigan, 2009. 80 C. Brett, « The Hare and the Tortoise » ; H. Guillotel, « Le premier siècle », p. 76-77. 81 A. Bardel et R. Pérennec, « Les Vikings à Landévennec », Dijon, Éditions Faton, 2002 ; H. Guillotel, « L’exode » ; id., Actes des ducs, no 2, p. 152-154. 82 J. M. H. Smith, Province and Empire : Brittany and the Carolingians, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 200.
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monastères prospères avaient été peu nombreux et que même après le début de la réforme grégorienne, cette situation tardait à changer. La rareté des grands établissements ecclésiastiques stables et nantis de terres en Bretagne ne signifie pourtant pas que la région ait été considérablement appauvrie ou à peine christianisée. De nombreuses sources révèlent que l’organi sation ecclésiastique était au contraire très développée dans la Bretagne du haut Moyen Âge, mais qu’elle était très différente de celle des églises mérovingiennes et celtiques insulaires. Le modèle qu’elle suivait était à une échelle beaucoup plus réduite et davantage fondé sur des cellules. La toponymie à elle seule contri bue grandement à créer cette impression. Les célèbres toponymes en plou-, au nombre de 169 sur l’ensemble du territoire breton, datent, semble-t-il, pour la plupart, du ixe siècle au plus tard83. Ils désignent non pas des églises ou des établissements individuels, mais des territoires proto-paroissiaux, et fournissent ainsi la preuve de tout un niveau d’organisation ecclésiastique et civile dont on ne peut prouver l’existence ailleurs. De même les toponymes bretons en lann-, généralement considérés comme datant du haut Moyen Âge indiquent la présence d’un « enclos » religieux, c’est-à-dire d’un site consacré. 930 toponymes en lannont été dénombrés dans la Bretagne proprement dite (en excluant les Pays de Rennes et de Nantes), alors qu’on en compte seulement 630 au Pays de Galles sur une étendue comparable84. La densité des noms en lann- dans certaines parties de la Bretagne – quatre ou cinq par paroisse – pourrait indiquer que cet élément désignait pratiquement toute habitation ou site quelque peu lié à l’organisation ecclésiastique. Toutefois ces toponymes laissent deviner un paysage religieux très dispersé et cette impression est fortement renforcée par l’information provenant de Redon. Nous allons maintenant reprendre la discussion sur ce monastère mis de côté jusqu’à présent. La fondation de Redon en 832 fut le fruit de la coopération entre le clergé local, la noblesse, et le nouveau dirigeant breton, Nominoë. Pour
83 Plou vient du bas latin plebs, et a pris le sens de « communauté laïque chrétienne ». Pour les noms en plou-, voir R. Largillière, Les saints et l’organisation chrétienne primitive dans l’Armo rique bretonne, Rennes, J. Plihon et L. Homay, 1925 ; B. Tanguy, « Les paroisses primitives en “plou” et leurs saints éponymes », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 109 (1981), p. 121-155 ; id., « L’hagio-onomastique bretonne : problématique et méthodologie », in 107e Congrès National des Sociétés Savantes, Brest, 1982 : Philologie et Histoire jusqu’à 1610. i : Questions d’Histoire de Bretagne, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1984, p. 323-340 ; id., « Les paroisses bretonnes primitives », in Histoire de la paroisse : actes de la onzième rencontre d’histoire religieuse tenue à Fontevraud les 2 et 3 octobre 1987, Angers, Presses de l’université d’Angers, 1988, p. 9-32 ; E. Vallerie, Communes bretonnes et paroisses de l’Armorique, Brasparts, Éditions Beltan, 1986. Joëlle Quaghebeur a cependant avancé que certains des toponymes en plou de Cornouaille pourraient dater du xie siècle, J. Quaghebeur, La Cornouaille du ixe au xiie siècle, p. 187-188. 84 F. Gourvil, « Les noms de lieu bretons : initiation toponymique », Bulletin de la Société Ar chéologique du Finistère, 99 (1973), p. 954-955 ; E. Vallerie, « Origines des grandes paroisses en lan », Britannia Monastica, 3 (1994), p. 72-83.
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ses fondateurs il s’agissait de donner à la Bretagne – quelque peu tardivement – un monastère bénédictin prospère, richement nanti de terres et jouissant d’un soutien politique prestigieux85. Redon ne ressemblait à aucun autre monas tère breton, mais la documentation abondante qui le concerne – un cartulaire comprenant près de trois cents chartes du ixe siècle – ne se contente pas de retracer la croissance économique du monastère lui-même. Elle nous décrit aussi, mieux qu’aucune autre source, l’organisation religieuse préexistante intégrée par la nouvelle abbaye. Les chartes révèlent le fonctionnement des communautés dénommées plou ou plebs, dont chacune incluait au moins une église et plusieurs prêtres, et possédait une forte identité86. De façon plus pertinente, cette documen tation nous permet de former une image de ce qu’était un monastère breton à l’époque et d’entrevoir à quels problèmes il avait à faire face. Par le cartulaire, nous apprenons l’existence préalable de non moins de dix-sept petits monastères dans les environs de Redon, dont la plupart ont fini par être absorbés par le nouveau venu87. À elle seul la plebs, « paroisse » de Bains, où se trouvait Redon, en avait ou en avait eu quatre, ce qui rend l’abondance de toponymes en lannmoins surprenante. Nous apprenons aussi l’existence de vingt-quatre personnages portant le titre d’« abbé », dont un seul peut être associé à un monastère en particulier : l’abbé Sulmin de Sancta Leuferine, qui en 867 dut consentir à renoncer à un census annuel que son monastère touchait sur la terre appartenant à un certain Tethuuiu à Ruffiac : ce census fut concédé à Redon, avec la terre, par un des fils de Tethuuiu88. Si Redon n’avait jamais existé, il y aurait néanmoins eu de nombreuses vocations monastiques dans le sud-est de la Bretagne et de nombreux monastères pour les accueillir. L’origine de l’impulsion à fonder de tels monastères ressort clairement d’un document datant d’entre 814 et 825, donc d’avant la fondation de Redon : La présente charte indique et rapporte le fait que Worwelet vint voir le machtiern Iarnhitin pour lui demander de lui donner un lieu où il pourrait se repentir de ses péchés, et ledit Iarnhitin lui donna le lieu appelé Rosgal, et qui est aussi appelé par un autre nom, Botgarth, et ensuite Worwelet mourut. Après cela son fils, nommé Worworet, vint voir ledit machtiern Iarnhitin à Lisbedu, apportant avec lui deux cruches du meilleur vin, et les médiateurs pour le machtiern étaient alors le prêtre Doitanau, son chapelain, et Howori, le maior dans la plebs de Catoc. Et ensuite, dans la même villa qui est appellée Lisbedu, le même Iarnhiden [sic] donna à Wurwelet [sic], en tant qu’héritier 85 Le développement de Redon est décrit par J. M. H. Smith, « Aedificatio Sancti Loci : The Making of a Ninth-Century Holy Place », in M. De Jong, F. Theuws et C. Van Rhijn (éd.), Topographies of Power in the Early Middle Ages, Leyde, Brill, 2001, p. 361-396. 86 W. Davies, Small Worlds, p. 63-67, p. 138-139, p. 158-159, p. 197-198 ; W. Davies, « Priests and Rural Communities in East Brittany in the Ninth Century », Études celtiques, 20 (1983), p. 177-197 ; B. Tanguy, « Les paroisses » ; A. Lunven, op. cit., p. 100-122. 87 B. Tanguy, « Monasteriola », p. 63-79. 88 Sancta Leuferine n’est pas identifié. A. de Courson (éd.), op. cit., no 154, p. 118-119.
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et seigneur, le même lieu en perpétuelle aumône, et il lui donna l’autorisation de cultiver, de couper et d’arracher autant qu’il le voudrait dans la forêt et le bois entourant le lieu, comme un ermite dans le désert qui n’a d’autre seigneur que Dieu seul89. Il est vraisemblable qu’une fondation de taille modeste, comme celle-ci, ne survivait pas plus d’une génération ou deux, et ne laissait pas de documentation, à moins qu’un grand établissement comme Redon ne l’annexe – ce qui finit effec tivement par arriver. Mais la dotation beaucoup plus substantielle de Redon met en évidence par le mode de son acquisition, les raisons pour lesquelles la plupart des monastères bretons n’ont pu devenir prospères ni perdurer. Un monastère que considérons comme « mérovingien typique », comme Saint-Wandrille ou Jumièges, devait ses débuts à une somptueuse concession royale ou noble – plu sieurs villae au moins avec leurs serfs dont le travail et les récoltes fournissaient le support matériel nécessaire à la construction de l’établissement, à la vie liturgique, et à l’érudition qu’on attendait d’un « bastion de prière90 ». Redon, en dépit de l’importance de son profil politique, dut assembler sa dotation petit à petit, on pourrait même dire presque champ par champ, chacune des donations étant à la mesure des moyens réduits de la petite noblesse terrienne et des riches paysans de la région. Une manne comprenant deux villae entières incluant vingt-trois serfs fut tardive puisqu’elle date de 845. Il s’agit de la donation de Raginbald – un Franc de l’est de la Vilaine – lorsqu’il se fit lui-même moine à Redon91. Sans le soutien politique constant de Nominoë et de ses successeurs et des dirigeants carolingiens pendant deux générations, Redon n’aurait jamais pu devenir une puissance régionale permanente. En fait, personne dans cette partie de la Bretagne n’était très riche et la possession de terres était extrêmement fragmentée, si l’on se fie aux standards du nord de la Gaule et de la Grande-Bretagne celtique, pour autant que l’on puisse en juger. Les petits établissements monastiques étaient vulnérables à toutes sortes de vicissitudes – les guerres et les raids certes, mais ils souffraient aussi plus communément du manque de vocations, de la désaffection 89 Haec carta indicat atque conservat qualiter venit Uuoruuelet ad Jarnhitinum machtiernum querere locum ubi peccata sua peniteret, et ipse Jarnhitin dedit illi locum qui dicitur Rosgal, et alio nomine qui dicitur Botgarth, et postea obiit Vuruuelet ; post haec, filius eius Uuoruuoret nomine venit ad supradictum tyrannum Jarnhitinum ad Lisbedu, et secum duas flacones uina obtima portantes deferens, et ipsius tyranni tunc mediatores erant Doitanau, presbyter, eius cabellanarius, et Houuori mair (sic) in plebe Catoc ; et postea, in illa supradicta villa que dicitur Lisbedu, ille Jarnhiden dedit illi Uuruueletdo, sicut hereditarius et princeps, locum supradictum in elemosina sempiterna, et dedit illi licentiam quantum ex silva et saltu in circuitu potuisset preparare et abscidere atque eradicare, sicut heremitario in deserto qui non habet dominatorem excepto Deo solo, A. de Courson (éd.), op. cit., no 267, p. 216-217 Au sujet du rôle du machtiern voir W. Davies, Small Worlds, p. 138-142 et de celui du maior, ibid. p. 144-146. 90 « a powerhouse of prayer », P. Brown, op. cit., p. 219. 91 per hanc epistolam donationis donatumque esse volo Sancto Salatori et monachis in Rotono habi tantibus, ubi petivi locum salvandi animam meam et commam [sic] capitis mei deposui, A. de Courson (éd.), op. cit., no 41, p. 32-33.
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des donateurs et de la concurrence de nouveaux établissements, nuisances qui en traînèrent sans doute un renouvellement graduel et constant des petits monastères en Bretagne. Pourtant, ceci se passait dans un contexte de stabilité remarquable de la structure paroissiale et du culte des saints. En effet les cultes, une fois établis, s’enracinaient profondément dans le paysage local et ne dépendaient pas exclusivement de la présence du clergé et de saintes reliques, comme l’a démontré Julia Smith92.
Migration et décentralisation C’est ici que le concept de « migration » devient pertinent. On peut avancer l’idée que la Bretagne du haut Moyen Âge était un lieu exceptionnel en Europe occidentale en raison de l’absence d’une élite véritablement dominante, et que la migration provenant de Bretagne insulaire avait joué un rôle dans cette évolution. En Gaule, les rois mérovingiens réussirent dans l’ensemble à assumer le rôle de l’État romain en tant que bienfaiteurs et garants de l’aristocratie. Au fur et à me sure que leur capacité à faire payer des tributs diminua, cette aristocratie s’enrichit encore plus et son pouvoir fut de plus en plus fermement assis93. Dans la Grande Bretagne post-romaine, si nous acceptons l’interprétation des sources de Chris Wickham, le concept romain de la propriété foncière s’éteignit complètement et l’élite en vint à fonder son pouvoir sur l’exercice de droits sur les personnes vivant sur des terres – droits à des tributs et services en échange de protection, plutôt que possession en toute propriété, mais avec une véritable domination basée sur le pouvoir militaire94. En Armorique cependant, bien que des émigrés de haut rang aient pu venir de Grande-Bretagne en s’attendant à ce genre de fonctionnement (et en ont joui brièvement, ainsi que l’a observé Grégoire de Tours), une élite de ce type n’avait pas sa place95. Le système social celtique insulaire ne survécut pas à la migration. Les nouveaux arrivants finirent par s’intégrer à un système où un assez grand nombre d’éléments de l’ancien ordre avait perduré. En Bretagne,
92 J. M. H. Smith, « Oral and Written : Saints, Miracles and Relics in Brittany, c. 850-1250 », Spe culum, 65 (1990). P. 309-343. 93 G. Halsall, « From Roman fundus to Early Medieval “grand domaine” : The Crucial Rupture Around 600 AD », Historian on the Edge [en ligne]. 94 C. Wickham, op. cit., p. 306-333 ; A. Woolf, « The Britons : From Romans to Barbarians », in H.-W. Goetz, J. Janut et W. Pohl (éd.), Regna and Gentes : The Relationship Between Late Antique and Early Medieval Peoples and Kingdoms in the Transformation of the Roman World, Leyde, Brill, 2003, p. 345-380. 95 Pour une description de la représentation des premiers dirigeants bretons par Grégoire de Tours dans son Libri Historiarum Decem, voir B. Krusch et W. Levison (éd.), Libri Historia rum Decem, in Monumenta Germaniae Historica Scriptores Rerum Merovingicarum, I. i, Hanovre, Hahn, 1951, ici IV.4 et 20, V.26 et 29, IX.18 et 24, X.9 et 11, p. 137-138, p. 152-154, p. 232-233, p. 234-235, p. 431-432, p. 444, p. 491-495, voir T. Charles-Edwards, Wales and the Britons, p. 56-74.
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contrairement à ce qui s’est produit en Grande Bretagne, il n’y avait pas eu de rupture radicale avec les idées romaines sur la propriété foncière – comme en témoigne l’enregistrement systématique dans le cartulaire de Redon des ventes de terres à l’intérieur et à l’extérieur des groupes familiaux. Les modèles d’expression utilisés sont presque identiques à ceux du Formulaire d’Angers du viie siècle et des formulae de Tours du viiie siècle, elles-mêmes inspirées de modèles de l’Anti quité96. Mais la Bretagne a été exclue du vaste réseau de patronage du successeur de l’État romain, le royaume mérovingien. Sans accès à cette source centrale de pouvoir légitime, de distribution de charges et de ressources, la propriété foncière et le pouvoir local se sont fragmentés à l’extrême97. Bien qu’elles aient commencé à être introduites au ixe siècle, il est peu probable que des innovations franques telles que l’immunité aient été efficaces pour la sauvegarde des intérêts des églises de la Bretagne pré-carolingienne. D’autre part il n’y a aucune preuve ancienne que des équivalents insulaires tels que le concept gallois de nawdd, « sanctuaire », s’y appliquaient98. C’est pourquoi nous avons pu constater que l’Église bretonne ressemble aux églises du Pays de Galles et de Cornouailles à certains égards et non à d’autres, ce qui porte à confusion, et implique que qualifier l’Église bretonne de « celtique » ou de « mérovingienne » est inadéquat. Le patrimoine immatériel auquel appar tenaient les types d’inscription et les cultes de saints se transplantait facilement de Grande-Bretagne en Bretagne. Ce n’était pas le cas pour ce qui nécessitait des ressources économiques substantielles, comme les sculptures élaborées, les rites funéraires fastueux et les grandes abbayes. Pour fonder un monastère à l’échelle de Llaniltud Fawr, où il avait fait ses études, dans le sud-est du Pays de Galles, saint Samson dut se rendre chez le roi mérovingien car personne en Bretagne n’aurait pu rassembler le financement nécessaire à une telle entreprise.
96 J. M. H. Smith, op. cit., p. 24-25 et les ouvrages qui y sont cités. 97 Il se peut que le système ait toujours été assez fragmentaire en raison de l’éloignement de la Bretagne des grands axes et des centres névralgiques du pouvoir romain. Sur cette question, voir C. Brett, « Soldiers, Saints and States ? » and Brittany and the Atlantic Archipelago, 450-1200 : Contact, Myth and History, Cambridge, Cambridge University Press, 2021, chapitres 1 et 2, p. 32-99. 98 Pour une introduction sur le sujet de l’immunité, voir A. C. Murray, « Merovingian Immunity Revisited », History Compass, 8 (août 2010) [en ligne]. Louis le Pieux accorda l’immunité aux possessions de Saint-Méen en 816, voir P.-H. Morice (éd.), art. cit. ; J. M. H. Smith, op. cit., p. 71-72. Sur le nawdd gallois, voir H. Pryce, Native Law and the Church in Medieval Wales, Oxford, Oxford University Press, 1993, p. 162-203 ; W. Davies, « Adding Insult to Injury : Property, Power and Immunities in Early Medieval Wales », in W. Davies et P. Fouracre (éd.), Property and Power in the Early Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 137-1645. Il est possible, mais pas absolument certain, que des lieux nommés minihi (du latin monachia) en Bretagne aient eu des privilèges semblables, voir R. Largillière, « Les minihys », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 8 (1927), P. 183-216 ; M. Gendry, « Les minihis en Bretagne entre le ixe et le xiie siècle : des territoires monastiques sacralisés ? », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 117 (2010), p. 25-55.
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Il restait à la Bretagne le type de monachisme connu en Gaule au ve et au début du vie siècle, celui de saint Martin de Tours et des « Pères du Jura » : un évêque établissait un petit groupe de moines pour desservir le sanctuaire d’un saint local, ou bien un groupe à la poursuite d’un même idéal s’installait dans une ruine romaine ou dans un domaine appartenant à un de ses membres et menait une vie commune en suivant une Règle, formelle ou non. C’est ce genre de monachisme qu’une lettre du pape Grégoire Ier datée d’environ 600 évoque en décrivant un monastère de la côte ligure qui consistait en une maison contenant dix lits et possédait deux esclaves et deux bœufs99. Il est presque certain que ce genre de monachisme n’a jamais non plus disparu en Gaule, particulièrement dans le sud. Toutefois l’attention des historiens a tendance à se porter vers les nouveaux et spectaculaires monastères mérovingiens royaux et dynastiques, comme on peut le voir sur des cartes comme celle de Frankish Church de J. M. Wallace-Hadrill, qui représente un désert monastique au sud de la Loire100. Certains ouvrages de référence traitent du monachisme dans le sud de la Gaule après environ 600 uniquement en termes de ressources foncières et humaines absorbées par le nord pour la création de nouvelles fondations. Ils mentionnent aussi les visites occasionnelles dans le Midi de clercs de la cour, comme celle de l’évêque Didier de Cahors, dont le but était d’instruire les habitants sur les meilleures pratiques à suivre101. Les études sur le monachisme mérovingien et carolingien se sont concentrées sur des monastères importants au point de vue politique et sur ceux qui étaient des centres d’érudition et de production de manuscrits. Les établissements plus modestes et plus ordinaires n’ont intéressé que les érudits régionaux et les ama teurs de choses anciennes. Il semblerait toutefois que la situation de la Bretagne avant le xie siècle n’est pas très différente de celle du Maine, de l’Anjou, et de la Touraine, régions pour lesquelles Guy Oury signale les difficultés causées par les lacunes des archives et l’absence de distinction nette entre les ermitages, les petits monastères et les églises desservies par un collège de clercs102. Là et en Poitou, de l’autre côté de la Loire jusqu’au sud – voire dans toute l’Aquitaine – les témoignages sur les monastères, tout comme en Bretagne, se recueillent principa lement dans l’hagiographie, souvent tardive103. Les mentions de monastères sont sporadiques dans les sources et l’absence d’information pratique et précise est 99 Grégoire le Grand, Lettre 8.5, citée dans P. Brown, op. cit., p. 222. 100 J. M. Wallace-Hadrill, The Frankish Church, Oxford, Oxford University Press, 1983, p. 442. 101 M. Rouche, L’Aquitaine des Wisigoths aux Arabes (478-781). Naissance d’une région, Paris, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 1979. F. Prinz, op. cit., p. 269-272 et p. 135-136, discute de la carrière de Didier de Cahors et de la manière, presque certainement fausse, dont sa Vita le présente comme étant le premier à introduire le monachisme bénédictin et colombanien dans son diocèse. 102 G. M. Oury, « La reconstruction monastique dans l’Ouest : L’abbé Gauzbert de Saint-Julien de Tours (v. 990-1007) », Revue Mabillon, 54, no 217 (juillet-septembre 1964), p. 69-124, ici p. 69. 103 Voir par exemple J.-C. Poulin, L’idéal de la sainteté dans l’Aquitaine carolingienne d’après les sources hagiographiques, 750-950, Québec, Presses de l’Université Laval, 1974 ; G. Pon, « Le
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presque totale104. La Bretagne est donc loin d’être exceptionnelle par son manque de documentation sur ses premiers monastères. Cependant, même en tenant compte des insuffisances des sources, on peut observer des différences importantes entre la situation monastique en Bretagne, et celle du Poitou, de la Touraine et des autres régions éloignées du cœur du royaume franc. En Gaule, au sud de la Loire, les deux cultures – romaine et chrétienne – étaient beaucoup plus profondément ancrées et un mode de vie quasi-romain a perduré beaucoup plus longtemps. L’Église continuait à contrôler de grandes étendues de terre et les évêques considéraient que c’était leur rôle de soutenir les monastères, même si les rois et les aristocrates n’assumaient pas cette responsabilité ou ne s’en chargeaient que durant les incursions occasionnelles de la dynastie royale dans le Midi105. Rien de tout cela n’a été le cas en Bretagne, où la vie urbaine, les villae et les industries romaines sont tombées en déclin dès les années 260. Les évêques à l’ouest de Vannes et de Rennes sont en fait encore moins bien connus que les monastères de l’époque précarolingienne106. Nulle part ailleurs dans ce qui deviendra le royaume de France on ne voit une organisation ecclésiastique aussi fortement localisée et structurée dans le détail, de la base au sommet, qu’en Bretagne. Beaucoup de recherches restent encore à faire sur les débuts de l’histoire de la Bretagne et sur l’organisation ecclésiastique primitive de la région107. Une comparaison systématique des toponymes bretons avec ceux du reste de la France et des régions insulaires de langue celtique pourrait notamment se révéler fruc tueuse. L’archéologie comparative apportera aussi peut-être des données utiles. Mais même si les sources actuelles sont restreintes, elles sont suffisantes pour suggérer que la Bretagne se démarquait et que sa situation présente une alternative fascinante au développement des institutions chrétiennes dans les régions d’Eu rope mieux étudiées. La lecture de l’hagiographie bretonne donne l’impression que l’Église bretonne était affaire de l’élite : des saints d’origine royale ou noble, ayant quitté l’Irlande ou le Pays de Galles pour la Bretagne, auraient réussi, grâce à leur prestige, à devenir les dirigeants d’une société de la fin de l’empire romain et à obtenir les faveurs des Mérovingiens dans leur nouvelle patrie108. Mais il ne faut pas sous-estimer l’importance du fait que cette hagiographie fut conçue pour
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monachisme en Poitou avant l’époque carolingienne », Bulletin de la société des antiquaires de l’Ouest, 4e série, 17 (1983), p. 91-130. C. Bouchard, op. cit., p. 197. G. Pon, art. cit. Sur la faiblesse apparente de la structure diocésaine de la Bretagne pré-carolingienne, et les ploue/plebes en tant que système indépendant, voir B. Tanguy, « Des cités et diocèses chez les Coriosolites et les Osismes », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 113 (1984), p, 93-116, ici p. 116. Voir C. Brett, F. Edmonds and P. Russell, Brittany and the Atlantic Archipelago, 450-1200: Contact, Myth and History, Cambridge, Cambridge University Press, 2021. C’est le tableau dépeint par B. Merdrignac, D’une Bretagne à l’autre. Les migrations bretonnes entre histoire et légendes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
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impressionner le clergé carolingien du ixe siècle, conscient et respectueux de la hiérarchie. Les dizaines de saints obscurs dont les noms font partie intégrante des toponymes en plou- et en lann- de Bretagne, les tout petits monastères et les prêtres ruraux indépendants mentionnés dans les chartes de Redon laissent soupçonner une histoire autre, celle d’une piété improvisée et d’une organisation cléricale à l’échelle du village, situation qui a choqué les visiteurs carolingiens comme Ermold le Noir, qui ne la considérait pas comme reflétant un véritable christianisme109. Le récit classique de la christianisation de l’Europe post-romaine tend à suivre le modèle d’une relation de pouvoir allant du sommet à la base : les rois, les nobles et la hiérarchie ecclésiastique se seraient mutuellement soutenus pour imposer le dogme chrétien à une population paysanne passive créant ainsi une situation dont ils pouvaient tirer des bénéfices. Le cas de la Bretagne nous montre qu’un modèle différent est possible. Il faut tenir compte de cette différence lors de l’étude de la culture religieuse de la Bretagne telle qu’elle s’est manifestée plus tard au Moyen Âge. Même si la Bretagne du Moyen Âge central peut, à première vue sembler n’être qu’une variante provinciale d’une culture qui s’étend sur tout le territoire européen, cette apparence est peut-être trompeuse. Cette Bretagne émergeait d’un passé qui sortait de la norme et cette originalité est intéressante si on la considère dans le contexte de l’ensemble de l’Europe.
109 Ermoldus Nigellus, Carmen in Honorem Hlodouici, E. Duemmler (éd.), in Monumenta Germaniae Historica, Poetae Latini Aevi Carolini, II, Berlin, Weidmann, 1884, p. 1-93, discussion dans J. M. H. Smith, « Confronting Identities : The Rhetoric and Reality of a Carolingian Frontier », in W. Pohl et M. Diesenberger (éd.), Integration und Herrschaft. Ethnische Iden titäten und soziale Organisation im Frühmittelalter, Vienne, Verlag der Österreichischen Akade mie der Wissenschaften, 2002, p. 169-182, ici p. 179.
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Alet, Landévennec, Redon Trois ateliers d’écriture hagiographique vers 870
Trois Vies de saints furent composées en Bretagne, vers 870, en l’honneur de saint Malo (d’Alet), saint Guénolé (de Landévennec), et saint Conwoion (de Redon). Ces trois dossiers, élaborés à peu près en même temps, mais indépendamment l’un de l’autre1, sont à comparer entre eux, à replacer dans leur contexte propre et dans l’histoire générale de l’hagiographie (Tableau 1). Trois hagiographes bretons ont entrepris d’écrire une histoire des origines de leur établissement ecclésiastique au moyen d’une Vie du saint emblématique du lieu ; comment se sont-ils acquittés de la tâche d’écrire la Vie de trois saints moines (dont un qui est ensuite devenu évêque) ? Existe-t-il une « manière bretonne » d’écrire une Vie de saint au ixe siècle ? Quels sont les rapports entre méthode de composition et objectifs de l’œuvre ? Comment s’inscrivent ces trois dossiers dans le contexte plus large de l’hagiographie carolingienne ? Quels liens 1 On peut imaginer que ces trois centres ecclésiastiques ont entretenu des relations réciproques au ixe siècle, mais pas au point de s’influencer mutuellement dans les trois dossiers examinés ici. Les tentatives de détection d’emprunts formels menées jusqu’à présent ne nous ont pas paru concluantes : voir par exemple M. Simon, « Les rapports entre les abbayes de Redon et de Landévennec du ixe au xiie siècle », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 63 (1986), p. 121-128. F. Kerlouégan, « Un indice de relations entre les abbayes de Redon et de Landévennec à la fin du ixe siècle ? », in M.-M. Mactoux et É. Geny (éd.), Mélanges Pierre Lévêque, vol. 1- Religion, Besançon, Les Belles Lettres, 1988, p. 179-182, et id., « Landévennec à l’école de Saint-Sauveur de Redon ? », in M. Sot (éd.), Haut Moyen Âge : culture, éducation et société : études offertes à Pierre Riché, La Garenne-Colombes, Éd. Publidix, 1990, p. 315-322. B. Merdrignac, Les Vies de saints bretons durant le haut Moyen Âge. La culture, les croyances en Bretagne (viie-xiie siècle), Rennes, Éditions Ouest-France, 1993, p. 28-33. Il n’est pas certain que les compositions hagiographiques simultanées de Redon et Landévennec témoignent d’une rivalité entre les deux établissements, comme le suggère J. Laurent, Bretagne et Bretons, Paris, Arthaud, 1974, p. 32-33. Afin d’alléger l’annotation, les références bibliographiques données ci-après se limitent pour l’essentiel à compléter et actualiser les renvois déjà utilisés dans J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne du haut Moyen Âge. Répertoire raisonné, Ostfildern, Thor becke, 2009. Joseph-Claude Poulin • Université de Montréal Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 55-86. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131314
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entretiennent ces écrits avec l’actualité de leur temps ? Voilà quelques-unes des questions à explorer ici. Pourquoi attacher une importance particulière aux compositions hagiogra phiques bretonnes de cette époque ? D’abord parce que la seconde moitié du ixe siècle est un âge d’or de l’hagiographie bretonne ; ensuite parce que ces monuments fournissent un observatoire des modes d’écriture hagiographique et du rayonnement de la rénovation culturelle carolingienne dans une région dite périphérique. Pourquoi s’intéresser à ces trois dossiers en particulier, outre la simultanéité de leur élaboration ? À cause de leur longueur exceptionnelle, qui fournit une base documentaire substantielle pour un travail de confrontation : une centaine de pages imprimées chacun2. Les trois saints honorés n’appartiennent cependant pas à la même étape de l’histoire bretonne sur le continent. Saint Malo est né au Pays de Galles, c’est donc un immigrant de la première génération. Saint Guénolé est un immigrant de la deuxième génération, car ce sont ses parents qui ont traversé la Manche3. Saint Conwoion est certainement un Breton d’origine continentale, mais il vient tout juste de mourir, en 868. Contrairement à une situation fréquente en hagiographie du haut Moyen Âge, les œuvres à analyser ici ne sont pas complètement anonymes. Pour saint Malo, l’auteur est le diacre Bili4, dans l’entourage de l’évêque Ratvili d’Alet ; son apparte nance au clergé séculier plutôt que régulier n’est peut-être pas sans conséquence ici. Pour saint Guénolé, l’auteur est le moine Gurdisten5, probablement déjà abbé de Landévennec au moment d’élaborer son long dossier sur le fondateur de son monastère, comme nous avons essayé récemment de le démontrer6. Pour ce qui 2 Alet et Landévennec ont produit d’autres œuvres hagiographiques à la fin du ixe siècle, mais pas des investissements aussi importants que les trois cas sélectionnés ici, sauf peut-être la Vie de saint Paul Aurélien par le moine Gurmonoc de Landévennec (BHL 6585) ; mais c’est partiellement un produit dérivé de la grande Vie de s. Guénolé. À Alet, deux Vies anonymes de saint Malo (BHL 5117 et 5118a respectivement) ont vite donné la réplique à Bili, mais beaucoup plus brièvement que lui. À Redon, il faut attendre le xie siècle pour voir apparaître une réécriture des Gesta (BHL 1946). 3 D. Jachiet, « Saint Guénolé, fils de migrants », Chronique de Landévennec, 71 (juillet 2017), p. 106-110. 4 Corriger la notice consacrée à Bili dans M.-H. Jullien et F. Perelman, « Bili diac. », in M.-H. Jullien et F. Perelman (éd.), Clavis des auteurs latins du Moyen Âge. Territoire français, 735-987, vol. 1- Abbon de Saint-Germain – Ermold le Noir, Turnhout, Brepols, 1994, p. 251-253, par notre répertoire, J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 147-170, p. 189-194. 5 J.-C. Poulin, « Gurdistenus Landevenecensis abb. », in M.-H. Jullien (éd.), Clavis des auteurs latins du Moyen Âge. Territoire français, 735-987, vol. 3, Turnhout, Brepols, 2010, p. 253-257. Et dernièrement, A. Minard, « Uuinuualoe, St », in J. T. Koch et A. Minard (éd.), The Celts : History, Life and Culture, vol. 2, Santa Barbara [CA], ABC-Clio, 2012, p. 765-766. 6 J.-C. Poulin, « L’intertextualité dans la Vie longue de saint Guénolé de Landévennec », Études celtiques, 40 (2014), p. 165-221, ici p. 179-181. Position déjà adoptée par Y. Morice, L’abbaye de Landévennec des origines au xie siècle à travers la production hagiographique de son scriptorium. Culture monastique et idéologies dans la Bretagne du haut Moyen Âge, thèse de doctorat, Université
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est de la Vie de saint Conwoion, Ferdinand Lot pensait pouvoir l’attribuer à un Ratvili, futur évêque d’Alet, pour des motifs qui nous paraissent insuffisants7. Plus récemment, Eef A. Overgaauw a proposé d’en attribuer la dernière partie à un tiers, une hypothèse fragile, à notre avis8. Comme tous les disciples connus de Conwoion portent des noms bretons, l’hagiographe ici au travail doit être un Breton lui aussi, moine à Redon. Il n’y a donc pas d’appel à une plume mercenaire venue d’ailleurs9. Dans les trois cas, nous avons vraiment un regard de Bretons sur le passé breton. Les auteurs travaillaient sur les lieux mêmes du culte principal de leur saint patron respectif. Vues d’aujourd’hui, les conditions d’accès à la documentation sont cependant de qualité inégale : l’édition la plus satisfaisante, selon les critères actuels, est celle de Caroline Brett, pour la Vie de saint Conwoion10. Les deux autres dossiers mériteraient une remise en chantier ; mais il est quand même possible de travailler efficacement sur la présente enquête. La répartition dans l’espace des trois ateliers d’écriture est importante à se remémorer, car elle entraîne des conséquences sur la configuration des trois dossiers à l’étude. Saint Malo à Alet, c’est-à-dire encore sur la péninsule d’Alet, car c’est au xiie siècle seulement que le siège épiscopal déménagera dans l’île dite
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de Rennes 2, 2007, t. I, p. 70, p. 256 : (consulté le 15 février 2022). F. Lot, Mélanges d’histoire bretonne (vie-xie siècle), Paris, H. Champion, 1907, p. 11-13. Position également réservée de C. Garault, « L’abbaye de Redon, entre horizon local et ouverture culturelle (ixe-xiie siècle) », in D. Pichot et G. Provost (éd.), Histoire de Redon, de l’abbaye à la ville, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 83-97, ici p. 85. Bernard Merdrignac pense que ce Ratvili pourrait être cousin germain du Bili auteur de la Vie de s. Malo : B. Mer drignac, Les Vies de saints bretons, p. 29-30. E. A. Overgaauw, dans sa recension de l’édition de Brett, The Monks of Redon, in Le Moyen Âge, 101 (1995), p. 325-326, ici p. 325. Joëlle Quaghebeur est d’avis que Gurdisten reprend peut-être un projet inachevé de son confrère Clément de Landévennec et pourrait travailler après 874 : J. Quaghebeur, La Cor nouaille du ixe au xiie siècle : mémoire, pouvoirs, noblesse, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 20022, p. 30, p. 57. De même, Bernard Merdrignac plaide pour une date « entre 874 et 884 », B. Merdrignac, « Châtiments et égarement dans quelques Vitae bretonnes », in J. Quaghebeur et S. Soleil (éd.), Le pouvoir et la foi au Moyen Âge en Bretagne et dans l’Europe de l’Ouest : mélanges en mémoire du professeur Hubert Guillotel, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 187-196, ici p. 191, suivant en cela Y. Morice, L’abbaye de Landévennec, t. I, p. 67. En tout cas, la grande Vie de Guénolé est forcément antérieure à 884, car Gurmonoc s’est fortement appuyé sur elle pour sa Vie de s. Paul Aurélien achevée cette année-là (BHL 6585) : J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 276-307. C. Brett (éd.) « Vita Conuuoionis », in The Monks of Redon. « Gesta sanctorum Rotonen sium » et « Vita Conuuoionis », Woodbridge, Boydell Press, 1989, p. 221-245. Mais voir aussi J.-C. Poulin, « Le dossier hagiographique de saint Conwoion de Redon. À propos d’une édition récente », Francia, 18 :1 (1991), p. 139-159, pour une identification plus poussée des sources.
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de St-Malo. Remarquons la proximité inconfortable du siège épiscopal de Dol11. Saint Conwoion à Redon, à l’extrémité orientale du diocèse de Vannes, près du point de rencontre avec les diocèses d’Alet, de Rennes et de Nantes, au confluent de l’Oust et de la Vilaine12. Un emplacement éminemment stratégique s’il en fut, sur la frontière franco-bretonne. Saint-Guénolé à Landévennec, au fond de la rade de Brest, aussi éloigné qu’on puisse l’être des grands centres culturels carolingiens. Les trois saints – et leurs biographes – ont donc œuvré en territoire bretonnant13. Pour répondre aux questionnements posés, l’exposé procédera en trois étapes : d’abord caractériser le schéma de composition de chaque œuvre ; ensuite dresser un bilan des moyens et matériaux mis en œuvre par chaque auteur ; enfin reconstituer les liens qui unissent les auteurs à leur contexte historique, à la méthode de composition et aux objectifs de chaque œuvre.
Schémas de composition Les trois auteurs ne sont pas sur un pied d’égalité par rapport à leur sujet. Pour Malo et Guénolé, trois siècles environ séparent les héros de leur biographe. Pour saint Malo, Bili fait allusion à une version primitive, composée par un alius sapiens […] longo iam tempore antequam nos orti fuissemus (Prologue ; un autre sage […] longtemps avant notre naissance)14. Cette invocation rituelle nous paraît destinée à rassurer le lecteur plutôt qu’à indiquer une vraie dépendance formelle15 – à moins que le diacre ait voulu par là faire allusion à une tradition
11 Pour une discussion récente sur les tensions entre les deux sièges, voir A.-Y. Bourgès, « Ori gines de la rivalité entre Dol et Alet », Variétés historiques, 20 juillet 2017 ; (consulté le 15 février 2022). 12 Bili, The Old English Life of Machutus, D. Yerkes (éd.), Toronto, University of Toronto Press, 1984, II. 14 à II. 18 F. Lot, Mélanges d’histoire bretonne, p. 422-430. J.-C. Cassard, « La basse Vilaine, une marche de guerre au haut Moyen Âge », Annales de Bretagne, 110 :1 (2003), p. 29-47, ici p. 32. Une carte chez C. Brett, « Redon, abbaye carolingienne », in D. Pichot et G. Provost (éd.), Histoire de Redon : de l’abbaye à la ville, Rennes, Presses universitaires de Rennes/Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2015, p. 60. 13 A. Lunven, « Aux origines de la plebs bretonne (plou) : bilan historiographique et nouvelle hy pothèse », Bulletin et mémoires de la Société polymathique du Morbihan, 141 (2015), p. 141-162, ici carte, p. 142. 14 Dans sa seconde préface à la Vita sancti Columbae (BHL 1886), Adomnán prétend lui aussi utili ser des écrits rédigés ante nos (avant notre temps) ; mais il n’y a pas apparence de dépendance formelle de Bili à son égard. 15 Discussion plus détaillée dans J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 156-157. Nous ne rete nons pas la théorie d’une Vie primitive perdue du début du viie siècle proposée par J. Raison du Cleuziou, « La navigation du moine saint Malo », Bulletins et mémoires de la Société d’émulation des Côtes-du-Nord, 86 (1957), p. 45-60, ici p. 60.
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relative à la navigation de saint Brendan, auquel il associe saint Malo16. Mais par ailleurs, Bili peut invoquer un témoignage direct de certains miracles17 ou de situations qui duraient encore usque hodie (de son temps). Deux Alétiens anonymes, travaillant peu après Bili, n’invoquent aucune connaissance d’une hypothétique proto-vita dans leur biographie respective de saint Malo (BHL 5117 et 5118a)18. Pour saint Guénolé, Gurdisten mentionne, au premier vers de sa préface métrique, ce qui pourrait s’interpréter comme une Vita brevis antérieure ; elle n’existe plus19, à moins de considérer comme telle une hymne alphabétique composée peu auparavant par le moine Clément de Landévennec20. La préface en prose et le chapitre 3 du deuxième livre mentionnent aussi des écrits antérieurs, à l’existence assez incertaine, à notre avis. Au livre II (préface et chap. 26), Gurdisten fait vaguement appel à des traditions orales. Pour saint Conwoion, le biographe est un disciple du saint, qu’il a connu personnellement ; ce trait confère à son œuvre un statut d’exception dans l’hagiographie bretonne du ixe siècle21. Le temps écoulé entre la mort du saint en 868 et la mise par écrit des Gesta sanctorum Rotonensium (désormais Gesta) ne laisse guère de place pour une recension antérieure au texte conservé22. Nous n’accordons guère de crédit à la
16 Une version écrite de la Navigatio sancti Brendani a dû exister au plus tard au troisième quart du viiie siècle, selon D. N. Dumville, « Two Approaches to the Dating of Navigatio sancti Bren dani », Studi medievali, 29 (1988), p. 87-107, ici p. 101-102 ; réimpr. in J. M. Wooding (éd.), The Otherworld Voyage in Early Irish Literature. An Anthology of Criticism, Dublin, Four Courts Press, 2000 (réimpr. Dublin, 2014), p. 156-174 ; et réimpr. in J. Krstović (éd.), Classical and Medieval Literature Criticism, 87 (2007), p. 284-293. Approuvé par R. Sharpe, Medieval Irish Saints’ Lives. An Introduction to « Vitae sanctorum Hiberniae », Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 17-18. 17 En II. 14 à II. 18. 18 Pour une vue d’ensemble : A.-Y. Bourgès, « Trois siècles d’histoire littéraire : le dossier hagio graphique médiéval de Malo », in J.-L. Blaise (éd.), Jean de Châtillon, second fondateur de Saint-Malo, St-Malo, Éditions Cristel, 2014, p. 157-185 ; résumé sous le même titre dans les Annales de la Société d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Saint-Malo, 2013 [2014], p. 287-291. 19 J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 406. Après beaucoup d’autres, la traduction la plus récente de la Vie longue prend parti en faveur de l’existence d’une Vie antérieure : « Il existe une vie brève de l’éminent père » : M. Simon, L. Cochou et A. Le Huërou, « Traduction de la Vie longue de saint Guénolé par l’abbé Gurdisten », in S. Lebecq (éd.), Cartulaire de Saint-Guénolé de Landévennec, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 111-150, ici p. 111. 20 Si tel est le cas, Gurdisten n’a pas tout conservé du récit de Clément (ICL 314), car il n’a pas repris un miracle de guérison d’une rage de dent (à la strophe U). L. Lockett, « Clemens Landevenecensis monachus », in M. Lapidge et al. (éd.), CALMA. Compendium auctorum latinorum Medii Aevi (500-1500). II-5. Cadurcus-Colmanus, Florence, Sismel / Edizione del Galluzzo, 2008, p. 529-652, ici p. 644. 21 J.-C. Poulin, « Le dossier hagiographique de saint Conwoion », p. 157. 22 C. Brett (éd.), « Gesta sanctorum Rotonensium », in The Monks of Redon, p. 101-219. Il ne faut donc pas attendre le xie siècle pour voir composer dans la province de Tours la biographie d’un saint par un de ses contemporains, comme l’affirme I. Van ʼt Spijker, « Gallia du
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possibilité d’existence préalable de recueils de miracles23. Aussi nous considérons que les trois dossiers sont globalement des compositions originales, et non pas des réécritures, comme il s’en est beaucoup fait à l’époque carolingienne. Nous ne croyons pas à l’existence de versions primitives en vieux-breton24. Cela étant, la variété des tactiques d’orchestration des souvenirs et traditions n’en est que plus éloquente. Conwoion
L’analyse du dossier est handicapée par une conservation incomplète des Gesta : outre une petite lacune à la fin du premier chapitre conservé du premier livre25, il manque en effet le début (probablement le premier chapitre du premier livre) et la fin de l’œuvre (notamment le récit de la mort du saint), par suite de mutilations accidentelles antérieures à l’époque de Mabillon26. La structure des Gesta est la plus simple des trois dossiers considérés : le récit est découpé en trois livres. Le premier livre raconte les débuts du monastère de Redon, fondé en 832, et l’action de son fondateur, Conwoion, un ermite devenu moine bénédictin,
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Nord et de l’Ouest. Les provinces ecclésiastiques de Tours, Rouen, Reims (950-1130) », in G. Philippart (éd.), Hagiographies : histoire internationale de la littérature hagiographique latine et vernaculaire en Occident des origines à 1550, vol. 2, Turnhout, Brepols, 1996, p. 239-290, ici p. 243. Contra : L. Levillain, « Les réformes ecclésiastiques de Noménoé (847-848). Étude sur les sources narratives », Le Moyen Âge, 15 (1902), p. 201-257, ici p. 242. Les rares allusions à une telle situation dans l’hagiographie bretonne concernent d’autres saints (comme Brieuc ou Tugdual) et sont postérieures à l’époque carolingienne. Contra : L. Fleuriot, « Brittonica et Gallica », Études celtiques, 22 (1985), p. 225-234, ici p. 225-226, p. 231-232 ; encore suivi sur ce point par B. Merdrignac, Les Vies de saints bretons, p. 51-52. Nous ignorons ainsi comment s’est conclue une entrevue de l’envoyé de Conwoion auprès du missus Nominoé. Quelques autres perturbations mineures sont passées en revue dans l’Introduction de C. Brett (éd.), The Monks of Redon, p. vi. Hubert Guillotel a cru détecter dans les Gesta II. 10 quelques retouches effectuées au début du xiie siècle, pour des motifs qui ne s’imposent pas absolument : H. Guillotel, « Le manuscrit », in Cartulaire de l’abbaye Saint-Sauveur de Redon, Association des amis des archives historiques du diocèse de Rennes, Dol et Saint-Malo, Rennes, 1998, p. 9-25, ici p. 20 et id., « Genèse de l’Indiculus de episcoporum depositione », in C. Laurent, B. Merdrignac et D. Pichot (éd.), Mondes de l’Ouest et villes du monde ; regards sur les sociétés médiévales. Mélanges en l’honneur d’André Chédeville, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1998, p. 129-138, ici p. 134-135. Il est encore suivi par C. Garault, Écriture, histoire et identité. La production écrite monastique et épiscopale à Saint-Sauveur de Redon, Saint-Magloire de [Léhon], Dol et Alet/Saint-Malo (milieu du ixe – milieu du xiie siècle), thèse de doctorat, Université de Rennes 2, 2011, vol. 1, p. 224-225. Nous ne croyons pas à l’existence d’un symbolisme délibéré du chiffre quatre dans la structure des Gesta (le découpage et la numérotation des chapitres sont l’œuvre de Mabillon) ; contra : B. Robreau, « Les Actes des saints de Redon. Christianisme et celticité », in A.-Y. Bourgès et V. Raydon (éd.), Hagiographie bretonne et mythologie celtique, Marseille, Terre de Promesse, 2016, p. 229-271, ici p. 250, p. 260-261.
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puis abbé. Le deuxième livre dresse une série de portraits des compagnons de Conwoion, édifiants par leur vie ou leur mort. Le troisième livre rassemble des prodiges effectués par les reliques possédées par le monastère, jusqu’à la mort de Conwoion en 868. Pour entrevoir le contenu possible des parties initiale et finale manquantes, il faut se reporter à une réécriture abrégée du xie siècle (BHL 1946). Chaque livre possédait un prologue ; la perte de la préface du premier livre nous prive sans doute d’une déclaration programmatique de l’auteur. Mais son projet est visiblement de construire un récit des origines du monastère de St-Sauveur de Redon ; il en résulte un document hybride, à la fois biographie spirituelle du saint fondateur et histoire générale du monastère à ses débuts. C’est pourquoi les Gesta ne correspondent pas tout à fait au sous-groupe des Vitae composées au ixe siècle par des témoins directs des saints27. En outre, les Gesta n’appartiennent pas non plus au genre des Gesta abbatum bien étudié par Michel Sot28, car Conwoion est le seul abbé mis en scène. Le titre de Gesta sanctorum Rotonensium est une création de Mabillon ; le plus ancien témoin des Gesta (Paris, BnF NAL 662, fol. 23v, vers 1100) se termine d’ailleurs par Hic explicit historia monasterii Sancti Salvatoris, « Ici se termine l’histoire du monastère du Saint-Sauveur ». Nous ignorons si l’œuvre s’ouvrait par une table des chapitres ; mais des titres de chapitre sont distribués à leur place dans le corps du texte – une formule popularisée en hagiographie sur le continent par Alcuin au début du ixe siècle29. De même, nous ignorons si une homélie était jointe à la fin des Gesta ; mais à plusieurs reprises au cours du texte conservé, une interpellation des fratres carissimi (très chers frères) lui donne par moments l’allure d’un montage de sermons30.
27 Sur ce point, voir J. M. H. Smith, « Aedificatio sancti loci. The Making of a Ninth-Century Holy Place », in M. de Jong et F. Theuws (éd.), Topographies of Power in the Early Middle Ages, Leyde, Brill, 2001, p. 361-396, ici p. 382. 28 M. Sot, Gesta episcoporum. Gesta abbatum, Turnhout, Brepols, 1981 (mise à jour 1985). À pro longer par N. Deflou-Leca, « Petite enquête sur un genre historiographique hybride : les Gesta abbatum », in M. Coumert et al. (éd.), « Rerum gestarum scriptor » : histoire et historio graphie au Moyen Âge. Mélanges Michel Sot, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012, p. 353-362. 29 W. Berschin, Biographie und Epochenstil im lateinischen Mittelalter. 5- Kleine Topik und Herme neutik der mittelalterlichen Biographie. Register zum Gesamtwerk, Stuttgart, A. Hiersemann, 2004, p. 84. Id., « Alkuin († 804) und die Biographie », in E. Tremp et K. Schmuki (éd.), Alkuin von York und die geistige Grundlegung Europas, St-Gall, Verlag am Klosterhof, 2010, p. 169-182, ici p. 174 ; réimpr. id., Mittellateinische Studien / 2, Heidelberg, Mattes Verlag, 2010, p. 31-41, ici p. 34 de la réimpression. 30 Gesta sanctorum Rotonensium, II prol., 1, 4, 6 et 10 (C. Brett (éd.), op. cit., p. 145-117, p. 147-150, p. 157-161, p. 165-166, et p. 175-183) ; III prol. et 4 (ibid., p. 185-187 et p. 197-199).
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L’organisation des dossiers de saint Guénolé et de saint Malo est plus com plexe ; elle gagne à être étudiée en parallèle, à cause de leurs points communs (Tableau 2). Mais un mot d’abord sur l’état de conservation des œuvres. La Vie de saint Guénolé devait commencer par un prologue ou une entrée en matière, sous une forme ou une autre. Pourquoi en postuler l’existence ? Parce que l’auteur salue une beatitudo vestra (votre béatitude) à deux reprises dans le corps du récit. On pourrait hésiter à prendre au sérieux cette interpellation en I. 14, qui paraît démarquée de la Vita sanctae Brigidae de Cogitosus31 ; mais elle revient de façon indépendante en I. 18. Ce dignitaire (un évêque de Quimper ?) devait être identifié en tête du dossier. D’autre part, un soupçon d’interpolation pèse sur la dernière phrase de I. 11 : la mention de saint Patrick y fait double emploi avec le vers 11 du poème qui précède32. Pour ce qui est de la Vie de saint Malo, Bili n’est peut-être pas l’auteur de la totalité du texte qui circule sous son nom. En effet, une suspicion d’interpolation pèse sur un bloc de récits de miracles (de I. 51 à I. 75 inclusivement), qui pourrait avoir été ajouté pendant l’exil des Alétiens à Paris au début du xe siècle33 ; c’est que Bili lui-même appelait ses lecteurs à ajouter éventuellement des chapitres supplémentaires34. Par ailleurs, F. Lot trouve suspect
31 BHL 1547, au chap. II. 9 de l’édition de travail de K. Hochegger, Untersuchungen zu den ältesten Vitae sanctae Brigidae, thèse de maîtrise, Vienne, University of Vienna, 2009, p. 24 ; (consulté le 16 février 2022). Cette version de la Vie de sainte Brigitte a largement circulé sur le continent dès le ixe siècle : R. Sharpe, « Books from Ireland, Fifth to Ninth Centuries », Peritia, 21 (2010), p. 1-55, ici p. 18. 32 C. De Smedt (éd.), « Vita s. Winwaloei primi abbatis Landevennecensis, auctore Wrdestino, nunc primum integre edita », Analecta Bollandiana 7 (1888), p. 167-264, ici p. 190-191. Cette phrase suspecte manque dans le manuscrit de Quimper, BM 16, fol. 33v (S. Lebecq (éd.), Cartulaire de Landévennec, p. 220 du fac-similé) ; elle est présente dans les manuscrits de Paris, BnF lat. 5610A, fol. 16v (du xie siècle ; mais ce passage y prend place sur un cahier de remplacement du xiiie siècle) et d’Angers, BM 807 (723), fol. 122-122v (xiie siècle). 33 F. Lot, Mélanges d’histoire bretonne, p. 384-400. Ferdinand Lot l’attribuait à Bili lui-même : ibid., p. 334-338. Mais voir J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 166-168. Quoi qu’il en soit, on y trouve des emprunts à la Vie de s. Germain qui concernent bien l’évêque de Paris (par Fortunat ; BHL 3468), et non pas l’abbé de Grandvilliers (par Bobolenus ; BHL 3467), malgré B. Merdrignac, « Un bon géant est un géant mort : le Mildu dans la navigation de saint Malo », in Les saints bretons entre légendes et histoire : le glaive à deux tranchants, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 95-114, ici p. 101 (version révisée d’un article initialement paru sous le titre « La “désacralisation” du mythe celtique de la navigation vers l’Autre Monde : l’apport du dossier hagiographique de saint Malo », Ollodagos, 5 [1993], p. 13-43). 34 À la fin de l’homélie placée devant la Vita (F. Lot, op. cit., p. 350). Les manuscrits latins encore conservés de la Vie de Bili ont peut-être laissé échapper quelques passages qu’a connus un traducteur en vieil-anglais à la fin du xe siècle : voir J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 152-153.
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que l’île d’Aaron porte déjà le nom de St-Malo dans les manuscrits de Londres et d’Oxford35. Plusieurs points communs rapprochent les deux dossiers. Il est possible que chaque monument ait possédé à l’origine une double préface36. Chaque livre possède sa table des chapitres ; ces tituli sont répétés ensuite à leur place dans le corps du texte, comme chez Conwoion. Des hymnes sont intercalées ici ou là dans le dossier. Une homélie est placée à la fin37. La présence d’hymnes et d’homélies comme parties intégrantes d’un dossier hagiographique n’est pas une innovation ici. Les Vies de saints composées par Alcuin autour de 800 sont systématiquement accompagnées d’homélies38. D’autre part, quand Louis le Pieux a demandé à Hilduin de Saint-Denis, en 834, de composer un dossier sur saint Denis de Paris, il désirait voir des hymnes accompagner les gesta39. De ces deux dossiers, celui de saint Guénolé est cependant nettement le plus ambitieux ; non seulement parce que les parties versifiées par Gurdisten sont plus substantielles que celles de Bili, mais surtout parce que Gurdisten a eu recours à une forme particulière de mise en texte, qui est l’opus geminum (ʻœuvre doubleʼ). C’est-à-dire une composition en deux parties coordonnées : un récit en prose – ici les deux premiers livres – et une transposition en vers (conversio), elle-même divisée en deux livres, l’ensemble étant considéré comme un tout organique. Cette forme littéraire existait déjà dans l’Antiquité ; mais, appliquée à l’hagiographie, elle a été popularisée sur le continent par Alcuin, avec sa grande Vie de saint Willibrord (BHL 8935-8939). Bili et Gurdisten ont donc construit simultanément, mais indépendamment l’un de l’autre, des œuvres complexes, qui cherchaient à répondre à plusieurs be soins en même temps. La lecture d’édification : la présence de tables des chapitres, avec répétition des tituli numérotés dans le corps du texte, renvoie à un processus de lecture privée. Le chant, par l’insertion de plusieurs hymnes. Et la prédication, par l’addition d’homélies en position finale, sinon davantage. La conservation partielle des Gesta de Redon empêche de savoir s’ils possé daient la même variété de fonctions ; son statut particulier d’œuvre écrite par
35 En II. 11 (F. Lot, op. cit., p. 420) ; ibid., p. 98, p. 139 n. 5. 36 Il ne faut cependant pas trop s’empresser d’y voir une influence irlandaise, à l’instar de la Vita s. Columbae d’Adomnán, car cette pratique remonte à l’Antiquité chrétienne et pourrait aussi bien venir de l’exemple de la Vita s. Martini par Sulpice Sévère, comme l’a bien montré J.-M. Picard, « Structural Patterns in Early Hiberno-Latin Hagiography », Peritia, 4 (1985), p. 67-82, ici p. 75. 37 Plaidoyer pour la prise en compte des sermons dans l’étude des dossiers hagiographiques par F. Dolbeau, « Trois sermons latins en l’honneur de la Légion thébaine », in O. Mermelin ger et Ph. Bruggisser (éd.), Mauritius und die thebäische Legion / Saint Maurice et la légion thébaine, Fribourg, Academic Press, 2005, p. 377-421, ici p. 380. 38 J.-C. Poulin, « La circulation des œuvres hagiographiques d’Alcuin (ixe-xie siècles). Seconde partie », Hagiographica, 23 (2016), p. 1-41, ici p. 2. 39 BHL 2172. M. Lapidge (éd.), Hilduin of Saint-Denis : The « Passio s. Dionysii » in Prose and Verse, Leyde, Brill, 2017, p. 198.
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un témoin direct lui confère en effet un statut d’exception. Mais la structure modulaire des Gesta se prêtait bien à une utilisation à des fins de prédication, de l’avis de Julia Smith40. Le seul élément remarquable qui rapproche ces Gesta de Bili, c’est la profusion des récits de miracles.
Méthode de composition : sources et matériaux Nous pouvons faire un pas de plus dans la connaissance des méthodes de travail des trois hagiographes en analysant leur manière de traiter les sources et matériaux mis en œuvre pour réaliser leur projet. S’agissant d’hagiographie du haut Moyen Âge, nous sommes évidemment dans le royaume de l’emprunt, de l’écho, et de l’imitation formelle. Un examen des pratiques d’intertextualité de nos trois auteurs permet de documenter non seulement la richesse et la variété des ressources à leur disposition, mais aussi les variations de leur méthode de travail en tant qu’écrivains. Qu’est-ce que nos trois hagiographes ont en commun et qu’est-ce qui les distingue l’un de l’autre du point de vue de la mise en texte de leur composition ? Puisque les trois auteurs ne s’appuyaient probablement pas sur une rédaction primitive, comment ont-ils joué des codes et des contraintes du discours hagio graphique ? Commençons par les Gesta de Redon suivant une grille d’analyse tripartite – la même grille d’analyse sera ensuite utilisée pour les deux autres dossiers : Auteurs profanes / Auteurs chrétiens / Hagiographie. Cette dernière est rangée séparément pour une meilleure lisibilité. Conwoion
Il faut d’abord compter de très nombreuses citations ou quasi-citations bi bliques : plus d’une centaine de points de contact avec les Écritures Saintes, la plupart du temps annoncés comme tels. Mais plus que leur nombre en chiffre absolu, ce qu’il faut retenir, c’est leur regroupement en tête et/ou en fin de cha pitre, vingt-quatre fois sur trente (sans compter les préfaces). C’est un parti-pris clair que de les regrouper ainsi en tête ou en fin d’unité narrative ; parfois jusqu’à quatre citations bibliques de suite, afin d’encadrer les épisodes et d’orienter leur interprétation (Tableau 3). Du côté des auteurs profanes, l’auteur connaît son Virgile ; il le cite en effet subrepticement41, malgré sa prétention à s’en distancer dans la préface du livre II. Mais la caractéristique la plus frappante de sa manière de travailler est l’impor tance des appuis qu’il va chercher dans les chartes et diplômes à sa disposition, notamment dans des documents d’âge carolingien, plus tard recopiés dans le
40 J. M. H. Smith, « Aedificatio sancti loci », p. 379. 41 En III. 9 (C. Brett (éd.), op. cit., p. 217).
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Cartulaire de Redon42. Il n’est toutefois pas le premier hagiographe de son époque à avoir eu l’idée d’un tel recours ; pour l’époque carolingienne, il n’est que de songer aux Gesta Aldrici du Mans43, aux Actus pontificum du Mans44, ou aux Gesta sanctorum patrum de Fontenelle (premier tiers du ixe siècle)45. Chez les auteurs chrétiens (hors hagiographie) : la présence de la Règle béné dictine vient tout naturellement, car Redon a été fondé directement suivant le mode bénédictin, sans passer par une étape celtique – ou prétendue telle46. Il faut en outre compter avec Bède. L’attribution d’une lettre à un pape Benoît III est fantaisiste, pour cause d’anachronisme, mais l’existence d’une lettre d’entrée en pénitence publique demeure une possibilité bien réelle. En tout cas, une connais sance de la législation canonique contre la simonie et contre les parricides est évi dente. Il faut peut-être ajouter à cette liste une documentation nécrologique, car l’auteur connaît les noms et dates exactes de décès de plusieurs des compagnons de Conwoion47. En hagiographie proprement dite, les écrits de Sulpice Sévère sont un grand classique, tout comme Grégoire le Grand, qu’on retrouvera chez les deux autres hagiographes. Pour le reste, des points de contact anecdotiques. Cette distribution des sources d’information sur le fond et des sources d’inspi ration pour la forme paraît assez banale ; l’auteur a bien tiré parti de la documen tation propre à l’histoire interne de son monastère. Mais un relief particulier apparaît quand on la compare aux deux autres dossiers. Malo
Au premier coup d’œil (Tableau 4), il est frappant de constater qu’aucune trace de culture profane n’affleure dans l’œuvre de Bili ; c’est sûrement un parti-pris de sa part. Il est impossible de savoir si cela s’explique par le fait que l’auteur appartient au clergé séculier plutôt que régulier – mais certainement pas par le hasard. Ce
42 C. Garault, « La mise en texte du passé : traditions locales et mémoire monastique. Le cas de l’abbaye de Saint-Sauveur de Redon », in T. Kouamé (éd.), L’autorité de l’écrit au Moyen Âge (Orient et Occident), Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 148-152, ici p. 151-152. 43 BHL 260. 44 BHL 4543 ; entre 840 et les années 850 à 856. M. Weidemann, Geschichte des Bistums Le Mans von der Spätantike bis zur Karolingerzeit. « Actus pontificum Cenomannis in urbe degentium » und « Gesta Aldrici ». II-Die Urkunden, Mayence, Verlag des Römisch-germanischen Zentral museums, 2002, p. 181. 45 P. Pradié (éd.), Chronique des abbés de Fontenelle (Saint-Wandrille), Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. xxvii-xxviii et xlv ; L. Morelle, « La mise en “œuvre” des actes diplomatiques. L’auctoritas chez quelques historiographes monastiques (ixe-xie siècle) », in M. Zimmermann (éd.), Auctor et Auctoritas : invention et conformisme dans l’écriture médiévale, Paris, École des chartes, 2001, p. 73-96, ici p. 74-80. 46 B. Tanguy, « Autour de l’adoption de la règle bénédictine par l’abbaye de Redon », Bulletin de la Société archéologique du Finistère, 118 (1989), p. 141-152. 47 J.-C. Poulin, « Le dossier hagiographique de saint Conwoion », p. 145-146.
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choix est d’autant plus frappant que Bili cite une œuvre de Smaragde qui paraît ouvrir la porte à l’utilisation de la littérature profane classique : le Liber in partibus Donati48 ; mais il faut sans doute tenir compte du fait que pour Smaragde, l’étude de la grammaire est conçue comme un instrument de salut49. Contrairement à certaines apparences, il ne semble pas que Bili ait utilisé des chartes relatives aux biens fonciers de son diocèse50. Son regard est tourné résolument vers la littérature chrétienne. Malgré sa longueur, le dossier de saint Malo est pourtant nettement moins riche en points de contact avec les Écritures saintes que les deux autres Vies de comparaison. Hors hagiographie, trois groupes de sources d’inspiration ont servi d’appuis à Bili pour la mise en forme de son message : les prières en usage dans la liturgie, la tradition homilétique, et un auteur carolingien : Smaragde. En « deux œuvres fort différentes […] Smaragde est donc connu [en Bretagne] à la fois comme grammairien, comme auteur spirituel, comme poète »51. Le trait le plus original de la mise en écriture de l’histoire de saint Malo par Bili est la forte empreinte hagiographique52 ; ajouté à la profusion des récits de miracles, cet élément renforce le caractère très conventionnel du discours hagiographique de Bili. On peut encore débattre la question de savoir si Bili rapporte une tradition orale de la Navigatio Brendani ou s’il en a connu une version écrite53. À remarquer 48 Que cette œuvre ait été connue des Bretons du haut Moyen Âge est illustré par le ms. de Paris, BnF lat. 13029, glosé en breton ; Léon Fleuriot le date du début xe siècle : L. Fleuriot, Diction naire des gloses en vieux breton, Paris, C. Klincksieck, 1964, p. 6 n. 25 ; réimpr. id., A Dictionary of Old Breton. Dictionnaire du vieux breton, Part 1, Toronto, Prepcorp, 1985. Mais ce manuscrit est peut-être du dernier quart du ixe siècle, selon B. Bischoff, Katalog der festländischen Handschriften des neunten Jahrhunderts (mit Ausnahme der wisigotischen). III- Padua – Zwickau, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2014, p. 202, no 4866. 49 L. Holtz, « Nouveaux prolégomènes à l’édition du Liber in partibus Donati de Smaragde de Saint-Mihiel », Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France (1983), p. 157-170, ici p. 167-169. Sur le grand succès des écrits de Smaragde dès le ixe siècle, voir aussi A. Dubreucq, « Smaragde de Saint-Mihiel et son temps : enseignement et bibliothèques à l’époque carolin gienne », Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne, 7 (1986), p. 7-36, ici p. 13-17. 50 C. Garault, « Les rapports entre récits hagiographiques et matériel diplomatique à travers le dossier hagiographique de saint Malo (ixe-xiie siècle) », in M.-C. Isaïa et T. Granier (éd.), Normes et hagiographie dans l’Occident latin (ve-xvie siècles), Turnhout, Brepols, 2014, p. 309-327. 51 Smaragdus, Liber in partibus Donati, B. Löfstedt et al. (éd.), Turnhout, Brepols, 1986, p. lxii. 52 Il faut cependant tenir compte du fait que certains remplois hagiographiques (entre crochets carrés dans le tableau) pourraient avoir été interpolés après coup, à Paris au début du xe siècle. 53 Cette dernière existait au moins depuis la fin du viiie siècle : R. E. Guglielmetti, « Introdu zione », in G. Orlandi et R. E. Guglielmetti (éd.), Navigatio sancti Brendani : alla scoperta dei segreti meravigliosi del mondo, Florence, Edizione del Galluzzo, 2014, p. i-ccc, ici p. xcivxcvi, p. c-ci. Il n’est plus question de considérer cet épisode brendanien dans la Vie de saint Malo comme une interpolation du xe siècle, comme l’a fait J. F. Kenney, « The Legend of St. Brendan », Proceedings and Transactions of the Royal Society of Canada, section 2, 14 (1920), p. 51-67, ici p. 58-59.
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également le fait que Bili est relativement familier de la production du ixe siècle : Smaragde de Saint-Mihiel († c. 830), Alcuin († 804), la deuxième Vie de saint Calais54. Enfin, Bili se distingue des deux autres hagiographes étudiés ici par la place importante qu’il accorde aux miracles post mortem55 ; en cela il se rapproche des façons de faire de l’hagiographie du monde franc contemporain. Guénolé
Le dossier du fondateur de Landévennec est équilibré de façon substantielle ment différente des deux autres : le régime d’intertextualité se déploie à une échelle beaucoup plus intensive, et dans toutes les directions (Tableau 5). Sa pratique de la centonisation est encore plus omniprésente qu’il n’y paraît au premier abord et déborde de beaucoup la liste de ses auteurs-sources énumérés dans sa nota, « avertissement au lecteur ». Grâce aux recherches qui ont accompagné la publication récente d’un facsimilé du Cartulaire de Landévennec56, nous savons maintenant qu’il existe envi ron cent vingt passages en dépendance formelle de la Bible – tantôt annoncés comme tels, tantôt cousus habilement dans le déroulement du récit 57. Un tel degré d’imprégnation biblique (dans les deux premiers livres seulement) est nettement le plus élevé parmi les trois dossiers étudiés. La densité des emprunts, imitations, ou échos bibliques est encore plus forte que dans les Gesta de Redon, car ces points de contact formel se présentent parfois groupés, jusqu’à une quinzaine de citations dans le même chapitre. Quatre auteurs chrétiens prennent un relief particulier : Gurdisten les signale comme ses référents privilégiés dans sa nota liminaire : – – – –
Augustin, De magistro et les Soliloquia ; Cassiodore, Expositio psalmorum ; Isidore de Séville, essentiellement les Étymologies et Grégoire le Grand, les Homélies sur Ézéchiel.
Si Gurdisten prend la peine d’annoncer expressis verbis sa dépendance envers ces grands penseurs chrétiens, c’est qu’il leur a en effet beaucoup emprunté : ses 54 BHL 1569, avant 843. 55 Même en tenant compte du bloc de prodiges peut-être interpolé à Paris (de I. 51 à I. 75 (F. Lot, Mélanges d’histoire bretonne, p. 384-400)). Il faut donc nuancer la proposition de Julia M. H. Smith sur le manque d’intérêt des hagiographes bretons envers ces manifestations de sainteté : J. M. H. Smith, « Oral and Written : Saints, Miracles, and Relics in Brittany, c. 850-1250 », Spe culum, 65 :2 (1990), p. 309-343, ici p. 335. 56 S. Lebecq (éd.), Cartulaire de Saint-Guénolé de Landévennec en 2015. 57 À une trentaine de reprises, cependant, ces points de contact sont médiatisés par un prélève ment effectué sur un auteur chrétien ; les références détaillées se trouvent dans J.-C. Poulin, « L’intertextualité », p. 204-218.
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citations littérales peuvent se développer sur des blocs d’un alinéa entier, recopiés mot à mot. Nous ne sommes donc pas dans une logique d’ornementation du style ou d’hommage passager à de grands penseurs ; il s’agit plutôt de choix idéologiques bien affirmés, et peut-être aussi de choix pédagogiques. Gurdisten ne s’est pas vanté, dans son avertissement initial, de trouver une bonne partie de son inspiration formelle dans la littérature profane. Et pourtant, il est très familier avec l’œuvre de Virgile : une soixantaine de points de contact (surtout l’Énéide), ce qui convient bien à une entreprise prosimétrique (dans les deux premiers livres), et mieux encore dans le troisième livre (la récapitulation métrique de son opus geminum). Mais nulle part Gurdisten ne laisse entrevoir d’où il tire ces ornements empruntés à Virgile58. Un deuxième groupe de documents, non signalés au départ, occupe une place mineure dans les emprunts de Gurdisten : Caton et Martianus Capella, des œuvres à caractère didactique. Enfin une transcription d’un document d’archive représente un jalon majeur, non pas dans la vie de saint Guénolé, mais dans l’histoire du monastère de Landé vennec. Il s’agit de l’ordre de Louis le Pieux donné en 818 à l’abbé Matmonoc, d’avoir à mettre sa communauté à l’heure du monachisme bénédictin et d’assurer cette transition dans l’ensemble du monachisme breton ; il est toutefois possible qu’un glissement vers les usages bénédictins ait commencé à se faire sentir à Landévennec dès avant 81859. On a longtemps considéré l’acte officiel de Louis le Pieux comme un diplôme impérial60 ; mais le dernier éditeur le range parmi les lettres de l’empereur, au motif que ni sa forme ni son contenu ne correspondent à un diplôme61. Du côté des auteurs chrétiens (hors hagiographie), la liste est impressionnante et variée, où figurent à la fois des prosateurs et des poètes. Le contact avec la Règle de saint Benoît est tout naturel dans un monastère passé au monachisme bénédictin depuis 818. Le seul auteur chrétien annoncé par Gurdisten dans sa
58 Une seule exception en I. 8 (C. De Smedt (éd.), op. cit., p. 185), probablement à l’insu de Gurdisten : une insérende (ut ait quidam, « comme dit quelqu’un ») s’applique à Virgile, mais elle est médiatisée par Cassiodore. Voir J.-C. Poulin, « L’intertextualité », p. 177. 59 Selon l’avis de A. Bardel et R. Pérennec, « Abbaye de Landévennec : évolution du contexte funéraire depuis le haut Moyen Âge », in A. Alduc-Le Bagousse (éd.), Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, Caen, Publications du CRAHM, 2004, p. 121-158, ici p. 138. Dans le même sens, Y. Morice, L’abbaye de Landévennec, tome 1, p. 422. 60 La Vie parle de mandata (en II. 12) et de praecepta (en II. 13) (C. De Smedt (éd.), op. cit., p. 227). Traduction et commentaire par S. Lebecq, « Autour de quelques chartes de Landé vennec. Regards sur l’histoire de l’abbaye entre le ixe et le xie siècle », in S. Lebecq (éd.), Cartulaire de Saint-Guénolé de Landévennec, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 53-64, ici p. 54-57. 61 T. Kölzer et al. (éd.), Die Urkunden Ludwigs des Frommen, Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 2016, vol. 2, p. 1213. Pour une mise en contexte élargie : M. Gaillard, « La lettre de Louis le Pieux de 818 et l’introduction de la règle de saint Benoît à Landévennec », in Y. Coativy (éd.), Landévennec 818-2018. Une abbaye bénédictine en Bretagne, Brest, Éditions du CRBC, 2020, p. 55-66 ; (consulté le 17 février 2022).
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nota, mais pas encore identifié dans le texte est Jean Chrysostome62. Quant au témoignage annoncé de l’abbé Pymen, il n’est présent qu’indirectement, par la médiation de Smaragde de St-Mihiel63. Au total, il ressort que Gurdisten s’est fait le porteur et le relais de la tradition chrétienne dans toute son épaisseur historique et son étendue spatiale, non seulement dans le monde romano-franc, mais aussi dans le monde méditerranéen, depuis la Terre Sainte jusqu’en Espagne. Il a puisé ses modèles formels et cautions spirituelles dans tous les siècles, du ive au ixe siècle inclusivement, avec au moins deux auteurs différents pour chacun des siècles écoulés64. Et dans toute son extension géographique : insulaire (Gildas, Cogitosus, Aldhelm), continentale, et méditerranéenne. Gurdisten a aussi largement puisé dans le domaine hagiographique propre ment dit. On rencontre chez lui Sulpice Sévère, l’incontournable, déjà mobilisé pour Conwoion et Malo. Les Actes du pape saint Silvestre ; le même extrait (un catalogue de vertus)65 est également cité par Bili pour saint Malo. Mais les deux prélèvements sont suffisamment différents l’un de l’autre pour ne pas impliquer un lien de dépendance de l’un envers l’autre. Cogitosus, pour sa Vita sanctae Brigidae66. L’hymne du moine Clément, récit versifié de la vie de saint Guénolé. Mais ce qui pèse le plus lourd ici, c’est l’influence de la Vie de saint Samson de Dol ; l’influence formelle de la Vie de Samson est en effet certaine. Non par multiplication des citations directes, mais par calque du schéma narratif ; la progression du récit de la grande Vie de saint Guénolé s’inspire manifestement de celle de la Vie de saint Samson, même si le saint patron de Dol n’est jamais nommé. La distinction entre auteurs profanes et auteurs chrétiens, adoptée ici par commodité, ne doit cependant pas masquer le fait que certaines œuvres d’un côté et de l’autre ont pu circuler ensemble ; c’est par exemple le cas, bien établi pour le ixe siècle, de morceaux choisis des Disticha Catonis et des poèmes d’Eugène de Tolède, compilés ensemble comme pertinents à l’apprentissage de la grammaire67. Gurdisten aurait pu ainsi en avoir eu une connaissance indirecte, partielle, et non intégrale. Une autre particularité de la méthode de travail de Gurdisten mérite d’être signalée, car elle illustre bien sa connaissance des bons usages chez les écrivains de son temps. Il annonce d’emblée (dans une nota) l’utilisation 62 Sur cette absence apparente, voir J.-C. Poulin, « L’intertextualité », p. 168-170, p. 185. 63 Ibid., p. 170. 64 Énumération succincte chez J.-C. Poulin, « Les sources formelles de la Vie longue de saint Guénolé », in S. Lebecq (éd.), Cartulaire de Saint-Guénolé de Landévennec, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 103-106, ici p. 104. 65 CPL 2235 ; BHL 7725 et suivants. 66 BHL 1547. 67 Y.-F. Riou, « Quelques aspects de la tradition manuscrite des Carmina d’Eugène de Tolède : du Liber Catonianus aux Auctores octo morales », Revue d’histoire des textes, 2 (1973), p. 11-44, ici p. 29. Ou, plus récemment, P. F. Alberto, « Eugenius Toletanus archiep. », in P. Chiesa et L. Castaldi (éd.), La trasmissione dei testi latini del Medioevo, vol. 1, Florence, Sismel / Edizione del Galluzzo, 2004, p. 97-117, ici p. 102, p. 106.
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d’un système de référence pour signaler dans les marges les emprunts faits à ses principales sources d’inspiration. Cette signalétique, ancêtre de nos notes en bas de page, s’est perdue au fil des transcriptions du texte ; mais son emploi montre la pénétration d’une méthode fréquemment utilisée par les auteurs carolingiens68. Bili et Gurdisten ont en commun de s’appuyer discrètement sur la Vie de saint Samson, mais avec une intensité différente. Pour Guénolé, c’est le schéma narratif général de Samson qui est transposé ; pour Malo, l’imitation se ramène à quelques épisodes et tournures de phrase. Mais dans les deux cas, c’est probablement la Vita IIa s. Samsonis qui sert d’inspiration aux deux hagiographes69.
Identification du projet / objectifs de l’œuvre Quel rapport entre la configuration des trois dossiers et les projets de chaque auteur ? Comment s’inscrivent ces monuments dans un contexte particulier ? Quels liens avec l’époque de leur naissance ? Pour répondre à ces questions, il faut lier forme et fond de chaque dossier. Conwoion
L’utilisation insistante de citations bibliques, identifiées comme telles et sou vent regroupées en tête et en fin de chapitre, correspond à une volonté évidente de tirer explicitement de chaque épisode une leçon morale ou un enseignement spirituel. Rutger Kramer y voit même l’équivalent d’une démarche d’exégèse du texte biblique destinée à l’édification des moines de Redon70. Une telle visée ressemble à celle qui anime au même moment Gurdisten dans sa grande Vie de saint Guénolé, comme on le verra ci-après. Le sujet traité par l’auteur se situe exactement à l’interface des relations entre Francs et Bretons. D’un côté, nous avons une fondation monastique implantée en 832 sur la zone frontière entre Francs et Bretons, malgré l’opposition de l’évêque Rainerius de Vannes71. Cette fondation est appuyée par Nominoé, un prince 68 R. McKitterick, « Glossaries and other Innovations in Carolingian Book Production », in E. Kwakkel, R. McKitterick et R. M. Thomson (éd.), Turning over a New Leaf : Change and Development in the Medieval Manuscript, Leyde, Leiden University Press, 2012, p. 21-78, ici p. 23-25. 69 BHL 7481 (essentiellement le premier livre). J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 161, p. 421, p. 440-442. 70 R. D. Kramer, « In divinis scripturis legitur » : Monastic Ideals and the Use of the Bible in the Gesta sanctorum Rotonensium, Utrecht, Utrecht University, 2007. Résumé en néerlandais de cette thèse de maîtrise, id., « “In divinis scripturis legitur” : Monastieke idealen en het gebruik van de Bijbel in de Gesta sanctorum Rotonensium », Millennium. Tijdschrift voor middeleeuwse studies, 22 :1 (2008), p. 24-44. La partie latine du titre est tirée de l’incipit des Gesta II. 6 (C. Brett (éd.), op. cit., p. 165). 71 Gesta I. 8 (ibid., p. 133).
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breton encore fidèle à l’autorité franque, à titre de missus. À partir de là, la grande affaire des débuts de l’histoire de Redon sera la poursuite des efforts pour obtenir une caution impériale à cette fondation. Il ne faudra pas moins de trois visites de Conwoion auprès de Louis le Pieux (entre 832 et 834) avant d’obtenir son accord72 ; la réticence initiale de l’empereur tient sans doute à des considérations stratégiques relatives à la marche de Bretagne73. Encore en 850, l’abbé Conwoion obtint de Charles le Chauve un diplôme d’immunité en faveur de Redon74 ; mais à cette occasion, le diplôme réécrit l’histoire en attribuant la fondation de Redon directement à Louis le Pieux75. Toutefois, l’auteur des Gesta, qui écrivait une vingtaine d’années plus tard, garde le silence sur ce travestissement du passé de l’abbaye. Au moment de la rédaction des Gesta, les prétentions métropolitaines de Dol sont devenues une question d’actualité brûlante entre Francs et Bretons. Ce projet était promu par Nominoé († 851) – finalement émancipé de la tutelle franque –, puis par ses successeurs Érispoé († 857) et Salomon († 874). Nominoé envoya Conwoion en ambassade à Rome (entre 847 et 849), dans l’espoir d’obtenir du pape Léon IV un consentement aux manœuvres de création d’une province ecclésiastique bretonne, au détriment de Tours. Nominoé a ramené de Rome non pas l’accord du pape, mais… des reliques du pape saint Marcellin († 304)76. Voilà une façon passablement irénique, et hagiographique(!), d’écrire l’histoire. La présentation de saint Martin de Tours et de saint Samson de Dol comme « archevêques » dans une scène de vision77 en Gesta III. 3 permet de ménager les susceptibilités des partisans de Dol et de Tours, car ces deux saints ne furent jamais archevêques, ni l’un ni l’autre78.
72 Gesta I. 8 à I. 10 (ibid., p. 133-141). 73 Ainsi selon J. M. H. Smith, Province and Empire, p. 80. La réticence de l’évêque Rainerius (Raginhard) de Vannes devant l’entreprise de fondation d’un monastère à Redon pourrait tenir à la crainte de perdre le contrôle de cette zone frontière au bénéfice du diocèse d’Alet, selon F. Mazel, L’évêque et le territoire, 2016, p. 226-227. Pour le contexte plus général de politique impériale, voir J. Quaghebeur, « Raginhard, évêque de Vannes », p. 120. 74 H. Guillotel, « L’action de Charles le Chauve », p. 21. 75 G. Tessier et al. (éd.), Recueil des actes de Charles II le Chauve, p. 350, no 132. L’idée d’une fondation de Redon par Louis le Pieux fut reprise sans sourciller au xie siècle par la réécriture des Gesta carolingiens : Vita sancti Conwoionis, 7 (BHL 1946 ; C. Brett (éd.), op. cit., p. 237). Sur le contexte de cette manipulation du passé, voir F. Mazel, « Entre mémoire carolingienne et réforme “grégorienne” », p. 19 et, plus succinctement, id., « L’abbaye de Redon aux xie-xiie siècles », p. 108. 76 Gesta II. 10 (C. Brett (éd.), op. cit., p. 175-183). Pour une remise en contexte de cette transla tion dans l’histoire politique de l’époque, voir K. Herbers, « Reliques romaines au ixe siècle : renforcement des liaisons avec la papauté ? », in É. Bozoky (éd.), Hagiographie, idéologie et politique au Moyen Âge en Occident, Turnhout, Brepols, 2012, p. 117. 77 Gesta III. 3. Martin et Hilaire sont associés dans d’anciens sacramentaires francs : A. Rauwel, Rites et sociétés dans l’Occident médiéval, Paris, Picard, 2016, p. 34-35. 78 Non plus que saint Hilaire de Poitiers, lui aussi présent dans cette vision. Sur la position ambiguë de Redon en cette matière, voir Brett (éd.), The Monks of Redon, p. 3.
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On ne peut donc pas dire que les Gesta ont adopté une perspective antifranque ou présenté Redon comme un bastion du particularisme breton face à la pression franque. L’hagiographe a plutôt choisi de se placer sur le terrain de l’histoire interne du monastère, d’où l’importance de la documentation à sa disposition localement : diplômes, chartes, nécrologe, recueils de législation conciliaire. Il n’était pas question de présenter la fondation de Redon comme une manœuvre partisane hostile à l’autorité franque 79, ni pour Conwoion, ni pour son biographe ; mais en même temps, les Gesta laissent voir que Redon se trouvait par moments dans une position inconfortable entre Francs et Bretons80. Redon sera finalement plutôt un pont entre les mondes franc et breton, et non pas une forteresse bretonne destinée à endiguer l’influence franque. D’une part, le Redon des Gesta assume un sentiment de proximité avec le point de vue breton ; mais de l’autre, il possède des caractéristiques résolument carolingiennes81. À s’en tenir au témoignage de l’hagiographie, Redon ne fut cependant pas une courroie de transmission aussi vigoureuse que Landévennec pour la transmission de la culture carolingienne vers la Bretagne82. Un autre trait d’actualité fait irruption dans les Gesta83 en III. 9 : les agressions vikings. Nous en saurions sans doute davantage sans la perte de la fin du troisième et dernier livre. Comme il fallait s’y attendre, la relation de ces troubles fait l’objet d’une relecture édifiante, à coup de miracles ; plus modestement, il s’agit probablement de l’habillage hagiographique du versement en 854 d’un tribut pour apaiser la fureur des maraudeurs84. Enfin il y a probablement un lien à faire entre le traitement combiné de la biographie de Conwoion et de l’histoire des origines du monastère de Redon d’une part, et le choix de puiser des éléments d’information dans les actes de la pratique archivés à Redon d’autre part. La ré daction des Gesta s’insère alors dans une stratégie plus générale de consolidation de la mémoire institutionnelle de Redon. Le premier successeur de Conwoion, l’abbé Ritcant (867-871), s’est en effet attelé à la tâche de mettre en ordre les titres de propriété de Redon, en une période d’incertitude concomitante de la démission, puis du décès de Conwoion. Si cette argumentation de Julia Smith est recevable, elle vient consolider la proposition d’une datation des Gesta vers 87085.
Contra : L. Levillain, « Les réformes ecclésiastiques de Noménoé », p. 245, p. 255-256. Sur ce point, voir C. Brett (éd.), op. cit., p. 58-60. Comme l’a bien vu C. Brett, ibid., p. 60-63. R. D. Kramer, « “In divinis scripturis legitur” : Monastic Ideals », p. 27. Gesta III. 9 (C. Brett (éd.), op. cit., p. 213-219). J.-C. Cassard, « En marge des incursions vikings », Annales de Bretagne, 98 :3 (1991), p. 261-272, ici p. 262-265. Et encore, id., Le siècle des Vikings en Bretagne, Paris, J.-P. Gisserot, 1996, p. 21-24. Id., « Les Vikings en Bretagne », Dossiers d’archéologie, 277 (2002), p. 46-49, ici p. 47-48. À une autre occasion, l’abbaye a effectivement payé une rançon aux Vikings (A. de Courson (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Redon en Bretagne, Paris, Imprimerie impériale, 1863, acte no 26, daté de 857) : S. Coupland, « The Frankish Tribute Payments to the Vikings and their Consequences », Francia, 26 :1 (1999), p. 57-75, ici p. 74. 85 J. M. H. Smith, « Aedificatio sancti loci », p. 370-375. 79 80 81 82 83 84
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L’ensemble des moyens mobilisés par Bili – découpage en deux livres, sources d’inspiration formelle ou d’imitation, multiplication des miracles post mortem – rendent cette grande Vie de saint Malo plus proche de l’hagiographie carolin gienne que du reste de l’hagiographie bretonne, de l’avis de Julia Smith86. Mais il ne faut pas exagérer cet effet de contraste, car les liens avec le monde insulaire sont bien affirmés par la mise en scène des débuts de la vie du saint au Pays de Galles et de ses rapports avec saint Brendan. Avec Bili, nous sommes placés au cœur de la controverse : il envoie en effet le moine Malo se faire consacrer évêque au siège métropolitain de Tours87, et non pas à Dol. Son patron, l’évêque Ratvili d’Alet voyait certainement d’un mauvais œil les ambitions métropolitaines de Dol, un siège épiscopal si proche d’Alet, et implanté au détriment d’Alet88. Pour contrer de telles visées expansionnistes, il a paru opportun de rétro-projeter sur Malo un statut épiscopal lié à Tours, nulle ment assuré historiquement89. Mais cette disposition de Bili ne l’a pas empêché de calquer par moments la Vita IIa s. Samsonis90 et même de surenchérir sur elle en faisant de Malo un cousin de Samson91. Un rapport positif avec l’autorité franque s’exprime encore d’une autre façon : d’après Bili, saint Malo serait mort en exil en Saintonge. Une translation aurait ensuite ramené une partie de son corps en Bretagne ; on peut douter de la réalité historique d’un tel transfert, mais il est révélateur que Bili envoie les acteurs de cette opération recueillir l’autorisation préalable du roi Childebert à Paris92. Le rapport avec le monde franc est ainsi à nouveau placé dans une lumière positive93. Sur le chemin de retour de cette translation prétendue de Saintonge vers la Bretagne, l’occasion est saisie – ou créée – de jalonner (au livre II) le 86 Id., « Oral and Written », p. 333. 87 En I. 40 (F. Lot, op. cit., p. 378). 88 Quelques années plus tard, deux Vies anonymes de saint Malo (BHL 5117 et 5118a) vien dront défendre la position inverse, en situant à Dol la consécration épiscopale de saint Malo. A. Lunven, Du diocèse à la paroisse : évêchés de Rennes, Dol et Alet/Saint-Malo, ve-xiiie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 50-52. Et encore A. Lunven, « Les églises en tau et à contre-abside de la cité d’Alet (Saint-Malo). Reprise de leur datation et nouvelles considérations sur les débuts de l’évêché breton », in P.-Y. Laffont (éd.), Les élites et leurs résidences en Bretagne au Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 97-109, ici p. 102-106. 89 A. Lunven, Du diocèse à la paroisse, p. 51-52, p. 274 ; id., « Les origines du diocèse d’Alet et les étapes de sa construction paroissiale (ive-xvie siècles) », Annales de la Société d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Saint-Malo, 2008 [2009], p. 53-80, p. 71 et carte p. 55. 90 BHL 7481, 7483. 91 En I. 1 (F. Lot, op. cit., p. 353). 92 En II. 7 à II. 9 (ibid., p. 415-419). D’une manière générale, Childebert est le roi franc embléma tique dans l’ancienne hagiographie bretonne. J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 63-64. 93 Au début du xe siècle, une autre version de cette translation (BHL 5124) en fait une affaire purement bretonne, sans intervention d’une autorité franque.
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territoire parcouru de points d’appui en forme de revendications territoriales, en faveur d’un diocèse fragilisé par le voisinage encombrant du siège de Dol et par la multiplication d’enclaves à lui rattachées94. Enfin l’actualité de la fin du ixe siècle se manifeste par quelques récits de miracles liés aux agressions vikings, quitte à en donner une version stylisée95, comme il sied bien à un hagiographe. À l’instar de ce qui est relaté dans les Gesta de Redon, les agresseurs vikings ont épargné partiellement un village, moyennant ce qui semble bien être le versement d’un tribut96. Guénolé
Gurdisten a peut-être été influencé par Alcuin dans son choix d’utiliser la forme de l’opus geminum (œuvre double) ; comme Alcuin à propos de saint Willibrord, il distingue deux publics à rejoindre par deux niveaux de difficulté dans la formulation du message. Là où Alcuin destinait la partie en prose à la lecture publique et la partie versifiée à la méditation privée, Gurdisten réserve visiblement l’opus geminum tout entier à un public monastique averti97 ; il reporte sur une brève homélie ad populum (destinée au peuple)98, au style moins soutenu, le soin de rejoindre une assemblée chrétienne élargie99.
94 Sur le lien entre ce récit de translation et une revendication territoriale du siège d’Alet sur le Porhoët (« pagus trans silvam »), voir A. Lunven, Du diocèse à la paroisse, p. 52-55 ; carte des localités citées dans la Vie de s. Malo à la p. 73, fig. 12. Id., « Le pouvoir épiscopal en haute Bretagne avant le xiie siècle et ses variations : évêchés de Vannes, Alet / Saint-Malo, Dol, Rennes et Nantes », Bulletin et mémoires de la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 118 (2014), p. 113-138, ici p. 122 et carte p. 123. Id., « Les églises en tau », p. 102. F. Mazel, L’évêque et le territoire, p. 101-102, p. 232, p. 421, n. 186. C. Garault, « La Vita sancti Machutis par Bili : reflets des enjeux territoriaux liés au pouvoir épiscopal dans les années 870 en Haute Bretagne », in G. Bührer-Thierry et S. Patzold (éd.), Genèse des espaces politiques (ixe-xiie siècle). Autour de la question spatiale dans les royaumes francs et post-carolingiens , Turn hout, Brepols, 2018, p. 193-200. Essai de reconstitution du trajet de Saintes à Alet par G. Le Duc, « La Bretagne, intermédiaire entre l’Aquitaine et l’Irlande », in J.-M. Picard (éd.), Aqui taine and Ireland in the Middle Ages, Dublin, Four Courts Press, 1995, p. 173-187, p. 186-187. 95 En II. 15 et 16 (F. Lot, op. cit., p. 425-426). 96 Sur ce point, voir J.-C. Cassard, Le siècle des Vikings, p. 37. Et, séparément, P. Bauduin, Le monde franc et les Vikings (viiie-xe siècle), Paris, Albin Michel, 2009, p. 75-79. Cet exemple peut donc s’ajouter au dossier rassemblé par S. Coupland, « The Frankish Tribute Payments ». 97 C’est pourquoi il peut se permettre de tronquer une citation biblique (en II. 2 et II. 26 ; C. De Smedt (éd.), op. cit., p. 214 et p. 245 respectivement), laissée en suspens par un et reliqua, que ses lecteurs sauront reconnaître d’instinct et compléter eux-mêmes. C’est ce que J. Meyers appelle des emprunts « culturels » dans son L’art de l’emprunt dans la poésie de Sedulius Scottus, Paris, Les Belles Lettres, 1986, p. 114. 98 BHL 8959. 99 J.-L. Ramel, La prédication médiévale à travers les réécritures hagiographiques bretonnes, mémoire de master 2, Rennes, Université de Rennes 2, 2010, p. 86-87.
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La structure du dossier monté par l’abbé Gurdisten, partie biographie spiri tuelle du saint patron, partie allocutions d’exhortation à l’intention des moines, autorise à voir ici un projet plus ambitieux qu’il n’y paraît au premier abord : ce qu’on a souvent pris pour de maladroits excursus non biographiques fait bel et bien partie du projet de l’auteur100. La mise en forme de cette longue Vie de saint Guénolé – une entreprise probablement réalisée par étapes – semble coïncider avec un programme plus général de réorganisation de l’abbaye dans les années 850-870 ; le témoignage de l’archéologie reflète aussi ce mouvement de réorganisation101. Même un événement qui aurait pu représenter un traumatisme dans l’histoire de la communauté monastique de Landévennec, comme l’adop tion de la Règle bénédictine imposée par Louis le Pieux en 818, est présenté de façon positive102. À l’instar de ce qui s’observe ailleurs à l’époque carolingienne, la transition vers le mode bénédictin de vie monastique pourrait avoir été progressif, amorcée dès avant 818103. Gurdisten ne s’afflige pas de l’abandon de traditions celtiques comme la tonsure dite « scotique » ; au contraire, il tire avec fierté des archives de la maison une lettre de l’empereur, qu’il retranscrit dans le dossier de saint Guénolé, y compris la reproduction du monogramme impérial104. Dès lors, il est naturel de voir Gurdisten emprunter à la Règle bénédictine, comme à une de ses sources d’inspiration dont la présence n’avait pas besoin d’être annoncée. Par comparaison avec les Gesta de Redon et au dossier de saint Malo, Gurdis ten pratique une manière bien personnelle d’ancrer l’histoire de son monastère dans l’histoire régionale. Les bonnes relations avec l’autorité franque ne font pas
100 Cette caractéristique fut déjà suggérée par J. M. H. Smith, « Oral and Written », p. 319. Plus en détail chez J.-C. Poulin, « L’intertextualité », p. 179-180, p. 186-187. 101 R. Pérennec et A. Bardel, « Landévennec, un monastère carolingien à la pointe de la Bre tagne », in M. Coumert et Y. Tranvouez (éd.), Landévennec, les Vikings et la Bretagne. En hommage à Jean-Christophe Cassard, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2015, p. 21-60, ici p. 32-33. 102 Cette occurrence peut s’ajouter au dossier monté par A. Diem, « Inventing the Holy Rule : Some Observations on the History of Monastic Normative Observance in the Early Medieval West », in H. Dey et E. Fentress (éd.), Western Monasticism « ante litteram ». The Spaces of Monastic Observance in Late Antiquity and the Early Middle Ages, Turnhout, Brepols, 2011, p. 53-84. 103 C’est la thèse soutenue par K. M. Hosoe, Regulae and Reform in Carolingian Monastic Hagiogra phy, New Haven, Yale University, 2014 ; (consulté le 16 février 2022). L’auteure utilise justement le cas de Landévennec comme entrée en matière (p. 7-11). 104 Ce document prestigieux sera ensuite maintenu dans la version fortement abrégée (BHL 8960) que Gurdisten offre en cadeau à son ami l’évêque Jean d’Arezzo. Mais il semble que les usages locaux antérieurs à 818 en matière de tonsure et vie monastique constituaient des pratiques d’origine bretonne plutôt qu’irlandaise : J.-M. Picard, « Conversatio Scottorum. Une mise au point sur les coutumes monastiques irlandaises du haut Moyen Âge (vie-viiie siècle) », in Y. Coativy (éd.), Landévennec 818-2018. Une abbaye bénédictine en Bretagne, Brest, Éditions du CRBC, 2020. Suivi par A.-Y. Bourgès, « Les Irlandais et la Bretagne armoricaine dans la production hagiographique bretonne médiévale (ixe-xiie siècles) », Annales de Bretagne, 128 :2 (2021), p. 23-45, ici p. 33.
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de doute, mais elles ne s’accompagnent pas d’une prise de position à propos des ambitions métropolitaines de Dol. Cette question d’actualité est passée sous silence ; ce n’est que dans la lettre d’envoi d’une version abrégée de la Vie de saint Guénolé par Gurdisten lui-même105 que Jeanne Laurent croit voir une allusion voilée à des démarches hostiles à l’érection de Dol au rang de métropole106 ; à moins d’y voir la trace des problèmes qui agitaient alors le comté de Poher, comme le pense plutôt Joëlle Quaghebeur107. Dans sa Vie longue, Gurdisten s’applique en effet à inscrire l’histoire de son monastère dans l’histoire de la Cor nouaille ; sur la lancée des instructions données par Louis le Pieux en 818, cette Vie place Landévennec dans un réseau spirituel – et peut-être aussi un programme politique – qui dépassent nettement le domaine propre de l’abbaye108. Ce lien avec l’histoire régionale plus immédiate serait encore plus fort si nous pouvions être certain que le commanditaire – la beatitudo vestra – est bien l’évêque de Quimper. Les troubles causés par les Vikings sont évoqués de manière fugace seulement109. Une autre préoccupation d’importance a guidé le travail de Gurdisten : il se révèle un abbé très soucieux de la formation spirituelle de ses moines. Cette dimension de « miroir du parfait religieux » ne trouve pas d’équivalent dans les dossiers de Conwoion ou de Malo. Comment s’exprime cet objectif d’ordre spirituel ? D’abord par la multiplication des points de contact avec la Bible : on peut trouver jusqu’à une quinzaine d’emprunts ou d’échos dans un même chapitre. Ensuite il ne suffit pas de savoir que Gurdisten a effectué des emprunts surabondants à de grands penseurs chrétiens ; il faut encore voir comment il a géré cette intertextualité. À plusieurs reprises dans les deux premiers livres, le fil biographique s’interrompt pour laisser place à ce qui pourrait sembler des digressions en hors-d’œuvre110, mais qui jouent plutôt le rôle d’admonition à
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BHL 8960. J. Laurent, Bretagne et Bretons, p. 32-33. J. Quaghebeur, La Cornouaille du ixe au xiie siècle, p. 31-32. Ainsi chez J. Quaghebeur, « L’abbaye de Landévennec au ixe siècle ou l’élaboration du passé spirituel de la Cornouaille », in M. Coumert et Y. Tranvouez (éd.), Landévennec, les Vikings et la Bretagne. En hommage à Jean-Christophe Cassard, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2015, p. 79-100, ici p. 84, p. 90-92. 109 En II. 15 (C. De Smedt (éd.), op. cit., p. 228). 110 Il faut donc s’éloigner résolument des jugements portés il y a plus d’un siècle par A. Ramé, « Rapport sur le Cartulaire de Landévennec », Bulletin du Comité des travaux historiques et scientifiques (France). Section d’histoire, d’archéologie et de philologie, 4 (1882), p. 419-448, ici p. 442 : « les considérations mystiques de Gurdisten font de l’ouvrage une des plus insuppor tables compositions du ixe siècle ». Ou par l’abbé F. Duine, dans son « Mémento des sources hagiographiques de l’histoire de Bretagne », in Bulletin et mémoires de la Société archéologique et historique du département d’Ille-et-Vilaine, 46 (1918), p. 243-457, ici p. 288 : « Son vaste roman ascético-littéraire est terriblement dépourvu de rapidité, et fait gémir les historiens ».
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la communauté111. En outre, l’auteur prend la parole à deux reprises devant l’énigmatique beatitudo vestra112. Certains de ces passages ont donc pu exister d’abord séparément, avant d’être amalgamés dans le dossier de la Vita longior tel que nous le connaissons maintenant. Considéré dans son ensemble, le projet de Gurdisten dépasse cependant l’horizon de son seul monastère : il vise aussi à esquisser un mythe des origines bretonnes sur le continent. En utilisant Gildas comme trait d’union entre l’his toire insulaire et continentale des Bretons, comme explication du mouvement de migration trans-Manche ; et en utilisant Gradlon comme roi mythique de l’en semble de la péninsule armoricaine dès l’époque de la migration, en contrepoint d’une province bretonne soumise à l’influence, sinon à la domination franque à l’époque carolingienne113. Conclusion
Contrairement à une légende urbaine tenace, il ne suffit donc pas de lire une Vie de saint du haut Moyen Âge pour les connaître toutes. Les trois longues constructions mémorielles analysées ici ont emprunté des voies et des moyens à la fois semblables et dissemblables pour bâtir leur histoire des origines. Trois au teurs contemporains, issus d’un milieu culturel comparable en zone bretonnante, expriment chacun une personnalité d’auteur bien individualisée ; les écarts qui les séparent tiennent à une variété de procédés de mise en forme et à une diversité de moyens d’ancrage dans un contexte local et régional. À la question de savoir s’il existe une manière bretonne de mettre en forme la mémoire d’un saint, par-delà l’identité bretonne du héros à célébrer, force est de constater que l’horizon intellectuel et spirituel dans lequel évoluent nos trois auteurs n’est que faiblement marqué par des influences insulaires. Aucune source d’origine insulaire n’a été identifiée pour parler de saint Conwoion, car la proposition de Caroline Brett à l’effet de reconnaître114 une influence du De excidio Britanniae de Gildas a été supplantée par la reconnaissance d’un emprunt à la Vita sancti Philiberti115. Pour saint Malo, bien qu’il soit né au Pays de Galles, on
111 Admonitiuncula en I. 22 ; admonitio en II tit. 1 ; sermo en II. 3 (C. De Smedt (éd.), op. cit., p. 210 et p. 216 respectivement). Les passages concernés sont analysés dans J.-C. Poulin, « L’intertextualité », p. 180-181 et p. 186-187. 112 En I. 14 et I. 18 (C. De Smedt (éd.), op. cit., p. 193 et p. 202 respectivement). 113 J. M. H. Smith, « Confronting Identities : The Rhetoric and Reality of a Carolingian Fron tier », in W. Pohl et M. Diesenberger (éd.), Integration und Herrschaft : ethnische Identitäten und soziale Organisation im Frühmittelalter, Vienne, Verlag der Österreichischen Akademie der Wissenschaften, 2002, p. 169-182, ici p. 173-176. 114 En I. 3 (C. Brett (éd.), op. cit., p. 119). 115 Ibid., p. 67 ; J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 90.
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note un prélèvement sur les traditions relatives à la navigation de saint Brendan116 et une visite (très hypothétique) au monastère fondé par saint Colomban à Luxeuil117. L’hymne Benedicite Dominum que Bili a placée en tête de sa Vita s. Machutis pourrait posséder quelques traits apparentés au style des Hisperica Fa mina118. Pour saint Guénolé, nous sommes mieux servis. Gurdisten possédait une familiarité certaine avec le De excidio Britanniae de Gildas : outre divers éléments de vocabulaire disséminés ici et là dans le texte, il faut remarquer la présence d’un long pastiche de Gildas, comme signal explicite d’affiliation culturelle119. Il faut encore compter chez lui deux allusions à saint Patrick120 et une citation tirée de la Vie de sainte Brigitte121. Mais il en faudrait davantage pour faire de Gurdisten un écrivain « féru d’hagiographie irlandaise122 ». Il est vrai que plusieurs sources d’inspiration sont communes à l’hagiographie irlandaise et à l’hagiographie bretonne du haut Moyen Âge : ainsi les écrits martiniens de Sulpice Sévère, les Actus Silvestri, ou les Dialogues de Grégoire le Grand123. La familiarité manifeste de nos hagiographes bretons avec ces mo numents peut cependant découler d’une transmission aussi bien continentale qu’insulaire. Au total, les emprunts à des modèles d’origine proprement insulaire constituent un bilan relativement modeste par rapport au nombre et à la variété 116 Ce récit dépendrait d’un état de la Vita s. Brendani antérieur à la rédaction de sa Navigatio, selon J. M. Wooding, « The Date of Navigatio s. Brendani abbatis », Studia Hibernica, 37 (2011), p. 9-26, ici p. 25-26. 117 En I. 46 (F. Lot, op. cit., p. 381). F. Kerlouégan doute lui aussi de l’historicité de ce dépla cement : « Présence et culte de clercs irlandais et bretons entre Loire et Monts Jura », in J.-M. Picard (éd.), Aquitaine and Ireland in the Middle Ages, Dublin, Four Courts Press, 1995, p. 188-206, ici p. 195. 118 De l’avis de L. Lemoine, « Maniérisme et Hispérisme en Bretagne. Note sur quelques colo phons (viiie-xe siècles) », Annales de Bretagne, 102 :4 (1995), p. 7-16, ici p. 10-11. 119 En I. 1 (C. De Smedt (éd.), op. cit., p. 174-176). Afin que nul n’en ignore, Gurdisten va jusqu’à proclamer : Qui haec plenius scire voluerit, legat sanctum Gildam (!), « Que celui qui voudrait en savoir plus lise saint Gildas », J.-C. Poulin, « L’intertextualité », p. 172-173. Erich Zöllner pense néanmoins que la V. Winwaloei est plus au service de la mémoire de s. Guénolé que de la conscience des origines insulaires : Die politische Stellung der Völker im Frankenreich, Vienne, Universum, 1950, p. 184. 120 En I. 11 (C. De Smedt (éd.), op. cit., p. 190-191). 121 En I. 14 (ibid., p. 193). BHL 1457. Cette composition de Cogitosus (autour de 680) a largement circulé sur le continent à partir du ixe siècle : R. Sharpe, Medieval Irish Saints’ Lives, p. 13-14. 122 Ainsi chez B. Merdrignac, « Les loups, saint Guénolé et son double », in J. Delumeau et al. (éd.), Religion et mentalités au Moyen Âge. Mélanges en l’honneur d’Hervé Martin, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 457-465, ici p. 459 ; réimpr. sous le titre « “Des hommes qui se changent en loups” : les loups, saint Guénolé et son double », in id., Les saints bretons entre légendes et histoire : le glaive à deux tranchants, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 65-75, ici p. 67. 123 J.-M. Picard, « Structural Patterns », p. 69. Et encore, id., « Saints aquitains et irlandais : similarités ou emprunts réciproques ? », in E. Bozoky (éd.), Saints d’Aquitaine : missionnaires et pèlerins du haut Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 189-214, ici p. 208-209.
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des autres cautions spirituelles ou modèles formels dont la présence est attestée. La preuve est donc établie, nous semble-t-il, que ces trois Vies de saints bretons doivent se lire d’abord en lien avec le reste de l’hagiographie continentale, et non seulement en lien avec celle du monde celtique insulaire124. Une forte péné tration des influences culturelles carolingiennes est évidente, du moins dans les milieux ecclésiastiques tels que cette hagiographie nous les fait connaître. Selon le témoignage de la Vita Winwaloei et des Gesta de Redon, le règne de Louis le Pieux constitue même une période décisive dans l’accélération de ce processus d’acculturation, du moins chez les élites cléricales125. La confrontation des trois œuvres examinées ci-dessus ne permet cependant pas d’étayer l’hypothèse d’un contraste marqué de la culture latine entre l’est et l’ouest de la Bretagne au dernier versant du ixe siècle126. Une autre manière d’apprécier l’originalité spécifique de chacun de ces trois dossiers est de les comparer aux entreprises de réécriture abrégée qui ont bientôt suivi. Pour saint Conwoion une réécriture du xie siècle recentre le propos sur la personne du saint plutôt que sur l’histoire du monastère. Et surtout, la perspective adoptée devient résolument pro-franque. Pour saint Malo quelques années seule ment après la publication du dossier élaboré par Bili, deux versions anonymes ont pris le contrepied du diacre d’Alet : le saint va recevoir sa consécration épiscopale à Dol, et non pas à Tours. Quant à la translation de Saintonge vers la Bretagne, racontée par Bili dans son second livre, elle fut l’objet d’une refonte (inconciliable !) en milieu parisien au xe siècle (après 920), peut-être par des réfugiés alétiens127. Plus subtilement, les abréviateurs anonymes mettent en valeur les activités pastorales du saint, plutôt que d’insister sur son ascétisme, comme le fait Bili128. Enfin pour saint Guénolé : quelque part au xe siècle, une réduction de l’opus geminum élimina tous les passages théoriques ou méditatifs pour ne
124 Contra : D. N. Boekhoorn, Bestiaire mythique, légendaire et merveilleux dans la tradition cel tique : de la littérature orale à la littérature écrite, thèse de doctorat, Rennes, Université de Rennes 2, 2008, p. 376 ; (consulté le 16 février 2022). 125 C’est aussi la conclusion à laquelle est arrivé Louis Holtz par l’observation de la circulation de la grammaire de Smaragde en Bretagne dès le ixe siècle, voir L. Holtz, « La tradition ancienne du Liber in partibus Donati de Smaragde de Saint-Mihiel », Revue d’histoire des textes, 16 (1986), p. 171-211, ici p. 199-200. Julia Smith situe ce moment un peu plus tard, vers 850 : Province and Empire, p. 162, p. 169, p. 173. 126 Contra : ibid., p. 176. 127 H. Guillotel, « Les évêques d’Alet du ixe au milieu du xiie siècle », Annales de la Société d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Saint-Malo (1979), p. 251-266, ici p. 258-259. J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 185, p. 198. 128 S. Mac Mathúna, « Contributions to a Study of the Voyages of St Brendan and St Malo », in C. Laurent et H. Davis (éd.), Irlande et Bretagne, vingt siècles d’histoire, Rennes, Terre de Brume, 1994, p. 40-55 ; réimpr. in J. M. Wooding (éd.), The Otherworld Voyage in Early Irish Literature. An Anthology of Criticism, Dublin, Four Courts Press, 2000 (réimpr. Dublin 2014), p. 157-174, ici p. 174.
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conserver des deux premiers livres que le traitement purement biographique du saint129. Dans les trois cas donc, les remanieurs ont modifié – sinon contredit – le projet initial de l’œuvre, pour ramener le saint sur un terrain hagiographique beaucoup plus conventionnel. Quel écho ont ensuite reçu les trois dossiers étudiés, compte tenu de la dispersion forcée des communautés et des reliques au début du xe siècle ? Leur longueur impressionnante a dû souffrir de la concurrence de versions simplifiées beaucoup plus maniables. Mais il faut reconnaître qu’aucun des trois dossiers n’a obtenu un succès de librairie. Pour saint Conwoion la diffusion est restée confidentielle, pour consommation interne au monastère de Redon. Pour saint Guénolé l’expédition en Italie d’une version abrégée, par Gurdisten lui-même, n’a pas donné naissance à un culte actif dans la péninsule. C’est pour saint Malo que la diffusion fut finalement la plus large en Europe, jusqu’à une traduction en vieil-anglais effectuée à Winchester à la fin du xe siècle130.
129 (BHL 8956d). J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 437-445. 130 Bili, The Old English Life of Machutus. C’est donc dire qu’un exemplaire de l’œuvre de Bili était alors disponible en Angleterre et peut s’ajouter comme deperditum à la liste dressée par R. McKitterick dans la seconde annexe de son étude « Kulturelle Verbindungen zwischen England und den fränkischen Reichen in der Zeit der Karolinger : Kontexte und Implikatio nen », in J. Ehlers (éd.), Deutschland und der Westen Europas im Mittelalter, Stuttgart, Thor becke, 2002, p. 121-148, ici p. 147-148. La traduction de la Vie de saint Malo n’a cependant pas reçu de traitement particulier chez L. Lazzari, P. Lendinara et C. Di Sciacca (éd.), Hagiography in Anglo-Saxon England : Adopting and Adapting Saints’ Lives into Old English Prose (c. 950-1150), Barcelone / Madrid, Fédération internationale des Instituts d’études médiévales, 2014.
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Tableau 1. Trois œuvres hagiographiques bretonnes composées vers 870.1
BHL
Saint
Auteur
Lieu de rédaction
Éditions de référence
1945
Conwoion
(Ratvili ?)
Redon
Brett 1989
5116a et b
Machutes2 (fr. Malo)
Diacre Bili
Alet
Lot 1907 Brown/Yerkes 1981 Dolbeau 1983
8957-8959
Winwaloeus (fr. Guénolé)
Abbé Gurdisten
Landévennec
De Smedt 1888
1 Pour la référence complète des éditions désignées, l’énumération d’autres éditions moins satisfai santes et leurs précautions d’usage, voir notre Répertoire raisonné de 2009 ( J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne). 2 Machutes ou Machutus ? Pour une discussion récente sur l’ambivalence de la graphie du nom latin du saint, voir B. J. Lewis, « St Mechyll of Anglesey, St Maughold of Man and St Malo of Brittany », Studia Celtica Fennica, 11 (2014), p. 29-30, p. 34 ; (consulté le 15 février 2022).
Tableau 2. Comparaison de la structure des Vies de s. Guénolé et de s. Malo. (En italique : les portions symétriques de part et d’autre).
Dossier de s. Guénolé (BHL 8957-8959)
Dossier de s. Malo (BHL 5116a et b)
Lettre d’envoi perdue ?
Lettre d’envoi
Préface en vers
Hymne
Table des chapitres
Table des chapitres Hymne1
Avertissement au lecteur
Lettre d’envoi Prologue
Livre I (dont 2 hymnes, en I. 8 et 11)
Livre I
Préface au livre II Table des chapitres
Table des chapitres Poème
Livre II (dont une hymne, en II. 4)
Livre II
Tables des chapitres Livre III Homélie
Homélie2 Hymne
1
Bili a-t-il songé un moment à composer un opus geminum ? Les quatorze premiers distiques (sur un total de trente-quatre) récapitulent la Vie de s. Malo (premier livre, jusqu’au chapitre 31) ; mais la suite de l’hymne ne contient que des invocations générales, sans contenu biographique. 2 Cette homélie contient elle-même une hymne ; voir J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 146, p. 154, p. 165.
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Tableau 3. Gesta sanctorum Rotonensium : sources écrites et emprunts.1
Auteurs profanes
Auteurs chrétiens
Hagiographie
Virgile, Énéide
Benoît de Nursie, Regula
Sulpice Sévère, Vita s. Martini Turon.
Ratvili, notice de donation 834
Bède le Vénérable, In Lucae evang. expositio
Sulpice Sévère, Dialogi
Nominoé, chartes de donation 834
Bède le Vénérable, Homelia Ia in Quadragesima
Grégoire le Grand, Dialogi
Louis le Pieux, diplôme impérial 834
Pape Ps.-Benoît III, lettre d’entrée en pénitence
Passio s. Ceciliae
Louis le Pieux, diplôme impérial 838
Législation conciliaire contre la simonie
Liber pontificalis
Cartulaire de Redon
Législation conciliaire contre les parricides
Vita s. Philiberti
Nécrologe ?
Vita s. Ermelandi ?
1
Outre une centaine de citations bibliques. La possibilité d’un emprunt à la Vie de saint Ermeland (composée autour de 800) (BHL 3851. B. Judic, « Quelques réflexions sur la Vita Ermelandi », Revue du Nord. Histoire, 356-357 (2004), p. 499-510, ici p. 509-510) s’ajoute à ceux que nous avons signalés dans notre Répertoire raisonné. Inversement, nous n’avons pas retrouvé de trace de contact avec les Origines d’Isidore de Séville, évoqué – sans référence – par Luned Davies (« Isidore of Seville, St », in J. T. Koch et A. Holley (éd.), Celtic Culture : A Historical Encyclopedia, Santa Barbara, ABC-Clio, 2006, vol. 3, p. 1026). La simple mention de Cicéron et Homère, dans la préface du deuxième livre (C. Brett (éd.), Monks of Redon, p. 145), ne suffit pas à établir que l’hagiographe était familier de leurs œuvres ou en porterait la marque.
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Tableau 4. Vita s. Machutis par Bili d’Alet : citations, imitations, échos.1
Auteurs profanes
Auteurs chrétiens
Hagiographie
Office des vêpres
Sulpice Sévère,
Office de s. Jean l’Évangéliste
Vita s. Martini Turon.
Messe du Commun d’un Martyr
[Passio Cosmae et Damiani] [ Jérôme, Vita s. Hilarionis]
Ps.-Augustin, sermon 209
Actus Silvestri (version A)
Césaire d’Arles, sermon 223
[Vita A s. Genovefae Paris.]2
Grégoire le Grand,
Navigatio s. Brendani
Homeliae in Evangelia
[Venance Fortunat, Vita s. Germani Paris.]
Smaragde de St-Mihiel,
Fortunat, Vita s. Paterni
Collectiones in epistolas et evangelia
Vita IIa s. Samsonis [Vita s. Fursei]
Smaragde de St-Mihiel,
Vita s. Philiberti
Liber in partibus Donati
Alcuin, Homelia s. Vedasti3 [Vita IIa s. Carileffi]
1 Outre une quarantaine d’emprunts à la Bible. Entre crochets carrés, les sources hagiographiques localisées dans les chapitres I. 51 à I. 75 inclusivement, peut-être ajoutés à Paris au début du xe siècle. Nous croyons maintenant qu’il ne s’impose pas nécessairement de voir une dépendance de Bili à l’égard des Collectanea de sancto Patricio de Tirechán (BHL 6496, chap. 40, de la seconde moitié du viie siècle) à propos de l’épisode du géant ressuscité (En I. 16-18 [F. Lot, Mélanges d’histoire bretonne, p. 363-364]. J.-C. Poulin, L’hagiographie bretonne, p. 161). 2 Il n’y a pas lieu de soupçonner isolément d’interpolation l’emprunt à la Vie de s. Geneviève en I. 62 (F. Lot, Mélanges d’histoire bretonne, p. 389), car un autre calque de la même source se lit en I. 60 (F. Lot, op. cit., p. 388) ; ces deux remplois ont été traduits en vieil-anglais à la fin du xe siècle. Contra : E. G. Whatley, « Lost in Translation : Omission of Episodes in some Old English Prose Saints’ Legends », Anglo-Saxon England, 26 (1997), p. 187-208, ici p. 200-201. 3 Comme Bili connaissait cette homélie (BHL 8509), il a dû connaître aussi la Vie de saint Vaast par Alcuin (BHL 8506), car l’homélie a toujours circulé de concert avec la Vie, à notre connaissance. J.-C. Poulin, « Les réécritures dans l’hagiographie bretonne (viiie-xiie siècles) », in M. Goullet et M. Heinzelmann (éd.), La réécriture hagiographique dans l’Occident médiéval : transformations for melles et idéologiques, Ostfildern, Thorbecke, 2003, p. 145-194, ici p. 151. J.-C. Poulin, « La circulation des œuvres hagiographiques d’Alcuin (ixe-xie siècles). Première partie », Hagiographica, 22 (2015), p. 167-215, ici p. 213-214.
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Tableau 5. Vita longior s. Winwaloei : sources non annoncées par Gurdisten.1
Auteurs profanes
Auteurs chrétiens
Hagiographie
Virgile, Énéide
s. Jérôme, Epistola 14
Sulpice Sévère, Vita s. Martini Turon.
Virgile, Géorgiques
Juvencus, Evangeliorum liber
Virgile, Bucoliques
Orose, Historiae adversus paganos
Actus Silvestri (version A)
Disticha Catonis
Prudence, Peristephanon
Cogitosus, Vita s. Brigidae
Martianus Capella, De nuptiis Phil. et Merc.
Cassien, Conlationes
Vita s. Winwaloei (perdue ?)
Caelius Sedulius, Hymnus +
Clément de Landévennec,
Carmen paschale
Hymnus alphabeticus
Louis le Pieux, lettre 818
Arator, Historia apostolica s. Benoît de Nursie, Regula
Vita (IIa ?) s. Samsonis
Eugène de Tolède, Commonitio mortalitatis humanae Gildas, De excidio Britanniae Aldhelm, Ænigmata + Carmen de virginitate + Carmina ecclesiastica Defensor, Liber scintillarum Alcuin, De virtutibus et vitiis2 Smaragde de St-Mihiel, Diadema monachorum Exultet3 1
Dans un avertissement liminaire (nota) (C. De Smedt (éd.), « Vita s. Winwaloei », p. 174), Gurdisten annonce ouvertement des emprunts à quelques sources, privilégiées à ses yeux : la Bible, saint Augustin, Cassiodore, Isidore de Séville, Grégoire le Grand, saint Jean Chrysostome (non reconnu à ce jour) et l’abbé Pymen (en fait médiatisé par Smaragde de St-Mihiel). À partir d’indices ténus, A.-Y. Bourgès se demande si Gurdisten aurait pu s’inspirer d’un acte plus tard inséré dans le Cartulaire de Landévennec (no 24) pour camper les « quatre piliers de la Cornouaille » : Gradlon, Corentin, Guénolé et Tugdual (dans cet ordre, de part et d’autre) (V. Winwaloei, II. 19 [C. De Smedt (éd.), « Vita s. Winwaloei », p. 230-231]. J.-C. Poulin, « L’intertextualité », p. 183. C. Sterckx, « De Fionntan au Tadig Kozh : figures mythiques d’Irlande et de Bretagne », in C. Laurent et H. Davies (éd.), Irlande et Bretagne. Vingt siècles d’histoire, Rennes, Terre de Brume, 1994, p. 9. A.-Y. Bourgès, « Mythes fondateurs de la Cornouaille. La Quaternité cornouaillaise. Une construction idéologique à l’époque carolingienne en Bretagne », in A.-Y. Bourgès et V. Raydon (éd.), Hagiographie bretonne et mythologie celtique, Mar seille, Terre de Promesse, 2016, p. 273-291, ici p. 276-280). Enfin Gurdisten pourrait avoir utilisé le Physiologus, par exemple dans les passages se référant aux colombes (En II. 25 [C. De Smedt (éd.), « Vita s. Winwaloei », p. 241] : physiologi scribunt ! François Kerlouégan avait d’abord relié ce passage au Physio logus latinus [« Les citations d’auteurs latins profanes dans les Vies de saints bretons carolingiennes »,
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Études celtiques, 18 (1981), p. 181-195, ici p. 191], avant de se raviser et de voir un lien avec les Étymologies d’Isidore de Séville, peut-être relayé par le De universo de Raban Maur [F. Kerlouégan, « Les citations d’auteurs latins chrétiens dans les Vies de saints bretons carolingiennes », Études celtiques, 19 (1982), p. 215-257, ici p. 256, correction no 6] ; et encore id., « La vie intellectuelle dans la Bretagne ancienne. II-La littérature religieuse et profane », in J. Balcou et Y. Le Gallo (éd.), Histoire littéraire et culturelle de la Bretagne, vol. 1, Paris, Champion, 1987, p. 71-95, ici p. 72), aux abeilles (En II. 3 et surtout II. 6 [C. De Smedt (éd.), « Vita s. Winwaloei », p. 216 et p. 220-221 respectivement]) ou aux scorpions (En I. 21 [C. De Smedt (éd.), « Vita s. Winwaloei », p. 209]) ; pourtant aucun parallèle verbal exact n’a été reconnu jusqu’à présent. Mais notre hagiographe aurait-il connu ce bestiaire par une version qui a circulé sous l’appellation Dicta Chrysostomi, depuis le ixe siècle au moins ? D’où la présence du nom du Constantinopolitain dans la nota initiale (Cette dernière hypothèse avait déjà été soulevée par Y. Morice, L’abbaye de Landévennec, tome I, p. 194-195 et p. 208. Mais ce n’est pas la seule explication possible ; voir aussi J.-C. Poulin, « L’intertextualité », p. 169-170. Nikolaus Henkel se demande toutefois s’il ne faudrait pas reporter à la fin du xie siècle l’apparition de la version Dicta, date des manuscrits les plus anciens : Studien zum Physiologus im Mittelalter, Tübingen, N. Niemeyer, 1976, p. 29-33). 2 Mais les écrits d’Alcuin pourraient n’avoir été connus à Landévennec, pour une part, que par l’intermédiaire d’anthologies ; ainsi tel manuel scolaire copié en Bretagne dans la seconde moitié du ixe siècle, peut-être à Landévennec : München, BSB, Clm 18961, fol. 25-46v. C. E. Ineichen-Eder, « Theo logisches und philosophisches Lehrmaterial aus dem Alkuin-Kreise », Deutsches Archiv, 34 (1978), p. 192-201. 3 À propos du comportement des abeilles en II. 3 et surtout II. 6 (C. De Smedt [éd.], « Vita s. Winwaloei », p. 216 et 220 respectivement). PL 72, col. 365AB, médiatisant en partie les Géorgiques de Virgile ; voir J.-C. Poulin, « L’intertextualité », p. 176-177, p. 211.
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Landévennec, Redon, le Mont Saint-Michel Topographie et architecture des abbayes de Bretagne et de l’Ouest du monde carolingien
Comme chacun le sait, c’est au ixe siècle que se fixe dans son aspect classique le visage des monastères de l’Europe médiévale. Cependant, l’architecture et l’or ganisation topographique des monastères de Bretagne n’ont jamais été étudiées pour cette période clé, tant que prévalait l’idée d’une Bretagne demeurée étran gère à la culture carolingienne. Cette idée tend aujourd’hui à s’estomper dans le monde savant (même si elle revient en force dans certains travaux de vulgarisa tion), et les historiens de l’architecture disposent aujourd’hui de connaissances mieux étayées. La Bretagne monastique à l’époque carolingienne s’organise autour de deux pôles depuis longtemps identifiés : l’abbaye de Landévennec, à la pointe occidentale de la péninsule armoricaine, et celle de Redon, en Haute-Bretagne. D’autres établissements existaient (Gaël/Saint-Méen, Saint-Melaine de Rennes, Saint-Magloire de Léhon, Saint-Jacut, Saint-Gildas de Rhuys…), parfois de fon dation antérieure, mais du point de vue monumental ils n’émergent guère de la nuit documentaire1, et les historiens de l’architecture monastique ne disposent d’aucune information permettant de se faire une idée de leur organisation spatiale au cours du haut Moyen Âge, ni du visage que pouvaient alors présenter leurs bâtiments, et en premier lieu les églises de ces monastères. Les deux sites sur lesquels reposent nos connaissances sont Landévennec et, de façon encore conjecturale, Redon, qui appelle des recherches complémen taires. Ce sont par chance les sites principaux, ceux sur lesquels s’est d’ailleurs appuyé le pouvoir impérial : Landévennec, à qui Louis le Pieux confia en 818 la remise en ordre du monachisme en Bretagne, sous le mandat de l’abbé Matmo noc ; Redon, dont la fondation en 832 reçut dès 834 le soutien de l’empereur, et qui, même après la rébellion d’Erispoé, resta un foyer de culture carolingienne.
1 Tout ce que l’on sait de ces monastères a été analysé par P. Guigon, Les églises du haut Moyen Âge, vol. II, Saint-Malo, Centre régional d’archéologie d’Alet, 1998. Yves Gallet • Université Bordeaux Montaigne / Ausonius UMR CNRS 5607 Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 87-104. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131315
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À ce panorama de l’Ouest carolingien, s’intègre l’abbaye du Mont-Saint-Michel, aux confins de la Bretagne et de la Neustrie, bien qu’elle pose des problèmes spécifiques en raison de l’originalité de sa configuration.
L’abbaye Saint-Guénolé de Landévennec C’est d’abord l’abbaye de Landévennec qui retient notre attention, en rai son des découvertes exceptionnelles auxquelles ont conduit les fouilles archéolo giques effectuées depuis la fin des années 19702. De nombreux indices suggéraient le riche potentiel archéologique du site pour l’époque antérieure aux vestiges romans et gothiques : des récits hagiographiques d’époque carolingienne sur le fondateur de l’abbaye, saint Guénolé, dont on situait la vie vers le ve siècle ; le diplôme impérial de 818, par lequel l’empereur Louis le Pieux enjoignait à l’abbé et à ses moines d’abandonner les usages scotiques pour adopter la règle de saint Benoît, et chargeait le monastère de prendre la tête du mouvement de réforme que l’empereur entendait mettre en œuvre dans tous les monastères de Bretagne ; l’iconographie aussi étrange que fascinante d’une série de manuscrits aujourd’hui dispersés en Europe et aux États-Unis, et qui supposait à Landévennec une communauté suffisamment nombreuse, cultivée et formée, pour soutenir l’activité continue d’un scriptorium aux ixe et xe siècles. Tout indiquait à l’évidence qu’une abbaye prospère, puissante, de grand rayonnement, avait existé ici bien avant l’exode des moines en 913 devant la montée du péril viking. Cependant, on ne savait rien du cadre matériel et monumental de cette abbaye du haut Moyen Âge : pour les touristes comme pour les spécialistes, Landévennec restait une abbaye médiévale parmi tant d’autres, avec les ruines de son église du xie siècle, et çà et là quelques murs romans et gothiques de ses bâtiments conventuels, disposés autour de l’aire d’un cloître disparu. Les fouilles conduites sous la direction d’Annie Bardel et Ronan Pérennec ont modifié de façon radicale cette vision, en révélant le visage du monastère du haut Moyen Âge3. À côté d’un mobilier archéologique (céramique, organique…) d’une richesse exceptionnelle, elles ont révélé les premières phases d’occupation du site à la fin du ve siècle, le développement des bâtiments aux vie et viie siècles de part et d’autre du ruisseau qui traversait le petit vallon, la reconfiguration du ixe
2 Sur l’histoire de l’abbaye, on consultera principalement les études réunies dans : Landévennec et le monachisme breton ; L. Lemoine et B. Merdrignac (éd.), Corona Monastica : moines bretons de Landévennec : histoire et mémoire celtiques. Mélanges offerts au père Marc Simon, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004 ; M. Coumert et Y. Tranvouez (éd.), Landévennec, les Vikings et la Bretagne. En hommage à Jean-Christophe Cassard, Brest, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, 2015. 3 La publication des fouilles est en cours sous la direction d’Annie Bardel et de Ronan Pérennec. En attendant, il convient de se reporter aux présentations partielles publiées par les fouilleurs dans différentes revues (voir ci-dessous).
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siècle et la construction de puissantes murailles qui ceignaient le monastère et qui sont peut-être celles dont parle la Vita Winwaloei. Pour l’époque carolingienne, le fait principal est la réorganisation de la topo graphie du monastère selon une trame orthogonale4. Les bâtiments des moines, à l’origine disjoints en deux ensembles sur chacune des rives du ruisseau, ont alors été réunis dans une disposition régulière, en deux ailes disposées à angle droit, l’une à l’est, l’autre au sud d’une vaste cour bordée de galeries, tandis que le cours du ruisseau était canalisé selon une direction nord-ouest/sud-est. Au même moment, une nouvelle abbatiale fut édifiée sur le côté nord de la grande cour, et la tombe de saint Guénolé y fut transférée ; la chapelle identifiée comme l’église primitive du monastère fut néanmoins conservée. Ces transformations s’expliquent par l’intégration politique et culturelle de la Bretagne au monde carolingien. La simplicité structurelle de l’église (massif occidental, courte nef à trois vaisseaux, chevet plat) et sa taille modeste (25 m environ), même si les textes parlent alors de la « grande église » du monastère5, ne manquent pas d’évoquer les caractères des constructions entreprises par Benoît d’Aniane à Aniane même, puis à Marmoutier et à Inden/Kornelimünster. En effet, le rénovateur carolingien du monachisme bénédictin a constamment privilégié des établissements dont la taille et les effectifs, réduits, devaient faciliter la discipline et l’observance stricte de la règle6. Les bâtiments étaient proportionnés aux besoins de ces monastères. À Aniane, l’église paraît avoir comporté une courte nef unique, un petit transept, et un chevet en forme d’abside7. À Marmoutier, dont Benoît reçut la charge en 814-815, l’abbatiale présentait une nef à trois vaisseaux, de 12 m de long, un transept saillant à deux absidioles orientales, et une abside semi-circulaire que Benoît fit reconstruire sous la forme d’un chevet plat, la longueur de l’église étant portée par ces travaux à 23 m8. À Inden/Kornelimünster, dont Benoît fut l’abbé à partir de 816, l’abbatiale consacrée en 817 offrait des formes très proches : petite nef à trois vaisseaux, transept saillant à deux absidioles, et chevet en forme
4 A. Bardel, « Organisation de l’espace monastique à Landévennec du vie au xviie siècle : constantes et évolution », in P. Racinet (éd.), Pratique et sacré dans les espaces monastiques au Moyen Âge et à l’époque moderne, Amiens, Centre d’Archéologie et d’Histoire Médiévales des Établissements Religieux ; Lille, Centre de recherche et d’enseignement d’histoire religieuse, 1999, p. 99-109. 5 Les textes signalent le transfert de la sépulture de saint Guénolé dans la « grande église ». On peut identifier cette tombe avec celle mise au jour lors des fouilles archéologiques dans le chevet de cette église carolingienne. 6 W. Jacobsen, « Nouvelles recherches sur le Plan de Saint-Gall », in C. Heitz (éd.) Le rayonne ment spirituel et culturel de l’abbaye de Saint-Gall, Nanterre, Maison René-Ginouvès, archéologie et ethnologie, Université de Paris X ; [Paris], diff. Picard, 2000, p. 11-35. 7 B. Uhde-Stahl, « Ein unveröffentlicher Plan des mittelalterlichen Klosters », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 43 (1980), p. 1-10 ; W. Jacobsen, op. cit., fig. 17. 8 W. Jacobsen, op. cit., p. 16-17 et fig. 14 ; Kern, « Marmoutier. Église abbatiale », in Les pre miers monuments chrétiens de la France, vol. 3, Paris, Picard, 1998, p. 29-35.
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d’abside précédée d’une courte travée droite, le tout précédé d’un Westwerk tripartite analogue à celui de Landévennec, l’ensemble s’étendant sur 26 m de long9. Quant à la restructuration des bâtiments conventuels de Landévennec autour d’une cour bordée de deux ailes à galeries, elle rappelle la réorganisation qui s’opère dans l’architecture monastique du monde carolingien. À partir de la se conde moitié du viiie siècle, en effet, la distribution des bâtiments des monastères, jusqu’alors relativement lâche ou du moins développée sans logique organique, commence à s’agencer autour d’un cloître bordé de galeries, et paraît obéir à une répartition spatiale et fonctionnelle marquée par de grandes constantes : dortoir dans l’aile orientale, réfectoire dans l’aile opposée à l’église, cellier ou parfois bâtiments d’accueil dans l’aile occidentale. C’est exactement ce qu’ont constaté les archéologues à Landévennec. Dans l’état du ixe siècle, les bâtiments de l’aile orientale abritaient le dortoir et la salle des moines, tandis que les espaces desservis par la galerie sud ont été identifiés comme le réfectoire et la cuisine, en raison du matériel archéologique et des restes organiques qui y ont été retrouvés. Sur ce point, donc, Landévennec confirme archéologiquement ce qui n’était connu pour l’essentiel que par des témoignages littéraires ou graphiques : les Statuts d’Adalhard, abbé de Corbie, mis en forme en 82210, les Gesta abbatum Fontanellensium, rédigés autour des années 835-84011, et le Plan de Saint-Gall, considéré comme l’exemple paradigmatique du monastère du Moyen Âge occi dental et aujourd’hui daté des environs de 83012. Quelques sites archéologiques comme le monastère de Hamage ont livré des indications convergentes, mais moins monumentales qu’à Landévennec13. À Hamage, par exemple, le cloître du ixe siècle a dû être reconstitué à partir de trous de poteaux et semble avoir été de dimensions modestes (7 × 7 m), tandis que celui de Landévennec était beaucoup plus vaste, et en pierre. Seul son caractère semi-ouvert (aucun bâtiment ne semble avoir fermé la cour à l’ouest) diffère du cloître carolingien « classique ».
9 W. Jacobsen, op. cit., fig. 13. Voir aussi C. Heitz, L’architecture religieuse carolingienne : les formes et leurs fonctions, Paris, Picard, 1980, p. 133. L’étude de L. Hugot, Kornelimünster, Untersuchung über die baugeschichtliche, ne m’a pas été accessible. 10 É. Magnou-Nortier, « L’espace monastique vu par Adalhard, abbé de Corbie », in P. Raci net (éd.), Pratique et sacré dans les espaces monastiques au Moyen Âge et à l’époque moderne : actes du colloque de Liessies-Maubeuge, 26-28 septembre 1997, Amiens, Centre d’Archéologie et d’His toire Médiévales des Établissements Religieux ; Lille, Centre de recherche et d’enseignement d’histoire religieuse, 1999, p. 51-71. 11 Chronique des Abbés de Fontenelle ; voir aussi le commentaire de C. Heitz, La France pré-romane, p. 166-167. 12 W. Horn et E. Born, The Plan of St. Gall. Pour la datation, voir W. Jacobsen, op. cit., p. 16. 13 É. Louis, « Hamage (Nord). Espaces et bâtiments », in P. Racinet (éd.), Pratique et sacré dans les espaces monastiques au Moyen Âge et à l’époque moderne, Amiens, Centre d’Archéologie et d’Histoire Médiévales des Établissements Religieux ; Lille : Centre de recherche et d’enseigne ment d’histoire religieuse, 1999, p. 73-97.
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L’autre grand apport de Landévennec à l’histoire de la topographie monas tique est la découverte, par Annie Bardel, de ce qui pourrait bien être l’une des plus anciennes salles capitulaires du monde carolingien. Les fouilles ont en effet dégagé, au milieu de l’aile orientale du carré claustral, et à un niveau de sol qui correspond à celui de la galerie du ixe siècle, une salle dont l’entrée était monumentalisée : depuis le cloître, une arcade plus large que les autres permettait d’y accéder, et sa baie d’entrée, dans le mur du bâtiment oriental, était signalée par des montants en saillie. Forte est la tentation d’y voir une salle privilégiée, à l’emplacement qui est par la suite celui de la salle capitulaire, à Landévennec comme dans la plupart des abbayes de la Chrétienté occidentale. L’intérêt particulier de Landévennec tient au fait qu’ailleurs au ixe siècle, la salle du chapitre n’est pas toujours intégrée au carré claustral, et lorsqu’elle l’est, n’occupe pas toujours le centre de l’aile orientale. Ainsi, à Saint-Wandrille, la curia, ou conventus, bâtie à l’initiative de l’abbé Anségise et ordinairement identifiée comme l’équivalent d’une salle capitulaire14, était implantée au nord du chevet de l’abbatiale. Sur le Plan de Saint-Gall, il n’y a nulle part de salle capitulaire, pas même sous le dortoir de l’aile orientale, puisque le rez-de-chaussée à cet endroit est occupé sur toute sa longueur par un immense calefactorium, « chauffoir ». L’un des rares exemples directement comparables à Landévennec se trouve à Inden, où une salle de forme et peut-être de fonction identique est attestée au même emplacement, dans l’aile orientale du cloître, qui devient plus tard l’emplacement habituel pour les salles du chapitre. Chacun voit, dans ce contexte, l’intérêt exceptionnel qui s’attache aux découvertes effectuées à Landévennec, et qui frappe d’autant plus compte tenu de l’éloignement géographique de l’abbaye cornouaillaise vis-à-vis des centres du monde carolingien.
L’abbaye Saint-Sauveur de Redon L’abbaye bénédictine de Redon reste, dans le paysage monumental de la Bre tagne et de l’Ouest carolingien, une grande inconnue. Sur le plan documentaire, elle se trouve dans la situation de Landévennec au début des années 1980 : un site d’un potentiel archéologique de haut niveau, dont l’intérêt résulte du contraste entre l’importance des vestiges des xie-xive siècles (la nef et le transept d’époque romane, le chevet et la tour nord de l’ancienne façade occidentale, de style gothique rayonnant) et tout ce que l’on devine de la vie de la communauté monastique avant cette date, en grande partie grâce à l’exceptionnel cartulaire de l’abbaye carolingienne et au témoignage des Gesta sanctorum Rotonensium, récit hagiographique rédigé peu de temps après la mort du fondateur de l’abbaye,
14 Abbaye Saint-Wandrille, dép. Seine-Maritime, arr. Rouen, cant. Port-Jérôme-sur-Seine, comm. Rives-en-Seine ; C. Heitz, L’architecture religieuse carolingienne, p. 166.
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Conwoïon, en 86815. Les historiens ne pouvant incarner leurs connaissances dans des vestiges architecturaux, la situation ne laisse pas de rappeler celle de Landévennec avant l’ouverture des fouilles d’Annie Bardel et, à la lumière des découvertes qui ont été faites à l’abbaye cornouaillaise, on peut se faire une idée de ce que pourrait bien réserver Redon. En attendant, les lignes qui suivent ont pour seul but d’attirer l’attention sur quelques points saillants qui concernent la topographie de l’abbaye dans son ensemble, et l’architecture de l’abbatiale en particulier. L’abbaye a été fondée en 832, dans des circonstances encore discutées16. La fondation est entérinée en 834 par Louis le Pieux, qui voit dans ce monastère implanté à un endroit stratégique sur le cours de la Vilaine, et à égale distance des sièges épiscopaux de Rennes, Vannes, et Nantes, un point à contrôler, avec le soutien d’Erispoé dont la fidélité est encore acquise à l’empereur à cette date. Pour consolider la nouvelle abbaye, lui donner éclat et prestige, y attirer les fidèles, l’abbé Conwoïon se préoccupe de se procurer des reliques. Avant 847, il s’empare à Angers, avec deux de ses moines, des reliques de saint Hypotème, deuxième évêque du lieu, et les rapporte à Redon. En 847, le pape Léon IV donne à Conwoïon, venu en ambassade de Redon à Rome pour plaider la cause d’un archevêché des Bretons indépendant de celui de Tours, le corps du pape Marcel lin. Les restes de ce treizième successeur de Pierre, martyrisé sous Dioclétien en 304, sont réensevelis dans le chevet de l’église Saint-Sauveur au retour de l’abbé et, au témoignage des Gesta, provoquent rapidement l’afflux des fidèles. Mais quelques années plus tard, devant la montée de la menace viking, l’abbé et les moines de Redon doivent se résoudre à prévoir la construction d’un monastère de refuge. C’est à cette fin que le roi Salomon leur abandonne, après 854, son palais de Plélan, et c’est là, à Maxent, que s’élève bientôt une succursale de Redon. C’est dans l’église du monastère de Maxent qu’est inhumé l’abbé Conwoïon, à sa mort survenue en 868 ; l’épouse du roi, en 868 également, puis le roi lui-même, en 874, allaient aussi y être ensevelis, ce qui indique que l’établissement n’avait rien de secondaire. Le monastère de Redon, qui était encore en activité en 917, fut abandonné peu après ; la Vita Conwoionis précise qu’il fut détruit ad solum, « jusqu’au sol », par les Normands. Le retour des moines n’intervint que dans la seconde moitié du siècle : peut-être aux alentours de 960, en tout cas en 990-992, date à laquelle un abbé de Redon, Thibaud, est mentionné. Une nouvelle abbatiale vint au xie siècle remplacer celle du ixe. Rien n’est connu de la topographie du monastère du ixe siècle, à l’exception des quelques indications données par les textes. Il existait une « grande » église,
15 C. Brett, The Monks of Redon. Gesta Sanctorum Rotonensium and Vita Conwoïonis, Woodbridge, Boydell, 1989. Pour une perspective large, voir D. Pichot et G. Provost (éd.), Histoire de Redon : de l’abbaye à la ville, Rennes, Presses universitaires de Rennes/Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2015. 16 Nous suivons l’analyse de P. Guigon, Les églises du haut Moyen Âge en Bretagne, vol. II, SaintMalo, Centre régional d’archéologie d’Alet, 1998.
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avec une dédicace – au Sauveur – proprement carolingienne, attestée en 858 (in aecclesiae majore, que appellatur Sancti Salvatoris), qui fait deviner que le monas tère devait comprendre plusieurs sanctuaires, suivant une situation commune aux débuts du Moyen Âge et qui a perduré parfois au-delà de l’époque carolingienne. À Redon, une tradition rapportée au xviie siècle a aussi conservé le souvenir d’une chapelle Saint-Étienne, bâtie par les moines au moment de leur installation. La construction d’un dortoir, sans doute en pans de bois, est évoquée dans un passage des Gesta sanctorum Rotonensium, qui mentionnent encore une do mus peregrinorum, « maison des pèlerins » et une domus pauperum, « maison des pauvres ». Ces appellations rappellent de façon très précise celle d’un des bâtiments d’accueil du Plan de Saint-Gall (domus peregrinorum et pauperum), au sud-ouest de l’abbatiale. Comment ces différents édifices étaient-ils disposés ? Nul ne le sait, et la topographie du monastère nous échappe. Une disposition intrigue cependant. En effet, à en juger par les représentations de l’époque moderne, le plan de l’abbaye semble dessiner un triangle dont l’église abbatiale, le cloître, et une deuxième grande cour donnent l’axe nord-sud, la pointe se situant à l’Est, vers la Vilaine. Ce dessin fait penser de façon frappante à la célèbre vue de l’abbaye carolingienne de Centula/Saint-Riquier qui montre la pointe nord du triangle occupée par la grande abbatiale bipolaire Saint-Sauveur-Saint-Riquier, réédifiée entre 790 et 799 par les soins de l’abbé Anségise, la pointe orientale, par une chapelle Saint-Benoît, et la pointe sud, par une église Sainte-Marie17. En allait-il de même à Redon, ou bien la ressemblance n’est-elle qu’accidentelle, et dictée ici par le plateau qui domine la Vilaine ? Il est bien difficile d’en décider in abstracto. Louise-Marie Tillet a conjecturé, malheureusement sans preuves, que la chapelle Saint-Étienne pouvait s’élever à l’Est du chevet gothique et dominer la Vilaine18. Mais les vues cavalières de l’abbaye à l’époque mauriste ne montrent aucun édifice à la pointe orientale, pas plus que dans la partie sud, occupée au xviie siècle par les jardins de l’abbaye, encore que ces documents ne puissent être considérés comme donnant une information valable sur la situation qui prévalait huit siècles plus tôt. L’architecture de l’abbatiale n’est pas davantage connue, mis à part le fait que, appelée « majeure », cette église présentait peut-être des dimensions supé rieures aux autres sanctuaires du monastère ; et Marc Déceneux a souligné avec raison que les amples volumes de l’abbatiale romane étaient « de tradition caro lingienne »19. Cependant, à la même époque, l’église « majeure » de l’abbaye de Landévennec ne dépassait pas 25 m de long : il faut donc se garder de trop extrapoler et le terme « majeur » peut aussi simplement désigner un statut plus éminent, par exemple en raison de la présence des reliques ou par le rôle qui lui avait été assigné dans la vie liturgique de l’abbaye. Quelques auteurs, comme Roger Grand et Louise-Marie Tillet, ont observé que le mur nord de la nef, 17 Abbaye de Saint-Riquier (O.S.B.), dép. Somme, arr. Abbeville, cant. Rue, comm. Saint-Riquier. 18 L.-M., Tillet, Bretagne romane, [Saint-Léger-Vauban], Zodiaque, 1982, p. 77. 19 M. Déceneux, La Bretagne romane, Rennes, Éditions Ouest-France, 1998, p. 37.
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dans sa partie orientale, était monté en « petit appareil cubique, mêlé de chaînes en épi et de rangs de pierres plates », et l’ont attribué à la fin du ixe siècle20. Dans ce cas, l’abbatiale romane s’élèverait à l’emplacement d’une des églises du monastère carolingien, peut-être déjà l’abbatiale dédiée au Sauveur. La prudence est cependant de mise, car ce type d’appareil est encore employé à l’époque romane. C’est sans doute au monastère de Maxent qu’il faut chercher quelque lumière sur les dispositions architecturales de cette ecclesia major de Redon. Par chance, Maxent a fait l’objet de fouilles archéologiques21. Les recherches, effectuées sous la direction de Philippe Guigon en 1991-1992, ont mis au jour, au sud de l’église reconstruite après 1897 par Arthur Regnault, une église du ixe siècle qui compre nait une nef à trois vaisseaux, un transept légèrement saillant, et un chevet très développé en longueur22. La partie occidentale n’a pas pu être fouillée, en raison de la présence de maisons d’habitation à l’ouest de la place de l’église, mais un vestibulum est mentionné en 875-876, qu’il faut peut-être imaginer sous la forme du petit Westwerk de Landévennec. Dans cette église, c’est le traitement du chevet, doté d’une crypte hors-œuvre, qui retient l’attention. Un couloir, qui prend naissance dans le bras nord du transept, longe le chœur, contourne l’abside et revient vers le bras sud du transept. À l’est, il dessert trois chapelles : l’une, dans l’axe, est à chevet plat, tandis que les deux autres, au nord et au sud, sont des absidioles de plan semi-circulaire. Dans l’axe de la chapelle principale, un couloir s’ouvre vers l’ouest en direction d’une confession qui devait être placée sous l’abside. Philippe Guigon a eu raison de signaler les analogies qui s’établissaient entre ce système de déambulation périphérique et plusieurs grandes églises carolin giennes dans le contexte de l’essor du culte de reliques au cours du ixe siècle. Proche dans l’espace et dans le temps, vient en premier lieu l’abbatiale SaintPhilbert de Déas/Grandlieu, fondée par les moines de Noirmoutier et dont le chevet fut amplifié après l’exil des moines en 83623. La formule est aussi recueillie en Bourgogne, d’abord à Saint-Germain d’Auxerre (841-859) puis à Saint-Pierre de Flavigny (864-878), à ceci près que la chapelle axiale s’y décline sous la forme 20 R. Grand, L’art roman en Bretagne ; L.-M. Tillet, Bretagne romane, p. 77. 21 Abbaye Saint-Maxent (O.S.B.), dép. Ille-et-Vilaine, arr. Rennes, cant. Montfort-sur-Meu, comm. Maxent. 22 Voir Ph. Guigon, « L’ancienne église paroissiale de Maxent (Ille-et-Vilaine), fondation royale de Salomon », in J. Kerhervé (éd.), La Bretagne des origines (Actes de la journée d’étude tenue à Redon le 18 novembre 1995), Rennes, Institut Culturel de Bretagne, 1997, p. 51-115, ainsi que la mise au point du même auteur, « L’ancienne église de Maxent », in P.-R. Giot, Ph. Guigon et B. Merdrignac (éd.), Les premiers Bretons d’Armorique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 148-149. 23 Voir B. Boissavit-Camus, D. Barraud et Ch. Bonnet, « Archéologie et restauration des mo numents » Instaurer de véritables “Études archéologiques préalables” », Bulletin Monumental, 161-3 (2003), p. 195-222, p. 221-222, en particulier p. 215-216.
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d’une petite rotonde24. Elle est encore attestée dans les cathédrales carolingiennes allemandes d’Hildesheim (vers 852-872) et d’Halberstadt, comme à l’abbatiale de Corvey (avant 873), et à une date plus avancée, à Sainte-Walburg de Meschede (entre 897 et 912), ou à l’abbatiale de Mittelzell dans l’île de la Reichenau (avant 946)25. Les exemples tardifs sont plus rares dans le contexte français : citons peut-être le chevet de la cathédrale d’Évreux26 et, en Bourgogne, l’ancien chevet de Saint-Bénigne de Dijon, qui reprenait, avec une rotonde axiale hypertrophiée, le dispositif de Saint-Germain d’Auxerre27. Au-delà de ces considérations formelles, qui montrent combien les concep teurs de Maxent étaient imprégnés de culture carolingienne, il est aussi légitime de se demander, puisque Maxent a été fondé par les moines de Redon, si l’abba tiale « mère » n’a pas pu servir de modèle et donc comporter, elle aussi, un chevet à crypte hors-œuvre. Bien entendu, les chapelles du chevet de Maxent ont pu être conçues spécifiquement pour accueillir les sépultures prestigieuses de l’abbé Conwoïon, du roi Salomon, et de son épouse. Néanmoins, le monastère de Redon abritait lui-même les reliques que Conwoïon avait mis un soin particulier à rassembler dès le milieu des années 840, à Angers et surtout à Rome. Par consé quent, il serait parfaitement envisageable qu’il ait conçu le chevet de l’ecclesia major selon la formule qui s’imposait, dans ces mêmes années, dans les lieux où l’on cherchait à organiser l’espace ecclésial en fonction du désir des fidèles d’accéder aux reliques, avant qu’il ne fasse reproduire cette disposition lors de la construction de Maxent. Les Gesta mentionnent d’ailleurs, à l’intérieur de la basilica sancti Salvatoris, une cellula dans laquelle les reliques étaient conservées, mais le sens de ce mot est difficile à déterminer28. En attendant la confirmation ou l’invalidation archéologique de cette hypothèse, on ne peut s’empêcher d’obser ver que le chevet à chapelles rayonnantes qui, à l’abbatiale de Redon, fut édifié aux alentours de 1300, présente quelques irrégularités d’implantation qui pourraient s’expliquer par la présence de substructions plus anciennes, comme celles d’un
24 Chr. Sapin (éd.), Archéologie et architecture d’un site monastique, ve-xxe siècles : dix ans de recherches à l’abbaye Saint-Germain d’Auxerre, Auxerre, Centre d’études médiévales d’Auxerre ; Paris, Éd. du CTHS, 2000, p. 252 suiv., ainsi que p. 316-322. 25 Pour Hildesheim et Halberstadt, Mittelzell, et Meschede, voir C. Heitz, L’architecture religieuse carolingienne, p. 118-120, 148-151, 156. 26 Y. Gallet, La cathédrale d’Évreux et l’architecture rayonnante, Besançon, Presses universitaires de Franche Comté, 2014. 27 Dijon, arr. cant. et comm. Côte-d’Or ; M. Jannet et Chr. Sapin éd., Guillaume de Volpiano et l’architecture des rotondes, Dijon, Éditions de l’Université de Dijon, 1996. 28 Par exemple cellulam, in qua sancta pignora tuebantur, Gesta Sanctorum Rotonensium, I, 5, in C. Brett, The Monks of Redon. Gesta Sanctorum Rotonensium and Vita Conwoïonis, Woodbridge, Boydell, 1989, p. 123. Le texte se rapporte à un serf affranchi guéri par les prières des moines et les reliques de l’église, qui « couvre de ses mains la cellula dans laquelle sont conservées les saintes reliques » ; cellula désignerait-il ici une châsse plutôt qu’un espace architectural ?
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chevet roman à déambulatoire et chapelles rayonnantes29 (le mur oriental des bras du transept conserve encore ses baies d’accès du xie siècle), ou bien celles d’une crypte hors-œuvre30.
L’abbaye du Mont-Saint-Michel à l’époque carolingienne Le Mont-Saint-Michel est, après Landévennec et dans une moindre mesure Redon, le troisième site d’importance de l’Ouest carolingien qui commence à sortir de l’ombre, en raison des vestiges révélés en fouilles ou conservés en élévation. Sa proximité avec la Bretagne tout comme les relations entretenues avec le monde monastique breton31 justifient qu’on lui réserve une place dans le cadre de cet article, même si sa topographie, déterminée par un relief contraignant, lui confère bien entendu une place singulière. Comme à Landévennec et à Redon, plusieurs indices permettent de prendre conscience de l’importance du site dès avant la naissance de la Normandie et la construction de l’abbaye romane à partir de 1023. Sur l’époque à laquelle naquit l’abbaye subsistent encore de nombreuses incertitudes32 ; mais au cours de la première moitié du ixe siècle, soit dès les années 816-820, soit plus probablement vers 851-867, l’abbaye avait atteint un stade de développement suffisant pour que son clergé se préoccupe d’écrire l’histoire de sa fondation, qui nous est parvenue
29 C’est l’hypothèse de L.-M Tillet, Bretagne romane, p. 78. 30 Hypothèse déjà présentée dans Y. Gallet, « Opus anglicanum, opus francigenum ? Le chevet de l’abbatiale de Redon et la diffusion du gothique rayonnant en Bretagne », in S. Gasser, Chr. Freigang et B. Boerner (éd.), Architektur und Monumentalskulptur des 12.-14. Jahrhun derts / Architecture et sculpture monumentale du 12e au 14e siècle, Festschrift für Peter Kurmann zum 65. Geburtstag / Mélanges offerts pour le 65e anniversaire de Peter Kurmann, Bern : Peter Lang AG, 2006, p. 145-146. 31 Aux alentours de 870, l’abbé du Mont-Saint-Michel était, selon le témoignage de l’Itinéraire du moine Bernard (cf. ci-dessous) un certain Phinimontius, « Breton » (Ibi est abbas Phinimontius Brito, Bouet et Desbordes (éd.), Chroniques latines du Mont-Saint-Michel (ixe-xiie siècle), Caen, Presses Universitaires de Caen, 2009, p. 78). Le nom de l’abbé Conwoïon, le fondateur de Redon, figure dans le Martyrologe du Mont-Saint-Michel. Maynard II, neveu de l’abbé Maynard 1er (966-991), fut abbé du Mont-Saint-Michel de 991 à 1009 et également de SaintSauveur de Redon. En 992, le duc de Bretagne Conan Ier fut inhumé au Mont-Saint-Michel, dans une chapelle placée sous le vocable de saint Martin, voir plus bas. La grande Bible de la Sauve-Majeure (Bordeaux, Bibliothèque Mériadeck, ms. 1), qui provient de Redon, est une production attribuée au scriptorium du Mont-Saint-Michel. 32 Voir K. S. B. Keats-Rohan, « L’histoire secrète d’un sanctuaire célèbre : la réforme du Mont-Saint-Michel d’après l’analyse de son cartulaire et de ses nécrologes », in P. Bouet, G. Otranto et A. Vauchez (éd.), Culte et Pèlerinages à saint Michel en Occident, Rome, Rome, École Française de Rome, 2003, qui plaide en faveur d’une datation aussi haute que le vie siècle et met à mal la date traditionnelle de 708, encore défendue avec des arguments d’un autre âge par E. Poulle, « À propos des annales du Mont-Saint-Michel », Revue de l’Avranchin et du pays de Granville, lxxx (2003), p. 61-69.
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sous le nom de Revelatio ecclesiae sancti Michaelis33. Les sources extérieures au mo nastère donnent également l’image d’un site de pèlerinage déjà chargé de prestige avant l’époque romane. Odon de Glanfeuil, qui fut abbé de Glanfeuil/Saint-Maursur-Loire avant 863 puis de Saint-Maur-des-Fossés près de Paris en 868 ou 869, raconte dans une lettre introductive de la Vie de saint Maur qu’il avait acheté, deux ans auparavant, une copie ancienne de la vita à un clerc du Mont (de loco S. Angeli Michaelis qui ad duas tumbas vocatur, « du lieu de l’Ange Saint Michel qui est appelé aux deux tombes ») en chemin pour Rome34. Comme Odon est fortement suspecté d’avoir été lui-même l’auteur de la Vita Mauri, l’épisode de la rencontre est vraisemblablement inventé pour donner davantage d’ancienneté et de crédit à la vita : mais qu’il ait pu l’être en dit long sur la vie intellectuelle au Mont, son rayonnement et sa réputation auprès des lecteurs d’Odon de Glanfeuil dans ces années 860. C’est à la même date, ou peu s’en faut, que l’Itinerarium Bernardi monachi, rédigé vers 870, mentionne le Mont-Saint-Michel aux côtés d’autres grands sites de pèlerinage, dans un cadre cette fois clairement international : Rome, par où Bernard débute son périple, le Mont-Gargan, puis Jérusalem et les Lieux saints, le Mont-Saint-Michel étant le point final du pèlerinage de Bernard35. Un siècle plus tard, Adson, abbé de Montier-en-Der (960-992), évoque, dans un passage de la Vita Frodoberti relatif aux miracles accomplis post mortem (après 872) par le saint, le pèlerinage pénitentiel au Mont-Saint-Michel puis à Rome infligé à un certain Ratbert, originaire de Melun, coupable d’avoir tué sa mère. Sous la plume d’Adson, la dénomination du monastère – le Mont aux deux tombes – est identique à celle donnée par Odon de Glanfeuil, mais Adson y ajoute la précision ex antiquo [vocatur], signalant ainsi l’ancienneté de l’appellation, donc 33 La datation du milieu du ixe siècle, longtemps acceptée (cf. J. Hourlier, « Le Mont-SaintMichel avant 966 », in J. Laporte (éd.), Millénaire monastique du Mont-Saint-Michel, t. I : Histoire et vie monastique, Paris, P. Lethielleux, 1966, p. 13-28), a été soutenue en dernier lieu par N. Simonnet, « La fondation du Mont-Saint-Michel d’après la Revelatio ecclesiae sancti Michae lis », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 106-4 (1999), p. 7-23. Selon cette datation, la rédaction de la Revelatio aurait eu pour objectif de conforter l’appartenance au monde carolin gien, au moment où les marges occidentales de la Neustrie – et en particulier la partie ouest du diocèse d’Avranches – étaient en voie de basculer dans l’orbite du royaume de Bretagne. La datation haute est proposée, principalement sur arguments d’ordre linguistique et stylistique, par P. Bouet, « La Revelatio ecclesiae sancti Michaelis et son auteur », Tabularia, Écrire l’histoire au Moyen Âge, publié en ligne le 20 juillet 2004. L’hypothèse d’une rédaction beaucoup plus tardive (fin du xe siècle) a également été envisagée : cf. J. Le Maho, « Groupes ecclésiaux de Normandie, ive-xie siècles », in M.-L. Pain (éd.), Groupes cathédraux et complexes monastiques. Le phénomène de la pluralité des sanctuaires à l’époque carolingienne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 87-100, ici p. 97-98. Je remercie Jacques Le Maho et Catherine Jacquemard pour les éclaircissements qu’ils m’ont apportés sur ce point. 34 Acta Sanctorum Ordinis S. Benedicti, t. I, p. 276. 35 Das Itinerarium Bernardi Monachi, dernière édition par Josef Ackermann. En passant par Rome, Bernard reçut la bénédiction du pape Nicolas Ier (858-867), ce qui date approximative ment le récit. L’édition de Mabillon (Acta Sanctorum Ordinis S. Benedicti, saeculum III, pars secunda, éd. par J. Mabillon, p. 523-526) indique 870.
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du site36. On comprend dès lors que dans les premières années du xie siècle, ou peut-être l’extrême fin du xe siècle, Raoul Glaber ait rapporté, lui aussi, que le site était a plurimis terrarum populis saepius frequentatur, « fréquenté par des voyageurs de plusieurs pays de la terre »37, en précisant qu’il s’agissait d’une situation établie depuis longtemps38. Le chroniqueur clunisien avait-il le souvenir qu’un prestigieux abbé de son monastère, Odon, avait eu quelques décennies auparavant un neveu praepositus au Mont39 ? Nul ne le sait, mais il reste évident que le prestige du Mont était fort. Plus qu’à Landévennec, où les fils de saint Guénolé semblent avoir vécu dans un isolement préservé, et plus encore qu’à Redon, où l’affluence des fidèles au nouveau monastère était suffisamment faible pour que l’abbé Conwoïon s’affaire à la dynamiser par l’acquisition de reliques, il s’agissait, au Mont-Saint-Michel, d’organiser la coexistence de la communauté des moines et d’une foule de fidèles et pèlerins déjà nombreuse à l’époque carolingienne. Comment se présentait le monastère avant l’an mil ? Pour avoir fait l’objet de nouvelles analyses archéométriques, Notre-Damesous-Terre, église du xe siècle édifiée à l’ouest, sur un replat en contrebas du sommet du rocher, est sans doute l’élément le plus saillant sur le plan documen taire. Les analyses croisées de thermoluminescence et de radio-carbone menées entre 2003 et 2005 par l’équipe de Christian Sapin ont permis de confirmer la construction de l’édifice en deux temps, situés l’un vers le milieu du ixe siècle, l’autre (subdivision de la nef et construction du chevet double) une trentaine d’années plus tard40 : il faut donc renoncer à voir dans la nef à deux vaisseaux de Notre-Dame-sous-Terre un souvenir de l’oratoire primitif bâti, à en croire la Revelatio ecclesiae sancti Michaelis, sur le modèle de la grotte (à deux diverticules axiaux) du Mont-Gargan. L’étude dirigée par Christian Sapin a également permis d’écarter l’hypothèse suivant laquelle les maçonneries dégagées par Yves-Marie Froidevaux à l’est de la niche sud du chevet auraient été les derniers vestiges de l’oratoire construit par
36 Locus qui ad duas tombas ex antiquo vocatur, Translatio et miracula S. Frodoberti (Adso Der vensis, Translatio et miracula S. Frodoberti, in Acta Sanctorum, Januarii, tomus primus, Paris, V. Palmé, [1863], p. 505-513, ici p. 512). 37 Rodulfus Glaber Historiarum libri quinque, éd. par M. Prou, III, 3, Paris, Picard, 1886, p. 60. La mention de l’abbatiale du Mont-Saint-Michel est liée dans ce texte à une suite d’événements qui se déroulèrent sous le règne de Robert le Pieux (996-1031), après l’apparition d’une comète, identifiée habituellement au passage de la comète de Halley en 989. 38 L’église, décrite comme bâtie sur un « promontoire » de l’Océan (constituta in quodam promon torio littoris Oceani maris), est présentée comme ayant « toujours été l’objet d’une vénération particulière par tout l’univers » (toto orbe nunc usque habetur venerabilis). 39 Odon de Cluny évoque son neveu dans ses Collationes, II, 206 in Patrologia Latina, vol. CXXXIII, col. 570, rédigées entre 917 et 927, alors qu’il n’était encore que moine de Cluny. 40 Phase 1 : 952 ±26 ans (926/978) ; phase 2 : 986 ±31 ans (955/1017). Voir C. Sapin, M. Baylé et S. Büttner, « Archéologie du bâti et archéométrie au Mont-Saint-Michel : nouvelles ap proches de Notre-Dame-sous-Terre », Archéologie médiévale, 38 (2008), p. 71-122.
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l’évêque d’Avranches saint Aubert, selon la légende de fondation que rapporte la Revelatio ecclesiae sancti Michaelis : selon toute vraisemblance, ces maçonneries ne seraient que le réaménagement du rocher en vue de la construction de l’actuelle église de Notre-Dame-sous-Terre. En prolongeant les conclusions des archéologues, on doit aussi se demander si Notre-Dame-sous-Terre n’aurait pas non plus été une partie seulement d’un dispositif initialement plus haut. L’épaisseur des murs (plus de 2 m), qui invite à imaginer un étage, voire plusieurs, avait déjà frappé Paul Gout, l’architecte des monuments historiques qui avait redécouvert puis restauré l’édifice au début du xxe siècle. Mais, parce qu’il avait retrouvé des tuiles d’égout encore en place au sommet des murs gouttereaux, Paul Gout avait écarté l’idée que l’édifice ait pu constituer le premier niveau d’un massif occidental. Les photographies desdites tuiles d’égout publiées à l’appui de l’argumentation ne sont pourtant guère pro bantes (les tuiles en question peuvent aussi bien avoir servi à protéger un ressaut de maçonnerie ou un larmier), et l’hypothèse d’un tel massif, comportant par exemple une chapelle haute dédiée à saint Michel et communiquant avec une église supérieure, doit être à nouveau envisagée. Jean Hubert en avait déjà fait la suggestion en 196241. Depuis lors, de nombreux exemples similaires ont été recensés par Maylis Baylé42. Enfin, l’on notera que l’auteur de la Revelatio, au ixe siècle, dit explicitement que la silhouette du monastère, vue du continent, est celle d’une turris43 – un terme qui peut bien suggérer la présence d’une construction élevée. Ces remarques conduisent à regarder différemment les vestiges mis au jour par Paul Gout en 1908 au sommet du rocher, au cours de la restauration de l’abbatiale du xie siècle44. Dans la zone fouillée, qui correspond aux quatre travées orientales de la nef ainsi qu’au transept de l’église romane, les maçonneries décou vertes délimitent un quadrilatère de 25 × 12 m, dont les murs latéraux sont dans l’alignement de ceux de Notre-Dame-sous-Terre. Le mur nord, arasé, a servi de soubassement au mur nord de la nef romane. Une porte était percée dans le mur sud. Vers l’Ouest, la construction se prolongeait par une surface que Paul Gout a présentée comme une courette. L’extrémité orientale – un espace de 9,5 m de large – est incomplètement connue, car les murs nord et sud, repérés sur environ 41 J. Hubert, « Observations », p. 105-106 in J. Vallery-Radot, « Quelques remarques sur l’église Notre-Dame-sous-Terre au Mont-Saint-Michel », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France (1962), p. 100-106. 42 M. Baylé, « L’architecture liée au culte de l’Archange », in P. Bouet, G. Otranto et A. Vau chez (éd.), Culte et Pèlerinages à saint Michel en Occident, Rome, École Française de Rome, 2003, p. 449-465. 43 Procul vero cernentibus nil fore aliud quam spatiosa quaedam, immo speciosa, turris videtur, « et lorsqu’on regarde de loin, on ne voit rien d’autre qu’une grande et magnifique tour », Revelatio ecclesiae sancti Michaelis, in Acta sanctorum Ordinis S. Benedicti, éd. par J. Mabillon, saeculum III, pars prima, 1672, p. 86. 44 P. Gout, Le Mont-Saint-Michel. Histoire de l’abbaye et de la ville, étude archéologique et architectu rale des monuments, vol. II, Paris : Colin, 1910.
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7 m de long, s’interrompent à l’endroit où furent ensuite bâtis la crypte romane puis le chevet gothique du xve siècle. Paul Gout n’interprétait pas le quadrilatère principal comme un lieu de culte : c’était, pour lui, le bâtiment de vie des religieux ; la petite salle à l’Est, dont les murs n’étaient pas liaisonnés avec ceux du bâtiment central, aurait été une cellule monastique45, et l’église du monastère avant la reconstruction du xie siècle aurait été Notre-Dame-sous-Terre. Cette lecture, récemment reprise par George Gandy46, a été combattue par la plupart des spécialistes du haut Moyen Âge. Michel de Boüard et Jean ValleryRadot ont vu les premiers dans l’édifice dégagé au sommet du rocher l’abbatiale carolingienne47. Déjà le moine Bernard avait indiqué la position de l’église in summitate hujus montis48. Comparaisons à l’appui, Jean Vallery-Radot a montré que le plan de cette église – nef d’architecture modeste et de dimensions réduites, absence de transept, chevet plus étroit et de plan rectangulaire49 – correspondait à une situation courante à l’époque carolingienne en Europe de l’Ouest50. Maylis Baylé a renforcé l’argumentation par une série de comparaisons régionales51, aux quelles on pourrait désormais ajouter l’abbatiale de Landévennec, surtout si l’on imagine cette église carolingienne du Mont-Saint-Michel précédée d’une turris ou d’une antéglise, comme l’abbatiale cornouaillaise l’était de son Westwerk.
45 Ibid., p. 398. 46 G. Gandy, « Who Built What at Mont-Saint-Michel during the Tenth Century ? », Annales de Normandie, 65, 1 (2015), p. 153-182. Si elle comporte des remarques légitimes, l’argumentation de l’auteur sur ce point précis peine à emporter la conviction. Je remercie George Gandy de m’avoir permis de lire son texte avant publication, et Jacques Le Maho pour les échanges de vues sur ce sujet. 47 M. de Boüard, « L’église Notre-Dame-sous-Terre au Mont-Saint-Michel. Essai de datation », Journal des Savants, 1 (1961), p. 10-27, ici p. 19-21 ; Y.-M. Froidevaux, « L’église Notre-Damesous-Terre de l’abbaye du Mont-Saint-Michel », Les Monuments historiques de la France, Ser. NS 7 (1961), p. 145-166 ; J. Vallery-Radot, « Quelques remarques sur l’église Notre-Damesous-Terre au Mont-Saint-Michel », Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France (1962), p. 100-106 ; J. Vallery-Radot, « Le Mont-Saint-Michel. Travaux et découvertes », Congrès Archéologique de France, 124 (1966), p. 413-446, rééd. dans M. Nortier (éd.) Millé naire monastique du Mont-Saint-Michel, vol. 5, Études archéologiques, 1993, 295 p., p. 35-61, ici p. 39. 48 in summitate hujus montis est ecclesia in honore sancti Michaelis, « au sommet de ce mont est une église en l’honneur de saint Michel », Acta Sanctorum Ordinis S. Benedicti, saeculum III, pars secunda, éd. par J. Mabillon, Paris, Billaine, 1672, p. 523-526, ici p. 526. 49 Y avait-il, à l’extrémité orientale de la structure dégagée par Paul Gout, le mur droit d’un chevet plat, une abside, ou bien encore une structure d’une forme différente ? En l’état actuel des connaissances, il est impossible de répondre à cette question. 50 Par exemple Echternach, Luxembourg ; Elst, Pays-Bas ; Büraberg, Hesse, Allemagne ; Xan ten, Soest et Paderborn, toutes trois en Rhénanie-du-Nord-Wesphalie, Allemagne. J. ValleryRadot, « Le Mont-Saint-Michel. Travaux et découvertes », p. 39, note 9. 51 M. Baylé, « Les constructions préromanes et romanes », in Le Mont-Saint-Michel. Histoire et imaginaire, Paris, Éditions du Patrimoine – Anthèse, 1998, p. 102-114.
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Si la chronologie de Notre-Dame-sous-Terre est désormais établie, celle de l’église supérieure est en revanche plus difficile à cerner, faute d’indices matériels. Rien n’empêche de penser qu’elle était contemporaine de la phase 1 de la chapelle basse, puisque les murs des deux édifices semblent avoir été impeccablement alignés. Pour Jean Vallery-Radot, l’église supérieure était le sanctuaire d’impres sionnante dimension, delubrum mirae amplitudinis, dont Dudon de Saint-Quentin prête la construction au duc Richard Ier, à la fin du xe siècle52. C’est une autre hypothèse. Rien enfin n’interdit a priori d’envisager que la construction ait été d’une autre époque, voire qu’elle ait été formée de parties d’âges distincts. S’esquisse ainsi une organisation topographique originale : une église au som met du rocher, que l’on peut imaginer réservée principalement aux moines, et une autre en contrebas, destinée sans doute aux pèlerins53. Peut-être ces différents espaces étaient-ils intégrés dans une même construction, s’il a existé une anté glise/turris plantée à l’ouest de l’église haute. En tout cas, dans la phase 2 identifiée par l’équipe de Christian Sapin, Notre-Dame-sous-Terre était bien reliée à l’église supérieure, par des escaliers débouchant sur les tribunes situées au-dessus des autels du mur oriental. Une chapelle Saint-Martin venait s’ajouter au dispositif, sans doute du côté sud si la crypte Saint-Martin, sous le bras sud du transept roman, lui a bien succédé54. Les bâtiments de vie des religieux auraient pu se trouver, déjà, sur le flanc nord du rocher55, tandis que l’accès des fidèles se faisait par le sud, tant à Notre-Dame-sous-Terre qu’à l’église supérieure. Grâce aux recherches de Georges Gandy, on peut aussi intégrer à cet état préroman du Mont-Saint-Michel les vestiges des piles et arcades situées sous le Grand Degré, escalier établi sur le flanc sud à l’époque gothique (xiiie siècle) dans le cadre d’une reconfiguration des circulations à l’intérieur du monastère. Cet espace, appelé « Salle de la roue » depuis qu’au xixe siècle l’administration pénitentiaire y avait installé une grande roue en bois permettant d’actionner le treuil par lequel les provisions étaient montées à l’abbaye-prison, est de lecture difficile. Les vestiges conservés permettent de reconstituer une construction de type basilical, qui, pour cette raison, avait été identifiée par Marc Déceneux
52 J. Vallery-Radot, « Le Mont-Saint-Michel. Travaux et découvertes », p. 39. 53 C’est l’hypothèse présentée par C. Sapin, Mont-Saint-Michel. Le labyrinthe de l’archange, copro duction Gédéon Programmes, Arte France, INRAP, CNRS Images, Centre des Monuments Nationaux, 2017. 54 C’est dans cette chapelle que fut enseveli le duc de Bretagne Conan Ier en 992, comme l’indique le nécrologe de l’abbaye marquant l’anniversaire de la mort « de Conan, duc de Bretagne, qui repose dans la chapelle de saint Martin dans cette église », Obit Conanus dux Britonum, qui jacet in capella sancti Martini in ista ecclesia, (Avranches, Bibliothèque Municipale, ms. 215, fol. 165v). À l’époque où le nécrologe fut rédigé, la chapelle Saint-Martin était bien celle qui porte le bras sud du transept ; mais comme le transept roman n’existait pas encore en 992, on est conduit à conjecturer que le duc de Bretagne fut inhumé dans une chapelle qui fut par la suite remplacée par la chapelle souterraine du bras sud du transept. 55 C’est la proposition de F. Margo, « L’abbaye préromane », in H. Decaëns (éd.), Le MontSaint-Michel, Paris, Éditions du Patrimoine, Centre des monuments nationaux, 2015, p. 62-68.
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comme une église secondaire du monastère56. Compte tenu de l’orientation nordsud du bâtiment, plutôt étrange pour une chapelle, Georges Gandy a proposé, à notre avis de manière convaincante, de reconnaître dans ces structures les restes d’un bâtiment d’accueil, peut-être même une aula qui aurait été édifiée grâce aux libéralités du duc de Normandie Richard Ier57. La localisation s’accorde en tout cas avec les accès identifiés à Notre-Dame-sous-Terre et à l’église haute.
Convergences, contrastes, spécificités L’analyse comparée des trois sites monastiques met d’abord en évidence le fort impact du monde carolingien sur une Bretagne dont on devine qu’elle n’est pas restée à l’écart des évolutions qui, ailleurs aux ixe-xe siècles, touchaient l’organisa tion de la vie monastique, la structuration des abbayes, et jusqu’à l’architecture des abbatiales. À Landévennec, la topographie du monastère réorganisé à l’époque carolin gienne s’articule autour d’une cour semi-ouverte qui n’est pas sans analogie avec le cloître qui figure sur le Plan de Saint-Gall, et la distribution des espaces dans les ailes orientale (dortoir) et méridionale (réfectoire et dépendances) est conforme à la tendance observée ailleurs dans le monde carolingien, avec en prime la trace précoce d’une salle privilégiée à l’emplacement qui devait par la suite devenir habituel pour les salles capitulaires. Nous ne savons rien encore d’un éventuel cloître à Redon, sinon qu’à proximité des bâtiments monastiques s’élevaient une domus peregrinorum et une domus pauperum, là encore comme à Saint-Gall, ce qui pourrait justifier l’appréciation de Jean-Christophe Cassard, pour qui rien ne distinguait Redon des grandes abbayes carolingiennes dont elle s’efforçait d’apparaître « comme le décalque en terre bretonne »58. Au Mont-Saint-Michel, c’est le relief qui a imposé une autre organisation spatiale, non pas centrée sur un cloître mais exploitant la déclivité du lieu pour hiérarchiser espaces et fonctions, dans le cadre d’un complexe architectural polynucléaire, comme il s’en rencontre avant mais aussi après la réforme carolingienne du monde monastique. Quant à l’architecture des églises, elle s’inscrit, elle aussi, dans les pratiques de l’époque carolingienne, même si l’on n’y repère pas la recherche de monumen talité caractéristique des plus ambitieux chantiers des ixe-xe siècles. L’œuvre la plus parlante, à cet égard, est le chevet à crypte hors-œuvre de l’église de Maxent, qui pourrait bien refléter l’architecture de l’abbatiale de Redon. L’abbatiale de Landévennec, plus modeste, présentait des formes en rapport avec la génération précédente, celle de Benoît d’Aniane, tout comme l’église haute du Mont-SaintMichel, encore que la datation de cette dernière ne soit pas établie. Dans ce 56 M. Déceneux, Le Mont-Saint-Michel pierre à pierre, Rennes, Éditions Ouest France, 1996. 57 G. Gandy, op. cit. 58 J.-C. Cassard, Les Bretons de Nominoé, 2e éd., Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 185.
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contexte, il serait bien entendu d’un haut intérêt que le site de Redon puisse être étudié plus en détail. En même temps qu’elle permet de repérer des convergences, l’étude souligne la diversité des situations et des contextes. La distribution des bâtiments s’adapte au cadre topographique, les circulations – du moins ce que l’on en devine surtout à Redon et au Mont-Saint-Michel – sont pensées en fonction des besoins et des contraintes : accueil des laïcs, circulation des fidèles et des pèlerins, présentation des reliques, même s’il faut probablement établir sur ce point une distinction entre les reliques corporelles rassemblées à Redon et présentées à la vénération des fidèles, et les reliques de contact de l’archange que le clergé du Mont s’était procurées au Mont-Gargan, car la présence terrible du chef des milices célestes se manifestait peut-être davantage, pour les hommes du Moyen Âge, par diffé rents phénomènes atmosphériques ou naturels, que par l’intermédiaire de ses reliques59. Singularités et convergences semblent encore s’imposer au sujet d’un point qui n’a pu être qu’effleuré ici, et qui est la question de savoir comment ces trois monastères ont traversé la période des raids vikings et les turbulences qui en ont résulté. Devant le danger commun, stratégies et conséquences semblent avoir été différentes. Landévennec s’enclot de puissants murs, peut-être dès le ixe siècle, et s’accommode – sans doute moyennant le versement d’un tribut – de la présence viking, jusqu’à l’exode forcé de 913. Redon choisit un repli moins lointain, à Maxent, et dans la proximité du pouvoir des rois de Bretagne, avant de devoir abandonner, elle aussi, le site de la fondation en 917. Aucun exode, aucun monas tère de refuge n’est documenté pour les moines du Mont-Saint-Michel ; et pas davantage le monastère ne semble-t-il s’entourer de murailles. Le clergé montois a-t-il été contraint au départ, sans qu’aucun texte n’en rapporte le souvenir ? A-t-il échappé à l’exode, ce qui serait un cas apparemment unique pour l’époque et l’Ouest du monde carolingien ? Sa situation insulaire, le relief du rocher, ou une quelconque enceinte l’auraient-ils protégé, comme ce fut plus tard le cas lors de la Guerre de Cent Ans puis des Guerres de religion ? Sur ce point également, de nouvelles recherches sont espérées.
59 Voir les réflexions de S. Rosenbergová, « The Mountain and the Man beneath. Medieval Mont-Saint-Michel through the Perception of Pilgrims », Chapitre IV, Mémoire de Master, sous la direction d’Ivan Foletti, Brno, Masaryk University, 2017.
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Les abbayes Sainte-Croix de Quimperlé et Saint-Sauveur de Redon aux xie et xiie siècles Fraternitas, amicitia et calumpnia
Les abbayes Saint-Sauveur de Redon et Sainte-Croix de Quimperlé ont une histoire, à l’origine, bien différente. La première fut fondée au début des années 830, sur un bien du fisc, grâce à l’autorisation de l’empereur Louis le Pieux, aux confins des diocèses de Vannes, de Nantes, et d’Alet1. Elle fut liée aux destinées du royaume breton ; c’est là, par exemple, que le futur roi Erispoë, venant d’ap prendre la mort de son père, fit dire des messes pour l’âme de ce dernier2. Fuyant les Scandinaves, les moines furent contraints, au ixe siècle, de partir en exil,
1 Conwoion, noble breton car descendant de l’évêque de Rennes Mélaine et clerc de la cathédrale de Vannes, partit avec quelques compagnons fonder un sanctuaire aux confins du diocèse. Il installa sa fondation au sein d’un bien du fisc, tenu en bénéfice par le machtiern Ratvili. Ce dernier en avait été doté par l’empereur Louis le Pieux, aussi sans autorisation de ce dernier à cette nouvelle cession, se posa alors un problème institutionnel qui remit en question la fondation de la jeune communauté. Louis, pourtant fasciné par la vie monastique au point qu’il la pratiqua un temps, refusa que ce bien fût confié à Conwoion. Louis le Pieux avait été convaincu par les arguments du comte de Nantes Ricouin et de l’évêque de Vannes Raginhard. Ces derniers étaient, en effet, soucieux d’une situation politique alors délicate pour l’empereur. Peu avant, en 830, Louis avait vu, en effet, les Grands de l’empire, soutenus par ses fils, entrer en rébellion. Le widonide Lambert, préfet de la marche de Bretagne, était au premier rang des conjurés. Dans ces conditions pouvait-on troubler l’équilibre politique de ces secteurs en y fondant un sanctuaire, prétexte à l’introduction d’influences nobiliaires et politiques ? Dans une bibliographie abondante, H. Guillotel et A. Chédeville, La Bretagne des saints et des rois : ve-xe siècle, Rennes, Ouest-France, 1984, p. 223-248 ; J.-P. Brunterc’h, « Le duché du Maine et la marche de Bretagne », in H. Atsma (éd.), La Neustrie, les pays au nord de la Loire de 650 à 850, Sigmaringen, J. Thorbecke, 1989, t. 1, p. 29-127 ; J. Quaghebeur, « Raginhard, évêque de Vannes ou la mémoire oubliée », in Mondes de l’Ouest et villes du monde, Regards sur les sociétés médiévales, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1998, p. 223-247. 2 A. de Courson (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Redon en Bretagne, Paris, Imprimerie impériale, 1863, Appendix, acte no XXXII, p. 366. À propos de cet acte, voir H. Guillotel et A. Chéde ville, op. cit., p. 278-279. Joëlle Quaghebeur • Université de Bretagne-Sud Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 105-134. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131316
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emportant un nombre considérable de chartes, ou comme le suggérait Hubert Guillotel, les cachant peut-être sur place, ce qui permit qu’elles parviennent jusqu’à nous grâce à un cartulaire entrepris sous l’abbatiat d’Aumod (1062-après 1081-1084)3. L’abbaye avait retrouvé, en l’an mil, toute sa place en Bretagne, grâce à l’ambitieuse politique de restauration monastique entamée alors par le duc Geoffroy I (992-1008). Le duc, en princeps soucieux d’exercer les prérogatives qui étaient siennes et donc de veiller au salut de ses sujets, entreprit de restaurer la vie de prières de son duché. Les monastères détruits ou désertés lors des attaques scandinaves furent refondés. Sollicité, Gauzlin, abbé de Saint-Benoît sur Loire, lui envoya pour accomplir cette tâche deux moines, Teudon et Félix, ce dernier était originaire de Cornouaille. Teudon devait se rendre à Saint-Sauveur de Redon, où l’abbé Mainard, lié à la réforme monastique, avait été nommé lui aussi à l’instigation du duc de Bretagne. Ainsi loin donc d’être à l’écart du reste de l’Europe, la Bretagne, grâce à son pieux prince, fut associée, dès cette époque, à la volonté d’une vie d’Église réformée et la vieille abbaye carolingienne, restaurée, participa aux projets réformateurs entamés par la Maison ducale. Sainte-Croix de Quimperlé, elle, ne fut fondée qu’après l’an Mil. Les moines de Quimperlé, entreprenant la rédaction d’un cartulaire à la fin des années 11104, voulurent rappeler que l’abbaye avait été fondée sur le conseil du pape Léon IX, après que la comtesse de Cornouaille et l’évêque de Quimper eurent rencontré le pontife lors du concile qu’il tenait, en 1050, à Verceil. Cette petite ambassade, selon le cartulaire, était venue raconter au pape le miracle dont le comte de Cornouaille avait été l’objet : il avait été, en effet, miraculeusement guéri de souffrances insupportables après qu’une nuit, une croix d’or fut venue se poser sur sa bouche. Léon IX avait alors recommandé que le comte fondât une abbaye à l’endroit où il avait été guéri5. La résidence comtale, à la lisière des évêchés et comtés de Cornouaille et de Vannes, devint donc un monastère, né comme à Redon sur une terre publique. Mais un strict parallèle entre les deux abbayes s’arrête là. Si Saint-Sauveur de Redon bénéficiait encore au xie siècle d’un prestige important, ancien, « impé rial », pourrait-on dire, Sainte-Croix de Quimperlé, lors de sa fondation, était un petit sanctuaire, « familial », même s’il portait les ambitions du lignage fondateur – celui des comtes de Cornouaille. Le destin de Sainte-Croix changea lorsque l’un des fils du fondateur, Hoël, accéda à la fonction ducale en 1066, grâce à son mariage avec l’héritière des comtes de Rennes jusqu’alors détenteurs de ce
3 H. Guillotel, A. Chédeville et B. Tanguy (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Saint-Sauveur de Redon, Rennes, Association des Amis des Archives historiques du diocèse de Rennes, Dol et Saint-Malo, 1998, t. I, p. 16. 4 « Gurheden se mit au travail à la fin des années 1110 ou au début des années 1120 et […] il y travailla jusqu’à sa mort […] vers 1130 » ; C. Henry, J. Quaghebeur et B. Tanguy (éd.), Cartulaire de Sainte-Croix de Quimperlé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 29. 5 L. Maître et P. de Berthou (éd.), Cartulaire de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, Rennes et Paris, Plihon et Hommay/H. Champion, 19042, acte no I, p. 130-132.
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titre. Son frère Benoît, alors moine à Saint-Gwénolé de Landévennec, fut mis à la tête de Sainte-Croix ; il disparut en 1114. Son long abbatiat lui avait permis de construire une puissance spirituelle et foncière considérable de Locronan jusqu’à Nantes. Puissance encore accentuée par le fait qu’il succéda à son frère Quiriac – également nommé Guerech – à la tête de l’évêché de Nantes en 1081. Cette succession nécessita certainement des tractations (auprès de la Papauté ?) car Quiriac, qui fut un prélat réformateur, s’était éteint en 1078. Conservant ces deux honores, Benoît, abbé et évêque, fit que cette période fut indéniablement l’apogée de la puissance de Sainte-Croix. La confiance pontificale lui fut renouvelée (ainsi qu’à son monastère de Sainte-Croix) par une bulle d’Urbain II6. Pourquoi vouloir étudier ces deux abbayes de façon conjointe ? Parce que le cartulaire de Quimperlé évoque à deux reprises que l’abbé de Redon Catwallon adressa à la jeune abbaye son prieur, Gurloës, pour qu’il en devienne l’abbé7. Nous voyons donc ici mentionnées deux abbayes « sœurs ». Mais comment et pourquoi devinrent-elles ennemies ? Cette étude voudra donc saisir, tout d’abord les circonstances de la fondation de l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé, puis la nature du lien qui perdura au xie siècle entre elle et Saint-Sauveur de Redon, lien né d’un pactum scriptum. Enfin, il s’agira de comprendre ce qui brisa la fraternitas de cette societas8. Le rédacteur du cartulaire de Quimperlé, le moine Gurheden, voulut rappeler en recopiant l’acte de fondation de son abbaye qu’il exista un lien profond entre elle et celle de Redon, Saint-Sauveur ayant aidé aux débuts de Sainte-Croix. Une liste abbatiale rédigée par Gurheden qualifie l’abbé de Redon Catwallon du terme de coadjutor à la fondation9. Il se sépara, en effet, de son prieur Gurloës en l’adressant au fondateur de Sainte-Croix, Alain Canhiart, comte de Cornouaille, afin qu’il devienne l’abbé du nouveau sanctuaire10. En donnant l’ordre à son collaborateur le plus proche, son prieur Gurloës, de partir à Quimperlé, l’abbé de Redon contraignit nécessairement ce dernier à rompre le vœu de stabilité qu’il avait fait en devenant un moine bénédictin et donc à ne pas respecter la Règle qu’il avait choisi de vivre. Mais l’acte de fondation de Quimperlé tint à mention ner que l’accès à la responsabilité abbatiale se fit en respectant deux exigences de Léon IX, une electio respectant la règle de saint Benoît et une ordinatio, elle 6 Ibid., acte no CXXVIII, p. 285-286, le pontife y confirmait les privilèges du monastère sous condition que Sainte-Croix s’acquittât du paiement de deux deniers d’or et l’évêché de Nantes de trois deniers, cela chaque année. Il refusait d’admettre l’abbé Gurloës, premier abbé, au rang de saint. Cette bulle était donc une forme de réponse à un courrier sollicitatif de Benoît. 7 Ibid., acte no I, p. 130-134, ici p. 131 et no CXXX, p. 288-291. 8 Termes utilisés dans les actes à notre disposition pour qualifier les relations existant entre les deux monastères. 9 Ibid., acte no CXXX, p. 288-291. 10 Ibid., Catwallonus abbas Sancti Salvatoris coadjutor fundationnis ecclesie Sanctae Crucis extiterit. Ipse namque priorem suum, sanctum Gurloesium, comiti ad abbatem transmiserit.
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de nature spirituelle, les termes utilisés par Gurheden voulaient donc montrer le strict respect des règles devant présider à l’intronisation d’un abbé bénédictin11. Léon IX, dès son accession au pontificat en 1049, entendit lutter contre les dérives présentes dans l’Église de son temps et causées pour partie par l’ambition des lignages nobles, prompts à s’emparer des honores épiscopaux et abbatiaux12. Dès octobre 1049, lors du concile qu’il tint à Reims, le pontife déposa, entre autres prélats, l’évêque de Nantes Budic qui avait acheté sa charge épiscopale, charge que son père Gautier exerçait avant lui. Airard lui succéda sur le siège de Nantes ; il avait été abbé de Saint-Paul-hors-les-Murs et fut nommé lors du concile romain d’avril 1050. Cette même année, entre mai et août, le pontife écrivit nommément au princeps Eudes, oncle de Conan II, alors duc de Bretagne, et au comte de Cornouaille, Alain Canhiart, en leur demandant d’obéir aux ordres pontificaux et de renoncer à la simonie. Il les menaçait d’excommunication13. Le comte de Cornouaille et son frère Orscand, évêque de Quimper, prêtèrent la plus grande attention à ce courrier pontifical. Leur avait-il été d’ailleurs adressé par ha sard ? Léon IX ne savait-il pas, en effet, qu’en ces confins, il trouverait des hommes qui comprendraient le projet qui était sien, qui l’appuieraient et le soutiendraient ? Ainsi Orscand – alors « marié » et père de famille – accompagna-t-il la comtesse de Cornouaille Judith à Verceil où le pape avait indiqué qu’il convoquait un concile le 1er septembre, afin de permettre aux évêques de venir s’expliquer. Ils y furent reçus avec bienveillance puisqu’Orscand, à son retour, continua d’occuper le siège cornouaillais et put même le transmettre à son fils Benoît ; ce dernier disparut en 1113, resté célibataire. Mais pour revenir aux premiers temps de l’abbaye comtale et au soutien alors donné par l’abbaye de Redon, que penser de la venue de Gurloës à Quimperlé ? Son nomen est peu fréquent dans les actes bretons. Un homme le portant est mentionné à trois reprises dans le cartulaire de Redon, au cours de la première moitié du ixe siècle, dans des actes de donation relatifs à la côte sud de la Bretagne14. Plus intéressant, Gurloës figurait au nombre des seize laïcs présents lors de la donation que fit en 1105-1107 le vicomte Tanguy de Poher (un terme qui qualifia la Cornouaille à l’époque carolingienne) d’une terre appartenant à 11 Ibid., acte no I, p. 130-134, ici p. 131, ad presidendum igitur tunc monasterio, vir summe honestatis et discipline, sanctus Gurloesius, electus est, de cenobio Sancti Salvatoris… et in ejus ordinatione, « alors pour présider le monastère, un homme d’une haute honnêteté et discipline, saint Gurloës du monastère du Saint-Sauveur est élu et par son ordination… ». 12 Sur l’action du pontife, voir G. Bischoff et B.-M. Tock (éd.), Léon IX et son temps, Actes du colloque international organisé par l’Institut d’Histoire Médiévale de l’Université Marc Bloch, Strasbourg-Eguisheim 20-22 juin 2002, Turnhout, Brepols, 2006, et plus particulièrement, M. Bur, « Léon IX et la France (1026-1054) », in G. Bischoff et B.-M. Tock (éd.), Léon IX et son temps, Turnhout, Brepols, 2006, p. 233-257. 13 Dom P.-H. Morice (éd.), Mémoires pour servir de preuves à l’histoire ecclésiastique et civile de Bre tagne, tirés des archives de cette province, de celles de France & d’Angleterre, des recueils de plusieurs sçavans antiquaires, & mis en ordre, 3 vols, Paris, Charles Osmont, 1742, t. I, col. 395-396. 14 A. de Courson (éd.), op. cit., actes no CVIII, p. 82, no CLXVII, p. 129, no CCL, p. 201-202.
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sa mère et se trouvant à proximité de son propre château en Cléden-Poher15. Probablement sollicité par le vicomte pour être témoin de cette cession, Gurloës appartenait donc à la noblesse de ce secteur (en témoigne le fait qu’il figure en dixième position dans les témoins, juste après les membres de la famille proche du vicomte). Le vicomte Tanguy était un homme puissant qui fut souvent sollicité par l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé pour être le témoin de certains actes importants pour elle à divers titres. Il fit cette donation à Saint-Sauveur de Redon alors que le duc Alain IV y tenait sa cour, une façon sans doute de marquer sa fidélité au princeps breton. Il souhaitait qu’un monastère dédié au Sauveur s’élevât sur la terre qu’il donnait16. Le choix qui fut fait de Gurloës pour abbé de Quimperlé prit-il son origine géographique en compte ? La famille du vicomte Tanguy appartenait à la parentèle de la famille comtale17, aussi le comte de Cornouaille Alain intervint-il donc d’une quelconque manière dans le choix qui fut fait à Redon… ? Soulignons qu’aucun acte du cartulaire de Redon ne mentionne le moine Gurloës à l’époque qui nous intéresse, soit vers 1050. Mais nous sommes naturellement tributaires des actes de donation faits à l’abbaye. Cela signifie donc qu’aucune donation n’a été faite en ces années à Redon et aussi que Gurloës n’a dû être que très brièvement prieur, voire moine, à Saint-Sauveur, puisqu’il apparaît absent des actes dressés sous l’abbatiat de Catwallon (décédé en 1041) puis de son successeur Perenes, abbé de 1041 à 1062. Il est vrai que les années 1040 commencèrent d’être difficiles pour le duché breton. Le jeune héritier ducal Conan II, jusqu’alors mineur et sous la tutelle de sa mère Berthe et de son oncle paternel Eudes, ayant atteint en 1047 l’âge de sa majorité politique, parvint à faire reconnaître les droits qui étaient siens. Mais débuta alors un conflit qui l’opposa à Eudes jusqu’en 105718. Les incertitudes politiques connues firent que peut-être les donations se tarirent pour les monastères du duché. Il n’était pas rare, à l’époque médiévale, d’envoyer à la demande d’un fondateur d’abbaye un groupe de moines afin de constituer la communauté initiale19. Le texte contenu dans le cartulaire de Quimperlé indique que Catwallon adressa son prieur, saint Gurloës, au comte en qualité d’abbé, le comte mentionné étant le comte de Cornouaille, Alain Canhiart20. Il faut souligner que Gurloës partit seul, 15 Ibid., acte no CCCLXXVII, p. 332-333, 1105, après le 20 octobre-1107, juin. 16 J. Quaghebeur, La Cornouaille du ixe au xiie siècle, Mémoire, pouvoirs, noblesse, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 20022, p. 379-387. 17 Ibid. 18 S. Morin, Trégor, Goëlo, Penthièvre – Le pouvoir des comtes de Bretagne du xie au xiiie siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 60-94. 19 Ainsi en fut-il probablement pour la communauté féminine de Locmaria de Quimper, vers 1050, fondée par le comte de Cornouaille Alain pour sa fille Hodiern ; les patronymes germa niques de certaines moniales montrent qu’elles n’étaient pas originaires de Cornouaille, le comte avait donc sollicité un autre sanctuaire pour constituer la communauté dont sa fille serait l’abbesse. J. Quaghebeur, La Cornouaille, p. 211-220, ici p. 216. 20 Le comte Alain est doté, dans certains textes, du surnom de Canhiart ou bellator fortis, afin probablement de le différencier d’autres hommes nommés Alain et appartenant comme lui à la
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ce qui suggère qu’il y avait à Quimperlé des moines en nombre suffisant, qu’une communauté y existait donc déjà. Mais cette dernière avait besoin d’un abbé canoniquement valide, rompu à la discipline bénédictine et bon administrateur, à même de veiller aux premiers temps d’un jeune monastère, ce que devait être Gurloës, prieur à Saint-Sauveur. Mais en apportant son soutien quels pouvaient être les objectifs de l’abbaye de Redon ? Elle donnait là certainement une aide à des frères désireux de vivre conformé ment à la Règle bénédictine. Mais n’avait-elle pas également le projet d’établir un réseau d’abbayes-amies, ou de prieurés dans certains cas ? Car en chargeant le prieur de Saint-Sauveur de Redon de veiller à cette fondation, l’abbé Catwallon envisageait-il un droit de regard sur Sainte-Croix de Quimperlé ? Si les textes rédigés par les moines de cette dernière revendiquent clairement que Gurloës fut dès l’origine un abbé (et non un prieur), il ne faut pas, malgré tout, exclure que Redon regardait la jeune abbaye de Quimperlé comme une « fille » car dotée d’un abbé grâce à elle. Car au milieu du xiie siècle, l’abbaye Saint-Sauveur détenait de nombreux prieurés, essentiellement dans le Vannetais et le Nantais, la Cornouaille, où se situait Quimperlé, ayant échappé jusqu’alors à cette politique de création de petits sanctuaires21. L’un d’entre eux, Sainte-Croix de Josselin, apparaît particulièrement intéres sant en raison de sa dédicace. Il aurait été fondé vers 1050 par Josselin de Porhoët22. Ne peut-on avancer que Saint-Sauveur de Redon avait ici suggéré la mention de la Sainte Croix ? Elle-même avait choisi sa dédicace au Sauveur, aux années 830, entre autres parce qu’il s’agissait là d’une dévotion particulièrement chère à Louis le Pieux et qu’en ces années difficiles pour l’empereur, tous les
haute noblesse bretonne. L. Maître et P. de Berthou (éd.), op. cit., acte n o CXXX, p. 288-291, ici p. 290, ipse namque priorem suum, sanctum Gurloesium, comiti ad abbatem transmisit. Souli gnons que l’auteur de ce texte (Gurheden, le rédacteur du cartulaire ?) revendiquait au début du xiie siècle, une qualité de sainteté pour Gurloës, ce qui lui avait pourtant été refusé par le pontife Urbain II en 1088-1099, malgré la demande faite par l’abbé, acte no CXXVIII, p. 285-286. 21 Une carte des biens de Redon fut dressée par André Chédeville, voir A. Chédeville, H. Guillotel et B. Tanguy (éd.), Cartulaire de l’abbaye Saint-Sauveur de Redon, t. I, p. 39, à partir de la bulle du pape Eugène III du 24 juin 1147, J. Ramackers (éd.), Papsturkunden in Frankreich Bd 5 : Touraine, Anjou, Maine und Bretagne, Gottingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1956, no 253, p. 357-359. 22 A. de Courson (éd.), op. cit., acte no CCXCIII, p. 242-243. Cette notice, probablement élabo rée lors de la rédaction du cartulaire, relate les circonstances de fondation du prieuré, alors connu sous la dédicace de la Sainte-Croix et des saints martyrs Corneille et Cyprien. Goscelin fils du « proconsul » Guethenoc vint voir l’abbé Perenes pour lui donner près de son castellum, une cella où étaient présents des moines. En cette période de réforme de l’Église, le vicomte voulait donc confier à l’abbaye un petit sanctuaire qu’il avait probablement fondé. Mais quelle était sa dédicace initiale, ne fût-ce pas l’abbé de Redon qui suggéra celle de la Sainte Croix ? Un quartier Sainte-Croix, né du prieuré, existe encore au pied du château de Josselin mais de l’autre côté de l’Oust.
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sanctuaires qui adoptèrent cette dédicace voulaient montrer, outre leur foi, le soutien politique qu’ils apportaient à Louis23. Mais le Sauveur, Sauveur du monde, n’est-ce pas le Christ en Croix ? Aussi Sainte-Croix de Quimperlé et Sainte-Croix de Josselin marquaient sans doute dans leur dédicace le lien profond qui les unissait à Saint-Sauveur de Redon, en se référant implicitement au Sauveur, par l’instrument du supplice qui lui permit de sauver les hommes. Ces choix s’inséraient dans un mouvement plus vaste de dévotion à la Croix qui se diffusait depuis le début du xie siècle, grâce à des reliques ou une liturgie particulière développée, par exemple, à Cluny, lors des fêtes des 3 mai et 14 septembre24. L’acte décrivant les biens initiaux de Quimperlé fut d’ailleurs dressé à cette dernière date25, marquant ainsi la parfaite connaissance que l’on avait en Bretagne de ces évolutions liturgiques. Cette dévotion à la Croix perdura, sous diverses formes, au sein de la Maison de Cornouaille : le comte Alain, fondateur de Quimperlé, puis son fils le duc Hoël, choisirent de « signer » certains actes du cartulaire, d’une croix26. De même, leur héritier le duc Alain IV fut-il le principal mécène de la superbe abbatiale de Quimperlé ; cette dernière fut construite sous l’abbatiat de son oncle Benoît (1066-1114). Consacrée en 1089, elle constitue l’un des bâtiments romans les plus impressionnants de Bretagne, par sa taille mais également son plan cruciforme et circulaire, un rappel monumental et délibéré de sa dédicace à la Croix. Le duc et l’abbé choisirent donc de marquer par la pierre la dévotion première et fondamentale du sanctuaire familial fondé par leur grand-père et père. La mention de Catwallon, en qualité de protecteur initial de Sainte-Croix, soulève, en outre, un délicat problème : celui de la date de la fondation de Sainte-Croix. En effet le décès de Catwallon apparaît noté dans les annales de
23 P. Le Maître, « Image du Christ, image de l’empereur. L’exemple du culte du Saint Sauveur sous Louis le Pieux », Revue d’histoire de l’Église de France, 181 (1982), p. 201-212, ici p. 208. L’auteur insiste sur la dimension politique du choix de ce type de dédicace pour une église, aux années 830, car il s’agissait alors d’une marque délibérée de soutien à l’empereur Louis si contesté en ces années. Rappelons que l’abbaye de Redon fut officiellement autorisée en 834, le choix de sa dédicace par Nominoë voulait donc marquer la fidélité absolue de la Bretagne à l’empereur. 24 D. Iogna-Prat, « La Croix, le moine et l’empereur : dévotion à la croix et théologie politique à Cluny autour de l’an Mil », in D. Iogna-Prat, Études clunisiennes, Paris, Picard, 2002, p. 75-92 ; P. Jounel, « Le culte de la Croix dans la liturgie romaine », La Maison-Dieu : cahiers de pastorale liturgique, revue trimestrielle de Pastorale Liturgique, Paris, Éditions du Cerf, 1963. 25 L. Maître et P. de Berthou (éd.), op. cit., acte no I, p. 130-132, ici p. 132, erat autem dies Exaltationis sanctae crucis quo haec facta sunt. Cette précision achève un paragraphe relatif aux cessions faites au nouveau monastère par l’évêque de Quimper Orscand (son droit épiscopal, entre autres). 26 Cette présence de croix autographes a été soulignée par C. Henry, « Les signes auto graphes », Cartulaire de Sainte-Croix de Quimperlé, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.
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Quimperlé à l’année 104127. Or d’après l’acte no I du cartulaire, Léon IX conseilla cette fondation lors du concile de Verceil en 105028. Mais les soucis des historiens qui se penchent sur Quimperlé ne s’arrêtent pas là puisque Gurheden, rédacteur du cartulaire, revendique une fondation en 102929… ! Cette cacophonie a probablement pour cause le procès entamé par Redon, à propos de Belle-Île, ce sur quoi il sera revenu dans le troisième point de cet article. Hubert Guillotel a émis l’hypothèse qu’il s’agissait, grâce au cartulaire, de prouver pour Sainte-Croix une possession ancienne de ce territoire insulaire source de revenus considérables, « la communauté voulait exciper d’une pos session trentenaire paisible et ininterrompue30 ». Nombre de chartes recopiées par Gurheden furent donc « remaniées » sans que le moine n’ait le temps de s’apercevoir que son travail avait des failles ; mais il ne pouvait omettre le conseil pontifical d’une fondation, tant le prestige était grand pour son abbaye. Aussi il entendit mentionner ce détail, car c’était une forme de réponse à ce qu’avait avancé Redon lors du procès qui venait quelques années auparavant d’opposer les deux abbayes. Saint-Sauveur était certainement fière d’être une vieille abbaye carolingienne, autorisée par l’empereur, la plus ancienne survivante en Bretagne, avec Landévennec, de cette époque de grandeur. Le récit de l’entrevue de Verceil, relatée par Gurheden, faisait que Sainte-Croix dépendait, elle, de la volonté du chef de la Chrétienté, le Prince de tous les Princes, bien au-dessus de l’empereur donc pour le moine qu’il était. Le dossier de la date de fondation de Quimperlé a vu s’opposer de nombreux érudits, la date de 1029 continuant d’être comprise par certains comme véridique. La remarque d’Hubert Guillotel – la mention, dans l’acte no I du cartulaire, du concile tenu à Verceil en septembre 1050 – semble pourtant clore en grande partie le débat. Peut-on proposer un scénario reliant les divers événements connus ? Après Verceil, soit fin 1050-début 1051, une abbaye fut officiellement fondée à Quimperlé. En cette période de Réforme naissante et afin qu’elle fût totalement valide du point de vue canonique, une forme de tutelle fut confiée à Redon. Le choix de cette dernière fut vraisemblablement fait par le pontife en personne. Car Léon IX avait reçu en avril 1050, lors du concile romain, l’abbé de Redon, Perenes, venu avec Main, l’évêque de Rennes31 afin d’être « réordonnés » tous 27 L. Maître et P. de Berthou (éd.), op. cit., p. 103, MXLI transitus Catwalloni abbatis Rotonensis. 28 L’acte no II du cartulaire, fait d’ailleurs expressément référence à Léon IX dans ses formules de datation, ibid., p. 136, romane sedi presidente Papa Leone, qui tribus generalibus prefuit conciliis, scilicet Remensi, Magotiacensi, Vercellensi. 29 Ibid., acte no II, p. 134-137, ici p. 137, Anno ab incarnatione Domini M° XX° VIIII. 30 H. Guillotel, « Bretagne et papauté au xie siècle », in R. Grosse, L’Église de France et la papauté (xe-xiiie siècle), Bonn, Bouvier Verlag, 1993, p. 265-286, ici p. 270. 31 Perenes et Main, évêque de Rennes, figurent parmi les témoins de la bulle de canonisation de Gérard, ancien évêque de Toul, J. Mabillon (éd.), Annales Ordinis S. Benedicti Occidentalium Monachorum Patriarchae / 4, Complectens res gestas ab anno Christi DCCCCLXXXI. ad annum MLXVI. inclusive, cum Appendice, & Indicibus necessariis, 6 vols, vol. IV, Paris, C. Robustel, 1707, p. 738-739 ; la question a été posée de savoir si ce fut bien Léon IX qui canonisa Gérard de Toul,
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deux des mains mêmes de Léon IX32. Une procédure étonnante, à nos yeux, qui montre le pragmatisme du pontife et sa capacité à pardonner – au sens profondé ment chrétien du terme – certains errements, car Perenes et Main devaient être accusés de simonie. Ce fut à ce moment qu’Airard se vit confier le siège de Nantes. Il venait d’un lieu où s’élaboraient les principes réformateurs, son installation dans le duché breton voulait faire de ces confins occidentaux une tête de pont des projets pontificaux. Toujours à ce moment, le pontife écrivit au princeps Eudes, alors à la tête de la Bretagne, ainsi qu’au comte Alain – Alain Canhiart de Cornouaille, futur fondateur de Quimperlé. La Bretagne, loin d’être à l’écart de la réforme qui débutait, était donc bien au contraire sous la vigilante attention de Léon IX ; et avant que celui-ci ne disparaisse en 1054, quatre évêchés bretons étaient en pleine communion avec Rome33. De même, en « réordonnant » son abbé, en pardonnant à Perenes ses fautes passées, la papauté établissait un lien privilégié avec Saint-Sauveur de Redon, car peu d’abbés pouvaient alors se prévaloir d’avoir été ordonnés par le Pape Léon IX. Comprenons donc la Bretagne des années 1050 profondément touchée par les idées réformatrices défendues alors par la papauté. Comme à l’aube du xie siècle, le duché breton s’ouvrait aux innovations spirituelles engagées en Occident, bien loin d’un quelconque désir de repliement ou d’isolement34. Mais pour en revenir au problème de la date de fondation de Sainte-Croix de Quimperlé, trois actes du cartulaire permettent de suggérer que la fondation de 1050-1051 pourrait être en réalité l’officialisation de l’existence d’un petit monastère antérieur35. Celui-ci fut-il fondé en 1029 ? Probablement pas, plutôt à la fin des années 1030, voire à la fin des années 1040. Un monastère dont on voulut oublier la brève histoire car elle était sans doute peu conforme aux
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l’abbé J. Choux a montré que le texte qui nous est parvenu est un faux, « Saint Gérard fut-il canonisé par Léon IX ? », Semaine religieuse de Nancy, 100 (1963), p. 75-79, p. 91-92. Hubert Guillotel pensait avec raison qu’il était « difficilement croyable » que le faussaire, un lorrain, ait pu inventer de toutes pièces la présence des deux clercs bretons. Il s’était inspiré pour lui d’un acte authentique qu’il avait altéré, H. Guillotel, art. cit., ici p. 269, n. 14. Sur les exemples canoniques et historiques de réordinations, Abbé L. Saltet, Les réordinations, Étude sur le Sacrement de l’Ordre, Paris, G. Gabalda, 1907 ; sur le concile romain de 1050, K. J. von Hefele, Histoire des conciles d’après les documents originaux, H. Leclercq (trad.), t. IV, 2, Paris, Letouzey et Ané, 1911, p. 1040-1055. Rennes, Nantes, Tréguier, et Quimper, voir H. Guillotel, art. cit., ici p. 271. Loin donc de la vision que voulut avoir G. Devailly, par exemple dans les pages qu’il rédigea dans l’Histoire religieuse de la Bretagne, Paris, C. L. D. Editions, 1980, où il reprenait les conclu sions de B.-A. Pocquet du Haut-Jussé, Les papes et les ducs de Bretagne. Essai sur les rapports du Saint-Siège avec un état, 2 vols, Paris, De Boccard, 1928, G. Devailly semblait ignorer les récents travaux d’Hubert Guillotel à ce sujet. Ce dernier combattit cette vision dépassée avec une vigueur certaine (comme en témoignent les premières pages de l’article déjà cité, où il s’attaque nommément et violemment aux conclusions de Guy Devailly). J. Quaghebeur, La Cornouaille, ici p. 266.
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directives pontificales, entre autres pour la désignation de l’abbé certainement choisi par la famille comtale. Aussi la volonté de Gurheden de comprendre l’abbé de Redon Catwallon comme ayant présidé aux débuts de Sainte-Croix pourrait avoir deux raisons. Sans doute la nécessité juridique d’insérer l’histoire de la fondation de Sainte-Croix dans son abbatiat : il fut, en effet, abbé à Saint-Sauveur, avant 1019 et jusqu’en 1041. N’oublions pas que Gurheden avait besoin d’arguer une fondation en 1029 afin d’exciper une possession trentenaire ininterrompue de l’île de Belle-Île. Cat wallon fut, en outre, un grand abbé, succédant à Mainard qui contrôlait l’abbatiat de Redon et du Mont Saint-Michel. Il était certainement très connu en Bretagne ; son nom apporterait donc du prestige à l’abbaye qu’il aurait aidé dans ses débuts, officiellement cofondé. Saint-Sauveur de Redon devait être comprise comme une abbaye majeure en Bretagne36, un prestige dû à son passé carolingien mais aussi aux liens qu’elle entretenait nécessairement avec les comtes de Rennes alors à la tête du duché breton. Mais en recourant à son nom pour étayer la fondation de Sainte-Croix, Gu rheden montrait également sa parfaite connaissance de la succession abbatiale à Redon dans la seconde moitié du xie siècle. L’acte no CXXX où il recense les noms des abbés de Redon et de Quimperlé à cette époque en témoigne37, mais cette précision avait une explication. Les deux abbayes, comme il l’écrit, contractèrent en effet, un pactum scriptum, très probablement lors de la venue de Gurloës, créant alors societas, fraternitas, et amicitia, notions sur lesquelles il sera revenu dans quelques lignes38. Car tels sont les trois termes que Gurheden va utiliser dans ce bref texte pour qualifier les relations ayant existé entre les deux abbayes. Il a, en effet, conscience de parler du passé, car peu avant qu’il n’ait entamé son travail de cartulariste, à la fin des années 1110 ont eu lieu les différents épisodes d’un terrible procès entamé par Redon. Il identifie clairement le coupable de cette rupture entre les frères de Quimperlé et Redon : il s’agit de l’abbé Hervé, celui qu’il qualifiait dans sa préface au cartulaire de versipellis ille demonum satelles, Herveus videlicet Rotonensis abbas39 et qu’il accusait là d’avoir acheté le soutien du duc Conan III en vue d’obtenir de
36 Ce qu’avança André Chédeville, in H. Guillotel, A. Chédeville et B. Tanguy (éd.), op. cit., t. I, ici p. 39. 37 L. Maître et P. de Berthou (éd.), op. cit., acte no CXXX, p. 288-291. 38 Ibid. 39 Ibid.,« Rusé serviteur des démons, c’est-à-dire Hervé abbé de Redon », p. 115. Notons que Gurheden le dit être abbé de Redon et non abbé de Saint-Sauveur de Redon, à la différence de ce qu’il fit dans l’acte no CXXX, p. 288-291, par exemple pour le coadjutor de la fondation de Sainte-Croix, Catwallon. Associer le Saint Sauveur au nom d’Hervé lui paraissait-il impos sible… ?
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celui-ci la cession de Belle-Ile40. Le contrôle de cette dernière étant la cause de l’affrontement qui opposa les deux abbayes. Nous avons bien du mal à saisir le déroulement exact de cette affaire, car Redon confectionna alors des faux, comme par exemple une bulle attribuée à Léon IX, plaçant le sanctuaire sous protection apostolique et lui confirmant la possession de Belle-Ile41. On « ré-écrivit » donc des actes à Redon et Quimperlé ne conserva pas, semble-t-il, les actes originaux ayant servi à rédiger le cartulaire. Mais Gurheden eut le souci de confectionner dans son travail de rédaction un véritable dossier juridique attestant les droits de sa Maison : vingt-quatre actes du cartulaire le constituent42. Si le terme de pactum-pactio est, par ailleurs, présent dans le cartulaire de Quimperlé, il n’est utilisé par Gurheden que pour mentionner des accords conclus par l’abbaye avec des laïcs (un renouvellement de donation par des héritiers, par exemple). Jamais il n’est mentionné, en revanche, que ces actes furent écrits ; seul est mentionné un serment prêté sur l’autel de saint Gurthiern, soit un engagement devant Dieu entre les donateurs et le saint43. L’acte no CXXX mérite donc une particulière attention et il doit être versé au dossier juridique relatif à Belle-Île, car il vient étayer l’histoire des deux monas tères en précisant les relations entretenues par ceux qui furent à leur tête et les deux communautés, cela avant l’attaque menée par Redon. Gurheden s’y montre très bien informé, car la liste abbatiale de Redon qu’il reconstitue correspond parfaitement à celle établie, à partir des actes du cartulaire par Hubert Guillotel, dans l’édition en fac-similé du cartulaire de Redon44. En outre, Gurheden apparaît bien mieux documenté que l’abbé de Redon lui-même, Hervé, qui durant les péri péties du procès connaissait de façon approximative ses prédécesseurs à l’abbatiat de Redon45. Gurheden travaillait donc certainement sur des documents écrits conservés dans les archives de son abbaye et qui ne nous sont pas parvenus. 40 Ibid., p. 115-121 ; Belle-Île-en-Mer, île française située dans l’Océan Atlantique (golfe de Gas cogne), au sud de la Bretagne dans le département du Morbihan. C’est la troisième plus grande île des côtes de la France métropolitaine après la Corse et Oléron. 41 A. de Courson (éd.), op. cit., acte no CCCLXXVIII, p. 333-334. 42 Outre l’acte de fondation rappelant la cession initiale de Belle-Île, Gurheden inséra dans le cartulaire plusieurs textes relatifs à Belle-Île, L. Maître et P. de Berthou (éd.), op. cit., actes no CXIII à no CXXVI, p. 271-284, no CXXIX à no CXXXV, p. 286-301, auxquels peuvent être adjoints des documents pontificaux, une lettre de Grégoire VII à Hoël au sujet des biens de l’abbaye, acte no CXXVII, p. 284-285 et une lettre d’Urbain II sur le même sujet, acte no CXXVIII, p. 285-286. 43 Ibid., acte no L, p. 186-187, un pactio fut ainsi renouvelé pour la donation de deux villae-« do maines » (qui donnèrent naissance au prieuré de Saint-Hilaire en Guiscriff), sous l’abbatiat de Benoît (1066-1114), avec Gurheden pour témoin. Cadoret étant mort, son fils Alfred renouvela ce premier pactio, conjointement avec les cohéritiers. L’abbé et la communauté lui offrirent un cheval de prix et Alfred jura sur l’autel de saint Gurthiern, avec ses proceres. 44 H. Guillotel, A. Chédeville et B. Tanguy (éd.), op. cit., t. I, p. 23. 45 Comme le montre ce que relate l’historien du monastère au xviie siècle Dom Placide Le Duc, certainement en possession alors d’actes du procès qui lui permettent de développer les divers arguments d’Hervé. Ainsi Hervé déclara-t-il que son prédécesseur l’abbé Hugunnan avait
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Dès la première ligne de l’acte, il tint à mentionner la calumpnia – un terme à connotation juridique – tout en rappelant, la concordia et fraternitas qui régnaient entre les communautés de Redon et Quimperlé et leurs abbés. Il est connu qu’aucun des abbés de Redon n’avait élevé de calumpnia contre notre monastère mais les abbés et les deux communautés avaient toujours été unis par la concordia et la fraternitas jusqu’à ce l’un d’entre eux, l’abbé Hervé, nous attaqua avec le soutien du duc qu’il avait acheté46. Il désigne donc clairement celui qui a détruit tout cela, l’abbé Hervé. Cette introduction étant faite, en guise de preuves, il veut énumérer les différents abbés de Sainte-Croix qui se succédèrent des débuts de l’abbaye jusqu’à l’abbatiat d’Hervé, qui fut abbé de 1107 à 113447. La volonté mémorielle de Gurheden, en reconstituant la liste des prédécesseurs de son abbé Gurhuand, n’avait ainsi pour cause et but que l’affirmation du bon droit de Sainte-Croix et de la droiture de ses moines et abbés. Aussi il voulut entamer cette liste abbatiale en insistant sur la bonne entente qui régnait jusqu’au milieu des années 1110. Ne faisant aucun reproche à la communauté de Redon – ceux que l’on considérait à Quimperlé comme des frères – il identifia clairement le responsable de la fin de cette entente, l’abbé Hervé. Ce qu’il relate nous montre que de la fondation de l’abbaye de Sainte-Croix jusque vers 1115 – qui vit le début du processus juridique – soit une soixantaine d’années, l’accord initial fut respecté par les abbés (cinq pour Quimperlé, huit pour Redon) et leurs communautés respectives. Aussi, après avoir mentionné les cinq abbés de sa Maison, il consacre plusieurs lignes à relater ce qui se déroula lors du sixième abbatiat. Le ton qu’il utilise marque combien il est (avec sa communauté et son abbé, probablement) profondément choqué et révolté par la manière de faire qui fut celle d’Hervé. Celui-ci, en effet, fit que l’abbé Gurhuand, sans avoir été interpellé par l’évêque de la Province (comprenons l’archevêque de Tours), a été accusé devant le légat apostolique. Une plainte a été déposée alors que nous l’ignorions. Mais ce dernier a en plus déposé une plainte relative à l’île nommée plus haut (Belle-Île) auprès du princeps de cette terre, la potestas séculière et « tyrannique », ayant donné et promis de l’argent pour une ruse contre une autre église48. Gurheden rappelle, en outre, que les fondateurs de l’abbaye, Alain déposé plainte à Verceil auprès de Léon IX. Cet abbé apparaît absent des actes de Redon et ce fut l’abbé Perenes qui rencontra Léon IX en 1050. 46 Notum sit omnibus a nemine Rotonensium abbatum, calumpniam ullam usquam nostro monastero illatam fuisse sed concordi fraternitate utriusque monasterii abbates et conventus unanimiter vixisse, donec illorum quidam Herveus abbas, comitis fultus per pecuniam auxilio, impetivit nos, L. Maître et P. de Berthou (éd.), op. cit., acte no CXXX, ici p. 288. 47 Soit saint Gurloës, Jean, Vital, Jungomarc’h, Benoît. Sur cette liste, voir J. Quaghebeur, La Cornouaille, p. 262-268. 48 Hic autem sextus abbas cui falso calumpnia obicitur, neque per se neque per episcopum provincie interpellatus est antequam injuriose apud, ut, aiunt, apostolicum legatum, nobis ignorantibus, clamor factus sit. Sed insuper etiam abbas Rotonensis erga tirannicam et secularem potestatem, videlicet terre
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et son fils Hoël49, avaient mis l’abbaye sous la tutelle et la protection de la sainte Église romaine avec obligation de payer deux deniers d’or chaque année et aussi que l’abbaye conservait les privilèges adressés par les papes, gardés dans ce qu’il qualifie de secretarium de l’abbaye50. Gurheden mentionne ici le lieu consacré à la conservation des archives de Sainte-Croix, lieu qu’il connaissait parfaitement bien pour l’avoir exploré préalablement à la confection du cartulaire. Il mentionne donc des documents qu’il y a découverts et consultés. Des documents qui lui ont, entre autres, permis d’établir la liste des abbés de Redon qui va constituer la fin de l’acte no CXXX du cartulaire51. Huit noms sont ainsi mentionnés52. Gurheden ne donne pas de cadre chronologique, ne fait aucun parallèle avec les abbés de Quimperlé, hormis pour Catguallon, qu’il donne, comme cela été signalé plus haut, comme coadjutor de la fondation de Sainte-Croix. Mais le projet de Gurheden ne se voulait pas simple reconstitution de la liste abbatiale de Redon : il voulait en réalité montrer le type de relations ayant existé durant plus de soixante ans entre les deux communautés et leurs abbés. Une manière de montrer combien l’attitude d’Hervé constituait la trahison d’un pactum ancien qui avait établi un lien et un engagement de nature spirituelle entre les deux sanctuaires et leurs communautés respectives. En effet il va montrer que dès la fondation de Sainte-Croix s’établit une relation de fraternitas avec Redon. Cette dernière était née de l’envoi de Gurloës à Sainte-Croix et amena la rédaction d’un pactum scriptum qui fut conservé par les uns et les autres jusqu’à aujourd’hui, soit jusqu’au conflit entamé par Redon53. Puis il s’attache, de façon très succincte, à mentionner l’attitude des abbés de Redon. Le lien créé, qu’il qualifie de pactum, établissait une fraternité, créait une societas, soit a minima une communauté de prières entre les deux abbayes. Gurhe den veut donc énumérer les abbés qui se succédèrent à partir de la fondation de Sainte-Croix : Catwallon (avant 1019-1041) reçut ainsi cette fraternité in vita ac in morte, (dans la vie et la mort), et il la donna de même à Quimperlé. Le successeur de Catwallon, Hugunnan (dates d’abbatiat inconnues, car absent des actes du cartulaire de Redon) conserva ce pactio54 et ne le transgressa pas. Comme Perenes (1050-1062), qui le reçut avec la plus haute caritas, ses successeurs, Aumod (1062-1083), Bili (1083-1085), Robert (1085-démis en 1096), Justin (1096-1105 ou 1106), et Gautier (dates d’abbatiat inconnues), servirent de même ce lien de
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principem, de insula supradicta fecit clamorem, data et promissa pecunia in supplantatione alterius ecclesie, L. Maître et P. de Berthou (éd.), op. cit., acte no CXXX, ici p. 289. Soulignons que ce dernier n’est pas mentionné dans l’acte de fondation, sans doute était-il trop jeune pour en être témoin – disparu en 1084, il put naître vers 1030 – ce qualificatif de « fondateur » pourrait provenir de la place qu’occupa Sainte-Croix dans le duché à partir du moment où Hoël devint duc en 1066. La sacristie de l’abbatiale ? Un lieu retiré de l’abbaye ? Ibid., p. 288-291. Catwallon, Hugonnan, Perenes, Almodus, Bili, Robert, Justin, Gautier. Quod pactum usque hodie scriptum inter utrosque reservatur, ibid., ici p. 290. Gurheden utilise indifféremment dans ce texte les termes de pactum et pactio.
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fraternitas, d’amicitia, dans la paix, sans aucune dissension, gardant inviolable cette societas55. Le pactum était donc vraisemblablement mis à jour lorsque les abbés (de Quimperlé et Redon) mouraient et se succédaient. Et Gurheden, en dépouillant les archives de sa Maison, avait très probable ment retrouvé ces pactes et contrats successifs. Les termes ici utilisés par Gurheden évoquent les notions de fraternitas déri vée d’un foedus amicitiae et de concordia spiritualis, bien connues aux xie et surtout xiie siècles. Ces fraternitates, dans leur forme ancienne, soit carolingienne, étaient des groupes de prières qui avaient des buts essentiellement spirituels – la prière pour les frères vivants et morts – auxquels s’adjoignaient éventuellement une pra tique de l’hospitalité ou la concession de services en cas de difficultés, une charité réciproque spirituelle et matérielle. Pareille pratique permettait donc, à l’époque où fut fondée Sainte-Croix de Quimperlé, à des monastères anciens de s’insérer dans des réseaux monastiques et de s’ouvrir ainsi à des conceptions rénovées de la prière ou de revenir à une pratique de la Règle qui soit conforme56. Le seul exemple connu jusqu’à présent en Bretagne de ce type de liens concerne l’abbaye Notre-Dame de Daoulas57. Il exista, en effet, à la fin du xiie siècle, une forme de « fraternité » entre l’abbaye de Daoulas, l’évêque et la communauté canoniale de Quimper, mais aucun document ne mentionna dans ce cas de pactum scriptum58. Gurheden suggère que ce pactum fut concomitant à la venue de Gurloës à Quimperlé. L’initiative de la création de cette fraternitas ne pouvait donc que provenir de Redon. L’abbaye Saint-Sauveur fut fondée à l’époque carolingienne, soit à un moment où les confraternités ecclésiastiques prirent de l’ampleur. Très précoces dans le do maine anglo-saxon, elles étaient sensibles sur le continent dès le concile d’Attigny en 762-765 ou lors du concile de Savonnières en 859. Dans ce dernier cas, une quarantaine d’évêques, d’archevêques et trois abbés, tous présents, signèrent un pacte de fraternité et créèrent ainsi une societas « cimentée par la prière pour le salut de l’âme ». Ils s’engagèrent à prier mutuellement pour les uns et les autres durant leur vie et après leur mort. À la même époque, se développèrent des confraternités monastiques, établissant des réseaux d’entraide spirituelle, fondés sur des principes identiques à ceux des premières associations nées à Attigny, par 55 Ibid., acte no CXXX, p. 288-291. 56 Ces confraternités ont donné lieu à une abondante bibliographie, ainsi par exemple, Naissance et fonctionnement des réseaux monastiques et canoniaux, Actes du Premier Colloque International du C. E. R. C. O. M., Saint-Étienne, 16-18 septembre 1985, Saint-Étienne, Centre européen de recherches sur les congrégations et ordres religieux, 1991 ; J.-L. Lemaître, « Les confraternités de la Sauve-Majeure », Revue historique de Bordeaux et du département de la Gironde, 2e série, XXVIII (1981) ; G. Constable, « Commemoratio and Confraternity at Cluny during the Ab bacy of Peter the Venerable », Münster, LIT Verlag, 1998 ; H. Platelle, « La place de l’abbaye de Fécamp dans les sociétés de prières de l’abbaye de Saint-Amand », Fécamp, L. Durand, 1959-1963. 57 Abbaye Notre-Dame de Daoulas (O.S.A.), dép. du Finistère. 58 J. Quaghebeur, La Cornouaille, p. 344-352.
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exemple. Ces contrats engageaient chacune des communautés et l’ensemble de leurs membres, vivants mais également morts ou à venir59. Societas et fraternitas furent les termes choisis, à la fin du xxe siècle, par Joachim Wollash et Karl Schmidt pour intituler leur programme de recherches sur les commémorations liturgiques60. Ce type de liens exista au ixe siècle entre monastères ou communautés d’hommes de prière. Par exemple, à Saint-Martin de Tours, les frères priaient pour les moines de la communauté de Saint-Gall et bénéficiaient en retour de leurs prières61. L’ouest de l’empire n’était donc absent de ce mouvement qui unissait un peu plus, par le biais de la spiritualité, des territoires très divers. Garda-t-on la trace ou le souvenir dans les archives de Redon (dont on sait que toutes ne furent pas recopiées dans le cartulaire) de pareilles pratiques ? Et l’abbaye Saint-Sauveur, dont la dédicace voulait montrer la fidélité de la Bretagne et du missus62 Nominoë à Louis le Pieux et à l’empire carolingien, entra-t-elle même dans certains de ces réseaux de prière et de mémoire ? Nous ne disposons plus des nécrologes de Quimperlé et de Redon qui nous auraient sans doute bien mieux renseignés sur les questions qui se posent. Mais outre cette hypothèse d’une influence carolingienne tardive, une autre raison à l’apparition de ce réseau de prières peut être envisagée. Le problème posé par la date de la fondation de l’abbaye de Sainte-Croix soulève le fait de savoir avec quel abbé ce pactum fut conclu. Car Catwallon, disparu en 1041, n’en fut probablement pas l’instigateur. Le nom de Perenes paraît digne d’intérêt. Abbé de 1041 à 1062, comme il a été dit plus haut, il avait rencontré Léon IX à Rome lors du concile tenu en avril 1050, soit à quelques semaines du moment où les Cornouaillais avaient demandé audience, lors du concile de Verceil, au début du mois de septembre. Une vieille et puissante abbaye et un établissement récent sur lequel veiller, tous deux situés en Bretagne, furent alors peut-être associés dans l’esprit de Léon IX. Le pontife savait, en outre, ce secteur géographique autant la proie des maux connus alors par l’Église qu’ouvert aux conceptions réformatrices
59 Lignes extraites de l’ouvrage de C. Treffort, L’Église carolingienne et la mort. Christianisme, rites funéraires et pratiques commémoratives, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1996, p. 107-110. 60 Voir leur article fondateur, J. Wollasch et K. Schmidt, « Societas et fraternitas. Begründung eines kommentierien Quellenwerkes zur Erforschung der Personen und Personengruppen des Mittelalters », Frühmittelalterliche Studien, 9 (1975). 61 Comme en témoigne le livre de confraternité de Saint-Gall, où figurent les frères du sanctuaire de Saint-Martin de Tours, au temps de Fridugise, soit aux années, 804-832, P. Piper (éd.), Libri Confraternitatum Sancti Galli, Augiensis, Fabariensis, Monumenta Germaniae Historica., Berlin, Apud Weidmannos, 1884, réimpr., Necrologia Germaniae Supplementum, Munich, Monumenta Germaniae Historica, 1983 et 2001, p. 13-14. 62 Nominoë fut missus imperatoris, « envoyé de l’empereur », soit l’un des hauts fonctionnaires impériaux chargés de concrétiser l’ordre carolingien dans le territoire que Louis le Pieux lui avait confié, la Britannia.
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qu’il entendait diffuser. Car ce fut en ces mois qu’il écrivit, comme cela a déjà été évoqué, à deux des hommes les plus puissants de ce territoire. Aussi cette amorce de réseau de prières, sous-entendant une solidarité spiri tuelle forte, serait-elle la trace d’une action et d’une volonté pontificales ? Le pape sachant ainsi pouvoir s’appuyer sur des abbayes fidèles, liées entre elles par des relations fraternelles actives. Cette vigilante attention de Rome pour les deux sanctuaires se manifesta pour l’une et l’autre abbaye par plusieurs bulles de protection : à Redon, par exemple, sous l’abbatiat d’Aumod avec deux textes de Grégoire VII en 1073 et 1085, et à Quimperlé en 107863. Cette protection se perpétua pour Quimperlé durant encore quelques décennies. Des contrats de societas (ou actes de confraternité) existèrent aux xiie et xiiie siècles entre l’abbaye de Fécamp et d’autres abbayes bénédictines (comme SaintBenigne de Dijon, Saint-Denis). Il s’agissait là de fraternité spirituelle, induisant des oraisons et des suffrages réciproques64. Le lien ayant existé entre Redon et Quimperlé fut donc relativement précoce ou héritier d’une réalité plus ancienne, comme cela a été envisagé plus haut. Notons, en outre, qu’à Quimperlé, ce fut, en quelque sorte, le « don » de Gurloës qui sanctionna le pacte que l’on écrivit. Saint-Sauveur donna l’un des siens – un moine aux responsabilités jusqu’alors importantes au sein de sa Maison – afin d’aller bâtir une autre communauté. L’« exil » de Gurloës, arraché à son monastère, voulait peut-être permettre au vieux monastère carolingien d’essaimer ou du moins de diffuser un discours réformateur. Car Perenes, lors de sa réor dination par le pontife, n’avait pu que s’engager à servir le projet de Léon IX. Rappelons que déjà sous l’abbatiat de Mainard II, qui fut conjointement abbé du Mont-Saint-Michel et de Saint-Sauveur jusqu’en 1009, puis exclusivement de Redon (il disparut avant 1019), l’abbaye de Redon avait approché des courants monastiques réformateurs65. Cela signifie-t-il qu’il y avait dans ce pactum une forme de soumission, de dépendance du nouveau monastère de Quimperlé à Saint-Sauveur ? Le texte de Gurheden ne permet pas de le penser, le parfait et fougueux défenseur qu’il était des intérêts de son abbaye se serait certainement fait l’écho de prétentions ou d’exigences de Redon. Il s’agissait donc sans doute uniquement d’un pacte de prières égalitaire, avec des modalités particulières tout de même, ce qui amena qu’on voulut le mettre par écrit. Ces modalités initiales furent peut-être modifiées par des ajouts d’obligations mutuelles, au gré des abbatiats. Ces engagements furent strictement respectés, pendant plusieurs dizaines d’années, par les deux 63 A. de Courson (éd.), op. cit., actes no CCCXLIII, p. 293-294, no CCCLXXVI, p. 331-332, ce dernier acte est un faux et L. Maître et P. de Berthou (éd.), op. cit., acte no CXXXII, p. 293-296, 25 mars 1078. 64 Dom J. Laporte, « Les associations spirituelles entre monastères : l’exemple de trois abbayes bénédictines normandes », Cahiers Léopold Delisle, XXII/3 (1963), p. 39-42. Voir la contribu tion de S. Lecouteux dans le présent volume, p. 297–347. 65 H. Guillotel, A. Chédeville et B. Tanguy (éd.), op. cit., t. I, ici p. 23.
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parties qui surent et voulurent conserver l’amicitia, la fraternitas, la concordia, et la pax – tous termes utilisés par Gurheden – connues et pratiquées entre les deux communautés depuis l’origine de Sainte-Croix. La rupture se fit vers 1115 quand l’abbé de Redon Hervé passa à l’attaque et entama une procédure judiciaire contre Sainte-Croix. À lire Gurheden, l’on serait tenté de dire « traîtreusement » à l’attaque, car l’on sent, dans les lignes qu’il écrivit, sa révolte face à ce qu’il comprenait comme une fourberie et une trahison de la part de l’abbé. Ce même sentiment d’une profonde injustice et d’une attitude indigne de l’abbé est sensible dans l’ouvrage rédigé au xviie siècle par Dom Placide le Duc, moine de Sainte-Croix qui entreprit d’écrire l’histoire de sa Maison. Rédigeant une notice relative à chacun des abbés, il consacra la quasi-totalité de celle de Gurhuand, l’abbé qui travailla avec Gurheden, à cette affaire66. Hervé entama donc contre ses « frères » de Sainte-Croix une procédure judiciaire sans avoir pris la peine de les prévenir de ce qu’il allait faire. En quelques lignes, Gurheden relate ce qui se passa mais la façon dont il décrit le début d’une procédure juridique qui dura de longues années constitue un témoignage précieux car il s’agit de la façon dont un contemporain vécut et comprit les choses. Son regard très critique quant à une procédure juridique qui n’avait pas été respectée est également riche de sens sur la culture qui était sienne et sur son respect du droit. Cela atteste bien que sa volonté de rédiger le cartulaire, sous la tutelle de son abbé, avait eu pour origine première d’empêcher que pareille chose ne se reproduise. Visiblement Hervé n’avait donc que faire de la fraternitas qui le liait ainsi que sa communauté à Quimperlé. Cela, outre une psychologie particulière (Gurheden le disait dans sa préface vesane mentis irretitus stimulis, « pris par la folie d’un esprit insensé »), doit signifier que les enjeux pour Saint-Sauveur de Redon étaient considérables et qu’en outre, il pensait être en position de force. Car l’abbé de Sainte-Croix de Quimperlé, Benoît avait disparu en 1114. Abbé depuis 1066, frère puis oncle des ducs de Bretagne successifs, il avait fait de son monastère une puis sance majeure sur la côte sud du duché. L’abbaye était alors regardée comme une abbaye privilégiée car particulièrement protégée par la Maison ducale ; la doter devait être considéré, durant plusieurs dizaines d’années, comme un moyen de se gagner les bonnes grâces des ducs de la Maison de Cornouaille, Hoël (1066-1084) puis son fils Alain IV (1084-1115). Les actes de donations contenus dans le cartulaire montrent cet engouement des laïcs pour le sanctuaire, les richesses accumulées faisant que se constitua une puissance foncière considérable de Lo cronan jusqu’à Nantes mais également une puissance spirituelle indéniable. Car autour de certains des domaines les plus importants qui leur avaient été donnés,
66 Dom P. Le Duc relate le procès qui opposa Sainte-Croix à Redon, Histoire de l’abbaye SainteCroix de Quimperlé, Quimperlé, Imprimerie de T. Clairet, 1881, p. 153-187.
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les moines de Sainte-Croix créèrent des prieurés67. Si l’usage de ce dernier terme soulève des problèmes68, il est certain que les structures dépendant de Quimperlé accueillaient a minima deux ou trois moines, chargés de collecter les productions agricoles environnantes mais également, dans certains cas, d’assurer le service religieux pour les populations des alentours. Ce contrôle de certaines paroisses de Cornouaille par Sainte-Croix avait pour justification le fait que l’évêque Orscand lui avait abandonné ses droits épiscopaux, dans l’acte de fondation dressé en 1050-1051. La fonction épiscopale assurée également à Nantes par l’abbé Benoît, de 1081 à 1114, ne pouvait qu’affermir cette mission de prise en charge des âmes autour des terres sous contrôle de Sainte-Croix. Mais aux années 1110, la situation politique devint délicate en Bretagne. Les fiançailles de l’héritier ducal Conan III avec la princesse Mathilde, conclues en mars 1113 lors de l’entrevue de l’Ormeteau-Ferré, amenèrent une situation très particulière. À partir de 1113, en effet, Conan fut sans doute associé au pouvoir de son père : on pourrait dire qu’ils partagèrent le pouvoir ducal69. Conan apparait seul duc en 1116, un voile recouvrant la fin de la vie du duc Alain IV. Le processus déclenché par l’abbé Hervé suggère donc qu’Alain était mort depuis peu, soit en 1115, en mars plus précisément. Conan était alors un jeune prince, né à la fin de 1095 ou au début de 109670. Mais comme lors de toutes les successions princières, désormais en charge en Bretagne de la puissance publique, il devait nécessairement renouveler
67 Dom Placide Le Duc énumère quatorze prieurés dont douze furent fondés sur des domaines donnés aux moines au xie siècle. Si nous ne connaissons pas les dates de fondation de ces structures, certaines purent être anciennes, comme le petit monastère de Saint-Cado donné par le duc Alain IV et qui sera évoqué un peu plus loin ; J. Quaghebeur, « Aristocratie et mo nachisme autour de Sainte-Croix de Quimperlé », in Sous la règle de saint Benoît, Genève-Paris, Droz, 1982, p. 199-211. 68 Sur ces problèmes, voir J-L. Lemaître (éd.), Prieurs et prieurés dans l’Occident médiéval : actes du colloque organisé à Paris le 12 novembre 1984 par la IV. Section de l’École Pratique des Hautes Études et l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes, Genève, Droz, 1987. 69 J. Quaghebeur, « Havoise, Constance et Mathilde, princesses de Normandie et duchesses de Bretagne », in Bretons et Normands, Rivalités, malentendus et convergences. Actes du colloque tenu à Cerisy-la-Salle, 5-9 octobre 2005, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 145-163, ici p. 154-156. 70 Sur le délicat problème de la date de la mort d’Alain IV, voir ce qu’en disait H. Guillotel, P. Charon et al. (éd.), Actes des ducs de Bretagne (944-1148), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, actes no 115, p. 422-425 et no 120, p. 431-432. Le lieu d’inhumation d’Alain IV est inconnu. Il fut écrit, entre autres par Arthur de La Borderie, qu’il prit l’habit à Saint-Sauveur de Redon, avant d’y mourir, A. Le Moyne de La Bordeie Histoire de Bretagne, t. III, Rennes, 1889, ici p. 35 ; mais en réalité cette tradition n’est présente qu’à Redon qui avait tout intérêt, lors du conflit entamé avec Quimperlé, à revendiquer cette présence ducale. Si Alain avait voulu mourir sous la robe – un choix spirituel fréquemment fait par les nobles de cette époque – ne se serait-il pas d’ailleurs plutôt retiré à Sainte-Croix, qui avait été fondée par son grand-père et dont il avait sollicité à plusieurs reprises l’aide, alors qu’il se trouvait dans des situations financières difficiles ? Car son oncle l’abbé Benoît avait toujours été un « banquier » généreux et compréhensif.
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toutes les cessions de biens publics. Or le statut insulaire de Belle-Île faisait qu’elle relevait de ces derniers71. Un acte de Conan III la cite d’ailleurs au nombre des possessiones sous contrôle de Sainte-Croix72 ; quatre autres documents retranscrits par Gurheden la qualifiant de possessio ou pecunia73. Le terme possessio relève d’une terminologie particulière de nature fiscale, héritée de l’empire romain, encore vivante à l’époque carolingienne. La possessio était dans le pouvoir du possessor, terme remplacé progressivement par ceux de do minus, senior, ou potens. Il y encaissait l’impôt en tant qu’officier fiscal ou fermier de l’impôt et avait donc une délégation d’autorité publique. La possessio était ainsi une circonscription administrative et non une propriété, elle était également attachée à la notion de recouvrement des taxes dues à la Puissance publique, d’où probablement le terme de pecunia parfois utilisé pour la qualifier74. Le terme de possessio qualifie, dans le cartulaire de Quimperlé, le périmètre initial cédé par le comte Alain à l’abbaye qu’il fondait. Rappelons qu’il donnait là l’une de ses résidences, soit un territoire relevant de la puissance publique. Le 8 septembre 1146, à Vannes, le duc Conan III, peut-être vieillissant, reconnut à Sainte-Croix le droit de contrôler des biens abandonnés par ses prédécesseurs75. Dix-sept territoires furent ainsi énumérés. Ils relevaient du statut de la foresta, comme par exemple Lotivy en Quiberon et Loc-Amand en Fouesnant76. Tous furent qualifiés par le terme de possessio, ainsi la villa Kemperelle (comprenons le périmètre initial de l’abbaye), l’insula de Guedel77, le portus de Doëlan78, etc. Le duc confirmait et concédait ces territoires mais ne les donnait pas. Le duc ordonna, en outre, que
71 Sur le statut des rivages bretons, voir J. Quaghebeur, « Puissance publique, puissances privées sur les côtes du comté de Vannes », in G. Le Bouëdec et F. Chappe (éd.), Pouvoirs et littoraux du xve au xxe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 11-28. 72 H. Guillotel, P. Charon et al. (éd.), op. cit., acte no 155, 1146, 8 septembre, p. 504-506. 73 L. Maître et P. de Berthou (éd.), op. cit., une lettre de l’archevêque de Tours Gilbert, acte no CXXI, p. 278-280 ; deux bulles de Calixte II, actes no CXXV, p. 283 et no CXXVI, p. 283-284 ; l’acte de fondation du sanctuaire, no I, p. 130-134, ici p. 131. 74 J. Durliat, Les finances publiques de Dioclétien aux Carolingiens (284-889), Sigmaringen, Thor becke, 1990, ici p. 65-69. 75 H. Guillotel, P. Charon et al. (éd.), op. cit., acte no 155, 1146, 8 septembre, p. 504-506. 76 Sur le sens du terme de foresta, voir la célèbre étude de C. Petit-Dutaillis, « De la signifi cation du mot “forêt” à l’époque franque. Examen critique d’une théorie allemande sur la transition de la propriété collective à la propriété privée », Bibliothèque de l’Ecole des chartes, LXXVI (1915), p. 97-152. 77 Guedel étant le nom ancien, en langue bretonne, usité dans le cartulaire de Quimperlé pour Belle-Île, acte no I, p. 130-134, ici p. 131, Bellam habebat insulam, nomine britannico Guedel. 78 Sur le sens de ce terme au haut Moyen Âge, L. Malbos, Les ports des mers nordiques à l’époque viking (viie-xe siècle), Turnhout, Brepols, 2017, p. 12-16 ; un portus au haut Moyen Âge n’est pas qu’un havre pour les navires, le territoire qu’il délimite bénéficie d’un statut institutionnel, car il est sous contrôle direct du Prince, on y perçoit pour ce dernier des taxes sur la marchandises qui y transitent.
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toute levée d’impôt par ses officiales, soit les représentants locaux de son autorité, soit éloignée de ces territoires79. C’est ce genre d’acte que se devait de faire rédiger le jeune Conan III en 1115. Nouveau princeps de Bretagne, désormais de plein droit, il devait infirmer ou confirmer les cessions qui avaient été faites par ses prédécesseurs de portions de la puissance publique bretonne, confiées à divers pouvoirs, souvent d’Église. Se devant de veiller au juste exercice de ce qui fondait son autorité, il était alors à même, légitimement, de faire revenir ces cessions de territoires et de droits au plein exercice du pouvoir du prince. Mais il fallait pour cela justifier du fait que le possessor, gestionnaire de la possessio, s’était mal acquitté de la tâche de gestion et d’administration qui lui avait été confiée par le duc. C’était là donc le moment ou jamais de changer le nom du possessor de Belle-Île, ce que l’abbé Hervé savait, maîtrisant parfaitement le jeu institutionnel en cours en Occident et en Bretagne, d’où la violence, la détermination, et la rapidité avec laquelle il agit alors. Qui était Hervé pour agir pareillement ? Nous ne savons rien de son lignage d’origine ; tout au plus peut-on remarquer que sa détermination laisse penser qu’il était de bonne naissance, car sa supplique fut reçue, dans un premier temps, favorablement par Conan III. Les actes du cartulaire de Redon montrent que le nomen d’Hervé était présent dans plusieurs familles nobles bretonnes susceptibles de doter Saint-Sauveur. En 1093, Hervé « frère de l’évêque » de Vannes, Morvan (vers 1085-1128), est ainsi mentionné80. Fort étonnamment un novicius du nom d’Hervé est noté dans la liste des témoins d’un acte daté de 1100. Hervé accompagnait l’abbé Justin (celui-ci décéda en 1105 ou 1106) et le prieur Gautier qui lui succéda. L’abbatiat de ce dernier précéda immédiatement celui d’Hervé (1107-1134)81. Fit-on appel à Hervé car il était originaire du secteur concerné par l’acte ? La volonté de noter, parmi les témoins, celui qui n’était pas alors encore pleinement moine semble marquer l’importance qu’accordait l’abbaye au novice Hervé, une importance peut-être due à la famille qui était sienne. En 1101, Hervé accompagnait de nouveau le prieur Gautier, mais en qualité désormais de moine82. L’abbé Hervé entamant son abbatiat en 1107, soulignons donc sa carrière rapide, dans un monastère habité probablement par des moines plus âgés. Car il est hautement vraisemblable que ces différents actes mentionnent le futur abbé de Redon. Il serait précieux que des études prosopographiques systématiques, entre autres des mondes d’Église en Bretagne, se développent à l’avenir dans l’historiographie bretonne, à l’image du précieux travail de Véronique Gazeau pour la Normandie83. Mais il ne faut pas exclure que
79 J. Quaghebeur, « Possessio et villa à Sainte-Croix de Quimperlé au xie siècle », CRBC/Asso ciation des Amis de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé [s. l.], 1999, p. 35-82, ici p. 71-72. 80 A. de Courson (éd.), op. cit., acte no CCCLXII, p. 313-314, p. 1093, dans la région de Muzillac. 81 Ibid., acte no CCCXIII, p. 265-266. 82 Ibid., acte no CCCLXVII, p. 320-321. 83 V. Gazeau, Normannia monastica (xe-xiie siècles), 2 vols, Caen, Publications du Centre de Recherches Archéologiques et Historiques Médiévales, 2007.
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la brutalité avec laquelle se comporta Hervé, à l’égard d’un sanctuaire fondé par l’arrière-grand-père du duc qu’il sollicitait, peut marquer pour nous le fait qu’il n’était pas originaire de Bretagne et de ce fait délié de certains respects innés pour le Passé de ce territoire. Depuis l’abbatiat de Catwallon (avant 1019-1041) les donations nobles faites à Redon étaient nombreuses. Ce mouvement se continua jusqu’aux années 1120-1140, soit durant l’abbatiat d’Hervé : « Hervé gouverne pendant au moins vingt années qui seront cruciales84 ». Les familles de Dol-Combourg, de Vitré, de Châteaubriand, de la Roche-Bernard mais aussi d’Ancenis ou de Retz (en charge de territoires relevant des comtés de Rennes et de Nantes, éloignés pour certains de plus de cent kilomètres de Redon) dotèrent le monastère à qui furent confiées un grand-nombre d’églises, paroissiales pour certaines, voire de petits monastères en déshérence comme à Frossay, dans l’évêché de Nantes85. L’abbé Hervé reçut, par le biais d’une quinzaine d’actes, des donations faites par les ducs (une d’Alain IV, quatre de Conan III), par des évêques (une par celui de Vannes, une par celui de Nantes) ainsi que celle faite par un vicomte. Les dons reçus par l’abbé provenaient donc d’hommes importants en Bretagne. La carte dressée par André Chédeville montre le périmètre géographique du pouvoir de Saint-Sauveur en 114786. Cette carte, établie non à partir des actes du cartulaire mais à l’aide d’une bulle du pape Eugène III, nous fournit une vision incontestable du patrimoine de Redon. Il faut y remarquer deux implantations de prieurés bien plus occidentales que le reste des biens de l’abbaye, en Cléden-Poher et à Quimper87. Elles apparaissent toutes deux être en lien avec l’abbatiat d’Hervé (1107-1134). En 1105-1107, le vicomte Tanguy vint jusqu’à Redon céder une terre située à côté du lieu de son autorité, son castellum et appartenant à sa mère, afin que les moines de Redon y fondent un monastère dédié au Sauveur88. À Quimper, en 1128, un acte fut dressé en présence de l’évêque Robert. L’abbé de Redon Hervé était venu se réconcilier avec l’abbé Eudes, à la tête de cette petite Maison, et déterminer la ré partition de divers droits89. Nous ne savons rien de cet établissement quimpérois dépendant de Saint-Sauveur, pas même à quelle date exacte il fut créé90. Mais cette « présence » de l’abbaye Saint-Sauveur dans l’évêché de Cornouaille, le fief initial de Sainte-Croix, dut être comprise par cette dernière comme une nouvelle 84 Comme l’a écrit Hubert Guillotel, H. Guillotel, A. Chédeville et B. Tanguy (éd.), op. cit., t. I, p. 19. 85 Entre autres actes relatifs à ce petit monastère, A. de Courson (éd.), op. cit., acte no CCLXXXV, p. 231-233. 86 H. Guillotel, A. Chédeville et B. Tanguy (éd.), op. cit., t. I, p. 39. 87 Toutes deux dans l’évêché de Quimper, actuel dép. du Finistère. 88 A. de Courson (éd.), op. cit., acte no CCCLXXVII, p. 332-333. Cet acte a déjà été cité en raison de la présence, parmi les témoins appelés par le vicomte Tanguy, d’un homme nommé Gurloës. 89 Ibid., acte no CCCL, p. 302. Était-il situé à Quimper ou dans la civitas, soit le diocèse, de Quimper ? J. Quaghebeur, La Cornouaille, p. 292-293. 90 A. de Courson (éd.), op. cit., acte no CCCL, p. 302.
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déclaration de guerre. Avoir dû reculer devant l’abbé Gurhuand pour Belle-Île fut sans aucun doute douloureux pour Hervé, mais il ne désarmait pas… André Chédeville voyait en Redon « “la” plus grande abbaye du du ché91 », entre autres par sa zone d’influence, même si la côte nord lui fut visible ment fermée et la Cornouaille difficilement accessible. Car il soulignait également « une vigoureuse politique d’implantation grâce à un réseau de prieurés92 ». Ces implantations étaient donc clairement conçues par Redon comme un moyen de rivaliser avec d’autres abbayes dans certains secteurs. La carte des possessions respectives des monastères de Redon et Quimperlé, sur la côte sud de la Bretagne, montre clairement, en effet, qu’elles ne pouvaient qu’être en concurrence. Si Redon était possessionnée, depuis l’époque carolingienne, à proximité de Gué rande ou Piriac-sur-mer93, un peu plus au nord, l’embouchure de la rivière d’Etel constituant un petit golfe, voyait les possessions des deux abbayes se partager les côtes nord et sud de ce dernier. Ainsi, Quimperlé contrôlait, le monastère insulaire de Saint-Cado donné par le duc Alain IV94. Dans ce dernier cas, les moines de Redon eussent certainement aimé que le duc leur confiât ce petit établissement situé dans un périmètre où ils étaient possessionnés de façon très ancienne. Mais Alain IV paraissait visiblement soucieux de doter l’abbaye fondée par son grand-père en donnant à Quimperlé des villae côtières, en Belz et en Plouhinec95 (une paroisse où Redon était également possessionnée) ou à l’embouchure du Blavet, un lieu protégé pour les navires96. Nul doute que ces donations ducales, porteuses certainement de revenus conséquents, n’aient attisé du côté des abbés de Redon de la déception, voire du ressentiment chez Hervé. Car Saint-Sauveur ne put pénétrer ou très peu (comme autour de la rivière d’Etel) dans les zones sous contrôle de Sainte-Croix. Mais il est indéniable, à regarder ces territoires, que Saint-Sauveur fut soucieuse d’avoir un accès direct à la mer. Située en fond de ria, comme l’abbaye de Sainte-Croix, elle ne pouvait accueillir des navires et des marchands hauturiers, croisant au large de la Bretagne
H. Guillotel, A. Chédeville et B. Tanguy (éd.), op. cit., t. I, p. 39. Ibid., ici p. 43. A. de Courson (éd.), op. cit., acte no C, p. 76, no CLXX, p. 131, etc. L. Maître et P. de Berthou (éd.), op. cit., acte no CVII, p. 262-263 ; l’île de Saint-Cado est située dans la rivière d’Étel, en face du village de Saint-Cado, dans la commune de Belz. Le Cartulaire de l’abbaye de Sainte-Croix, contient ce qui s’apparente à une Pancarte, rassemblant les actes relatifs à ce petit sanctuaire devenu un prieuré de Quimperlé (actes no CI à CVII, p. 255 à 263 et no CXII, p. 270). Ce monastère était sous protection directe de la famille épiscopale de Vannes, dont l’évêque Orscand le Grand, ce dernier était le grand-père du comte de Cornouaille Alain Canhiart, fondateur de Sainte-Croix de Quimperlé, lui-même le grand-père du duc Alain IV. Ces liens familiaux justifient probablement le fait qu’Alain IV confia, en 1089, ce lieu de prières à Quimperlé, ibid., acte no CVII, p. 262-263. Située en fond de golfe, ce secteur était nécessairement un havre propice à l’accueil de navires et donc à une activité commerciale. 95 Ibid., actes no CVIII, no CIX, no CX, p. 264-268. 96 Ibid., acte no IX, p. 147-149, l’îlot de Tanguethen confié à Quimperlé se trouve face à l’actuel port de Lorient, soit un secteur qui accueillait déjà probablement des navires.
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sur les routes maritimes reliant les vignobles de Bordeaux, la Galice, et les pays méditerranéens aux mondes du Nord, îles britanniques et pays nordiques. Cette volonté des monastères bretons de s’installer à proximité immédiate ou d’avoir aisément accès aux rivages bretons avait un sens : ces derniers étaient porteurs, dès cette époque, de vie économique et donc de richesses potentielles. Au milieu du xie siècle, les moines de Quimperlé, ayant conscience de cette prodigieuse manne de richesses accessible grâce à la mer, avaient obtenu de leurs protecteurs, la famille comtale de Cornouaille (et plus précisément de la comtesse Judith qu’ils qualifiaient joliment comme étant leur « mère »), que leur soit abandonnés des domaines à proximité du portus de Doëlan ; l’acte qualifiant ce lieu d’échanges comme aptissimus à l’accueil de navires97. Outre l’existence d’un portus encore sous contrôle comtal au milieu du xie siècle, cette donation révèle combien les moines avaient conscience du beau cadeau qui leur était fait. Car le comte et la comtesse de Cornouaille leur donnaient désormais la capacité à avoir accès de façon bien plus commode au commerce maritime qui transitait dans ce secteur. Et Redon aurait certainement aimé à disposer d’un pareil port sur le rivage. Les raisons qui poussèrent Hervé à l’attaque se dessinent donc avec une certaine net teté. Il convient de rapidement retracer la façon dont Sainte-Croix de Quimperlé put faire reconnaître les droits qui étaient siens pour la possession de Belle-Île, en triomphant de celle qui avait été pour elle et dès sa fondation une abbaye amie, voire sœur. Comme l’a écrit Cyprien Henry, après Hubert Guillotel, « l’ensemble du car tulaire fut conçu comme une arme juridique destinée à se protéger d’éventuelles nouvelles attaques98 », car Gurheden se mit au travail à la fin des années 1110. Le procès subi par Quimperlé à cette époque et qui la contraignit à répondre aux attaques de Redon fit que l’abbé Gurhuand comprit la nécessité d’un cartulaire, rassemblant les textes attestant les droits de son monastère. À la différence du reste du cartulaire, où Gurheden a indéniablement remanié (voire falsifié) plusieurs textes99, pour tous ceux relatifs au procès de Belle-Île, il s’est contenté de les retranscrire scrupuleusement100. Car il savait être là dans un cadre strictement juridique, en outre, il s’agissait de textes émanant de la papauté ou de ses représentants, en les « modifiant » il aurait risqué que l’ensemble des droits de Sainte-Croix soient amoindris voire remis en cause. Outre l’acte relatif à la liste abbatiale de Redon, le cartulaire révèle donc un véritable dossier : des lettres (par exemple, du légat Gérard d’Angoulême à Conan III, vers 1116)101, des comptes-rendus de jugement, tels ceux de 1116 et 1117 au profit de Quimperlé et rédigés par le légat102, des comptes-rendus
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Ibid. C. Henry, J. Quaghebeur et B. Tanguy (éd.), op. cit., p. 25. Tous relatifs à la date de fondation du monastère. Ibid., p. 25-26. L. Maître et P. de Berthou (éd.), op. cit., acte no CXIV, p. 272-273. Ibid., acte no CXXXI, p. 291-293 et no CXXXIII, p. 296-298.
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de plaids où se présentèrent les parties qui s’opposaient, ainsi que des bulles pontificales103. L’affaire avait commencé vers 1115-1116 ; en 1118, Conan III, venu jusqu’à Redon, rendit une sentence où il enjoignait Hervé à restituer Belle-Île à Quimperlé et à délivrer le représentant de l’abbaye qu’il y avait fait prisonnier lors d’une quasi-expédition militaire104. En 1119, Calixte II, par une bulle, demandait de nouveau aux évêques de Vannes et Nantes de contraindre Hervé à restituer l’argent dont il s’était emparé105. Cette intervention pontificale suggère que les sommes, enlevées lors de l’expédition menée à Belle-Île, devaient être considérables mais aussi qu’Hervé peinait à obéir. Hervé argua, durant les différentes étapes du procès, d’une cession de Belle-Île qui aurait été faite à Redon par le duc Geoffroi (992-1008) puis son fils Alain III (qui disparut en 1040). Cet argument montre bien que Belle-Île devait être cédée, ou plutôt ne pouvait qu’être cédée, en raison de son statut de terre publique car insulaire, par le titulaire de la puissance publique, soit le duc ou le comte. Sainte-Croix, quant à elle, avançait que Belle-Île lui avait été abandonnée, lors de sa fondation, par le comte de Cornouaille Alain Canhiart qui disait la posséder de façon héréditaire de son « père, grand-père, arrière-grand-père, arrière-arrière grand-père », patris, avi, atavi, abavi106. Le grand-père maternel d’Alain était l’évêque de Vannes Orscand, qui vécut aux environs de l’an Mil. Nous ne savons rien du comte de Vannes à cette époque et ce que l’on entrevoit suggère une situation alors semblable à ce qui fut connu peu après en Cornouaille, un comte-évêque107. Car Orscand avait été un fidèle soutien de la maison de Rennes à la fin du xe siècle, tout comme la maison de Cornouaille. Le duc Geoffroy autorisa, semble-t-il, ces deux maisons nobles et fidèles à ce que leur héritier détienne simultanément comté et évêché108. Le comte Alain disait, dans l’acte de fondation de Sainte-Croix, que Belle-Île avait constitué le dotalicium, soit le douaire, de sa mère, Guigoëdon, qui épousa le comte-évêque de Cornouaille, Benoît109. Guigoëdon était fille de l’évêque de Vannes, Orscand le Grand110. Devenant comtesse et « évêquesse » (les textes la donnent comme episcopissa), Guigoëdon pouvait, en effet, être considérée comme digne de détenir un Bien public. Cette situation nous montre le contrôle que l’évêque Orscand de Vannes eut, à l’aube du xie siècle, de la puissance publique dans le Vannetais. Pour que Belle-Île, une île et donc une terre publique, fût ôtée à Sainte-Croix, il eût fallu que Conan III ait à reprocher à l’abbaye une mauvaise gestion de Ibid., acte no CXXXIV, p. 298-300. Ibid., acte no CXXXV, p. 300-301, 1118. Ibid., acte no CXXV, p. 283, 3 août 1119. Ibid., acte no I, p. 130-134. J. Quaghebeur, La Cornouaille, p. 114-119. Id., « Stratégie lignagère et pouvoir politique en Cornouaille au xie siècle », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, LXVIII (1991), p. 5-18, ici p. 8 et p. 11-12. 109 L. Maître et P. de Berthou (éd.), op. cit., Annales, p. 102, à l’année 1108. 110 J. Quaghebeur, « Stratégie lignagère », ici p. 11-12.
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ce territoire ou le non-paiement des revenus qui y étaient prélevés et qui lui étaient dûs. L’abbé de Quimperlé ayant été, dans ce cas, un possessor malhonnête et incompétent. Une faute grave puisqu’il était, détenteur d’une possessio, et à ce titre était un officier fiscal, avec une délégation d’autorité publique, comme cela a été dit plus haut111. Le duc ne put visiblement s’appuyer sur rien de tel pour satisfaire la demande d’Hervé. D’autant que Redon arguait de faux, parfois grossiers, comme la bulle de Léon IX déjà citée112. Mais soulignons que l’idée qu’eut ici Hervé de mentionner ce pape montre le souvenir que l’on avait dans son abbaye d’une relation particulière avec Rome, où avait été ordonné l’un de ses abbés, quelques dizaines d’années auparavant. En réalité la volonté de l’abbé Hervé de détenir ce territoire insulaire avait pour cause la vitalité économique présente sur la côte sud de la Bretagne113. L’abbé de Redon voulait avoir lui aussi un accès « direct » à la mer, là où devaient croiser des navires venus autant du nord que du sud de l’Europe, des navires hau turiers qui n’avaient pas l’habitude, semble-t-il, d’accoster dans les ports existant sur la côte sud du duché. Sans doute déchargeaient-ils certaines marchandises sur les îles (du vin, par exemple), les marins bretons se chargeant de les acheminer jusqu’à la côte. Cela est décrit dans un document des xiiie-xive siècles, où l’île de Groix – possédée par Sainte-Croix – assure ce rôle d’« interface114 ». Aussi, outre la perception de taxes dues au duc sur ce territoire insulaire, en qualité de possessor, Hervé entrevoyait que son abbaye pourrait développer, à partir de cette île, un commerce extrêmement lucratif, d’une certaine manière encore plus que s’il avait eu la jouissance d’un portus « simplement » côtier. Ce que faisait jusqu’alors Sainte-Croix de Quimperlé et qui explique, sans doute en partie, l’aspect splendide de l’abbatiale qu’elle put construire à la fin du xie siècle. Un monument qui proclamait la puissance de la dynastie ducale, sa foi, mais aussi la richesse de l’abbaye et qui dut causer bien des jalousies au sein du monde monastique breton. Le possessor de ce territoire insulaire devait, en outre, avoir un rôle de garde des côtes. En témoigne une tentative du duc Jean III (1312-1341), en 1329, de se le réapproprier en reprochant à l’abbaye de ne pas avoir suffisamment lutté contre les pirates115. Un argument ducal qui démontre donc bien qu’une mauvaise gestion de ce territoire (ici de nature militaire) pouvait justifier que le pouvoir ducal le contrôle de nouveau pleinement pour en disposer à sa guise. La mention
111 J. Durliat, op. cit., ici p. 65-69. 112 A. de Courson (éd.), op. cit., no CCCLXXVIII, p. 333-334, voir H. Guillotel, P. Charon et al. (éd.), op. cit., Appendice I-Les faux des abbayes de Redon et Sainte-Croix de Quimperlé, p. 135-138, ici p. 135-136. 113 J. Quaghebeur, « Puissance publique, puissances privées », p. 11-28. 114 Ibid., p. 25. 115 G. Mollat, « Tentative d’échange entre l’abbaye Sainte-Croix de Quimperlé et le duc Jean III au sujet de Belle-Isle-en-Mer », in Études et documents sur l’histoire de Bretagne, xiiie-, xive siècle, Paris, H. Champion, 1907, p. 84-89.
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d’activités de piraterie atteste, en outre, combien les richesses présentes dans l’activité maritime de ce secteur devaient être conséquentes, au point qu’une présence militaire fût nécessaire. Le cartulaire de Sainte-Croix rappelle, dans l’acte de fondation, que l’île avait été « dévastée » par les Normands. N’était-ce pas une discrète allusion au rôle de défense des côtes dont se chargerait désormais l’abbaye ? Possessor d’un territoire relevant directement de la puissance publique, l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé fut donc chargée, pendant plusieurs siècles au moins, d’assurer que régnât la paix sur ce territoire et ses rivages. Ce rôle important, d’auxiliaire privilégié du pouvoir du prince, suscita la convoitise de l’abbé d’un monastère qui avait pourtant contribué aux premiers temps du sanctuaire cornouaillais. Le conflit qui naquit fit que la fraternitas nouée et pratiquée entre les abbayes de Quimperlé et de Redon durant plusieurs dizaines d’années, fut brisée par l’abbé Hervé de Redon. Parce que ce dernier voyait en Belle-Île la promesse de richesses considérables pour le monastère qu’il dirigeait depuis quelques années. Hervé, alors que le duc Alain venait de mourir comme l’abbé-évêque Benoît, saisit là un moment propice pour attaquer celle qui était demeurée, depuis sa fondation au milieu du xie siècle, une abbaye sœur. Mais audelà de cet aspect économique qui montre un duché breton prospère, pleinement intégré dans les échanges économiques qui parcouraient alors l’Europe, apparaît ici également la force des institutions bretonnes au début du xiie siècle. Car le duc, un temps attentif à la supplique d’Hervé, dut finalement respecter les institutions de son duché, s’y conformer (malgré peut-être son vif désir de donner satisfaction à Hervé de Redon) et ne pas ôter à Sainte-Croix une possessio, soit une réalité institutionnelle évoquée plus haut, dans la gestion de laquelle elle n’avait pas failli. Mais cette brève enquête montre aussi que les sources bretonnes devraient être appréhendées dans l’optique d’une recherche, jamais envisagée jusqu’alors, de liens de fraternitas et societas existant au sein des abbayes de ce territoire, des liens qui pouvaient également les unir à d’autres sanctuaires de l’espace ouest européen. Hubert Guillotel a écrit que malgré que l’abbé de Redon Mainard II ait été contraint de quitter l’abbatiat du Mont-Saint-Michel116 « pour autant les rapports entre les deux sanctuaires n’ont pas cessé puisque le cartulaire, préparé sur l’ordre de l’abbé de Redon Aumod, témoigne d’une influence montoise incon testable117 ». Initié, en effet, entre 1062 et 1083, le cartulaire montre l’influence du Mont sur l’écriture adoptée, les lettrines, etc.118. Aumod de Redon appartenait vraisemblablement au puissant lignage des Rorgonides connu à l’époque caro lingienne dans l’ouest de l’Empire. Son oncle Aumod fut abbé du Mont-SaintMichel de 1028 à 1032119. Mainard II, abbé du Mont et de Redon jusqu’en 1009,
116 Le duc Richard II imposant en 1009, soit durant la minorité des héritiers ducaux de Bretagne après la disparition du duc breton Geoffroy en 1008, l’abbé Hildebert. 117 H. Guillotel, A. Chédeville et B. Tanguy (éd.), op. cit., t. I, p. 14. 118 Ibid. 119 K. S. B. Keats-Rohan, « L’histoire secrète d’un sanctuaire célèbre : la réforme du Mont-SaintMichel d’après l’analyse de son cartulaire et de ses nécrologes », in P. Bouet, G. Otranto, et
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avait été associé aux courants réformateurs de Cluny, Gorze, et Saint-Benoît-surLoire. Gauzlin – qui avait aidé à la restauration de la vie spirituelle bretonne sous le principat du duc Geoffroy jusqu’en 1008 – était noté au martyrologe-nécrologe du Mont comme moine120. À l’époque où l’abbé Aumod de Redon entama la confection de son cartulaire, sa communauté, avec lui, continuait de respecter scrupuleusement le contrat de fraternitas conclu avec Sainte-Croix de Quimperlé. Cette dernière intégrait donc indirectement le réseau bien plus vaste qui était celui de Redon, entre autres avec le Mont. Stéphane Lecouteux a brillamment étudié les réseaux, autant culturels que spirituels, auxquels était intégrée l’abbaye de la Trinité de Fécamp121. L’abbaye normande entretint des rapports étroits avec la Papauté. Encore occasionnels au xie siècle, ils ne cessèrent d’augmenter au siècle suivant. Mais dès le xie siècle, l’abbé Jean de Ravenne assista probablement au concile de Verceil en 1050. Il en revint chargé d’une importante mission et devint le légat de Léon IX122. Le pape avait donc clairement le souci à ce moment de s’assurer de soutiens, laïcs ou d’Église, autant en Normandie qu’en Bretagne. Il s’avère qu’autour de l’an Mil, la Trinité de Fécamp avait créé des associa tions spirituelles avec cinq monastères : Saint-Wandrille, Saint-Taurin d’Évreux, Saint-Vincent du Mans, Saint-Sauveur de Redon, et Saint-Benoît-sur-Loire123. « Les commémorations d’abbés de ces établissements attestées au martyrologenécrologe semblent révéler que ces abbayes entretenaient des liens à la fois précoces et importants avec le Mont Saint-Michel autour de l’an mil […]. Elles permettent de se faire une idée de ce que fut le réseau spirituel auquel se rattachait le Mont Saint-Michel entre le dernier tiers du xe siècle et le début du siècle suivant, sous les abbés Mainard I (v. 965-991) et Mainard II (991-1009) »124. Soulignons, pour la Bretagne, que Saint-Benoït-sur-Loire était alors le maître d’œuvre de la restauration de la vie spirituelle dans le duché, selon la volonté de son prince Geoffroy, qui contribua à confier à Mainard II l’abbatiat conjoint du Mont et de Redon. Mais malheureusement aucun nécrologe, aucune liste de confraternité (soit de liste de services de prières), aucune notice d’associations spirituelles ne nous sont parvenus pour Redon. Ces documents, étaient en général recueillis dans un même recueil, les listes de confraternité et les notices d’association se trouvant le plus souvent regroupées
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A. Vauchez (éd.), Cultes et pèlerinages à saint Michel en Occident, Rome, Collection de l’École française de Rome, 2003, p. 139-159, ici p. 158. K. S. B. Keats-Rohan, art. cit., p. 154. S. Lecouteux, Réseaux de confraternité et Histoire des bibliothèques. L’exemple de l’abbaye béné dictine de la Trinité de Fécamp, 2 vols, Caen, Université de Caen Normandie/EPHE, 2015. Nous remercions très vivement Stéphane Lecouteux de nous avoir communiqué ce très beau travail encore non publié. V. Gazeau, op. cit., t. II, p. 107. S. Lecouteux, op. cit., p. 178-180. Ibid. p. 180.
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de part et d’autre du nécrologe125. L’aspect très précis de l’énumération des différents abbés de Redon et de la façon dont ils respectèrent le pactum conclu fait penser que lorsque Gurheden rédigea le cartulaire, il disposait, dans les archives de son abbaye, de ces documents. Documents qui se trouvaient alors également dans les archives de Redon. La mise en place de ces associations spirituelles était faite sous forme orale, les écrits s’imposant à partir des xiie-xiiie siècles. Mais Redon eût donc visiblement le souci, au milieu du xie siècle, de mettre cet accord par écrit, nécessairement en double exemplaire, l’un étant donné à Quimperlé. Mais dans la lutte qu’il entreprit contre une abbaye sœur dans la prière, il est compréhensible que l’abbé Hervé ait voulu « oublier » que tous ses prédécesseurs, sans exception, avaient renouvelé ce contrat (les archives de sa Maison le montrant certainement). À Quimperlé, on avait visiblement précieusement conservé ces textes succes sifs. Cela témoigne de la volonté pour la communauté monastique de SainteCroix de respecter un engagement de nature spirituelle, mais également d’un niveau de culture, par le respect ici sensible des documents écrits, des archives qui fondaient l’histoire de cette Maison. En outre, certains de ses moines n’entretenaient-ils pas des relations épistolaires avec des confrères d’autres sanc tuaires ayant une riche bibliothèque ? Enfin, le travail de qualité que fit Gurheden pour reconstituer un passé partagé avec Redon montre combien il était un bon ar chiviste, précis et méthodique, car formé à une école d’exigence. Cyprien Henry a noté la présence, dans le cartulaire rédigé par Gurheden aux années 1110-1120, de signes graphiques constitués à partir de l’alphabet grec, témoignant de rudiments de grec usités à l’abbaye, ce qu’atteste, en outre, l’usage d’un génitif grec dans la préface de Gurheden126. L’ouest de l’Occident continuait donc de se pencher sur l’étude de ces textes. Le Mont-Saint-Michel, devient à cette époque un foyer vigoureux de l’essor intellectuel du Moyen Âge, entre autres par une entreprise de réflexion à partir des œuvres philosophiques et scientifiques d’Aristote, comme en témoignent les manuscrits conservés à la bibliothèque d’Avranches127. Gurheden appartenait donc, même modestement, à ces réseaux de culture qu’il avait peutêtre côtoyés là où il avait été formé. Et il ne voulait surtout pas l’oublier, associant ainsi la Bretagne à ce renouveau des études de la langue grecque dans l’ouest de l’Occident. Une langue qui avait servi à retranscrire initialement les Evangiles et à 125 Ibid., p. 50. 126 C. Henry, J. Quaghebeur et B. Tanguy (éd.), op. cit., ce que fait remarquer Cyprien Henry, p. 44-45. 127 Le ms. 221, conservé au Scriptorial d’Avranches et datant de la seconde moitié du xiie siècle, fut copié au Mont, il constitue, la plus ancienne traduction du De anima d’Aristote, une première introduction à la philosophie d’Aristote dans le monde latin, voir S. Gouguenheim, Aristote au Mont Saint-Michel, Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, 2008, p. 120. Il n’est pas dans notre propos d’intégrer la vigoureuse controverse née du livre de S. Gouguenheim, nous voulons juste souligner que la Bretagne connaissait au xie siècle, dans certains monastères, un usage (même sommaire) de la langue grecque. Et aussi que les moines de ces sanctuaires tenaient à montrer la connaissance qu’ils en avaient.
les abbaYes sainTe-croix de Quimperlé eT sainT-sauVeur de redon
ce titre un moine ne pouvait qu’avoir le désir de la maîtriser128. Se dessine donc, au travers de ces différents témoignages, un lien culturel et spirituel ténu mais digne d’intérêt entre les abbayes de Quimperlé, de Redon et du Mont. Mais la destruction brutale de l’amicitia ayant existé, durant plusieurs dizaines d’années, entre les communautés de Quimperlé et de Redon, marque également d’autres aspects importants pour la Bretagne des xie et xiie siècles, comme la rivalité, parfois exacerbée par des jalousies personnelles, entre les sanctuaires et leurs abbés. L’âpreté d’Hervé de Redon montre son désir de conserver pour l’abbaye qu’il avait en charge une place majeure en Bretagne. Mais ce conflit laisse percevoir éga lement des enjeux économiques importants dans le contrôle des rivages et des îles du duché breton. La volonté d’Hervé de Redon d’« atténuer » le quasi-monopole exercé par l’abbaye de Quimperlé sur ces secteurs au sud de la Bretagne, suggère en réalité, implicitement, un monde breton alors « ouvert » économiquement prospère grâce au commerce et ainsi tourné vers le reste de l’Europe, voire des secteurs encore plus éloignés. Cela était rendu possible grâce à ses côtes jalonnées de portus, soit des havres pour les navires mais aussi des réalités territoriales institutionnelles où s’exerçait le pouvoir princier breton. Ce dernier savait donc alors profiter des échanges économiques permis par la dimension maritime de sa principauté. Enfin, le procès qu’Hervé fit naître entre sa Maison129 et une abbaye long temps sœur témoigne du fonctionnement et de la force des institutions politiques bretonnes. Les rivages et les îles y étaient demeurés sous contrôle de la puissance publique, préservant ainsi un héritage juridique et politique romain puis carolin gien. Seul le princeps était à même d’en confier la jouissance à des institutions ou à des hommes. La démarche de l’abbé Hervé montre qu’il savait que le jeune duc Conan III, accédant pleinement au titre ducal, avait la capacité et le droit de déposséder l’abbaye de Quimperlé de la possessio de Belle-Île, confiée à Sainte-Croix par ses prédécesseurs, comte et ducs. Mais il avait voulu oublier qu’il fallait démontrer, dans un procès public, que Sainte-Croix avait été une mauvaise gestionnaire des intérêts ducaux (fiscaux certainement, militaires peut-être) à Belle-Île. Le dossier de textes rassemblés par Gurheden et son abbé montre donc la dimension profondément juridique de ce conflit et du procès qui dura plusieurs années. Les institutions du duché de Bretagne ne permettaient donc pas que Belle-Île fût confiée à un monastère par la seule faveur du Prince. Des témoignages devaient démontrer la façon dont le possessor de l’île l’avait gérée pour le Prince. Or les moines de Quimperlé s’étaient, semble-t-il, parfaitement acquittés de ce qui institutionnellement leur incombait, si bien qu’ils furent également soutenus
128 Cet intérêt pour la réflexion philosophique en terre bretonne est par ailleurs sensible dans le fait que l’École cathédrale de Chartres – qui excellait dans cet aspect de la réflexion intellectuelle – accueillit, tout au long du xiie siècle, un nombre important de Bretons, Abbé J.-A. Clerval, Les écoles de Chartres au Moyen-Âge du ve au xvie siècle, Chartres, R. Selleret, 1895. 129 Car c’est bien en « père » qu’il entendait agir, défendant ses moines.
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par la papauté. Le droit régissant en Bretagne les institutions soutint donc les droits des moines de Quimperlé. Hervé avait ainsi trahi vainement les obligations morales et spirituelles qui étaient les siennes et celles de sa communauté à l’égard de Quimperlé, brisant une fraternitas et une amicitia de plusieurs décennies en en tamant une injuste calumpnia. Une calumpnia qu’il perdit. Gurheden et ses frères ne pouvaient donc que voir dans le triomphe de Sainte-Croix, la récompense de leur droiture spirituelle et de leur juste droit.
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Les abbayes en Haute-Bretagne aux xie-xiie siècles Convergences et confrontations
Homo homini lupus, clericus clerico lupior, monachus monacho lupissimus, « L’homme est un loup pour l’homme, le clerc est pire pour le clerc, le moine l’est encore davantage pour le moine ». Si la première partie de la citation est largement connue, la suite souligne à quel point le monde clérical et l’univers mo nastique en particulier pouvaient être des milieux où régnaient de fortes tensions. Au-delà du message universel de l’Église, les querelles entre ordres monastiques1 ont ponctué l’histoire ecclésiastique. Notre propos se limite ici à étudier les relations entre abbayes principalement bénédictines en Haute-Bretagne, le monde laïque n’étant toutefois jamais bien éloigné, il figure bien souvent au cœur des in térêts. Si la péninsule bretonne reste encore présentée comme une terre d’abbayes, la réalité médiévale, notamment autour de l’an mil, se révèle plus contrastée. Les menaces vikings et les raids normands ont partiellement détruit, non sans l’aide des Bretons eux-mêmes d’ailleurs, le semis monastique du haut Moyen Âge (carte 1). Mais les hommes du Nord sont loin d’être les seuls coupables. Ainsi l’abbaye Saint-Melaine de Rennes a effectivement été attaquée par les Normands en 876, mais ce furent des princes bretons qui les appelèrent à l’occasion de leur guerre pour le contrôle du duché2. La situation monastique avant l’an mil demeure obscure, faute de sources, et notre enquête commence donc à l’aube du xie siècle dans un double mouvement de refondation et restauration : refondation matérielle et restauration spirituelle, les deux étant étroitement associées même si les projets nous échappent partiel lement. En effet, les xie-xiie siècles sont marqués par la réforme grégorienne, 1 Nous employons « ordre » ici de manière générique, l’organisation médiévale étant alors en construction, nous pensons par exemple ici aux Cisterciens, notamment avec l’abbaye de Savigny, fille de Cîteaux qui existait avant celle-ci. 2 Reginon de Prüm, Chronicon, éd. in Reginonis abbatis Prumiensis Chronicon cum continuatione Treverensi, Hanovre, 1890, p. 1-158, p. 106-107. Julien Bachelier • Université de Bretagne Occidentale Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 135-160. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131317
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Carte 1. Hypothèses sur le semis monastique du haut Moyen Âge (ixe-xe siècles).
les abbaYes en hauTe-breTagne aux xi e -xii e siècles
une expression au singulier derrière laquelle il faut envisager une pluralité d’expé riences menées sur plusieurs décennies aboutissant à un modèle presque unique, celui de la purification du monde clérical, de sa nette et stricte séparation vis-à-vis des laïcs et peut-être surtout un projet de mise en ordre social. Si bien qu’au mi lieu du xiie siècle, l’Église est bien différente de celle des environs de l’an mil, comme un nouveau christianisme. Les xie-xiie siècles paraissent aussi ceux de l’aboutissement d’un long processus de territorialisation, engagé depuis au moins l’époque carolingienne, avec la régionalisation des pouvoirs, l’affirmation de la ga laxie seigneuriale laïque, la polarisation de l’habitat autour de pôles (le château, mais surtout l’église paroissiale avec son cimetière) et, dans ce cadre, les abbayes ont été au cœur des enjeux mais aussi actrices majeures. Il s’agit donc ici de saisir les différentes dynamiques abbatiales à l’œuvre en Haute-Bretagne au cours des xie-xiie siècles, quelles abbayes jouèrent un rôle important ? Pourquoi sont-elles intervenues ? Quelles furent la place des abbayes extérieures et celle des abbayes bretonnes ? Comment l’arrivée des premières a entraîné des conflits entre elles et avec les abbayes locales ? La profondeur chronologique a ici toute sa pertinence, il nous faut partir d’un état des lieux de la situation abbatiale au début du xie siècle pour expliquer la forte présence d’abbayes qualifiées parfois encore d’« étrangères3 », dans une sorte d’abus de langage mais surtout selon une vision britto-centrée. Dans un second temps, autour de l’an 1100, les sujets de frictions entre abbayes d’une part et avec les seigneurs laïques d’autre part conduisent à des confrontations parfois réellement violentes. Enfin, dans un troisième et dernier temps il devient possible de présenter une nouvelle situation au milieu du xiie siècle, fruit de ces tensions et de ces luttes aux implications à la fois spirituelles et temporelles, les deux étant indissolublement liées.
L’appel aux abbayes extérieures (fin x e -début xi e siècle) Il vaut mieux parler d’abbayes « extérieures » à la Bretagne, plutôt qu’« étran gères », car cette dernière notion présente nombre d’inconvénients, notamment celui de laisser croire qu’il existait qu’une seule manière d’être et de se penser Breton durant ces hautes époques. Il est évident que l’aristocratie laïque savait pertinemment bien d’où elle était originaire et au sein de quel duché elle vivait, mais ses liens avec les principautés voisines conduisent à rejeter l’idée d’une identité bretonne monolithique. D’autant plus que la région concernée – la 3 Au moins depuis le milieu du xixe siècle, sous la plume notamment d’Arthur de La Borderie, voir le compte-rendu de la « Classe d’archéologie – dixième séance », Bulletin archéologique de l’Association bretonne, III (1851), p. 133-144, p. 133. « Étranger » n’a pas de valeur ecclésias tique, par contre il a un sens politique que l’on peut vraisemblablement questionner pour la période médiévale.
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Haute-Bretagne – avait des liens forts, anciens et durables avec les principautés de l’Ouest français. Le terme « extérieur » a l’avantage d’être plus neutre et plus descriptif. C’est au cours du xie siècle, plus précisément dans sa première moitié, que les abbayes extérieures sont sollicitées en Haute-Bretagne. Après un xe siècle méconnu que les sources présentent à la fois comme ayant été difficile et marqué par un certain renouveau politique, les années suivant l’an mil paraissent plus stables et permettent de lancer des projets selon le modèle carolingien. Malgré de fortes concurrences, on assiste à une certaine stabilisation du pouvoir comtal. La question de la croissance démographique et économique pourrait aider à comprendre certaines dynamiques du xie siècle, mais il reste délicat d’y répondre, car les agglomérations médiévales ne sont pas encore apparues, Rennes paraît encore bien modeste, les structures ressemblent à celles du haut Moyen Âge. Une présence abbatiale de plus en plus visible et diverse
Dès le début du xie siècle, les princes bretons firent appel aux abbayes extérieures à la Bretagne : Marmoutier, Saint-Florent de Saumur, Saint-Serge, Saint-Nicolas et Saint-Aubin d’Angers, voire dans une moindre mesure celle du Mont-Saint-Michel4. Mais le premier élan semble venir de Fleury et aussi de Saint-Julien de Tours5. Ces deux abbayes connurent une réforme au cours des années 930, notamment sous l’impulsion d’Odon, second abbé de Cluny. Durant la seconde moitié du xe siècle, Fleury servit de vivier à Saint-Florent de Saumur et Saint-Julien à Marmoutier6, cette dernière joua le même rôle au cours de la première moitié du xie siècle7 pour Saint-Florent, Saint-Serge et Saint-Nicolas d’Angers. En 1008, à la demande du duc Geoffroy Ier, l’abbé de Fleury Gauzlin envoya deux moines en Bretagne, Félix pour restaurer Saint-Gildas de Rhuys et Locminé, tandis que le second, Teudon, gagnait Rodonicum8. Ce dernier nom passe pour être celui de Redon, abbaye que Teudon aurait restaurée après un premier effort de l’abbé du Mont-Saint-Michel, Mainard II. Toutefois, il est aussi possible que 4 G. Devailly, « Les dépendances bretonnes des abbayes normandes (xie-xiiie siècles) », in L. Musset (éd.), Aspects du monachisme en Normandie (ive-xviiie siècles), Paris, J. Vrin, 1982, p. 119. 5 J.-H. Foulon, Église et réforme au Moyen Âge. Papauté, milieux réformateurs et ecclésiologie dans les Pays de la Loire au tournant des xie-xiie siècles, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 71 et 76-78. 6 H. Noizet, La fabrique de la ville. Espaces et sociétés à Tours (ixe-xiiie siècle), Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 124-126. 7 O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage au xie siècle, Paris, Picard, 1972, p. 173-193. 8 André de Fleury, Vie de Gauzlin, abbé de Fleury. Vita Gauzlini, abbatis Floriacensis monasterii, R.-H. Bautier et G. Labory (éd. et trad.), Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1969, § 24. L’arrivée de Félix est mentionnée dans la vita de Gildas, voir notam ment dom P.-H. Morice (éd.), Chronicon Ruyense, in Mémoires pour servir de preuves à l’histoire civile et ecclésiastique de Bretagne, Paris, 1742-1746, vol. 2, col. 150-153.
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Rodonicum fasse allusion à Rennes9 et donc indirectement à Saint-Melaine, voire à Saint-Pierre du Marché10. Les traditions et successions abbatiales à la tête de Saint-Sauveur comme de Saint-Melaine restent particulièrement confuses pour cette période11. Toutefois, Redon n’est jamais écrit sous la forme Rodonicum à la différence de Rennes et ce parfois depuis l’époque mérovingienne12. Outre Saint-Melaine, d’autres communautés monastiques (re-)naissent au début du xie siècle. Au cours des années 1024-1034, afin de restaurer Gaël, aban donné au début du xe siècle, Alain III fit appel à l’abbé de Saint-Jacut, Hingueten, qui aurait déplacé l’abbaye en Saint-Méen13. Au début des années 1030, une communauté de neuf moniales existait à Chavagne, elle fusionna rapidement avec l’abbaye féminine Saint-Georges de Rennes14. L’une des manières les plus courantes de restaurer un ancien sanctuaire semble toutefois avoir été de le confier à une abbaye prestigieuse sous la forme d’un prieuré, ce fut le cas à Gahard15 ou
9 P. Riché, « Relations entre l’abbaye de Fleury-sur-Loire et les pays celtiques (xe-xie siècles) », in L. Lemoine et B. Merdrignac (éd.), Corona Monastica. Moines bretons de Landévennec : histoire et mémoires celtiques. Mélanges offerts au père Marc Simon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 13-18. 10 Qualifié de monasterium en 1032, P. de La Bigne-Villeneuve (éd.), Cartulaire de SaintGeorges de Rennes, in Bulletin et Mémoires de la Société archéologique et historique d’Ille et Vilaine, Rennes, 1876, vol. 9, acte no 6, p. 10-11. 11 Pour Saint-Melaine, nous nous permettons de renvoyer à J. Bachelier, « Les index du car tulaire de l’abbaye Saint-Melaine de Rennes : conception, réalisation et limites », Bulletin et Mémoires de la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, CXX (2016), p. 41-69, ici p. 66. 12 « Pago Rodonucense » dans André de Fleury, op. cit., p. 65, n. 3 et 4. Rhodonensis civitas dans deux œuvres mérovingiennes : Passio Desiderii episcopi et Reginfredi diaconi martyrum Alsegau diensium, Hanovre-Leipzig, 1913, p. 55 et 63, in pago […] Rodonico dans une confirmation de Clotaire III en faveur de Saint-Denis, entre 657 et 673 (P. Lauer et C. Samaran (éd.), Les diplômes originaux des Mérovingiens : fac-similés phototypiques avec notice et transcriptions, Paris, Ernest Leroux, 1908, p. 10, pl. XIII et XIIIbis), pagus Rodonicus dans trois actes de l’abbaye de Prüm en 765, 767 et 807 (H. Beyer (éd.), Urkundenbuch zur Geschichte der jetzt die Preussischen Regierungsbezirke Coblenz und Trier bildenden mittelrheinischen Territorien, Coblence, J. Hölscher, 1860, vol. 1, p. 23-25, 25-26 et 51-52 actes 19, 21 et 45), Redonicum pagum dans dom M. Bou quet (éd.) et L. Delisle (n. éd.), « Chronique de Nantes », in Recueil des historiens des Gaules et de la France, vol. 8, Paris, Victor Palme, 1871, p. 275-278, ici p. 276 ou encore Redonicam dans P.-H. Morice (éd.), Extrait de la Chronique de Saint-Florent de Saumur, in Mémoires..., vol. 1, col. 124. 13 H. Guillotel, Actes des ducs de Bretagne (944-1148), P. Charon et al. (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes – Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 2014, acte no 26 (une partie du texte présente une interpolation et pourrait justement correspondre aux difficul tés de la nouvelle abbaye à s’imposer dans le paysage). Saint-Jacut semble devoir une partie de sa réformation à la Normandie et peut-être au Mont-Saint-Michel, S. Lecouteux, Réseaux de confraternité et histoire des bibliothèques. L’exemple de l’abbaye bénédictine de la Trinité de Fécamp, thèse de doctorat, Université de Caen Normandie, 2 vols 2015, p. 178 et 492. 14 H. Guillotel, op. cit., actes 29 et 28. 15 Vers 1008-1031, Marmoutier reçoit le monasterium quoddam, situm in pago Redonensi, quod vocant Sanctum Exuperium, jam olim a Normannis destructum, « monastère, situé dans le diocèse
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à Saint-Cyr à l’ouest de Rennes16, voire à Livré-sur-Changeon17. Ces points d’ap puis permirent par la suite aux abbayes extérieures à la Bretagne de s’implanter durablement et de manière importante. Des raisons multiples
Une pénurie régionale ? Quelles sont les grandes abbayes bretonnes pouvant éventuellement jouer un rôle dans la restauration monastique ? Plusieurs avaient été détruites, certaines furent reconstruites, refondées, mais elles ne semblent pas avoir convaincu les fondateurs de faire appel à elles. Pourquoi ? Faute de source en nombre suffisant, on demeure obligé de reprendre ou proposer des hypothèses. Contrairement à certaines affirmations, les monastères bretons n’étaient pas en ruine : si Gaël a rencontré des difficultés, Saint-Jacut, Redon et Saint-Melaine restaient bien debout au début du xie siècle. Faut-il y voir un manque de moyens, de capacités, voire un certain amateurisme ? À Châteaubriant, l’abbaye de Redon et celle de Saint-Melaine auraient ainsi fait montre d’une certaine inaptitude à comprendre le projet du lignage. Des crises internes secouèrent aussi Saint-Sauveur de Re don18. On peut également se demander si la dynastie rennaise dirigeant le duché breton n’aurait pas rencontré une certaine hostilité à ses projets ? Geoffroy Ier et Alain III se sont montrés particulièrement actifs pour restaurer les abbayes, mais ils n’étaient pas « empereurs en leur royaume », les établissements monastiques existants n’avaient pas été fondés par leurs ancêtres et n’étaient pas tenus par des proches. En premier lieu, dans la première moitié du xie siècle, Saint-Melaine et peut-être Redon ainsi que l’évêché de Rennes étaient aux mains d’une dynastie épiscopale puissante localement qui, si elle a accepté certaines réformes, n’était
de Rennes, qu’ils appellent Saint-Spire, jadis détruit par les Normands », H. Guillotel, op. cit., acte no 13 et J. Bachelier, Villes et villages de Haute-Bretagne (xie-début du xive siècle). Analyses morphologiques, Saint-Malo, Centre Régional d’Archéologie d’Alet, 2014, p. 91. 16 Abandonné au début du xie siècle, le monasterium Saint-Cyr fut restauré en 1037 à l’initiative de la famille épiscopale de Rennes et est confié à l’abbaye Saint-Julien de Tours, J. Bachelier, « Rennes du ve siècle au début xive siècle. La construction d’une cité chrétienne », Bulletin et mémoires de la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, CXIX (2015), p. 241-268, ici p. 250. 17 Livré était une possession ducale jusqu’aux années 1013-1022 lors de sa donation à SaintFlorent de Saumur, H. Guillotel, op. cit., acte n° 13 et P. Poilpré, « Le prieuré et les origines du bourg de Livré-sur-Changeon », in E. Esnault (éd.), Livré-sur-Changeon, Ille-et-Vilaine, ZAC de l’Abbaye, Cesson-Sévigné, INRAP Grand-Ouest, 2014, p. 147-204. 18 C. Garault, Écriture, histoire et identité : la production écrite monastique et épiscopale à SaintSauveur de Redon, Saint-Magloire de Léhon, Dol et Alet/Saint-Malo (milieu du ixe siècle-milieu du xiie siècle), thèse de doctorat, Université Rennes 2, 2011, p. 441-445.
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pas prête à abandonner la direction de ces établissements. Il s’agit bien ici de politique régionale, de « pouvoir » et de « foi » pour reprendre le titre de l’ouvrage en l’honneur d’Hubert Guillotel. Prestige et expérience des abbayes extérieures D’autres considérations politiques ont pu présider aux choix des princes rennais, car la Bretagne était convoitée par les principautés voisines, en particulier l’Anjou puis la Normandie. En 1008, Geoffroy Ier demanda des moines à l’abbé de Fleury Gauzlin pour lancer la restauration abbatiale. Ce dernier était le fils naturel d’Hugues Capet et demi-frère de Robert le Pieux, roi des Francs (996-1031). Or, la même année, le duc breton mourut et la Bretagne se retrouva sous influence normande du fait de la régence d’Havoise, fille de Richard Ier de Normandie19. Derrière une abbaye tout un réseau de fidèles, de fondateurs, de donateurs, voire de protecteurs, entrait en jeu. Saint-Aubin d’Angers resta sous l’autorité du comte d’Anjou au moins jusqu’au milieu du xie siècle, or c’est principalement dans le Nantais, traditionnellement pro-angevin, que l’abbaye implanta ses prieurés20. Dans certains cas, se dégage l’impression que des abbayes avançaient ensemble. Sébastien Legros a ainsi récemment montré que l’implantation de Saint-Serge à Bréal-sous-Vitré résultait d’une conjonction d’alliances et d’intérêts. Outre les intérêts seigneuriaux des familles de Laval et Vitré, l’abbé Vulgrin (1046-1056), issu de Marmoutier, renforça indirectement l’implantation de cette dernière dans un secteur où elle souhaitait étendre son réseau de prieurés (Marcillé-Robert, Carbay et Châteaubriant21). De son côté, Saint-Florent de Saumur fut victime des alliances politiques. Traditionnellement pro-blésoise, la maison de Rennes décida de lui confier le prieuré de Livré-sur-Changeon en s’inspirant de modèles carolin giens, mais en 1026, Foulques Nerra s’empara de l’abbaye22. Saint-Florent ne fut rappelé qu’au milieu du xie siècle et cette fois les relations furent tissées avec des lignages de chevaliers d’un rang nettement moindre qu’à Livré qui a néanmoins
19 J. Quaghebeur, « Havoise, Constance et Mathilde, princesses de Normandie et duchesses de Bretagne », in J. Quaghebeur et B. Merdrignac (éd.), Bretons et Normands au Moyen Âge. Rivalités, malentendus et convergences, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 145-163. 20 Saillé, Sainte-Opportune-en-Retz, Guérande, Saint-Nazaire, Corsept, Saint-Brévin et Oudon. 21 R. Colleter et al., Église, cimetière et paroissiens. Bréal-sous-Vitré (Ille-et-Vilaine) : étude histo rique, archéologique et anthropologique (viie-xviiie siècle), Paris, Errance, 2012, p. 56 suiv. et S. Legros, Moines et seigneurs dans le Bas-Maine, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 79-82. Il serait possible qu’une même association existât entre Marmoutier et Évron lors des donations des églises de Saint-Martin-des-Bois (église disparue en forêt de Fougères) et Saint-Martin-des-Champs (Lécousse), près de Fougères, F. Mazel, « Seigneurs, moines et chanoines : pouvoir local et enjeux ecclésiaux à Fougères à l’époque grégorienne (milieu du xie-milieu du xiie siècle) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, CXIII-3 (2006), p. 105-135, ici p. 124, n. 6. 22 J.-H. Foulon, op. cit., p. 71.
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servi à essaimer dans cette partie de la région avec par exemple les obédiences de Saint-Jean-sur-Couesnon et Saint-Christophe-des-Bois. On retrouve la même logique – qualifiée de « capillarité » par Hubert Guillotel – à partir du prieuré de Dol, fondé à la fin des années 1070 avec le soutien de l’abbé de Saint-Florent Guillaume de Dol (1070-1118)23. Les possessions de l’abbaye furent implantées en tenant compte de la forte présence de Marmoutier qui avait étendu son réseau ; l’abbaye tourangelle avait de surcroît eu entre-temps la tutelle sur Saint-Florent24. Outre ces considérations « géopolitiques », il convient également de rappeler la précocité du mouvement réformateur dans les abbayes ligériennes, dès le xe siècle, même s’il se fit en plusieurs temps. Les aspirations prégrégoriennes faisaient la réputation de ces établissements monastiques. Le prestige des abbayes ligériennes pouvait aussi constituer un argument fort, Marmoutier demeurant un établissement ancien et illustre. Lorsque l’on évoque le savoir-faire des abbayes extérieures au duché, il faut peut-être mieux évoquer leur capacité à se projeter loin de leur base. Ainsi, dans leur très grande majorité, les abbayes possédaient de nombreux prieurés dans leur diocèse d’origine, leur rayonnement s’étendait rarement ou faiblement aux diocèses limitrophes. Finalement, seuls Saint-Florent et Marmoutier eurent une puissance suffisante pour rayonner et s’implanter massivement dans des diocèses lointains. La première s’implanta dans vingt-et-un diocèses et la seconde dans trente25. Des liens anciens réactivés ? Les liens avec les régions ligériennes et angevines étaient relativement anciens et ont joué un rôle dans l’établissement du réseau prieural en Haute-Bretagne. On peut brièvement rappeler que Salomon se vit remettre l’abbatiat laïque de SaintAubin lorsqu’il s’empara d’Angers en 86326 et qu’Alain le Grand comptait SaintSerge parmi ses bénéfices à la fin du ixe siècle27. Quelques Bretons fréquentèrent
23 H. Guillotel, « Combour : proto-histoire d’une seigneurie et mise en œuvre de la réforme grégorienne », in K. S. B. Keats-Rohan (éd.), Family Trees and the Roots of Politics. The Prosopography of Britain and France from the Tenth to the Twelfth Century, Woodbridge, The Boydell Press, 1997, p. 269-298, ici p. 286-289 et J. Beaumon, « Implantation et expansion d’un réseau de prieurés à l’époque féodale : l’exemple des prieurés de l’abbaye Saint-Florent de Saumur dans le diocèse de Rennes et la seigneurie de Dol-Combourg (xie-xiiie siècle) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, CXIII-3 (2006), p. 73-91. 24 W. Ziezulewicz, « La chronologie des abbés de Saint-Florent de Saumur », Revue bénédictine, CVIII/3-4 (1998), p. 282-297. 25 J. Beaumon, Entre Loire et Manche : les prieurés des abbayes angevines et tourangelles en HauteBretagne (xie-xiiie siècles), thèse de doctorat, Université Rennes 2, 2016, p. 93-94. 26 A. Chédeville et H. Guillotel, La Bretagne des saints et des rois, ve-xe siècle, Rennes, OuestFrance, 1984, p. 321. 27 La bibliothèque municipale d’Angers conserve un certain nombre de manuscrits bretons des ixe-xie siècles, provenant notamment de Landévennec (évangéliaire breton du ixe siècle,
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Fleury, soit pour leur formation, tel Guérec, fils naturel d’Alain Barbetorte, soit pour y finir leur vie, tels Mabbon et Hesdren, évêques de Saint-Pol-de-Léon au milieu du xe siècle28. Les aspects religieux paraîtraient presque absents, pourtant des réseaux spiri tuels existaient. Mises à l’abri des menaces normandes pesant sur l’abbaye de Gaël, les reliques de Méen et de Judicaël furent recueillies, après un séjour par Saint-Jouin-de-Marnes, à Saint-Florent de Saumur29. Les réseaux d’obédiences
Geoffroy Ier meurt en 1008 lors d’un pèlerinage à Rome, l’expérience avec Fleury s’interrompit, mais d’autres abbayes prirent le relai et adaptèrent leur stra tégie. En effet, si la proximité avec le pouvoir ducal se maintint, elles diversifièrent les interlocuteurs en se rapprochant des châtelains. Leur installation ne passa plus seulement par la restauration d’anciens lieux de culte, mais par des projets plus modestes, mieux adaptés aux nouvelles réalités : les obédiences. L’établissement de réseaux prieuraux La péninsule bretonne se couvre de plusieurs dizaines de prieurés entre la fin du xe siècle et le xiiie siècle, dont soixante-dix-sept relevaient d’abbayes angevines ou tourangelles30. Derrière ces chiffres se cachent des réalités très contrastées en partie liées aux sources écrites. Les chartes, notices et actes des abbayes exté rieures à la Bretagne ont été mieux conservés que les productions régionales. Les scriptoria ligériens ont été actifs plus tôt et ont davantage pris soin des documents écrits, non sans opérer parfois une sélection au sein de leurs archives. Ceci donne donc l’impression que les abbayes extérieures ont été les premières à fonder des prieurés, une impression partiellement justifiée. Partiellement car dans certains cas, il semblerait bien que les abbayes bretonnes aient eu des obédiences dès le milieu du xie siècle. Il faut également tenir compte du fait que le réseau s’étendit graduellement, l’essaimage fut progressif au moins jusqu’au début du xiie siècle. Se pose un autre problème : les actes de fondation restent rares et concernent
recueils d’astronomie et de comput du xe-xie siècle, respectivement BM Angers, ms. 0004, ms. 0476 et ms. 0477). 28 L. Gougaud, « Les relations de l’abbaye de Fleury-sur-Loire avec la Bretagne armoricaine et les îles Britanniques (xe et xie siècles) », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, IV (1923), p. 3-15, ainsi que A. Chédeville et N.-Y. Tonnerre, La Bretagne féodale, xie-xiiie siècle, Rennes, Ouest-France, 1987, p. 26. 29 P. Marchegay et É. Mabille (éd.), Historia Sancti Florentii Salmurensis, Paris, Librairie de la Société de l’histoire de France, 1859, p. 217-328. 30 En dernier lieu : J. Beaumon, Entre Loire et Manche, p. 31-32 : parmi les principales abbayes, Saint-Aubin d’Angers comptait sept prieurés, Saint-Serge d’Angers huit, Saint-Florent de Sau mur vingt-trois et Marmoutier vingt-huit.
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les principaux prieurés, ceux liés aux comtes de Rennes et ducs de Bretagne et aux seigneurs châtelains (carte 2). Pour les autres, il faut parfois se contenter de men tions lapidaires, certaines obédiences n’apparaissant que dans un seul acte, tardif de surcroît. Il s’avère donc très délicat de distinguer les périodes de fondations de celles d’apparitions dans les sources. Suivre le rythme des installations paraît une ga geure. On observe que certains abbés ont été plus actifs que d’autres : Daibert ou Achard pour Saint-Serge, Girard II pour Saint-Aubin, Sigon et Guillaume de Dol pour Saint-Florent31. Pour Marmoutier l’« expansion » (carte 3), pour reprendre le terme d’Odile Gantier32, couvre tout un siècle avec l’abbatiat d’Al bert (1032/37-1064) et celui de Guillaume de Combourg (1104-1124). Dans un premier temps, les abbayes et les autorités ducales s’accordèrent pour fon der des établissements monastiques, Jean-Hervé Foulon a bien souligné que la tradition carolingienne d’association des pouvoirs laïques et ecclésiastiques s’était maintenue dans l’espace ligérien durant une large partie du xie siècle33. D’ailleurs les premières obédiences fondées sont à la fois d’anciens sanctuaires (Livré-sur-Changeon et Gahard) et des projets portés par le comte de Rennes dès le premier tiers du xie siècle34. Très rapidement, les seigneurs châtelains participèrent au mouvement. Entre 1008 et 1033, Alain III confirma la charte de Rivallon autorisant les moines de Marmoutier à s’installer à Marcillé-Robert ; l’évêque de Rennes apporta son soutien35. L’abbaye suivit le lignage par la suite à Vitré36. À peu près au même moment, au début du xie siècle, Alfred, ancêtre du lignage de Fougères tenta d’attirer l’abbaye tourangelle à Louvigné-du-Désert, puis son fils fit de même, avec plus de réussite, à Saint-Sauveur-des-Landes, et son petit-fils Raoul Ier fonda un établissement imposant à Fougères vers 1064-107637. Les liens entre la Haute-Bretagne et les abbayes ligériennes remontaient au moins à l’époque carolingienne et furent réactivés au début du xe siècle au pire moment des raids normands. Un peu avant l’an mil, les ducs firent appel à SaintFlorent et à Fleury pour réformer et restaurer les abbayes. Le hasard des tensions
31 J. Beaumon, Entre Loire et Manche, p. 34. 32 O. Gantier, « Recherches sur les possessions et les prieurés de l’abbaye de Marmoutier du xe au xiiie siècle », Revue Mabillon, 214 (oct.-déc 1963), p. 161-167, ici p. 161. 33 J.-H. Foulon, op. cit., p. 18-19, 29-33 et 76-78, voir également F. Mazel, « Monachisme et aristocratie aux xe-xie siècles. Un regard sur l’historiographie récente », in S. Vanderputten et B. Meijns (éd.), Ecclesia in medio nationis. Reflections on the Study of Monasticism in the Central Middle Ages, Leuven, Leuven University Press, 2011, p. 47-75, ici p. 49 suiv. 34 H. Guillotel, op. cit., acte no 3 (acte concernant Livré dans lequel Alain III fait allusion à une première donation de son père à Saint-Florent, ce qui permet d’établir que le projet remonte à la fin du xe siècle) et acte no 19. 35 Ibid., actes nos 23 et 24. Rivallon, fondateur du second lignage de Vitré, où il n’eut lui-même au cune attache, était vraisemblablement apparenté par mariage à la dynastie épiscopale rennaise. 36 D. Pichot, « Vitré xe-xiiie siècle. Naissance d’une ville », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, LXXXIV, (2006), p. 5-28, ici p. 16-17. 37 F. Mazel, « Seigneurs, moines et chanoines », p. 115 suiv.
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Carte 2. Réseau de prieurés – abbayes bretonnes.
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Carte 3. Réseau de prieurés – abbayes extérieures.
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internes et les contingences externes conduisirent à favoriser une autre abbaye li gérienne, Marmoutier qui commença à essaimer son réseau prieural en HauteBretagne. Nombre des établissements monastiques de l’Ouest se trouvait alors sous l’influence de la prestigieuse abbaye, comme Saint-Serge ou Saint-Florent dont les abbés étaient issus de Marmoutier. Mais une fois ce magistère clos, les intérêts partagés à investir la Haute-Bretagne évoluèrent en tensions.
Confrontations (seconde moitié du xi e -début xii e siècle) Une confrontation est une situation d’affrontement, d’opposition, de face à face ; c’est une facette des conflits au sens anthropologique38. De ce fait on a surtout insisté sur les calumniæ entre laïcs et établissements monastiques, après le temps de la confrontation vint celui du compromis. Les tensions intra-religieuses ont été moins étudiées, l’Église étant peut-être trop perçue comme un bloc. Or certains conflits entre communautés religieuses ne débouchèrent pas sur une entente, au contraire. Dans un contexte de concurrence exacerbée pour le pouvoir sur les hommes dans le cadre de la territorialisation des pouvoirs laïques et de la réforme grégorienne, la domination se voulait tout autant spirituelle que temporelle. D’une certaine manière : vae victis. Calumnia et contentio entre Redon et Marmoutier à propos de Béré
Après avoir privilégié la relation avec le pouvoir comtal, les grandes abbayes recherchèrent la proximité avec les seigneurs châtelains. Chaque lignée impor tante de Haute-Bretagne a noué une amicitia avec une abbaye, voire avec plu sieurs, ce qui fut régulièrement source de tensions. Le 1er novembre 1050, Airard, cardinal nouvellement nommé évêque de Nantes par le pape Léon IX, concéda aux moines de Marmoutier la petite église de Béré précédemment donnée par le seigneur Brient39. Cet acte fixe le programme d’Airard et l’inscrit dans la politique réformatrice de Léon IX. Au 38 B. Lemesle, Conflits et justice au Moyen Âge. Normes, loi et résolution des conflits en Anjou aux xie et xiie siècles, Paris, Presses universitaires de France, 2008. 39 C. Henry (éd.), Cujus diocesis, ejus diplomatica ? Pouvoirs diocésains et diversité des pratiques d’écrit diplomatique en Bretagne (990-1215), thèse de doctorat, Paris, École doctorale de l’EPHE, 2018, acte N2, rédaction I. Malgré une allusion dans A. de Courson (éd.), Le cartulaire de l’Abbaye de Redon en Bretagne, Paris, Imprimerie impériale, 1863, acte no 302, où l’on apprend qu’Innoguent, la mère de Brient, aurait donné son accord, acte considéré comme falsifié par H. Guillotel, « Répertoire chronologique », in H. Guillotel, A. Chédeville et B. Tanguy (éd.), Cartulaire de l’abbaye Saint-Sauveur de Redon, Rennes, Association des Amis des Archives historiques du diocèse de Rennes, Dol et Saint-Malo, 1998-2004, p. 71-78, p. 77 et N.-Y. Tonnerre, Naissance de la Bretagne. Géographie historique et structures sociales de la Bretagne méridionale (Nantais et Vannetais) de la fin du viiie siècle au début du xiie siècle, Angers, Presses Universitaires d’Angers, 1994, p. 331, n. 2.
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plan local, Béré était un ancien monastère du haut Moyen Âge, situé à un peu plus d’un kilomètre du château récemment édifié par Brient et qui deviendra Château briant40 (carte 4). Nous sommes ici dans un cas apparemment classique de dona tion d’un monastère carolingien par un aristocrate à une abbaye afin qu’il soit re fondé. L’affaire est mentionnée dans plusieurs actes – preuve de son importance – couvrant une période relativement large entre 1050 et 111541. Sans entrer dans le détail, on ne peut néanmoins faire l’impasse sur les principales étapes ; nous suivrons les actes diplomatiques tout en ayant à l’esprit qu’ils ne fournissent qu’une partie de la réalité et entérinent la vision du vainqueur, en l’occurrence Marmoutier. En 1050, Airard concéda donc à cette dernière une « petite église que [les moines] avaient édifiée qui relevait depuis longtemps du droit de l’Église de Nantes, à savoir Béré, grâce à un don de Brient noble homme, sans l’autori sation de [s]es prédécesseurs alors qu’elle relevait de leur ressort »42. L’abbaye tourangelle prit soin de noter que la donation était plus ancienne mais qu’il n’y avait pas de trace écrite, ce qui étonne un peu quand on connaît l’importance de son scriptorium. Cette formule dissimule en fait un conflit avec Saint-Sauveur de Redon. Un acte plus tardif, daté de 1062/63, nous apprend que l’abbé de cette dernière, Almodus, éleva une calumnia auprès de Quiriac, successeur d’Airard, à propos de Saint-Sauveur de Béré. Un plaid se déroula à Angers, l’abbé de Redon n’avait cependant aucune preuve ni témoin pour prouver que son abbaye avait été en possession de Béré avant Marmoutier43. L’épouse du fondateur de la lignée castelbriantais, Innoguent, affirma que Redon avait été appelé par un moine de Béré, preuve qu’une communauté était restée sur place, mais seulement pour l’aider dans le projet de reconstruction44. Le moine Glaimenocus échoua et, après
40 J.-P. Brunterc’H, « Puissance temporelle et pouvoir diocésain des évêques de Nantes entre 936 et 1049 », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, LXI (1984), p. 63, C. Bouvet, « À propos des premiers seigneurs de Châteaubriant aux xie et xiie siècles », Bulletin de la Société Archéologique de Nantes, CXXII (1986), p. 77-107 ; H. Guillotel, « Châ teaubriant et les châtellenies bretonnes aux xie-xiie siècles », Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, LXV (1989), p. 6-46, et M. Brand’Honneur, Manoirs et châteaux dans le comté de Rennes. Habitat à motte et société chevaleresque (xie-xiie siècles), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2001, p. 67. 41 A. de Courson (éd.), op. cit., appendix, p. 380-383, acte no 60, P.-H. Morice (dom), op. cit., vol. 1, col. 419-422. 42 ecclesiolam quamdam quam ædicaverunt in antiquo jure Nannetensis ecclesiae, scilicet Bairiaco dono Brienni cujusdam nobilis viri, sine auctoramento prædecessorum meorum quorum sedis juris erat, P.-H. Morice (dom), op. cit., vol. I, col. 402. 43 quamvis nec litteras de hoc ipse suive monachi nec testem ullum haberent…, C. Henry (éd.), op. cit., acte N8. 44 cum illic abbatiolam construere vellent, ab abbate jam dicto Cavallonio tanquam scilicet viciniore et cui ipsorum necessarium esset, auxilium in tutandis rebus abbatie sue quibusdam aliquem suorum petivisse monachorum qui construendo prepositus operi necessariisque sumptibus sibimet creditis fidelius ac studiosius ministerium exequeretur injunctum, ibid.
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Carte 4. Plan de Châteaubriant, xi-xiie siècle (d’après le cadastre de 1832).
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deux années, on fit appel à Jean, ancien abbé de Saint-Melaine45. Sans plus de réussite, ce dernier indiqua alors qu’il fallait confier la cella à Marmoutier, ce qui fut fait46. L’affaire ne s’arrête pas là. Innoguent dut prêter serment, on notifia égale ment à l’abbaye de Redon qu’elle pouvait produire un témoin, dans ce cas la dame de Châteaubriant serait soumise à une ordalie « par le fer rouge »47. L’abbaye bre tonne ne put remplir sa condition, permettant ainsi à Marmoutier de s’estimer lé gitimement en possession de Béré. Très peu de temps après, entre 1064 et 107048, Redon relança les hostilités en s’appuyant cette fois sur le cardinal Étienne, alors hébergé à l’abbaye. Quiriac affirma dans un geste fort d’autorité que Béré était un ancien alleu de l’Église de Nantes, manière de reprendre le dossier en main et de revendiquer cette partie de son diocèse perdue au profit du voisin rennais49. L’affaire remonta trois fois à Rome et donna lieu à deux assemblées solennelles à Tours et à Châteaubriant ; l’abbé de Redon, Almodus, ne céda que devant la menace d’excommunication50. Le conflit aurait pu s’arrêter là, mais la communauté de Redon semble s’être soudée autour de ce conflit, (re-)constituant alors sa memoria. En effet, Almodus ne s’était probablement pas entêté sans raison, la menace d’excommunication était grave. En apparence donc, l’abbé accepta la sentence apostolique, mais cette affaire autour de Béré lui fit prendre conscience de l’importance de l’écrit comme preuve. Ceci n’était pas nécessairement une nouveauté dans les conflits entre communautés religieuses, mais à plusieurs reprises Redon échoua à prouver ses dires faute d’actes. Il n’est cependant pas sûr que cette lacune de sources écrites soit la preuve d’une quelconque décadence, car Saint-Sauveur de Redon devait gérer ces tensions d’une autre manière, du moins au plan local. Établir un lien
45 Le fait que Jean a été auparavant abbé interpelle, on ignore ce qui lui a valu de changer de statut, problème interne et/ou espoir de diriger la nouvelle communauté castelbriantaise ? 46 nomine Glaimenocum qui, cum aliquandiu inofficiose suscepto officio ministrasset, ad monasterium proprium velut inutilis remissus est ministrator ; post hunc autem eidem officio deseruisse fere biennio Johannem quendam qui quondam abbas Sancti Melanii fuerat […] se tandem saniori decrevisse consilio, locum illum cellam fore supradicti Majoris Monasterii ac sic illum donatione legitima tradidisse supranominato domino abbati Alberto et reliquis monachis sancti Martini, C. Henry (éd.), op. cit., acte N8. 47 non jam simplici sacramento sed cum legali candentis ferri judicio femina eadem assertionis sue faceret fidem, ibid. 48 Peut-être même dès 1064/65, car dès le 7 janvier 1065, à la demande de l’abbé de Marmoutier, Quiriac confirma les possessions de l’abbaye tourangelle dans son diocèse, il cita Saint-Sauveur de Béré, voir ibid., acte N11. En 1068, Marmoutier et Saint-Sauveur de Béré reçurent une terre, il n’y a pas d’allusion aux tensions avec Redon, ibid., acte N28*. 49 dixit episcopus Nannetensis locum supradictum esse alodum suae ecclesie et monachos Majoris Monasterii tenere illum ex dono et auctoritate ipsius, ibid., acte N29* : Voir également A. Lunven, Du diocèse à la paroisse. Évêchés de Rennes, Dol et Alet/Saint-Malo (ve-xiiie siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 63 et F. Mazel, L’évêque et le territoire. L’invention médiévale de l’espace (ve-xiiie siècle), Paris, Le Seuil, 2016, p. 184. 50 L’évêque de Vannes reçut également une demande pontificale pour faire connaître la décision, Redon relevait de son diocèse, C. Henry (éd.), op. cit., V10*.
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entre la culture de l’écrit – et sa conservation – et une décrépitude spirituelle nous paraît réducteur51, car cela revient à laisser de côté d’autres formes de cultures, d’autres fonctionnements et conduit à n’accepter qu’une seule version de la ré forme grégorienne, celle qui a triomphé. Par contre, il paraît évident avec cette affaire que la preuve écrite se développe – bien que l’on fasse toujours appel à des témoins – et que Redon n’a pas la même organisation que Marmoutier. Si au plan régional Redon pouvait s’imposer, probablement sans trop de difficulté, face à l’abbaye fondée par saint Martin, le combat était d’une autre ampleur ; les deux abbayes ne luttaient pas à armes égales. Comme l’a montré Hubert Guillotel, Al modus entreprit alors la rédaction du cartulaire, avec un certain nombre de faux et d’actes falsifiés insérés par ses successeurs52. Les moines redonnais rédigèrent ainsi un acte daté de 1040 qu’aurait confirmé Airard, évêque à partir de 105053. Hervé, nouvellement élu abbé de Redon, relança le conflit en 1107. On ignore le détail. Marmoutier fut confirmé dans la possession de Béré, mais versa vingt livres à Re don54 ; était-ce pour clore définitivement la querelle ou bien faut-il y voir un aveu : les revendications redonnaises n’étaient peut-être pas totalement injustifiées55. Le 31 mars 1115, à Nantes, l’évêque Brice confirma à Marmoutier ses possessions, notamment dans la paroisse de Béré56. Le conflit était clos57, Redon échouant ainsi à s’implanter à Béré, monastère du haut Moyen Âge installé près d’une agglo mération en plein essor. Au cœur des conflits : églises et territoires paroissiaux de Fougères
Un autre conflit particulièrement vif permet de comprendre les motivations des parties, il concerne Fougères58. Marmoutier fut à nouveau au centre des tensions. Autant le conflit autour de Béré opposait une abbaye bretonne à une ab baye extérieure, autant le conflit fougerais concerne deux monastères ligériens. La
51 D’ailleurs, l’abbatiat d’Almodus, qui fut bien celui d’une refondation, d’une modernisation, reste largement méconnu faute de source et l’on ne peut accuser l’abbé d’avoir négligé l’écrit. 52 H. Guillotel, « Cartulaires bretons médiévaux », in O. Guyotjeannin, L. Morelle et M. Parisse (éd.), Les cartulaires. Actes de la table ronde organisée par l’École nationale des chartes et le G.D.R. 121 du C.N.R.S., Mémoires et documents de l’École des chartes 39, Paris, École des chartes, 1993, p. 325-341, ici p. 335, les falsifications semblent réalisées par ses successeurs. Le conflit entre Redon et Quimperlé trouve lui aussi sa place dans ce contexte, défavorable pour Saint-Sauveur, voir les travaux de Joëlle Quaghebeur. 53 A. de Courson (éd.), op. cit., acte 302. 54 domnus abbas Majoris monasterii […] pro pace conservanda et predictæ ecclesiæ Beriacensis calum nia adquietanda terram quamdam […] concess[it], C. Henry (éd.), op. cit., A15*. 55 On pourra notamment souligner la dédicace commune au saint Sauveur entre Redon et l’église de Béré au cœur des tensions. 56 C. Henry (éd.), op. cit., N28. 57 Toutefois, dans certaines localités, comme Josselin ou Rochefort-en-Terre, Marmoutier et Redon disposaient aussi d’un prieuré et il n’y eut pas de conflits. 58 F. Mazel, « Seigneurs, moines et chanoine », art. cit.
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Carte 5. Plan de Fougères, xi-xiie siècle (d’après les cadastres anciens).
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tension se cristallisa sur la chapelle castrale, Sainte-Marie de Fougères (carte 5). Sans que l’on puisse en être totalement certain, plusieurs indices suggèrent qu’elle remonte à la première moitié du xie siècle, voire aux années 1008-103259. De ma nière presque classique, un lignage châtelain relativement important installa dans son château une collégiale de chanoines60. Ce petit groupe de clercs officiait en priorité pour la familia seigneuriale, le chapelain étant recruté parmi les chanoines. La famille de Fougères avait établi des liens d’amicitia avec Marmoutier dès les en virons de l’an mil. Main Ier lui avait confié l’église de Louvigné-du-Désert avec des terres et une partie du bourg61, puis son petit-fils Main II donna à l’abbaye touran gelle l’église de Saint-Sauveur-des-Landes où elle installa un prieuré, nécropole d’une partie de la lignée de Fougères62. Vers 1064-1076, Raoul Ier autorisa Mar moutier à fonder au pied de sa forteresse une obédience dédiée à la sainte Trinité. Fougères était alors en plein essor, les sources écrites suggérant l’existence de plu sieurs bourgs, au moins quatre. L’encadrement paroissial était ici particulièrement important Fougères étant très vraisemblablement une création ex nihilo. L’églisemère63 Saint-Martin de Lécousse restait éloignée et son nom Excussa – l’amoin drie, la dépouillée – souligne son destin face au développement fougerais. La nou velle agglomération fut dotée dès la fin du xie siècle de centres paroissiaux : SaintSulpice pour la ville basse et Saint-Nicolas pour la ville haute. Lécousse se trouvait sous le patronage de l’abbaye de Pontlevoy, nous avons malheureusement peu de sources, mais il semblerait que cette dernière ait répliqué en construisant face à Saint-Nicolas un autre lieu de culte, Saint-Léonard64. Lors de la fondation du prieuré de la Trinité à côté de son château, Raoul Ier s’était engagé à céder l’église Sainte-Marie à Marmoutier si les chanoines qui la desservaient adoptaient la règle
59 J. Bachelier, « Hinc ordo confusus. Châteaux et collégiales en Haute-Bretagne (xie-xiiie siècles) », in A.-M. Cocula et M. Combet (éd.), Le château, le diable et le bon dieu, Actes des [23es] Rencontres d’archéologie et d’histoire en Périgord les 25, 26 et 27 septembre 2015 [Périgueux], Scripta Mediævalia, 29, Bordeaux, Ausonius Éditions, 2016, p. 202. 60 F. Mazel, « Seigneurie châtelaine et seigneurie ecclésiale au “premier âge féodal”. Puissants laïcs, chapitres castraux et relève monastique dans le Nord-Ouest de la Francie », in D. IognaPrat et al. (éd.), Cluny. Les moines et la société au premier âge féodal, Rennes, Presses universi taires de Rennes, 2013, p. 401-416. 61 H. Guillotel, op. cit., acte no 47. 62 Ibid., acte no 46 et J. Bachelier, « Saint-Sauveur-des-Landes. Histoire, habitats et société aux xe-xive siècles », Bulletin et Mémoires de la Société d’Histoire et d’Archéologie du Pays de Fougères, XLVII (2010), p. 1-48. 63 matris ecclesiæ, Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 1F558, 5. 64 Ibid. Elle n’apparaît qu’en 1143.
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monastique65. La promesse fut tenue en 1092, la Trinité hérita des biens cano niaux66. L’abbaye tourangelle venait de faire main basse sur presque toutes les églises fougeraises. Le contrôle des âmes fut donc au cœur des préoccupations monastiques. La stratégie de Marmoutier semble avoir heurté le seigneur de Fougères, d’autant plus que l’intégration de la communauté canoniale fut particulièrement compliquée. Marmoutier n’a plus les mêmes relais que dans la première moitié du xie siècle au sein des abbayes de l’Ouest et l’on devine une concurrence exacerbée. Entre 1092 et 1096, Raoul Ier changea d’avis et décida de confier Sainte-Marie à une abbaye qui avait le vent en poupe dans le nord de la Haute-Bretagne : Saint-Florent de Saumur. Son abbé Guillaume appartenait à la puissante lignée de Dol-Combourg, dont le seigneur était le beau-frère de Raoul Ier67. Ce dernier figurait comme témoin à plusieurs reprises dans des donations sur les franges occidentales de sa seigneurie, limitrophe avec l’évêché dolois. L’enjeu était consi dérable pour Marmoutier qui tenta une conciliation… financière. Dans un acte rédigé vers 1120, bien après le début des tensions, on apprend que l’abbaye avait versé 225 livres au seigneur et dans une formule maladroite on découvre aussi qu’il devait rembourser la somme. Ce point est répété d’une telle manière que l’on semble bien être face à un achat déguisé68. L’affaire était délicate et malheureuse en pleine réforme grégorienne d’autant plus que le pape réformateur Urbain II voyageait justement en France entre août 1095 et août 1096 et menaça de « frapp[er] d’excommunication les vendeurs et les acheteurs de biens ecclé siastiques69 », parmi lesquels figuraient donc Raoul et Marmoutier. Embarrassées, les deux parties demandèrent l’intercession de l’évêque de Rennes, Marbode, qui confirma en 1096 les droits de l’abbaye tourangelle70. Mais entre 1099 et 1107, Raoul reprit Sainte-Marie. Marmoutier fit alors appel au pape Pascal II qui jeta l’interdit sur la seigneurie fougeraise. Convoqué au concile de Nantes, le légat
65 Quod si aliquando, Deo disponente, æcclesiam Beatæ MARIAE (in) (c)castro meo sitam a canonicali ordine in monachicum commutare libuerit, nulli alii nisi Beato Martino et monachis predictis Majoris monasterii me daturum promitto, F. Mazel et A. Le Huërou, (éd. et trad.), « Actes de l’abbaye de Marmoutier concernant le prieuré de la Trinité de Fougères, xie-xiie siècles : édition et traduction », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, CXIII-3 (2006), p. 137-165, acte no 1, p. 138-142 ici p. 140. 66 Ibid., acte no 3, p. 144-148. 67 Ibid., acte no 5, p. 154-159. 68 ccxxv libras veterum denariorum Redonensium […] ei prestitimus, « nous lui prétâmes 225 livres en vieux deniers de Rennes » et plus loin Rodulfus idem cui peccunias nostras non dederamus sed prestiteramus « le dit Raoul – à qui nous n’avions pas donné mais prêté notre argent » dans ibid., acte no 5, ici p. 155-157. 69 cum domnus papa Urbanus qui in Gallias advenerat, venditores rerum æcclesiasticarum et emptores excommunicationis argueret, ibid. 70 A. de La Borderie et P. de La Bigne-Villeneuve (éd.), « Documents inédits sur l’histoire de Bretagne. Chartes du prieuré de la Sainte-Trinité de Fougères », Bulletin archéologique de l’Association Bretonne, III (1851), actes nos 8 et 8bis, p. 192-194.
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pontifical, Gérard d’Angoulême, menaça d’excommunication le seigneur71. Ce dernier, malgré son échec, tenta de sauver la face en prétextant qu’un serment l’empêchait de rendre personnellement l’église ; son épouse le remplaça, l’amicitia avec Marmoutier était sérieusement abîmée. En 1112, les moines entrèrent en possession de l’église Sainte-Marie, les chanoines conservèrent néanmoins leur prébende à titre viager72. Mais à l’inverse de l’exemple castelbriantais, Marmoutier n’eut pas le dernier mot. Dès 1116, les chanoines obtinrent de l’évêque de Rennes et du pape de conserver leur chapelle canoniale73. On ignore tout des appuis, des éventuels documents et témoignages présentés, mais le revers était sévère pour les moines. En 1143, les chanoines fougerais adoptèrent la règle augustinienne et fondèrent l’abbaye de Saint-Pierre de Rillé avec l’accord de Pontlevoy74. Localement, Mar moutier avait perdu Sainte-Marie, l’église Saint-Nicolas fut rétrogradée au rang de chapelle puis d’hôpital, elle conservait néanmoins son prieuré de la Trinité. À Béré, la confrontation entre abbayes fut directe ; à Fougères on devine qu’il y a eu des tensions entre Marmoutier et Pontlevoy et que le seigneur joua de la concurrence abbatiale en faisant appel à Saint-Florent75. Ces deux conflits sont particulièrement bien éclairés car les enjeux furent des agglomérations en plein essor, appelées à devenir de petites villes médiévales76. Il y eut aussi des tensions autour des églises rurales, mais les confrontations furent moins violentes et semblent avoir moins duré77. L’exemple fougerais reste peut-être le plus emblé matique pour illustrer ce qui était en jeu : le contrôle des centres paroissiaux, celui des paroissiens et celui de leurs âmes.
71 Gérard d’Angoulême était déjà intervenu à Béré, C. Henry (éd.), op. cit., A15*. Sur le rôle des légats pontificaux, Florian Mazel souligne leur présence au cours de la période 1050-1120 diffusant des « normes à prétention universelle » et faisant de Rome la cour de dernier appel, F. Mazel, « Pour une redéfinition de la “réforme grégorienne”. Eléments d’introduction », in M. Fournié, D. Le Blévec et F. Mazel (éd.), La réforme « grégorienne » dans le Midi (milieu xie-début xiiie siècle), Cahiers de Fanjeaux, 48, Toulouse, Privat, 2013, p. 22. 72 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 6H16, 16, publ. dans A. de La Borderie et P. de La Bigne-Villeneuve (éd.), art. cit., acte no 14. 73 C. Henry (éd.), op. cit., acte R20. 74 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, 1F558, acte 2. 75 Sur l’importance de Marmoutier, voir D. Pichot, « Les prieurés bretons de Marmoutier (xie-xiie siècle) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, CXIX-3 (2012), p. 153-175. 76 Saint-Jacut s’opposa à Marmoutier via son prieuré de Saint-Malo de Dinan à propos de dîme, de droit de sépulture, de limites paroissiales. Dinan, comme Fougères, est un site castral en plein développement aux xie-xiie siècle. C. Henry (éd.), op. cit., A21* et J. Bachelier, « Naissance et développement économique d’une ville castrale : Dinan aux xie-xiiie siècles », in P.-Y. Laffont (éd.), Les élites et leurs résidences en Bretagne au Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014. 77 Redon et Saint-Florent se disputèrent l’église de Besné, conflit méconnu évoqué dans deux documents, voir P. Marchegay (éd.), « Chartes nantaises du monastère de Saint-Florent, près Saumur, de 1070 à 1186 », Bulletin de la société archéologique de Nantes et du département de la Loire-Inférieure, XVI (1877), actes nos 5 et 6, p. 76-78.
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Rétraction des horizons terrestres et ouverture spirituelle (première moitié du xii e siècle) De prime abord, la réaction de Raoul Ier de Fougères pourrait laisser croire non seulement à une résistance, voire à un échec de la réforme grégorienne face aux réalités seigneuriales laïques. Cela ne me semble pas le cas. D’une part, il n’était pas seul face à Marmoutier, il fit appel à d’autres abbayes qui ont profité de la radicalité et du rigorisme des moines tourangeaux. On peut s’interroger certes sur la résistance des chanoines, le modèle grégorien et bénédictin ne les séduisait vraisemblablement pas, mais la communauté a fini par adopter une règle rigoureuse, proposant une autre voie, celle de saint Augustin. D’autre part, Raoul de Fougères ne peut pas être accusé d’être anticlérical ou hostile à l’Église. Au contraire, il a tissé des liens avec de nombreux établissements et a fondé une abbaye, Savigny78. Une mise à l’écart des abbayes extérieures ?
Analyser le succès des Bénédictins ligériens au prisme des seules fondations et donations serait trompeur. La construction de prieurés, voire de granges, la prise en main du patronage d’églises paroissiales ou la mainmise progressive sur les dîmes et les droits ecclésiastiques se poursuit durant une large partie du xiie siècle. Mais les abbayes ligériennes doivent dorénavant compter avec les communautés monastiques régionales dont le mouvement de restauration aboutit vers 1100. Saint-Sauveur de Redon et Saint-Melaine de Rennes revinrent au premier plan et bénéficièrent de l’impulsion donnée par les abbayes extérieures79. Ainsi en 1101, lorsque le seigneur de Lohéac décida de fonder un prieuré, il fit appel à Redon et non à un établissement ligérien80. Le cas de l’abbaye rennaise est particulièrement intéressant car les conflits avec ses homologues ligériennes furent peu nombreux alors qu’elles se partagèrent les mêmes espaces pour installer leur réseau de prieurés. Sa restauration, après quelques difficultés, fut un succès, à la fin du xie siècle et au début du xiie siècle, elle fut l’une des principales bénéficiaires des transferts ecclésiastiques81. Outre ses liens avec Saint-Florent dont une partie de ses abbés était issue82, Saint-Melaine devait alors largement partager les vues réformatrices des abbayes ligériennes.
78 Voir le récent bilan sur cette abbaye : B. Galbrun et V. Gazeau éd., L’abbaye de Savigny (1112-2012). Un chef d’ordre anglo-normand, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019. 79 Toutefois d’autres abbayes de Haute-Bretagne eurent une influence limitée, en particulier Saint-Méen ou Saint-Jacut, arrivées trop tard et probablement avec des réseaux trop modestes, elles ne purent s’implanter. 80 A. de Courson (éd.), op. cit., acte 286. 81 A. Lunven, op. cit., p. 213 suiv. 82 Au cours des années 1180, Saint-Melaine s’émancipa de Saint-Florent et des tensions eurent lieu au moment des élections abbatiales, voir J. Bachelier, « L’abbaye Saint-Melaine de
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Toutefois, les abbayes extérieures restèrent des interlocutrices importantes, les liens d’amicitia tissés au xie siècle ne pouvaient être dissous aussi facilement ; les moines avaient en charge la memoria des ancêtres, ils étaient liés à l’ancrage spatial et territorial des principaux lignages châtelains, mais aussi de certaines familles de chevaliers. L’émergence d’une nouvelle spiritualité ?
Alors que le monde bénédictin dominait largement depuis l’époque carolin gienne, vers 1100 apparurent dans le sillage de la réforme et de son succès auprès des élites laïques de nouvelles formes de spiritualité prônant un retour à la vie ascétique et insistant sur l’Évangile (carte 6). Pour davantage de clarté nous avons séparé dans l’exposé des dynamiques qui agirent pourtant aux mêmes moments. Ce furent probablement les ermites qui ébranlèrent le plus vigoureusement le modèle bénédictin, même si certains intégrèrent des communautés. Relative ment nombreux dans l’Ouest, ils furent à l’origine de plusieurs abbayes de part et d’autre de l’actuelle frontière : Savigny, La Roë, Nyoiseau, Notre-Dame du Tronchet ou Saint-Sulpice-la-Forêt83. Les Cisterciens bretons fondèrent à partir du milieu du xiie siècle une dizaine d’abbayes, dont une demi-douzaine en HauteBretagne, notamment La Vieuville en Épiniac, fille de Savigny84. Si l’on observe leur localisation, elles s’infiltrèrent la plupart du temps dans les interstices laissés vides par les Bénédictins. Les Mendiants eurent une faible implantation en Haute-Bretagne, Hervé Martin y voyait le signe d’une sous-urbanisation. À la faiblesse de la bourgeoisie, il faut ajouter que le binôme seigneur châtelain et prieuré bénédictin a été le modèle dominant au moment du premier essor urbain breton au xie siècle. Le maillage bénédictin particulièrement dense a constitué un obstacle. Enfin, un dernier élément, observé ailleurs, a pu jouer : l’hostilité des ordres traditionnels. Sans que les conflits aient été vifs, on les devine, comme à Rennes en 1269, quand l’abbaye Saint-Melaine chercha peccadille aux frères mineurs, arrivés dans les années 123085.
Rennes. Présentation historique (vie-début xive siècle) », in C. Reydellet, M. ChauvinLechaptois et J. Bachelier (éd.), Cartulaire de Saint-Melaine de Rennes. Suivi de 51 chartes originales, Rennes, Presses universitaires de Rennes et Société d’Histoire et d’Archéologie de Bretagne, 2015, p. 27-37, ici p. 29-30. 83 J.-C. Meuret, « Au bois, en marge et à la frontière, le mouvement érémitique à l’est de la Bretagne (1050 à 1200) », in M. Coumert et H. Bouget (éd.), Histoires des Bretagnes 5, Brest, Centre de recherche bretonne et celtique, 2015, p. 147-175. 84 L’essentiel des fondations cisterciennes en Haute-Bretagne concerne le Nantais, voir A. Dufief, Les cisterciens en Bretagne aux xiie et xiiie siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1997, p. 70-81. 85 C. Reydellet et al. (éd.), op. cit., acte no 99.
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Carte 6. Ordres divers : Carte des ermites et des abbayes frontalières, abbayes cisterciennes et augustiniennes, Mendiants, ordres militaires.
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Autres concurrents : les ordres militaires. Arrivés un peu après le milieu du xiie siècle, les Templiers s’installèrent pourtant dans des agglomérations castrales La Guerche, Vitré, Hédé86… où ils auraient pu entrer en concurrence et en conflit avec les ordres traditionnels. Hormis une controversia entre les Templiers et SaintMelaine à Montfort à propos d’un four87, les confrontations dont le souvenir a été conservé furent rares. Les Chevaliers du Temple eurent l’habileté de créer des pa roisses dans des zones récemment gagnées sur la mer, comme Vildé-Marine ou Vildé-Bidon dans la baie du Mont-Saint-Michel. De leur côté, les chanoines séculiers furent au cœur de violents conflits à Fougères et à Vitré durant plusieurs décennies (fin xie-début xiie siècle). Si dans le second cas, ils finirent par intégrer un prieuré de Saint-Melaine, à Fou gères ils résistèrent et fondèrent un établissement augustin en 1143. Suivirent d’autres fondations de chanoines réguliers88 : Saint-Jacques de Montfort (1152), Saint-Jean-des-Prés en Guillac (1160), Notre-Dame-de-Beaulieu en Languédias (v. 1170) et Notre-Dame de Paimpont (années 1190). S’il y eut bien quelques tensions, le temps des confrontations était passé. Malgré les réticences initiales, une partie de ces communautés créèrent des dépendances, tel le prieuré Saint-Michel-des-Monts à Châteaubriant confié aux Augustins de Saint-Jacques de Montfort89, ou elles obtinrent des patronages paroissiaux, comme Saint-Sulpice-la-Forêt ou La Roë90. Parfois, mais les cas restent peu nombreux, des conflits éclatèrent, comme à Sainte-Radegonde entre Marmoutier et Saint-Sulpice91. Dans l’ensemble, des accords furent rapidement trouvés, l’objet des tensions, les dîmes le plus souvent, semble avoir eu moins d’impact que le contrôle des églises paroissiales. Parler de rejet des monastères bénédictins traditionnels serait exagéré, car les seigneurs laïques trouvèrent leur compte en se rapprochant de plusieurs communautés avec un seul et même
86 Les Hospitaliers optèrent pour des points de passage, en dehors des centres. F. Colin, « Quand l’historien doit faire confiance à des faux : les chartes confirmatives de Conan IV, duc de Bretagne, aux Templiers et aux Hospitaliers », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, CXV-3 (2008), p. 33-56. 87 Ibid., acte C7. 88 A. Chédeville, « Les chanoines augustins en Bretagne au xiie siècle : des protomendiants ? », in S. Cassagne-Brouquet et al. (éd.), Religion et mentalités au Moyen Âge. Mé langes en l’honneur d’Hervé Martin, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 133-144. 89 Les Augustins furent particulièrement présents dans la cité rennaise, en complément du cha pitre cathédral, inversement les Bénédictins ne parvinrent pas à s’implanter, voir J. Bachelier, « Rennes du ve siècle au début xive siècle », art. cit., p. 253. 90 Sur les prieurés de Saint-Sulpice-la-Forêt, fondation érémitique : V. Launay, « Les dépen dances de l’abbaye Saint-Sulpice aux xiie et xiiie siècles », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, CXXI-1 (2014), p. 27-50. 91 Les Augustins de Saint-Pierre de Rillé en Fougères eurent plusieurs conflits avec Marmoutier (grange de Sens-de-Bretagne), on peut s’interroger sur les séquelles des tensions des environs de 1100.
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objectif : leur salut. Néanmoins les Bénédictins ne constituaient plus la seule et unique voie, leurs discours avaient suscité d’autres expériences qui rencontrèrent parfois un réel écho auprès des élites laïques.
Conclusion Le monachisme bénédictin a connu un réel succès en Bretagne à partir du début du ixe siècle jusqu’à la fin du xie siècle. Les abbayes adoptèrent progres sivement la règle, non sans tensions parfois. Au milieu du xie siècle, les princi paux monastères bretons étaient bien des communautés bénédictines. Toutefois, pour des raisons à la fois de gestion interne, de traditions et de géopolitiques, l’aristocratie bretonne fit d’abord appel dès les environs de l’an mil aux abbayes ligériennes92. Durant près d’un siècle, Marmoutier s’est imposée comme l’interlo cutrice principale. Elle semble parfois avancer masquée profitant de ses liens avec d’autres abbayes, comme Saint-Serge ou Évron. Cette omniprésence de l’abbaye tourangelle a conduit à des conflits. En effet, après un temps de convergences d’intérêts dans la première moitié du xie siècle, des confrontations éclatèrent au cours des années 1050-1070. L’hégémonie de Marmoutier heurta les abbayes régionales en voie de restauration et les seigneurs châtelains dans leurs efforts pour mettre sur pied des centres castraux sous leur domination. Ainsi, pendant près d’un quart de siècle, dans un contexte d’expérimentations religieuses – fruits du succès de la réforme diffusée en partie par ces mêmes abbayes bénédictines extérieures à la Bretagne – la participation des Bénédictins à la compétition pour le pouvoir et le contrôle de la société fut contestée, parfois vivement. Ces confrontations religieuses peuvent paradoxalement être analysées comme une victoire de la réforme grégorienne, non pas dans une version unique, en l’occurrence celle des Bénédictins de Marmoutier, mais selon différentes interpré tations ou lectures (monastiques, laïques, érémitiques…). Il n’en demeure pas moins que les conflits dont la mémoire a été conservée furent peu nombreux, mais nous n’avons comme source qu’une partie des écrits produits par les vain queurs des contentieux juridiques.
92 Inversement, la projection des abbayes bretonnes hors de la péninsule est peu étudiée, de très rares prieurés sont évoqués en Normandie, dans le monde ligérien et en Angleterre, mais dans l’ensemble on reste mal renseigné.
II. Tensions internes dans le monde monastique de l’Ouest
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Les chapitres généraux comme modèles de l’interaction entre le centre et la périphérie des ordres religieux au Moyen Âge
Un préalable : les relations juridiques entre les monastères En l’absence de règles communes s’imposant à tous les réguliers au cours des xie et xiie siècles, la recherche doit s’orienter vers les différents ordres connus, dans l’intention d’y découvrir les normes d’un droit particulier. Dans les limites de cette communication, nous nous arrêterons sur deux cas emblématiques : les Cisterciens et les Prémontrés. Nous connaissons, en effet, les monastères isolés, placés sous la juridiction épiscopale, avec un degré d’autonomie plus ou moins grand, mais aussi les congrégations de monastères autonomes, placés sous la juridiction pontificale et jouissant du privilège de l’exemption. Cependant, cette forme de groupement de monastères que représentent les congrégations monas tiques, s’avère plus complexe qu’en apparence1. En effet, l’organisation interne est étroitement liée à la forme de liens juridiques entre les différents monastères. Un
1 Voir G. Melville, « Nuove tendenze della storiografia monastica di area tedesca. Le ricerche di Dresda sulle strutture istituzionali degli ordini religiosi medievali », in G. Andenna (éd.), Dove va la storiografia monastica in Europa ? Temi e metodi di ricerca per lo studio della vita monas tica e regolare in età medievale alle soglie del terzo millennio, Milan, Vita e Pensiero, 2001, p. 35-51 ; id., « Die benediktinische Blüte », in G. Melville (éd.), Die Welt der mittelalterlichen Klöster. Geschichte und Lebensformen, Munich, C. H. Beck Verlag, 2012, p. 53-83 ; M. Dell’Omo, Storia del monachesimo occidentale. Dal Medioevo all’Età contemporanea. Il carisma di San Benedetto tra vi e xx secolo, Milan, Jaca Book, 2011. Bernard Ardura • Comité Pontifical des Sciences Historiques Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 163-180. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131318
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double modèle s’impose jusqu’au début du xiie siècle, celui de Cluny2 et celui de Cîteaux3. L’organisation clunisienne se caractérise par une Unio unitaria qui comprend plusieurs monastères placés sous un seul chef, l’abbé de Cluny, incarnation d’une centralisation absolue et monarchique de sa congrégation4. À la différence des Clunisiens, les Cisterciens vivent sous un régime d’union fédérative. À Cluny, l’église-mère et ses prieurés dépendants ont entre eux des rapports semblables aux rapports entre la tête et les membres d’un même corps moral. Ces cellae sont d’authentiques monastères dans lesquels les moines vivent la vie monastique en toutes ses composantes institutionnelles, mais sans posséder le caractère juridique des monastères sui iuris (autonomes), et dans la dépendance complète d’un chef unique, l’abbé de Cluny. Quant aux monastères Cisterciens, ils sont unis par un lien de filiation, mais chacun conserve dans cette union sa propre autonomie. Ainsi, les liens de filiation constituent les congrégations de monastères au-dessus desquelles s’élève une entité morale complexe, d’ordre supérieur, l’ordre de Cî teaux.
Cîteaux, modèle des chapitres généraux Cîteaux ou le défi de l’unité spirituelle
Tandis que dans l’union clunisienne le lien entre les prieurés et Cluny est le plus étroit possible sur le plan juridique, au point que l’ensemble du corps est comme récapitulé dans la tête, l’ordre de Cîteaux est constitué par un lien de nature spirituelle5, le plus fort que l’on puisse concevoir, c’est-à-dire le lien de la charité, qui pour être efficient se traduit en lien juridique, celui de l’institution de la filiation. Ce principe de filiation implique l’aide mutuelle, y compris dans le domaine matériel, entre les monastères autonomes issus de la même abbaye-mère, mais conçue comme expression concrète de la charité et non en vertu d’une 2 Je renvoie au classique G. M. Cantarella, I monaci di Cluny, Turin, Einaudi, 1993, notamment aux pages 227-255 pour les aspects institutionnels et d’organisation, tandis que pour la docu mentation conservée de l’abbaye de Cluny demeure indispensable S. Barret, La mémoire et l’écrit : l’abbaye de Cluny et ses archives (xe-xviiie siècle), Münster, LIT Verlag, 2004. 3 Voir J.-B. Auberger, « La législation cistercienne primitive et sa relecture claravallienne », Ber nard de Clairvaux. Histoire, mentalités, spiritualité : actes du Colloque de Lyon-Cîteaux-Dijon (5-9 juin 1990), Sources chrétiennes, 380, Paris, Éditions du Cerf, 1992, p. 181-208. 4 Voir H. Marton, « Status iuridicus Monasteriorum “Ordinis” Praemonstratensis primiti vus », Analecta Praemonstratensia, 38 (1962), p. 191-265. 5 Voir en particulier L. Bouyer, « Le origini della spiritualità cisterciense », in L. Boyer, C. Stercal et M. Pia Ghielmi (éd.), La spiritualità cisterciense, Milan, Jaca Book, 1994, p. 5-13. On trouvera un cadre général de la vie et de la spiritualité cisterciennes, ainsi que leurs échos architecturaux dans T. N. Kinder, C. Stercal, et I. Biffi (éd.), I Cisterciensi. Vita quotidiana, cultura, arte, Milan, Jaca Book, 1997.
les chapiTres généraux comme modèles d’inTeracTion
exigence juridique. La Carta Caritatis de Cîteaux témoigne par son titre même de la finalité recherchée par l’abbé Étienne Harding qui, dès 1114 lors de la création de l’abbaye de Pontigny, mit au net les principes fondamentaux : une seule charité, une seule règle, des coutumes semblables, pour que tous les Cister ciens communient unanimement au même idéal, selon les mêmes observances6. La Carta est un pacte d’amitié, d’amour, et de charité, pour unir les Cisterciens les uns aux autres par des liens forts et étroits de charité et non pas suivant un système juridique d’organisation et de subordination. À la différence de Cluny, Étienne Harding7 n’a pas voulu prendre le régime de la familia, c’est-à-dire d’une unique communauté monastique soumise à un pouvoir monarchique universel. Si l’abbé de Cîteaux garde sa responsabilité spirituelle et assume les conséquences qui en découlent, notamment le soin des âmes de tous les moines, son autorité est tempérée par d’autres organes de gouvernement. Il agit, en particulier, lorsque les moines ont besoin d’être rappelés aux exigences de leur vocation et à l’observance de la règle et des coutumes légitimes. Ce qui deviendra le chapitre général et dont le modèle sera imposé par les papes à l’ensemble des réguliers, se présente, à partir de 1114 et sous la houlette d’Étienne Harding, comme une réunion du chapitre conventuel de Cîteaux au quel sont conviés les abbés des abbayes-filles8. C’est ainsi que tous les abbés pro venant de toutes les régions se rendent annuellement à Cîteaux, pour notamment redresser les déviations, promouvoir l’observance de la règle et des prescriptions de l’ordre. Ainsi, le chapitre annuel de Cîteaux a pour fin de maintenir et renforcer le bien de la paix et de la charité mutuelle. Si dans l’intervalle des chapitres surgit une question urgente et grave, l’abbé de Cîteaux, dès 1134, doit prendre l’avis du collège des abbés des quatre premières fondations : La Ferté, Pontigny, Clairvaux, et Morimond. Si à Cluny l’organisation est tributaire des formes féodales de
6 Pour l’édition du texte, voir : C. Waddell (éd.), Narrative and Legislative Texts from Early Cîteaux, Nuits-Saint-Georges, Abbaye de Cîteaux, 1999, Carta caritatis prior, p. 371-394, Carta caritatis posterior, ibid, p. 253-273 ; C. Stercal et M. Fiorini (éd.), Le origini cisterciensi. Documenti, Milan, Jaca Book, 2004, Carta caritatis prior, p. 113-141, Carta caritatis posterior, ibid, p. 253-273. Dans C. Stercal et M. Fiorini op. cit. voir en particulier les pages 113-141 et 253-273, avec ample bibliographie sur le patrimoine institutionnel-canonique cistercien médiéval aux pages 293-356. Voir également G. Cariboni, « “Il nostro Ordine è la carità”. Os servazioni sugli ideali, i testi normativi e le dinamiche istituzionali presso le prime generazioni cisterciensi », in C. Andenna et G. Melville (éd.), Regulae – Consuetudines – Statuta. Müns ter, LIT Verlag, 2005, p. 275-310. 7 Voir J. B. Van Damme et B. K. Lackner, The Three Founders of Cîteaux : Robert of Molesme, Alberic, Stephen Harding, Kalamazoo, Cistercian Press, 1998 ; M. G. Tomaino, Roberto di Molesme e la fondazione di Cîteaux : nelle principali fonti storiche dell’xi e del xii secolo e nella Vita s. Roberti (xiii secolo) ; nel ix centenario della morte di s. Roberto (1111-2011), Florence, Nerbini cop., 2014, avec un excellent et ample apparat bibliographique aux pages 311-372. 8 On se reportera à l’édition des textes des chapitres généraux : J.-M. Canivez (éd.), Statuta Capitulorum Generalium Ordinis Cisterciensis, ab anno 1116 ad annum 1786, Louvain, Bureaux de la revue, 1941.
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vassalité, Cîteaux n’impose jamais aux abbayes de sa filiation ou à celles qui l’ont rejointe, ce système monarchique très centralisé. L’expansion de Cîteaux – 525 monastères d’hommes pour le seul siècle de saint Bernard – se fait par essaimage9. Les liens de filiation ainsi créés donnent aux abbés-pères des droits étendus de visite sur la base d’un code minutieusement établi, des droits de correction et d’élection dans chacune des abbayes-filles. Cluny est peut-être mort de gigantisme. Cîteaux a brillamment survécu, grâce à une supériorité décisive10 : la vie de l’ensemble est définie par une assemblée largement représentative des diversités vécues dans l’ordre, et par une assemblée consciente de devoir assurer l’unanimité, l’union des âmes, par le respect chari table des différentes abbayes représentées. Moyen de contrôle et d’unification11, le chapitre général est aussi un moyen d’équilibrer les forces en présence, la volonté d’autonomie et la volonté centralisatrice, les nécessités du gouvernement et les aspirations des gouvernés12. Ainsi, le chapitre général de Cîteaux est tout à la fois souple et fort. Il a la capacité de créer une observance commune, un même esprit inspiré par la Carta Caritatis, mais il s’abstient – c’est là une des raisons de sa puissance – de gouverner directement. C’est, en effet, à l’abbé de Cîteaux que revient la charge de l’administration quotidienne, de la direction générale des affaires, avec l’assistance des quatre premiers abbés. Ce gouvernement est, certes, de forme quasiment monarchique, mais il est tempéré par l’autorité du chapitre général et le droit de visite que les quatre premiers abbés exercent sur l’abbaye de Cîteaux elle-même13. La charité mutuelle à laquelle concourent toutes les instances de l’ordre de
9 Voir R. A. Donkin, « The Growth and Distribution of the Cistercian Order in Medieval Europe », Studia Monastica, 9 (1967), p. 275-286 ; R. Locatelli, « L’expansion de l’Ordre cistercien », in Bernard de Clairvaux. Histoire, mentalités, spiritualité : actes du Colloque de Lyon-Cîteaux-Dijon (5-9 juin 1990), Sources chrétiennes, 380, Paris, Éditions du Cerf, 2010, p. 103-140. 10 Sur les divergences conflictuelles concernant l’idéal monastique entre Cluny et le mouvement de réforme cistercien voir D. Knowles, « Cistercians and Cluniacs. The Controversy between St. Bernard and Peter the Venerable », in D. Knowles, The Historian and Character. And Other Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1955, p. 50-75 ; A. H. Bredero, Cluny et Cî teaux au douzième siècle. L’histoire d’une controverse monastique, Amsterdam, APA-Holland Uni versity Press, 1985 ; A. M. Romanini, « La storia dell’arte e la polemica Clairvaux-Cluny », Pa ragone, 34 (1983), p. 6-29 ; T. Füser, Mönche im Konflikt. Zum Spannungsfeld von Norm, Devianz und Sanktion bei den Cisterziensern und Cluniazensern (12. bis frühes 14. Jahrhundert), Münster, LIT Verlag, 2000. 11 Voir C. H. Berman, « Diversité et unanimité des Cisterciens du xiiie siècle », Unanimité et di versité cisterciennes : filiations, réseaux, relectures du xiie au xviie siècle, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2000, p. 187-193. 12 L. Moulin, Le monde vivant des religieux, Dominicains, Jésuites, Bénédictins, Paris, Calmann-Lévy, 1964, p. 229. 13 Voir J.-B. Mahn, L’ordre cistercien et son gouvernement, des origines au milieu du xiiie siècle (1098-1265), Paris, E. de Boccard, 1951 ; F. Farina, G. Andreotti, et I. Vona (éd.), L’organiz zazione dei Cistercensi nell’epoca feudale, Casamari, Abbazia di Casamari, 1988.
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Cîteaux, se construit notamment par le contrôle régulier de chaque monastère par un autre, l’abbaye-mère, c’est-à-dire celle qui l’a fondé ou l’a incorporé dans sa filiation, le faisant ainsi entrer dans l’ordre de Cîteaux. L’unanimité et le lien de la charité sont ainsi maintenus par les visites annuelles de l’abbé-père à ses abbayes-filles. Ces deux fondements de l’ordre de Cîteaux – unanimité et charité – s’expriment au plus haut niveau lors de la célébration du chapitre général, au sein duquel peuvent cependant surgir des divergences d’opinion entre les abbés qui le composent. Unanimité et charité s’expriment encore dans la responsabilité propre de chaque abbé local : il se doit de faire appliquer par ses moines les décisions du chapitre général. D’autre part, la visite régulière a parmi ses buts de contrôler non seulement l’application ou non des décisions du chapitre général, mais encore les modalités de cette application, car les abbés locaux sont juges de la façon de faire appliquer les décisions du chapitre général : de façon rapide, voire brutale, ou avec modération et équilibre, ou encore de façon détournée ou déformée. Le chapitre général exerce encore une influence sur la périphérie de l’ordre, quand il exerce son pouvoir coercitif, lorsque les manquements à la charité et les ruptures de l’unanimité se produisent ou risquent de se produire. Le chapitre général a ainsi le droit et le pouvoir de sanctionner les abbés récalcitrants, intempestifs, ou incorrigibles14. De toute évidence, gouverner un ordre dont les dimensions sont considérables, répandu dans l’ensemble de l’Europe occidentale et centrale, est d’autant plus difficile que le système des filiations tend à ignorer les frontières des nations et, partant, les cultures ainsi que les régimes politiques, éco nomiques, ou fiscaux. D’autre part, depuis les années 1140, l’ordre cistercien s’est développé notablement en incorporant des communautés préexistantes ayant chacune sa propre histoire, ses propres usages. Intégrer des monastères qui ont déjà leur personnalité ainsi que des consuetudines locales, ne pouvait se réaliser qu’en développant la cohésion interne de l’ordre. Marcel Pacaut a naguère fait observer un autre élément représentant un défi pour la cohésion de l’ordre et donc pour le chapitre général de Cîteaux : la trans formation survenue après 1135-1140, dans la durée des abbatiats. Au cours de la période antérieure, la plupart des abbés avaient été élus alors qu’ils étaient encore jeunes, comme d’ailleurs l’ensemble des recrues, et par conséquent les abbatiats de vingt ou trente ans n’étaient pas rares. Après 1140, l’ordre est maintenant composé de représentants de toutes générations adultes. On a alors tendance à confier les rênes du gouvernement aux moines les plus expérimentés, pris souvent parmi les plus anciens de la communauté, selon une tradition bénédictine qui tend à confondre la sanior pars, la partie la plus sage, avec la senior pars, la partie la plus âgée de la communauté. Il en résulte des abbatiats parfois très courts, ce qui
14 Les Statuts du chapitre général de Cîteaux citent de nombreuses sanctions, voir à titre d’exemples J.-M. Canivez (éd.), op. cit., vol. I, no 22, p. 350, vol. III, p. 750-751, no 67 ; vol. IV, p. 46-47, no 73, p. 55, no 32, p. 75, no 17.
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ne favorise guère l’élaboration de projets larges et ambitieux, nécessitant, de leur conception à leur exécution, une assez longue durée15. Les chapitres généraux se doivent aussi d’intégrer et réguler les développe ments et les évolutions d’un ordre qui, au fil du xiie siècle, se transforme tout en poursuivant sa croissance. Beaucoup de monastères ne se limitent plus, à l’écart du monde, à la contemplation, et au travail manuel ou intellectuel. Les abbayes s’intègrent de plus en plus à la vie de l’Église et de la société. Les Cister ciens assurent désormais des tâches pastorales, soit dans les paroisses dont ils détiennent le patronage, soit en collaborant avec le clergé séculier. Ceci s’explique notamment par l’incorporation dans l’ordre d’abbayes antérieurement fondées, qui possédaient déjà des églises paroissiales incorporées. Cette insertion dans la vie pastorale de l’Église rappelle que dans certains pays comme l’Allemagne, les États slaves, et la Scandinavie, ce sont des réguliers qui ont souvent été en charge des populations locales. On peut résumer cette évolution par une expression qui mériterait quelque nuance : l’ordre de Cîteaux est passé au service de l’Église16. De fait, c’est dans ces abbayes que l’on va chercher des moines pour les élever à l’épiscopat, voire au cardinalat. Le chapitre général se soucie de déterminer quel doit être le genre de vie d’un prélat cistercien et de fixer le nombre de profès et de convers qu’il peut garder auprès de lui dans l’exercice de ses nouvelles fonctions, de telle sorte qu’il continue de vivre au milieu de confrères qui lui rappellent quotidiennement son état de cistercien. Ces transformations du corps cistercien ouvrent les moines aux activités intellectuelles, ce qui influe considérablement sur la formation générale des moines. En 1245, le chapitre général confirme la fondation du collège parisien, le Collège Saint-Bernard, et décide que dans chaque région, au moins une abbaye devra établir, à l’usage de ses moines et de ceux des abbayes voisines, une école de théologie. Placé, dans un premier temps, sous l’abbaye de Clairvaux, le Collège Saint-Bernard de Paris devait passer ensuite sous la juridiction du chapitre général. Comme cela se vérifie souvent dans les instituts religieux fondés dans un certain cadre de vie, et qui se développent et s’engagent au service de la vie ecclésiale, les prescriptions de la règle et des coutumes sont les premières à souffrir des nouvelles obligations contractées afin de répondre aux exigences du ministère. Clôture, silence, pauvreté, pénitence font les frais d’une vie beaucoup plus active que celle menée par les premières générations de moines. À Cîteaux, cette évolution doit sans doute beaucoup aux maisons incorporées, qui ont maintenu leurs anciennes pratiques, différentes des consuetudines cister ciennes originelles. Mais il serait injuste d’attribuer ces transformations aux seules maisons incorporées à l’ordre, au fil du temps. De fait, ces évolutions doivent beaucoup à l’éparpillement résultant de l’expansion de l’ordre dans des filiations aux caractères sensiblement différents. Cîteaux apparaît comme le prototype d’un 15 Voir M. Pacaut, Les moines blancs. Histoire de l’ordre de Cîteaux, Paris, Fayard, 1993, p. 159. 16 Voir C. Waddell (éd.), Narrative and Legislative Texts from Early Cîteaux. Latin Text in Dual Edition with English Translation and Notes, Nuits-Saint-Georges, Abbaye de Cîteaux, 1999.
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ordre non-centralisé : l’organisation générale laisse à chaque abbaye une légitime autonomie, au point que les décisions du chapitre général sont, dans un premier temps, interprétées par chaque abbé, et sont ensuite adaptées dans chaque abbaye aux circonstances du lieu et mises en œuvre et adaptées selon l’interprétation suggérée par les conjonctures et les réalités locales. Naturellement, comme dans toutes les institutions humaines, et reste toujours – même dans les réalisations les mieux réussies – une marge entre l’idéal et sa mise en œuvre concrète. L’austérité des disciples de saint Bernard dut affronter le grand défi de l’existence matérielle des communautés et ce souci bien légitime entraina assez fréquemment des déviations qui aboutirent à des bâtiments somptueux ou à des domaines fonciers bien supérieurs aux besoins des communautés. En 1152, les statuts rassemblés pour constituer un code cohérent, rappellent les principes et portent condamnation de certains modes abusifs d’acquisition des biens. Cinq ans plus tard, en 1157, le chapitre général déplore la « grande confusion » qui se produit à propos des moines « marchands » envoyés sur les marchés afin d’ache ter les marchandises dont on se persuade qu’elles sont de première nécessité. Il tolère cependant cette pratique, mais défend aux moins de vendre quoi que ce soit contre de l’or, de l’argent, ou des pièces de monnaie, les échanges étant seuls autorisés, à condition qu’ils ne soient pas malhonnêtes. Le chapitre général de 1180, tout en maintenant avec énergie les principes, doit cependant reconnaître que les modes d’acquisition des biens varient d’un monastère à un autre, en raison de la diversité des statuts17. Le chapitre, tout en prohibant les pratiques contraires à la règle, s’en remet à la conscience de chacun pour se réformer volontairement. Encore en 1190, dans son statut De non acquirendo, le chapitre général revient sur la question, après avoir découvert que des abbayes se sont endettées afin de pourvoir, par de nouveaux investissements, à des besoins de plus en plus étendus, et qui ne sont peut-être pas d’une nécessité absolue18. Mais ces mesures arrivent toujours après les faits dénoncés et il semble que la vague d’acquisition des biens ou du commerce doive tout submerger. Marcel Pacaut notait encore : Aussi, lorsque, en 1202, le chapitre général décide à nouveau de codifier les statuts pour rassembler et coordonner tout ce qui a été arrêté au cours des décennies antérieures, la règlementation qu’il promulgue prend acte de tous ces changements et en accepte certains en cessant de les dénoncer comme des abus et même, parfois, d’en faire état. Il interdit de recevoir des églises, autels, droits de sépulture, dîmes. Mais, en 1220, lorsqu’il renormalise les textes, il ne répète pas cette prohibition, et, en redisant que l’on ne doit pas célébrer dans les abbayes des offices pour des morts qui n’ont pas vécu au couvent ou à son service direct, il autorise les messes privées qui ont justement pour fin d’implorer Dieu pour une intention particulière. De même, lorsqu’il réfrène l’achat de terres ou la construction de bâtiments, il déclare que cela
17 J.-M. Canivez (éd.), op. cit., p. 86-88. 18 Ibid., p. 117-118.
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peut néanmoins se faire pour améliorer l’édifice ainsi que dans le cas où un dont a été spécialement affecté à cette entreprise, ce qui permet toutes les dérogations19. L’ensemble de l’histoire de l’ordre cistercien illustre parfaitement le grand défi de l’unité dans le respect de la diversité, de la communion, et de l’autonomie des abbayes. Chaque abbaye possède sa personnalité propre, qui se développe au fur et à mesure qu’elle aménage sa façon de vivre et s’organise sous la direction d’un abbé élu pour mettre en œuvre le projet communautaire. L’unanimité cistercienne se construit sur une charité qui accepte une autorité morale – plus que juridique – à laquelle le moine est prêt à obéir pour l’amour du Christ et la réussite de son propos de vie. Au fur et à mesure que l’ordre se développe et incorpore des monastères dotés de structures et de coutumes particulières, le chapitre général rappelle les exigences de la vie monastique, interprète le sens de la Carta Caritatis, et légifère dans des matières diverses, que chaque abbé se doit ensuite de faire observer dans sa communauté. Un chapitre général au service des communautés monastiques
Ainsi, depuis la première réunion des abbés autour d’Étienne Harding, en 1119, ce qui est devenu le chapitre général, a été conçu au départ comme un chapitre conventuel élargi, avec pour fonction de conseiller l’abbé de Cîteaux et de l’assister dans son gouvernement. Lorsque l’assemblée des abbés se fait de plus en plus nombreuse, elle ne peut plus être considérée seulement comme un organe de conseil. Elle devient peu à peu un organe de pouvoir, doté d’autorité et de la capacité de décision, même si le jugement de l’abbé de Cîteaux demeure pré pondérant, surtout durant le long règne d’Étienne Harding et de son successeur Raynard. Le chapitre général acquiert une physionomie et une autorité encore plus mar quées, lorsque les papes exemptent l’ordre de Cîteaux de l’autorité épiscopale20. Désormais, l’assemblée des abbés n’est plus soumise à aucun pouvoir, si ce n’est celui du pontife romain. Fixé à partir de 1233 à l’avant-veille de la fête de l’Exalta tion de la Sainte Croix, c’est-à-dire le 12 septembre de chaque année, le chapitre général dure cinq jours et se tient à Cîteaux, sauf en de très rares occasions, comme en novembre 1162, à l’abbaye de Foigny21. Comme la vie cistercienne est tout entière ordonnée au salut des âmes, le chapitre général a pour mission de décider ce qui doit être redressé ou ajouté dans l’observance de la règle et des
19 M. Pacaut, op. cit., p. 170. 20 Sur la limitation du pouvoir des évêques et l’exemption, voir J.-B. Mahn, op. cit., p. 88-101, 129-155. 21 Voir T. Coomans, « L’accueil du chapitre général au Moyen Âge », in M. Plouvier et A. Saint-Denis (éd.), Pour une histoire monumentale de l’abbaye de Cîteaux, Vitreux, Abbaye d’Acey, 1998, p. 154-163.
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coutumes de l’ordre, et il porte la responsabilité de rétablir le bien de la paix et de la charité mutuelle, ce qui comporte la correction des abus et l’aide fraternelle envers les abbayes pauvres. À l’abbé de Cîteaux revient de fixer les matières à soumettre au chapitre général, à partir des rapports faits par les abbés au cours de la visite de leurs abbayes-filles. La physionomie de l’ordre constitué d’abbayes autonomes porte cependant en elle une faiblesse, cette autonomie qui peut devenir source d’isolement et, partant, de défaillances qui demeurent sans correction. Des abbés deviennent indifférents à l’ordre, à son dynamisme, à sa cohésion, et à son avenir. Bientôt, ils ne voient plus l’intérêt de participer au chapitre général. Si la Carta prior énumère quelques raisons susceptibles d’excuser l’absence d’un abbé au chapitre général, la Carta posterior n’en plus qu’une seule, la raison de santé. Certes, les distances, souvent considérables, sont assez vite reconnues comme un obstacle légitime à la venue de certains abbés, chaque année, à Cîteaux. Que l’on songe à ceux de Norvège, Palestine, Irlande, Sicile, ou Hongrie. Les statuts de 1202-120422, puis ceux de 122023 précisent le rythme de la participation des abbés selon les contrées. Ces quelques réflexions tendent à montrer que l’ordre de Cîteaux a mis au point l’institution du chapitre général avec un tel soin de l’équilibre, que celui-ci est devenu un modèle institutionnel bientôt imposé à tous les réguliers24 par le IVe concile du Latran25. La diversité des filiations et leur multiplication, l’autonomie affirmée des abbayes, et l’affermissement progressif des solidarités régionales ont rendu le chapitre général26 encore plus nécessaire pour maintenir la cohésion de l’ordre cistercien fragilisé par son succès même, par la trop rapide expansion qui a caractérisé les premières décennies de son histoire, et par les profondes transformations survenues au cours de l’époque suivante.
Prémontré, un chapitre général pour une fédération d’abbayes autonomes Le rôle, la signification, et l’importance du chapitre général dans l’ordre de Prémontré requièrent une brève exposition sur le statut des abbayes de l’ordre, à 22 J.-M. Canivez (éd.), op. cit., p. 275-306. 23 Ibid., no 22, p. 521. 24 Voir A. García y García (éd.), Constitutiones Concilii Quarti Lateranensis una cum Commenta riis glossatorum, Monumenta iuris canonici, Series A, Vatican, Biblioteca Apostolica Vaticana, 1981. 25 Ibid., p. 60. 26 Voir Instituta generalis capituli apud Cistercium, Nuits-Saint-Georges, Abbaye de Cîteaux, 1999, tandis que pour un approfondissement, nous renvoyons à l’étude canonique de H. Meyer zu Ermgassen, « Tempore Capituli Generalis. Frühe Beispiele ordensinterner Urkundstätigkeit bei den Zisterziensern », Archiv für Diplomatik, 31 (1985), p. 351-381, et à l’enquête comparative de F. Cygler, Das Generalkapitel im hohen Mittelalter. Zisterzienser, Prämonstratenser, Kartäuser und Cluniazenser, Münster, LIT Verlag, 2002.
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la lumière des travaux publiés au cours des dernières décennies, qui ont mis en lumière de multiples aspects de la vie de l’ordre à partir d’une documentation particulièrement riche. Fondations et affiliations
Jadis, Hugo Marton a étudié le statut juridique primitif des monastères pré montrés par rapport à la juridiction de l’ordinaire du lieu27. Suivant la règle en vigueur depuis Urbain II (1088-1099) et son successeur Pascal II (1099-1118), la fondation de monastères, l’acceptation d’une église offerte par des laïcs et le soin des âmes requéraient le consentement de l’évêque du lieu. L’acte de fondation promu par des laïcs s’articulait en trois phases : oblatio, traditio, et confirmatio episcopi, soit la proposition des « fondateurs », la transmission du domaine par acte notarié, et la confirmation – approbation par l’évêque du lieu. Dans le cas de saint Norbert, à la demande du pape, l’évêque de Laon Barthélemy de Joux obtient de l’abbaye Saint-Vincent de Laon, propriétaire de Prémontré, que le domaine soit offert à Norbert pour y établir sa première communauté. Ainsi, à des titres différents, peuvent être considérés comme « fondateurs » de l’abbaye de Prémontré : le pape qui a voulu fixer dans un lieu le prédicateur itinérant, l’évêque de Laon qui l’a établi dans son diocèse, l’abbaye Saint-Vincent de Laon qui a offert le domaine de Prémontré, et Norbert lui-même, fondateur direct de la communauté qui fait profession à Prémontré, dans la nuit de Noël 1121. À côté des fondations par essaimage, nous observons de nombreux cas de monastères préexistants, qui s’affilient à la famille prémontré, attirés par l’idéal de la vie commune des clercs, promue par la réforme grégorienne. Comme cela s’était vérifié sous l’abbatiat d’Étienne Harding pour l’ordre de Cîteaux, le succès des chanoines blancs de Prémontré engendre une émulation et excite les volontés parmi ceux qui ont à cœur de renouveler la vie canoniale, à tel point que des monastères demandent à être incorporés à Prémontré et que de petits ermitages établis dans les forêts et regroupant de manière souvent informelle quelques ermites sollicitent de rejoindre l’ordre norbertin, dans lequel ils trouvent appui et assistance face aux seigneurs laïcs et aux prétentions des évêques. On peut citer, à titre d’exemple, Steinfeld en Rhénanie, primitivement communauté de chanoines de Saint-Augustin de la congrégation de Springiersbach28, qui entra dans la famille norbertine en 1135 ou plus probablement avant 114129, ou Saint-Josse-au-Bois, appelé plus tard, en 1161, Dommartin30, qui était, à l’origine, une communauté de
27 Voir H. Marton, « Status iuridicus », particulièrement les p. 193-229. 28 A. H. Thomas, « Springiersbach-Kloosterrade en Prémontré Verwantschap in kanonikale ge bruiken », Analecta Praemonstratensia, 56 (1980), p. 177-193. 29 Voir H. Marton, « Status iuridicus », p. 201, n. 41. 30 Voir B. Ardura, Abbayes, prieurés et monastères de l’ordre de Prémontré en France des origines à nos jours : dictionnaire historique et bibliographique, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1993.
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clercs ermites ayant à leur tête Milon, plus tard évêque de Thérouane31, devenu prémontré vers 1130, ou encore Vicogne32 affilié à Saint-Martin de Laon en 1129 avec confirmation de l’évêque d’Arras. On pourrait encore citer Clairfontaine, petite communauté de clercs menant la vie érémitique sous la conduite d’Albéric, que Norbert adopta en 112633. Il existe un certain nombre de substitutions d’église collégiales devenues des monastères. Il s’agit de chapitres de chanoines qui passent totalement ou en partie sous l’obédience et les us de Prémontré. C’est le cas notamment de Saint-Martin de Laon donné à Norbert en 1124 par l’évêque Barthélemy, afin qu’il remplace les chanoines par des frères menant la vie selon les institutions de Prémontré. À Magdebourg dont il devint archevêque en 1126, Norbert entreprit de réformer le chapitre de l’église Notre-Dame et remplaça les chanoines par des frères venus de Prémontré. Relations entre les monastères norbertins
À la lecture de la bulle d’approbation du propositum, « intention, projet, dessein », de Norbert par le pape Honorius II, du 16 février 1126, Apostolicae disciplinae, il ne fait pas de doute que Norbert ait été enclin à mettre sur pied une certaine organisation, mais sans pouvoir en discerner les contours précis34. C’est pourquoi on reconnaît en Norbert le fundator de l’abbaye de Prémontré et de plusieurs autres abbayes, et l’institutor de l’ordre né à partir des premières fondations et affiliations. Il apparaît cependant qu’en ses commencements, la famille norbertine réunissait des communautés sans liens institutionnels entre elles, mais unies par l’autorité paternelle et personnelle du seul Norbert. La bulle de confirmation, Apostolicae disciplinae, déjà citée, énumère par exemple les monastères de Laon, Floreffe, Vivières, Cappenberg, Varlar, Ilbenstadt, et Anvers, avec la qualification d’ecclesiae, parmi les biens et possessions de Norbert et des chanoines de l’église de Prémontré. Le terme ecclesia peut assumer des significations multiples ; toutefois, dans les documents épiscopaux et dans les bulles pontificales concédées à des moines ou à des chanoines réguliers, ce terme désigne une communauté dotée d’existence propre, de propre supérieur, vivant selon une règle précise, et que l’on appelle soit « monastère », soit « abbaye35 ». Selon la conception médiévale, le propriétaire des biens patrimoniaux d’un monastère est le saint Patron dans le Ciel ; sur terre, les propriétaires sont le supérieur et les frères qui les possèdent en commun, les administrent, et en ont l’usage. Dans ce contexte, la bulle de confirmation 31 O. Bled (éd.), Regestes des évêques de Thérouanne (500-1553), Saint-Omer, Imprimerie et litho graphie H. D’Homont, 1904-1907, no 512, 702, 837, 1090, 2600, 2892, 2907. 32 Voir B. Ardura, op. cit., p. 570-576. 33 Voir H. Marton, « Status iuridicus », p. 201-203, B. Ardura, op. cit., p. 187-191. 34 Voir J. Lepaige (éd.), Bibliotheca Ordinis Praemonstratensis : Pars prior, Libros duos complexa, Paris, [n. pub.], 1633, lib. 2, p. 392. 35 Voir C. Dereine, « Chanoines », Paris-VI, Librairie Letouzey et Ane, 1953, vol. XII, col. 355.
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concédée par Honorius II en 1126, reconnaît un seul titulaire ou propriétaire des églises et de leur patrimoine : le monastère de Prémontré dont les monastères-fils ne sont, à l’origine, que de simples biens dépendants. Si l’on s’en remet à la charte par laquelle Barthélemy de Laon approuve la communauté de Saint-Martin, on voit tout de suite que l’évêque entendait conserver le droit de propriété et de juridiction sur cette église36. Selon Hugo Marton37, dans la charte de confirmation donnée en 1126, la terminologie liée au vocabulaire patrimonial exprime en termes de propriétés de Prémontré l’union des monastères fondés par saint Norbert. Hugo Marton estime que la bulle d’Honorius II est une approbation globale de Prémontré et de ses fondations et une confirmation de ce genre de vie, du propositum Norberti, mais qu’elle n’avait pas pour but de fixer la forme juridique d’union de ces fondations. La charte de fondation de Saint-Martin de Laon dit expressément que les frères de cette communauté doivent le respect envers Prémontré et doivent vivre selon le mode de vie de Prémontré. En cas d’abus ou d’infidélité à ce mode de vie de la part de l’abbé de Saint-Martin, celui-ci serait puni par l’évêque de Laon et l’abbé de Prémontré, sa déposition étant réservée au conseil des autres abbés réunis à Prémontré, pour le juger à partir du mode de vie de leur religio38. Des lignées de filiation aux circaries régionales
Sans conteste, on peut affirmer l’existence d’un lien particulier de filiation entre une abbaye-mère et ses fondations ; il s’agit des premières tentatives de créer une union entre les différents monastères, en l’absence d’une longue tradi tion comme celle des monastères suivant la règle de saint Benoît. Toutefois, le fondement d’un tel droit de filiation n’est pas toujours manifeste, car certaines communautés furent peuplées par des religieux profès de différentes abbayes, comme la Grâce-Dieu [Gottesgnaden]39, peuplée de religieux venus de Prémon tré, Floreffe, et Cappenberg, ou encore par des membres venus du clergé séculier. La Grâce-Dieu, parce que née des travaux apostoliques de saint Norbert, fut comptée parmi les abbayes-filles de Prémontré40. Les diverses filiations constituaient des lignages bien caractérisés, ainsi que l’attestent maintes formules. On lit, par exemple, dans la bulle Religiosis deside riis d’Innocent II, du 3 mai 1135 concédée en faveur d’Heylissem : Iuxta beati
36 C. L. Hugo (éd.), Sacri Ordinis Praemonstratensis Annales : Probationes, Nancy, Cusson, 1734-1736, t. 1, col. XLII. 37 Voir H. Marton, « Status iuridicus », p. 232-233. Voir ibid. et S. Weinfürter, « Norbert von Xanten – Ordensstifter und “Eigenkirchenherr” », Archiv für Kulturgeschichte 59, 1973, p. 66-98, ici p. 73-75. 38 J. Lepaige (éd.), op. cit., p. 446. 39 Voir N. Backmund, Monasticon Praemonstratense, pars secunda, Berlin ; New York, De Gruyter, 2e édition, 1983, t. 1, p. 285-286. 40 Voir H. Marton, « Status iuridicus », p. 235.
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Augustini Regulam et formam religionis Floreffiensis fratrum Deo servire, « Que le frère suive la Règle de saint Augustin et la forme religieuse de Floreffe »41. On peut ainsi affirmer l’existence de divers ordines, « modes de vie » matériellement différents à l’intérieur d’une même famille caractérisée par la règle de saint Augustin42. De fait, ces différences n’étaient pas telles que l’on ait pu mettre en cause l’unité fondamentale de ce qui est devenu un « Ordre », car dès le 10 décembre 1136, Innocent II, dans la bulle Piae Postulatio, évoquant Laon, Floreffe, Cuissy, Ilbenstadt, etc., précisait : Secundum Regulam beati Augustini ad tenorem Praemonstrati interpretatam, fratres canonice vivere obligantur, « Que les frères soient dans l’obligation de vivre canoniquement selon la Règle de saint Augustin interprétée suivant la teneur de Prémontré »43. Ainsi, à l’intérieur d’un ordo, les séries ou lignées de monastères se tiennent unies par le lien de la filiation. De là découlent les droits et les devoirs de l’abbé du monastère fondateur vis-à-vis de l’abbé de l’abbaye-fille, que l’abbé-fils soit ou non issu de l’abbayemère. Lucius II, le 10 mars 1184, précisait dans la bulle In eminenti : Si quae vero ecclesiae canonicorum alterius ordinis, ad ordinem vestrum venerit, ad ecclesiam vestri ordinis habeant sine refragatione respectum, in qua noscuntur ordinem vestrum assumpsisse, « S’il arrivait que des églises de chanoines d’un autre ordre viennent intégrer votre ordre qu’ils soient admis sans opposition et qu’il soit notoire qu’ils ont intégré votre ordre »44. L’institution de la filiation fonde donc les droits de l’abbé-père : correction de l’abbaye-fille, intervention dans l’élection de l’abbé-fils, droit de veiller sur la discipline ecclésiastique de l’abbaye-fille et de corriger les éventuels abus. Elle fonde également le devoir de l’abbé et des membres de l’abbaye-fille d’obéir et respecter l’abbé-père ont tout ce que l’ordre commande. Toutefois, le droit de visite et de correction n’est pas à sens unique. Sans doute empruntée à Springiersbach45, la bulle d’Innocent II, Piae postulatio, du 10 dé cembre 113646, évoque une visite canonique mutuelle de l’abbaye-mère et des abbayes-filles. Ces colloquia d’abbés présidés par l’abbé-père laissent entrevoir comment on en est arrivé à un colloque général de tous les abbés de ce qu’il est convenu d’appeler désormais un « ordre ». Ainsi que nous l’enseignent les statuts de l’époque, la diffusion de l’ordre dans des régions lointaines constituait un obstacle à la visite régulière des différentes abbayes par leur abbé-père, dans l’impossibilité de passer une bonne partie de l’année en visites et donc en-dehors de sa propre abbaye. Pour cette raison, alors que la famille norbertine accédait à la phase la plus dynamique de son
41 Voir C. L. Hugo (éd.), op. cit., t. 1, col. dcxlii. 42 Sur un plan plus général, on pourra se reporter à C. Giroud, L’Ordre des chanoines réguliers de saint Augustin et ses diverses formes de régime interne, essai de synthèse historico-juridique, Martigny, Éditions du Grand-Saint-Bernard, 1961. 43 Voir C. L. Hugo (éd.), op. cit., t. 2, col. dxxii. 44 J. Lepaige (éd.), op. cit., p. 637. 45 On pourra consulter A. H. Thomas, « Springiersbach-Kloosterrade ». 46 C. L. Hugo (éd.), op. cit., t. 2, col. dxxii.
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expansion, s’imposèrent les nécessités d’établir une administration efficiente et les moyens de conserver l’unité sinon l’uniformité de discipline. Pour cette raison, le chapitre général opta pour une division de l’ordre en régions géographiques, aptes à regrouper un certain nombre d’abbayes voisines, ce qui donna naissance à une nouvelle institution juridique dans l’ordre de Prémontré, les « circaries47 » qui unissent – sans lien avec les lignages de filiation – les monastères érigés dans les diverses régions administratives, pour que le devoir de vigilance, confié à deux « circateurs », puisse être mis en œuvre chaque année plus facilement et plus efficacement que lorsqu’il était accompli par un abbé-père résidant parfois dans un pays éloigné. Ces circateurs devaient tenter de corriger les abus et, en dernier recours, en saisir le chapitre général48. Ainsi la paternité fondée sur la génération d’un monastère fut amputée de ce devoir et droit de vigilance annuelle, au profit d’une paternité juridique, fondée sur la proximité territoriale. L’expérience des siècles l’a démontré, les chapitres généraux dépendent pour une bonne part de l’efficacité du système des visites de chaque communauté. Le chapitre général conjure la « dissolutio ordinis » et sauve la « libertas norbertina »
On ne s’en étonnera pas, lorsque Norbert, à la tête de l’archevêché de Mag debourg depuis 1126, décida, en 1128, de confier le gouvernement de l’abbaye de Prémontré, dont il ne pouvait plus assurer personnellement la direction, à un supérieur régulier, l’absence du charisme personnel de Norbert fit craindre deux maux, que les deux Vitae49 de Norbert appellent la dissolutio Ordinis et la disparition de la libertas norbertina50. De fait, la renonciation de Norbert au rôle de guide, non seulement pour la fondation de Prémontré, mais encore pour l’ensemble des communautés qui avaient, sous son impulsion, engendré des abbayes-filles, ou, préexistantes, avaient adopté la règle de saint Augustin et le propos de vivre la vita apostolica, « vie à l’instar des apôtres », occasionna un trouble profond dans l’ensemble des communautés, à tel point que l’on a pu parler de « profonde crise existentielle51 ». L’absence de l’autorité de Norbert, l’isolement des communautés, chacune dans un diocèse, l’agrégation continuelle de nouvelles communautés attirées par l’idéal de Prémontré, exposaient les
47 Elles furent adoptées définitivement seulement en 1320. 48 R. Van Waefelghem (éd.), Les premiers statuts de l’ordre de Prémontré : le Clm. 17.174 (xiie siècle), Louvain, P. Smeesters, 1913, p. 48. 49 Voir R. Wilmans (éd.), « Vita Norberti Archiepiscopi Magdeburgensis » (Vita Norberti A), Hanovre, Impensis Biblipolii Aulici Hahniani, 1856 ; « Vita Sancti Norberti, auctore cano nico », Paris, J. P. Migne, 1844-1855 ; « Vita Sancti Norberti, auctore canonico », Paris et Rome, Victor Palmé, 1867. 50 Voir H. Marton, « Status iuridicus », p. 248 et suiv. 51 F. Cygler, « Le chapitre général des Prémontrés au Moyen Âge », Analecta Praemonstratensia, 81 (2005), p. 5-84, ici p. 13.
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différents monastères sans lien juridique entre eux, à perdre leur identité, sous l’autorité des évêques diocésains, et par le fait de la grande diversité de situations à travers toute l’Europe occidentale et centrale. L’« union des monastères » se trouvait compromise, ce que les deux Vitae traduisent dans l’expression dissolutio Ordinis52. La Vita B évoque ainsi la première réunion de quelques abbés autour d’Hugues de Fosses, constitué abbé de Prémontré en 1128 : L’abbé de Prémontré avait expliqué la dissolution de l’Ordre évidente en plusieurs lieux et, craignant qu’elle n’augmente encore dans l’avenir, ils se rassemblèrent, au jour fixé et en un lieu déterminé et supprimant tout ce qui leur semblait alors superflu dans leurs maisons, ils décidèrent de se réunir désormais chaque année, à l’image et suivant l’exemple des Cisterciens pour corriger les maux de leur ordre53. Hugues de Fosses, premier abbé de Prémontré, entreprend donc, avec les abbés les plus proches, de combler, d’une certaine manière, le vide provoqué par l’absence de Norbert, qui avait été le point de référence des disciples. On se tourna alors vers le modèle cistercien : les abbés se réunissent chaque année en assemblée délibérative, les chapitres généraux54. Le texte de la Vita B cité ci-dessus est explicite : le chapitre général, ad similitudinem et exemplum Cisterciensium, « à l’imitation et suivant l’exemple des Cisterciens », a pour but de réunir, dans une intégration la plus parfaite possible, l’ensemble des communautés fondées par des maisons de l’ordre de Prémontré ou agrégées à celui-ci, pour former un ordre constitué55. Des études récentes l’ont montré, les statuts, habituellement datés de 1130, font apparaître de larges emprunts non seulement à Cîteaux, mais aussi à di verses congrégations canoniales comme Oigny, Rolduc, et Arrouaise56. Le regretté 52 Voir H. Marton, « De sensu termini “ordinis” saeculo duodecimo », Analecta Praemonstraten sia, 37 (1961), p. 314-318. 53 « Vita Sancti Norberti, auctore canonico », Paris, J. P. Migne, 1844-1855, t. CLXX, col. 1330, § 101 : Abbas Praemonstratensis exposuerat instantem dissolutionem Ordinis in plerisque locis vi dentes, et maiorem futuram metuentes, ad diem statutum in loco determinato convenerunt et quidquid ad praesens in domibus suis superfluum esse videbatur recidentes deinceps ad similitudinem et exem plum Cisterciensium annuatim se reversuros simul, ad ordinis sui sinistra corrigenda firmaverunt. 54 Sur un plan général, on pourra utilement consulter : J. Hourlier, Le chapitre général jusqu’au moment du Grand Schisme. Origines – Développement – Études juridiques, Paris, Recueil Sirey, 1936, et concernant les chapitres des chanoines de saint Augustin : H. E. Salter, Chapters of Augustinian Canons, Oxford, Clarendon Press, 1922 ; C. Andenna, « Certa fixaque et sufficiens regula ». Considerazioni sullo sviluppo della dimensione normativa presso i canonici regolari nel corso del xii secolo, Münster, LIT Verlag, 2005 ; D.-M. Dauzet et M. Plouvier (éd.), Abbatiat et abbés dans l’ordre de Prémontré, Turnhout, Brepols, 2005. 55 Voir F. Cygler, « Le chapitre général », en particulier les p. 10-16. 56 Voir D. Van de Perre, « Die ältesten Klostergesetzgebungen von Prémontré, Oigny, Cîteaux, Klosterrath und Arrouaise und ihre Beziehungen zueinander », Analecta Praemonstratensia, 76 (2000), p. 26-69. Sur le chapitre général des chanoines d’Arrouaise, on pourra se reporter à L. Milis, L’ordre des chanoines réguliers d’Arrouaise : son histoire et son organisation, de la fondation
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confrère Van Waefelghem l’a jadis bien mis en lumière : l’organisation de l’ordre aura pour but de promouvoir, conserver, et défendre l’unité des abbayes, unité qui se manifeste alors, idéalement au moins, par une certaine uniformité dans les coutumes, l’habit régulier, la pratique de la pénitence, notamment des jeûnes et de l’abstinence, et, naturellement, de l’office liturgique. L’idéal, c’est de suivre le même ordo57. Le texte est on ne peut plus clair : Ut autem inter abbatias unitas indissolubilis perpetuo perseveret, stabilitum est primo quidem ut ab omnibus regula uno modo intelligatur, uno modo teneatur, « Pour que parmi les abbayes une unité indissoluble soit préservée à perpétuité il est établi en premier lieu que la règle soit comprise d’une seule manière et qu’elle soit suivie par tous d’une seule manière58 ». Ainsi, avant la réunion annuelle, tous les abbés ont l’occasion de se visiter, puis, à Prémontré, ils décident de corriger ce qui doit l’être dans la discipline, de promouvoir la paix, de maintenir la charité, et demandent la miséricorde de l’abbé et de la communauté de Prémontré, mère de toutes les autres maisons de l’ordre59. L’un des grands mérites d’Hugues de Fosses est d’avoir compris que l’autono mie de l’ordre dépendait essentiellement du prestige du chapitre général. C’est pourquoi les premiers statuts insistent sur l’obligation faite aux abbés de participer à la réunion annuelle du chapitre. Dès le commencement, les statuts reconnurent deux motifs susceptibles de dispenser de participer au chapitre général : la mala die et l’inevitabili episcopi vel archiepiscopi obedientia, « l’inévitable obéissance à l’évêque ou à l’archevêque »60, ce qui revenait d’ailleurs à reconnaître clairement l’autorité de l’ordinaire du lieu et à admettre une certaine dépendance du chapitre général lui-même vis-à-vis de la hiérarchie séculière. Une seule voie s’ouvrait devant Hugues de Fosses, pour assurer la souveraineté incontestable du chapitre général : faire appel au Pape. Ce dont il ne se priva pas, comme en témoignent les nombreuses interventions d’Innocent II, Célestin II, et Lucius II, entre 1130 et 1144, dans le but d’établir et protéger l’autorité de la réunion annuelle des abbés autour de l’abbé de Prémontré. Non seulement archevêques et évêques se virent interdire de faire obstacle à la participation des abbés au chapitre, mais encore devoir leur fut fait de forcer les éventuels récalcitrants. Eugène III, en 1146, conféra au chapitre général une autorité qui devait s’im poser à tous. À cet effet, le 14 mars, il promulgua la bulle Pro stabilitate ordinis, par laquelle il ordonna à tous les supérieurs concernés de participer au chapitre et de se conformer à ses décisions. Hugues de Fosses fit ainsi fixer la date du chapitre annuel au 9 octobre, en la fête de saint Denis, tandis que le lieu – Prémontré – était déjà fixé par la bulle du 6 décembre 1143, Desiderium nostrum.
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de l’abbaye-mère (vers 1090) à la fin des chapitres annuels (1471), Bruges, De Tempel, 1969, p. 533-555. Voir R. Van Waefelghem (éd.), op. cit. Ibid., p. 34. Ibid., p. 35. Ibid., p. 36.
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La Bibliotheca de Jean Le Paige est riche de confirmations pontificales dont le but fut d’asseoir l’autorité du chapitre général, en premier lieu envers les Prémontrés, ensuite à l’attention des évêques diocésains, notamment la bulle In apostolicae sedis61, concédée en 1177 par Alexandre III, dont on peut dire qu’elle « cimentait la souveraineté du chapitre général » en interdisant aux membres de l’ordre de demander des privilèges adversus communia […] ordinis instituta, « contre les institutions communes de l’ordre », ou de faire appel à toute juridiction étrangère62. Certes, les abbés, surtout ceux des régions éloignées de Prémontré, cherchèrent à assouplir le principe de leur présence au chapitre général, comme en témoigne, par exemple, la concession faite, en 1239, au prévôt de Notre-Dame de Magdebourg et aux autres prévôts de sa région, de participer à tour de rôle au chapitre63.
En guise de conclusion En réalité, il ne s’agit pas tant de parvenir à une conclusion, que d’ouvrir de nouvelles perspectives de réflexion. Le chapitre général de Cîteaux s’est affirmé, un siècle avant l’avènement de la Magna Carta, comme le prototype des assem blées délibératives, où des représentants élus sont investis de la plena potestas, pour assurer le bien commun de tout l’ordre, en suivant l’inspiration de la Carta Caritatis. Une donnée historique est certaine : aucune assemblée civile n’a pu servir de modèle à l’organisation cistercienne, dont le Saint-Siège imposa les principes et les modes de fonctionnement à l’ensemble des ordres religieux. Tout en se démarquant des Cisterciens par l’abandon du principe de filiation, les Prémontrés se sont efforcés, avec plus ou moins de bonheur, de sauvegarder l’institution du chapitre général, en dépit d’obstacles internes à la vie de l’ordre lui-même, ou d’adversités venues de l’autorité politique. C’est durant la période d’expansion des ordres anciens, caractérisés par des maisons autonomes, que les chapitres généraux ont joué un rôle de grande importance, car ils en ont permis la croissance, tout en maintenant leur identité. Que l’on songe aux prérogatives de ces chapitres, qui détiennent la puissance et l’autorité suprême et entière du pouvoir législatif, électif, administratif, et judi ciaire, sur l’institut, ses supérieurs, et ses membres, qui sont habilités à modifier et interpréter les constitutions, à élire l’abbé général, à le déposer si nécessaire, c’est sur l’immense respect de la loi et des limites tracées par le Saint-Siège, la Règle, et les Constitutions, que ces assemblées élues exercent leur plena postestas. Seul, l’ordre des Frères Prêcheurs devait franchir une étape décisive, qui n’a pas fait école, en confiant le pouvoir législatif et administratif à une suite de chapitres généraux de composition différente, ancêtre de nos institutions législatives dont le 61 J. Lepaige (éd.), op. cit., p. 631-634. 62 F. Cygler, « Le chapitre général », p. 19. 63 Voir C. L. Hugo (éd.), op. cit., t. 1, col. XXVIII-XXIX.
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pouvoir est partagé entre plusieurs assemblées élues64. Léo Moulin concluait ses réflexions sur l’ordre des Prêcheurs en ces termes65 :
Telles sont les Constitutions des Prêcheurs, le plus beau monument de droit constitutionnel que je connaisse. À la fois complexes et linéaires, subtiles et solides, comme ces autres chefs-d’œuvre du moyen âge : la Divine Comédie, la Somme théologique, les cathédrales, dont elles sont la richesse, la force et la grâce ; elles s’affirment, efficaces et prudentes, hardies et mesurées, tout animées du double mouvement qui va sans cesse de la base au sommet, en passant pour s’enrichir et se renforcer par l’échelon de la Province, et du sommet à la base, aussi éloignées de la facilité des systèmes centralisateurs que des périls de l’anarchie66.
64 Voir L. Moulin, « Le pluricaméralisme dans l’Ordre des Frères Prêcheurs », Res Publica, Revue de l’Institut belge de Science Politique, 2 (1960/1961), p. 50-66, avec une bibliographie. 65 Pour l’édition des Constitutions dominicaines, voir A. H. Thomas, De oudste Constituties van de Dominicanen. Voorgeschiedenis, Tekst, Bronnen, Ontstaan en Ontwikkeling (1215-1237), Louvain, Leuvense Universiteit, 1965 ; P. Lippini, La vita quotidiana di un convento medievale. Gli am bienti, le regole, l’orario e le mansioni dei Frati Domenicani del tredicesimo secolo, Bologne, Edizioni Studio Domenicano, 2008, avec traduction en langue italienne des antiques Constitutions de l’Ordre dominicain. 66 L. Moulin, Le monde vivant des religieux, p. 132.
GUY jA rOUss EAU
Relations et ruptures au sein du courant réformateur monastique du Val de Loire et ses marges (vers 950-vers 1050)
« Mais cette obéissance [à l’abbé] ne sera agréable à Dieu et douce aux hommes que si ce qui est commandé est exécuté sans hésitation, sans retard, sans tiédeur, sans murmure ni aucune parole de résistance ». (Règle de saint Benoît, chap. V, 14)
Est-il possible d’appréhender le courant réformateur monastique de l’Ouest ligérien pré-grégorien, ses réseaux, à partir des crises qui le traversent ? Cette réforme ou plus exactement cette « restauration » de la vie monastique initiée par Cluny a été particulièrement étudiée. Les réseaux, les relations de personnes et de monastères, les modalités de l’introduction de la réforme dans tel ou tel établissement monastique ont fait l’objet de nombreuses études1. Le Val de Loire a bénéficié de ces recherches. Dans cette perspective, l’accent a été mis 1 En dernier lieu voir l’ouvrage collectif : Cluny. Les moines et la société au premier âge féodal, D. Iogna-Prat, M. Lauwers, F. Mazel et I. Rosé (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013 ; et sur les perspectives historiographiques nouvelles : I. Rosé, « Les moines et leur vie communautaire du ixe au xiie siècle. Tour d’horizon historiographique », in Ecclesia in medio nationis : Reflections on the Study of Monasticism in the Central Middle Ages – Réflexions sur l’étude du monachisme au moyen âge central, S. Vanderputten et B. Meijns (éd.), Louvain, Leuven University Press, 2011, p. 11-45, en particulier sur les conflits au sein des monastères, p. 31-32 ; dans le même ouvrage : F. Mazel, « Monachisme et aristocratie aux xe-xie siècles : un regard sur l’historiographie récente », p. 47-75, en particulier p. 49-53 ; et G. Melville, « Inside and Outside : Some Considerations about Cloistral Boundaries in the Central Middle Ages », p. 167-182. Guy Jarousseau • Université catholique de l’Ouest – Angers Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 181-210. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131319
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sur les relations entre les différentes abbayes pour suivre et évaluer la diffusion du courant réformateur. À l’origine, celui-ci est issu directement de Cluny. Ainsi, en 936 / 938, Hugues le Grand, duc des Francs, réforme avec l’abbé Odon de Cluny l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire (Fleury-sur-Loire). À la même époque, en 937, l’archevêque de Tours Théotolon restaure, avec le même abbé Odon, la vie monastique à Saint-Julien de Tours2. Ces deux abbayes assurent à leur tour à partir des années 954-960 l’introduction de la réforme dans les établissements de la région. À chaque fois, l’intervention du courant réformateur se fait en relation avec l’institution séculière qui contrôle l’abbaye, c’est-à-dire sous l’impulsion principalement des deux princes de cette région : le comte de Blois et le comte d’Anjou. Un vaste réseau de relations se tisse alors dans le Val de Loire et les territoires limitrophes, Chartrain, Maine, et Poitou3. La restauration de la vie monastique touche les principaux monastères souvent d’origine ancienne. Les fondations nouvelles n’interviennent qu’à partir de 989 / 990. Ensuite, le mouve ment réformateur s’amplifie jusque dans la première moitié du xie siècle4. Dans cette histoire du monachisme réformé en Val de Loire, peuvent être repérés des moments de rupture qui sont autant de crises, sous la forme de rejet, d’opposition, ou de rébellion. Comment s’exprime chacune de ces ruptures ? Quelles en sont les causes ? L’analyse de ces situations permet de cerner la nature de chaque rupture au sein du mouvement monastique de l’Ouest ligérien sur deux plans différents, d’une part au niveau de chaque établissement et d’autre part à l’échelle du réseau monastique du Val de Loire. Cette approche contribue à mieux cerner l’évolution du courant réformateur par l’analyse de ces moments de crise qui révèlent une tension entre l’idéal réformateur et la réalité vécue par ces communautés monas tiques5. Les sources mobilisées pour cette étude consistent essentiellement dans la 2 I. Rosé, Construire une société seigneuriale. Itinéraire et ecclésiologie de l’abbé Odon de Cluny (fin du ixe-milieu du xe siècle), Turnhout, Brepols, 2008. 3 Voir la carte jointe en annexe à cet article. Les relations avec la Bretagne et la Normandie ne sont pas abordées dans cet article. 4 G.-M. Oury, « La reconstruction monastique dans l’Ouest : l’abbé Gauzbert de Saint-Julien de Tours (v. 990-1007) », Revue Mabillon, LIV/09 (1964), p. 69-124, et id., « Le rôle du monastère de Saint-Julien de Tours après sa restauration par Odon de Cluny », in Pays de Loire et Aquitaine de Robert le Fort aux premiers Capétiens, O. Guillot et R. Favreau (éd.), Poitiers, Société des Antiquaires de l’Ouest, 1997, p. 191-213 ; O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage au xie siècle, Paris, Picard, 1972, I, p. 138-151 et p. 162-173. J.-H. Foulon, Église et réforme au Moyen Âge. Papauté, milieux réformateurs et ecclésiologie dans les Pays de la Loire au tournant des xie-xiie siècles, Bruxelles, De Boeck, 2008. G. Jarousseau, « Le dis cours monastique sur la fonction abbatiale dans l’ouest ligérien à partir des actes de réforme (v. 950-v. 1020) », in L’Écrit monastique. Acteurs, productions et échanges dans l’espace ligérien (xe-xiiie siècle), C. Senséby (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 193-207. 5 Cette approche rejoint les articles de N. Deflou-Leca, « La compétition pour l’abbatiat alentour de l’an mil : entre convoitise et stratégie d’exclusion », in Compétition et sacré au haut Moyen Âge, P. Depreux, F. Bougard et R. Le Jan (éd.), Turnhout, Brepols, 2015, p. 329-346, et id., « Rivalités et confrontations à la faveur des réformes monastiques (xe-
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correspondance6, ont aussi été utilisés les actes de la pratique, chartes et notices, et les sources narratives, en particulier : Les Miracles de saint Benoît, l’Historia Sancti Florentii Salmurensis (« l’Histoire de Saint-Florent de Saumur »), la Brevis historia Sancti Juliani Turonensis (« l’Histoire abrégée de Saint-Julien de Tours »), et le « Récit de la fondation de l’abbaye de Maillezais7 ». Dans un premier temps, la rupture consiste à rompre avec l’abbatiat laïque ou ecclésiastique. Ducs, comtes, et évêques renoncent à gouverner des établisse ments religieux où ils introduisent des communautés monastiques. L’observance bénédictine est restaurée avec le choix d’abbés qui sont des moines. Cette pre mière période est marquée par l’intervention dans le Val de Loire des abbés de Cluny. Odon vient à Fleury et à Saint-Julien de Tours et, plus tard, Mayeul à Marmoutier, mais cela se traduit aussi par la présence de moines venus de Cluny. Dans un deuxième temps, à partir de 986 / 990, les abbayes ligériennes traversent toute une série de crises internes. Les monastères de cette région éprouvent les difficultés d’une vie monastique restaurée. La fin de l’abbatiat laïque, en effet, place chaque communauté sous le gouvernement d’un abbé moine qui doit exercer sa charge conformément à la Règle de saint Benoît. Ainsi, confier la direction à un moine, l’un d’entre eux, ou un moine venu d’un autre monastère, provoque au sein des communautés des tensions. Cela est particulière ment aigu lorsque les communautés expérimentent le processus de désignation de l’abbé. Ces phénomènes sont rendus d’autant plus complexes que le pouvoir séculier conserve toujours dans cette région une certaine capacité d’intervention dans la vie des établissements monastiques. Au cœur de cette période, la crise de xie siècles). Quelques cas d’études », in Interactions, emprunts, confrontations chez les religieux (Antiquité tardive-fin du xixe siècle), S. Excoffon, D.-O. Hurel et A. Peters-Custot (éd.), Saint-Étienne, Publications de l’université Saint-Étienne, 2016, p. 131-152, qui reprennent les travaux antérieurs, en particulier : ceux de G.-M. Oury déjà cités, et : P. Cousin, Abbon de Fleury-sur-Loire. Un savant, un pasteur, un martyr à la fin du xe siècle, Paris, Lethielleux, 1954 ; B. S. Bachrach, « Robert of Blois, Abbot of Saint-Florent de Saumur and Saint-Mesmin de Micy (985-1011) », Revue bénédictine, LXXXVIII, 1-2 (1978), p. 123-146 ; P. Riché, Abbon de Fleury. Un moine savant et combatif (vers 950-1004), Turnhout, Brepols, 2004. 6 Gerbert d’Aurillac, Correspondance, P. Riché et J.-P. Callu (éd. et trad.), Paris, Belles Lettres, 1993, 2 vol. ; la correspondance d’Abbon de Fleury, Epistolae, J.-P. Migne (éd.), Patrologiae Cursus Completus, Series Latina (Patrologie latine), t. CXXXIX, Paris, 1880, col. 417-462 ; et la correspondance de Fulbert de Chartres, Œuvres, Correspondance, contro verse, poésie, Chartres, Société archéologique d’Eure-et-Loir, 2006, traduction par Marc Ki bloff, p. 21-407, d’après l’édition latine : The Letters and Poems of Fulbert of Chartres, F. Beh rends (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1976. 7 Les Miracles de saint Benoît écrits par Adrevald, Aimoin, André, Raoul Tortaire et Hugues de Sainte Marie, moines de Fleury, E. de Certain (éd.), Paris, Renouard, 1858 ; « Historia sancti Florentii Salmurensis », in Chroniques des Églises d’Anjou, P. Marchegay et É. Mabille (éd.), Paris, Re nouard, 1869, p. 217-328 ; « Brevis historia Sancti Juliani Turonensis », in Recueil de chroniques de Touraine, A. Salmon (éd.), Tours, Ladevèze, 1854, p. 220-234 ; La fondation de l’abbaye de Maillezais. Récit du moine Pierre, G. Pon et Y. Chauvin (éd. et trad.), La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2001.
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Marmoutier de 993 à 998 est particulièrement révélatrice. Les Clunisiens quittent ce monastère, le seul, à cette date, où ils étaient encore directement présents. L’abbé Gauzbert de Saint-Julien de Tours devient alors le principal acteur de la réforme. De même, jusqu’à sa mort en 1004, l’abbé Abbon de Fleury intervient dans les diverses crises qui touchent les monastères du Val de Loire. Enfin, à partir des années 1020-1030, l’influence de l’abbaye de Marmoutier s’affirme à un moment où la définition des rapports avec les pouvoirs séculiers se renouvelle. Cette prédominance de Marmoutier s’amplifie pour s’épanouir sous l’abbatiat d’Albert de Marmoutier (1032/1037-† 1064). Ainsi, l’histoire de la réforme monastique dans le Val de Loire est jalonnée de crises d’abord internes aux monastères, mais qui suscitent la mobilisation des réseaux monastiques et l’intervention des autorités extérieures laïques et ecclésiastiques. Toutes les composantes de la société sont ainsi impliquées dans ces affaires.
La fin de l’abbatiat séculier de 936 jusque vers 990 À partir de l’abbaye de Cluny et des deux premières abbayes réformées par elle en Val de Loire, c’est-à-dire Fleury et Saint-Julien de Tours, la réforme vise à rétablir la vie monastique bénédictine. Ce mouvement implique à la fois les évêques et les autorités laïques qui sont à l’initiative de ces restaurations de la vie monastique dans les établissements majeurs de l’Ouest ligérien. Ainsi, le duc des Francs Hugues le Grand à Fleury en 936-938 et l’archevêque Théotolon à Saint-Julien de Tours en 937 font venir chacun l’abbé Odon de Cluny8. Entre 954 et 956, l’évêque de Chartres, Raganfred, introduit la réforme à Saint-Père de Chartres. Il substitue les moines aux chanoines avec la venue de l’abbé de Fleury, Vulfald9. De même, le comte Thibaud de Blois établit entre 956 et 958 les moines de Saint-Florent-le-Vieil, alors réfugiés à Saint-Gondon, sur le site nouveau de Saint-Florent de Saumur10. Une des réformes les mieux étudiées est celle du comte d’Anjou Geoffroy Grisegonelle qui fit venir Hincmar, abbé de Saint-Remi de Reims, pour réformer les abbayes de Cormery, Villeloin, Ferrières, et Saint-Aubin d’Angers (960-966). L’abbaye Saint-Remi de Reims avait elle-même reçu la réforme en 945 sous l’impulsion de l’abbé de Fleury,
8 I. Rosé, Construire une société seigneuriale, op. cit., p. 306-313 et p. 327-329. 9 Sur la date : G. Jarousseau, « Le discours monastique sur la fonction abbatiale dans l’ouest ligérien », op. cit., ici p. 193 note 3. 10 O. Guillot, « Un premier millénaire », in Histoire de Saumur, H. Landais (éd.), Toulouse, Privat, 1997, p. 44-63, ici p. 49-54, rééd. sous le titre : « L’espace saumurois du ve aux débuts du xiie siècle. La naissance et les premiers développements de Saumur », in Arcana imperii II. Olivier Guillot, Limoges, Pulim, 2010, p. 329-352, ici p. 334-341. Saint-Gondon est situé au nord du comté de Bourges et relève de la principauté d’Aquitaine, ibid. p. 334-335. Sur la carte jointe en annexe à notre article, la relation entre les deux Saint-Florent est indiquée par un trait simple.
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Archambaud. L’évêque d’Angers, Renaud, introduit aussi en 977-979 la réforme dans l’abbaye angevine Saint-Serge11. Entre 980 et le 3 mai 984, Eudes Ier, comte de Blois, appelle l’abbé Mayeul de Cluny pour introduire la réforme monastique à Marmoutier. La datation de cette intervention doit être précisée12. Le dernier acte connu qui mentionne la communauté canoniale est de 980, 27e année du règne du roi Lothaire13, et celui qui mentionne pour la première fois les moines du 3 mai 984, selon un système de datation utilisé à Cluny14. Dans le même temps, entre 978 et 985, à l’initiative de Robert, vicomte de Blois, l’abbaye de Saint-Père de Chartres réforme celle d’Évron15. Et, entre 975 et 987, le comte Eudes de Blois restaure l’abbaye de Saint-Florentin de Bonneval. Il établit pour la réformer l’abbé Waldric, un moine issu vraisemblablement de Saint-Père16. Les deux pouvoirs 11 Sur les abbayes détenues par le comte d’Anjou : O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage, op. cit., I, p. 138-151 et p. 162-173. Sur Saint-Remi de Reims cf. F. Poirier-Coutansais, Les abbayes bénédictines du diocèse de Reims, Paris, Picard, 1974, p. 23-25, L. Donnat, « Recherches sur l’influence de Fleury au xe siècle », in Études ligériennes d’histoire et d’archéologie médiévales : mémoires et exposés présentés à la Semaine d’études médiévales de Saint-Benoît-sur-Loire, du 3 au 10 juillet 1969, R. Louis (éd.), Auxerre, Société des fouilles archéologiques et des monuments historiques de l’Yonne, Paris, Clavreuil, 1975, p. 165-174, et O. Guillot, « L’abbé de Fleury Archembaud et la réforme monastique clunisienne », in Lumières de l’an mil en Orléannais. Autour du millénaire d’Abbon de Fleury, A. Notter et A. Bosc (éd.), Turnhout, Brepols, 2004, p. 147-148. Sur Saint-Serge d’Angers, voir G. Jarousseau, Églises, évêques et prince à Angers du ve au début du xie siècle, Limoges, Pulim, 2015, p. 366-367 et n. 141. 12 Il faut revoir ici la datation proposée par O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage, op. cit., I, p. 173-174, qui s’appuyait sur les travaux de : L. Lex, Eudes comte de Blois, de Tours, de Chartres, de Troyes et de Meaux (995-1037) et Thibaud son frère (995-1004), Troyes, Dufour-Bouquot, 1892 ; P. Lévêque, « Trois actes faux ou interpolés en faveur de l’abbaye de Marmoutier », Bibliothèque de l’École des Chartes, LXIV (1903), p. 54-82 et p. 289-305, et G.-M. Oury, « La reconstruction monastique dans l’Ouest », art. cit., p. 90-91. 13 L’acte est signalé par Dom E. Martène, Histoire de l’abbaye de Marmoutier (début xviiie siècle), C. Chevalier (éd.), Mémoires de la société archéologique de Touraine, XXIV et XXV, Tours, 1874 et 1875, 2 vol., I, p. 194. Il faut corriger la date de 981 car dans le système de datation de Marmoutier la 27e année du règne du roi Lothaire correspond à toute l’année 980. 14 L. Lex, op. cit., p. j. no I qu’il date du 3 mai 983, p. 121-123. P. Lévêque adopte la date du 3 mai 985, art. cit., p. 76, n. 2. Pour obtenir cette date, il utilise le système proposé par A. Bruel, « Études sur la chronologie des rois de France et de Bourgogne d’après les diplômes et les chartes de l’abbaye de Cluny aux ixe et xe siècles », Bibliothèque de l’École des Chartes, XLI (1880), sur Lothaire p. 329-345 ici p. 339-345, mais P. Lévêque ne l’applique pas pleinement car la 39e année correspond à l’ensemble de l’année 984 et ne « s’étend » pas « à l’année 985 ». Contrairement à ce qui est affirmé par G.-M. Oury, ce texte ne désigne pas le comte Eudes comme « rector monasterii », G.-M. Oury, « La reconstruction monastique dans l’Ouest », art. cit., p. 91, n. 100. 15 S. Legros, « La restauration de l’abbaye Notre-Dame d’Évron : une réévaluation de la ques tion », La Province du Maine, CXIV (2013), p. 37-58, datation p. 47. 16 R. Merlet, Petite chronique de l’abbaye de Bonneval de 857 à 1050 environ, in Mémoires de la So ciété archéologique d’Eure-et-Loir, X, Chartres, Impr. Garnier, 1896, p. 14-38, texte édité p. 28-35, ici p. 32. La restauration intervient après la mort de Thibaud le Tricheur. Elle est antérieure à l’accession royale d’Hugues Capet en tenant compte des données utilisables du diplôme faux
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séculiers, laïque et épiscopal, agissent parfois ensemble. À l’initiative d’Hugues, comte du Maine, et de l’évêque Sigefroid les moines de Saint-Julien de Tours viennent au Mans au plus tard en 992 réformer Saint-Pierre de La Couture17. Ainsi, sur l’ensemble de cette période, l’influence clunisienne est présente à travers les deux abbayes de Fleury et de Saint-Julien de Tours, mais aussi ensuite à partir de 980-984 à Marmoutier avec la venue de Mayeul, abbé de Cluny, accompagné d’un groupe de moines clunisiens. Dans ces différents monastères, qui reçoit la charge abbatiale ? Dans ce pre mier temps de la réforme, à côté d’accessions pour lesquelles les sources ne disent rien18, plusieurs situations apparaissent. Le premier abbé est appelé ou nommé par l’instigateur de la réforme. Ainsi, l’abbé de Cluny Odon assure la charge abbatiale à Fleury (936-942) et à Saint-Julien de Tours (937-942). Plus tard, à Marmoutier, c’est la même chose avec l’abbé de Cluny, Mayeul19. Ce modèle clunisien de l’abbatiat multiple est repris par les abbés de la région. Ainsi, Vulfald, abbé de Fleury, l’est aussi de 954 / 956 à 962 à Saint-Père de Chartres. Amalbert, moine de Fleury, premier abbé du nouveau monastère de Saint-Florent à Saumur à partir de 956, est aussi à partir de 979, abbé de son monastère d’origine20. À Saint-Florent, son successeur depuis 985, Robert, devient, en 987-988, abbé de Saint-Mesmin de Micy. En effet, son prédécesseur Amaury est encore attesté le 25 août 987 dans un diplôme du roi Hugues Capet. Et Robert est appelé « de
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de 967, Recueil des actes de Lothaire et Louis V, rois de France (954-987), L. Halphen et F. Lot (éd.), Paris, Imprimerie nationale, 1908, no LX, p. 139-142 et notes. En dernier : G. Jarousseau, « Réforme monastique et réseaux religieux, familiaux et politiques au xie siècle : la fondation de Solesmes aux confins du Maine et de l’Anjou », in Solesmes. Prieuré médiéval, abbaye contemporaine, Dom T. Barbeau et D.-O. Hurel (éd.), Paris, Éditions Riveneuve, 2016, p. 53-120, ici p. 60-64. C’est le cas par exemple, à Saint-Julien de Tours, où succèdent à Odon de Cluny : Georges (942-v. 950), Ingelnaud (v. 950-965/970), Bernard (970) et Évrard (970/977-990/996), Gallia christiana in provincias ecclesiastica distributa…, XIV, B. Hauréau (éd.), 1856, Paris, Académie des inscriptions et belles-lettres, réimpression Victor Palmé, 1870, col. 240-241, et Fragments de chartes du xe siècle provenant de Saint-Julien de Tours recueillis sur les registres d’État civil d’Indre-et-Loire, C. de Grandmaison (éd.), Paris, Picard, 1886, passim. Saint-Julien de Tours reste lié aux abbés de Cluny au moins jusqu’à l’abbatiat d’Ingelnaud, cf. G.-M. Oury, « Le rôle du monastère de Saint-Julien de Tours après sa restauration par Odon de Cluny », op. cit., p. 191-213, ici p. 193-197, et id., « Ingelnaud de Saint-Julien de Tours, abbé de Saint-Paul-horsles-Murs à Rome, 953 (?)-960 (?) », Revue Mabillon, LXIII (1973), p. 177-180. L’abbatiat de Mayeul à Marmoutier est attesté par la charte d’Herlannus qui mentionne Mayeul comme abbé, Dom E. Martène, op. cit., I, p. 204-217 ici p. 206 et p. 216 ; « Charte d’Herlan nus », in Histoire de Marmoutier, Dom J. Rabory (éd.), Paris, Savaète, 1910, p. 515-516. Sur Vulfaldus (Vulfald) cf. Aimoin de Fleury, Vie d’Abbon, abbé de Fleury. Vita et passio sancti Abbonis, R.-H. Bautier et G. Labory (éd. et trad.), in L’abbaye de Fleury en l’an mil, I, Paris, Centre National de la Recherche Scientifique Éditions, 2004, p. 9-137, ici p. 44, n. 1, il fut bien abbé de Saint-Père de Chartres. Sur Amalbert, ibid., p. 109, n. 113, son prédécesseur, Richard (962-979), ibid., p. 77, n. 60. Annales Sancti Florentii Salmurensis, in Recueil d’Annales angevines et vendômoises, L. Halphen (éd.), Paris, Picard, 1903, p. 111-126, ici p. 116-117.
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Micy » au plus tard en septembre 988 dans une lettre d’Adalbéron de Reims adressée à Adalbéron de Laon21. Il faut donc corriger les datations jusqu’alors retenues pour l’accession abbatiale de Robert à Micy22. L’abbé Gauzbert de SaintJulien de Tours l’est aussi à Saint-Pierre-La-Couture du Mans et dans les nouvelles fondations de Maillezais et Bourgueil23. Le comte d’Anjou, Geoffroy Grisegonelle, pour les quatre abbayes qui dépendent de lui, a dans un premier temps établi Guy, son frère, qui avait fait profession monastique. Cet abbatiat multiple fut un échec. Par la suite, Guy conserva la charge abbatiale à Cormery. Il institua en 965 un nouvel abbé, le moine Humbert, pour l’abbaye de Villeloin qui dépendait jusqu’alors de Cormery. Quant à Saint-Aubin d’Angers, le comte y nomma, sous l’impulsion de son oncle Guy, évêque de Soissons, et du réformateur Hincmar, abbé de Saint-Remi de Reims, un certain Widbald24. Ce dernier est vraisemblable ment le même abbé Witbald qui apparaît dans la liste abbatiale de Ferrières. A-t-il un abbatiat double ou a-t-il quitté Saint-Aubin en 968-970 pour devenir abbé de Ferrières ? La seconde hypothèse est plus vraisemblable. Il aurait succédé à cette date à l’abbé Guy25. En dehors du cas angevin, l’abbatiat multiple permet de placer les nouvelles communautés sous la direction d’un abbé aguerri. Cette pratique assure ainsi la diffusion de la réforme et, semble-t-il, une certaine stabilité des différentes communautés. Dans d’autres circonstances, l’abbé est parfois choisi par son prédécesseur selon différentes modalités. À Fleury, Odon († 942) associa à son gouvernement son successeur, Archambaud (940-948), qui porte dès 940 le titre abbatial. À Marmoutier, avant le 17 décembre 985, Guilibert, moine de
21 « Diplôme d’Hugues Capet en faveur de Saint-Mesmin de Micy », E. Jarossay (éd.), in Histoire de l’abbaye de Micy-Saint-Mesmin-lez-Orléans (502-1790). Son influence religieuse et sociale d’après les archives et les documents originaux, Orléans, Marron, 1902, p. j. no XI, p. 483-484. La lettre, Gerbert d’Aurillac, éd. cit., II, no 136, p. 334-337. 22 La date de 994 donnée par P. Cousin, op. cit., p. 169, n. 24, et celle « d’après avril-mai 997 » par B. S. Bachrach, « Robert of Blois », art. cit., p. 123-146, ici p. 132 doivent être écartées. Ce dernier a suivi O. Guillot qui adopte la datation de F. Lot, d’après une lettre de Gerbert d’Aurillac, éd. cit., II, no 191, p. 498-501. La nouvelle datation que nous proposons résout le problème qu’a rencontré O. Guillot pour dater un acte de Foulques Nerra, Le comte d’Anjou et son entourage, op. cit., II, no C 67 note p. 61 désormais datable de 1011-1013. 23 G.-M. Oury, « La reconstruction monastique dans l’Ouest », art. cit., p. 69-124 ; sur La Cou ture, voir G. Jarousseau, « Réforme monastique et réseaux religieux », op. cit, ici p. 60-66. 24 Widbauld ou Widbold, O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage, op. cit., I, p. 138-151 et p. 162-173 ; G. Jarousseau, « Le comte d’Anjou et l’application de la norme monastique : le cas de l’élection de l’abbé à Saint-Aubin d’Angers de 968 à 1027 », in Le prince et la norme. Ce que légiférer veut dire, J. Hoareau-Dodinau, G. Métairie et P. Texier (éd.), Limoges, Pulim, 2007, p. 349-375. 25 Un calendrier au xe siècle. Le Comput de l’abbaye de Ferrières, présenté par P. de Félice et J. Bon nefoy, Paris, L’Harmattan, 2010. Texte latin d’après « Deux manuscrits de Fleury-sur-Loire et de Ferrières conservés au Vatican », L. Auvray (éd.), in Annales de la société historique et archéologique du Gâtinais, VII (1889), p. 38-54, ici p. 53 : Wuido abbas et Wuitbaldus tempore Lotharii (954-986) et Ludovici (986-987). Contrairement à tous les abbés de Saint-Aubin d’Angers le nom de Widbald ne figure pas au nécrologe de cette abbaye.
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Cluny, présenté par l’abbé Mayeul pour lui succéder, est établi par la famille comtale de Blois26. En 988, l’abbé de Saint-Aubin d’Angers, Gontier, qui est sur le point de partir pour Rome et Jérusalem, choisit son successeur, Renaud, avec le consentement des moines et celui du comte. Le cas angevin reste de ce point de vue très particulier. Car depuis 966, en dehors de cette élection de 988, à chaque nouvelle accession le comte intervient pour déléguer un nouvel abbé remettant à la prochaine fois le droit d’élection des moines27. Au cours de cette première période, le réseau monastique dans l’Ouest ligérien s’est progressivement constitué grâce aux abbés et aux moines venus de Cluny et ceux issus de Fleury et de Saint-Julien de Tours28. Les relations se multiplient et se tissent par le biais d’abord des abbés qui gouvernent ces monastères. Ce réseau permet aux différentes communautés de faire l’expérience d’un abbatiat régulier. Le pouvoir séculier est totalement impliqué dans cette restauration et intervient dans l’accession à l’abbatiat, dans le cas angevin sauf exception jusqu’au choix de l’abbé-moine par le comte. Par ailleurs, les pratiques de l’abbatiat multiple, de la présentation ou du choix d’un candidat par son prédécesseur contribuent à enraciner la réforme.
Les crises internes aux monastères (986-1007) Les crises apparaissent dans les sources à partir de 986 d’abord à Fleury, puis, en 993-998 à Marmoutier, en 1004 à Saint-Père de Chartres, à Saint-Mesmin de Micy, et à Saint-Cyprien de Poitiers, et en 1007 à Maillezais29.
26 Pour Fleury : I. Rosé, Construire une société seigneuriale, op. cit., p. 313-314 et p. 359-362. Pour Marmoutier, l’établissement de Guilibert est attesté par une source tardive, la charte du comte de Blois Étienne (II) (1095-1096), in Cartulaire de Marmoutier pour le Dunois, É. Mabille (éd.), Châteaudun, Lecesne, 1874, no 92, p. 79-82, p. 80 : abbatemque Guillebertum nomine, posuerunt [Eudes Ier, son frère l’archevêque de Bourges Hugues et leur mère Letgarde] a sancto Maiolo sibi de Cluniaco datum […]. Selon cette évocation tardive, l’archevêque de Bourges Hugues, frère du comte Eudes Ier de Blois, participa à l’établissement de Guilibert. Il est mort le 17 décembre 985, voir : A. Gandilhon, Catalogue des actes des archevêques de Bourges antérieurs à l’an 1200, Paris, Champion, 1927, p. xix ; Chronique de Saint-Maixent, J. Verdon (éd.), Paris, Belles Lettres, 1979, p. 96-97 et J. Péricard, Ecclesia Bituricensis. Le diocèse de Bourges des origines à la réforme grégorienne, Clermont-Ferrand, Fondation Varenne, 2006, p. 273. 27 G. Jarousseau, « Le comte d’Anjou et l’application de la norme monastique », op. cit., pour une approche critique de cet article et des travaux d’Olivier Guillot sur ce sujet voir C. Howie, Abbatial Elections : The Case of the Loire Valley in the Eleventh Century, thèse de doctorat, St Andrews, University of St Andrews, 2015, en ligne : http://hdl.handle.net/10023/6811. 28 Cf. carte jointe à l’article. 29 Sur ces différentes crises : G.-M. Oury, « La reconstruction monastique dans l’Ouest », art. cit., p. 90-95, et id., « Le rôle du monastère de Saint-Julien de Tours », op. cit., p. 196-199 et p. 202 ; P. Cousin, op. cit., p. 162-171 et p. 177 ; P. Riché, op. cit., p. 30-32, et p. 235-251 ; et en dernier : N. Deflou-Leca, « La compétition pour l’abbatiat alentour de l’an mil »,
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Divers motifs sont à l’origine de ces crises, le premier est l’ambition d’un des moines qui suscite l’adhésion d’au moins une partie de la communauté30. Ainsi à Fleury, en 985, Oylbold accède à l’abbatiat par l’investiture du roi Lothaire. Son accession est rapportée par Aimoin dans les Miracles de saint Benoît : Après la mort du pasteur Amalbert […] Oilbold accéda à la tête des frères de Fleury par leur élection et le don royal du prince Lothaire31. L’investiture royale n’est pas nouvelle pour cette abbaye, puisqu’en 979 le même roi était intervenu pour l’accession d’Amalbert : À l’abbé Richard succéda Amalbert, qui bon de nature se montra, plus encore, plein d’humilité par sa mansuétude naturelle. Celui-ci avait reçu de Lothaire, fils de Louis autrefois captif du comte Thibaud, avec l’élection des frères le gouvernement de notre monastère32. Dans les deux cas, une electio, « un choix », des frères a bien eu lieu. Elle est suivie d’une investiture royale. Celle-ci est cependant formulée de manière sensiblement différente. Avec l’emploi classique du verbe suscipere, « recevoir », Amalbert a reçu du roi le gouvernement du monastère33. Pour Oylbold, le verbe ascendere, « accéder », est utilisé car, il obtient cette charge par donation royale. L’accession d’Oylbold fut essentiellement un don du roi pour qu’il soit à la tête, praelatio, chef des moines. Ainsi, la comparaison de la structure des deux passages et l’emploi du terme donatio, « donation » suggèrent qu’en 985 le roi joua un rôle décisif. À l’automne 986, la lettre écrite par l’écolâtre Gerbert au nom des abbés de Reims et adressée aux moines de Fleury, dénonce ce procédé : « Il se prévaut des rois, des ducs, des premiers dans le siècle, lui qui, par leur seule faveur, se fit
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op. cit., p. 329-346, et id., « Rivalités et confrontations », op. cit., p. 131-152, ici p. 141-147 et p. 150-152. Le premier sens d’ambitio correspond aux « démarches des candidats pour solliciter les suf frages par des voies légitimes », F. Gaffiot, Dictionnaire latin-français, Paris, Hachette, 2000, p. 112. Les Miracles de saint Benoît, éd. cit., livre II par Aimoin, chap. XVIII, p. 121 : Post excessum pastoris Amalberti […] Oilboldus ad praelationem Floriacensium fratrum, ipsorum electione et regia principis Lotharii ascendit donatione. Amalbert est mort le 11 avril 985, d’après Gallia christiana…, VIII (1744), Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur (éd.), col. 1547 et XIV (1856), op. cit., col. 624-625. Ibid., chap. XVII, p. 120 : Richardo abbati Amalbertus successit, qui benignus natura, benignior etiam exstitit humilitatis sibi insita mansuetudine. Hic a Lothario, Ludovici, quondam a Tethbaldo comite capti, filio, cum electione fratrum regimen nostri susceperat coenobii. Le verbe suscipere est utilisé dans La Règle de saint Benoît, A. de Vogüe et J. Neufville (éd. et trad.), Paris, Le Cerf, 1971-1972, II, chap. LXIV. Aimoin emploie par ailleurs simplement le verbe succedere ou le substantif successor pour les abbés : Vulfald (948 ?-962), Richard (962-979) et aussi Abbon (988-1004), Les Miracles de saint Benoît, éd. cit., livre II, p. 102, p. 107, livre III, p. 127.
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le premier des moines34 ». Si les abbés rémois interviennent, c’est à la suite d’un recours de l’abbé Oylbold qui fut moine à Reims et qui espérait leur soutien. Cette accession provoque donc une crise au sein de la communauté de Fleury, essentiellement documentée par la correspondance de Gerbert d’Aurillac35. Dans ses lettres, Gerbert ne donne jamais le nom de l’abbé qu’il appelle pervasor, « l’usurpateur », ou improbus, « le malhonnête ». Et dans la lettre qu’il écrit au nom de l’archevêque Adalbéron, Gerbert le qualifie de perfidus, « perfide »36. Par ailleurs, Gerbert emploie à plusieurs reprises dans la lettre où il écrit au nom des abbés de Reims le terme ambitio, « ambition », pour dénoncer ce qui a permis à Oylbold de devenir abbé. Son attitude est qualifiée d’ambition lasciva, « démesurée », et fraudulenta, « frauduleuse », et d’ambitiosa audatia, « d’audace ambitieuse ». L’ambition est ici négative. Elle est une manifestation d’une superbia, « d’un orgueil », contraire à la Règle37. Elle désigne le désir qui vise par tous les moyens à obtenir la fonction abbatiale. Cette ambition s’appuie sur une partie de la communauté qualifiée de factio, « faction ». Au terme de la lettre, pour caractériser la position d’Oylbold, Gerbert cite un passage du discours de Jésus sur le bon pasteur. L’usurpateur « n’est pas le pasteur, mais le loup qui dévore les brebis38 ». Une autre affaire a pour origine ce même motif de l’ambition : c’est-à-dire ce désir d’accéder à l’abbatiat. Elle se déroule au début de l’année 1004 à Saint-Père 34 Gerbert d’Aurillac, éd. cit., I, no 95, p. 230 : Pretendat sibi reges, duces, seculi principes, qui se favore solummodo eorum monachorum principem fecit. 35 Le dossier est constitué de neuf lettres de la Correspondance de Gerbert d’Aurillac, éd. cit., I : six en son nom : no 69 à l’abbé Mayeul de Cluny (fin 985-début 986) p. 170-171, no 80 à l’abbé Évrard de St-Julien de Tours (juin 986) p. 190-191, no 86 à l’écolâtre de Fleury Constan tin (été 986) p. 202-205, no 88 de nouveau à l’abbé Évrard (été-automne 986) p. 206-209 ; II : no 139 à écolâtre Constantin (début 988) p. 342-345, et no 142 au même (septembre 988) ; une lettre d’Adalbéron de Reims à Mayeul, I : no 87 (été 986) p. 204-207, une des abbés de Reims aux moines de Fleury, no 95 (automne 986) p. 226-231, et une dernière de Constantin à Gerbert, II : no 143 (septembre 988) p. 350-353. 36 Ibid., pervasor, dans les lettres nos 69, 86, 87 et 142 ; improbus, nos 69 et 87 ; perfidus, no 88. La question de l’identification de l’usurpateur à Oylbold a longtemps été débattue. Cependant, la simple opposition de quelques frères à l’élection d’Abbon en 988 ne peut pas correspondre à cette affaire de l’abbé « usurpateur », cf. P. Riché, op. cit., p. 30-32 et notes, et sur l’élection d’Abbon, ibid., p. 46-50. En dernier, N. Deflou-Leca : « La compétition pour l’abbatiat », op. cit., p. 335-336 et n. 30. 37 Ibid., lettre no 95, p. 228-229 : Et : « Quis enim fraudulenta ambitione elatum audeat approbare, cum pater Benedictus dicat omnem exaltationem genus esse superbiae ? ». « Et : “Qui donc oserait approuver un homme soulevé par une ambition malhonnête, quand notre père Benoît dit que tout exalté est une sorte d’orgueilleux ?” » Référence à la Règle de saint Benoît, A. de Vogüe et J. Neufville, éd. et trad. cit., I, chap. VII, 2 : Cum haec ergo dicit, ostendit nobis omnem exaltationem genus esse superbiae. 38 Ioh. 10, 11-12 : non est pastor, sed lupus ovium depopulator (dévastateur), sur le thème du « bon pasteur » particulièrement utilisé dans les sources de la pratique de cette période cf. G. Jarous seau, « Le discours monastique sur la fonction abbatiale », op. cit., p. 199-202.
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de Chartres. Elle est connue principalement grâce à une lettre de l’écolâtre Ful bert, alors diacre, adressée à l’abbé Abbon de Fleury39. L’abbé de Saint-Père, Gisbert, qui gouverne l’abbaye depuis au moins 985 est mourant40. Selon la lettre de Fulbert, le moine Magenard, par « ambition » quitte l’abbaye pour se présenter au comte de Blois Thibaud II et recevoir de lui la charge abbatiale41. Le comte a reçu du roi Robert l’évêché de Chartres, il est donc aussi episcopus designatus, « évêque désigné42 ». Il envoie des légats pour installer Magenard, mais les moines et les chanoines du chapitre cathédral s’y opposent. Il n’a pas été, en effet, élu par ses frères. Magenard est qualifié par Fulbert de curialiter, « courtisan ». C’est alors qu’intervient le 15 janvier la mort de l’abbé Gisbert43. Les moines Durand et Vivien envoyés à Blois chez le comte pour obtenir la licen tia, « l’autorisation d’élire », sont des partisans de Magenard. Ils affirment que les frères le demandent et l’élisent. Aussitôt, le comte Thibaud remit publiquement le baculum pastoralis, « le bâton pastoral » à Magenard. Cette investiture comtale sans l’accord de l’ensemble de la communauté provoque une récusation écrite du doyen et de dix-neuf moines, citée intégralement par Fulbert dans sa lettre. Pourtant, iratus, « en colère » le comte installa Magenard dans l’abbaye, obligeant les protestataires à la quitter. Ils trouvent refuge d’abord à la cathédrale auprès du doyen Raoul, puis au monastère de Lagny-sur-Marne dirigé par Herbert, un ancien élève des écoles de Reims et de Chartres. Dans ce contexte, le praesumptor, « l’usurpateur » Magenard est béni le 2 février 1004 par Hervé, évêque de Nantes, un proche des comtes de Blois44. Fulbert évoque dans sa lettre une fraudulentia, « une fourberie ». L’origine de toute cette affaire comme à Fleury réside d’abord dans la division de la communauté, une partie soutient la candidature de Mage nard, une autre s’y oppose. L’empressement de Magenard avant même la mort de son abbé suggère que cette division est antérieure à sa démarche. Une situation de même nature apparaît à Maillezais en 1007. Peu avant la mort de l’abbé Gauzbert († 27 septembre) qui gouverne aussi les abbayes de Saint-Julien de Tours, Bourgueil, Saint-Pierre-La-Couture du Mans et Marmou tier, « l’ambition » du prepositus, « prieur » Théodelin est dénoncée par certains moines de Maillezais. Accusé d’être un « tyran », il aurait tenté d’obtenir l’abba tiat de Guillaume V, duc d’Aquitaine45. 39 Fulbert de Chartres, éd. cit., no 1, p. 28-35. 40 Sur Gisbert cf. Cartulaire de l’abbaye de Saint-Père de Chartres, B. Guérard (éd.), Paris, Crape let, 1840, I, p. CCXLII et actes p. 78, p. 81-91, et p. 169-170. Son prédécesseur Widbert meurt un 17 novembre (978-985), Gallia christiana, VIII, op. cit., col. 1218 : XV kal. Decembris, d’après le nécrologe. 41 Un moine Magenard souscrit un acte de 1000-1001 pour Saint-Père de Chartres, ibid., I, p. 91. 42 F. Lot, Études sur le règne de Hugues Capet et la fin du xe siècle, Paris, Bouillon, 1903, p. 127, n. 2. 43 Gallia christiana, VIII, op. cit., col. 1218 : « XVIII kal. Februarii » d’après le nécrologe. 44 Fulbert indique seulement « par un certain Hervé, évêque – dit-on – de la région de Bretagne, le 4 des nones de février ». Il s’agit d’un évêque de Nantes, cf. F. Lot, « Hervi, évêque de Nantes », Annales de Bretagne, XIII (1897-1898), p. 45-47. 45 La fondation de l’abbaye de Maillezais. Récit du moine Pierre, éd. et trad. cit., p. 124-125.
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La simple ambition n’est pas le seul motif de conflits au sein des monastères. Une autre cause est la mise en accusation de la conduite de l’abbé, son indignité du fait de ses mœurs ou de sa faiblesse. Le terme de vitia, « vices », revient à plusieurs reprises dans les sources étudiées. Selon la Règle de saint Benoît, ce terme désigne tout ce qui va à l’encontre de la « profession » monastique, c’est-à-dire contre cette voie de conversion fondée sur la stabilité, le changement des mœurs avec la pauvreté et la chasteté, et impliquant l’obéissance46. Ainsi, à Marmoutier à partir de 993, l’abbé Bernier est confronté à une partie de ses moines. Bernier est issu de Cluny. Il apparaît d’abord aux côtés de l’abbé Guilibert, puis il lui succède entre octobre 989 et septembre 991. Cette opposition à Bernier se manifeste au moment de la disparition de l’abbé Mayeul de Cluny mort le 11 mai 994, de même que celle de l’abbé Évrard de Saint-Julien de Tours entre 990 et 996. La disparition de ces deux personnalités monastiques majeures a vraisemblablement fragilisé la présence clunisienne à Marmoutier47. Par ailleurs, les évènements politiques de la région en particulier, la guerre entre le comte de Blois et le comte d’Anjou, et l’antagonisme entre les abbés et les évêques de l’entourage du roi capétien ont sans doute aussi perturbé la résolution rapide du conflit48. Nous connaissons cette crise qui dura cinq ans grâce à la correspondance d’Abbon de Fleury qui intervient en 998. Selon lui, les révoltés sont « sous la peau de brebis des loups qui se sont réfugiés à l’asile du monastère49 ». Ils sont appelés sectatores « partisans » et aussi selon la terminologie de la Règle de saint Benoît : murmuratores, « contestataires »50. Il signale duos tantum factionis principes, « deux meneurs à la tête de cette “faction” » dont l’écolâtre Frédéric
46 Nous avons relevé quatorze occurrences du mot vitium (vice) dans la Règle de saint Benoît, éd. et trad. cit. Le verset 12 au chapitre VII en donne l’aperçu le plus complet et le chapitre LXIV consacré à l’abbé compte à lui seul quatre occurrences, ibid., I : chap. VII, 12 ; II : chap. LXIV, 3, 4, 11, et 14. Par ailleurs, le verset 17 du chapitre LVIII indique en quoi consiste la promesse de la profession monastique, c’est-à-dire : la stabilitas (stabilité), la conversatio morum (changement des mœurs soit chasteté et pauvreté), et l’oboedentia (obéissance), ibid., II : chap. LVIII, 17. 47 La communauté est composée de moines venus de Cluny et d’autres monastères, comme Frédéric de Fleury, et de chanoines devenus moines, cf. G.-M. Oury, « La reconstruction mo nastique dans l’Ouest », art. cit., p. 91-92 et notes, et id., « Le rôle du monastère de Saint-Julien de Tours », op. cit., p. 196 et p. 202. 48 L. Halphen, Le comté d’Anjou au xie siècle, Paris, Picard, 1906, p. 17-30, O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage, op. cit., I, p. 24-25, B. S. Bachrach, Fulk Nerra, the Neo-Roman Consul, 987-1040, Berkeley / Los Angeles / Londres, University of California Press, 1993, p. 48-61, Y. Sassier, Hugues Capet, Paris, Fayard, 1987, p. 247-265. 49 Sur cette affaire, deux lettres d’Abbon ont été conservées, la lettre adressée à l’abbé G[auzbert de Saint-Julien de Tours] et celle à l’abbé Bernier [de Marmoutier], Abbon de Fleury, éd. cit., nos 8 et 9, col. 429-433. Citation, lettre no 8, col. 429B : Sub ovina pelle lupi ad monasterii asylum confugiunt, et col. 430D : unius lustri spatio, regularis ordo confunditur, « l’ordre régulier a été troublé durant cinq ans (un lustre) ». 50 Lettre d’Abbon à l’abbé G[auzbert], ibid., no 8, col. 430C et 431B. Règle de saint Benoît, éd. et trad. cit., I : chap. IV, 39 ; V, 14, 17-19 ; II : chap. XXIII, 1 ; XXXIV, 6 ; XXXV, 13 ; XL, 8-9 ; XLI, 5 ; LIII, 18.
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moine venu de Fleury51. Abbon le qualifie d’insidiator, « traître », ici celui qui est à l’affût pour tendre un piège. L’influence de ce moine semble décisive puisqu’il donne son nom aux contestataires : Fredericiani, « Frédériciens » par analogie avec Arius pour les hérétiques Ariens et avec Gnatho, parasite glouton et flatteur, pour la secte antique des « Gnathoniciens52 » ! Les moines issus de Cluny sont expulsés53. L’abbé Bernier est accusé de plusieurs crimes : un adultère commis dans une maison de prostitution, une double tentative d’assassinat contre un moine son disciple, et une tentative d’incendie du monastère. S’agit-il de fausses accusations ? Abbon ne se prononce pas54. Un cas similaire se produit en 1004, à Saint-Cyprien de Poitiers. Là aussi, l’affaire est connue à travers l’intervention d’Abbon. Son parent l’abbé Gilbert est, selon lui, faussement accusé. En route vers La Réole, Abbon s’est arrêté à Poitiers. Il prend la défense de Gilbert dans une lettre adressée à l’abbé Odilon. Le monastère de Saint-Cyprien, en effet, est soumis à Cluny55. La lettre d’Abbon révèle que des moines qualifiés d’indisciplinati, « indisciplinés » se sont révoltés. Ces satyrici criminatores, « accusateurs satiriques » qui critiquent leurs frères sont considérés par Abbon comme les incentores vitiorum, « instigateurs des vices » qu’ils dénoncent. Ils sont « sous la peau de brebis des loups qui prêchent la paix56 ». Ces « délateurs » portent eux-mêmes la faute qu’ils reprochent. La fausse accusation portée par une prostituée, meretrix, doit retomber sur eux57. Enfin, le dernier cas est un conflit, daté aussi de 1004, qui oppose les moines révoltés de Saint-Mesmin de Micy à leur abbé Robert. Ce dernier, abbé de SaintFlorent de Saumur depuis 985, devint également entre août 987 et septembre 988 abbé de Saint-Mesmin de Micy. Il appartient à un lignage proche des comtes de Blois, peut-être la famille vicomtale58 ? L’affaire est connue là aussi par une lettre 51 Ibid., no 8, col. 431A. 52 Ibid., col. 430D, la référence à Gnatho renvoie à la pièce de Térence, L’Eunuque. Sur le person nage de Gnathon et les Gnathoniciens cf. M.-L. Le Berre, « L’Eunuque de Térence, pour une poésie italiote. Sens et portée d’une comédie qui “boite” », Vita Latina, 177 (2007), p. 19-30, ici p. 22. 53 Ibid., col. 431A : fratres Cluniensis cœnobii, ut nobis relatum est, de Majore monasterio cum dedecore sunt expulsi. 54 Lettre d’Abbon à l’abbé Bernier [de Marmoutier], Abbon de Fleury, éd. cit., no 9, col. 432-433. 55 Aimoin de Fleury, Vie d’Abbon, abbé de Fleury, éd. cit. : chap. XVII, p. 110-113 et lettre d’Abbon à l’abbé Odilon, Abbon de Fleury, éd. cit., no 12, col. 438-439. G.-M. Oury, « La reconstruction monastique dans l’Ouest », art. cit., p. 101-102 et p. 104. 56 Lettre d’Abbon à l’abbé Odilon, Abbon de Fleury, éd. cit., no 12, col. 438D-439A : lupi sub ovina pelle, praedicant pacem. La même image a déjà été utilisée par Abbon dans l’affaire de Marmoutier, lettre no 8, ibid., col. 429B supra. 57 Ibid., no 12, col. 439A : Quo certo [tempore] lectum est monachos et sacerdotes Domini damnatos esse accusatione meretricis ? « En quel temps a-t-il été lu avec certitude que des moines et des prêtres du Seigneur ont été condamnés par l’accusation d’une prostituée ? ». 58 B. S. Bachrach, « Robert of Blois », art. cit., ici p. 124-125, n. 6.
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d’Abbon de Fleury adressée aux moines de Micy et à leur doyen Constantin59. La cause de cette révolte est cette fois-ci une faiblesse dans la conduite de l’abbé Robert. Les révoltés lui reprochent de trop s’occuper d’un moine gyrovague. Ils sont qualifiés de proditores reorum, « traîtres des accusés », d’accusatores fratrum, « accusateurs des frères », et comme dans le cas précédent de saterrici, « fils de Satyre ». Et enfin, Abbon dénonce : « l’hérésie des Acéphales qui aujourd’hui se manifeste ». Il fait de ces moines révoltés des adeptes de cette hérésie « puisqu’ils règnent sans tête, sans père spirituel60 ». Par cette assimilation, Abbon a donc bien conscience d’un phénomène plus général qui touche les monastères. Les ab bés doivent faire face à la contestation de leurs moines. Selon Abbon, l’action des moines à Micy est une rebellio, « rébellion », et une conspiratio, « conspiration ». Un moine, Létald, « chef de la conspiration », usurpe l’officium, la « fonction » de Robert. Il n’est pas possible de suivre la démonstration de B. S. Bachrach qui fait de Constantin doyen de Micy, de la fin de l’année 1003 à la fin de l’année 1007, un abbé concurrent de Robert. La lettre d’Abbon indique clairement que Létald avait pris la tête des moines révoltés contre leur abbé. Par ailleurs, Saint-Mesmin de Micy n’est pas une abbaye royale, mais elle est plutôt liée à l’évêque d’Orléans61. Chacune de ces crises manifeste une division au sein de la communauté. L’abbé, à Fleury ou à Saint-Père de Chartres, a ses fautores ou factores, « parti sans », sa « faction ». Les moines révoltés à Marmoutier ou à Saint-Mesmin de Micy sont aussi désignés de la même manière62. Le recours au motif pastoral évangélique est utilisé aussi soit pour l’abbé usurpateur soit pour les moines révoltés. Mais Abbon, dans les trois affaires où il intervient, conjugue plusieurs registres pour désigner les moines qui s’opposent à leur abbé. Son vocabulaire est incisif. Certains termes soulignent la rupture avec la règle : murmuratores, indisciplinati, d’autres la rupture de la confiance par la traîtrise : incentor, insidiator, proditor, et/ou par la mise en accusation qui relève du registre judiciaire : delatores, criminatores, accusatores. Par ailleurs, le mouvement d’opposition des moines à leur abbé est qualifié en des termes qui appartiennent au vocabulaire politique : conjuratio, conspiratio ou rebellio. Tout cela introduit un désordre, une dérive 59 Abbon de Fleury, éd. cit., no 11, col. 436-438. Sur cette affaire, P. Cousin, op. cit., p. 169-171 et B. S. Bachrach, « Robert of Blois », art. cit., p. 132-135. La datation plus précoce de l’abbatiat de Robert remet en cause la démonstration de B. S. Bachrach ; sur la date de l’abbatiat de Robert cf. notre première partie supra. 60 Ibid., no 11, col. 437B-C. Abbon se réfère aux monophysites qui choisirent de rompre avec leur chef ecclésiastique. Cette hérésie refusait la primauté d’une autorité hiérarchique au sein de l’Église cf. A. Blaise, Lexicon latinitatis medii aevi, Turnhout, Brepols, 1975, p. 11. 61 Ibid., no 11, col. 438A-B ; B. S. Bachrach, « Robert of Blois », art. cit., ici p. 132-134, p. 136, et p. 143-144. Sur les liens entre l’évêque d’Orléans et l’abbaye de Micy : E. Jarossay, Histoire de l’abbaye de Micy-Saint-Mesmin-lez-Orléans, op. cit., p. 93-125. 62 Le terme fautores dans la lettre de Gerbert à Constantin : Gerbert d’Aurillac, éd. cit., I, no 86 (avant le 17 août 986), p. 202, et dans celle d’Abbon aux moines de Micy, Abbon de Fleury, éd. cit., no 11 (1004), col. 437A.
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morale et religieuse individuelle et collective d’où l’assimilation de ces situations à un schisme ou une hérésie avec les termes : sectatores, Satyrici, Acephali. Abbon crée même pour son temps l’appellation de Fredericiani, « les Frédériciens », forgée à partir du nom du moine Frédéric. Pour Abbon, il s’agit d’un désordre qui rompt la vie monastique et donc la vie chrétienne. Ainsi, passé le temps de sa restauration, la fonction abbatiale conforme à la règle est mise à l’épreuve. Dans cette période de 986 à 1007, le développement des communautés et les relations avec les autres acteurs de la société fait de cette fonction un nouvel enjeu. Au moment de choisir l’abbé, les tensions au sein des communautés se révèlent. Alors que la nécessité de réforme semble acquise, que l’institution monastique restaurée s’inscrit durablement au sein de la société et attire dans chaque abbaye un plus grand nombre de moines, le monachisme vit, d’une certaine manière, une crise de croissance.
Comment résoudre une crise interne au monastère ? (986-1007) Par quelle procédure résoudre la crise ?
Les correspondances de Gerbert et d’Abbon expriment la manière dont, selon eux, doivent être réglées ces crises au sein des communautés. Elles révèlent aussi des pratiques qui montrent l’implication du milieu monastique au sein de la société. Quelle instance est à même de juger un abbé ? Cette question est au cœur des préoccupations des abbés-réformateurs. Le recours à une juridiction extérieure laïque ou ecclésiastique est-elle légitime ? Dans la crise de 986-988 à Fleury, Gerbert s’est d’abord adressé, entre la fin de l’année 985 et juin 986 à Mayeul de Cluny puis à l’abbé Évrard de Saint-Julien de Tours. S’il désigne Mayeul comme le dux, « chef », des moines, il se plaint auprès d’Évrard du silence de cunctis primatibus vestri ordinis, « tous les premiers de votre ordre »63. Il sollicite l’un et l’autre pour qu’ils examinent et tranchent l’affaire. Mayeul fut d’abord réticent. S’il juge que l’usurpateur doit être condamné, il considère que l’affaire ne le concerne pas directement64. Ses réticences sont évoquées dans la lettre qu’Adalbéron de Reims lui adresse pour obtenir qu’il exprime sa rupture de communion avec l’usurpateur. Mayeul aurait invoqué « la diversité des Empires, la diversité des zones climatiques ». Il aurait considéré qu’il était étranger à la région du Val de Loire. À cette date, en effet, il n’est
63 Gerbert d’Aurillac, éd. cit., I, lettre de Gerbert à Mayeul, no 69, p. 170-171, à Évrard, no 80, p. 190-191 ; le terme de dux lettres : no 80, p. 190, et no 87 adressée à Adalbéron de Reims, p. 206. 64 Ibid., lettre de Gerbert à Constantin, no 86 (avant le 17 août 986), p. 202-205.
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plus abbé de Marmoutier65. Mais, finalement, comme Évrard, Mayeul condamne l’usurpateur66. Est-il possible de comprendre la réticence initiale de Mayeul ? La lettre des abbés rémois cite un passage d’une lettre de ce dernier dans lequel il dit avoir fait appel aux vicinos et contribules, « voisins et confrères »67. Il s’agit ici d’une référence implicite au chapitre LXIV de la Règle de Saint Benoît. Lorsque la communauté élit pour abbé un moine qui se complaît dans ses vices, l’évêque diocésain, les abbés et les chrétiens du voisinage doivent intervenir : Si même toute la communauté choisissait d’un commun accord une personne complice de ses vices – à Dieu ne plaise – et que ces vices viennent tant soit peu à la connaissance de l’évêque au diocèse duquel appartient ce lieu et des abbés ou des chrétiens du voisinage, ils empêcheront la conspiration des méchants de l’emporter, et ils institueront dans la maison de Dieu un administrateur qui en soit digne […]68. Or, la formule de Mayeul n’évoque pas l’évêque et le mot vicini, « voisins », reste ambigu, mais il semble bien qu’il visait d’abord les abbés voisins de Fleury. Le terme contribules, en effet, implique d’appartenir au même groupe69. Ici, il est question des abbés donc de ceux qui exercent la fonction abbatiale. L’affaire devait donc être tranchée par les abbés des monastères voisins de Fleury. De son côté, en 998, Abbon dans l’affaire de Marmoutier expose sa position dans la lettre qu’il adresse à Gauzbert, abbé de Saint-Julien de Tours. Il reproche à Gauzbert, abbé le plus proche, de ne pas être intervenu dès qu’il a eu connais sance des crimes supposés de l’abbé Bernier. L’affaire dure depuis cinq ans. Il lui reproche aussi d’avoir accepté facilement les accusations des moines sans distinguer les accusateurs, des témoins et des juges70. Abbon conteste absolument que l’abbé Bernier ait pu être jugé par ses moines. « Où a-t-il été lu que les brebis avaient jugé le pasteur ? Judas n’a-t-il pas trahi le Maître ? Mais il ne l’a ni accusé,
65 Ibid., lettre no 87 (été 986). Mayeul a quitté l’abbaye de Marmoutier avant la mort du frère du comte Eudes Ier de Blois, l’archevêque de Bourges Hugues, mort le 17 décembre 985 qui participa à l’établissement de Guilibert comme abbé de Marmoutier, supra notre première partie. 66 Ibid., lettre de Gerbert à Évrard, no 88, p. 206-209. 67 Ibid., lettre des abbés de Reims aux frères de Fleury, no 95, p. 228-229. 68 Règle de saint Benoît, éd. et trad. cit., II, chap. LXIV, V. 3-5 : 3. Quod si etiam omnis congregatio vitiis suis – quod quidem absit – consentientem personam pari consilio elegerit, 4. et vitia ipsa aliquatenus in notitia episcopi ad cuius diocesim pertinet locus ipse vel ad abbates aut christianos vicinos clarue rint, 5. prohibeant pravorum praevalere consensum, sed domui Dei dignum constituant dispensatorem […]. 69 Le sens de contribulis est unanime dans les divers dictionnaires latins, il renvoie à la tribu au sens de peuple ; la famille-parent ou cousin ; la religion – coreligionnaire ; la patrie – compatriote ; ou plus rare au sectateur. 70 Lettre d’Abbon à l’abbé G[auzbert], Abbon de Fleury, éd. cit., no 8, col. 430A : alii accusatores, alii testes sint, alii judices, « certains sont accusateurs, d’autres témoins, et d’autres juges ».
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ni jugé71 ». Pour Abbon, c’est contraire à la Règle, au principe d’obéissance au supérieur. De même, en 1004, dans l’affaire de Saint-Mesmin de Micy, Abbon dénonce la procédure à l’encontre de l’abbé Robert et de son disciple. Absents, ils avaient été jugés par les moines sans véritable procès et bannis. Abbon tente de justifier l’attitude de Robert envers ce moine en évoquant l’image évangélique du Pastor pastorum, « Pasteur des pasteurs », Jésus-Christ qui recherche la brebis égarée pour la ramener au troupeau72. Ainsi, selon Abbon, un abbé ne peut pas être jugé par ses propres moines. Pour lui comme pour Mayeul, conformément à la Règle, toute sentence à l’encontre d’un abbé mis en cause par ses moines doit venir d’abord des abbés voisins. Cependant, la Règle prévoit non seulement l’intervention des abbés voisins, mais aussi celle de l’évêque diocésain et des christiani vicini, « Chrétiens du voisinage ». À Fleury, en 986, Évrard de Saint-Julien, puis Mayeul de Cluny, et enfin les abbés rémois jugent et condamnent l’usurpateur. Ils espèrent écarter ce « per fide », mais il est cependant nécessaire d’obtenir la favor principum, « faveur des princes », le jugement des primates, « premiers »73. Ces expressions visent d’abord le roi qui a investi l’abbé et le duc des Francs. Ils ne firent rien, ni le roi carolingien, ni le duc robertien. Au contraire, Oylbold, entre juillet et décembre 987, obtint de Hugues Capet devenu roi un diplôme de confirmation de l’immu nité pour son monastère74. Autrement dit, l’accession royale d’Hugues Capet n’a rien changé à la position d’Oylbold. Il n’est donc pas possible d’analyser ce conflit sous l’angle d’une rivalité entre Carolingiens et Robertiens. À Marmoutier, en 998, Abbon ne se réfère pas à la Règle de saint Benoît pour indiquer à Gauzbert la procédure qu’il aurait dû mettre en œuvre. D’ailleurs, la Règle ne précise pas clairement les modalités d’intervention. Abbon s’appuie sur l’autorité de la lettre de Grégoire le Grand adressée à Loup prêtre et abbé d’Autun pour contester le recours suggéré ici au seul archevêque de Tours. L’affaire aurait dû être examinée et tranchée par des juges, abbés et évêques, au sein d’un concile. Il indique que cela vient de lui être confirmé dans un privilège qu’il a reçu des mains mêmes du pape Grégoire V75. Il s’indigne de la même manière en 1004 dans l’affaire de
71 Ibid., col. 430B : ubi lectum est oves pastorem judicavisse ? An ubi Judas Magistrum prodidit ? sed ipse nec accusavit, nec judicavit. 72 Lettre aux moines de Micy : Abbon de Fleury, éd. cit., no 11, 437A-C-D. Matth. 18, 12-14. 73 Gerbert d’Aurillac, éd. cit., I, lettre à Évrard, no 88, p. 208, et lettre des abbés de Reims aux moines de Fleury, no 95, p. 228. 74 Recueil des chartes de l’abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire, M. Prou et A. Vidier (éd.), Paris, Picard, 1907, vol. 1 : no 69, p. 181-182. 75 Lettre de Grégoire le Grand, Registrum epistularum, éd. D. Norberg, Turnhout, Brepols, 1982, 2 vol., ici 140A, Registrum XIII, no 11 (novembre 602), p. 1009-1011. Cette lettre est insérée au titre 17 du recueil canonique présenté par Abbon au pape Grégoire V, et la bulle d’exemption du 13 novembre 997 y fait allusion. Recueil des chartes de l’abbaye de Saint-Benoîtsur-Loire, éd. cit., I, no LXXI, p. 185-188, ici p. 187 : Denique si contigerit ut abbas accusetur de criminalibus causis, non unius episcopi judicio determinetur sentencia, sed provincialis concilii expecte tur censura, aut si forte appellare maluerit Sedem Apostolicam, res ad Romani Pontificis differatur
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Saint-Mesmin de Micy car les moines se sont adressés au nouvel évêque d’Orléans Foulques pour qu’il intervienne à l’encontre de l’abbé Robert76. Abbon refuse donc l’intervention de l’évêque diocésain seul. Cette position s’inscrit bien dans le contexte du conflit qui oppose alors les abbés aux évêques et dans la perspective du recours à Rome pour obtenir le privilège de l’exemption77. Abbon n’accepte pas non plus l’intervention des pouvoirs laïques. À Marmou tier, Bernier tenta de se disculper par l’ordalie au fer chaud. Abbon dénonce une pratique selon lui contraire aux lois humaines et divines. Il conteste aussi que l’ins truction ait été confiée à des juges laïcs78. De la même manière, à Saint-Cyprien de Poitiers, en 1004, Abbon dans sa lettre à l’abbé de Cluny Odilon dénonce aussi le recours par les moines au tribunal séculier du duc d’Aquitaine. Il veut éviter que l’abbé Gilbert soit soumis à la justice séculière laïque ou ecclésiastique : « Quel moine a forcé son abbé par l’autorité des Pères à un jugement séculier ? » « Qui l’a assigné à un concile de clercs et d’évêques79 ? ». Ainsi, ni les moines, ni l’évêque diocésain seul, ni une autorité séculière ne peuvent contraindre à leur jugement un abbé accusé pour « ses vices ». Ce rôle revient aux abbés « voisins ». L’abbé incriminé, si nécessaire, peut être jugé par un concile provincial, à la condition qu’il soit composé autant d’évêques que d’abbés, il est possible aussi de faire appel à Rome.
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audienciam. Cf. J.-F. Lemarignier, « L’exemption monastique et les origines de la réforme grégorienne », in À Cluny. Congrès scientifique, éd. Société des Amis de Cluny, Dijon, 1950, p. 288-340, rééd. in Structures politiques et religieuses dans la France du haut Moyen Âge. Recueil d’articles rassemblés par ses disciples, Rouen, Publications de l’Université de Rouen, 1995, rééd., p. 285-337, ici p. 302 et p. 308 ; P. Riché, op. cit., p. 163-170 et p. 239. Abbon de Fleury, éd. cit., no 11, col. 437D : Hoc quoque gravissimum in vestra conspiratione reperi, quod benignitatem domni Fulconis Aurelianensis episcopi contra vestrum abbatem exasperastis […]. J.-F. Lemarignier, « L’exemption monastique et les origines de la réforme grégorienne », op. cit., rééd. ici p. 298-312 ; et id., « Le monachisme et l’encadrement religieux des campagnes du royaume de France situées au nord de la Loire, de la fin du xe à la fin du xie siècle », in Le Istituzioni ecclesiastiche della « societas christiana » dei secoli xi-xii. Atti della sesta settimana internazionale di studio, sept. 1974, Milan, Vita e Pensiero, 1978, p. 357-405, rééd. in Structures politiques et religieuses dans la France du haut Moyen Âge, op. cit., ici p. 397-399 ; P. Riché, op. cit., p. 197-232. Abbon de Fleury, éd. cit., lettre no 8, col. 430D : Ecce fama exiit quod contra divinas humanasque leges abbas ignito ferro se purgare voluit, cui audientia denegatur, prærogativa judicii excluditur, palam præjudicium passus asportatur, examen laicis datur, monachis subtrahitur ? P. Riché, op. cit., p. 239-240. Sur les ordalies : J. Gaudemet, « Les ordalies au Moyen Âge : doctrine, législation et pratiques canoniques », in La Preuve, 2e partie, Moyen Âge et Temps modernes, Recueils de la Société Jean-Bodin, XVII, Bruxelles, Librairie encyclopédique, 1965, p. 99-135. Ibid., lettre no 12, col. 439A : Quis monachus auctoritate Patrum abbatem suum ad sæculare judicium compulit ? Quis clericorum vel episcoporum concilio addixit ?
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Quelle fut l’issue de ces conflits ?
À Fleury, l’usurpateur meurt avant le début de l’année 988 sans qu’aucune procédure n’ait abouti à l’exclure. Gerbert, dans une lettre adressée à Constantin encore écolâtre à Fleury, évoque de manière significative la disparition de l’abbé par plusieurs citations bibliques. Parmi elles, l’une renvoie aux conditions d’acces sion d’Oylbold : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu80 », deux autres à sa mort : « Laissez les morts enterrer leurs morts81 » et la citation finale : « J’ai vu l’impie au comble de la grandeur et porté haut comme les cèdres du Liban. J’ai passé mon chemin, et son emplacement n’a pas été retrouvé82 ». Elles suggèrent chez Gerbert qui n’a jamais mentionné le nom de l’abbé une sorte de damnatio memoriae, « damnation de la mémoire »83. Son successeur fut Abbon qui – comme nous l’avons vu à travers sa correspondance – joua un rôle essentiel dans le réseau monastique du Val de Loire jusqu’à sa mort en 1004. L’autre personnalité très présente fut celle de Gauzbert de Saint-Julien de Tours. Il accède à l’abbatiat entre 990 et 996. Il est également abbé des deux fondations nouvelles de Maillezais et Bourgueil84. Comme nous l’avons vu, en 998, Gauzbert et Abbon interviennent à Marmoutier. L’affaire s’est enlisée et dure depuis cinq ans. Abbon demande à l’abbé Bernier incriminé, s’il ne peut pas récuser les faits dont il est accusé, « de donner satisfaction en envoyant un acte de renonciation aux frères et en remettant à l’évêque la charge du gouvernement pastoral85 ». Cette demande indique soit que les crimes reprochés, tous ou en partie, étaient fondés, soit que l’opposition à l’abbé empêchait que ce dernier puisse se maintenir. Finalement, Bernier rendit sa charge à l’archevêque et se retira à Cluny. Quant à l’écolâtre Frédéric, d’après une allusion dans la lettre pour les moines de Micy, il fut sanctionné par un pèlerinage en exil à Jérusalem86. L’abbaye de Marmoutier fut confiée au gouvernement de l’abbé Gauzbert de Saint-Julien, parent du comte de Blois. En contexte blésois, en effet, le rôle du pouvoir comtal au sein du monachisme est clairement formulé dans une clause d’un acte de 996 qui concerne la nouvelle fondation de Saint-Pierre de Bourgueil :
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Matth. 22, 21. Luc. 9, 60. Ps. 36, 35-36. Gerbert d’Aurillac, éd. cit., II, no 139, p. 342-345, la mort de l’usurpateur est aussi évoquée dans les lettres 142 et 143, ibid., p. 348-353. 84 G.-M. Oury, « La reconstruction monastique dans l’Ouest », art. cit., p. 84-85, et id., « Le rôle du monastère de Saint-Julien de Tours », op. cit., p. 200-202. 85 Abbon de Fleury, éd. cit., lettre no 9, col. 433A : fratribus satisfac misso libello repudii reddita episcopo cura pastoralis regiminis. 86 Ibid., lettre no 11 (1004), col. 437B : testatur Fredericus ignobilis scriba, qui nunc Hierosolymis exsulat pro suorum mendaciorum fabrateria, pro excogitatorum de suis fratribus vitiorum inaudita historia.
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Mais cependant, lorsque surviendra la mort de l’abbé de ce monastère, selon le précepte du père Benoît que soit élu par les frères de ce lieu et les chrétiens de chacun des deux ordres celui qui sera apte à se mettre au service des âmes, et aussitôt après avoir été présenté à la susdite comtesse et à ses fils qu’il soit ordonné sans aucun commerce d’argent87. Ainsi, dans le réseau monastique sous influence blésoise, toute accession abbatiale implique une investiture comtale. Comme nous l’avons déjà vu, l’affaire de Saint-Père de Chartres en 1004 en est la plus claire illustration. Son issue est connue grâce au récit du moine Paul, auteur du cartulaire–chronique de la fin du xie siècle. Le comte Thibaut II, parti pour Rome, meurt sur le chemin du retour en juillet 1004. Le roi établit Raoul, doyen du chapitre cathédral, comme nouvel évêque. Il s’oppose alors à l’abbé Magenard. Le bâton pastoral est retiré à ce dernier par l’auctoritatis manu, « la main de l’autorité », vraisemblablement par l’évêque ou peut-être par le comte Eudes II ? Magenard passe quelques jours dans la demeure épiscopale où il fait pénitence par des prières, des vigiles, où ses capacités doctrinales et intellectuelles sont examinées. Il est finalement rétabli, et jusqu’à sa mort, le 30 mars 1011, il conserve sa charge88. Dans les autres affaires, excepté la crise de Saint-Cyprien de Poitiers dont l’is sue n’est pas connue89, la position de l’abbé fut également maintenue. À Micy, le « chef de la conspiration Létald » se retire auprès de l’évêque du Mans Avesgaud. Ainsi, Robert, proche des comtes de Blois, resta abbé jusqu’au 8 août 1011 date de sa mort. Son successeur fut Constantin, ancien doyen de Micy, déjà abbé de Nouaillé90. À Maillezais, l’abbé Gauzbert intervient en venant sur place pour faire échec à la tentative présumée du prieur Théodelin. La fuite des accusateurs disculpe ce dernier qui se réconcilie avec son abbé91. Finalement, parmi toutes les crises évoquées ici, le seul abbé à quitter sa charge en y renonçant fut le clunisien Bernier. Il le fit sur l’intervention des 87 Acte de la comtesse Berthe et de ses fils donné entre le 12 mars et le 24 octobre 996, L. Lex, op. cit., p. j. no VI, p. 129-131, ici p. 130 : Verumtamen, si obitus ipsius cenobii abbatis extiterit, secundum patris Benedicti preceptum, talis qui aptus sit ad servandas animas a fratribus ipsius loci et utriusque ordinis christianis eligatur, atque jam presentiae jam dictae comitissae filiorumque ejus presentatus, absque ullius precii commercio ordinetur. 88 Cartulaire de l’abbaye de Saint-Père de Chartres, éd. cit., I, p. 103-104. Sur la date de la mort de Magenard, le 30 mars 1011, cf. L. Lex, op. cit., p. 26, n. 1. 89 P. Riché, op. cit., p. 251. 90 Ibid., p. 244-246. Constantin est devenu abbé de Nouaillé en 1007 : Gallia christiana, II (1720), Bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur (éd.), col. 1240 : Constantinus Nobiliacum rege bat annis VIII […] Decessit anno 1014. La date de 1014 est donnée par la Chronique de Saint-Maixent, éd. cit., p. 108-109. 91 La fondation de l’abbaye de Maillezais. Récit du moine Pierre, éd. cit., p. 124-129, le récit du moine Pierre est très favorable à Théodelin son futur abbé, cf. G.-M. Oury, « La reconstruction monastique dans l’Ouest », art. cit., p. 103-105 en particulier la politique monastique du duc, p. 104, et L.-J. Bord, Maillezais. Histoire d’une abbaye et d’un évêché, Paris, Geuthner, 2007, p. 43-44.
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abbés Gauzbert et surtout Abbon. Cette affaire de Marmoutier débouche sur l’effacement de la présence clunisienne en Val de Loire et sur le rôle prédominant de l’abbé Gauzbert. De 998 à sa mort en 1007, il domine le réseau monastique du Val de Loire lié au comte de Blois. Cependant, le prestige de Cluny ne s’efface pas complètement. La correspon dance d’Abbon en témoigne. Il apparaît comme le défenseur des intérêts de Cluny à Marmoutier en 998 et plus tard en 1004 à Saint-Cyprien de Poitiers. Ainsi, dans l’affaire de Marmoutier, Abbon, qui s’adresse à Gauzbert de Saint-Julien, évoque le mépris qui s’est manifesté vis-à-vis de l’abbé Odilon. Prenant, en vain, la défense des intérêts de Cluny, Abbon n’hésite pas à le qualifier de totius religionis signifer, « porte étendard de toute la religion »92. Cette formule témoigne du prestige de cet abbé de Cluny dans certains milieux monastiques et ecclésiastiques. Toutes les crises envisagées ici se sont produites dans des monastères situés en dehors de la principauté angevine. La stabilité du réseau monastique qui relève du comte d’Anjou s’explique par la mainmise que le comte a conservée sur les monas tères. Comme nous l’avons déjà souligné, spécialement dans le cas de Saint-Aubin d’Angers, à chaque fois qu’un abbé meurt, sauf exception, le comte intervient pour désigner son successeur. En contexte blésois, si le droit pour les moines de choisir le candidat à la charge abbatiale est respecté, les éventuelles tensions internes aux communautés ne sont pas nécessairement régulées. La capacité des pouvoirs laïques ou épiscopaux à investir les abbés implique les uns et les autres dans la vie des communautés. Tout le combat d’Abbon vise à défendre et à définir un mode de régulation initié seulement par le milieu monastique et capable de résoudre la crise. Autant qu’il est possible, il préconise pour éviter toute procédure judiciaire préjudiciable à « l’ordre » monastique, que l’abbé renonce de lui-même à sa charge.
L’affirmation de Marmoutier entre 1007 et 1056 Entre 1017 et 1025, Guillaume de Volpiano fit souscrire l’acte de fondation de son monastère de Fruttuaria dans le Piémont par les abbés Gauzlin archevêque de Bourges et abbé de Fleury, Odilon de Cluny, Évrard de Marmoutier, et Gauz bert (II) de Saint-Julien, les abbés les plus prestigieux de ce temps. Parmi eux figurent les deux établissements qui ont dominé le réseau monastique du Val de Loire, mais aussi celui qui commence à s’imposer93. Nous sommes à un moment
92 Deux lettres conservées d’Abbon sont adressées à Odilon de Cluny, Abbon de Fleury, éd. cit., no 7 et no 12 ; deux autres font allusion à Odilon, ibid., no 8 (lettre à Gauzbert) d’où est tirée l’expression citée ici, et no 11 (lettre aux moines de Micy). 93 G.-M. Oury, « Le rôle du monastère de Saint-Julien de Tours », op. cit., p. 200 et n. 52, p. 206 et n. 78, et p. 212, n. 68.
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de transition où les abbayes de Fleury-sur-Loire et Saint-Julien de Tours s’effacent au profit de Marmoutier94. Comme nous l’avons vu, la correspondance d’Abbon révèle l’influence bien réelle qu’a exercé Fleury en Val de Loire. Son successeur Gauzlin tout prestigieux qu’il fut ne semble pas la maintenir95. Sa vie révèle un long abbatiat de 1004 à 1030 centré sur l’administration matérielle de l’abbaye. À partir du 1er décembre 1012, tout en conservant sa charge abbatiale, il accède au siège archiépiscopal de Bourges. Son action est désormais tournée essentiellement vers le service du roi capétien96. Cependant, entre 1013 et 1023, il intervient à l’occasion d’une crise survenue à Saint-Florentin de Bonneval. Trois lettres de Fulbert de Chartres, évêque depuis 1006, adressées à l’abbé et archevêque Gauzlin nous font connaître cette affaire97. Dans l’une d’elles, Fulbert de Chartres y exprime sa conception du règlement d’un conflit entre un abbé et sa communauté. L’abbé Tetfrid accusé par ses moines a renoncé à sa charge en leur présence devant l’évêque. Il est autorisé à trouver refuge à Fleury auprès de Gauzlin. Tetfrid était vraisemblablement un moine issu de Fleury. Cependant, Gauzlin, pressé par Tetfrid, intervient et prétend juger cette affaire. L’évêque Fulbert oppose à cela la procédure régulière qui a conduit à ce que l’abbé incriminé remette sa charge : « en ma présence et celle de ceux [les moines] qui étaient avec moi, il a renoncé pour toujours à sa dignité [abbatiale]98 ». En ce sens, Fulbert s’inscrit dans la continuité d’Abbon99. Fulbert poursuit en indiquant comment un successeur a accédé à l’abbatiat. Les moines ont élu l’un d’entre eux « irréprochable », Salomon. Il a été présenté au comte de Blois Eudes II qui lui a donné « selon l’usage » l’abbatiat. Enfin, il a été consacré par Fulbert. Il est ainsi devenu un pasteur : « Celui-ci en attendant tient ce lieu en pasteur100 ». Et Fulbert termine sa lettre en affirmant que si 94 Cf. carte jointe à l’article. 95 Helgaud de Fleury, Vie de Robert le Pieux, R.-H. Bautier et G. Labory (éd. et trad.), Paris, Centre National de la Recherche Scientifique Éditions, 1965, § 25 « Éloge de l’abbé Gauzlin », p. 120-123, ici p. 122 : le roi Robert le Pieux In honoribus seculi eum honorans, attribuit illi honores non minimos, abbatiam Sancti Benedicti quae est caput totius ordinis monastici, et episcopatum Bituricensem sancti prothomartiris Stephani principatum tenentis totius Aquitaniae, qui fuit et est honor et decus Francię. Le verbe subrogare employé par André de Fleury dans la Vie de Gauzlin suggère qu’une élection par les moines a bien précédé l’investiture royale, André de Fleury, Vie de Gauzlin, abbé de Fleury, Paris, Centre National de la Recherche Scientifique Éditions, 1969, p. 32 : […] Gauzlinus, totius honestatis decusque prudentię Floriacensi subrogatur basilicę. 96 J. Péricard, op. cit., p. 55-57, p. 75-76, et p. 275. 97 Fulbert de Chartres, éd. cit., lettres nos 39, 40, et 41, p. 142-145 et p. 148-149. 98 Ibid., no 39, p. 142 : sub audiencia mea et eorum [les moines] qui mecum erant prelacioni suae perpetualiter renunciavit. 99 Comme nous l’avons vu, Bernier de Marmoutier remit de la même façon sa charge, Abbon de Fleury, éd. cit., no 9, col. 433A et supra. 100 Fulbert de Chartres, éd. cit., lettre no 39, p. 142 : Monachi vero qui in Bona Valle remanserant, hoc scientes, alium quendam ex fratribus suis electum eo quod inreprehensibilis esse videbatur obtulerunt Odoni comiti abbacia donandum ut mos erat, michique deinde consecrandum. Is interim locum pastoris tenet.
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un abbé renonce à sa charge, « l’évêque du même diocèse doit ordonner son successeur101 ». Fulbert privilégie ici le rôle de l’évêque qui par la consécration établit pleinement l’abbé dans sa fonction. La perspective est ici envisagée d’un point de vue pastoral. La donation de « l’abbatiat » par le comte ne semble viser la charge que sous l’angle temporel. En ce sens, Fulbert est bien un « précurseur » de la « définition restrictive de l’investiture laïque102 ». À partir de 1007, avec la mort de l’abbé Gauzbert, les monastères qu’il gouver nait retrouvent leur autonomie. À Saint-Julien de Tours, son neveu et homonyme, le moine Gauzbert (II), lui succède jusqu’en 1025. À Saint-Pierre-la-Couture du Mans, Ingelbaud, moine issu de Saint-Julien, accède à l’abbatiat. À Marmoutier, Sicbard qui était prieur sous Bernier, puis doyen sous Gauzbert, devient abbé103. Enfin, à Maillezais, le prieur Théodelin est investi par Guillaume V, duc d’Aqui taine. Il devient aussi abbé de Bourgueil en 1012. Il demeura jusqu’en 1045 à la tête des deux abbayes104. Parmi tous ces monastères, celui de Marmoutier s’affirme à partir de 1015 au sein du réseau monastique du Val de Loire. L’abbaye est alors gouvernée par Évrard (1015-1032 / 1037). Sous cet abbé, les deux premiers événements mon trant l’influence de Marmoutier se situent en 1020. Cette année-là, l’abbé Évrard intervient à Saint-Florent-de-Saumur. L’abbé Giraud après plusieurs années d’un gouvernement abbatial où, selon l’Historia de Saint-Florent, il dilapida les biens du monastère, décide de partir en pèlerinage pour Jérusalem105. Giraud, sur l’imperium « ordre souverain », du comte Eudes de Blois, confie son abbaye à l’abbé Évrard de Marmoutier106. Le choix du comte indique d’une part la vigilance qu’il exerçait sur le monastère saumurois qui était aussi un château comtal et d’autre part l’importance qu’il accordait à Évrard. Celui-ci doit exercer ainsi une sorte d’intérim, l’Historia de Saint-Florent insistant d’ailleurs essentiellement sur
101 Ibid. : episcopus ipsius diocesis in loco eius alterum debeat ordinare. 102 O. Guillot, « Variations de Fulbert sur le thème de la distinction du spirituel et du tempo rel », in Fulbert de Chartres, précurseur de l’Europe médiévale ?, M. Rouche (éd.), Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 243-251, rééd. Arcana imperii II. Olivier Guillot, op. cit., p. 511-521, ici p. 518. 103 Pour Gauzbert (II) : G.-M. Oury, « Le rôle du monastère de Saint-Julien de Tours », op. cit., p. 203-204, pour Ingelbaud : G. Jarousseau, « Réforme monastique et réseaux religieux », op. cit., p. 63-64, et pour Sicbard : Dom E. Martène, op. cit., p. 242-246. 104 G.-M. Oury, « Le rôle du monastère de Saint-Julien de Tours », op. cit., p. 203. Bernon, prédé cesseur de Théodelin à Bourgueil, est mort le 21 novembre 1012, Gallia christiana, XIV, op. cit., col. 656 : « Decessisse legitur 21 novembris 1012 ». 105 « Historia sancti Florentii Salmurensis », éd. cit., p. 265 : Hic autem suis fautoribus, adulatoribus, parentibus et amicis praedia, terras, mansuras, domos et decimas concedebat, « Et celui-ci concédait domaines, terres, manses, maisons, et dîmes à ses partisans, courtisans, parents, et amis », p. 267 : Hic Giraldus, ad sepulchrum Domini orare desiderans, Yerosolimam perrexit, « Giraud, désirant prier au sépulcre du Seigneur, partit pour Jérusalem ». 106 Ibid., p. 268 : Hic enim Giraldus, Odonis comitis imperio, Evrardo, Majoris Monasterii abbati, suam abbatiam commisit.
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sa gestion matérielle de Saint-Florent. Or, l’abbé Giraud, avant de parvenir à Jérusalem, meurt martyr en Asie mineure dans une ville de Lycaonie, dont le nom n’est pas précisé. Son corps est rapatrié pour être enseveli à Saint-Florent107. Le comte donne alors licence aux moines d’élire un nouvel abbé ex beati Martini disciplina, « selon la discipline du bienheureux Martin », c’est-à-dire celle de Marmoutier. L’influence d’Évrard est ici assez claire. Le 26 août 1021, le choix des moines se porte sur Frédéric, un moine venu de Marmoutier. Il est consacré le 1er septembre en présence d’Évrard108. Exactement dans le même temps, le comte Foulques Nerra, lors de la fonda tion de l’abbaye de Saint-Nicolas d’Angers fait appel aux moines de Marmoutier. Il établit, peu après le 1er décembre 1020, comme premier abbé un certain Baudri. Les premières années de cette fondation sont mal connues. Baudri abandonne sa charge pour devenir ermite furtim, « en cachette », avant de revenir à Marmoutier et de finir sa vie au monastère de Tavant, une dépendance de l’abbaye touran gelle109. Après lui, un autre moine de Marmoutier, Renaud, est envoyé par l’abbé Albert de Marmoutier entre 1032 et 1039 au plus tard. Mais celui-ci, avant même de recevoir la bénédiction abbatiale, s’enfuit auprès de Geoffroy Martel, fils de Foulques Nerra qui fondait alors l’abbaye de la Trinité de Vendôme. Finalement, le comte iratus valde, « fort en colère », renvoie les autres moines de Marmoutier et choisit pour abbé Hilduin, prieur de Saint-Aubin d’Angers110. Cette issue montre l’échec de la tentative comtale d’établir à Angers un établissement sur le modèle de Marmoutier. Mais l’appel initial du comte est tout à fait inattendu. Vers 1020, en effet, le comte d’Anjou et le comte de Blois sont en plein conflit. L’insistance du comte Foulques Nerra qui par deux fois choisit d’établir un moine
107 Ibid., p. 268-269. 108 Ibid., p. 269-270 : Giraldo vero abbate hominem exuto, Odonis comitis præcepto ac nobilissimorum voto, anno MXX, VII kalendas septembris (26 août), ex beati Martini disciplina, eligitur Fredericus in abbatem, Letardus in priorem […] Qua maturante actione, Andegavis a pontifice Huberto, kalendis septembris (1er septembre), abbate Evraudo præsente, Fredericus consecratur… Sur la chronologie : W. Ziezulewicz, « La chronologie des abbés de Saint-Florent de Saumur au xie siècle », Revue bénédictine, CVIII, 3-4 (1998), p. 282-297. 109 Tous ces événements sont rapportés dans une charte rétrospective de 1039, Y. [Labande-]Mailfert, Le premier cartulaire de Saint-Nicolas d’Angers (xie-xiie siècle). Essai de restitution précédé d’une étude historique, Paris, École nationale des chartes, 1931, no 280, p. 373-376, ici p. 376 : postquam vero Baldricus abbas monasterium dereliquit heremumque furtim petiit ac posterum Majus Monasterium repatriavit, apud Thabennensium monasterium vitam finivit. O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage, op. cit., II, no C 77. Sur Saint-Nicolas, ibid., I, p. 177-178 et notes. 110 Charte rétrospective de 1039, ibid. La venue de Renaud se situe entre l’acte du 6 décembre 1032 et celui daté de 1039, O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage, op. cit., II, no C 50 et no C 77, au temps de l’abbé Albert de Marmoutier (1032 / 1037-1064). Par la suite, Renaud devient le premier abbé de la Trinité de Vendôme fondée par Geoffroy Martel. Hilduin a été ordonné abbé un 8 septembre sous l’abbé de Saint-Aubin Gautier. Cela n’a pu avoir lieu qu’à partir de 1037 et avant le départ pour Jérusalem du comte Foulques Nerra à la fin de l’année 1039, sur la date de ce pèlerinage cf. L. Halphen, Le comté d’Anjou, op. cit., p. 217-218 et notes.
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de Marmoutier révèle l’influence retrouvée de cette abbaye, y compris en dehors du contexte blésois et pour la première fois en Anjou. Quelques années plus tard, d’une manière différente, mais qui révèle la même prééminence de Marmoutier, une crise grave touche l’abbaye de Saint-Julien de Tours. En 1028, en effet, l’abbé Albert est déposé. L’Histoire abrégée de Saint-Julien de Tours rapporte qu’à la mort de l’abbé Gauzbert (II), en 1025, l’archevêque de Tours Arnoul imposa son propre père, Albert, comme abbé contre la volonté des moines. L’emploi du verbe præponere, « mettre à la tête de / préposer », indique le lien exclusif entre celui qui nomme et celui qui est nommé111. L’abbaye fondée par Théotolon était toujours liée à l’archevêque et Albert était déjà abbé de Saint-Mesmin de Micy. Au bout de trois années, il ne put se maintenir à Saint-Julien et, à la fin de l’année 1028, il est destitué. L’archevêque Arnoul confie alors le monastère à l’abbé Frédéric de Saint-Florent. Richer, qui était aussi un moine issu de Marmoutier, devient prieur. Frédéric assura la charge abbatiale pendant deux années de 1028 à 1030. L’abbé de Marmoutier Évrard lui succéda une autre année. L’un et l’autre durent quitter l’abbaye112. À la fin de l’année 1031, l’ancien prieur Richer devenu entre-temps abbé de Saint-Laumer de Blois est choisi vraisemblablement par les moines de Saint-Julien pour devenir leur abbé113. Les détails de cette longue crise qui dura de 1025 jusqu’à l’accession de l’abbé Richer en 1031 sont donnés dans la « Chronique rythmée de Saint-Julien de Tours » rédigée cependant tardivement entre 1089 et 1128 : fuite de moines, révoltes d’autres, querelles et divisions, détournements de biens par l’archevêque et par des laïcs, meurtre d’un moine, destructions de cultures et de bâtiments, misère des moines, et tutelle de l’archevêque et d’abbés extérieurs114. Après l’abbé
111 « Brevis historia Sancti Juliani Turonensis », éd. cit., p. 230 : Nam Arnulfus archiepiscopus absque voluntate monachorum, patrem suum Albertum illi loco praeposuit. Sur Albert, veuf devenu moine : E. Jarossay, Histoire de l’abbaye de Micy-Saint-Mesmin-lez-Orléans, op. cit., p. 139-153. L’abbé Gauzbert (II) est mort en 1025, cf. supra, le 14 octobre, cf. K. S. B. Keats-Rohan, « The Identification of Abbots in the Necrologies of Mont-Saint-Michel », in Le pouvoir et la foi au Moyen Âge. Mélanges en mémoire du professeur Hubert Guillotel, J. Quaghebeur et S. Soleil (éd.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 89-108, ici p. 102. 112 Ibid., p. 230-231 : Quo post triennium ejecto [Albert], abbati Frederico monasterium commendavit. Richero etiam tunc viro probo et industrio prioratum commisit, qui postea eidem loco optime praefuit. Frederico itaque, qui duobus annis, Euvrardoque, qui uno, coenobio Sancti Juliani praefuerunt abrasis, Richerius praeficitur, de quo supra locuti sumus. G.-M. Oury, « Le rôle du monastère de Saint-Julien de Tours », op. cit., p. 204-205 et notes. 113 Cf. note précédente, et « Chronicon rhythmicum Sancti Juliani Turonensis », in Recueil de chroniques de Touraine, A. Salmon éd., Tours, Ladevèze, 1854, p. 254-255 : Prudenti consilio || Prudens congregatio, || De quo supra, egregium || Elegit Richerium. || […] || Qui datus Blesis [Saint-Laumer de Blois] et nostrae || Gubernator abbatiae, || Utramque ut decuit || Viriliter tenuit. Sur l’abbé Richer : Dom E. Martène, op. cit., p. 273-275. 114 Chronicon rhythmicum Sancti Juliani Turonensis, éd. cit., p. 250-255, datation : L. Halphen, « Note sur les deux chroniques de Saint-Julien de Tours », Le Moyen Âge, XVII (1904), p. 208-214, réimpr. in À travers l’histoire du Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, 1950, p. 121-125.
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Albert de Micy, la succession de trois moines issus de Marmoutier, Frédéric, Évrard, et Richer à la tête de Saint-Julien de Tours marque le passage de la prééminence de cette abbaye à celle de Marmoutier. Ainsi, dans les années 1020-1030, l’abbaye de Marmoutier est devenue l’éta blissement le plus actif en Loire moyenne, à Angers, à Saint-Florent de Saumur, et à Saint-Julien de Tours. Ce dynamisme initié sous l’abbé Évrard prend toute son ampleur sous son successeur Albert, ancien doyen du chapitre cathédral de Chartres, disciple de Fulbert, évêque élu pour lui succédé, il est écarté par le roi. Soutenu par Eudes II, comte de Blois, il devient finalement abbé de Marmoutier entre 1032 et 1037115. Son abbatiat (1032/1037-1064) est bien connu pour être celui de l’affirmation de Marmoutier dans tout l’ouest du royaume avec un vaste réseau de dépendances monastiques et d’initiatives réformatrices. Son action s’est particulièrement manifestée vis-à-vis des abbayes du Val de Loire. C’est sous son abbatiat que l’influence de l’abbaye pénétra de manière irréversible les territoires de la principauté angevine. Comme nous l’avons vu, le comte Geoffroy Martel avait confié entre 1032 et 1040 sa nouvelle fondation de la Trinité de Vendôme au moine de Marmoutier Renaud qui avait fui Saint-Nicolas. Cependant, le retour des moines de Marmoutier à Angers se situe après le 24 août 1044, date de la domination de la Touraine par le comte d’Anjou116. L’initiative vient de l’évêque Hubert de Vendôme. Le 1er mars 1046, il bénit le nouvel abbé de Saint-Serge d’Angers qui était son parent, Vulgrin, moine de Marmoutier, choisi par l’abbé Albert : J’ai appelé dom Albert homme vénérable et abbé de Marmoutier de Tours, afin qu’il m’accorde de sa congrégation la personne apte de l’abbé, qui gouvernera de la même manière ce petit lieu avec la religion et de même la diligence nécessaire. Et lui, qui est un prompt propagateur de la sainte religion chrétienne, a élu un certain frère appelé Vulgrin, qui convient, par la grâce de Dieu, à ma demande. Donc, j’ai béni le même abbé117.
115 O. Guillot, « A Reform of Investiture before the Investiture Struggle in Anjou, Normandy, and England », The Haskins Society Journal, Studies in Medieval History, 3 (1991), p. 81-100, rééd. Arcana imperii II. Olivier Guillot, op. cit., p. 305-327, ici p. 309-310. 116 L. Halphen, Le comté d’Anjou au xie siècle, op. cit., p. 48, Geoffroy Martel prit possession de la ville de Tours trois jours après avoir capturé le comte Thibaud lors de la bataille du bois de Bray le 21 août. 117 O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage, op. cit., I, p. 179-181 et notes. Charte de l’évêque Hubert, original, Bibliothèque municipale d’Angers, ms. 838 (754), no 1 : domnum Albertum venerabilem virum et abbatem Maioris Monasterii Turonensis expetens, ut michi ex /17/ congregatione sua aptam personam abbatis concederet, qui hujusmodi locellum necessaria strenuitate pariter et /18/ religione gubernaret. At ille, ut est sanct(a)e Xpistianitatis promptus propagator, fratrem quendam Nomine VULGRINUM /19/ elegit, convenientem ad postulationem meam per gratiam Dei. Ipsum ego abbatem benedicens […], Premier et second livres des cartulaires de l’abbaye Saint-Serge et Saint-Bach d’Angers, Y. Chauvin (éd.), Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1997, t. 1, no 19, p. 30-33.
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Mais c’est seulement en octobre 1055, lors de la succession de l’abbé Frédéric à Saint-Florent de Saumur, que l’influence de l’abbé de Marmoutier se manifeste vis-à-vis du comte Geoffroy Martel. Ici, Albert applique la distinction de la double investiture au temporel et au spirituel. Cette conception avait été introduite par Albert de Marmoutier dès 1037 dans le monastère de Montier-la-Celle près de Troyes. Il est remarquable que dans sa tradition manuscrite cet acte ait été associé à la correspondance de Fulbert de Chartres, preuve que l’abbé Albert était « tenu pour un disciple de l’évêque118 ». L’acte d’élection de Saint-Florent de Saumur reprend le même formulaire. Sigon lui aussi moine de Marmoutier est élu par la communauté en présence de l’abbé Albert. Il reçoit le pouvoir temporel du comte puis est consacré par la bénédiction de l’évêque d’Angers Eusèbe Brunon qui lui confie la charge des âmes au spirituel : Ensuite, nous l’avons présenté au vénérable et très prudent père Eusèbe évêque de la ville d’Angers, de manière à ce que celui auquel le comte par son autorité a transmis le pouvoir extérieur, l’évêque le consacrant par la due bénédiction, selon la coutume ecclésiastique, lui confère la charge des âmes119. Enfin, l’année suivante, en janvier 1056, la même procédure aboutit à SaintAubin d’Angers à l’accession du moine de Marmoutier, Thierry, mais cette ré forme échoua. À la mort de Thierry en 1060, le comte revint à la procédure antérieure qui permettait au comte d’investir seul l’abbé120. Mais cet échec lié à la situation particulière de l’abbaye Saint-Aubin vis-à-vis du pouvoir comtal ne change rien à l’influence considérable désormais acquise par l’abbaye tourangelle en particulier à travers ses dépendances qui se multiplient depuis les années 1030-1040 en Anjou121.
118 O. Guillot, « Variations de Fulbert », rééd. op. cit., ici p. 518-520, citation p. 519. 119 Charte d’élection pour Sigon : Deinde praesentavimus eum venerabili prudentissimoque /26/ patri Eusebio Andecavensis urbis episcopo, ut cui comes exterius tradiderat auctoritate sua dominium, /27/ episcopus debita benedictione consecrans ex more ecclesiastico curam committeret animarum, Ar chives départementales de Maine-et-Loire, H 1910, no 10, O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage, op. cit., I, p. 182-183. 120 O. Guillot, Le comte d’Anjou et son entourage, op. cit., I, p. 156-160, et id., « A Reform of Inves titure », art. cit., p. 312-318. Sur cette question dans une perspective différente : J.-H. Foulon, « Les investitures abbatiales en Normandie : quelques réflexions autour du cas de l’abbaye du Bec-Hellouin (1034-1136) », in Proceedings of the Battle Conference 2012 on Anglo-Norman Studies, XXXV, D. Bates (éd.), Woodbridge, Suffolk, The Boydell Press, 2013, p. 181-212, ici p. 204-207. 121 C. Lamy, « Les prieurés angevins de l’abbaye de Marmoutier », Archives d’Anjou, 10 (2006), p. 153-164.
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Conclusion La notion relativement neutre de réseau donne le sentiment de relations régu lées entre les établissements monastiques. Le réseau donne aussi à voir la diffusion irrésistible de la réforme par la restauration de monastères anciens ou la création de nouveaux. À partir du milieu du xe siècle en Val de Loire le mouvement monas tique, initié par Cluny, est dès lors impressionnant. Et pourtant, il est apparu que cette région n’avait pas été pénétrée durablement par l’influence clunisienne. Le phénomène est expliqué en raison de la présence d’abbayes puissantes soutenues par les pouvoirs laïques. Si effectivement la crise de Marmoutier de 993 à 998 marque une rupture avec la fin de la présence directe des Clunisiens dans la région, cependant le prestige de Cluny demeure. L’attitude d’Abbon de Fleury vis-à-vis de l’abbé Odilon jusqu’en 1004 est, de ce point de vue, significative. Les sources conservées, en particulier les correspondances, révèlent un monde en mouvement animé par la circulation des idées, des connaissances, et des livres, mais aussi celle des abbés et des moines. Si en principe chaque monas tère est autonome, en pratique les relations entre les monastères contribuent à construire une véritable « société monastique ». Celle-ci cherche à s’affranchir des contraintes extérieures en élaborant des procédures de règlement des conflits propres au monachisme. Cependant, les discordes au sein des monastères révèlent les tensions au cœur de communautés en pleine croissance, en particulier lorsque vient le temps de choisir un nouvel abbé. Ces litiges constituent aussi la face interne des rapports parfois conflictuels entre les abbés et les pouvoirs séculiers, celui des princes et celui des évêques. Les uns et les autres interviennent fréquem ment dans la vie des communautés. À l’échelle du réseau monastique l’équilibre s’établit au gré des évènements qui marquent chaque établissement. Une crise au sein d’un monastère peut déstabiliser l’ensemble. Tout dépend de son intensité, de sa durée, et de l’implication des acteurs extérieurs, mais aussi de la place de ce monastère dans le réseau. La crise révèle non seulement la faiblesse d’une communauté, mais aussi le ou les établissement(s) dynamique(s). Si la crise touche un monastère majeur, alors l’équilibre des relations est déstabilisé et une autre abbaye émerge au sein de cette « société monastique ». La qualité des abbés et des moines, leur force spirituelle, la puissance matérielle des établissements, et la capacité à capter le soutien du pouvoir politique et celui des autorités ecclésiastiques, à les influencer, voilà sans doute les ingrédients d’un succès assuré, mais que viennent les « vices » et tout s’écroule. De ce point de vue, la question des itinéraires personnels et des relations familiales et sociales des abbés et des moines est primordiale. Les abbés en particulier jouent un rôle essentiel dans la construction de cette « société ». Ainsi, après l’abbé de Cluny, Odon puis Mayeul, après aussi les abbés Évrard de Saint-Julien de Tours, Abbon de Fleury, et jusqu’en 1007 Gauzbert de Saint-Julien, c’est l’abbé Évrard de Marmoutier qui, à partir des années 1020-1030, exerça une forme de prééminence sur le réseau monastique du Val de Loire et ses marges. Son abbatiat marque un tournant dans l’histoire du monachisme de cette région.
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Carte 1. Réseau monastique des abbayes du Val de Loire (xe siècle-première moitié du xie siècle). Source : d’après travaux de G. Jarousseau / réalisation : S. Gautier (2017).
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Échanges et divergences Monastères doubles et conhospitae dans les pays celtes du haut Moyen Âge
En dépit des résultats apportés par la recherche des trente dernières années, la notion de chrétientés celtiques perdure1. On continue de parler d’une église celte comprenant Irlandais et Bretons (insulaires et continentaux), immuable du ve au xiie siècle et par conséquent archaïque, et finalement différente de – sinon opposée à – l’Église romaine. Ce n’est certes pas le discours des historiens sérieux, spécialistes du haut Moyen Âge, qui connaissent les divergences qui existaient entre les différentes communautés chrétiennes des pays de langues et cultures celtes, qui savent que la situation et les usages de ces Églises, tout comme leur en vironnement social, ont changé et évolué au cours du haut Moyen Âge et que, loin de s’opposer à Rome, ces Églises n’ont cessé de vouloir s’intégrer à la chrétienté romaine, de participer à ses développements, et de proclamer leur orthodoxie. Le sujet abordé ici n’est qu’un des aspects de ces particularités attribuées à l’Église dite « celte ».
1 Issue de l’historiographie du xixe siècle et diffusée par des érudits tels que P. Varin, « Mé moire sur les causes de la dissidence entre l’Église bretonne et l’Église romaine », Mémoires présentés par divers savants à l’Académie des inscriptions et belles-lettres de l’Institut de France, 5/2 (1858), et L. Gougaud, Les Chrétientés celtiques, Paris, Gabalda, 1911, la notion de chrétientés celtiques fait encore l’objet de publications au xxie siècle, comme celle de C. Labasse, Essai sur les chrétientés celtiques, Raleigh, Lulu Press, 2013, en dépit d’une remise en question sérieuse commencée par K. Hughes en 1981, « The Celtic Church : Is This a Valid Concept ? », Cam bridge Medieval Celtic Studies, 1 (1981), p. 1-20. Dans le présent volume, voir C. Brett, « Mo nastères, migration et modèles », p. 27, n. 2. Jean-Michel Picard • University College Dublin Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 211-228. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131320
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Conhospitae Une des particularités qui a fait couler beaucoup d’encre est le rôle dans cette Église de femmes compagnes de prêtres ou de moines. Il convient de réexaminer les textes sur lesquels se fonde cette théorie. Le plus connu est la lettre envoyée dans la deuxième décade du vie siècle à deux prêtres bretons par l’évêque métropolitain de Tours, appuyé par les évêques d’Angers et de Rennes2 :
À nos bienheureux seigneurs et frères en Jésus-Christ, Lovocat et Catihern, prêtres, Licinius, Melanius et Eustochius, évêques. Par un rapport du Vénérable prêtre Speratus, nous avons appris que vous ne cessez point de porter chez vos compatriotes, de cabane en cabane, certaines tables sur lesquelles vous célébrez le divin sacrifice de la messe avec l’assistance de femmes auxquelles vous donnez le nom de conhospitae ; pendant que vous distribuez l’eucharistie, elles prennent le calice et osent administrer au peuple le sang du Christ. C’est là une nouveauté et une superstition inouïe. […] Aussi avons-nous cru devoir vous avertir et vous supplier, pour l’amour du Christ, au nom de l’unité de l’Église et de l’intégrité de notre commune foi, de renoncer aussitôt que notre lettre vous sera parvenue, à ces abus des tables en question, que nous ne doutons pas avoir été consacrées comme il convient par des prêtres, et de ces femmes que vous appelez conhospitae, d’un nom qu’on n’entend ni ne prononce sans une certaine frayeur d’âme, d’un nom propre à diffamer le clergé et à jeter la honte et le discrédit sur notre sainte religion. C’est pourquoi, selon les décisions des Pères, nous ordonnons à votre charité, non seulement d’empêcher ces simples femmes de souiller les sacrements divins en les administrant illicitement, mais encore de n’admettre à habiter sous votre toit aucune femme qui ne soit votre mère, votre aïeule, votre sœur ou votre nièce, les contrevenants devant être éloignés du seuil sacrosaint de l’Église, conformément aux canons3.
2 Munich, Bayerische Staatsbibliothek, CLM 5508, fol. 102r-102v ; A. Jülicher (éd), « Ein gal lischen Bischofsschreiben des 6. Jahrhunderts als Zeuge für die Verfassung des Montanisten kirche », Zeitschrift für Kirchengeschichte, 16 (1896), p. 664-671 ; pour une discussion voir, entre autres, L. Duchesne, « Lovocat et Catihern, prêtres bretons du temps de saint Melaine », Re vue de Bretagne et de Vendée, 7 (1885), p. 5-18 ; L. Gougaud, Les Chrétientés celtiques, p. 95-96 ; B. Tanguy, « De l’origine des évêchés bretons », Britannia Monastica, 3 (1994), p. 5-33, ici p. 13-15 ; J. An Irien, « Aux origines de l’église celtique », Britannia Monastica, 3 (1994), p. 55-69 ; A.-Y. Bourgès, « Corseul, Carhaix et l’activité métropolitaine de Perpetuus de Tours : archéologie, liturgie et canons conciliaires (ve siècle) », Britannia Monastica, 16 (2012), p. 11-39 ; L. Bailey, « The Strange Case of the Portable Altar : Liturgy and the Limits of Epi scopal Authority in Early Medieval Gaul », Journal of the Australian Early Medieval Association, 8 (2012), p. 31-51. 3 Licinius, Melanius, Eustochius, Epistula Lovocato et Catiherno presbyteris, éd. Ralph W. Mathisen, People, Personal Expression, and Social Relations in Late Antiquity, Volume II. Selected Latin Texts from Gaul and Western Europe, Ann Arbor, The University of Michigan Press,
échanges eT diVergences
Les évêques condamnent ici ce qui semble être une pratique chez certains prêtres bretons de se faire accompagner de conhospitae, des femmes dont le nom même inspire l’horreur et qui ont le front de distribuer la communion. Que des femmes aient contribué à servir la messe, y compris à distribuer la communion à la fin du ve/début du vie siècle n’est pas étonnant en soi et n’est qu’un des nombreux cas d’adaptation des communautés chrétiennes à leur environnement et, en particulier au problème de manque de personnel pour subvenir aux besoins pastoraux de la population. Ce qui me gêne, c’est l’emploi du terme conhospita (lit. « celle qui partage l’hospitalité ») pour désigner une institution typiquement celte. Nous disposons maintenant d’outils de recherche que Pierre Joseph Varin et Dom Louis Gougaud n’avaient pas, et les banques de données de la Library of Latin Texts4, du Dictionary of Medieval Latin from Celtic Sources5, du Dictionary of Medieval Latin from British Sources6, nous permettent d’affirmer avec une certaine assurance que le mot conhospita est un hapax qui se trouve uniquement dans cette lettre. Le masculin conhospes existe, employé dans le langage poétique de Paulin de Nole pour désigner le corps de saint Nazaire, « partageant l’hospitalité » de saint Félix, enterré dans sa basilique de Nole7. En tant que nom propre, on trouve une
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2003, p. 171-173 : Dominis beatissimis et in Christo fratribus Louocato et Catiherno presbyteris, Licinius, Melanius et Eustochius episcopi. Viri uenerabilis Sperati presbyteri relatione cognouimus quod gestantes quasdam tabulas per diuersorum ciuium uestrorum capanas circumferre non desina tis et missas, ibidem adhibitis mulieribus in sacrificio diuino, quas conhospitas nominastis, facere praesumatis, sic ut erogantibus uobis eucharistiam illae uobis positis calices teneant et sanguinem Christi populo administrare praesumant, cuius rei nouitas et inaudita superstitio. […] Qua de re caritatem uestram in Christi amore pro ecclesiae unitate et fidei catholicae societate inprimis credidi mus admonendam, obsecrantes ut cum ad uos nostrae peruenerunt paginae litterarum, repentina de praedictis rebus emendatio subsequatur, id est antedictas tabulas, quas a presbyteris non dubitamus, ut dicitis, consecratas, et de mulieribus illis quas conhospitas dicitis, quae nuncupatio non sine quodam tremore dicitur animi uel auditur, quod clerum infamat et sancta in religione tam detestandum nomen pudorem incutit et horrorem. Idcirco, secundum statuta patrum, caritati uestrae praecipimus, ut non solum huiuscemodi mulierculae sacramenta diuina pro inlicita administratione non polluant, sed etiam praeter matrem, auiam, sororem uel neptem intra tectum cellulae suae si quis ad cohabitandum habere uoluerit, canonum sententia a sacrosanctae liminibus ecclesiae arceatur. P. Tombeur, Thesaurus formarum totius Latinitatis a Plauto usque ad saeculum XXum, Turnhout, Brepols, 1998. A. Harvey et J. Power, The Non-Classical Lexicon of Celtic Latinity, Turnhout, Brepols, 2005, vol. 1. R. Ashdowne, D. Howlett, R. Latham, Dictionary of Medieval Latin from British Sources, 3 vols, Oxford, Oxford University Press, 2018. Pour une consultation électronique de ces dictionnaires voir la Database of Latin Dictionaries sur www.brepolis.net. Paulin de Nole, Poèmes, éd. W. Von Hartel, Sancti Pontii Meropii Paulini Nolani Opera. II Carmina, Vienne, Friedrich Tempsky, 1894 (Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum 30), p. 27, l. 438-439 : Hic et Nazarius Martyr, quem munere fido // Nobilis Ambrosii, substrata mente recepi // Culmina Felicis dignatur et ipse cohospes. // Fraternisque domos privatis sedibus addit, « Ici aussi se trouve le saint martyr Nazaire, que je reçus en fidèle présent //du noble Ambroise en toute humilité // Ce compagnon de séjour ennoblit lui aussi la basilique de Félix // et ajoute un édifice fraternel à son propre domicile ».
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Conhospita sur une stèle funéraire au musée de Constantine en Algérie8. Je ne sais s’il faut attribuer une signification au fait que Speratus, le vénérable prêtre qui a dénoncé les deux prêtres bretons Lovocat et Catihern auprès de l’évêque Licinius ou Melaine, porte un nom bien connu des spécialistes de l’Afrique du Nord de l’antiquité tardive : c’est celui du porte-parole des Martyrs Scillitains exécutés en 180 dans le diocèse de Carthage9, celui d’un soldat enterré près d’Utique10, du maître des esclaves d’un domaine rural près de Cirta11, de deux évêques présents à la Conférence de Carthage en 411, l’un dans le camp donatiste et l’autre dans le camp catholique12. S’il me fallait choisir un milieu pour la création du terme conhospita, je pencherais pour un contexte méditerranéen plutôt que pour les Îles britanniques. Le conflit entre le vénérable Speratus et ses voisins bretons semble d’autant plus un cas particulier que la lettre des évêques de la province de Tours a eu une circulation très réduite. Elle n’existe en fait que dans un seul manuscrit, le CLM 5508 aujourd’hui conservé à Munich13. La lettre s’y trouve insérée entre les actes du Concile de Vannes de 465 et ceux du concile d’Éauze de 551 dans une collection canonique proche de la Collectio Sanblasiana (qu’avec raison Eckhard Wirbelauer préférerait appeler Collectio Italica)14. La provenance de ce manuscrit écrit dans les années 775-799 est Salzbourg, à l’époque où l’Irlandais Fergal (Virgilius) se trouve être évêque de la ville. Si le but de la Collectio Italica est bien de réformer l’Église italienne du début du vie siècle, elle s’est étoffée au cours des siècles suivants et la version compilée dans la province de Norique au viiie siècle reflète les intérêts des différents compilateurs qui ont enrichi la collection durant les générations précédentes. Des clercs de la province de Tours ont certainement été impliqués. En effet, outre la lettre de Licinius, Eustochius, et Melaine aux prêtres bretons, le texte qui contient les actes du concile de Vannes de 465 est en fait une lettre de Perpetuus, évêque de Tours, Paterne, évêque de Vannes, Athenius, évêque de Rennes, et Nunechius, évêque de Nantes, aux évêques d’Angers et du Mans, qui n’avaient pu se rendre à Vannes, et auxquels on
8 Voir A. Cherbonneau, « Inscriptions latines découvertes dans la province de Constantine depuis le commencement de l’année 1860 », Annuaire de la Société archéologique de la province de Constantine, 5 (1860-1861), p. 134-181, ici p. 165, Stèle 57 : « d. m. s. // cohospita // vix // lxx » (Consacré aux dieux mânes // Cohospita // vécut //70 ans). 9 Acta Martyrum Scillitanorum, éd. A. Bastiaensen, Atti e Passioni dei Martiri, Milan, Monda dori, 1987, p. 100-104. 10 A. Laronde, « Une inscription de Tunisie retrouvée », in A. Mastino (éd.), L’Africa romana, Sassari, Gallizzi, 1991, p. 277-281, ici p. 279-281. 11 J. Carlsen, « Estate Management in Roman North Africa. Transformation or Conti nuity ? », in A. Mastino (éd.), L’Africa romana, op. cit., p. 625-637, ici p. 632. 12 Gesta Conlationis Carthaginensis, éd. S. Lancel, Actes de la conférence de Carthage en 411, t. II, Paris, Cerf, 1972 (Sources Chrétiennes 195), p. 726 et p. 792. 13 Munich, Bayerische Staatsbibliothek, CLM 5508, fol. 102r-102v. 14 E. Wirbelauer, Zwei Päpste in Rom. Der Konflikt zwischen Laurentius und Symmachus (498-514). Studien und Texte, Munich, Tuduv, 1993, p. 122-128.
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souligne les points décidés au concile, en particulier sur l’uniformité des pratiques religieuses dans toute la province ecclésiastique15. Nous reviendrons plus tard sur les collections canoniques dans le contexte irlandais.
Crínog Au phénomène de la conhospita, on a ajouté à partir des années 1910 celui de la crínog, équivalent irlandais de la conhospita bretonne. De nouveau le scénario s’échafaude sur un seul poème cette fois du xie siècle dans un seul manuscrit du xve siècle. L’irlandais ancien est une langue difficile, dont nous ignorons encore bien des aspects, surtout en matière de vocabulaire. Les traductions qu’on en a données sont souvent une question d’instinct plutôt que de rigueur scientifique. Dans sa traduction du poème, en 1911, le celtisant allemand Kuno Meyer a attribué au poème un sens sexuel : § 1 Crínog ton chant est mélodieux bien que tu ne sois plus jeune, tu fais encore des manières nous avons grandi ensemble dans le royaume du nord de Néil quand nous couchions ensemble en un sommeil tranquille. § 2 Mon âge, quand tu couchais avec moi, ô dame sans pareille de sagesse agréable, était celui d’un jeune homme au cœur pur, sans aucun défaut, un gentil garçon de sept ans. […] § 5 Depuis tu as couché avec quatre hommes après moi, sans folie ou péché. Je sais, je l’ai entendu de toute part, tu es pure, sans avoir connu le péché de l’homme. § 6 Enfin, après de fatigants voyages, tu m’es revenue, aguerrie en sagesse. La noirceur de l’âge s’est incrustée sur ton visage sans péché, ta vie tire à sa fin16. 15 Munich, Bayerische Staatsbibliothek, CLM 5508, fol. 100v-102r. Sur le problème de l’autorité épiscopale en territoire breton, voir A. Lunven, Du diocèse à la paroisse. Évêchés de Rennes, Dol et Alet/Saint-Malo (ve-xiiie siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 35-55. 16 A Chrinoc, Cubaid do Cheol, éd. J. Carney, « A Chrinoc, Cubaid do Cheol », Eigse, 4 (1944-1945), p. 280-283, § 1-6 : « A Chrínóc, cubaid do cheól, | Cenco bat firóc at fial, | ro-mósam túaid i tir Néill | tan do-rónsam feis réid ríam || 2. Rop hi m’aes tan ro-fois lem, | a bé niata in gáesa grinn, | daltán clíabglan cáem nád camm, | maccán mall secht mbliadan mbinn. ||
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Cette traduction est discutable, en particulier l’insistance sur le verbe « cou cher » alors que les termes en irlandais ancien (sám, foss) expriment simplement l’idée de « se reposer ». Sur la base de telles traductions, certains historiens ont postulé une pratique répandue du synéïsaktisme parmi les moines irlandais, qui auraient pratiqué l’ascèse d’une abstinence totale, tout en partageant leur lit avec des femmes17. Bien sûr, les Irlandais avaient été mis au courant de cette pratique par les écrits des Pères de l’Église et les textes des conciles, qui, d’ailleurs, la déconseillaient fortement18. Le texte est en fait un poème à clé, l’un de ces nombreux jeux littéraires où les Irlandais excellaient et dont le sens caché ne pouvait être compris que par les meilleurs élèves. Le sujet du poème est en fait un livre, réservoir de sagesse et compagnon d’étude, avec son velum tout neuf au début de la scolarité, prêté ensuite à d’autres élèves de l’école monastique et rendu tout fripé à son propriétaire initial, mais intact en son contenu de savoir. Bien sûr, le choix des mots est ambigu et le poète et ses amis jouent sur cette ambigüité. L’adjectif crín en irlandais ancien veut dire « desséché, flétri, décrépit » et même avec une pointe d’affection exprimée par le suffixe diminutif -óc, je doute que la compagne du moine, si tant est que le texte fût adressé à une femme, ait apprécié le compliment d’être nommée « Crinog », sans parler d’autres allusions dans le poème aux ravages de l’âge. Plutôt qu’une ode à une compagne aimée, le poème A Chrinoc, cubaid do cheol reflète les jeux d’esprit à tendance plutôt misogyne, communs en milieu monastique.
[…] 5. Ro-fois la cethrar íar sin | im diaid cen nach methlad mer, | ro-fetar, is beóda in blad, | at glan cen phecad fri fer. || 6. Fo deóid dom rúachtais do-ris | íar cúartaib scís, gleó co ngaeis ; | do-dechaid temel tart gnúis, | cen drúis is dered dot aeis || » ; traduction anglaise de K. Meyer, Selections from Ancient Irish Poetry, London, Constable & Co., 1911, p. 37-38. 17 L. Gougaud, « Mulierum consortia : étude sur le synéïsaktisme chez les ascètes cel tiques », Ériu, 9 (1923), p. 147-156 ; R. E. Reynolds, « Virgines subintroductae in Celtic Chris tianity », Harvard Theological Review, 61 (1968), p. 547-566. 18 Voir les deux traités de Jean Chrysostome, Adversus eos qui apud se habent subintroductas vir gines, éd. J. Dumortier, Saint Jean Chrysostome, Les Cohabitations suspectes. Comment observer la virginité Paris, Les Belles Lettres, 1955, p. 44-94, et id., Quod regulares feminae uiris cohabitare non debeant, p. 95-137 ; Cyprien de Carthage, Epistulae, éd. W. von Hartel, S. Thasci Caecili Cypriani Opera omnia. iii, 2. Epistulae, Vienne, Carl Gerold’s Sohn, 1871 (Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum 3), p. 472-478 ; Jérôme, Epistulae, éd. I. Hilberg, S. Eusebii Hiero nymi Opera. i, 1. Epistulae i-lxx, Vienne, Friedrich Tempsky, 1910 (Corpus Scriptorum Ecclesias ticorum Latinorum 54), p. 143-211, ici p. 161-162 ; Concile de Nicée, § 3, éd. K. J. Hefele et H. Leclercq, Histoire des Conciles d’après les documents originaux, I, 1, Paris, Letouzey et Ané, 1907, p. 536-539 ; voir aussi les références aux textes des conciles données par P. de Labriolle, « Le mariage spirituel dans l’antiquité chrétienne », Revue historique, 137 (1921), p. 204-225, ici p. 222.
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Monastères doubles L’évocation de la cohabitation d’hommes et de femmes dans un contexte monastique nous amène à la question des monastères doubles qui, elle aussi, a fait couler beaucoup d’encre19. L’existence de monastères doubles et la présence de femmes participant pleinement à la vie des communautés monastiques est un phénomène qui a souvent été associé aux usages particuliers des chrétientés celtiques du haut Moyen Âge. En fait, les sources médiévales montrent que, com parés à la situation des pays de culture germanique (anglo-saxons et francs), les monastères doubles, ou même les monastères féminins simples, sont relativement rares dans les pays de culture celtique. En dépit des conclusions de la thèse de Catherine Peyroux, défendue à Princeton en 199120, le terme de monastère double continue d’être employé et souvent cité comme élément caractéristique de l’Église irlandaise. La réalité des monastères que l’historiographie des xixe et xxe siècles a qualifiés de monastères doubles est si diverse que Catherine Peyroux a pensé proposer l’abolition de ce terme, pour revenir cependant à la proposition d’un emploi plus mesuré et prudent, tenant compte de chaque contexte histo rique particulier21. Loin d’être des bastions de la pratique du monastère double, les pays de langues celtiques semblent être particulièrement mal nantis dans ce domaine. Pour la Bretagne, Jean-Christophe Cassard a déjà fait remarquer que la présence des femmes est extrêmement discrète dans les textes relatifs à l’Église bretonne du haut Moyen Âge22. La réalité a pu être différente, mais il nous faut constater le silence des sources. Pour l’Irlande, l’historiographie commence au ixe siècle avec la rédaction du Catalogus Sanctorum Hiberniae, qui propose déjà une périodisation qui aura la vie dure23. L’auteur, qui semble bien connaître les généalogies royales irlandaises, envisage trois périodes pour le développement de l’Église irlandaise. Dans la première période, allant des années 450 à 540 d’après les listes royales, les saints fondateurs des Églises irlandaises étaient tous des évêques : Le premier ordre des saints catholiques était contemporain de Patrick. Ils étaient alors tous évêques et saints, remplis de l’Esprit Saint, au nombre de
19 Voir dernièrement M. Gaillard, « Les monastères doubles dans le nord du royaume franc au viie siècle » in G. Moyse (éd.), Le monachisme luxovien à l’époque de Saint Eustaise, Luxeuil-lesBains, Les Amis de saint Colomban, 2018, p. 38-54, et la bibliographie citée dans les notes. 20 C. R. Peyroux, Abbess and Cloister : Double Monasteries in the Early Medieval West, Princeton, Princeton University, 1991 ; Ann Arbor, University Microfilms International, 1993. 21 Id., « Double Monasteries », in M. Schaus (éd.), Women and Gender in Medieval Europe : An Encyclopedia, New York, Routledge, 2006, p. 226-228. 22 J.-C. Cassard, « La femme bretonne au haut Moyen Âge », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 93/2 (1986), p. 128-137. 23 Voir E. Graff, « A Note on the Divisions of Time in the Catalogue of the Saints of Ireland », in P. Moran et I. Warntjes (éd.), Early Medieval Ireland and Europe, Turnhout, Brepols, 2015, p. 99-117.
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350, fondateurs d’Églises. Ils avaient un seul chef, le Christ, un seul guide, Patrick, une seule messe avec la même liturgie, ils portaient une seule tonsure allant d’une oreille à l’autre24. En ce qui concerne les femmes: Ils ne rejetaient ni le service ni la compagnie des femmes parce que, solidement établis sur la pierre du Christ, ils ne craignaient pas le vent de la tentation25. Pour la seconde période, allant des années 540 à la fin du vie siècle, les saints sont rarement des évêques et sont surtout des prêtres, c’est-à-dire des abbés : Le second ordre fut composé de prêtres catholiques. Dans cet ordre il y avait peu d’évêques et beaucoup de prêtres, au nombre de 300. Il n’avait qu’un seul chef, notre Seigneur, mais ils célébraient des messes différentes et avaient des règles différentes, une seule Pâques au quatorzième jour de la lune après l’équinoxe, une seule tonsure allant d’une oreille à l’autre. Ils refusaient le service des femmes, les séparant des monastères26. La troisième période, couvrant le viie siècle jusqu’aux épidémies des années 660, produisit moins de saints, une centaine seulement, qui comprenait peu d’évêques et surtout des abbés de communautés ascétiques : Le troisième ordre des saints était tel : ils étaient au nombre de cent, avec peu d’évêques et des saints prêtres qui habitaient des lieux déserts. Ceux-ci vivaient de légumes, d’eau et d’aumônes des fidèles, méprisaient tout bien terrestre et évitaient tout bavardage et absolument toute médisance. Ils avaient des règles différentes, des rites de célébration différents et une tonsure différente, certains portant la tonsure en couronne, d’autres avec de longs cheveux. Ils avaient aussi une fête de Pâques différente, les uns la célébrant à la quatorzième lune, les autres à la treizième27.
24 Primus ordo Catholicorum Sanctorum erat in tempore Patricii. Et tunc erant episcopi omnes clari et sancti et Spiritu Sancto pleni CCCL numero, Ecclesiarum fundatores, unum caput Christum et unum ducem Patricium habebant, unam missam, unam celebrationem, unam tonsuram ab aure usque ad aurem sufferebant, Anon., Catalogus Sanctorum Hiberniae, éd. P. Grosjean, « Édition et commentaire du Catalogus sanctorum Hiberniae secundum diversa tempora ou de tribus ordinibus sanctorum Hiberniae », Analecta Bollandiana, 73 (1955), p. 197-213 et p. 289-322, ici p. 209, § 1. 25 Mulierum administrationem et consortia non respuebant quia super petram Christi fundati, uentum tentationis non timebant, ibid. 26 Secundus ordo Catholicorum presbyterorum. In hoc enim ordine pauci erant episcopi et multi presbyteri, numero CCC. Unum caput Dominum nostrum habebant, diuersas missas celebrabant et diuersas regulas, unum pascha quarta decima luna post aequinoctium, unam tonsuram ab aure ad aurem. Abnegabant mulierum administrationem, separantes eas a monasteriis, ibid., § 2. 27 Tertius ordo sanctorum erat talis : Erant enim illi presbyteri sancti et pauci episcopi, numero c, qui in locis desertis habitabant. Hii oleribus et aqua et elemosinis fidelium uiuebant, et omnia terrena contempnebant, et omnem susurrationem et detractionem penitus euitabant. Hii diuersas regulas
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Pour cette troisième période, la question des femmes n’est même pas mention née. Nous savons maintenant que les détails de cette périodisation sont faux, y compris pour le statut des évêques dans l’église irlandaise de la troisième période au viie siècle28. Pour la période patricienne nous n’avons pas de sources, si ce ne sont les propres écrits de saint Patrick, où moines et moniales du Christ sont mentionnés sans aucune indication sur les conditions pratiques de leur vie29. Le fait que les moniales soient filles de rois indique cependant l’importance des réseaux familiaux et du statut social des fondatrices de communautés féminines, phénomène que l’on observe aussi au siècle suivant chez les Anglo-Saxons et les Francs. Les informations glanées dans les Vies de saints du viie siècle confirment l’importance du réseau familial. Les saintes irlandaises sont des sœurs, des filles ou des mères de personnages importants dans l’Église ou dans la société civile du royaume. Elles ne cohabitent pas avec les hommes, même si leurs communautés sont considérées comme jumelées et que les sacrements restent la prérogative des hommes. Les Collectanea de Sancto Patricio, écrits par Tírechán vers 685, offrent l’exemple des monastères de Dumech (au nord d’Elphin, voir carte en annexe), fondé par saint Rodán, disciple de Patrick, et celui de Tawnagh, fondé par Mathona, sœur de l’évêque Benignus, autre disciple de Patrick : Patrick vint de la Fontaine d’Ail Find [= le Roc blanc] à Dumech Uí Ailello [= le Tertre des descendants d’Ailil] et il fonda là une église encore appelée jusqu’à ce jour Senchell Dumiche [= l’ancienne église du Tertre], qu’il laissa aux saints hommes Macet et Cetgen ainsi qu’au prêtre Rodán. Et c’est là que vint s’exiler auprès de lui une bienheureuse fille nommée Mathona, qui était la sœur de Benignus le successeur de Patrick et qui prit le voile des mains de
et uarios celebrandi ritus habebant, et diuersam etiam tonsuram : aliqui enim habebant coronam, aliqui cesariem. Et hii diuersam sollempnitatem paschalem habebant : alii enim xiiiia luna, alii xiiia celebrabant, ibid., § 3. 28 Voir J.-M. Picard, « Pour une réévaluation du statut de l’évêque dans l’Irlande du haut Moyen Âge », Médiévales, 42 (2002), p. 131-151. 29 Voir Patrick, Confessio, éd. L. Bieler, Libri Epistolarum Sancti Patricii Episcopi, Dublin, Royal Irish Academy, 1993, § 41 : Unde autem Hiberione qui numquam notitiam Dei habuerunt nisi idola et inmunda usque nunc semper coluerunt quomodo nuper facta est plebs Domini et filii Dei nuncupantur, filii Scottorum et filiae regulorum monachi et uirgines Christi esse uidentur ? « Et donc, en Irlande, ceux qui n’avaient jamais connu Dieu mais qui, jusqu’à présent avaient toujours adoré des idoles et des abominations, comment se fait-il qu’ils soient devenus récemment un peuple du Seigneur et se nomment fils de Dieu, et comment peut-on constater que les fils et filles de petits rois irlandais sont des moines et des moniales du Christ ? » ; id., Epistola ad milites Corotici, éd. L. Bieler, Libri Epistolarum Sancti Patricii Episcopi, § 12 : Lupi rapaces deglutierunt gregem Domini qui utique Hiberione cum summa diligentia optime crescabat, et filii Scottorum et filiae regulorum monachi et uirgines Christi enumerare nequeo, « Des loups rapaces ont dévoré le troupeau du Seigneur, qui croissait au mieux partout en Irlande, entouré de soins attentifs, et je ne saurai compter le nombre des fils et filles de petits rois irlandais qui sont moines et moniales du Christ ».
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Patrick et de Rodán, et devint leur moniale. Puis elle quitta Dumech Uí Ailello et fonda une communauté ecclésiastique libre à Tamnach. Elle était honorée par Dieu et les hommes et établit un pacte d’amitié [avec la communauté de Dumech] sur les reliques de saint Rodán et des banquets mutuels eurent lieu entre elle et les successeurs du saint30. Les deux monastères sont liés par une amicitia (amitié)31, mais ils sont séparés par une douzaine de kilomètres (voir carte). Un autre exemple est celui des monastères de Duleek et Áth dá Loarg : C’était l’usage pour l’évêque Cethiac de célébrer la messe au monastère des Corcu Sai (= Duleek) et le lundi de Pâques il la célébrait au monastère de sainte Comgella au Gué des Deux Fourches, c’est-à-dire Áth Dá Loarcc, près de Cenondas, car les moines de Cethiac disaient que Comgella était la moniale de Cethiac32. La Vita Tripartita Patricii (Vie F), œuvre bilingue du ixe siècle, fait d’Áth dá Loarg une fondation de saint Patrick pour trois frères et une sœur33. À la génération suivante, celle de Cethiac, disciple de Patrick, le monastère semble être devenu un monastère féminin, dirigé par une abbesse et jumelé à celui de
30 Patricius uero uenit de fonte Alo Find ad Dumecham nepotum Ailello et fundauit in illo loco aecles siam quae sic uocatur Senella Cella Dumiche usque hunc diem, in quo reliquit uiros sanctos Macet et Cetgen et Rodanum praespiterum. Et uenit apud se filia felix in perigrinationem nomine Mathona soror Benigni successoris Patricii, quae tenuit pallium apud Patricium et Rodanum ; monacha fuit illis et exiit per montem filiorum Ailello et plantauit aeclessiam liberam hi Tamnuch et honorata fuerat a Deo et hominibus et ipsa fecit amicitiam ad reliquias sancti Rodani et successores illius epulabantur ad inuicem, Tírechán, Collectanea de S. Patricio, éd. L. Bieler, The Patrician Texts in the Book of Armagh, Dublin, Dublin Institute for Advanced Studies, 1979, p. 122-163, § 23-24. 31 Sur les pactes d’amitié entre monastères, voir J.-M. Picard, « Cairde : amitié, contrats ecclé siastiques et traités de paix en Irlande médiévale », in S. Joye, T. Lienhard, L. Jégou et J. Schneider (éd.), Splendor Reginae, Turnhout, Brepols, 2015, p. 303-312. 32 Moris erat Cethiaco episcopo [sacrificare] in loco Curcu Sai in pasca magno ; in pasca secundo fiebat in loco Comgellae sanctae super Vadum Duarum Furcarum, id est Dá Loarcc iuxta Cenondas, quia Cethiachi monachi dicunt monacham esse Comgella(m) Cethiacho, Tírechán, op. cit., § 27. 33 Vita Tripartita Patricii, in K. Mulchrone, Bethu Phátraic. The Tripartite Life of Patrick, Dublin, Royal Irish Academy, 1939, l. 773-776 : Paschae quoque clausula, finita prima feria, exiit [ad] Uadum Duarum Forcarum, 7 forothaig eclais in du sin [7 fora]caib na tri braithriu inti cona siair, .i. Chathaceus 7 Cathurus 7 Cathneuss 7 Catnea int siur. Is síedi no bliged na elte « Après le dimanche de l’Octave de Pâques, il partit pour le Gué des deux fourches et il fonda une église en ce lieu et y laissa trois frères, c’est-à-dire Chathaceus, Cathurus et Cathneus, ainsi que leur sœur Catnea. C’est elle qui trayait le lait des biches » ; cf. Tírechán, op. cit., § 11 : Pasca quoque claussa finita prima feria exiit ad Vadum Molae et ibi aeclessiam fundauit, in qua reliquit tres fratres cum una sorore, et haec sunt nomina illorum : Cathaceus, Cathurus, Catneus, et soror illorum Catnea, quae emulgebat lac ab dammulis feris, ut senes mihi indicauerunt, « À l’Octave de Pâques, le dimanche étant terminé, il partit pour le Gué de la meule et il y fonda une église, dans laquelle il laissa trois frères et une sœur, dont les noms sont : Cathaceus, Cathurus, Catneus, et leur sœur Catnea, qui trayait le lait des biches sauvages, comme les anciens me l’ont rapporté ».
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Duleek. Le site exact du monastère d’Áth dá Loarg n’a pas été identifié de façon satisfaisante, mais les lieux qui sont les plus probables se trouvent à une quinzaine de kilomètres au nord-est de Duleek (dans la partie est de l’Irlande, voir carte)34. Séparées entre elles de trois ou quatre heures de marche ou d’environ deux heures en char, ces communautés jumelées n’étaient pas de nature à encourager les contacts physiques entre hommes et femmes. Le milieu des successeurs de saint Patrick a aussi produit dans les années 680 un document, le Liber Angueli, qui nous laisse entrevoir la réalité de la cohabitation des deux sexes dans un grand complexe monastique : Dans cette ville d’Armagh, on peut voir les chrétiens des deux sexes vivre ensemble de façon presque inséparable et en toute piété depuis les débuts de la foi jusqu’à ce jour. Et à cette ville susdite sont attachés trois ordres de personnes : les vierges, les pénitents et ceux qui servent l’Église en mariage légitime. Et il est accordé pour toujours à ces trois ordres que le dimanche ils entendent la parole de la prédication dans l’église du quartier nord tandis que dans la basilique sud les évêques, prêtres, anachorètes de l’Église et autres religieux offrent de vertueuses louanges35. Les moniales et les moines habitent dans une même cité, mais la répartition des espaces et la circulation des personnes sont réglementées pour préserver l’intégrité du statut de chaque groupe. Les données matérielles et archéologiques d’Armagh confirment ces divisions dans l’organisation de la cité ecclésiastique36. Le monastère qui pourrait être qualifié de monastère double est celui de Kildare. Tout comme Armagh, c’est à la fois un monastère et un siège épiscopal. Tandis qu’à Armagh la chaire abbatiale est tenue par un homme, le monastère de Kildare est régi par une abbesse. En tant que siège épiscopal, il y réside aussi un évêque, qui est entouré d’un groupe de moines. Il serait anachronique de les appeler chanoines avant la réforme carolingienne de Benoît d’Aniane, mais Cogitosus, qui écrit la Vie de sainte Brigitte de Kildare vers 650, emploie pour les désigner à la fois le terme de monachi, « moines » et celui de schola regularis « chapitre régulier » :
34 Voir T. Gogarty, « Ath da laarg i dtaobh Cheanannais – St. Patrick’s Church at the Ford of the Two Forks », The Irish Ecclesiastical Record, 23 (1908), p. 475-479. 35 In ista uero urbe Alti Machae homines christiani utriusque sexus relegiossi ab initio fidei hucusque pene inseparabiliter commorari uidentur, cui uero praedictae tres ordines adherent uirgines et poeni tentes et in matrimonio ligitimo aeclessiae seruientes. Et his tribus ordinibus audire uerbum praedica tionis in aeclessia aquilonalis plagae conceditur semper diebus Dominicis, in australi uero bassilica aepiscopi et praesbiteri et anchoritae aeclessiae et caeteri relegiossi laudes sapidas offerunt, Liber Angueli, éd. L. Bieler, The Patrician Texts, op. cit., p. 184-191, § 15-16. 36 Voir C. McCullough et W. Crawford, Armagh, Dublin, Royal Irish Academy, 2007, p 2, fig. 1 ; J.-M. Picard, « L’organisation spatiale des grands monastères d’Irlande médiévale », in M. Lauwers (éd.), Monachisme et espace social dans l’Occident médiéval, Turnhout, Brepols, 2014, p. 323-336, ici p. 328-335.
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Et, puisque le nombre des fidèles des deux sexes avait augmenté, de l’ancien naquit le nouveau, c’est-à-dire une église, avec sa vaste superficie, avec sa hauteur menaçante s’élançant dans le ciel et avec sa décoration de tableaux peints ; à l’intérieur elle contient trois oratoires spacieux car elle est divisée par des cloisons en planches sous le seul et même toit du grand édifice. La première cloison s’étend en largeur dans la partie est de l’église, d’un mur à l’autre de l’église ; elle est décorée d’images peintes et recouverte de draperies. Elle comprend deux portes en ses extrémités : par la première, située sur la droite on entre dans le sanctuaire, près de l’autel où l’archevêque offre le sacrifice sacré du Seigneur, entouré de son chapitre régulier et de ceux qui sont assignés aux mystères sacrés ; par la seconde, située dans la partie gauche de la cloison transversale dont nous parlons, l’abbesse entre avec ses moniales et ses veuves fidèles pour prendre part au banquet du corps et du sang de Jésus Christ. Quant à la seconde cloison, elle divise le dallage de l’édifice en deux parties égales et s’étend du mur ouest jusqu’à la cloison transversale placée dans la largeur. Et cette église comprend de nombreuses fenêtres et un portail sculpté sur le côté droit par lequel entrent les prêtres et le peuple des fidèles du genre masculin et, sur le côté gauche, un autre portail par lequel entrent habituellement les moniales et la communauté des fidèles du genre féminin. Et c’est ainsi que dans une seule basilique immense, une vaste foule de gens, différents en statut, ordre, sexe et région d’origine, prie le maître tout puissant, séparés par des cloisons et différents en statut, mais un en esprit37. La Vita Brigitae de Cogitosus exprime clairement la nouveauté de l’organisa tion spatiale de Kildare qui, au lieu d’avoir des lieux de culte séparés pour hommes et femmes, les réunit sous un même toit dans une seule et même église, mais avec un système de cloisons et de passages qui garantissent l’impossibilité de
37 Et in ueteri noua res adnascitur actu, hoc est eclesia, crescente numero fidelium de utraque sexu, solo spatiosa et in altum minaci proceritate porrecta ac decorata pictis tabulis, tria intrinsecus habens oratoria ampla et diuisa parietibus tabulatis sub uno culmine maioris domus, in qua unus paries decoratus et imaginibus depictus ac linteaminibus tectus per latitudinem in orientali eclesiae parte a pariete usque ad alterum parietem aeclesiae se tetendit, qui in suis extremitatibus duo habet in se hostia, et per unum ostium in dextera parte positum intratur in sanctuarium ad altare ubi summus pontifex cum sua regulari scola et his qui sacris deputati sunt misteriis sacra ac dominica immolat sacrificia, et per alterum ostium in sinistra parte parietis supradicti et transuersi positum abbatissa cum suis puellis et uiduis fidelibus tantum intrat ut conuiuio corporis et sanguinis fruantur Iesu Christi. Atque alius paries pauimentum domus in duas aequales diuidens partes a pariete occidentali usque ad transuersum in latitudinem parietem extensus est. Et haec tenet eclesia in se multas fenestras, et unam in latere dextro ornatam portam per quam sacerdotes et populus fidelis masculini generis sexus intrat in ecclesiam, et alteram portam in sinistro latere per quam uirgines et feminarum fidelium congregatio intrare solet ; et sic in una basilica maxima populus grandis in ordine et gradibus et sexu et locis diuersus interiectis inter se parietibus diuerso ordine et uno animo omnipotentem orat dominatorem, Cogitosus, Vita Brigitae, éd. J. Bolland et G. Henschenius, Acta Sanctorum, Anvers, Meursius, 1658, p. 135-141, XXXII, 1-3.
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contacts physiques et le respect du statut de chaque catégorie de personnes dans la communauté. L’insistance sur l’absence de contacts physiques, même de regards, se retrouve dans d’autres Vies de saints irlandais, non seulement pour éviter les tentations, mais surtout pour protéger la renommée de chasteté des moines et moniales, qui pourrait être compromise par des signes extérieurs. La Vie de Ciarán de Clonmac noise offre l’exemple pratique d’une situation temporaire d’activité commune au sein d’un même espace. Alors que le jeune Ciarán étudie chez son maître Finnian de Clonard au début des années 530, La fille du roi de Tara fut conduite chez saint Finnian pour y étudier les Psaumes et autres Écritures auprès du saint de Dieu et prendre le vœu de virginité. Et quand elle eut promis de sa propre volonté de préserver sa virginité pour le Christ, le père Finnian dit à saint Ciarán ; « Mon fils, que cette vierge, servante du Christ, fille d’un roi de cette terre, étudie avec toi dans l’intervalle, en attendant qu’on bâtisse pour elle un monastère de moniales ». Saint Ciarán accepta cette tâche avec obéissance et la moniale étudia avec lui les Psaumes et autres Écritures. Quand arriva la fondation par le saint père Finnian du monastère construit pour cette vierge et d’autres saintes moniales, les bienheureux pères interrogèrent saint Ciarán au sujet des mœurs et de la vertu de la jeune fille. Ciarán leur déclara : « À vrai dire, je ne connais rien de sa vertu ni de ses mœurs, ni de son corps, car Dieu sait que je n’ai jamais vu son visage ni rien d’autre d’elle si ce n’est le bas de ses habits quand elle est arrivée de chez ses parents. Et je n’ai jamais eu de conversation avec elle si ce n’est pour son commentaire de texte ». En effet, celle-ci mangeait et dormait chez une sainte veuve. Et la moniale confirma le témoignage de saint Ciarán38. On aura noté dans ce texte non seulement les précautions prises pour éviter tout soupçon de contact physique inapproprié, mais surtout la nature temporaire de la présence de la fille du roi au sein d’un monastère masculin, la situation normale étant la résidence des moniales dans un monastère séparé, pour éviter les
38 Filia regis Temorie ducta est ad sanctum Finnianum ut apud sanctum Dei psalmos et alias scripturas legeret et uotum uirginitatis promitteret ; et illa promittente sua sponte uirginitatem suam Christo obseruare, pater Finnianus ait sancto Kiarano : « Fili, legat apud te ista uirgo ancilla Christi, filia regis terreni, interim, quousque cella uirginum sit ei edificata ». Quod opus sanctus Kiaranus obediens accepit ; et legit apud eum uirgo psalmos et alias lecciones. Et cum sanctus pater Finnianus illam uirginem in cellam et alias sanctas uirgines constitueret, patres beati interrogauerunt sanctum Kiaranum de moribus et honestate eius, dixitque eis Kiaranus : « Uere nec honestatem morum necque corporis cognosco ; quia nouit Deus quod nunquam faciem eius uidi, necque aliquid de ea, nisi inferiorem partem uestimentorum eius quando a parentibus suis ueniebat ; necque aliquid colloquutus sum cum ea nisi suam leccionem tantum ». Illa enim commedebat et dormiebat apud quandam sanctam uiduam. Et uirgo similiter testimonium de sancto Kiarano dicebat, Vita Ciarani abbatis de Cluain mic Nois, éd. C. Plummer, Vitae Sanctorum Hiberniae, 2 vols, Oxford, Oxford University Press, 1910, vol. 1, p. 200-216, § 16.
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médisances. C’est la formule employée dans la Vie de saint Buite mac Brónaigh († 524), abbé de Monasterboice (au nord de Duleek, sur la côte est de l’Irlande, voir carte) : Il ordonna que le monastère des moniales soit construit loin de celui des hommes pour que la réputation de chasteté ne soit en rien endommagée39. Un autre exemple de situation temporaire rectifiée se trouve dans la Vie de Daig mac Cairill († 587), abbé d’Inishkeen (au sud d’Armagh, voir carte) : Après ceci, la renommée de la sainteté de saint Daig se répandit dans toute l’Irlande et de saintes vierges accoururent à lui de partout pour vivre sous sa règle : une était Cunnea, une autre était Lassara, sœur de saint Daig, une autre Dulvina. En apprenant cela, l’abbé de Clonmacnoise, nommé Oenu, envoya des messagers à saint Daig pour le réprimander d’avoir accepté ces vierges dans sa communauté […] Alors, Daig conduisit ces moniales vers le nord et construisit plusieurs monastères en divers lieux, comme il le convient, dans lesquels elles puissent servir Dieu ici-bas avec d’autres vierges40. Dans les grandes cités monastiques, les monastères de femmes étaient séparés des monastères d’hommes. Nous avons vu plus haut l’exemple d’Armagh, où les femmes occupent le quartier nord. À Lismore, dans le sud de l’Irlande, le monastère des femmes se trouve à l’extérieur du saint des saints, dont l’accès leur est interdit : Et cette sainte vierge (Coemell) s’offrit, ainsi que son petit monastère, à saint Mochutu (= Carthach, † 639) et en ce lieu il y a aujourd’hui un monastère de moniales dans la cité de Lismore. […] Lismore est une ville sainte et désormais célèbre, dont le centre est un lieu protégé dans lequel aucune femme n’ose entrer, mais qui est pleine de monastères grands et petits, et une multitude d’hommes saints y résident41.
39 Monialium quoque monasterium in remoto fieri a loco uirorum ipse ordinauit ne in aliquo fama castitatis lederetur, Vita Boecii episcopi de Mainistir Buite, éd. C. Plummer, Vitae Sanctorum Hiberniae, op, cit., vol. 1, p. 87-97, § 10. 40 Post haec, diuulgata beati Daygei per totam hyberniam sanctitate, confluxerunt undique ad eum sancte uirgines, ut sub eius regula degerent : quaedam Cunnea, alia Lassara, sancti Daygei soror, alia Duluina. Hoc audiens Cluonensis abbas, nomine Oenu, ad beatum misit Daygeum, ut eum de susceptione uirginum obiurgaret. […] Beatus autem Daygeus moniales illas uersus septentrionem ducens, in diuersis locis diuersa monasteria in quibus cum aliis uirginibus seorsum Deo seruirent, eis prout decuit construxit, Vita S. Dagaei mic Cairill abbatis de Inis Cain Dego, éd. W. Heist, Vitae Sanctorum Hiberniae, Bruxelles, Société des Bollandistes, 1965, p. 389-394, § 16. 41 Et illa sancta uirgo [Coemell] se cum cellula sua sancto Mochutu obtulit, in quo loco monasterium sanctimonalium est hodie in ciuitate Less Mor. […] Egregia iam et sancta ciuitas est Less Mor, cuius dimidium est assilum in quo nulla mulier audet intrare ; sed plenum est cellis et monasteriis sanctis et multitudo uirorum sanctorum semper illic manet, Vita Carthagi sive Mochutu episcopi de Less Mor, éd. C. Plummer, Vitae Sanctorum Hiberniae, op. cit., vol. 1, p. 170-199, § 65.
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Bien sûr, la nature humaine étant ce qu’elle est, les accidents arrivent et la Vie de saint Ciarán l’ancien († c. 530), abbé de Seirkieran/Saigir (à l’est de Birr, au centre de l’Irlande, voir carte) relate l’histoire d’un moine de Saigir et d’une moniale du monastère féminin fondé non loin de là par sainte Liadán, la mère de Ciarán. Follement amoureux l’un de l’autre, « ils avaient entre eux une amitié charnelle et, brûlant du feu charnel, ils s’aimaient beaucoup42 ». Œuvre d’édification, la Vita Ciarani (Vie de Ciarán) condamne ces rapports et en montre les dures conséquences : un feu tombe du ciel au moment où les deux amoureux s’apprêtent à consommer leur union charnelle, la moniale devient aveugle et le moine est condamné à un exil pénitentiel. Le contexte pénitentiel nous rappelle que les divers éléments des récits hagiographiques tels que la séparation spatiale des hommes et des femmes, les dangers du contact physique et du regard, l’insis tance sur la virginité, la peur du scandale public, bref, tous ces éléments font écho aux textes juridiques de l’Église irlandaise. Ces textes, écrits aux viie et viiie siècles font usage de canons anciens d’origine continentale.
Contexte juridique Contrairement à ce que l’on entend parfois, le terme « monastère double » n’est pas une invention du xixe siècle. Il apparaît pour la première fois dans l’Épitomé de Julien qui date des années 556/557 et qui rend en latin le texte grec d’une novelle du code de l’empereur Justinien promulguée en 546 : Nous ne permettons qu’en aucun lieu des moines et des moniales ne résident dans un monastère commun ni non plus dans ceux qu’on appelle monastères doubles. Si tel est le cas, que l’évêque rigoureux s’applique à maintenir les femmes dans sa propre résidence et qu’il oblige les moines à construire un autre monastère. Mais s’il existe plusieurs de ces monastères, que les moniales vivent séparément dans certains des monastères et les moines dans d’autres. Quant aux biens qu’ils ont en commun, qu’ils leur soient répartis selon les proportions légales43. Déjà en 506, les évêques réunis au Concile d’Agde sous la présidence de Césaire d’Arles avaient clairement légiféré sur le problème de la cohabitation des moines et moniales :
42 amiciciam habebant inuicem carnalem et ardentes igne carnali multum se amabant, Vita Ciarani de Saigir, éd. C. Plummer, Vitae Sanctorum Hiberniae, op. cit., vol. 1, p. 217-233, § 24. 43 In nullo loco monachos et monachas permittimus unum monasterium habere, sed nec ea, quae duplicia uocant, et si quid tale est, religiosus episcopus mulieres quidem in suo loco studeat manere, monachos autem aliud monasterium aedificare sibi cogat. Sin autem plura sint talia monasteria, separentur in aliis monasteriis monachae, et in aliis monachi, res autem, quas habent communes, secundum iura eis competentia distribuantur, Epitome Juliani, éd. G. Hänel, Iuliani Epitome Latina Novellarum Iustiniani, Leipzig, Zeller, 1873, Constitutio CXV, ch. LIII.
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Les monastères de jeunes filles seront placés bien loin des monastères de moines pour éviter soit les pièges de Satan soit les commérages des hommes44. Incidemment, les canons du Concile d’Agde se trouvent dans le même manus crit que la lettre des évêques de Tours, Angers, et Rennes aux prêtres bretons Lovocat et Catihern45. Le Concile d’Agde est aussi, avec celui d’Orléans (511), l’un des deux conciles originaires de Gaule mérovingienne utilisés par la Collec tion canonique irlandaise et cités verbatim. En Irlande, l’un de premiers conciles, le Synodus prima sancti Patricii, lié par la tradition à saint Patrick, mais datant en fait de la fin du vie/début du viie siècle, évoque le problème de la cohabitation temporaire entre moines et moniales : Un moine et une vierge, l’un provenant d’un endroit et l’autre d’ailleurs, ne logeront pas dans la même maison d’hôtes, ni ne voyageront de village en village dans le même char, ni ne discuteront continuellement l’un avec l’autre46. Le texte fait allusion aux débuts de l’expansion du monachisme en Irlande, où les « moines et moniales du Christ » mentionnés par saint Patrick font un travail d’évangélisation des campagnes47. Même si la réalité de cette évangélisation les amène à œuvrer sur le même territoire, le canon stipule clairement que les deux sexes doivent rester séparés et éviter toute occasion de contact physique, y compris les longues conversations. Le premier grand corpus de législation ecclésiastique irlandaise est la Collectio Canonum Hibernensis, compilée en partie au monastère d’Iona au tout début du viiie siècle. Ce corpus comprend un livre entier sur la question des femmes, le De quaestionibus mulierum, qui comprend vingt chapitres. Le chapitre IX traite du problème des veuves, sujet longuement débattu dans les conciles de l’ère patristique48. Selon leur méthode habituelle, les canonistes irlandais invoquent l’autorité de la Bible et des textes patristiques : Des jeunes veuves Paul : Que les jeunes veuves choisissent soit de se marier avec qui elles veulent, mais seulement dans le Seigneur, soit de se dédier à l’Église et de vivre loin des hommes.
44 Monasteria puellarum longius a monasterio monachorum aut propter insidias diaboli aut prop ter oblocutiones hominum collocentur, Concilium Agathensis, éd. C. Munier, Concilia Galliae a. 314-506, Turnhout, Brepols, 1963 (Corpus Christianorum Series Latina 148), p. 189-228, § 27. 45 Munich, Bayerische Staatsbibliothek, CLM 5508, fol. 97v-100v. 46 Monachus et virgo, unus ab hinc, et alia ab aliunde, in uno hospitio non commaneant, nec in uno curru a villa in villam discurrant, nec assidue invicem confabulationem exerceant, Synodus I Patricii, éd. L. Bieler, The Irish Penitentials, Dublin, Dublin Institute for Advanced Studies, 1963, p. 54-58, § 9. 47 Voir plus haut, n. 29. 48 Voir A. Rosambert, La veuve en droit canonique jusqu’au xive siècle, Paris, Dalloz, 1923, p. 1-92.
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Jérôme dit : Les clercs doivent faire attention à ne pas vivre près des habitations des veuves et les veuves doivent faire attention à vivre séparées du regard des clercs, car le regard est pollué par le regard49. La position de l’église irlandaise concernant les veuves n’est pas différente de celle de l’Église mérovingienne50. Si les veuves choisissent de ne pas se remarier, elles devront vivre en communauté, à l’écart des hommes et en particulier des clercs. Comme dans les textes hagiographiques, le regard joue un rôle important et il convient de s’assurer que les espaces de vie des communautés masculines et féminines soient agencés de façon à éviter la possibilité de se rencontrer et de se voir. Cette position est réitérée au canon 14, cette fois faisant référence aux deux types de moniales, les vierges et les veuves : De la manière dont les deux types de femmes voilées doivent vivre Les Romains disent : Il convient que les femmes, du fait qu’elles reconnaissent qu’elles sont le sexe de la fragilité, vivent toujours strictement sous le pouvoir d’un régime pastoral : les vierges, couvertes de l’habit de la virginité seront séparées du regard de tous les hommes et devront vivre ainsi jusqu’à leur mort. Quant aux pénitentes, elles seront sujettes à l’obéissance et plus elles auront connaissance de leur fragilité, plus elles devront faire attention51. Dans l’ensemble du corpus, aucune mention n’est faite de monastère double, ni de communauté mixte. Nous voici donc bien loin de la vision romantique d’une Église irlandaise s’inspirant de son passé celte pour donner à la femme une position qui lui était refusée dans l’Église romaine. Alors que les ouvrages généraux sur l’Irlande du haut Moyen Âge continuent de diffuser un mythe qui s’inscrit dans le scénario plus vaste de celui de la femme celte52, le travail de chercheurs telles qu’Ann
49 IX. De uiduis adulescentulis // Paulus : Aut elegant adulescentulae, ut nubant cui uoluerint, tantum in Domino, aut ut dedicauerint se, et a uiris longe fiant. // Hieronimus ait : Cauendum clericis, ne propinqui fiant domibus uiduarum, et uiduis cauendum est, ut a conspectu clericorum separa tae fiant ; conspectus enim a conspectu polluitur, Collectio Canonum Hibernensis, éd. H. Wasser schleben, Die irische Kanonensammlung, Leipzig, Tauchnitz, 1885, XLV, 9. 50 Voir M. B. Smyth, « Widows, Consecrated Virgins and Deaconesses in Antique Gaul », Magis tra, 8 (2002), p. 53-84 ; E. Santinelli, Des femmes éplorées ? Les veuves dans la société aristocra tique du haut Moyen Âge, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2003, p. 147-165. 51 XIV. De eo quomodo duo genera palliatarum uiuere decet // Romani dicunt : Decet mulieres, sicut fragilitatis sexum acceperunt, districte semper uiuere sub manu pastoralis regiminis ; uirgines habitu uirginitatis ornatae sine omnium uirorum conspectibus segregentur, et sic uiuant usque ad mortem ; penitentes uero obedientiae subditae sint, et quanto expertae sunt fragilitatem, tanto fieri cautiores debent, Collectio Canonum Hibernensis, op. cit., XLV, 14. 52 Voir entre autres, J. Markale, La femme celte. Mythe et sociologie, Paris, Payot, 1973 ; M. Du four, La magie de la femme celte, Boucherville, Québec, De Mortagne, 2003 ; S. VerchèreMerle, La femme dans la société celte, Paris, Éditions du Cygne, 2014, livres intéressants comme phénomènes de société des xxe et xxie siècles, mais sans valeur historique.
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Carte 1. L’Irlande monastique des vie et viie siècles (°souligné : monastère mentionné dans le texte). Données J.-M. Picard – Infographie D. Vuillermoz, 2018.
Dooley ou Elva Johnston53, qui lisent les textes dans leurs langues originales et les analysent dans leur contexte historique, montre bien que le mythe de la femme celte, et de son avatar l’abbesse de monastère double, a besoin d’être sérieusement révisé. 53 A. Dooley, « Speaking with Forked Tongues : Gender and Narrative in the Acallam », in S. Sheehan et A. Dooley (éd.), Constructing Gender in Medieval Ireland, New York, Palgrave Macmillan, 2013, p. 171-190 ; id., Playing the Hero : Reading the Irish Saga Táin Bó Cúailnge, Toronto, University of Toronto Press, 2006, p. 156-184 ; E. Johnston, « Transforming Women in Irish Hagiography », Peritia, 9 (1995), p. 197-220 ; id., « Powerful Women or Patriarchal Weapons ? Two Medieval Irish Saints », Peritia, 15 (2001), p. 302-310.
III. Échanges, influences, convergences
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Monastères et pèlerinages aux trois derniers siècles du Moyen Âge, à travers quelques exemples de l’ouest du royaume de France
Pour justifier son ancrage qui se situe résolument durant la seconde moitié du Moyen Âge, le propos partira d’un double constat. Le premier relève d’une tradi tion historiographique bien connue : les établissements réguliers ont été souvent plus étudiés dans les premiers temps de leur histoire, lors de leur fondation puis dans leurs évolutions immédiates, en lien avec telle ou telle figure éminente de sainteté, même si l’on n’ignore pas que se développent depuis plusieurs années désormais des études qui rendent justice à l’histoire plus tardive des différentes familles. La stature des fondateurs explique en général cette attractivité pour les débuts, de même que la fascination pour la période réputée plus glorieuse, pour ne pas dire plus pure, des temps des origines dont l’esprit se serait ensuite trouvé trahi : l’historiographie d’aucune branche régulière n’y échappe. Outre ces éléments, il faut également évoquer la complexité croissante du paysage religieux en Occident, où se multiplient les familles de religieux dont les activités se spécia lisent. L’intérêt des historiens pour la nouveauté leur a fait délaisser le devenir des établissements anciens dont la marque demeure cependant bien présente au sein de la société et dans le tissu urbain ou rural, comme en témoignent encore de nos jours quelques beaux édifices1. Le second constat est tout aussi familier : durant la première moitié du Moyen Âge, les monastères ont compté parmi les centres de pèlerinage les plus
1 Sur ces éléments, on renvoie aux bilans dressés dans C. Caby et A. Vauchez (éd.), L’histoire des moines, chanoines et religieux au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2003 ; citons, par exemple, les travaux de D. Riche, L’ordre de Cluny à la fin du Moyen Âge : le « vieux pays clunisien », xiiexve siècle, Saint-Étienne, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2000, et de C. Caby, De l’érémi tisme rural au monachisme urbain : les camaldules en Italie à la fin du Moyen Âge, Rome, École française de Rome, 1999. Catherine Vincent • Université Paris Nanterre / Institut universitaire de France Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 231-248. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131321
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fréquentés, en raison de leur détention de prestigieux corps saints2. Or il est plus rare de savoir comment la fréquentation de ces hauts lieux évolua. Les sources manquent-elles ou faut-il les débusquer ailleurs que dans les fonds documentaires traditionnels des monastères ? Leur silence, quand tel est le cas, est-il fortuit, en raison de destructions, ou vaut-il déclin ? Les pasteurs n’auraient-ils pas concentré leur attention sur d’autres formes de pratiques religieuses ? Autant de questions que l’on ne prétend pas épuiser en quelques pages, mais dans la perspective desquelles on voudrait situer la présentation de trois grands sanctuaires de l’ouest du royaume de France, centres monastiques d’ancienne fondation et centres de pèlerinages réputés : pour les citer du Nord au Sud, le Mont Saint-Michel, Saint-Martin de Tours (qui n’est pas un monastère mais une maison de chanoines séculiers dont l’ancienneté de la fondation n’est pas à démontrer), et Saint-Martial de Limoges. En effet, l’Ouest se révèle à cet égard un terrain d’observation fécond. La tradition monastique y est vigoureuse, au point d’avoir freiné la pénétration et l’influence de ces nouveaux venus que sont les ordres mendiants. Il sera donc intéressant d’y examiner la force de résistance des grands monastères, en se demandant si ces maisons ont continué à exercer une attractivité sur les fidèles et quels efforts ont été déployés pour entretenir celle-ci, avec quel succès, lequel ne fut pas toujours au rendez-vous.
L’attractivité persistante des monastères comme lieu de pèlerinage Les trois cas qui retiendront notre attention, de manière à ne pas trop disper ser l’analyse, ont le mérite de présenter, pour la période retenue, des sources de nature variée : une Vie de saint Martin en français du milieu du xiiie siècle, produite au sanctuaire de Tours ; pour Saint-Martial de Limoges, un recueil de miracles daté de 1388 ; une documentation où coexistent des témoignages hétérogènes pour le Mont Saint-Michel. Saint-Martin de Tours : tentative de relance par une nouvelle Vie de saint Martin, en français
Alors que saint Martin fait partie des saints les plus connus de France et que la Vita écrite peu après sa mort par son disciple et ami Sulpice Sévère s’est rapidement imposée comme un modèle hagiographique3, un texte du xiiie siècle 2 Se reporter entre autres à P. A. Sigal, Les marcheurs de Dieu : pèlerins et pèlerinages au Moyen Âge, Paris, Colin, 1974 ; id., « L’apogée du pèlerinage médiéval », in H. Branthomme et J. Chélini (éd.), Les chemins de Dieu : histoire des pèlerinages chrétiens des origines à nos jours, Paris, Hachette, 1982, et id., L’homme et le miracle dans la France médiévale (xie-xiie siècle), Paris, Le Cerf, 1985. 3 Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, Paris, Le Cerf, 1967-1969.
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vient donner de celle-ci une « translation » en langue vernaculaire, à laquelle s’ajoute un gros corpus de récits de miracles4. Ce texte, long de 10 296 vers, est conservé par un unique manuscrit de la Bibliothèque nationale de France qui a appartenu à la « librairie » du roi Charles V. Cette première Vie de Martin en français fut composée au plus tard vers 1250, peut-être un peu avant, vers 1220, d’après des études récentes qui se fondent sur des critères philologiques. Son auteur, du nom de Péan Gatineau, était chanoine de Saint-Martin de Tours, également connu pour avoir été l’auteur d’un coutumier de la collégiale, au sein de laquelle il a dû exercer quelque responsabilité5. La décision d’entreprendre une réécriture en français la Vie du saint émane donc de la communauté gardienne de son tombeau. C’est en cela que ce texte retiendra notre attention au sein d’une riche production, plus dispersée : à la même époque, Wauchier de Denain compose également une Vie de saint Martin et d’autres textes suivent aux xive et xve siècles, qui mériteraient une analyse6. La comparaison de la Vie de Martin en français écrite par Péan Gatineau avec sa prestigieuse source latine fait état de menues divergences qui n’en sont pas moins significatives des intentions de l’auteur : on ne retouche pas si facilement un texte qui fait autant autorité que celui de Sulpice Sévère ; de même, on ne peut faire évoluer impunément le récit de la vie d’une figure aussi célèbre que celle de Martin7. Sans surprise, l’auteur use des procédés littéraires communs à la vulgarisation hagiographique : insistance sur l’oralité grâce, entre autres, au mètre retenu pour les vers, l’octosyllabe ; appel à des métaphores et des images emprun tées à la vie quotidienne des auditeurs ; simplification des développements plus théoriques du texte de référence, l’hypotexte8. Mais Péan Gatineau n’a pas hésité à appuyer sur certains traits de manière à dessiner pour Martin une sainteté qui soit en phase avec les idéaux de l’époque. L’insistance à décrire les combats, les
4 Le texte est connu par un manuscrit : BnF ms. fr. 01043 ; deux éditions en ont été données : J. J. Bourassé, Vie de Monseigneur saint Martin de Tours par Péan Gatineau, Tours, Imprimerie A. Mame et Co, 1860, et W. Söderhjelm (éd.), Das altfranzösische Martinsleben des Péan Gatineau aus Tours ; Neue nach der Handschrift revidierte Ausgabe, Helsinski, Hagelstam, 1899. 5 Dictionnaire des lettres françaises, Le Moyen Âge, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 1110 ; étude par C. Lavirotte, Promouvoir le culte martinien au xiiie siècle : la Vie de Monseigneur saint Martin de Tours de Péan Gatineau, Nanterre, Université Paris Ouest Nanterre, 2009 ; pour une bibliographie plus détaillée, on renvoie aux sites internet ARLIMA : Archives de littérature du Moyen Âge – [Consulté le 15 octobre 2021] et JONAS-IRHT : Répertoire de textes et manuscrits médiévaux, https://jonas.irht.cnrs.fr/index.php [Consulté le 15 octobre 2021]. 6 Voir le détail des treize occurrences de textes, données sur le site JONAS pour Martin de Tours ; édition numérique du recueil de vies de saints de Wauchier de Denain, Li Seint Confessor, qui inclut une vie de saint Martin, par Ariane Pinche, thèse soutenue le 21 mai 2021 à l’université Jean-Moulin de Lyon. 7 Pour les analyses qui suivent, on doit exprimer notre dette envers C. Lavirotte, op. cit. 8 Sur ces procédés, voir F. Laurent, Plaire et édifier : les récits hagiographiques composés en Angleterre aux xiie et xiiie siècles, Paris, Champion, 1998.
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souffrances et les mortifications du grand confesseur en fait presqu’un martyr, une dimension qui, loin d’être oubliée, aurait même, sous bénéfice d’inventaire, retrouvé une place importante dans la sensibilité des fidèles aux trois derniers siècles du Moyen Âge, peut-être sous l’influence des missions que développent les ordres mendiants. Péan Gatineau rattache aussi très clairement Martin à la tradition apostolique, dont on sait la force en Occident depuis le xie siècle. Enfin, plus grande hardiesse, il attribue à Martin des origines royales, totalement absentes de la version latine. À le suivre en effet, Martin serait le fils du roi de « Hongrie9 » ; il ne connut jamais son pays en raison de la conquête romaine et « fut béni et éduqué par le noble et preux saint Paul, évêque de Constantinople, qui dès lors l’appela Martin ». Prinseingiez fut et enseigniez De saint Paule, le preuz, le noble L’evesque de Costentinnoble, Qui Martin lores l’apela10.
Aux yeux d’un homme du xiiie siècle comme Péan Gatineau, dont on pense qu’il aurait eu lui-même des origines nobles, il était impensable qu’un personnage de la stature de Martin ne soit pas issu de haute lignée, quitte à sacrifier à d’anciens modèles de sainteté ; ou, du moins, notre auteur a-t-il considéré qu’il en irait ainsi dans l’esprit de ses auditeurs et lecteurs. De la sorte, son propos se ferait plus convaincant pour raviver le prestige de Martin et attirer les visiteurs au tombeau. Telle était bien l’intention qui présida à la rédaction du texte : au mépris peut-être de la vérité, Péan Gatineau décrit les foules se pressant à la collégiale et les nombreux sermons qui font l’éloge de Martin pour les pèlerins. Sans doute est-ce là surtout un argument incitatif apporté par une œuvre que l’on verrait donc au service de la relance du pèlerinage. Très fréquenté dès le ve siècle, le pèlerinage au tombeau de Martin compte parmi les plus célèbres du royaume de France : il est comparé à celui de Rome pour son rayonnement11. Cette activité génère la prospérité du bourg qui s’est constitué autour de la collégiale, sans pour autant y faire naître de grandes fortunes. L’édifice élevé au xie siècle pour accueillir les pèlerins compte parmi les plus prestigieux de l’époque. Alors que Philippe Auguste vient de se rendre maître de Tours en 1203, les chanoines entreprennent la reconstruction intégrale du chœur entre 1220 et 1250 : la relance du pèlerinage ne s’inscrirait-elle pas dans le plan de financement de ces lourds travaux12 ? Faut-il aussi compter avec la 9 J. J. Bourassé, op. cit., vers 44. 10 J. J. Bourassé, op. cit., vers 142-145. 11 « On voit affluer des milliers de gens dont on ne connaît même pas la langue […] Aucun lieu, si ce n’est Saint-Pierre de Rome n’attire un aussi grand nombre de suppliants venus de pays si divers et si lointains » : texte de 938, cité par Charles Lelong, sans référence, dans B. Chevalier (éd.), Histoire de Tours, Toulouse, Privat, 1985, p. 74. 12 Ibid., p. 99.
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concurrence faite par les ordres mendiants, dont les deux principaux, Dominicains et Franciscains, se sont installés dans la ville dès 122413 ? Pour autant que l’on puisse le savoir, il semble que ces beaux efforts ne produisirent que des fruits modestes. Dans les années 1220-1230, tandis que se déployait l’ambitieux pro gramme architectural, on réduisit le nombre des chanoines, ramené à soixante-dix (ils étaient 200 en 849), tout en instaurant des vicaires en suppléance au nombre de cinquante-six14. Saint-Martial de Limoges : permanence de l’attractivité à l’échelle régionale
La persistance du rayonnement de ce grand centre de pèlerinage que fut Saint-Martial de Limoges peut se mesurer à la fin du xive siècle grâce à un recueil de soixante-treize récits de miracles, composés lors de l’ostension du chef de son saint patron en 138815. Son auteur ne se nomme pas, comme souvent dans ce genre, mais précise qu’il était moine de l’abbaye. Il s’agit donc là encore d’une production issue du centre religieux lui-même. De plus, le recueil s’inscrit dans le rite spécifique de la présentation aux fidèles de la relique du crâne de saint Martial, dans des circonstances qui peuvent être soit ordinaires16 – l’ostension perdure alors pendant un laps de temps qui se fixe à deux mois à partir de 1404 –, soit exceptionnelles17, là pour trois jours seulement : tel fut le cas en 1364 pour le Prince Noir. Soulignons cependant que les recueils de ce type ne sont pas nombreux pour la fin du Moyen Âge, où la majorité des récits de miracles provient plutôt des archives laissées par les procédures de canonisation18. L’analyse des récits montre que les bénéficiaires des miracles de saint Martial sont originaires avant tout de la région voisine du sanctuaire de Limoges : ils sont très peu nombreux à venir d’au-delà de la Dordogne, au Sud et de l’est de la Loire. La nature des bienfaits mentionnés rattache cet ensemble aux évolutions récentes
13 Ibid., p. 105. 14 C. Lelong, « Saint-Martin de Tours », in A. Vauchez (éd.), Dictionnaire encyclopédique du Moyen Âge, Paris, Le Cerf, 1997, t. 2, p. 1368-1369 et id., La basilique Saint-Martin de Tours, Chambray-lès-Tours, CLD, 1986, p. 188, n. 32 où sont évoquées des difficultés financières, vers 1243. 15 J.-L. Lemaître, « Les miracles de saint Martial accomplis lors de l’ostension de 1388 », Bulle tin de la Société archéologique et historique du Limousin, CII (1975), p. 67-139. 16 Les ostensions sont devenues septennales à partir de 1519, voir France Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France. Commission régionale Limousin, Légende dorée du Limousin : les saints de la Haute-Vienne, Limoges, Culture et patrimoine en Limousin, 1993, p. 97. 17 L. Pérouas (éd.), Histoire de Limoges, Toulouse, Privat, 1989, p. 125-126. Sur le culte de saint Martial et la tradition des ostensions jusqu’à l’époque contemporaine, voir France Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France. Commission régionale Limousin, op. cit. 18 A. Vauchez, La sainteté en Occident aux derniers siècles du Moyen Âge, Rome, École française de Rome, 1988.
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des interventions miraculeuses, celles que dessine la documentation précisément issue des procès de canonisation : les guérisons occupent une part à peine majo ritaire dans l’ensemble (37 miracles sur 73, soit 50,7%) ; mais celle-ci est loin d’être aussi écrasante que ce qu’il en est dans les corpus des xie et xiie siècles étudiés par Pierre-André Sigal. De même, les maux concernés sont plus variés, au sein desquels les paralysies sont moins dominantes19. Un seul miracle concerne le mal des ardents, pour lequel Martial avait opéré une spectaculaire intervention en 994, ce qui avait laissé à cette maladie, dans la région, le nom de « mal saint Martial20 ». En revanche, les interventions obtenues face aux aléas de la vie quotidienne sont nombreuses (chutes, noyades ou restitution de biens dérobés, par exemple), laissant l’action du saint se déployer hors de l’enceinte de l’abbaye et sans contact direct avec son tombeau ou ses reliques, par exemple en faveur de pèlerins au cours de leur voyage (six cas, soit 8,2%). Enfants et adolescents sont fréquemment l’objet des bienfaits de Martial (27% des miraculés), qui obtient du Ciel plusieurs résurrections (neuf cas au grand maximum, soit 12,3%, car il y a hésitation pour certaines descriptions). Pour autant que l’on puisse le savoir, dans la mesure où les récits se montrent avares en précision, la population est d’origine modeste, composée de villageois ou de citadins dont les activités n’ont pas été détaillées, exception faite pour un forgeron et un aubergiste, sans doute parce qu’elles n’étaient pas très prestigieuses. Seuls, quatre nobles, deux bourgeois et un tabellion royal sortent du lot. Les caractères de ce recueil se rapprochent en tous points de ce qui a pu être mis en évidence à propos des miracles dans le contexte de la promotion de la sainteté nouvelle. Le recueil des miracles de saint Martial composé lors de l’ostension de 1388 atteste donc que les pouvoirs thaumaturgiques du saint apôtre du Limousin demeurent réputés auprès des fidèles de la région21. Mais en fixant par écrit ces témoignages, le moine a sans doute aussi voulu que la mémoire de ces hauts faits récents soit conservée et divulguée, pour convaincre les Limousins qu’il valait toujours la peine de visiter leur saint protecteur. Il s’agit là de deux lectures complémentaires, plus que contradictoires, des perspectives qui guidèrent la réali sation de ce document.
19 P. A. Sigal, L’homme et le miracle. 20 J.-L. Lemaître, art. cit., p. 116-117, miracle no 28. 21 Une confirmation de l’observation se repère dans la courbe dressée pour les citations de saint Martial dans les testaments de Limoges, entre 1300 et 1520, dont le profil est nettement ascendant : voir L. Pérouas (éd.), op. cit., p. 124 ; il devient quasiment vertical entre 1420 et 1460. La comparaison avec le graphique de la production des testaments à la même période atteste l’engouement pour la mémoire de Martial, dont le nombre des citations croît propor tionnellement beaucoup plus rapidement que celui de la production de ces documents : voir L. Pérouas (éd.), op. cit., p. 106.
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Le prestige du « voyage » au Mont Saint-Michel
De nombreux signes sont donnés de la place majeure occupée par le Mont Saint-Michel dans les pratiques religieuses à la fin du Moyen Âge. Le sanctuaire de l’archange continue d’attirer bien après la période de sa fondation et celle de sa renaissance au sein du duché de Normandie. Il ne sera pas possible d’énumérer ici les nombreux témoignages conservés, objets de diverses études22. Sans même parler des réalisations architecturales dont chacun a pu apprécier la hardiesse et la qualité, il n’est que de voir la présence de Michel dans la littéra ture médiévale ou les chroniques. Moins connus sont les quarante-six récits de miracles conservés pour le Mont entre le viiie et le xviie siècle, transmis par trois manuscrits et transcrits au xviiie siècle par les deux grands historiens de l’abbaye, Dom Jean Huynes et Dom Thomas Le Roy23. Alors que la fréquentation du Mont se repère dès le viiie siècle, on relèvera que ce petit corpus s’est particulièrement enrichi du xiiie au xve siècle, puisque vingt-huit récits sont datés entre 1263 et 1462, dont dix-huit pour la seule année 133324. L’historien regrettera de ne pouvoir, faute de sources adaptées conservées pour ce sanctuaire, se livrer à une pesée quantitative de la venue des pèlerins. Mais des signes ne trompent guère. Des confréries, en nombre cependant limité, sont fondées sous le patronage de saint Michel qui, même si elles ne regroupent pas toutes d’anciens pèlerins, ne peuvent manquer de transmettre à leurs membres l’histoire du sanctuaire au péril de la mer, avec celle du Gargano, en Italie25. Plus probant, l’indice fourni par les images de saint Michel qui fleurissent entre le xiiie et le xve siècle, renouvelant l’iconographie de l’archange26. À la même époque, des mouvements exceptionnels de dévotion, ces « pèlerinages paniques » chers à Alphonse Dupront27, ont 22 On citera les actes de quatre des plus récents colloques tenus sur l’histoire des sanctuaires dédiés à saint Michel : P. Bouet, G. Otranto et A. Vauchez (éd.), Culte et pèlerinages à saint Michel en Occident. Les trois Monts dédiés à l’archange, Rome, École française de Rome, 2003 ; id., Culto e santuari di san Michele nell’Europa medievale / Culte et sanctuaires de saint Michel dans l’Europe médiévale, Bari, EdiPuglia, 2007 ; G. Casiraghi et G. Sergi (éd.), Pellegrinaggi e santuari di San Michele nell’Occidente medievale / Pèlerinages et sanctuaires de Saint-Michel dans l’Occident médiéval, Bari, EdiPuglia, 2007 ; P. Bouet, G. Otranto, A. Vauchez et C. Vincent (éd.), Rappresentazioni del Monte e dell’Arcangelo san Michele nella letteratura e nelle arti / Représentations du Mont et de l’archange saint Michel dans la littérature et dans les arts, Bari, EdiPuglia, 2011. 23 P. Bouet, « Les formes de dévotion des pèlerins qui se rendent au Mont-Saint-Michel », in G. Casiraghi et G. Sergi (éd.), op. cit., p. 67-84 et édition des textes de miracles in P. Bouet et O. Desbordes (éd.), Chroniques latines du Mont-Saint-Michel (ixe-xiie siècle), Avranches-Caen, Scriptorial-Presses universitaires de Caen, 2009. 24 P. Bouet, art. cit., p. 81 et tableau p. 82-84 pour l’analyse des récits. 25 C. Vincent, « Les confréries et le culte de saint Michel à la fin du Moyen Âge dans le royaume de France », in P. Bouet, G. Otranto et A. Vauchez (éd.), Culte et pèlerinages à saint Michel en Occident, op. cit., p. 179-202. 26 Voir les contributions dans P. Bouet, G. Otranto, A. Vauchez et C. Vincent (éd.), op. cit. 27 A. Dupront, Du sacré : croisades et pèlerinages ; images et langages, Paris, Gallimard, 1987.
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conduit vers l’ilot des groupes entiers de jeunes gens, pastoureaux et enfants à l’identité mystérieuse, venus d’Allemagne ou du sud du royaume de France, à partir de 1333, puis en 1393 et principalement au milieu du xve siècle, entre 1440 et 146228. Pour sa part, Edmond René Labande a rassemblé des éléments glanés au fil de sources très variées qui attestent la fréquentation du Mont29. Retenons la mort, en 1318, de plusieurs groupes de pèlerins, ce qui leur valut d’être couchés sur l’obituaire de l’abbaye : treize furent étouffés dans la foule qui se pressait dans le sanctuaire, dix-huit autres se noyèrent en mer, tandis qu’une autre douzaine fut victime des sables mouvants30. Citons aussi la plainte adressée à Charles VI par les fabricants et marchands de cierges et autres articles de pèlerinage, auxquels le roi répondit favorablement en leur remettant une taxe sur leurs ventes, en 139431. La vitalité de ces fabrications vient de trouver une confirmation récente, de nature archéologique : la découverte de ce qui est interprété comme l’atelier officiel de production des menus souvenirs de pèlerinage, dont la qualité est soulignée (enseignes, bagues, pendentifs, grelots et autres cornes d’appel) ; or les fouilles effectuées permettent d’en dater précisément l’activité du xive siècle à la seconde moitié du xve siècle32. Les trois exemples qui viennent d’être évoqués, en dépit de leurs différences et de l’ampleur disparate de leur rayonnement, le Mont Saint-Michel surclassant les deux autres établissements, prouvent précisément par la diversité des situations qu’ils illustrent qu’il fallait encore compter avec les centres anciens de pèlerinage à la fin du Moyen Âge. Les figures prestigieuses qui y sont vénérées ne sont pas délaissées par les fidèles. Mais la flamme de la renommée des sanctuaires, y compris pour les plus célèbres d’entre eux, doit être périodiquement ranimée. En allait-il si différemment aux siècles antérieurs ? Sans doute a-t-on du phénomène pèlerin une vision trop lisse, alors que celui-ci a toujours connu des phases d’engouement et de repli, selon une chronologie variable d’un lieu à l’autre.
28 Voir D. Julia, « Le pèlerinage au Mont-Saint-Michel du xve au xviiie siècle », in P. Bouet, G. Otranto et A. Vauchez (éd.), Culte et pèlerinages à saint Michel en Occident, op. cit., p. 271-320 : l’auteur cite en introduction, p. 271, le proverbe selon lequel « Les petits gueux vont au Mont Saint-Michel et les grands à Saint-Jacques », et I. Hans-Collas, « Le Mont Saint-Michel et les pèlerinages d’enfants aux xive et xve siècles », in G. Casiraghi et G. Sergi (éd.), op. cit., p. 207-239. 29 E.-R. Labande, « Les pèlerinages au Mont Saint-Michel pendant le Moyen Âge », in Millénaire monastique du Mont-Saint-Michel, Paris, Le Thielleux, 1971, t. 3, p. 237-250. 30 C. Vincent, « Le Mont Saint-Michel et le culte de l’archange dans les chroniques normandes des xiie-xive siècles », in G. Casiraghi et G. Sergi (éd.), op. cit., p. 172. 31 E.-R. Labande, art. cit., p. 245. 32 F. Labaune-Jean (éd.), Petits objets de dévotion pour les pèlerins du Mont Saint-Michel, de la conception à la production (xive-xve siècle), Caen, Presses universitaires de Caen, 2016.
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Poids du contexte : phases de déclin et de recharge Si l’on approfondit les observations, il apparaît très vite que la réactivation des sanctuaires ne doit rien au hasard et s’ancre dans des contextes qui pesèrent de tout leur poids pour raviver et réorienter les dévotions. On évoquera tout d’abord le contexte politique qui a pu modifier la pratique des pèlerinages en des sens opposés. Vient immédiatement à l’esprit le fait qu’aux xive et xve siècles, dans le royaume de France déchiré par la guerre de Cent Ans et la guerre civile, le climat d’insécurité issu de la circulation des bandes armées a dû freiner les déplacements. Mais ce même climat a tout aussi bien pu contribuer à rehausser la renommée de certains lieux. Le Mont Saint-Michel y a gagné la gloire d’un centre de résistance aux Anglais, pourtant présents sur l’ilot voisin de Tombelaine. De plus, l’image de haut lieu de résistance acquise par le Mont lors de la guerre de Cent Ans renforçait celle du culte dédié au prince des milices célestes, saint guerrier qui fut à partir de cette époque représenté en armure. Le Mont resserrait ainsi les liens qui l’unissaient déjà à la monarchie française et lui avait valu de généreuses donations, depuis celle de Philippe Auguste, qui contribua sans doute à financer l’édification de la Merveille, jusqu’aux plus spec taculaires libéralités de Louis XI. Ce dernier – faut-il le rappeler ? – plaça sous la protection de l’archange l’ordre de chevalerie qu’il fonda33. On ne saurait oublier non plus les quelque 1 200 ducats offerts par Philippe le Bel à la fin de son règne, à l’origine de la réalisation d’une statue de saint Michel recouverte de feuilles d’or34. Les monarques capétiens puis Valois prirent soin de marquer leur présence en un sanctuaire de confins, dont le rayonnement était déjà bien affirmé. Toutes choses égales, le raisonnement pourrait s’appliquer aussi à la collégiale de Tours, autre lieu chargé de sens pour le pouvoir royal depuis le règne de Clovis. Sans doute est-ce la raison pour laquelle, dès la conquête de la ville effectuée en 1203, Philippe Auguste entoura le sanctuaire martinien de ses soins, en en nommant trésorier son fils naturel Pierre Charlot et en lui octroyant, en 1215, certains biens confisqués aux fidèles des Plantagenêt35. Le contexte de la guerre de Cent Ans a pu également peser sur l’histoire du sanctuaire de saint Martial, à Limoges. Nous sommes là dans une zone disputée : le traité de Brétigny-Calais (1360) avait remis la ville aux Anglais ; puis Bertrand du Guesclin l’a reconquise, ce qui a provoqué, en représailles, le siège entrepris par le Prince Noir en 1370. Il faut attendre la seconde moitié du xve siècle pour que les fléaux (guerre, épidémies et marasme économique) s’estompent36. Le recueil prend donc place au cours d’une période sombre de l’histoire de la ville et de la région. Les courts récits des miracles survenus lors de l’ostension de 1388 laissent transparaître le climat de violence qui sévit : paysans rançonnés, 33 34 35 36
C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, Gallimard, 1985, p. 196-198. E.-R. Labande, art. cit., p. 243 et p. 249. C. Lelong, op. cit., p. 95-96. L. Pérouas (éd.), op. cit., p. 105-107.
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pèlerins détroussés (7 cas sur 73, soit 9%) et, surtout, prisonniers nombreux à venir rapporter leur évasion ou leur libération inattendue par l’ennemi, grâce aux bons soins de Martial qu’ils se sont empressés d’invoquer (19 cas sur 73, soit 26%37). Martial apparaît donc comme le protecteur des Français mis à mal par l’occupant anglais et les bandes de routiers dont les chefs tiennent des forteresses. Pourtant, l’analyse doit se nuancer en raison de la présence de deux Anglais parmi les miraculés du grand évêque limousin. Certes, ces deux individus sont bien isolés ; mais ils mettent sur la voie d’un message peut-être moins résolument partisan et identitaire qu’on ne l’a dit38, qui ne négligerait pas la recherche de la paix. Le premier miraculé anglais, un chevalier sauvé de la noyade grâce à saint Martial, se rend ensuite à l’abbaye pour l’ostension et offre un ex-voto en cire à sa ressemblance et à celle de son cheval, promettant de « ne plus prendre les armes contre les chrétiens39 ». Le second est un homme sauvé de la pendaison, à la suite du vœu qu’il prononça, pleurant et suppliant, devant ses juges, d’aller nu à saint Martial, ce qu’il faut sans doute comprendre en tenue de pénitent, puisque les dits juges l’y envoyèrent séance tenante, en chemise, dit le récit40. Une autre source de division doit être prise en compte, qui commence à s’accuser, notamment dans la région, au moment où se trouve rédigé le livre des miracles de saint Martial, lors de l’ostension de 1388 : celle qui oppose les partisans des deux camps entre lesquels l’Église d’Occident est alors partagée. Le schisme entre le pape de Rome et le pape d’Avignon s’installe alors dans la durée ; les camps se confondent avec ceux des rivalités politiques. Or on observe que ce contexte est explicitement présent dans le recueil, dès le prologue des récits, où sont exposées les origines de l’ostension, parmi lesquelles est citée la quête de l’unité de l’Église de Dieu et du peuple chrétien41. Deux éléments viennent confirmer les dispositions de l’auteur des récits et, à travers lui, de la communauté de Saint-Martial et de son abbé, en faveur du pape, qui ne peut être que celui d’Avignon. Le premier n’est autre que la forte présence de saint Pierre dans le recueil, à côté de celle de saint Martial. Rappelons que la tradition, depuis la Vita prolixior, datée du xie siècle, a fait de Martial un apôtre (il n’est plus nommé confessor mais apostolus) et, mieux encore, le cousin du chef des apôtres, ce qui lui valut de suivre le Christ et d’assister à la plupart des événements de 37 J. Tricard, « Le paysan, la guerre et le miracle dans les Miracula sancti Martialis anno 1388 », in J. Tricard, Renaissance d’un pauvre pays, Tours, Publications de l’université de Tours, 1998, p. 57-62. 38 Dans le contexte des débuts de la guerre de Cent Ans, après le traité de Brétigny-Calais (1360), la population limousine semble avoir plus vite gagné le camp royal que ses voisines du Poitou, de la Saintonge ou de l’Angoumois : E.-R. Labande (éd.), Histoire du Poitou, du Limousin et des Pays charentais, Toulouse, Privat, 1976, p. 203-207. En 1372, le pape accorde une remise de la moitié des décimes en faveur des diocèses de Limoges et de Tulle, ibid., p. 210. 39 Et nunquam adversus christianum aliquem de cetero sumeret arma, J.-L. Lemaitre, art. cit., p. 106-107, miracle no 1. 40 Vovit flens et dolens venire nudus ad beatissimum Martialem, ibid., p. 118, miracle no 33. 41 Ibid., Prologue, p. 104-106.
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la vie publique de ce dernier42. Ainsi, les miracles de libération des prisonniers ne peuvent manquer de faire référence à celle de Pierre, telle que la rapportent les Actes des Apôtres (12, 1-18). Dans la même perspective, un récit évoque explicitement l’épisode du Quo vadis où, suivant une tradition apocryphe, Pierre, fuyant Rome et le martyre, est remis sur la voie de la fidélité par le Christ lui-même : le texte rapporte en effet que le miraculé, une fois libéré de ses chaînes par l’intercession de saint Martial, passa devant un groupe d’Anglais dont il est dit que « et eum viderent, nullus ei dixit “Quo vadis” » (et ils le virent, mais aucun d’eux ne lui dit « Où vas-tu43 ? »). Il est un autre élément important du recueil qui fait référence au siège apostolique : la disposition par l’abbaye, grâce à une concession pontificale de 1373, confirmée en 1376, du privilège de distribuer aux pèlerins, durant quatorze jours, à l’occasion de l’ostension du crâne de Martial, des indulgences à l’instar de celles qu’octroie la pénitencerie apostolique. En conséquence, l’abbé a reçu le pouvoir de nommer deux pénitenciers autorisés à absoudre les cas réservés au pape, dont l’un d’eux n’est autre que l’auteur du recueil44. Ce privilège, dont, en l’état actuel de la recherche, on mesure encore mal s’il était ou non courant, renvoie aux liens privilégiés qui se sont tissés entre les papes d’Avignon et le Limousin : le signe le plus marquant en est le cycle de peintures relatives à la vie de saint Martial qui figure sur les voûtes de la chapelle attenante au Grand Tinel du palais des papes, en Avignon, réalisé à l’initiative de Clément VI, oncle du pape Grégoire XI, lui-même à l’origine du privilège pénitentiel de l’abbaye limougeaude. L’auteur du recueil entend donc rappeler les affinités entre Martial et Pierre, qui sont couramment reçues dans la région depuis la construction de l’apostolicité de l’évangélisateur du Limousin ; il entend également présenter son abbaye comme un puissant relais du pouvoir pétrinien de lier et délier, dans la fidélité au successeur de Pierre qui siège en Avignon, en un moment bien particulier. En effet, en 1388, Clément VII se sent la capacité de rassembler l’ensemble de l’Église, dans la mesure où son adversaire, Urbain VI,
42 France Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France. Commission régionale Limousin, op. cit., p. 94-97 ; l’attribution de la Vita prolixior à Adhémar de Chabannes est remise en cause, voir p. 96. Notons que l’auteur des récits de mi racles ne qualifie Martial d’apostolus qu’une seule fois, dans le prologue (Galliarum apostolus) ; J.-L. Lemaitre, art. cit., p. 104. 43 F. Bovon et P. Geoltrain (éd.), « Martyre de saint Pierre apôtre », in Écrits apocryphes chré tiens, vol. 1, n o 37, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997, p. 1108 et J.-L. Lemaitre, art. cit., p. 117, miracle no 29. 44 Ce privilège remonte au pontificat de Grégoire XI, dont on connaît les attaches limousines ; il est attesté par deux bulles de 1373 et 1376, la seconde confirmant la première. L’abbé de Saint-Martial a le droit de choisir parmi ses moines ceux qui rempliront les fonctions de pénitenciers apostoliques : voir ibid., p. 74-75. Voir plus spécialement le miracle no 8, p. 110, où les pénitenciers exhortent à la confession un homme qui avait osé vénérer la relique de saint Martial sans s’y être auparavant soumis, pour se purifier de fautes dont le récit ne dit mot, respectant le secret qui entoure l’aveu. Et le miracle no 15, p. 112-113, où l’auteur se présente comme pénitencier.
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devenu très impopulaire, voit alors sa santé décliner (il meurt le 15 octobre 1389), ce qui a fait croire à certains esprits que la voie de la réunification allait s’ouvrir45. Au-delà de sa dimension conjoncturelle, le privilège dont jouit l’abbaye SaintMartial et qui a sans doute contribué au succès des ostensions de 1388, met sur la voie d’une évolution qui touche tous les centres de pèlerinage à la fin du Moyen Âge, y compris les plus anciens : l’accent mis sur le caractère pénitentiel de la démarche pérégrine, dans la perspective de ne pas soigner seulement les corps mais aussi les âmes. Même s’il est unique au sein du recueil, le récit de miracle no 8, dans lequel saint Martial punit un homme venu vénérer sa relique sans s’être auparavant confessé, plaide dans le sens d’une telle orientation pastorale donnée à la visite des sanctuaires. La remarque peut aussi s’élargir, au-delà de l’invitation à la pratique de la confession, leitmotiv de la pastorale à l’époque, à des pèlerinages accomplis à la suite d’une pénitence imposée : imposée à des inculpés comme peine à accomplir, par des tribunaux laïcs ou ecclésiastiques, à commen cer par l’Inquisition ; imposée comme peine de satisfaction par les confesseurs, au tribunal de la confession, pour parachever le processus pénitentiel ; imposée à lui-même par le fidèle, à suivre l’énoncé de certains vœux où l’engagement est pris de venir au sanctuaire « pieds nus et en chemise », quand ce n’est pas à genoux. Inconnues par principe, puisque tombant sous le sceau du secret de la confession, les peines de satisfaction ont sans doute tenu une place plus importante qu’on ne l’a cru dans la vie des fidèles. C’est ainsi que les sanctuaires, petits et grands, s’affirment de plus en plus comme des lieux de grâce pour aider le fidèle dans ce processus, notamment par la concession d’indulgences qui ne sont pas toutes de nature jubilaire et peuvent rester plus modestes, remettant quelques mois ou années de pénitence. Il ne faut pas sous-estimer la force d’attractivité de ces « pardons » dans la démarche pèlerine, en plus des attentes thérapeutiques ou des demandes de secours dans des situations périlleuses46. Parmi les exemples envisagés dans cette étude, le Mont Saint-Michel aurait à cet égard été pionnier, si l’on en croit les recherches récentes consacrées par Pierre Bouet aux quelques récits de miracles qui ont été conservés. De manière précoce, dès le xie siècle, et de façon continue à partir du xiiie siècle, ceux-ci ne sont en effet guère thérapeutiques et mettent au contraire l’accent sur un Michel victorieux des forces du mal, qui laisse éclater sa puissance sur les éléments 45 La reconquête de la ville par le roi Charles V place Limoges dans des zones qui furent ensuite acquises à la cause de Clément VII. Sur le contexte à la veille de la mort du pape Urbain VI et les espoirs de Clément VII de parvenir à refaire l’unité, voir N. Valois, La France et le Grand Schisme d’Occident, t. 2, Paris, Picard, 1896, notamment p. 145-157. 46 Sur le lien qui peut être établi entre ces phénomènes, on renvoie à C. Vincent, « La pasto rale de la pénitence du IVe concile du Latran : relecture des canons 21, 60 et 62 », in The Fourth Lateran Council : institutional reform and spiritual renewal, G. Melville et J. Helmrath (éd.), Affatelbach : Didymos Verlag, 2017, p. 143-161. Sur la pratique des indulgences, voir E. Dehoux, C. Galland et C. Vincent éd., Des usages de la grâce : pratiques des indulgences du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2021.
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de la nature, invite à la conversion et protège ses pèlerins47. Le trait se trouve confirmé par ce que l’on perçoit de la nature de la liturgie qui accompagnait sur place les pèlerins : elle semble, explique Véronique Gazeau, plus contrôlée que dans d’autres sanctuaires, notamment quant aux faits et gestes accomplis par les pèlerins dans l’abbatiale, et revêt un caractère pénitentiel marqué48. Faut-il rattacher à cette orientation pénitentielle les formes spectaculaires de pèlerinage qui ont conduit des groupes de jeunes gens vers le Mont normand, au terme d’un long périple, dans des contextes qui ne sont pas toujours clairement élucidés : pastoureaux, en 1333, dit une brève notice provenant d’un manuscrit aujourd’hui disparu ; « enfants », en 1393, évoqués dans sa correspondance par le marchand de Prato Francesco di Marco Datini ; enfin, importants groupes de jeunes gens (pueri de 12 ans et plus, ou jeunes garçons, lit-on dans les textes) venus du monde germanique au milieu du xve siècle49 ? Dans la foulée de ces mouvements, le voyage vers le Mont au péril de la mer finit par acquérir à l’époque moderne une dimension quasiment initiatique, propre aux rites de passage de la jeunesse50.
Des concurrents de plus en plus nombreux Les établissements monastiques qui s’étaient imposés comme lieux de pèleri nage ne disparurent donc pas des faveurs des fidèles à la fin du Moyen Âge, à condition d’avoir su tirer parti des circonstances dans lesquelles ils étaient plongés et de prendre leur part de l’évolution alors enregistrée par la pastorale des sanctuaires : autant de mutations qu’ils ne négocièrent pas tous avec le même bonheur. Mais tous eurent à subir la concurrence de nouveaux lieux vers lesquels se portaient les dévotions des fidèles, dans un véritable émiettement des centres de pèlerinage. À côté de sanctuaires au rayonnement au moins régional, d’autres, de moindre envergure, mais tout aussi actifs, remplissent l’espace des diocèses51. Ils portèrent ombrage aux grands en raison soit de leur accessibilité
47 Voir P. Bouet, art. cit., p. 67-84. 48 V. Gazeau, « Recherche sur la liturgie du pèlerinage médiéval au Mont Saint-Michel », in G. Casiraghi et G. Sergi (éd.), op. cit., p. 85-99, ici p. 92. 49 I. Hans-Collas, art. cit., p. 209-212. 50 D. Julia, art. cit., à partir de la p. 292. 51 Voir par exemple : N. Lemaitre, Le Rouergue flamboyant : clergé et paroisses du diocèse de Rodez (1417-1563), Paris, Le Cerf, 1988 ; P. Paravy, De la chrétienté romaine à la Réforme en Dauphiné : évêques, fidèles et déviants (vers 1340-vers 1530), Rome, École française de Rome, 1993 ; J.-M. Matz, Les miracles de l’évêque Jean Michel et le culte des saints dans le diocèse d’Angers (vers 1370-vers 1560), thèse de doctorat d’histoire, Nanterre, Université Paris X Nanterre, 1993. Consulter également les données d’autres enquêtes sur le site de l’Inventaire des sanctuaires et lieux de pèlerinage : https://sanctuaires.aibl.fr/ [Consulté le 15 octobre 2021] et du Censimento dei santuari cristiani d’Italia : http://www.santuaricristiani.iccd.beniculturali.it/ [Consulté le 15 octobre 2021].
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plus commode, soit de la familiarité des fidèles avec la figure vénérée, soit encore du prestige de la relique proposée et de la fonction de substitution à un voyage plus lointain que celle-ci pouvait remplir. Le phénomène semble très largement partagé. Dans le seul diocèse d’Angers, de taille moyenne, on a pu identifier près de quarante pèlerinages locaux vivants aux xive et xve siècles, auxquels s’ajoute une vingtaine d’autres dans la cité même, qui ne sont pas tous entre les mains d’ordres religieux anciens52. Certains de ces nouveaux sanctuaires finissent par acquérir une grande noto riété, comme par exemple Sainte-Catherine de Fierbois, situé à 30 km au sud de Tours, qui se développe à partir de la fin du xive siècle. Or il s’agit d’une fondation aux origines très différentes des sanctuaires monastiques. La fréquentation du lieu connaît une telle croissance qu’en 1415, le maréchal Jean Le Meingre de Bouci caut fit édifier un hospice pour accueillir les pèlerins. Le sanctuaire est encore cité au début du xvie siècle comme lieu célèbre par le chroniqueur de Metz Philippe de Vigneulles53. Un gros recueil de quelques 237 miracles, datés entre 1375 et 1470, est conservé pour Fierbois, connu jusqu’en 1990 par un seul manuscrit, avant que ne soit découvert un second témoin contenant douze miracles absents du premier. Le légendaire d’origine du sanctuaire figure dans le premier récit du recueil, qui rapporte la (re)découverte d’une chapelle anciennement dédiée à sainte Catherine, enfouie sous les ronces et à laquelle personne ne pouvait accéder, ce que finit par parvenir à faire un homme aveugle depuis sept ans et qui fut guéri de sa cécité au terme d’une neuvaine. La tradition a ajouté le fait que Charles Martel y aurait déposé son épée victorieuse, après la bataille de Poitiers, épée qui fut assimilée au xviie siècle, par Jean Chapelain, dans La Pucelle d’Orléans, à celle que Jeanne d’Arc fit chercher au sanctuaire54. La chapelle fut remise à l’autorité séculière : c’est le recteur (curé) de la paroisse de Sainte-Maure qui fut chargé de veiller sur elle, ce qui lui valut d’être parfois nommé prieur. Le desservant était aidé d’un frère, dont l’un d’eux, attesté au début du xve siècle, était aussi notaire : sans doute est-ce lui qui prit en note les dépositions des bénéficiaires et témoins d’un certain nombre de miracles55. Dans l’ensemble des récits, très brefs, transparaît tout le poids de la conjoncture militaire, puisque plus d’un quart des bienfaits obtenus grâce à l’intercession de sainte Catherine sont des délivrances de prisonniers (27%), plus spécialement abondantes lors de la 52 J.-M. Matz, op. cit. 53 C. Bruneau (éd.), La chronique de Philippe de Vigneulles, Metz, Société d’histoire et d’archéolo gie de la Lorraine, 1933, vol. II, p. 325. 54 Y. Chauvin (éd.), « Livre des Miracles de sainte Catherine de Fierbois (1375-1470) », Ar chives historiques du Poitou, LX (1976), p. xli-xlii. Notons que sept ans est le temps de pénitence le plus long fixé par les Pénitentiels : la cécité pourrait ici se comprendre comme un châtiment dont la durée avait expiré. Pour l’épée de Jeanne, dont celle-ci parle lors de son procès, disant qu’elle a fait cette demande alors qu’elle était à Tours ou Chinon, il peut s’agir d’un ancien ex-voto : C. Beaune, op. cit., p. 169, qui ne cite pas le procès mais la pièce de Chapelain. 55 Y. Chauvin (éd.), art. cit., p. xlvi-xlvii.
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dernière phase de la guerre de Cent Ans, entre 1420 et 1450, quand le royaume se trouve placé sous domination anglaise. Comme Martial, Catherine aide à faire tomber les fers qui entravent les hommes, ce qui leur permet de s’évader. Mais à la différence du saint du Limousin, elle ne secourt jamais le moindre ennemi : Colette Beaune la décrit très « partisane56 ». À l’appui de la floraison de sanctuaires locaux, on citera également l’exemple de celui de Thomas Hélie, implanté à Biville, dans le Cotentin, non loin du Mont Saint-Michel, où se vénère la figure très reconnue dans la région d’un prédicateur itinérant du xiiie siècle, dont la cause en canonisation fut portée en cours de Rome, mais vainement, faute d’assez puissants protecteurs57. Pourtant, peu de temps après la mort de Thomas, en 1257, le culte est soutenu par une confrérie et par la translation de la Vita en langue vernaculaire, en un texte adapté au parler de la région, dit l’auteur, resté anonyme58. À Tours, alors que Péan Gatineau et ses confrères tentent de relancer le culte de Martin, ils doivent compter avec la concurrence de celui de saint Gatien, à la cathédrale, remis à l’honneur à la fin du Moyen Âge dans un contexte de renou veau de l’intérêt porté aux saints évêques évangélisateurs des diocèses. De plus, la Vie de saint Martin en français évoque clairement les « petits pèlerinages » de proximité où se trouve une relique du saint et dont Péan Gatineau explique qu’ils ne valent pas celui de la cité martinienne, signe que la concurrence existait bel et bien et que notre chanoine en avait pleine conscience : celui-ci évoque en effet les « bienfaits » reçus dans les petits sanctuaires martiniens, quand il réserve le terme de « miracle » à ceux qui surviennent auprès du tombeau, à Tours59. D’autres exemples de petits sanctuaires sont révélés par une documentation moins fournie mais tout aussi suggestive : les enseignes de pèlerinage60. Dans l’espace considéré, on peut retenir le sanctuaire de Notre-Dame de Vaudouan, dont le légendaire fixe l’origine au xie siècle : à suivre cette tradition, une statue de la Vierge à l’Enfant où Jésus représenté tenant une colombe aurait été décou verte au fil de l’eau d’un ruisseau par une jeune bergère qui s’était retirée dans les bois pour prier. Les tentatives pour installer l’objet dans des lieux de culte voisins (église paroissiale, puis abbatiale de La Châtre) ayant été vouées à l’échec, il fut décidé d’édifier une chapelle près du lieu de l’invention. L’histoire de Notre-Dame de Vaudouan n’est pas documentée par les archives avant la fin du 56 C. Beaune, op. cit., p. 168-170. 57 A. Silvera, « Saint-Pierre-de-Biville », Inventaire des sanctuaires et lieux de pèlerinage chré tiens en France [en ligne], disponible sur [Consulté le 17 octobre 2021]. 58 Voir C. Vincent, « L’attention portée au monde rural par le bienheureux Thomas Hélie de Biville, prédicateur itinérant en Cotentin (xiiie siècle) », in J. Hoareau-Dodinau (éd.), Ruralités : des terres, des dieux et des hommes, Hommage à Jean Tricard, Limoges, Presses de l’université de Limoges, 2015, p. 199-215 et Vie, vers 7-18. 59 C. Lelong, art. cit., p. 1369. 60 D. Bruna, Enseignes de pèlerinage et enseignes profanes, Paris, Réunion des Musées nationaux, 1996.
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xiiie siècle : il s’agit alors d’une simple chapelle dont un chanoine du chapitre de La Châtre se préoccupe de la desserte en y instituant un vicaire permanent, tandis que, dans la seconde moitié du xve siècle, un conflit oppose au chapitre un ami de l’archevêque de Bourges, Jean Cœur, fils de Jacques Cœur, pour le contrôle des revenus, ce qui laisse entendre que le pèlerinage a dû prendre entre temps son essor. Cette chronologie coïncide parfaitement avec celle de nombreux légendaires comparables, qui relatent la trouvaille de statues enfouies dans le sol ou dans des troncs d’arbres par de simples gens, laboureurs ou bergers : attestés à partir de la fin du xve siècle, ces récits se multiplient au cours de l’époque moderne61. Un autre petit sanctuaire pour lequel on a conservé des enseignes de pèleri nage, Saint-Julien de Vouvantes, serait à rapprocher du contexte qui a fait le succès de sainte Catherine à Fierbois. Dédié au culte de saint Julien de Brioude, officier romain martyrisé au ive siècle, il fut plus spécialement fréquenté à l’époque des ducs de Bretagne par des hommes de guerre venus rendre grâce de leur délivrance de prison en y déposant leurs chaînes. La seule enseigne de pèlerinage connue pour Saint-Julien de Vouvantes, conservée à Paris, au Musée de Cluny, figure des entraves à la droite du saint. Le duc Jean V y fit des dons et visita les lieux en 142862. Le sanctuaire gagna en célébrité et resta régulièrement fréquenté tout au long de l’époque moderne, y compris de la part de pèlerins venus de Basse-Bretagne. La fragmentation des reliques et la floraison d’images ou d’hosties miracu leuses démultiplient les lieux où les fidèles peuvent venir faire des dévotions suivant leurs choix, hors du cadre paroissial. Le phénomène, riche de sens, par la place qu’y prend la Christian Materiality étudiée par Caroline Bynum63, mériterait une étude à part entière : il fait partie des évolutions que les centres monastiques durent affronter, tout en y participant eux-mêmes par le don de parcelles des corps saints qu’ils conservaient. Il serait intéressant, dans la mesure où les sources le permettent, de mieux cerner encore leur activité en ce sens. L’histoire des collections princières de reliques, à travers l’exemple notamment de celles des rois de France ou des princes du sang, tel le duc Jean de Berry, montre l’intense circulation de ces objets durant tout le Moyen Âge et encore à l’époque moderne. 61 Ibid., p. 101-103, no 243. Le R. P. J.-E. B. Drochon, Histoire illustrée des pèlerinages français de la Très Sainte Vierge, Paris, Plon, 1890, p. 390-394 et J.-J. Meunier, Monographie de la chapelle et du pèlerinage de Notre-Dame de Vaudouan, La Châtre, A. Bourg, 1959. Sur ce type de légendaire, voir N. Balzamo, Les miracles dans la France du xvie siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2014. 62 D. Bruna, op. cit., p. 165-166 et l’article « Pèlerinages », dû à Georges Provost, cite Saint-Julien de Vouvantes comme l’un des grands lieux de pèlerinage bretons à l’époque moderne (hormis les pèlerinages mariaux), avec Saint-Sébastien près de Nantes, dans A. Croix et J.-Y. Veillard (éd.), Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, Éditions Apogée, 2000, p. 752-754, ici p. 752 ; voir aussi G. Provost, La fête et le sacré, Paris, Le Cerf, 1998, p. 153-154. 63 C. W. Bynum, Christian Materiality : An Essay on Religion in Late Medieval Europe, New York, Zone Books, 2011.
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Conclusion Au terme du propos, force est de conclure à la persistance de l’attractivité des corps saints ou reliques possédés par les grands monastères jusqu’à la fin du Moyen Âge et au delà. Force est aussi de constater la variété des situations, certains établissements, si l’on en croit le petit échantillon examiné, tirant mieux leur épingle du jeu que d’autres : l’appui du pouvoir civil ne doit pas être négligé en la circonstance, comme l’illustre plus spécialement les cas de Saint-Martin de Tours et du Mont Saint-Michel, ce dernier ayant été régulièrement visité et doté par les rois, d’autant que son prestige fut renouvelé et démultiplié par la résistance qu’il opposa aux Anglais durant la guerre de Cent Ans. Mais le phénomène le plus marquant pour les xiiie-xve siècles, est sans nul doute la diversification des centres de pèlerinage, des lieux où se vénère telle figure morte en odeur de sainteté ou quelque témoignage concret (relique indirecte, image, hostie miraculeuse) rattaché à la tradition chrétienne par des légendaires imaginatifs, qui ont tous en commun de ramener au cœur du mystère de l’incar nation et de la rédemption. Campés sur un patrimoine de reliques constitué de longue date et de haute valeur, les établissements réguliers anciens durent s’employer à revivifier leurs richesses : tous n’y parvinrent pas. Il fallait compter désormais avec la présence d’autres ordres religieux, à l’origine de cultes célèbres, si l’on pense à celui qui entoura dès son vivant François d’Assise. Il fallait aussi compter avec l’initiative laïque, la capacité de choix manifestée par les fidèles, plus présente sans doute que dans les générations antérieures, en raison d’une pasto rale active en faveur de la responsabilité individuelle en matière de salut. Peut-être aussi, comme l’indiquerait la fragmentation infinie des reliques et la multiplication des images de dévotion – mais la chose est plus complexe à cerner –, avec le souci de détacher le culte des saints, quand ce n’est pas celui des origines chré tiennes, d’un ancrage territorial trop fort, dans la conviction que les événements de Palestine, porteurs de salut, pouvaient se « rejouer » en tout lieu, pour le bienfait de ceux qui l’habitaient ou le visitaient. Le processus permet à la fois une certaine intériorisation du phénomène pèlerin et son accessibilité croissante, par la création de sanctuaires de proximité. C’est pourquoi la diversification des lieux de dévotion doit sans doute se penser en termes de complémentarité plus que de rivalité entre sanctuaires, dans la perspective de pèlerinages cumulatifs, peut-être ordonnés en réseaux64.
64 Cinq récits de miracle du recueil de Fierbois présentent des pèlerins qui évoquent sainte Cathe rine à part égale avec Notre-Dame du Puy, saint Eutrope à Saintes, saint Léonard à Noblat, saint Michel au Mont Saint-Michel au péril de la mer et saint Martin à Tours : Y. Chauvin (éd.), art. cit., miracles respectivement nos 132, 124 et 126, 124, 139 et 67.
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Sermons bénédictins et cisterciens pour la fête de saint Benoît au xiie siècle
La place de la Règle de saint Benoît dans le propositum vitae cistercien a fait l’objet de nombreuses études historiques1. C’est en effet une question qui conditionne la compréhension de l’expérience cistercienne primitive, considérée comme une simple réforme, c’est-à-dire un retour à la Règle bénédictine retrouvée et revivifiée dans sa pureté initiale, ou bien comme un nouveau monachisme, une forme originale de mise en œuvre de la Règle supposant interprétation et adaptation. Dans le contexte des années postconciliaires, puisque le concile Vatican II avait invité les ordres religieux à revenir à leurs sources pour en réactualiser l’inspiration, cette question a particulièrement retenu l’attention de chercheurs appartenant eux-mêmes à la famille cistercienne et engagés dans une auto-compréhension de l’ordre, de son identité et de son « charisme2 ». Plus 1 Parmi les travaux les plus anciens nous pouvons citer A. Le Bail, « La Règle de saint Benoît dans l’ordre de Cîteaux », Revue liturgique et monastique, 14 (1929), p. 413-439, J.-B. Chau tard, « La Règle de saint Benoît illustrée par saint Bernard », Collectanea Ordinis Cistercien sium Reformatorum, 1 (1934), p. 7-20 (il s’agit du tout premier article publié dans le premier numéro des Collectanea Ordinis Cisterciensium Reformatorum, ce qui en signale l’importance) et ibid., p. 65-84, ou encore C. Hontoir, « Le texte de la Règle de saint Benoît et sa place dans la littérature cistercienne », Collectanea Ordinis Cisterciensium Reformatorum, 9 (1947), p. 199-205. 2 Voir par exemple L. Lekai, « The Rule and the Early Cistercians », Cistercian Studies Quarterly, 5 (1970), p. 243-251 ; J. Leclercq, « S. Bernard et la règle de S. Benoît », Collectanea Ordinis Cisterciensium Reformatorum, 35 (1973), p. 173-185 ; E. Mikkers, « Le rôle de la Règle de Saint Benoît dans l’Ordre de Cîteaux », Collectanea Ordinis Cisterciensium Reformatorum, 35 (1973), p. 210-217 ; D. Farkasfalvy, « St Bernard’s Spirituality and the Benedictine Rule in the Steps of Humility », Analecta Sacri Ordinis Cisterciensis, 36 (1980), p. 248-262 ; W. E. Goodrich, « The Cistercian Founders and the Rule : Some Reconsiderations », Journal of Ecclesiastical History, 35 (1984), p. 358-375 ; J.-B. Auberger, « La place de la Règle », in L’una nimité cistercienne primitive : mythe ou réalité ?, Achel, Cîteaux, Commentarii Cistercienses, 1986, Marielle Lamy • Sorbonne Université Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 249-266. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131322
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récemment, d’autres historiens se sont également intéressés à cette question avec des problématiques différentes, telles que l’écriture de leurs origines par les com munautés et institutions religieuses et l’usage de la mémoire dans les processus d’institutionnalisation3. Mais c’est dès le xiie siècle que la référence à la Règle et à la figure de saint Benoît a été placée au cœur de discussions sur la nature du monachisme cistercien, notamment dans le cadre des controverses qui ont pu opposer les Bénédictins « traditionnels » – en particulier les Clunisiens – et les Cisterciens. Nous n’étudierons pas ici ces controverses pour elles-mêmes, laissant donc de côté les textes qui s’y rapportent directement. Nous avons choisi de nous limiter à un type de sources particulier : les sermons pour la fête de saint Benoît, « saint patron » des moines noirs comme des moines blancs. C’est à travers l’évocation de cette figure fondatrice et de son œuvre que nous essaierons de déterminer si les uns et les autres avaient une manière propre de s’y rapporter et, si c’est le cas, s’ils avaient conscience de cette spécificité et s’appuyaient sur elle pour prétendre incarner une fidélité plus authentique à l’idéal monastique défini par saint Benoît. Dans un premier temps, nous présenterons le corpus de sermons à notre disposition – un corpus nettement dissymétrique, ce dont il nous faudra rendre compte. Nous verrons ensuite, successivement, quelle image de Benoît comme législateur les moines noirs et les moines blancs ont proposée, notamment en s’emparant de sa désignation comme « nouveau Moïse ».
Quels sermons pour la ou les fête(s) de saint Benoît ? Puisque nous avons choisi de nous appuyer sur des sermons composés pour la fête de saint Benoît, il nous faut commencer par dire un mot du culte liturgique rendu à ce dernier. La tradition hagiographique relative à saint Benoît repose presque tout entière sur le livre II des Dialogues de Grégoire le Grand, rédigés à la fin du vie siècle. Mais c’est seulement à partir de l’époque carolingienne que le culte de saint Benoît
p. 279-285 ; F. Kline, « Saint Bernard and the Rule of Saint Benedict : an Introduction », in J. R. Sommerfeldt (éd.), Bernardus Magister : Papers Presented at the Nonacentenary Celebra tion of the Birth of Saint Bernard of Clairvaux, Kalamazoo, Michigan, Abbaye de Cîteaux, SaintNicolas-lès-Cîteaux, Cîteaux, Commentarii Cistercienses / Saint Joseph’s Abbey, Spencer, MA, Cistercian Publications, 1992, p. 169-183 ; C. Dumont, « La relecture de la Règle de saint Benoît par les cisterciens du xiie siècle », in Sagesse ardente. À l’école cistercienne de l’amour dans la tradition bénédictine, Oka, Abbaye Notre-Dame du Lac, 1995, p. 15-32. 3 Voir notamment C. Caby, « De l’abbaye à l’ordre : écriture des origines et institutionnalisation des expériences monastiques, xie-xiie siècles », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 115/1 (2003), p. 235-267, ainsi qu’A. Grélois, « Du passé faire table rase ? Discours rénovateurs et innovations institutionnelles au xiie siècle : l’exemple cistercien », in P. Chas tang (éd.), Le passé à l’épreuve du présent. Appropriations et usages du passé du Moyen Âge à la Renaissance, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 393-404.
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se développa et fut inscrit dans la liturgie, selon le témoignage des calendriers, martyrologes ou sacramentaires. Plus précoce dans la zone d’influence romanofranque, ce culte avait acquis une dimension « universelle » (pour l’Église latine) dès le début du xe siècle4. On relève toutefois une particularité notable, à savoir la diversité des dates auxquelles la mémoire de saint Benoît pouvait être célébrée : le 21 mars, le 11 juillet et le 4 décembre, et la variété aussi des termes désignant ces fêtes dans les sources anciennes : natalis, transitus, depositio, adventus, translatio, tumulatio ou encore illatio, quand la fête n’était pas dite toute simplement S. Bene dicti. Il semble en outre impossible d’établir une corrélation systématique entre la date retenue et la terminologie adoptée5. Pour J. Dehusses et J. Hourlier, les aléas de l’élaboration progressive d’une norme liturgique unifiée à partir de traditions locales variées expliquent sans doute cette démultiplication. La fête du 21 mars, qui commémore le décès de saint Benoît et fut communément considérée comme la fête principale, serait d’origine cassinienne, tandis que celle du 11 juillet aurait eu d’abord, à partir de Fleury, une diffusion neustrienne ; et c’est dès la première moitié du viiie siècle qu’un triptyque de célébrations (incluant le 4 décembre) aurait été mis en place à Fleury, où l’on insistait à la fois sur la réception et la trans lation des reliques du saint. L’abbaye de Fleury conservait encore, au xiie siècle, un cycle complet des diverses commémorations annuelles ; la fête du 11 juillet y était toutefois particulièrement solennisée, puisqu’elle était accompagnée d’une célébration le dimanche dans l’octave puis le jour octave proprement dit – ce qui était aussi le cas à Cluny. Mais un trait tout à fait frappant, et qui révèle sans doute une spécificité du monde monastique occidental, est qu’une certaine diversité des usages liturgiques relatifs à la commémoration de saint Benoît persistait au xiie siècle, alors que dans d’autres cas de cultes « universels », à commencer par celui de la Vierge Marie, des pratiques unifiées s’étaient imposées dès avant l’an mille. Chez les Cisterciens, plusieurs changements sont intervenus au cours du xiie siècle. L’histoire de la liturgie cistercienne primitive est assez complexe et ne peut être entièrement reconstituée, faute de témoins manuscrits en nombre suffisant. Les tout premiers Cisterciens suivirent la liturgie en usage à Molesme puis, au début de l’abbatiat d’Étienne Harding, entre 1108 et 1113, fut mise en place une liturgie propre qui se voulait un retour aux sources (usages « grégoriens », via Metz, et hymnologie ambrosienne selon les indications trouvées dans la Règle de saint Benoît6). Le caractère artificiel et parfois inadapté de ce corpus liturgique appela bientôt une révision, qui fut menée sous les auspices de Bernard de Clairvaux et entérinée par le chapitre général de 1147. Entre 1175 et 1185, on procéda encore à de nouveaux ajustements. Pour ce qui nous concerne, les usages en vigueur jusqu’aux années 1140 avaient maintenu deux commémorations an nuelles en l’honneur de saint Benoît : le 21 mars, son dies natalis, et le 11 juillet, 4 J. Deshusses et J. Hourlier, « Saint Benoît dans les livres liturgiques », Studia monastica, 21 (1979), p. 143-204. 5 Même si à Fleury on observe la succession natalis-translatio-illatio. 6 J. Neufville (éd.), Règle de saint Benoît, Paris, Le Cerf, 1972, IX, 4 ; XII, 4 ; XIII, 11 et XVII, 8.
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jour de sa translatio ; mais au terme de la révision officialisée en 1147, le bréviaire cistercien conserva seulement la fête du 21 mars7. L’expression liturgique du culte rendu à saint Benoît était donc moins déve loppée chez les Cisterciens que dans les grands établissements monastiques tradi tionnels, avec une seule fête au calendrier, sans octave. Cependant les Cisterciens accompagnaient cette unique célébration annuelle d’un sermon, ce qui n’était pas de règle ailleurs. Rappelons que les Cisterciens avaient mis fortement l’accent sur la fonction pastorale de l’abbé et sur la prédication comme tâche pastorale majeure ; un abbé cistercien devait donc prêcher régulièrement à ses ouailles, c’est-à-dire à sa communauté. Les statuts promulgués par le Chapitre Général précisent d’ailleurs les contours de cette obligation : c’est au cours du chapitre que l’abbé devait prêcher, à l’occasion des temps forts de l’année liturgique. La liste officielle des solennités pour lesquelles il devait y avoir sermon au chapitre retient seize dates, parmi lesquelles la fête de saint Benoît au 21 mars8. Bernard de Clairvaux y fait d’ailleurs allusion au début du sermon pour la Saint-Benoît contenu dans le recueil des Sermons pour l’année : « Nous célébrons aujourd’hui le dies natalis de notre glorieux maître Benoît. En son honneur et à son sujet, un sermon festif vous est dû d’après nos coutumes9 ». Le nombre de sermons cisterciens conservés pour la Saint-Benoît, assez re marquable, s’explique à la fois par cette obligation et par la valeur accordée à la prédication, qui fait qu’un certain nombre d’abbés – ou leurs proches – ont veillé à la constitution et même, dans une certaine mesure, à « l’édition » de recueils de sermons. Mais pour notre sujet, cela entraîne une forte dissymétrie dans la mesure
7 Voir C. Waddell, The Primitive Cistercian Breviary, Fribourg, Academic Press Fribourg, 2007, particulièrement p. 78-79. On conserve toutefois, dans la collection de Reading, des sermons du cistercien Aelred de Rievaulx qui semblent se rapporter à la célébration de la translatio de saint Benoît : voir les notes de G. Raciti pour les sermons CXL et CXLI, à propos de leur place dans le recueil, in Aelredi Rievallensis Sermones LXXXV-CLXXXII. Collectio Radingensis, Turnhout, Brepols, 2012, p. 353 et 360 ; l’éditeur leur a donné comme titre In festivitate sancti Benedicti pour les distinguer des sermons In natali sancti Benedicti, placés plus haut dans le recueil. 8 D. Choisselet et P. Vernet, Les Ecclesiastica officia cisterciens du xiie siècle : texte latin selon les manuscrits édités de Trente 1711, Ljubjana 31, et Dijon 114, Reiningue, Abbaye d’Oelenberg, 1989, cap. LXVII : Quibus diebus ardeant tres lampades et quibus habeantur sermones in capi tulo, p. 190 : Lampades non habeantur in oratoriis ultra quinque […]. Que tres accendi debent ad vigilias, ad missam et ad vesperas nativitatis Domini, apparitionis, pasche, ascensionis, pentecostes, omnium sollemnitatum sancte Marie, nativitatis sancti Iohannis Baptiste, natalis apostolorum Petri et Pauli, sollemnitate sancti Benedicti, Omnium Sanctorum, dedicationis ecclesie. In commemoratione omnium fidelium defunctorum ad vigilias eorundem et ad missam tantummodo accenduntur. In his etiam diebus exceptis festis transpositis et excepta commemoratione defunctorum habentur sermones in capitulo, et preter hoc in dominica prima adventus Domini et in dominica palmarum. 9 Bernard de Clairvaux, Sermon pour le dies natalis de saint Benoît, 2, in Sermons pour l’année, t. II.1, Paris, Le Cerf, 2016, p. 193 (ou In natali sancti Benedicti, 2, in J. Leclercq et H. Rochais (éd.), Sancti Bernardi Opera, vol. V.2, Rome, Editiones Cistercienses, 1968, p. 1 : Celebramus hodie magistri nostri gloriosi Benedicti natale ; pro eo vobis et de eo sollemnis ex more sermo debetur).
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où nous avons beaucoup plus de sermons cisterciens que de sermons bénédictins se rapportant à la commémoration de saint Benoît. Dans un article publié en 1947 et intitulé « La paternité de saint Benoît sur l’ordre de Cîteaux », dom Anselme Le Bail recensait, pour une période allant du xe au xiie siècle, neuf auteurs monastiques de sermons sur saint Benoît, parmi lesquels quatre bénédictins et cinq cisterciens. Mais si l’on considère uniquement le xiie siècle, cela ne laisse plus que deux bénédictins, Geoffroy de Vendôme et Pierre de Celle, face aux cinq cisterciens, Bernard de Clairvaux, Guerric d’Igny, Aelred de Rievaulx, Odon de Morimond et Garnier de Rochefort10. En outre, Geoffroy et Pierre n’ont laissé qu’un sermon chacun, alors que du côté cistercien Guerric d’Igny ou Aelred de Rievaulx en ont chacun laissé plusieurs. Et l’écart s’est creusé au fil de l’avancée des travaux et des publications de sources. En 1982, Jean Longère a publié un article à propos de la prédication sur saint Benoît du xe au xiiie siècle ; sur dix auteurs retenus, deux étaient nouveaux, Alain de Lille et Prévostin de Crémone, mais ils ne sont ni bénédictins ni cisterciens11. J. Longère n’avait pas intégré à son étude trois sermons de Geoffroy d’Auxerre, un proche de saint Bernard qui fut lui-même un temps abbé de Clairvaux (1162-1165), avant de devoir renoncer à cette charge ; ses sermons ont été publiés par Ferruccio Gastaldelli en 198012. Une autre étude due à Gregorio Penco et parue en 1988, qui ne portait pas spécifiquement sur la prédication mais sur le souvenir de saint Benoît dans le monde monastique médiéval, a fait apparaître quelques noms nou veaux13. Si l’on s’en tient aux sermons pour la Saint-Benoît et au xiie siècle ou au tout début du xiiie siècle, cela permet d’ajouter à notre liste un bénédictin, Odon de Canterbury, et encore deux cisterciens, Hélinand de Froidmont et Adam de Perseigne14. Et tandis que dom Le Bail signalait, en 1947, trois sermons d’Aelred 10 A. Le Bail, « La paternité de saint Benoît sur l’Ordre de Cîteaux », Collectanea Ordinis Cister ciensium Reformatorum, 9 (1947), p. 111, n. 3. 11 J. Longère, « La prédication sur saint Benoît du xe au xiiie siècle », in Sous la Règle de saint Benoît. Structures monastiques et société en France du Moyen Âge à l’époque moderne, Abbaye Sainte-Marie de Paris (23-25 octobre 1980), Genève, Droz, 1982, p. 433-460. Prévostin de Crémone était un maître séculier ; quant au sermon d’Alain de Lille, il est antérieur à l’entrée de ce dernier chez les Cisterciens et peut donc être considéré lui aussi comme le discours d’un maître séculier. 12 F. Gastaldelli, « Regola, spiritualità e crisi dell’Ordine cisterciense in tre sermoni di Gof fredo di Auxerre su san Benedetto », Cîteaux, 31 (1980), p. 193-225. 13 G. Penco, « S. Benedetto nel ricordo del Medio Evo monastico », in Medioevo monas tico, Rome, Pontificio Ateneo S. Anselmo – Edizioni Abbazia S. Paolo, 1988, p. 215-233. 14 Des extraits des sermons d’Odon de Canterbury avaient été donnés par J. Leclercq, « Profes sion monastique, baptême et pénitence d’après Odon de Canterbury », in Analecta Monastica, II, Rome, Pontificium Institutum S. Anselmi-Herder, 1953, p. 129-136 ; l’œuvre homilétique d’Odon a depuis fait l’objet d’une édition critique par C. De Clercq, The Latin Sermons of Odo of Canterbury, Verhandelingen van de Koninklijke Academie voor Wetenschappen, Letteren en Schone Kunsten van België, Bruxelles, Paleis der Academiën, 1983, qui a rendu ainsi accessibles dans leur intégralité trois sermons d’Odon sur saint Benoît. Pour Adam, voir D. Mathieu,
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de Rievaulx, l’entreprise d’édition systématique des œuvres de ce dernier ainsi que la découverte de deux collections de sermons inédites en 1982, respectivement dans un manuscrit parisien et un manuscrit de Troyes, nous permettent de lire aujourd’hui une quinzaine de sermons sur saint Benoît dans les œuvres complètes d’Aelred publiées par Gaetano Raciti dans la collection Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis15. Un dépouillement systématique de la Patrologie Latine nous a enfin permis de repérer un autre sermon bénédictin, dans le recueil attribué à Geoffroy d’Admont et provenant en tout cas de cette abbaye dans la deuxième moitié du xiie siècle ; compte tenu de sa place dans le recueil, le sermon correspond à la fête célébrée le 4 décembre16. Au total, et pour une enquête qui n’a pas la prétention d’être exhaustive, on arrive à quatre auteurs et six sermons côté bénédictin, huit auteurs et près d’une trentaine de sermons côté cistercien. Une telle approche quantitative doit cependant être nuancée, pour deux raisons au moins. La première raison est que nous n’avons mentionné jusqu’à présent que les sermons réputés avoir été prononcés ou en tout cas composés pour la Saint-Benoît au xiie siècle. Or un sermon clunisien plus ancien était, à sa manière, toujours d’actualité à la même période. Il s’agit d’un sermon d’Odon de Cluny († 942), prononcé un 11 juillet, donc pour la fête de la translation de saint Benoît, alors qu’Odon se trouvait à Fleury pour y promouvoir la réforme monastique. Les manuscrits liturgiques conservés attestent qu’au xiie siècle ce sermon fournissait au moment de la fête du saint la matière de plusieurs leçons de l’office, à Fleury comme à Cluny17. Par leur reprise d’année en année, les textes lus à l’office imprégnaient en profondeur la spiritualité des moines qui les écoutaient.
« Un sermon inédit d’Adam de Perseigne », Collectanea Ordinis Cisterciensium Reformatorum, 4 (1937), p. 106-111 et p. 194-199. Pour le sermon d’Hélinand de Froidmont, toujours inédit, un extrait a été reproduit par J. Leclercq et G. Gärtner, « S. Bernard dans l’histoire de l’obéissance monastique », Anuario de Estudios medievales, 2 (1965), p. 61-62 (d’après le ms. Pa ris, BnF, lat. 14591). 15 Il s’agit des sermons 6 à 8 de la première collection de Clairvaux (In natali sancti Benedicti, Serm. vi-viii, in Aelredi Rievallensis sermones i-xlvi. Collectio Claraevallensis prima et secunda, Turnhout, Brepols, 1989, p. 53-69), du sermon 37 de la deuxième collection de Clairvaux (ibid., p. 300-305), des sermons 54-56 appartenant à la collection de Durham (In festivitate beati Benedicti abbatis, Serm. liv-lvi, in Aelredi Rievallensis sermones xlvii-lxxxiv. Collectio Dunelmensis, Sermo a Matthaeo Rievallensi servatus, Sermones Lincolniensis, Turnhout, Brepols, 2001, p. 66-97), du sermon 82 appartenant à la collection de Lincoln (ibid., p. 333-339), des sermons 114-117, 140-141 et 146-147 appartenant à la collection de Reading-Cluny (In natali sancti Benedicti, Serm. cxiv-cxvii et In festivitate sancti Benedicti, Serm. cxl-cxli et cxlvicxlvii, in Aelredi Rievallensis Sermones lxxxv-clxxxii. Collectio Radingensis, Turnhout, Brepols, 2012, p. 159-188, p. 353-367 et p. 395-410). Certains correspondent toutefois à des recensions diverses d’un même sermon : le sermon 82 et le sermon 117 sont des rédactions particulières du sermon 8, tandis que le sermon 114 est une variante du sermon 37. 16 A. Härdelin, « God’s Visiting : A Basic Theme in the Homilies Ascribed to Godfrey of Admont », Cistercian Studies Quarterly, 27 (1992), p. 23-38. 17 À Cluny, le début du sermon d’Odon était lu le dimanche dans l’octave et la fin du même sermon au jour de l’octave ; à Fleury, on en lisait un extrait à l’octave de la fête du 11 juillet
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L’intégration du sermon d’Odon de Cluny, en tout ou en partie, au lectionnaire de l’office dans de grands établissements – il est plus difficile à tracer pour des établissements de moindre importance dont les livres liturgiques n’ont pas été conservés, identifiés ou examinés – explique sans doute qu’il ait encore exercé, au xiie siècle, une influence significative et repérable, sur les moines noirs bien sûr mais pour une part aussi, comme nous le verrons, sur les moines blancs. La deuxième raison qui invite à ne pas mettre exclusivement l’accent sur l’approche quantitative du corpus identifié tient au contenu même des sermons recensés : si tous se rattachent en principe à la Saint-Benoît, la place qu’ils accordent à la figure du saint patron des moines est assez variable. Le sermon de Geoffroy de Vendôme est de bout en bout centré sur lui mais, à l’inverse, un sermon de saint Bernard commentant la péricope qui constitue l’Évangile du jour de la fête du saint n’a pas un seul mot sur Benoît18 ! Dans un autre sermon, plus connu car faisant partie du recueil des Sermons pour l’année, c’est seulement à mi-chemin que Bernard abandonne la figure de Benoît pour donner à ses propos une autre orientation. Un même auteur monastique peut en effet varier ses approches ; les quatre sermons de Guerric d’Igny, groupés les uns à la suite des autres dans un même recueil, offrent ainsi des points de vue complémentaires. Le premier sermon reprend un certain nombre de prescriptions de la Règle en commentant leur sens et leur portée. Le second sermon part d’un verset du livre de Jérémie ( Jr 17, 7) : Benedictus vir qui confidit in Domino, « Heureux l’homme qui met sa confiance dans le Seigneur », verset qui permet bien évidemment un jeu de mots sur Benedictus ; cependant, après avoir montré qu’un tel oracle a trouvé son accomplissement en saint Benoît, Guerric passe à l’expérience spirituelle du moine sans plus s’attarder sur la figure du saint abbé. Il use du même procédé dans le troisième sermon, à partir d’un verset du Siracide : « Aimé de Dieu et des hommes » (Sir 45, 1). Le quatrième sermon, en revanche, s’attarde de façon beaucoup plus détaillée sur la figure de saint Benoît dans sa première partie, en empruntant un certain nombre de traits et d’épisodes aux Dialogues de Grégoire le Grand. Côté bénédictin, le sermon composé à Admont, haut lieu de réforme monastique en Styrie au milieu du xiie siècle, se caractérise par une orientation plus morale et spirituelle qu’hagiographique ; l’évocation de la personne de Benoît y tient donc une place assez minime. Pierre de Celle, en
puis le sermon était repris en totalité le 4 décembre. Voir J. Longère, « La prédication sur saint Benoît du xe au xiiie siècle », art. cit., p. 434-435. 18 Bernard de Clairvaux, Sermon pour la fête de saint Benoît, in Sermons variés, Paris, Le Cerf, 2010, p. 174-199 (la péricope en question est le passage dans lequel l’apôtre Pierre dit à Jésus : « Voici que nous avons tout quitté pour te suivre… », Mt 19, 27 sq). Ce sermon n’apparaissait pas dans les Sermones varii des Sancti Bernardi Opera. C’est Gaetano Raciti qui a attiré l’attention sur ce texte, l’a édité et a argumenté en faveur de son authenticité ; voir G. Raciti, « Un nouveau sermon de saint Bernard – Verba lectionis huius – pour la fête de saint Benoît », Collectanea Cisterciensa, 60 (1998), p. 60-107.
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revanche, insiste fortement au début et à la fin de son sermon sur la paternité de Benoît vis-à-vis des moines et son rôle d’intercesseur. Pour la suite de cet exposé, c’est évidemment aux sermons qui s’attardent sur la figure de Benoît et sur son œuvre que nous accorderons la plus grande attention. Une focalisation sur le rôle de législateur du Père des moines nous permettra en outre de solliciter à parts presque égales, au sein du corpus que nous avons établi, les sermons bénédictins et cisterciens.
Loi ancienne et loi nouvelle : regards bénédictins sur la Règle Au fil des siècles, la tradition monastique a rapproché saint Benoît de diverses figures bibliques, telle celle d’Abraham (pour avoir quitté sa patrie et s’être retiré au désert mais aussi pour la bénédiction dont il fut la source), ou encore celle du prophète Élie. Mais la figure la plus fréquemment mise en avant à l’époque qui nous intéresse et la plus significative pour notre propos est celle de Moïse. Un passage des Dialogues de Grégoire la mentionne, mais parmi d’autres et sans s’y attarder, en plaçant dans la bouche du disciple qui écoute le récit de la vie de Benoît une sorte de résumé des miracles qui viennent d’être rapportés : Que c’est beau ! Vos paroles me laissent tout pensif ! Car, je le vois, cette eau tirée de la pierre rappelle Moïse, le fer qui remonte du fond de l’eau, Élisée, la course sur l’eau, Pierre, le corbeau obéissant, Élie, le deuil pour la mort d’un ennemi, David19. C’est Odon de Cluny qui, tout en citant précisément ce passage des Dia logues20, a isolé et valorisé la comparaison entre Benoît et Moïse, dans le sermon auquel la liturgie a donné une audience particulière. Il vaut la peine de citer des extraits un peu étendus de ce sermon, car ce sont autant de jalons pour des commentaires ultérieurs : Ce n’est pas sans raison que l’on compare ce saint à Moïse : ils ont, l’un comme l’autre, accompli presque les mêmes exploits, et qui ne sont pas négligeables. […] Un privilège leur est commun : l’un comme l’autre, ils furent des législateurs. Le premier persuada les tribus gémissantes des Hébreux de quitter l’Égypte ; le second détacha du peuple jouisseur des foules nombreuses, les arracha aux ténèbres naturelles des désirs de la chair et les 19 Grégoire le Grand, Dialogues, II, 8, t. II, Paris, Le Cerf, 1979, p. 165-167. 20 Odon de Cluny, Sermo iii : De sancto Benedicto abbate, Patrologie Latine, t. CXXXIII, col. 724 : Sicut ille mirabilis eius vitae relator, papa videlicet Gregorius astruit, qui assignanter ex quibusdam factis, ipsum aliquibus nominatim expressis coaequat, dicens inter caetera : « Nam in aqua ex petra producta, Moysen ; in ferro vero, quod ex profundo aquae rediit, Elisaeum. In aquae itinere, Petrum. In corvi obedientia, Eliam. In luctu autem mortis inimici, David video et perpendo. Vir iste spiritu iustorum omnium plenus fuit ».
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introduisit, sous sa conduite, dans la terre des vivants. […] Le premier, sur les sols brûlés du désert, fit jaillir l’eau de la pierre pour étancher la soif du peuple ; l’autre tira de la sécheresse du rocher la fontaine des coutumes monastiques qui, aujourd’hui, coule en fleuve. Le premier ploya sous la verge de sa loi les usages barbares des juifs, qu’il appelle incrédules et rebelles ; c’est tout le troupeau des moines, prêtant de bon gré l’oreille à son exhortation, que le second considère comme une personne unique, douée d’un seul cœur, et qu’il qualifie de fils, pour les soumettre tous au joug suave du Christ. On pourrait énumérer bien d’autres exemples de concordances manifestes entre eux deux. Sans doute est-ce l’autorité de législateur qui rapproche spécialement de Moïse notre très saint Père. Mais la puissance des vertus et des signes ne démontre pas moins le joint entre ces deux personnages émérites21. La comparaison entre Moïse et Benoît peut donc se déployer, selon Odon, à partir de trois éléments : leur rôle de législateurs, la puissance des signes, c’est-à-dire les miracles, et celle des vertus. Tandis que les textes liturgiques, sur la base d’extraits des Dialogues de Grégoire, mettaient singulièrement en avant les miracles opérés par Benoît, c’est une dimension sur laquelle les sermons se sont faits plus discrets, même si on trouve ça et là quelques allusions ou résumés s’y référant. L’homilétique a en revanche généralement mis l’accent sur la double manière dont Benoît a enseigné et institué pour ses disciples et tous les moines qui se sont mis à son école une forme de vie, une discipline : per doctrinam, par la Règle qu’il a établie, et per vitam, par l’exemple de sa vie et de ses vertus. Puisque la question de la fidélité à la Règle de saint Benoît et des interpréta tions de cette Règle a souvent été placée au cœur des débats ayant opposé le « nouveau monachisme » à l’ancien, comme cela a été rappelé en introduction, c’est principalement à propos de la fonction de législateur que nous examinerons de plus près l’usage de la typologie Moïse-Benoît. Elle tient une place non négligeable dans le sermon de Geoffroy, devenu abbé de la Trinité de Vendôme en 1094, mort en 1132. Geoffroy a cependant utilisé de façon paradoxale la figure de Moïse législateur, dans la mesure où il s’agissait pour lui autant de marquer un écart avec Benoît qu’une ressemblance. Chez Geoffroy, le jeu des comparaisons se fait en réalité à quatre termes : Moïse, Jésus, les premiers Pères et législateurs des moines, et Benoît. De la même façon que la loi donnée par Moïse au peuple juif était bonne, mais que la loi apportée par le Christ au peuple chrétien fut meilleure, les règles instituées pour les moines par de saints Pères étaient bonnes, mais elles furent nettement surpassées par celle de Benoît. C’est donc au Christ, plus qu’à Moïse, que Benoît est assimilé. Et Geoffroy va plus loin encore en exploitant le schème de la typologie : comme la loi mosaïque par
21 Trad. R. Oursel, Les saints abbés de Cluny. Textes choisis, traduits et présentés, Namur, Éditions du Soleil Levant, 1960, p. 76-77 (voir Patrologie Latine, t. CXXXIII, col. 724 pour le texte latin).
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rapport au régime chrétien de la grâce, les règles monastiques anciennes n’étaient que l’ombre et la figure de la vie monastique future, révélée par saint Benoît avec l’assistance de l’Esprit Saint22. Ce n’est pas tout : les préceptes établis par les anciens Pères étaient, comme la loi de Moïse, durs et âpres, tandis que la règle instituée par Benoît est « sainte, douce et légère, et pleine de la discrétion qui est mère des vertus » ; et Geoffroy d’insister : « le pieux et discret père Benoît a tempéré leurs statuts comme l’autorité d’une dure loi et nous a engendrés fils de la grâce nouvelle23 ». Cette façon de souligner la discretio de Benoît, qui a tempéré les excès – l’ascétisme ? – des règles plus anciennes, et l’opposition entre la loi et la grâce ne seraient-elles pas dirigées contre les critiques formulées par des réformateurs zélés ? Sortons un instant du cadre de notre corpus de sermons pour donner la parole à un autre bénédictin, Orderic Vital, qui a évoqué dans son His toire ecclésiastique l’œuvre de Robert de Molesme et la fondation du « Nouveau Monastère », Cîteaux, en des termes très particuliers. Parlant de Robert qui, faute d’avoir réussi à persuader la communauté de Molesme d’adhérer à son projet de retour à une observance stricte de la Règle, s’était retiré avec le petit groupe de moines qu’il avait convaincus, Orderic déclare : « Il chercha longtemps un lieu adapté pour lui et pour ses compagnons, qui avaient résolu d’observer vraiment la Règle de saint Benoît à la lettre, comme les juifs la loi de Moïse24 ». Soit que la loi de Moïse ait représenté un joug pesant, soit qu’elle ait fait l’objet d’une observance littérale, elle ne constitue pas en tout cas une référence positive chez ces moines noirs lorsqu’il est question de la Règle de Benoît. Ni Geoffroy d’Admont († 1165) ou l’auteur des sermons qui lui sont attribués, ni Pierre de Celle († 1183) ne semblent avoir évoqué la figure de Moïse législa teur. Quant à Odon de Canterbury († 1200), il l’a fait d’une façon originale dans son premier sermon pour la Saint-Benoît, même si c’est simplement au détour d’une phrase. Le fil conducteur de ce sermon est le rapport établi entre la profession monastique et le baptême : pour Odon, l’entrée dans la vie monastique permet aux chrétiens de recouvrer ou de préserver la grâce baptismale, que la vie
22 Geoffroy de Vendôme, Sermo xi. In festivitate beati Benedicti, Patrologie Latine, t. CLVII, col. 280 : Illa quasi vetera pene vel penitus omnia transierunt, et ecce a S. Benedicto facta sunt nova. Illa etiam tanquam umbra et figura futurae monasticae vitae fuisse videntur, sed per laudabilem Patrem Benedictum, cooperante Spiritu sancto, est veritas revelata. 23 Ibid. : Sic sanctorum praecedentium Patrum omnis institutio est quidem bona, sed venerabilis Bene dicti longe praestantior. Quae ante illum Patres sancti constituerunt, velut lex Moysi, dura et aspera fuerunt. Sapientis vere Benedicti institutio sancta, suavis et levis est, et matre virtutum discretione videlicet plena. Antiquorum sanctio Patrum, quasi veteris legis cultores habuit. Pius autem et discretus Pater Benedictus illorum statuta tanquam durae legis auctoritatem temperans, nos novae gratiae filios procreavit. 24 Orderic Vital, Historia ecclesiastica, livre VIII, 26, éd. et trad. M. Chibnall, The Ecclesiastical History of Orderic Vitalis, Oxford, Clarendon Press, 1973, vol. IV, p. 322 : Haec et plura his similia monachis constanter dicentibus, abbas in sua satis pertinax sententia recessit ab eis cum xii sibi assentientibus, diuque locum quaesivit idoneum sibi suisque sodalibus, qui sancti decreverant regulam Benedicti sicut Iudei legem Moisi ad litteram servare penitus.
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dans le siècle a fait perdre, a amoindrie ou a mise en péril. C’est là la bénédiction que Dieu octroie aux fidèles par l’intermédiaire du bienheureux Benoît, à juste titre nommé Benedictus, et cette bénédiction a une dimension universelle. Le raisonnement mené par Odon aboutit à donner à la Règle bénédictine une place éminente : Et comme l’alliance de Dieu, commençant par la loi naturelle et s’élevant par la loi de Moïse, était parvenue jusqu’à la loi du Christ, qui est accomplie, Il a voulu confirmer par la Règle du bienheureux Benoît cette loi d’accomplissement qui est appelée la loi de la foi, la loi de la grâce, la loi de l’Esprit de vie en Jésus Christ (Rm 8, 2), en ajoutant un quatrième degré, je ne dis pas une quatrième loi, afin que personne n’ait besoin de rechercher un degré au-dessus de cette religion plus élevée, puisque l’on pourrait en s’appuyant sur elle trouver la fin de tout accomplissement25. Odon situe donc la Règle de saint Benoît à deux degrés au-dessus de la loi de Moïse, même s’il se garde d’assimiler cette Règle à une nouvelle loi qui serait plus parfaite que celle du Christ. Ici encore, d’une certaine manière, la figure de Moïse législateur sert uniquement de faire-valoir à celle de Benoît. Qu’en est-il chez les auteurs cisterciens ?
Benoît, nouveau Moïse : le point de vue cistercien Dans son sermon pour la Saint-Benoît incorporé au recueil des Sermons pour l’année, Bernard de Clairvaux donnait au patriarche des moines d’Occident trois titres : il le qualifiait de dux, magister et legifer26. Dans le droit fil d’une longue tradition exégétique, les trois termes pouvaient aussi bien s’appliquer à la figure de Moïse27 et pourtant, assez curieusement, Bernard n’explicite pas ici le rapprochement entre Benoît et Moïse, qu’il ne nomme pas. D’autres Cisterciens n’ont pas montré une telle réserve, au contraire : Guerric, Aelred et Geoffroy d’Auxerre ont largement fait usage de la figure de Moïse dans leurs sermons. On trouve également dans un sermon d’Hélinand de Froidmont le parallèle entre
25 Odon de Canterbury, Sermo de beato Benedicto, in The Latin Sermons of Odo of Canterbury, éd. cit., p. 203 : Et cum testamentum Dei a lege naturali incipiens, et per legem Moysi ascendens usque ad legem Christi quae est consummata pervenisset, quartum tamen gradum, non quartam legem adiciens, ipsam legem consummationis, quae dicitur lex fidei, lex gratiae, « lex spiritus vitae in Christo Iesu », per regulam beati Benedicti confirmari voluit, ut supra ipsam altiorem religionis quaerere gradum nemo indigeret, cum ipsius firmamento omnis consummationis finem reperire posset. 26 Bernard de Clairvaux, Serm. In natali sancti Benedicti, 2, éd. cit. (SBO V.2), p. 1 : Ipse dux vester, ipse magister et legifer vester est. 27 Mise au point sur cette tradition dans T. Renna, « Moses in the Writings of Aelred of Rie vaulx », Cîteaux, 46 (1995), p. 111-125.
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Benoît et Moïse ; mais, à y regarder de plus près, ce passage n’est qu’une reprise, quasi littérale, du quatrième sermon de Guerric d’Igny pour la Saint-Benoît28. Dans ce sermon, précisément, Guerric avait développé des considérations assez proches de celles de Geoffroy de Vendôme, à ceci près qu’il accentuait le contraste entre Moïse et Benoît dans un discours à la tonalité anti-judaïque assez marquée, comme c’est le cas chez beaucoup d’auteurs au fur et à mesure que l’on avance dans le xiie siècle : Celui-là [Moïse] fut législateur ; législateur aussi celui-ci [Benoît]. Toutefois le premier fut ministre de la lettre qui tue ; l’autre, de l’esprit qui vivifie. L’un donna aux juifs, en raison de leur dureté de cœur, des lois dépourvues de bonté, exception faite de quelques prescriptions morales ; l’autre n’a enseigné que le pur Évangile et une règle de vie très simple. Celui-là écrit toutes ces choses difficiles à comprendre, impossibles à faire, ou du moins inutiles ; celui-ci écrit une très parfaite règle de vie, « claire dans son expression, remarquable pour sa discrétion ». […] Dans ces conditions, il ne paraîtra pas déraisonnable de croire qu’il a égalé en mérite celui dont on constate qu’il a même surpassé le ministère29. L’avant-dernière phrase, insistant sur la discretio de la Règle de saint Benoît, est une citation qui nous dévoile la source à laquelle Geoffroy de Vendôme, lorsqu’il mettait en avant cette qualité, avait sans doute lui-même déjà puisé : les Dialogues de Grégoire le Grand30. C’est chez Aelred de Rievaulx que le parallèle entre Moïse et Benoît est le plus fréquent et le plus systématique, servant souvent de fil conducteur pour le développement du sermon. Dans un sermon conservé dans la première collection de Clairvaux, Aelred rappelle leur qualité commune de législateurs en ces termes : Moïse a institué et enseigné pour eux [les juifs] une loi, afin qu’ils puissent entrer dans la terre promise et la posséder aussi longtemps que dure ce siècle. Le bienheureux Benoît a institué pour nous une loi telle que, si nous l’observons, nous entrerons dans ce ciel qui est la terre des vivants et le possèderons pour l’éternité. Cette loi, frères, c’est sa Règle31.
28 Comme on le voit en comparant l’extrait donné par J. Leclercq et G. Gärtner, « S. Bernard dans l’histoire de l’obéissance monastique » art. cit., p. 61-62, et Guerric d’Igny, ive sermon pour la fête de saint Benoît, in Sermons, t. II, Paris, Le Cerf, 1973, p. 92-98. Il faudrait reprendre en détail ce sermon inédit d’Hélinand (Paris, BnF, ms. lat. 14591, fol. 12ra-17rb) : le thème, Dilectus a Deo et hominibus (Sir 45, 1) et les premières phrases sont empruntés… au troisième sermon de Guerric pour la Saint-Benoît. Hélinand aurait-il fait un centon des sermons de Guerric ? 29 Guerric d’Igny, ive Sermon pour la fête de saint Benoît, 1, p. 93-95. 30 Grégoire le Grand, Dialogues, II, 36, éd. cit., p. 242 : Nam scripsit monachorum regulam discretione praecipuam, sermone luculentam. 31 Aelred de Rievaulx, Sermo vi : In natali sancti Benedicti, 9, in Aelredi Rievallensis sermones i-xlvi. Collectio Claraevallensis prima et secunda, éd. cit., p. 54-55 : Moyses constituit illis legem et erudivit, ut possent terram promissionis ingredi et eam, quamdiu hoc saeculum manet, possidere.
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Cependant, si Aelred prend volontiers appui sur le parallèle établi entre Moïse et saint Benoît, c’est principalement par l’allégorie qu’il s’en sert pour le déve loppement de ses sermons. Ainsi, dans le sermon VI de la première collection de Clairvaux, déjà cité, il entreprend un commentaire « spirituel » de la sortie d’Égypte à partir de cette triple question : qu’est-ce que l’Égypte, qui est Pharaon, qui sont les Égyptiens32 ? L’Égypte c’est le siècle, Pharaon le diable, les Égyptiens les vices et les péchés. Or Moïse n’a pas voulu offrir au Seigneur les sacrifices que sont les « abominations des Égyptiens » en Égypte, mais « à trois jours de marche dans le désert33 ». Ces trois journées sont 1) le renoncement au siècle, 2) le renoncement aux vices et aux péchés et la conversion des mœurs, 3) le renon cement à la volonté propre, et ceci par une triple voie : la voie de la crainte du Seigneur, la voie de la mortification, la voie de l’obéissance. Dans le sermon VIII d’Aelred, le passage qui oriente le développement du sermon, toujours à partir du parallèle entre Moïse et saint Benoît, est l’ordre donné par Dieu à Moïse d’établir six villes de refuge pour ceux qui auront commis un homicide involontaire : trois au pays de Canaan et trois au-delà du Jourdain34. Aelred distingue d’abord entre homicide corporel et homicide spirituel : le péché entraîne en effet la mort de l’âme, soit la sienne propre par le vice, soit celle d’autrui par le mauvais exemple. Mais il faut encore distinguer entre le péché résultant de l’orgueil et celui qui résulte de l’ignorance ou de la faiblesse ; les six villes de refuge offertes dans ce dernier cas sont d’abord le travail, les veilles et les jeûnes, les trois villes situées « en dehors de la terre promise » et correspondant aux exercices corporels, puis la lecture, l’oraison et la méditation, les trois villes qui correspondent aux exercices spirituels et permettent de goûter les fruits de la terre promise35. Si les sermons de Guerric et d’Aelred ont une tonalité plutôt paisible, assurée, les choses changent lorsque l’on avance dans la seconde moitié du xiie siècle. S’appuyant à la fois sur la figure et l’autorité de saint Benoît et sur les reproches adressés par Jésus aux pharisiens dans les Évangiles, Geoffroy d’Auxerre lance des avertissements sévères : Mettons-nous donc davantage à l’œuvre, très chers, afin d’éviter que lui [saint Benoît], qui est notre législateur, nous dénonce auprès du Père pour nos transgressions qu’il ne peut ignorer, tout comme le Seigneur a dit aux juifs que Moïse le ferait pour eux ; mais qu’il nous vienne en aide comme patron et intercesseur36.
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Beatus Benedictus constituit nobis legem, quam si servaverimus, in ipsum caelum, terram scilicet viventium, ingrediemur et illud in aeternum possidebimus. Lex ista, fratres, Regula illius est. Aelred de Rievaulx, Sermo vi, 13, p. 55 : « Scitis, fratres, quae sit Aegyptus, quis Pharao, qui Aegyptii ». Ex 8, 25-27 Vulgate (= Ex 8, 22-24 dans les Bibles actuelles). Nb 35, 10-15. Aelred de Rievaulx, Sermo viii, 13-15, p. 67-68. Geoffroy d’Auxerre, Serm. i, in F. Gastaldelli, « Regola, spiritualità e crisi dell’Ordine cisterciense in tre sermoni di Goffredo di Auxerre su san Benedetto », art. cit., p. 211 : Magis
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Geoffroy revient aussi sur un miracle raconté par Grégoire le Grand dans les Dialogues : au moment de la mort de saint Benoît, deux moines ont eu une vision, celle d’un chemin menant tout droit du monastère jusqu’au ciel ; or l’un d’eux se trouvait au monastère, mais l’autre était au loin37. Pour Geoffroy, le droit chemin par lequel Benoît est monté au ciel est sa Règle même, mais il pose cette question : que signifie le fait que la vision a été révélée à un disciple proche et à un autre qui était éloigné ? L’interprétation qu’il donne est originale car elle considère la distance selon le temps et non selon l’espace. Le disciple tout proche, c’est saint Maur ; la Règle de Benoît a été observée par ses proches disciples, c’est-à-dire ses contemporains. Mais ce chemin a ensuite été négligé, abandonné, et le disciple éloigné c’est saint Bernard, grand disciple du bienheureux Benoît bien qu’éloigné de lui dans le temps : L’autre, celui qui se trouvait au loin, qui dirons-nous qu’il était ? Nous l’avons connu et nous l’avons vu, frères. Nous avons vu de près celui qui a vu de loin. C’est notre père de sainte mémoire Bernard, ce grand disciple de saint Benoît, qui a vu, bien qu’éloigné dans le temps. Il a vu son chemin longtemps ignoré et comme tombé en désuétude. Il l’a vu et alors que peu d’hommes s’en donnaient encore la peine, il a exulté en le parcourant, il a couru et il en a entraîné beaucoup d’autres, il en a conduit beaucoup à la vie par ce chemin […]38. Le jugement de Geoffroy paraît sévère : le chemin tracé par la Règle de saint Benoît aurait été pour ainsi dire quasi abandonné entre la génération de ce saint et de ses disciples immédiats et celle de saint Bernard, ce qui fait bon marché de plusieurs siècles d’observance bénédictine. D’autant que, dans un autre sermon, Geoffroy mentionne la destruction du monastère du Mont Cassin par les Lombards comme le moment où cette observance aurait été ruinée39. Mais à vrai dire, la pointe de son premier sermon ne semble pas dirigée contre les moines noirs ; ce serait plutôt un avertissement adressé à ses frères cisterciens. Qu’ils n’aillent pas, à leur tour, oublier des débuts prometteurs et déserter un chemin qui
autem demus operam, dilectissimi, ne sicut de Moyse Dominus loquitur ad Iudeos, etiam nos apud Patrem de prevaricationibus nostris, quas ignorare non potest, noster hic legislator accuset, sed patronus nobis et propiciator assistat. 37 Grégoire le Grand, Dialogues, II, 37, éd. cit., p. 244. 38 Geoffroy d’Auxerre, Serm. i, p. 211 : Alterum longe positum quem dicemus ? Et novimus et vidimus eum, fratres. De prope vidimus eum, qui de longe vidit. Vidit enim pater noster beate memorie Bernardus, magnus et ipse beati Benedicti discipulus, licet tempore longe positus. Vidit viam eius multo tempore ignoratam et quodammodo obsoletam. Vidit et, cum iam viri pauci admodum conarentur, exultavit ad currendam hanc viam, cucurrit et plurimos traxit, plurimos invitavit, plurimos denique per eam introduxit ad vitam. 39 Geoffroy d’Auxerre, Serm. ii, p. 214 : Et nunc agamus gratias patribus nostris, quorum studio rursus resolidatum vel etiam reappensum est ante fores ecclesie hoc ipsum tam utile capisterium quod a tempore forsitan Longobardorum quando et monasterium beati Benedicti, sicut vivens ipse predixerat, liquet esse destructum, in facie ecclesie non apparuisse videtur.
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n’a pas été tracé sous les yeux de trois disciples, mais de deux seulement – car il n’y aurait pas de troisième chance40. Dans le dernier paragraphe, Geoffroy dénonce ceux qui détournent par leurs interprétations le sens obvie de la Règle, alors que Benoît ne l’a pas écrite en un langage obscur ou voilé, mais parfaitement clair : En effet cette présomption en retranchant peu à peu, en affaiblissant peu à peu les prescriptions [de la Règle], en y introduisant peu à peu des éléments étrangers, aura abouti à ce qu’on lise certes la Règle du bienheureux Benoît dans des livres, mais qu’elle ne soit observée peut-être dans aucun monastère41. On a presque l’impression que ces réflexions anticipent, pour les Cisterciens, les disputes qui un peu plus tard diviseront les franciscains à propos de l’interpré tation de la Règle ! Un tel discours s’inscrit dans un contexte précis, celui des critiques de plus en plus vives qui s’élèvent de toute part contre l’ordre cistercien dans les années 116042. C’est une forme de pharisaïsme que Geoffroy dénonce ici : la tendance des Cisterciens – ou de certains d’entre eux – à se draper dans l’étendard de la Règle, sans rester fidèles à son esprit ni même à une pratique effective. L’assimilation de la figure de Benoît à celle de Moïse, convoquée au début du discours, ne met pas seulement en avant ici leur fonction de législateurs mais aussi celle de garants de la loi et de son observance. Avant de conclure, arrêtons-nous sur le sermon de Garnier de Rochefort, un autre Cistercien, qui fut d’abord prieur à Clairvaux, ensuite abbé d’Auberive (1180) avant de l’être à Clairvaux (1186-1193) puis d’être élu évêque de Langres. Garnier n’évoque pas Moïse mais, comme Geoffroy de Vendôme l’avait fait près d’un siècle auparavant, il compare la Règle de Benoît et celles des Pères du monachisme – selon un point de vue inversé par rapport à Geoffroy. Pour Garnier en effet, qui file la métaphore à partir d’un verset du livre d’Osée, Benoît s’est contenté de sonner du cor à Gabaa, tandis que saint Basile avait fait retentir la trompette à Rama43. Garnier s’appuie sur le dernier chapitre de la Règle, dans lequel Benoît renvoie ceux qui veulent atteindre le sommet de la perfection à
40 Geoffroy d’Auxerre, Serm. i, p. 212 : Parcat nobis Deus, ne per nostram rursus incuriam obsolescat hec via, ut a nostris debeat posteris iterum ignorari, nec iam tercius cui rursus appareat discipulis valeat inveniri. Non enim tribus eam sed duobus legimus apparuisse discipulis, alteri secum posito, alteri longius commoranti. 41 Ibid., p. 212 : Ea siquidem presumptio paulatim decerpens, paulatim eius statuta convellens, paulatim inserens aliena, hoc effecerat ut in libris quidem beati Benedicti regula legeretur, sed in nullis forsitan monasteriis teneretur. 42 Voir F. Gastaldelli, « Regola, spiritualità e crisi dell’Ordine cisterciense in tre sermoni di Goffredo di Auxerre su san Benedetto », art. cit., p. 199. 43 Garnier de Rochefort, Sermo xxxix. In festo S. Benedicti, Patrologie Latine, t. CCV, col. 821 : Et utinam insonuerit, id est intus sonuerit, ut sic sonus corporis aures foris percutiat, ut interiores tangat. Insonuit enim buccina, et non tuba, quia sonum dedit existentibus in Gabaa, non in Rama. Buccina enim cecinit Benedictus (sed tuba Basilius), qui quasi buccinam Regulam vocat […]. Voir Osée 5, 8.
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« la doctrine des saints pères », parmi lesquels il désigne plus particulièrement « notre saint père Basile », et déclare que lui-même n’a fait qu’écrire « une petite règle pour les débutants44 ». Aux yeux de Garnier, qui glose ici la Règle de Benoît, les hauteurs de la vie parfaite auxquelles Basile invitait ne sont pas immédiatement accessibles. Il faut d’abord suivre un long cheminement, de la faute à la contrition du cœur, de la contrition du cœur à la confession, de la confession à la pénitence, de la pénitence au pardon, et enfin du pardon à la grâce. C’est en se soumettant au joug de la Règle que le moine parcourra à la suite de Benoît les étapes de cette ascension, qui conduit au seuil de la vie parfaite45. Ainsi, la comparaison entre la Règle de saint Benoît et celles qui l’ont précédée a conduit Geoffroy de Vendôme, au tournant des xie et xiie siècles, et Garnier de Rochefort, à la fin du xiie siècle, à des conclusions opposées : pour l’un, ce fut un progrès et un aboutissement, pour l’autre, un recul ou du moins une concession obligée à la faiblesse humaine. Il est intéressant de noter que chez Garnier, c’est le modèle oriental incarné par Basile qui constitue l’horizon de la vie parfaite. Loin d’une vision trop simpliste du propos cistercien comme retour pur et simple à l’observance de la Règle bénédictine, ses remarques montrent l’attrait qu’exerçait chez les Cisterciens le monachisme primitif, celui des Pères du Désert et de l’Orient. Mais si pour Garnier la Règle bénédictine n’est pas un accomplissement, elle sera néanmoins l’instrument du jugement pour ceux qui se sont placés sous son joug : cause de salut et norme de la justice pour ceux qui l’observent, elle devient au contraire cause de perdition, tel un filet ou un piège-à-rat, pour les désobéissants46. Comme chez Geoffroy d’Auxerre, ces propos résonnent comme une mise en garde, qui
44 Règle de saint Benoît, LXXIII, éd. cit., p. 673-675 : « Si d’ailleurs nous avons écrit cette règle, c’est pour qu’en l’observant dans les monastères, nous fassions preuve au moins d’une certaine décence morale et d’un commencement de vie religieuse. Mais pour celui qui se hâte vers la perfection de la vie religieuse, il est des enseignements des saints Pères [sunt doctrinae sanctorum Patrum] dont l’observation conduit l’homme jusqu’aux cimes de la perfection […]. Et encore les Conférences des Pères et leurs Institutions et leurs Vies, ainsi que la Règle de notre saint Père Basile, que sont-elles d’autre que les instruments des vertus pour les moines de bonne conduite et obéissants ? Mais pour nous qui sommes paresseux, de mauvaise conduite et négligents, il y a de quoi rougir de confusion. Toi donc, qui que tu sois, qui te hâtes vers la patrie céleste, accomplis avec l’aide du Christ cette toute petite règle pour débutants que nous avons fini d’écrire ; et alors seulement tu parviendras, grâce à la protection de Dieu, à ces sommets plus élevés de doctrine et de vertus que nous venons de mentionner ». 45 Garnier de Rochefort, Sermo xxxix. In festo S. Benedicti, Patrologie Latine, t. CCV, col. 822 : Sed secundum Regulae formam mutemus nos in viros alteros, fugientes de culpa ad cordis contritionem, de cordis contritione ad confessionem, de confessione ad poenitentiam, de poenitentia ad veniam, de venia ad gratiam. Haec est via per quam sanctus Benedictus et ascendit, et ascensionis exempla praebuit. 46 Ibid., col. 822 : Quicunque ergo vocem buccinae audivit, Regulae juge collum subdidit, sed si secun dum formam institutionis non se observaverit, sanguis praevaricationis super ipsum erit, ut sit ei Regula causa perditionis, quae debuit causa esse salutis. Nam sicut obedientibus facta est Regula norma justitiae, ita inobedientibus fit laqueus et muscipula poenae.
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semble moins adressée à des frères « de l’extérieur », comme seraient les moines noirs, qu’aux cisterciens eux-mêmes : Voici le cor, pour nous qui sommes encore à Gabaa, car Gabaa veut dire colline. Comme nous ne voulons pas nous écarter de la malice du monde, nous n’atteignons pas le sommet des vertus47.
Conclusion À partir du rapport établi entre Benoît et Moïse par Odon de Cluny au xe siècle, les sermons que nous avons examinés ont décliné de multiples nuances. La comparaison entre ces deux personnages a été reprise et développée par Geoffroy de Vendôme au seuil du xiie siècle, mais avec une différence notable : Geoffroy ne visait plus seulement à établir une égalité entre eux mais bien la supériorité de Benoît, et la Règle comme loi nouvelle surpassait à ses yeux et rendait caduques celles qui l’avaient précédée. Son insistance sur la discretio visait peut-être les Cisterciens et une compréhension littérale, « fondamentaliste », de la Règle. Pour Odon de Canterbury, à la fin du xiie siècle, la loi de Moïse est évoquée comme une étape de l’histoire du salut qui trouve en quelque sorte son accomplissement avec la Règle bénédictine, dans la mesure où celle-ci permet à la grâce baptismale et aux promesses évangéliques de se déployer pleinement. Les sermons des Cisterciens, qui mettent plus systématiquement en va leur la figure de Benoît comme nouveau Moïse, insistent aussi davantage sur « l’exode », le retrait du monde, du siècle – de « l’Égypte » –, pour gagner le désert puis la Terre Promise. Ils n’oublient pas cependant la dimension de la Loi, celle qu’a instituée Moïse préfigurant la règle de vie établie par saint Benoît. Ils parlent peut-être moins que les Bénédictins de la grâce, et davantage des exercices et de la discipline. Les manquements ou insuffisances qui sont dénoncés semblent toutefois viser un relâchement au sein de l’Ordre plutôt qu’exprimer une critique du monachisme traditionnel. Si cette critique n’est pas absente, elle est véhiculée « en creux », de façon implicite : le rappel de certains principes fondamentaux de la Règle revient en effet à dénoncer leur abandon par les moines noirs. On a vu qu’Aelred, dans le sermon VIII, parlait du travail, des veilles, du jeûne, mais aussi de la lecture, de l’oraison, et de la méditation, comme des six exercices institués par Benoît – les trois premiers correspondant à des « exercices corporels », les trois suivants à des « exercices spirituels ». Guerric d’Igny, dans son premier ser mon sur saint Benoît, rappelle également quelles sont les « œuvres de la sagesse » à laquelle Benoît a invité : la stabilité dans la clôture, la psalmodie, l’oraison, la lectio divina, la tâche quotidienne et le silence ; il insiste tout particulièrement sur la patience et la persévérance requises pour que la lectio divina comme le
47 Ibid., col. 821 : Ecce buccina nobis adhuc existentibus in Gabaa quia Gabaa « collis » interpretatur. Quod a malitia mundi declinare nolumus, virtutum tunc celsitudinem non attingimus.
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travail manuel portent leurs fruits48. Or ce sont là deux activités que les « moines orants » à la mode clunisienne n’avaient plus guère le temps ni sans doute le goût de pratiquer, eux qui consacraient désormais l’essentiel de leurs forces à la prière liturgique, en des cérémonies toujours plus nombreuses et plus longues49. Ils s’écartaient effectivement, de cette façon, de l’équilibre promu par saint Benoît dans sa Règle. Mais celle-ci n’avait peut-être pas non plus accordé à l’oraison et à la méditation, que l’on trouve parmi les œuvres ou exercices énumérés par Guerric et Aelred, l’importance qu’elles pouvaient revêtir aux yeux de ces Cisterciens : pour eux, désormais, une quête spirituelle de nature mystique constituait, autant que la pénitence, la raison d’être du moine.
48 Guerric d’Igny, ier sermon pour la fête de saint Benoît, 5, in Sermons, éd. cit., t. II, p. 48-50 : Sane ad hanc sapientiam morandi in sapientia illud praecipue pertinere arbitror, ut inquietudo vel quae libet levis molestia non facile quodcumque opus sapientiae vobis excutiat, verbi gratia sollemnem psalmodiam, orationem, lectionem divinam, pensum operis diurni aut silentii disciplinam. […] De oratione quoque certum et ipsi cotidie capitis experimentum, quod melior sit finis orationis quam principium, ut fidele probetis dominicum illud totiens inculcatum tot exemplis commendatum de orationis perseverantia consilium. Nam legere et negligere, vel antequam coeperis librum de manibus proicere, quem fructum putas tibi poterit parere ? Si Scripturae immoratus non fueris ut assiduitate studii ei fias familiaris, quando putas se tibi revelabit ? […] De opere autem manuum nonne et de ipso satis comperistis quia sicut denarius operariis sic consolatio saepius servatur in fine operis ? 49 Voir T. G. Kardong, « Saint Benedict and the Twelfth-Century Reformation », Cistercian Studies Quarterly, 36 (2001), en particulier p. 289-292.
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Orate pro nostris, ut oravimus pro vestris Échanges et solidarités de salut dans les abbayes de l’Ouest (xe-xive siècle) Les viiie et ixe siècles ont vu le succès du bref pour faire connaître le nom des défunts, mais un autre usage se développe à partir du milieu du xe siècle : celui du rouleau mortuaire ou rouleau des morts. À la différence du bref, le rouleau n’a pas pour but premier d’annoncer le décès1. Émis plusieurs mois, voire plusieurs années, après le décès des individus concernés, souvent des dignitaires ecclésiastiques, il vise surtout à « solliciter des prières pour les défunts2 ». Il voit, pour cela, sa circulation amplifiée, étendue bien au‑delà des limites diocésaines ou des quelques jours de marche qui prévalaient jusque-là. Sa composition est aussi adaptée à cet objectif. Le rouleau s’ouvre, en effet, par une lettre, communément appelée encyclique, qui rappelle la vie du défunt, souligne sa piété et ses qualités en insistant sur le désarroi de la communauté qui a perdu un des siens. Viennent ensuite les divers tituli, « titres », qu’apposent les églises visitées, en guise d’« ac cusés de réception3 ». Par l’ampleur de sa circulation, par les titres toujours plus nombreux qu’il rassemble, et par l’évolution de ceux‑ci, le rouleau mortuaire se révèle être une source riche d’informations pour étudier les déplacements, mais aussi – et c’est l’objet de cette étude – les convergences et les échanges entre les institutions religieuses. L’espace considéré, volontairement circonscrit, comprend la Bretagne,
1 J. Dufour (éd.), Recueil des rouleaux des morts (viiie siècle-vers 1536), vol. V, Paris, de Boccard, 2005-2013, p. 43. 2 Ibid., p. 53-54. 3 Id., « Brefs et rouleaux mortuaires », in N. Bouter (éd.), Naissance et fonctionnement des réseaux monastiques et canoniaux, Saint‑Étienne, Université Jean‑Monnet, 1991, p. 483-494, p. 489. Esther Dehoux • Université de Lille Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 267-296. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131323
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la Normandie, l’Anjou, et le Maine4, mais la période retenue est plus ample puisqu’elle s’étend du xe au xive siècle. Le corpus, suivant ces critères, réunit 115 rouleaux et 4273 titres5. Il s’agira donc de considérer cet ensemble, en distinguant rouleaux et tituli, pour préciser la place des contrées occidentales du royaume franc dans l’émission et la circulation des rouleaux mortuaires, puis pour apprécier, en étudiant l’évolu tion des formules retenues dans les titres, le souci des hommes et femmes d’Église pour le sort des âmes dans l’au‑delà.
L’Ouest, un espace engagé dans la quête du salut L’Ouest connaît l’usage des rouleaux des morts : les communautés en mettent en circulation comme elles peuvent, à l’instar des clercs desservant églises parois siales ou cathédrales, inscrire des titres sur les rotuli, « rouleaux », émis par d’autres institutions. La circulation des rouleaux révèle, à l’examen, moins l’exis tence de réseaux d’établissements que le pragmatisme du rotulifer, « porteur de rouleau », mais elle témoigne, comme les titres inscrits, d’une quête toujours plus collective du salut. L’insertion dans un vaste mouvement
Soixante-quatorze des quatre-vingt-sept rouleaux dont l’origine est connue sont émis par d’établissements réguliers, abbayes ou prieurés, les treize autres l’étant par des cathédrales. La distribution ne surprend pas car les rouleaux, s’ils peuvent être émis pour des séculiers, voire des laïcs, sont surtout mis en circula tion pour des religieux. Les établissements bénédictins sont les plus nombreux à recourir à l’usage du rouleau. Parmi les pièces étudiées ici, soixante-trois sont issues de ce type d’institution, les autres provenant de communautés canoniales régulières (six) ou encore d’établissements bénédictin (un), chartreux (un), cister cien (un), fontevriste (un), et, enfin, de l’ordre de Savigny (un)6. Quinze rouleaux, tous émis par des abbayes bénédictines, sont originaires des contrées qui nous
4 Les diocèses étudiés sont ceux d’Angers, Avranches, Bayeux, Coutances, Évreux, Lisieux, Le Mans, Nantes, Quimper, Rennes, Rouen, Saint-Brieuc, Saint-Malo, Saint-Pol, Sées, Tréguier, et Vannes. 5 J. Dufour (éd.), op. cit., vol. I et II. Tableaux 1 et 2. 6 Il s’agit, pour les communautés canoniales, de celles de Saint‑Étienne de Dijon (à deux reprises, rouleaux 141 et 285), de Newnham (rouleau 200), de Saint‑Pierremont (rouleau 232), de Lilleshall (rouleau 272). Pour les établissements bénédictin, chartreux, cistercien et fontevriste, il s’agit, respectivement, des abbayes de Montierneuf (rouleau 87), de Santa Maria della Torre (rouleau 105), de Silvacane (rouleau 149) et du prieuré de Fontaines-les-Nonnes (rouleau 180). L’abbaye de l’ordre de Savigny qui émet un rouleau n’est autre que celle de Savigny elle‑même, pour son fondateur (rouleau 122).
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intéressent : le fait est commun, mais inégalement attesté car huit des quinze rotuli mis en circulation le sont dans les diocèses d’Angers ou du Mans, six en Normandie, et un seul en Bretagne, dans le diocèse de Vannes, pour Hervé, abbé de Saint‑Sauveur de Redon7. La répartition chronologique n’est pas plus égale8. Il n’y a, entre 950 et 1050, ni émission de rouleaux, ni inscription de titres, mais les choses changent dans la deuxième moitié du xie siècle : l’Ouest est, pour quelque 150 ans, au cœur de la zone de circulation des rouleaux. De fait, près d’un tiers de ceux dont l’origine est connue en sont issus. De plus, vingt-trois des quarante-neuf rotuli émis y passent et – signe de l’insertion des contrées étudiées dans les circuits des messagers – onze d’entre eux, sur les dix-neuf dont l’expéditeur est connu, proviennent d’éta blissements extérieurs à l’espace considéré. Avec onze rouleaux mis en circulation et 198 titres apposés sur les vingt-trois rouleaux qu’ils reçoivent, Normandie, Anjou, Maine et Bretagne sont donc pleinement acteurs du mouvement. Les xiiie et xive siècles sont cependant marqués par un infléchissement dans la production de rouleaux car quatre seulement sont émis au cours de ces deux siècles, sur quarante et un dont l’origine est connue9. L’inscription de tituli, en revanche, demeure importante : ce sont, en effet, pas moins de 312 titres qui sont alors notés par des hommes ou femmes d’Église de l’espace étudié, soit plus de 61 pour cent de l’ensemble10. Deux éléments permettent néanmoins de mieux apprécier ce dernier constat : la baisse du nombre de rotuli circulant dans l’espace qui nous concerne, mais aussi la provenance de ces rouleaux, moins régionale, sinon plus lointaine. Ils témoignent d’un changement plus vaste : le rouleau mortuaire est, à partir du xiiie siècle et plus encore après 1300, un usage des espaces plus septentrionaux ou plus orientaux. S’ils participent encore du mouvement, Normandie, Anjou, Maine, et Bretagne le font donc surtout en apposant des tituli. Ils sont, ainsi, plus passifs, mais n’en demeurent pas moins acteurs de cette pratique commémorative. Liberté du messager plus que sollicitation de réseaux
Jean Dufour a souligné, dès 1991, la liberté considérable du porteur de rou leau11. Cette liberté est d’autant plus grande qu’avant le xiiie siècle les titres ne signalent que rarement la date du passage : le contrôle est, ainsi, difficile et il n’est guère plus efficace quand, au xive siècle, pour limiter cette liberté précisément, l’encyclique dresse la liste des églises constituant la societas (les contacts) de la communauté expéditrice et demande que les sanctuaires cités soient visités. Le messager a des consignes claires, mais il ne les suit pas forcément. 7 8 9 10 11
Tableau 3. Tableaux 1 et 2. Tableaux 1 et 3. Tableau 2. J. Dufour, art. cit.
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La liberté du rotulifer l’emporte, en grande partie, sur la logique d’ordre12. Si l’on considère les 685 titres inscrits en 1113-1114 sur le rouleau de Mathilde, fille de Guillaume le Conquérant et abbesse de la Trinité de Caen, sur celui de Vital de Savigny dix ans plus tard et, enfin, à l’extrême fin du xive siècle, sur celui de Marie de Noyers, abbesse de Montivilliers13, on constate que la part des institutions bénédictines est considérable, que celle des chanoines réguliers augmente14, mais aussi que la diversité des établissements visités prévaut et tend même à augmenter à partir du xiiie siècle, avec, en particulier, l’insertion des couvents mendiants dans l’itinéraire des porte‑rouleaux15. L’analyse des titres apposés sur les cinq rotuli émis par l’abbaye Saint-Aubin d’Angers entre 1070 et 1299 conforte l’idée d’une circulation, somme toute, aléatoire car soumise, en grande partie, à la volonté du rotulifer16. La diversité est encore bien présente. En effet, les établissements bénédictins sont nombreux à inscrire un titre, mais ils ne sont pas les seuls : apposent aussi leurs titres des cathédrales, des communautés cisterciennes ou canoniales, mais aussi, en 1299, divers couvents mendiants17. La diversité est d’autant plus sensible que seuls deux établissements, sur les quatre-vingt-quinze à avoir inscrit un titre, sont visités deux fois : la cathédrale de Maguelone, en 1070 et 1154-1157, et celle du Puy, en 1070 et 129918. Ces deux sanctuaires témoignent de l’ample circulation des rouleaux angevins. De fait, plusieurs titres sont inscrits par des institutions méridionales aux xie, xiie, et xiiie siècles, mais le Bassin parisien, le Laonnois, ou encore la Flandre ne sont pas pour autant totalement et systématiquement oubliés19. L’emportent, en large part, la liberté et, avec elle, le pragmatisme et la recherche de l’efficacité. Le messager doit, en effet, accumuler les titres et, idéalement, en réunir le plus possible en un minimum de temps. L’accessibilité compterait autant, sinon plus, que la nature ou l’ordre du sanctuaire visité. La
12 La nuance doit prévaloir cependant. Les Clunisiens, en effet, émettent peu de rouleaux et sont rarement sollicités par les porteurs de rotulus alors qu’ils sont, sans conteste, d’éminents spécialistes de la prière pour des défunts. Jean Dufour avance l’hypothèse d’une réticence à l’endroit du « déplacement d’un religieux non accompagné », explicite chez les Prémontrés, qui préfèrent que les décès soient annoncés lors du chapitre annuel, mais cela n’explique pas la faible part de titres clunisiens conservés. Les Cisterciens pourraient avoir adopté une position comparable à celle des Prémontrés (id. (éd.), op. cit., vol. V, p. 47). 13 Ibid., vol. I, no 114 (p. 392-502) ; no 122 (p. 514-586) ; vol. II, no 287 (p. 640-678). 14 La part des Bénédictins s’élève à 65,3 pour cent des titres apposés sur le rouleau de Mathilde, 67,3 pour cent sur celui de Vital, et 32,2 pour cent sur celui de Marie de Noyers ; celle des chanoines réguliers est de 7,4 pour cent en 1113/4, de 9,6 pour cent dix ans plus tard, et atteint 11,6 pour cent à la fin du xive siècle. 15 J. Dufour, vol. I, p. 704-713 ; vol. II, p. 728-731. 16 Ibid., vol. I, no 78 (p. 214-224) ; no 140 (p. 659-667) ; no 142 (p. 672-676) ; vol. II, no 151 (p. 59-64) ; no 211 (p. 371-381). 17 Tableau 4. 18 Carte 1. 19 Carte 1.
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cartographie des tituli inscrits sur les rouleaux émis par Saint-Aubin d’Angers révèle, de fait, l’importance des cours d’eau – la Loire, bien sûr, mais aussi l’Indre, le Rhône, l’Allier, la Garonne, ou encore l’Eure – et du littoral, méditerranéen ici20. Celle-ci, déjà notée par Jean Dufour21, est un élément qui peut éclairer la moindre fréquentation des sanctuaires bretons. Le réseau hydrographique est, en effet, orienté Nord‑Sud et s’avère donc peu propice à l’intégration des contrées occidentales de la péninsule dans les circuits des rotuliferi. Le choix retenu par le messager chargé de solliciter des prières pour Mathilde en 1113-1114 le montre : le porteur longe, lui aussi, le littoral en Normandie, le cours de certains fleuves ou rivières également, mais son passage dans les sanctuaires de l’Est breton n’est que conjoncturel puisqu’il lui permet avant tout de gagner la vallée de la Loire en suivant, en partie, la Vilaine22. La structure du réseau des cours d’eau ne suffit cependant pas à expliquer que les Bretons n’apposent que dix-sept des 509 titres inscrits dans la zone consi dérée23. Longer les côtes est, en effet et largement, possible. Or, en 1113, lorsqu’il quitte le Mont Saint-Michel, le porteur du rouleau de Mathilde ne poursuit pas sa route le long du littoral breton : il se dirige vers Nantes et la Loire24. Dix ans plus tard, quand il part d’Angers, le messager chargé du rotulus de Vital de Savigny ne choisit pas de descendre le cours de la Loire vers Nantes et, potentiellement, vers la péninsule bretonne : il préfère aller vers l’Est, remontant la Loire et l’Indre en particulier, pour recueillir les titres des établissements installés sur leurs rives25. Outre le réseau hydrographique, c’est la densité d’abbayes, plus faible qu’en Anjou ou en Normandie, qui peut expliquer la désaffection de la Bretagne occidentale. Aller jusqu’à Sainte-Croix, à Quimperlé, ou gagner Landévennec, c’est, à l’heure où la quête du salut est toujours plus collective, marcher plusieurs jours pour n’obtenir qu’un nombre limité de tituli. La quête du salut : une aventure toujours plus collective
Jusqu’aux premières années du xiie siècle, aucun titre ne ressemble à un autre, mais tous, qu’ils soient inscrits à l’ombre d’une cathédrale, d’une église paroissiale, ou d’une abbatiale, répondent aux mêmes objectifs : ils rappellent,
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Carte 1. J. Dufour (éd.), op. cit., vol. V, p. 141, 143. Ibid., vol. I, p. 705. Quatre-vingt-quatre titres sont inscrits dans le diocèse d’Angers, onze dans celui d’Avranches, soixante-sept dans celui de Bayeux, vingt-six dans celui de Coutances, cinquante dans celui d’Évreux, quarante-six dans celui de Lisieux, quarante-trois dans celui du Mans, six dans celui de Nantes, aucun dans celui de Quimper, cinq dans celui de Rennes, 146 dans celui de Rouen, aucun dans celui de Saint‑Brieuc, deux dans celui de Saint-Malo, aucun dans celui de Saint-Pol, dix-neuf dans celui de Sées, aucun dans celui de Tréguier, et, enfin, quatre dans celui de Vannes. 24 J. Dufour (éd.), op. cit., vol. I, p. 705. 25 Ibid., p. 711.
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en écho à l’encyclique, les qualités du défunt pour fonder la conviction de son salut, font part de leurs vœux d’un avenir éternel heureux et visent aussi, par ces considérations, à réconforter les membres de la communauté affligée par la disparition d’un des siens. En 1107, les bénédictins de Saint‑Étienne de Caen et les clercs de Notre‑Dame à Rouen se distinguent cependant : leurs titres ont une base identique, animae omnium fidelium defunctorum requiescant in pace (que les âmes de tous les fidèles défunts reposent en paix), formule qu’ils emploient seule ou combinent à un discours semblable à ceux développés antérieurement26. Le basculement s’accomplit en quelques années : après 1150, les titres originaux ont disparu, laissant la place à des propos plus courts, plus stéréotypés, mais surtout plus collectifs27. En effet, le défunt pour lequel le rouleau a été mis en circulation ne fait plus que rarement l’objet d’une attention particulière, la formule anima ejus requiescat in pace (que son âme repose en paix) n’étant attestée qu’à cinq reprises entre 1070 et 1399, soit dans 1,03 pour cent des 483 tituli étudiés28. Adoptée à Rouen en 1107, la formule anima ejus et animae omnium fidelium defunctorum requiescant in pace (que son âme et les âmes de tous les fidèles défunts reposent en paix) unit dans une même recommandation l’âme de celui pour lequel a été émis le rotulus et celles de tous les fidèles défunts pour lesquels les prières sont à la fois quotidiennes et anciennes29. Elle connaît un grand succès jusqu’en 1250 : elle est, en effet, employée dans 170 des 250 tituli apposés au cours de ces quelques décennies30. Les années qui suivent sont cependant celles de son abandon. Une première formule s’impose pour la remplacer, appréciée jusqu’à la fin de la période étudiée ici : animae eorum et animae omnium fidelium de functorum requiescant in pace (que leurs âmes et les âmes de tous les fidèles défunts reposent en paix)31. L’âme de celui pour lequel circule le rouleau est désormais explicitement unie aux âmes de tous ceux que l’on évoque, nominalement ou non, dans les divers titres depuis la deuxième moitié du xe siècle. Elle est aussi associée à celles de tous les fidèles disparus pour lesquels l’Église prie depuis les premiers siècles. C’est, pour contribuer au salut des défunts – ceux dont les noms ou l’existence sont rappelés, mais aussi tous les autres car nul ne doit être oublié – à la solidarité entre communautés, régulières ou non, que l’on fait appel. Celle-ci est encouragée, dès le xie siècle, par le principe de réciprocité. En effet, certains tituli font part de l’attente de l’institution qui, visitée, a accédé à la demande reçue. Le propos se fait plus impératif après 1150, quand chaque titre ou presque signale que la prière sollicitée a été accordée et précise orate pro nostris (priez pour les nôtres)32. Si elle ne la fonde pas, la réciprocité nourrit la solidarité que
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Ibid., p. 370, 376. Tableau 5. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid. Tableau 6.
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manifeste, autour de 1250, le recours au pluriel du déterminant possessif eorum dans la formule animae eorum et animae omnium fidelium defunctorum requiescant in pace (que leurs âmes et les âmes de tous les fidèles défunts reposent en paix)33. La deuxième formule retenue, animae omnium fidelium defunctorum requiescant in pace (que les âmes de tous les fidèles défunts reposent en paix), est la plus englobante. Attestée dans les premières années du xiie siècle, à Caen puis à Almenêches34, elle connaît son plus grand succès à la fin du xive siècle35. Les formules du type oravimus pro vestris, orate pro nostris (nous avons prié pour les vôtres, priez pour les nôtres) émaillent toujours les titres, invitant à intercéder pour les âmes de ceux dont les noms sont mentionnés36, mais la recommandation concerne dorénavant, unies et mêlées, les âmes de l’ensemble des fidèles disparus. La finalité première du rouleau est oubliée ou, plutôt, transformée : la quête du salut était bien, pour le bénéficiaire du rotulus, une aventure collective, mais le résultat se voulait individuel et personnel. Si les rouleaux mortuaires ne révèlent pas immédiatement l’existence de ré seaux, mais laissent plutôt percevoir la liberté du messager et son souci d’efficacité, ils révèlent, par les titres apposés, une modification de leur fonction, voire de leur raison d’être, accompagnée d’une amplification de leur circulation : le salut s’impose, là où il ne l’était pas à l’origine, comme une affaire résolument collective, collective dans sa mise en œuvre et collective aussi dans son objectif.
Un souci partagé : le sort des âmes dans l’au-delà Même si les réseaux ne sont pas clairement en évidence, la circulation des rouleaux souligne l’attention portée à la quête collective d’un salut qui tend, très vite, à s’envisager collectivement. Les tituli évoluent au cours de la période : leur nombre varie – avec une tendance à la croissance –, leur taille également, puisqu’elle se réduit, mais le changement n’épargne pas leur contenu, « plus stéréotypé », il est vrai, mais en aucun cas « dénué d’intérêt37 » puisqu’il révèle, avec l’adoption de la recommandation, l’influence des communautés régulières et témoigne aussi, par la mention de messes, d’aumônes, ou de prières récitées, d’une attention particulière pour l’âme de celui pour lequel a été émis le rouleau. Prières et recommandations : l’influence des bénédictins
Les premiers indices du changement qui s’opère au début du xiie siècle avec, en particulier, l’adoption d’une recommandation sont livrés en 1107 par 33 34 35 36 37
Tableau 5. J. Dufour (éd.), op. cit., vol. I, p. 370, 490. Tableau 5. Tableau 6. J. Dufour, art. cit., p. 490.
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une cathédrale – Notre-Dame de Rouen – et par une abbaye bénédictine, SaintÉtienne de Caen38. La modification des usages s’opère par vagues successives pour être totale au milieu du siècle. Quelques établissements se distinguent cependant, les uns parce qu’ils se révèlent innovants, les autres, au contraire, parce qu’ils tardent à retenir la simple recommandation. Les premiers, matérialisés par des triangles noirs sur la carte39, ont adopté, en 1115 au plus tard, une formule construite sur la base requiescant in pace (qu’ils reposent en paix). Ils sont au nombre de trente et un, vingt-huit sont des institutions bénédictines, deux autres accueillant aussi des communautés régulières, clunisienne à Longueville-sur-Scie et canoniale à Paimpont, la cathédrale d’Évreux faisant figure d’exception. La surreprésentation des établissements bénédictins contraste avec leur part bien plus faible dans le lot des « retardataires », matérialisés par des disques gris : trois sur les neuf repérés, trois sur les quarante-huit titres inscrits par des frères de saint Benoît entre 1123 et 1127. Les six autres sont apposés dans des cathédrales, des collégiales et, enfin, dans une chapelle. Les établissements réguliers et, surtout, bénédictins sont ceux qui, en premier, adoptent l’usage de la recommandation pour les titres qu’ils inscrivent. Les milieux séculiers, cathédraux en particulier, semblent plus lents à modifier leurs pratiques. Focaliser l’attention sur les tituli laissés par des institutions urbaines d’Angers et de Rouen entre 1107 et 1202 tend à conforter cette idée40. À Angers, deux des trois établissements bénédictins visités en 1113-1114 choisissent la formule anima ejus et animae omnium fidelium defunctorum requiescant in pace (que son âme et les âmes de tous les fidèles défunts reposent en paix), le fait étant généralisé dix ans plus tard. La réaction des milieux séculiers est, en revanche, plus lente. La cathédrale ignore, en effet, l’usage de la recommandation tant en 1113-1114 qu’en 1123-1124. La collégiale Saint‑Martin accuse un retard du même ordre : le changement n’intervient, non sans hésitation, que dans le courant de la deuxième moitié du xiie siècle et se voit confirmé en 1202. La situation rouennaise est plus singulière41. La cathédrale s’était distinguée, en 1107, par l’adoption de la formule anima ejus et animae omnium fidelium defunctorum requiescant in pace (que son âme et les âmes de tous les fidèles défunts reposent en paix), mais les titres appo sés ensuite, en 1113-1114 puis en 1123-1124, révèlent un retour aux pratiques antérieures. Les communautés bénédictines de Rouen ne se signalent pas par leur rapidité à modifier leur manière d’agir et, en l’occurrence, d’écrire. En effet, en 1113-1114, après la cathédrale, le rotulifer sollicite quatre abbayes, dont trois – Saint‑Ouen, la Trinité‑du‑Mont, et Saint‑Paul – apposent un discours original. Dix ans plus tard, deux d’entre elles, Saint‑Ouen et Saint‑Paul, conservent la même position, inscrivant un titre singulier, à l’instar de celui apposé, juste avant,
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Id. (éd.), op. cit., vol. I, p. 370, 376. Carte 2. Tableau 7a. Tableau 7b.
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à la cathédrale ; la Trinité‑du‑Mont adopte, en revanche, comme Saint‑Amand et Notre‑Dame‑du‑Pré, l’usage de la simple et seule recommandation. L’influence de la cathédrale a pu, à Rouen en particulier et bien plus qu’à Angers, ralentir la transformation du titre, retarder le recours à la recommandation et, avec elle, l’adoption par les diverses institutions d’un changement initié par les réguliers. Les Bénédictins modifient leur pratique les premiers, très vite suivis par les chanoines réguliers, mais le changement n’a rien d’une révolution. Il tient à la transposition, sur le parchemin du rotulus, de l’usage qui leur est familier puisqu’il est celui de la commémoraison quotidienne et des offices pour les défunts. En effet, la formule requiescant in pace, « qu’ils reposent en paix » émaille les célébrations pour les défunts et ponctue, le cas échéant, la commémoration au chapitre42. La volonté d’agir en faveur du défunt
Connue et utilisée depuis des siècles, la recommandation s’impose rapide ment dans les tituli, mais elle n’y apparaît pourtant pas avant le début du xiie siècle. Le fait surprend. Il étonne d’autant plus qu’il est attesté, de façon concomitante, dans des lieux parfois bien éloignés. Il s’explique par la transfor mation du rouleau mortuaire : sollicitation en faveur d’un défunt, le rotulus est devenu une somme de demandes de prières pour un nombre croissant d’indivi dus, mais le changement qui s’opère mérite cependant une réelle attention. Il est, en effet, concomitant d’une autre nouveauté : la mention, à partir des années 1101-1103, dans l’espace étudié et au‑delà, d’autres pratiques liturgiques mises en œuvre pour le bénéfice du défunt, telles des célébrations de messes, dans le cadre de septains, de trentains ou encore d’anniversaire, des récitations de psaumes ou de psautiers, ou encore des exercices spirituels43. Ces attentions, dont les septains et les trentains, n’ont rien d’anodin car elles témoignent d’une conception de la mort comme d’un passage, voire d’une épreuve. Or, on le sait, le début du xiie siècle est le temps du renouveau d’intérêt des théologiens, Bénédictins, et chanoines réguliers, pour le sort de l’âme dans l’au-delà, entre le moment du décès et le Jugement dernier44, et des premières représentations des « justices de l’au-delà45 », Jugement dernier, mais aussi jugement de l’âme à l’instant du décès. La balance s’impose aussi pour rappeler l’évaluation des œuvres accomplies et 42 M. Lauwers, La Mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge (diocèse de Liège, xie-xiiie siècle), Paris, Beauchesne, 1997, p. 105. 43 Tableaux 8 et 9. 44 J. Baschet, « Jugement de l’âme, jugement dernier : contradiction, complémentarité, chevau chement ? », Revue Mabillon, [n. s.] 6 (1995), p. 162-172 ; E. Dehoux, Saints guerriers. Georges, Guillaume, Maurice et Michel dans la France médiévale (xie-xiiie siècle), Rennes, Presses Universi taires de Rennes, 2014, p. 172-174. 45 J. Baschet, Les Justices de l’au-delà. Les représentations de l’Enfer en France et en Italie (xiiexve siècle), Rome-Paris, École Française de Rome, 1993.
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l’enjeu de son issue46. Souhaiter qu’une âme repose en paix n’est pas nouveau, mais le vœu, même stéréotypé dans sa formulation, prend, dans ce contexte, une acuité particulière et renouvelée. La première logique qui sous-tend ces pratiques est celle de l’accumulation. Elle est inhérente au rouleau mortuaire. Messes dites en divers lieux, psautiers, psaumes, ou encore prières récités en divers lieux également s’ajoutent les uns aux autres dans les jours, semaines, mois durant lesquels circule le rouleau et pèsent, ensemble, dans la balance. La logique d’accumulation explique également la concentration des œuvres accordées en un temps donné – sept, quinze, ou trente jours, voire un an – ou l’engagement à les accomplir avant une échéance déterminée, Pâques en l’occurrence. Comme les messes, prières, psautiers, et psaumes dites ou récités en divers lieux, septains, trentains, ou quête lors de messes pendant sept ou trente jours visent à aider le défunt à franchir le passage qu’est la mort. Celle-ci étant, en effet, conçue comme une épreuve – ce qu’af firment et rappellent les représentations du jugement in articulo mortis –, il s’agit d’aider l’âme dans ce temps difficile et délicat, de contribuer stricto sensu à son salut, d’apporter des éléments susceptibles d’être déposés dans le bon plateau de la balance quand se joue l’avenir de l’âme entre la mort et le Jugement final. L’addition gagne en précision quand est signalé, à partir du deuxième quart du xiie siècle, le nombre de messes, psautiers, psaumes, et de prières accordés. Le calcul devient, dès lors, réellement possible. Son résultat n’est pas sans importance car c’est dans ces mêmes années que le principe de compensation des mauvaises actions par les bonnes est abandonné au profit d’une exigence de conformité à la norme qu’est devenu l’idéal du bon chrétien47. L’exigence responsabilise le croyant. Elle encourage aussi la confession car le pardon permet d’être rétabli dans la conformité à la norme, mais celui‑ci dépend de l’accomplissement des œuvres de satisfaction. Un nombre de psautiers, de psaumes ou encore de Pater Noster, c’est ce que peut demander un prêtre à ses ouailles venus avouer leurs péchés. C’est ce que concèdent les vivants à ces morts, ce qu’ils récitent, en plus des messes, pour œuvrer, chacun et tous, à rendre la pénitence plus complète et, idéa lement, suffisante pour que l’âme du défunt puisse reposer en paix. Le lien entre ces concessions et les exigences de la pénitence est conforté par les titres apposés à Sénanque, Franquevaux, et Bonnevaux en 1182 : les trois abbés, en chapitre, absolvent Bertran de Baux et « imposent » la célébration de trois messes par un prêtre, la récitation d’un psautier par un moine et celle de 150 Pater Noster par un
46 E. Dehoux, « Iconographie de l’archange et réforme grégorienne en Aquitaine septentrionale (xe-xiiie siècle) », in P. Bouet, G. Otranto, A. Vauchez, et C. Vincent (éd.), Rappresenta zioni del Monte e dell’Arcangelo san Michele nella letteratura e nelle arti. Représentations du Mont et de l’archange saint Michel dans la littérature et dans les arts, Bari, Edipuglia, 2011, p. 109-133, p. 116-118 ; id., « Le silence du diable. Définition de la norme dans l’Au-delà et exaltation de la grâce (xiie-xiiie siècle) », in J. Hoareau-Dodinau et G. Métairie (éd.), La Religiosité du droit, Limoges, Pulim, 2013, p. 69-93, p. 76-78 ; id., op. cit., p. 174-178. 47 Id., « Le silence du diable », art. cit., p. 78-82 ; id., op. cit., p. 198-203.
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convers48. Ce sont, ici, avec la logique d’accumulation et la comptabilisation des œuvres, les prémices de la « mathématique du salut » qui sont sensibles49. La deuxième logique à l’œuvre est celle, ancienne et plus traditionnelle, de la répétition des prières, commémorations, ou messes pour contribuer au salut des défunts. Elle ne se distingue pas forcément bien de la logique d’accumulation car réciter des prières, dire des messes un jour en un lieu, le faire ailleurs le lendemain, et poursuivre de la même manière dans les jours, semaines, et mois qui suivent, c’est aussi répéter les œuvres pour le bénéfice du défunt. Les choses sont plus claires quand sont accordées des messes au jour de l’anniversaire ou une, voire dix, fois l’an, les commémorations annuelles, mais aussi des concessions d’une messe quotidienne jusqu’à la fin des temps ou de la participation, toujours jusqu’à la fin des temps, au bénéfice spirituel émanant de l’établissement. Ces dernières actions s’entendent dans une perspective plus strictement eschatologique. Il s’agit, par la répétition, d’agir sur le long terme, d’amener petit à petit Dieu à fléchir pour que la sentence rendue au jour du Jugement dernier soit favorable, mais les deux logiques, accumulation et répétition, ne sont en rien incompatibles : ainsi, en 1182, les Cisterciens de Morimond concèdent‑ils à Bertran de Baux, outre la participation au bénéfice spirituel émanant de l’établissement, cent messes et deux cent psautiers, mais aussi un trentain50. Les pratiques que nous venons d’évoquer connaissent leur plus grand succès dans les années 1175-125051, les années de « la naissance du Purgatoire52 » ou, plutôt, d’une « topographie de l’au‑delà53 », mais du Purgatoire il n’est aucune ment question. Arguer des précisions chiffrées, y voir l’indice d’une « comptabi lité de l’au‑delà54 » n’est pas probant : les concessions chiffrées existent, mais elles sont attestées dès 112455, bien avant la définition du Purgatoire. Surtout, sur le continent au moins, les concessions de messes, de bénéfice spirituel, ou de récitations de prières, de psautiers comme de psaumes s’arrêtent à la fin du
48 J. Dufour (éd.), op. cit., vol. II, p. 14, 16, 26. 49 Nous empruntons cette formule au titre de l’article de C. Vincent, « Y a-t-il une mathéma tique du Salut dans les diocèses du nord de la France à la veille de la Réforme ? », Revue d’His toire de l’Église de France, LXXVII (1991) p. 137-149, l’idée d’une « comptabilité de l’au-delà » ayant été soulignée par J. Chiffoleau dans La Comptabilité de l’au-delà. Les hommes, la mort et la religion dans la région d’Avignon à la fin du Moyen Âge (vers 1320‑vers 1480), Paris-Rome, École Française de Rome, 1980. 50 J. Dufour (éd.), op. cit., vol. II, p. 18. 51 Tableau 8. 52 J. Le Goff, La Naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981. 53 J. Baschet, « Le nom, “l’âme” et le lieu. Autour de La Naissance du Purgatoire de Jacques Le Goff », in G. Cuchet (éd.), Le Purgatoire. Fortune historique et historiographique d’un dogme, Paris, EHESS, 2012, p. 19-35, p. 20. 54 J. Chiffoleau, op. cit. 55 Tableau 8.
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xiiie siècle. Il faut, de plus, relativiser les choses : ces concessions ne sont signalées que dans 853 des 3950 titres inscrits entre 1100 et 139956. La sensibilité au Purgatoire, si elle existe, n’est donc, ici, ni explicite, ni évidente. La force des pratiques traditionnelles dans l’Ouest
Les observations générales permettent de mieux saisir la singularité des contrées normandes, angevines, mancelles, et bretonnes. Le premier constat est chiffré. Il n’y a, entre 1100 et 1399, que 21,6 pour cent des titres qui font mention de célébrations ou d’œuvres accomplies pour le bénéfice des défunts, mais le pourcentage tombe à quatre pour l’espace considéré, seuls vingt titres sur les 499 inscrits entre 1100 et 1399 signalant des concessions57. Celles-ci, de plus, ne se distinguent pas par leur variété : prévalent la messe, la récitation de psaumes et l’association au bénéfice spirituel, mais aumônes et quêtes au bénéfice des dé funts, attestées ailleurs en nombre respectable, sont absentes58. Surtout, exception faite d’un titre inscrit à la cathédrale de Bayeux signalant le don d’un trentain avant Pâques59, il n’y a pas de trace d’une volonté d’accumulation particulière dans les jours suivant le passage du messager : nul septain et guère plus d’un trentain. Le souci des défunts est réel, mais la contribution au salut de leurs âmes s’envisage de façon traditionnelle. Les concessions d’œuvres de salut en plus des habituelles prières sont, d’ailleurs, attestées avec un certain retard. En effet, sur les trente titres qui la signalent en 1101-110360, un seul, celui de Lonlay-l’Abbaye61, est apposé dans l’es pace qui nous concerne. Dix ans plus tard, quand circule le rouleau de Mathilde, abbesse de la Trinité de Caen, il n’y a aucune mention de messe ou de récitation de psaumes. Celles‑ci ne sont signalées que dix ans plus tard, en 1123-1124, et elles ne le sont que dans sept titres sur les soixante inscrits en Normandie, Bretagne, Anjou, et Maine62. La proportion augmente ensuite, mais la progression est artificielle puisqu’il n’y a, en 1182, que huit tituli, sur dix-sept inscrits, à faire mention de concessions63. La pratique tarde donc à être adoptée et ne s’impose pas véritablement puisqu’elle s’étiole dès les premières années du xiiie siècle64. Tardives et peu nombreuses, les concessions sont aussi d’une ampleur limitée. 205 des 227 titres exploitables du rouleau mis en circulation pour Bertran de Baux font état de concessions : l’usage est attesté tant dans les contrées méridionales
56 57 58 59 60 61 62 63 64
Tableau 8. Ibid. Tableau 9. J. Dufour (éd.), op. cit., vol. I, p. 525-526. Tableau 8. Ibid., p. 341. Tableaux 2 et 8. Ibid. Ibid.
Orate prO nOstris, ut Oravimus prO vestris
que dans les espaces plus septentrionaux, mais, si on s’intéresse plus spécialement aux messes accordées, on constate une différence sensible dans le nombre de messes concédées65. Ce nombre varie entre un et cent, mais aucune concession de plus de trente messes – exception faite de celle de Morimond – n’est signalée au nord d’une ligne Angoulême‑Vienne66. La singulière générosité de Morimond tient au rapport de filiation qui unit Morimond à Silvacane, abbaye dont la fonda tion est étroitement liée à la famille de Baux et où se retire Bertran67. Le réseau familial explique aussi, en partie, autant la largesse de certains établissements du Sud que la moindre prodigalité des institutions plus septentrionales, mais il ne justifie pas tout. Les concessions de messes ou de commémorations lors de messes à Hugues de Solignac en 1240-1241 révèlent, elles aussi, une distinction Nord/Sud68. À l’heure où les concessions sont exceptionnelles au nord de la Loire, la modération gagne – les dons de messes n’excèdent pas trois messes –, mais l’évolution des concessions languedociennes est intéressante. La commémo ration au cours de la messe est préférée à la messe car il s’agit d’avoir la capacité d’honorer l’engagement pris en assurant aussi messes et prières pour les autres, qui honorent le sanctuaire par des donations ou achètent des célébrations. Sens des réalités et pragmatisme s’imposent et se combinent, mais ils n’empêchent pas, toutefois, quelques « flamboyances » : la commémoration est promise au cours de neuf, dix, douze, vingt, voire trente messes. Les faits observés sont bien antérieurs à ceux analysés, dans le Sud, par Jacques Chiffoleau et Michèle Fournié et, plus au nord, par Catherine Vincent69, mais ils concernent déjà le sort de l’âme dans l’au‑delà et montrent aussi, déjà et dans des documents identiques, que sensibilité et pratiques diffèrent. L’attachement aux pratiques traditionnelles dans les espaces plus septentrio naux se manifeste encore – mais l’enquête serait à élargir – par la préférence, surtout après 1300, pour oramus pro vestris, orate pro nostris (nous prions pour les vôtres, priez pour les nôtres) en lieu et place d’oravimus pro vestris, orate pro nostris (nous avons prié pour les vôtres, priez pour les nôtres)70. Il s’agit désormais, avec le recours au présent de l’indicatif, de signaler que l’on prie de manière continue. La pratique habituelle est transformée. Elle permet, ainsi, d’affirmer, dans la durée, la force des liens unissant morts et vivants, de dissiper la peur de l’isolement,
65 Ibid., vol. II, p. 5-58. 66 Carte 3. 67 F. Mazel, La Noblesse et l’Église en Provence, fin xe‑début xive siècle. L’exemple des familles d’Agoult‑Simiane, de Baux et de Marseille, Paris, Éditions du CTHS, 2008, p. 341-344. 68 Carte 4. 69 C. Vincent, Des Charités bien ordonnées. Les confréries normandes de la fin du xiiie siècle au début du xvie siècle, Paris, École normale supérieure, 1988, p. 193-195 ; id., art. cit. ; M. Fournié, Le Ciel peut-il attendre ? Le culte du Purgatoire dans le Midi de la France (1320 environ‑1520 environ), Paris, Cerf, 1997 ; J. Chiffoleau, op. cit. 70 Tableau 6.
279
280
esTher dehoux
comme celle de l’oubli, et d’apaiser la « soif insatiable d’intercession71 » qui, bien connue pour les laïcs, n’épargne pas les religieux. Incapables de fonder chapellenies ou messes, ceux-ci peuvent connaître inquiétude, incertitude, et angoisse quand ils songent à leur avenir éternel72. Le fait est sensible dans les titres inscrits sur les rouleaux. Apparaît, en effet, en 1396, une autre formule de recommandation : il ne s’agit plus que les âmes reposent en paix, mais qu’elles obtiennent le remedium, qui pourra, non pas les faire sortir du Purgatoire, mais les guérir pour qu’elles échappent aux tourments infernaux73. Les rouleaux mortuaires ne révèlent pas l’existence de réseaux, mais puisqu’ils sont, massivement dans l’Ouest et au-delà, une affaire de réguliers, ils montrent aussi l’influence de ceux‑ci. Ce sont, en effet, ces religieux – et, en particulier, les Bénédictins – qui émettent la plupart des rouleaux, qui inscrivent la plus grande partie des titres, mais surtout qui, au début du xiie siècle, initient le changement en recourant à la recommandation. Le propos tend à devenir stéréotypé, mais il n’y a pas qu’une question de pratique d’écriture. Les prières demeurent, comme aux siècles précédents, un des principaux moyens de contribuer au salut des défunts, mais le xiie siècle est le moment où les conceptions des « justices de l’Au-delà » changent, comme sa topographie d’ailleurs avec « la naissance du Purgatoire », encourageant les œuvres en faveur des défunts, mais valorisant aussi la pénitence. Or cela n’est pas sans incidence sur la nature des lieux visités. Deux évolutions sont à noter. La première tient à la sollicitation, fréquente, des divers ordres mendiants : elle peut surprendre car on sait combien les frères exhortent ceux qui les écoutent à la confession, mais les Mendiants soulignent aussi avec force l’importance de la prière pour les défunts74. La deuxième concerne la réduc tion de la part des établissements séculiers : les paroissiales sont vite délaissées, les cathédrales bien moins visitées quand la pénitence devient une condition essentielle, voire sine qua non, du salut. Certains titres inscrits par des clercs desservant des cathédrales évoquent d’ailleurs, dès 1113-1114, le péché et la faute pour rappeler l’importance de la grâce et du pardon, quand ils n’affirment pas, comme les clercs de Notre-Dame de Paris parlant du rouleau et des prières sollicitées, qu’il s’agit d’un « travail vain et inutile » puisque chacun recevra selon ses œuvres75. Souci pour le sort des âmes des défunts, souci aussi, voire inquiétude, pour l’avenir de son âme : les rouleaux des morts manifestent ces attentions en révélant 71 C. Vincent, « L’intercession dans les pratiques religieuses du xiiie au xve siècle », in J.‑M. Mœglin (éd.), L’Intercession du Moyen Âge à l’époque moderne. Autour d’une pratique sociale, Genève, Droz, 2004, p. 171-193, p. 190. 72 J. Chiffoleau, « Quantifier l’inquantifiable. Temps purgatoire et désenchantement du monde (vers 1270‑vers 1520) », in G. Cuchet (éd.), Le Purgatoire. Fortune historique et historiogra phique d’un dogme, Paris, EHESS, 2012, p. 37-71, p. 67-68. 73 Tableau 5. 74 M. Lauwers, op. cit., p. 415-422. 75 J. Dufour (éd.), op. cit., vol. I, p. 475.
Orate prO nOstris, ut Oravimus prO vestris
également, le cas échéant, ces angoisses qui taraudent même les plus consacrés. Ils montrent aussi la réponse apportée : au souhait de voir chaque âme reposer en paix, s’ajoutent messes, récitations de prières, de psautiers ou de psaumes, aumônes, et quêtes, ou encore possibilité d’avoir sa part du bénéfice spirituel émanant d’une communauté. Ces concessions – car il n’y a pas de contrepartie financière – apparaissent au début du xiie siècle, quand les théologiens s’inter rogent à nouveau sur les « justices de l’au-delà » et qu’en sont proposées les premières images. Envisager un jugement immédiat, puis un deuxième, au dernier jour, encourage deux logiques : une d’accumulation permettant à l’âme du défunt de franchir, avec la somme des messes, prières, et autres œuvres de salut qu’ap portent les vivants, l’épreuve qu’est le premier jugement, l’autre de répétition destinée à inviter Dieu à être miséricordieux à l’heure du Jugement dernier. Les deux peuvent se combiner, mais si leur expression montre un souci, réel et partagé, pour le sort des âmes après le décès, elle révèle aussi – et bien avant la diffusion, contrastée, des dévotions aux âmes du Purgatoire – la différence qu’il y a, pour faire vite, entre le Sud et le Nord, entre les contrées où se manifeste déjà une certaine flamboyance et celles où l’attention portée aux âmes des défunts s’envisage, déjà aussi, de manière plus traditionnelle, l’attachement aux pratiques anciennes n’empêchant pas d’adapter celles-ci. On peut y voir le signe des angoisses, incertitudes, et inquiétudes qui troublent hommes et femmes d’Église ou, plus réconfortant, plus rassurant aussi, la force des solidarités.
281
10 4 0 0 0 0
Rouleaux dont l’origine est connue
Rouleaux issus de la zone étudiée
Rouleaux issus de Bretagne
Rouleaux issus de Normandie
Rouleaux issus d’Anjou ou du Maine
2e ½ xe s.
Rouleaux conservés
0
0
0
0
6
7
1ère ½ xie s.
Tableau 1. Émission de rouleaux mortuaires (xe-xive siècle)
3
0
0
3
13
17
2e ½ xie s.
0
3
1
4
14
19
1ère ½ xiie s.
4
0
0
4
9
13
2e ½ xiie s.
0
1
0
1
9
10
1ère ½ xiiie s.
1
0
0
1
14
20
2e ½ xiiie s.
0
1
0
1
11
12
1ère ½ xive s.
0
1
0
1
7
7
2e ½ xive s.
8
6
1
15
87
115
Total
282 esTher dehoux
16 0 0 0 0
Titres inscrits dans la zone étudiée
Titres inscrits en Bretagne
Titres inscrits en Normandie
Titres inscrits en Anjou ou Maine
2e ½ xe s.
Titres
0
0
0
0
151
1ère ½ xie s.
9
1
0
10
156
2e ½ xie s.
39
112
9
160
859
1ère ½ xiie s.
Tableau 2. Inscription de titres sur les rouleaux mortuaires (xe-xive siècle)
16
6
5
27
335
2e ½ xiie s.
10
64
0
74
1201
1ère ½ xiiie s.
12
21
0
33
323
2e ½ xiiie s.
3
27
0
30
254
1ère ½ xive s.
37
135
3
175
978
2e ½ xive s.
126
366
17
509
4273
Total
Orate prO nOstris, ut Oravimus prO vestris 283
284
esTher dehoux
Tableau 3. Abbayes émettrices de rouleaux mortuaires (Normandie, Bretagne, Anjou, et Maine – xe–xive siècle)
Abbaye
Diocèse
Année d’émission
Saint-Aubin d’Angers
Angers
1070
Saint-Nicolas d’Angers
Angers
1096
La Couture du Mans
Le Mans
1096
Saint-Étienne de Caen
Bayeux
1107
Sainte-Trinité de Caen
Bayeux
1113
Avranches
1123
Saint-Sauveur de Redon
Vannes
1133
Saint-Maur
Angers
1150
Saint-Aubin d’Angers
Angers
1154
Saint-Aubin d’Angers
Angers
1157
Saint-Aubin d’Angers
Angers
1190
Saint-Amand de Rouen
Rouen
1225
Saint-Aubin d’Angers
Angers
1299
Sainte-Trinité de Fécamp
Rouen
1300
Montivilliers
Rouen
1398
Savigny
Orate prO nOstris, ut Oravimus prO vestris
285
Tableau 4. Nature des établissements visités par les messagers de Saint-Aubin d’Angers (1070-1299)
Rouleau de Girard, moine (1070) Abbaye bénédictine
21
Cathédrale
5
Collégiale
2
Rouleau de Robert de La Tour-Landry, abbé (1054) Abbaye bénédictine
18
Cathédrale
2
Abbaye de chanoines réguliers
3
Abbaye cistercienne
1
Individus
1
Rouleau de Hugues, abbé (1157) Abbaye bénédictine
4
Cathédrale
12
Abbaye de Chanoines Réguliers
1
Abbaye cistercienne
1
Rouleau de Guillaume et Jaguelin, abbés (1190) Abbaye bénédictine
1
Cathédrale
1
Collégiale
1
Rouleau de Nicolas Berlouin, abbé (1299) Abbaye bénédictine
7
Cathédrale
3
Collégiale
1
Ermites de Saint-Augustin
2
Couvent de Carmes
1
Couvent OP
6
Abbaye de chanoines réguliers
2
Couvent OFM
4
Couvent de Croisiers
1
Abbaye cistercienne
1
Couvent de Clarisses
1
286
esTher dehoux
Carte 1. Lieux visités par les porteurs des rouleaux émis par l’abbaye Saint-Aubin d’Angers (1070-1299).
0
0
0
0
anima ejus et aofd rip
animae eorum et aofd rip
aofd rip
aofd remedium habeant
aofd = animae omnium fidelium defunctorum rip = requiescant in pace
10
Titres exploitables
2e ½ xie siècle
0
2
0
77
153
1ère ½ xiie siècle
0
0
0
23
25
2e ½ xiie siècle
0
0
0
70
72
1ère ½ xiiie siècle
0
1
20
1
22
2e ½ xiiie siècle
0
1
25
0
27
1ère ½ xive siècle
9
105
47
5
174
2e ½ xive siècle
Tableau 5. Formules de recommandation retenues dans les titres inscrits en Normandie, Bretagne, Anjou, et Maine – xie-xive siècle
9
109
92
176
483
Total
Orate prO nOstris, ut Oravimus prO vestris 287
7
1
2
0
0
0
0
Pas de sollicitation
Sollicitation seule
Sollicitation avec principe de réciprocité
Oravimus pv, opn
Oramus pv, opn
Orabimus pv, opn
Opv, opn (abréviation)
pv, opn = pro vestris, orate pro nostris
10
Titres exploitables
2e ½ xie siècle
2
0
7
13
42
73
17
153
1ère ½ xiie siècle
0
0
0
14
14
0
11
25
2e ½ xiie siècle
0
0
2
67
69
0
3
72
1ère ½ xiiie siècle
0
0
5
16
21
0
1
22
2e ½ xiiie siècle
0
0
24
0
25
0
1
27
1ère ½ xive siècle
0
9
154
1
169
1
4
174
2e ½ xive siècle
Tableau 6. Sollicitation de prières de la part des institutions apposant des titres (Normandie, Bretagne, Anjou, et Maine – xie-xive siècle)
2
9
192
111
342
75
44
483
Total
288 esTher dehoux
Orate prO nOstris, ut Oravimus prO vestris
289
Carte 2. Types de formule retenus, à l’arrivée du porteur du rouleau mortuaire, dans les titres apposés dans l’Ouest (1107-1202)
Bénédictins
Cathédrale
Bénédictins
Bénédictins
Bénédictins
Collégiale
Bénédictins
Chapelle
Collégiale
Trinité de l’Évière
St-Maurice
St-Nicolas
St-Aubin
St-Serge-et-Bacchus
St-Martin
ND de la Charité
ND de la Découverte
St-Jean-Baptiste
Les tirets marquent l’absence de visite
Nature
Institution
-
-
-
-
RIP
RIP
Rien
Form. singulière
Rien
1113-1114 (Dufour, I, no 114)
-
-
Form. singulière -
RIP
RIP
Form. singulière RIP
-
-
-
RIP
RIP
-
RIP
-
Form. singulière
Mil. xiie siècle (Dufour, I, no 137)
RIP
1123-1124 (Dufour, I, no 122)
RIP
-
-
RIP
-
-
-
-
-
1190 (Dufour, II, no 151)
-
-
-
RIP
-
-
-
RIP
-
1202 (Dufour, II, no 168)
Tableau 7a. Formules de recommandation retenues dans les titres inscrits dans l’Ouest (1107-1202). Formules de recommandation retenues à Angers
290 esTher dehoux
Orate prO nOstris, ut Oravimus prO vestris
291
Tableau 7b. Formules de recommandation retenues dans les titres inscrits dans l’Ouest (1107-1202). Formules de recommandation retenues à Rouen
Institution
Nature
1107 (Dufour, I, no 109)
1113-1114 (Dufour, I, no 114)
1123-1124 (Dufour, I, no 122)
Notre-Dame
Cathédrale
RIP
Form. singulière
Form. singulière
St-Amand
Bénédictins
-
Rien
RIP
St-Ouen
Bénédictins
-
Form. singulière
Form. Singulière
Trinité-du-Mont
Bénédictins
-
Form. singulière
RIP
St-Paul
Bénédictins
-
Form. singulière
Form. Singulière
ND-du-Pré
Bénédictins
-
-
RIP
Les tirets marquent l’absence de visite
16 0 0 0
Mentions repérées
Titres exploitables dans la zone étudiée
Mentions repérées
2e ½ xe s.
Titres (total)
0
0
0
151
1ère ½ xie s.
8
10
0
156
2e ½ xie s.
10
153
64
859
1ère ½ xiie s.
2
25
219
335
2e ½ xiie s.
0
72
535
1201
1ère ½ xiiie s.
0
22
17
323
2e ½ xiiie s.
0
27
0
254
1ère ½ xive s.
Tableau 8. Mentions de pratiques liturgiques ou dévotionnelles pour le bénéfice du défunt pour lequel circule le rouleau
0
174
18
978
2e ½ xive s.
20
483
853
4273
Total
292 esTher dehoux
Orate prO nOstris, ut Oravimus prO vestris
293
Tableau 9. Nature des pratiques liturgiques ou dévotionnelles prévues pour le bénéfice du défunt pour lequel circule le rouleau (xie-xive siècle)
Pratiques liturgiques ou dévotionnelles
Attestation dans l’ensemble du corpus
Attestation dans l’espace considéré
Messe
151
11
Septain
8
-
Trentain
21
1
Messe anniversaire
37
3
Commémoration lors de la messe
29
5
Exercices spirituels
1
-
Aumônes
8
-
Cantiques spirituels
1
-
Quête
8
-
Psautiers
48
7
Psaumes
75
10
Sept psaumes pénitentiels
16
-
Participation au bénéfice spirituel de l’établissement
701
9
Office plein
26
4
Heures
1
-
Oraisons
13
-
Pater noster
46
2
Miserere
15
-
Commendo
1
-
Dirige
1
-
De profundis
2
-
Voce mea
1
-
Verba mea
2
-
294
esTher dehoux
Carte 3. Messes prévues pour Bertran de Baux (J. Dufour (éd.), op. cit., vol. II, no 149)
Orate prO nOstris, ut Oravimus prO vestris
Carte 4. Messes prévues pour Hugues de Solignac (J. Dufour (éd.), op. cit., vol. II, no 186)
295
sTépHA NE lE cOUTEUx
Une manière efficace d’appréhender les échanges entre monastères L’étude des associations spirituelles et des réseaux de confraternité
L’étude de la circulation des hommes et des échanges entre les monastères ne peut faire l’économie d’une recherche sur les réseaux unissant entre elles les abbayes. Le moyen le plus efficace pour mettre en lumière les déplacements humains et les transferts culturels entre les communautés religieuses est de porter notre attention sur les ordres religieux et les réseaux de confraternité1. Bien que documentés par des sources abondantes, ces derniers réseaux restent à ce jour largement méconnus et ignorés des historiens et des chercheurs. Au Moyen Âge, ils constituent pourtant des groupes importants unissant entre eux les grands centres spirituels et culturels que furent les établissements religieux : monastères, évêchés, collégiales, etc. Du fait de l’influence considérable de l’Église à cette époque, les membres de ces réseaux – en charge de la memoria, c’est-à-dire de la « mémoire laïque, ecclésiastique et monastique », et unis par la societas, « asso ciation de prières » – ont formé pendant plusieurs siècles l’une des clefs de voûte de la société médiévale. Éléments incontournables d’une Europe très largement christianisée, ces établissements y ont exercé une autorité considérable dans de multiples domaines : influences religieuses, spirituelles, culturelles, intellectuelles, mémorielles, artistiques, architecturales, économiques, juridiques, politiques, etc. De mon point de vue, la reconstitution des réseaux de confraternité est donc essentielle, voire indispensable, pour identifier et pour comprendre nombres
1 S. Lecouteux, Réseaux de confraternité et histoire des bibliothèques. L’exemple de l’abbaye bénédic tine de la Trinité de Fécamp, thèse de doctorat, Université de Caen Normandie, 2 vols, 2015. Ce travail doctoral sur l’histoire des bibliothèques anciennes avait pour principal objectif d’identifier les réseaux ayant favorisé la circulation des livres et des textes. Cette enquête, centrée sur l’abbaye bénédictine de la Trinité de Fécamp, en Normandie, m’a servi à mettre en lumière le rôle essentiel des réseaux de confraternité dans la transmission du patrimoine écrit et la formation des bibliothèques anciennes. Stéphane Lecouteux • Université de Caen-Normandie Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 297-348. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131324
298
sTéphane lecouTeux
d’échanges intellectuels, techniques et matériels créés et entretenus dans l’Europe du Moyen Âge. D’où mon souhait de placer ces réseaux, et les associations spirituelles qui en constituent le fondement, au cœur d’un vaste programme de recherche national et international en créant le projet « Memoria & societas. De la documentation confraternelle aux réseaux de confraternité2 ». Dans les pages qui suivent, je rappellerai tout d’abord le contexte d’origine de ce projet et je dresserai un état des lieux des connaissances sur la documentation confraternelle, les associations spirituelles et les réseaux de confraternité. J’attirerai ensuite l’attention sur la reconstitution de ces réseaux grâce à l’exploitation de la documentation confraternelle. Puis je présenterai, à l’aide d’exemples représen tatifs, les résultats déjà acquis ainsi que les perspectives qui émergent grâce à l’introduction de la notion de réseau de confraternité dans les recherches en sciences humaines et sociales.
À l’origine du projet Memoria & societas, une réflexion sur la transmission du patrimoine écrit antique et médiéval La possession, le prêt et la copie de livres au Moyen Âge
Suite à la « chute de Rome » à la fin du ve siècle, les monastères, les évêchés et les collégiales sont devenus durant plusieurs siècles les principaux centres spirituels et culturels de l’Occident chrétien. Ces établissements religieux étaient aussi pour cette raison les principaux détenteurs de livres3. Il faut en effet attendre l’émergence au xiie siècle, et surtout le développement du xiie au xive siècle, des écoles urbaines (universités et collèges) pour voir apparaître et se développer en parallèle des centres intellectuels d’un nouveau genre. Les bibliothèques des établissements religieux du Moyen Âge suivaient le modèle cassiodorien défini au milieu du vie siècle, si bien qu’il existait alors un lien étroit entre le lieu de production des livres – le scriptorium – et le lieu de
2 J’attire régulièrement l’attention des chercheurs sur l’intérêt de reconstituer et d’étudier les réseaux de confraternité (douze communications orales sur ce sujet prononcées de 2012 à 2021, six publications produites de 2015 à 2022, et trois actes de colloques en cours de publication). Le projet « Memoria & societas », élaboré au cours de ma thèse de doctorat (S. Lecouteux, op. cit., t. 2, annexe 6, p. 71-146), a été présenté au CNRS en 2016 et 2017 mais n’a pas été retenu. Il est donc resté à ce jour à l’état de projet individuel. 3 A.-M. Turcan-Verkerk, « Accéder au livre et au texte dans l’Occident latin du ve au xve siècle », in De l’argile au nuage : une archéologie des catalogues (iie millénaire av. J. C.-xxie siècle), Ouvrage publié à l’occasion des expositions organisées par la Bibliothèque Mazarine et la Bibliothèque de Genève (Paris, 13 mars-13 mai 2015 ; Genève, 18 septembre-21 novembre 2015), Paris, Bibliothèque Mazarine, 2015 ; D. Nebbiai, Le discours des livres : bibliothèques et manuscrits en Europe ixe-xve, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013. Entre le viiie et le xiiie siècle, seuls quelques exemples de collections laïques, sont connus.
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leur conservation – la bibliotheca4. Par ailleurs, rares sont les œuvres de l’Antiquité grecque et latine à nous être parvenues dans des rouleaux écrits sur papyrus. Ce support végétal était beaucoup trop fragile et périssable pour traverser les siècles sans encombre. Dans les cas les plus favorables, il ne subsiste le plus souvent qu’à l’état de fragments. Ainsi, les textes antiques et médiévaux nous ont été transmis en très grand nombre grâce à des manuscrits copiés sur parchemin – support en peau animale beaucoup plus robuste et résistant que le papyrus – par des moines et des clercs de scriptoria implantés dans des établissements religieux (principale ment des abbayes, des chapitres cathédraux et des collèges de chanoines). Nous pouvons donc affirmer que le patrimoine écrit antique et médiéval occidental a très majoritairement atteint notre époque grâce aux codices, « livres copiés sur parchemin » du vie au xve siècle, période retenue pour l’enquête. Dans ce monde religieux plus ou moins clos, il était néanmoins indispensable aux copistes d’avoir accès à des modèles provenant de l’extérieur de leur établisse ment pour enrichir leur bibliothèque. Le prêt de livres était ainsi essentiel pour l’obtention de nouveaux textes. Malheureusement, la documentation sur les mo dalités des prêts de manuscrits entre les établissements religieux est pratiquement inexistante avant le xiiie siècle. Si les deux contributions de François Dolbeau et de Marie-Henriette Jullien de Pommerol tentent d’éclairer la question en citant de nombreux exemples pour le bas Moyen Âge, nous restons le plus souvent réduits aux conjectures pour la connaissance des pratiques des communautés religieuses du haut Moyen Âge et du Moyen Âge central5. Les anciens coutumiers bénédictins, antérieurs au xiiie siècle, sont muets sur la réglementation des prêts de livres à l’extérieur de la clôture et certains documents ultérieurs ne font en fait que reproduire, directement ou non, les statuts victorins du xiie siècle. Quant aux listes de prêts entre établissements religieux, celles de haute époque demeurent extrêmement rares, car elles n’étaient pas destinées à être conservées ou archivées6. De ce fait, les mécanismes permettant d’expliquer la circulation
4 La « bibliothèque » du Moyen Âge ne renferme le plus souvent que quelques dizaines d’ou vrages (plusieurs centaines dans le cas des établissements religieux les plus riches). En fonction des usages auxquels ils étaient destinés, les manuscrits étaient généralement répartis dans différents espaces de l’établissement religieux (chœur, sacristie, chapitre, cloître, etc.). Ils y étaient conservés dans des armoires, des coffres, des niches, etc. 5 F. Dolbeau, « Quelques aspects des relations entre bibliothèques d’établissements religieux (xiie-xve siècles) », in N. Bouter (éd.), Naissance et fonctionnement des réseaux monastiques et canoniaux : actes du premier colloque international du CERCOM, Saint-Étienne, 16-18 septembre 1985, Travaux et recherches du CERCOR, 1, Saint-Étienne, Publications de l’Université Jean Monnet, 1991, p. 495-509 ; M.-H. Jullien de Pommerol, « Le prêt de livres à la fin du Moyen Âge (xiiie-xve siècles) », in D. Nebbiai-Dalla Guarda et J.-F. Genest (éd.), Du copiste au collectionneur, mélanges d’histoire des textes et des bibliothèques en l’honneur d’André Vernet, Bibliologia 18, Turnhout, Brepols, 1998, p. 339-374. 6 « le souvenir des transactions entre les établissements, qu’il s’agisse de dons, d’échanges, de ventes ou de prêts, n’avaient guère besoin d’être transmis à la postérité », F. Dol beau, art. cit., p. 495.
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des textes d’un établissement à un autre sont souvent difficiles à percevoir et à identifier, notamment lorsque cette circulation sort d’un même espace géogra phique. Le philologue ou l’historien qui constate une dépendance entre deux textes provenant de lieux distincts peut être amené à supposer l’existence de relations intellectuelles entre ces établissements, mais il ne parvient pas toujours à les prouver et à les expliquer. Dans bien des cas, il ne s’agit en effet que de liens hypothétiques, car il est souvent impossible de démontrer qu’il s’agit bien d’une relation directe, sans intermédiaire : Les exigences des philologues ne coïncident pas […] avec celles des historiens. Un éditeur de texte a rempli sa tâche lorsqu’il a prouvé que tel manuscrit dérive de tel autre. Pour que l’information soit pleinement utilisable sur le plan de l’histoire intellectuelle, il faut démontrer en outre que la relation ainsi établie est directe, c’est-à-dire sans intermédiaire. Et c’est précisément le phénomène le plus difficile à mettre en lumière. […] Les travaux qui sont fondés sur la confrontation de corpus complexes aboutissent généralement à des conclusions vraisemblables, mais jamais tout à fait probantes. Quant aux stemmata des éditions critiques, ils amènent le plus souvent à répartir les témoins d’un texte en familles, sans définir exactement les rapports de parenté : ces regroupements constituent une représentation approchée de la vérité, d’autant plus fidèle qu’ils correspondent soit à des réseaux monastiques et canoniaux soit à des ensembles cohérents sur le plan géographique. Mais il serait téméraire de transposer tels quels les résultats ainsi obtenus, dans le domaine de l’histoire intellectuelle7. Ainsi, avant le bas Moyen Âge, la présence d’un texte dans un établissement donné reste fréquemment inexpliquée et inexplicable. Un champ de recherche fondamental encore largement inexploré : l’étude de l’influence des associations spirituelles sur les échanges intellectuels et la transmission des textes
En 1985, lors du colloque international Naissance et fonctionnement des réseaux monastiques et canoniaux organisé par le CERCOM (futur CERCOR), Michel Pa risse regrettait que « les monographies monastiques posent rarement le problème des relations inter-monastiques » et soulignait le fait que les « relations entre mo nastères indépendants » s’effectuaient au sein de « réseaux invisibles »8 ; Fran çois Dolbeau rappelait de son côté que « la mise en évidence de relations 7 Ibid., p. 508-509. 8 M. Parisse, « Des réseaux invisibles : les relations entre monastères indépendants », in N. Bouter (éd.), Naissance et fonctionnement des réseaux monastiques et canoniaux : actes du premier colloque international du CERCOM, Saint-Étienne, 16-18 septembre 1985, Travaux et recherches du CERCOR, 1, Saint-Étienne, Publications de l’Université Jean Monnet, 1991, p. 451-471, ici p. 471.
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intellectuelles entre établissements religieux est un des buts de l’histoire des textes »9. Frappé par les remarques pertinentes de ces deux éminents historiens, je me suis efforcé, lors de ma thèse de doctorat sur la bibliothèque de l’abbaye bénédictine de la Trinité de Fécamp, de replacer l’histoire des textes au centre de la problématique, l’objectif étant de mettre en évidence les relations de ce monastère avec d’autres établissements religieux en vue d’étudier la circulation des textes10. J’ai pu constater que, de tous temps, les prêts de livres ont surtout été consentis à des proches, l’affinité et la confiance justifiant leur consentement ou, a contrario, leur refus. Ainsi, au Moyen Âge, les personnes avec lesquelles les religieux partageaient des centres d’intérêt communs et qui étaient suffisamment sûres pour que ces derniers puissent espérer revoir un jour, et en bon état, le ma nuscrit prêté, obtenaient plus volontiers des livres11. Ce constat m’a rapidement amené à m’intéresser aux réseaux de confraternité, qui tendent précisément à regrouper les maisons religieuses en fonction de leurs affinités. Au terme de mon enquête, je suis parvenu à démontrer que les associations de prières unissant entre elles les communautés religieuses jouèrent un rôle essentiel dans la circulation des clercs et des moines mais aussi dans celle des livres et des textes sur une période couvrant les xe-xiie siècles (période d’activité des scriptoria monastiques étudiés). Les prêts de livres devaient, avant le xiiie siècle, se faire majoritairement au sein de tels réseaux. Il conviendrait toutefois d’approfondir cette enquête en étendant l’étude de la corrélation entre les associations spirituelles, la circulation des hommes, l’histoire des textes et l’histoire des bibliothèques à l’ensemble de la chrétienté, du début du vie siècle à la fin du xve siècle. Pour y parvenir, la reconsti tution des réseaux de confraternité des établissements religieux est une priorité, car les recherches en ce domaine sont rares, malgré la richesse exceptionnelle de la documentation associée conservée.
État des connaissances sur la documentation confraternelle, les associations spirituelles et les réseaux de confraternité Un intérêt des historiens longtemps centré sur la seule documentation nécrologique
La documentation nécrologique – en particulier les nécrologes et les obi tuaires, mais aussi les brefs et les rouleaux mortuaires – fait partie des sources
9 F. Dolbeau, art. cit., p. 495. 10 S. Lecouteux, op. cit. (voir en particulier l’introduction, t. 1, p. 1-25 et la description des enjeux, t. 1, p. 29-40). Pour la localisation des établissements religieux mentionnés dans cet article, se reporter au tableau fourni en annexe. 11 Ibid., t. 1, p. 29-37.
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importantes produites du fait de l’existence d’associations spirituelles12. Elle a depuis longtemps attiré l’attention des chercheurs pour son caractère mémoriel (commémorations individuelles)13. Aux xviie et xviiie siècles, les moines de la Congrégation de Saint-Maur et les érudits de la République des lettres ont largement puisé aux sources nécrologiques pour leurs travaux d’érudition14. En 1866, Léopold Delisle est allé plus loin en tentant pour la première fois de réunir l’ensemble des rouleaux des morts alors connus dans une seule et même édition15. Depuis cette époque, des entreprises individuelles ou collectives d’éditions de nécrologes et d’obituaires ont vu le jour un peu partout en Europe16. Les résultats sont cependant très disparates, tant en quantité qu’en qualité, suivant les régions et les époques. Si nous prenons l’exemple de la Normandie, seuls des extraits de nécrologes et obituaires ont été reproduits en 1876 dans le tome XXIII du Recueil des Historiens des Gaules et de la France, ce qui les rend aujourd’hui quasiment inexploitables. Un siècle plus tard, en 1984, Neithard Bulst rappelait que de nombreux nécrologes normands conservés, pourtant d’une grande importance pour les recherches prosopographiques, attendent toujours une édition critique satisfaisante17. Malgré cette judicieuse remarque formulée par un médiéviste reconnu, la situation est depuis restée inchangée. La Normannia monastica de Véronique Gazeau, avec son étude prosopographique exemplaire sur les abbés bénédictins normands, a pourtant confirmé tout le profit que l’historien était en droit d’attendre de ce type de source18. Plus récemment, j’ai pu montrer l’intérêt d’exploiter la documentation confraternelle dans une étude portant sur
12 Sur ces différentes sources : N. Huyghebaert, Les documents nécrologiques, Turnhout, Brepols, 1972 ; J.-L. Lemaitre, Les documents nécrologiques : Mise à jour du fascicule no 4, Turnhout, Brepols, 1985 ; id., Répertoire des documents nécrologiques français, 5 vols, Paris, Académie des inscriptions et des belles lettres, 1980-2008. 13 Les commémorations individuelles enregistrées dans les nécrologes fournissent de très pré cieuses informations sur les élites religieuses (monastiques et cléricales) mais aussi laïques (bienfaiteurs et familiers). 14 D’où les nombreux extraits et copies sélectives de sources nécrologiques que l’on retrouve dans leurs papiers. 15 L. Delisle, Rouleaux des morts du ixe au xve siècle, Paris, J. Renouard, 1866. 16 Pour la France, il convient de mentionner les Obituaires de la province de Sens d’A. Molinier, A. Vidier, L. Miron et al., Paris, Imprimerie nationale, 1902-1923, publiés sous la direction d’Auguste Longnon et les Obituaires de la province de Lyon de G. Guigne, J. Laurent et P. Gras, Paris, Imprimerie nationale, 1933-1965, publiés sous la direction d’Henri Omont et de Clovis Brunel. 17 N. Bulst, « La réforme monastique en Normandie : étude prosopographique sur la diffusion et l’implantation de la réforme de Guillaume de Dijon », in Les Mutations socio-culturelles au tournant des xie-xiie siècles, Spicilegium Beccense, 2, Paris, Éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1984, p. 317-330, ici p. 320. 18 V. Gazeau, Normannia monastica (xe-xiie siècle), 2 vols, Caen, Publications du CRAHM, 2007.
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la memoria de la famille ducale normande à Fécamp et au sein du réseau de confraternité de ce monastère19. Il est cependant important de préciser qu’avant le début du xxe siècle, les sources nécrologiques n’ont attiré les érudits que pour leur dimension mémo rielle. La nature spirituelle et fraternelle de ces sources échappait encore aux histo riens, qui n’attachaient d’ailleurs, semble-t-il, que peu d’attention aux commémo rations collectives et aux liens spirituels ayant pu unir entre eux les établissements religieux. Il faut en effet attendre les travaux décisifs d’Usmer Berlière pour que le caractère spirituel et fraternel de la documentation nécrologique soit révélé de manière explicite dans plusieurs articles publiés au cours des années 192020. Nous devons en particulier à ce grand savant d’avoir signalé les fraternités monastiques unissant les moines noirs non clunisiens aux xie et xiie siècles, c’est-à-dire les communautés bénédictines indépendantes. Peu de chercheurs se sont toutefois intéressés à ces questions dans les années qui ont suivi. En 1956, dom Jean Laporte soulignait et déplorait encore le manque d’intérêt des historiens pour ce type de sources malgré les résultats d’un grand intérêt auxquels ces documents permettent de parvenir21. C’est seulement avec l’émergence en Allemagne, dans les années 1970, du projet Societas et fraternitas de Karl Schmid (Fribourg) et de Joachim Wollasch (Münster) que l’intérêt pour les confraternités a commencé à véritablement s’imposer, en particulier en Allemagne et en France22. Il se pourrait d’ailleurs que ce phénomène soit né en réaction aux travaux de Kassius Hallinger sur la supposée opposition Gorze-Cluny23. Quoi qu’il en soit, et bien que ces travaux soient toujours centrés essentiellement sur la memoria, c’est-à-dire sur les commémorations individuelles,
19 S. Lecouteux, « Fécamp et la memoria de la famille ducale normande », partie 1 (« La commémoration des Rollonides/Richardides à l’abbaye de la Sainte-Trinité de Fécamp ») ; partie 2 (« La commémoration des Rollonides/Richardides au sein du réseau de confraternité de la Sainte-Trinité de Fécamp »), colloque international Familles, pouvoirs et foi en Bretagne et dans l’Europe de l’Ouest (ve-xiiie siècle), organisé par Joëlle Quaghebeur pour l’Université Bretagne sud et la MRSH de Lorient (Lorient-Landévennec, 27-29 avril 2017). 20 U. Berlière, « Les fraternités monastiques et leur rôle juridique », Mémoires de l’Académie Royale de Belgique, Classe des Lettres et des Sciences Morales et Politiques, 11 (1920), p. 3-26 ; id., « Les confraternités monastiques au Moyen Âge », Revue liturgique et monastique, 11 (1925/1926), p. 134-142 ; id., « Les confréries bénédictines au Moyen Âge », Revue liturgique et monastique, 12 (1927), 135-145. 21 « l’étude des relations spirituelles d’une abbaye peut conduire à des conclusions d’ordre social ou politique », J. Laporte, « Tableau des services obituaires assurés par les abbayes de Saint-Évroult et de Jumièges », Revue Mabillon, 46 (1956), p. 141-155, p. 169-188, ici p. 141. Voir aussi : id., « Les associations spirituelles entre monastères : l’exemple de trois abbayes bénédictines normandes », Cahiers Léopold Delisle, 12/3 (1963), p. 39-42. 22 Présentation de ce projet : K. Schmid et J. Wollasch, « Societas et fraternitas : Begründung eines kommentierten Quellenwerkes zur Erforschung der Personen und Personengruppen des Mittelalters », Frühmittelalterliche Studien, 9 (1975), p. 1-48. 23 K. Hallinger, Gorze-Kluny : Studien zu den Monastichen Lebensformen und Gegensätzen im Hochmittelalter, Rome, Herder, 1950-1952.
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les méthodes novatrices employées ont commencé à renouveler l’exploitation de ces sources, désormais soigneusement critiquées avant d’être utilisées. Quelques belles monographies et plusieurs articles importants, dus notamment à Michel Parisse (dès 1971)24, Ludwig Falkenstein25, Franz Neiske26, Joachim Wollasch27, Jean-Loup Lemaitre28, Barbara Schamper29, Jean-Pierre Gerzaguet30 et Andrea Decker-Heuer31, ont permis de rendre accessible et de mieux comprendre des sources nécrologiques souvent complexes jusqu’alors exploitées sans critique approfondie par les historiens. Tous ces travaux ont surtout mis en évidence l’importance des liens inter-monastiques révélés par ces sources. Bien qu’abordés au départ avec des angles d’approche différents, les recherches menées parallèle ment par Neithard Bulst sur la réforme de Guillaume de Volpiano ont elles aussi contribué à apporter de précieuses informations sur les liens spirituels entre établissements religieux32. En dehors de ces recherches, les travaux des historiens se sont surtout concen trés, depuis une quarantaine d’années, sur quelques établissements et réseaux mo nastiques emblématiques, tels que l’Église clunisienne et l’ordre cistercien. Cette
24 M. Parisse, Le nécrologe de Gorze : contribution à l’histoire monastique, Annales de l’Est, Mé moire, 40, Nancy, Université de Nancy II, 1971. 25 L. Falkenstein, « Le calendrier des commémorations fixes pour les communautés associées à l’abbaye de Saint-Remi au cours du xiie siècle », in J.-L. Lemaitre (éd.), L’Église et la mémoire des morts dans la France médiévale : communications présentées à la table ronde du CNRS le 14 juin 1982, Études Augustiniennes, Série Moyen Âge et temps modernes, 15, Paris, Études Augustiniennes, 1986, p. 23-27. 26 F. Neiske, Das ältere Necrolog des Klosters S. Savino in Piacenza, Edition und Untersuchung der Anlage, Münstersche Mittelalter-Schriften, 36, Munich, W. Fink, 1979. 27 J. Wollasch et W.-D. Heim, Synopse der cluniacensischen Necrologien, Münstersche MittlealterSchriften 39, München, W. Fink, 1982. 28 J.-L. Lemaitre, Mourir à Saint-Martial : la commémoration des morts et les obituaires à SaintMartial de Limoges du xie au xiiie siècle, Paris, De Boccard, 1989. 29 B. Schamper, Saint-Bénigne de Dijon : Untersuchungen zum Necrolog der Handschrift Bibl. mun. de Dijon, MS 634, Münstersche Mittelalter-Schriften, 63, Munich, W. Fink, 1989. 30 J.-P. Gerzaguet, « Le nécrologe et le coutumier de l’abbaye d’Anchin : présentation de deux sources inédites », in Moines et moniales face à la mort : actes du colloque de Lille, 2, 3 et 4 octobre 1992, Histoire médiévale et archéologie, 6, Paris/Lille : [s. n.], 1993, p. 165-181 ; id., L’Abbaye d’Anchin de sa fondation (1079) au xive siècle : essor, vie et rayonnement d’une grande communauté bénédictine, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1997 ; id., « Les confraternités de l’abbaye de Marchiennes au Moyen Âge (xiie-xve siècle) », Revue bénédictine, 110 (2000), p. 301-354. 31 A. Decker-Heuer, Studien zur Memorialüberlieferung im frühmittelalterlichen, Beihefte der Francia, 40, Paris, Sigmaringen, 1998. 32 N. Bulst, Untersuchungen zu den Klosterreformen Wilhelms von Dijon (962-1031), Bonn, L. Röhrscheind, 1973 ; id., « La réforme monastique » ; id., « La filiation de Saint-Bénigne de Dijon au temps de Guillaume de Volpiano », in Naissance et fonctionnement des réseaux monastiques et canoniaux : actes du premier colloque international du CERCOM (Saint-Étienne, 16-18 septembre 1985), Travaux et recherches du CERCOR, 1, Saint-Étienne, Publications de l’Université Jean Monnet, 1991, p. 33-41.
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tendance a eu pour effet de masquer l’influence d’autres établissements et d’autres réseaux. Le fait que les chercheurs se soient focalisés sur les individus sans penser aux liens collectifs, explique en grande partie la rareté des études consacrées aux réseaux de confraternité, qui regroupent principalement des établissements indé pendants. Mais c’est surtout la méconnaissance et l’image défavorable à l’égard de ce type de réseau qui explique ce phénomène. Le rejet de la théorie du caractère éphémère des associations spirituelles et des réseaux de confraternité
Depuis le début des années 1980, la thèse selon laquelle les associations de prières entre communautés religieuses seraient des unions informelles, ponc tuelles et éphémères s’est largement répandue chez les médiévistes. Élaborée et défendue par d’éminents historiens, tels Robert-Henri Bautier, Michel Parisse et Neithard Bulst, cette idée fait encore aujourd’hui l’objet d’un consensus33. Elle mérite pourtant d’être reconsidérée34. Pour la plupart des médiévistes, les associa tions spirituelles sont en effet perçues comme des unions tombant rapidement en désuétude, le plus souvent à la suite de la mort de l’un de leurs fondateurs. Cette perception défavorable explique en grande partie le désintérêt des chercheurs pour les associations spirituelles et les réseaux de confraternité : considérées à tort comme instables et évanescentes, ces unions ne présentent guère d’intérêt aux yeux des historiens puisque leurs travaux – qui portent généralement sur de longues périodes allant bien au-delà d’une seule génération – doivent nécessaire ment se fonder sur des bases solides, et donc pérennes35. 33 Cf. la riche discussion entre R.-H. Bautier, J. Dufour, J.-L. Lemaitre, J. Dubois, C. Heitz et P. Riché lors de la table ronde de 1982 faisant suite à une communication de L. Falkenstein (L. Falkenstein, « Le calendrier des commémorations fixes pour les communautés associées à l’abbaye de Saint-Remi au cours du xiie siècle », in J.-L. Lemaitre (éd.), L’Église et la mémoire des morts dans la France médiévale : communications présentées à la table ronde du CNRS le 14 juin 1982, Études Augustiniennes, Série Moyen Âge et temps modernes, 15, Paris, Études Augustiniennes, 1986, p. 23-27, discussion p. 27-29) ; M. Parisse, art. cit., p. 462-463 ; N. Bulst, « La réforme monastique », p. 325 ; id., « La filiation de Saint-Bénigne », p. 33-41, ici p. 40-41. Aucun des chercheurs favorables à la thèse du caractère éphémère des associa tions spirituelles n’était un spécialiste de la documentation confraternelle et tous ont basé leur argumentation sur la mémoire individuelle en ignorant les aspects collectifs. L’appel à communication du 140e congrès du Comité des travaux historiques et scientifiques, Réseaux et société (Reims, 2015), permet d’avoir un aperçu des thèses encore dominantes à ce jour https://lampea.cnrs.fr/IMG/pdf/2015_Reims_CTHS.pdf [consulté le 12 mars 2022]. 34 S. Lecouteux, « Associations de prières et confraternités spirituelles : des unions éphémères ou pérennes ? Enquête autour du réseau de confraternité de l’abbaye de la Trinité de Fécamp (xie-xve siècle) », Paris, Éditions électroniques du CTHS, 2016, p. 75-92 https://books.opene dition.org/cths/376 [consulté le 14 octobre 2021]. 35 Un autre phénomène pourrait aussi expliquer ce désintérêt : à la fin des années 1980, Jean-Loup Lemaitre observait, au sujet des sources nécrologiques, un « rejet par l’historien pour qui ce ne sont que des sources liturgiques » et un « rejet par le liturgiste qui n’y voit que des
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La théorie du caractère éphémère des associations de prières pose en réalité quatre difficultés majeures36 : elle confond tout d’abord association spirituelle et commémoration individuelle, créant ainsi un amalgame37 ; elle néglige ensuite l’évolution de la commémoration des morts au Moyen Âge38 ; elle ignore les ré percussions de cette évolution sur les sources documentaires correspondantes39 ; elle prend enfin exclusivement en considération la documentation nécrologique (nécrologes, obituaires et rouleaux mortuaires) au détriment des autres sources confraternelles pourtant disponibles et exploitables40. L’enquête de fond que j’ai menée sur les réseaux de confraternité m’a permis de constater la grande stabilité ainsi que la vitalité de ces réseaux sur l’ensemble du Moyen Âge41. Malgré la rareté de la documentation confraternelle conservée avant le ixe siècle, l’existence d’associations spirituelles est attestée dès l’époque mérovingienne42. L’âge d’or de la formation des réseaux de confraternité se situe néanmoins du xe au xiie siècle, dans un contexte de réformes monastiques et
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documents historiques juste pour le généalogiste ». Et ce spécialiste de la documentation nécrologique concluait à regret : « histoire et liturgie n’ont jamais fait bon ménage en France », J.-L. Lemaitre, Mourir à Saint-Martial : la commémoration des morts et les obituaires à SaintMartial de Limoges du xie au xiiie siècle, Paris, De Boccard, 1989, p. 3. Sur tout ceci, S. Lecouteux, op. cit., t. 1, part. 1, p. 159-168 ; t. 2, annexe 6, p. 71-146 (en particulier p. 122-137) ; id., « Associations de prières », p. 75-92. Une association spirituelle entre deux communautés religieuses vise avant tout à définir les suf frages de prières réciproques à appliquer à l’annonce du décès d’un religieux de l’établissement associé. Elle ne prévoit que rarement de commémorations particulières à l’anniversaire de la mort du défunt. Ainsi, en cas d’absence de commémoration ou en cas de commémoration collective, il n’y a pas d’inscription du défunt au nécrologe. Les commémorations individuelles sont donc des exceptions (et non la règle) : elles sont décidées au cas par cas et nécessitent l’aval tant de l’abbé (ou à défaut du prieur) que du chapitre. L’inscription d’un individu dans un nécrologe n’est donc pas le fruit du hasard ; elle révèle au contraire l’existence de liens forts entre le défunt (ou sa communauté) et l’établissement célébrant sa mémoire. Si les moines d’établissements associés bénéficient fréquemment de commémorations indivi duelles à l’anniversaire de leur mort aux xie et xiie siècles, cette tendance s’atténue aux xiie et xiiie siècles, puis disparaît complètement aux xive et xve siècles. Cette évolution a eu une répercussion directe sur l’inscription des moines associés dans les nécrologes et les obituaires. Notamment avec le développement des fondations de prières pour les laïcs et la disparition de la commémoration individuelle des moines d’établissements associés, voir J.-L. Lemaitre, Répertoire des documents, t. 1, p. 14-26. Malgré leur richesse, les actes de confraternité (ou contrats de societas), les descriptions des suffrages de prières pour les défunts et les listes de confraternités sont des sources traditionnel lement ignorées par les historiens. S. Lecouteux, op. cit., t. I, part. 1, p. 159-168 ; t. II, annexe 6, p. 71-146 (en particulier p. 122-137) ; id., art. cit., p. 75-92. Les associations de prières les plus durables sont générale ment celles qui furent aussi les plus étroites et qui ont au moins occasionnellement fait l’objet de commémorations individuelles (inscription de défunts dans le nécrologe de l’établissement associé). Notamment grâce à la survivance de sources mémorielles, principalement nécrologiques, soi gneusement relevées par Jean-Loup Lemaitre dans son répertoire.
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ecclésiastiques particulièrement dynamique. Les confraternités attestées dans les années 1130-1140 se sont le plus souvent maintenues jusqu’au xve siècle (dans 66 à 100% des cas), ce qui contredit l’idée de leur caractère éphémère. On observe néanmoins un relâchement progressif et sensible des associations de prières entre les établissements religieux à la charnière du bas Moyen Âge et de la Renaissance. L’essoufflement de ces unions spirituelles doit être mis en relation avec le passage des abbayes sous le régime de la commende (pratique officialisée en France par le concordat de Bologne, en 1516, mais alors en usage depuis longtemps). L’abbé avait jusqu’à présent joué un rôle essentiel dans la création et le maintien des asso ciations de prières : c’est lui qui intervient personnellement dans la plupart des actes de confraternité entérinant la création ou le renouvellement de ces unions. Lors de la délibération du chapitre, il participe aussi activement à la décision de mettre en place des commémorations individuelles pour les défunts, induisant dans ce cas l’inscription de leurs noms au nécrologe. L’éloignement des moines avec leur abbé, qui ne réside plus au monastère, a entraîné le repli progressif des communautés religieuses sur elles-mêmes et a contribué au relâchement des unions spirituelles conclues de longue date avec d’autres maisons43. L’une des manifestations les plus sensibles de cet affaiblissement des liens confraternels est la nette diminution de la mise en circulation de rouleaux mortuaires en faveur d’abbés défunts à compter du xve siècle, puis leur quasi-disparition au cours du siècle suivant. Dans ce contexte, les associations spirituelles entre les communautés religieuses sont peu à peu tombées en désuétude. La disparition définitive des réseaux de confraternité est toutefois imputable aux décisions du concile de Trente : à partir de 1563, il a été demandé aux abbayes « indépen dantes » de se rassembler en congrégations44. Il faut cependant attendre plusieurs décennies avant que les monastères bénédictins parviennent à s’organiser de cette manière. Parmi les congrégations les plus célèbres, celle de Saint-Vanne et de Saint-Hydulphe est fondée en 1604 et celle de Saint-Maur en 1618. Les commu nautés monastiques indépendantes mettent, pour la plupart, encore plusieurs années avant d’accepter de les intégrer. Une fois rattachés à une congrégation, les monastères sont désormais unis tant spirituellement que juridiquement et administrativement à un nouveau réseau de monastères, organisé hiérarchique ment et placé sous la dépendance d’un chef de congrégation. Entre le xvie et le xviie siècle, il y a donc eu un lent transfert d’un type de réseau regroupant des établissements « indépendants » vers un autre type de réseau plus structurant et plus contraignant. Les réseaux confraternels unissant entre eux les établissements religieux ont donc constitué, tout au long du Moyen Âge et jusqu’au xve-xvie
43 La plus haute autorité dirigeant sur place la communauté monastique est désormais le prieur, qui n’entretient plus avec l’extérieur les mêmes rapports que ceux établis autrefois par les abbés non commendataires. 44 L’objectif était sans doute de remplacer les réseaux de confraternité, dont le fonctionnement était désormais sclérosé, par des congrégations monastiques organisées hiérarchiquement.
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siècle, une alternative fréquente et efficace aux réseaux monastiques (congréga tions et ordres religieux)45. Ils méritent d’être étudiés comme tel, ce qui constitue un nouveau champ de recherche à explorer46. L’exploitation de la documentation confraternelle
Par commodité, j’ai choisi de regrouper les sources utiles à la reconstitution des réseaux de confraternité sous le nom de documentation confraternelle, car il n’existe pas à ce jour de terme générique pour les désigner, personne ne s’étant attaché avant moi à les étudier de façon exhaustive. Il s’agit de sources nom breuses, mais hétérogènes, dispersées et parfois complexes. La documentation nécrologique (brefs mortuaires, rouleaux mortuaires, nécrologes, obituaires, etc.), bien connue des historiens de la memoria, ne constitue en effet qu’une partie de cette documentation47. D’autres sources, tels que les actes de confraternité
45 Les réseaux de confraternité réunissent, autour d’un établissement, l’ensemble des communau tés religieuses lui étant associées par la prière : il s’agit d’unions spirituelles structurées en étoile, chaque établissement étant le centre de son propre réseau. 46 Suite à deux communications visant à attirer l’attention des chercheurs sur ce nouvel objet d’étude historique – lors du 40e congrès national du CTHS organisé à Reims au printemps 2015 et lors du colloque international Anciennes Abbayes de Bretagne organisé à Toronto au printemps 2016 –, Marie-Madeleine de Cevins et Caroline Galland ont organisé à Rennes, les 15-16 novembre 2021, un colloque international sur Les confraternités régulières du Moyen Âge à nos jours dans l’objectif de dresser un premier état des lieux sur les confraternités religieuses, actes à paraître aux Presses universitaires de Rennes. 47 Les rouleaux des morts ont été édités par Jean Dufour ( J. Dufour, Recueil des rouleaux des morts (viiie siècle-vers 1536), Recueil des historiens de la France. Obituaires, 8.1-5, Paris, Académie des inscriptions et belles lettres, 2005-2013, 5 vols). Les nécrologes et les obituaires français ont été référencés par Jean-Loup Lemaitre ( J.-L. Lemaitre, Répertoire des documents nécrologiques français, Recueil des Historiens de la France. Obituaires 7.1-5, Paris, Académie des inscriptions et des belles lettres, 1980-2008, 5 vols). Pour les autres pays, il convient de se référer aux répertoires d’Ursmer Berlière pour la Belgique (cf. note 20), d’Alfred Cauchie pour les PaysBas (A. Cauchie, « Inventaire des obituaires de la province du Limbourg hollandais », Bulletin de la Commission Royale d’Histoire de Belgique, 72 (1903), p. lvii-lxxi), de Hansjörg Wellmer pour l’Allemagne (H. Wellmer, Persönliches Memento im Deutschen Mittelalter, Monographien zur Geschichte des Millelalters, 5, Stuttgart, A. Hiersemann, 1973), de Manuel Diaz y Diaz et de José Janini pour l’Espagne (M. Diaz y Diaz, « Index scriptorum latinorum Medii aevi Hispanorum », Acta Salmanticensia, 12 (1959), p. 452 ; J. Janini, Manuscritos litủrgicos de las Bibliotecas de España, i. Castilla y Navarra, ii. Aragỏn, Cataluña y Valencia, Publicaciones de la Facultad teologica del norte de España. Sede de Burgos, 38, Burgos, Ed. Aldecoa, 1977-1980), de Jan Gerchow pour l’Angleterre (J. Gerchow, Die Gedenküberlieferung der Angelsachsen, mit einem Katalog der libri vitae und Necrologien, Arbeiten zur Frühmittelalterfor schung, 20, Berlin, W. de Gruyter, 1988), de Marc Dyrkmans et de Thomas Frank pour l’Italie (M. Dyrmans, « Les obituaires romains : une définition suivie d’une vue d’ensemble », Studi medievali, 19/2 (1978), p. 591-652 ; T. Frank, Studien zu italienischen Memorialzeugnissen des xi. und xii. Jahrhunderts, Arbeiten zur Frühmittelalterforschung, 21, Berlin, W. de Gruyter, 1991) et aux travaux préparatoires de Jean-Loup Lemaitre et Marek Derwich pour la Pologne
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Fig. 1. Les cinq grandes familles de documents confraternels.
(ou contrats de societas), les suffrages de prières pour les défunts et les listes de confraternités – qui témoignent des liens spirituels unissant collectivement les établissements religieux entre eux – en font également partie48. Les actes de confraternité sont des documents de la pratique rédigés pour établir une association de prières entre deux communautés. Ils sont émis en double exemplaires – un pour chacun des établissements associés – et sont
( J.-L. Lemaitre et M. Derwich, « Pour un répertoire des obituaires polonais », Historia, 129 (1997), p. 29-43). 48 Ces trois types de documents, qui concernent des liens collectifs, méritent notre attention : mé connues, dispersées et non référencées, ces sources restent à ce jour largement sous-exploitées.
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généralement conservés dans les archives (chartriers et cartulaires). Les suffrages de prières pour les défunts décrivent, dans le livre du chapitre, les services spiri tuels à adopter lors du décès d’un membre d’une communauté associée. Enfin, les listes de confraternités fournissent, pour un établissement donné, l’ensemble des communautés religieuses lui étant associées. Elles donnent une photographie de l’état d’un réseau de confraternité à un instant T. D’un intérêt considérable, ces listes ont été insérées dans divers documents : dans des manuscrits liturgiques (livres du chapitre et ordinaires), en tête de certains rouleaux mortuaires, dans des histoires de monastères composées par des érudits, en particulier par les moines mauristes, depuis le xviie siècle. La figure 1 permet de présenter, à l’aide d’exemples, ces cinq grandes familles de documents confraternels en fonction de leur typologie49. En étudiant ces différentes familles de documents confraternels, il est possible d’une part de retrouver les liens qui existaient autrefois entre ces différents docu ments, d’autre part de préciser quel type de documentation conservait tradition nellement ces sources (en premier lieu, le livre du chapitre et les archives). Ces informations ont été regroupées dans le schéma de synthèse qui suit50 (figure 2). Le caractère redondant des informations transmises dans ces différents types de documents est favorable d’une part aux recoupements en cas de conservation partielle ou fragmentaire, d’autre part à la reconstitution des réseaux de confra ternité51. Ces réseaux, qui liaient les établissements religieux les uns aux autres par la prière sur la base de relations familiales, amicales et politiques autant que spirituelles, ont joué un rôle considérable dans les échanges entre les centres culturels du Moyen Âge. Leur reconstitution permet aux chercheurs de mieux comprendre les relations intellectuelles, culturelles, spirituelles, mais aussi artis tiques, techniques ou matérielles unissant entre eux les principaux établissements religieux de la chrétienté médiévale, comme nous aurons l’occasion de le vérifier dans la suite de cette contribution.
49 Documents reproduits sur le schéma 1 : 1. Rouleau mortuaire de l’abbé Hugues de Solignac (Limoges, Arch. dép. de la Haute-Vienne, 6 H 6). 2. Fragments du nécrologe de l’abbaye de la Trinité de Fécamp (Paris, BnF, ms. nouv. acq. lat. 2889, fol. 33-34). 3. Acte de confraternité unissant les abbayes de Saint-Denis et de la Trinité de Fécamp (Rouen, Arch. dép. de la Seine-Maritime, 7 H 51). 4. Suffrages de prières pour les défunts accordés par les moines de Saint-Bénigne de Dijon à ceux de la Trinité de Fécamp (Dijon, Bibl. mun., ms. 634, fol. 123v). 5. Liste des établissements spirituellement associés à l’abbaye du Mont Saint-Michel (Avranches, Bibliothèque patrimoniale, ms. 214, p. 198). 50 Pour une description détaillée de ces sources et de leurs liens, voir S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 54-59. 51 Néanmoins, les brefs et des rouleaux mortuaires présentent une utilité limitée pour la reconsti tution des réseaux de confraternité (ibid., t. I, p. 43-47).
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Fig. 2. Les liens et les supports de la documentation nécrologique et confraternelle.
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La reconstitution des réseaux de confraternité au moyen de la documentation confraternelle Une méthode innovante, simple et efficace a été mise au point pour permettre de reconstituer les réseaux de confraternité52. Expérimentée avec succès dans le cas complexe de l’abbaye de la Trinité de Fécamp, cette méthode, qui com porte trois phases, pourrait facilement être appliquée à d’autres établissements, à l’échelle de l’Europe. La première étape vise à dresser une liste d’établissements liés à la communauté étudiée en s’adaptant à l’état de conservation des sources. La seconde consiste à localiser et à analyser la documentation confraternelle des établissements précédemment listés53. Enfin, la troisième étape sert à reconstituer le réseau de confraternité à l’aide de la documentation conservée précédemment analysée. Au cours de cette dernière phase, il convient d’évaluer l’importance des liens entre l’établissement étudié et ses communautés associées, tout en suivant son évolution dans le temps. La reconstitution du réseau de confraternité de l’abbaye de la Trinité de Fécamp permet ainsi de suivre l’évolution du groupe fraternel fécampois depuis la mise en place de la réforme bénédictine en 1001 jusqu’à la fin du Moyen Âge (xve siècle)54. Cinq phases successives peuvent être distinguées :
52 Ibid., t. I, p. 54-59. Lorsque la documentation nécrologique et confraternelle est abondante, l’entreprise ne pose guère de difficultés. Mais cette situation idéale est finalement assez rare : les lacunes documentaires sont souvent importantes. L’idée principale de la méthode mise au point est de se servir de la redondance des informations transmises dans les sources nécrologiques et confraternelles des communautés associées pour combler les pertes documentaires de l’établis sement étudié. 53 La réunion des sources confraternelles en corpus simplifierait grandement cette étape. Cela implique d’une part, le référencement et l’édition des sources les moins connues, traitant des liens collectifs, l’autre part, l’édition critique des documents nécrologiques inédits ou imparfaitement édités. 54 S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 28-286 (en particulier p. 245-265) ; id., « Deux fragments d’un nécrologe de la Trinité de Fécamp (xie-xiie siècles) : étude et édition critique d’un document mémoriel exceptionnel », Tabularia, 16 (2016), p. 1-89, ici p. 42-51, https://journals.openedi tion.org/tabularia/2570 [consulté le 14 octobre 2021] ; id., « Associations de prières », p. 77 ; id., « Le réseau de confraternité de la Trinité de Fécamp en 1386, d’après la liste publiée par Leroux de Lincy en 1840 », Revue bénédictine, 132 (2022), p. 159-185 ; id., « Fécamp pendant la période ducale (911-1204) », in La bibliothèque et les archives de l’abbaye de la Sainte-Trinité de Fécamp. Splendeur et dispersion des manuscrits et des chartes d’une prestigieuse abbaye bénédictine normande, t. I (La bibliothèque et les archives au Moyen Âge), S. Lecouteux, N. Leroux et O. Siab (éd.), Fécamp, Imprimeries Durand, 2021, p. 52 (fig. 6), 67 (fig. 10), 69 (fig. 11) et 72 (fig. 12).
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– Période 1 (1001-1028) : intégration de l’abbaye de la Trinité de Fécamp au réseau spirituel créé par Guillaume de Volpiano, premier abbé du monastère (1001-1028) et réformateur de nombreux établissements en Bourgogne, Lor raine, Île-de-France, Normandie et Italie du Nord55 ; – Période 2 (1028-1066) : développement local et régional du réseau sous son disciple, l’abbé Jean de Ravenne (1028-1078)56 ; – Période 3 (1066-1204) : élargissement du réseau Outre-Manche après la Conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 106657 ; – Période 4 (1204-1337) : raffermissement et élargissement du réseau vers la Flandre, la Picardie, l’Île-de-France et la vallée de la Loire après le rattache ment de la Normandie à la couronne de France (1204) et surtout au lende main de la bataille de Bouvines (1214)58 ; – Période 5 (1337-1450) : maintien des associations spirituelles sur le conti nent, mais relâchement des associations de prières avec l’Angleterre dans le contexte troublé de la Guerre de Cent ans59. D’autre réseaux de confraternité sont partiellement connus grâce à la survi vance de listes de confraternités. Ils concernent notamment les seize abbayes suivantes : Saint-Bavon de Gand, Saint-Pierre de Gand, Saint-Sépulcre de Cam brai, le Mont Saint-Michel, Saint-Ouen de Rouen, Saint-Pierre de Jumièges, Notre-Dame de Saint-Évroult, Saint-Bénigne de Dijon, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Oyend-de-Joux, Saint-Bertin, Saint-Sauveur d’Anchin, Saint-Nicolas d’An gers, Notre-Dame du Bec, la Trinité de Caen et Saint-Pierre de Corbie60. Cinq autres réseaux, trop éloignés de l’objet de mon enquête, ont simplement été signalés sans être détaillés. Ils concernent les abbayes suivantes : Sainte-Rictrude de Marchiennes, Saint-Aubert de Cambrai, Saint-Étienne de Dijon, Forest (Vorst) et Saint-Martin de Pontoise61. Nous avons depuis retrouvé trois nouvelles listes de confraternités pour les abbayes suivantes : Sainte-Trinité de Fécamp, SaintMesmin de Micy et Pontleroy. Nous disposons donc à ce jour de vingt-quatre 55 S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 250-252, carte 5 ; id., « Deux fragments d’un nécrologe », carte 2, p. 49 ; id., « Le réseau de confraternité », carte 1, p. 161 ; id., « Fécamp pendant la période ducale », p. 52, fig. 6. 56 S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 253-255, carte 6 ; id., « Deux fragments d’un nécrologe », carte 3, p. 50 ; id., « Le réseau de confraternité », carte 2, p. 162 ; id., « Fécamp pendant la période ducale », p. 67, fig. 10. 57 S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 256-257, carte 7 ; id., « Deux fragments d’un nécrologe », carte 4, p. 51 ; id., « Le réseau de confraternité », carte 3, p. 163 ; id., « Fécamp pendant la période ducale », p. 69, fig. 11. 58 S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 258-259, carte 8 ; id., « Le réseau de confraternité », carte 4, p. 169 ; id., « Fécamp pendant la période ducale », p. 72, fig. 12. 59 S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 260-262, carte 9 ; id., « Le réseau de confraternité », carte 4, p. 169 ; id., « Fécamp pendant la période ducale », p. 72, fig. 12. 60 Les réseaux de confraternité de ces seize établissements ont déjà été présentés sous forme de tableaux : S. Lecouteux, op. cit., t. II, annexe 6, p. 71-103 (tableaux 1-16). 61 Ibid., t. I, p. 90, n. 3.
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réseaux de confraternité reconstitués à partir de quarante-et-une listes de confra ternités retrouvées62. Grâce à une documentation plus riche, il a toutefois été possible de suivre plus en détail l’évolution des réseaux de confraternité de sept de ces monastères sur l’ensemble du Moyen Âge : Sainte-Trinité de Fécamp, Saint-Germain-des-Prés, Saint-Bénigne de Dijon, le Mont Saint-Michel, Saint-Pierre de Jumièges, SaintSauveur d’Anchin et Sainte-Rictrude de Marchiennes63.
Présentation de résultats obtenus Le choix de quelques exemples représentatifs me servira à montrer comment les chercheurs et les historiens, en introduisant la notion de réseau de confrater nité dans leurs travaux, peuvent espérer améliorer l’analyse, la compréhension et la valorisation des sources qu’ils ont utilisées et des résultats qu’ils ont obtenus. Cette notion pourra en effet leur servir à mettre en lumière l’existence d’échanges intellectuels, techniques et matériels jusqu’alors inconnus, invisibles ou insoup çonnés entre des établissements religieux64. Exemple 1 : la circulation des moines au sein des réseaux de confraternité
Lors de mon enquête sur l’abbaye de la Trinité de Fécamp, je me suis inté ressé aux transferts de moines entre ce monastère et les autres communautés
62 Ces quarante-et-une listes de confraternités et ces vingt-quatre réseaux confraternels ont été étudiés en détail dans l’article « Les ordres religieux et les réseaux monastiques, des structures aux parois étanches ou aux frontières poreuses ? », in Fluid Boundaries. Challenging Categories of the Monastic Life 400-1400, G. Blennemann, M. Long, S.Vanderputten (éd.), Culture et société médiévales, Turnhout, Brepols, à paraître en 2023. 63 Ibid., t. I, p. 103-122 (tableaux 18-21, cartes 1-4) ; id, « Le réseau de confraternité », p. 159-185 ; J.-P. Gerzaguet, « Le nécrologe et le coutumier de l’abbaye d’Anchin : présenta tion de deux sources inédites », in Moines et moniales face à la mort : actes du colloque de Lille, 2, 3 et 4 octobre 1992, Histoire médiévale et archéologie, 6, Paris/Lille : [s. n.], 1993, p. 165-181 ; id., « Les confraternités de l’abbaye de Marchiennes au Moyen Âge (xiie-xve siècle) », Revue bénédictine, 110 (2000), p. 301-354. 64 Présentations sommaires dans S. Lecouteux, « Les moines et leurs livres au Moyen Âge. Échanges spirituels, intellectuels, culturels et artistique dans l’espace anglo-normand (xe-xiie siècle) » in C. Denoël et F. Siri (éd.), France et Angleterre : manuscrits médiévaux entre 700 et 1200, Bibliologia, 57, Turnhout, Brepols, 2020, p. 109-152 ; id., « Les réseaux de confraternité : une clef pour la compréhension de la mobilité monastique et l’analyse des échanges entre communautés religieuses », Carnets hypotheses du projet ANR Colémon, Site web, janvier 2020 https://colemon.hypotheses.org/565 [Consulté le 18 octobre 2020].
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religieuses65. En plaçant sur une carte l’ensemble de ces déplacements, nous obtenons un nuage de points bleus a priori difficile à interpréter (carte 1). Ces transferts de moines concernent vingt-huit monastères en plus de l’ab baye de la Trinité de Fécamp. Nous observons une forte concentration d’éta blissements géographiquement proches de ce dernier monastère. La moitié de ces abbayes est ainsi située dans la province ecclésiastique de Rouen et ses marges, principalement dans les diocèses de Rouen, Évreux, Lisieux, Bayeux et Avranches66. Apparaissent ensuite des monastères dispersés entre l’Île-de-France (Saint-Arnoul de Crépy-en-Valois et Saint-Faron de Meaux), la Flandre (SainteBerthe de Blangy), la Lorraine (Saint-Arnoul de Metz et Saint-Gorgon de Gorze), la Bourgogne (Saint-Bénigne de Dijon et Cluny), l’Angleterre (Westminster, Nor wich, Glastonbury, Malmesbury, Ramsey et Peterborough) et l’Italie du Nord (Fruttuaria). Présentée seule, l’interprétation de cette carte reste délicate, et le lec teur pourrait avoir le sentiment d’être en présence d’un nuage de points dispersés au hasard autour de Fécamp. Si nous introduisons la notion de réseau de confraternité, en plaçant ces monastères sur la carte du réseau confraternel fécampois (carte 2), ce nuage de points bleus prend alors tout son sens. Cette nouvelle approche permet en effet d’observer que dans 85% des cas (24 cas sur 28), ces transferts de moines se sont produits au sein du réseau de confraternité de l’abbaye de la Trinité de Fécamp. Seuls trois monastères anglais (Malmesbury, Ramsey et Peterborough) et un monastère normand (Ivry) semblent échapper à ce phénomène. Pour expliquer ces cas particuliers, deux hypothèses sont envisageables : − soit ces transferts de moines ont été réalisés hors réseau de confraternité67 ; − soit ces quatre établissements ont bien fait partie du réseau de confraternité de l’abbaye de la Trinité de Fécamp, mais n’ont pas encore été identifiés (ou confirmés) comme tel à ce jour68.
65 S. Lecouteux, op. cit., t. I, part. 1, p. 60-121. Voir aussi : id., « Deux fragments d’un nécro loge », p. 23-24. 66 Ces abbayes sont Montivilliers, Saint-Wandrille, Jumièges, Saint-Ouen de Rouen, la Trinité-duMont, Saint-Pierre de Préaux, Notre-Dame de Bernay, Saint-Taurin d’Évreux, Saint-Pierre de Castillon (Conches), Saint-Martin de Troarn, Saint-Étienne de Caen, Notre-Dame et SaintPierre d’Ivry, le Mont Saint-Michel et Saint-Germer-de-Fly. 67 Les moines étant passés de Fécamp à ces trois monastères anglais n’ont fait que transiter à Malmesbury et Ramsey, ce qui pourrait avoir empêché la mise en place d’une association spirituelle durable : le moine Turold a été abbé de Malmesbury (1067-1070) avant d’être transféré à Peterborough (1070-1098) ; le prieur de Fécamp Herbert de Losinga a été abbé de Ramsey (1087-1091) avant d’accéder au siège épiscopal de Thetford/Norwich (1091-1119). Cf. S. Lecouteux., op. cit., t. I, p. 100. 68 Précisons que lors du colloque de Toronto, organisé en 2016, seuls quarante-neuf établisse ments religieux sur les soixante-huit attestés comme encore associés à Fécamp en 1386 étaient identifiés (ibid., tableaux 5b et 5c, p. 243-244 ; id., « Deux fragments d’un nécrologe », p. 45-46 [tableaux 6a et 6b]). Ces quatre établissements pouvaient donc faire partie des dix-neuf établis sements restant à identifier : nous les avions d’ailleurs placés pour cette raison parmi « les
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Pour valider l’une ou l’autre de ces hypothèses, il faudrait mener une enquête approfondie sur la documentation de chacun de ces établissements, ce qui n’a pas été possible à ce jour. Les résultats obtenus montrent que la circulation des moines a été importante, et même parfois intense, entre les abbayes les plus étroitement associées69. Parmi les pistes intéressantes à approfondir, il serait pertinent de consulter la documen tation conservée pour les abbayes spirituellement proches de Fécamp mais avec lesquelles aucun transfert de moines n’a pour l’heure été détecté70. Avant les évolutions technologiques majeures obtenues à l’époque moderne dans les domaines des transports et des moyens de communication, aucun échange n’était possible sans la circulation des hommes. Les déplacements des moines au sein des réseaux de confraternité ont donc facilité les transferts intellec tuels, techniques et matériels entre les communautés religieuses associées, comme le montrent les exemples qui suivent. Exemple 2 : la circulation des livres et des textes au sein des réseaux de confraternité
La circulation des moines au sein des réseaux de confraternité a favorisé la circulation des livres (manuscrits) et des textes (œuvres antiques et médiévales tant religieuses que profanes) au sein de ces réseaux71. Si l’on place sur une carte (en bleu) les établissements possédant des manuscrits et des œuvres liés à ceux présents dans la bibliothèque de Fécamp (même traditions textuelles), on s’aper çoit que la transmission de ce patrimoine écrit s’est faite de manière préférentielle entre Fécamp et les membres de son réseau de confraternité (carte 3). Ces échanges bidirectionnels furent cependant beaucoup plus fréquents entre Fécamp et les monastères lui étant étroitement associés à l’époque de l’apogée de l’activité de son scriptorium (xie-xiie siècles) : Saint-Bénigne de Dijon, le
communautés très probablement associées à Fécamp » (id., op. cit., t. I, p. 209). La redécouverte récente d’une copie tardive de la liste de confraternités de 1386 permet d’identifier soixante des soixante-huit communautés religieuses associées à la Trinité de Fécamp à cette date. Les trois abbayes anglaises n’y figurent pas, mais il convient de préciser que peu de monastères anglais, pourtant étroitement associés à Fécamp au xiie siècle, l’étaient encore en 1380, en pleine Guerre de Cent ans : seuls Westminster et Norwich apparaissent encore. Glastonbury, Reading, Winchester, Saint-Pancrace de Lewes et Tewkesbury avaient déjà disparu. Précisons néanmoins que l’abbaye d’Ivry n’apparaît pas non plus dans cette liste. 69 Ibid., part. 1, p. 60-121, tableaux 5b et 5c, p. 243-244 ; id., « Deux fragments d’un nécro loge », p. 3-4, p. 23-24, p. 45-46 (tableaux 6a et 6b) ; id., « Les moines et leurs livres », p. 129. 70 Les cas de Saint-Bertin, Saint-Pancrace de Lewes, Notre-Dame de Reading, Saint-Germain-desPrés et Le Bec sont sans doute les plus prometteurs du point de vue des découvertes. Une enquête exhaustive sur l’ensemble des abbayes apparaissant en rouge sur la carte 2 serait malgré tout souhaitable. 71 Id., op. cit., t. I, p. 353-630 (surtout p. 483-630), p. 665-674 (voir aussi les tableaux 5b et 5c, p. 243-244) ; id., « Les moines et leurs livres », p. 129.
une manière efficace d’appréhender les échanges
Mont Saint-Michel, Jumièges, Saint-Wandrille, Saint-Germer-de-Fly, Cluny, SaintArnoul de Metz et la Trinité de Norwich72. Les réseaux de confraternité ont donc directement contribué à la formation et à l’enrichissement des bibliothèques anciennes, notamment monastiques73. Au-delà de cette vue d’ensemble, il est intéressant de s’attarder sur la présentation de cas plus concrets. Exemple 3 : la transmission des œuvres de l’abbé Jean de Fécamp
Selon André Wilmart, le second abbé de Fécamp, Jean de Ravenne (1028-1078), fut le « plus remarquable auteur spirituel du Moyen Âge avant saint Bernard74 ». Les travaux de Jean Leclercq, Jean-Paul Bonne et Lauren Mancia ont depuis confirmé la place spéciale occupée par Jean de Fécamp en tant que maître de la spiritualité médiévale75. Lucien Musset avait de son côté souligné les remarquables qualités d’administrateur et de gestionnaire de cet abbé, ainsi que son rôle dans la reconquête monastique de la province ecclésiastique de Rouen76. Ses qualités et ses fonctions expliquent sans doute la place de choix qu’il a 72 Pour les monastères étroitement associés, mais où la circulation des textes est plus complexe à mettre en évidence (tels que Notre-Dame de Bernay, Saint-Gorgon de Gorze, Saint-Taurin d’Évreux, Saint-Étienne de Caen, Saint-Ouen de Rouen, Saint-Pierre de Préaux, Saint-Martin de Troarn, Saint-Pancrace de Lewes, Westminster, Reading, Saint-Faron de Meaux, SaintGermain-des-Prés), il faut tenir compte de l’état de conservation très médiocre de la documen tation, ibid., t. I, p. 628-632. 73 Cette circulation de manuscrits s’observe surtout avant le xiiie siècle, à l’époque de la grande activité des scriptoria monastiques et avant l’essor des centres intellectuels urbains (collèges et universités, auprès desquels se développent des ateliers de copie). 74 A. Wilmart, Auteurs spirituels et textes dévots du Moyen Âge latin, Études d’Histoire littéraire, Paris, Bloud et Gay, 1932, p. 127. Voir aussi id., « Deux préfaces spirituelles de Jean de Fé camp », Revue d’ascétique et de mystique, 18 (1937), p. 3-44. 75 J. Leclercq et J.-P. Bonnes, « Une lamentation inédite de Jean de Fécamp », Revue Bénédic tine, 54 (1942), p. 41-60 ; id., Un maître de la vie spirituelle au xie siècle : Jean de Fécamp, Paris, J. Vrin, 1946 ; J. Leclercq, « Écrits spirituels de l’école de Jean de Fécamp », Studia anselmiana, 20 (1948), p. 90-114 ; id., « Prières d’apologie dans un sacramentaire du MontSaint-Michel : Jean de Fécamp au Mont-Saint-Michel », in Millénaire monastique du Mont-SaintMichel, vol. 2 : Vie montoise et rayonnement intellectuel, R. Foreville (éd.), Paris, P. Lethielleux, 1967, p. 357-361 ; id., « Jean de Fécamp († 1078), un écrivain très lu et peu connu », Annales du patrimoine de Fécamp, 2 (1995), p. 26-33 ; L. E. Mancia, Affective Devotion and Emotional Reform in the Eleventh-Century Monastery of John of Fécamp, thèse de doctorat, Université de Yale, New Haven, Yale, 2013 ; L. E. Mancia, Emotional Monasticism : Affective Piety in Eleventh-Century Monastery of John of Fécamp, Manchester, U.K., Manchester University Press, 2019. 76 L. Musset, « La vie économique de l’abbaye de Fécamp sous l’abbatiat de Jean de Ravenne (1028-1078) », in L’abbaye bénédictine de Fécamp : Ouvrage scientifique du xiiie centenaire, 658-1958, vol. 1, Fécamp, Durand et fils, 1959-1961, p. 67-79, p. 345-349 ; id., « La contribu tion de Fécamp à la reconquête monastique de la Basse-Normandie », in L’abbaye bénédictine de Fécamp : Ouvrage scientifique du xiiie centenaire, 658-1958, vol. 1, Fécamp, Durand et fils, 1959-1961, p. 57-66, p. 341-343.
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occupée auprès des élites de son temps : il fut le conseiller des ducs de Normandie Robert le Magnifique (1027-1035) et Guillaume le Conquérant (1035-1087), ainsi que le légat pontifical du pape Léon IX (1049-1054)77. Si on place sur une même carte les lieux de provenance des plus anciens et meilleurs témoins de ses œuvres, datant du xie siècle, on observe une grande dispersion des manuscrits entre la Normandie, la Lorraine, la Bourgogne et le nord de l’Italie (carte 4). Une telle dispersion semble au premier abord difficile à expliquer. Mais si l’on place ces mêmes témoins sur la carte du réseau de confraternité de Fécamp, on s’aperçoit que les œuvres de l’abbé Jean ont été diffusées, au cours du xie siècle, exclusivement au sein de ce réseau (carte 5)78. Cet exemple confirme l’importance de la connaissance des associations spirituelles pour la compréhension de la transmission des textes et des manuscrits. Exemple 4 : la transmission de textes liturgiques en contexte de fondation, de restauration et de réforme monastiques
Le premier abbé de Fécamp, Guillaume de Volpiano (1001-1028), fut, avec saint Maïeul et Odilon de Cluny, l’un des grands abbés réformateurs des envi rons de l’an mil. Abbé de Saint-Bénigne de Dijon (990-1031) et adepte du multi-abbatiat, Guillaume a fondé, restauré et réformé de nombreux monastères en Bourgogne, en Lorraine, en Italie du Nord, en Île-de-France et en Normandie, comme l’ont montré les travaux de Neithard Bulst, de Véronique Gazeau ou encore d’Isabelle Rosé79. Si l’on place sur une même carte l’ensemble des manuscrits liturgiques conser vés liés à la mise en place de ses réformes, on constate une diffusion jusqu’en Bretagne et en Angleterre, donc bien au-delà des régions personnellement réfor mées par Guillaume de Volpiano (carte 6)80.
77 V. Gazeau, op. cit., t. I, p. 275-299, t. II, p. 107 ; M. Bloche, Le chartrier de l’abbaye de la Trinité de Fécamp : étude et édition critique, 928-1190, Paris, 2012, p. 23. Sur tout ceci : S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 426-427 ; id., « Fécamp pendant la période ducale », p. 60-67. 78 S. Lecouteux, « Les moines et leurs livres », p. 130. 79 N. Bulst, op. cit. ; V. Gazeau, « Guillaume de Volpiano en Normandie : état des ques tions », Sources écrites des mondes normands médiévaux 2 (2002), p. 35-46. https://journals.ope nedition.org/tabularia/1756 [consulté le 14 octobre 2021] ; I. Rosé, « Circulation abbatiale et pouvoir monastique de l’époque carolingienne au premier âge féodal (ixe-xie siècle) », in Des sociétés en mouvement : migrations et mobilité au Moyen Âge, 40e congrès de la SHMESP, Nice, 4-7 juin 2009, Histoire ancienne et médiévale, 104, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 251-266. 80 D. Chadd, « The Medieval Customary of the Cathedral Priory », in I. Atherton (éd.) et al., Norwich Cathedral, Church, City and Diocese, 1096-1996, Londres ; Rio Grande, Hambledon Press, 1996, p. 314-324 ; id. (éd.), The Ordinal of the Abbey of the Holy Trinity Fécamp (Fé camp, Musée de la Bénédictine MS 186), Henry Bradshaw Society, 111-112, 2 vols, Londres, Woodbridge, Rochester, The Boydell Press, 1999-2002 ; H. Tardif, « La liturgie de la messe
une manière efficace d’appréhender les échanges
Pour expliquer ce phénomène, il convient une fois encore de tenir compte des réseaux de confraternité, à commencer par celui de Fécamp, mais aussi ceux de Saint-Bénigne de Dijon, de Jumièges, du Mont Saint-Michel et de Saint-Pierre de Gloucester (carte 7). Formé en Italie à Verceil, Pavie et Lucedio avant de rejoindre Cluny sous saint Maïeul, Guillaume de Volpiano, devenu abbé de Saint-Bénigne de Dijon en 990, a introduit dans ce monastère les coutumes clunisiennes qu’il a adaptées à l’usage du lieu. Il a également réformé le cursus liturgique de Saint-Bénigne. Les coutumes dijonnaises ont ensuite été transmises depuis Saint-Bénigne de Dijon vers plusieurs autres abbayes réformées par Guillaume : Saint-Èvre de Toul à partir de 996, la Trinité de Fécamp à partir de 1001, Fruttuaria à partir de 1003, Notre-Dame de Bernay à partir de 1025 et Saint-Germain-des-Prés à partir de 1026. Il a également transmis toute ou partie du cursus liturgique dijonnais dans les établissements touchés soit directement, soit indirectement par ses réformes. Des traces de ce cursus sont en effet perceptibles – principalement dans les pièces chantées de la messe et de l’office – dans la plupart des autres établissements réformés par Guillaume de Volpiano, ses disciples et ses collaborateurs81. Son disciple Thierry, ancien moine et prieur de Fécamp, a dirigé les abbayes de Jumièges (v. 1017-1027) et du Mont Saint-Michel (1023-1027) en tant qu’abbé, ainsi que de Bernay (1025-1027) en tant que custos : les coutumes et le cursus liturgique de Fécamp ont été adaptés par ses soins à l’usage de ces trois établisse ments. Ces réformes avaient néanmoins sans doute été préparées et introduites
au Mont-Saint-Michel aux xie, xiie et xiiie siècles », in Millénaire monastique du Mont-SaintMichel, vol. 1 : Histoire et vie monastique, J. Laporte (éd.), Paris, P. Lethielleux, 1967 ; réimpr. 1993, p. 353-337 ; R. Le Roux, « Guillaume de Volpiano, son cursus liturgique au Mont Saint Michel et dans les abbayes normandes », in Millénaire monastique du Mont-Saint-Michel, vol. 1 : Histoire et vie monastique, J. Laporte (éd.), Paris, P. Lethielleux, 1967 ; réimpr. 1993, p. 353-337 ; R.-J. Hesbert, Corpus antiphonalium officii, Rome, Herder, 1963-1979, t. V, p. 5-18, p. 407-444 ; M. Huglo, « Le tonaire de Saint-Bénigne de Dijon », Annales musicologiques, 4 (1956), p. 7-18 ; id., Les Tonaires : inventaire, analyse, comparaison, Paris, Heugel, 1971 ; M. Robert, « Le graduel du Mont-Saint-Michel », in Millénaire monastique du Mont-SaintMichel, vol. 1 : Histoire et vie monastique, J. Laporte (éd.), Paris, P. Lethielleux, 1967 ; réimpr. 1993, p. 379-382 ; D. Dolan, Le drame liturgique de Pâques en Normandie et en Angleterre au Moyen Âge, Paris, Presses universitaires de France, 1975. Pour l’analyse des documents et la démonstration : S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 484-501. 81 Six abbayes peuvent être considérées comme les fers de lance de ses réformes en Bourgogne (Saint-Bénigne de Dijon), en Normandie (Sainte-Trinité de Fécamp), en Lorraine (SaintArnoul de Metz et Saint-Èvre de Toul), en Île-de-France (Saint-Germain-des-Prés) et en Italie du Nord (Fruttuaria). Les influences liturgiques dijonaises reçues dans ces six établissements se sont ensuite diffusées localement en Bourgogne, en Normandie, en Lorraine et en Île-de-France depuis chacun de ces établissements, via le réseau spirituel volpianien. Cf. id., « Les moines et leurs livres », p. 119-120.
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dès les années 1010 par ses prédécesseurs à Jumièges et au Mont Saint-Michel, car tous deux furent de très proches collaborateurs de Guillaume de Volpiano82. C’est aussi vers cette époque qu’il convient de placer les réformes des abbayes bretonnes de Saint-Jacut[-de-la-Mer] et de Saint-Méen [de Gaël] par l’abbé Hin guerten, lequel fut sans doute moine au Mont Saint-Michel sous l’abbé Hildebert dans les années 101083. Le cursus liturgique de Fécamp a aussi été introduit par l’abbé Jean de Ravenne, disciple de Guillaume de Volpiano, à Saint-Taurin d’Évreux, dépendance de Fécamp à partir de 1035, ainsi qu’à Saint-Pierre de Castillon (Conches) et à Saint-Martin de Troarn par l’intermédiaire du moine de Fécamp Gilbert, lui-même disciple de Jean. Saint-Évroult a été réformée par le moine de Jumièges Thierry de Mathonville (1050-1057) et c’est à lui que le monastère doit l’introduction du cursus liturgique de Jumièges, hérité de celui de Fécamp et de Saint-Bénigne de Dijon84. Il reste à présenter le cas des établissements anglais, réformés depuis la Nor mandie suite à la conquête de 1066. L’abbaye d’Abingdon a successivement reçu comme abbés plusieurs moines de Jumièges : Adelelm (1071-1083), Renault (1084-1097) et Vincent (1121-1130) ; l’un d’entre eux, vraisemblablement le premier, a introduit à Abingdon le cursus liturgique de Jumièges hérité de Fé camp et de Dijon. Saint-Pierre de Gloucester a été réformée par l’abbé Serlon (1072-1104), un ancien moine du Mont Saint-Michel ayant introduit la liturgie montoise dans son nouveau monastère. Le moine de Fécamp et abbé de NotreDame de Bernay, Vital, a été placé sur le siège abbatial de Westminster par Guillaume le Conquérant en 1076. Disciple de Jean de Ravenne, l’abbé Vital de Westminster (1076-1085) a en effet introduit le cursus liturgique de Fécamp hérité de Dijon dans son nouveau monastère. Saint-Pierre de Winchcombe a été réformée par l’abbé Girmund (1095-1122), un moine de Saint-Pierre de Glouces ter, disciple de Serlon. L’introduction du cursus liturgique dijonais à Evesham s’est faite par l’intermédiaire de l’abbé Renault Foliot (1130-1149), un ancien moine de Saint-Pierre de Gloucester85.
82 Les abbés Hildebert du Mont Saint-Michel (1009-v. 1017) et Robert Ospac de Jumièges (v. 1000 ?-v. 1015/7) étaient en effet des proches de Guillaume de Volpiano et du réseau spirituel volpianien : ils interviennent tous les trois au Mont Saint-Michel en 1015 et ils sont commémo rés dans les nécrologes de plusieurs communautés religieuses appartenant à ce réseau : ibid., t. II, p. 13 et 27 ; id., « Les moines et leurs livres », p. 120 n. 46 et 47). 83 Voir à ce sujet la contribution de K. Keats-Rohan, « Pretiosa est in conspectu Domini mors sanctorum eius : the Chapter Book necrologies of Mont Saint-Michel, Avranches, Bib. pat., ms. 214 », in Autour de la Bibliothèque virtuelle du Mont Saint-Michel. État des recherches sur l’ancienne bibliothèque monastique. Actes du colloque international Avranches-Mont Saint-Michel, 5-7 septembre 2018, M. Bisson et S. Lecouteux (éd.), Tabularia, 2022, p. 27-29. 84 Pour les abbés normands, voir : V. Gazeau, op. cit., t. II, p. 67-68, p. 273-275, p. 371-374. 85 D. Knowles, C. N. L. Brooke et V. C. M. London, The Heads of Religious Houses : England and Wales, i, 940-1216, Cambridge, University Press, 2001, p. 24-25, 47, 52, 53, 76, 79 ; V. Ga zeau, op. cit., t. II, p. 32-33.
une manière efficace d’appréhender les échanges
En introduisant la notion de réseau de confraternité, il est ainsi possible de suivre pas à pas, pendant plus d’un siècle et demi (de la fin du xe au milieu du xiie siècle), la diffusion et la réception du corpus liturgique dijonnais par le jeu des relations entre maîtres et élèves et par celui des transferts de moines d’un établissement à un autre. Il devient dès lors possible de mettre en lumière les monastères ayant joué un rôle de relais dans les réformes (ici Saint-Bénigne de Dijon, la Trinité de Fécamp, Saint-Pierre de Jumièges, le Mont Saint-Michel et Saint-Pierre de Gloucester), et d’identifier les abbés réformateurs responsables de ces transmissions textuelles. Ces résultats renouvellent notre compréhension de la transmission du patrimoine écrit, en identifiant pourquoi, comment et par qui les textes ont été transmis. En prolongeant et en approfondissant cette enquête, il a été possible de reconstituer la façon dont trois mouvements réformateurs très influant, venus de Saint-Benoît-sur-Loire (Fleury) et de Saint-Père de Chartres dans la seconde moitié du xe siècle, de Saint-Bénigne de Dijon au début du xie siècle et de Notre-Dame du Bec au milieu du xie siècle ont profondément touché les communautés religieuses normandes lors de la reconquête monastique des années 960-1066, avant de se propager jusqu’en Angleterre après la conquête de 106686. Prendre en compte les réseaux de confraternité permet ainsi de dépasser les représentations traditionnelles qu’offrent les stemmata des éditions critiques, surtout lorsque les originaux et leurs copies anciennes sont perdus87. Il s’agit d’ailleurs d’un outil facilitant la compréhension de ces stemmata, souvent impar faits88. C’est aussi un moyen efficace de substitution aux stemmata lorsque ces derniers deviennent trop complexes ou impossibles à reconstituer. Les exemples de l’influence des réseaux de confraternité sur la transmission des livres et des textes pourraient être multipliés. J’en retiendrai seulement un dernier, qui me permettra d’illustrer le rôle des réseaux de confraternité comme passerelle pour la transmission de textes entre régions et entre réseaux monastiques (congrégations et ordres religieux).
86 S. Lecouteux, « Les moines et leurs livres », p. 109-129. Voir aussi S. Lecouteux, « Les réseaux de confraternité : une clef pour la compréhension de la mobilité monastique et l’analyse des échanges entre communautés religieuses », Carnets hypotheses du projet ANR Colémon, janvier 2020 https://colemon.hypotheses.org/565 [Consulté le 18 octobre 2020]. 87 Rares sont les manuscrits liturgiques anciens à avoir survécu. D’usage quotidien, ces livres, soumis plus que d’autres à l’usure, ont souvent été recopiés en les adaptant aux évolutions des styles d’écriture et de mises en page qui affectèrent les livres au Moyen Âge. Nous conservons le plus souvent des témoins tardifs, derniers maillons d’une chaîne de copies dérivant d’un archétype introduit lors de la réforme de l’établissement. 88 Les stemmata peuvent difficilement rendre compte des copies intermédiaires perdues.
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Exemple 5 : la transmission des grandes collections hagiographiques per circulum anni
Le grand légendier de Bourgogne (légendier de type bourguignon-franccomtois) a été élaboré en plusieurs phases successives par les moines des abbayes de Saint-Bénigne de Dijon (monastère bénédictin), de Cîteaux et de Clairvaux (abbayes cisterciennes) au cours du xiie siècle, à une époque où des liens étroits sont perceptibles entre ces trois communautés voisines : les premiers essais ont été produits sous les priorats et les abbatiats de Jarenton de Saint-Bénigne (1077-1113), Étienne [Harding] de Cîteaux (1099-1134) et Bernard de Clairvaux (1115-1153), comme le révèlent d’une part l’analyse de la tradition textuelle, d’autre part le style de la décoration alors en usage dans ces différents monas tères89. La forme primitive, présente à Saint-Bénigne avant qu’elle n’évolue en ce lieu, a été remaniée et enrichie à Cîteaux et à Clairvaux. C’est vraisemblablement dans ce dernier monastère que cette version remaniée a finalement abouti à la constitution du Liber de natalitiis, collection hagiographique stabilisée vers le dernier tiers du xiie siècle, puis largement diffusée dans les milieux cisterciens du bassin de la Seine, tant par le jeu des filiations directes que par celui de la proximité géographique. Ce dossier complexe a fait l’objet de plusieurs études approfondies de la part de spécialistes des manuscrits hagiographiques latins, tels qu’Henri Rochais, François Dolbeau et Cécile Lanéry 90. Du fait des nombreuses lacunes dont souffre la documentation hagiographique correspondante ainsi que des formes sélectives de plusieurs légendiers conservés, cette collection de textes est cependant encore loin d’avoir livré tous ses secrets, et ce malgré les gros efforts déjà consentis par les érudits. Les chercheurs se sont surtout concentrés sur l’origine de la formation du Liber de natalitiis cistercien, le contexte ne permettant que rarement d’étudier les collections hagiographiques antérieures à la confection de son modèle, le grand légendier de Bourgogne. Les sources ayant permis l’élaboration de ce légendier bourguignon-franc-comtois demeurent en effet difficiles à identifier et à exploiter. François Dolbeau semble être le seul chercheur à avoir tenté d’éclairer et de débrouiller la tradition dans son ensemble, depuis la genèse des plus anciennes collections hagiographiques per circulum anni, dans un article de synthèse paru en 197691. La genèse du premier volume du Liber de natalitiis, correspondant au mois de janvier, constitue un champ d’étude aussi passionnant qu’ardu. François
89 Présentation du dossier : S. Lecouteux, op. cit., t. II, annexe 6, p. 137-146. 90 H. Rochais, Un Légendier cistercien de la fin du xiie siècle : le Liber de natalitiis et de quelques légendiers des xiie et xiiie siècles, Rochefort, Abbaye Notre-Dame de Saint-Remy, 1975 ; F. Dol beau, « Notes sur la genèse et sur la diffusion du Liber de natalitiis », Revue d’histoire des textes, 6 (1976), p. 143-195 ; id., « Le légendier d’Alcobaça : histoire et analyse », Analecta bollandiana, 102 (1984), p. 263-296 ; C. Lanéry, « Nouvelles recherches sur le légendier de Clairvaux », Analecta Bollandiana, 131 (2013), p. 60-133. 91 F. Dolbeau, « Notes sur la genèse ».
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Dolbeau a montré que cette partie dérivait d’une collection hagiographique éla borée au cours du xie siècle entre Loire et Seine, qu’il qualifie de type angevinmanceau. Les résultats qu’il a obtenus, présentés il y a quarante ans, n’ont guère bénéficié de progrès décisifs depuis cette époque. Si les réseaux monastiques et les ordres religieux ont déjà été pris en compte dans ce dossier (le Liber de natalitiis étant propre à l’ordre cistercien), tel n’est pas le cas des réseaux de confraternité. L’introduction de cette notion permet d’observer plusieurs phénomènes très intéressants (carte 8)92. On constate tout d’abord qu’avant sa transmission en Bourgogne, la collection hagiographique de type angevin-manceau (carte 8, symbole ◼) a été élaborée puis s’est enrichie au cours du xie siècle exclusivement au sein d’un groupe de monastères appartenant tous au réseau de confraternité de l’abbaye du Mont Saint-Michel (diffusion matérialisée en rouge sur la carte) : Saint-Serge d’Angers, Saint-Pierre-de-la-Couture du Mans et Saint-Melaine de Rennes93. C’est d’ailleurs l’association spirituelle unissant les abbayes du Mont Saint-Michel et de SaintBénigne de Dijon qui explique vraisemblablement la transmission de cette collec tion hagiographique de la Normandie à la Bourgogne vers 109694, avant que nous la retrouvions à Saint-Pierre de Préaux dans la première moitié du xiie siècle. Ces deux abbayes – le Mont Saint-Michel et Saint-Bénigne de Dijon, peut-être via le prieuré Saint-Vigor de Bayeux, dont le moine montois Robert de Tombelaine fut un temps le prieur – ont donc joué un rôle de passerelle entre ces deux régions éloignées. On observe ensuite que la collection hagiographique de type bourguignonfranc-comtois (carte 8, symbole □) a été diffusée (en bleu sur la carte), d’une part
92 Cette carte en noir et blanc reprend (avec une adaptation mineure pour la Normandie) celle de François Dolbeau. Les résultats obtenus en introduisant les notions de réseau monastique et de confraternité ont été ajoutés en couleur. 93 Voir le tableau et la carte représentant l’évolution du réseau de confraternité de l’abbaye du Mont Saint-Michel de la fin du xe au xve siècle : S. Lecouteux, op. cit., t. II, annexe 6, p. 113-116. Il est possible que d’autres abbayes de cet espace, elles aussi étroitement liées au Mont Saint-Michel, telles que Saint-Vincent du Mans et Évron, aient elles aussi joué un rôle dans l’enrichissement et la diffusion de la collection hagiographique de type angevin-manceau. Faute de sources conservées, la part tenue par Saint-Étienne de Caen reste impossible à évaluer. 94 La transmission a en effet pu être réalisée à l’occasion de la venue de l’abbé Jarenton de Saint-Bénigne de Dijon en Normandie en 1096. Nous savons que l’abbé et sa suite (dont faisait partie le moine-historien Hugues de Flavigny) sont passés par Caen et par Bayeux. Nous ignorons en revanche s’ils sont aussi passés par le Mont. Ces déplacements furent notamment l’occasion d’un échange de dépendances entre les abbayes Saint-Étienne de Caen et Saint-Bénigne de Dijon (Caen, AD Calvados, H 1847 et Bayeux, BM, Titres scellés no 9), ainsi que du rattachement du prieuré de Saint-Vigor de Bayeux à l’abbaye Saint-Bénigne de Dijon (don de l’évêque Odon de Bayeux, demi-frère de Guillaume le Conquérant, avant son départ pour la Terre Sainte à l’occasion de la Première Croisade : Dijon, AD Côte-d’Or, 1 H 1747). Cf. Artem no 2346, 835 et 836 et 2344 ; V. Gazeau, op. cit., t. II, p. 45-46 ; S. Lecouteux, op. cit., t. II, annexe 6, p. 142-144.
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au sein du réseau de confraternité de l’abbaye Saint-Bénigne de Dijon95, d’autre part au sein de l’ordre cistercien, depuis Cîteaux96. Le rôle de passerelle entre les monastères bénédictins et cisterciens joué par l’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon transparaît très clairement : c’est par l’intermédiaire de ce monastère bénédictin que le grand légendier de Bourgogne a été introduit tant à Cîteaux qu’à Clairvaux autour de 113097. Ce double constat met en lumière l’influence importante exercée par SaintBénigne de Dijon comme centre culturel et spirituel des xie-xiie siècles, alors que ce rôle est souvent éclipsé du fait de la présence voisine écrasante des abbayes de Cluny, de Cîteaux et de Clairvaux ainsi que de l’influence considérable de l’ecclesia cluniacensis sous l’abbé Hugues de Saumur (1049-1109) puis de l’ordre cistercien sous les abbés Étienne [Harding] de Cîteaux (1109-1133) et Bernard de Clairvaux (1115-1153). On rappellera enfin que les grandes collections hagio graphiques dépendantes du Liber de natalitiis – c’est-à-dire le Liber de natalitiis proprement dit (carte 8, symbole △) et les types qui lui sont apparentés (carte 8, symbole ▲) – ont connu une diffusion dans le bassin de la Seine, mais exclusive ment dans le milieu cistercien (diffusions matérialisées en vert sur la carte). Les abbayes de Claivaux et de Pontigny ont joué un rôle important dans la diffusion primitive de ces textes au sein de cet ordre. La proximité géographique semble toutefois avoir prévalu sur les filiations pour la transmission des textes, même si ces deux facteurs ont été déterminants. Alors que les ordres religieux et des congrégations sont très souvent pris en compte par les chercheurs dans leurs travaux, cela n’est jamais le cas des réseaux de confraternité. L’introduction de cette notion permet pourtant d’observer des phénomènes de diffusion comparables à ceux attestés au sein des réseaux monas
95 Montiéramey fait partie du réseau de confraternité de Saint-Bénigne de Dijon du xie au xve siècle (cf. S. Lecouteux, op. cit., t. II, annexe 6, p. 109-110, tableau no 19, entrée no 31). 96 Cîteaux faisait sans doute partie du réseau de confraternité de Saint-Bénigne de Dijon dès le début du xiie siècle, tant la circulation des textes et les influences artistiques sont nombreuses dans le premier tiers de ce siècle entre ces deux établissements. Bien qu’il n’y ait pas eu d’inscription de moines de Cîteaux dans les nécrologes de Saint-Bénigne de Dijon, les deux listes des confraternités des xive (1344-1365) et xve siècles (1439-1441) confirment que les deux abbayes voisines étaient encore très liées à cette époque (cf. S. Lecouteux, op. cit., t. II, annexe 6, p. 109-110, tableau no 19, entrée no 71). La diffusion du légendier de Bourgogne dans les abbayes cisterciennes du Mont Sainte-Marie, d’Acey et de La Charité s’est faite depuis Cîteaux. 97 Les liens de Saint-Bénigne de Dijon et de Clairvaux sont forts dans la première moitié du xiie siècle, sans que cela n’ait pourtant laissé de traces mémorielles explicites dans la documentation confraternelle subsistante. Alice, la mère de saint Bernard, abbé de Clairvaux (1115-1153), était inhumée à Saint-Bénigne de Dijon, dans la crypte située sous la rotonde construite par Guillaume de Volpiano au début du xie siècle. Elle reposait à côté du corps de saint Bénigne, privilège rare, réservé aux seuls nobles bienfaiteurs insignes de l’établissement (Alice appartenait à une noble famille seigneuriale, implantée à Fontaine-lès-Dijon). Jarenton fit même représenter ses six fils sur son tombeau (Histoire littéraire de la France, t. IX, Paris, 1750, p. 531).
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tiques et des ordres religieux, mais pour des monastères indépendants. Elle offre ainsi la possibilité de mieux comprendre les circulations de textes et de manuscrits restées jusqu’à ce jour inexpliquées.
Perspectives de recherches et de découvertes Dans le cadre de mes recherches, j’ai surtout concentré mon attention sur la corrélation existant entre les réseaux de confraternité et l’histoire des biblio thèques afin de montrer que ce type de réseau avait favorisé la circulation des hommes, des livres et des textes. L’enquête a cependant révélé que, loin de se restreindre aux seules dimensions intellectuelles et culturelles, ces déplacements humains ont aussi été à l’origine de nombreux autres types d’échanges, et ce dans de multiples domaines. De ce point de vue, la lettre adressée vers 1001-1004 par le prieur R. de la Trinité de Fécamp au prieur Dominique de Saint-Bénigne de Dijon constitue un document rare et du plus haut intérêt98. Le prieur de Fécamp y informe son col lègue de Saint-Bénigne de Dijon que leur abbé commun, Guillaume de Volpiano, lui a ordonné de lui expédier au plus tôt diverses provisions : du poisson, de la cire (sans doute pour le luminaire) et divers autres produits rares en Bourgogne, mais malheureusement non précisés (il s’agit vraisemblablement de produits agricoles et d’usage courant). Cette grosse commande, qui l’a malheureusement prise au dépourvu, n’a pu être que partiellement honorée. Le prieur demande également que l’on se hâte à faire partir de Bourgogne les ouvriers chargés de venir achever les constructions commencées à Fécamp. Il termine en précisant que les livres empruntés à Saint-Bénigne de Dijon par les moines de Fécamp n’ont pu être restitués à leur monastère d’origine faute d’homme digne de confiance pour prendre en charge ce transport. Cette correspondance entre les prieurs de deux abbayes étroitement associées, pourtant éloignées (500 km séparent les deux établissements) fournit un témoi gnage exceptionnel d’échanges intellectuels (livres), techniques (ouvriers/bâtis seurs) et matériels (poissons, cire et autres produits consommables) pratiqués au sein d’un même réseau de confraternité99. Ce document ouvre de ce fait des perspectives de recherches à ce jour insoupçonnées. Il devrait inciter, par exemple, les archéologues, les historiens du bâti et les historiens de l’art à intégrer la notion
98 Document édité et traduit dans S. Lecouteux, « La lettre du prieur R. de la Trinité de Fécamp au prieur Dominique de Saint Bénigne de Dijon : un témoin d’échanges multiformes au sein des réseaux de confraternité », Revue bénédictine, 127/2 (2017), p. 347-363 (étude prolongeant S. Lecouteux, op. cit., t. I, pièce justificative VI, p. 283-266). 99 L’abbaye de Saint-Bénigne de Dijon est l’établissement avec lequel l’abbaye de la Trinité de Fécamp a entretenu tout au long du Moyen Âge l’association spirituelle la plus étroite (S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 215, 237-238, 242, 273-277 et t. II, annexe 6, p. 109-110, tableau no 19, entrée no 1).
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de réseau de confraternité en vue d’études comparatives. Passons donc en revue quelques domaines pour lesquels la prise en compte des réseaux de confraternité permet d’ores et déjà d’ouvrir de prometteuses perspectives de recherches en garantissant de passionnantes découvertes. L’archéologie du bâti
Il n’existe guère de vestiges en élévation de l’abbaye de la Trinité de Fécamp re montant au début du xie siècle100. Ce contexte interdit l’étude d’une éventuelle in fluence bourguignonne sur les bâtiments construits à cette époque par les ouvriers envoyés à Fécamp depuis Saint-Bénigne de Dijon101. En revanche, l’influence architecturale de l’abbatiale de Saint-Bénigne de Dijon sur l’abbaye normande de Notre-Dame de Bernay a depuis longtemps été signalée par les historiens du bâti et les historiens de l’art102. Ces deux établissements relèvent du réseau de confra ternité de Fécamp et eurent Guillaume de Volpiano comme abbé103. Fécamp fut réformée en 1001 par l’abbé de Saint-Bénigne de Dijon, qui prit la tête de cet établissement, et Notre-Dame de Bernay fut placée en 1025 sous la dépendance de l’abbaye de la Trinité de Fécamp et de son abbé. Il est donc vraisemblable que les ouvriers ayant travaillé à Notre-Dame de Bernay aient été envoyés de Saint-Bénigne de Dijon, tout comme ceux qui étaient intervenus quelques années plus tôt à la Trinité de Fécamp. D’un point de vue chronologique, on note que l’intervention des ouvriers bourguignons à Fécamp se situe au début des années 1000, que le grand chantier de l’abbatiale de Saint-Bénigne et de sa rotonde se
100 Ibid., t. I, p. 391-399. 101 Cf. la lettre du prieur R. de Fécamp dont il a été question dans la partie précédente. Dans le chapitre VIII de sa Vita domni Willelmi, Raoul Glaber fait allusion aux bâtiments claustraux et aux ateliers monastiques que Guillaume de Volpiano fit édifier à Fécamp (V. Gazeau et M. Goullet, Guillaume de Volpiano, un réformateur en son temps (962-1031) : Vita domni Willelmi de Raoul Glaber, Caen, Publications du CRAHM, 2008, p. 50-51). Dudon de SaintQuentin précise que l’église fondée par Richard I (942-996) était terminée avant la mort de celui-ci (S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 286, n. 6). 102 L. Grodecki, « Les débuts de la sculpture romane en Normandie : les chapiteaux de Ber nay », Bulletin monumental, 108 (1950), p. 33 ; J. Decaëns, « La datation de l’abbatiale de Ber nay. Quelques observations architecturales et résultats des fouilles récentes », Anglo-Norman Studies, 5 (1980), p. 97-120 ; M. Baylé (éd.), L’architecture normande au Moyen Âge. Actes du colloque de Cerisy-la-Salle (28 septembre-2 octobre 1994), Caen, Presses universitaires de Caen, 1997, t. II, p. 16 ; C. M. Malone, Saint-Bénigne et sa rotonde : archéologie d’une église bourgui gnonne de l’an mil, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2008, p. 100, 104, 198, 210, 216, 220. 103 Guillaume de Volpiano fut abbé de Saint-Bénigne de Dijon de 990 à 1031, abbé de la Trinité de Fécamp de 1001 à 1028 et abbé de Bernay de 1025 à 1028 (V. Gazeau, op. cit., t. II, p. 29-30, p. 101-105).
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place entre 1001 et 1018, et que le chantier de Bernay se situe vraisemblablement à sa suite, à une date qu’il convient de situer entre 1015 et 1030 environ104. Ces quelques observations montrent qu’une étude globale et sérielle menée sur les établissements relevant d’un même réseau de confraternité serait riche d’enseignement. Jean-Baptiste Vincent a récemment montré le grand intérêt d’une telle approche dans le cas des abbayes cisterciennes normandes. Tout porte à croire que les apports qu’il est parvenu à obtenir dans le cas d’un réseau monas tique (ici l’ordre cistercien) serait tout aussi profitable en s’intéressant au cas des établissements les plus étroitement associés d’un même réseau de confraternité105. Une enquête menée, par exemple, sur l’ensemble des établissements réformés par l’abbé Guillaume de Volpiano serait sans doute pertinente à entreprendre. La notion de réseau de confraternité, inconnue à ce jour dans les travaux des archéologues et des historiens de l’art, mérite assurément de retenir leur attention dans leurs futurs travaux. L’histoire des reliques et du patrimoine sacré
La circulation des reliques au sein des réseaux de confraternité est apparue en filigrane au cours de mon travail de doctorat106. Ainsi, le don d’une relique du Précieux-Sang par les moines de Fécamp à ceux du prieuré de la cathédrale de Norwich vers 1171 se place dans ce contexte : une association spirituelle étroite unissait en effet les deux établissements depuis l’abbatiat de Roger de Fécamp (1107-1139) et l’épiscopat d’Herbert de Losinga (1091-1119), ancien prieur de Fécamp (avant 1087)107. Mais ce cas emblématique est loin d’être une exception. Si l’on parcourt l’inventaire du trésor de l’abbaye de Fécamp dressé en 1684 par dom Guillaume Le Hule, on rencontre de nombreuses reliques vraisemblable ment acquises par ce monastère suite à la mise en place d’une confraternité de
104 S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 303. Une équipe d’historiens du bâti du Centre d’Études du Pa trimoine Architectural de l’Ouest (CEPAO), formée de Tanguy Béraud, Anastasiya ChevalierShmauhanets, Antoine Damsin et Ségolène Delamare, a réalisé, en mai 2022, un chantier d’étude dans l’abbatiale de Bernay et a été informée de l’existence de liens entre Saint-Bénigne de Dijon, la Sainte-Trinité de Fécamp et Notre-Dame de Bernay. 105 Jean-Baptiste Vincent a récemment accompli un travail remarquable sur les vingt-quatre ab bayes cisterciennes fondées en Normandie entre le xiie et le xive siècle : J.-B. Vincent, Les abbayes cisterciennes de Normandie (xiie-xive siècle) : conception, organisation et évolution, thèse de doctorat, Université de Rouen, 2014. 106 On trouve dans le calendrier liturgique de Fécamp de nombreux saints caractéristiques du sanctoral de leurs communautés associées : Bénigne et Apollinaire (Saint-Bénigne de Dijon) ; Philibert, Aycadre et Valentin ( Jumièges) ; Wandrille et Vulfran (Saint-Wandrille) ; Taurin (Saint-Taurin d’Évreux) ; Germain de Paris (Saint-Germain-des-Prés) ; Tiburce (Fruttuaria) ; Odon et Maïeul (Cluny) ; Gorgon (Saint-Gorgon de Gorze) ; Michel (Mont Saint-Michel) ; Mellon, Nicaise, Romain et Ouen (Saint-Ouen de Rouen) ; Berthe (Sainte-Berthe de Blangy) ; Arnoul (Saint-Arnoul de Crépy-en-Valois) ; Nicolas (Saint-Nicolas d’Angers), etc. 107 S. Lecouteux, op. cit., t. I, part. 1, p. 116.
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prières108. Bien qu’il s’agisse d’un champ de recherche encore inexploré, il est déjà possible de mettre en avant quelques exemples représentatifs. La présence de re liques de Saint-Bénigne s’explique du fait de la confraternité étroite existant entre les abbayes de la Trinité de Fécamp et de Saint-Bénigne de Dijon tout au long du Moyen Âge109. La possession par Fécamp des reliques de saint Amand, évêque d’Utrecht, s’explique du fait de la mise en place d’une association spirituelle avec l’abbaye de Saint-Amand-en-Pévèle vers 1215110. Les reliques de saint Cucuphas ont vraisemblablement été cédées aux moines de Fécamp par ceux de Saint-Denis suite à l’établissement d’une association de prières entre les deux communautés (ou à son renouvellement en 1215)111. Les reliques de plusieurs archevêques de Rouen, saints Mellon, Nicaise et Romain, ont sans doute été acquises du fait de la confraternité établie avec les moines de Saint-Ouen de Rouen, détendeurs des corps de ces prélats112. La possession des reliques de saint Taurin ne surprend guère, puisque l’abbaye de Saint-Taurin d’Évreux fut placée sous la dépendance de la Trinité de Fécamp en 1035113. Enfin, les reliques de saint Tiburce furent vraisemblablement données à l’abbaye de la Trinité de Fécamp par les moines de Fruttuaria114. Une enquête systématique mériterait toutefois d’être effectuée sur l’ensemble des reliques conservées au trésor de l’abbaye, mais aussi dans le trésor de reliques des communautés associées. Les calendriers liturgiques et les litanies des saints devront également être pris en compte lors de telles enquêtes115. Lucile Trân-Duc mène depuis plusieurs années des travaux sur les reliques conservées dans les établissements religieux normands. Son attention s’était jus qu’à présent portée principalement sur les enjeux de pouvoirs autour de ces corps saints116. Durant nos thèses de doctorat, nous avons été amenés à travailler
108 G. Le Hule, Le thrésor ou abrégé de l’histoire de la noble et royale abbaye de Fescamp, Fécamp, Banse fils, 1893, p. 223-251. 109 Ibid., p. 243 ; S. Lecouteux, « Deux fragments d’un nécrologe », carte 1, p. 47. Il est possible que les reliques de saint Didier, évêque de Langres, et de saint Flavin, évêque d’Autun (G. Le Hule, op. cit., p. 225-227, p. 234-236) aient également une connexion avec l’abbaye de SaintBénigne de Dijon. 110 Ibid., p. 229, 244 ; S. Lecouteux, op. cit., I, p. 41-42 (renouvellement d’une association spiri tuelle antérieure, en 1271) ; id., « Deux fragments d’un nécrologe », carte 1, p. 47. 111 G. Le Hule, op. cit., p. 238 ; S. Lecouteux, op. cit., t. 1, p. 41-42 ; id., « Deux fragments d’un nécrologe », carte 1, p. 47. 112 G. Le Hule, op. cit., p. 231, 239, 242, 243. 113 Ibid., p. 231, 238. 114 Ibid., p. 234. 115 S. Lecouteux, « Les calendriers et les litanies des saints dans les manuscrits liturgiques de l’abbaye bénédictine de la Trinité de Fécamp (xie-xvie siècles) », Revue bénédictine, 130/1 (2020), p. 123-164. Deux articles sont en préparation pour la Revue bénédictine, en co-auteur avec Louis Chevalier, sur les calendriers et les litanies des saints dans les manuscrits liturgiques des abbayes du Mont Saint-Michel et du Bec. 116 L. Trân-Duc, « Les princes normands et les reliques (xe-xie siècle) : contribution du culte des saints à la formation territoriale et identitaire d’une principauté », Pecia, 8-11 (2006), p. 525-564 ; id., « Enjeux de pouvoir dans le Livre Noir de Saint-Ouen de Rouen (Rouen, Bm,
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en parallèle sur les monastères bénédictins normands, ce qui nous a conduit à consulter les manuscrits de ces maisons aujourd’hui conservés à la bibliothèque municipale de Rouen. Depuis l’atelier des doctorants de 2012, j’ai régulièrement eu l’occasion d’attirer son attention sur l’intérêt d’étudier la circulation des re liques au sein des réseaux de confraternité. Ses recherches les plus récentes ont ainsi intégré cette notion et l’amènent aujourd’hui à reconsidérer la formation du sanctoral et du trésor de reliques de plusieurs communautés monastiques du diocèse de Rouen. Son réexamen des relations complexes entretenues par les monastères de Saint-Wandrille (autrefois Fontenelle) et de Saint-Pierre de Gand du xie au xviie siècle lui permet aujourd’hui de replacer leur confrontation au sujet de la détention du corps de saint Vulfran, ainsi que la circulation de reliques et de manuscrits, dans le contexte d’une association spirituelle étroite et fort ancienne, qui remonte vraisemblablement au milieu du xe siècle117. Elle s’est aussi intéressée au cas de la circulation de reliques au sein du réseau de confraternité de l’abbaye Saint-Ouen de Rouen118. Cette étude invite à reconsidérer la formation du sanctoral et du trésor de reliques de cette abbaye bénédictine en confrontant la documentation de Saint-Ouen à celle des établissements mentionnés dans ses deux listes de confraternités. Enfin, son étude récente sur les échanges cultuels entre France et Angleterre autour d’un manuscrit provenant de l’abbaye de la Trinité de Fécamp s’achève en concluant qu’ « il est impossible d’étudier ces dévotions en faisant l’économie d’une réflexion sur les réseaux dans lesquels ils s’inscrivent119 ». Ces travaux novateurs sur la circulation des reliques révèlent une fois encore que les réseaux de confraternité vont permettre aux chercheurs de
MS Y 41) », in E. Bozoky (éd.), Hagiographie, idéologie et politique au Moyen Âge en Occident : actes du colloque international de Poitiers, 11-14 septembre 2008, Hagiologia, 8, Turnhout, Brepols, 2012, p. 199-210 ; id., Le culte des saints en Normandie (ixe-xiie siècle) : enjeux de pouvoir dans les établissements bénédictins du diocèse de Rouen, thèse de doctorat, Université de Caen Normandie, 2015. 117 Id., « Fontenelle et Saint-Pierre de Gand : rivalités et échanges (ixe-xiie siècles) », in S. Excof fon, D.-O. Hurel et A. Peters-Custot (éd.), Interactions, emprunts, confrontations chez les religieux (Antiquité tardive-fin du xixe siècle) : actes du viiie colloque international du CERCOR, 24-26 octobre 2012, Travaux et recherches du CERCOR, 8, Saint-Étienne, Publications de l’Université Jean Monnet, 2015, p. 153-162. Voir les trois listes de confraternités conservées pour l’abbaye de Saint-Pierre de Gand, datées de 1314, 1396 et 1400 : S. Lecouteux, op. cit., t. II, annexe 6, tableau 2, p. 79. L’abbaye de Saint-Wandrille y figure en très bonne place : à deux reprises en tête de liste (dans les listes de 1314 et 1400) et une fois en troisième position (inversion de l’ordre avec Saint-Bavon de Gand dans la liste de 1396). 118 L. Trân-Duc, « Dévotion et réseaux de confraternité : le cas de Saint-Ouen de Rouen », in P. Bauduin et al. (éd.), Sur les pas de Lanfranc : du Bec à Caen : recueil d’études en hommage à Véronique Gazeau, Cahier des Annales de Normandie, 37, [Caen], Annales de Normandie, 2018, p. 323-332. Voir les deux listes de confraternités de Saint-Ouen de Rouen : S. Lecouteux, op. cit., t. II, annexe 6, tableau 5, p. 83. 119 L. Trân-Duc, « Échanges cultuels entre France et Angleterre (xie-xiie siècle. Le manuscrit Paris, Bnf, latin 5362 » in Denoël et F. Siri (éd.), France et Angleterre : manuscrits médiévaux entre 700 et 1200, Bibliologia, 57, Turnhout, Brepols, 2020, p. 291-303.
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reconsidérer de nombreux pans de l’histoire monastique. L’introduction de cette notion dans leurs travaux ouvre de prometteuses perspectives de recherches et de découvertes. L’histoire de l’art
L’influence réciproque des scriptoria du Mont Saint-Michel et de la Trinité de Fécamp pour la décoration et la mise en page des manuscrits à l’époque romane a été mise en évidence dans les années 1960 par François Avril120. Au xie siècle, le Mont Saint-Michel est, après Saint-Bénigne de Dijon, l’abbaye la plus étroitement associée à Fécamp121. Le cas du scribe Antonius, actif à Fécamp entre la fin des années 1040 et les années 1060, est à cet égard fort intéressant122. Ce calligraphe remarquable et expérimenté copiait tantôt des manuscrits sur place, à Fécamp, tantôt se rendait dans d’autres lieux, et notamment au Mont Saint-Michel, pour y copier des textes. Dans les deux cas, le décor, c’est-à-dire principalement des lettres ornées, était réalisé sur le lieu de la copie. Il était donc exécuté tantôt par des artistes fécampois lorsque la copie était réalisée à Fécamp, tantôt par des artistes montois lorsque la copie était effectuée au Mont Saint-Michel123. Antonius a été fortement influencé par la mise en page qu’il a rencontré dans ses modèles montois, et les moines de Fécamp lui doivent vraisemblablement, en tant que chef de l’atelier de copie, l’introduction de certains usages du Mont dans leur scriptorium. C’est en effet au cours des années 1040-1060 que certaines pratiques, déjà en usage au Mont Saint-Michel, apparaissent puis s’imposent dans les manuscrits de Fécamp124.
120 F. Avril, La décoration des manuscrits dans les abbayes bénédictines de Normandie au onzième et douzième siècle, thèse de l’École des Chartes, Paris, 1963 ; id., « La décoration des manuscrits au Mont Saint-Michel (xie-xiie siècles) », in Millénaire monastique du Mont Saint-Michel, t. II : Vie montoise et rayonnement intellectuel, R. Foreville (éd.), Paris, P. Lethielleux, 1967 ; ré impr. 1993, p. 203-238 (en particulier « Les rapports artistiques entre Fécamp et le Mont Saint-Michel », p. 235-238) ; id., Manuscrits normands, xi-xiieme siècles, Catalogue d’exposition (Bibliothèque municipale de Rouen, février-mars 1975), Rouen, 1975, p. 22-32. 121 S. Lecouteux, « Deux fragments d’un nécrologe », p. 44. 122 Voir aussi à son sujet J. J. G. Alexander, Norman Illumination at Mont St Michel, 966-1100, Oxford, Clarendon Press, 1970, Appendix IV, p. 235-236. 123 S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 476-479 ; S. Lecouteux, « Le scriptorium et la bibliothèque pendant la période ducale », in La bibliothèque et les archives de l’abbaye de la Sainte-Trinité de Fécamp. Splendeur et dispersion des manuscrits et des chartes d’une prestigieuse abbaye bénédictine normande, t. I (La bibliothèque et les archives au Moyen Âge), S. Lecouteux, N. Leroux et O. Siab (éd.), Fécamp, Imprimeries Durand, 2021, p. 88-242 (sur Antonius, p. 114-120 et planches no 20-28 p. 168-181). 124 Lecouteux, op. cit., t. I, p. 591-595. Étude plus approfondie dans S. Lecouteux, « Les moines et leurs livres au Moyen Âge. Échanges spirituels, intellectuels, culturels et artistiques dans l’espace anglo-normand (xe-xiie siècle) », in C. Denoël et F. Siri (éd.), France et Angleterre : manuscrits médiévaux entre 700 et 1200, Bibliologia, 57, Turnhout, Brepols, 2020, p. 130-136 ;
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L’enluminure normande s’est ensuite développée, de la seconde moitié du xie à la première moitié du xiie siècle, dans un groupe d’abbayes situées majoritaire ment en basse vallée de Seine, dans les diocèses de Rouen, Évreux et Lisieux, qui recoupe localement le réseau de confraternité de la Trinité de Fécamp ; ces monastères s’influencent mutuellement125. Ces quelques exemples prouvent que la circulation des moines au sein des réseaux de confraternité a directement favorisé la transmission d’influences artis tiques, perceptibles dans la mise en page, la calligraphie et les décors des manus crits produits dans les scriptoria normands des établissements les plus étroitement associés aux xie et xiie siècles. La musicologie
Parmi les influences techniques observables au sein des réseaux de confrater nité, celles concernant l’usage de notations musicales spécifiques occupent une place de choix 126. D’après Raoul Glaber, Guillaume de Volpiano disposait de dons exceptionnels pour le chant, ainsi que de compétences musicales hors norme127. On lui doit en particulier l’introduction de la notation alphabétique « a-p » dans certaines des abbayes touchées par ses réformes autour de l’an mil. Cette notation musicale, rapidement remplacée en Occident par d’autres systèmes dont celui de Gui d’Arezzo, s’est maintenue jusqu’à la fin du xiie siècle presque exclusivement dans les communautés membres du réseau spirituel fécampois, qui ont conservé son usage plus longtemps qu’ailleurs. De même, le système des neumes « de Fécamp » ne se rencontre que dans les manuscrits d’établissements relevant de ce même réseau128. Les associations spirituelles et les réseaux de confraternité ont donc aussi joué un rôle essentiel dans la transmission des techniques liées à l’apprentissage et à la pratique de la musique.
Conclusion Les exemples présentés dans cette contribution mettent en évidence l’in fluence considérable exercée par les réseaux de confraternité sur la circulation des moines, la transmission du patrimoine écrit et la formation des bibliothèques
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S. Lecouteux, « Le scriptorium et la bibliothèque », p. 88-242, notamment p. 107-133 (et les planches associées p. 141-226). F. Avril, Manuscrits normands ; S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 268. Sur tout ce qui suit, voir ibid., t. I, p. 413-421. V. Gazeau et M. Goullet, op. cit., p. 66-67, p. 113-114 ; S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 419. Concernant la notation alphabétique « a-p » et les neumes « de Fécamp », voir S. Corbin, « Valeur et sens de la notation alphabétique à Jumièges et en Normandie », Rouen, Lecerf, 1955 ; id., Die Neumen, Paleographie der Musik, 1.3, Cologne, Arno Volk & Hans Gerig KG, 1977, p. 102-110 ; M. Huglo, art. cit. ; S. Lecouteux, op. cit., t. I, p. 328-329.
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anciennes. Ils montrent surtout que cette influence est très loin de se restreindre à ces seuls aspects intellectuels, puisqu’elle transparaît également dans de nombreux autres domaines, qu’il s’agisse d’échanges spirituels, culturels, techniques ou ma tériels129 : – – – – – –
échanges de biens matériels ; architecture, sculpture et décor du bâti ; techniques de fabrication et de décoration du livre ; sainteté, hagiographie et circulation des reliques ; liturgie et réformes monastiques ; chant et notations musicales.
La remise en cause récente du caractère éphémère des associations spirituelles a permis de prendre conscience de la nécessité d’étudier les réseaux de confrater nité. La richesse et la variété des échanges au sein de ces réseaux étaient jusqu’à présent insoupçonnées et inconnues. Elles peuvent être comparées aux influences que l’on observe depuis une quarantaine d’années dans différents domaines au sein des réseaux monastiques et les ordres religieux, à commencer chez les Cisterciens et chez les Clunisiens. La documentation confraternelle, jusqu’alors négligée par les historiens, constitue une source d’une importance exceptionnelle, puisqu’elle permet de reconstituer les réseaux de confraternité, c’est-à-dire les réseaux humains, sociaux, intellectuels, culturels, spirituels, artistiques, etc. sans doute parmi les plus dynamiques de la chrétienté médiévale (vie-xve siècle)130. La formation de ces réseaux étant le plus souvent antérieure à celle de la création des congrégations et des ordres religieux, les historiens et les chercheurs ne manqueront pas de percevoir l’intérêt de reconstituer et d’étudier ce type de réseau. Lorsqu’il pourra être véritablement lancé de façon collective, le projet « Me moria & societas. De la documentation confraternelle aux réseaux de confrater nité » devrait ainsi permettre plusieurs avancées majeures en sciences humaines et sociales dans les années à venir. Ce projet a notamment pour objectif de se structurer autour de deux axes : − d’une part, la création d’un répertoire ou d’un corpus de documents confra ternels, qui regroupera pour chaque établissement religieux l’ensemble des asso ciations spirituelles qui le concernent. Lorsque la documentation confraternelle d’un établissement est perdue ou lacunaire, le chercheur pourra ainsi se servir de ce corpus pour combler toute ou partie des manques constatés grâce aux sources provenant de ses établissements associés. Le regroupement de la documentation
129 La liste qui suit est sans doute loin d’être exhaustive. 130 L’exploitation de la documentation confraternelle constitue en effet la clef qui manquait jus qu’ici aux chercheurs et aux historiens pour reconstituer les réseaux ayant favorisé la circulation des hommes et de leurs biens.
une manière efficace d’appréhender les échanges
confraternelle facilitera ainsi grandement l’accès aux sources, qui seront autant d’objets d’études et de pistes à explorer propices à de nouvelles découvertes ; − d’autre part, la reconstitution des réseaux de confraternité, qui unissaient les principaux centres spirituels et culturels de l’Europe médiévale. Cette recons titution servira à identifier les liens ayant favorisé la circulation des hommes, ainsi que les échanges et les transferts intellectuels, techniques et matériels au Moyen Âge. Elle permettra en outre d’évaluer plus précisément les influences, les solidarités ou les tensions entre les communautés religieuses131. Grâce à son caractère transverse, favorisant les approches interdisciplinaires, ce projet offrira aux chercheurs un outil novateur, simple et performant pour l’analyse, la compréhension et la valorisation de leurs données. L’un des intérêts majeurs du projet Memoria & societas est en effet de contribuer à donner du sens aux sources utilisées et aux résultats acquis grâce à l’introduction des notions de lien et d’échange. En plaçant les liens entre les établissements religieux au cœur de ce projet, notre perception des influences, des échanges et des transferts multiformes ayant existé entre les centres intellectuels de la chrétienté médiévale sera considérablement améliorée. Les relations inter-monastiques, chères à Michel Parisse (1936-2020), deviendront ainsi un objet de recherche à part entière132. Les réseaux unissant entre eux les monastères indépendants, perçus par Michel Parisse comme étant « des réseaux invisibles », sont à présent clairement identi fiés : il s’agit des réseaux de confraternité.
131 Concernant l’intérêt de la connaissance des associations spirituelles et des réseaux de confrater nité pour l’interprétation des liens génétiques et des stemmata proposés par les philologues et les éditeurs de textes, voir « Les ordres religieux et les réseaux monastiques, des structures aux parois étanches ou aux frontières poreuses ? », in Fluid Boundaries, op. cit., à paraître. 132 M. Parisse, « Des réseaux invisibles », p. 471.
333
334
sTéphane lecouTeux
Carte 1. Circulation des moines entre l’abbaye de la Trinité de Fécamp et les autres communautés religieuses (circulation bidirectionnelle).
une manière efficace d’appréhender les échanges
Carte 2. Étude de la corrélation entre la circulation des moines (en bleu) et les réseaux de confraternité (réseau confraternel fécampois matérialisé en gris).
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336
sTéphane lecouTeux
Carte 3. Circulation des livres et des textes (en bleu) au sein du réseau de confraternité de l’abbaye de la Trinité de Fécamp (matérialisé en gris).
une manière efficace d’appréhender les échanges
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Carte 4. Répartition spatiale des plus anciens et meilleurs témoins des œuvres de l’abbé Jean de Fécamp (1028-1078) au xie siècle.
338
sTéphane lecouTeux
Carte 5. Réception des œuvres de l’abbé Jean de Fécamp au sein du réseau de confraternité de l’abbaye de la Trinité de Fécamp au xie siècle.
une manière efficace d’appréhender les échanges
Carte 6. Manuscrits liturgiques liés aux réformes de l’abbé Guillaume de Volpiano.
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340
sTéphane lecouTeux
Carte 7. Rôle des réseaux de confraternité dans la diffusion des manuscrits liturgiques liés aux réformes de Guillaume de Volpiano.
une manière efficace d’appréhender les échanges
Carte 8. Diffusion des grandes collections hagiographiques per circulum anni au sein des réseaux de confraternité et des réseaux monastiques.
341
Jura
Bourgogne-FrancheComté
Hauts-de-France
Pays de la Loire
Pays de la Loire
Normandie
Normandie
Hauts-de-France
Normandie
Normandie
Hauts-de-France
Hauts-de-France
Normandie
Acey (Notre-Dame)
Anchin (Saint‑Sauveur)
Angers (Saint‑Nicolas)
Angers (Saint-Serge)
Bayeux (Saint-Vigor)
Bernay (Notre‑Dame)
Blangy (Sainte‑Berthe)
Caen (Saint-Étienne)
Caen (Trinité)
Cambrai (Saint‑Aubert)
Cambrai (Saint‑Sépulcre)
Castillon/Conches (Saint-Pierre) Eure
Nord
Nord
Calvados
Calvados
Pas-de-Calais
Eure
Calvados
Maine-et-Loire
Maine-et-Loire
Nord
Département
Région
Nom
Évreux
Cambrai
Cambrai
Caen
Caen
Montreuil
Bernay
Bayeux
Angers
Angers
Douai
Dole
Arrondissement
Tableau 1. Liste des monastères mentionnés : Abbayes et prieurés de France
Conches-en-Ouche
Cambrai
Cambrai
Caen
Caen
Auxi-le-Château
Bernay
Bayeux
Angers
Angers
Sin-le-Noble
Authume
Canton
Conches-en-Ouche
Cambrai
Cambrai
Caen
Caen
Blangy-sur-Ternoise
Bernay
Bayeux
Angers
Angers
Pecquencourt
Vitreux
Commune
342 sTéphane lecouTeux
Aube Saône-et-Loire
Grand Est
Bourgogne-FrancheComté
Hauts-de-France
Hauts-de-France
Bourgogne-FrancheComté
Bourgogne-FrancheComté
Normandie
Pays de la Loire
Normandie
Hauts-de-France
Grand Est
Normandie
Clairvaux (Notre‑Dame)
Cluny (Saint-Pierre)
Corbie (Saint-Pierre)
Crépy-en-Valois (Saint-Arnoul)
Dijon (Saint‑Bénigne)
Dijon (Saint‑Étienne)
Évreux (Saint‑Taurin)
Évron (Notre-Dame)
Fécamp (Trinité)
Fly (Saint-Germer)
Gorze (Saint‑Gorgon)
Ivry (Notre-Dame et Saint-Pierre) Eure
Moselle
Oise
Seine-Maritime
Mayenne
Eure
Côte-d’Or
Côte-d’Or
Oise
Somme
Côte-d’Or
Bourgogne-FrancheComté
Cîteaux (Notre‑Dame)
Département
Région
Nom
Évreux
Metz
Beauvais
Le Havre
Mayenne
Évreux
Dijon
Dijon
Senlis
Amiens
Mâcon
Bar-sur-Aube
Beaune
Arrondissement
Saint-André-del’Eure
Les Coteaux de Moselle
Grandvilliers
Fécamp
Évron
Évreux
Dijon
Dijon
Crépy-en-Valois
Corbie
Cluny
Bar-sur-Aube
Nuits-Saint-Georges
Canton
Ivry-la-Bataille
Gorze
Saint-Germer-de-Fly
Fécamp
Évron
Évreux
Dijon
Dijon
Crépy-en-Valois
Corbie
Cluny
Ville-sous-la-Ferté
Saint-Nicolas-lèsCîteaux
Commune
une manière efficace d’appréhender les échanges 343
Manche Doubs
Normandie
Bourgogne-FrancheComté
Pays de la Loire
Pays de la Loire
Île-de-France
Grand Est
Normandie
Bourgogne-FrancheComté
Grand Est
Normandie
Île-de-France
Le Bec (Notre‑Dame)
La Charité (Notre‑Dame)
Le Mans (St-Pierrede-la-Couture)
Le Mans (Saint‑Vincent)
Meaux (Saint-Faron)
Metz (Saint-Arnoul)
Mont Saint-Michel
Mont-Sainte-Marie
Montiéramey (Saint‑Pierre)
Montivilliers (Notre‑Dame)
Pontoise (Saint‑Martin) Val-d’Oise
Seine-Maritime
Aube
Moselle
Seine-et-Marne
Sarthe
Sarthe
Haute-Saône
Eure
Seine-Maritime
Normandie
Jumièges (Saint‑Pierre)
Département
Région
Nom
Pontoise
Le Havre
Troyes
Pontarlier
Avranches
Metz
Meaux
Le Mans
Le Mans
Vesoul
Bernay
Rouen
Arrondissement
Pontoise
Le Havre
Vendeuvre-sur-Barse
Frasne
Pontorson
Metz
Meaux
Le Mans
Le Mans
Scey-sur-Saône-etSaint-Albin
Brionne
Barentin
Canton
Pontoise
Montivilliers
Montiéramey
Labergement-SainteMarie
Le Mont-SaintMichel
Metz
Meaux
Le Mans
Le Mans
Neuvelle-lès-laCharité
Le Bec-Hellouin
Jumièges
Commune
344 sTéphane lecouTeux
Yonne
Ille-et-Vilaine Jura
Bourgogne-FrancheComté
Normandie
Bretagne
Normandie
Normandie
Hauts-de-France
Normandie
Île-de-France
Bretagne
Bretagne
Bourgogne-FrancheComté
Normandie
Grand Est
Normandie
Pontigny
Préaux (Saint-Pierre)
Rennes (Saint‑Melaine)
Rouen (Saint-Ouen)
Rouen (Trinité‑du‑Mont)
Saint-Bertin
Saint-Évroult (Notre-Dame)
Saint-Germain-desPrés
Saint-Jacut
Saint-Méen de Gaël
Saint-Oyend-de-Joux
Saint-Wandrille
Toul (Saint-Èvre)
Troarn (Saint‑Martin)
Calvados
Meurthe-et-Moselle
Seine-Maritime
Côtes-d’Armor
Paris
Orne
Pas-de-Calais
Seine-Maritime
Seine-Maritime
Ille-et-Vilaine
Eure
Département
Région
Nom
Caen
Toul
Rouen
Saint-Claude
Rennes
Dinan
Paris
Mortagne-en-Perche
Saint-Omer
Rouen
Rouen
Rennes
Bernay
Auxerre
Arrondissement
Troarn
Troarn
Toul
Saint-WandrilleRançon
Notre-Dame de Gravenchon Toul
Saint-Claude
Saint-Méen-le-Grand
Montauban-deBretagne Saint-Claude
Saint-Jacut-de-laMer
Paris
Saint-Evroult-NotreDame-du-Bois
Saint-Omer
Rouen
Rouen
Rennes
Les Préaux
Pontigny
Commune
Plancoët
Paris
Rai
Saint-Omer
Rouen
Rouen
Rennes
Pont-Audemer
Chablis
Canton
une manière efficace d’appréhender les échanges 345
346
sTéphane lecouTeux
Tableau 2. Liste des monastères mentionnés : Abbayes et prieurés d’Angleterre
Nom
Comté
District
Ville
Abingdon (St Mary)
Oxfordshire (hist. : Berkshire)
Oxford
Abingdon-on-Thames
Evesham (St Mary & St Ecgwin)
Worcestershire
Wychavon
Evesham
Glastonbury (St Mary)
Somerset
Mendip
Glastonbury
Gloucester (St Peter)
Gloucestershire
Gloucester
Gloucester
Lewes (St Pancrace)
East Sussex
Lewes
Lewes
Malmesbury (St Mary & St Aldhelm)
Wiltshire
Wiltshire
Malmesbury
Norwich (Holy Trinity)
Norfolk
Norwich
Norwich
Peterborough (St Peter)
Cambridgeshire (hist. : Northamptonshire)
Peterborough
Peterborough
Ramsey (St Benedict)
Cambridgeshire (hist. : Huntingdonshire)
Huntingdonshire
Ramsey
Reading (Notre-Dame)
Berkshire
Reading
Reading
Westminster (St Peter)
Greater London
London
London
Winchcombe (St Peter & St Kenelm)
Gloucestershire
Tewkesbury
Winchcombe
une manière efficace d’appréhender les échanges
347
Tableau 3. Liste des monastères mentionnés : Abbayes de Belgique
Nom
Région
Arrondissement
Commune
Gand/Gent (Saint-Bavon)
Flandre
Gand/Gent
Gand/Gent
Gand/Gent (Saint-Pierre)
Flandre
Gand/Gent
Gand/Gent
Forest/Vorst
Bruxelles-Capitale
Bruxelles
Forest/Vorst
Tableau 4. Liste des monastères mentionnés : Abbayes d’Italie
Nom
Région
Ville métropolitaine
Commune
Fruttuaria (Saint-Bénigne et Saint-Tiburce)
Piémont
Turin/Torino
San Benigno Canavese
sébAsTiEN b ArrET
Jeux d’influences et modèles diplomatiques * Deux chartes clunisiennes (910 et 1065)
La diplomatique, entendue comme l’étude des titres et actes médiévaux, puis modernes et contemporains, a toujours mis un accent particulier sur la question des formes1. Cela ne saurait surprendre, puisqu’elle trouve ses racines dans le discrimen veri ac falsi, la séparation du vrai et du faux, qui doit bien évidemment se baser sur des critères formels ou, du moins, sur une analyse mettant grandement en jeu les aspects formels des éléments considérés2. Au fur et à mesure que la diplomatique se développait et se séparait du rôle de simple pourvoyeuse docu mentaire auquel elle tendait parfois à se réduire, son intérêt pour les questionne ments d’histoire culturelle ne cessait de croître3. Les problèmes liés à l’utilisation, à la réutilisation et à la circulation des modèles ont été au cœur de recherches
* J’ai eu l’occasion de présenter les éléments employés dans cet article à plusieurs reprises en 2015 et 2016, dans le cadre des conférences « Pratiques médiévales de l’écrit documentaire » de Laurent Morelle à l’École pratique des Hautes Études et de l’« atelier diplomatique » qui leur est lié. Je remercie les participants pour leurs remarques, ainsi que Caroline Bourlet et Marlène Helias-Baron. 1 Voir M. Milagros Cárcel Ortí (éd.), Vocabulaire international de la diplomatique, Valence, Universitat de València, 19972, n o 1 (p. 21) : « La diplomatique est la science qui étudie la tradi tion, la forme et l’élaboration des actes écrits […] » Voir par exemple à ce sujet les remarques de M. Mersiowsky, Die Urkunde in der Karolingerzeit. Originale, Urkundenpraxis und politische Kommunikation, 2 vols, Wiesbaden, Harrassowitz, 2015, vol. I, p. 21-53 et spécialement p. 29-37. 2 Sur la question du faux médiéval et de ses implications, voir bien sûr le classique Fälschungen im Mittelalter et, pour les questions ici soulevées, notamment C. Brühl, « Die Entwicklung der diplomatischen Methode im Zusammenhang mit dem Erkennen von Fälschungen » ou E. Wisplinghoff, « Zur Methode der Privaturkundenkritik », in Fälschungen im Mittelalter, vol. III : Diplomatische Fälschungen 1, Hanovre, Hahnsche Buchhandlung, 1988-1990, p. 11-27 et p. 53-67, à compléter et élargir par la publication plus récente de O. Poncet (éd.), Juger le faux : Moyen Âge-Temps modernes, Paris, École des chartes, 2011, et notamment les remarques introductives dans ce dernier ouvrage, p. 5-16. 3 Voir O. Guyotjeannin, J. Pycke et B.-M. Tock, Diplomatique médiévale, Turnhout, Brepols, 20063, p. 17-24. Sébastien Barret • Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris-Orléans Monastères, convergences, échanges et confrontations dans l’Ouest de l’Europe au Moyen Âge, éd. par Claude Lucette EvANs et Kenneth Paul EvANs, Turnhout, Brepols, 2023 (Haut Moyen Âge, 45), p. 349-370. 10.1484/M.HAMA-EB.5.131325
350
sébasTien barreT
récentes, dues par exemple à Laurent Morelle ou Jean-Baptiste Renault4. C’est de ceci qu’il sera question dans les lignes qui suivent, à l’exemple de deux documents issus du riche fonds de l’abbaye de Cluny. Des questions semblables ont été abordées, par exemple, dans le contexte de l’histoire primitive, voire de la préhistoire de Cluny, et de ses relations avec la cité de Tours. Hartmut Atsma et Jean Vezin ont pris occasion de leur étude de l’acte de fondation de l’abbaye pour remarquer des similitudes entre ce dernier et les chartes de l’archevêque de Tours Théotolon, et ont fait de ces observations l’un de plusieurs indices d’une forte influence tourangelle sur le Cluny des origines5. Revenant sur la question, Nicolas Perreaux notait, lui, une origine « bourguignonne » pour la plus grande part des chartes clunisiennes, sur la base d’analyses statistiques6. Ces sujets ont des implications qui dépassent de loin les simples problèmes techniques. Ce ne sont pas seulement des moyens d’approche de la vie des institutions religieuses aussi légitimes que d’autres, mais, du fait de la rareté des éléments laissés à notre disposition par le passage du temps, ce sont parfois aussi quelques-unes des rares pièces subsistantes d’un puzzle, voire les seules. De son côté, l’histoire religieuse a, au cours des dernières décennies, déve loppé de nouvelles problématiques, dont certaines sont pertinentes pour les lignes qui vont suivre7. Non seulement les historiens ont-ils réexaminé la notion de réforme8, ainsi que les représentations et autoreprésentations des différents ordres religieux ; ils ont aussi soumis à réévaluation les relations entre les différentes maisons d’une congrégation ou d’un groupe religieux donné et, notamment,
4 Par exemple : L. Morelle, « Instrumentation et travail de l’acte : quelques réflexions sur l’écrit diplomatique en milieu monastique au xie siècle », in É. Anheim et P. Chastang (éd.), Pratiques de l’écrit : vie-xiiie siècle, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2009 (= Médiévales, 56 (2009)), p. 41-74, id., « Une écriture minimaliste : les préambules des sponsalicia clunisiens (xe siècle) », Paris, Publications de la Sorbonne, 2016 ; J.-B. Renault, « Scribal Activity and Diplomatic Forms in Western Provence (c. 950-c. 1010) », in S. Barret, D. Stutzmann et G. Vogeler (éd.), Ruling the Script in the Middle Ages. Formal Aspects of Written Communication (Books, Charters, and Inscriptions), Turnhout, Brepols, 2016, p. 427-475. 5 H. Atsma et J. Vezin, « Cluny et Tours au xe siècle. Aspects diplomatiques, paléographiques et hagiographiques », in G. Constable, G. Melville et J. Oberste (éd.), Die Cluniazenser in ihrem politisch-sozialen Umfeld, Münster, Lit Verlag, 1998, p. 121-125. 6 N. Perreaux, « Dynamique sociale et écriture documentaire. Observations statistiques sur le champ sémantique de l’eau (Cluny, xe-xiie siècles) », in D. Iogna-Prat, M. Lauwers, F. Mazel et I. Rosé (éd.), Cluny, les moines et la société au premier âge féodal, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 111-118. 7 Voir par exemple le volume S. Vanderputten et B. Meijns (éd.), Ecclesia in Medio Nationis : Reflections on the Study of Monasticism in the Central Middle Ages / Réflexions sur l’étude du monachisme au Moyen Âge central, Louvain, Leuven University Press, 2011. 8 Par exemple G. Melville, « Die cluniazensische reformatio tam in capite quam in membris. Ins titutioneller Wandel zwischen Anpassung und Bewahrung », in J. Miethke et K. Schreiner (éd.), Sozialer Wandel im Mittelalter : Wahrnehmungsformen, Erklärungsmuster, Regelungsmecha nismen, Sigmaringen, Thorbecke, 1994, p. 249-297.
Jeux d’influences eT modèles diplomaTiQues
celles qui pouvaient exister entre une tête et ses supposés membres9. Il a par exemple été montré à plusieurs reprises que le fait qu’une maison avait été réformée par Cluny n’en faisait pas obligatoirement une maison clunisienne10, et les critères employés pour compter une maison au nombre des membres de la famille de Cluny ont également été discutés11. Dietrich Poeck a ainsi pris l’option de considérer comme membres de l’Ecclesia Cluniacensis les maisons citées dans les confirmations pontificales, et seulement elles, à peu de choses près12. C’est à ce point de rencontre que cet article veut s’insérer. Il ne prétend pas, bien entendu, résoudre n’importe quel problème au moyen de l’analyse de la forme des actes, mais aimerait présenter quelques réflexions sur la manière dont les chartes peuvent refléter certains phénomènes sociaux et institutionnels, en se concentrant sur deux exemples de documents pris comme représentatifs.
L’acte de fondation de Cluny et ses échos Le premier exemple traité sera celui de la charte de fondation de l’abbaye, en laissant de côté le débat sur l’authenticité du document actuellement conservé à la Bibliothèque nationale de France13. Hartmut Atsma et Jean Vezin avaient 9 Voir S. Vanderputten, Monastic Reform as Process. Realities and Representations in Medieval Flanders, 900-1000, Ithaca-Londres, Cornell University Press, 2013. 10 Voir D. Poeck, Cluniacensis Ecclesia. Der Cluniacensische Klosterverband, 10.-12. Jahrhundert, Munich, Fink, 1998, p. 214-221. 11 Ibid., p. 5-18 ; la question de l’appartenance clunisienne, au niveau d’un établissement ou à celui d’un individu, a sans doute été l’une des plus discutées, voir par exemple D. Iogna-Prat, Ordonner et exclure : Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, 1000-1150, Paris, Aubier, 1998, p. 47-55, ou G. M. Cantarella, « È esistito un “modello cluniacense” ? », in N. D’Acunto (éd.), Dinamiche istituzionali delle reti monastiche e canonicali nell’Italia dei secoli X-XII, Fonte Avellana, 29-31 agosto 2006, Negarine di S. Pietro in Cariano, Ga brielli, 2007, p. 61-85 ; un bon résumé de la question est fourni en introduction de M. Breiten stein, Das Noviziat im hohen Mittelalter. Zur Organisation des Eintrittes bei den Cluniazensern, Cisterziensern und Franziskanern, Berlin, Lit Verlag, 2008, p. 35-39. 12 D. Poeck, op. cit., p. 19-21. 13 BnF, Bourgogne no 76, no 5, H. Atsma, S. Barret et J. Vezin (éd.), Les plus anciens documents originaux de l’abbaye de Cluny, 3 vols parus, Turnhout, Brepols, 1997-2002, vol. I, no 4, p. 33-39 ; A. Bernard et A. Bruel (éd.), Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny, 6 vols, France, Imprime rie nationale, 1876-1903, vol. I, no 112, p. 124-128, Accessible en ligne sur le site des Cartae Clu niacenses Electronicae, , ainsi que sur le site Gallica de la Bibliothèque nationale de France () ou la base du Corpus Burgundiae Medii Aevi (). [Sites consultés le 19 octobre 2021] ; C. Giraud, J.-B. Renault et B.-M. Tock (éd.), Chartes originales antérieures à 1121 conservées en France, Nancy/Orléans, CMJS/IRHT, 2010-2017, no 1581. Dans ce qui suit, les datations des actes seront reprises, sans mention particulière, soit de l’édition la plus récente connue, soit des corrections effectuées depuis, notamment (mais pas seulement) par M. Chaume, « Observations sur la chronologie des chartes de l’abbaye de Cluny », Revue Mabillon, 16, 1926, p. 44-48 ; 30, 1940, p. 81-89 et
351
352
sébasTien barreT
déjà remarqué qu’il semblait avoir fourni un modèle pour la rédaction d’autres documents, notamment des actes de fondation, et tout spécialement en ce qui concerne le préambule14. Des échos peuvent ainsi en être trouvés non seulement dans les actes issus des archives clunisiennes, mais également ailleurs, Cluny étant le lien entre ces différentes chartes auxquelles il a fourni, sinon des rédacteurs, du moins des formules. Comme il a déjà été signalé, sa disposition et, surtout, son écriture avait mené ces mêmes auteurs à souligner une influence tourangelle, et à supposer que le Oddo levita donnant sa récognition serait le futur abbé de Cluny, qui avait été auparavant moine à Saint-Julien de Tours15. C’est également, au fond, une question d’influences qui est au cœur des discussions sur l’authenticité du document16. Elles ont en effet pour point de départ des interrogations sur la provenance de certains éléments textuels, notamment ceux qui se rapportent à la papauté ; ils représentent en effet une sorte d’« idéologie de saint Pierre », pour reprendre les mots de Rudolf Hiestand, pour laquelle des sources sont difficiles à identifier dans le Cluny des toutes premières origines17. L’emploi, notamment, de termes comme principes terrae pour désigner les apôtres Pierre et Paul, d’archi clavum totius monarchiae aecclesiae pour Pierre a paru suspect18. Ceci est d’autant plus compréhensible que, techniquement, l’adresse à Pierre et Paul dans laquelle se trouvent les premiers termes pourrait, en considérant l’économie générale du texte, très bien être une interpolation ; elle a été considérée par certains comme telle, et daterait alors des années 927-930 ; l’on a également pensé à une réalisation du xie siècle, ces deux possibilités pouvant, du reste, fort bien se combiner19. Des
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17 18 19
133-142 ; 31, 1941, p. 14-19, 41-45 et 77-82 ; 32, 1942, p. 15-20 et 133-136 ; 38, 1948, p. 1-6 ; 39, 1949, p. 41-43 ; 42, 1952, p. 1-4 – avec éventuellement, du reste, la médiation de l’une ou l’autre des bases en ligne mentionnées plus haut. Dans le contexte de cet article, une discussion approfondie n’était en effet pas possible pour chacune des occurrences citées ; il convient donc de prendre les dates données comme surtout indicatives. H. Atsma et J. Vezin, « Autour des actes privés du chartrier de Cluny (xe-xie siècles) », in O. Guyotjeannin, L. Morelle et M. Parisse (éd.), Pratiques de l’écrit documentaire au xie siècle, Paris, Droz, 1997 (= Bibliothèque de l’École des chartes 155 (1997)), p. 45-60, ici p. 54 et p. 58-59. Voir n. 5. A. Guerreau, « Réflexions sur l’historiographie clunisienne. Biais, apories, concepts », in D. Méhu (éd.), Cluny après Cluny. Constructions, reconstructions et commémorations, 1790-2010 : actes du colloque de Cluny, 13-15 mai 2010, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 247-294, ici p. 277 et n. 65. R. Hiestand, « Einige Überlegungen zu den Anfängen von Cluny », in D. R. Bauer, R. Hies tand, B. Kasten et S. Lorenz (éd.), Mönchtum – Kirche – Herrschaft, 750-1000, Sigmaringen, Thorbecke, 1998, p. 287-309, ici p. 301-304. D. Iogna-Prat, « La geste des origines dans l’historiographie clunisienne des xie et xiie siècles », in id., Études clunisiennes, Paris, Picard, 2002, p. 135-191, ici p. 177-179. Les éléments du débat sont par exemple rappelés dans I. Rosé, Construire une société seigneuriale. Itinéraire et ecclésiologie de l’abbé Odon de Cluny (fin du ixe siècle-milieu du xe siècle), Turnhout, Brepols, 2008, p. 138-141.
Jeux d’influences eT modèles diplomaTiQues
travaux récents ont, néanmoins, souligné la parenté du texte de l’acte avec ceux de documents antérieurs20. Quoi qu’il en soit, ce texte a été utilisé, presque mot pour mot, dans la charte de fondation du monastère de Déols en 917, donné par Ebbes Ier de Déols, en incluant du reste le passage suspect21. Ceci signifierait que s’il y avait vraiment eu interpolation de l’acte de fondation de Cluny à la fin des années 920, elle aurait dû faire partie d’une campagne de falsification plus vaste. Si, sauf inattention, personne n’a jusqu’ici remis en doute l’authenticité de la charte de Déols, il faut tout de même reconnaître que sa tradition tardive peut donner à penser22. D’une certaine manière, pour ce qui est du propos de ces lignes, le résultat est presque le même : dans tous les cas, les moines, clunisiens ou autres, ont souhaité user des mêmes formulations, ce qui pourrait être lié au fait que Guillaume le Pieux, le fondateur de Cluny, a joué un rôle important dans l’affaire de Déols. D’autres documents ont subi l’influence de la charte de Guillaume le Pieux. La fondation falsifiée de l’abbaye de Payerne est basée sur le document de 910 (mais pas uniquement)23 ; un acte de la comtesse Adélaïde concernant Romainmôtier (929) se sert principalement du préambule24, de même qu’une confirmation de biens par Rodolphe III de 1001-100225. D’autres documents, d’importance apparemment moindre, ont également fait usage plus ou moins extensif de cer taines de ces formules26. On retrouve ainsi l’acte de 910, à des degrés divers d’influence textuelle, dans une documentation assez large, quand bien même elle est numériquement assez faible. Les questions visuelles sont également importantes. Il a été signalé plus haut que l’attribution d’influences tourangelles à la charte de fondation de Cluny était due entre autres à son écriture, qui fait penser à celle des actes archiépiscopaux
20 F. Gross, « Reprise et réinterprétation de la tradition carolingienne dans la charte de fondation de Cluny », Revue Mabillon, 86 (2014). L’on s’y reportera, par ailleurs, pour les questions de traduction des termes cités, notamment aux p. 68-70. 21 Voir J. Hubert, « L’abbaye exempte de Déols et la papauté (xe-xiie siècles) », Bibliothèque de l’École des chartes, 145 (1987), p. 5-44, ici p. 12-22, édition de l’acte aux p. 33-41. 22 La copie la plus ancienne citée par Jean Hubert est de 1482, prise sur une autre copie qui avait été, elle, collationnée à l’original par un greffier en Parlement. 23 T. Schieffer et H. E. Mayer (éd.), Die Urkunden der burgundischen Rudolfinger, Diplomata, Munich, Monumenta Germaniae Historica, 1977, no 55, p. 190-201. 24 A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. I, no 379, p. 358-361. 25 T. Schieffer et H. E. Mayer (éd.), op. cit., no 91, p. 242-245. 26 Ainsi, A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. I, no 328, p. 318 (927-942), no 445, p. 433-434 (mars 936), no 746, p. 01-703 (juin 949 ou 950 ; H. Atsma, S. Barret et J. Vezin (éd.), op. cit., vol. I, no 23, p. 100-103 ; BnF, Bourgogne no 76, no 25 ; C. Giraud, J.-B. Renault et B.-M. Tock (éd.), op. cit., no 1602), no 797 (janvier 951), no 802, p. 754-756 (mars 951, H. Atsma, S. Barret et J. Vezin (éd.), op. cit., vol. I, no 26, p. 110-112 ; BnF, Bourgogne no 76, no 28 ; C. Giraud, J.-B. Renault et B.-M. Tock (éd.), op. cit., no 1601), no 860, p. 814-815 (2 décembre 953), no 877, p. 832-833 (avril 954 ; BnF, NAL 2154, no 13), vol. II, no 1318, p. 393-394 (juin 972), vol. III, no 2392, p. 488 (avril 997).
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de la cité27. Ces influences semblent également s’être exercées vers l’aval, dans des documents que l’on peut estimer être de confection clunisienne28. La charte de Guillaume le Pieux comporte quelques éléments significatifs : l’invocation sym bolique jouant avec l’alpha et l’omega (fig. 1a), les c à aigrette et le e à la panse supérieure très développée, le g à boucle (néanmoins pas exclusif), le a ouvert (qui ne l’est pas non plus), et le o terminé sur une sorte de crête, qui rappelle le o des écritures mérovingiennes (fig. 1b)29. Si l’on compare avec une donation faite à Cluny en 949 par Narduinus et Aya30, un certain nombre de similitudes textuelles peuvent être notées, notamment dans le préambule de l’acte, mais il semble également que la donation ait hérité quelques caractères de l’écriture du premier document. Le plus évident est sans doute l’invocation initiale (fig. 2a), mais il y a aussi les c et les g, ainsi qu’une ligature NT (fig. 2b, 2c, 2d) qui rappelle fortement celle qui est visible dans la pre mière ligne de l’acte de Guillaume le Pieux (fig. 1c). Ces ornements paraissent, au reste, bien artificiels, ajoutés qu’ils ont sans doute été à une écriture qui s’en serait normalement dispensée. Le meilleur exemple en est un sigma lunaire abrégeant un con, qui reçoit le même traitement qu’un c ; les s semblent également avoir été
27 Pour l’écriture des actes de Théotolon, voir H. Atsma et J. Vezin, « Remarques paléogra phiques sur les actes originaux des évêques de France du viie siècle à l’an mil », in C. Haida cher et W. Köfler (éd.), Die Diplomatik der Bischofsurkunden vor 1250 – La diplomatique épis copale avant 1250, Innsbruck, Tiroler Landesarchiv, 1995, p. 209-224, spécialement p. 210-211 et pl. I, nos 1-8, et l’exemple donné par P. Gasnault et H. Martin, « Une nouvelle charte de Théotolon », Bulletin de la Société archéologique de Touraine, 35 (1967), notamment la pl. h.-t. Ces influences ne sont, du reste, pas forcément limitées à ces exemples ou à la diplomatique ; voir J. Vezin, « Écritures imitées dans les livres et les documents du haut Moyen Âge (viie-xie siècle) », in M. H. Smith (éd.), Écritures latines du Moyen Âge: tradition, imitation, invention Paris-Genève, Droz, 2008 (= Bibliothèque de l’École des chartes, 165 (2008)), p. 49-51. 28 Le responsable de la transcription du premier des deux exemples qui vont suivre est Jacob, sur les actes duquel l’attention avait déjà été attirée par H. Atsma et J. Vezin, « Autour des actes », p. 51-56. Celui qui souscrit le second exemple, Andreas, a été repéré comme intervenant dans les actes clunisiens entre 943 et 945 par F. Neiske, « Der Konvent des Klosters Cluny zur Zeit des Abtes Maiolus. Die Namen der Mönche in Urkunden und Necrologien », in F. Neiske, D. Poeck et M. Sandmann (éd.) Vinculum societatis. Joachim Wollasch zum 60. Ge burtstag, Sigmaringendorf, Glock und Lutz, 1991, p. 130 et p. 154. Ce n’est pas le lieu de revenir sur la délicate discussion des rapports entre souscription, formulation et écriture concrète des actes ; qu’il suffise de dire ici que, notamment dans le cas clunisien, souscrire un document ne signifie pas en assurer l’écriture matérielle, et pas obligatoirement la formulation non plus, d’où le terme de « responsable de la transcription ». Voir H. Atsma et J. Vezin, « Les responsables de la transcription des actes juridiques et les services de l’écriture au xe siècle : l’exemple de Cluny », in M.-C. Hubert, E. Poulle, et M. H. Smith (éd.), Le statut du scripteur au Moyen Âge. Actes du XIIe colloque scientifique du Comité international de paléographie latine, Paris, École des chartes, 2000, p. 10-20, ainsi que B.-M. Tock, Scribes, souscripteurs et témoins dans les actes privés en France (viie-début xiie siècle), Turnhout, Brepols, 2005, p. 110-125. 29 H. Atsma et J. Vezin, « Remarques paléographiques », p. 211. 30 BnF, Bourgogne no 76, no 25 (juin 949/950 ; A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. I, no 746, p. 701-703 ; H. Atsma, S. Barret et J. Vezin (éd.), op. cit., vol. I, no 23, p. 100-103).
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1b. Fig. 1. BNF, Bourgogne 76, no 5 (acte de fondation de Cluny par Guillaume le Pieux, 910). 1a. Invocation symbolique ; 1b. Quelques lettres caractéristiques : c, o, deux formes de a, deux formes de g ; 1c. Ligature NT (ualeant) – Cliché Bibliothèque nationale de France.
tracés de manière assez forcée (fig. 2d). L’un dans l’autre, cela donne l’impression d’une sorte d’imitation que l’on pourrait peut-être décrire de manière plus adé quate par le terme d’évocation. Le scribe n’essaie pas d’écrire exactement comme son modèle (qui, par ailleurs, pourrait aussi avoir été indirect), mais de donner une impression de ressemblance ou de parenté.
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2b.
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2a. Fig. 2. BNF, Bourgogne 76, no 25 (donation de Narduinus et Aya, 949-950). 2a. Invocation symbolique ; 2b. c à aigrette (Cluniaco) ; 2c. g à boucle (ego) ; 2d. Sigma lunaire portant une aigrette, s, ligature NT (consistentium) – Cliché Bibliothèque nationale de France.
L’on peut remarquer une gradation supplémentaire de ce phénomène. Peu après, Doda et Leotbaldus ont également fait une donation à l’abbaye31. Des simila rités textuelles sont observables, mais l’écriture, elle, ne montre aucun signe d’avoir été autre chose qu’un produit normal du scriptorium de Cluny. Il y a, néanmoins, un reste de l’influence déjà évoquée : l’invocation symbolique dans le coin supérieur gauche – avec, ici, la différence qu’elle ne « mord » pas dans le texte, et qu’elle pourrait donner l’impression d’être là un peu par hasard, si les si milarités textuelles avec l’acte de fondation ne montraient pas l’inverse (fig. 3). La charte initiale a donc eu une certaine postérité. Par le travail de scribes et/ou de dictatores clunisiens, son modèle a pu être adapté à différentes occasions et différents endroits. Le prestige attaché à la charte de fondation a sans doute été le moteur de son réemploi, mais pas uniquement : cela peut aussi être compris comme une sorte de marqueur identitaire, une manière de montrer la présence clunisienne en ces affaires variées (mais, il faut le reconnaître, également assez 31 BnF, Bourgogne no 76, no 28 (A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. I, no 802, p. 754-756 ; H. Atsma, S. Barret et J. Vezin (éd.), op. cit., vol. I, no 26, p. 110-112 ; C. Giraud, J.-B. Re nault et B.-M. Tock (éd.), op. cit., no 1605).
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Fig. 3. BNF, Bourgogne 76, no 28 (donation de Doda et Leotbaldus, 951) : invocation symbolique. – Cliché Bibliothèque nationale de France.
rares). Curieusement, cela peut du reste s’interpréter de manières radicalement différentes : comme un signe de bienvenue autant que comme le drapeau d’un conquérant – voire peut-être les deux à la fois. Ce serait donc un cas où Cluny imprimerait son modèle, par le biais notamment de la rédaction par le bénéfi ciaire, à d’autres auteurs d’actes. La « diplomatique clunisienne » semble adap table à un certain nombre de contextes ; ici, c’est d’autant plus intéressant que le matériau initial semble être venu de l’extérieur de l’abbaye, et avoir pu survivre as sez longtemps pour devenir une part modeste, mais signifiante, de son vocabulaire diplomatique.
En 1065, une charte « mixte » ? Il y a d’autres possibilités de jeu avec les formes et les textes ; certains exemples nous dirigent vers les régions méridionales de la France actuelle. Il ne s’agit ici, par ailleurs, que de premières réflexions, qui devraient être approfondies et s’appuyer sur des corpus de comparaison plus largement définis. Le premier et principal document évoqué sera une charte de 1065, par laquelle Raymond de Saint-Gilles confie à Saint-Saturnin et Cluny la maison de Goudargues32. Nous avons la chance d’en posséder un original33, ce qui est du reste un premier indice des difficultés à venir, car les deux versions différentes transmises par le cartulaire
32 Sur Saint-Saturnin-du-Port, auj. Pont-Saint-Esprit, voir D. Poeck, op. cit., p. 30, p. 58, p. 207 n. 976 (où Goudargues est aussi mentionné), p. 220, p. 428-429, et E. Magnani SoaresChristen, Monastères et aristocratie en Provence, milieu xe-début xiie siècle, Münster, Lit, 1999, p. 32-34 (p. 34 pour Goudargues), p. 44, p. 353 ; pour Goudargues, voir aussi ibid., p. 274. 33 BnF, Bourgogne no 78, no 119 (A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. IV, no 3404, p. 507-510 ; C. Giraud, J.-B. Renault et B.-M. Tock (éd.), op. cit., no 1691).
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« B » de l’abbaye semblent indiquer qu’il a pu y avoir plusieurs expéditions de ce document34. En tout cas, celle que nous possédons présente plusieurs points dignes d’intérêt pour notre propos. Son texte est remarquable pour plusieurs raisons. Deux parties traditionnelles du discours diplomatique, l’arenga (préambule) et la clause comminatoire, y sont notamment très inhabituellement développées35. Cette dernière partie du texte, dans laquelle les contrevenants à la décision prise se voient menacés de sanctions spirituelles, est courante dans les actes de ces époques, notamment en contexte monastique – les malédictions monastiques étant du reste un sujet qui dépasse le propos d’aujourd’hui36. Mais ici, le développement de la clause est impressionnant, faisant appel aux ressources du Deutéronome autant que des Évangiles : Mais si, ce que je ne crois pas devoir arriver, moi-même (que cela ne soit pas !) ou l’un de mes parents devait tenter de faire passer ces choses à son profit, qu’il soit, tout d’abord, enserré de la colère de Dieu dont il aura par son audace téméraire osé [convoiter] les biens, et aussi du lien d’un terrible anathème, et, s’il ne vient à résipiscence, qu’il soit associé à Judas, qui trahit le Christ, pour être damné à jamais, et que son sort soit celui de Dathan et Abiron, que la terre avala tout vifs, et de ceux qui dirent au seigneur Dieu « Retire-toi de nous » ; et qu’il passe tout le temps de sa vie sous la malédiction : qu’il soit maudit dans la ville, maudit sur le chemin, maudit dans le champ, maudit sur l’eau ; que soient maudites ses traces, que soit maudit le fruit de son ventre et le fruit de sa terre ; il sera maudit en allant et maudit en revenant ; que le Seigneur lui envoie la disette et la faim en tout temps, pendant qu’il le broiera et le perdra rapidement, pour la témérité avec laquelle il s’est dressé contre Dieu en envahissant les biens qui Lui étaient dédiés ; que Dieu le frappe de la misère, de la fièvre et de l’inflammation, de la chaleur, de la sécheresse et de la rouille ; qu’il soit mis en déroute par ses ennemis, et que son cadavre soit la pâture des oiseaux du ciel et des bêtes de la terre ; que le Seigneur, qu’il aura osé offenser de son verbiage, le frappe d’un terrible ulcère, de la gale et de démangeaisons de la plante des pieds au sommet de la tête ; qu’en tout temps il souffre d’injustice et soit opprimé avec violence, et qu’il n’y ait personne qui l’en libère ; et que tous ses complices et ceux 34 BnF, NAL 1498, fols 132v-134r, no VII, et fols 149v-150r, no LIX. 35 Ces deux parties du discours peuvent être porteuses de très intéressants éléments concernant le « message » ou la rhétorique des chartes ; pour Cluny, cf. D. Méhu, Paix et communautés autour de l’abbaye de Cluny (xe-xve siècle), Lyon, Presse universitaire de Lyon, 20102, p. 239-243 (« La rhétorique des chartes »), avec une ouverture vers d’éventuelles influences pontificales. 36 J’ai traité brièvement des sanctiones de cet exemple et de celui qui va suivre dans S. Barret, « Perspectives for the Study of Sanctiones : Cluniac Examples from the Tenth and Eleventh Centuries », in C. Antenhofer et M. Mersiowski (éd.), The Roles of Medieval Chanceries : Negotiating Rules of Political Communication, Turnhout, Brepols, 2021, p. 17-47 où un certain nombre des éléments donnés ici est également cité ; j’en ai également repris les textes.
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qui lui auront apporté leur accord dans ses machinations soient associés à sa damnation, et que toutes les malédictions qui sont contenues dans les Saintes Écritures descendent sur leurs têtes, et qu’ils soient détruits pour l’éternité. Amen. Amen. Fiat. Fiat, à moins qu’ils ne viennent faire amende. Et moi donc, Raymond, comte, j’invoque la sainte Mère de Dieu, Marie, et les douze apôtres de Notre Seigneur Jésus-Christ, Pierre, Paul, André, Jacques, Jean, Thomas, Jacques, Philippe, Barthélemy, Matthieu, Simon, Thaddée, pour donner aide et confirmation à cette donation, afin que si un quelconque présomptueux ose la violer, ces mêmes saints apôtres et tous les saints lui soient contraires à l’heure de sa mort et devant le tribunal du juge éternel37. Tout d’abord, cette formule est, au fond, assez classique pour de tels textes, en ce qui concerne tant ses sources que les thèmes traités38. L’introduction par une formule Si quis est extrêmement courante39, les trois premières citations se rencontrent assez fréquemment, et l’usage du Deutéronome est une caractéris tique courante des malédictions de toutes sortes en milieu monastique40. Mais 37 Si quis vero, quod futurum esse minime credo, ego ipse (quod absit !) aut aliquis consanguineus meus, in suos usus transferre conatus fuerit, primitus iram Dei omnipotentis, cujus res temerario presumpserit ausu, vinculo etiam terribilis anathematis innodetur, et nisi resipuerit, cum Juda, Christi proditorę (Mt. 26-27), perpetuo dampnandus consocietur, parsque ejus fiat cum Datan et Abiron (Nombr. 16, 31-33) quos terra vivos absorbuit et cum his qui dixerunt Domino Deo : « Recede a nobis » (Job 21, 14) ; omne quoque tempus vitę suę sub maledictione transeat : sit maledictus in civitate, maledictus in via, maledictus in agro, maledictus in aqua ; maledictę sint reliquię ejus, maledictus sit fructus ventris ejus, fructusque terrę ejus ; maledictus erit ingrediens et maledictus regrediens (Deut. 28, 19) ; mittat Dominus super eum famem et esuriem in omni tempore, donec conterat eum et perdat velociter, propter temeritatem qua contra Deum se erexit (Deut. 28, 20) res ei dicatas invadendo ; percutiat eum Dominus egestate, febri et frigore, ardore, estu et aere corrupto (Deut. 28, 22) ; corruat coram inimicis suis, et cadaver ejus sit in esca volatilibus cęli et bestiis terre (Deut. 28, 25-26) ; percutiat eum Dominus ulcere pessimo, contra quem ausus est garrire, scabie et prurigine a planta pedis usque ad verticem (Deut. 28, 35) ; omni tempore sit calumpniam sustinens, et opprimatur violentia, nec sit qui eum liberet ; omnesque ejus complices et qui ei in hac factione assensum prebuerint, in ejusdem dampnatione consocientur, et omnes maledictiones quę in Scripturis sanctis continentur descendant super capita eorum, et dispereant in ęternum. Amen, amen. Fiat, fiat, nisi ad emendationem venerint. Ego denique Raimundus comes invoco sanctam Dei genitricem Mariam, et XII apostolos Domini nostri Jesu Christi, Petrum, Paulum, Andream, Jacobum, Johan nem, Tomam, Jacobum, Philippum, Bartholomeum, Matheum, Symonem, Tadeum, in auxilium et confirmationem hujus donationis, ut si quis presumptor eam aliquando violare presumpserit, ipsi sancti apostoli et omnes sancti sint illi contrarii in hora mortis ejus et ante tribunal etęrni judicis. 38 Voir I. Rosé, « Dathan, Abiron, Simon et les autres. Les figures bibliques-repoussoirs dans les clauses comminatoires des actes originaux français », Archiv für Diplomatik, 62 (2016), p. 59-106. 39 Au point que les clauses comminatoires ont parfois été nommées Si quis clauses, par exemple par B. H. Rosenwein, T. Head et S. Farmer, « Monks and Their Enemies : A Comparative Approach », Speculum, 66 (1991), p. 768-796, ici p. 772, ou J. A. Bowman, « Do Neo-Romans Curse ? Law, Land, and Ritual in the Midi (900-1100) », Viator, 28 (1997), p. 1-32, ici p. 20-30. 40 Voir C. Jaser, Ecclesia maledicens. Rituelle und zeremonielle Exkommunikationsformen im Mittelal ter, Tübingen, Mohr Siebeck, 2013, p. 71-74 et p. 150-300 par exemple.
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le développement est ici exceptionnel, et encore plus exceptionnel est le passage final, qui met, pour ainsi dire, dans la bouche de Raymond une invocation supplémentaire à la Vierge et aux apôtres. Cette clause comminatoire très développée a été utilisée dans une autre charte clunisienne, quelques décennies auparavant, au moment où Lambert de Valence et son épouse Falectrude font une donation à la maison clunisienne de Saint-Marcel-lès-Sauzet, dans la région de Valence, à une distance raisonnable de Goudargues41. La sanctio est, quasiment mot pour mot, la même. Le préambule donne également à réfléchir : il n’est pas identique, mais les deux textes ont beau coup en commun, ce qui explique que l’on doive encore rencontrer ce document, dans les notes concernant le préambule de l’acte évoqué ci-dessous42. L’on peut également remarquer que l’aspect général des deux chartes concernées est assez semblable – mais il ne s’agit guère plus, il est vrai, que de leur disposition générale sur un parchemin plus large que haut, mais se rapprochant un peu du carré. Il ne faut donc pas se laisser emporter trop loin. En ce qui concerne les clauses comminatoires, des formulations proches ont été employées pour un parchemin nettement plus « normal », de 976, et qui concerne le Mâconnais43. Le préambule est la partie du texte qui fonde l’acte par des considérations de nature générale, par opposition à l’exposé qui le suit, et en donne les motifs plus concrets et immédiats. Dans la charte de 1065, il est d’une longueur remarquable. Il donne également l’impression d’avoir fait se succéder plusieurs couches tex tuelles d’origines différentes, alternant des traditions plus ou moins clunisiennes et les réminiscences de droit : Les dits des pères qui nous ont précédés enseignent, et les institutions juridiques faites par les préceptes des rois ordonnent, que tout homme, de quelque dignité qu’il soit, qui voudrait procéder à tous ventes, donations ou échanges que ce soit, ne le fasse pas par de simples mots, mais qu’il fasse inscrire les secrets de sa volonté sur une page écrite, et qu’il ordonne de la faire confirmer par la corroboration des témoins, afin qu’ils obtiennent un 41 BnF, Bourgogne no 77, no 52 (27 juin 985) ; voir H. Atsma, S. Barret et J. Vezin (éd.), op. cit., vol. II, no 50, p. 96-100, et A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. II, no 1715, p. 735-738. Sur Saint-Marcel-lès-Sauzet, voir D. Poeck, op. cit., p. 52 ; p. 59, n. 284 ; p. 476-477. 42 Le texte de ce préambule est : Dum in huius seculi laboriosa uiuitur peregrinatione, interim dum licet, dumque tempus acceptabile atque dies salutis instare uidentur, summopere prouidendum est ut, si qua agere bona ualemus, omni dilectione postposita, operari non pigritemus, facientes nostri eos debitores quos nouimus ueraciter et in presentiarum corporum saluti consulere, et in futuro animarum iudices esse non dubitamus. Quia enim post mortem nulli boni facere possumus, opere precium credimus antequam ad illud subtile et inconprehensibile ducamur examen, occulto iudici satisfaciendo, negglegenter a nobis commissa manu pænitentiæ in istius aeui breuitate, qualitercumque possumus, tergere non desistamus. Pour la traduction, on se reportera à celle qui est donnée ci-dessous du préambule de l’acte de Raymond de Saint-Gilles, n. 43. 43 BnF, NAL 2154, no 31 (21 octobre 976 ; A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. II, no 1430, p. 486-487).
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renforcement perpétuel au cours des courses successives du temps, et soient, contre le verbiage de ceux qui les contesteraient, fondés sur la vérité. Il nous faut donc mettre le plus grand soin à ce que, tant que nous souffrons et errons dans le combat douloureux de ce siècle de vanité, et tant que le moment favorable et le jour du Salut semblent près de nous, nous nous fassions des trésors dans le ciel, là où il n’y a ni rouille, ni mites qui rongent, et où aucun voleur ne vole. Nous devons, en effet, obéir enfin à l’Écriture Sainte, qui dit : « Faites l’aumône, et ainsi, vous serez entièrement purs », car de même que l’eau éteint le feu, l’aumône éteint le péché. Appliquons-nous donc à faire des bonnes œuvres celles que nous pourrons, sans aucun retard, et ne reculons pas devant la tâche. Faisons nos débiteurs de ceux dont nous savons véritablement qu’ils délibèrent à présent du salut de nos corps, et dont nous ne doutons point qu’ils seront dans le futur les juges de nos âmes. Nous savons en effet que comme nous ne pouvons faire aucun bien après notre mort, il nous faut nous appliquer avec le plus grand soin, afin que, constituant en toute joie un pécule pour nos âmes, avant que nous ne soyons menés à cet examen subtil et hors de notre compréhension, en donnant satisfaction au juge mystérieux, nous puissions nous le rendre bienveillant, et que nous ne cessions d’effacer ce que, négligemment, nous commettons de grave par le fruit de la pénitence ou par le rachat au moyen des biens présents, tant que nous séjournons dans la brièveté de cet âge, autant que nous le pouvons. L’autorité des lois a disposé de droit, ainsi que l’antique coutume, que tout homme qui souhaiterait donner des biens de son propre au Roi des rois ou à ses saints en aumône, pour le remède de son âme ou de celles de ses parents, ait la plus entière liberté de le faire44.
44 Præcedentium patrum assertio docet et legalis institucio regalium preceptionum jubet, ut omnis homo cujuscumque dignitatis seu cujuslibet conditionis, qui quaslibet donationes seu venditiones sive commutaciones agere temptaverit, non solum nudis verbis id agat, sed literali pagina voluntatis suę secreta insigniri faciat, testiumque roboratione confirmari jubeat, quatenus per succedentia curri cula temporum perpetuum obtineant firmamentum, et contra obloquentium garrulitatem veritatis teneant fundamentum. Igitur enim summopere providendum est, quamdiu in hoc laborioso certamine hujus vanissimi seculi laboramur et peregrinamur, et quamdiu acceptabile tempus atque dies salutis (2 Cor. 6, 2) nobis instare videntur, tesaurizemus enim tesauros in cęlo, ubi nec erugo neque tinea demoliuntur neque fures effurantur (Mt. 6, 20). Debemus igitur sacre scripturæ obedire aliquando quę ait : « Date elemosinam et ecce omnia munda sunt vobis (Lc. 11, 41), quia sicut aqua extinguit ignem, ita elemosina extinguit peccatum (Sir. 3, 33) ». Enimvero studeamus agere si qua bona valemus, omni dilatione postposita, operari non pigritemus. Faciamus nostros debitores eos quos veraciter novimus et in presentiarum corporum saluti consulere, et in futuro animarum judices esse minime dubitamus. Scimus enim quia post mortem nil boni facere possumus, ideoque summopere studendum est, ut cum omni hilaritate lucrum faciamus animabus nostris, antequam ad illud subtile et incompręhensibile ducamur examen, occulto judici satisfaciendo placatum habere possimus, et quę neglegenter a nobis sunt graviter commissa, fructu pęnitentiæ seu rerum presentiarum redimitione, dum in istius ævi brevitate moramur, qualitercumque possumus, tergere non desistamus. Legum jure sancxit auctoritas et antiqua consuetudo, ut qualiscumque homo de rebus suis juris proprię, si Regum
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Les différents passages sont articulés entre eux presque comme peut l’être, habituellement, l’exposé par rapport au préambule, sauf le dernier, ce qui renforce encore l’impression d’une juxtaposition de différentes strates de textes issues de traditions variées (Igitur enim… Debemus igitur… Enimvero studeamus… Scimus enim…). Le premier de ces passages (Praecedentium patrum […] teneant funda mentum) se retrouve une fois seulement tel quel dans le corpus clunisien, dans un acte du 14 février 1063 par lequel Béranger, père de l’évêque d’Avignon Rostaing, fait donation à Cluny de l’église de la Trinité de Sorgues (-sur-l’Ouvèze)45, et, dans une formulation très proche, mais entamée différemment, dans un acte de 1032 attribué à l’évêque de Toulouse46. Ce dernier partage avec l’acte de Raymond de Saint-Gilles aussi, entre autres choses, l’une de ses caractéristiques les plus intéressantes (mais aussi légèrement inhabituelle dans la formulation) : l’allusion à une literali pagina voluntatis qui doit recevoir la roboratio des témoins. Il est, du reste, un peu surprenant à première vue. Les éditeurs du Recueil des chartes de l’abbaye de Cluny lui avaient donné la date du 18 juin 1032, arguant de la mention du règne d’Henri Ier entamé le 20 juillet 1031 et du fait que l’évêque cité, Pierre Roger, avait occupé le siège épiscopal jusqu’en 1032. Il semble de toute façon que les dates de successions épiscopales soient moins assurées que ne le pensaient Auguste Bernard et Alexandre Bruel47, mais surtout, le document présente un certain nombre de caractères qui pourraient faire penser, en fait, à une falsification ou, à tout le moins, à une rédaction par le bénéficiaire, l’acte étant daté de Cluny48.
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regi aut sanctis ejus in elemosina, pro remedium animę suę vel parentum suorum, dare voluerit, plenissimam habeat libertatem ad faciendum. A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. IV, no 3387, p. 484-486 (14 février 1063 ; B.-M. Tock (éd.), Chartae Galliae, Orléans, IRHT, 2014-2017, no 224642). [Site consulté le 19 octobre 2021] [Les docu ments repris dans cette base de données sont cités avec le numéro d’ordre qu’ils y ont reçu]. Le document est transmis par le cartulaire « B » de l’abbaye (BnF, NAL 1498, fol. 21v) ; d’intéressante manière, les éditeurs (ibid., p. 484, n. 3) notent que, dans cette copie, les huit premières lignes ont fait l’objet d’une mystérieuse tentative d’effacement, mais que leur contenu est identique à celui du document dont il est ici principalement question. Sur Sorgues ou Pont-de-Sorgues, voir D. Poeck, op. cit., p. 513, et E. Magnani Soares-Christen, op. cit., p. 78-79, p. 92, p. 320, p. 474. A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. V, no 2882bis, p. 834-835 (18 juin 1032), qui substi tue Omnium hominum racionabiliter vivencium ratio postulat à Præcedentium patrum assertio docet et legalis institucio regalium preceptionum jubet. Voir P. Cabau, « Les évêques de Toulouse (iiie-xive siècles) et les lieux de leur sépul ture », Mémoires de la Société archéologique du Midi de la France, 59 (1999) (I), p. 123-162, ici p. 144-145, qui donne comme fourchette d’attestation assurée la période du 16 août 1031 au 27 août 1032 (ce qui conviendrait), mais signale des incertitudes multiples et une attestation sûre de son successeur Arnaud le 23 juin 1035 seulement. La reproduction donnée par C. Giraud, J.-B. Renault et B.-M. Tock (éd.), op. cit., no 1898, suffit à saisir le problème : le document est écrit d’une traite, sans aucune mise en page ni signe graphique, sur une feuille de parchemin dont les irrégularités existaient visiblement avant la copie du texte, d’une écriture parfaitement livresque, et du reste peut-être bien assez
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Dans les deux cas, l’on peut penser que les Clunisiens ont consciemment et spécifiquement fait usage d’éléments qu’ils associaient peut-être, d’une certaine manière, avec un « sud » envisagé de manière large. Des thématiques compa rables peuvent être retrouvées ailleurs dans le corpus des actes clunisiens (ce qui est de toute façon presque inévitable pour des préambules), mais les exemples sont en assez petit nombre et souvent un peu éloignés des expressions dont il est ici question49. En revanche, il semble que ce genre de formulations soit assez fréquemment présent, sans être mis en œuvre de manière identique, dans les corpus étudiés par Jean-Baptiste Renault dans sa thèse consacrée à l’écrit à et autour de Saint-Victor de Marseille50. Le même genre de remarques peut être fait pour le dernier élément dont use le préambule (Legum jure […] ad faciendum), mais de manière néanmoins nettement nuancée. Il n’est présent tel quel que deux fois, dans cet exemple et dans l’acte de l’évêque de Toulouse qui a déjà été cité. Néanmoins, un mouvement finalement très proche et introduit de manière assez semblable (Di vina pietate [largiente] legumque auctoritate sanctitum est ut…) se retrouve plus
largement postérieure à la date théorique du document. De plus, comme l’indiquent finalement les réflexions qui précèdent, le formulaire pourrait paraître assez curieux pour un acte épiscopal. Ceci étant, un très rapide regard aux quelques actes d’évêques de Toulouse entre 945 et 1093 données par ibid. (nos 3898 et 3899) et par B.-M. Tock (éd.), Chartae Galliae (nos 216837, 216672, 217915, 217768, 259671, 218194, 218575, 217623) incite à la prudence : en effet, les formulaires semblent, pour autant qu’on puisse le dire sur un si petit nombre de documents, assez mobiles et, notamment au début de la fourchette chronologique, susceptibles de pénétra tion par le dictamen d’actes « privés ». Pareillement, une copie postérieure d’un document vrai, qui aurait été établi à Cluny et peut-être par les clunisiens, n’est absolument pas à exclure ; cet article n’est en tout cas pas le lieu d’un verdict sur la véracité ou la fausseté de ce document. 49 Une recherche rapide dans la base des Cartae Cluniacenses Electronicae sur le terme patrum livre quelques exemples de textes plus ou moins comparables : A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. I, no 81, p. 91-92 (14 mai 903), no 225, p. 215-216 (v. 920, où, de manière intéres sante, les « Pères » sont présentés comme ceux du concile de Nicée), no 725, p. 680 (septembre 948, avec une allusion aux Gesta municipalia et un texte analysé par L. Morelle, « Une écriture minimaliste », p. 124 et p. 127-128), vol. III, no 2107, p. 296-298 (994-1049), no 2280, p. 409-410 (4 avril 994-1032), vol. IV, no 3045, p. 235-236 (1049-1109, mais on touche ici aux limites de la proximité textuelle), no 3149 (1049-1109 ?), no 3201, p. 341 (1049-1109 ?), vol. V, no 4082, p. 435-436 (après le 14 avril 1144), no 4213, p. 560-561 (26 juin 1163, ici aussi très à la limite). Une recherche basée sur « precedentium » donne aussi quelques résultats pertinents : A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. II, no 911, p. 24-25 (v. 1050, « Precedentium religioso rum hominum »), vol. III, no 2090, p. 283-284 (v. 1032-1045, pareil), vol. IV, no 3097, p. 269-270 (1049-1109 [?], pareil), no 3149, p. 310-312 (1049-1109 ?), no 3371, p. 466-467 (1060-1108), vol. V, no 3678, p. 31-32 (1094), no 3983, p. 339-340 (11 juillet 1125). 50 Par exemple J.-B. Renault, L’écrit diplomatique à Saint-Victor de Marseille et en Provence, ca. 950ca. 1120, 3 vols, thèse de doctorat, Strasbourg, Université de Strasbourg, 2013, vol. II, p. 716, p. 747 et n. 34, n. 36-38, p. 750 et n. 54-56, p. 812 et n. 309-311, p. 823, p. 857-863, p. 867-871, tabl. 60 et n. 143, n. 148, n. 150 et n. 154, vol. III, p. 1072, p. 1083. Je remercie par ailleurs l’auteur de m’avoir communiqué sa thèse.
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fréquemment51. Il faut néanmoins prendre garde qu’un tel incipit peut également se lire au début de textes qui ne concernent pas la libre disposition des biens pour en faire aumône, mais, par exemple, simplement l’opportunité de cette dernière 52. D’autres préambules reprennent la même idée de la nécessité de la mise par écrit, en évoquant par exemple la consuetudo (coutume), élément par ailleurs présent dans notre texte53. Ces rapides recherches montrent bien la difficulté du genre de questions traitées dans le présent article ; en effet, s’il serait sans doute excessif de ne vouloir identifier des ressemblances ou des influences que dans les reprises ou les coïncidences exactes, le degré de parenté nécessaire pour supposer de tels phénomènes n’est pas simple à déterminer – raison pour laquelle, du reste, lorsque l’on veut travailler sur les grands nombres, les méthodes statistiques sont extrêmement précieuses, puisqu’elles permettent, justement, de façonner seuils et critères. Ici, l’on ne peut sans doute pas dire que le passage concerné est fondamentalement hors du trésor de formules clunisien « local », mais il n’y est pas pour autant le plus courant, pour autant que puissent le montrer les rapides enquêtes qui ont été menées. Si l’on se tourne à nouveau vers les éléments qui concernent Saint-Victor de Marseille, l’impression est un peu la même. L’on retrouve de ci, de là, des éléments proches, des mouvements semblables, mais les textes ne sont pas identiques. L’on pourrait avoir l’impression, éventuellement, que les allusions à l’autorité de la loi, associée éventuellement à la coutume, pourraient faire tourner le regard vers les aires méridionales de la Gaule, mais, 51 A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. I, no 269, p. 261-262 (mai 926), no 360, p. 338-339 (29 février 928), no 392, p. 372-374 (avril 931), no 447, p. 436-437 (mai 936), no 747, p. 703-704 (juillet 949), no 807, p. 761-762 (avril 951), no 864, p. 818-819 (953), vol. II, no 1097, p. 190 (11 juillet 960-10 juillet 961), no 1400, p. 460 (août 974), vol. III, no 2007, p. 219-220 (994-1032/34), vol. IV, no 3092, p. 265-266 (1049-1109 ?). 52 A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. I, no 345, p. 327-328 (927-942), no 491, p. 475-476 (30 juin 938), no 601, p. 565-567 (942-954), no 695, p. 649-650 (946-991, 23 mai), no 781, p. 735 (octobre 950 ?), vol. II, no 957, p. 57-58 (954-994), no 991, p. 86-87 (janvier 956), no 1019, p. 115-116 (984-990, 17 octobre), no 1020, p. 116-117 (probablement 979), no 1049, p. 143-144 (juin 958), no 1054, p. 149 (vers 975), no 1077, p. 171-172 (987 ou 992, 2 oc tobre ), no 1213, p. 295 (octobre 966), no 1225, p. 306-307 (3 avril 989 ?), no 1272, p. 351-352 (11 juillet 969-10 juillet 970), vol. III, no 1937 (992-993), no 1952, p. 169-170 (août 993), no 1982, p. 194-195 (993-996), n o 2000, p. 213 (vers 995), n o 2001, p. 214 (994-1016), n o 2218, p. 360-361 (994-1049 ?), no 2262, p. 393 (juin 994), no 2278, p. 407-408 (994), no 2317, p. 438 (996-1002, 14 décembre), no 2470, p. 549-550 (998 ou 1009, 2 mai), no 2489, p. 570 (24 octobre 999-23 octobre 1000), n o 2548, p. 614-615 (1001-1029, 15 février), no 2578, p. 636 (24 octobre 1003-23 octobre 1004), vol. IV, no 2884, p. 78-79 (1032, avant le 6 septembre), no 3428, p. 539-540 (10 juillet 1070). 53 Ibid., vol. I, no 1009, p. 104-105 (décembre 956), vol. II, no 1271, p. 351 (969-970, juillet, s’ou vrant sur un impressionnant « mos vel consuetudo est lex, licet non scripta », il est vrai pour un acte de Maïeul), vol. III, no 2744, p. 767-769 (v. 1020, il faut noter que c’est un acte du vicomte d’Aulnay en Saintonge), une fois encore le document du vol. V, no 2882bis, p. 834-835 (18 juin 1032, acte de l’évêque de Toulouse), vol. IV, no 3042, p. 233-234 (« Consuetudo est pagi istius… », 1049-1109).
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du moins en ce qui ressort de l’exemple victorin, c’est au fond assez peu clair. Le préambule de type Utramque legum auctoritas se rapproche de notre passage54, mais le type qui commence par Vox legum et juris, par exemple, fait allusion à la valeur égale de la vente et de l’échange, de même que Legum jura et canonum instituta55. Un type Sanctio legum priscorum se rapproche plus de nos intérêts56 ; mais tout ceci n’est pas assez pour « orienter » l’interprétation du passage de notre texte dans le sens d’une influence ou d’une allusion bien nette. De manière générale, les variations trouvées lors des rapides recherches menées autour de ces deux passages rappellent un peu celles que cite Michel Zimmermann évoquant les allégations de la lex Visigothorum57. Ici aussi, l’on rencontre des Antiquorum legum auctoritas, Priscorum lex, Priscorum patrum leges, Precedentium patrum scripta, Mos civitatis… Si l’ancrage dans un contexte culturel et historique bien précis permet à ce dernier de rattacher ces allusions à la loi visi gothique, il faut sans doute se garder, dans le nôtre, de rattachements aussi précis, quel que soit par ailleurs le rapport des textes à d’éventuelles influences méridio nales ; et concernant l’éventualité de ces dernières, cela appelle à la prudence, tant cela montre à quel point les possibilités offertes par la palette rédactionnelle des textes diplomatiques leur permettent de se couler dans d’innombrables moules, au-delà de leur formulation immédiate. Les autres passages du préambule de l’acte de Raymond de Saint-Gilles, situés entre ceux qui viennent d’être évoqués, semblent eux beaucoup plus classiques ou attendus, à Cluny comme ailleurs ; ce qui frappe, c’est surtout leur empilement, et le fait que les coïncidences textuelles sont beaucoup plus franches que dans les cas précédents. Ces coïncidences n’impliquent pas obligatoirement que tous les éléments composant les trois « sous-préambules » centraux soient repris exactement dans le même ordre ou avec la même mise en œuvre ; mais leurs composantes, même jouant librement entre elles, sont clairement identifiables comme parties d’un « stock » rédactionnel clunisien (ce qui, du reste, ne doit pas s’entendre comme « exclusivement clunisien »). Ainsi, une recherche dans la base de données des CCE portant sur summopere, terme cité deux fois dans le texte de l’arenga, livre-t-elle cinquante-deux résultats (le résultat est, du reste, le même avec la base du CBMA), l’intéressant étant que la quasi-totalité des occurrences donnent des textes de préambules, souvent parents de notre texte ou de certaines de ses parties58, et, quand ils ne le sont pas, thématiquement
54 J.-B. Renault, op. cit., vol. II, p. 613, p. 706, p. 867 et n. 137, vol. III, p. 1118. 55 Ibid., vol. II, p. 752-754 et n. 62-63, n. 77, p. 810-811, p. 821, p. 824 et n. 29, p. 828 et n. 31, ainsi que vol. III, p. 1070. 56 Ibid., vol. II, p. 809, p. 825-826. 57 M. Zimmermann, Écrire et lire en Catalogne (ixe-xiie siècle), 2 vols, Madrid, Casa de Velázquez, 2003, vol. II, p. 648-660. 58 A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. I, no 408, p. 393-395 (932-933), no 427, p. 414-415 (janvier 935), no 499, p. 483-485 (20 juin 939 ; notons que c’est un précepte de Louis IV, ce qui change un peu la perspective, voir P. Lauer (éd.), Recueil des actes de Louis IV, Paris, Imprimerie
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proches59. Seuls de rares exemples donnent ce terme dans un autre contexte discursif, et ils sont chronologiquement situés après tous les autres (trois entre 1080 et 1090, un en 1226-1227)60. Les citations bibliques données par le passage sont très convenues comme justification de l’aumône, encore une fois à Cluny et ailleurs61. En d’autres termes, l’hypothèse d’une rédaction à la fois quelque peu spé ciale, par l’ampleur, voire le boursoufflement, de certaines parties du texte, et « mixte », au sens d’une réunion d’influences différentes, peut être à la fois confirmée et relativisée. Confirmée, car il y a véritablement association entre une palette faisant très clairement partie des usages clunisiens et des nuances textuelles qui lui sont moins familières et donnent l’impression diffuse d’une teinture méridionale. Relativisée, car ce qui apparaît comme influence externe Nationale, 1914, no 10, p. 30-32), no 721, p. 673-674 (mai 948), no 726, p. 681-683 (septembre 948, il s’agit d’un acte de donation de l’évêque d’Arles Manassès, pour des biens sis dans le comté de Chalons), no 825, p. 779-781 (juin 952), no 871, p. 824-826 (janvier 954), vol. II, no 1001, p. 95-96 (13 juin 956), no 1715, p. 735-738 (27 juin 985, dont il a été brièvement question plus haut), vol. III, no 1922, p. 142-143 (avril 992), no 1999, p. 212-213 (994-1049), no 2034, p. 241-242 (994-998), no 2054, p. 257 (1035-1040), no 2080, p. 275-276 (1034-1049), no 2292, p. 419-420 (avril 995, un acte du comte Artaud de Lyon), no 2597, p. 650-651 (24 octobre 1004-23 octobre 1005), no 2731, p. 755-756 (v. 1020 peut-être), no 2749, p. 772-774 (21 mai 1021), vol. IV, no 2831, p. 34-35 (vers 1020-1032, charte du comte de Lyon Guy), logiquement encore le vol. V, no 2882bis, p. 834-836 (18 juin 1032), vol. IV, no 3055, p. 242-243 (1049-1109), no 3109, p. 278-279 (1049-1109), no 3247, p. 366-367 (1049-1109 ?), no 3274, p. 380-382 (1049-1109 ?), no 3350, p. 446-447 (v. 1055). 59 A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. I, no 285, p. 281-282 (9 septembre 927), no 863, p. 817 (décembre 853), vol. II, no 1471, p. 524-526 (février 979), no 1660, p. 692-693 (983-984), no 1694, p. 718-719 (juillet 984), vol. III, no 2484, p. 562-566 (mai 999 ; dans cet acte du comte Lambert, les formules proches sont enchâssées dans un impressionnant préambule qui masque rait presque la ressemblance des passages concernés par son ampleur), no 2680, p. 709-710 (24 octobre 1010-23 octobre 1011), no 2707, p. 730 (octobre 1016), no 2790, p. 816 (1025), vol. IV, no 2817, p. 21-23 (1029, mais en l’occurrence, c’est un acte de Rodolphe III de Bourgogne, voir T. Schieffer et H. E. Mayer (éd.), op. cit., no 121, p. 292-294), no 2845, p. 45-46 (v. 1030, charte du comte Otton de Mâcon), no 3094, p. 267-268 (v. 1000-1025), no 3116, p. 284-285 (v. 990), no 3122, p. 289-290 (1049-1109 ?), no 3126, p. 292-293 (1049-1109 ?, qui est finale ment un exemple croisé des questions ici abordées : le préambule commence par « Cunc tis recte credentibus »), no 3128, p. 329 (1049-1109 ?), no 3140, pp. 303-304 (1049-1109), no 3151, pp. 311-312 (1049-1109 ?), no 3182, p. 329 (1049-1109 ?), no 3418, p. 529-530 (1068). 60 A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. IV, no 3562, p. 697-698 (v. 1080, acte du roi d’Es pagne, le terme apparaît dans les clauses finales), no 3563, p. 698-701 (v. 1080, acte de Geof froi, comte de Mortagne, le terme apparaît au cours d’un long exposé), no 3589, p. 738-744 (1081-1088, Geoffroi de Mortagne encore, et le mot apparaît dans un contexte semblable), vol. VI, no 4550, p. 97-98 (1226-1227, acte du prieur et couvent de Moissac pour la recomman dation de leur abbé élu, où le mot apparaît dans Hunc enim a vobis summopere petimus…, encore une fois dans un contexte bien précis. 61 Voir par exemple les listes de préambules données dans H. Atsma, S. Barret et J. Vezin (éd.), op. cit., vol. I, p. 20-21, vol. II, p. 15-16, vol. III, p. 15-16, ainsi que l’introduction du vol. II, p. 11-13.
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le fait surtout, d’une part, par contraste avec ce qui semble plus interne ; et, d’autre part, d’une manière qui n’est pas toujours aussi nette qu’on pourrait le souhaiter pour une démonstration parfaitement propre. C’est, néanmoins, très certainement inévitable dans ce genre de texte, qui est à la fois contraint par les règles du discours diplomatique et formé par une tradition incertaine aux formes mouvantes. Il faut, de plus rappeler que les quelques plongées textuelles effectuées dans les lignes qui précèdent sont effectuées de manière assez globale, sans prêter véritablement attention aux conditions particulières de la genèse de chacun des documents cités en comparaison. Si l’on se tourne vers les aspects matériels de la question, l’on remarque tout d’abord l’utilisation d’une écriture livresque ayant fait l’objet de quelques modifications et ajouts pour lui donner davantage l’allure d’une écriture de charte. Ceci est notamment le cas dans le traitement des hastes, des signes d’abréviation et des ligatures, qui sont exécutés d’une manière qui l’on pourrait qualifier de plus ornementale qu’imitative (fig. 4). Monique-Cécile Garand a, par ailleurs, attribué cette écriture au scriptorium de l’abbaye, identifiant celui qui l’a souscrite, Willelmus Teutonicus, à un scribe de livres clunisiens62. Ce dernier a également pris la responsabilité d’une autre charte, parfaitement dépourvue d’apprêt, en 1066, qui n’est pas transmise en original63. Ceci semble aller parfaitement dans le sens du présent article : une charte comtale dressée par le personnel du monastère qui en bénéficie, usant de formules mixtes pour relier les deux mondes dont elle est issue. Même si ce document devait s’avérer être un faux, le fil conducteur resterait le même. Malheureusement, il semble que les arguments de Monique-Cécile Garand ne soient pas entièrement convaincants pour l’identification des mains. Elle rapproche l’écriture de cet acte avec celle d’un passage du manuscrit NAL 1548 de la Bibliothèque nationale de France en illustrant son propos d’une 62 M.-C. Garand, « Le scriptorium de Cluny, carrefour d’influences au xie siècle », Journal des savants (1977), p. 257-283, ici p. 267-270. Voir également C. Samaran et R. Marichal (éd.), Catalogue des manuscrits en écriture latine portant des indications de date, de lieu ou de copiste, 7 vols, Paris, CNRS Éditions, 1959-1984, vol. IV/1, p. 191 et pl. XIV. 63 A. Bernard et A. Bruel (éd.), op. cit., vol. IV, no 3408, p. 514 (juin [?] 1066). Elle est datée et souscrite Facta est hec anno MLXI, indictione III [sans doute pour IV], regnante Phylippo rege Francorum, mense VI, feria VI, a Willelmo monacho atque Teutonico » (« Ces choses ont été faites en l’an 1066, la troisième indiction, pendant que régnait Philippe, roi des Francs, le sixième mois, la sixième férie, par Guillaume, moine et Allemand »). Le document dont il est ici question porte « Facta est hȩc carta anno ab incarnatione Domini nostri Jesu Christi MLXV, indictione III, mense augusto, regnante Philippo rege magno Francorum. Scripta in cenobio Sancti Saturnini, a Willelmo monacho, sacerdote indigno atque Teutonico, imperante Raimundo comite », « Cette charte a été faite en l’année de l’incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ 1065, la troisième indiction, au mois d’août, pendant que régnait Philippe, le grand roi des Francs. Écrite au monastère de Saint-Saturnin par Guillaume, moine, indigne prêtre et également allemand, pendant l’empire du comte Raymond ». Notons qu’un autre « allemand » du xie siècle avait déjà attiré l’attention, voir M. Hillebrandt, « Albertus Teutonicus, copiste de chartes et de livres à Cluny », Mémoires de la Société pour l’histoire du droit et des institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, 45 [1988], p. 215-232.
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Fig. 4. BNF, Bourgogne 78, no 119 (donation de Goudargues par Raymond de SaintGilles, 1065) : travail des hastes et des tildes (d, ss, ligature st, tilde, l). – Cliché Bibliothèque nationale de France.
figure donnant des échantillons des deux documents (fig. 4, 5)64. Mais l’auteur de ces lignes peine, à dire vrai, à y reconnaître les caractères communs qu’elle al lègue : si une certaine tendance à l’inclinaison vers la droite leur est commune, perceptible notamment dans la manière de former la panse du a qui vient presque buter sur un trait de droite très vertical, ainsi que dans les lettres à jambages des cendants (m et n), les g ne sont absolument pas semblables, et sont dans la charte largement ouverts sur la gauche, au rebours des g à ove inférieure fermée, formant presque des huit, que l’on trouve dans le passage concerné du livre ; le traitement des ligatures, celui des hastes, celui des s et des f n’est pas le même dans les deux échantillons. Le côté artificiel de ces derniers éléments dans l’acte de Raymond, visiblement destinés à donner à l’écriture une allure rappelant la chancellerie, pourrait certes faire penser à l’usage par un scribe d’une écriture présentant des caractéristiques différentes de ce qu’il a l’habitude d’écrire, mais en l’état, l’identi fication paraît reposer sur trop peu d’éléments. Cela n’infirme pas nécessairement l’origine clunisienne de l’écriture, mais semble interdire de la rattacher sans dis cussion à la personne de celui des scribes du manuscrit NAL 1548 qu’évoquait Monique-Cécile Garand. Plusieurs explications peuvent être données à ces types de phénomènes, avec les inévitables modifications liées aux différentes possibilités concernant l’authen ticité des documents. La plus attirante serait, bien sûr, une coopération entre clunisiens et acteurs locaux, qui mènerait à des formes satisfaisantes pour toutes les parties. Cela dépasserait le simple cadre juridique : il s’agirait bien plus de faire correspondre le document à l’idée textuelle et visuelle que se faisaient les parties de ce qu’une telle charte devait être. Ce serait ainsi l’un des moyens symboliques d’établissement ou de manifestation des relations entre Cluny et certains de ses membra. Les historiens savent que l’histoire de Cluny, de sa congrégation puis de son ordre a été semée de conflits, parfois très violents, entre le chef et les maisons
64 M.-C. Garand, art. cit., p. 269, fig. 3. Les images données sont à peu près les même que celles des figs 4 et 5, avec un cadrage un peu différent.
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Fig. 5. BNF, NAL 1548, fol. 59v (Eusèbe de Césarée, Historia ecclesiastica) : l, am, g, ligature st, s. – Cliché Comité international de paléographie latine/Institut de recherche et d’histoire des textes (cf. Catalogue des manuscrits, t. IV/1 pl. XIV).
qu’il prétendait réformer ou acquérir – un phénomène qui ne se limite pas, loin de là, à ce cas d’espèce. Il n’est pas surprenant, sur cet arrière-plan, que l’on ait cher ché des moyens pour ainsi dire prophylactiques d’assurer l’unité ou, du moins, de la revendiquer, pour ainsi dire par provision, en manifestant une certaine sensibi lité diplomatique à des traditions locales ou perçues comme telles. Cela pourrait aussi, du reste, procéder d’une simple volonté d’efficacité des documents, que l’on jugerait d’autant plus aptes à remplir leurs fonctions que leurs formes correspon draient à celles que différents environnements juridiques et culturels reconnaî traient comme valables. Encore une fois, le principe de base fonctionnerait égale ment s’il devait s’avérer que les documents concernés étaient des falsifications, quand bien même les implications sociales en seraient, dès lors, différentes – il ne s’agirait plus de faire correspondre une transaction aux différents environnements concernés, mais simplement de produire un faux donnant cette impression.
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Il faut, bien évidemment, reconnaître que certains des arguments présentés ici sont, en fait, réversibles, et que de manière générale, l’interprétation de formes textuelles et graphiques est une tâche délicate. Néanmoins, un certain nombre de conclusions peut être tiré. Tout d’abord, les moines avaient visiblement la capacité de se servir de la documentation qu’ils produisaient pour porter des messages plus ou moins subtils – le problème étant, du reste, qu’il est tout à fait possible que nous reconnaissions la présence de ces messages sans les comprendre entièrement. Dans les premiers cas évoqués, il s’agirait, à Cluny ou ailleurs, de s’appuyer sur le prestige de la « charte primordiale » ; dans d’autres, de faire pas ser des revendications en matière de relations avec des maisons subordonnées par des moyens accompagnant les structures du droit sans s’y limiter. Enfin, d’autres exemples paraissent illustrer une sorte de sensibilité à une identité « autre » perçue de manière plus ou moins fine – ce qui est peut-être à mettre également en relation avec la situation géographique de ces autres. Certaines historiographies ont pu considérer Cluny comme une sorte de machine de guerre, un instrument d’invasion ou de contrôle ; ces idées ont été révisées depuis65. L’on a reconnu la nécessité d’une certaine distanciation, tant des récits d’une conquête sainte et réformatrice que des images historiographiques de la décadence66 ; les crises et les conflits ont été remis en contexte67. Les docu ments clunisiens ont également fait l’objet de réflexions renouvelées, auxquelles les notions d’archéologie, de profondeur documentaire et de déconstruction des ensembles autant que des pièces sont communes68. Il est donc, au fond, aussi logique qu’il est agréable de voir les chartes clunisiennes jouer leur rôle dans la manifestation des rapports entre Cluny et ses maisons.
65 P. Henriet, « Moines envahisseurs ou moines civilisateurs ? Cluny dans l’historiographie espagnole, xiiie-xxe siècle », Revue Mabillon, 72 (2000), p. 135-159. 66 Voir D. Iogna-Prat, « Cluny, 910-1910, ou l’instrumentalisation de la mémoire des ori gines », in id., Études clunisiennes, Paris, Picard, 2002, p. 201-224 D. Méhu (éd.), op. cit. ; G. Melville, « Cluny après “Cluny” : le xiiie siècle, un champ de recherches », Francia, 17/1 (1990). 67 Voir par exemple F. Cygler, « L’ordre de Cluny et les rebelliones au xiiie siècle », Francia, 19/1 (1992). 68 M. Innes, « On the Material Culture of Legal Documents : Charters and their Preservation in the Cluny Archives, Ninth to Eleventh Centuries », in W. C. Brown, M. Costambeys, M. Innes, and A. J. Kosto (éd.), Documentary Culture and the Laity in the Early Middle Ages, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 283-320, et P. Chastang, « Le premier Cluny et l’écrit pratique. Quelques propositions », in D. Iogna-Prat, M. Lauwers, F. Mazel et I. Rosé (éd.), op. cit., p. 95-110.
Index des noms de lieux
Note : Seuls les pays en dehors de la France sont mentionnés Aberffraw, Anglesey, co. Gwynedd, Pays de Galles, 32 Abingdon, Abingdon-on-Thames, co. Oxfordshire (autrefois co. Berkshire), Angleterre - abb. St Mary (O.S.B.), 320, 346 Acey, abb. v. Vitreux Agde, comm. cant. Hérault, arr. Béziers, 225, 226 Aix-la-Chapelle, Aachen, arr. ville Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Allemagne, 37 Alet, dép. Ille-et-Vilaine, arr. cant. comm. Saint-Malo - diocèse ou évêché, 36, 37, 38, 39, 42, 43, 55, 56, 57, 58, 59, 60n, 62, 71n, 73, 73n, 74n, 79, 79n, 81, 83, 87n, 92n, 105, 140n, 150n, 216n Almenêches, comm. Orne, arr. Alençon, cant. Sées -abb. (O.S.B.), 273 Ancenis, dép. Loire-Atlantique, arr. Châteaubriand-Ancenis, cant. Ancenis, comm. Ancenis-SaintGéréon - famille, 125 Anchin, v. Pecquencourt Angers, arr. cant. comm. Maine-et-Loire - abb. Saint-Aubin (O.S.B.), 138, 141 - abb. Saint-Nicolas (O.S.B.), 138, 143, 204, 204n, 206, 284, 313, 327n, 343
- abb. Saint-Serge (O.S.B.), 138, 141, 143n, 144, 147, 160, 185, 206, 323, 342 - diocèse ou évêché, 268n, 271n - abb. Saint-Sauveur (O.S.B.), 89 Anvers, prov. arr. comm., Belgique. - abb. Saint-Michel (O. Praem.), 173 Arles, comm. arr. cant. Bouches-duRhône, 83, 225 Armagh, co. Armagh, Irlande - abb. (O.S.B.), 221, 224 Arras, arr. cant. comm. Pas-de-Calais, 173 Arrouaise, abb., v. Saint-Nicolas d’ Arrouaise Áth dá Loarg, co. Louth, Irlande - abb. (O.S.B.), 220 Auberive, comm. Haute-Marne, arr. Langres, cant. Villegusien-le-Lac - abb. Notre-Dame (O. Cist.), 263 Auxerre, arr., cant. comm. Yonne - abb. Saint-Germain (O.S.B.), 94, 95, 95n Avignon, arr. cant. comm. Vaucluse, 240, 241, 362 Avranches, arr. cant. comm. Manche, 344 - bibliothèque, 101, 132, 310n, 320n - diocèse ou évêché, 268n, 271n, 284, 315 - évêque, 99 Bains, Bains-sur-Oust, comm. Ille-etVilaine, arr. cant. Redon, 47
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index des noms de lieux
Batz, Île de, dép. Finistère, arr. Morlaix, cant. Saint-Pol-de-Léon, 39 Bayeux, arr. cant. comm. Calvados, 323n - cath. Notre-Dame, 278 - diocèse ou évêché, 268n, 271n, 315prieuré Saint-Vigor, abb. SaintBénigne de Dijon, 323, 342 Beaulieu, dép. Côtes-d’Armor, arr. Dinan, cant. Plancoët, comm. Languédias, - abb. Notre-Dame (O.S.A.), 159 Bec, voir Le Bec-Hellouin Bégard, comm. cant. Côtes-d’Armor, arr. Guingamp - abb. Notre-Dame (O. Cist.), 15, 15n Belle-Île, Belle-Île-en-Mer, île du Golfe de Gascogne, dép. Morbihan, 112, 115, 115n, 123n, 124, 127, 128, 133 Belz, comm. Morbihan, arr. Lorient, cant. Quiberon - prieuré de Saint-Cado (O.S.B.), abb. Sainte-Croix de Quimperlé, 43n, 122n, 126, 126n Bernay, arr. cant. comm. Eure - abb. Notre-Dame (O.S.B.), 315n, 317n, 319, 320, 326, 326n, 327, 327n, 342, Blangy, Blangy-sur-Ternoise, comm. Pas-de-Calais, arr. Montreuil, cant. Auxi-le-Château - abb. Sainte-Berthe (O.S.B.), 315, 327n, 342 Blois, arr. cant. comm. Loir-et-Cher - abb. Saint-Laumer (O.S.B.), 205, 205n Bodmin, ville et paroisse administrative, située dans le centre de la Cornouailles, co. Cornwall, Angleterre - égl. collégiale St Petroc, 44 Bonneval, comm. Eure-et-Loir, arr. cant. Châteaudun
- abb. Saint-Florentin (O.S.B.), 185, 202 Bonnevaux, dép. Isère, arr. Vienne, cant. Bièvre, comm. Villeneuve-de-Marc - abb. Notre-Dame (O. Cist.), 276 Bourges, arr. cant. comm. Cher, 184n, 188n, 196n, 201, 202, 246 Bourgueil, comm. Indre-et-Loire, arr. Chinon, cant. Langeais - abb. Saint-Pierre (O.S.B.), 187, 191, 199, 203 Bréal-sous-Vitré, comm. Ille-etVilaine, arr. Fougères-Vitré, cant. Vitré, 141, 141n Büraberg, près de Fritzlar, Land Hesse, Allemagne, 100nBurghead, rég. Moray, Écosse, 32n Caen, arr. cant. comm. Calvados - abb. de la Trinité-aux-Dames (O.S.B.), 270, 273, 278, 284, 313 - abb. Saint-Étienne (O.S.B.), 272, 273, 274, 284, 315n, 317n, 323n, 342 Cambrai, arr. cant. comm. Nord - abb. Saint-Aubert (O.S.B.), 313 - abb. Saint-Sépulcre (O.S.B.). 313 Cappenberg, Land Rhénanie-du NordWestphalie, arr. Unna, comm. Selm, Allemagne - abb. (O. Praem.), 173, 174 Carbay, comm. Maine-et-Loire, arr. Segré, cant. Segré-en-Anjou-Bleu - prieuré, abb. Marmoutier (O.S.B.), 141 Carthage, ville, gouvernorat Tunis, délégation Carthage, Tunisie, 214 Chartres, arr. cant. comm. Eure-etLoire, - abb. Saint-Père (O.S.B.), 184, 185, 186, 186n, 188, 190-191, 191n, 194, 200, 200n, 321 - école, 191 - évêché, 191
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Châteaubriant, comm. cant. LoireAtlantique, arr. ChâteaubriantAncenis, 140, 148, 148n, 150, 159 - famille, 125 - prieuré, abb. Marmoutier (O.S.B.), 141 Chavagne, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Rennes, cant. Le Reu, 139 Cîteaux, abb., v. Nicolas-lès-Cîteaux Clairfontaine, comm. Aisne, arr. Vervins, cant. La Capelle - abb. (O. Praem.), 173 Clairvaux, abb., v. Ville-sous-la-Ferté Cléden-Poher, comm. Finistère, arr. Châteaulin, cant. Carhaix-Plouguer, 109, 125 Clonard, co. Meath, Irlande - abb. (O.S.B.), 223 Clonmacnoise, co. Offaly, Irlande - abb. (O.S.B.), 223 Cluny, cant. comm. Saône-et-Loire, arr. Mâcon - abb. Saint-Pierre-et-Saint-Paul (chef-d’ordre), 18, 98n, 111, 111n, 118n, 131, 138, 153n, 164, 164n, 165, 166, 166n, 181, 181n, 182n, 183, 184, 185, 185n, 186, 186n, 188, 190n, 192, 192n, 193, 195, 197, 198, 198n, 199, 201, 208, 231n, 251, 254, 255, 256, 257n, 265, 303, 303n, 315, 317, 318, 319, 324, 327n, 343, 350, 350n, 351, 351n, 352, 352n, 353, 353n, 354, 354n, 355, 356, 357, 358n, 362, 363n, 365, 366, 367n, 368, 370, 370n Combourg, cant. comm. Ille-et-Vilaine, arr. Saint-Malo, 142n, 144, 154, v. Dol-Combourg Conches, Conches-en-Ouche, cant. comm. Eure, arr. Évreux - abb. Saint-Pierre de Castillon (O.S.B.), 315n, 320, 342
Constantine, ville et chef-lieu, Algérie, 214, 214n Corbie, cant. comm. Somme, arr. Amiens - abb. Saint-Pierre (O.S.B.), 36, 90, 90n, 313, 343 Cormery, comm. Indre-et-Loire, arr. Loches, cant. Bléré - abb. Saint-Paul (O.S.B.), 184, 187 Cornouaille, territoire traditionnel correspondant à l’évêché de Quimper, 126, 128 - comte, comtesse, famille comtale, 126n, 127, 128 - évêché, 125 Cornouailles, co Cornwall, comté situé à l’extrémité sud-ouest de l’île de Grande-Bretagne Corsept, comm. Loire-Atlantique, arr. Saint-Nazaire, cant. Saint-Brevin-lesPins - prieuré, abb. Saint-Aubin d’Angers (O.S.B.), 141n Corvey, - abb. (O.S.B.), près de Höxler, Land Rhénanie du Nord-Westphalie, Allemagne, 95 Coutances, arr. cant. comm. Manche, 271n - diocèse ou évêché, 268n, 271n Crépy-en-Valois, cant. comm. Oise, arr. Senlis - abb. Saint-Arnoul (O.S.B.), 327n, 343 Cuissy, Cuissy-et-Geny, comm. Aisne, arr. Laon, cant. Villeneuve-sur-Aisne - abb. (O. Praem.), 175 Daoulas, comm. Finistère, arr. Brest, cant. Pont-de-Buis-lès-Quimerch - abb. Notre-Dame (O.S.A.), 118, 118n Déas, abbatiale, v. Saint-Philbert-deGrandlieu
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Déols, comm. Indre, arr. cant. Châteauroux - abb. (O.S.B.), 353. 353n Dijon, arr. cant. comm. Côte-d’Or - abb. Saint-Bénigne (O.S.B.), 304n, 305n, 310n, 313, 314, 315, 316, 318, 319, 319n, 320, 321, 322, 323, 323n, 324, 324n, 325, 325n, 326, 326n, 327n, 328, 330, 347 - abb. Saint-Étienne (O.S.A.), 268n, 313 Dinan, comm. arr. cant. Côtes-d’Armor, - prieuré de Saint-Malo, abb. SaintJacut, 155n Dinas Powys, Vale of Glamorgan, co. South Glamorgan, Pays de Galles, 32 Dinefwr, co. Camarthenshire, Pays de Galles, 32 Doëlan, dép. Finistère, arr. Quimper, cant. Quimperlé, comm. CloharsCarnoët, 123, 127 Dol, Dol-de-Bretagne, cant. comm. Ille-et-Vilaine, arr. Saint-Malo, 142n, 154 - abb. (O.S.B.), 34, 35, 36, 40, 43, 140n - archevêché, 35n, 75, 76, 79 - évêché, 36, 36n, 37n, 38, 43, 45, 58, 58n, 69, 71, 73, 73n, 74, 74n, 140n, 154 - prieuré, abb. Saint-Florent de Saumur, 142 Dol-Combourg - famille, 125, 142n, 144 Dommartin, dép. Pas-de-Calais, arr. Montreuil, cant. Auxi-le-Château, comm. Tortefontaine - abb. Saint-Josse-au-Bois (O. Praem.), 172 Domnonée, ancien royaume du sudouest de l’Angleterre, 32 Duleek, co. Meath, Irlande - abb. (O.S.B.), 220, 221, 224 Dumech, co. Sligo, Irlande
- abb. (O.S.B.), 219, 220 Dyfed, royaume du sud-ouest du Pays de Galles, 32, 33 Éauze, comm. cant. Gers, arr. Condom, 214 Echternach, comm., cant. Echternach, dist. Grevenmacher, Luxembourg, 100n Elst, prov. Utrecht, comm. Rhenen, Pays-Bas, 100n Épiniac, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Saint-Malo, cant. Dol-de-Bretagne, - abb. La Vieuville (O. Cist.), 157 Evesham, co. Worcestershire, Angleterre, 320, 346 Évreux, arr. cant. comm. Eure, - abb. Saint-Taurin (O.S.B.),131, 315n, 317n, 320, 327n, 328 - cath. Notre-Dame, 95, 95n, 274 - diocèse ou évêché, 268n, 271n, 315 Évron, cant. comm. Mayenne, arr. Mayenne, - abb. Notre-Dame (O.S.B.), 141n, 160, 185, 185n, 323n, 343 Fécamp, comm., cant. Seine-Maritime, arr. Le Havre, 303, 313n - abb. Sainte-Trinité (O.S.B.), 284, 303n, 312, 312n, 313, 314, 319n, 330n Ferrières, Ferrières-en-Gâtinais, comm. Loiret, arr. Montargis, cant. Courtenay - abb. Saint-Pierre-et-Saint-Paul (O.S.B.), 184, 187, 187n Flavigny, Flavigny-sur-Ozerain, comm. Côte-d’Or, arr. cant. Montbard - abb. Saint-Pierre (O.S.B.), 94 Fleury, abb., v. Saint-Benoît-surLoire Floreffe, comm., prov. arr. Namur, Belgique
index des noms de lieux
- abb. (O. Praem.), 173, 174, 175 Fly, abb., v. Saint-Germer-de-Fly Foigny, dép. Aisne, arr. cant. Vervins, comm. La Bouteille - abb. Notre-Dame (O. Cist.), 170 Fontaines-les-Nonnes, dép. Seine-etMarne, arr. Meaux, cant. La Fertésous-Jouarre, comm. Douy-la-Ramée - prieuré (O. Font.), 268n Fontenelle, abb., v. Saint-Wandrille Forest (flamand Vorst), comm. Bruxelles-Capitale, Belgique - abb. (O.S.B.), 313, 347 Fougères, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Fougères-Vitré, cant. Fougères, 141n, 144, 151, 153, 154, 155, 156, 159, 159n - abb. Saint-Pierre de Rillé (O.S.A), 155, 159n - chapelle Sainte-Marie, 153 - égl. Saint-Léonard, 153 - égl. Saint-Nicolas, 153, 155 - égl. Saint-Sulpice, 153 Franquevaux, dép. Gard, arr. Nîmes, cant. Vauvert, comm. Beauvoisin - abb. Notre-Dame (O. Cist.), 276 Frossay, comm. Loire-Atlantique, arr. Saint-Nazaire, cant. Saint-Brevin-lesPins, 124 Fruttuaria, abb., v. San Benigno Canavese Gaël, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Rennes, cant. Montauban de Bretagne - abb. (O.S.B.), 139, 140, 143, supplantée par l’abb. de SaintMéen, v. Saint-Méen Gahard, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Rennes, cant. Val-Couesnon - prieuré, abb. Marmoutier (O.S.B.), 139, 144 Gand (flamand Gent), arr. comm. Flandre-Orientale, Belgique
- abb. Saint-Bavon (O.S.B.), 313, 329n, 347 - abb. Saint-Pierre-au-Mont-Blandin (O.S.B.), 313, 329, 329n Glastonbury, co. Somerset, Angleterre - abb. St Mary (O.S.B.), 315, 316n, 346 Gloucester, co. Gloucestershire, Angleterre - abb. St Peter (O.S.B.), 320, 321, 346 Gorze, comm. Moselle, arr. Metz, cant. Les Côteaux-de-Moselle - abb. Saint-Gorgon (O.S.B.), 131, 303, 303n, 304n, 315, 317n, 327n, 343 Gottesgnaden, - abb. (O. Praem.), Land SaxeAnhalt, arr. Salzland, comm. Calbe, Allemagne, 174 Goudargues, comm. Gard, arr. Nîmes, cant. Pont-Saint-Esprit - abb. (O.S.B.), 357, 357n, 360, 368 Groix, Île de, comm. Morbihan, arr. cant. Lorient, 129 Guérande, comm. cant. LoireAtlantique, arr. Saint-Nazaire - prieuré, abb. Saint-Aubin d’Angers (O.S.B.), 141n Guillac, comm. Morbihan, arr. Pontivy, cant. Ploërmel - abb. Saint-Jean-des-Prés (O.S.A), 159 Gwent, ancien royaume du sud-est du Pays de Galles, 32 Gwynedd, ancien royaume du nordouest du Pays de Galles, 32 Halberstadt, ville, Land Saxe-Anhalt, arr. Harz, Allemagne, 95, 95n Hamage, dép. Nord, arr. Douai, cant. Marchiennes, comm. WandigniesHamage - abb. (O.S.B.), 90, 90n
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index des noms de lieux
Hédé, Hédé-Bazouges, comm. Ille-etVilaine, arr. Saint-Malo, cant. Melesse, 159 Heylissem, prov. Brabant, arr. Nivelles, comm. Hélicine, Belgique - abb. (O. Praem.), 174 Hildesheim, ville et arr., Land BasseSaxe, Allemagne, 95 Holy Trinity, abb., v. Norwich Ilbenstadt, Land Hessen, arr. Darmstadt, comm. Niddatal, Allemagne - abb. (O. Praem.), 173, 175 Inden, abb., v. Kornelimünster Inishkeen, co. Monaghan, Irlande, - abb. (O.S.B.), 224 Iona, Île des Hébrides intérieures, co. Argyll and Bute, Écosse - abb. (O.S.B.), 31, 226 Ivry, Ivry-la-Bataille, comm. Eure, arr. Évreux, cant. Saint-André-del’Eure - abb. Notre-Dame et Saint-Pierre (O.S.B.), 315, 315n, 316n, 343n Josselin, comm. Morbihan, arr. Pontivy, cant. Ploërmel - château, 110n - prieuré Sainte-Croix, abb. SaintSauveur de Redon, 111, 151n Jumièges, comm. Seine-Maritime, arr. Rouen, cant. Barentin - abb. Saint-Pierre (O.S.B.), 48, 303n, 313, 314, 315n, 317, 319, 320, 320n, 321, 327n, 331n, 344 Kildare, co. Kildare, Irlande - abb. (O.S.B.), 222 Kloosterrade, Klosterrath, Rolduc - abb. (O.S.A), prov. Limbourg néerlandais, comm. Kerkrade, Pays-Bas, 175n, 177, 177n Kornelimünster,
- abb. (O.S.B.), près d’Aix-laChapelle, Land Rhénanie-duNord-Westphalie, Allemagne, 89, 90n La Charité, abb., v. Neuvelle-lès-laCharité La Châtre, arr. cant. comm. Indre - chapitre, 246 - église, puis abbatiale, 245 La Ferté, dép. Saône-et-Loire, arr. Châlon-sur-Saône, cant. Tournus, comm. Saint-Ambreuil - abb. Notre-Dame (O. Cist.), 165 La Grâce-Dieu, abb., v. Gottesgnaden La Guerche, La Guerche-deBretagne, comm. cant. Ille-etVilaine, arr. Fougères-Vitré, 159 La Réole, comm. Gironde, arr. Langon, cant. Le Réolais et les Bastides - prieuré, abb. de Fleury-sur-Loire, p. 193 La Roche-Bernard, comm. Morbihan, arr. Vannes, cant. Muzillac - famille, 125 La Roë, comm. Mayenne, arr. ChâteauGontier, cant. Cossé-le-Vivien - abb. (O.S.A.), 157 La Vieuville, abb., v. Épiniac Labergement-Sainte-Marie, comm. Doubs, arr. Pontarlier, cant. Fresne - abb. Mont Sainte-Marie (O.S.B.), 344 Lan Domnech, abb., v. SaintDomineuc - ermitage, 37n Landévennec, comm. Finistère, arr. Châteaulin, cant. Crozon - abb. Saint-Guénolé (O.S.B.), 38n, 39, 40n Landunvez, comm. Finistère, arr. Brest, cant. Plabennec, 43 Lanpiran,
index des noms de lieux
- ancienne égl. collégiale, v. St Piran’s Oratory Laon, arr. cant. comm. Aisne - abb. Saint-Martin (O. Praem.), 173, 174, 175 - abb. Saint-Vincent (O.S.B.), 172évêques, 172, 174, 187 Launceston, paroisse administrative et ville, située à l’extrême est de la Cornouailles, co. Cornwall, Angleterre - St Stephens, égl. collégiale, 44 Lavret, Île de l’archipel de Bréhat, dép. Côtes-d’Armor, arr. Saint-Brieuc, cant. Paimpol, comm. Île-de-Bréhat, 40, 40n Le Bec-Hellouin, comm. Eure, arr. Bernay, cant. Brionne - abb. Notre-Dame du Bec (O.S.B.), 207n, 313, 316n, 321, 328n, 329n, 344n Le Mans, arr. cant. comm. Sarthe - abb. Saint-Pierre-La-Couture (O.S.B.), 186, 187, 191, 203, 284, 323, 344 - abb. Saint-Vincent (O.S.B.), 131, 323n, 344 - diocèse ou évêché, 65, 65n, 268n, 269, 271n - évêque, 65, 200, 214 Le Mont-Saint-Michel, comm. Manche, arr. Avranches, cant. Pontorson - abb. du Mont Saint-Michel (O.S.B.), 87-103 passim, 114, 120, 130, 132, 138, 139n, 159, 205n, 232, 237n, 238n, 315n, 317n, 319n Le Puy, Le Puy-en-Velay, arr. cant. comm. Haute-Loire - cath. Notre-Dame, 247n, 270 Lécousse, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Fougères-Vitré, cant. Fougères - égl. Saint-Martin
Léhon, dép. Côtes-d’Armor, arr. cant. comm. Dinan - abb. Saint-Magloire (O.S.B.), 60n, 87, 140n Lérins, Île Saint-Honorat de, dép. AlpesMaritimes - abb. (O.S.B.), 29n, 44 Les Préaux, comm. Eure, arr. Bernay, cant. Pont-Audemer - abb. Saint-Pierre de Préaux (O.S.B.), 315n, 317n, 323, 345 Lewes, co. East Sussex, Angleterre - abb. St Pancrace (O.S.B.), 316n, 317n, 346 Lilleshall, co. Shropshire, Angleterre - abb. Notre-Dame (O.S.A), 268n Limoges, arr. cant. comm. Limoges - abb. Saint-Martial (O.S.B.), 232, 235, 240, 241n, 304n, 306n Lisieux, arr. cant. comm. Calvados - diocèse ou évêché, 268n, 271n, 315, 331 Lismore, co. Waterford, Irlande - abb. (O.S.B.), 224 Livré, Livré-sur-Changeon, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Rennes, cant. Fougères - prieuré, abb. Saint-Florent de Saumur (O.S.B.), 140, 140n, 141, 144n Llandeilo Fawr, co. Camarthenshire, Pays de Galles, 32 Llandough, Vale of Glamorgan, co. South Glamorgan, Pays de Galles, 32 Llangadwaladr, Anglesey, co. Gwynedd, Pays de Galles, 32 Llanilltud Fawr, Llantwit Major, Vale of Glamorgan, co. South Glamorgan, Pays de Galles, 32 Loc Amand, dép. Finistère, arr. Quimper, cant. Fouesnant, comm. La Forêt-Fouesnant, 123
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index des noms de lieux
Locminé, cant. comm. Morbihan, arr. Pontivy - abb. Saint-Sauveur (O.S.B.), 42n, 138 Locronan, comm. Finistère, arr. cant. Quimper, 107 Lohéac, comm. Ille-et-Vilaine, arr. cant. Redon, 156 Londres, co., Cité et Grand Londres, Angleterre - abb. St Peter of Westminster (O.S.B.), 315, 316n, 317n, 320, 346 Longueville-sur-Scie, comm. SeineMaritime, arr. Dieppe, cant. Luneray - prieuré Sainte-Foy (O. Clun.), 274 Lonlay-l’Abbaye, dép. Orne, arr. Argentan, cant. Domfront - abb. Notre-Dame (O.S.B.), 278 Lorient, arr. cant. comm. Morbihan, 126n Lotivy, dép. Morbihan, arr. Lorient, cant. Quiberon, comm. Saint-Pierre Quiberon, 123 Louvigné-du-Désert, comm. Ille-etVilaine, arr. Fougères-Vitré, cant. Fougères, 144, 153 Mâcon, arr. cant. comm. Saône-et-Loire, 343, 360 Magdebourg, arr. et ville, Land SaxeAnhalt, Allemagne - abb. Notre-Dame (O. Praem.), 179archevêché, 173, 176 Maguelone, dép. Hérault, arr. Montpellier, cant. Pignan, comm. Villeneuve-lès-Maguelone - cath. Saint-Pierre-et-Saint-Paul, 270 Maillezais, comm. Vendée, arr. cant. Fontenay-le-Comte - abb. Saint-Pierre (O.S.B.), 183, 183n, 187, 188, 191, 191n, 199, 200, 200n, 203 Malmesbury, co. Wiltshire, Angleterre
- abb. St Mary (O.S.B.), 315, 315n, 346 Marcillé-Robert, comm. Ille-etVilaine, arr. Fougères-Vitré, cant. La Guerche-de-Bretagne - prieuré, abb. Marmoutier (O.S.B.), 141 Marmoutier, dép. Indre-et-Loire, arr. cant. comm. Tours - abb. (O.S.B.), 137-160 passim, 183-208 passim, - égl. abbatiale, 89, 89n Marseille, arr. cant. comm. Bouchesdu-Rhône - abb. Saint-Victor (O.S.B.), 363, 363n, 364 Maxent, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Rennes, cant. Montfort-sur-Meu - abb. (O.S.B.), 92, 95, 103 - égl., 92, 94, 94n, 95, 102 Meaux, arr. cant. comm. Seine-et-Marne - abb. Saint-Faron (O.S.B.), 315, 317n, 344 Melun, arr. cant. comm. Seine-etMarne, 97 Meschede, ville, arr. Haut-Sauerland, Land-Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Allemagne, 95, 95n Metz, arr. cant. comm. Moselle, 244, 251 - abb. Saint-Arnoul (O.S.B.), 315, 317, 319n, 343, 344 Moissac, cant. comm. Tarn-et-Garonne, arr. Castelsarrasin - abb. Saint-Pierre (O. Clun.), 366n Molesme, comm. Côte-d’Or, arr. Montbard, cant. Châtillon-sur-Seine - abb. Notre-Dame (O. Cist.), 165n, 251, 258 Monasterboice, co. Louth, Irlande - abb. (O.S.B.), 224 Mont Cassin, prov. Frossinone, Italie - abb. (O.S.B.), 262
index des noms de lieux
Mont Gargan, prov. Foggia, comm. Monte Sant’Angelo, Italie - sanctuaire, 103 Mont Saint-Michel, Mont-SaintMichel, v. Le Mont-SaintMichel Mont Sainte-Marie, abb., v. Labergement-Sainte-Marie Montfort, Montfort-sur-Meu, cant. comm. Ille-et-Vilaine, arr. Rennes, 159 - abb. Saint-Jacques (O.S.A.), 159
Neuvelle-lès-la-Charité, comm. Haute-Saône, arr. Vésoul, comm. Scey-sur-Saône-et-Saint-Albin - abb. Notre-Dame de La Charité (O. Cist.), 290, 324n, 344 Newnham, co. Bedfordshire, Angleterre, 268n Noblat, v. Saint-Léonard-deNoblat Noirmoutier, Île de, dép. Vendée, - abb. Saint-Philibert (O.S.B.), 94
Montiéramey, comm. Aube, arr. Troyes, cant. Vendreuve-sur-Berse, - abb. Saint-Pierre (O.S.B.), 324n, 344
Norwich, co. Norfolk, Angleterre - abb. Holy Trinity (O.S.B.), 315, 316n, 317, 346 - cath. 318n, 327 - évêché, 315n
Montivilliers, comm. SeineMaritime, arr. cant. Le Havre - abb. Notre-Dame (O.S.B.), 270, 284, 315n, 344
Notre-Dame, abb., v. Beaulieu, Évron Le Bec-Hellouin, Paimpont, Saint-Évroult-Notre-Dame-duBois, Tongre-Notre-Dame
Morimond, dép. Haute-Marne, arr. Langres, cant. Bourbonne-les-Bains, comm. Parnoy-en-Bassigny - abb. Notre-Dame (O. Cist.), 253, 277, 279
Notre-Dame de Vaudouan, chapelle, dép. Indre, arr. cant. La Châtre, comm. Briantes, 245, 246n
Mortagne, Mortagne-au-Perche, arr. cant. comm. Orne, 345, 366n Muzillac, dép. Morbihan, arr. cant. comm. Vannes, 80n Nantes, arr. cant. comm. LoireAtlantique - Chronique, 139n - concile, 154 - comté, 125 - diocèse ou évêché, 13n, 34, 58, 125, 148, 150, 268n, 271n - évêques, 125, 128, 147, 148n, 191, 191n, 214 - Pays, 46 - siège épiscopal, 92 - ville, 151, 246n, 271
Nyoiseau, dép. Maine-et-Loire, arr. cant. Segré, comm. Segré-en-Anjou Bleu - abb. (O.S.B.), 157 Oigny, comm. Côte-d’Or, arr. Montbard, cant. Châtillon-sur-Seine - abb. Notre-Dame (O.S.A.), 177, 177n Orléans, arr. cant. comm. Loiret - concile, 226 - évêque, 194, 194n, 198 Oudon, comm. Loire-Atlantique, arr. Châteaubriant-Ancenis, cant. Ancenis - prieuré, abb. Saint-Aubin d’Angers (O.S.B.), 141n Ouessant, Île de, dép. Finistère, arr. Brest, cant. Saint-Renan, 39
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index des noms de lieux
Paderborn, ville, Land Rhénanie-duNord-Wesphalie, dist. Detmold, Allemagne, 100n Paimpont, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Rennes, cant. Montfort-sur-Meu - abb. Notre-Dame (O.S.A.), 159, 274 Paris, arr. comm. Île-de-France - abb. Saint-Germain-des-Prés (O.S.B.), 313, 314, 316n, 319, 319n, 327n, 345 - cath. Notre-Dame, 280, 291 Payerne, ville, dist. cant. Vaud, Suisse - abb. (O. Clun.), 353 Pecquencourt, comm. Nord, arr. cant. Douai - abb. Saint-Sauveur d’Anchin (O.S.B.), 342 Penally, co. Pembrokeshire, Pays de Galles, 32 Pental, abb., v. Saint-Samson-de- laRoque Perranporth, ville de la côte-nord de la Cornouailles, co. Cornwall, Angleterre, 44 Perranzabuloe, paroisse administrative et hameau, co. Cornwall, Angleterre, 44 Peterborough, co. Cambridgeshire (autrefois co. Northamptonshire), Angleterre - abb. St Peter (O.S.B.), 315, 315n, 346 Piriac, Piriac-sur-Mer, comm. LoireAtlantique, arr. Saint-Nazaire, cant. Guérande, 126 Ploudalmézeau, comm. Finistère, arr. Brest, cant. Plabennec, 39 Plouhinec, comm. Morbihan, arr. Lorient, cant. Pluvigner, 126 Poitiers, arr. cant. comm. Vienne - abb. Saint-Cyprien (O.S.B.), 188, 193, 198, 200, 201 - abb. Saint-Jean-de-Montierneuf (O.S.B.), 268n
- bataille, 244 Pont-de-Sorgues, v. Sorgues Pont-Saint-Esprit, cant. comm. Gard, arr. Nîmes - prieuré Saint-Saturnin-du-Port (O. Clun.), 357n Pontigny, comm. Yonne, arr. Auxerre, cant. Chablis - abb. Notre-Dame (O. Cist.),165, 324, 345 Pontlevoy, comm. Loir-et-Cher, arr. Romorantin-Lanthenay, cant. Montrichard - abb. (O.S.B.), 153, 155 Pontoise, arr. cant. comm. Val d’Oise - abb. Saint-Martin (O.S.B.), 313, 344 Préaux, v. Les Préaux Prémontré, comm. Aisne, arr. cant. Laon - abb. (O. Praem.) (chef-d’ordre), 22, 172, 172n, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179 - abbés, 177, 178 - ordre, 176, 176n, 177 Probus, paroisse administrative et village, situé près de Truro, co. Cornwall, Angleterre - égl. collégiale, 44 Quimper, arr. cant. comm. Finistère, 125 - chanoines, 118 - diocèse ou évêché, 113n, 268n, 271n - évêque, 62, 76, 109 - Locmaria, abb. (O.S.B), 109n - manuscrit, 62 Quimperlé, cant. comm. Finistère, arr. Quimper - abb. Sainte-Croix (O. S. B.), 43, 43n, 105-122 passim, 126n, 151n, 271 - cartulaire, 107, 109, 115, 123, 123n
index des noms de lieux
Ramsey, co. Cambridgeshire (autrefois co. Huntingdonshire), Angleterre - abb. St Benedict (O.S.B.), 315, 316, 316n, 346 Raus, abb., v. Roz-Landrieux, Rozsur-Couësnon Reading, co. Berkshire, Angleterre - abb. St Mary (O.S.B.), 316n, 317, 346 - collection, 252, 254n Redon, arr. cant. comm. Ille-et-Vilaine - abb. Saint-Sauveur (O.S.B.), 22, 55-134 passim, 138, 139, 140, 140n, 147-151 passim, 155n, 156, 284 - abbé, 269 - cartulaire, 50, 65, 82, 108, 109, 115, 117, 124 Reichenau, île de l’Untersee, Lac de Constance, Allemagne, 95 Reims, arr. cant. comm. Marne - abb. Saint-Remi (O.S.B.), 184, 185n - abbés, 187, 189, 190, 190n, 196n - archevêque, 187, 190n, 195, 195nconcile, 108 - école, 191 - moine, 190 - province, 60n Rennes, arr. cant. comm. Ille-et-Vilaine - abb. Saint-Georges (O.S.B.), 139 - abb. Saint-Melaine (O.S.B.), 87, 135, 139, 139n, 156, 157, 323, 345 - comtes, 106, 114, 128, 141, 144 - comtés, 125 - deniers, 154n - diocèse ou évêché, 34, 58, 113n, 140, 142n, 268n, 271n - évêques, 105n, 112, 140n, 144, 155, 212, 214, 226 - Pays, 46 - siège épiscopal, 92 - ville, 52, 138, 139, 140, 140n, 159n
Retz, Pays, territoire traditionnel s’étendant sur la partie sud-ouest du dép. de Loire-Atlantique, - famille, 125 Rochefort-en-Terre, comm. Morbihan, arr. Vannes, cant. Questembert - prieuré de la Madeleine, abb. de Marmoutier, 151n Rolduc, abb., v. Kloosterrade, Klosterrath Romainmôtier, RomainmôtierEnvy, municipalité, cant. Vaud, dist. Jura-Nord-Vaudois, Suisse - abb. (O. Clun.), 353 Rotmou, abb., v. Saint-Samson Rouen, arr. cant. comm. Seine-Maritime - abb. de la Trinité-du-Mont/SainteCatherine-du-Mont (O.S.B.), 291, 315n, 345 - abb. Saint-Amand (O.S.B.), 284, 291 - abb. Saint-Ouen (O.S.B.), 291, 313, 315n, 327n, 328, 328n, 329, 329n, 345 - abb. Saint-Paul (O.S.B.), 291 - archevêque, 328 - bibliothèque, 329 - cath. Notre-Dame, 272, 274, 291 - communautés bénédictines, 274 - diocèse, 268n, 271n, 284, 315, 329, 329n, 331 - prieuré Notre-Dame-du-Pré (O.S.B.), 291 - province ecclésiastique, 35n, 60n, 315, 317 - ville, 274, 275 Roz-Landrieux, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Saint-Malo, cant. Dol-deBretagne - abb. (O.S.B.) (Raus ?), 37n Roz-sur-Couësnon, comm. Ille-etVilaine, arr. Saint-Malo, cant. Dol-deBretagne - abb. (O.S.B.) (Raus ?) 37n
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index des noms de lieux
Ruffiac, comm. Morbihan, arr. Vannes, cant. Moréac, 47 Saigir, co. Offaly, Irlande - abb. (O.S.B.), 225, 225n Saillé, dép. Loire-Atlantique, arr. SaintNazaire, comm. cant. Guérande - prieuré, abb. Saint-Aubin d’Angers (O.S.B.), 141n Saint-Aubin, abb. v. Angers Saint-Benoît-sur-Loire, comm. Loiret. arr. Orléans, cant. Sully-surLoire - abb. de Fleury (O.S.B.), 188, 197n Saint-Benigne, abb., v. Dijon Saint-Bénigne et Saint-Tiburce de Fruttuaria, abb., v. San Benigno Canavese Saint-Bertin, abb., v. Saint-Omer Saint-Brévin, Saint-Brévin-lesPins, comm. cant. Loire-Atlantique, arr. Saint-Nazaire - prieuré, abb. Saint-Aubin d’Angers (O.S.B.), 141n Saint-Brieuc, arr. cant. comm. Côtesd’Armor - diocèse ou évêché, 42n, 268n, 271n - siège épiscopal, 42 Saint-Cado, Île, dép. Morbihan, arr. Lorient, cant. Quiberon, comm. Belz - abb. (O.S.B.), 122n, 126, 126n Saint-Christophe-des-Bois, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Fougères-Vitré, cant. Vitré - prieuré (O.S.B.), abb. de SaintFlorent, 142 Saint-Claude, arr. cant. comm. Jura - abb. Saint-Oyend-de-Joux (O.S.B.), 313, 345 Saint-Cyr, dép. Ille-et-Vilaine, arr. cant. comm. Rennes - prieuré, abb. Saint-Julien de Tours (O.S.B.), 140
Saint-Denis, arr. cant. comm. SeineSaint-Denis - abb. (O.S.B.), 120, 139n, 310n, 328 - abbé, 63, 63n Saint-Domineuc, comm. Ille-etVilaine, arr. Saint-Malo, cant. Combourg - abb. (O.S.B.) (Lan Domnech ?), 37 Saint-Évroult, Saint-ÉvroultNotre-Dame-du-Bois, comm. Orne, arr. Mortagne-au-Perche, cant. Rai - abb. Notre-Dame de Saint-Évroult (O.S.B.), 313, 320, 345 Saint-Fiacre, comm. Côtes-d’Armor, arr. Guingamp, cant. Plélo - cellule monastique, 42, 42n, 45 Saint-Florent-le-Vieil, dép. Maineet-Loire, arr. Cholet, cant. SaintFlorent-le-Vieil, comm. Mauges-surLoire - abb. (O.S.B.), 184 Saint-Gall, dist., cant., ville, Suisse - abb. (O.S.B.), 89n, 119, 119n - Plan, 90, 91, 93, 102 Saint-Germain-des-Prés, abb., v. Paris Saint-Germer, Saint-Germer-deFly, comm. Oise, arr. Beauvais, cant. Grandvilliers - abb. (O.S.B.), 315n, 317, 343 Saint-Gildas, Saint-Gildas-deRhuys, comm. Morbihan, arr. Vannes, cant. Séné - abb. (O.S.B.), 42, 88, 138 Saint-Gondon, comm. Loiret, arr. Montargis, cant. Sully-sur-Loire - abb. (O.S.B.), 184, 184n Saint-Jacques de Montfort, abb., v. Montfort-sur-Meu Saint-Jacut, Saint-Jacut-de-laMer, comm. Côtes-d’Armor, arr. Dinan, cant. Plancoët
index des noms de lieux
- abb. (O.S.B.), 36, 38n, 42, 42n, 87n, 139, 139n, 140, 155n, 156n, 320, 345 Saint-Jean-de-Montierneuf, abb., v. Poitiers Saint-Jean-sur-Couesnon, dép. Illeet-Vilaine, arr. Fougères-Vitré, cant. Fougères, comm. Rives-duCouesnon - prieuré (O.S.B.), abb. de SaintFlorent, 142 Saint-Jean-des-Prés, abb., v. Guillac Saint-Josse-au-Bois abb., v. Dommartin Saint-Jouin-de-Marnes, dép. DeuxSèvres, arr. Parthenay, cant. Le Val de Thouet, comm. Plaine-et-Vallée - abb. (O.S.B.), 143 Saint-Julien, abb., v. Tours Saint-Julien de Vouvantes, comm. Loire-Atlantique, arr. ChâteaubriantAncenis, cant. Châteaubriant, 246, 246n Saint-Léonard, égl., v. Fougères Saint-Léonard-de-Noblat, cant. comm. Haute-Vienne, arr. Limoges, 247n Saint-Magloire, abb., v. Léhon Saint-Malo, arr. cant. comm. Ille-etVilaine - diocèse ou évêché, 37n, 59n, 60n, 73n, 74n, 140n, 150n, 215n, 68n, 271n- prieuré, v. Dinan Saint-Marcel-lès-Sauzay, comm. Drôme, arr. Nyons, cant. Dieulefit - abb. (O. Clun.), 360, 360n Saint-Martin, abb., v. Laon ; égl., v. Lécousse Saint-Martin-des-Bois, dép. Ille-etVilaine, arr. Fougères-Vitré, cant. Fougères, comm. Landéan, - égl. paroissiale disparue située dans la forêt de Fougères, 141n
Saint-Martin-des-Champs, dép. Illeet-Vilaine, arr. Fougères-Vitré, cant. Fougères, comm. Lécousse - égl. paroissiale, 141n Saint-Marcel-lès Sauzay, comm. Drôme, arr. Nyons, cant. Dieulefit - abb. (O. Clun.), 360, 360n Saint-Martin, abb., v. Pontoise Saint-Maur de Glanfeuil, dép. Maine-etLoire, arr. Saumur, cant. Doué-laFontaine, comm. Le Thoureil - abb. (O.S.B.), 97, 284 Saint-Maur , Saint-Maur-desFossés, comm. cant. Val-de-Marne, arr. Nogent-sur-Marne - abb. (O.S.B.), 97 Saint-Maxent, abb., v. Maxent Saint-Méen [de Gaël], Saint-Méenle-Grand, comm.Ille-et-Vilaine, arr. Rennes, cant. Montauban-deBretagne - abb. (O.S.B.), 36, 37, 42n, 43, 44, 45, 50n, 87, 139, 156n, 320, 345 Saint-Melaine, abb., v. Rennes Saint-Mesmin de Micy, dép. Loiret, arr. Orléans, cant. Olivet, comm. Saint-Pryvé-Saint-Mesmin- abb. (O.S.B.), 183, 186, 187n, 188, 193, 194, 194n, 197, 198, 205, 205n Saint-Michel-des-Monts, dép. LoireAtlantique, arr. ChâteaubriantAncenis, cant. comm. Châteaubriant - prieuré, abb. Saint-Jacques de Montfort (O.S.A.), 159 Saint-Nazaire, arr. cant. comm. LoireAtlantique - prieuré, abb. Saint-Aubin d’Angers (O.S.B.), 141n Saint-Nicolas, égl., v. Fougères Saint-Nicolas d’Arrouaise, - abb. (O.S.A), dép. Pas-de-Calais, arr. Arras, cant. Bapaume, comm. Le Transloy, 177, 177n
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index des noms de lieux
Saint-Nicolas-lès-Cîteaux, comm. Côte-d’Or, arr. Beaune, cant. NuitsSaint-Georges - abb. Notre-Dame de Cîteaux (O. Cist.) (chef-d’ordre), 164-172 passim, 177, 177n, 179, 249n, 253, 253n, 258, 322, 324, 324n, 343 Saint-Omer, arr. cant. comm. Pas-deCalais - abb. Saint-Bertin (O.S.B.), 316n, 345 Saint-Oyend-de-Joux, abb., v. SaintClaude Saint-Pern, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Rennes, cant. Montauban-deBretagne - abb. (O.S.B.), 38, 42 St Petroc, égl., v. Bodmin Saint-Philbert-de-Grandlieu, cant. comm. Loire-Atlantique, arr. Nantes - égl. abbatiale, 94 Saint-Pierre de Rillé, abb., v. Fougères Saint-Pierremont, dép. Meurthe-etMoselle, arr. cant. Briey, comm. Avril - abb. (O.S.A.), 268 Saint-Pol, Saint-Pol-de-Léon, cant. comm. Finistère, arr. Morlaix - abb. (O.S.B.), 38, 43 - diocèse ou évêché, 38, 38n, 268n, 271n - évêques, 143 Saint-Remi, abb., v. Reims, Rouen Saint-Riquier, comm. Somme, arr. Abbeville, cant. Rue - abb. (O.S.B.), 93 Saint-Samson, comm. Calvados, arr. Lisieux, cant. Troam - abb. (O.S.B.) (Rotmou ?) Saint-Samson-de- la-Roque, comm. Eure, arr. Bernay, cant. Bourg-Achard - abb. de Pental (O.S.B.), 35, 35n Saint-Saturnin-du-Port, prieuré, v. PontSaint-Esprit
Saint-Sauveur, abb., v. Aniane, Redon Saint-Sauveur d’Anchin, abb., v. Pecquencourt Saint-Sauveur-des-landes, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Fougères-Vitré, cant. Fougères - prieuré, 144, 153, 153n Saint-Sébastien-sur-Loire, cant. comm. Loire-Atlantique, arr. Nantes, 246n Saint-Suliac, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Saint-Malo, cant. Dol-de-Bretagne - abb. (O.S.B.), 38, 38n, 41, 41n Saint-Sulpice, égl., v. Fougères Saint-Sulpice-la-Forêt, comm. Illeet-Vilaine, arr. Rennes, cant. Liffré - abb. (O.S.B.), 159, 159n Saint-Victor, abb., v. Marseille Saint-Vigor, abb., v. Bayeux Saint-Vincent, abb., v. Laon Saint-Wandrille, SaintWandrille-Rançon, dép. SeineMaritime, arr. Rouen, cant. PortJérôme-sur-Seine, comm. Rives-enSeine - abb. (autrefois Fontenelle) (O.S.B.), 317, 327n, 329, 329n, 345 Sainte-Croix, abb., v. Quimperlé Sainte-Opportune-en-Retz, dép. Loire-Atlantique, arr. Saint-Nazaire, cant. Saint-Brevin-les-Pins, comm. Saint-Père-en-Retz - prieuré, abb. Saint-Aubin d’Angers (O.S.B.), 141n Saintes, arr. cant. comm. CharenteMaritime, 247n Salzbourg, Land, ville, Autriche, 214 San Benigno Canavese, comm. Piemont, Italie, 347 - abb. Saint-Bénigne et Saint-Tiburce de Fruttuaria (O.S.B.), 201, 315, 319, 319n, 327n, 328, 347
index des noms de lieux
Santa Maria della Torre, rég. Calabre, prov. Vibo Valentia, comm. Serra San Bruno - abb. Santa Maria (O. Cart.), 268n Saumur, arr. cant. comm. Maine-etLoire - abb. Saint-Florent (O.S.B.), 138-147 passim, 154, 155, 155n, 156, 156n, 183-186 passim, 203-207 passim Savigny, Savigny-le-Vieux, comm. Manche, arr. Avranches, cant. SaintHilaire-du-Harcouët - abb. de la Sainte-Trinité (chefd’ordre), 268, 268n, 270, 271, 284 Sées, cant. comm. Orne, arr. Alençon - diocèse ou évêché, 268n, 271n Seirkieran, v. Saigir Sénanque, dép. Vaucluse, arr. Apt, cant. comm. Gordes - abb. Notre-Dame (O. Cist.), 276 Sens-de-Bretagne, dép. Ille-et-Vilaine, arr. Rennes, cant. Val-Couesnon - grange, abb. Marmoutier (O.S.B.) et abb. Saint-Pierre de Rillé (O.S.A.), 159n Sercq, Île anglo-normande, Angleterre, 41 Silvacane, dép. Bouches-du-Rhône, arr. Aix-en-Provence, cant. Pélisanne, comm. La Roque-d’Anthéron - abb. Notre-Dame (O. Cist.), 268n Soest, ville, Land Rhénanie-du-NordWesphalie, dist. Arnsberg, Allemagne, 100n Soissons, arr. cant. comm. Aisne - évêque, 187 Sorgues, Sorgues-sur-l’Ouvèze, Pont-de-Sorgues, cant. comm. Vaucluse, arr. Avignon, - égl. La Trinité, 362, 362n
Springiersbach, Land RhénaniePalatinat, arr. Bernkastel-Wittlich, comm. Bengel, Allemagne - abb. (O.S.A.), 172, 172n, 175, 175n St Benedict, abb., v. Ramsey St Buryan, ancienne paroisse administrative et village, situé à l’extrême ouest de la Cornouailles - égl. collégiale, 44 St Germans, paroisse administrative et village, situé dans le sud-est de la Cornouailles, co. Cornwall, Angleterre - égl. collégiale, 44 St Keverne, paroisse administrative et village, situé au sud-ouest de la Cornouailles, co. Cornwall, Angleterre - égl. collégiale, 44 St Mary, abb., v. Malmesbury, Reading St Neot, paroisse administrative et village de Cornouailles, situé au centre-est de la Cornouailles, co. Cornwall, Angleterre - égl. collégiale, 44 St Peter of Westminster, abb., v. Londres St Petroc, égl., v. Bodmin St Piran’s Oratory, « chapelle de St Piran », près de Perranporth, ville de la côte nord de Cornouailles, vestige de Lanpiran, 44 St Stephens Launceston, v. Launceston Steinfeld, Land Rhénanie-du-NordWestphalie, arr. Euskirchen, comm. Kall, Allemagne - abb. Saint-Florent (O. Praem.), 172 Tawnagh, co. Sligo, Irlande - abb. Saint-Julien (O.S.B.), 219 Tenby, co. Pembrokeshire, Pays-deGalles, 32 Thérouanne, comm. Pas-de-Calais, arr. Saint-Omer, cant. Fruges
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index des noms de lieux
- évêque, 173 Tombelaine, îlot de la baie du MontSaint-Michel, s. v. Tongres, ville, arr., prov. Limbourg, Belgique - égl. Notre-Dame, 42 Toul, arr. cant. comm. Meurthe-etMoselle - abb. Saint-Èvre (O.S.B.), 319, 319n, 345 - évêque, 112n Toulouse, arr. cant. comm. HauteGaronne - évêque, 362, 362n, 363, 363n, 364n Tours, arr. cant. comm. Indre-et-Loire - abb. Saint-Julien (O.S.B.), 51n, 138, 140n, 182-209 passim, 352basilique, Saint-Martin, 235n - province ecclésiastique, 60n- SaintMartin (maison de chanoines séculiers), 119, 119n, 232-235 passim, 247 Tréguier, cant. comm. Côtes-d’Armor, arr. Lannion - diocèse ou évêché, 113n, 268n, 271n Troarn, cant. comm. Calvados, arr. Caen - abb. Saint-Martin (O.S.B.), 315n Tronchet, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Saint-Malo, cant. Dol-de-Bretagne - abb. Notre-Dame (O.S.B.), 157 Valence, cant. comm. arr. Drôme, 360 Vannes, arr. cant. comm. Morbihan - cath. 105 - comté, 106, 123n - concile, 214 - diocèse ou évêché, 34, 58, 74n, 105, 106, 113n, 268n, 269, 271n, 284 - évêques, 70, 71n, 105, 124, 125, 127n, 128, 150n - siège épiscopal, 92 - ville, 52, 123
Varlar, arr. comm. Coesfeld, Land Rhénanie-du Nord-Westphalie, Allemagne - abb. (O. Praem.), 173 Vendôme, arr. cant. comm. Loir-et-Cher - abb. de la Trinité (O.S.B.), 204, 204n, 206, 257 Verceil, it. Vercelli, ville et province, rég. Piémont, Italie, 116n, 319 - concile, 106, 108, 112, 119, 131 Vicogne, dép. Nord, arr. Valenciennes, cant. Saint-Amand-les-Eaux, comm. Raismes - abb. (O. Praem.), 173 Vildé-Bidon, dép. Ille-et-Vilaine, arr. Saint-Malo, cant. Dol-de-Bretagne, comm. Roz-Landrieux - paroisse, 159 Vildé-Marine, Vildé-la-Marine, dép. Ille-et-Vilaine, arr. Saint-Malo, cant. Dol-de-Bretagne, comm. Hirel - paroisse, 159 Ville-sous-la-Ferté, comm. Aube, arr. cant. Bar-sur-Aube - abb. Notre-Dame de Clairvaux (O. Cist.), 165, 166n, 168, 254n, 260, 261, 322, 322n, 324, 324n, 343 - abbés, 253, 263 - famille, 125 - prieur, 263 Villeloin, Villeloin-Coullangé, comm. Indre-et-Loire, arr. cant. Loches - abb. Saint-Sauveur (O.S.B.), 184, 187 Vitré, comm. Ille-et-Vilaine, arr. Fougères-Vitré, cant. Vitré - ville, 144, 144n, 159 Vitreux, comm. Jura, arr. Dole, cant. Authume, - abb. d’Acey (O. Cist.), 342 Vivières, comm. Aisne, arr. Soissons, cant. Villers-Cotterêts
index des noms de lieux
- abb. (O. Praem.), plus tard Valsery, 173 Westminster, abb., v. Londres Winchcombe, co. Gloucestershire, Angleterre
- abb. St Peter & St Kenelm (O.S.B.), 320, 346 Xanten, ville, Land Rhénanie, 100n
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Liste des Contributeurs
Bernard Ardura est président du Comité pontifical des Sciences historiques. Julien Bachelier est PRAG à l’Université de Bretagne Occidentale et Centre de recherche bretonne et celtique, EA 4451 / UMS 3554. Sébastien Barret est chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique, responsable de la section de diplomatique à l’Institut de recherche et d’histoire des textes, Paris-Orléans. Caroline Brett est chercheuse associée au département d’Anglo-Saxon, Norrois et Celtique, Université de Cambridge, Royaume-Uni. Esther Dehoux est maître de conférences en histoire médiévale à l’Université de Lille et membre de l’IRHiS (CNRS, UMR 8529). Yves Gallet est professeur d’Histoire de l’art du Moyen Âge à l’Université Bor deaux Montaigne / Ausonius UMR 5607, France. Guy Jarousseau est maître de conférences à l’Université catholique de l’Ouest – Angers, membre du Laboratoire d’Études sur les Monothéismes CNRS-LEM. UMR 8584, Campus Condorcet. Marielle Lamy est maître de conférences en histoire médiévale à Sorbonne Université, Paris. Sa spécialité est l’histoire du christianisme au Moyen Âge, en particulier le culte marial, les Vies du Christ, la spiritualité cistercienne, la mys tique. Stéphane Lecouteux est ingénieur de recherche en analyse de sources an ciennes à l’Université de Caen-Normandie, pôle document numérique de la MRSH (USR 3486), membre associé du CRAHAM-Centre Michel de Boüard (UMR 6273) et ancien responsable de la Bibliothèque patrimoniale d’Avranches (2016-2019). Jean Michel Picard est professeur émérite en Études médiévales à University College Dublin. Il a publié plusieurs livres et de nombreux articles sur la littérature
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lisTe des conTribuTeurs
hagiographique irlandaise, sur la langue et le style hiberno-latins, sur l’Église irlandaise au haut Moyen Âge et sur les rapports entre l’Irlande et le continent à l’époque médiévale. Il est membre de la Royal Irish Academy. Joseph-Claude Poulin est chercheur invité au Département d’histoire de l’Uni versité de Montréal ; spécialiste d’hagiographie latine du haut Moyen Âge. Joëlle Quaghebeur est Maître de Conférences à l’Université de Bretagne-Sud (Lorient-France, 1996-2021, E.R.). Catherine Vincent est professeur émérite d’histoire médiévale à l’université Paris Nanterre, membre senior honoraire de l’Institut universitaire de France, membre de l’UR MéMo et responsable de l’Inventaire des sanctuaires et lieux de pèlerinages chrétiens en France.