Matiere Et Mediations Metaphysiques: Etude Des Fonctions Systematiques De La Matiere Au Sein De La Pensee Philosophique De Saint Thomas D'aquin (Philosophes Medievaux, 66) (French Edition) 9042936266, 9789042936263

Il est indeniable que Thomas d'Aquin fit preuve d'une grande originalite metaphysique parmi ses contemporains.

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French Pages 937 [949] Year 2020

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TABLE DES MATIÈRES
LA MATIÈRE DANS LA « PHYSIQUE » THOMASIENNE
LA MATIÈRE DANS LA MÉTAPHYSIQUE THOMASIENNE
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Matiere Et Mediations Metaphysiques: Etude Des Fonctions Systematiques De La Matiere Au Sein De La Pensee Philosophique De Saint Thomas D'aquin (Philosophes Medievaux, 66) (French Edition)
 9042936266, 9789042936263

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MATIÈRE ET MÉDIATIONS MÉTAPHYSIQUES

PHILOSOPHES MÉDIÉVAUX TOME LXVI

MATIÈRE ET MÉDIATIONS MÉTAPHYSIQUES Étude des fonctions systématiques de la matière au sein de la pensée philosophique de saint Thomas d’Aquin par Julien LAMBINET

ÉDITIONS DE L’INSTITUT SUPÉRIEUR DE PHILOSOPHIE LOUVAIN-LA-NEUVE

PEETERS LEUVEN - PARIS - BRISTOL, CT

2020

A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. No part of this book may be used or reproduced in any form, by print, photoprint, microfilm or any other means without written permission from the publisher. ISBN 978-90-429-3626-3 (Peeters Leuven) ISBN 978-2-7584-0294-7 (Peeters France) eISBN 978-90-429-4087-1 D/2020/0602/81 © 2020, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

1

I. LA MATIÈRE DANS LA « PHYSIQUE » THOMASIENNE

I.1. La matière comme principe de la nature . . . . . . . . . . . . I.2. Les causes dans la nature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I.2.1. Différenciation des causes et des principes . . . . . . . I.2.2. Les quatre causes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I.2.2.1. La cause matérielle (Considérations générales – Eléments historiques fondamentaux à propos de la médecine médiévale – Matière de l’engendrement animal et médecine chez Thomas d’Aquin et Albert le Grand) . . . . . . . . . . . . . . . I.2.2.2. La cause formelle . . . . . . . . . . . . . . . . I.2.2.3. La cause efficiente . . . . . . . . . . . . . . . I.2.2.4. La cause finale . . . . . . . . . . . . . . . . . I.2.3. Coïncidence et divergence des causes . . . . . . . . . . I.3. Constitution et individuation de la substance . . . . . . . . . I.3.1. Etapes de constitution de la substance matérielle : la matière désignée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I.3.2. Quantités terminées et interminées . . . . . . . . . . . I.3.3. Part de la matière dans la vérité de la nature humaine . I.3.4. A propos de la formation de la semence . . . . . . . . I.3.5. La matière comme principe d’individuation . . . . . . I.3.6. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I.3.7. Quasi-excursus. L’individuation selon Cajétan . . . . . I.4. Unicité de la forme substantielle . . . . . . . . . . . . . . . . I.4.1. Ambiguïtés du vocabulaire de l’âme et de l’esprit . . . I.4.2. L’âme intellectuelle est unie de façon immédiate à la matière . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I.4.3. Qualités médianes et intensives . . . . . . . . . . . . I.4.4. Les objections théologiques . . . . . . . . . . . . . . . I.4.5. Les objections de la physique . . . . . . . . . . . . . . I.4.6. De la prédication à la nécessité métaphysique d’une matière première. Jean de Saint-Thomas . . . . . . . .

26 35 35 38

38 58 58 61 67 72 85 93 101 115 124 131 137 152 161 167 169 179 201 219

VI

TABLE DES MATIÈRES

I.4.7. La résurrection et le lien « naturel » de l’âme et du corps I.4.8. Conclusion. La forme substantielle et ses puissances . . I.5. Matière et mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I.5.1. Hésitations à propos de la définition du mouvement et proposition de Thomas. . . . . . . . . . . . . . . . . . I.5.2. Nature et mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . . . I.6. Les sphères célestes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . I.6.1. Sphères physiques et théologiques . . . . . . . . . . . I.6.2. Substance et matière du ciel . . . . . . . . . . . . . . . I.6.3. Systèmes aristotélicien et ptoléméen . . . . . . . . . . I.6.4. L’univers plein, continuité et contiguïté . . . . . . . . . I.6.5. Le Premier moteur et les sphères . . . . . . . . . . . .

229 240 257 257 267 283 288 292 299 311 322

II. LA MATIÈRE DANS LA MÉTAPHYSIQUE THOMASIENNE

II.1. II.2. II.3. II.4.

II.5.

II.6. II.7. II.8.

Hylémorphisme universel et distinctio realis . . . . . . . . . Etre par soi et causalité divine . . . . . . . . . . . . . . . . . Il ne peut y avoir de matière sans forme . . . . . . . . . . . Les idées. La médiation de l’Un et du multiple . . . . . . . . II.4.1. Les idées divines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II.4.2. Quelques objections à la doctrine thomiste des idées . II.4.3. Idées et Trinité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Création et émanation du multiple . . . . . . . . . . . . . . . II.5.1. Prémices : l’émanation, d’Avicenne à Albert le Grand II.5.2. Thomas d’Aquin. Dieu comme cause créatrice immédiate de toutes choses . . . . . . . . . . . . . . . . . La matière comme acte et idée (Bonaventure, Duns Scot, Suarez) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . L’idée de matière chez Thomas . . . . . . . . . . . . . . . . Un ordre providentiel. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

338 348 352 364 364 372 379 386 388 396 416 435 442

III. LA MATIÈRE ET LE VRAI

III.1. L’âme et le corps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III.2. De la sensibilité à l’acte d’intellection : le rôle de la species III.2.1. Species et intentio. L’héritage arabe . . . . . . . . . III.2.2. L’héritage d’Augustin . . . . . . . . . . . . . . . . . III.2.3. La sensibilité chez Thomas . . . . . . . . . . . . . . III.2.4. Species et connaturalité. . . . . . . . . . . . . . . .

460 474 478 485 504 520

TABLE DES MATIÈRES

III.3. L’intellect . . . . . . . . . . . . . . III.3.1. Intellect possible . . . . . . III.3.2. Intellect agent . . . . . . . . III.4. Abstraction et séparation . . . . . . III.4.1. Idées et vérité . . . . . . . . III.4.2. Abstraction et séparation . . III.4.3. Substance et métaphysique . III.5. Vérité et réflexion . . . . . . . . . . III.6. La connaissance du singulier . . . .

. . . . . . . . .

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VII . . . . . . . . .

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. . . . . . . . .

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. . . . . . . . .

530 530 540 547 547 557 565 574 591

Une double béatitude . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les vertus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . De la liberté des causes secondes . . . . . . . . . . . . . . . Transcendentalité du bien . . . . . . . . . . . . . . . . . . . La matière et le mal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV.5.1. Universalité de la providence. . . . . . . . . . . . . IV.5.2. Note sur le Commentaire au livre de Job . . . . . . IV.5.3. Le mal et sa cause . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV.6. Amitié, miséricorde, charité comme ciments de l’ordre social

604 610 614 626 632 638 647 652 664

IV. LA MATIÈRE ET LE BIEN

IV.1. IV.2. IV.3. IV.4. IV.5.

V. LA MATIÈRE ET LE BEAU

V.1. Conditions ontologiques du beau . . . . . . . . . . . . . . . 674 V.2. La transcendentalité du beau . . . . . . . . . . . . . . . . . 682 V.3. La connaissance du beau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 688

VI. MATIÈRE ET TRANSCENDANCE

VI.1. Structure de l’être thomiste entre platonisme et aristotélisme VI.1.1. La confusion du logique et du réel : le cas d’Avicébron VI.1.2. Réfutation du panthéisme matérialiste de David de Dinant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI.1.3. Matière et substance . . . . . . . . . . . . . . . . . VI.1.4. La matière, l’essence et l’être . . . . . . . . . . . . VI.1.5. Individu et relation . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI.1.6. Analogie et participation . . . . . . . . . . . . . . .

699 705 708 717 731 738 741

VIII

TABLE DES MATIÈRES

VI.2. Structure de la métaphysique thomiste comme retour au principe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI.2.1. Contingence et « preuves » de l’être de Dieu . . . . VI.2.2. On ne peut connaître l’essence de Dieu . . . . . . . VI.2.3. A propos des noms divins . . . . . . . . . . . . . . VI.2.4. Remarque sur la science de Dieu, la sacra doctrina et la métaphysique . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI.2.5. Nature et surnature . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI.2.5.1. Position du problème à partir de l’analyse du P. de Lubac . . . . . . . . . . . . . . . VI.2.5.2. Cajétan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI.2.5.3. Distinction et composition des ordres transcendantal et prédicamental au principe d’une solution . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI.2.5.4. L’essai de conciliation de L.-B. Geiger . . VI.2.5.5. Le fondement de l’acte substantiel au sein des relations trinitaires . . . . . . . . . . VI.2.6. Les deux tendances issues d’Albert le Grand et la métaphysique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI.2.6.1. L’antithomisme de Dietrich de Freiberg à propos de la nature de l’accident et sur la question eucharistique . . . . . . . . . . VI.2.6.2. Etre virtuel et être créé. La métaphysique selon Maître Eckhart . . . . . . . . . . . VI.3. Conclusion et perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . .

749 750 762 770 782 795 796 809

818 831 850 854

855 875 894

BIBLIOGRAPHIE

I. Auteurs anciens et médiévaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . 911 II. Auteurs modernes et littérature secondaire . . . . . . . . . . . 918

INTRODUCTION

La matière tient lieu de véritable croix pour la philosophie. Cette dernière, en effet, si l’on choisit de la considérer comme une démarche proprement intellectuelle, se heurte nécessairement à ce qui constitue le symbole même de l’obstacle à l’enceinte de la pure réflexion. La matière est l’altérité, la potentialité qui ne se laisse jamais maîtriser, mais tend toujours à recevoir d’autres formes. Elle est cependant, en même temps que ce qui paraît le plus étranger à l’esprit, ce qui lui semble le plus proche et le plus intime, à savoir son corps ou le fondement de son affection et de sa sensibilité. Passivité fondamentale, elle est ce qui empêche toute pure et simple déduction transcendantale. Schelling la qualifiait de « la plus obscure des choses »1. La science moderne, qui semble avoir cru un temps pouvoir en décrire mathématiquement toutes les propriétés, est encore aujourd’hui confrontée au mystère d’une matière noire, que l’on ne peut approcher que de manière indirecte, par ses effets supposés. En définitive, la tentative consistant à identifier la matière à une pure et simple étendue mathématique intelligible fut assez courte. Quelques modernes la défendaient sans doute ; la mécanique cartésienne en donna une expression qui demeure encore aujourd’hui paradigmatique dans les exposés d’histoire de la philosophie. Mais que l’on se penche un peu plus assidûment sur les textes fondateurs de la mécanique classique, et rien n’apparaîtra si évident. Certes, Galilée soutint que la nature fut écrite en langage mathématique. Mais c’est à hypostasier la matière et les lois mathématiques qu’il aboutit, non à les rendre parfaitement intelligibles à l’homme lui-même. En cherchant à réintroduire la matière réelle et ses irrégularités au sein de modèles mathématiques, il affirma l’extrême complexité d’une mathématique supérieure, celle de Dieu, tout en reconnaissant que nous ne pouvions l’approcher que de manière asymptotique2. L’idée d’une certaine intelligibilité de la matière terrestre eut ses partisans au Moyen Age, chez Bonaventure et Duns Scot par exemple. Ils attribuaient un acte et une Idée à la matière. Avec les évolutions de la scolastique 1 SCHELLING, F. W. J., Ueber das Verhältniss des Realen und Idealen in der Natur, p. 359. 2 Cfr à ce sujet KOYRÉ, A., Etudes galiléennes, pp. 282-283 ; MARION, J.-L., Sur la théologie blanche de Descartes, p. 208.

2

MATIÈRE ET MÉDIATIONS MÉTAPHYSIQUES

espagnole notamment, la matière devint de plus en plus explicitement materia communis, et étendue. Parallèlement, la chose externe se métamorphosait pour, d’un statut de sujet hypokeimenon, devenir idée objective. Chez Descartes, la matière s’identifiait purement et simplement à la res extensa. Toutes ses propriétés absolument certaines et évidentes se résumaient aux quantités mathématiques. Mais dès l’heure suivante, l’identification était condamnée simultanément par les deux plus grandes voix scientifiques du temps : Leibniz et Newton. De « l’erreur mémorable de Descartes », le premier tira qu’il fallait introduire au sein de la matière ellemême une certaine force, qui s’apparentait à l’obscure forme substantielle des scolastiques. Et l’attraction newtonienne devait encore longtemps apparaître comme une « affinité » mystérieuse entre les êtres. Bonaventure, qui parmi les médiévaux pourtant, lui accordait quelque intelligibilité en acte, continuait à caractériser la matière de « ténèbres »3. Depuis Platon et les Pères de l’Eglise, on tendait à la rapprocher du néant. L’accomoder à la pensée ne pouvait être que le fruit d’un raisonnement bâtard, peut-être d’un rêve4. Chez Aristote et, nous le verrons, Thomas d’Aquin, elle n’était appréhendée que par analogie avec la forme. Saint Augustin écrivait : « l’effort de la pensée humaine s’arrête soit à la connaître en l’ignorant, soit à l’ignorer en la connaissant »5. La discussion entamée par Aristote au sujet de la « matière » est, en son débat avec les thèses platoniciennes, à l’origine d’une large tradition de détermination du concept. C’est plus précisément une veine d’interprétation qu’on pourrait qualifier de « spiritualiste » qui admit le plus explicitement la façon dont le problème fut posé par les deux figures centrales de l’Ecole d’Athènes représentée par Raphaël. On peut considérer en effet qu’un grand nombre de penseurs caractérisés plus expressément de « matérialistes » ont plutôt reconnu leur paternité dans la formulation atomiste de la question. La matière est à n’en point douter, tant pour Platon que pour Aristote, un principe qui, en raison de sa foncière inintelligibilité, doit être soumis à la forme par l’intellect, et ne peut donc être saisi que d’une manière indirecte. Si l’on caractérise à gros traits la doctrine héritée des dialogues platoniciens, on assimilera le monde des corps, le sensible, la dyade indéfinie, ou la « matière » chez de nombreux tenants ultérieurs du platonisme, aux degrés inférieurs du réel qui, en raison de leur éloignement de la vérité des Idées, confinent à l’égarement, et dans leur union avec l’âme humaine, 3 4 5

Cfr BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 1, q. 2, ad 5. Cfr PLATON, Timée, 52a-b. AUGUSTIN D’HIPPONE, Confessions, XII, V, 5, p. 348.

INTRODUCTION

3

ne constituent qu’un obstacle à la connaissance du monde intelligible. L’âme, lorsqu’elle s’unit au corps, est déchue de la connaissance immédiate de l’absolu qui lui revenait de nature, pour s’égarer dans l’incertitude du monde sensible. Il s’agit là d’une caractérisation bien négative, si on la compare à l’axe d’interprétation aristotélicien, qui voit la matière comme un élément essentiel tant au perfectionnement de l’être naturel qu’à l’acquisition de quelque connaissance, toujours tirée des sens. Passive, elle demeure cependant l’aveu d’une dépendance et d’un aspect non maîtrisable de la connaissance. A nouveau, « la raison pour laquelle des substances sensibles individuelles il n’y a ni définition ni démonstration, c’est que ces substances ont une matière dont la nature est de pouvoir être et n’être pas ; et c’est pourquoi toutes celles qui parmi les substances sensibles sont individuelles, sont corruptibles »6. La matière ne peut pourtant être assimilée à la privation, c’est-à-dire à quelque « détermination contraire », susceptible d’être opposée à la forme. Apte à recevoir de façon restrictive telle ou telle forme déterminée et substrat de tout changement, la matière n’est rien d’autre que, « d’une certaine façon », la nature même de la substance. Une telle interprétation souligne l’identité du sujet au cours du changement. Ainsi, toute in-formation est-elle comme pré-contenue par le sujet, dont la structure héno-ontologique est dégagée par l’usage du discours scientifique7. L’on connaît l’importance que devait avoir le traité des catégories pour l’histoire de la méthodologie scientifique et comment le Stagirite avait distingué et délimité les genres ou les domaines du savoir en fonction de leur « matière »8. Dans un autre contexte, Aristote écrivait : « autre forme, autre matière »9. Plotin distinguait deux types de philosophies de la matière : alors que les premières pensaient que la matière était la substance fondamentale dont provenait toute chose et que toute substance était corporelle, les autres affirmaient que la matière était au contraire incorporelle10. Si l’on peut ARISTOTE, Métaphysique, 1039b28-1039b30. Cfr COULOUBARITSIS, L., La physique d’Aristote. 8 Cfr à ce propos CRUBELLIER, M., PELLEGRIN, P., Aristote. Le philosophe et les savoirs, pp. 103-104. 9 ARISTOTE, Physique, 194b8-9. 10 Cfr PLOTIN, Ennéades, II, 4, 12, 1 : « Les unes, posant que les êtres sont seulement des corps et que la substance consiste en ces corps, disent que la matière est une et qu’elle est placée sous les éléments et qu’elle est elle-même la substance, tandis que toutes les autres choses sont en quelque sorte des affections de cette matière et que les éléments aussi sont manière d’être de la matière. Mais de plus, ils osent même élever la matière jusqu’aux dieux et aussi, finalement, identifier leur dieu lui-même à une manière d’être de cette matière. Et ils lui donnent également un corps en disant qu’elle est un corps sans qualité mais aussi une grandeur. Les autres disent qu’elle est incorporelle, et certains d’entre eux, que cette 6 7

4

MATIÈRE ET MÉDIATIONS MÉTAPHYSIQUES

reconnaître les stoïciens dans la première caractérisation, la seconde nous renvoie aux platoniciens et aux aristotéliciens11. Mais là où la diversité aristotélicienne des matières pointait celle des genres et s’opposait à la substantialisation platonicienne des causes de l’altération, Platon semblait, au sein de sa doctrine non écrite, reconnaître l’existence, outre de la matière sensible, d’un substrat des Idées ou d’une matière du monde intelligible, qu’il ne faudrait d’ailleurs pas confondre avec la matière intelligible d’Aristote. Il est bien possible que la matière sensible n’ait été conçue que comme une participation dégradée de cette matière supérieure qui, si elle était identifiée au « Grand et Petit », constituerait avec l’Unité le principe de toute réalité, des Idées aux choses sensibles, en passant par les nombres. Ainsi l’indéfini ne devait-il pas être partout méprisé12, et cette matière en quelque sorte « préintelligible »13 se voyait-elle promue à un rôle bien supérieur à sa parente sensible : participer à l’organisation et à la constitution du monde intelligible lui-même. Toute enquête à propos de l’essence même d’une connaissance métaphysique envisagera donc la notion de matière selon deux modalités : tout d’abord en considérant la teneur ontologique de ce que l’on caractérise par le terme de « matière », ensuite en examinant le rôle attribué au concept de matière dans la constitution du savoir. C’est-à-dire qu’il faut étudier la matière d’une part comme une réalité possédant quelque « valence » ontologique, un certain « degré d’être » – fût-il réductible à celui de néant –, et d’autre part en tant que principe de connaissance. Sans doute le caractère paradoxal de la conception aristotélicienne devait-il être encore accentué lorsque la philosophie de la nature et la métaphysique du Stagirite furent reçues par la tradition arabe et la latinité chrétienne, toutes deux suspendues à l’idée d’un Dieu immatériel et créateur de toutes choses. Partout dans la pensée de saint Thomas, apparaît ce nœud indéfectible : d’une part notre intellect, spécifiquement lié à la matière, possède pour objet premier la quiddité de l’être matériel, d’autre part la matière, principe même de la singularité et potentialité privée d’acte, ne peut que faire obstacle à notre connaissance actuelle. Comment expliquer qu’en quelque sorte, un principe intrinsèque à notre nature, soit encore ce qui interdit l’accès à la fin qui semblait assignée à cette nature ? Dès cet matière n’est pas une, mais que celle-ci est placée sous les corps – et eux-mêmes parlent de celle dont parlaient les premiers, tandis que l’autre matière, qui est antérieure, est placée dans le monde intelligible sous les formes de là-bas et les substances incorporelles ». 11 Cfr AUBENQUE, P., « La matière de l’intelligible », p. 320. 12 Cfr PLOTIN, Ennéades, II, 4, 12, 3. 13 Cfr AUBENQUE, P., « La matière de l’intelligible », p. 320.

INTRODUCTION

5

instant, toutes les hiérarchies ontologiques trop strictes et les règles qui semblaient présider au cloisonnement des genres pouvaient être remises en question. Telle était la situation paradoxale d’un principe à la fois obstacle et condition de possibilité de l’esprit humain, à la fois inférieur dans les hiérarchies ontologiques strictement établies par la philosophie grecque, et lieu où s’incarne le saint des saints pour les chrétiens. L’introduction des œuvres aristotéliciennes au sein de la latinité chrétienne allait permettre de définir les modalités d’une démarche scientifique attachée à la nature propre de l’esprit humain. Elle résulta en conflits entre les partisans de ce nouveau savoir, et ceux qui ne purent admettre les prétentions grandissantes de ce dernier à l’autosuffisance. Si la condamnation de 1277 reste, à cet égard, la plus représentative et la plus détaillée, les œuvres naturelles du Stagirite furent interdites d’enseignement à Paris, sous peine d’excommunication, dès 1210 ; une censure qui ne manquera pas d’être renouvelée et étendue à la métaphysique en 1215, devant l’indocilité des enseignants14. En 1231, c’est Rome même qui relaye l’interdiction d’enseigner les libri naturales, avec cet amendement cependant : « avant qu’ils n’aient été examinés et purgés de tout soupçon d’erreur »15. Le 10 mai de la même année, les professeurs parisiens reçoivent la garantie qu’ils ne seront pas excommuniés, mais devront attendre 1255 pour voir les œuvres d’Aristote officiellement intégrées au cursus de la faculté des arts16. Les concepts hérités de la métaphysique et de la physique aristotéliciennes, tels que forme et matière, deviennent les clefs de voûte du langage scientifique et leur compréhension détermine une large part des controverses philosophiques médiévales. L’appréhension thomiste de la matière prime ou de la pure puissance, nous le verrons, dans la réciprocité qu’elle entretient avec la doctrine de l’unicité de la forme substantielle, de la création et de manière générale avec une conception propre de l’esse, se révèlera d’une importance centrale pour la métaphysique du saint docteur et en montrera largement l’originalité. La conception de Thomas l’isolera parmi les grands théologiens de son siècle et sera, au dehors de l’école thomiste elle-même, très peu suivie. Parmi les contemporains directs, le maître de la faculté des arts Boèce de Dacie semble être l’un des seuls à soutenir la pure potentialité de la matière. Une thèse, jointe à celle de l’unicité de la forme substantielle, dont l’apparente inadéquation avec les phénomènes physiques paraîtra, du XIIIe au XXIe siècle, pouvoir suffire à en clamer 14 15 16

Cfr Chartularium Universitatis Parisiensis, t. 1, n. 11, p. 70 et n. 20, pp. 78-79. Ibidem, n. 79, p. 138. Cfr Ibidem, n. 246, pp. 277-279.

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l’inopportunité. Dans les termes que lui avait donnés R. Zavalloni, la controverse ne semble pourtant pas devoir poser véritablement problème : « la question qui se pose est de savoir si toutes les perfections qui constituent l’essence d’une chose trouvent leur raison suffisante dans l’acte d’une seule forme substantielle, ou bien si les diverses perfections d’une essence correspondent à différentes déterminations de la matière première, informée par des formes multiples »17. Le problème est donc entièrement articulé autour des deux concepts fondamentaux de matière et de forme, d’origine aristotélicienne. Et R. Zavalloni avait brillamment insisté sur la nécessité, en cette controverse qui échauffa les esprits d’une partie du XIIIe siècle, de souligner la teneur essentiellement métaphysique que Thomas donnait à cette thèse, là où ce qu’on nommait les « pluralistes », s’étaient attachés surtout à une perspective physique. Une claire distinction des ordres, des « genres » ou des « matières » du savoir n’aurait-elle pas dû suffire à accorder les opposants ? La question d’une matière potentia pura, en tant qu’elle appelait à l’émergence d’un être nouveau, ne possédait-elle pas en définitive une saveur avant tout métaphysique ? Ouverture sur l’originalité et la singularité, elle pointe vers l’altérité qui marque aussi bien le rapport à l’extériorité que l’intimité la plus profonde, tant sur le plan de l’être que sur celui du connaître. Il n’y a de discours philosophique ou métaphysique sur l’absolu, extériorité radicale, que moyennant la kénose de notre esprit, la reconnaissance de l’opacité qui gît au fondement même de notre être, mais aussi des médiations qu’impose cette matérialité. L’être même de l’homme est matériel. Sa subjectivité est corporelle, tout comme son corps, est subjectif. C’est à souligner d’un point de vue systématique les questions nées de ces préoccupations que nous nous attacherons. Aussi notre problématique s’inscrit-elle plus largement dans un questionnement au sujet de la finitude du sujet humain et des limites qui paraissent devoir s’imposer à sa pensée. Le thomisme s’est au XXe siècle abondamment confronté, sur ce sujet, à la philosophie heideggerienne. Notre travail est né des interrogations soulevées par la lecture de l’ouvrage justement célèbre de K. Rahner, Geist in Welt18, et trouva ses premiers éléments de 17 ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, p. 248. 18 Pour l’édition originale : RAHNER, K., Geist in Welt. Zur Metaphysik der endlichen Erkenntnis bei Thomas von Aquin, Ed. Felizian Rauch, Innsbruck−Leipzig, 1939. Nous citerons cependant cet ouvrage à partir de l’édition des Sämtliche Werke, qui fait maintenant référence : RAHNER, K., Geist in Welt, in Sämtliche Werke, bd. 2, Ed. Benziger− Herder, Solothurn−Düsseldorf−Freiburg im Breisgau, 1996.

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réponse dans la thèse que défendit F. Ulrich en 1956, première trame de son imposant ouvrage, Homo Abyssus19. Influencé par le thomisme maréchalien, mais également par l’analytique existentiale et le langage phénoménologique de Heidegger, K. Rahner insista sur la finitude radicale de notre connaissance, comme l’indique le titre complet de sa dissertation doctorale en philosophie : Geist in Welt. Zur Metaphysik der endlichen Erkenntnis nach Thomas von Aquin. Il mit à cette occasion particulièrement l’accent sur le lien qui unit notre connaissance à la matière, et permit ainsi de légèrement déplacer l’accent des recherches maréchaliennes en vue d’une meilleure compréhension de la spécificité de l’intelligence humaine. Il s’agissait, pour Rahner, de découvrir comment la tension vers l’infini dans le sens de J. Maréchal était toujours déjà à l’œuvre au sein de l’être-dans-le-monde heideggerien20. Dans le plus pur sens maréchalien, Rahner a développé une réflexion transcendantale sur ce qui est nécessairement toujours co-affirmé en chaque connaissance du monde. Radicalement lié à la matière, l’homme n’est auprès-de-soi qu’auprès-de-l’autre, c’est-à-dire du monde, et toute métaphysique n’est possible que sur le terrain de l’imaginatio, par le truchement d’une conversio ad phantasma. A l’inverse, toute expérience, tout jugement synthétique à propos de quelque réalité singulière, n’est possible qu’en fonction d’une pré-compréhension, implicite, de l’horizon de l’être en sa totalité, sur lequel le singulier se détache. Dans toute interrogation sur l’être est affirmée la cognoscibilité, voire même la connaissance a priori de celui-ci en son ensemble. L’être est fondamentalement subjectivité et le connaître n’est autre que l’être-auprèsde-soi de l’être21. Originairement, l’être et le connaître sont un et le caractère dynamique de la connaissance ne doit pas être compris comme une actio mais bien comme la résultante d’un actus, c’est-à-dire d’une réalité auprès-d’elle-même22. Une perfection ontologique est originairement présente à l’intellect et, à la manière d’une cause finale, enjoint ce dernier à lui retourner. Le problème de la métaphysique de la connaissance thomiste ne serait donc point celui du fossé laissé béant entre la connaissance et son objet, puis du pont qu’il s’agirait de construire entre ces derniers. Cfr ULRICH, F., Inwiefern ist die Konstruktion der Substanzkonstitution massgebend für die Konstruktion des Materiebegriffes bei Suarez, Duns Scotus und Thomas?, 1956 ; IDEM, Homo Abyssus, 1998. On pourra consulter également, par exemple : IDEM, « EvolutionGeschichte-Transzendenz », 1967-1968. 20 Cfr LOTZ, J.-B., « Zur Thomas-Rezeption in der Maréchal-Schule », p. 388. 21 Cfr RAHNER, K., Geist in Welt, p. 62. 22 Cfr Ibidem, p. 73. 19

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La véritable question serait plutôt celle de la manière dont un connaissant s’oppose comme une altérité le connu qui lui est pourtant fondamentalement identique, et comment une connaissance qui prend le connu comme un autre peut advenir23. La matière même, chez Rahner, est dès lors déduite de sa définition de l’être comme subjectivité. Elle surgit de l’indéterminabilité foncière de l’être et de l’interrogation qui constitue le point de départ fondamental de la démarche métaphysique. Malgré ses insistances sur la finitude de la connaissance humaine et sur le nécessaire recours à la sensibilité qu’elle impliquait, la tentative de Rahner ne parvint cependant pas à offrir d’alternative aux insatisfactions dans lesquelles pouvait laisser la pensée de Maréchal. Ordonnée à la parfaite unité de l’être comme à la fois sa fin et son commencement, la subjectivité, pour le jésuite allemand, surpasse dynamiquement toute différence et la matière demeure essentiellement, certes puissance dérivée et relative d’une part, mais aussi et peut-être surtout, obstacle devant être surmonté24. L’explicitation de l’esse pré-compris en tout acte de connaissance n’advient que par la négation expresse du singulier. Negatio et remotio ne sont que les thématisations d’une affirmation plus originaire25. L’« anticipation » excède toujours le fini et révèle ainsi l’unité fondamentale de l’être en sa subjectivité, c’est-à-dire comme retour-auprès-de-soi. L’effort réalisé par Rahner en vue de réintégrer la matière à sa juste place au sein de l’épistémologie thomiste est indéniable. En soulignant notamment la place de la materia comme horizon a priorique d’une connaissance humaine intrinsèquement dépendante de la sensibilité, Rahner touche au plus juste. Mais il est regrettable que la tentative soit entachée d’imprécisions, qui finissent par fausser considérablement la question. La première et principale erreur réside sans doute en ceci que Rahner identifie l’horizon de la connaissance humaine en tant que materia à un horizon « vide ». Le réceptacle premier ou l’horizon a priorique de la sensibilité humaine ne peut en effet être qualifié comme le fait Rahner de materia prima26. Cet horizon, loin d’être une pure puissance, est en 23

Cfr Ibidem, pp. 66-67. « Ainsi le retour sur soi ne paraît-il pensable que par un détachement qui sépare de la materia, que par un élan qui provient peut-être de la sensibilité, mais ne reste pas longtemps en elle, et l’abandonne plutôt, de sorte que celle-ci ne reste pas le fondement porteur de la possibilité du retour, et ce même si nous la présupposons en même temps possible en ce même sujet. La reditio completa ne serait en soi pas un constant procedere ab exteriori » (RAHNER, K., Geist in Welt, p. 176). 25 Cfr Ibidem., pp. 223-224. 26 « […] si nous cherchons à appréhender les choses du monde, nous devons toujours saisir le su (das Gewusste) comme ‘su-de-quelque-chose’ ; ce n’est qu’au sein de ce quelque 24

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effet en acte premier, ce que Rahner tend à ramener, dans le plus pur style kantien, aux formes a priori de l’espace et du temps. Comme il l’admet lui-même, seul ce qui, déjà, est impliqué dans un réseau de rapports, ou un horizon de relations, peut se détacher comme chose concrète connue. Toute chose n’est expressément connue que détachée de ce réceptacle ou de cette matière de la connaissance que détermine un tel ensemble de relations. Pourquoi Rahner l’identifie-t-il donc à la pure puissance vide de toutes formes de la materia prima ? Objet d’un acte de connaissance encore confus, et qui demande certes plus complète détermination, cet horizon matériel de la connaissance est le substrat d’un acte habituel premier, en vertu duquel précisément, ce qui est connu sera toujours connaissance « de quelque chose ». La matière « intelligible » ensuite, puisqu’elle se voit parfois identifiée par Rahner à l’horizon a priorique de notre sensibilité, devrait être explicitement distinguée de la materia prima ; ce dont Rahner se passe. Cette matière intelligible ne peut d’ailleurs être identifiée non plus à la quantité, ou encore être qualifiée d’objet des mathématiques, ce que fait parfois Rahner. Elle est bien plutôt, chez Thomas, le substrat des objets mathématiques et de la quantité. Et à cet égard, elle peut être vue comme un principe de l’espace et du temps. Ceux-ci n’apparaîtront alors pas seulement comme des formes abstraites pour l’intuition sensible, risquant d’enfermer unilatéralement toute appréhension du monde dans l’enceinte de la subjectivité, mais seront plutôt radicalement compris à partir du déploiement catégorial de la substance même27. Nous nous évertuerons à chose que le su devient une chose du monde. On peut par là rapporter le su à autant de ‘quelque chose’ que l’on veut. En d’autres termes, ce n’est que le su selon tel ou tel rapport qui est une chose concrète et individuelle, un objet dans lequel le savoir, encore errant à la recherche de son but, parvient à se fixer en un ‘ceci’ particulier, en un objet. En tant que pur et simple su sans cet horizon de la relation, il n’y a, aussi compliqué qu’on le pense, pas de ceci concret. On peut penser le su aussi compliqué qu’on le veuille, la contrainte demeure toujours de le rapporter à ce ‘quelque chose’. Et toujours ce quelque chose demeure l’horizon vide et pourtant nécessaire du savoir. Cet horizon est présent dans le savoir d’une manière particulière et n’est pourtant lui-même jamais proprement su. Le savoir possède principiellement un horizon vide, en soi jamais déterminable, auquel il est relatif. Le su lui-même (l’‘essence’ de la chose) est ce qui est étant à ce ‘quelque chose’. L’horizon auquel se rapporte le savoir et le réceptacle (Woran) du su s’appelle en langage thomiste ‘materia corporalis (prima)’. […] Seul ce rattachement du su à la materia donne une connaissance objective. Dans la mesure où cette ‘conversion’ est essentielle à toute connaissance, toute connaissance humaine est aussi conversio ad materiam, et dans la mesure où cette materia n’est accessible que dans le phantasme de l’imaginatio humaine, toute connaissance est une conversio ad phantasma » (RAHNER, K., Geist in Welt, p. 44). 27 Pour un déploiement particulièrement subtil de cette idée, en dialogue direct avec Maréchal et Rahner à ce propos, on pourra consulter les travaux de G. Siewerth, dont nous avons nous-mêmes produits une modeste synthèse il y a quelques années : Cfr surtout

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montrer que la matière, si elle apparaît comme l’obstacle même à toute intelligibilité immédiate, permet plus fondamentalement, chez Thomas, le déploiement de l’être de la substance physique au sein de ses différences, et se comprend sous le prisme de l’accomplissement de l’être plutôt que de quelque empêchement. F. Ulrich avait, dans ses études brillantes sur la notion de matière, ouvert cette voie. On pouvait se demander en effet, à considérer la notion thomiste de création comme une diffusion de soi du bien, si l’accomplissement de l’être spirituel résidait bien en un retour clos sur lui-même, ou plutôt, d’une manière analogue à l’action divine, dans la diffusion de son être dans la différence et l’extériorité. Si l’acte d’être en effet acquiert son perfectionnement dans le Bien chez Thomas, c’est qu’il assoit et cultive son rapport à l’altérité. La philosophie, et la métaphysique en particulier, semblaient devoir s’accomplir là en un mode de vie, ou dans une sorte d’éthique. Et sans doute aurons-nous l’occasion de voir comment conceptions de la matière et de l’essence de la métaphysique doivent être intimement corrélées. Heidegger, on le sait, décrivait l’histoire de la métaphysique comme un long oubli de l’être et de sa différence avec l’étant. La différence ontologique est, selon lui, l’impensé de l’histoire de la métaphysique en sa totalité. Ainsi en vint-il progressivement à dévoiler, manifestement en débat avec Hegel et Aristote, la constitution onto-théo-logique de la métaphysique28. La question plonge en effet historiquement ses racines dans la détermination amphibologique du champ d’investigation réservé à la métaphysique dans la tradition aristotélicienne, science de l’être en tant qu’être ou science de l’étant suprême. La Science de la Logique hégélienne n’est autre qu’une théologie pour Heidegger. En tant que « logique » ou « logos », le dévoilement de l’être « réclame la pensée en tant qu’elle fonde en raison (als Begründen) »29. Le « logique », au sens de la simple « -logia », écrit Heidegger, désigne « […] le tout d’un rapport de fondation rationnelle, où les objets des sciences sont représentés, c’est-à-dire compris, dans la perspective de leur fondement (Grund). Mais l’ontologie et la théologie sont des ‘logies’ en ce qu’elles examinent l’étant comme tel et le fondent en raison dans le Tout. SIEWERTH, G., Die Apriorität der menschlichen Erkenntnis nach Thomas von Aquin ; SIEWERTH, G., « Die transzendentale Struktur des Raumes » ; LAMBINET, J., « Die Naturphilosophie G. Siewerths ». 28 Cfr à ce propos COURTINE, J.-F., « Différence ontologique et analogie de l’être. Le tournant suarézien », pp. 45-46. 29 HEIDEGGER, M., Identität und Differenz, p. 65.

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Elles rendent compte de l’être comme fondement de l’étant. Elles rendent raison au logos et sont, en un sens essentiel, conformes au logos, c’est-àdire qu’elles sont la logique du logos. C’est pourquoi elles se dénomment plus exactement onto-logique et théo-logique. La métaphysique est, pensée de manière plus conforme à son objet et de façon plus claire, une ontothéo-logique »30.

On comprend dès lors comment l’analogia entis, cette tentative scolastique de concilier la différence au sein de l’étant, a pu être décrite comme « non une solution à la question de l’être, ni même une véritable élaboration de la problématique », mais le « […] titre de l’aporie la plus dure, de l’impasse en laquelle la philosophie antique s’est emmurée, et avec elle, toute celle qui a suivi jusqu’à aujourd’hui. L’analogia entis − qu’on nous ressort aujourd’hui à la manière d’un slogan à bon marché − a joué un rôle au Moyen Age ; toutefois pas comme question de l’être, mais comme un moyen bien venu pour formuler en vocabulaire philosophique une conviction de la foi. Le Dieu de la foi chrétienne, bien que créateur et conservateur du monde, est carrément différencié et séparé de celui-ci ; mais il est l’étant au sens le plus élevé, le summum ens ; étantes sont également les créatures infiniment différentes de lui, l’ens finitum. Comment l’ens infinitum et l’ens finitum peuvent-ils être tous les deux nommés ens, tous les deux compris dans le même concept d’‘être’ ? L’ens vaut-il seulement aequivoce, ou bien univoce, ou alors justement analogice ? On s’est sorti de la difficulté à l’aide de l’analogie qui n’est pas dans ce cas une solution mais une formule »31.

Les historiens de la philosophie médiévale ont depuis largement nuancé le propos du maître de Fribourg32. Sans doute la tendance répondant le mieux au constat heideggerien reste-t-elle la voie de l’univocité, qui mène directement à la scolastique suarézienne et trouve son origine dans la faveur accordée à l’ens qua ens par Avicenne. On peut parler de métaphysique « kathologique » ou de « katholou-tinologie », parce qu’elle prend pour point de départ un objet universel, élargi de l’ens même à la res, et considère tout à partir de ce concept préalable. Une seconde tendance, mise particulièrement en valeur depuis maintenant quelques décennies au travers des travaux de K. Flasch ou A. de Libera notamment, cherche à montrer l’originalité d’une métaphysique comme « protologie » au Moyen 30

Ibidem, p. 66. HEIDEGGER, M., Aristoteles, Metaphysik θ 1-3. Von Wesen und Wirklichkeit der Kraft, p. 46. Nous rendons ici la traduction française de Bernard Stevens et Pol Vandevelde (HEIDEGGER, M., Aristote, Métaphysique θ 1-3. De l’essence et de la réalité de la force, Ed. Gallimard, Paris, 1991, pp. 51-52). 32 Cfr sur ce qui suit notamment BOULNOIS, O., « Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique ». 31

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Age. Prenant sa source dans la science des êtres premiers mise en évidence par Averroès, elle s’accomplit surtout chez Maître Eckhart, qui réunit à la fois l’héritage d’Albert le Grand médiatisé par Dietrich de Freiberg, et l’inspiration néo-platonicienne d’une mystique de l’Un. Cette dernière d’ailleurs, parce qu’elle tient ses principes fondamentaux au-delà de l’être même, échapperait selon plusieurs interprètes à l’onto-théo-logie. La voie de Maître Eckhart ou de Dietrich de Freiberg n’est pas entièrement dépourvue d’éléments « kathologiques », puisque les êtres premiers qui constituent l’objet de la métaphysique ne sont rien d’autre que les essences mêmes des choses telles qu’elles sont au sein de l’esprit divin. C’est la conception thomiste de la métaphysique cependant qui, généralement, donne l’exemplaire d’un projet de « katholou-protologie », où l’étant commun ne serait dit ens qu’en vertu de sa dépendance, en son être même, envers l’Etre supérieur. Les chemins empruntés par Dietrich de Freiberg et Maître Eckhart ont encore été désignés comme menant à une conception « éthique » de la métaphysique, où la béatitude philosophique acquise par la connaissance des êtres en leur état premier, constitue en quelque sorte l’accomplissement de l’homme noble. C’est une caractéristique également du thomisme du XXe siècle, qu’il cherche chez F. Ulrich par exemple, P. Rousselot ou H. de Lubac, à souligner le dynamisme vital qui correspond à la compréhension thomiste de la métaphysique. Cette compréhension d’une métaphysique transie par l’action, repose sur des fondements entièrement différents cependant de ceux qui furent développés par Dietrich de Freiberg ou Maître Eckhart. En raison précisément de son incapacité à atteindre l’essence même de Dieu, fin ultime selon Thomas de toute connaissance créée, l’homme semble au premier abord se voir refuser toute possibilité même d’acquérir quelque béatitude, en cette vie ou par les moyens inhérents à sa nature propre. Ce que s’évertue dès lors à montrer de Lubac dans les textes de Thomas, c’est une articulation certes complexe, mais effective, existant entre la nature créée même de l’homme et la vision de Dieu ou la béatitude. Au lieu de chercher à intégrer cependant à cette conception l’élément abstractif et rationnel comme tel, les conclusions de de Lubac, inspirées par Rousselot, menèrent fréquemment à sa forte relativisation. Or il faudrait voir si la conception de la métaphysique thomiste n’ouvre pas une compréhension problématisante de la médiation, qui permettrait de marier dans une voie qui n’a pas, en fin de compte, encore été tout à fait épuisée, métaphysique éthique de la primauté substantielle et médiations kathologiques des concepts. Il s’agit dès lors de tenter de mettre au jour la « substance » métaphysique de la notion de matière telle que présentée par Thomas d’Aquin, et

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de chercher à ouvrir une voie permettant de retracer l’histoire de la métaphysique de la substance jusqu’à l’achèvement que lui imposa un jour Heidegger, à savoir l’année 1809, qui vit paraître l’essai de Schelling Vom Wesen der menschlichen Freiheit. Là où la métaphysique de la substance et du principe de raison subit sans discontinuer, depuis Heidegger, la critique d’avoir oublié l’être et de l’avoir inscrit au sein d’une structure onto-théo-logique rationalisante, incapable d’ouvrir le champ du sacré, il nous paraît judicieux, si l’on veut évaluer avec acribie ce constat, de repartir d’une étude de la constitution intrinsèque de la substance ellemême, et pourquoi pas de pousser le paradoxe jusqu’à reprendre cette histoire à partir de la marque même de ce qui semble faire une substance finie au sens moderne, à savoir sa matérialité. En d’autres termes, il s’agit de se demander si, alors que le thomisme du début du XXe siècle chercha surtout à dédouaner la métaphysique de l’esse thomasienne du constat heideggerien, au risque parfois d’en négliger les réquisits de l’essence ou de la substance singulière, ce n’est pas aussi du sein de la substance ellemême et d’une problématisation de sa constitution que peuvent être réévaluées les exigences d’une philosophie première. D’une manière qui entend bien évidemment ne point négliger l’originalité d’une métaphysique de l’acte d’être même, il s’agit donc d’entamer une critique plus radicale du constat heideggerien, en se demandant précisément si la structure interne de l’ens et la constitution matérielle de la substance, qui forment la base la plus immédiate de notre savoir, impliquent nécessairement l’arraisonnement censé annoncer la mort de la métaphysique. En d’autres termes, la métaphysique de la substance, loin d’étouffer le dynamisme de l’être, ne le possibilise-t-elle pas ? La méthode que nous adopterons se rapproche à certains égards de celle de J. Aertsen ou de J.-B. Lotz, en cette mesure où ces auteurs cherchèrent à approcher l’essence de la métaphysique de Thomas par le prisme des concepts transcendentaux. Nous n’admettrons pas a priori que le concept transcendental au Moyen Age doive être référé à une constitution active de l’objet de pensée par l’esprit humain33. Dès lors, si nous élaborerons notre travail, dans la suite de Rahner, Lotz ou Maréchal, en une certaine conscientisation des problématiques modernes et notamment postkantiennes, nous chercherons plutôt, comme Aertsen, à laisser ces prospectives implicites surtout, et à ressaisir l’entreprise thomasienne à partir de 33 Cfr à cet égard la juste mise au point adressée à K. Flasch par J. A. Aertsen dans AERTSEN, J. A., Medieval philosophy and the transcendentals, p. 22. Cfr également l’autocritique que s’adresse Flasch dans DIETRICH DE FREIBERG, Opera omnia, tome 3, p. LXXIX.

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son sol médiéval. Plutôt que d’importer sur la pensée de Thomas un questionnement qui ne peut être le sien, il s’agit de laisser oeuvrer le texte thomasien et de montrer comment, de lui-même, au sein de son contexte propre et des sources qu’il sollicite, il donne une expression particulière à une problématique appelée à forger de proche en proche les destins de la métaphysique. S’attacher à aborder la métaphysique à partir des concepts transcendentaux, doit donc surtout consister à montrer comment l’être même ne se manifeste à l’esprit de Thomas que par la médiation de ses attributs intrinsèques et des liens qui s’établissent ainsi entre la source foncière et l’esprit qui l’appréhende34. Il s’agit dans un premier temps de s’en tenir aux principes et aux propriétés transcendantales qui soutiennent la constitution de la substance et offrent leur fondement aux déploiements catégoriaux. Il apparaîtra cependant que l’ordre transcendental ne se comprend chez Thomas dans sa plénitude qu’au sein des liens complexes qu’il entretient avec le prédicamental. Celui-là ne se déploie et ne se laisse appréhender que par celui-ci, dévoilant ainsi comment la causalité première de l’être ne s’exerce elle-même que dans la promotion d’un ordre de causalité seconde, dont la rationalité fut attribuée dès la philosophie grecque à 34 Selon Aertsen, le caractère relationnel du vrai (qui exprime une relation entre la chose et les facultés de connaissance) est une véritable possibilité de dévoilement des premiers principes présupposés à toute connaissance. « Ce que l’entendement saisit d’abord, c’est l’‘étant’. S’il affirme plus tard que l’âme possède une ouverture sur tout ce qui est, alors un ‘accord’ entre l’esprit et l’étant est amené à l’expression, dont le sort fut déjà fixé dans la mise en œuvre antérieure de la resolutio. La position particulière de l’homme parmi les autres étants est reconnue dans la logique thomasienne des transcendentaux. Cela vaut notamment pour la détermination transcendentale du ‘vrai’, car on peut bien dire : ‘toute chose désire le bien’, mais non : ‘tout reconnaît le vrai’. Dans la détermination du ‘vrai’, on pense simultanément le rapport à un étant, lequel est certes aliquid comme tout autre étant, c’est-à-dire un ‘quelque chose’ déterminé distinct, mais possède pourtant une extension universelle par son être spirituel. L’anima est cet étant, qui peut s’accorder avec chaque étant. L’homme est, pourrait-on dire, caractérisé par l’ouverture transcendentale. Dans la pensée thomasienne de l’ordre des transcendentaux, se manifeste une ‘Anthropocentrique’ » (AERTSEN, J. A., « Die Transzendentalienlehre bei Thomas von Aquin », p. 96). L’âme est pour ainsi dire tout, disait en effet Aristote, et aux facultés de l’âme correspond l’être sous les aspects du vrai et du bien comme leurs objets formels. Thomas lie les trois transcendentaux ens-verum-bonum à la structure de l’âme et de ses facultés anima-intellectus-voluntas. A l’encontre de J. B. Metz (Christliche Anthropozentrik, p. 121), Aertsen limite pourtant le caractère de « l’anthropocentrique » thomasienne, pour qui l’âme « est d’une certaine manière toutes choses », dans la mesure où la quête de la source de l’étant, fondement de la vérité et de la bonté des choses, doit être pensée à partir de la création, de laquelle chaque chose tient son être même. Chaque étant est fondamentalement bon parce qu’il a été voulu et aimé par Dieu, dont l’intellect est la mesure ultime de la vérité (Cfr AERTSEN, J. A., « Die Transzendentalienlehre bei Thomas von Aquin », p. 99).

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ce qu’elle appela φύσις. Principe de « mouvement et de repos en toute chose », dont elle constituait encore l’origine et la fin, la φύσις donnait sa direction intime et sa rationalité propre au mouvement dont les choses sensibles offraient constamment le spectacle. La philosophie médiévale, nimbée des lumières que lui offrait la révélation chrétienne, pouvait bien être caractérisée par la tension qu’il s’agissait constamment d’apaiser entre l’intimité de l’être, censée établir pour toute créature un lien immédiat au divin, mais restant pourtant largement obscure à l’exercice actuel de la raison, et l’ordre plus aisément accessible des lois naturelles. Aussi bien, vouloir reconsidérer l’histoire et le concept même de métaphysique à partir de la notion de matière, c’est chercher à dépotentier la recherche, d’une part en sa dimension historique – là où le Stagirite établira progressivement ce concept à partir de l’observation de la nature, jusqu’à lui donner une dimension métaphysique en élaborant la notion de matière première, puissance première de toute génération et ouverture vers l’altérité de l’être même à partir de sa source, réservoir de puissance –, mais également dans sa dimension thématique, de la métaphysique comme science établie vers ses fondations dans les éléments qui constituent la pensée humaine. Cette tentative de dépotentiation et de reconstruction de la métaphysique thomasienne à partir de la notion de matière n’a, nous semble-t-il, que trop rarement été menée. Si très certainement, faire un état des lieux exhaustif de la littérature secondaire concernant la problématique de la matière au Moyen Age et plus particulièrement chez saint Thomas, serait une entreprise titanesque35, tant le statut de l’hylémorphisme demeure 35 Signalons surtout, parmi les études récentes, le travail de Catherine König-Pralong (KÖNIG-PRALONG, C., Avènement de l’aristotélisme en terre chrétienne), qui cherche à mesurer, par la médiation des thématiques de l’essence et de la matière, les stratégies interprétatives adoptées par les auteurs médiévaux dans leur réception de l’œuvre d’Aristote. Sans doute notre propre enquête abordera-t-elle plusieurs points déjà envisagés par cette recherche et en avalisera-t-elle la plupart des résultats. Notre propre travail cependant, centré sur Thomas d’Aquin, nous permettra d’aborder plus largement la place de la matière dans l’ensemble de sa « systématique » métaphysique et d’en tirer plus complètement les conséquences pour l’histoire « en grand » de la science première. L’ouvrage de C. KönigPralong n’aborde en outre que d’une manière très secondaire l’interrogation qui peut être considérée comme à la source de notre recherche, à savoir le problème de la possibilité d’une métaphysique pour l’esprit matériel. A ce titre, notre préoccupation originelle avait essentiellement trait à une métaphysique de la connaissance, et les divers points que nous aborderons dans les pages qui suivent garderont cette question comme horizon. La méthode que nous adopterons, moins historique que celle utilisée par Pralong, cherchera à être plus « problématisante », notamment par le regard implicite qu’elle portera toujours sur le dégagement d’une voie métaphysique au sein de laquelle s’inscrit potentiellement le projet thomasien. Nous ne pouvons malheureusement faire que signaler l’étude d’A. Petagine (PETAGINE, A., Matière, corps, esprit : la notion de sujet dans la philosophie de Thomas d’Aquin, Ed. Cerf – Academic Press Fribourg, Paris – Fribourg, 2014). Bien qu’il paraisse

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en effet l’un des objets de fascination les plus constants de l’étude de l’Aquinate et de sa source principale, à savoir Aristote, les approches qui nous paraissent préfigurer le plus notre recherche demeurent, encore aujourd’hui, celles que nous avons mentionnées plus haut : à savoir le projet de thèse de doctorat en philosophie de Karl Rahner Geist in Welt, et la dissertation doctorale de F. Ulrich. Mais le premier ouvrage, outre les limites déjà mentionnées, est entièrement élaboré autour de la question de la métaphysique de la connaissance. Le second, plus englobant et synthétique, aborde essentiellement les questions de l’être même et de l’aboutissement de la perspective thomiste au sein du concept de Bonitas. Par là, il pointe vers une métaphysique du bien, mais passe outre nombre de questions de détail et aborde, quant à lui, à peine le problème de la connaissance théorique. Nous voudrions sur ce point donner une vision organique et plus compréhensive de la métaphysique thomasienne à partir de sa fondation dans le problème de la matérialité, non que la matière en donne le fondement unique, bien entendu, mais en ce qu’elle en dévoile la potentiation médiatrice et relationnelle sans doute la plus riche au plan purement philosophique. Nous n’avons pas choisi de présenter une lecture analytique et suivie, tant thématiquement que chronologiquement, des textes thomasiens faisant intervenir la notion de matière. Cette méthode mêle très certainement les avantages de la plus grande précision à l’exhaustivité des occurrences, et permet sans doute de saisir plus aisément inflexions et évolutions doctrinales, mais nous paraît largement irréalisable pour notre thème, du moins dans le cadre d’un volume de taille certes respectable, mais non encore titanesque. Bien qu’une telle tâche demeure « idéalement » à accomplir, le « thème » de la matière ne peut chez Thomas être circonscrit à un ensemble d’œuvres déterminé. Il intervient bien plutôt, à titre de principe, dans tous les domaines qui se rattachent à l’étant sensible. Le nombre d’occurrences du terme de matière dans l’œuvre de Thomas nous aurait vraisemblablement conduit à la rédaction de plusieurs milliers de pages. Aussi avons-nous choisi un mode d’exposition plus synthétique et systématique, qui nous permette également de ne point nous limiter au simple corpus « physique » de l’œuvre de Thomas. Notre dessein en effet, était bien plutôt de saisir la place qu’occupe la notion de matière dans l’acte de la pensée thomasienne, et d’en relever ainsi la valeur à la fois métaphysique et épistémologique. Nous restreindre aux œuvres de philosophie de tard, notre travail connait sa forme achevée depuis déjà 2012 et n’a pu prendre en compte les résultats de cette recherche prometteuse.

INTRODUCTION

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la nature nous aurait offert une perspective seulement partielle sur notre thème, et par là une vision tronquée des intentions de l’auteur. La structure d’emblée systématique et organique que nous avons choisi d’adopter ne nous semblait pas non plus permettre de nous étendre, dans un chapitre dédié, sur les sources de l’interprétation thomasienne de la notion de matière. Les ramifications de cette dernière auraient exigé une présentation tout aussi organique des compréhensions de ce terme développées par les prédécesseurs métaphysiciens de Thomas. Aussi avons-nous préféré inscrire l’Aquinate en son contexte historique au travers des interventions ponctuelles, au cours de nos développements, de nombreux éléments substantiels concernant les doctrines notamment de Platon, Aristote, Augustin, Avicébron, Avicenne, Averroès, David de Dinant, Alexandre de Hales, Albert le Grand, saint Bonaventure, etc. Nous avons tenté, pour organiser notre recherche, de marier notre attention aux structures transcendentales de l’être, avec ce qui semble admis par Thomas comme le développement le plus naturel de la connaissance. Nous débuterons donc, puisque toute connaissance prend, selon l’Aquinate, sa source dans le rapport qu’elle exerce avec le monde qui l’entoure, par une étude de la place occupée par la matière au sein de la « physique » thomasienne. Nous chercherons alors à dégager la structure de la substance naturelle en tant que son être se présente au premier abord sous les instances d’une chose ou d’une substance singulière. Il s’agira de mettre en évidence la manière dont les principes et les causes qui structurent la rationalité prédicamentale se révèlent en leur fond dépendre intégralement de l’émergence de la substance en son être unifié et synthétique. Nous tenterons de montrer, par une étude des principes et des causes qui régissent la nature, puis de plusieurs grands traits qui caractérisent cette dernière (l’individuation des substances sensibles, le mouvement, la partition entre sphères célestes et sublunaires), la manière dont la rationalité propre à la φύσις obéit à une dynamique de constitution et de perfectionnement de la substance en son propre mode d’être. Dans la mesure cependant où la donnée sensible n’est d’abord saisie qu’en son unité substantielle originaire, c’est-à-dire en tant que substance totale ou sous la raison de son être pur et simple, indépendamment de toute composition, ou comme un pur donné immédiat, nous nous plongerons, au cours de notre deuxième partie, dans l’étude de la métaphysique thomasienne, c’est-à-dire des principes et des causes qui font de la substance une substance avant tout unifiée sous la perspective de ce qui lui donne son être. Il s’agira donc de s’interroger sur les rapports unissant l’être, l’essence et la subsistance, et de comprendre la place que la matière peut

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avoir dans une perspective de création de l’être de la substance sujette au mouvement. De prime abord, elle devrait être bien mince si la substance totale seule doit être considérée comme créée. Mais nous constaterons que la notion conserve pourtant un rôle de première importance dans l’argumentaire de l’Aquinate, puisque seule une juste compréhension des rapports intrinsèques qu’elle entretient avec la forme permettra d’écarter les opinions d’Avicébron, Avicenne, Averroès ou encore Albert. Demeurant attentifs en outre à la rationalité que présente la nature en ellemême, il nous faudra nous confronter à la compréhension thomasienne des idées divines et constater comment, chez Thomas, la substance singularisée par sa matière entre en harmonie avec les desseins providentiels du créateur. Nos recherches sur l’être, l’unité et l’essence de l’étant naturel devront nous mener ensuite à enquêter sur les rapports que ce dernier entretient avec les autres étants, et en particulier avec les puissances de l’âme du sujet qui l’appréhende. Ainsi interrogerons-nous, au sein des trois parties suivantes de cette étude, les liens que tisse l’étant, et plus particulièrement la matérialité qui le constitue, avec le vrai, le bien et le beau. L’étude de l’épistémologie thomasienne doit nous permettre de saisir la manière particulière dont Thomas, se distinguant tant des matérialistes anciens que des maîtres averroïstes ou augustinisants parisiens, comprend la participation de la subjectivité humaine, dans les rapports même qu’elle établit avec son propre corps et la matière du monde, aux idées qui forgent l’intellection divine et la mesure de toute vérité. Aussi chercherons-nous à dégager les premiers linéaments de ce qui nous semble constituer la démarche métaphysique selon Thomas. Nous nous intéresserons ensuite plus brièvement à la compréhension de la personnalité morale que cette dialectique des ordres naturels et transcendentaux, à notre sens intimement dynamisée par la notion de matière comme sujet, permet de forger. Nous terminerons cette enquête par une étude de l’être comme beauté, qui réunit les raisons du vrai et du bien dans une perspective nous paraissant apte à manifester l’intime correspondance métaphysique des ordres de la subjectivité humaine et de l’être, seulement rendue possible par les justes proportions qu’offrent la matière et la forme dans leur structuration de l’essence de la substance. Envisagé ainsi selon les diverses perspectives des transcendantaux, en tant qu’ils sont, en toute leur extension, convertibles avec la notion d’étant, c’est donc bien l’être même de la matière qui constituera l’objet de notre enquête, et notamment le rôle qu’il occupe dans l’appréhension de l’étant par l’esprit humain en ses diverses facultés.

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Il nous faudra tenter alors une reprise de nos résultats, que nous inscrirons dans une perspective de recherche à propos de l’essence de la métaphysique. Il s’agira essentiellement de saisir, à la lumière de nos cinq parties précédentes, quels rapports entre les logiques propres aux ordres naturel et transcendant sont susceptibles de rendre possible une telle science chez Thomas. Nous nous confronterons à ce propos aux perspectives notamment d’H. de Lubac et L.-B. Geiger, et plus brièvement, aux tenants de l’école dominicaine allemande médiévale : Dietrich de Freiberg et Maître Eckhart. Ce cadre systématique devrait nous permettre de voir comment le concept de matière peut offrir un prisme privilégié pour aborder les grandes questions métaphysiques, en problématisant tant la constitution proprement interne de la substance finie que ses rapports avec l’altérité. Nous chercherons ici essentiellement à dégager en quelque sorte la substance philosophique du discours thomasien sur la matière. La tâche n’est pas impossible, car l’Aquinate lui-même accordait importance et autonomie à une démarche proprement rationnelle. Mais il est certain que cette méthode constitue pour une part une trahison des intentions de l’auteur étudié, qui usait du discours philosophique à dessein d’éclairer les vérités de foi. Afin de relativiser une telle trahison, nous serons nous-mêmes contraints de toucher çà et là quelque argument plus théologique. Cela ne doit cependant pas inquiéter outre mesure la rationalité historique dont use la philosophie, qui trouve son bien dans chaque émergence spirituelle et culturelle36.

36 On pourrait d’ailleurs citer à ce propos R. Imbach, au sujet d’une querelle qui nous occupera bientôt, entretenue autour de l’interprétation de l’eucharistie, et qui vit Dietrich de Freiberg s’en prendre aux explications de l’Aquinate au nom de l’indépendance de la démarche philosophique : « Par rapport au rationalisme de Thierry, la doctrine de Thomas apparaît comme un fléchissement de la philosophie sous la pression théologique, mais face à la solution que proposera Ockham cette adaptation est timide. Si nous la mettons en rapport avec ces deux positions ultérieures, la solution thomasienne s’avère être un effort de médiation qui tente de concilier les exigences du dogme avec celles de la raison. Cet effort indéniable soulève à son tour une question : dans quelle mesure cette intervention d’une instance extra-rationnelle est-elle un facteur d’innovation pour la pensée ? L’exemple du débat eucharistique à la fin du XIIIe siècle montre de façon éclatante comment le renouvellement philosophique peut être stimulé par une interpellation extraterritoriale. Obligeant la philosophie à penser ce qu’elle n’osait imaginer, la théologie a permis à la philosophie de se renouveler et de se dépasser elle-même » (IMBACH, R., Le traité de l’eucharistie de Thomas d’Aquin et les averroïstes, pp. 330-331).

I. LA MATIÈRE DANS LA « PHYSIQUE » THOMASIENNE

Puisque la matière ne semble pouvoir être connue que par l’intermédiaire du mouvement, nous dit Thomas, son étude doit relever à titre principal de la philosophie de la nature1. On se souvient de la définition aristotélicienne de la nature : « un certain principe et la cause du mouvement et du repos en ce en quoi elle réside en premier, par soi et non selon l’accident »2. Or si l’on en croit une ancienne déclaration d’A. Forest, le vrai problème philosophique sur lequel l’historien du Moyen Age doit réfléchir, « c’est d’abord celui de la signification de la nature »3. Cette affirmation continuera d’en étonner plus d’un, admettant que la philosophie de la nature médiévale, puisque basée sur une physique désormais considérée comme désuète, est vouée à l’oubli. Peut-être le serait-elle effectivement si le concept de « nature » ne faisait que référer à la science physique telle que nous l’entendons aujourd’hui. Et encore, ce serait là ne pas tenir compte des études qui continuent à fleurir depuis les travaux majeurs de P. Duhem et d’A. Maier par exemple, pour montrer comment la naissance de la physique moderne n’est en rien indemne d’influences médiévales, et principalement des avancées menées par l’école nominaliste. Mais plus généralement, le champ sémantique recouvert par le terme de nature est au Moyen Age bien plus large que celui auquel la physique moderne se réfère. Savoir par exemple si les couples qu’il forme, dans la perspective médiévale, avec tantôt la notion de création, tantôt celle de grâce, peuvent être scindés, constitue pour l’interprète une question en soi. Dans le cas contraire, la nature renverrait d’elle-même à la métaphysique et à la théologie. Quoiqu’il en soit, la constance même de ce réseau de références lui confère des connotations anthropologiques, morales et religieuses nouvelles par rapport aux sources antiques. La notion de nature chez Thomas se révèle déterminante pour l’intégralité de sa compréhension de l’homme et du monde. L’Aquinate soutient en effet que « ce qui appartient à une chose naturellement doit être THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 2, n. 1285. ARISTOTE, Physique, 192b20-192b22. 3 FOREST, A., « Compte-rendu de Etienne Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale », p. 837. 1 2

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le fondement et le principe de tout le reste »4. Ainsi, c’est par nature que l’homme désire connaître, et le naturel constitue, pour Thomas comme pour Aristote, le présupposé fondamental de l’éthique5. La philosophie de la nature de Thomas fut longtemps considérée comme l’une des parties les moins intéressantes et les moins originales de son œuvre, car trop résolument déterminée par la Physique aristotélicienne. Un tel jugement hâtif est largement issu d’une perspective anachronique, qui envisage les physiques aristotélicienne et thomasienne à partir des découvertes de la science moderne. Du strict point de vue de l’historien, l’accusation de manque d’originalité ou d’importance portée sur la philosophie de la nature de saint Thomas est immédiatement contredite par les vives réactions que cette dernière engendra au sein du Moyen Age même ; réactions qui ne s’expliquent pas seulement par l’introduction d’un cadre conceptuel philosophique largement repris à Aristote et peut-être susceptible de concurrencer la foi chrétienne, mais surtout par le danger que représentait ce cadre, aux mains d’un théologien de talent et par une conciliation trop étreignante, de dévier le sens du message apostolique. Il s’agissait alors de déterminer les rapports que devaient entretenir la foi et la raison, question qui allait bien évidemment avoir trait à toutes les problématiques susceptibles d’intéresser le théologien comme le philosophe, telle la création du monde ou la nature de l’âme. Par ailleurs, il nous faut rappeler qu’à l’étude des fameuses condamnations de 1270 et 1277 suite à l’apparition d’un aristotélisme « radical » au sein de la faculté des Arts de Paris, ce sont particulièrement dans les thèses se rapportant à la philosophie de la nature que des commentateurs de tous temps ont pensé voir incriminée la doctrine de saint Thomas6. Il est bien difficile de savoir à vrai dire quelle discipline, de la physique ou de la métaphysique, a factuellement donné chez l’Aquinate ses principes à l’autre. Il se pourrait en effet que l’indéniable originalité métaphysique de Thomas ait déteint sur sa philosophie naturelle. Il nous faut concéder que si la philosophie de la nature thomasienne s’écarte en quelque endroit de son homologue péripatéticienne, c’est certes en partie dû aux 4 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 82, a. 1, c. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 10, a. 5, c. : « Nam semper processio naturae est principium et origo cuiuslibet alterius processionis ; omnia enim quae per artem et voluntatem vel intellectum fiunt, procedunt ab his quae secundum naturam sunt ». 5 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de virtutibus, q. 3, a. 1, ad 5 : « […] naturalia praesupponuntur moralibus […] ». 6 Cfr WALLACE, W. A., « St. Thomas’s Conception of natural philosophy and its method », p. 9.

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nouvelles théories physiques émergées au Moyen Age, mais c’est également et surtout à cause des perspectives métaphysiques originales du docteur angélique. Si l’on en croit J. Owens, il faut d’ailleurs admettre que c’est au travers du prisme de sa propre doctrine de l’être et de ses préoccupations théologiques que Thomas a commenté les œuvres d’Aristote7 – un jugement que l’on sait issu de la fameuse thèse d’E. Gilson, selon laquelle le fond et le principal de la pensée thomasienne n’est autre que son invention de la philosophie de l’être, tout à fait étrangère au Stagirite8. D’autre part, il n’est pas impossible que les conceptions de la nature, du mouvement ou du composé hylémorphique précisées par l’Aquinate, aient orienté ses décisions métaphysiques et théologiques9. Là où c’est à vrai dire une analyse détaillée de la méthodologie mais aussi de la personnalité Cfr OWENS, J., « Aquinas as an Aristotelian Commentator », p. 16. Cfr bien entendu les déjà anciennes mises au point d’E. Berti : « Aristote […] ne pourrait admettre que les ‘êtres’ participent de l’être, entendu comme une essence différente de celle qui leur est propre et existant par elle-même, parce que l’être pour lui n’est pas une essence dont on puisse participer, ou qui puisse exister par elle-même, mais c’est originairement une multiplicité d’essences existant de façons différentes, chaque façon étant le propre de chaque essence. C’est ce qu’il entend dire, lorsqu’il affirme que l’être et l’un, tout en ayant une signification différente l’un par rapport à l’autre, n’ajoutent rien à la signification de ce dont ils s’accompagnent, et c’est pourquoi dire ‘homme’ ou ‘un homme’ ou ‘être homme’ est la même chose. Pour Aristote, en définitive, il n’existe pas un acte d’être, pur et simple, réellement distinct du fait d’être une chose déterminée, c’està-dire qu’il n’y a pas de distinction réelle entre essence et être, et en cela sa pensée diverge nettement de celle de saint Thomas. Cependant cela ne signifie pas qu’il réduit l’être à l’essence, c’est-à-dire que c’est un ‘essentialiste’, comme cela a été soutenu par certains spécialistes, car, de la même façon qu’il n’est pas possible de penser un être qui ne soit l’être d’une essence déterminée, pour Aristote il n’est pas possible de penser une essence qui n’exprime aussi une façon déterminée d’être, c’est-à-dire un actus essendi » (BERTI, E., « Le problème de la substantialité de l’être et de l’un dans la Métaphysique », p. 100). Comme le montre la note 46 de cette même page, Berti entendait sous le terme de « spécialistes » les recherches menées par Gilson, Fabro et Owens. Aujourd’hui, R. McInerny par exemple, tend à renforcer la thèse de Berti et maintient que le Stagirite connaissait déjà la distinction d’essence et d’esse, impliquée par la métaphysique de la génération substantielle, ainsi que par la non réductibilité de l’ens et de l’un à des unités génériques. Le monde naturel est celui de la contingence, en sorte qu’il n’existe pas de substance naturelle telle qu’il soit impossible qu’elle n’existe pas. En outre, l’impossible réduction de l’être au genre montre bien comment il s’agit de distinguer la perspective (ratio) projetée sur l’essence de la chose, de celle de différents modes d’être pouvant lui être attribués. Cfr MCINERNY, R., Praeambula fidei, pp. 295-305. Le titre provocateur du chapitre 13 de cet ouvrage est révélateur : « Aristotelian Existentialism and Thomistic Essentialism ». 9 C’est ce que semble penser par exemple W. A. Wallace. Cfr WALLACE, W. A., « St. Thomas’s Conception of natural philosophy and its method », p. 10 : « C’est en effet la compréhension qu’avait S. Thomas de la nature qui a fondé son concept d’être et la métaphysique qu’il s’est montré capable d’élaborer, pour ne rien dire de sa théologie, dont l’histoire a montré qu’elle était à la fois consonante avec la révélation chrétienne et la foi catholique ». 7 8

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psychologique du théologien qui nous manque, il nous faudra nous en remettre à la doctrine qu’il expose. Et sur ce point, Thomas s’est montré très clair. La métaphysique jouit d’une primauté ontologique indéniable, selon la finalité et selon l’être ; la physique quant à elle, doit être considérée première selon l’ordre chronologique. Au-delà de ces distinctions cependant, nul doute encore que Thomas soit avant tout un théologien et que sa conception de la nature, si elle a pu influencer son mode de conceptualisation théologique, n’a jamais remplacé l’inspiration première de l’Ecriture Sainte et de la foi. Thomas n’accomplit certes pas de découvertes majeures dans les champs de la physique ou de la philosophie naturelle si l’on considère celle-ci comme un domaine spécialisé, en quelque sorte clos vis-à-vis de toute détermination extérieure, ou encore à l’aune de la définition que l’on en donne aujourd’hui. Rien de comparable chez Thomas sur ce point, aux recherches de son maître Albert le Grand, de Roger Bacon ou de Robert Grosseteste10 ; aucune avancée significative non plus vers les développements de l’école nominaliste, notamment chez J. Buridan et N. Oresme. L’Aquinate entretient cependant constamment un dialogue avec la philosophie naturelle de son temps, qu’il s’agisse de la physique, de l’astronomie ou de la médecine, et lie intrinsèquement une certaine compréhension de la nature à toutes ses élaborations métaphysiques. Il donne aussi à l’étude 10 A cet égard, le jugement d’E. Gilson reste valable : « L’ordre de la science naturelle est certainement celui où saint Thomas a le moins innové. Ici, le philosophe chrétien n’ajoute rien à la doctrine d’Aristote, ou si peu de chose qu’il ne vaudrait guère la peine d’en parler. On ne trouvera pas chez lui la curiosité d’un Robert Grosseteste pour les fécondes spéculations de la physique mathématique. Sans doute, l’esprit même de son péripatétisme s’y opposait ; mais il ne se fût aucunement opposé à ce que saint Thomas poursuivît les études de son maître, Albert le Grand, dans l’ordre de la zoologie et des sciences naturelles ; et cependant, là encore, nous le voyons se dérober. Les questions de la Somme de théologie consacrée au commentaire de l’œuvre des six jours lui offraient mainte occasion d’exercer en l’un quelconque de ces deux sens son ingéniosité naturelle ; saint Thomas n’a cure de le faire et la réserve pour d’autres objets. L’essentiel, à ses yeux, est que l’on conserve intacte la lettre même de l’Ecriture, étant d’ailleurs bien entendu qu’elle n’est pas un traité de cosmographie à l’usage des savants ; mais une expression de la vérité à l’usage de ces simples qu’étaient les auditeurs de Moïse, et qu’il reste donc parfois possible de l’interpréter diversement » (GILSON, E., Le thomisme, pp. 225-226). J. McEvoy par exemple, est d’un avis similaire : « Disons d’emblée que le docteur angélique n’avait rien d’un spécialiste des sciences naturelles. Il ne partageait pas l’intérêt de S. Albert le Grand pour la classification des espèces naturelles et, en général, pour les phénomènes de la nature, et il ne s’intéressait pas davantage à l’optique, comme s’y intéressèrent Robert Grosseteste, Roger Bacon, Witelo ou Peckham. C’est que sa vie professionnelle et son activité d’enseignant, qui furent tout au long celles d’un théologien, n’étaient pas susceptibles de l’amener à placer la philosophie de la nature au premier rang de ses préoccupations » (MCEVOY, J., « ‘Finis est causa causarum’ », p. 96).

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de la nature telle qu’elle fut élaborée par Aristote, une cohérence inédite et une unité systématique nouvelle, l’intégrant méthodiquement à une impressionnante synthèse des savoirs11. La mise au jour en outre, depuis une vingtaine d’années, d’un grand nombre de commentaires à la Physique produits au cours du XIIIe siècle, laisse entrevoir le rôle de plaque tournante joué par le commentaire thomasien12. Les problèmes soulevés par ce dernier semblent notamment constituer un véritable point de référence à partir de la fin du XIIIe siècle, tant à Paris qu’en Angleterre. Mais de manière plus générale, il est indéniable que les prises de positions thomasiennes concernant de nombreux sujets tels l’unité de l’intellect, les rapports de l’intelligence à la volonté et l’unicité de la forme substantielle, allaient changer la donne et animer longtemps les débats universitaires. Cette dernière thèse notamment, qui occupera une place considérable dans notre propos, déterminera, au confluent de la physique et de la métaphysique, une position singulière concernant le statut de la substance et du rapport que cette dernière entretient avec l’accident, tout en supposant bien entendu, une compréhension de la matière qui puisse leur être adéquate.

11 Le mérite de saint Thomas, selon J.-M. Aubert, est d’avoir tenté une synthèse intégrant dans une vision d’ensemble, d’une part, la plus large information scientifique possible et, d’autre part, les données de la foi : « A une époque comme la nôtre où la menace qui pèse sur son environnement a brutalement rappelé à l’homme, d’un côté qu’il y avait des lois physiques qu’il ne pouvait pas enfreindre impunément, et d’un autre côté qu’il faisait partie de l’univers, qu’il avait un rôle à y jouer, cet enseignement de saint Thomas retrouve une profonde actualité, qui légitime un regain d’intérêt » (AUBERT, J.-M., « Le monde physique en tant que totalité et la causalité universelle selon saint Thomas d’Aquin », p. 82). Ainsi le plus grand mérite de Thomas est d’avoir voulu nous offrir, à l’instar de ses commentaires d’Aristote, qui toujours intègrent les considérations particulières dans le cadre général de la philosophie du Stagirite, une vision synthétique de la réalité totale, de Dieu jusqu’à l’être le plus contingent. En fidélité avec ces intentions, « la philosophie de la nature chez saint Thomas n’a jamais été purement philosophique. L’étude de la nature faisait appel à trois disciplines bien distinctes, mais dont les ressources étaient utilisées sans confusion : la science positive telle qu’elle était connue à l’époque, ensuite la métaphysique (ou plus généralement une réflexion philosophique) et enfin la théologie. Et ce qui était remarquable en cette synthèse, c’est qu’elle a voulu sauvegarder la spécificité de chaque savoir au sein même de son utilisation, interdisciplinaire avant la lettre » (Ibidem, p. 86). 12 Cfr, parmi une déjà riche bibliographie, entre autres DEL PUNTA, F., DONATI, S., TRIFOGLI, C., « Les commentaires anglais sur la Physique d’Aristote au XIIIe siècle » ; DONATI, S., « Wissenschaft und Glaube bei der Frage nach dem Ursprung der Materie in einigen ungedruckten Physikkommentaren aus dem 13. bis zum Anfang des 14. Jahrhunderts » ; IDEM, « Materie und räumliche Ausdehnung in einigen ungedruckten Physikkommentaren aus der Zeit von etwa 1250-1270 » ; TRIFOGLI, C., Oxford Physics in the Thirteenth Century (ca. 1250-1270). Motion, Infinity, Place and Time ; IDEM, « Matter and Form in Thirteenth-Century Discussions of Infinity and Continuity ».

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MATIÈRE ET MÉDIATIONS MÉTAPHYSIQUES

Nous commencerons notre étude par quelques considérations introductives à propos de la notion de matière elle-même. Celle-ci est principe et cause au sein de l’étant naturel, c’est-à-dire qu’elle possède une fonction explicative première pour l’essence de la substance naturelle, tout en constituant une source de son être. Nous verrons ainsi comment, toujours relative à la forme, sa raison est intégralement soumise à celle de la substance qu’elle participe à composer. Nos troisième et quatrième points, consacrés tour à tour à la place occupée par la matière dans le processus de constitution de la substance et aux relations qu’elle entretient avec la forme substantielle unique, auront pour fin de mettre au jour de façon plus précise la manière dont la matière répond aux raisons de l’essence de la substance et de son être. Dans la suite de ces préoccupations, il nous faudra appréhender le mode selon lequel une substance physique est menée vers sa propre perfection, c’est-à-dire son mouvement naturel, et comment ce dernier met en jeu les principes matériels et formels qui constituent l’essence de la chose. La manière dont une substance atteint la perfection qui lui est propre révèle son mode d’être13. Ces considérations nous mèneront donc, après avoir circonscrit comment la matière répond aux raisons de l’essence de la substance et délimite ainsi, d’une certaine façon, à la fois le mouvement et le mode d’être de celle-ci, à conclure ce premier chapitre en nous penchant sur la structure matérielle générale de l’univers et sur les différences qui règnent entre le monde sub-lunaire et les sphères célestes. I.1. LA

MATIÈRE COMME PRINCIPE DE LA NATURE

Le petit traité de jeunesse (entre 1252 et 1256)14 De principiis naturae, écrit par Thomas à l’intention d’un certain frère Sylvestre, offre, alors qu’il produit une sorte de lexique des principes utilisés par la philosophie dans l’explicitation de la nature, un point de départ commode pour notre enquête. Il s’ouvre sur l’exposition des distinctions qu’il s’agit d’établir entre d’une part esse en puissance et esse en acte, et d’autre part esse accidentel et esse substantiel15. L’esse substantiel est, pour toute chose, son être même, purement et simplement, alors que l’esse accidentel est 13 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 55 : « Unumquodque perficitur secundum modum suae substantiae. Ex modo igitur perfectionis alicuius rei potest accipi modus substantiae ipsius ». 14 Cfr TORRELL, J.-P., Initiation à saint Thomas d’Aquin, pp. 71-73, 509. 15 THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 1.

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par exemple le fait pour un homme d’être blanc ou noir, etc., c’est-à-dire le fait pour une chose de posséder telle ou telle propriété qui n’appartient pas de façon nécessaire à sa quiddité. Le texte embraye directement sur l’étude de la notion de substrat. Il y a, en effet, au sein de la nature, quelque chose en puissance pour chacun de ces modes d’être, substantiel comme accidentel. Or : « Tam illud quod est in potentia ad esse substantiale quam illud quod est in potentia ad esse accidentale potest dici materia, sicut sperma hominis et homo albedinis ; sed in hoc differt quia materia que est in potentia ad esse substantiale dicitur materia ex qua, que autem est in potentia ad esse accidentale dicitur materia in qua. Item proprie loquendo quod est in potentia ad esse accidentale dicitur subiectum, quod vero est in potentia ad esse substantiale dicitur proprie materia »16.

Deux remarques préalables s’imposent à propos de ce passage : d’une part, Thomas s’inscrit sur les traces des commentateurs arabes et « fixe » autant que faire se peut le vocabulaire aristotélicien là où l’appareil conceptuel du Stagirite était soumis à nombre de fluctuations et remaniements successifs, notamment en ce qui concerne la différenciation des notions de matière et de sujet17 ; ensuite, l’Aquinate envisage d’emblée 16

Idem. Avicenne déjà, avait établi un ensemble de distinctions précises, dont une nette clarification des notions de « sujet » et de « matière ». Cfr à ce propos LIZZINI, O., Fluxus, pp. 340-341. Cfr AVICENNE, Liber primus naturalium, tr. I, cap. 2, pp. 21-22 : « Et haec hyle, secundum hoc quod est in potentia receptibilis formae aut formarum, vocatur hyle et, secundum hoc quod est in actu sustinens formam, vocatur subiectum. Non autem hic accipimus subiectum sicut in logica quando definiebatur substantia, quia hyle non est subiectum ex hoc intellectu ullo modo et, secundum hoc quod est communis omnibus formatis, vocatur materia vel massa et, secundum hoc quod omnia resolvuntur in illa et est ipsa pars simplex receptibilis formae totius compositi, vocatur elementum. Similiter etiam quicquid est sicut illud et secundum hoc quod ab illa incipit compositio, vocatur origo ; similiter etiam quicquid est aliud quod est sicut illa : fortasse enim, quando incipitur ab ea, vocatur origo, quando autem incipitur a composito et pervenitur ad illam, vocatur elementum quia elementum est simplicior pars compositi. Et haec sunt principia quae sunt de esse corporis ». On peut lire aussi AVICENNE, Liber de philosophia prima sive scientia divina, tr. II, cap. 1, p. 67 : « Dicemus etiam iam notum esse ex praeteritis, quod inter id in quo aliquid est et subiectum differentia est. Subiectum enim intelligitur id quod iam est in sua specialitate existens per se, et deinde fit occasio existendi aliud in se, non sicut pars eius. Id vero in quo aliquid est, est id in quo, cum aliquid advenit, fit per illud alicuius dispositionis, cuius non erat, et hoc potest vocari materia subiecta. Igitur non est procul ut aliquid sit in alio, quod aliud non fit per se species existens perfecta in effectu, sed acquiritur sibi sua existentia ex eo quod advenit in illud, solum vel cum alio vel cum aliquiis quae, convenientia, faciunt illud esse in effectu vel faciunt illud speciem aliquam. Illud igitur quod sic venit in aliquid, sine dubio est in eo non ut aliquid est in subiecto, quoniam non convenit dicere quod sit in aliquo nisi in universitate vel in materia subiecta, et est in universitate vel in materia subiecta sicut pars. Subiectum igitur est id in quo est aliud non sicut pars eius ; in materia vero subiecta est non 17

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le problème complexe de la matière première, dont l’être et la signification conceptuelle semblent pour lui tout à fait indubitables18. La formulation qu’il donne du problème de la matière première dans le De principiis naturae ne permet pourtant pas encore de trancher les hésitations dans lesquelles pouvait laisser le texte d’Aristote. Au contraire, reprenant l’exemple de la semence ou du sperme, Thomas ne manque pas de retomber dans ce que le commentateur moderne ne peut percevoir que comme une ambiguïté. Cette dernière, comme l’avait déjà remarqué A. Mansion à propos du texte du Stagirite, tient à ce que le mot γίγνεσθαι est employé à la fois pour signifier le fait pour une chose d’en devenir une autre, et pour caractériser la venue à l’existence, c’est-à-dire un devenir absolu19. Tout changement accidentel, qu’il soit de qualité, quantité, relation, temps, lieu, etc., est de toute évidence attribué à quelque substance20. Or, en ce sicut id quod venit in aliud quod iam existit species in effectu et constituit ipsum ; hanc enim materiam subiectam non posuimus constitui in effectu nisi per constitutionem eius quod venit in illam, vel posuimus id quod non perficitur […] nec acquiritur nec fit eius specialitas nisi ex coniunctione rerum quarum collectio est ipsa species. Manifestum est igitur ex hoc quia id quod est in materia subiecta non est in subiecto ; stabilire autem quid sit id quod est in materia subiecta et non in subiecto, in proximo studebimus. Quod cum ostenderimus, erit illud quod in hoc loco appropriamus nomine formae, quamvis etiam aliud praeter ipsum vocemus formam communione nominis. Postquam id quod est non in subiecto est id quod vocatur substantia, tunc forma etiam substantia est ; sed materia subiecta quae non est in alia subiecta materia non est in subiecto sine dubio ; omne autem quod est in subiecto est in subiecta materia, sed non convertitur : tunc materia subiecta vera substantia est ». De telles précisions apparaîtront également chez Averroès. Dans son de substantia orbis notamment, il soutient qu’il faudrait dire, si le corps céleste fonctionnait comme une matière par rapport à la forme incorporelle, que cette matière existe en pleine actualité. Les corps célestes ne possèdent donc que quelque chose qui ressemble à une matière, dans la seule mesure où ils possèdent quelque substrat de leur forme. Aussi, écrit Averroès, le corps céleste « dignius dicitur subiectum quam materia ». La raison en est, continue Averroès, qu’ici-bas « dicitur materia, quia in potentia forma in eo fixa, et dicitur subiectum, quia est fixa formae, et fit compositum ex materia et forma » (Cfr AVERROÈS, de substantia orbis, II, f. 6v H). 18 Car on peut douter de la signification que pourrait avoir un tel concept dans la philosophie aristotélicienne telle quelle. Il n’existe pas chez Aristote de « matière première » au sens d’une sorte de chaos originaire, universel et sans forme, duquel proviendrait toute substance nouvelle. La physique d’Aristote, plus « phénoménologique » en quelque sorte, ne semble pas requérir un tel principe « sub-physique ». Il n’y a pas dans la physique d’Aristote, vouée à l’éternité du monde, de matière plus originaire en deçà des éléments, et tout devenir substantiel advient par transformation, transfiguration, addition, soustraction à partir d’une matière qui supporte déjà une certaine forme. On peut consulter à ce sujet : CHARLTON, W., « Appendix. Did Aristotle Believe in Prime Matter ? ». W. Wieland parlait de la notion de matière première comme d’un Grenzbegriff de la philosophie aristotélicienne, tout à fait dépourvu de contenu (Cfr WIELAND, W., « Das Problem der Prinzipienforschung und die aristotelische Physik », p. 216). 19 Cfr MANSION, A., Introduction à la Physique aristotélicienne, p. 71. 20 Cfr ARISTOTE, Physique, 190a35-190b1.

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qui concerne l’advenue à l’existence même de la substance, il semble que l’on doive de même supposer un certain « quelque chose », qui puisse être considéré comme substrat duquel la chose provienne ; par exemple la semence pour l’être vivant21. Selon A. Mansion, ce dernier cas révèle « dans toute son acuité le problème des aspects que le sujet doit pouvoir revêtir », puisque désigner la semence comme le sujet ou le substrat d’où proviennent les êtres vivants, suffit sans doute à montrer que ces derniers ne surgissent pas du néant, mais certainement pas à rendre compte d’une conception logiquement acceptable en dernière instance d’un devenir absolu au sens plénier du terme22. Le Stagirite ne pouvait poser le problème en ces termes, alors qu’il admettait un monde éternel. La matière première ne peut signifier rien d’autre pour Aristote que le substrat de l’émergence d’un être dont la nouveauté tient intégralement à la simple assomption d’une forme substantielle originale. Le régime chrétien de création ex nihilo ne fera, en quelque sorte, qu’achever de retirer à la matière première toute pertinence explicative quant à l’émergence d’un être au sens le plus absolu. L’activité créatrice de Dieu, affirmera Thomas, ne présuppose aucune matière première. Aussi cette dernière, c’est-à-dire le substrat de la forme de toute nouvelle substance, soit n’apparaît qu’immédiatement créée par Dieu sous cette forme et pour cette forme, soit possède une forme sous un tout autre rapport, pour lequel l’advenue de la forme substantielle nouvelle apparaît comme un véritable saut ontologique et l’émergence d’un être radicalement nouveau. Quelque maître ès arts cherchera bien à cantonner la matière première dans un rôle de substrat des éléments mêmes, qui dans leurs combinaisons composent les sujets prochains des différentes formes physiques23. Reste qu’attribuer quelque réalité à la matière première en soi fera toujours indéfectiblement penser aux anciens mythes du chaos originaire. Nous verrons, à l’approche de la fin de notre parcours, comment la scolastique thomiste tardive cherchera à résoudre la difficulté en faisant de la « matière première » une sorte d’intentio logique précisive, qui peut bien correspondre à une entité physique réelle informée sous un autre rapport, mais s’abstrait de ce dernier état de fait en son concept, là où la notion plus « ouverte » de sujet24, au contraire, implique 21

Cfr Ibidem, 190b5-190b10. Cfr MANSION, A., Introduction à la Physique aristotélicienne, pp. 73-74. 23 Cfr ANONYME, Lectura in librum de anima, éd. R. A. GAUTHIER, L. II, l. 2, q. 1a, p. 156. 24 Nous empruntons ici la terminologie utilisée par G. Van Riet. Une notion « fermée » est précisive. Elle exclut ce dont elle ne traite pas explicitement. Un concept ouvert au 22

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en son intentio à la fois l’absence d’une forme et la présence d’une autre sous un rapport différent. Les quelques précisions, certes insuffisantes, proposées en vue d’une définition du concept de matière première, ne s’en trouvent pas moins exposées de façon particulièrement claire dans l’opuscule de jeunesse de l’Aquinate : « Sed sciendum quod quedam materia habet compositionem forme, sicut es cum sit materia respectu ydoli, ipsum tamen es est compositum ex materia et forma, et ideo es non dicitur materia prima quia habet materiam. Ipsa autem materia que intelligitur sine qualibet forma et priuatione, sed subiecta forme et priuationi, dicitur materia prima, propter hoc quod ante ipsam non est alia materia : et hoc etiam dicitur yle »25.

La différence entre le sujet, appelé par les scolastiques ultérieurs matière seconde, et la matière première, doit être trouvée dans leur mode d’être. Le sujet possède l’être per se et non de quelque chose qui lui advient ; l’homme en effet ne tire pas son être de la blancheur qui lui est attribuée, mais est de lui-même. Par contre, la matière première n’a d’être que de contraire inclut ou fait signe de manière implicite vers une notion dont il fait pourtant abstraction : « [...] quel est le sens de cette ‘ouverture’ ? La notion abstraite ne peut ni inclure ni exclure explicitement la désignation individuelle, elle doit même la contenir implicitement et de façon indistincte ; mais surtout, de façon positive, elle doit, par son contenu, exiger d’être complétée par une désignation de ce genre. Or c’est précisément en raison de cette exigence de détermination ultérieure, inscrite au coeur même de la notion spécifique des substances matérielles, qu’on ne peut pas faire abstraction de la matière sensible commune. Plus clairement, si l’homme est impensable sans matière, ce n’est pas seulement parce qu’on ne peut se le représenter sans chair ni os, mais parce qu’il apparaît comme nécessairement multipliable dans son espèce, réalisable à de multiples exemplaires. Homme, dans sa notion intelligible, ne signifie pas une forme pure, un être séparé des individus, unique ; il ne signifie pas davantage la nature humaine ; mais il signifie un individu humain, n’importe lequel. En disant ‘n’importe lequel’, on rappelle qu’on néglige la matière individuelle ; mais on garde la matière commune, c’est-à-dire ‘pris universellement, ce qui serait la matière individuelle de tel ou tel individu’. Saint Thomas, qui a précisé la doctrine d’Aristote en ajoutant la distinction entre matière commune et matière individuelle, s’est bien rendu compte du lien nécessaire qui unit ces deux acceptions du terme matière : ‘Oportet quod quaelibet res naturae, si habeat materiam quae est pars speciei, quae est pertinens ad quod quid est, quod etiam habeat materiam individualem, quae non pertinet ad quod quid est’. La matière commune témoigne de l’exigence, à titre essentiel, d’une matière individuelle : elle rend compte de l’‘ouverture’ de la notion spécifique » (VAN RIET, G., « La théorie thomiste de l’abstraction », p. 365). On pourrait encore renvoyer, dans le même ordre d’idées, aux subtilités de la doctrine de l’abstraction développée par Cajétan dès les premières pages de son commentaire au de ente et essentia (Cfr CAJETAN, In de ente et essentia, pp. 2-7 ; BRAUN, B., Ontische Metaphysik, pp. 32-41.) 25 THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 2.

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ce qui lui advient. Elle n’est pas la source de son être, mais c’est la forme qui lui donne l’être26. « Et sciendum quod, licet materia non habeat in sua natura aliquam formam uel priuationem, sicut in ratione eris neque est figuratum neque infiguratum, tamen numquam denudatur a forma et priuatione : quandoque enim est sub una forma, quandoque sub alia. Sed per se numquam potest esse, quia, cum in ratione sua non habeat aliquam formam, non habet esse in actu, cum esse in actu non sit nisi a forma, sed est solum in potentia ; et ideo quicquid est actu non potest dici materia prima » 27.

La matière première n’a d’être que par la forme qui lui est échue. De même sur le plan de la connaissance : « Et quia omnis diffinitio et omnis cognitio est per formam, ideo materia prima per se non potest cognosci uel diffiniri, sed per comparationem, ut dicatur quod illud est materia prima quod hoc modo se habet ad omnes formas et priuationes sicut es ad ydolum et infiguratum […] »28.

La matière première ne peut être connue à partir de soi, mais seulement « analogiquement, c’est-à-dire selon une proportion »29. Elle est ad aliquid, affirmera Thomas dans son Commentaire de la Physique30 : elle n’a d’être que relatif  31, sur le plan de la connaissance comme sur celui de l’esse. Elle ne peut être connue par elle-même, de même qu’elle est incapable d’être par elle-même. La matière première en tant que telle ne possède ni être, ni intelligibilité. Ces quelques fondements de la conception thomasienne de la matière première ne subiront pas d’évolutions notables dans les textes. Et si Thomas s’accorde avec Aristote pour caractériser parfois la matière de manière unilatéralement négative : « […] dico autem materiam esse quae secundum se, idest secundum sui essentiam considerata, nullatenus est neque quid, idest neque substantia, neque qualitas, neque aliquid aliorum generum, 26

Cfr Ibidem, 1. Ibidem, 2. 28 Idem. 29 THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 13, n. 118. 30 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 4, n. 174. 31 Le plus couramment, Aristote définissait la relation ou le vers-quelque-chose comme ce dont l’être lui-même consiste dans le vers : « […] ἔστι τὰ πρός τι οἷς τὸ εἶναι ταὐτόν ἐστι τῷ πρός τί πως ἔχειν [...]» (ARISTOTE, Catégories, 8a33-34). C’est la doctrine sur laquelle Thomas élaborera sa propre compréhension de la relation, qu’il définit notamment ainsi : « Relatio […] consistit tantum in hoc quod est ad aliud se habere » (THOMAS D’AQUIN, In III Phys., 1, n. 280). A. Krempel remarque justement qu’il s’agit ici d’une définition du relatif plutôt que de la relation elle-même. Cfr KREMPEL, A., La doctrine de la relation chez saint Thomas, pp. 39-41. 27

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quibus ens dividitur, vel determinatur »32, c’est avant tout parce qu’il s’agit d’écarter toute velléité de traiter la matière considérée isolément à la manière d’une substance, thèse caractérisant la doctrine des premiers physiciens grecs, ou à la manière d’une forme ou d’une privation de forme, comme le font les platoniciens. Or de nombreux latins, nous aurons l’occasion d’y revenir abondamment, s’inscrivaient encore dans cette lignée en attribuant un acte, si faible soit-il, à la matière. Pour le Stagirite, la matière, en tant que substrat qui supporte les limites (πέρας) ou les contraires dans le changement, ne peut s’identifier à aucun de ceux-ci. Sujet premier de tout changement, tant substantiel qu’accidentel, elle ne peut être assimilée, ni à quelque forme, ni à une privation, qu’elles soient accidentelles ou substantielles33. Aristote, nous dit Thomas, use de la prédication, c’est-à-dire d’une méthode dialectique, afin de montrer que la substance actuelle n’est pas prédiquée de la matière de manière « essentielle » ou « univoque », mais dénominativement seulement, tel l’accident prédiqué de la substance. De même que la proposition « un homme est blanc » est vraie, au contraire de « l’homme est blancheur » ou « l’humanité est blancheur », la proposition « cette chose matérielle est un homme » est vraie, alors que les propositions « la matière est homme » ou « la matière est humanité » ne le sont pas. Ainsi, la « prédication dénominative » ou la « prédication concrète », montre que la matière diffère essentiellement de la forme substantielle, à la manière dont la substance diffère de l’accident34. Pourtant, et puisque la matière diffère tant de la privation de forme que de la forme, l’Aquinate précise immédiatement que la matière ne peut être univoquement caractérisée de façon négative. Il en est de même pour la négation de forme ou la privation, que pour la forme elle-même : elles ne se rapportent toutes à la matière que d’une manière pour ainsi dire « accidentelle ». En effet, précise Thomas, s’il n’en était pas ainsi, la forme, en supprimant la privation, annihilerait la matière même en s’y appliquant35. A la caractérisation essentiellement négative de la notion de matière que l’on trouve dans la deuxième leçon du livre sept du Commentaire de la Métaphysique, il faut ajouter ces considérations du Commentaire de la Physique, qui confirment les premières analyses du De principiis naturae : la matière première « est un principe de la nature, non en tant que ce quelque chose déterminé, c’est-à-dire en tant qu’un individu qui possède 32 33 34 35

THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 2, n. 1285. Cfr Ibidem, 2, n. 1286. Cfr Ibidem, 2, nn. 1287-1289. Cfr Ibidem, 2, n. 1290.

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une forme et une unité en acte, mais on peut l’appeler étant et une dans la mesure où elle est en puissance à la forme »36. Elle est une certaine nature, qui est le substrat de toutes les formes naturelles. « […] forma est finis materiae. Nihil igitur est aliud materiam appetere formam, quam eam ordinari ad formam ut potentia ad actum. Et quia sub quacumque forma sit, adhuc remanet in potentia ad aliam formam, inest ei semper appetitus formae: non propter fastidium formae quam habet, nec propter hoc quod quaerat contraria esse simul ; sed quia est in potentia ad alias formas, dum unam habet in actu »37.

Ainsi la matière est-elle « essentiellement » ouverture à de nouvelles actualisations. La puissance de la matière, écrit Thomas, « n’est pas quelque propriété ajoutée à l’essence », mais elle est « selon sa substance, puissance à l’être substantiel »38. Chez Thomas, la notion de matière (qu’elle soit qualifiée de « première », de « signée » ou encore de « quantifiée », etc.) n’acquiert son effectivité que dans le cadre du devenir ou de la génération. Sa fonction est d’expliquer, au sein de l’indissociable relation qui l’unit à la forme, le devenir de l’étant naturel39. Il ne faudrait point en faire pour autant une pure et simple fonction, une pure et simple relation, une configuration, une préparation ou une disposition, à la manière dont Alexandre d’Aphrodise, nous le verrons, traitera l’intellect matériel. Thomas écrit à cet égard que si l’on veut soutenir que la matière est sa puissance, il faut considérer ceci : « si per potentiam passivam intelligatur relatio vel ordo materiae ad formam, tunc materia non est sua potentia, quia essentia materiae non est relatio. Si autem intelligatur potentia, secundum quod est principium in genere substantiae, secundum quod potentia et actus sunt principia in quolibet genere, ut dicitur, in XII Metaph., text. 26, sic dico, quod materia est ipsa sua potentia »40.

La matière appartient au genre de la substance. Sans être elle-même une pure et simple relation, ou une disposition annihilée par le contraire qui s’y applique – elle ne s’identifie pas à la privation41 –, la matière n’est THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 13, n. 118. Ibidem, 15, n. 138. 38 Ibidem, 15, n. 131. 39 Selon Luyten, « la materia prima n’est pas un concept autonome – [...] – mais un renvoi à une dimension qui se glisse en chaque réalité matérielle, ce qui se manifeste avant tout dans le changement d’une réalité dans une autre » : LUYTEN, N., « Der Begriff der Materia Prima nach Thomas von Aquin », pp. 40-41. 40 THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 3, q. 4, a. 2, ad 4. 41 On se rappellera bien entendu la critique des platoniciens qu’émit Aristote : « Mais si ces philosophes s’étaient préoccupés du problème de la multiplicité dans les catégories autres que la substance, ils auraient découvert la cause de la pluralité, même pour ces 36

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cependant, dans la connaissance comme dans l’être, que dans son unité avec la forme. Si elle ne s’identifie pas à la relation, c’est qu’elle ne constitue pas un accident de la substance et ne reçoit pas de forme à titre seulement secondaire, mais intervient dans la constitution première de l’étant substantiel ou accidentel engendré (en cette simple mesure où l’accident n’a point d’être sans la substance). Ainsi doit-elle être plutôt considérée comme un « sujet », au sens de ce qui unit en les portant les contraires d’une altération déterminée, mais sous la perspective de la potentialité envers l’acte formel qui lui convient42. Elle est le sujet permanent qui, sous qualités sensibles, car la cause est la même pour toutes les catégories, au moins par analogie. Cette omission a fait rechercher aux platoniciens un principe opposé à l’être et à l’un, à partir duquel, avec l’être et l’un, tous les êtres fussent engendrés, et ils ont supposé que c’était la relation et l’inégal, qui ne sont ni le contraire, ni la négation de l’Etre et de l’un, mais qui sont en réalité un genre de l’être, ainsi que la substance et la qualité » (ARISTOTE, Métaphysique, 1089b2-1089b8). L’identification explicite entre matière et relation suivra son cours et sera valorisée comme telle dans le néoplatonisme surtout, dès Plotin (Cfr LAVAUD, L., D’une métaphysique à l’autre, p. 24). 42 Krempel s’est à cet égard trompé lorsqu’il vit dans l’analogie de proportionnalité établie entre d’une part le couple formé par la matière et la forme substantielle, et d’autre part celui composé de la substance et de l’accident, comme une inconséquence foncière de l’hylémorphisme, le lieu de son « péché originel […], que le baptême thomiste n’a pas pu effacer » (KREMPEL, A., La doctrine de la relation chez saint Thomas, p. 586). C’est que le rapport ainsi établi entre la matière et sa forme ne requiert point, comme le réclamait pourtant A. Krempel, quelque tertium comparationis, en vertu duquel, avant l’avènement de la forme accidentelle artistique, il faudrait considérer l’airain sous sa forme propre, cédant le pas à la forme ultérieure. C’est là tout à fait mécomprendre la raison « propre » de la matière qui, relative, n’est jamais considérée que sous la raison de la forme qui lui échoit, à la manière dont l’imparfait ne peut être envisagé que sous la raison du perfectionnement, c’est-à-dire de la forme unifiante qui doit lui advenir. Matière et forme composent un couple dont tout troisième terme, médiateur, est exclu. La matière de la forme de l’airain ne peut être considérée sous une raison identique comme la matière de la statue faite de cet airain. L’airain lui-même, informé sous la perspective de sa matière première, assume la raison de matière de la statue. Ainsi, tout comme l’accident est attribué de manière immédiate à la substance et ne peut être sans cette dernière, la forme naturelle advient de manière immédiate à la matière soumise à sa raison et ne peut être sans elle. Comme la substance par rapport à l’accident ou la couleur par rapport à la vue, la matière joue donc ici le rôle de principe auquel s’applique premièrement la raison formelle. Les autres critiques de Krempel, qui pensait devoir inférer une détermination préalable à la forme substantielle au sein de la matière en raison de la diversité des matières céleste et terrestre, mais aussi rejeter la théorie de l’individuation par la matière dans la mesure où elle ne pouvait, selon lui, mener qu’à un cercle vicieux, puisque « la matière n’est individuelle que grâce à une forme déterminée, qui, à son tour serait déterminée en vertu de la matière individuelle » (Ibidem, p. 588), s’effondrent également. Nous verrons en effet que la matière étant relative selon l’être à la forme, elle ne requiert aucun intermédiaire entre elle et la forme substantielle afin d’occuper sa fonction de principe d’individuation. La matière n’est elle-même qu’en raison de l’accomplissement de la forme substantielle, c’est-à-dire de l’advenue à l’être de la substance composée, qui préside à l’individuation et à la concrétisation de la substance. D’autre part, l’Aquinate n’a jamais

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la raison de la forme qui doit lui advenir, apparaît comme l’imperfection qui doit être parfaite, et contraint ainsi la forme à tel type d’altération déterminé. Elle est à ce titre au principe de la constitution de la substance. Mais elle ne peut être seulement considérée sous la raison de principe, ou comme le sujet auquel s’applique l’action de la forme ; elle appartient aussi à la raison de cause, car elle offre le substrat duquel pourra provenir l’être même d’un nouvel étant. I.2. LES CAUSES DANS LA NATURE Bien que l’étude des causes appartienne en tant que telle à la philosophie première, puisque la cause en tant que cause ne dépend pas de la matière selon l’être et qu’il peut donc exister des causes immatérielles, le philosophe de la nature en assumera néanmoins l’étude, précise l’Aquinate, dans la mesure où elles sont nécessaires au changement naturel43. C’est que les trois principes de la nature que sont matière, forme et privation ne suffisent pas à expliquer celui-ci. Thomas considère comme établi que ce qui est en puissance ne peut se porter de lui-même à l’acte. Tout mouvement naturel nécessite dès lors quelque chose qui œuvre activement à ce passage. L’Aquinate se montre ainsi fidèle au principe aristotélicien : « tout ce qui est mû, est mû par un autre ». « Il faut que soit, affirme Thomas, outre la matière et la forme, un autre principe, qui agit, et celui-ci est dit être efficient, ou moteur, ou agent, ou ce qui est principe du mouvement »44. Puisqu’en outre tout agent n’agit que motivé par une fin, c’est cette dernière qui devra être considérée comme l’origine de l’action. En bref, le mouvement ne peut s’expliquer que par l’addition, à la théorie des principes de la nature, d’une doctrine de la causalité qui intégrera ces nouvelles perspectives. I.2.1. Différenciation des causes et des principes Si le livre delta de la Métaphysique affirmait la convertibilité des termes de cause et de principe, Aristote parlait pourtant de quatre causes et de seulement trois principes. C’est que selon Thomas, les causes peuvent nié cette distinction fondamentale entre les couples composés de la substance et de l’accident d’une part, de la matière et de la forme d’autre part : la matière, à la différence de l’accident, ne possède pas d’esse actuel. 43 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 5, n. 176. 44 THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 3.

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être soit intrinsèques, soit extrinsèques. La matière et la forme sont des causes intrinsèques des choses, parce qu’elles en sont des parties constitutives intrinsèques. Les causes finales et efficientes, au contraire, sont dites extrinsèques, parce qu’elles sont extérieures à la chose. Aristote n’aurait dès lors pris pour principes que les causes intrinsèques45. Quant à la privation, elle ne peut être une cause parce qu’elle n’est principe que par accident46. Or, en leur sens le plus propre, causes et principes des choses naturelles ont ceci de commun qu’ils sont ce par quoi ces choses adviennent per se et non per accidens47. Lorsque nous parlons de « quatre causes », affirme Thomas, c’est que nous dissertons des causes per se, auxquelles toute cause par accident peut être réduite48. Cette solution apportée au problème de la distinction des notions de cause et de principe n’est cependant pas entièrement satisfaisante, car le langage d’Aristote demeure ambigu : « Sed licet principia ponat Aristoteles pro causis intrinsecis in I Phisicorum, tamen, ut dicitur in XI Metaphisice, principium dicitur proprie de causis extrinsecis, elementum de causis que sunt partes rei, id est de causis intrinsecis, causa dicitur de utrisque ; tamen aliquando unum ponitur pro altero : omnis enim causa potest dici principium et omne principium causa »49.

A la distinction relevée entre les causalités intrinsèque et extrinsèque, Thomas joindra donc un critère plus discriminant. Dans son Commentaire à ce que nous connaissons comme le livre delta de la Métaphysique, Thomas assure que, si « toutes les causes sont des principes »50, l’inverse n’est pas vrai : « le terme principe est plus général que le terme cause, car quelque chose peut être un principe et ne pas être une cause »51. Et, si un principe et une cause sont identiques selon le sujet, ils ne possèdent pourtant point la même signification : « car le terme principe implique un ordre ou une séquence, alors que le terme cause implique une certaine influence sur l’être de la chose causée »52. Thomas réserve dès lors le terme de cause à l’explication de l’esse d’un étant nouveau, qu’il soit substantiel, ou accidentel (comme la blancheur). La notion de principe caractérise, quant à elle, ce qui est au point de départ d’une série (qu’il s’agisse d’un mouvement, mais aussi d’une continuité quantitative, ou 45 46 47 48 49 50 51 52

Cfr Idem. Cfr Idem. Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 13, 111. THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 3. Idem. THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 1, n. 760. Ibidem, 1, n. 750. Ibidem, 1, n. 751.

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d’un raisonnement)53, sans constituer nécessairement pour cela la source de l’être même de ce vers quoi est orientée cette série. Un principe est un « premier », une origine au sens propre, c’est-à-dire qu’en sa série ou en son ordre, il ne dépend de rien d’autre et ne peut être réduit à quoi que ce soit. Très généralement, écrit Thomas en commentant le Stagirite, le principe est : « quod est primum, aut in esse rei, sicut prima pars rei dicitur principium, aut in fieri rei, sicut primum movens dicitur principium, aut in rei cognitione »54. Il n’est pas inutile de noter que si la notion de principe implique un ordre ou une séquence, le premier ordre qui nous soit connu appartient à la nature : il s’agit du mouvement local. Un ordre, soutient Thomas, peut être trouvé dans le mouvement au sens large, le temps, et plus généralement dans toute grandeur (magnitudinis). Aussi le terme de principe, en un sens plus restreint, désigne-t-il ce qui est premier dans une grandeur (continue) sur laquelle il y a mouvement (id quod est primum in magnitudine, super quam transit motus). Il est le quelque chose par lequel la chose est mue en premier ou la part de grandeur par laquelle commence le mouvement local55. Parce que cependant le mouvement ne commence pas toujours au point local qui désigne le commencement de la grandeur, comme son premier point pour la ligne par exemple, il faut plutôt admettre que le principe d’un mouvement désigne ce à partir de quoi la chose entame le mieux son devenir (unde unumquodque fiet maxime optime), ce à partir de quoi commence le plus aisément son mouvement (unusquisque incipit optime moveri), ou encore ce par quoi le mobile est mû le plus opportunément selon sa nature (a quo optime vel opportune movetur mobile secundum suam naturam). Il s’agit donc bien d’abord d’un principe intrinsèque, à partir duquel advient le mouvement, que ce dernier soit pris au sens local ou au sens le plus général. Le principe est en ce sens, et c’est une clef majeure pour comprendre le statut de la nature chez Thomas, « illa pars rei, quae primo generatur, et ex qua generatio rei incipit »56. La nature elle-même se voit définie comme principe, en tant que ce à partir de quoi commence le mouvement57. Si le principe est extrinsèque – mais rappelons que ce 53

Ibidem, 1, nn. 751-759. Ibidem, 1, n. 761. 55 « Et ideo dicit, quod principium dicitur illud unde aliquis rem primo moveat, idest aliqua pars magnitudinis, a qua incipit motus localis. Vel secundum aliam literam, unde aliquid rei primo movebitur, idest ex qua parte rei aliquid incipit primo moveri » (Ibidem, 1, n. 751). 56 Ibidem, 1, n. 755. 57 « Et ideo natura potest esse principium et elementum, quae sunt intrinseca. Natura quidem, sicut illud a quo incipit motus: elementum autem sicut pars prima in generatione rei » (Ibidem, 1, n. 762). 54

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que l’Aquinate désigne à la suite du Stagirite comme les trois principes de la nature n’appartient pas à cette catégorie –, il est alors ce par quoi un processus commence, tout en restant extérieur au changement produit, comme les parents pour la génération par exemple58. I.2.2. Les quatre causes Les causes participent dans leur multiplicité à la définition de la chose. Chacune, écrit Thomas à la suite d’Aristote, éclaire l’objet considéré sous une perspective différente. Ensemble, elles offrent une définition parfaite59. Thomas affirme : « Necesse est autem quatuor esse causas. Quia cum causa sit ad quam sequitur esse alterius, esse eius quod habet causam, potest considerari dupliciter : uno modo absolute, et sic causa essendi est forma per quam aliquid est in actu ; alio modo secundum quod de potentia ente fit actu ens. Et quia omne quod est in potentia, reducitur ad actum per id quod est actu ens ; ex hoc necesse est esse duas alias causas, scilicet materiam, et agentem qui reducit materiam de potentia in actum. Actio autem agentis ad aliquid determinatum tendit, sicut ab aliquo determinato principio procedit: nam omne agens agit quod est sibi conveniens; id autem ad quod tendit actio agentis, dicitur causa finalis. Sic igitur necesse est esse causas quatuor »60.

I.2.2.1. La cause matérielle Considérations générales — La cause matérielle est ce dont provient la chose tout en lui étant intrinsèque61. La matière se distingue ainsi de la privation ou d’un contraire :

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Cfr Ibidem, 1, n. 756. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 5, n. 182. 60 Ibidem, 10, n. 240. Le nombre des causes se réduit à quatre, mais lorsque l’on dit ainsi qu’il n’y a que quatre causes, l’on se réfère aux causes per se, et non per accidens. Cette réduction du nombre de causes au nombre quatre signifie, sur le plan de la relation de la substance à l’accident, que les causes par accident sont réduites aux causes per se, comme de manière générale tout ce qui est par accident peut être réduit selon Thomas à ce qui est per se. Une cause par accident en effet, n’a d’être qu’en vertu de l’existence d’une cause per se. Sans causalité per se, il ne peut tout simplement pas y avoir de causalité du tout. Il est évident que Polyclète, en tant que cause accidentelle d’une statue, ne causerait pas la statue s’il n’était en même temps sculpteur (cause par soi) (Cfr THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 3, n. 787). Cette « réduction » signifie tout simplement que ce qui n’est que par accident ne peut être et ne peut être compris sans ce à quoi il se réfère. Ce qui est par accident n’est réel qu’en raison d’autre chose que lui-même. 61 Cfr Ibidem, 2, n. 763. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 5, n. 178. 59

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« Dicit ergo primo, quod uno modo dicitur causa id ex quo fit aliquid, et est ei inexistens, idest intus existens. Quod quidem dicitur ad differentiam privationis, et etiam contrarii. Nam ex contrario vel privatione dicitur aliquid fieri sicut ex non inexistente, ut album ex nigro vel album ex non albo. Statua autem fit ex aere, et phiala ex argento, sicut ex inexistente. Nam cum statua fit, non tollitur ratio aeris, nec si fit phiala, tollitur ratio argenti. Et ideo aes statuae, et argentum phialae sunt causa per modum materiae »62.

Les éléments, c’est-à-dire les lettres composant une syllabe, la terre, le feu et les corps de ce genre qui constituent les composés, similairement encore les parties pour le tout ou les prémisses desquelles sont tirées les conclusions, sont tous des causes matérielles. Ainsi la matière peut-elle signifier ce qui supporte une forme « simple » (une species) comme l’argent dont serait fait un gobelet par exemple, mais peut aussi consister en plusieurs « choses » qui ensemble constituent les parties d’un tout. Dans ce dernier cas, la forme sera l’expression du composé ou ce qui unifie la matière, soit par arrangement, telle l’armée pour les soldats, soit par simple contact, comme la maison vis-à-vis de ses différentes parties63. On pourrait encore, si l’on veut se référer à l’analyse de la phrase, évoquer le commentaire du Peri hermeneias d’Aristote, alors que Thomas rappelle que c’est la signification qui tient lieu de raison formelle, et le nom de partie matérielle. « Significatio est quasi forma nominis »64. Le nom ne suffit pas à signifier, et il est comme une partie matérielle de la signification, complétée par le verbe, qui ajoute les déterminations de l’action et du temps65. Le verbe à cet égard, est une partie quasi formelle du discours, alors que le nom n’en est qu’une partie matérielle et subjective66. Le verbe compose une signification avec les différents noms, compris comme simples sons de voix référant aux choses. En lui-même, le verbe peut cependant très bien être pris comme un simple son et endosser dès lors le rôle de « nom » matériel67.

THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 2, n. 763. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 5, n. 183 ; THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 3, n. 779. 64 THOMAS D’AQUIN, In I Peri herm., 4, n. 43. 65 Cfr HUMBRECHT, Th.-D., Théologie négative et noms divins chez saint Thomas d’Aquin, p. 176. 66 « […] quia verbum importat compositionem, in qua perficitur oratio verum vel falsum significans, maiorem convenientiam videbatur verbum habere cum oratione, quasi quaedam pars formalis ipsius, quam nomen, quod est quaedam pars materialis et subiectiva orationis […] » (THOMAS D’AQUIN, In I Peri herm., 5, n. 54). 67 « Et ideo tam verba, quam omnes orationis partes, quando ponuntur materialiter, sumuntur in vi nominum » (Ibidem, 5, n. 57). 62 63

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Thomas relève cependant deux objections qui sont élevées contre une identification, d’une part des parties à la cause matérielle, et d’autre part de la forme au tout. Premièrement, si les parties sont la cause matérielle du tout, alors la forme, qui elle-même est une partie de la substance composée, devra à son tour être considérée comme une cause matérielle. Ensuite, Aristote dit que les propositions sont la matière des conclusions. Or, la matière est une cause inhérente, tandis que les propositions sont séparées de la conclusion. A la première objection, il faut, selon Thomas, répondre ceci : « Sed melius dicendum est quod licet partes speciei quae ponuntur in definitione, comparentur ad suppositum naturae per modum causae formalis, tamen ad ipsam naturam cuius sunt partes, comparantur ut materia: nam omnes partes comparantur ad totum ut imperfectum ad perfectum, quae quidem est comparatio materiae ad formam »68.

Pour résoudre la seconde objection, on dira que les propositions sont la matière de la conclusion, non en raison de ce qu’elles signifient, ce qui est leur raison formelle, mais quant à leurs termes, et l’on pourrait sans doute dire, pour être plus clair encore, quant à leurs lettres ou leurs sons, qui sont bien inhérents aux propositions comme à la conclusion et en constituent la matière au sens le plus trivial69. Les termes assemblés dans la conclusion sont simplement considérés séparément dans les prémisses. De même une démonstration complexe peut-elle être réduite à la composition de multiples démonstrations simples, produites à partir de trois termes seulement, dont un moyen terme. Ces syllogismes premiers ne peuvent être divisés en d’autres démonstrations et constituent, au contraire, les éléments premiers de raisonnements plus complexes70. Il faut, nous l’avons vu, considérer les éléments comme cause matérielle des choses qui en sont produites. Plus précisément, l’élément est le premier principe intrinsèque duquel provient la chose71. Il possède cependant une espèce qui ne peut être divisée en d’autres espèces et diffère donc, d’une part de la matière première, qui ne possède aucune espèce, et d’autre part de toute matière qui, telle la main par exemple, est encore THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 5, n. 184. Cfr Idem ; THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 3, n. 778. 70 Cfr Ibidem, 4, n. 801. 71 Cfr Ibidem, 4, nn. 796-797 ; Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 3 : « Elementum vero non dicitur proprie nisi de causis ex quibus est compositio rei, que proprie sunt materiales ; et iterum non de qualibet causa materiali, sed de illa ex qua est prima compositio, sicut nec membra elementa sunt hominis, quia membra etiam sunt composita ex aliis : sed dicimus quod terra et aqua sunt elementa, quia hec non componuntur ex aliis corporibus, sed ex ipsis est prima compositio corporum naturalium ». 68 69

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divisible en parties spécifiquement différentes, en l’occurrence la chair et les os72. En outre, l’élément demeure inhérent à la chose lors de la génération et diffère donc d’une matière qui serait totalement corrompue au cours de celle-ci. Pour les médiévaux comme pour Aristote, le pain par exemple est, au sein du processus de nutrition, la matière du sang. Mais lorsque le sang est produit, le pain se corrompt absolument et ne reste pas dans le sang. Il n’en est donc pas un élément73. Les lettres, en quoi le mot est ultimement divisé, en sont par contre les éléments. Et si les lettres devaient à leur tour être divisées, leurs parties devraient être spécifiquement identiques, tout comme diverses parties d’eau sont encore de l’eau74. Certains corps naturels sont également dits les éléments de corps plus complexes. Ce sont ces choses qui constituent le terme de la dissolution d’un composé et ne peuvent elles-mêmes être divisées qu’en parties spécifiquement identiques, comme l’eau, le feu, la terre et l’air75. Si cependant ces éléments doivent être considérés comme la cause matérielle de l’engendrement d’un composé, ils en sont aussi une cause de corruptibilité. Cette dernière, en effet, s’explique dans les corps mixtes par une composition d’éléments ou de qualités élémentaires contraires. Aussi Thomas peut-il affirmer que la corruption du composé à partir de ses contraires « suit de la nécessité de la matière »76. La corruption n’est pas d’abord due à quelque cause extérieure, mais est inhérente au composé hylémorphique77. Le corruptible et l’incorruptible, affirme Thomas, Cfr THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 4, n. 798. Cfr THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 3. 74 Cfr THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 4, n. 799. Pour saisir l’exemple utilisé par Thomas, il faut bien entendu comprendre les lettres sous la raison de leur prononciation. Les sons auxquels correspondent les lettres, explique Thomas, répondent à un certain nombre de temps, dont l’éventuelle division n’altèrera le son que selon la longueur, et non selon l’espèce : « Literae autem non resolvuntur ulterius in alias voces specie diversas. Sed, si aliquo modo dividantur, particulae in quas fit divisio, erunt ‘conformes’, idest unius speciei, sicut omnes particulae aquae sunt aqua. Dividitur autem litera secundum tempora prolationis, prout litera longa dicitur habere duo tempora, brevis vero unum. Nec amen partes, in quas sic dividuntur literae, sunt diversae secundum speciem vocis ». 75 Cfr Ibidem, 4, n. 800. 76 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 19, q. 1, a. 2., arg. 1 : « corruptio compositi ex contrariis sequitur ex necessitate materiae. Ergo corpus hominis, quod ex contrariis compositum erat, simpliciter et absolute erat necesse corrumpi » ; THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de malo, q. 5, a. 5, arg. 1 : « Corpus enim hominis componitur ex contrariis. Sed omne compositum ex contrariis est naturaliter corruptibile. Ergo homo naturaliter est mortalis » ; THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de anima, a. 8, c. 77 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 50, a. 5, ad 3 : « Non autem dicitur aliquid esse corruptibile, per hoc quod Deus possit illud in non esse redigere, substrahendo suam conservationem : sed per hoc quod in seipso aliquod principium corruptionis habet […] ». 72 73

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sont des prédicats essentiels de la chose78. Et toute corruption naît de la séparation de la forme et de la matière79, suite à l’impossibilité pour celleci de continuer à supporter celle-là. Il vaut la peine de s’attarder, si l’on veut mieux cerner la compréhension thomasienne de la cause matérielle, à caractériser à gros traits la théorie médicale du Moyen Age, tant elle offre un cadre privilégié, avec la physique, des réflexions de cette époque sur le concept qui nous occupe en ces pages, et plus particulièrement sur son rapport avec la forme substantielle des êtres naturels. Centrée plus particulièrement sur la nature de l’être vivant, nous verrons comment la médecine fournit en général aux métaphysiciens et théologiens médiévaux les fondements de leurs réflexions sur le composé hylémorphique humain. Elle est apparue comme une discipline de pointe au Moyen Age et fut la première, grâce à Constantin l’Africain, à profiter de traductions de textes significatifs appartenant au savoir arabe80. Eléments historiques fondamentaux à propos de la médecine médiévale — L’enseignement alexandrin avait établi sa physiologie et sa médecine à partir des « choses naturelles » : les quatre éléments, les complexions, les humeurs, les parties solides du corps (c’est-à-dire les membres), les vertus (subdivisées en vertus animales, vitales et naturelles), et les opérations81. L’Isagogè de Iohannitius, traité d’origine arabe dont Constantin l’Africain assura la traduction ainsi que la diffusion et qui servit à l’initiation des débutants en médecine jusqu’à la fin du Moyen Age82, ajouta à cette liste les esprits, ou pneumata, qui véhiculent les vertus. A l’instar de celles-ci, ceux-là sont au nombre de trois (esprit animal ou psychique, esprit vital et esprit naturel). Ce fut là la médiation principale par laquelle Galien fut introduit au Moyen Age. Essentiellement connu de deuxième main, l’enseignement du médecin grec fut reçu par les traductions de l’Isagogè, mais aussi du Pantegni83. Ces petits traités formaient la base 78 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 14, ad 5 : « […] corruptibile et incorruptibile sunt essentialia predicata que consequuntur essentiam sicut principium formale uel materiale […] » ; THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 54 : « Et propter hoc quaecumque quidem consequuntur potentiam et actum inquantum huiusmodi, sunt communia substantiis materialibus et immaterialibus creatis : sicut recipere et recipi, perficere et perfici. Quaecumque vero sunt propria materiae et formae inquantum huiusmodi, sicut generari et corrumpi et alia huiusmodi, haec sunt propria substantiarum materialium, et nullo modo conveniunt substantiis immaterialibus creatis ». 79 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 55 : « omnis enim corruptio est per separationem formae a materia […] ». 80 Cfr JACQUART, D., « La scolastique médicale », pp. 206-207. 81 Cfr Ibidem, p. 180. 82 Cfr Idem. 83 Sur l’introduction du galénisme au Moyen Age par Constantin l’Africain et les traductions de l’Isagogè et du Pantegni, voir notamment JACQUART, D., MICHEAU, F., La médecine

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de l’enseignement à Salerne84, mais les lacunes dont ils faisaient preuve poussèrent les maîtres à chercher la conciliation de la médecine galénique avec la physiologie d’Aristote, essentiellement dépendante de sa physique des éléments. Les maîtres en médecine de Salerne, qui avaient « pignon sur rue » dans toute l’Italie et au-delà dès le début du XIIIe siècle, cherchèrent ainsi à réinsérer la médecine au sein d’une physique largement aristotélicienne et lisaient l’œuvre de Galien au prisme de celle du Stagirite85 – la Physique et le traité De la génération et de la corruption –, mais aussi de certaines théories néoplatoniciennes tirées du commentaire de Chalcidius au Timée de Platon86, notamment concernant le mélange des éléments. L’école de Salerne se basait ainsi principalement sur la doctrine galénique des complexions, qui constituent le résultat de la mixtion des qualités premières au sein du corps naturel, et la fondait sur une théorie physique du mélange des éléments87. Dans son commentaire à l’Isagogè de Iohannitius, Barthélémy de Salerne avait fait de la médecine une branche, avec la météorologie et la physique proprement dite, de la physica en arabe et l’Occident médiéval, pp. 96-106. L’image du galénisme au Moyen Age est en définitive assez confuse et correspond moins à un auteur particulier qu’à un courant d’enseignement médical fait de courts traités, de commentaires et de traductions dont Galien représente la figure tutélaire, mais qui n’est pas indemne d’influences extérieures (Cfr à ce propos SIRAISI, N. G., « The medical learning of Albertus Magnus », pp. 391-392). Cette situation perdura jusqu’à la redécouverte majeure d’un grand nombre de manuscrits de Galien lui-même à la fin du XIIIe siècle (Cfr sur le renouveau galénique à la fin du XIIIe siècle : JACQUART, D., MICHEAU, F., La médecine arabe et l’Occident médiéval, p. 179). 84 La lecture des traductions constantiniennes n’était pas réservée à Salerne cependant. Elle était encore le fait de Chartres par exemple (Guillaume de Conches) (Cfr Ibidem, p. 128) et se répandit dans toute l’Europe. Le programme de la faculté de médecine de l’Université de Paris dans les premières années de 1270 accorde une place de choix à Isaac Israëli (Ibidem, p. 113-114) et à l’Isagogè. L’enseignement est essentiellement fondé sur le travail de Constantin, bien qu’il soit déjà à cette époque largement désavoué. Ses traductions restent néanmoins les plus faciles d’accès et satisfont à la présentation logique exigée par les méthodes d’enseignements universitaires progressivement mises en place. Cet effort est, toutefois, déjà pour une part archaïque, et les chercheurs se sont en vérité tournés vers Rhazès et Avicenne. L’assimilation complète de ces derniers, qui dépendra largement de la diffusion des traductions qu’en donnera Gérard de Crémone, n’adviendra cependant que plus tard, à la fin du siècle et au début du XIVe (Cfr Ibidem, pp. 172176). 85 Cfr Ibidem, p. 176. 86 Cfr JACQUART, D., « La scolastique médicale », p. 184. 87 Cfr Idem. La supériorité de la considération des complexions s’expliquera de plus en plus, la chirurgie naissant, par le fait qu’elles soient observables directement. Comme le rappelle bien Danielle Jacquart (Cfr JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, p. 63), Henri de Mondeville, au XIVe siècle, ne voulait prendre en compte, ni les éléments, dont seules les qualités résultantes étaient perceptibles, ni les esprits, car tout ceci ne pouvait être « ni vu, ni touché » (Cfr HENRI DE MONDEVILLE, Tractatus secundus, in Die Chirurgie des Heinrich von Mondeville, p. 89).

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général, et témoignait de l’intime connivence des problématiques traitées par la médecine et la philosophie avant les statuts universitaires de 12701274. La médecine s’occupe, selon Barthélémy, « des actions et des passions des éléments dans les corps mixtes ; bien qu’elle ait été inventée pour le corps humain, néanmoins elle disserte de tout ce qui change celui-ci, à savoir les animaux, les herbes, les arbres, les épices, les métaux et les pierres, car tous ceux-ci modifient le corps, le conservant ou le faisant sain, malade ou neutre »88. D. Jacquart écrit que « la médecine savante médiévale n’est pas ‘humorale’, ainsi qu’il est trop souvent dit : elle met avant tout en œuvre la notion galénique de complexion, et, à travers elle, celle de qualité. Le problème des éléments et de leur mélange est toujours d’actualité un siècle après les discussions salernitaines et suscite le même type de question, par exemple : ‘les éléments sont-ils présents dans un élémenté en puissance et non en acte ?’ »89.

Le Canon d’Avicenne y ajoutera l’interrogation suivante : « La forme spécifique est-elle causée par les éléments » ?90 Cette question apparaît cruciale en effet puisque la forme spécifique ne peut être purement et simplement déduite des qualités premières et ne semble pouvoir être définie que par son effet propre91. Le tardif De mixtione elementorum notamment, montre l’intérêt que Thomas porte à ces problématiques. Il faut reconnaître cependant que nombre de textes ayant trait à la physiologie du corps humain chez l’Aquinate, usent de la distinction des humidités radicale et nutrimentale. C’est d’ailleurs la définition de l’humeur comme « un corps liquide dans lequel le nutriment est converti en premier », fournie par le Canon d’Avicenne, qui la première provoqua l’interrogation des médecins médiévaux sur les processus de conversion et de transformation de la matière92. Le problème de l’assimilation de l’humide nutrimental à la vérité de l’espèce humaine, nous aurons l’occasion d’y revenir 88 Ms. Winchester, Winchester College 24, f. 23v, cité in JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, p. 327. 89 JACQUART, D., « La scolastique médicale », p. 187. 90 Pour une présentation générale du Canon d’Avicenne, qui donna ses fondements à l’enseignement de la médecine en Europe jusqu’au XVIIe siècle, on pourra consulter par exemple : JACQUART, D., MICHEAU, F., La médecine arabe et l’occident médiéval, pp. 79-85. 91 Cfr AVICENNE, Canon of medicine, p. 220 ; JACQUART, D., « La scolastique médicale », p. 188. 92 Cfr JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, p. 331. « Une humeur ou fluide corporel est cette substance physique fluide et humide en laquelle l’aliment est transformé. Cette partie de l’aliment qui a la capacité d’être transformée en substance du corps, que ce soit par soi-même ou en combinaison avec quelque chose d’autre et qui est capable d’être assimilée par les membres ou les organes, et complétement intégrée

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longuement, outre qu’il dépendait de manière générale d’une élaboration philosophique à propos de la possibilité de quelque transformation d’une espèce en une autre, acquit une certaine importance au sein des discussions théologiques, où l’on s’interrogeait, en suite de la doctrine du péché originel, sur les modalités possibles de transmission de caractères et sur la persistance de quelque radical matériel humain au travers des générations. Il faut en outre noter que la transformation d’une espèce en une autre, qui sans nul doute demeurait le problème fondamental des alchimistes, devait inévitablement conduire à quelque échange entre la médecine et le « grand art ». Thomas se tiendra assez loin des solutions des alchimistes, qui menaient à penser que l’espèce, toujours, devait résulter en quelque manière de la matière elle-même93. Mais les questions se posaient effectivement, en faculté de médecine surtout. Avec les termes, par exemple, de Taddeo Alderotti, qui enseigna la médecine à Bologne à partir de 1260 : « L’espèce est-elle donnée à l’humeur par sa matière ? »94. Les alchimistes tendaient à révéler pour toutes choses une matière unique et fondamentale, si subtile qu’elle soit, apte à donner un substrat commun à la transformation de toute espèce en une autre, et qu’ils rapprochaient le plus souvent de ce qu’Aristote avait dénommé la quintessence. Thomas, nous le verrons, se refusera à voir mêlées substances céleste et sublunaire, et fera intrinsèquement dépendre toute partie matérielle de la forme qui lui advient, restant ainsi fidèle à une physique de la forme substantielle entendue au sens le plus strict. Avicenne, dans son De congelatione et conglutinatione lapidum, avait certes déjà mis en garde les alchimistes : « Que les artisans de l’alchimie aux tissus, est l’humeur saine ou bonne. Elle est ce qui remplace la perte que subit la substance du corps » (AVICENNE, Canon of medicine, p. 31). 93 Cfr par exemple THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 7, q. 3, a. 1, ad 5 : « Ad quintum dicendum, quod ars virtute sua non potest formam substantialem conferre, quod tamen potest virtute naturalis agentis; sicut patet in hoc quod per artem inducitur forma ignis in lignis. Sed quaedam formae substantiales sunt quas nullo modo ars inducere potest, quia propria activa et passiva invenire non potest, sed in his potest aliquid simile facere; sicut alchimistae faciunt aliquid simile auro quantum ad accidentia exteriora; sed tamen non faciunt verum aurum: quia forma substantialis auri non est per calorem ignis quo utuntur alchimistae, sed per calorem solis in loco determinato, ubi viget virtus mineralis: et ideo tale aurum non habet operationem consequentem speciem; et similiter in aliis quae eorum operatione fiunt ». Ce qui n’empêchera pas Thomas – parce qu’il semblait ne pas en avoir soutenu l’impossibilité absolue –, d’être souvent repris à la Renaissance parmi les auteurs qui approuvaient la pratique tant de l’alchimie que de la magie naturelle. 94 Cfr à ce propos SIRAISI, N. G., Taddeo Alderotti and his pupils, Two generations of Italian medical learning, p. 328 ; JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, p. 332.

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sachent qu’ils ne peuvent transmuter les espèces des métaux, mais peuvent faire des choses ressemblantes (similia) »95. Il reste que l’influence de leur art était fort prégnante. Malgré l’avertissement d’Avicenne, le De congelatione, parfois transmis au Moyen Age comme une partie intégrante des Météorologiques d’Aristote, annonçait encore un peu plus loin : « nisi [ea] in primam reducantur materiam »96. Bien qu’il en ait montré les limites, Albert le Grand passa dans l’histoire pour l’un des promoteurs principaux de l’art opératoire97. Il avait, dans son de mineralibus, noté l’analogie entre les compositions du corps animal et des métaux, ou encore entre le rôle des humeurs et celui du couple soufre-mercure98. Dans son commentaire au Secret des secrets, Roger Bacon avait estimé qu’il s’agissait de bien plus que d’une simple analogie et que le sang humain, dans lequel se discernent les quatre humeurs, pouvait « servir de support à l’œuvre alchimique ». « Au même titre que des minéraux, comme le soufre et l’arsenic, et des végétaux, ces substances organiques peuvent faire office de ‘pierre’ »99. Le sang menstruel est en général considéré comme trop dépourvu de vertu calorique et ne consiste qu’en un surplus peu utilisable par la médecine. Le sang qui doit être compté parmi les quatre humeurs, par contre100, est de nature chaude et humide. Il porte nombre de qualités favorables au maintien de la vie. Il est purifié lors de son passage dans le cœur, puis véhiculé dans l’ensemble du corps, au même titre que l’esprit vital, par les artères. L’enseignement d’Avicenne à propos du sang possédait une indéniable coloration alchimique. Ibn An-Nafis, médecin arabe du XIIIe siècle, avait rédigé un commentaire du Canon qui décrivait les liens unissant le sang et l’esprit vital en ces termes : « Puisque la production de l’esprit vital est une des fonctions du cœur, et puisque l’esprit consiste en un sang particulièrement raffiné auquel est ajouté un mélange important de substance aérienne, il est nécessaire que le cœur contienne à la fois du sang raffiné et de l’air afin que l’esprit puisse être engendré de la substance produite par leur mélange […] »101. AVICENNE, De congelatione et conglutinatione lapidum, p. 54. Ibidem, p. 55. 97 On peut consulter à ce propos KIBRE, P., « Albertus Magnus on Alchemy », pp. 189202 ; HALLEUX, R., « Albert le Grand et l’alchimie », pp. 57-80. 98 Cfr JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, p. 333. 99 Idem. 100 Le Canon d’Avicenne notamment, alors qu’il rappelait la distinction des quatre humeurs développée par Galien, évoquait l’humeur sanguine comme « la plus excellente de toutes » (AVICENNE, Canon of medicine, p. 32). 101 IBN AN-NAFI, Commentary on the Anatomy in the Canon of Ibn Sina, cité dans MEYERHOF, Max, « Ibn an-Nafîs (XIIIth cent.) and his theory of the lesser circulation », p. 116. 95 96

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Les alchimistes, après Jean de Rupescissa, prescriront la distillation du sang humoral dans l’espoir de récupérer précisément l’esprit vital qu’il accompagne102. Il est possible que la diffusion et l’utilisation du Canon aient particulièrement été favorisées par les ordres mendiants, entre autres par Robert Grosseteste, Roger Bacon et Albert le Grand103. Grosseteste mentionne par deux fois le Canon au septième livre de son commentaire à la Physique d’Aristote. Il remarque que les médicaments agissent selon une double modalité : en fonction d’une part de leurs qualités premières (le sec, l’humide, le froid, le chaud), et d’autre part d’une propriété impliquée par leur forme spécifique (telle la faculté d’attirer le fer pour l’aimant par exemple)104. Quant à Albert, la plupart de ses références à Galien, qu’il cite comme autorité majeure de ses recherches en médecine, lui viennent du Canon105. Le de animalibus du Maître allemand, comme l’a bien remarqué son éditeur, ou plus récemment Siraisi, Jacquart et Micheau, « intègre, le plus souvent sans le nommer, de longues citations du Canon d’Avicenne »106 : « Albert le Grand utilise ce texte comme le firent nombre d’auteurs ultérieurs, c’est-à-dire en y trouvant la référence principale en matière de médecine. Lorsqu’il mentionne Galien, c’est le plus souvent à travers l’exposé d’Avicenne. Le De animalibus d’Albert le Grand met en évidence l’une des raisons, déjà sensible à travers l’Anatomia vivorum, du succès remporté au Moyen Age par le Canon. La version arabo-latine des traités zoologiques d’Aristote, due à Michel Scot, date des années 1210 ; sa diffusion révéla plusieurs divergences par rapport à la doctrine galénique. Antérieur à Galien de six siècles, Aristote se fonde sur une anatomie et une physiologie plus sommaires ; la philosophie sous-jacente dans l’œuvre de Galien ne s’accorde pas toujours avec le système aristotélicien et présente des aspects néo-platoniciens. Les points d’opposition entre les deux maîtres à penser des médecins médiévaux soulevaient de difficiles problèmes. Par les solutions qu’il proposait, le Canon prenait une place prépondérante en tant que médiateur »107. 102

29.

Cfr à ce sujet JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, pp. 28-

103 Cfr JACQUART, D., MICHEAU, F., La médecine arabe et l’Occident médiéval, pp. 157-160. 104 Cfr GROSSETESTE, R., Commentarius in VIII Libros Physicorum Aristotelis, L. VII, pp. 128-130. 105 Cfr à ce propos aussi SIRAISI, N. G., « The medical learning of Albertus Magnus », p. 390-392. 106 JACQUART, D., MICHEAU, F., La médecine arabe et l’Occident médiéval, p. 160 ; Cfr SIRAISI, N. G., « The medical learning of Albertus Magnus », pp. 392-396. 107 JACQUART, D., MICHEAU, F., La médecine arabe et l’Occident médiéval, p. 160.

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Ce rôle de médiateur lui sera encore accordé, de manière tout à fait explicite, par Pietro d’Abano dans son Conciliateur, rédigé entre 1303 et 1310. Matière de l’engendrement animal et médecine chez Thomas d’Aquin et Albert le Grand — Pour Thomas et de manière générale, la chaleur et l’humidum ont une place primordiale dans l’engendrement des animaux. L’eau représente le principe matériel sur lequel s’est exercé le principe actif de la création, à savoir le Verbe de Dieu108. La mort de l’animal s’explique par l’assèchement de l’humidité naturelle dans le corps109. La nutrition assure le renouvellement continuel de l’humidité et de la chaleur du corps, par une assimilation de l’humide nutrimental au sang. « La vie n’est que par la chaleur et l’humidum, qui sont conservés dans l’animal par le sang. C’est pourquoi l’on dit que l’âme est dans le sang »110. Ce genre d’affirmation, pourtant traditionnelle, et puisée tant à l’autorité de l’Ecriture sainte111 qu’à celle des physiologues, participe encore aujourd’hui à la difficulté que l’historien peut avoir à saisir d’une manière parfaitement nette les rapports existant entre l’esprit et la matière chez les penseurs médiévaux. Sans doute ne faut-il jamais tout à fait perdre de vue que les commentateurs salernitains, dont l’influence fut particulièrement grande au Moyen Age, « développèrent une interprétation mécaniste des sensations et des états psychologiques qui faisait appel aux qualités élémentaires des trois parties (ou ‘cellules’) du cerveau, ainsi qu’à l’action du pneuma ‘animal’, c’est-à-dire ‘de l’âme’ »112. Fidèlement à la médecine ancienne de Galien, qui n’était pas indemne de stoïcisme – comme ne l’était d’ailleurs point non plus la pensée d’Augustin113 –, on chercha longtemps à rendre compte des états de l’âme au moyen des complexions des humeurs. Et la perspective théologique fit longtemps nombre avec celle des médecins, sans que l’on cherche à les accorder. La physiologie Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, qq. 71-73. Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Metaphys., 4, n. 80. 110 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 9, ad 8 : « […] vivere autem est per calidum et humidum, quae in animali per sanguinem conservantur ; ideo dicitur quod anima est in sanguine, ad designandum propriam dispositionem corporis, in quantum est materia perfecta per animam ». 111 L’exemple le plus évident étant sans doute Lév. 17, 11 : « l’âme de la chair est dans le sang ». 112 JACQUART, D., MICHEAU, F., La médecine arabe et l’Occident médiéval, pp. 127-128. On lira avec intérêt également les exemples de proximité, au Moyen age, du sang avec l’âme et l’esprit, donnés par BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, pp. 256-258. 113 Cfr à ce propos l’ouvrage classique de VERBEKE, G., L’évolution de la doctrine du pneuma du stoïcisme à S. Augustin, 1945. 108 109

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des anciens ne pouvait continuer ainsi à contredire le message chrétien. Albert et Thomas font à cet égard figures de précurseurs et parfois d’autorités pour les théologiens médecins ultérieurs. Est-ce que, pour autant, leur vision s’est totalement affranchie du matérialisme des physiologues ? Rien n’est moins sûr. L’analogie, au moins, persiste. A la lecture du de animalibus albertinien, on se rend vite compte que la doctrine de l’intellection s’élabore sur le modèle de la formation du conceptus par l’action du sperme masculin sur le menstruum. Le vocabulaire de l’esprit et de l’âme est encore fort confus au Moyen Age, et Thomas d’Aquin contribuera à le déterminer en introduisant plusieurs distinctions d’importances ; en élaborant notamment une doctrine propre de la species et de la mens, nous le verrons. L’assimilation de la médecine galéniste offrait de grandes difficultés aux théologiens, et nombre d’auteurs avaient estimé qu’en ses dernières œuvres, le médecin antique avait fait de l’âme elle-même ni plus ni moins que le résultat de complexions. A s’en tenir là, sans doute devait-on penser que l’âme était mortelle114. Thomas s’était précisément élevé contre cette position dans sa Somme contre les Gentils, et eut par là une résonance non négligeable – par l’intermédiaire aussi du Pugio fidei de Ramon Marti, qui en reprit l’argument –, sur un auteur pourtant aussi généralement anti thomiste qu’Arnaud de Villeneuve par exemple115. L’erreur de Galien est assimilée à celle d’Alexandre d’Aphrodise, mais l’argumentation de Thomas reste essentiellement métaphysique. Si l’âme était une complexion, elle pourrait subir la contrariété et posséderait une qualité médiane résultant de la composition des éléments, de surcroît susceptible de plus ou de moins. Or si l’âme est bien une forme substantielle, rien de tout cela ne peut lui être attribué. Les passions issues des complexions ne sont causes que matérielles et dispositives des états de l’âme ; c’est cette dernière qui est la cause principale des passions et qui en donne la raison formelle116. Restent deux arguments physiques : si l’âme était issue des complexions, l’être composé serait irrémédiablement tiré vers le bas, à la manière de la dominante terrestre des parties qui composent le corps117. D’autre part, si elle n’était que la résultante de l’harmonie des parties et la simple raison d’une 114 Cfr à ce propos NUTTON, V., « God, Galen and the Depaganization of Ancient Medicine », p. 28. 115 Cfr à ce propos MCVAUGH, M. R., « Moments of Inflection : The Careers of Arnau de Vilanova », pp. 56-58. 116 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 63 ; Ibidem, II, 64. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 1. 117 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 63.

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proportion, il faudrait compter avec une multiplicité d’âmes, en fonction des diverses proportions dont sont issus les différents organes118. Sans pour autant faire de l’âme une telle résultante de mixtions corporelles, le Moyen Age latin s’évertua à concilier une théorie de l’âme immortelle et la conception galénique des complexions. Il en résulta, comme nous aurons l’occasion de le voir, une opposition vive et pérenne entre partisans d’une théorie de la pluralité des formes, qui paraissait mieux s’accorder aux résultats de la médecine, et ceux qui se rallièrent à la solution thomiste de l’unicité de la forme substantielle. La semence est considérée par Thomas comme un résidu de l’aliment qui, avant son assimilation finale à telle ou telle partie du corps, est en puissance envers toutes. Elle possède une vertu formative (virtus formativa) qui vient du mâle et dont le mode d’opération est intermédiaire entre celui de la forme intellectuelle et des autres facultés de l’âme119. Alors que ces dernières font usage d’un organe déterminé dans leurs opérations et que l’intellect n’en utilise aucun, la vertu formative de la semence use d’une « chose » corporelle qui n’a pourtant aucune espèce déterminée (haec autem utitur aliquo corporali in sua operatione quod nondum habet determinatam speciem) : l’esprit vital (spiritus vitalis) inclus en elle, qui assume le rôle d’organe et de sujet de la vertu formative. C’est par l’adjonction à cet esprit corporel de trois chaleurs provenant des éléments, de l’âme et du ciel, que la vertu formative convertit la matière préparée par la femme en la substance des membres120. Albert affirmait déjà, se basant sur le livre de Causa vitae longioris, qu’une humidité doit être considérée comme le sujet de la vie en tout animal. Cette humidité est ce dont, par agrégation, les membres sont formés. Il s’agit du sang dans les animaux les plus parfaits, et d’un autre type d’humidité, moins claire (pallida), chez les animaux moins parfaits tels que les reptiles121. Il est nécessaire, selon Albert, qu’il n’y ait qu’un principe unique pour assurer l’unité du corps humain, duquel toutes les parties de ce dernier tirent leur origine selon l’être et selon les facultés. Aussi le cœur, qui distribue chaleur et vie à tous les membres du corps, servira-t-il à ce dernier de moteur122. C’est du cœur que les diverses vertus prennent leur source et s’acheminent, par les 118

Ibidem, II, 64. Cfr Idem. 120 Cfr Idem. Selon M. D. Jordan, c’est, plus encore qu’Aristote, la position albertinienne de la question, exposée dans sa Summa de Creaturis, qui détermine l’exposition thomasienne du Commentaire des Sentences (Cfr JORDAN, M. D., « Medicine and Natural philosophy in Aquinas », pp. 241-242). 121 Cfr ALBERT LE GRAND, de animalibus, éd. Stadler, L. I, tr. 1, cap. 5, p. 25. 122 Cfr Ibidem, L. I, tr. 1, cap. 5, p. 27. 119

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artères, aux différents organes, y compris le cerveau et le foie. C’est également lui qui produit l’esprit vital qui circule avec le sang et permet la constitution des différents organes123. Thomas prend clairement parti en faveur des aristotéliciens dans la controverse qui les opposait aux galénistes au sujet du statut de la participation féminine dans la conception. Il pouvait bien s’être positionné sur ce point en suite des opinions déjà émises par Albert le Grand. Galien avait souligné l’origine tant maternelle que paternelle des caractéristiques héréditaires et avait postulé à cet égard un rôle actif de la femelle dans l’engendrement, soutenu par l’existence tant d’un semen femelle que d’un semen mâle, et dont Hippocrate avait déjà relevé l’existence dans son traité Περὶ γονῆς. Ainsi les sécrétions femelles auraient-elles également part, selon Galien, à la virtus informativa. Aristote n’attribuait quant à lui de part active dans la conception qu’à la semence mâle, agissant sur une matière entièrement passive, constituée du sang menstruel124. Pour Thomas, comme pour Albert avant lui, la vertu proprement donatrice de forme provient du mâle, et ce bien qu’Albert semble prêt à accorder quelque contribution à la « semence » femelle. Dans son De animalibus en effet, le maître colonais reconnaît que l’humidité spermatique doit, si elle détient en elle toute la vertu génératrice, comporter tant la faculté d’engendrement mâle que la faculté femelle. Albert laisse ensuite ouverte la possibilité d’attribuer au menstruum à la fois une fonction purement matérielle et passive, et une part dans la nutrition de l’embryon, à la manière dont l’œuf 123 « Non enim cogemur dicere, quod spiritus vitalis veniat a corde ad epar et fiat ibi naturalis et tunc revertatur ad cor nutriendum secundum virtutem naturalem quam accipit in epate, sicut dixit Galienus : neque dicemus quod spiritus vitalis veniat a corde ad cerebrum et fiat in ipso sensibilis, et tunc in virtute illa revertatur ad cor et ferat ei motum et sensum ex virtute quam accepit in cerebro. Dicemus enim multiplicem spiritum esse in ipso spiritu, et non unum aut in una sola virtute. Est enim in ipso spiritus formativus a testibus et spiritus naturalis et spiritus vitalis et spiritus animalis, eo quod ipsum est attractum ab omnibus membris principalibus corporis. Spiritus autem secundum omnes suas differentias et secundum omnes suas virtutes facit sibi locum cordis, et ab ipso fluit naturalis in epar reliquens in corde de virtute naturali quod sufficit cordi : et spiritus motivus et sensitivus a corde fluit in cerebrum relicto quod sufficit de virtute motiva et sensitiva in corde. Et ideo dicit Aristoteles, quod cor est principium motus et sensus et nutrimenti. Distributio autem spiritus ex corde per membra talium officiorum est per virtutem formativam. Sic igitur formatis membris principalibus deinceps formantur alia, et invenitur caput magnum valde, eo quod ex capite plurima membra in organis sensuum habent formari : et tunc separantur membra et elongantur ab invicem, sicut in sequentibus determinabimus » (Ibidem, L. IX, tr. 2, cap. 4, p. 722). 124 Cfr DEMAITRE, L., TRAVILL, A. A., « Human embryology and development in the Works of Albertus Magnus », p. 415. Aristote ne mentionnait encore que la pure passivité attribuée au sang menstruel ou catamenia. Cfr à ce propos SIRAISI, N. G., « The medical learning of Albertus Magnus », pp. 400-401.

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comprend une partie nutritive, constituée du jaune, et une materia radicalis, au sein de laquelle l’embryon se développe125. Mais si Albert admet ainsi, via Avicenne, une conception galéniste attribuant diverses fonctions à la femelle dans l’engendrement, là où Aristote les laissait tout à fait indifférenciées au sein du catamenia, il ne faut pas pour autant voir en lui un partisan de Galien126. Les principes de la génération sont, activement la faculté mâle, et passivement la faculté femelle. Seule la semence mâle peut être qualifiée de sperme au sens propre, affirme Albert, car le sperme, par définition, signifie une cause efficiente et formatrice (formantem). Ainsi la semence femelle n’est-elle désignée par le terme de « sperme » que de manière équivoque127. A la rigueur peut-on concéder à Galien le fait que la semence femelle possède une vertu informative, pour autant que cette vertu ne consiste qu’en une préparation de la matière, propice à la rendre plus apte à recevoir l’action de l’agent, c’est-à-dire du sperme masculin128. A cette humeur blanche et visqueuse émise par la femme lors de la conception, mieux vaut, plutôt qu’une vertu facientem ou formantem, ne concéder que la vertu qui convient à la matière. Aussi Albert préfèret-il lui donner, avec Aristote, Théophraste et tous les péripatéticiens, précise-t-il, le nom de menstruum, généralement attribué « à tout ce qui est matériellement dans la matrice et qui sert à la conception »129. Cette humeur 125

« Hoc autem humidum si habeat completam virtutem generationis, necesse est in se habere et proprietatem virtutis masculi et proprietatem virtutis feminae. Has enim virtutes intra se oportet ipsum continere, sicut diximus in libro de Vegetabilibus. Generans enim in eo active, est virtus masculi, et generans in ipso passive est virtus feminae. Et sicut de substantia casei sunt duo, coagulum videlicet quod facit, et lac ex quo fit caseus : ita duo spermata sunt de substantia concepti : sperma quidem viri faciens, et sperma feminae suscipiens coagulationem et figurationem et formam. Et haec duo sunt prima principia generationis. Propter quod humidum spermaticum sufficiens generationi omnium animalium necesse est constare ex hiis duobus. In quibusdam autem vel forte in omnibus necesse est adesse tertiam humiditatem praesentem in loco in quo praedicta duo spermata sunt permixta : et haec est nutritiva concepti, ex qua non radicaliter, sed materialiter fiunt quaedam partes eius : et haec in animalibus generantibus sibi similia est sanguis menstruus vel alius humor qui est loco sanguinis menstrui : in ovantibus autem est humor citrinus qui vitellum vocatur, aut alius humor aquosus qui loco vitelli ad cibum concepti embrionis est praeparatus : in eis autem quae generant vermes, est sicut in aliis. Oportet enim necessario talem adresse humorem in loco operationis duorum spermatum, quia aliter deficeret conceptum non habens nutrimentum » (ALBERT LE GRAND, de animalibus, éd. Stadler, L. I, tr. 1, cap. 6, p. 31). 126 Cfr DEMAITRE, L., TRAVILL, A. A., « Human embryology and development in the Works of Albertus Magnus », pp. 416-419. 127 Cfr ALBERT LE GRAND, de animalibus, éd. Stadler, L. IX, tr. 2, cap. 3, pp. 714-715. 128 Cfr Ibidem, L. IX, tr. 2, cap. 1, p. 710 ; Ibidem, L. XVI, tr. 1, cap. 16, p. 1110. 129 Ibidem, L. IX, tr. 2, cap. 3, p. 714. Dans sa Summa de creaturis, Albert parle de semen effectivum et materiale : « […] semen est duplex, scilicet materiale, et effectivum, quod tamen effectivum pars est materiae secundum subjectum primum in quo salvatur :

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doit être rapprochée du sang menstruel et, comme lui, sert essentiellement à la nutrition matérielle du corps (humor materialiter corpus nutriens)130. Albert s’accorde avec Galien pour en faire la matière qui convient le plus ad membra radicalia. Mais il s’en sépare en ce qu’il se montre reluctant à lui accorder quelque vertu formatrice au sens propre. Selon lui, comme pour Aristote, seul le sperme mâle possède la vertu génératrice véritablement active131. Dans son commentaire des Sentences, Thomas évite la plupart du temps d’attribuer le semen, qui est une vertu active, à la femme, et lorsqu’il y consent, c’est pour l’assimiler extento nomine au sang menstruel132. Il traite très peu de la question et son intérêt pour celle-ci est avant tout théologique. La participation de la femme à la conception étant entièrement passive, rien ne semble pouvoir empêcher que Marie, sous l’action génitrice de Dieu et bien qu’étant restée vierge, enfante à la manière de toute mère de ce monde, un vrai homme. « [...] beata virgo vere potest dici mater christi, cum quidquid sit de necessitate generationis ex parte matris inveniatur in beata virgine ; maxime secundum opinionem Aristotelis, qui vult quod formatio et organizatio corporum non fiat per virtutem activam mulieris, sed solum per virtutem activam viri ; et quod semen mulieris non est de necessitate conceptionis, quia quandoque contingit impraegnari mulierem sine emissione seminis, per hoc quod sanguinem menstruum ministrat, qui est materia conceptus »133. « [...] secundum philosophum, semen mulieris non est de necessitate generationis, sed sanguis quem femina ministrat ad conceptionem : qui quidem in aliis mulieribus separatur per virtutem mulieris motam a viro ; sed in beata virgine per virtutem spiritus sancti. Nec hoc diminuit rationem matris, quia ista actio est praeambula ad conceptionem »134.

L’être de la progéniture lui est donné du père seul, complètera Thomas, puisque la mère n’a aucun pouvoir actif dans la génération. La mère et primum, id est, materiale descinditur a foemina per attractum sanguinis menstrui, vel alicujus humoris qui est loco ejus. Secundum autem, scilicet effectivum descinditur a viro in omnibus animalibus, de quibus est masculus et foemina » (ALBERT LE GRAND, Summa de creaturis, IIa pars, q. 17, a. 2, ad 2, p. 145). 130 Cfr ALBERT LE GRAND, de animalibus, éd. Stadler, L. IX, tr. 2, cap. 3, p. 717. 131 Ibidem, L. IX, tr. 2, cap. 3, pp. 714-715. On peut voir aussi ALBERT LE GRAND, Summa de creaturis, IIa pars, q. 17, a. 2, pp. 144-148. 132 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 18, q. 1, a. 2, ad 4 : « Ad quartum dicendum, quod sub rationibus seminalibus comprehenduntur tam virtutes activae quam etiam passivae, quae perfici possunt per agentia naturalia ; sicut et in generatione animalis semen extento nomine dicitur non solum sperma, sed etiam menstruum ». 133 THOMAS D’AQUIN, In III Sent., d. 4, q. 2, a. 1, c. 134 Ibidem, d. 4, q. 2, a. 1, ad 2.

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fournit certes le corps, en l’occurrence réduit dès ce commentaire du troisième livre des Sentences à une simple matière, mais c’est le père qui confère la forme, de laquelle provient l’esse135. Thomas évoque de manière plus décidée le semen maternel dans sa Somme théologique, mais il est très loin de lui accorder quelque vertu active dans la génération. Il est d’une telle imperfection qu’il ne peut à vrai dire même pas en fournir la matière. Aussi son absence dans la conception virginale du Christ ne doit-elle pas empêcher de considérer celle-ci comme naturelle du point de vue de sa mère. La matière de la conception réside, selon la Somme, dans le sang maternel, purifié notamment de l’impureté des menstruations136. Thomas continue à refuser à ce dernier toute vertu active, en des termes dont il nous faudra d’ailleurs nous souvenir au moment d’étudier les positions adoptées par l’Aquinate vis-à-vis des théories du mouvement défendues par ses contemporains. Son argumentation élargit en effet d’emblée la problématique à l’étude de la matière en général, pour refuser de lui attribuer en propre tout principe d’activité dans l’acte même de conception. « Respondeo dicendum quod quidam dicunt beatam virginem aliquid active esse operatam in conceptione Christi, et naturali virtute, et supernaturali. Naturali quidem virtute, quia ponunt quod in qualibet materia naturali est 135 Cfr Ibidem, d. 4, q. 2, a. 1, ad 6 : « [...] esse geniti est ab agente ; mater autem non est agens in generatione, sed pater ; unde non oportet quod esse filii sit a matre, sed a patre ; et ideo philosophus dicit, quod in generatione mater dat corpus, et pater formam a qua est esse » ; THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, IIIa, q. 32, a. 4, ad 2 : « Ad secundum dicendum quod potentia generativa in femina est imperfecta respectu potentiae generativae quae est in mare. Et ideo, sicut in artibus ars inferior disponit materiam, ars autem superior inducit formam, ut dicitur in II Physic. ; ita etiam virtus generativa feminae praeparat materiam, virtus vero activa maris format materiam praeparatam ». 136 Cfr Ibidem, IIIa, q. 31, a. 5, ad 3 : « [...] semen feminae non est generationi aptum, sed est quiddam imperfectum in genere seminis, quod non potuit produci ad perfectum seminis complementum, propter imperfectionem virtutis femineae. Et ideo tale semen non est materia quae de necessitate requiratur ad conceptum, sicut philosophus dicit, in libro de Generat. Animal. Et ideo in conceptione Christi non fuit, praesertim quia, licet sit imperfectum in genere seminis, tamen cum quadam concupiscentia resolvitur, sicut et semen maris ; in illo autem conceptu virginali concupiscentia locum habere non potuit. Et ideo Damascenus dicit quod corpus Christi non seminaliter conceptum est. Sanguis autem menstruus, quem feminae per singulos menses emittunt, impuritatem quandam naturalem habet corruptionis, sicut et ceterae superfluitates, quibus natura non indiget, sed eas expellit. Ex tali autem menstruo corruptionem habente, quod natura repudiat, non formatur conceptus, sed hoc est purgamentum quoddam illius puri sanguinis qui digestione quadam est praeparatus ad conceptum, quasi purior et perfectior alio sanguine. Habet tamen impuritatem libidinis in conceptione aliorum hominum, inquantum ex ipsa commixtione maris et feminae talis sanguis ad locum generationi congruum attrahitur. Sed hoc in conceptione Christi non fuit, quia operatione spiritus sancti talis sanguis in utero virginis adunatus est et formatus in prolem. Et ideo dicitur corpus Christi ex castissimis et purissimis sanguinibus virginis formatum ».

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aliquod activum principium. Alioquin, credunt quod non esset transmutatio naturalis. In quo decipiuntur. Quia transmutatio dicitur naturalis propter principium intrinsecum non solum activum, sed etiam passivum, expresse enim dicit philosophus, in VIII Physic., quod in gravibus et levibus est principium passivum motus naturalis, et non activum. Nec est possibile quod materia agat ad sui formationem, quia non est actu. Nec est etiam possibile quod aliquid moveat seipsum, nisi dividatur in duas partes, quarum una sit movens et alia sit mota, quod in solis animatis contingit, ut probatur in VIII Physic. Supernaturali autem virtute, quia dicunt ad matrem requiri quod non solum materiam ministret, quae est sanguis menstruus ; sed etiam semen, quod, commixtum virili semini, habet virtutem activam in generatione. Et quia in beata virgine nulla fuit facta resolutio seminis, propter integerrimam eius virginitatem, dicunt quod spiritus sanctus supernaturaliter ei tribuit virtutem activam in conceptione corporis Christi, quam aliae matres habent per semen resolutum. Sed hoc non potest stare. Quia, cum quaelibet res sit propter suam operationem, ut dicitur II de caelo ; natura non distingueret ad opus generationis sexum maris et feminae, nisi esset distincta operatio maris ab operatione feminae. In generatione autem distinguitur operatio agentis et patientis. Unde relinquitur quod tota virtus activa sit ex parte maris, passio autem ex parte feminae. Propter quod in plantis, in quibus utraque vis commiscetur, non est distinctio maris et feminae. Quia igitur beata virgo non hoc accepit ut esset pater Christi, sed mater, consequens est quod non acceperit potentiam activam in conceptione Christi, sive aliquid egerit, ex quo sequitur ipsam patrem fuisse Christi ; sive nihil egerit, ut quidam dicunt, ex quo sequitur huiusmodi potentiam activam sibi frustra fuisse collatam. Et ideo dicendum est quod in ipsa conceptione Christi beata virgo nihil active operata est, sed solam materiam ministravit. Operata tamen est ante conceptionem aliquid active, praeparando materiam ut esset apta conceptui »137.

Il est intéressant de noter comment, devant l’impossibilité de fonder leurs démonstrations sur une observation expérimentale telle qu’elle sera rendue possible plus tard par les développements de l’instrumentation scientifique, c’est la force du raisonnement philosophique d’Aristote qui emporte les faveurs d’Albert, puis de Thomas, face aux conclusions du simple naturaliste. C’est, devant le peu de phénomènes proprement observés concernant l’engendrement, la cohérence générale du « système » philosophique (voire théologique), même si fondé parfois sur des observations lacunaires ou dépassées, qui emporte l’adhésion. L’unicité de la forme substantielle, nous le verrons, apportera un argument décisif pour situer l’origine du sperme dans l’humide radical par exemple, ou pour continuer à faire du cœur la source unique de toutes les fonctions principales du corps humain. Albert et Thomas appartiennent indéniablement 137

Ibidem, IIIa, q. 32, a. 4, c.

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à leur époque, et leur discours ne diffère d’ailleurs pas en cela des autorités les plus lues en médecine. Avicenne en effet, avait souligné la nécessité de fonder la pratique dans une considération spéculative et philosophique. Il en était de même pour les Salernitains138. La sentence bien connue, attribuée à Albert le Grand, est une exception qui témoigne d’une avancée déjà considérable eu égard à la mainmise exercée par la théologie : « Il faut, en matière de foi et de mœurs, croire Augustin plus que les philosophes, s’ils sont en désaccord. Mais, s’il l’on parlait de médecine, je croirais plutôt Galien ou Hippocrate ; et s’il s’agit de la nature des choses, c’est Aristote que je crois le plus, ou tout autre expert en ce domaine »139. Quant à la supériorité de la philosophie, elle tient à autre chose. Puisque la médecine entretient un rapport intrinsèque avec la nature du corps humain, sans doute doit-elle répondre aux principes établis par la philosophie naturelle. La génération de l’être humain chez Thomas requiert : premièrement, l’activité d’un principe agent géniteur ; deuxièmement, un principe formel transmis par cet agent ; troisièmement, la matière corporelle apte à recevoir ce dernier ; mais encore, quatrièmement, une activité exercée par les corps célestes. Nous aurons l’occasion de revenir fréquemment sur ce dernier type de causalité qui, en tant qu’équivoque, pose nombre de problèmes, et ne se réduit point à celle que l’on trouve dans les rapports entretenus par une cause et un effet de genre identique. De manière générale, la place de l’astrologie et son possible lien avec les sciences naturelles prête à discussions au Moyen Age140. Les commentaires rédigés par 138 Cfr à ce propos JACQUART, D., MICHEAU, F., La médecine arabe et l’Occident médiéval, p. 126 : « Les commentateurs salernitains soulignent inlassablement le rattachement de la médecine à la philosophie, même pour des ouvrages qui semblent le plus dénués de considérations théoriques, comme les Pronostics d’Hippocrate : ‘Ce livre appartient à la pratique puisque celle-ci comprend la reconnaissance des signes ; par la pratique il est relié à la médecine, par la médecine à la physique, par la physique à la théorie, par la théorie à la philosophie’ » Cfr en effet MAURUS DE SALERNE, Commentarius Mauri Salernitani in librum prognosticorum Hippocraticum latinum recensuit brevique Hippocraticum latinum, p. 22. Pour plus de détails à ce propos, on pourra encore consulter : O’BOYLE, C., The Art of Medicine. Medical teaching at the University of Paris, 12501400, pp. 97-102. 139 « Unde sciendum, quod Augustino in his quae sunt de fide et moribus plusquam Philosophis credendum est, si dissentiunt. Sed si de medicina loqueretur, plus ego crederem Galeno, vel Hipocrati : et si de naturis rerum loquatur, credo Aristoteli plus vel alii experto in rerum naturis » (ALBERT LE GRAND, In II Sent., d. 13, a. 2, ad obj., p. 247). 140 D. Jacquart note que : « Par le lien qu’elle entretenait avec la philosophie naturelle, la médecine ne pouvait être entièrement préservée de la tentation d’un recours à l’astrologie. La cosmologie aristotélicienne, qui décrivait, à partir du Premier Moteur, une hiérarchie

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Albert le Grand aux Météorologiques et au traité pseudo-aristotélicien Des causes et de la propriété des éléments étaient couramment invoqués au profit de l’utilité pour la médecine d’une connaissance de l’astrologie141. de mouvements se transmettant jusqu’à la sphère de la Terre, fournissait une vision unitaire du monde dans laquelle le microcosme humain était étroitement dépendant du macrocosme. En outre, des auteurs dignes de foi en matière d’astronomie, comme Ptolémée, accordaient une place à l’astrologie médicale. Les traductions arabo-latines du XIIe siècle avaient apporté de nombreuses informations en ce domaine. Un même système explicatif sous-tendait les deux disciplines : une grande partie de la théorie astrologique était fondée sur l’interaction des qualités premières ; à chaque planète et à chaque signe du zodiaque était attribuée une double caractéristique en chaud, froid, sec ou humide. L’auteur du traité pseudogalénique Du sperme faisait même varier l’intensité de ces qualités en fonction de quatre degrés, à l’instar des médicaments. La lune était par excellence le maître des flux. Une subtile combinatoire pouvait s’adapter à la théorie des complexions et à celle des humeurs » (JACQUART, D., « La scolastique médicale », p. 204). Il ne s’agissait cependant pas là d’un passage obligé et nombre de practiciens n’en voyaient pas l’utilité, ce qui provoqua la colère de Roger Bacon notamment, qui écrit dans son De erroribus medicorum : « Le quatrième défaut est qu’ils ne considèrent pas les choses célestes dont dépend toute altération des corps inférieurs […], or le médecin qui ne sait pas observer les lieux des planètes et leurs aspects n’agit que par hasard et chance » (BACON, R., De erroribus medicorum, 1928, p. 154, cité in JACQUART, D., « la scolastique médicale », p. 205). C’est Galien lui-même qui avait posé les bases explicites de l’union des deux disciplines, en énonçant dans le troisième livre des Jours critiques, le lien entre les maladies chroniques et le cours du soleil, entre les maladies aigües et le cours de la lune. Mais le mur dressé face à l’unification de ces pratiques n’était pas moins imposant, puisqu’il ne s’agissait de rien moins que du Canon d’Avicenne, qui émettait à ce sujet les plus grandes réserves. « Il niait le bienfondé des calculs galéniques et, en règle générale, affirmait l’autonomie de la médecine ; le practicien n’avait pas à se préoccuper des causes premières sur lesquelles il ne pouvait agir. Seules lui importaient les causes proches et manifestes » (JACQUART, D., « La scolastique médicale », p. 205). Thomas s’accordera avec Albert pour écarter autant que possible toute superstition astrologique dans l’explication de la causalité exercée par les corps célestes. Albert reconnaissait toutefois une certaine influence des astres sur les évolutions de la sphère sublunaire et la physiologie des êtres vivants. L. Demaitre et A. A. Travill nous renseignent à ce sujet : « Quatre pouvoirs sont attribués à la lune : le sien propre, qui selon une tradition établie, consiste en la modulation de mouvements de fluides comme les marées, les menstruations et la production de sperme ; la faculté, en conjonction avec mercure, de contrôler le mélange des spermatozoïdes ; le pouvoir, derivé du soleil, d’éveiller la vie dans l’humidité qu’elle meut ; et l’influence, tirée de Vénus sur le développement du conceptus » (DEMAITRE, L., TRAVILL, A. A., « Human embryology and development in the Works of Albertus Magnus », p. 428). Et puisque l’évolution du conceptus était en quelque manière contrôlée par les révolutions lunaires, son développement complet devait s’accomplir en sept révolutions. Le fait que la plupart des naissances n’adviennent qu’après le neuvième mois s’expliquait par un équilibre insuffisant entre la vertu formative et la matière, mais une abondante vertu formative pouvait provoquer la naissance dès le septième mois, donnant vie à un rejeton petit, mais agile, c’est-à-dire dont le rapport entre vertu formative et matière montre un excédent de la première sur la seconde. Les deux mois restants serviraient donc essentiellement à donner force à l’embryon par un renforcement matériel de sa vertu formative (Cfr DEMAITRE, L., TRAVILL, A. A., « Human embryology and development in the Works of Albertus Magnus », p. 429). 141 Cfr JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, pp. 236-237.

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I.2.2.2. La cause formelle Le second genre de causalité est celui de la forme. Nous ne nous étendrons pas ici à son sujet, dans la mesure où les longs développements que nous consacrerons ultérieurement au difficile problème de l’unicité de la forme substantielle offriront amplement l’occasion d’en mieux circonscrire l’action. Qu’il nous suffise ici de rappeler qu’elle est, chez Thomas, la véritable substance de la chose, par laquelle nous savons ce qu’elle est : « car il est bien connu, comme il est dit dans le livre 2 de la Physique (193b7), que nous ne disons pas que quelque chose a une nature avant qu’elle ait reçu une forme »142. La forme peut être, tout comme la matière, un principe intrinsèque de la chose143, mais aussi le modèle extérieur à partir duquel une chose est faite. « C’est en ce sens, nous dit Thomas, que Platon tint que ses idées étaient des formes »144. C’est de sa forme que chaque chose dérive sa nature et sa définition, qui exprime sa quiddité. Et c’est en vertu de sa forme encore que tout agent agit vers son semblable (omne agens agit sibi simile) et induit, s’il est univoque et prochain, son espèce dans le patient145. Ainsi, la forme d’une chose est-elle « l’expression intelligible de sa quiddité, c’est-à-dire la formule par laquelle sa quiddité est connue »146. A cet égard, la causalité formelle renvoie à la question des exemplaires de toutes choses au sein de l’esprit divin, source de leur création. I.2.2.3. La cause efficiente « En un troisième sens, la cause signifie ce dont provient le premier commencement d’un mouvement ou d’un repos, c’est-à-dire, une cause motrice ou efficiente »147. Plus généralement, la causalité efficiente est attribuée à toute chose qui donne naissance à un être substantiel ou accidentel différant en nombre d’elle-même, de quelque manière que ce soit. Non seulement le fabriquant est la cause de la chose faite, mais le moteur est également la cause de la chose mue ou changée148. Il est manifeste que certaines choses sont, dans notre monde, soumises au mouvement. Or tout ce qui se meut doit être mû par un autre, et requiert donc une cause 142 143 144 145 146 147 148

THOMAS D’AQUIN, In I Metaphys., 4, n. 70. Cfr THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 2, n. 764. Idem. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 18, q. 2, a. 3, c. THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 2, n. 764. Ibidem, n. 765. Cfr Ibidem, n. 770.

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responsable de son mouvement. Puisque l’on ne peut remonter à l’infini dans la chaîne des causes sans risquer par là d’annihiler tout mouvement, il faudra encore accepter, selon Thomas, l’existence d’un premier moteur qui ne soit mû par aucun autre149. Il en est de même dans la chaîne des causes efficientes et de leurs effets. Il est nécessaire d’admettre une première cause efficiente. Et celle-ci, à l’instar du premier moteur non mû, est, nous dit l’Aquinate, ce que tous appellent Dieu150. Bien que cette cause première soit universelle, c’est-à-dire qu’elle exerce son action sur absolument tout ce qui est, d’autres choses peuvent également être appelées causes motrices ou efficientes : les astres, incorruptibles mais muables, et les choses corruptibles et muables. Ces dernières sont des causes particulières, c’est-à-dire qu’elles sont déterminées à un effet propre de même type : le feu par exemple engendre le feu et l’homme donne naissance à un autre homme151. La causalité des corps célestes doit être dite, en un sens, particulière, et en un autre sens, universelle. Elle est particulière parce qu’elle ne s’étend qu’à une classe particulière des êtres, ceux qui sont engendrés par le mouvement ; elle est universelle dans la mesure où elle n’est pas limitée à un seul type de changement, et étend sa causalité sur toutes les choses altérées, engendrées ou corrompues. Ce qui est le premier mû en effet, précise l’Aquinate, doit être la cause de tout ce qui est mû ensuite152. Mais, puisque tout mouvement peut être ramené à l’action causale des corps célestes et que tout ce qui existe dépend de la cause première, dirat-on que rien dans notre monde n’advient accidentellement ou par hasard, et que tout est absolument nécessaire ? Le Stagirite ne considère-t-il pas plutôt, dans le second livre de sa Physique, que le hasard (fortuna) et la conjoncture (casus), par lesquels un effet advient par accident, doivent être considérés aussi comme des causes efficientes ou motrices153 ? La difficulté sera résolue en différenciant les perspectives. Considérées pour elles-mêmes, les causes plus particulières et plus proches laisseront plus Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 2, a. 3, c. Cfr Idem. 151 Cfr THOMAS D’AQUIN, In VI Metaphys., 3, n. 1207. 152 Cfr Ibidem, 3, n. 1208. 153 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 10, n. 236 : « Dicit ergo primo quot tam casus quam fortuna reducuntur ad genus causae moventis : quia casus et fortuna vel est causa eorum quae sunt a natura, vel eorum quae sunt ab intelligentia, ut ex dictis patet ; unde cum natura et intelligentia sint causa ut unde est principium motus, etiam fortuna et casus ad idem genus reducuntur. Sed tamen, quia casus et fortuna sunt causae per accidens, eorum multitudo est indeterminata, ut supra dictum est » ; Cfr THOMAS D’AQUIN, In VI Metaphys., 3, n. 1202. 149 150

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facilement place à la contingence : premièrement, lorsque quelque chose advient de la conjonction de deux causes sans que l’une soit subordonnée à l’autre, ce qui est le cas, par exemple, lors d’une rencontre de deux personnes, la première s’étant déplacée afin de rendre visite à le seconde alors que cette dernière n’avait pas émis l’intention de la rencontrer ; deuxièmement, à cause d’un défaut de l’agent, incapable d’atteindre son but ; troisièmement, en raison de l’indisposition de la matière, qui ne reçoit pas la forme voulue par l’agent, ce qui arrive lors de la naissance d’animaux difformes154. Si on les ramène cependant à l’action des corps célestes, nombre de ces événements ne pourront plus être dits accidentels. Si les causes particulières ne sont pas toujours subordonnées l’une à l’autre, elles le sont toutes au mouvement des corps célestes, et la rencontre de deux causes peut semble-t-il toujours être attribuée à une cause céleste définie. Ensuite, la virtus d’un corps céleste étant incorruptible et impassible, ce n’est pas en raison de quelque faiblesse de celui-ci qu’une chose pourra échapper à sa causalité. Toutefois, il reste possible qu’un corps céleste échoue à produire son effet parce que la matière des êtres naturels n’est pas disposée à le recevoir. Alors, on dira que cet échec est accidentel155. En outre, l’efficacité causale des corps célestes ne s’étend pas aux âmes rationnelles, ni à leur intelligence, ni à leur volonté, excepté d’une manière accidentelle, c’est-à-dire en vertu de la causalité que les corps célestes exercent sur les corps inférieurs, dont certaines parties ont les puissances de l’âme pour acte156. Ceux qui veulent expliquer le changement par le destin et ramènent celui-ci à l’influence des astres n’éliminent donc pas la contingence, car si, sans aucun doute, « les corps célestes et leurs mouvements et activités sont nécessaires », leurs actions dans les corps inférieurs, quant à elles, peuvent échouer et ne point parvenir à l’effet escompté, « soit parce que la matière n’est pas disposée, soit parce que l’âme rationnelle peut librement choisir de suivre ou de ne pas suivre les inclinations produites par l’influence d’un corps céleste »157. Seule la Première Cause est absolument universelle, dans la mesure où son action s’étend à toutes les choses en tant même qu’elles sont des êtres. La matière elle-même et ses diverses dispositions ne sortent pas du domaine d’influence de cet agent. La matière ne peut donc présenter, eu 154 155 156 157

Cfr Ibidem, 3, n. 1210. Cfr Ibidem, 3, nn. 1211-1212. Cfr Ibidem, 3, n. 1213. Ibidem, 3, n. 1217.

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égard à l’action de ce dernier, aucune indisponibilité susceptible de l’empêcher de quelque manière. Le premier agent donne en effet l’être aux différents étants. Il ne fait donc pas que simplement les mouvoir, et si la matière peut être dite présupposée au changement, en tant qu’elle est le sujet de celui-ci, on ne peut la qualifier de sujet présupposé à l’être en tant que tel. La matière est plutôt une partie de l’essence d’une chose158. C’est pourquoi, ajoute Thomas, « la foi catholique dit que rien dans le monde n’advient par hasard ou fortuitement, et que tout est sujet à la providence divine »159. Ne peut-il donc y avoir de contingence dans la nature, dès lors que l’on considère toute série de cause et d’effet comme découlant de la première cause ? Le problème semble se poser autrement à Thomas, puisque la première cause, ou Dieu, est lui-même au-delà de la nécessité ou de la contingence. Créateur de l’être, il soumet ce dernier, ainsi que les accidents qui lui sont propres et parmi lesquels on trouve, entre autres, la nécessité et la contingence, à la providence160. Dieu donne la nécessité ou la contingence aux étants qu’il crée. En vertu de son intention d’attribuer tel ou tel caractère aux étants déterminés, il prépare les causes intermédiaires qui feront de cet étant un étant contingent ou nécessaire. Dans la mesure donc où tout effet est ordonné par la providence, il ne peut être dit contingent, mais considéré sous la perspective de sa cause prochaine, tout effet n’est pas nécessaire, « car les effets sont liés en leur nature à leurs causes prochaines, mais non à leurs causes éloignées, dont ils ne peuvent atteindre l’état »161. La chose prévue par Dieu ne l’est donc pas seulement en son être, mais également en son être nécessaire ou contingent162. A nous laisser ainsi entraîner à discuter de la providence divine, nous avons cependant déjà pénétré dans le domaine du quatrième genre de causalité, celui de la cause finale. I.2.2.4. La cause finale Thomas, nous le voyons, n’abandonne point la nature à la causalité aveugle de la matière, ou encore à celles, au demeurant accidentelles, du hasard et de la contingence. Les causalités exercées par la matière et par 158

Cfr Ibidem, 3, n. 1215. Ibidem, 3, n. 1216. Cfr pour des explications plus détaillées et une revue plus complète des textes : LITT, Th., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin. 160 THOMAS D’AQUIN, In VI Metaphys., 3, nn. 1220-1222. 161 Ibidem, 3, n. 1221 : « Effectus enim in suis naturis similantur causis proximis, non autem remotis, ad quarum conditionem pertingere non possunt ». 162 Cfr Ibidem, 3, n. 1222. 159

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les causes motrices et efficientes sont complétées par la fin vers laquelle tend le mouvement. La fin est « ce pour quoi quelque chose est fait, comme la santé est la cause de la marche »163. Et, « comme le dit Aristote dans le livre II de la Métaphysique, tout ce qui agit, n’agit qu’en tendant vers quelque chose »164. Si la fin se situe d’une part au terme du mouvement, à l’opposé de la cause efficiente, qui est au commencement, elle est d’autre part première en intention165. Elle est ce en vue de quoi le mouvement commence. Désirable de soi-même, elle peut également être qualifiée de bien, « car le bien est ce que tous désirent »166. Thomas semble parfois opposer plus qu’harmoniser l’action de la cause finale et celle de la cause matérielle. Il faut toutefois préciser le contexte qui fait le lit d’une telle opposition. Dans la Somme Contre les Gentils, III, 2 notamment, Thomas affirme que sa doctrine de la cause finale écarte « l’erreur des anciens philosophes de la Nature qui affirmaient que tout relève de la nécessité de la matière, excluant totalement la finalité des choses »167. La doctrine évincée, et à laquelle s’oppose le finalisme thomasien, est celle des anciens physiciens, qui faisaient de la matière l’unique substance. Le De principiis naturae séparait déjà deux types de nécessité : absolue et conditionnelle168. La nécessité absolue procède des causes premières selon la voie de la génération, c’est-à-dire les causes efficientes et matérielles. La nécessité de la mort par exemple est essentiellement due à la cause matérielle, c’est-à-dire à la disposition des éléments contraires qui composent la chose169. La mort advient par diminution de la vertu assimilatrice dans le corps passible170. Elle intervient en d’autres termes en vertu d’une contrariété d’ordre matériel. Puisque, comme nous le verrons plus en détail ultérieurement, telle forme ne peut subsister qu’en fonction THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 2, n. 771. THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 3. 165 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Metaphys., 4, n. 71. 166 Idem. 167 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 2. 168 Cfr THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 4. 169 Cfr BOBIK, J., Aquinas on Matter and Form and the Elements, pp. 69-71. 170 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 119, a. 1, ad 4 : « Ad quartum dicendum quod omnis virtus in corpore passibili per continuam actionem debilitatur, quia huiusmodi agentia etiam patiuntur. Et ideo virtus conversiva in principio quidem tam fortis est, ut possit convertere non solum quod sufficit ad restaurationem deperditi, sed etiam ad augmentum. Postea vero non potest convertere nisi quantum sufficit ad restaurationem deperditi, et tunc cessat augmentum. Demum nec hoc potest, et tunc fit diminutio. Deinde, deficiente huiusmodi virtute totaliter, animal moritur. Sicut virtus vini convertentis aquam admixtam, paulatim per admixtionem aquae debilitatur, ut tandem totum fiat aquosum, ut philosophus exemplificat in I de Generat. ». 163 164

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d’une matière qui lui est adéquate et appropriée, le trouble matériel possède une répercussion immédiate sur la capacité de la forme à pouvoir lui être appliquée. Absolue, cette nécessité ne laisse aucune échappatoire. Elle est aussi appelée, nous dit Thomas, « la nécessité de la matière »171. Cette nécessité absolue, issue de la causalité matérielle, est propre aux processus naturels, régis par un certain déterminisme. La « nécessité conditionnelle » procède par contre des causes postérieures dans la génération, c’est-à-dire de la forme et de la fin. Nous disons par exemple que la conception est nécessaire pour qu’un homme soit engendré : « […] et ista est conditionalis, quia hanc mulierem concipere non est necessarium simpliciter, sed sub conditione : si debeat generari homo. Et hec dicitur necessitas finis »172.

Cette distinction établie entre nécessité absolue et nécessité conditionnelle trouve tout naturellement son corollaire dans l’amphibologie des termes d’antériorité et de postériorité. Toute cause est, selon Thomas, antérieure à son effet. Mais antérieur peut signifier deux choses : « Dicitur enim aliquid prius altero generatione et tempore, et iterum in substantia et complemento. Cum ergo nature operatio procedat ab imperfecto ad perfectum et ab incompleto ad completum, imperfectum est prius perfecto secundum generationem et tempus, sed perfectum est prius in complemento : sicut potest dici quod uir est ante puerum in substantia et complemento, sed puer est ante uirum generatione et tempore »173.

Ainsi, l’imparfait est antérieur au parfait, et la puissance est antérieure à l’acte dans l’ordre chronologique de la génération des êtres. « Néanmoins, absolument parlant, il faut que l’acte et la perfection soient premiers, parce que ce qui mène la puissance à l’acte est soi-même en acte, et ce qui parfait l’imparfait est soi-même parfait »174. Ces rapports d’antériorité et postériorité déterminent également les relations entretenues entre les différentes causes. En effet, « Materia quidem est prior forma generatione et tempore, prius enim est cui aduenit quam quod aduenit ; forma uero est prior materia perfectione, quia materia non habet esse completum, nisi per formam. Similiter efficiens prior est fine generatione et tempore, cum ab efficiente fiat motus ad finem ; sed finis est prior efficiente in quantum est efficiens in substantia et complemento, cum actio efficientis non compleatur nisi per finem. Igitur iste due 171 172 173 174

THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 4. Idem. Idem. Idem.

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cause, scilicet materia et efficiens, sunt prius per uiam generationis, sed forma et finis sunt prius per uiam perfectionis »175.

Les quatre genres principaux de causalité ne sont pas indépendants les uns des autres. Ils peuvent tout d’abord être envisagés selon deux paires distinctes : « la cause efficiente est reliée à la cause finale parce que la cause efficiente est le point de départ du mouvement et la cause finale est son terme ; il y a une relation similaire entre matière et forme. Car la forme donne l’être, et la matière le reçoit »176. Ensuite, causes finales et efficientes sont intimement liées selon saint Thomas, dans la mesure où « la cause efficiente n’est dite être une cause qu’en respect de la fin, puisque la fin n’est en acte que par l’opération de l’agent ; alors que la fin est dite être la cause de la cause efficiente, puisque la cause efficiente ne fait pas son opération si ce n’est dans l’intention de la fin »177. Ainsi la cause efficiente est la cause de ce qui est la fin, mais n’est pas cause du fait que la fin est fin, ni de la causalité de la fin. Le médecin, par exemple, peut être la cause d’une santé retrouvée, mais il ne fait pas que la santé soit une fin178. La fin, au contraire, n’est pas cause de ce qu’est la cause efficiente, mais bien du fait que cette dernière est une cause efficiente. La santé retrouvée par le malade ne fait pas que le docteur soit un docteur, mais fait du docteur une cause efficiente179. La cause finale, en vérité, est la source de la causalité des trois autres causes principales : « Vnde finis est causa causalitatis efficientis, quia facit efficiens esse efficiens ; similiter facit materiam esse materiam et formam esse formam, cum materia non suscipiat formam nisi per finem, et forma non perficiat materiam nisi per finem. Vnde dicitur quod finis est causa causarum, quia est causa causalitatis in omnibus causis »180. 175

Idem. THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 2, n. 775. 177 THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 4 : « Efficiens enim dicitur causa respectu finis, cum finis non sit in actu nisi per operationem agentis ; sed finis dicitur causa efficientis, cum non operetur nisi per intentionem finis ». Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 2, n. 775 : « Est igitur efficiens causa finis, finis autem causa efficientis. Efficiens est causa finis quantum ad esse quidem, quia movendo perducit efficiens ad hoc, quod sit finis. Finis autem est causa efficientis non quantum ad esse, sed quantum ad rationem causalitatis. Nam efficiens est causa inquantum agit : non autem agit nisi causa finis. Unde ex fine habet suam causalitatem efficiens ». 178 Cfr THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 4. 179 Cfr Idem. 180 Idem. Cfr également THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 3, n. 782 : « Unde [finis] dicitur causa causarum, quia est causa causalitatis in omnibus causis. Est enim causa causalitatis efficientis, ut iam dictum est. Efficiens autem est causa causalitatis et materiae et formae. Nam facit per suum motum materiam esse susceptivam formae, et formam inesse materiae. Et per consequens etiam finis est causa causalitatis et materiae et formae […] ». 176

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Tout agent tend vers une fin, même s’il ne la connaît pas ou ne délibère pas nécessairement à son propos. « Omne agens vel agit per naturam, vel per intellectum. De agentibus autem per intellectum non est dubium quin agant propter finem: agunt enim praeconcipientes in intellectu id quod per actionem consequuntur, et ex tali praeconceptione agunt; hoc enim est agere per intellectum. Sicut autem in intellectu praeconcipiente existit tota similitudo effectus ad quem per actiones intelligentis pervenitur, ita in agente naturali praeexistit similitudo naturalis effectus, ex qua actio ad hunc effectum determinatur: nam ignis generat ignem, et oliva olivam. Sicut igitur agens per intellectum tendit in finem determinatum per suam actionem, ita agens per naturam. Omne igitur agens agit propter finem »181.

La connaissance de la fin est propre à l’agent volontaire, dont les actions ne sont pas déterminées, mais ouvertes à la possibilité d’opposés qui le confrontent à un choix. Les actions des agents naturels sont au contraire déterminées ; ceux-ci n’ont donc point à délibérer et à choisir les moyens en vue de leur fin. Thomas reprend à Avicenne l’exemple célèbre du joueur de cithare. Le musicien n’a pas à délibérer à chaque fois de la note qu’il va jouer, sinon le morceau serait sans cesse interrompu et deviendrait inaudible. Il délibère au contraire du morceau et des notes qui le composent avant d’en débuter l’exécution. Ainsi, s’il est plus approprié à l’agent volontaire de délibérer pour atteindre ses buts qu’à l’agent naturel, et qu’en certaines occasions, l’agent volontaire lui-même n’a pas à délibérer, l’on ne voit pas pourquoi l’agent naturel aurait à délibérer toujours et nécessairement en vue de réaliser la fin de son action. « Il est donc possible qu’un agent naturel tende vers une fin sans délibération ; et ce ‘tendre’ n’est rien d’autre que d’avoir une inclination naturelle à quelque chose »182. La finalité propre à l’ordre naturel, dont est absente la délibération, pose évidemment question. Selon Thomas, il faut admettre que l’organisation du mouvement naturel est ultimement établie par une intelligence extérieure. « L’agent naturel, bien qu’il agisse en vue d’une fin, ne se la choisit pas, puisqu’il ne saisit pas la raison de fin, il se meut vers une fin qui lui est imposée de l’extérieur »183. L’éventuel ordonnancement des objets naturels en vue d’une fin n’est donc selon Thomas possible qu’en raison d’une intelligence supérieure qui l’oriente. La régularité des phénomènes naturels à réaliser ce qui leur est le meilleur fournira d’ailleurs à l’Aquinate 181 182 183

THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 2. THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 3. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 3.

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l’argumentation de la cinquième voie en faveur de l’esse de Dieu184. Tout mouvement est ordonné à l’acte et tout agent agit en vue d’un bien. Or les étants naturels, qui n’ont pas connaissance de leur fin, sont, selon Thomas, ordonnés à celle-ci par un agent extérieur, « ainsi de l’archer et de la flèche »185. Selon Thomas, les corps naturels doivent d’ailleurs être considérés « comme des mobiles et non, si ce n’est accidentellement, comme des moteurs : il est accidentel à la pierre de déplacer quelque obstacle par sa chute »186. La fin de leur mouvement résulte en outre « de leur perfection entitative, c’est-à-dire de la possession de leur forme et de leur lieu propre »187. Toute forme tend certes, d’un appétit naturel, à un effet déterminé, et « dans l’agent naturel préexiste la similitude de l’effet naturel en vertu duquel l’action est déterminée à cet effet »188. Mais toute loi naturelle n’apparaît en dernière instance chez Thomas que comme la participation à la loi divine universelle. La loi naturelle échappe par là à la « nécessité de la matière », pour être remise à la liberté d’une action volontaire. Ce qui ne signifie pas qu’il faille dénier toute efficace propre aux principes naturels intrinsèques de la chose189. Ces derniers n’agissent cependant qu’en vue de la communauté de substance, ou en vertu de l’accomplissement des principes spécifiques. Ils semblent en soi indifférents à tel effet singulier. Or, « ce qui est indifférent à plusieurs choses, n’agit point plus envers une qu’envers l’autre, et de cette contingence à l’une ou l’autre ne peut suivre quelque effet que ce soit, à moins d’être déterminé à l’une par quelque chose »190. Aussi la finalité de la nature est-elle instaurée par l’esprit qui l’a créée. Dieu « n’est pas sujet à l’ordre des causes secondes, mais un tel ordre lui est sujet, comme (quasi) procédant de lui, non par nécessité de nature, mais par libre volonté (arbitrium voluntatis) »191. La finalité de la nature devrait donc être pensée sous la perspective de la totalité du cosmos et selon l’ordonnancement général de ses parties. Les accidents demeurent certes possibles, pensés comme troubles de l’ordre naturel. Or Thomas attribue généralement de tels accidents à une mauvaise disposition ou à 184 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 2, a. 3. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 13. 185 Cfr Ibidem, III, 16. 186 Ibidem, III, 22. 187 Idem. 188 Ibidem, III, 2. 189 Ibidem, III, 69. 190 Ibidem, III, 2. 191 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 105, a. 6, c.

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une indisposition de la matière192. Ils ne peuvent donc advenir que dans le monde sublunaire, car la matière des sphères célestes ne connaît pas de manquement. Une disposition correcte de la matière correspond à un ordonnancement déterminé des parties193. Aussi de tels manquements semblent-ils ne pouvoir dépendre que d’une causalité matérielle seule, et se situer sur un autre plan que celui de l’agir libre de la créature spirituelle194. Comme le remarquait avec grande justesse J. de Vries : « La véritable liberté trouve son fondement, en dernière instance, dans la perfection supérieure des formes d’être, ouverte, en tant que spirituelle, à toute l’étendue de l’être et du bien. Les exceptions à l’opération de la loi naturelle, [...] trouvent au contraire leur fondement dans l’imperfection de la matière. Ces exceptions n’appartiennent donc pas ainsi au genre de l’‘acausal’, c’est-à-dire de l’événement non déterminé, comme on ne l’admet pas rarement aujourd’hui. Car que l’on pose un état insatisfaisant de la matière, et il s’ensuivra l’effet troublé avec la même nécessité que, sous des conditions normales, adviendra l’effet régulier »195.

Les degrés de liberté suivent ceux de la spiritualité et de l’universalité des effets, qui sont encore ceux de l’ordre des sphères. L’effet par accident est en vérité le résultat de la rencontre impromptue de diverses séries causales. Que le fait que ces séries causales, en suivant leur série nécessaire, se rencontrent toujours en un même temps et en un même lieu, et que de cette conjonction nécessaire suive des effets non moins nécessaires, n’est pas remis en question196. Mais ces effets interviennent hors de l’intention vers laquelle chacune des séries est ordonnée selon sa perspective limitée propre. Il est dès lors vraisemblable que ce qui est accidentel dans l’ordre de chacune de ces séries, soit en fait ordonné à l’activité finalisée d’une cause supérieure et plus spirituelle197. I.2.3. Coïncidence et divergence des causes A la suite d’Aristote, Thomas note que les causalités formelle, efficiente et finale sont susceptibles de coïncider. En effet, dans la génération du feu par exemple, où le feu engendre le feu, ce dernier est à la fois cause 192 Cfr THOMAS D’AQUIN, In IV Sent., d. 12, q. 2, a. 1, qc. 3 ; THOMAS D’AQUIN, In VI Metaphys., 3, nn. 1211s. 193 THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 20, n. 1058. 194 Cfr DE VRIES, J., « Das Problem der Naturgesetzlichkeit bei Thomas von Aquin », p. 511. 195 Idem. 196 Cfr Ibidem, p. 512. 197 Idem.

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efficiente, puisqu’il engendre ; forme, puisqu’il actualise ce qui était précédemment en puissance ; et fin, dans la mesure où le feu est ce qui est désiré par l’agent et ce dans quoi l’opération entreprise se termine198. Il existe deux sortes de fin : d’une part la fin de la génération (finis generationis), et d’autre part la fin de la chose engendrée (finis rei generate). En effet, si la fin de la fabrication d’un couteau est le couteau lui-même, la fin du couteau est de couper199. Thomas ajoute que dans certains cas, la fin de la génération coïncide avec les causes efficiente et formelle, notamment lorsque la chose engendrée et ce qui engendre appartiennent à la même espèce. La fin de la génération peut également être assimilée à la forme dans la génération d’une chose une en nombre, puisque la forme de la chose engendrée est elle-même la fin de la génération, mais ne coïncide pas avec la cause efficiente. Causalités efficiente et finale ne peuvent être une qu’en raison de l’espèce. Il est en effet impossible au fabricant ou au géniteur d’être le même que la chose faite ou engendrée selon le nombre. Cela n’est possible que selon l’espèce, et seulement dans certains cas, comme par exemple lorsqu’un homme engendre un autre homme200. Mais cela ne peut jamais être le cas en ce qui concerne la fin de la chose engendrée (finis rei generate)201. La matière, quant à elle, ne peut, en raison de son imperfection, coïncider avec les autres causes. « La matière [...], par le fait qu’elle est un étant en puissance, a la raison de l’imparfait ; mais les autres causes, puisqu’elles sont en acte, ont la raison du parfait »202. Or, nous dit Thomas, « le parfait et l’imparfait ne coïncident pas dans la même (chose) »203. Si l’homme engendre l’homme, la matière séminale qui a servi de support à la formation du corps disparaît pour elle-même une fois le corps apparu. Plus généralement, la puissance et l’acte ne peuvent être l’objet de la considération en même temps et sous le même rapport. Que l’on considère une table comme telle et la considération des morceaux de bois qui la composent disparaît ; que l’on considère ces morceaux de bois, et c’est l’arbre dont ils sont tirés qui disparaît. En d’autres termes, la considération de l’acte supplante toujours celle de la puissance. Mais n’est-ce pas dire également que cette divergence dans l’ordre de la causalité n’est précisément que divergence dans l’ordre de la considération, ou qu’elle dépend d’une abstraction, 198 199 200 201 202 203

Cfr THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 4. Cfr Idem. Cfr Idem. Cfr Idem. Idem. Idem.

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de l’isolement, ou de l’hypostasiation de l’ordre chronologique de la génération naturelle ou de la causalité matérielle ? Dans la mesure cependant où la forme donne l’être à la matière et puisque celle-là n’est autre que l’acte de celle-ci, la causalité exercée par la forme sera identique à la causalité de la matière. Comme Thomas l’affirmait lui-même : « la matière ultime, qui est appropriée à la forme, et la forme elle-même sont identiques ; car l’une d’entre elles est en tant que potentialité et l’autre en tant qu’actualité »204. Elles ne seront donc véritablement distinctes que sous la raison de la chaîne prédicamentale, temporelle, des opérations de causalité naturelle, c’est-à-dire à l’aune d’une considération d’abstractions ou d’actes successifs. En soi la matière n’est qu’en vertu de la forme et la puissance en vertu de l’acte. A tout le moins la relativité de la matière par rapport à la forme rend-elle compréhensible l’identité des causalités formelle et matérielle en leur produit, c’est-à-dire en tant que substance205. En d’autres termes encore, les causalités matérielle et formelle s’identifient virtuellement, mais non pour-soi. L’exemple de la génération en effet, fait d’emblée éclater toute dichotomie trop stricte entre causalité matérielle et formelle. « L’homme engendre un semblable à lui-même en tant que, par la vertu de sa semence, la matière est disposée à recevoir telle forme »206. C’est bien, en ce sens, la vertu formelle transmise par la semence qui se donne les conditions matérielles, si contraignantes qu’elles soient par la suite, nécessaires à son advenue. En outre, si le mouvement ou la génération de la substance est entre autres régi par la causalité matérielle, la création même de la matière, ou la donation de son être, qui nécessite qu’elle soit corrélée à une forme, est régie par la providence divine. Sous ce dernier aspect, la matière se verra elle-même ordonnée par une nécessité de type conditionnel, dans la mesure où elle s’avère nécessaire à l’advenue à l’être d’un type de substance particulier. La fin, nous l’avons vu, confère aux autres modes de causalité leur caractère même de causes. Aussi le mouvement de la substance est-il orienté, sous la perspective de l’origine de l’être même, non par une nécessité aveugle, seulement envisageable sur le plan limité de la causalité matérielle pour elle-même, mais par la providence divine. La nécessité comme la contingence doivent être classées, selon Thomas, au nombre des accidents appartenant per se à cet être en tant même qu’il est, c’est-à-dire qu’elles adviennent à la substance THOMAS D’AQUIN, In VIII Metaphys., 5, n. 1767. Cfr à ce sujet PRALONG, C., « La causalité de la matière. Polémiques autour d’Aristote aux XIIIe et XIVe siècles », p. 487. 206 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 118, a. 2, ad 4. 204 205

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et à son mouvement, en tant même que ces derniers sont déterminés originairement selon leur être par la providence divine207. On pourrait encore dire que la causalité matérielle se voit attribuer sa nécessité même par la providence divine et que, purement potentielle par rapport à cette dernière, elle ne peut plus s’y opposer, mais tend au contraire à s’y identifier, comme toute puissance par rapport à son acte. Commentant Aristote, Thomas écrivait : « ‘En son sens premier et propre, la nature est la substance’, c’est-à-dire la forme de ces choses qui ont en elles-mêmes en tant que telles la source de leur mouvement »208, ou « qui sont par nature »209. Si c’est la substance qui signifie de la manière la plus propre la nature, alors elle constituera l’objet principal de la physique. La matière n’est quant à elle « appelée nature que parce qu’elle est susceptible de recevoir la forme, et les processus de génération prennent le nom de nature parce qu’ils sont des mouvements procédant d’une forme et aboutissant dans de prochaines formes »210. Ainsi la matière ne pourrat-elle recevoir le nom de nature qu’en tant que principe de mouvement d’une chose vers l’accomplissement de sa forme, qui est sa fin. La forme caractérise mieux la notion de nature que ne le fait la matière, car toute chose n’est pleinement elle-même que lorsqu’elle est en acte211. De manière similaire, la matière peut être appelée substance « non comme si elle était en soi-même quelque être existant en acte, mais seulement comme quelque chose capable d’être en acte »212. La génération est orientée vers la forme213, qui est « la fin de la matière ». « Nihil igitur est aliud materiam appetere formam, quam eam ordinari ad formam ut potentia ad actum. Et quia sub quacumque forma sit, adhuc remanet in potentia ad aliam formam, inest ei semper appetitus formae: non propter fastidium formae quam habet, nec propter hoc quod quaerat contraria esse simul ; sed quia est in potentia ad alias formas, dum unam habet in actu »214.

Cfr THOMAS D’AQUIN, In VI Metaphys., 3, nn. 1219-1220. THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 5, n. 826. 209 Ibidem, 5, n. 819. 210 Ibidem, 5, n. 826. 211 Cfr AERTSEN, J. A., Nature and creature, p. 301 : « La forme, selon Aristote (193b6) est la nature ‘plus’ que ne l’est la matière, car tout est plus ce qu’il est lorsqu’il a sa fin en soi, lorsqu’il est en acte, que lorsqu’il est en puissance. La ‘physis’ est d’abord ‘eidétique’. Une chose n’a sa nature que lorsqu’elle a sa forme. Par la forme elle est en acte ; la forme donne l’être à la matière ». 212 THOMAS D’AQUIN, In VIII Metaphys., 1, n. 1687. 213 Cfr THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 1. 214 THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 15, n. 138. 207 208

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Il faut dire plus précisément que matière et forme sont limitées l’une par l’autre : « Finitur autem quodammodo et materia per formam, et forma per materiam. Materia quidem per formam, inquantum materia, antequam recipiat formam, est in potentia ad multas formas, sed cum recipit unam, terminatur per illam. Forma vero finitur per materiam, inquantum forma, in se considerata, communis est ad multa, sed per hoc quod recipitur in materia, fit forma determinate huius rei »215.

Une essence est en outre limitée à une espèce par sa forme et à un individu par sa matière216. Thomas reconnaît sans équivoque possible la priorité ontologique que possède la forme par rapport à la matière. Nous avons déjà souligné le caractère relatif de la matière en elle-même. Elle n’a d’être dans la pensée ou le réel qu’en fonction de la forme qui lui est échue. « La forme est cause de l’être de la matière »217 écrit Thomas. Or, « Quaecumque enim ita se habent ad inuicem quod unum est causa esse alterius, illud quod habet rationem cause potest habere esse sine altero, sed non conuertitur. Talis autem inuenitur habitudo materie et forme quod forma dat esse materie, et ideo impossibile est esse materiam sine aliqua forma ; tamen non est impossibile esse aliquam formam sine materia, forma enim in eo quod est forma non habet dependentiam ad materiam […] »218.

Thomas préserve ainsi tant l’existence d’êtres séparés de toute matérialité que la possibilité d’une science de ceux-ci. Mais la forme ne peut être l’objet du physicien qu’en tant que forme d’une matière. Si Thomas précise que la forme est dite substance « dans la mesure où elle est quelque chose d’actuel et dans la mesure où elle est séparable de la matière en pensée mais non en réalité »219, seule la chose composée de matière et de forme est pourtant « appelée une substance, dans la mesure où elle est quelque chose de ‘séparable dans un sens absolu’, c’est-à-dire capable d’exister séparément par elle-même en réalité, et elle seulement est sujette à la génération et à la corruption. Car la forme et la matière sont engendrées et corrompues seulement par la raison de quelque chose d’autre »220. La matière et la forme n’ont d’être que relatif dans les choses corporelles et pour ainsi dire, aux choses corporelles. Elles ne peuvent ni exister, ni 215 216 217 218 219 220

THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 7, a. 1, c. Cfr Ibidem, Ia, q. 7, a. 3, c. Ibidem, Ia, q. 75, a. 5, ad 3. THOMAS D’AQUIN, De ente et essentia, cap. 4. THOMAS D’AQUIN, In VIII Metaphys., 1, n. 1687. Idem.

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être définies tout à fait séparément l’une de l’autre, et doivent être considérées comme des causes mutuelles. Elles sont toutes deux dépendantes du tout substantiel dont elles ne sont que les composantes. « Materia enim dicitur causa forme in quantum forma non est nisi in materia ; et similiter forma est causa materie in quantum materia non habet esse in actu nisi per formam : materia enim et forma dicuntur relatiue ad inuicem, ut dicitur in II Phisicorum ; dicuntur enim ad compositum sicut partes ad totum et simplex ad compositum »221.

Thomas précisera : « Unde in compositis ex materia et forma nec materia nec forma potest dici ipsum quod est, nec etiam ipsum esse. Forma tamen potest dici quo est, secundum quod est essendi principium ; ipsa autem tota substantia est ipsum quod est ; et ipsum esse est quo substantia denominatur ens »222.

Si la matière était identifiée à la substance au sens propre, alors toutes les formes ne seraient que des accidents qui s’y appliqueraient. La matière n’est plutôt qu’une partie de la substance. Dans les substances composées, ce n’est ni la matière, ni même la forme, considérées en elles-mêmes, qui reçoivent l’acte d’être, mais seulement le tout de la substance. La constitution de la substance physique suit donc chez Thomas de l’ordonnancement des éléments à la réalisation de la forme, c’est-à-dire à l’actualisation de cette substance composée, qui correspond à son advenue à l’être. Une telle organisation finalisée de la substance dépend de l’activité d’un être intelligent, d’un artiste qui dispose la matière afin de lui insuffler la forme présente en son esprit. Mais avant de nous pencher plus avant sur cet acte créateur, prenons le temps de caractériser de façon plus précise cette manière dont la substance se constitue pour advenir à l’être. I. 3. CONSTITUTION ET

INDIVIDUATION DE LA SUBSTANCE

L’objet propre de la physique est la nature. Or Thomas reconnaît, à la suite d’Aristote, que c’est la substance ou l’οὐσία qui est la nature en son sens le plus propre. Les quatre genres principaux de causes sont tous Cfr THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 4. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 54. « […] esse substantie composite non est tantum forme neque tantum materie, sed ipsius compositi […] » (THOMAS D’AQUIN, De ente et essentia, cap. 2). Or, continue Thomas, « essentia […] est secundum quam res esse dicitur : unde oportet ut essentia qua res denominatur ens non tantum sit forma, neque tantum materia, sed utrumque, quamuis huiusmodi esse suo modo sola forma sit causa » (Idem). 221

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ordonnés à l’accomplissement de la substance, c’est-à-dire à la pleine actualité de cette dernière. Mais si la substance naturelle est un composé de matière et de forme, on jugera peut-être opportun de se poser la question suivante : d’où provient la substantialité même du composé, quel élément de la composition fait de celle-ci une substance au sens propre ? C’est en ces termes qu’a à tout le moins réfléchi une longue tradition de commentateurs. Pourtant, cette substance n’ayant d’être qu’en tant que composition de matière et de forme, c’est-à-dire comme totalité, l’on s’interrogera à bon droit sur la pertinence d’une telle investigation. Au-delà de l’abusive distinction, faudrait-il donc débusquer un principe plus fondamental encore, qui constituerait la source des parties ontologiques de la substance et en fonderait l’unité ? La scolastique a couru le risque de la classification extrême et de la décomposition purement conceptuelle de la substance naturellement composée. Les distinctions ainsi établies avec grande clarté ont mené tout naturellement les penseurs à thématiser l’existence d’un vinculum qui devait donner à la substance son unité et rendre possible les compositions d’une part de forme et de matière, d’autre part de substance et d’accident. Comment unir à nouveau ce qu’on avait si soigneusement distingué au préalable ? Telle est l’origine de la thématisation scolastique du vinculum substantiale223. C’est dans le cadre général d’une telle recherche du principe qui donne à la substance sa substantialité même, que se pose également le problème de son individuation. On s’interrogera en effet sur ce qui donne à la substance son individualité et en fait ainsi une chose naturelle au sens plein du terme. Il s’agit de dévoiler le principe qui permet d’attribuer à chaque substance ce qu’elle a en propre, ou mieux ce qu’elle est en propre. Rapprocher ainsi l’individualité de la substance et son être est inintelligible à la tradition de stricte obédience platonicienne. Platon ne concevait de réalité ou d’essence au sens propre du terme que dans l’Idée, universelle et séparée. C’est dans le respect de cette séparation fondamentale au platonisme que Porphyre notamment, attribuera la faculté d’individuer au rassemblement des accidents qui, en eux-mêmes, demeurent extérieurs au logos ou à l’essence, c’est-à-dire à l’idée de la chose224. 223 Une thématisation dont le mérite le plus notable est peut-être d’avoir mené aux discussions épistolaires entre Leibniz et le P. Desbosses au sujet de l’unité des monades. Cfr à ce propos BOEHM, A., Le vinculum substantiale chez Leibniz. Ses origines historiques ; FRÉMONT, Ch., L’être et la relation. C’est ce débat qui offrira notamment son thème à la thèse latine de M. Blondel (BLONDEL, M., De Vinculo substantiali et de substantia composita apud Leibnitium). 224 PORPHYRE, Isagoge, II, 15.

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Avicenne également, attribue le statut de principes de l’individuation aux accidents, et plus précisément au rapport avec l’élément et le lieu. Il se montre par là déjà plus aristotélicien, puisqu’il semble que ce soit entre autres par leur disposition matérielle que les âmes humaines se différencient les unes des autres225. Mais il faut être plus précis : la conception avicénienne ne se laisse point entendre sans la primauté absolue qu’elle accorde à la forme. La matière n’est rien en soi, et toujours elle s’efface vis-à-vis de l’action de la forme. Tout au plus la matière peutelle préparer le terrain à cette dernière, mais en elle-même, elle n’exerce aucune causalité226. Il faut garder à l’esprit que toute dimension corporelle est due, chez Avicenne, à une forme de corporéité, qui donne ses dimensions à la matière, la dispose, et sans laquelle cette dernière ne serait rien. Or cette forme de corporéité vient d’en haut. Elle procède de l’intellect agent227. 225 Cfr AVICENNE, Livre des Discussions, n. 274, cité in MICHOT, J., La destinée de l’homme selon Avicenne, Ed. Aedibus – Peeters, Louvain, 1986, p. 74, note 60 : « Il est évident que les individualités des âmes humaines ne se multiplient pas en acte tant qu’un rapport ne s’établit pas pour elles avec l’élément et le lieu ». Cfr encore AVICENNE, Genèse et retour, cité in MICHOT, J., La destinée de l’homme selon Avicenne, p. 74, note 60 : « La diversité des âmes humaines se fait à cause des corps qu’elles ont et du fait desquelles elles se sont multipliées. Ensuite, lorsqu’elles se sont multipliées en se produisant avec eux, à chacune d’entre elles arrive une essence, conformément à sa définition. Elles acquièrent, de plus, une disposition matérielle par laquelle elles sont différentes les unes des autres ». Cfr aussi ELDERS, L. J., De Natuurfilosofie van Sint-Thomas van Aquino, p. 153. 226 Cfr MICHOT, J., La destinée de l’homme selon Avicenne, p. 72. 227 Cfr AVICENNE, Le Livre de science, t. 1, pp. 210-211 : « Or l’existence de la matière dépend de quelques choses : la première est une chose substantielle et séparée dont procède le principe de l’existence de la matière, non exclusivement d’elle, mais d’autre chose encore ; c’est ainsi que, le moteur étant cause de l’existence du mouvement, il faut pourtant qu’il y ait là aussi susceptibilité de relation ; mais bien plus ! c’est ainsi que, le soleil étant cause de la maturation des fruits, il faut pourtant là une puissance naturelle qui l’assiste. Donc, bien que la matière vienne de cette substance séparée, il faut aussi que de cette [même substance] séparée une forme vienne à l’existence, pour que cette matière soit en acte. Par conséquent, l’essence de la matière vient seulement de cette substance, mais son actuation est due à la forme ; et la particularité d’une forme par rapport à une autre ne procède pas de cette substance séparée ; mais il faut une autre cause qui la rende préférable pour telle forme, et c’est cette cause qui la rend virtuelle ; or, originellement, cette cause n’est autre que les corps premiers, lesquels donnent à la matière virtualité différente selon qu’elle est proche ou éloignée d’eux ; et lorsque la matière a reçu virtualité, la forme vient à elle de cette substance séparée. Or, du fait que ces corps premiers ont en commun une seule nature générale, à savoir qu’ils ont tous mouvement circulaire, ils donnent virtualité générale ; et du fait que chacun d’eux possède une nature particulière, ils donnent virtualité particulière ; alors chacun reçoit une forme qui lui vient de la substance séparée. Donc le principe de la matière et de la corporéité absolue procède de cette substance intellectuelle ; la délimitation de cette matière procède du Corps premier ; la virtualité parfaite procède aussi du Corps premier ». Cfr aussi MICHOT, J., La destinée de l’homme selon Avicenne, p. 73.

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Cette conception n’est point exempte de difficultés aux yeux d’Avicenne lui-même : le rapport de l’individuation à la corporéité pose problème en ce qui concerne l’âme humaine. Si les âmes s’individualisaient du fait de la disposition de leur matière, il faudrait admettre que les corps puissent agir sur elles. En outre, qu’adviendrait-il de l’individualité de l’âme après la mort du corps ? Ainsi Avicenne se réfugie-t-il, comme l’a noté J. Michot, dans une sorte d’agnosticisme : l’âme séparée du corps par la mort n’est pas individuée par un site ou par un corps, mais par un état propre ou par les dispositions en vertu desquelles elle s’est individuée avant la séparation. Or cet état, écrit Avicenne, nous ne le connaissons pas. Peut-être est-il issu de l’intellect, qui est à l’origine de la forme de corporéité ; peut-être s’agit-il encore de dispositions morales ou d’autres accidents spirituels228. Bref, écrit J. Michot : 228 Cfr MICHOT, J., La destinée de l’homme selon Avicenne, pp. 74-75. Peut-être peut-on, pour compléter les pertinentes analyses de Michot, remarquer la forte proximité d’une telle thèse avec celle que défendaient les néo-platoniciens. Renvoyons à cet égard à Porphyre, qui décrivait la matière, un peu à la manière des émanations avicéniennes, comme le résultat d’un processus d’auto-affection de l’âme : « Si l’incorporel est contenu dans un corps, il n’y est pas pour autant emprisonné comme un fauve dans une cage. Aucun corps en effet ne peut l’emprisonner et l’embrasser ainsi, ni même de la façon dont une outre peut enfermer quelque liquide ou quelque souffle ; non, il faut que l’incorporel fasse venir à l’existence des puissances qui, à partir de leur union avec lui, s’inclinent vers l’extérieur, lui permettant précisément, dans sa descente, de se conjoindre au corps. C’est donc par l’extension indicible de soi-même que se produit l’enfermement dans un corps. Aussi n’est-ce pas non plus autre chose qui le lie, mais lui-même, et ce qui le délie, ce n’est donc pas le corps qui a été blessé et qui a péri, mais c’est lui-même, quand il s’est détourné de la passion (qu’il a pour le corps) » (PORPHYRE, Sentences, 28, pp. 326-327). Après la mort et la séparation du corps cependant, selon Porphyre, l’imagination imprime sur l’esprit (πνεῦμα) un reflet des relations que l’âme entretenait avec son corps, et l’entraîne en fonction vers le lieu proportionné à ces relations : « Sortie en effet de son corps solide, elle [l’âme] a pour compagnon le souffle, qu’elle a rassemblé à partir des sphères. Mais du fait que, par suite de sa passion pour ce corps, elle garde la raison particulière qui a été projetée, en vertu de laquelle elle eut relation à tel corps déterminé dans sa vie, – par suite de cette passion donc il s’imprime une empreinte de son imagination sur son souffle, et c’est ainsi qu’elle traîne son reflet ; si on la dit ‘dans l’Hadès’, c’est que son souffle appartient, on l’a vu, à la nature ‘invisible’ et ombreuse. Mais puisque ce souffle pesant et humide se répand jusqu’aux lieux souterrains, c’est ainsi que l’âme également est dite pénétrer sous terre : ce n’est pas que son essence change de lieux ou se trouve dans des lieux, c’est qu’elle prend pour elle des manières d’être des corps naturellement propres à changer de lieux et à avoir un lieu assigné, ces corps qui la reçoivent selon les aptitudes de leur nature propre compte tenu de la disposition déterminée de l’âme. C’est en effet selon qu’elle est disposée qu’elle trouve un corps défini par le rang et les lieux qui lui sont propres : ainsi, quand sa condition est suffisamment pure, lui est connaturel le corps proche de l’immatériel, précisément le corps éthéré ; quand, de la raison, elle s’est avancée pour projeter l’imagination, lui est connaturel le corps solaire ; quand elle s’est féminisée et se prend de passion pour la forme sensible, est à ses côtés le corps lunaire ; mais quand elle est tombée dans les corps – alors, eu égard à l’informité de l’âme, la forme s’arrête ! – les corps, dis-je, constitués d’exhalaisons

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« nonobstant certaines réserves dues au caractère finalement peu élaboré de la conception qu’Avicenne se fait de l’individuation, il faut le reconnaître, c’est une approche spiritualiste de celle-ci qui a eu sa faveur : l’individuation de l’âme, même si elle ne se révèle qu’à l’occasion de la naissance, doit en fait beaucoup moins être rattachée au monde matériel qu’à des dispositions qui lui sont étrangères »229.

La manière dont Thomas s’attachera à résoudre le problème de l’individuation en plus grande fidélité au Stagirite comporte également son lot de difficultés, et a donné lieu à nombre d’interprétations divergentes. Si le péripatétisme affirme contre Platon la réalité de l’essence au sein de la substance individuelle concrète elle-même et non plus dans l’universel en dehors d’elle, on se pose parfois encore la question de savoir si c’est à la forme ou plutôt à la matière dans la substance composée qu’il faut attribuer la faculté d’« individuer »230. Le Commentaire des Sentences de Bonaventure témoigne explicitement de l’existence de cette controverse au sein même du Moyen Age : « Quidam enim innitentes verbo Philosophi dixerunt quod individuatio venit a materia, quia individuum supra speciem non addit nisi materiam. Et hoc ponebant, quia dixerunt universalia solum dicere formas ; et tunc primo tangitur materia, quando pervenitur ad ‘hoc aliquid’. Aliis vero aliter visum est, scilicet quod individuatio esset a forma, et dixerunt quod ultra formam speciei specialissimae est forma individualis. Et quod movit hos ponere illud fuit, quod intellexerunt ordinem in formis secundum generationem et naturam esse per eumdem modum, per quem ordinantur in genere, ita quod forma generis generalissimi primo advenit materiae ; et sic descendendo usque ad speciem. Et adhuc forma illa non constituit individuum, quia non est omnino in actu, sed ultra hanc formam individualis subsequitur, quae est omnino in actu, sicut materia fuit omnino in potentia » 231.

Une telle alternative est difficile à concevoir, écrit Bonaventure, car d’une part, la matière peut être considérée d’une certaine manière comme commune, et la forme d’autre part peut avoir, selon sa nature, de nombreux humides, il s’ensuit pour elle l’ignorance parfaite de l’être, l’obscurcissement, l’infantilisme » (Ibidem, 29, pp. 328-331). 229 MICHOT, J., La destinée de l’homme selon Avicenne, p. 77. 230 Cfr par exemple STEIN, E., L’être fini et l’être éternel, pp. 475-482 ; PRZYWARA, E., Religionsphilosophische Schriften, pp. 192-193 ; DESCOQS, P., « Thomisme et suarézisme », pp. 127-131. 231 BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 2, q. 3, c. La deuxième thèse mise en présence ici fait bien entendu penser à celle que défendra plus tard Duns Scot. Le texte de Bonaventure témoigne en outre du fait que cette position avait déjà été défendue auparavant. Selon Rega Wood, Bonaventure se fonde, pour établir cette distinction, sur le traité de causa individuationis de Richard de Cornouailles, que la commentatrice fait remonter à une date antérieure à 1238. Cfr WOOD, R., « Individual Forms : Richard Rufus to John Duns Scotus », pp. 252-256.

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semblables232. Si Bonaventure choisit alors d’attribuer la fonction d’individuer à la conjonction des deux principes, qui ensemble seulement forment un hoc aliquid 233, on peut constater comment les deux positions mises en présence par le docteur séraphique tendaient à séparer matière et forme à la manière de deux extrêmes, attribuant à l’une et l’autre tour à tour, la parenté avec l’universel ou le singulier. Faire de la matière le principe d’individuation, c’était alors cantonner la forme séparée dans l’universalité. On le constate encore dans les textes de la condamnation de 1277. Parmi les 219 thèses condamnées par Etienne Tempier le 7 mars, au moins trois concernent explicitement la thèse d’une individuation par la matière, attribuée au Stagirite234. La thèse 81 énonçait « quod quia intelligentiae non habent materiam, Deus non posset facere plures eiusdem speciei ». Selon la thèse 96 : « Deus non potest multiplicare individua sub una specie sine materia ». La thèse 191, enfin, soutenait « quod formae non recipiunt divisionem nisi per materiam. – Error, nisi intelligatur de formis eductis de potentia materiae ». Il s’agissait là manifestement d’écarter une thèse qui impliquerait de soi l’universalité de la forme séparée de toute matière, et mènerait donc à affirmer que ni Dieu, ni les substances purement spirituelles, ne peuvent être qualifiés d’individus235. Les propositions incriminées auraient ainsi ouvert la porte à la thèse de l’universalité de l’intellect averroïste. Mais on peut légitimement se demander si Thomas possédait une telle conception Cfr BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 2, q. 3, c. « Ideo est tertia positio satis planior, quod individuatio consurgit ex actuali coniunctione materiae cum forma, ex qua coniunctione unum sibi appropriat alterum ; sicut patet, cum impressio vel expressio fit multorum sigillorum in cera, nec sigilla plurificari possunt sine cera, nec cera numeratur, nisi quia fiunt in ea diversa sigilla. Si tamen quaeras, a quo veniat principaliter ; dicendum quod individuum est ‘hoc aliquid’. Quod sit ‘hoc’, principalius habet a materia, ratione cuius forma habet positionem in loco et tempore. Quod sit ‘aliquid’, habet a forma. Individuum enim habet esse, habet etiam existere. Existere dat materia formae, sed essendi actum dat forma materiae. – Individuatio igitur in creaturis consurgit ex duplici principio » (BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 2, q. 3, c.). 234 On se référera à ce propos à HISSETTE, R., Enquête sur les 219 articles condamnés à Paris le 7 mars 1277, pp. 82-87, 181-182 ; AERTSEN, J. A., « Die Thesen zur Individuation in der Verurteilung von 1277 », pp. 250-252. Que les condamnations adressées aux thèses développées dans la faculté des arts aient, dans l’esprit des contemporains, impliqué l’enseignement de Thomas, est attesté par le témoignage de Godefroid de Fontaines, qui dans un Quodlibet de 1296, soutient qu’elles doivent être corrigées, notamment parce qu’elles « sunt etiam in detrimentum non modicum doctrinae studentibus perutilis reverendissimi et excellentissimi doctoris, scilicet Fratris Thomae, quae ex praedictis articulis minus iuste aliqualiter diffamatur ». GODEFROID DE FONTAINES, Quodlibet XII, q. 5, p. 102. Cfr à ce propos AERTSEN, J. A., « Die Thesen zur Individuation in der Verurteilung von 1277 », pp. 251-252, 255-256. 235 Cfr Ibidem, p. 258. 232 233

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extrinsèque des rapports entre matière et forme, qui dès lors aurait pu prêter le flanc aux condamnations. En effet, faire de la forme une universalité de soi, individuée par une matière qui la contracterait comme de l’extérieur, serait vraisemblablement revenu, en quelque sorte, à subordonner la forme à des conditions matérielles extrinsèques, et à voir les parties de la composition ramenées à deux principes en soi extérieurs et nécessairement joints par quelque force agente. Or c’était précisément le cadre des représentations liant forme et matière dont on peut douter que les censeurs eux-mêmes se soient montrés capables de sortir, à tout le moins concernant la condition de la créature. Soulignons, sans faire d’amalgames hâtifs, que nombre d’antithomistes s’étant réclamés de ces condamnations se virent contraints, afin de sauvegarder sans équivoque la différence entre Dieu et toute créature spirituelle, d’attribuer une matière spirituelle aux anges. Soucieux d’autre part de préserver la toute-puissance divine face à certains artiens qui estimaient impossible de multiplier les substances immatérielles au sein d’une même espèce236, les censeurs préféraient soumettre analytiquement toute condition matérielle, formelle, et de manière générale tout élément qui compose la créature, à l’action du créateur ; une idée devait ainsi correspondre à chacune des parties du composé dans l’esprit divin. Les censeurs liaient encore à cette question le danger du polythéisme, comme il ressort de la lecture des Quodlibets d’Henri de Gand, et condamnaient la thèse d’un lien intrinsèque entre l’essence de l’ange et son esse. C’est que toute créature privée de matière risquait d’être comprise également comme entièrement dépourvue de potentialité, ou de différence entre sa nature et son esse. Thomas, puis Gilles de Rome, avaient intégré la puissance au sein de la substance purement spirituelle sous une autre modalité que matérielle. Que Siger de Brabant par exemple, ait cherché d’une manière similaire à faire de la nature de l’intelligence séparée une puissance par rapport à son être, sans pour autant se sentir contraint d’en déduire philosophiquement, ou selon des nécessités purement rationnelles, la contingence métaphysique de l’ange237, devrait inciter à penser que le simple binôme formé par la nature et l’être ne pouvait y suffire. L’unicité de l’intellect agent, parfois identifié à l’intellection divine elle-même, la thèse d’une éternité des âmes, 236 Boèce de Dacie et Siger de Brabant s’étaient tous deux prononcés en ce sens et avaient affirmé corrélativement l’unicité de l’âme intellective pour tous les hommes. Cfr HISSETTE, R., Enquête sur les 219 articles condamnés à Paris le 7 mars 1277, pp. 84-85 ; PUTALLAZ, F.-X., IMBACH, R., Profession : philosophe. Siger de Brabant, pp. 152-153, 163. 237 Cfr Ibidem, pp. 152-153.

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et celle encore d’une identité d’essence et d’être pour les anges, exempts de toute matérialité, semblaient interdire de faire de la seule matière un principe d’individuation, au risque de voir toute substance exempte d’une telle matérialité être identifiée à un dieu, comme semblait y tendre le Stagirite. Peu ou prou, on identifiait toujours là l’individuation, essentiellement impliquée par la nature même de la substance spirituelle, avec l’esse. Or c’est une thèse qui, semble-t-il, n’était pas celle de Thomas238. C’est là toute la gageure des pages qui suivront de montrer pourquoi Thomas ne raisonne pas dans les simples termes d’une composition de deux pôles, qu’il s’agisse de la matière et de la forme, ou de l’essence et de l’esse, mais présuppose toujours à cette composition fondamentale, l’unité qui la rend possible, en donne le fondement et la raison. Il est certain que la réaction de, par exemple, Henri de Gand, impliquait une notion de matière bien particulière, qui tendait à pousser plus loin l’actualité que lui avait d’ailleurs déjà attribuée Bonaventure, et dont la compréhension pourrait bien nous servir afin de mieux saisir la position de Thomas en ce qu’elle avait de singulier. La conception d’Henri, comme celle de Bonaventure, reposait sur la préoccupation d’asseoir la toutepuissance de Dieu et la contingence métaphysique des créatures. Il n’était cependant point question, par ailleurs, de faire dépendre l’individualité d’une simple propriété accidentelle. Les individus, insistait Bonaventure, diffèrent selon la substance : « Dicendum igitur quod quemadmodum individualis discretio est ex existentia formae naturalis in materia, sic personalis discretio ex existentia naturae nobilis et supereminentis in supposito »239. 238 Au XXe siècle encore, P. Duhem s’y laisse prendre. Identifiant purement et simplement l’espèce à l’essence, et l’individuation à l’existence, il pouvait dès lors affirmer, sous l’allure d’un enchaînement parfaitement nécessaire : « Ce n’est […] pas seulement à l’égard de notre esprit, c’est en la réalité même, que l’individualité d’une substance immatérielle est identique à la forme spécifique, que l’existence est identique à l’essence. Cette conclusion, Gilles cherche à en atténuer la portée en répétant ces mots : d’une certaine façon, aliquo modo. Mais rien, dans son raisonnement, ne justifie cette atténuation ; tout, au contraire, conduit à affirmer l’entière identité de l’essence et de l’existence au sein de toute substance immatérielle. Cette identité, on était conduit à l’admettre par le raisonnement que saint Thomas exposait dans la Somme ; on y est conduit toutes les fois que l’on veut sauvegarder ce dogme essentiel du Péripatétisme : la matière est le seul principe qui puisse subdiviser une forme spécifique unique en individus distincts. Thomas d’Aquin et Gilles de Rome adhéraient à ce dogme ; par lui et malgré eux, ils étaient conduits à identifier, en toute substance immatérielle, l’essence et l’existence. S’ils eussent été conséquents avec leurs prémisses, ils eussent admis, avec Aristote, que toute substance immatérielle est un Dieu, ou bien, avec Avicébron, ils eussent attribué une matière à toute créature spirituelle. A ces deux conséquences de leurs axiomes, ils se refusaient également » (DUHEM, P., Le système du monde, t. VI, p. 309). 239 Cfr BONAVENTURE, In II Sent, d. 3, pars 1, a. 2, q. 2, c.

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Henri lie explicitement la huitième question de son deuxième Quodlibet, donné juste avant Noël 1277, aux condamnations récentes. Alors qu’il se demande si « deux anges peuvent être distingués par Dieu en raison de principes substantiels seuls », il rappelle que la position selon laquelle la matière est principe d’individuation a été récemment condamnée par l’évêque de Paris240. Cette thèse, en effet, fait courir un danger à la foi chrétienne. Henri la lie au livre XII de la Métaphysique (1074a33-34) : « toutes choses qui sont plusieurs en nombre ont une matière ». Mais il signale simultanément que le Stagirite « ne dit rien de plus », et il restreint le texte en ce sens : « Per quod dat intelligere quod in solis materialibus possibile est sub eadem specie et natura simplici per essentiam esse plura individua »241. Les substances purement spirituelles, comme les principes moteurs des corps célestes, ne semblent donc pouvoir être plusieurs en nombre. Chacune est sa propre espèce. Contre le Stagirite, Henri affirme d’une part que les substances qui d’elles-mêmes forment une espèce, si elles s’appliquent en acte à toute la matière disponible, n’impliquent pas en leur essence un lien avec toute la matière possible. Dieu, s’il le veut, peut encore créer une matière entièrement nouvelle, et par là multiplier les individus de cette espèce. Contre les philosophantes encore, qui veulent suivre le Stagirite en toutes choses, Henri affirme que faire de toute substance immatérielle un individu unique au sein de sa propre espèce, c’est courir le risque d’admettre l’existence de plusieurs dieux242. Dans sa Summa, a. 25, q. 3, Henri avait en effet noté que, pour Aristote, ces substances spirituelles sont des dieux : « Proculdubio ergo Aristoteles posuit plures deos naturaliter ex seipsis existentes, reducendo omnes ad unum primum, non sicut a quo alii haberent esse post non esse, sed sicut praecedens eos in ordine dignitatis et principii motivi ». Henri en conclut donc, dans son second Quodlibet : 240 « Unde et inter erroneos articulos nuper ab episcopo parisiensi damnatos damnata est illa positio. Unus enim illorum articulorum dicit sic : ‘Quod Deus non possit multiplicare plura individua sub una specie sine materia. – Error’. Alius vero dicit sic : ‘Quod formae non recipiunt divisionem nisi secundum materiam. – Error, nisi intelligatur de formis eductis de potentia materiae’. Tertius dicit sic : ‘Quod, quia intelligentiae non habent materiam, Deus non posset plures eiusdem speciei facere – Error’ » (HENRI DE GAND, Quodlibet II, q. 8, sol., p. 45). 241 HENRI DE GAND, Quodlibet II, q. 8, sol., p. 36. 242 Cfr à ce propos BROWN, S. F., « Godfrey of Fontaines and Henry of Ghent : Individuation and the condemnations of 1277 », in WLODEK, S. (éd.), Société et Eglise. Textes et discussions dans les universités d’Europe centrale pendant le Moyen Age tardif, pp. 197199.

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« Quid mirum ergo, si Philosophus dicit quod in formis separatis in una specie, id est essentia, non est nisi unicum individuum ? Hoc enim de necessitate sequitur, non tam ex illo quod falso posuit, non esse scilicet plura individua sub eadem specie nisi per materiam, quam ex alio, sacrilegio quod tamquam sacrilegus posuit, quod scilicet quaelibet earum deus quidam sit et quoddam necesse esse »243.

La raison pour laquelle les substances séparées sont uniques, selon Aristote, n’est donc pas tant le fait que l’individuation ait pour principe la matière, mais plutôt qu’elles soient des êtres nécessaires, ou des dieux. Ainsi dans son Quodlibet XI, q. 1, Henri écrivait encore : « Oportet scire quod sententia philosophorum fuit quod in separatis non esset aliud esse speciei et suppositi ; et sic quod essentia non subsisteret nisi in unico supposito ; et quod ulterius non esset illius aliud esse essentiae et aliud existentiae ; sed quod ipsa essentia esset ex se quoddam necesse esse et quaedam existentia ; et sic quod quodlibet suppositum subsistens in essentia separata esset deus quidam, licet in eis est unus primus et summus »244.

Que la matière remplisse le rôle de cause prochaine d’individuation semblait donc, sinon impliquer directement des conséquences polythéistes, du moins leur être intimement corrélé. Plus fondamentalement, aucune substance créée, selon Henri, qu’elle soit matérielle ou immatérielle, n’implique, de par son essence, sa propre subsistance en un sujet. Aucune essence créée n’est, de soi, subsistante, matérielle ou singulière245. Aussi HENRI DE GAND, Quodlibet II, q. 8, sol., pp. 41-42. HENRI DE GAND, Quodlibet XI, f. 438 rO. 245 Cfr HENRI DE GAND, Quodlibet II, q. 8, sol., pp. 38-39 : « Quidquid tamen dicit circa hoc, sive quantum ad formas materiales, sive quantum ad immateriales, nullam habet necessitatem. Quod primo patet ex parte materialium. Licet enim aliqua forma materialis, ut huius caeli, contineat totam materiam iam existentem quae possibilis est ad suam formam possibilitate naturae, non tamen continet simpliciter omnem materiam possibilem ad ipsam. Posset enim Deus illi consimilem creare. Quod tamen multum abhorreret Philosophus, qui nihil poneret possibile fore in rerum naturae, nisi quod actu et formaliter vel materialiter et in potentia materiae esset iam in universo, nec Deum posse facere alia in naturis et essentiis rerum quam fecit, neque nova aliqua convenientia in natura et essentia cum eis quae sunt, nisi ex materia per motum caeli, ut alibi debet ostendi. Nulla est ergo forma materialis, quin simpliciter, quantum est ex se, possit sub se habere plura individua, materia non impediente. Secundo patet idem ex parte formarum immaterialium. Quoniam essentia creaturae cuiuslibet, quantumcumque immaterialis, neque est existens neque subsistens neque habet rationem suppositi ex hoc quod in natura sua absoluta essentia quaedam est, quia de se non habet esse nisi in conceptu mentis et intellectus divini vel angelici et humani si fuerint homo aut angelus in esse. Ita quod extra intentionem essentiae creaturae ut essentia est, sit intentio existentiae, subsistentiae et suppositi. Et sunt quaedam duo : essentia scilicet et in supposito subsistentia. Quorum coniunctio si fuerit, ut quod ipsa essentia sit in supposito subsistens per existentiam (tunc enim quidlibet, ex eo quod est aliquid 243 244

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Henri, tel Bonaventure, distingue-t-il les raisons de l’existence-subsistance et de l’essence, tout en liant la matière à la première. Si la matière dépend de la forme quant à sa détermination et son actus essendi, la forme dépend de la matière quant à son existence, explique Bonaventure246. La matière première, de par son incorruptibilité, donne à la forme éphémère une certaine stabilité existentielle247. La relation que possède la matière avec la forme est considérée comme essentielle, et non comme un rapport accidentel et extrinsèque. Mais ni l’essence de la matière, ni celle de la forme, bien qu’elles dépendent l’une de l’autre, ne se réduisent à leur relation mutuelle, et toutes deux possèdent une idée parfaite en Dieu248. Seul Dieu, explique Henri, lie effectivement une essence à son suppôt matériel, lui conférant ainsi sa singularité. La distinction des esse objective (dans l’esprit) et subjective (dans la chose hors de l’esprit), exploitée par Pierre Auriol et Duns Scot, est déjà en germe ici, telle qu’elle mène encore à la thèse nominaliste : l’être de soi hors de l’esprit possède une singularité. Ce que reproche donc Henri à l’aristotélisme, c’est d’identifier per essentiam, esset aliquid per existentiam, quod est impossibile, quia ‘nihil se ipsum producit ad esse ut sit’, secundum Augustinum in principio De Trinitate), necesse est igitur ut coniunctio illorum sit per aliam causam facientem ipsam essentiam fore subsistentem in existentia actualis suppositi. Nulla ergo essentia creaturae, ratione ea qua essentia est, habet rationem suppositi aut actualiter subsistentis. Ita quod nulla earum, quantum est ex se, de se sit singularitas quaedam, nullaque earum, sicut neque effective, sic nec formaliter est suum esse sive sua existentia, sed hoc est privilegium solius essentiae divinae quod ipsa ex se formaliter sit singularitas quaedam et idem in eo sunt essentia et existentia. Quod autem non ex se sed solum ab alio agente singulare est in supposito subsistens, quia ex se nulli appropriatur et est essentia tantum, quantum est ex se, indifferenter natum est esse singulare, subsistendo in unico supposito, vel universale, subsistendo in pluribus. Quod etiam bene dicit Avicenna et determinat in V° Metaphysicae suae. Ex quo sequitur apertissime quod necesse est ut non sit essentia creaturae, in quantum creatura est, quin possit, quantum est ex se, in plura individua multiplicari, quantumcumque sit abstracta a materia ». 246 BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 2, q. 3, c. : « Existere dat materia formae, sed essendi actum dat forma materiae ». 247 Cfr Ibidem, d. 3, p. 1, a. 1, q. 2, c. : « Sicut enim materia corporalium sustinet et dat suis formis existere et subsistere, ita etiam materia spiritualium ». 248 Cfr BONAVENTURE, In I Sent., d. 36, a. 3, q. 2, c. : « […] dixerunt aliqui, quod imperfecta non sunt in Deo, nec cognoscuntur a Deo per aliquam ideam propriam, sed per ideam suorum oppositorum, ut materia per ideam formae, passio per ideam actus, multitudo per ideam unitatis. – Sed illud stare non potest. Cum enim ista omnia dicant aliquam entitatem et ita veritatem, de necessitate aliquam assimilationem habent ad primam veritatem, et ita rationem exemplaritatis ; et ideo necessario sunt in Deo. Propterea intelligendum, quod cum quaeritur, utrum imperfecta habeant ideam in Deo, hoc dupliciter potest intelligi : aut ratione ipsius quod subest, aut ratione imperfectionis. Si ratione imperfectionis, cum imperfectio sit privatio, et privatio non dicat ens nec aliquid a Deo nec assimilabile, sic non habet ideam. Si autem ratione eius quod subest, sicut materia dicitur quid imperfectum, et materia aliquam essentiam dicit, sic habet ideam, sed non imperfectam, sed perfectam […] ».

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la forme créaturelle à la forme matérielle, ou l’essence à la subsistance singulière, qui implique existence249. Selon lui, le passage de l’essence à l’existence ne peut être envisagé que sous la considération d’une distinction d’intentio, et ce n’est que par son existence actuelle et dans le lien de l’essence à telle subsistance matérielle que la chose est singularisée. La matière possède un acte dont l’idée est présente dans l’esprit divin, et dont ce dernier ajoute en quelque sorte la raison à celle de la forme, pour composer une substance singulière. D’une manière somme toute très avicénienne, l’essence n’est individuée que d’une manière quasi « accidentelle » ou extérieure à sa propre raison, par le lien à l’existence que lui confère Dieu en sa toute-puissance. Les raisons de l’essence et de l’existence, comme celles de la forme et de la matière, sont distinguées « intentionnellement » et trouvent leur fondement au sein des Idées divines, ou des objets de la volonté créatrice. Henri fonde l’individualité des substances dans le support existentiel, extérieur à la raison de leur essence comme telle, que Dieu leur confère. Nous verrons qu’en raison de présupposés métaphysiques très différents, Thomas se distinguait assez radicalement de cette solution, puisqu’il fondait l’individualité de la substance en son acte d’être même, ou plus précisément, dans le rapport strictement inhérent que possède son acte avec son mode de subsistance (substare). Henri, tout comme Bonaventure, insiste sur l’unité du composé existentiel, tout en introduisant une certaine actualité de la matière, à tout le moins idéelle, qui permet de penser une distinction modale ou intentionnelle entre les parties du composé. Tous deux s’éloignent par là d’une distinction réelle telle qu’on la trouve entre l’être et l’essence chez Gilles de Rome, tout comme de l’unité que Raeymaeker qualifiait de « transcendentale » chez Thomas d’Aquin250. La question des rapports qu’entretiennent subsistere (l’acte formel de subsister) et substare (la manière d’être dans le sujet) dans la constitution de la substance, occupe tout le Moyen Age, et pourrait bien constituer une sorte de baromètre précieux pour évaluer la diversité des postures métaphysiques. De la simple différence intentionnelle d’Henri à celle, plus affirmée, que soutiendra Dietrich 249 Cfr AERTSEN, J. A., « Die Thesen zur Individuation in der Verurteilung von 1277 », p. 255. 250 Cfr DE RAEYMAEKER, L., Philosophie de l’être. Essai de synthèse métaphysique, p. 202 : « Puissance et acte sont des principes d’être, des relations transcendantales. Comme le devenir, ils concernent un seul et même être réel. Il ne servirait à rien de prétendre que, dans ce qui est en mouvement, une partie change et une autre demeure ; car le mouvement ne concernerait que la première partie et non pas l’autre, et la question de la non-simplicité de l’être en devenir resterait donc entière ».

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de Freiberg par exemple, on trouve autant de variantes qui s’opposent à la métaphysique de l’unité de l’acte d’être. Il faut encore signaler qu’outre la réception de l’οὐσία aristotélicienne, le terme de « substance » possède au Moyen Age une connotation théologique héritée des spéculations trinitaires de Boèce. Celle-ci permet, sous certains aspects, de préciser le vocabulaire laissé dans l’ambiguïté par le Stagirite. De manière tout à fait générale, le concept de « substance » est commun à ce qu’on appelle d’une part substance première – synonyme d’hypostase ou de substance individuelle et désignant le « sujet » ou le « suppôt » qui subsiste dans le genre substance –, et d’autre part substance seconde, c’est-à-dire les genres et les espèces eux-mêmes au sens où Aristote soutient que la quiddité ou la définition signifie la substance de la chose, en ce cas traduite fréquemment par essentia251. On distingue trois aspects, signifiés par trois noms différents, précise Thomas, de la chose caractérisée par le premier sens. On y retrouve la distinction signalée entre subsistere et substare : « Secundum enim quod per se existit et non in alio, vocatur subsistentia, illa enim subsistere dicimus, quae non in alio, sed in se existunt. Secundum vero quod supponitur alicui naturae communi, sic dicitur res naturae; sicut hic homo est res naturae humanae. Secundum vero quod supponitur accidentibus, dicitur hypostasis vel substantia. Quod autem haec tria nomina significant communiter in toto genere substantiarum, hoc nomen persona significat in genere rationalium substantiarum »252.

Alors que l’essence est ce que signifie la définition et ne comprend donc que les principes spécifiques, non les principes individuels, que par conséquent l’essence signifie, pour les êtres composés de matière et de forme, non seulement la forme ou la matière, mais bien le composé de celles-ci en tant que principes communs à toute l’espèce, la raison de personne ou d’hypostase comprend les caractères individuels déterminés par cette forme et cette matière singularisées : « compositum ex hac materia et ex hac forma, habet rationem hypostasis et personae, anima enim et caro et os sunt de ratione hominis, sed haec anima et haec caro et hoc os sunt de ratione huius hominis. Et ideo hypostasis et persona addunt supra rationem essentiae principia individualia […] »253.

251 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 29, a. 1, ad 2 ; Ibidem, Ia, q. 29, a. 2, c. 252 Idem. 253 Ibidem, Ia, q. 29, a. 2, ad 3.

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L’apport de ces distinctions pour la question de l’individualité est fondamental. Elles assoient la détermination substantialiste que Thomas donne à son ontologie, et la distinguent des solutions apportées par Henri, Bonaventure ou les averroïstes. Elles laissent en outre largement présager que nous ne pouvons, si nous voulons tâcher de comprendre la pensée thomiste en profondeur, nous contenter de distinguer l’essence de l’esse, mais que nous devons tâcher de saisir le lien qui les unit au cœur de la substance en acte d’être. Chaque essence est liée à un mode d’être et une manière d’individualité qui ne s’identifie pas à son existence, mais en confère le sujet, et qui permet d’expliquer, dans le cas des substances angéliques, en quelle mesure elles sont individualisées en leur espèce même, sans pour autant posséder de soi l’acte d’être. Ce n’est pas en tant simplement qu’elle est une essence que la chose créée participe l’être, mais bien comme sujet.

I.3.1. Etapes de constitution de la substance matérielle : la matière désignée La diversité des genres est tirée de la diversité des matières. Or, la matière ne peut être connue en elle-même, mais seulement par la forme qui lui advient. Ainsi les genres ne pourront être distingués qu’en fonction de quelque connaissance de ces diverses matières, c’est-à-dire en vertu de la proportion que ces dernières entretiennent avec leur forme. La diversité des genres ne sera dérivée de la matière qu’en raison de la diversité des types de rapports qu’ils entretiennent avec elle. Ce qui est dans le genre de la substance se rapporte à la matière comme à une de ses parties. Elle endosse le rôle d’un sujet apte à supporter divers accidents. Ce qui est dans le genre de la quantité ne possède pas la matière comme l’un des éléments qui le composent, mais se rapporte à elle en tant qu’il la mesure. La qualité se réfère à la matière comme sa disposition. C’est par ces deux derniers genres que tous les autres reçoivent des relations différenciées à la matière. Mais la diversité des genres peut encore être dérivée de la matière en tant que celle-ci est parfaite par la forme. Dans la mesure où la ressemblance de l’actualité divine qui peut se trouver en une matière est due à la forme qui la parfait et que cette ressemblance peut varier de la simple appartenance à l’être jusqu’à la possession de facultés intellectuelles, qu’en outre la matière est ce qui supporte l’actualité comme la privation et demeure le fond commun aux choses plus ou moins parfaites, le genre

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en son unité dérive de cette communauté, alors que la différence spécifique est tirée des différences formelles en perfection et imperfection. La matière ne reçoit pas la similitude de l’acte premier selon un degré toujours identique. Mais d’autre part, le degré supérieur de similitude de l’acte premier contient l’ensemble des perfections inférieures. Aussi un être intellectuel possède-t-il une faculté rationnelle supérieure, mais également la faculté de vivre, et celle de purement et simplement subsister dans l’être. Ce qui, explique Thomas, est commun à tous ces degrés divers de perfections, et s’en trouve prédiqué indifféremment, est leur matière commune, qui exprime l’identité d’un genre. Ainsi par exemple, de ce degré commun caractérisé par le fait d’avoir la vie, peut être tiré l’unité matérielle d’un genre, au sein duquel les différences de perfection, telles que posséder encore des facultés sensibles ou intellectuelles, marqueront les différences spécifiques. L’exemple ci-dessus, précise encore Thomas, se rapporte essentiellement aux recherches du physicien et du métaphysicien, qui considèrent l’ensemble des principes des choses qu’ils étudient. Le logicien, quant à lui, n’envisage le genre que selon son aspect formel, aussi ne verra-t-il point d’inconvénient par exemple, à classer une pierre, le soleil, et un ange, au sein du genre identique d’être substantiel254. Qu’en sera-t-il donc de la diversité numérique au sein d’un même genre ? A la suite d’Aristote, Thomas soutient que tout comme les parties d’un genre et d’une espèce sont la matière et la forme, les parties d’un individu sont cette matière et cette forme. Et puisqu’une forme en tant que forme n’est pas individuelle d’elle-même, car elle peut être prédiquée de multiples choses, on dira que la forme n’est individuée que reçue dans une matière. Dans la mesure cependant où la matière manque en elle-même de toute différenciation, il faut dire qu’elle n’individuera la forme que si elle supporte quelque marque distinctive. Ainsi la forme ne sera-t-elle individuée que reçue en cette matière particulière, déterminée par un lieu et un temps particulier. Si, en outre, la matière n’est divisible que sujette à la quantité, elle ne sera cette matière que dans la mesure où elle supportera certaines dimensions255. La question nous pousse à enquêter plus avant sur les conditions ontologiques propices à l’individuation au sein du processus de constitution de la substance. Thomas n’affirme-t-il pas d’une part que la substance est individuée par elle-même, en tant que composée de matière et de forme, et d’autre part que les accidents adviennent à la substance en un ordre défini, au 254 255

Cfr THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 4, a. 2, c. Cfr Idem.

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sein duquel la quantité occupe la première place ? La quantité advient en premier, viennent ensuite la qualité, les passions et le mouvement256. Ainsi la quantité peut-elle être considérée par abstraction au sein de la substance, avant l’advenue de toute qualité sensible. La quantité n’a pour sujet, après que tous les accidents sensibles aient été éliminés, qu’une matière intelligible. La substance n’est alors plus qu’une substance intelligible quantifiée, une figure qui constitue l’objet des mathématiques257. La matière intelligible, dit en effet Thomas, est la substance en tant que sujet de la quantité258. Si certes la matière ainsi quantifiée ne peut être assimilée à la matière commune qui fait de la substance le genre premier, suffira-telle pour autant, en tant qu’elle confère à la matière une mesure, à l’individuation de la substance ? Et qu’entendre par cette faculté de « s’individuer par elle-même » que Thomas accorde à la substance ? La quantité ne doit-elle point être comprise comme un accident ? Mais les accidents se rapportent à la substance comme la forme se rapporte à la matière et dépendent en leur nature même de cette relation ; ils ne peuvent par conséquent demeurer à l’état séparé et doivent être intégralement soumis à la logique de la substance même. Il semble que l’individuation ne puisse être éclaircie que moyennant une mise à plat du processus de constitution de la substance et de son lien avec ses accidents, c’est-à-dire en sa concrétisation même. Dans son De ente et essentia, Thomas attribuait la faculté d’individuer à une matière dite désignée en tant que soumise à des dimensions déterminées : « Sed quia indiuiduationis principium materia est, ex hoc forte uideretur sequi quod essentia, que materiam in se complectitur simul et formam, sit tantum particularis et non universalis : ex quo sequeretur quod universalia diffinitionem non haberent, si essentia est id quod per diffinitionem significatur. Et ideo sciendum est quod materia non quolibet modo accepta est indiuiduationis principium, sed solum materia signata ; et dico materiam signatam que sub determinatis dimensionibus consideratur. Hec autem materia in diffinitione que est hominis in quantum est homo non ponitur, sed poneretur in diffinitione Sortis si Sortes diffinitionem haberet. In diffinitione autem hominis ponitur materia non signata : non enim in diffinitione hominis ponitur hoc os et hec caro, sed os et caro absolute que sunt materia hominis non signata »259. 256

Cfr Ibidem, q. 5, a. 3, c. Cfr Idem. 258 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 85, a. 1, ad 2 ; THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 3, n. 5. 259 THOMAS D’AQUIN, De ente et essentia, cap. 2. 257

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Si la matière peut bien être principe d’individuation, ce n’est donc pas en n’importe quel sens, mais en tant que matière désignée. C’est que la matière est susceptible de diverses définitions. L’Aquinate distingue ici la matière désignée, strictement individualisante, de la matière non-désignée, qui fait partie intégrante de la définition scientifique d’une substance naturelle. L’on pourrait imaginer sans peine que dans ce passage, Thomas n’a pas tant pour but l’affirmation de l’individuation par la matière que la sauvegarde d’une possibilité de définition de la substance matérielle. Ainsi ne recourrait-il à la distinction entre matière désignée comme principe d’individuation et matière non-désignée que dans le but d’invalider toute doctrine qui, incapable de s’élever à une caractérisation « scientifique », c’est-à-dire universelle, de l’essence composée, ne trouverait d’universalité que dans la forme seule et n’attribuerait la faculté d’individuer qu’à la seule matière260. Le contexte général du passage nous invite à reconnaître avec Thomas l’essence de la chose matérielle au sein d’une composition de matière et de forme et nous mène aux quelques lignes en question, au cours desquelles est établie la distinction entre l’essence naturelle susceptible de définition, composée d’une forme et d’une matière non-désignée commune, et l’essence naturelle existant factuellement, composée d’une forme et d’une matière désignée cette fois, individuante. Depuis les recherches de Roland-Gosselin sur le sujet, l’on considère comme hautement probable que l’expression de « matière désignée (materia signata) » soit chez Thomas inspirée d’Avicenne, ou du moins de sa 260 Thomas souligne : « […] quidam posuerunt solam formam esse de ratione speciei, materiam vero esse partem individui, et non speciei. Quod quidem non potest esse verum. Nam ad naturam speciei pertinet id quod significat definitio. Definitio autem in rebus naturalibus non significat formam tantum, sed formam et materiam. Unde materia est pars speciei in rebus naturalibus, non quidem materia signata, quae est principium individuationis ; sed materia communis. Sicut enim de ratione huius hominis est quod sit ex hac anima et his carnibus et his ossibus ; ita de ratione hominis est quod sit ex anima et carnibus et ossibus. Oportet enim de substantia speciei esse quidquid est communiter de substantia omnium individuorum sub specie contentorum. (THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 75, a. 4, c.). Cfr également à ce sujet ROLAND-GOSSELIN, M.-D., Le « De ente et essentia » de S. Thomas d’Aquin, p. XVII : « […] saint Thomas insiste sur ceci que forme et matière sont, l’une et l’autre, parties intégrantes de l’essence. Non pas certes au même titre, puisque la forme est le principe de l’être, et puisqu’elle donne à l’essence l’acte par lequel elle est connue. Cependant, ce par quoi la substance matérielle est ; ce qui en elle est objet de définition ; ce n’est pas la forme seule, c’est le composé de forme et de matière. Saint Thomas s’oppose ici à Averroès et à ses disciples, qui donnaient, dans le composé, à la forme, une importance excessive. Par contre, il faut éviter aussi de faire de la matière un sujet, constitué en soi, auquel la forme ne pourrait plus apporter qu’un être accidentel, ou encore d’imaginer entre la forme et la matière un lien qui serait l’essence. L’être de la substance matérielle, c’est l’être du composé, son essence le composé lui-même ».

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traduction latine261. Lisons Roland-Gosselin à propos de la signification que pouvait avoir ce terme chez le traducteur du philosophe arabe : « Le sens primitif est celui de désigner, montrer, et son application première est d’exprimer cette manière indispensable d’attirer l’attention de l’esprit sur la réalité individuelle qui échappe à la définition. Il est l’équivalent de l’article démonstratif employé, dans ce cas précis, par Aristote. Mais le sens dérivé : déterminer, détermination, par où il s’oppose, lorsqu’il s’agit de l’individu à : quelconque, confus, incertain, est le plus employé, et le terme signatum devient à lui seul synonyme d’individu déterminé. De l’individu il s’étend pourtant jusqu’à n’importe quelle réalité conceptuelle, pour en signifier la détermination. Son usage devient extrêmement large »262.

Ainsi le « signatum » serait-il employé par le traducteur afin de « déterminer » la matière. Par exemple : « […] et materiae proveniret absque forma signata in materia »263. C’est en outre par des quantités que la matière est dite « désignée » : « ratio etiam non iudicat quod quantitas habeat propriam materiam specialem designatam »264 ; « […] intelligo autem per hoc quod dico aliquid condicionem quae adiungitur materiae per quam meretur mensuram designatam […] »265. Mais il nous faut maintenant étudier plus précisément la nature de ces dimensions qui désignent la matière. Cherchant, d’une manière similaire à Thomas dans le passage du De ente que nous avons cité, à différencier le plus nettement possible unités spécifiques et numériques (c’est-à-dire individuelles), Avicenne en vient à distinguer le principe individuant et l’essence elle-même. Entre ceux-ci n’existe qu’un rapport accidentel. Le principe de l’unité individuelle de la substance ne doit pas être situé dans son essence même, mais au sein de ses déterminations accidentelles266. Et au sujet de l’individuation de l’âme humaine, Avicenne soutient que les accidents individualisent le corps et signent la matière, avant même que l’âme ne lui advienne. Cette 261 Cfr Ibidem, p. XVII, XXVI ; SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », p. 89. 262 ROLAND-GOSSELIN, M.-D., Le « De ente et essentia » de S. Thomas d’Aquin, pp. 59-60. 263 AVICENNE, Liber de philosophia prima sive scientia divina, tr. II, cap. 4, p. 97 ; cfr aussi ROLAND-GOSSELIN, M.-D., Le « De ente et essentia » de S. Thomas d’Aquin, p. 60. 264 AVICENNE, Suffic., I, 8, f. 18 vF. 265 AVICENNE, Liber de philosophia prima sive scientia divina, tr. II, cap. 3, p. 91. 266 Cfr par exemple Ibidem, tr. V, cap. 2, p. 240 : « Quae vero ex istis naturis eget materia, non habet esse nisi cum materia fuerit praeparata ; unde ad eius esse adveniunt accidentia et dispositiones extrinsecus per quae individuatur » ; ROLAND-GOSSELIN, M.-D., Le « De ente et essentia » de S. Thomas d’Aquin, pp. 60-61.

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« signature » de la matière est liée chez Avicenne à une forme de corporéité : « Sed ex hoc quod est corpus absolute, hyle est et forma corporalis signata »267. Thomas semble dans un premier temps accepter et systématiser la formulation du problème qu’en donnait Avicenne encore de manière trop éparse268. Le principe d’individuation doit dès lors être trouvé dans la matière signée par des dimensions déterminées. Toutefois, aucune forme accidentelle, telles les déterminations quantitatives, ne peut advenir à la matière avant qu’il existe une substance à proprement parler, c’est-à-dire avant que la matière soit informée par une forme substantielle. Or, la « première » forme dont la matière ne pourra être séparée, est la forme de corporéité269. Cette dernière a pour corrélat les dimensions, c’est-à-dire la quantité, qui divise la matière. L’Aquinate affirme alors que les espèces « sont multipliées par les individus selon la division de la matière »270. Roland-Gosselin notait cependant que « S. Thomas, et Avicenne luimême, n’ont sans doute jamais entendu cette priorité de la corporéité que d’une priorité logique », et ce bien que « Thomas ne prit que plus tard une conscience tout à fait nette de l’unité de la forme substantielle »271. Si l’on peut soutenir que le vocabulaire de l’unicité de la forme substantielle ne s’est précisé qu’au cours du temps, on ne tentera cependant de prouver que l’acception par le jeune Thomas de la « forme de corporéité » avicénienne contredise pour lui cette unicité qu’avec force difficultés272. Aucun passage en effet, et ce même au sein des premiers livres du Commentaire des Sentences, ne permet d’avancer d’argument décisif en faveur d’une telle thèse. Et si Thomas a exclu progressivement de son vocabulaire le terme de forma corporeitatis pour lui préférer celui de corporeitas, c’est AVICENNE, Suffic., I, 2, f. 14 vF. Cfr ROLAND-GOSSELIN, M.-D., Le « De ente et essentia » de S. Thomas d’Aquin, p. 65, pp. 105-106. 269 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 8, q. 5, a. 2, c. ; THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 3, q. 1, a. 1, c ; q. 1, a. 4, c. 270 THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 9, q. 1, a. 2, c. 271 ROLAND-GOSSELIN, M.-D., Le « De ente et essentia » de S. Thomas d’Aquin, p. 104, note 4. 272 Nous verrons plus tard plus en détail comment le risque de « doublet » de la forme substantielle n’a jamais véritablement été encouru dans la mesure où, d’une part, la corporéité n’a en l’homme d’autre raison que celle de l’advenue de l’âme, qui est sa cause finale, et d’autre part, la forme de corporéité est purement et simplement relevée par l’âme intellectuelle, qui, prenant la corporéité à son compte, devient seule et unique forme substantielle, sans s’ajouter à la précédente. Pour le dire autrement, nous expliciterons comment la corporéité n’est en l’homme rien d’autre que la forme substantielle unique, c’est-à-dire l’âme, assumant la forme de la corporéité, ou sous la puissance de la corporéité, dans son cheminement vers soi. 267 268

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peut-être, comme le disait A. Forest, parce qu’il était équivoque, et qu’il suggérait une doctrine de la multiplicité des formes. « Il est bien probable que cette doctrine, il ne l’avait jamais vraiment professée »273. Avicenne ne soutenait-il pas d’ailleurs lui-même, en un certain sens, la thèse de l’unicité de la forme substantielle, et n’était-il pas à la fois critiqué par Averroès et fréquemment invoqué par le saint docteur en ce sens274 ? C’est à un vocabulaire encore en pleine élaboration auquel nous avons affaire lorsque nous lisons les écrits de jeunesse de l’Aquinate275. RolandGosselin remarquait avec justesse que l’expression de « materia demonstrata demonstratis accidentibus substante in qua individuatur forma », utilisée dans le commentaire du premier livre des sentences, d. 22, q. 1, a. 1, n’a pas la précision du « signata quantitate » attribué à la matière dans le De ente. Le terme même de « signatum », utilisé fréquemment dans le De ente, n’apparaît, ajoutait Roland-Gosselin, qu’à partir de la distinction 25 du premier livre du Commentaire des sentences. Cet indice était sans doute, aux yeux du professeur du Saulchoir, le plus décisif afin d’établir la postériorité chronologique du De ente et de la doctrine de l’individuation par la materia signata par rapport aux 24 premières distinctions du Commentaire des Sentences276. D’autre part, soulignait toujours Roland-Gosselin, Thomas attribue dès le début du Commentaire sur les Sentences un rôle à la quantité dans la division de la substance corporelle. On peut lire en effet dans la distinction 8, q. 5, a. 2 du premier livre : « ex quidditate substantiae materia non habet divisionem, sed ex corporeitate quam consequuntur dimensiones in actu […] », et à la distinction 9, q. 1, a. 2, c’est enfin à l’individuation en tant que telle que participe la quantité : « species substantiarum multiplicantur per individua, secundum divisionem materiae »277. 273 FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 193. Cfr également la critique que B. C. Bazan adresse à la thèse de Roland-Gosselin dans BAZAN, B. C., « La corporalité selon saint Thomas », pp. 396-398. Selon Bazan, l’on peut bien parler d’une évolution de « vocabulaire », mais non de « doctrine » concernant la thèse de l’unicité de la forme substantielle, défendue telle quelle dès les premiers livres du commentaire des Sentences. 274 Cfr FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 193. Cfr par exemple THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 12, q. 1, a. 4, c. On soulignera cependant les doutes légitimes élevés contre la présence d’une véritable doctrine de l’unicité de la forme substantielle chez Avicenne. R. Zavalloni déjà, s’était explicitement opposé à Forest à ce propos (cfr ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, pp. 423-428). 275 Cfr ROLAND-GOSSELIN, M.-D., Le « De ente et essentia » de S. Thomas d’Aquin, p. XXVII. 276 Cfr Ibidem, pp. XXVI-XXVII. 277 Pour plus de précision, référons-nous une fois de plus à Ibidem, p. XXVII.

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Cette doctrine trouvera également un certain accomplissement dans le De ente, puisque la materia signata ne signifie rien d’autre que la matière « considérée sous des dimensions déterminées ». Mais si l’indice le plus probant d’une certaine contemporanéité du traité De ente avec la question 25 du premier livre du Commentaire des Sentences est l’emploi commun du terme « signatum », alors on doit considérer plus que vraisemblablement la troisième distinction du commentaire du livre deux de l’œuvre de Pierre Lombard comme postérieure à cette période, puisqu’il s’y révèle, au sujet de l’individuation, une notion inconnue au De ente et empruntée au De substantia orbis d’Averroès : celle de « quantitas dimensiva interminata »278. La théorie d’Averroès, dirigée en partie contre celle d’Avicenne, récusait dans la matière toute forme de corporéité considérée comme distincte de la forme substantielle, et affirmait plutôt la présence dans la matière d’une quantitas dimensiva interminata antérieure à toute forme279. 278

Cfr Ibidem, p. XVIII. Cfr SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », p. 89. Selon Averroès, non seulement la matière appartient, en tant qu’être en puissance, à l’être, mais elle est en outre « substance » : « […] omnia de quibus dicitur substantia sunt tribus modis ; quorum unus est ut sit materia prima, que per se non est formata neque aliquid per se in actu, ut dictum est in primo Phisicorum ; secundus autem est forma per quam individuum fit hoc ; tertius est illud quod fit ex istis ambobus » (AVERROÈS, Commentarium magnum in Aristotelis de anima libros, L. II, n. 2, p. 130). Elle est « substantia que est in potentia » (Ibidem, L. II, n. 2, p. 131). La matière première est une substance éternelle, dans la mesure où elle ne possède pas de forme qui en constituerait la cause efficiente, mais elle n’existe au sens propre ou n’est en acte qu’en fonction de la forme, qui en est la fin. Dans la mesure où la matière et la forme diffèrent sous la raison de l’être, puisque la première est en puissance alors que la seconde est en acte, leur composition ne met pas en question l’unité du composé. Seule la forme est un être en acte et confère au composé son unité, la matière persistant pourtant en son être en puissance au sein du composé, dans la mesure où elle est éternellement disposée à recevoir de nouvelles formes. Ainsi faut-il dire, selon Averroès, que la puissance par laquelle le sujet est « substantié » (substantiatur) est différente de la nature du sujet « substantié » par cette puissance, « en ceci que la puissance est dite en raison de la forme » (Cfr AVERROÈS, De substantia orbis, I, f. 3v M), c’est-àdire que la matière première entendue comme sujet doit être distinguée de sa puissance ou de sa relation à la forme reçue. Averroès l’établit par exemple au sujet des relations que la matière première entretient avec les quatre éléments : « Et hoc facit nos considerare utrum ista materia sit eadem in omnibus istis quatuor corporibus aut non. Dicamus igitur quod uno modo est eadem, et ideo possibilia sunt adinvicem alterari ; et alio modo sunt multe, unde possibilia sunt recipere formas contrarias. Est enim una secundum subiectum et multe secundum potentias et habilitates ad recipiendum formas contrarias » (AVERROÈS, Commentarium medium in Aristotelis de Generatione et Corruptione, L. I, n. 22, p. 34) Ainsi devrait-on distinguer la matière première comme substance éternelle existant par soi (hoc autem subjectum est unum entium existentium per se), certes en puissance seulement, et les relations qu’elle entretient avec la forme. Il est cependant difficile, concède Averroès, d’intelliger et d’imaginer ce sujet, (hoc subjectum), « nisi in comparatione ad 279

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I.3.2. Quantités terminées et interminées Thomas ne s’approprie d’abord ces quantités interminées, censées diviser la matière et constituer le principe d’individuation, qu’avec réserve. Mais l’approbation timide laissera progressivement place à une acceptation plus franche, et l’Aquinate ira jusqu’à donner à cette doctrine un rôle déterminant au cours du commentaire du quatrième livre des Sentences, dans l’explication de la transsubstantiation eucharistique et de la résurrection280. Dans son Commentaire du De Trinitate de Boèce, sa position s’est encore affermie. Une forme, nous dit alors Thomas, ne peut être individuée qu’en tant que reçue dans la matière, plus précisément, « dans cette matière-ci ou celle-là, distincte et déterminée à ici et maintenant »281. La matière, ajoute Thomas, est divisible seulement par la quantité, et ne devient cette matière désignée que selon qu’elle est sujet des dimensions. Cependant, précise l’Aquinate, « Dimensiones autem iste possunt dupliciter considerari. Vno modo secundum earum terminationem ; – et dico eas terminari secundum determinatam mensuram et figuram, et sic ut entia perfecta collocantur in genere alterum » (AVERROÈS, De substantia orbis, I, f. 3v M). Il faut enfin ajouter que la matière première possède selon Averroès certaines dimensions, unes en nombre et communes à tous les corps. Ces dimensions sont dites en puissance parce qu’elles ne sont pas déterminées par des limites tant qu’aucune forme ne leur advient. Mais la matière première n’est jamais « dénudée » de ces dimensions, car si la matière première ne possédait aucune dimension, « […] tunc corpus esset ex non corpore et dimensio ex non dimensione » (AVERROÈS, De substantia orbis, I, f. 4r B). La matière première, conjointe à cette forme accidentelle qu’est la quantité indéterminée ou en puissance, encore dénommée, comme l’a bien remarqué A. Perez-Estevez, « la forme des trois dimensions indéterminées » dans le texte hébreu (AVERROÈS, De substantia orbis [hébreu, 1986], pp. 56-57 ; PEREZ-ESTEVEZ, A., « Substantiality of prime matter in Averroes », p. 64, note 25), est le sujet de la forme substantielle, à laquelle ne pourra succéder une autre forme substantielle que par génération et corruption substantielles, puisque, la forme substantielle intervenant, les quantités se voient déterminées, et il n’est pas possible pour ce sujet de recevoir plusieurs formes substantielles au sein d’une quantité déterminée. Ainsi la matière peut-elle bien être qualifiée chez Averroès de substance. Elle possède en outre deux accidents : sa potentialité ou sa relation (ad aliquid) envers une multiplicité de formes, et la quantité indéterminée. Alors que chez Avicenne, la substance possède une forme substantielle de corporéité par laquelle les dimensions adviennent à la matière, selon Averroès, les dimensions indéterminées sont un accident de la matière considérée en elle-même comme substance. Ensemble, matière et dimensions indéterminées forment le substrat de tout changement substantiel. On peut consulter pour un article synthétique à propos de la conception de la matière développée par Averroès : PEREZ-ESTEVEZ, A., « Substantiality of prime matter in Averroes », pp. 53-70. 280 Cfr THOMAS D’AQUIN, In IV Sent., d. 12, q. 1, a.1, qc. 3, c. et ad 3 ; Ibidem, d. 12, q. 1, a. 2, qc. 4, c. ; Ibidem, d. 12, q. 1, a. 2, qc. 6, c. et ad 5 ; Ibidem, d. 12, q. 1, a. 3, qc. 1, c. ; Ibidem, d. 44, q. 1, a. 1, qc. 1, ad 3 ; ROLAND-GOSSELIN, M.-D., Le « De ente et essentia » de S. Thomas d’Aquin, pp. 106-107. 281 THOMAS D’AQUIN, In Boethium de Trinitate expositio, q. 4, a. 2, c.

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quantitatis – ; et sic non possunt esse principium indiuiduationis, quia cum talis terminatio dimensionum uarietur frequenter circa indiuiduum, sequeretur quod indiuiduum non remaneret semper idem numero. Alio modo possunt considerari sine ista determinatione, in natura dimensionis tantum, quamuis numquam sine aliqua determinatione esse possint, sicut nec natura coloris sine determinatione albi et nigri ; et sic collocantur in genere quantitatis ut imperfectum, et ex his dimensionibus interminatis materia efficitur hec materia signata, et sic indiuiduat formam. Et sic ex materia causatur diuersitas secundum numerum in eadem specie. Vnde patet quod materia secundum se accepta nec est principium diuersitatis secundum speciem nec secundum numerum ; set sicut est principium diuersitatis secundum genus prout subest forme communi, ita est principium diuersitatis secundum numerum prout subest dimensionibus interminatis »282.

La fonction d’individuation est ici laissée sans équivoque aux dimensions interminées. Les dimensions terminées révèlent en effet la forme déterminée de l’individu corporel, par laquelle il existe ici et maintenant. Mais dès l’instant suivant, en un autre lieu, au cours de l’évolution morphologique, toutes ces dimensions et leurs « terminaisons » varient. Les dimensions terminées ne peuvent donc pas être principe d’individuation, car l’individu corporel ne demeurerait pas identique pendant tout le cours de son existence, son identité numérique variant continuellement283. Les dimensions interminées, au contraire, représenteraient la quantité considérée en tant que quantité, c’est-à-dire non pas à part de toute détermination, mais à part de cette détermination-ci ou de cette détermination-là, et constitueraient en tant que telles le principe d’individuation284. Comment 282

Idem. Cfr à ce sujet BOBIK, J., « La doctrine de saint Thomas sur l’individuation des substances corporelles », p. 23. 284 Citons J. Bobik, dont la clarté sur ce sujet est particulièrement salutaire : « Mais puisque l’individu reste toujours un individu, numériquement identique, il doit y avoir quelque chose de constant et d’invariable qui rende compte de cela. Et en effet, bien que les délimitations et la forme varient réellement, le fait que l’individu est quantifié ne varie pas. Il n’y a pas un seul instant durant le cours entier de son existence où il n’est pas quantifié. C’est ce qui est important. Le fait qu’il est toujours quantifié est principe de sa constante identité numérique et de l’individuation qui en est la conséquence. Car être quantifié, c’est avoir une quantité avec une termination et une forme, non avec telle détermination ou telle forme » (Ibidem, pp. 26-27). « Considérées comme interminatae, les dimensions de ce même individu corporel sont considérées à part de toute mesure et figure déterminée. Il s’agit des dimensions de l’individu corporel considérées précisément en leur nature distinctive en tant que dimensions – considérées in natura dimensionis tantum. Saint Thomas identifie la quantité dimensive en sa nature distinctive avec les dimensions qua interminées. La quantité dimensive inclut en sa ratio distinctive l’extensivité, à laquelle elle ajoute l’exigence d’une situation ou position propre. C’est sa ratio dans la plénitude de sa perfection. Elle exclut, par conséquent, toute détermination par une figure ou une forme, simplement et précisément parce qu’elles sont du genre de la qualité. Elle exclut aussi toute mesure 283

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expliquer dès lors que la théorie de l’individuation par les quantités interminées, qui semblait tant convenir, jusqu’à être utilisée pour l’explication des difficiles problèmes de la transsubstantiation et de la résurrection des corps, semble à son tour avoir été abandonnée, puisqu’à tout le moins le terme même de « dimensions interminées » n’apparaît plus à partir de la Somme contre les Gentils ?285 Selon J. Bobik, la doctrine est, en vérité, encore à l’oeuvre dans certains passages de celle-ci, ainsi que déterminée, parce que la détermination ou la limitation de la mesure suit la détermination par la figure et la forme. Car donner figure ou forme à la quantité dimensive est poser des limites à sa mesure. La quantité dimensive est par sa nature authentique une quantité interminée » (BOBIK, J., « Dimensions in the individuation of bodily substances », p. 67). Bobik voit juste selon nous en explicitant la notion de quantité interminée comme une sorte d’abstraction des quantités terminées, ou comme une notion renvoyant à l’essence même de la quantité dimensive. Ce qui lui permet d’écrire : « Dire que les dimensions qua terminées ne peuvent contribuer à l’individuation n’est pas la même chose que de dire que les dimensions terminées ne peuvent pas contribuer à l’individuation. Le fait est que seules les dimensions terminées existent. Clairement donc, seules les dimensions terminées contribuent à l’individuation. Elles n’y contribuent pas, cependant, parce qu’elles sont terminées ; elles y contribuent simplement parce qu’elles sont des dimensions. Les dimensions d’un individu corporel (en fait, terminées) contribuent à l’individuation simplement et précisément parce qu’elles disent, par leur ratio intrinsèque, extension exigeant situation ou position. Elles le disent, et elles disent plus. Mais ce n’est pas en raison de ce plus qu’elles jouent le rôle de principe d’individuation » (BOBIK, J., « Dimensions in the individuation of bodily substances », p. 69). Ainsi les dimensions terminées contribuent-elles à l’individuation en tant que dimensions, c’est-à-dire en tant qu’elles sont des dimensions interminées qui, ipso facto, se voient terminées dans une situation concrète. Mais leur état de dimensions renvoie de lui-même aux dimensions interminées qui en sont en quelque sorte le fondement. « Considérées qua interminées ou qua quantité dimensive, les dimensions individuent d’abord (par une priorité de nature) leur sujet, par lequel secondement (par une postériorité de nature) elles s’individuent elles-mêmes considérées qua quantité dimensive, alors qu’elles sont dans le même temps accidents. Dès lors que la détermination par la figure ou la forme et la limitation conséquente de la mesure sont reçues dans le sujet par la médiation de la quantité dimensive considérée dans sa nature distinctive, les dimensions, troisièmement (par une postériorité de nature), individuent la figure ou la forme et la détermination conséquente de mesure. De cette manière, les dimensions considérées qua interminées peuvent être dites s’individuer elles-mêmes qua terminées. C’est pourquoi saint Thomas peut écrire que la quantité dimensive possède la ratio de l’individuation de telle sorte que les dimensions terminées elle-mêmes que l’on trouve dans le sujet complet sont en un certain sens – quodammodo – individuées par la matière individuée par des dimensions interminées. Dans les deux sens toutefois, qu’elle soit, en tant qu’accident, considérée qua interminée ou qua terminée, la quantité dimensive d’une nature individuelle peut être dite individuée par la raison de soi-même considérée qua interminée ; mais ceci quodammodo, c’est-à-dire par la médiation du sujet » (BOBIK, J., « Dimensions in the individuation of bodily substances », pp. 69-70). 285 « Désormais, écrivait Roland-Gosselin, lorsque saint Thomas parle de la quantité dans ses rapports avec l’individuation, ou bien il ne précise pas davantage, ou bien il se sert de l’expression : dimensions déterminées, ou tout au moins il évite le terme averroïste. Et lorsqu’il reprend les problèmes soulevés par l’identité individuelle dans la nutrition et dans les mystères de l’Eucharistie et de la Résurrection, il n’a plus recours à

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dans plusieurs textes tardifs de la tertia Pars de la Somme de théologie. Elle ne serait pas mentionnée de manière explicite, mais pourtant bien présente implicitement286. Le commentateur anglo-saxon recherche, au-delà de l’utilisation du terme, ce qui dans le contenu est resté déterminant de la thèse de la quantité interminée comme principe d’individuation. Selon Bobik, saint Thomas n’aurait plus varié, depuis l’In Boethii De Trinitate, q. 4, a. 2, dans son explication de l’individuation, « bien que le point de vue d’où il abordait le problème (point de vue déterminé par le but poursuivi dans tel ou tel écrit) ait de fait changé »287. Or dans le passage précédemment cité, continue Bobik, le problème de l’individuation est envisagé « du point de vue de l’individuation de la forme substantielle », la question étant : « quels sont les principes internes de l’être mobile, […] qui rendent intelligible l’individuation de cette forme, laquelle n’est par nature ni universelle ni individuelle »288 ? Thomas userait de la doctrine des quantités interminées lorsqu’il serait question de concevoir l’intelligibilité d’une forme substantielle individuelle, c’est-à-dire hors de ces déterminations quantitatives-ci ou de celles-là. Or cela n’est possible qu’en concevant la forme substantielle « comme reçue dans la matière première divisée par la quantité en tant qu’interminée (ou en tant que quantité), chacune de ces parties pouvant recevoir une forme substantielle distincte »289. Si la formulation générale de cette solution est acceptable, c’est-à-dire le fait que la conception intellectuelle, abstractive, d’une forme substantielle individuelle, n’est possible chez Thomas que par la médiation d’un concept de quantité en tant que quantité, le détail de l’argumentation demeure discutable. Nous reviendrons plus tard sur la problématique de l’intellection de l’individu chez Thomas et nous ne mettons pas encore ici en cause une telle conception en quelque sorte plus « potentielle » de la quantité, nécessairement abstractive, et comme appelée à se réaliser différemment à chaque occurrence concrétisante de la substance. Mais qu’entendre sous les affirmations répétées par Bobik, de « parties de la matière » pouvant « recevoir » chacune « une forme substantielle distincte », ou encore de ce principe de solution, pourtant assez commode » (ROLAND-GOSSELIN, M.-D., Le « De ente et essentia » de S. Thomas d’Aquin, pp. 109-110). 286 Cfr à ce sujet la liste des occurrences des théories de l’individuation par les dimensions terminées et interminées que donne Bobik en BOBIK, J., « La doctrine de saint Thomas sur l’individuation des substances corporelles », pp. 30-31. 287 Ibidem, p. 32. 288 Idem. 289 Ibidem, pp. 33-34.

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la présence de dimensions interminées dans la matière première « avant la réception de la forme substantielle »290 ? N’est-il pas plus raisonnable d’admettre que Thomas se soit distingué de ses influences arabes en abandonnant progressivement les terminologies qui pouvaient lui sembler équivoques, telles celles de forma corporeitatis ou de dimension interminée ? Il lui fallait dès lors rejeter tout ce qui pouvait passer pour ne fût-ce qu’une ébauche de détermination accidentelle dans la matière avant l’advenue de la forme substantielle. Si l’âme intellectuelle en effet « […] unitur corpori ut forma substantialis, sicut iam supra dictum est, impossibile est quod aliqua dispositio accidentalis cadat media inter corpus et animam, vel inter quamcumque formam substantialem et materiam suam. Et huius ratio est quia, cum materia sit in potentia ad omnes actus ordine quodam, oportet quod id quod est primum simpliciter in actibus, primo in materia intelligatur. Primum autem inter omnes actus est esse. Impossibile est ergo intelligere materiam prius esse calidam vel quantam, quam esse in actu. Esse autem in actu habet per formam substantialem, quae facit esse simpliciter, ut iam dictum est. Unde impossibile est quod quaecumque dispositiones accidentales praeexistant in materia ante formam substantialem ; et per consequens neque ante animam »291.

Certes, on peut trouver chez Thomas certains passages qui encouragent à une réflexion plus approfondie : 290 Ibidem, p. 32. Il nous faut renvoyer également à l’article que Bobik consacre à nouveau à ce sujet un an plus tard : « Dimensions in the Individuation of Bodily Substances ». Les expressions qu’y utilise l’auteur sont plus tendancieuses encore, et lorgnent véritablement vers l’averroïsme. Il y est question, dès les premières pages, des facultés dimensives de la quantité en soi et d’une admission nécessaire de celle-ci afin qu’une forme puisse être multipliée au sein des diverses portions de la matière. Selon Bobik, la quantité est antérieurement et principalement principe d’individuation, en tant que d’elle-même, elle fonde l’extériorité des parties. Elle semble aller jusqu’à imposer ses conditions à l’avènement de la forme substantielle : « C’est seulement si une quantité dimensive confère à la matière première l’éparpillement ou l’extension qui est propre à elle seule, et qui par cette extension rend la matière divisible en diverses parties ou portions, c’est-à-dire en parties ou portions hors des parties, et que chacune réclame par son éparpillement une diverse situation ou position pour elle-même en relation avec les autres, que la matière première peut recvoir une pluralité de formes substantielles, ou une forme différente en chacune de ses parties ou portions diversement situées » (BOBIK, J., « Dimensions in the Individuation of Bodily Substances », p. 65). Bobik développe là une conception certes averroïste de la quantité, qui repose sur un extrincécisme foncier des rapports entre la forme et la matière, mais qui n’est en rien thomiste. Une telle conception exrinsèque, qui fait reposer l’individuation surtout sur une portion de matière quantifiée, oubliant de souligner comment la matière ne peut être séparée de la forme substantielle et en dépnd en son être même, ne permet en outre aucunement de comprendre comment le mode d’être est, comme le dit Thomas, déterminant pour l’individuation. 291 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 76, a. 6, c.

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« […] dimensiones quantitativae sunt accidentia consequentia corporeitatem, quae toti materiae convenit. Unde materia iam intellecta sub corporeitate et dimensionibus, potest intelligi ut distincta in diversas partes, ut sic accipiat diversas formas secundum ulteriores perfectionis gradus. Quamvis enim eadem forma sit secundum essentiam quae diversos perfectionis gradus materiae attribuit, ut dictum est; tamen secundum considerationem rationis differt »292.

La multiplicité de formes ici présentée n’est concevable que secundum considerationem rationis et se voit organisée réellement par l’unité de la forme substantielle. Et si l’on décide de distinguer ordres chronologique et intentionnel, on comprendra que la corporéité déterminant toute matière à la réception de diverses formes n’est autre que la forme substantielle sous la puissance de la corporéité, et qu’elle présuppose donc l’unité de la forme substantielle plutôt qu’elle ne la devance. « Et sic corporeitas cuiuscumque corporis nihil est aliud quam forma substantialis eius, secundum quam in genere et specie collocatur, ex qua debetur rei corporali quod habeat tres dimensiones. Non enim sunt diversae formae substantiales in uno et eodem, per quarum unam collocetur in genere supremo, puta substantiae ; et per aliam in genere proximo, puta in genere corporis vel animalis ; et per aliam in specie puta hominis aut equi. Quia si prima forma faceret esse substantiam, sequentes formae iam advenirent ei quod est hoc aliquid in actu et subsistens in natura : et sic posteriores formae non facerent hoc aliquid, sed essent in subiecto quod est hoc aliquid sicut formae accidentales. Oportet igitur, quod corporeitas, prout est forma substantialis in homine, non sit aliud quam anima rationalis, quae in sua materia hoc requirit, quod habeat tres dimensiones : est enim actus corporis alicuius »293.

On s’apercevra vite que l’interprétation de Bobik ne peut être déterminée que par une conception de la quantité interminée rendue quasi indépendante de son sujet. Le commentateur ne signale pas que tous les textes au sein desquels il perçoit implicitement à l’œuvre la thèse de l’individuation par les quantités interminées à partir de la Somme contre les Gentils se rapportent, soit à l’eucharistie, soit à la résurrection. L’indépendance de la quantité, qui est pourtant un accident, par rapport à son sujet, ne peut en fait être due qu’à l’action surnaturelle de Dieu. Citons la Somme contre les Gentils IV, 65 : « Sic igitur difficultate soluta quae ex loco accidit, inspiciendum est de ea quae ex accidentibus remanentibus esse videtur. Non enim negari potest accidentia panis et vini remanere : cum sensus hoc infallibiliter demonstret. Neque his corpus Christi aut sanguis afficitur : quia hoc sine eius alteratione 292 293

Ibidem, Ia, q. 76, a. 6, ad 2. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 81.

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esse non posset, nec talium accidentium capax est. Similiter autem et substantia aeris. Unde relinquitur quod sint sine subiecto. Tamen per modum praedictum : ut scilicet sola quantitas dimensiva sine subiecto subsistat, et ipsa aliis accidentibus praebeat subiectum. Nec est impossibile quod accidens virtute divina subsistere possit sine subiecto. Idem enim est iudicandum de productione rerum, et conservatione earum in esse. Divina autem virtus potest producere effectus quarumcumque causarum secundarum sine ipsis causis secundis : sicut potuit formare hominem sine semine, et sanare febrem sine operatione naturae »294.

Si l’accident quantité est capable de subsister sans sujet295, c’est uniquement en raison d’une action de Dieu qui dépasse l’ordre de la nature. 294

Ibidem, IV, 65. Saint Thomas souligne en certaines occasions que la quantité est susceptible de s’individuer seule, mais il en fait alors essentiellement l’objet des mathématiques et l’attribue à une « matière intelligible », sorte de substance potentielle en vertu de laquelle seule peuvent être discriminées les parties. Cfr THOMAS D’AQUIN, In IV Sent., d. 12, q. 1, a. 1, qc. 3, ad 3 : « Si ergo quantitas sine materia haberet esse actu, per se haberet individuationem, quia per se haberet divisionem illam secundum quam dividitur materia ; et sic una pars differret ab alia non specie, sed numero, secundum ordinem qui attenditur in situ partium ; et similiter una linea ab alia differret numero, dummodo acciperetur in diverso situ » ; Ibidem, d. 44, q. 2, a. 2, qc. 3, ad 2 : « Sicut enim supra, dist. 12, quaest. 1, art. 1, quaestiunc. 3, ad 3, dictum est, quantitas dimensiva in hoc differt ab omnibus aliis accidentibus, quod habet specialem rationem individuationis et distinctionis, scilicet ex situ partium, praeter rationem individuationis et distinctionis quae est sibi et omnibus aliis accidentibus communis, scilicet ex materia subjecta. sic ergo una linea potest intelligi diversa ab alia, vel quia est in alio subjecto (quae consideratio non est nisi de linea materiali), vel quia distat in situ ab alia, quae consideratio est etiam de linea mathematica, quae intelligitur praeter materiam. si ergo removeatur materia, non potest esse distinctio linearum nisi secundum situm diversum ; et similiter nec punctorum, nec superficierum, nec quarumcumque dimensionum ; et sic geometria non potest ponere quod una linea addatur alii tamquam distincta ab ea, nisi sit diversa in situ ab ea. sed supposita distinctione subjecti sine distinctione situs ex divino miraculo, ut dictum est, intelligentur diversae lineae quae non distant situ propter diversitatem subjecti ; et similiter puncta diversa ; et sic duae lineae designatae in duobus corporibus quae sunt in eodem loco, trahuntur a diversis punctis ad diversa puncta, ut non accipiamus punctum signatum in loco, sed in ipso corpore locato, quia linea non dicitur trahi nisi a puncto quod est terminus ejus ; et similiter etiam duo circuli designati in duobus corporibus sphaericis existentibus in eodem loco, sunt duo, non propter diversitatem situs (alias non possent se tangere secundum totum), sed sunt duo ex diversitate subjectorum ; et propter hoc se totaliter tangentes adhuc manent duo, sicut etiam circulus signatus in corpore locato sphaerico tangit secundum totum alium circulum signatum in corpore locante » ; « In mathematicis enim non potest assignari ratio diuersitatis harum duarum linearum nisi propter situm ; unde remota diuersitate situs non remanet pluralitas linearum mathematicarum, et similiter nec superficierum aut corporum ; et propter hoc non potest esse quod corpora mathematica sint plura et sint simul, et similiter de lineis et superficiebus. Sed in corporibus naturalibus posset ab aduersario assignari alia ratio diuersitatis, scilicet ex materia sensibili, etiam remota diuersitate situs ; et ideo illa que probabat duo corpora mathematica non esse simul, non est sufficiens ad probandum duo corpora naturalia simul non esse. Et ideo accipienda est uia Auicenne, qua utitur in sua Sufficientia, in tractatu de loco, per quam assignat causam prohibitionis 295

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Dans ce dernier, l’accident demeure postérieur à la substance même, c’est-à-dire qu’il en dépend dans son être, et la matière ne sera quantifiée et n’exercera de fonction individuatrice que dans son union avec la forme substantielle, c’est-à-dire actualisée, ou tout simplement parce que la chose est296. Toute distinction et toute abstraction d’ordre logique n’a qu’un sens dérivé par rapport à l’unité ontologique du réel ou de la substance, immédiatement créée en sa nature composée. A la huitième distinction du premier livre du commentaire sur les Sentences, Thomas affirmait déjà que la matière première ne pouvait donner lieu par elle-même à aucune multiplicité, et que d’autre part, aucun accident ne pouvait la diversifier avant qu’elle soit déterminée par une forme substantielle297. Posséder une matière, une forme substantielle, ainsi qu’une quantité, est ce qui appartient à la définition même de toute substance naturelle corporelle. Son caractère individuel – c’est-à-dire le fait qu’elle soit individuée, non ses caractères individuels propres –, doit faire partie de la définition de la substance. C’est alors qu’on parlera d’une quantité en tant que quantité, c’est-à-dire abstraite de quantités déterminées, qui, elles, n’appartiennent qu’à la substance existant de facto298. Mais en ce sens précis, les quantités interminées predicte ex ipsa natura corporeitatis per principia naturalia : dicit enim quod non potest esse causa huius prohibitionis nisi illud cui primo et per se competit esse in loco, hoc est enim quod natum est replere locum ; forme autem non competit esse in loco nisi per accidens, quamuis alique forme sint principium quo corpus determinatur ad hunc uel illum locum ; similiter nec materia secundum se considerata, quia sic intelligitur preter omnia alia genera, ut dicitur in VII Metaphysice. Vnde oportet quod materia secundum quod subest ei per quod habet primam comparationem ad locum hoc prohibeat ; comparatur autem ad locum prout subest dimensionibus. Et ideo ex natura materie subiecte dimensionibus prohibentur corpora esse in eodem loco plura. Oportet enim esse plura corpora in quibus forma corporeitatis inuenitur diuisa ; que quidem non diuiditur nisi secundum diuisionem materie ; cuius diuisio cum sit solum per dimensiones, de quarum ratione est situs, impossibile est esse hanc materiam distinctam ab illa nisi quando est distincta secundum situm, quod non est quando duo corpora ponuntur esse in eodem loco ; unde sequitur illa duo corpora esse unum corpus. Quod est impossibile. Cum ergo materia dimensionibus subiecta inueniatur in quibuslibet corporibus, oportet quelibet duo corpora prohiberi ex ipsa natura corporeitatis ne sint in eodem loco » (THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 4, a. 3, c.). 296 On peut rappeler en effet que les déterminations des accidents, comme la quantité par exemple, découlent de celle de la substance elle-même et non l’inverse : « Nam omne corpus naturale aliquam formam substantialem habet determinatam, cum igitur ad formam substantialem consequantur accidentia, necesse est quod ad determinatam formam consequantur determinata accidentia; inter quae est quantitas » (THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 7, a. 3, c.). 297 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 8, q. 5, a. 2, c. ; ROLAND-GOSSELIN, M.-D., Le « De ente et essentia » de S. Thomas d’Aquin, p. 104. 298 Cfr BOBIK, J., « La doctrine de saint Thomas sur l’individuation des substances corporelles », p. 36.

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ne devraient à tout le moins pas être distinguées des quantités déterminées quant à leur essence ; celles-là ne seraient que celles-ci en puissance299. Ce qui reste à nos yeux la seule façon d’expliquer, comme le fait Thomas dans le commentaire au De Trinitate (q. 4, a. 3, c. et q. 4, a. 4, c.), que les accidents, tel le lieu par exemple, sont susceptibles d’individuer leur sujet en raison même de leur cause, qui n’est autre que la division de la matière selon sa quantification. I.3.3. Part de la matière dans la vérité de la nature humaine Certains arguments d’ordre biologique permettront à Thomas de préciser sa pensée au sujet du principe d’individuation, notamment lorsqu’il se demande « utrum alimentum transeat in veritatem humanae naturae »300. Il s’agit plus fondamentalement de dévoiler ce qui, dans le corps, appartient à la nature humaine et participe à la définition de son identité, en dépit des transformations quantitatives subies par celui-ci au cours de l’existence. L’origine de cette question était en vérité théologique et donne un bel exemple de la manière dont Thomas n’hésitait pas à recourir à une argumentation d’ordre naturel afin de rendre compte des articles de foi. Le problème, en effet, est né de l’interprétation donnée par Augustin du péché originel et de la manière dont ce dernier pouvait s’être transmis d’Adam à la totalité de la race humaine. Selon Augustin, tous ont péché en Adam, littéralement « parce que tous ont été en lui quand il a péché »301. Il nous faut renseigner l’intéressant article de MORRIS, N. A., « The status of the dimensiones interminatae in the thomasian principle of individuation », in Aquinas, 39 (1996), pp. 321-338. L’auteur souligne, à l’encontre de Roland-Gosselin et de Bobik, la cohérence exceptionnelle des thèses thomasiennes tout au long du corpus et la proximité des expressions du de ente et du commentaire du de trinitate. Selon Morris, la matière signée peut tout autant être dite sous des dimensions déterminées (De ente) que sous des dimensions interminées (commentaire au de trinitate) dans la mesure où « determinatio » ne doit pas être compris comme synonyme de « terminatio » mais plutôt comme un genre ayant « determinatio terminata » et « interminata » pour espèces. Alors que la quantité dimensive indéterminée s’appliquerait à l’essence, à la matière commune ou à l’universel dans la définition, la quantité dimensive déterminée s’appliquerait à l’individu qui est soit sous des dimensions terminées, c’est-à-dire qui possède telle mesure et figure ici et maintenant, soit sous des dimensions interminées, c’est-à-dire qui ne sont pas limitées à quelque lieu et temps particulier, mais doivent pourtant s’appliquer à telle ou telle situation spatiotemporelle (Cfr Ibidem, pp. 329-331). Il nous semble que ces considérations, dont nous ne pouvons évaluer ici les résultats proprement linguistiques, peuvent être rapprochées de l’analyse que nous avons menée sur le plan métaphysique. 300 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 1. 301 Augustin on le sait, avait donné à Rm 5, 12 un sens particulier, en traduisant le controversé ἐφ᾿ᾧ par in quo : « […] ils [les Pélagiens] veulent voir dans ce texte, non la 299

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Cette interprétation engendra un questionnement à propos de ce qui, dans la constitution de la nature humaine, pouvait ainsi appartenir de manière indéfectible à celle-ci, et se transmettre du premier homme aux générations ultérieures. On s’interrogeait alors sur ce qui, au sein de la constitution « radicale » même de la nature humaine, permettait la transmission du péché d’Adam. On liait encore à cette première interrogation une autre problématique, également relevée par Augustin : étant admise la résurrection des corps, quel état de notre chair, sans cesse soumise à fluctuations lors de notre vie terrestre, pourrait se relever au jugement dernier ?302 Le problème de la constitution de l’homme originaire, censé représenter la vérité même de la nature humaine avant la chute, ne faisait, au Moyen Age, pas abstraction de sa composition. La question 19 du deuxième livre des Sentences de Pierre Lombard avait explicitement posé l’ensemble des fonctions vitales – comme la nécessité de se nourrir – et les facultés de reproduction parmi les attributs de l’homme originel. Ces déterminations étaient considérées comme essentielles à la créature, et elles ne pouvaient être une conséquence du châtiment divin303. Il fallait encore affirmer, à la suite d’Augustin, que l’homme était, en vertu de cette condition charnelle naturelle, essentiellement mortel. L’immortalité ne lui était donc conférée que par don de grâce304. La question 6 du deuxième livre des Sentences transmission du péché, mais celle de la mort. Que signifie donc ce qui suit : ‘dans lequel tous ont péché’ ? […] Si en ces mots de l’Apôtre, on ne peut comprendre : un péché dans lequel tous ont été pécheurs, parce qu’en grec, d’où l’épître a été traduite, le mot péché est du genre féminin, il reste à comprendre qu’en ce premier homme tous ont péché, parce que tous étaient en lui quand il a péché ; d’où il suit qu’en naissant on contracte un péché qui ne peut être effacé, si ce n’est par une nouvelle naissance » (AUGUSTIN D’HIPPONE, Contra duas Epistulas Pelagianorum, IV, 4, 7, pp. 564-567). 302 On peut voir à ce propos PRINCIPE, W. H., « ‘The Truth of Human Nature’ according to Thomas Aquinas : Theology and science in interaction », pp. 161-162. Principe relève comment l’on trouve dans la Summa sententiarum due plus que vraisemblablement à Odo de Lucca (1141), attribuée dans la patrologie de Migne à Hugues de Saint-Victor, une première formulation du problème, très proche des développements que lui donnera la scolastique : « Nec tamen negamus quin cibi et in humores et in carnem transeant : unde quidam homines grossiores sunt quam debeant ; sed illa superfluitas non erit in resurrectione, quia non est de veritate humanae naturae. Veritas humanae substantiae dicitur quod in primis parentibus fuit ; et illud solum in resurrectione erit. Sed illae partes quae de cibis fiunt, et in quas transeunt, tanquam superflua deponentur » (HUGUES DE SAINT-VICTOR (ODO DE LUCCA), Summa Sententiarum, tr. 3, cap. 10, col. 106 B ; Cfr PRINCIPE, W. H., « ‘The Truth of Human Nature’ according to Thomas Aquinas : Theology and science in interaction », p. 163, note 7. 303 Cfr à ce propos ZIEGLER, J., « Medicine and Immortality in Terrestrial Paradise », pp. 211-212. 304 Cfr PIERRE LOMBARD, Sententiae in IV Libris distinctae, L. II, d. 19, cap. 4-5.

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avait cependant également apporté à cette question une inflexion qui serait déterminante pour la suite des débats. Le Lombard y expose en effet une position qui semble lui venir, sans qu’il le nomme, de Bède, et qui affirme que l’immortalité de la chair de l’homme pourrait être maintenue par la nutrition, jusqu’à ce que, du moins, il puisse goûter de l’arbre de la vie, et qu’il soit ainsi élevé à une condition proprement immortelle. Ainsi, déclare Pierre Lombard, certains attribuent l’immortalité de se à la nature de l’homme. Sa conclusion reste d’ailleurs embarrassée, puisqu’il affirme que l’homme possède, in natura, à la fois une aptitude envers la mort et envers l’immortalité. Le cœur de la solution du Lombard se résume en définitive à souligner que si l’homme s’était maintenu en son obéissance, l’immortalité parfaite lui aurait été accordée en même temps que le fruit de l’arbre de vie305. Certains théologiens, comme Simon de Tournai ou Alain de Lille, pensèrent qu’une complexion du corps parfaitement équilibrée devait prévenir Adam de la mortalité. C’est Alexandre de Hales semble-t-il qui, poussant un peu plus loin l’analogie physiologique, introduisit dans le débat les notions d’humide nutrimental et d’humide radical306. Alors que la consomption de l’humide nutrimental pouvait être contrariée par l’ingestion des fruits des arbres du paradis, seul l’arbre de vie pouvait empêcher celle de l’humide radical307. Thomas hérite de cette manière de poser le problème et souligne que deux défauts menacent la complexion du corps d’Adam : tout d’abord la déperdition de l’humide par l’action de la chaleur naturelle, ensuite le déclin de la virtus activa speciei. La première contrariété était résolue par la consomption des fruits des arbres du paradis, la seconde par celle de l’arbre de vie308. Le cœur de l’argument de Thomas reste cependant 305 « Ex quo consequi videtur quod, sicut in natura sui habuit mortalitatem quandam, scilicet aptitudinem moriendi, ita aliquam immortalitatem in natura sui habuit, id est aptitudinem qua poterat non mori, cibis adiutus ; sed si perstitisset, immortalitatis perfectio esset ei de ligno vitae » (Ibidem, L. II, d. 19, cap. 6). 306 Cfr ZIEGLER, J., « Medicine and Immortality in Terrestrial Paradise », pp. 217-218. Cfr notamment le commentaire à la trentième distinction du deuxième livre des Sentences où, se basant sur un passage du commentaire de Bède à l’évangile de Marc, Alexandre établit que, le nutriment n’appartenant pas à la vérité de la nature humaine, la chair qui en provient ne se relève point après la mort (ALEXANDRE DE HALES, Glossa in quatuor libros Sententiarum, L. II, d. 30, nn. 14-16, pp. 292-295). Plus précisément, le nutriment considéré simplement comme tel ne se relève pas, mais comme superfluitas transformée en semence dans la génération, il devient, pour l’être engendré, le substrat premier de la vie et de la vérité de son être même (Cfr ALEXANDRE DE HALES, Quaestiones disputatae « antequam esset frater », q. 64, nn. 31-33, pp. 1296-1298). 307 Cfr ZIEGLER, J., « Medicine and Immortality in Terrestrial Paradise », pp. 222223. 308 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 97, a. 4, c.

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la grâce309. Adam ne possède, selon l’Aquinate, aucune immortalité en vertu de sa seule nature, mais seulement ex parte cause efficientis. Il reçut une force d’âme accordée surnaturellement par Dieu qui, tant qu’il lui restait obéissant, préservait son corps de la corruption310. En soi, la nature composée de l’être humain demeure identique avant comme après la chute. Quant à l’interprétation augustinienne de la transmission du péché originel, Pierre Lombard s’interroge : comment toute la chair transmise d’Adam à la cohorte de ses descendants pouvait-elle être dite avoir été en lui, puisque nécessairement, une telle quantité de chair devait avoir excédé celle du père de l’humanité ? Il semble impossible que la substance de chacun des enfants d’Adam ait été véritablement en lui. Pierre Lombard répond à cette objection de la manière suivante : la substance d’Adam se propagea et se multiplia au fil des descendances, et restant identique en substance, elle demeura indemne des mélanges opérés, au cours de la vie, avec la nourriture qui alimente la croissance de la chair311. L’accroissement de chair issu de l’apport en nourriture demeure extérieur à la vérité de la nature humaine et ne se relève d’ailleurs pas à la résurrection312. Trois opinions, affirme Thomas dans son Commentaire des Sentences, ont été émises sur ce sujet. Selon Pierre Lombard et ses disciples, la vérité de l’homme consiste en cela seul qui provient des parents. Ainsi toute la quantité de l’homme n’advient-elle et n’est-elle complétée que par la multiplication de sa propre matière. En outre, les aliments ne sont nécessaires, 309 Cfr par exemple Ibidem, Ia, q. 97, a. 1, ad 3 : « […] vis illa praeservandi corpus a corruptione, non erat animae humanae naturalis, sed per donum gratiae ». 310 Cfr Ibidem, Ia, q. 97 ; THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 19, q. 1, a. 2-4. Cette ligne argumentative est commune et se retrouve tout autant chez un opposant au thomisme comme Jean Peckham par exemple : cfr JEAN PECKHAM, Quodlibet I, qq. 15-16, resp., nn. 9-10, p. 39. Peckham reste dans la ligne d’Alexandre de Hales concernant l’alimentation de l’humide radical par l’arbre de vie, qu’il distingue au paradis des arbres communs, aptes seulement à restaurer l’humide nutrimental. 311 Cfr pour l’interprétation de la transmission du péché par Pierre Lombard : PIERRE LOMBARD, Sententiae in IV Libris distinctae, L. II, d. 30, cap. 10-15. Suivant la version augustinienne de Rm 5, 12, qu’il interprète encore à partir de la Glossa ordinaria, Pierre Lombard comprend le in quo omnes peccaverunt comme « ut in materia, non solum eius exemplo, ut dicunt Pelagiani » (Ibidem, cap. 10), et conclut ainsi : « Quibus responderi potest quod materialiter atque causaliter, non formaliter, dicitur fuisse in primo homine omne quod in humanis corporibus naturaliter est ; descenditque a primo parente lege propagationis ; et in se auctum et multiplicatum est, nulla exteriori substantia in id transeunte ; et ipsum in futuro resurget. Fomentum quidem habet a cibis, sed non convertuntur cibi in humana substantiam, quae scilicet per propagationem descendit ab Adam » (Ibidem, cap. 14). 312 Ibidem, L. II, d. 30, cap. 14-15.

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ni à l’augmentation, ni à la restauration de la chair, mais seulement « in fomentum caloris naturalis, sicut quando liquefit aurum admiscetur sibi plumbum, ne aurum consumatur, sed solum plumbum »313. Thomas juge la position de Pierre Lombard irrationnelle pour deux raisons. D’une part, il ne peut advenir de dimensions plus petites ou plus grandes à la matière terminée sous certaines dimensions que : soit par raréfaction ou densification – « le dense et le rare en effet diffèrent en ceci que dans le rare, il y a peu de matière sous de grandes dimensions, et dans le dense, beaucoup de matière sous de petites dimensions, comme il peut être montré de Phys. 4 »314 –, soit dans la mesure où de grandes dimensions sont occupées par plus de matière que le sont de petites. Or, une telle augmentation de quantité ne peut advenir, précise Thomas, que : soit parce qu’une matière nouvelle est créée à partir de rien, soit par transformation de la matière d’un autre corps en la matière du corps augmenté. Thomas s’en remet à Augustin315 pour affirmer que rien n’est plus absurde que de soutenir qu’un corps augmente par raréfaction. Le corps n’augmentera donc en dimensions que dans la mesure où quelque chose lui sera ajouté. Or cette nouvelle matière ne naîtra pas de rien, puisque « selon les saints », Dieu a créé la matière de toutes les choses simultanément316. Cette matière sera donc celle d’un autre corps (materia quae suberat formae alterius corporis) et sera convertie dans le corps humain. Cet autre corps ne sera rien d’autre que la nourriture317. Mais la position issue du Lombard, selon laquelle la matière doit se multiplier de soi-même, pouvait encore être défendue par trois arguments, que Thomas réfute tour à tour. Certains affirment qu’une telle multiplication est miraculeuse, comme il est advenu lors de la multiplication des pains opérée par Jésus. Mais c’est là convertir une opération naturelle en miracle. La nature en effet peut faire que ce qui est en puissance soit transformé en ce qui est en acte et accomplisse successivement ce que Dieu peut faire d’un seul coup. Or Dieu a donné à la nature la perfection de convertir la chair potentielle en chair actuelle.

THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 1, c. Idem. 315 AUGUSTIN D’HIPPONE, Super genes. ad litteram, X, 26, 44-45, pp. 224-227. 316 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 1, c. : « quia materiam omnium simul creavit Deus, ut sancti dicunt ». 317 Cfr Idem: « restat ergo ut fiat augmentum humani corporis per hoc quod additur materia quae suberat formae alterius corporis, illo corpore in corpus humanum secundum veritatem converso : et hoc est nutrimentum ». 313 314

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D’autres soutiennent que la multiplication du corps humain advient en raison de la proportion de quintessence qui s’y trouve. La quintessence se multiplierait et ferait que le corps croisse de soi-même, sans apport extérieur, tout comme la lumière du soleil est multipliée en soi-même lorsqu’elle est diffusée dans l’air318. Mais selon Thomas, la quintessence n’entre pas dans la composition de l’être humain, excepté selon sa vertu, c’est-àdire non physiquement, mais comme une influence émanant des corps célestes319. Ensuite, la diffusion de la lumière, et donc sa multiplication, ne peuvent être matérielles, puisque la lumière n’est, selon Thomas, pas un corps, mais seulement formelle, « sicut est etiam in qualibet alteratione et generatione, quod agens multiplicat formam suam in materia »320. Un troisième argument, enfin, énonce que la matière première, en tant qu’elle est en soi, est privée de toute quantité comme de toute forme, et se voit, dans cette mesure même, susceptible de les recevoir toutes. Ainsi, quelle que soit la quantité de matière première dans le plus petit corps qui soit, elle peut recevoir n’importe quelle quantité, et du plus petit point matériel peut être fait l’univers entier321. Mais, argue l’Aquinate, ces penseurs se trompent dans la mesure où ils attribuent l’indivisibilité à la matière de la même façon qu’ils l’attribuent au point. Or, la matière première est indivisible per negationem totius generis quantitatis. Le point est indivisible parce qu’il est 318 Selon Reynolds, cette théorie a probablement son origine à Oxford. L’on sait que R. Grosseteste considérait la lumière émanée des corps célestes comme la première forme advenant à la matière, permettant la multiplication déterminée de celle-ci, comme il est manifeste de la capacité de la lumière à se diffuser dans l’espace. Richard Fishacre par exemple, poursuit la piste de Grosseteste, mais bien qu’il défende la mutiplication de soi des matières les plus nobles et les plus spirituelles, il ne nous parait utiliser l’exemple de la lumière que comme une analogie (Cfr RICHARD FISHACRE, In II Sent., d. 18, pp. 369-370 ; d. 30, pp. 196-197). Il semble également que la théorie incriminée par Thomas se retrouve dans la tradition théologique franciscaine (Cfr REYNOLDS, P. L., Food and the body, p. 363). Alexandre de Hales en effet, pense que Dieu usera d’une vertu céleste interne au corps ou de la quinte essence appartenant à notre nature lors de la résurrection, afin de compléter les dimensions des êtres que la chaleur animale et nutrimentale n’ont pas suffi, en cette vie, à faire parvenir à maturité (Cfr ALEXANDRE DE HALES, Quaestiones disputatae « antequam esset frater », q. 64, nn. 34-38, pp. 12981301 ; ALEXANDRE DE HALES, Glossa in quatuor libros Sententiarum, L. II, d. 30, n. 16, p. 295). 319 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q.2, a. 1, c. ; cfr REYNOLDS, P. L., Food and the body, p. 363. 320 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 1, c. 321 Le deuxième membre de la phrase peut évoquer bien entendu la thèse fameuse de R. Grosseteste, selon laquelle la matière se serait formée et étendue à partir d’un point lumineux (cfr GROSSETESTE, R., De Luce seu de inchoatione formarum), mais fait penser également à nouveau à R. Fishacre (RICHARD FISHACRE, In II Sent., d. 18, pp. 369-370). Cfr à propos de Fishacre : REYNOLDS, P. L., Food and the body, pp. 182191.

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le principe de la quantité, la matière première parce que la quantité ne lui appartient en rien322. « Unde ex materia res quanta efficitur, non per extensionem (loquendo de materia prima) cum extensio non sit nisi ejus quod alicujus quantitatis erat, sed per quantitatis susceptionem »323. Il ne s’agit pas de confondre en effet la réception des quantités par la matière première avec une extension dont l’origine serait le point et qui formerait les différentes dimensions jusqu’à constituer l’univers en sa totalité. Quelque chose n’est capable d’extension que lorsqu’il possède déjà une quantité, alors que la matière première n’en possède aucune. Ensuite, il est très important de souligner que ce n’est point parce que la matière n’a aucune quantité qu’elle doit être considérée comme en puissance vis-à-vis de toute quantité imaginable. La matière reçoit en effet les quantités déterminées et tous les autres accidents selon les exigences de la forme. La matière n’est donc en puissance que des quantités qui conviennent à la forme naturelle qui peut être en elle324. Dans le prolongement de cette idée, Thomas rappelle qu’en dissertant ainsi sur la matière existant en telle chose particulière, nous ne considérons pas la matière de manière absolue. Car on ne peut concevoir la matière de telle chose qu’en la distinguant de la partie de matière qui est en autre chose. La division, précise Thomas, n’advient à la matière que pour autant que lui sont attribuées au moins des dimensions interminées325. Ce qui convient à la matière en tant qu’elle est absolue, c’est-à-dire à la matière première, ne convient pas nécessairement à la matière d’une chose particulière, c’est-à-dire sous certaines dimensions. Or la matière d’une chose particulière n’est pas en puissance à toute la quantité du monde, mais seulement à une certaine quantité déterminée, qui ne peut s’étendre que par Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 1, c. Idem. 324 Cfr Idem : « secundo, et si prima materia, prout in se consideratur, nullam quantitatem habeat, non tamen sequitur quod sit in potentia respectu cujuslibet quantitatis imaginabilis. Cum enim quantitates determinatae et omnia alia accidentia secundum exigentiam formae materiam recipiant, eo quod subjecta materia cum forma est causa eorum quae insunt, ut in 1 phys. dicitur, oportet quod materia prima ad nullam quantitatem sit in potentia, nisi quae competat formae naturali, quae in materia esse potest. Materia vero prima non est in potentia ad alias formas nisi ad illas quae sunt in rerum natura, vel per principia naturalia educi possunt. Si enim esset aliqua potentia passiva in materia cui non responderet aliqua potentia activa in rerum natura, illa potentia passiva esset superflua, ut commentator dicit : et ideo materia prima non est receptibilis majoris quantitatis quam quantitatis mundi : propter quod in 3 phys. dicitur, quod non est possibile magnitudinem augeri in infinitum, loquendo naturaliter ». 325 « divisio autem non accidit materiae, nisi secundum quod consideratur sub dimensionibus saltem interminatis » (Idem). 322 323

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raréfaction, sans jamais excéder la rareté du feu, puisqu’aucune rareté ne peut être plus grande326. Thomas développe dans la Somme de théologie une argumentation plus précise, dans la mesure où il prend pour point de départ la distinction établie entre la nature envisagée comme commune à toute l’espèce, et la nature réalisée en tel individu. Selon Aristote327, affirme Thomas, « le rapport d’une chose à sa vérité est le même que son rapport à son être »328. Appartient donc à la vérité de la nature d’un étant, ce qui fait partie de sa constitution selon l’être. A la vérité d’une nature considérée comme commune correspondent la forme et la matière prises en général, alors qu’à la vérité de la nature considérée en un sujet particulier, répondent une matière individuelle (materia individualis signata) et une forme individuée par cette matière. « Ainsi l’âme et le corps appartiennent à la vérité de la nature humaine, mais cette âme et ce corps appartiennent à la vérité de la nature humaine en Pierre et Martin »329. Cette distinction permettra à Thomas de se demander si la forme de l’être humain peut exister dans n’importe quelle chair correctement proportionnée ou seulement dans une matière signée particulière330. Il est évident qu’il existe certains êtres dont la forme ne peut être maintenue qu’au sein d’une matière signée. C’est ce qui advient quand un individu constitue toute l’espèce331, comme le soleil, dont la matière se trouve tout entière rassemblée en un individu. Ce n’est cependant pas le cas pour l’homme. Aussi faudra-t-il rejeter l’opinion de ceux qui défendent que la forme de celui-ci ne peut se maintenir qu’au sein d’une certaine matière signée (materia quadam signata) : celle qui, à l’origine, fut revêtue de telle forme déterminée dans le premier homme. De la sorte, tout ce qui serait ajouté à la transmission originaire du père de l’humanité à ses descendants ne recevrait pas véritablement la forme de la nature humaine et n’appartiendrait pas à la réalité de cette dernière. Seule la matière signée originaire se serait transmise et multipliée pour appartenir à la multitude des hommes. Thomas apporte dans sa Somme de théologie plusieurs arguments intéressants contre cette opinion du Lombard, qui n’avaient pas été utilisés 326

Cfr Idem. Cfr ARISTOTE, Métaphysique, 993b30. 328 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 119, a. 1, c. 329 Idem. 330 Cfr à ce propos REYNOLDS, P. L., Food and the body, p. 370. 331 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 119, a. 1, c.: « secundo, quia in omnibus quorum materia invenitur tota sub uno individuo, non est nisi unum individuum in una specie, sicut patet in sole et luna, et huiusmodi. sic igitur non esset nisi unum individuum humanae speciei ». 327

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dans le Commentaire du Livre des Sentences. Il est clair qu’il n’y a pas qu’un seul individu pour toute l’espèce humaine tout d’abord. Il est manifeste également que la forme humaine est capable de quitter la matière qui lui est soumise, comme il advient lors de la corruption du corps. Or c’est une seule et même chose pour une forme de pouvoir se réaliser dans une autre matière et de quitter sa matière propre. La forme humaine est donc bien susceptible de passer dans une autre matière. On ne peut dire enfin que la matière se multiplie selon la substance. Si seule la même substance de la matière demeure, elle ne peut être dite multipliée, car le même considéré en soi ne peut constituer une multitude. Toute multitude est en effet causée par une division. Il faut donc qu’une autre substance de la matière advienne, soit par création, soit par conversion d’autre chose en elle332. Si la multiplication de la matière ne peut advenir, ni par raréfaction, ni par création d’une matière nouvelle, comme Thomas le soutenait déjà dans son Commentaire des Sentences, alors la multiplication des corps humains ne pourra advenir que par la conversion des aliments en la réalité de ces corps. Outre les positions issues de Pierre Lombard, une deuxième tendance générale a soutenu, en accord sur ce point avec le maître des Sentences, que quelque chose dans le corps humain demeurait fixe durant la vie entière et selon une partie déterminée de la matière, alors qu’une autre partie était fluente, sujette à consommation et restauration. Les auteurs qui défendent cette position diffèrent cependant du Lombard dans la mesure où ils considèrent l’aliment, non seulement comme fomentum caloris naturalis, mais comme ce qui permet également d’augmenter la quantité du corps333. Ce dernier n’atteindra sa taille accomplie que par l’addition d’une matière étrangère. Le mélange de cette dernière avec la matière « originaire » du corps est soumis à l’unité du tout et l’assimilation de la nourriture au corps doit être comprise d’une manière similaire au mélange de l’eau et du vin par exemple. Aussi ce qui est engendré par l’aliment n’est-il pas totalement étranger à la vérité de la nature humaine, mais il ne lui appartient que secondairement, selon qu’il est nécessaire à l’accomplissement de la quantité due334. On peut raisonnablement penser que ces auteurs, dont Thomas ne cite pour seul exemple, dans son commentaire des Sentences, qu’Alexandre 332

Cfr Idem. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 1, c. 334 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 119, a. 1, c.: « et secundum hoc ponunt isti, quod illud quod est ex alimento generatum, non est omnino alienum a veritate humanae naturae, sicut primi dicebant ; sed est secundario ad ipsam pertinens, secundum quod est necessarium ad debitae quantitatis complementum ». 333

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d’Aphrodise – et selon le commentaire d’Averroès –, sont assimilés dans la Somme de théologie à ceux qui ont soutenu « quod forma humana potest quidem fieri de novo in aliqua alia materia, si consideretur natura humana in communi, non autem si accipiatur prout est in hoc individuo, in quo forma humana fixa manet in quadam materia determinata, cui primo imprimitur in generatione huius individui, ita quod illam materiam nunquam deserit usque ad ultimam individui corruptionem »335.

Cette matière originelle appartient à titre de principe à la réalité de la nature humaine. Pourtant, elle ne suffit pas à la quantité due. Une autre matière est requise, qui s’ajoutera mais n’appartiendra à la réalité de la nature humaine que secondairement, dans la mesure où elle n’est pas requise à l’être premier de l’individu, mais seulement à sa quantité336. 335

Cfr Idem. Cfr Idem. On pourra sans doute retrouver dans cette opinion les positions d’Alexandre de Hales et de Bonaventure dans leurs commentaires du deuxième livre des Sentences. En In II Sent., d. 30, a. 3, q. 1-2, Bonaventure lie sa solution au fait que le Stagirite distingue, en de generatione et corruptione, c. 5, la chair selon la matière et la chair selon l’espèce ou la forme. Bonaventure écrit, étant admis que le corps humain habet ordinationem ad immortalitatem : « Illud ergo praecise et proprie est de veritate humanae naturae, quod est ordinatum ad incorruptionem et resurrectionem. Aliquid autem ordinatur ad resurrectionem dupliciter : vel de necessitate, vel de congruo. Illud autem ordinatur in nobis ad resurrectionem de necessitate, in quo consistit fundamentum et fabrica corporis nostri, et hoc est illud cui primo anima unitur. Et tale tractum est a generantibus, et in tale nihil potest transire opere nutritivae, secundum quod nutritiva operatur post animae unionem. – Illud vero ordinatur in nobis ad resurrectionem de congruo, in et hoc est, quod facit ad quantitatem corporis perfecti. Et sic aliquid de alimento potest converti in veritatem humanae naturae mediante vi nutritiva et augmentativa, quae ordinantur ad complendam corporis fabricam, quae inchoata fuit mediante vi generativa, cui competit operari, quousque anima infundatur ; et ex tunc sequitur operatio nutritivae et augmentativae ad conservandum et complendum corpus. Huic autem modo dicendi concordant tam naturales philosophi quam medici. Naturalis enim philosophus distinguit in homine duplicem carnem : carnem secundum speciem et carnem secundum materiam. Et vocat carnem secundum speciem illam, quae habet vim activam et potentiam convertendi alimentum in carnis naturam ; carnem vero secundum materiam vocat illam, quae sic est caro, ut tamen non possit aliud in carnem convertere propria virtute. Dicit etiam, quod virtus nutritiva et augmentativa non convertit alimentum in carnem secundum speciem, sed secundum materiam, quia, si aliter esset, tunc nunquam staret augmentum ; cum augmento enim carnis cresceret et virtus augmentandi. Hoc autem non sic est, et ita caro secundum speciem solum est a generantibus sive mediante generativa, quamvis caro secundum materiam, scilicet ‘quae fluit et refluit’, possit esse mediante nutritiva. – Et est exemplum de vino generato in vite, quod habet potentiam convertendi aquam ; sed illa aqua non habet potentiam convertendi aliam aquam ; quia si hoc, tunc semper posset quis apponere aquam, et maneret vinum ; hoc autem non sic est, quia tantum potest poni de aqua, quod vinum amittit virtutem suam. Sic et in proposito intelligendum est, quod virtus corporis fabricativa potest dare primae carni potentiam convertendi, et illa convertit, quousque tantum adveniat de carne secundum materiam, quanta erat ibi potentia convertendi – sicut videmus in vino – tum ex parte caloris, tum ex parte extensibilitatis ipsius carnis secundum 336

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L’opinion de ces penseurs est fausse cependant. D’une part, elle distingue une chair selon l’espèce, héritée des parents, d’une chair secundum materiam, presque à la manière de deux parties de chair différentes, alors qu’il s’agit essentiellement d’une distinction d’intention logique, et d’autre part, elle confond la matière des corps vivants et des corps inanimés, qui ne se nourrissent point, ni ne produisent de semence337. Dans les corps inanimés, « […] sit virtus ad generandum simile in specie, non tamen est virtus in eis ad generandum aliquid sibi simile secundum individuum ; quae quidem virtus in corporibus viventibus est virtus nutritiva. Nihil ergo per virtutem nutritivam adderetur corporibus viventibus, si alimentum in veritatem naturae ipsorum non converteretur »338. speciem. Et hinc est, quod unus homo magis augmentatur quam alter ; et aliquando stat augmentum, quia caro superadveniens in fine quasi aquosum facit, sicut dicit Philosophus, quemadmodum aqua superinfusa vino. Secundum hanc distinctionem carnis distingui potest in theologia veritas humanae naturae dupliciter, sicut praedictum est. – Similiter medicus distinguit in homine duplicem humiditatem, videlicet radicalem et nutrimentalem, et dicit, quod humiditas radicalis est illa, in qua calor substantificatur ; nutrimentalis vero est illa, in quae praebet ipsi calori fomentum. Dicunt igitur, quod humiditas radicalis est solum a generantibus et mediante opere generativae ; nam nutritiva in hanc humiditatem non potest. Si enim posset, tunc homo iuvenesceret et vitam etiam suam in perpetuum continuaret, si illud humidum renovari posset. Quod cum constet esse falsum, dicunt, quod alimentum mediante nutritiva non transit in illud humidum. Et hinc est, quod illi qui laborant tertia specie hecticae, in qua est illius humidi consumtio, liberari non possunt, ut dicunt. In humiditatem autem nutrimentalem, quae calori pabulum praebet, possibile est, alimentum converti mediante opere nutritivae. – Et est exemplum in lampade ardente, in qua est humiditas olei et humiditas licinii ; et humiditas licinii assimilatur humido radicali, quoniam, ex quo consumitur, restaurari non potest, et in illio licinio flamma substantificatur ; humiditas vero olei assimilatur humiditas nutrimentali, quae pabulum praebet igni et impedit, ne cito licinium consumatur ; et illa humiditas aliquando augetur, aliquando minuitur, aliquando consumitur, aliquando restauratur. – Et iuxta hanc duplicem humiditatem distinguunt theologi dupliciter humanae naturae veritatem, sicut prius dictum est » (BONAVENTURE, In II Sent., d. 30, a. 3, q. 2, c.). Thomas avait pris position quant à cette distinction entre chair selon la matière et selon l’espèce : « […] distinctio Philosophi, qua distinguit carnem secundum speciem et secundum materiam, non est sic accipienda quod alia sit caro que dicitur secundum speciem, scilicet a parentibus tracta, et alia que sit secundum materiam, scilicet ex alimento generata ; set una et eadem caro signata potest considerari et secundum speciem quam habet et secundum materiam. Et quod hic sit intellectus Philosophi, patet ex hoc quod ipse dicit ibidem, quod hoc modo distinguitur caro secundum speciem et secundum materiam sicut unumquodque habentium speciem in materia : in aliis autem habentibus speciem in materia, sicut est lapis et ferrum et huiusmodi, non habet locum prima distinctio, set secunda, ut per se patet. Et ideo dicendum est quod alimentum conuertitur in carnem que est secundum speciem, id est que habet speciem, non tamen ita quod alimentum fiat species carnis, set fit carnis materia, ratione cuius potest dici quod conuertitur in carnem quantum ad materiam et non quantum ad speciem » (THOMAS D’AQUIN, Quodlibet VIII, q. 3, ad 1). 337 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 119, a. 1, ad 2. 338 Ibidem, Ia, q. 119, a. 1, c.

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En outre, écrit Thomas, « la vertu active qui est dans la semence est une sorte d’impression qui provient de l’âme de l’engendrant ». Or, « non potest esse maioris virtutis in agendo, quam ipsa anima a qua derivatur. Si ergo ex virtute seminis vere assumit aliqua materia formam naturae humanae, multo magis anima in nutrimentum coniunctum poterit veram formam naturae humanae imprimere per potentiam nutritivam »339.

La nutrition ensuite, est nécessaire tant à la restauration de ce que la chaleur naturelle fait perdre, qu’à la croissance du corps humain. Or il n’y aurait pas restauration s’il n’y avait remplacement de ce qui est perdu. Ainsi, tout comme ce qui existait auparavant faisait partie de la vérité de la nature humaine, de même ce qui provient de la nourriture340. Thomas relève en outre que puisque la chaleur naturelle, issue de l’âme végétale selon le deuxième livre du de anima, consume indifféremment toute l’humidité du corps, une humidité fondamentale déterminée (humidum signatum) ne peut demeurer durant la vie entière341. Dans son commentaire des Sentences, l’Aquinate concédait cependant que ce qui est converti en chair par la vertu formative dans le principe de génération participe plus grandement à la perfection de l’espèce que ce qui est converti ultérieurement par la nutrition, parce que ce qui est engendré par soi est toujours plus parfait que lorsqu’il y a réception de l’espèce d’un autre par mélange avec cet autre. Ce qui est ainsi ajouté altère en effet d’une manière ou d’une autre la nature de ce qui le reçoit, comme le montre le mélange de l’eau au vin342. Dans le mélange, rien de ce qui est en présence ne retient ses qualités propres, attribuées à telle partie déterminée, signée, de la matière. Le mélange ne donnerait sinon aucunement naissance à un être unique. Le produit du mélange est une seule substance, qui possède en conséquence une seule forme substantielle. Les différentes formes substantielles des composants qui constituent le mélange ne sont pas présentes effectivement en celui-ci, mais seulement virtuellement343. 339

Idem. Cfr Idem. 341 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 1, c. ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 119, a. 1, ad 2. 342 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 1, c. 343 La question posée par Thomas dans son De mixtione Elementorum est importante au Moyen Age : comment les éléments sont-ils et peuvent-ils demeurer sans être corrompus au sein des corps mixtes qu’ils composent ? Fidèle aux développements du Stagirite, Thomas remarque que les qualités actives et passives des éléments sont contraires l’une à l’autre et supportent des degrés selon le plus et le moins. A partir de celles-ci, peut être constituée une qualité moyenne, qui a trait aux deux natures extrêmes selon le plus et le moins, comme par exemple le tiède entre le chaud et le froid. Ainsi les intensités des 340

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Après le mélange, il ne reste aucune partie signée qui possède en propre la vertu du vin, et une autre celle de l’eau ; le tout possède une qualité moyenne. De même, il est impossible que suite à la nutrition et à l’augmentation du corps, il reste d’une part quelque chose de signé, participant complètement la nature de l’espèce, et d’autre part quelque chose qui la participe seulement de manière incomplète344. Thomas affirme pourtant que ce qui est converti en chair par la puissance formative dans l’acte de génération est amené à un plus haut degré de perfection en regard de l’espèce que ce qui est converti en chair par suite de la nutrition. Le second mode est qualités élémentaires peuvent-elles diminuer et donner naissance à une qualité médiane, propre au corps mixte et susceptible de varier d’un mixte à l’autre en fonction des diverses proportions des qualités élémentaires présentes au sein du mélange (Cfr THOMAS D’AQUIN, De mixtione elementorum, 16). Cette qualité, précise l’Aquinate « est la disposition propre à la forme d’un corps mixte, tout comme l’est la qualité simple à la forme d’un corps simple » (Idem). Et, « de même donc que les extrêmes sont trouvés en un medium qui participe la nature de chacun d’eux, ainsi les qualités des corps simples dans la qualité propre des corps mixtes » (Idem). Bien que la qualité d’un corps simple, explique Thomas, soit différente de sa forme substantielle, c’est en vertu de celle-ci qu’agit celle-là. L’on serait sinon incapable d’expliquer comment la chaleur peut être susceptible d’éduire une forme substantielle, et ce bien qu’en général « nichil agat ultra suam speciem », la chaleur en elle-même n’étant en tout état de cause capable que de « chauffer » (Cfr Ibidem, 17). De la même manière, les formes substantielles des éléments sont préservées au sein des corps composés, non actuellement certes, mais virtute (Cfr Ibidem, 18). Non seulement l’accident seul et non la substance, est susceptible de supporter le plus et le moins (Cfr Ibidem, 13-14) – et il ne peut exister de milieu entre la substance et l’accident, puisque ce serait admettre un milieu entre des choses n’appartenant pas au même genre, ou entre l’affirmation et la négation, puisque l’accident est ce qui est toujours dit d’un sujet et que la substance au contraire est ce qui ne peut en aucun cas être dit d’un sujet (Cfr Ibidem, 11-12) –, mais la présence en acte des formes substantielles des éléments au sein du mixte est en outre impossible. En effet, une matière non quantifiée étant indivisible, elle ne peut être informée de diverses formes ; les formes substantielles des éléments doivent donc exister dans diverses portions de matière. Or un corps est constitué d’une forme substantielle et d’une matière quantifiée. Dès lors, les diverses parties de la matière, chacune informée par un élément, constitueront divers corps ; et il est impossible pour un corps d’être divers et un tout à la fois et sous le même rapport (Cfr Ibidem, 5). Ceci est démontré également par le fait que toute forme substantielle requiert une certaine disposition de la matière pour pouvoir exister. Or, puisque l’eau et le feu sont des contraires, il est impossible de trouver dans la même matière les dispositions requises à l’existence de ceux-ci. Si des contraires ne peuvent en outre se trouver dans la même chose en même temps, ils ne pourront se trouver ensemble dans la même partie du corps composé (Cfr Ibidem, 6). Seule donc l’apparition d’une qualité propre au corps mixte, sorte d’expression virtuelle des formes substantielles des éléments, demeure. Notons-le, c’est sous la raison même de cette qualité mixte et par la « vertu » de leur forme substantielle que les éléments sont dits persister dans le corps composé, non sous la perspective de leur propre matérialité. En tant qu’eux-mêmes sont composés de matière et de forme, rien n’empêche qu’ils entrent en qualité de matière dans la constitution d’un être plus complexe. Leur propre formalité offre au corps mixte la matière de sa constitution. 344 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 1, c.

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imparfait, et introduit des qualités extrinsèques dans le corps, ce qui a pour effet de l’altérer. Puisque la nourriture ne peut conserver son identité dans le mélange, c’est bien une détérioration de la chair comme totalité qui est causée par son incorporation, et qui pourra aller jusqu’à la destruction du corps345. Il ne faut cependant pas distinguer par là deux types déterminés de matière ; l’une persistante et l’autre fluente, la première appartenant en propre à la vérité de l’être humain, de l’espèce, et l’autre, étrangère et donc moins appropriée à la vie du corps et à la forme de l’homme, c’està-dire à l’âme, détériorant par son absorption la faculté qu’a le corps de s’assimiler ce qui lui est étranger. Les partisans d’une telle opposition se trompent, selon Thomas, parce qu’ils ne rendent compte correctement ni de la distinction aristotélicienne entre la chair selon l’espèce et selon la matière, ni de la distinction établie par les médecins entre l’humide nutrimental et l’humide radical346. Une troisième position dès lors, défendue par Averroès dans le premier livre de son commentaire au de generatione (Commentarium medium in Aristotelis de generatione et corruptione, L. I, nn. 35-38), et attribuée à Aristote, récolte les suffrages de Thomas. Celle-ci énonce qu’aucune matière ne peut être fixe et permanente dans un corps déterminé. Tout ce qui est relatif au corps peut être considéré selon un double point de vue, soit en raison de sa matière (ex parte materiae), et alors rien n’est permanent, soit en vertu de sa forme et de son espèce (ex parte formae et speciei), et alors il y a permanence. Il ne faut pas y voir deux parties corporelles ou deux chairs différentes, mais bien la même chair considérée selon diverses perspectives347. Thomas prend l’exemple du feu, dont la forme persiste grâce à 345 REYNOLDS, P. L., Food and the body, p. 366 : « […] ce qui est ajouté au commencement est plus proche de l’espèce de la chair que ce qui vient ensuite, et ainsi de suite, comme si l’on ajoutait graduellement de plus en plus d’eau au vin ». 346 Cfr Ibidem, pp. 366-369. 347 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 119, a. 1, ad 2: « […] aliqui per carnem secundum speciem intellexerunt id quod primo accipit speciem humanam, quod sumitur a generante, et hoc dicunt semper manere, quousque individuum durat. Carnem vero secundum materiam dicunt esse quae generatur ex alimento, et hanc dicunt non semper permanere, sed quod sicut advenit, ita abscedit. Sed hoc est contra intentionem Aristotelis. Dicit enim ibi quod, sicut in unoquoque habentium speciem in materia, puta in ligno et lapide, ita et in carne hoc est secundum speciem, et illud secundum materiam. Manifestum est autem quod praedicta distinctio locum non habet in rebus inanimatis, quae non generantur ex semine, nec nutriuntur. Et iterum, cum id quod ex alimento generatur, adiungatur corpori nutrito per modum mixtionis, sicut aqua miscetur vino, ut ponit exemplum ibidem philosophus; non potest alia esse natura eius quod advenit, et eius cui advenit, cum iam sit factum unum per veram mixtionem. Unde nulla ratio est quod unum consumatur per calorem naturalem, et alterum maneat. Et ideo aliter dicendum est, quod haec distinctio

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une alimentation renouvelée en matière sans cesse consumée. Alors que la matière du feu flue constamment, son espèce demeure. La même chose advient dans le corps humain par la nutrition, qui restaure continuellement ce qui est consumé par la chaleur naturelle348. Cette position diffère des deux précédentes en ce qu’elle ne pose aucune matière déterminée demeurant perpétuellement. La position du maître des Sentences soutenait qu’une matière signée persistait, en laquelle résidait premièrement et principalement la vérité de l’être humain. Alors que cette opinion n’accordait aucune participation à la vérité humaine pour l’aliment, d’autres ont posé que l’aliment était converti en la vérité de la nature humaine, mais seulement secondairement. L’opinion de l’Aquinate est que ce qui est converti participe purement et simplement à la vérité de la nature humaine. Pourtant, modère Thomas, ce qui est premièrement converti dans la chair appartient plus parfaitement à la nature de cette dernière que ce qui est engendré par la nourriture. Au final cependant, la nourriture est mélangée dans la digestion et appartient ainsi au tout et à la vérité de l’espèce sans quelque distinction. En tant qu’il appartient à la quantité due, c’est-à-dire au corps humain en son tout, ce qui est ajouté par l’alimentation se relèvera également lors de la résurrection349.

I.3.4. A propos de la formation de la semence En vertu des distinctions qu’il a établies, Thomas peut maintenant déterminer si la semence, en tant que principe de la génération, provient de la nourriture, ou si elle est formée de quelque matière « radicale » persistant de génération en génération et assurant la transmission du péché originel parmi d’autres caractères. La réponse de Thomas est, en fonction des éclaircissements précédents, parfaitement évidente. La matière est fluente et la forme persiste. La ressemblance d’un père et de son fils ou les caractères hérités lors de la génération ne sont donc pas dus à la matière, mais plutôt à la forme de l’agent qui engendre un philosophi non est secundum diversas carnes, sed est eiusdem carnis secundum diversam considerationem. Si enim consideretur caro secundum speciem, idest secundum id quod est formale in ipsa, sic semper manet, quia semper manet natura carnis, et dispositio naturalis ipsius. Sed si consideretur caro secundum materiam, sic non manet, sed paulatim consumitur et restauratur, sicut patet in igne fornacis, cuius forma manet, sed materia paulatim consumitur, et alia in locum eius substituitur ». 348 Cfr Ibidem, Ia, q. 119, a. 1, ad 5 ; THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 1, c. 349 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 119, a. 1, ad 5.

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semblable à lui350. Il est impossible que la substance corporelle appartenant aux premiers parents se diffuse ainsi et se communique à l’espèce entière. Une telle diffusion en effet n’aurait pu advenir que selon trois modes351 : premièrement par multiplication de la chair en elle-même, c’est-à-dire, si l’on exclut toute addition d’une matière étrangère, par raréfaction ; deuxièmement par division ; troisièmement par mélange. Une multiplication par raréfaction a déjà été disqualifiée. La deuxième explication se fonde sur la divisibilité à l’infini du continu. Mais seul le corps mathématique, déclare Thomas, et non le naturel, est divisible à l’infini. Puisqu’un corps mathématique n’est considéré que selon sa dimension quantitative, il pourra bien être divisé à l’infini, car rien ne répugnera à une telle division dans la raison de quantité continue. Le corps naturel, par contre, est considéré selon une espèce et une vertu déterminée qui impliquent elles-mêmes une quantité déterminée selon le maximum et le minimum. De même en ce qui concerne le mélange, une espèce de trop petite quantité mélangée à une autre d’une quantité disproportionnément grande ne fera plus mélange au sens propre du terme, car la première finira par perdre la vérité propre de sa nature. Pourtant, la position d’Aristote et d’Averroès, selon laquelle l’intégralité de la matière du corps est sujette à échange, dépense et restauration, était loin de remporter l’unanimité parmi les maîtres parisiens. Si l’âme est créée de Dieu, et qu’elle ne peut, sous peine d’un traducianisme alors mal perçu par l’Eglise, être tenue responsable de la transmission du péché depuis Adam, ne devait-on pas admettre quelque substrat matériel commun ? L’identité du corps humain, au travers d’un échange complet de matière, semblait dangereusement mise en question. Et si Averroès rapporte qu’Alexandre d’Aphrodise déjà avait soulevé l’objection, l’admission du dogme de la résurrection de la chair rendait maintenant cette préoccupation plus pressante encore352. C’était là, selon certains, la motivation qui devait légitimer la persistance d’une humidité radicale ou d’une part de matière fixe, transmise de générations en générations et assurant l’identité du corps tout au long de la vie, avant d’être transmise aux descendants. 350 Cfr Ibidem, Ia, q. 119, a. 2, ad 2. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 2, c. : « similiter etiam virtus activa non est ex parte materiae, sed magis ex parte formalis principii. unde causa assimilationis filii ad patrem non est convenientia in materia, ut oporteat membrum fieri de materia quae ex membris patris resolvitur ; cum etiam sit similitudo filii ad patrem in illis ex quibus nullo modo semen deciditur, sicut in unguibus et capillis ; sed causa similitudinis est virtus formativa, quae in semine relinquitur ex operatione virtutis formalis ipsius patris agentis in semen ». 351 Cfr Idem. 352 Cfr REYNOLDS, P. L., Food and the body, pp. 429-430.

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Selon Bonaventure, et Grosseteste avant lui, il fallait admettre que la matière du corps d’Adam était passée des origines jusqu’à nos jours au sein de tous les membres de la race humaine. Et si la théorie aristotélicienne de l’origine nutrimentale de la semence était généralement admise, certains, nous l’avons vu, soutenaient qu’il devait rester une part de la véritable chair ou de l’humidité radicale des parents qui, mêlée à l’humidité nutrimentale, constituait le gros du semen. Bonaventure possédait une conception sensiblement plus « substantielle » de la matière que celle défendue par Thomas. Le docteur séraphique en faisait une chose possédant de soi une réalité, un acte ou une entité. Ainsi ce quelque chose de déterminé ne pouvait-il être soumis à la forme de la même manière qu’il l’était chez l’Aquinate. Thomas maintient qu’il n’existe aucune composante fixe et déterminée par essence dans la matière du corps et que la chair peut en sa totalité être dissipée et échangée sans compromettre l’identité de la personne. Les humidités nutrimentale et radicale forment un mélange, c’est-à-dire une nouvelle entité qui ne conserve point en acte les formes de ses éléments. Et quant à la conservation de l’identité, elle dépend essentiellement de la forme substantielle, dans la mesure où celleci soumet ses composantes matérielles, comme l’a déjà soutenu Aristote à propos du feu et des bûches qui l’alimentent, ou encore de l’écoulement de la rivière, dont toute la matière flue et se transforme continuellement, sans pour autant remettre en question son identité353. 353 Un argument que Pierre de Jean Olivi qualifiera d’abonimable : « Forte alia evasio dabitur ad viam praedictam, quod scilicet corpus prius deperditum et corpus secundo restitutum sunt idem corpus numero, sicut et fluvius decurrens continue dicitur idem numero et populus eiusdem civitatis semper sibi succedens dicitur idem populus numero. Quando enim totus unus fluvius vel populus vel tota una materia non transit prius, ita quod post transitum illius tota una alia adveniat, sed antequam totum primum transiverit, partes sequentes sibi aggenerebantur et commiscebantur, tunc illud successivum videtur semper esse idem numero. – Sed hoc penitus nihil est, quia quantumcunque hoc successive fiat, postquam tamen totum primum transiit, veraciter potest dici quod nihil seu nulla pars prioris corporis quam in principio habuit est modo in hoc homine et quod omnes quae ibi modo sunt sunt omnino secundum essentiam suam aliae numero a prioribus. Et praeterea, non ponere maiorem unitatem et stabilitatem in nostro corpore respectu nostrae animae nec in materiis substantiarum quam sit in fluvio vel populo per successionem continuam decurrente abominabile est » (PIERRE JEAN OLIVI, Quaestiones in secundum librum Sententiarum, q. 53, c., vol. II, p. 211). En outre, soutenir cette position ne permet pas d’expliquer la dégradation progressive du corps. Si la nourriture convertie était équivalente à la matière perdue, le corps persisterait indéfiniment comme le fait un feu constamment alimenté (Cfr Ibidem, pp. 211-213). « […] virtus nutritiva et augmentativa sic habent certum terminum in convertendo quod membra principalia deperdita non possunt reparare. Ex quo satis claret quod non habent virtutem generandi aliquid quod sit de principali consistentia corporis vivi » (Ibidem, p. 213). Selon Olivi, il faut donc admettre que la nourriture assimilée à la chair n’est pas équivalente à l’humidum radical dissipé et marque une déperdition. Il faut à cet égard maintenir une distinction entre les composantes radicale

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Dire que la semence provient non seulement de l’humide radical originairement issu des parents, mais aussi de l’humide nutrimental ajouté, permet de résoudre une partie des difficultés, non de les évacuer toutes. On admettrait alors, en effet, que tout ce qui vient de l’humide radical dans le fils appartient à la vérité humaine en un sens premier et prend sa source à la matière corporelle du père. Or ce serait là contredire l’opinion d’Aristote, qui explique qu’aucune partie de la semence ne provient des membres des parents ou d’une partie de ceux-ci (Génération des animaux, 721b6724a14). Il faudrait ensuite concéder une explication de l’augmentation de ce qui appartient en propre à l’homme par mélange. Il en résulterait que, suite aux mélanges successifs, il y aurait moins de vérité humaine dans les générations ultérieures que dans les antérieures, comme si l’on versait toujours un peu plus d’eau dans une outre de vin354. C’est donc l’opinion d’Aristote qu’il faudra admettre, selon laquelle la semence provient uniquement de l’ajout alimentaire (Génération des animaux, 724a15-726a28). La semence est « en convenance » avec le tout du corps et possède la vertu de le former en entier. Thomas écrit dans la Somme de théologie : et nutrimentale du corps. Cfr à ce propos REYNOLDS, P. L, Food and the body, pp. 433435. L’opinion de Richard de Médiéville et l’argument selon lequel un bateau dont les planches auraient été toutes remplacées une par une ne serait plus identique numériquement avec le bateau originel (Cfr RICHARD DE MÉDIEVILLE, In II Sent., d. 30, a. 5, q. 1, c.), dénote bien la différence de points de vue adoptés sur la matière par Thomas d’une part et ceux qui se positionnent sur les traces de Bonaventure d’autre part, et admettent une pluralité de formes. A la manière du docteur séraphique, Richard substantialise la matière pour elle-même, en distinguant tout comme lui deux parties distinctes de la chair, l’une correspondant à la partie radicale, l’autre, soumise à échange constant, correspondant à l’ajout nutrimental. Alors que la première correspond à la faculté générative et permet la conservation de l’espèce, la seconde est assignée à la nutritive et ne permet la conservation que de la chair individuelle. Comme le souligne bien Reynolds, il faut s’en remettre à Durand de Saint-Pourçain pour trouver une théorie, outre celle de Thomas, entièrement construite à partir de l’unicité de la forme substantielle : « Durand cherche à savoir s’il est nécessaire, afin qu’un être numériquement identique se relève, que le corps de résurrection soit formé à partir des mêmes cendres en lesquelles il s’est dissolu. Supposons en effet que les corps de Pierre et de Paul n’aient pas été réduits en leurs cendres : est-ce que l’âme de Pierre pourrait animer le corps de Paul après la résurrection? Durand souligne que la réponse qu’on apporte à de telles questions dépendra du fait que l’on suppose que l’âme intellective est la forme substantielle du corps, ou, au contraire, que quelque forme autre que l’âme donne sa corporéité au corps et le prépare pour l’union avec l’âme. En ce dernier cas, l’union du corps de Paul à l’âme de Pierre donnerait un être humain numériquement différent (ni Pierre, ni Paul). Mais si, comme le croit Durand, l’âme intellective est la seule forme substantielle, la question même – est-ce que l’âme de Pierre peut animer le corps de Paul? – implique une contradiction, car l’âme de Pierre par définition ne peut pas animer quelque corps autre que le corps de Pierre, et toute matière qu’elle anime doit ipso facto être le corps de Pierre » (REYNOLDS, P. L., Food and the body, pp. 438-439). 354 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 2, c.

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« […] semen non sit decisum ab eo quod erat actu totum ; sed magis sit in potentia totum, habens virtutem ad productionem totius corporis, derivatam an anima generantis, ut supra dictum est. Hoc autem quod est in potentia ad totum, est illud quod generatur ex alimento, antequam convertatur in substantiam membrorum. Et ideo ex hoc semen accipitur. Et secundum hoc, virtus nutritiva dicitur deservire generativae, quia id quod est conversum per virtutem nutritivam, accipitur a virtute generativa ut semen »355.

Comme toute chose appartenant à l’ordre naturel, l’aliment est réduit graduellement de la puissance à l’acte ; en l’occurrence, de la pure et simple différence à l’identité avec le corps qui l’assimile. De même donc qu’un élément commun se comporte à l’égard de ce qui est propre et déterminé comme l’imparfait à l’égard du parfait – comme lorsque dans la génération d’un animal, il se forme d’abord un animal, puis seulement un homme ou un cheval –, « de même l’aliment reçoit d’abord une sorte de participation commune à toutes les parties du corps, puis est finalement déterminé à telle ou telle partie »356. Il n’est, selon Thomas, pas possible que ce qui est déjà déterminé à tel ou tel membre dans le corps produise la semence car, dès lors, soit la semence ne garderait pas la nature de l’être duquel elle provient, devrait être considérée comme sur la voie de la corruption et ne pourrait plus transformer un autre être en une nature semblable ; soit elle conserverait la nature de l’être qui l’a produite et serait réduite à cette partie déterminée du corps, incapable par conséquent de produire la nature du corps en sa totalité, mais seulement une partie. Une autre solution serait encore de soutenir que la semence a son origine dans toutes les parties du corps. On ferait alors d’elle une sorte de petit animal en acte et la génération « ne se produirait que par division, comme un morceau de terre vient de la terre, et comme cela se passe pour certains animaux qui, coupés en morceaux, continuent à vivre »357. Or cette dernière solution, déclare Thomas, ne tient pas debout. Thomas raisonne à partir de l’élévation progressive de la potentialité de la matière à l’acte, et comme le fit déjà son maître Albert358, il rejette, au profit de l’épigénèse, tout type de préformation dans la matière, qui reviendrait à affirmer que l’engendrement présuppose l’existence en acte, invisible ou latente, du rejeton ou de ses parties dans la matière. L’Aquinate écarte en conséquence la thèse augustinienne des raisons séminales, associée au « préformationisme » THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 119, a. 2, c. Idem. 357 Idem. 358 Cfr à ce propos DEMAITRE, L., TRAVILL, A. A., « Human embryology and development in the Works of Albertus Magnus », pp. 407-408. 355 356

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dans la pensée de Bonaventure, Kilwardby ou Peckham, et défend l’unicité de la forme substantielle. Bien que ces derniers condamnent sans ambiguïté le nerf du traducianisme, à savoir la transmission de l’âme elle-même par les parents au fil des générations359, l’admission de la présence d’un acte au sein de la matière, assimilée à l’existence de la totalité de l’être encore à se développer au sein de la semence, ne manquera pas, aux yeux des thomistes, de laisser la porte ouverte à cette thèse condamnée par l’Eglise360. La semence provient, selon Thomas, de quelque chose qui possède la nature du corps en sa totalité, mais seulement en puissance, non en acte. Elle vient de l’aliment digéré, mais superflu dans la mesure où il n’est nécessaire, ni à la restauration du corps, ni à sa croissance361. En fait, il transforme la nature du corps par l’opération de l’âme qui, en tant qu’agent, s’assimile la nature du patient. On peut ainsi penser, à l’instar de P. L. Reynolds362, que la puissance génératrice, active, intervient lorsque l’aliment, comme le souligne Thomas, est parvenu à l’ultime digestion, mais avant qu’il soit converti dans les membres. C’est en effet à ce moment que l’aliment possède virtuellement, et non actuellement, une parfaite ressemblance avec le tout, et détient ainsi la faculté (virtus) par laquelle il peut former tout le corps363. Dans son de animalibus, Albert le Grand, reprenant ainsi une adaptation avicénienne de la doctrine développée par Aristote dans sa Génération des animaux (I, 17-18), pensait déjà que la semence mâle, qui détient la vertu formatrice, mais aussi ce qui contribue à l’engendrement chez la femme, constituaient chacun l’ultime résidu demeurant après la quatrième digestion, sur un processus qui semblait en compter cinq364. Albert répondait ainsi à la théorie de la « pangenèse », qui pensait que la semence avait son origine au sein de toutes les parties du corps365. 359 Cfr par exemple JEAN PECKHAM, Quaestiones de anima, q. 1, qui admet que l’âme est à la fois créée de rien par Dieu et éduite par Lui miraculeusement de quelque matière. 360 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 118, a. 2, ad 2. 361 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 2, c.; Cfr REYNOLDS, P. L., Food and the body, p. 375. 362 Cfr Ibidem, pp. 375-376. 363 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 2, c. 364 Cfr ALBERT LE GRAND, de animalibus, éd. Stadler, L. XV, tr. 2, cap. 5, p. 1031. Au sujet d’une cinquième étape de la digestion, cfr Ibidem, L. XVI, tr. 1, cap. 7, p. 1083. 365 Cfr Ibidem, L. XV, tr. 2, c. 5, p. 1031 : « Hiis autem sic probatis, oportet dicere de natura spermatis omnino sermonem contrarium omnibus eis qui ante nos de spermate locuti sunt de quibus in praehabitis fecimus mentionem. Illi enim omnes conveniebant in hoc, quod sperma exit a toto. Nos autem dicimus quod sperma quidem est illud quod habet naturam ex forma agente et materia quod sit toti conveniens, sed non habet similitudinem ad omnia corporis membra. Adhuc autem illi dicebant quod sperma est quaedam dissolutio

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Cette doctrine, attribuée aux « stoïciens et aux physiciens », n’est à vrai dire, souligne-t-il, pas entièrement fausse, dans la mesure où la quatrième digestion entame un processus d’assimilation entre l’humidité qu’elle produit et le corps en son entier366. Pour conclure ces considérations, il semble donc qu’il faille déclarer avec Thomas que si nous pouvons bien dire avec Augustin que nous corporis sive humor ex dissolutione corporis egrediens sicut sudor. Nos autem dicimus, quod est quidem superfluum quartae digestionis quo indigetur ad salutem speciei quoad esse quod habet in individuorum successione : et ideo melius dicitur et convenientius quod sit superfluum ultimum, hoc est ex ultima digestione relictum quod additum fuit super illud quod est corpori ultimo assimilatum. Taliter autem additum est superfluum individuo habens potentiam ut toti corpori efficiatur simile secundum actum. Hoc est igitur quod est deserviens generationi : hoc enim iam habet virtutes omnium membrorum corporis, et habet posse ex illa similitudine quam passum est, sicut est posse artis et artificis super materiam artificiati, sicut Polyclytus habet virtutem faciendi statuas ydolorum ad similitudinem hominum figuratorum ». 366 Ibidem, L. XV, tr. 2, cap. 10, p. 1054 : « Dictum tamen Stoycorum et medicorum quod sperma exit a toto corpore, non usquequaque est falsum : quia et nos diximus hoc in antehabitis ubi egimus de spermatis natura : sed nos non dicimus quod ideo exeat a membris sicut pars exit a toto, sed potius decinditur a quarta digestione quae iam virtutem assimilationis a membris accepit antequam membris imbibatur et uniatur. Sunt enim quatuor in humore quartae digestionis, quorum unum est digestio, secundum assimilatio, tertium apprehensio humoris a specie membri quando iam divisus humor imbibitur membris, quartum autem est unitio quando unitur. Et prima duo fiunt in humore extra membra et secunda duo fiunt in membro quando dividitur humor et distribuitur per membra : et post secundum fit decisio seminis. Et quia illa assimilatio est universalis, praecipue membris similibus ex quibus ubique per totum componuntur membra composita instrumentalia, ideo universaliter secundum illum modum dicitur a toto corpore sperma decindi ». Cfr DEMAITRE, L., TRAVILL, A. A., « Human embryology and development in the Works of Albertus Magnus », p. 420. On peut souligner que l’argumentation d’Albert est très complète et éclaire en bien des points les positions prises par son élève. Alors qu’il admet comme tolérable la position anaxagoréenne qui soutient l’homéomérité de la semence et de certaines parties du corps dont elle provient comme la chair et les os, Albert rejette catégoriquement la position qu’il attribue à Empédocle et qui consiste à affirmer que tous les organes du corps sont présents en ce dernier de manière actuelle dès sa germination. Cette opinion erronnée qui, selon Albert, est encore défendue par nombre de penseurs de son temps, suppose que la substance des organes émettrait sans diminuer une autre substance qui contiendrait invisiblement tous ces organes. Enfin, Albert mentionne encore l’erreur platonicienne, qu’il assimile à la négation d’une vertu formatrice unique dans le sperme. Les parties spécifiques du sperme posséderaient les vertus des organes dont elles dériveraient. Albert identifie cette doctrine à « la position de Platon et de ses successeurs, qui posèrent qu’il y a plusieurs âmes en chaque corps selon la division des organes principaux » (ALBERT LE GRAND, de animalibus, éd. Stadler, L. XV, tr. 2, cap. 1, p. 1017). Ce serait faire du sperme, comme le signalait également Thomas, un animal miniature (Ibidem, L. XV, tr. 2, cap. 10, p. 1052). Albert, en acceptant la thèse aristotélicienne de la présence virtuelle, ou en puissance seulement, de tous les organes au sein de la semence, et de l’origine dans l’âme du père de la vertu formatrice et non de l’âme actuelle elle-même du rejeton, réaffirme sa prise de position en faveur d’une unicité de forme pour le corps animal (Cfr DEMAITRE, L., TRAVILL, A. A., « Human embryology and development in the Works of Albertus Magnus », p. 422).

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existions en Adam « non seulement par une raison séminale, mais même par la substance corporelle »367, ce n’est pas dans le sens où il y aurait eu en Adam une raison séminale prochaine en acte de tel homme, c’est-à-dire sa substance corporelle elle-même. A vrai dire, la raison séminale et la substance corporelle étaient en Adam comme en leur origine ; « en effet, la matière corporelle qui est fournie par la mère, et que saint Augustin appelle substance corporelle, vient, à l’origine, d’Adam, et semblablement la puissance active qui existe dans la semence du père, et qui est la raison séminale prochaine de tel homme »368. La transmission des caractères d’un père à son fils n’est pas due à la matière, affirme Thomas, « mais à la forme de l’agent qui engendre un semblable à lui. Pour que quelqu’un ressemble à son grand-père, […] il suffit qu’il y ait dans la semence quelque pouvoir dérivé de l’âme du grand-père à travers le père »369. On le voit, c’est un aspect formel qui assurera la constance et la ressemblance des êtres au travers des générations. Il semble qu’il n’y ait dès lors plus aucune raison valable, selon l’Aquinate, pour maintenir quelque identité de matière tout au long de l’existence de la chose. L’âme sensitive et celles qui sont du même genre ne sont pas subsistantes, écrit Thomas, car sinon leur devenir se terminerait en elles-mêmes, et elles devraient être incorruptibles. Elles appartiennent plutôt au corps et se corrompent avec lui. Puisqu’en outre, « ce qui engendre est semblable à ce qu’il engendre », il faut admettre que l’âme sensitive n’est amenée à l’existence que par un agent lui-même corporel, qui fait passer la matière de la puissance à l’acte au moyen d’une puissance physique interne à l’agent370. L’engendrement d’un être vivant suppose l’action d’une puissance active dérivée de l’âme du générateur dans la semence de l’animal ou de la plante, similairement, note Thomas, à la force motrice qui dérive de l’agent principal dans l’instrument. Il s’agit là d’une vertu formelle, qui possède une puissance active, agente et d’une certaine manière instrumentale, qu’il 367 « […] non solum secundum seminalem rationem, sed etiam secundum corpulentem substantiam » (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 119, a. 2, obj. 4) ; Cfr AUGUSTIN D’HIPPONE, de Gen ad litt., X, 20, 35-36, p. 209. 368 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 119, a. 2, ad 4. Le cas sera bien évidemment quelque peu différent pour le Christ : « Sed Christus dicitur fuisse in Adam secundum corpulentam substantiam, sed non secundum seminalem rationem. Quia materia corporis eius, quae ministrata est a matre virgine, derivata est ab Adam, sed virtus activa non est derivata ab Adam, quia corpus eius non est formatum per virtutem virilis seminis, sed operatione spiritus sancti. Talis enim partus decebat eum, qui est super omnia benedictus Deus in saecula » (Idem). 369 Ibidem, Ia, q. 119, a. 2, ad 2. 370 Cfr Ibidem, Ia, q. 118, a. 1, c.

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semble en définitive difficile de localiser au sein de l’enchaînement des générations : « Et de même qu’on peut dire indifféremment que quelque chose est mû par un instrument ou par l’agent principal, on peut dire tout aussi indifféremment que l’âme de l’engendré vient de celle du générateur, ou qu’elle vient d’une puissance dérivée d’elle, qui est dans la semence »371. Cette vertu active résidant dans la semence, écrit encore Thomas, « est une sorte de motion de l’âme même du générateur ». Elle n’est pas l’âme elle-même, ni une partie de celle-ci, sinon virtuellement, précise l’Aquinate, tout comme la scie ou la hache n’est pas la forme du lit, « mais seulement l’instrument d’une motion ordonnée à cette forme ». Aussi cette forme active n’est-elle pas attachée à un organe qui lui est propre, « mais est incluse dans l’esprit même qui se trouve dans la semence ». Un esprit qui doit être rapproché ici de quelque corps particulièrement subtil, aérien, hérité des anciens traités de médecine, dont il est encore précisé qu’il possède « une chaleur qui provient de la puissance des corps célestes, puissance par laquelle les agents inférieurs visent à reproduire leur espèce ». Au sein même de cet esprit, la puissance de l’âme collabore donc avec la chaleur émise par la puissance du corps céleste, c’est pourquoi l’on soutient que « ce qui engendre l’homme, c’est l’homme, et le soleil »372. Thomas donne un exposé plus détaillé du processus : « […] in animalibus perfectis, quae generantur ex coitu, virtus activa est in semine maris, secundum philosophum in libro de Generat. Animal.; materia autem foetus est illud quod ministratur a femina. In qua quidem materia statim a principio est anima vegetabilis, non quidem secundum actum secundum, sed secundum actum primum, sicut anima sensitiva est in dormientibus. Cum autem incipit attrahere alimentum, tunc iam actu operatur. Huiusmodi igitur materia transmutatur a virtute quae est in semine maris, quousque perducatur in actum animae sensitivae, non ita quod ipsamet vis quae erat in semine, fiat anima sensitiva; quia sic idem esset generans et generatum; et hoc magis esset simile nutritioni et augmento, quam generationi, ut philosophus dicit. Postquam autem per virtutem principii activi quod erat in semine, producta est anima sensitiva in generato quantum ad aliquam partem eius principalem, tunc iam illa anima sensitiva prolis incipit operari ad complementum proprii corporis, per modum nutritionis et augmenti. Virtus autem activa quae erat in semine, esse desinit, dissoluto semine, et evanescente spiritu qui inerat. Nec hoc est inconveniens, quia vis ista non est principale agens, sed instrumentale; motio autem instrumenti cessat, effectu iam producto in esse »373.

371 372 373

Ibidem, Ia, q. 118, a. 1, c. Cfr Ibidem, Ia, q. 118, a. 1, ad 3. Ibidem, Ia, q. 118, a. 1, ad 4.

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L’âme selon Thomas, « préexiste dans l’embryon ». Elle est seule véritablement responsable des opérations vitales qui y prennent place, non la mère, ni même la puissance formatrice active qui réside dans la semence. Cette dernière est bien plutôt considérée comme un instrument au service de l’âme. Le principe qui préside à la compréhension thomiste de la succession des âmes dans l’embryon ou dans l’advenue de l’être humain, est que la génération d’un être cause toujours la destruction d’un autre. Dans la formation de tout animal, la semence dispose la matière, et l’âme donne la forme. Toute la nature corporelle ne fait qu’agir au service de la puissance spirituelle374. La puissance active qui se trouve dans la matière séminale ne peut engendrer une puissance immatérielle telle que l’âme intellectuelle. La puissance qui est dans la semence « agit en vertu de l’âme du géniteur selon que l’âme de celui-ci est l’acte du corps, usant de ce corps en son opération »375. L’âme intellectuelle n’est pas causée par celui qui engendre, et ne se corrompt pas avec le corps. Elle est subsistante et ne peut être produite que par un agent extérieur au processus physique matériel, c’est-à-dire par création. C’est pourquoi « rien ne s’oppose à ce que la formation du corps provienne d’une puissance corporelle, tandis que l’âme intellectuelle vient de Dieu seul »376.

I.3.5. La matière comme principe d’individuation Si l’individuation est en relation étroite avec l’identité, et que Thomas n’attribue cette dernière qu’à la forme au cours de l’évolution du corps, puisque seule la forme perdure alors que la matière flue et reflue, il semblera difficile de faire de la matière le principe d’individuation. Pour des raisons tant métaphysiques que médicales, certains ont décrété que le flux et reflux de la matière du corps en sa totalité menacerait l’identité de la substance377, et Thomas semble abonder en ce sens, puisque si rien ne perdurait parmi les parties du corps, quelque chose d’autre pourrait prendre sa place. Rien de la matière et de sa quantité, rien de ce qui nous est apparu jusqu’ici établir quelque différence numérique, ne demeurerait. Dans son Commentaire des Sentences, Thomas insiste sur le fait que l’aliment, lorsqu’il se mêle à la matière déjà présente, engendre avec elle un 374

Cfr Ibidem, Ia, q. 118, a. 2, ad 3. Ibidem, Ia, q. 118, a. 2, c. 376 Ibidem, Ia, q. 118, a. 2, ad 3. 377 Selon Reynolds, cette position était tenue par Alexandre d’Aphrodise, Guillaume d’Auvergne et peut-être Albert le Grand (Cfr REYNOLDS, P. L., Food and the body, p. 379). 375

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produit unique. Lorsqu’il y a déperdition de matière, la perte est toujours proportionnelle au sein des composants, comme il est également nécessaire que quelque chose de ces derniers perdure de manière proportionnelle. Dès lors, conclut Thomas : « il n’arrive jamais que tout ce qui était avant, disparaisse, de sorte que rien de la matière antérieure ne reste »378. Et plus précisément, s’il faut dire que le nouvel être est un, ce qui est ajouté est fait un avec la matière antérieure, et celle-ci demeure une, tout comme l’individu reste un durant la vie en sa totalité379. Si nous reprenons l’exemple du feu, celui-ci restera certes un, alors que les bûches qui le nourrissent se consument et doivent être continuellement remplacées. L’on pourra considérer précisément que les bûches, toutes différentes qu’elles soient, sont unies en tant qu’une seule et même matière, dans la mesure où elles se voient soumises à une et une seule forme, celle du feu brûlant. Selon les questions disputées de potentia, ce qui appartient à la ratio singularitatis sont la nature du genre et de l’espèce, le mode d’existence (modus existendi) et le principe par lequel ce mode d’existence est causé380. Or ce principe n’est autre que la matière : « Principium talis modi existendi quod est principium individuationis, non est commune ; sed aliud est in isto, et aliud in illo ; hoc enim singulare individuatur per hanc materiam, et illud per illam »381. Si c’est avant tout la forme qui donne son être à la substance, on peut dire que le mode d’existence qui contribue à conférer à la substance son individuation n’est autre, en tant qu’il possède la matière pour principe, qu’un mode de substare, c’est-à-dire un mode d’être substance, ou une indissociable unité de matière et de forme. S’inspirant des définitions proposées par Boèce dans son Liber de persona et duabus naturis, Thomas rapproche la matière du substare, alors qu’il attribue le subsistere à la forme382. C’est que le substare en effet, THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 1, ad 4. Cfr Idem. 380 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 9, a. 2, ad 1. 381 Idem. 382 Cfr Ibidem, q. 9, a. 1, ad sed contra : « Boetius aliter accipit ista nomina in commento praedicamentorum, quam sit communis usus eorum, prout exponit ea in Lib. de duabus naturis. Attribuit enim nomen hypostasis materiae quasi primo principio substandi, ex qua habet substantia prima quod substet accidenti : nam forma simplex subiectum esse non potest, ut dicit idem Boetius in Lib. de Trinit. Nomen autem ousiosis vel subsistentiae attribuit formae quasi essendi principio, per ipsam enim est res in actu ; nomen autem ousia vel essentiae attribuit composito. Unde ostendit quod in substantiis materialibus tam forma quam materia sunt essentialia principia » ; THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 29, a. 2, ad 5 : « Ad quintum dicendum quod individuum compositum ex materia et forma, habet quod substet accidenti, ex proprietate materiae. Unde et Boetius dicit, in 378 379

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ordonne essentiellement l’individu à ses accidents383. Au sens le plus propre, le fait de substare n’appartient qu’au composé, à l’hypostase ou à la personne, là où subsistere revient à ce qui existe par soi, et non en quelque chose d’autre384. Dès le Commentaire des Sentences, l’Aquinate attribuait le subsistere à l’âme, et faisait entrer l’esse en résonance avec l’humanité (quo est) ou l’homme (quod est), rapprochant le substare de la matière, ou de ce qui supporte les accidents. L’esse même n’est pas hors des individus et ses déterminations spécifiques et génériques, bien qu’elles subsistent (de subsistere), ne sont supportées qu’au sein des individus qui les soutiennent (de substare)385. Cette position, défendue par Thomas à l’encontre explicite des opinions régnant parmi les théologiens à Paris386, sera visée lors de la censure de Gilles de Rome387. Si la théologie en vogue à Paris permet bien à la matière d’être pensée d’une certaine manière subsistere per se hors de toute forme388, c’est au contraire l’absolue primauté de la substance sur ses composantes qui est affirmée par Thomas, alors libro de Trin., forma simplex subiectum esse non potest. Sed quod per se subsistat, habet ex proprietate suae formae, quae non advenit rei subsistenti, sed dat esse actuale materiae, ut sic individuum subsistere possit. Propter hoc ergo hypostasim attribuit materiae, et usiosim, sive subsistentiam, formae, quia materia est principium substandi, et forma est principium subsistendi ». 383 Ibidem, Ia, q. 29, a. 2, ad 4 : « Substare vero competit eisdem individuis in ordine ad accidentia, quae sunt praeter rationem generum et specierum ». 384 Cfr Ibidem, Ia, q. 29, a. 2, c. 385 Cfr WIELOCKX, R., « Commentaire », in GILLES DE ROME, Apologia, p. 205. THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 23, q. 1, a. 1, c. : « [...] et quia primum principium substandi est materia, ideo dicit Boetius in Praedic., quod hypostasis est materia, vel quod substat, et hoc est individuum in genere substantiae per prius. Genera enim et species non substant accidentibus nisi ratione individuorum ; et ideo nomen substantiae primo et principaliter convenit particularibus substantiis, secundum philosophum, et secundum Boetium. Sic ergo patet differentia istorum trium dupliciter. Quia si accipiatur unumquodque ut quo est, sic essentia significat quidditatem, ut est forma totius, usiosis formam partis, hypostasis materiam. Si autem sumatur unumquodque ut quod est, sic unum et idem dicetur essentia, inquantum habet esse, subsistentia, inquantum habet tale esse, scilicet absolutum ; et hoc per prius convenit generibus et speciebus, quam individuis ; et substantia, secundum quod substat accidentibus ; et hoc per prius convenit individuis, quam generibus et speciebus ». THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 23, q. 1, a. 1, ad 2 : « [...] subsistere duo dicit, scilicet esse, et determinatum modum essendi ; et esse simpliciter non est nisi individuorum ; sed determinatio essendi, est ex natura vel quidditate generis vel speciei ; et ideo quamvis genera et species non substent nisi in individuis, tamen eorum proprie subsistere est, et subsistentiae dicuntur ; quamvis et particulare dicatur, sed posterius ; sicut et species substantiae dicuntur, sed secundae ». 386 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 23, q. 1, a. 1, c. 387 Cfr WIELOCKX, R., « Commentaire », in GILLES DE ROME, Apologia, p. 205. 388 Nous en trouverons quelque temps plus tard l’illustration explicite chez Henri de Gand, qui soutiendra par exemple : « Actione divina supernaturali materia potest per se subsistere nuda ab omni forma » (HENRI DE GAND, Quodlibet I, q. 10, sol., pp. 6667).

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qu’il souligne d’ailleurs encore comment telle forme ne peut être, de nécessité conditionnelle, qu’associée à telle matière, sous peine de ne point voir la substance corporelle advenir à l’esse389. L’importance que confère Thomas au mode d’être ou au substare dans le processus d’individuation est encore attestée par un passage du Commentaire au Liber de Causis390. Aussi l’individuation apparaît-elle essentiellement liée au mode de substance ou au rapport entretenu entre l’acte et le sujet propre sur lequel il s’exerce. « […] prosequitur quantum ad esse, ostendens quod causa prima habet altiori modo esse quam omnia alia. Nam intelligentia habet yliatim, id est aliquid materiale vel ad modum materiae se habens ; dicitur enim yliatim ab yle, quod est materia. Et quomodo hoc sit, exponit subdens : quoniam est esse et forma. Quidditas enim et substantia ipsius intelligentiae est quaedam forma subsistens immaterialis, sed quia ipsa non est suum esse, sed est subsistens in esse participato, comparatur ipsa forma subsistens ad esse participatum sicut potentia ad actum aut materia ad formam. Et similiter etiam anima est habens yliatim, non solum ipsam formam subsistentem sed etiam ipsum corpus cuius est forma. Similiter etiam natura est habens yliatim, quia corpus naturale est vere compositum ex materia et forma. Causa autem prima nullo modo habet yliatim, quia non habet esse participatum, sed ipsa est esse purum et per consequens bonitas pura quia unumquodque in quantum est ens est bonum ; oportet autem quod omne participatum derivetur ab eo quod pure subsistit per essentiam suam »391. 389

Il faut à cet égard écarter certaines interprétations, qui veulent attribuer à l’esse même, et à lui seul, la faculté d’individuer la substance. Ainsi L. Dewan avait raison d’élever contre Owens par exemple (OWENS, J., « Thomas Aquinas (b. ca. 1225 ; d. 1274) », pp. 173-194), le fait que ce n’est point l’être même, mais bien le fait d’être substance qui doit être compris comme au principe de l’individuation, dans la mesure où la substance constitue ce qui est créé au sens propre et qui supporte l’être. Au terme de la discussion, s’objecte pourtant Dewan, subsiste une difficulté : « Si Dieu est pur esse, il ne sera pas un être individuel, mais plutôt cet ‘esse commune’ prédiqué de toutes choses ; et puisque seuls les individus agissent ou sont récepteurs d’une action, Dieu ne sera pas une cause. La difficulté est que l’esse divin, pour être individué, doit être reçu dans quelque chose. Le point évident est qu’il ne suffit pas de poser l’esse comme tel afin d’avoir quelque chose d’individué » (DEWAN, L., « The individual as a mode of being according to Thomas Aquinas », p. 419). Et Dewan se réfère en effet au Commentaire du livre des causes pour en conclure qu’il n’existe pas, comme telle « une théorie globale de l’individuation dans la doctrine de saint Thomas […]. Dans les êtres corporels en effet, [l’individuation] dérive de la matière. Dans les formes subsistantes, la forme même (non l’esse), possède la nature requise. En Dieu, l’esse lui-même est d’une nature telle qu’il subsiste. ‘L’individuel’ est ‘analogiquement commun’, ou est divisé en modes » (Ibidem, pp. 422-423). Ainsi comme le souligne Dewan, les « principes » d’individuation seront divers en raison même de la diversité des modes d’être (Cfr Ibidem, p. 424). Si l’on voulait jouer sur les mots, l’on dirait qu’il s’agit bien là d’une théorie générale de l’individuation, unifiée analogiquement précisément, mais dont le caractère commun réside dans la relation à un mode de substare. 390 Cfr AERTSEN, J. A., « Die Thesen zur Individuation in der Verurteilung von 1277 », pp. 259-263. 391 THOMAS D’AQUIN, Super Librum de causis expositio, prop. 9, p. 64.

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Nous ne nous étendrons pas sur la signification originelle de l’yliatim, qui devait se rapprocher, pour les néo-platoniciens, d’une forme prédicable, instance de diremption entre l’être pur et le composé qui en provient392. Sa proximité phonétique avec la hylè grecque le fera passer pour une modalité de réceptivité analogue à la matière, sujet de prédication. Nous retiendrons simplement que pour le docteur angélique, les formes « immatérielles », telle l’Intelligence, possèdent également une part de puissance ou de composition, comme encore l’âme et la nature. La part de composition qui revient à tout être, la première cause exceptée, fournira également à Thomas le sol de sa pensée de l’universalité de la création, ramenée à une pensée de la participation éprouvée par chaque créature envers l’être. Chaque étant dépend en son être de ce qui possède l’être par soi ou selon son essence même : « Posset enim aliquis dicere quod, si causa prima sit esse tantum, videtur quod sit esse commune quod de omnibus praedicatur et quod non sit aliquid individualiter ens ab aliis distinctum ; id enim quod est commune non individuatur nisi per hoc quod in aliquo recipitur. Causa autem prima est aliquid individuale distinctum ab omnibus aliis, alioquin non haberet operationem aliquam ; universalium enim non est neque agere neque pati. Ergo videtur quod necesse sit dicere causam primam habere yliatim, id est aliquid recipiens esse. Sed ad hoc respondet quod ipsa infinitas divini esse, in quantum scilicet non est terminatum per aliquod recipiens, habet in causa prima vicem yliatim quod est in aliis rebus. Et hoc ideo quia, sicut in aliis rebus fit individuatio rei communis receptae per id quod est recipiens, ita divina bonitas et esse individuatur ex ipsa sui puritate per hoc scilicet quod ipsa non est recepta in aliquo ; et ex hoc quod est sic individuata sui puritate, habet quod possit influere bonitates super intelligentiam et alias res »393.

C’est donc en vertu de son propre mode d’être ou d’un mode de subsistance absolument propre, caractérisé par son infinité et sa pureté, que la cause première est individuée. Le fait d’être créature dénote une composition d’essence et d’être ou une participation à l’esse qui définit un mode d’être particulier. Or à ce dernier correspond nécessairement un mode d’individuation propre. Là où l’individuation des êtres créés tient au rapport entretenu entre leur être et le principe qui reçoit et limite celuici, l’être divin est singulier parce qu’il est l’être subsistant lui-même, ou que son être apparaît sans composition, pur. C’est bien le rapport à cet élément récepteur qui traduit, dans le langage thomasien, le mode d’être 392 Nous renvoyons à ce propos par exemple à : PATTIN, A., « Le Liber de Causis », pp. 95-96, 157 ; D’ANCONA COSTA, C., « ‘Cause prime non est yliathim’ », pp. 97-119. 393 THOMAS D’AQUIN, Super Librum de causis expositio, prop. 9, pp. 64-65.

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propre de toute substance et la manière dont il est limité, et par là individué. Aussi l’Aquinate établit-il dans la suite du texte qu’il existe deux façons pour un être d’être individué : « Ad cuius evidentiam considerandum est quod aliquid dicitur esse individuum ex hoc quod non est natum esse in multis ; nam universale est quod est natum esse in multis. Quod autem aliquid non sit natum esse in multis hoc potest contingere dupliciter. Uno modo per hoc quod est determinatum ad aliquid unum in quo est, sicut albedo per rationem suae speciei nata est esse in multis, sed haec albedo quae est recepta in hoc subiecto, non potest esse nisi in hoc. Iste autem modus non potest procedere in infinitum, quia non est procedere in causis formalibus et materialibus in infinitum, ut probatur in II Metaphysicae ; unde oportet devenire ad aliquid quod non est natum recipi in aliquo et ex hoc habet individuationem, sicut materia prima in rebus corporalibus quae est principium singularitatis. Unde oportet quod omne illud quod non est natum esse in aliquo, ex hoc ipso sit individuum ; et hic est secundus modus quo aliquid non est natum esse in multis, quia scilicet non est natum esse in aliquo, sicut, si albedo esset separata sine subiecto existens, esset per hunc modum individua. Et hoc modo est individuatio in substantiis separatis quae sunt formae habentes esse, et in ipsa causa prima quae est ipsum esse subsistens »394.

Si nous en revenons au de potentia, on lira par exemple : « […] sicut dicitur in libro De Causis, ipsum esse Dei distinguitur et individuatur a quolibet alio esse, per hoc ipsum quod est esse per se subsistens, et non adveniens alicui naturae quae sit aliud ab ipso esse. Omne autem aliud esse quod non est subsistens, oportet quod individuetur per naturam et substantiam quae in tali esse subsistit. Et in eis verum est quod esse huius est aliud ab esse illius, per hoc quod est alterius naturae ; sicut si esset unus calor per se existens sine materia vel subiecto, ex hoc ipso ab omni alio calore distingueretur : licet calores in subiecto existentes non distinguantur nisi per subiecta » 395.

L’être divin se voit donc individué par son mode d’être même, qui est de soi subsistant. Il se distingue par là tant de l’être universellement partagé (esse commune) que du mode d’être participé propre aux créatures, qui ne subsistent pas par elles-mêmes. Aussi Thomas peut-il dire que l’individuation advient dans les créatures tant par la limitation d’être qu’elles participent en vertu de leur part de potentialité, que par la particularité indivise de leur mode d’être propre. Et sans doute chez l’Aquinate, est-ce en soi tout un que d’exercer un rapport particulier avec une manière de potentialité, et de posséder l’unité d’un acte d’être en propre. « […] de 394 395

Ibidem, prop. 9, pp. 65-66. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 7, a. 2, ad 5.

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ratione indiuidui est quod sit in se indiuisum et ab aliis ultima diuisione diuisum »396. L’unité, comme le rappelait J. Aertsen en se basant sur ces textes, est une propriété transcendentale de l’ens qua ens. Dès lors, « si l’individualité et l’unité sont circonscrites de la même manière et que l’unité a un caractère transcendental, […] l’individualité également doit être un prédicat transcendental. Et en effet l’on trouve chez Thomas l’affirmation suivante : ‘toute chose a semblablement l’être et l’individualité’397 »398. Cela signifie simultanément que tout être est individuel en tant qu’être, et que tout être est individuel selon le mode d’être qui lui est propre. Deux passages de la première question disputée de anima nous paraissent, dans leur embarras apparent, pourtant essentiels à la compréhension thomasienne de l’individuation. Ils posent d’une part le lien intrinsèque qui unit l’individualité à la forme substantielle unique en l’homme, à savoir l’âme. Ils relativisent ensuite l’aspect catégorial de l’individuation, pour la fonder enfin dans l’esse même de l’âme, en tant cependant qu’elle entretient une relation au corps : « Dicendum quod hoc aliquid proprie dicitur indiuiduum in genere substantie. Dicit enim Philosophus in Predicamentis quod prime substantie indubitanter hoc aliquid significant, secunde uero substantie, etsi uideantur hoc aliquid significare, magis tamen significant quale quid. Indiuiduum autem in genere substantie non solum habet ut per se possit subsistere, set quod sit aliquid completum in aliqua specie et genere substantie. Vnde Philosophus in Predicamentis manus, pedes et huiusmodi nominat partes substantiarum magis quam substantias primas vel secundas, qua licet non sint in alio sicut in subiecto, quod proprium substantie est, non tamen participant complete naturam alicuius speciei. Vnde non sunt in aliqua specie neque in aliquo genere nisi per reductionem »399. « Ad secundum dicendum quod unumquodque secundum idem habet esse et individuationem. Vniversalia enim non habent esse in rerum natura ut universalia sunt, set solum secundum quod sunt indiuiduata. Sicut ergo esse anime est a Deo sicut a principio actiuo, et est in corpore sicut in materia, nec tamen esse anime perit pereunte corpore, ita etiam indiuiduatio anime, etsi aliquam relationem habeat ad corpus, non tamen perit corpore pereunte »400. THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 4, a. 2, ad 3. Cfr aussi THOMAS Summa theologiae, Ia, q. 29, a. 4, c. : « Individuum autem est quod est in se indistinctum, ab aliis vero distinctum ». 397 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 1, ad 2. Aertsen renvoie encore à la Quaestio de spiritualibus creaturis, a. 9, ad 3 : « Sicut corpus se habet ad esse animae, ita ad eius individuationem, quia unumquodque secundum idem est unum et ens ». 398 AERTSEN, J. A., « Die Thesen zur Individuation in der Verurteilung von 1277 », p. 264. 399 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 1, c. 400 Ibidem, a. 1, ad 2. 396

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L’individualité ne se perd pas avec les fluctuations de la matière, dans la mesure où cette dernière ne se conçoit comme déterminée que dans sa réception d’une forme, avec laquelle elle constitue une substance et un acte d’être singulier. Si la matière en effet ne possède chez Thomas aucun être en et par soi, elle répond plutôt à la raison en fonction de laquelle s’applique à toute forme une quantité déterminée, qui correspond à la vérité complète de sa nature propre. Si comme l’affirmaient les questions disputées de potentia, la ratio singularitatis exige une cause matérielle à son mode d’existence, c’est que chez l’Aquinate, la matière appartient immédiatement et intrinsèquement, comme mode de substare, à la complétion de la nature propre de la substance corporelle. Dans les substances physiques, où la matière est toujours quantifiée en fonction des formes, chaque rapport quantitatif d’éléments correspond à une substance particulière. A telle quantité, c’est-à-dire à tel nombre, dimensions, figure, appliquée à la matière, ne pourra advenir que telle forme déterminée. La matière quantifiée selon les dimensions de l’homme n’est capable de recevoir que la forme de l’homme401. Et plus, la matière quantifiée selon telles dimensions déterminées ne recevra que la forme de telle substance individuelle, ou selon une expression qui correspond peut-être mieux à la priorité de la forme : la forme de telle substance individuelle ne s’applique elle-même qu’à telle matière qu’elle quantifie selon des dimensions déterminées. On voit bien comment toute division de la substance en ses composantes ne vient en fait qu’après coup et sous le mode de l’abstraction.

I.3.6. Conclusion Thomas, au fil des précisions qu’il donne à ses enseignements, évite donc le double écueil signalé parfois par les interprètes, et dont nous rendons compte ici avec les mots de J.-L. Solère : « d’une part mettre de la quantité en acte dans la matière, ce qui reviendrait à intercaler un accident entre la matière et la forme substantielle ; d’autre part rattacher entièrement la quantité à la forme, ce qui reviendrait finalement à abandonner la 401 Selon J.-L. Solère, « Un de ses derniers mots sur la question se trouve dans la Somme théologique, où il [Thomas] tente cette mise au point : c’est la matière qui donne à la forme d’être reçue dans une substance première, dans un être qui n’inhère pas dans un substrat autre, qui ne puisse être dit de ou être dans un autre ; c’est la quantité dimensive qui lui assure de ne pas exister en plusieurs êtres (de même rang), car c’est elle qui divise la matière et assure à tel individu d’exister indivis et séparé de tout autre » (SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », p. 91).

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position aristotélicienne et à donner raison aux scotistes »402. L’intellect, en tant qu’il abstrait, fonctionne au moyen de distinctions. Il a nécessairement besoin de poser la priorité de la forme par rapport à la matière, ou de la matière par rapport à la forme, mais il présuppose l’unité fondamentale du composé réel. L’accident n’advient qu’au composé, c’est-à-dire à la substance. Nous avons vu comment Thomas ne pouvait que se refuser à admettre une quantité en acte dans la matière avant l’advenue de la forme substantielle, ce qui le poussa vraisemblablement à abandonner l’expression de « dimension interminée ». En vient-il dès lors à faire de la forme le principe d’individuation ? Il n’en est rien, s’il faut tenir que la forme d’une substance corporelle n’est qu’en lien avec une matière, c’est-à-dire que la forme n’est elle-même la forme d’une telle substance que dans son lien ou par sa relation avec une matière. Or de la même manière, une substance corporelle n’est individuelle, en raison de sa nature, c’est-à-dire en tant même que substance corporelle, que dans son lien avec la matière. Le principe d’individuation est bien la matière, mais en tant que sa quantification n’advient qu’en vertu de son union avec la forme substantielle, puisque la quantité est reçue dans la substance avant les autres accidents, telle la qualité, etc.403 Etant donné que la matière n’a aucun être sans forme, seule une materia signata pourra être qualifiée de principe d’individuation. La matière n’est principe d’individuation qu’en tant qu’être en acte, c’est-à-dire en tant que sujet de la forme. Déjà dans le commentaire des Sentences on pouvait lire : « Et ideo primum individuationis principium est materia, qua acquiritur esse in actu cuilibet tali formae sive substantiali sive accidentali »404. La matière et la forme ne sont d’ailleurs que des réalités cocréées, en vertu de la création par Dieu de la substance, qui possède une indéniable priorité, et qui seule possède une idée en Dieu au sens le plus propre du terme. L’expression principe d’individuation n’est d’ailleurs pas anodine, et correspond bien à ce dont il est question. Un principe est le premier terme théorique d’une série, la raison première du mouvement. A la manière dont la couleur attire la vue, la matière suscite l’individuation pour toute substance corporelle. Elle donne la raison de cette dernière et lui offre le sujet propre auquel s’appliquer. La question de la matière comme principe Idem. THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 77, a. 7, ad 2 : « ad secundum dicendum quod accidens per se non potest esse subiectum accidentis ; sed unum accidens per prius recipitur in substantia quam aliud, sicut quantitas quam qualitas. Et hoc modo unum accidens dicitur esse subiectum alterius, ut superficies coloris, inquantum substantia uno accidente mediante recipit aliud. Et similiter potest dici de potentiis animae ». 404 THOMAS D’AQUIN, In IV Sent., d. 12, q. 1, a. 1, q. 3, ad 3. 402 403

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d’individuation est subordonnée à celle de la perspective ou du rapport déterminé sous lequel est considérée la substance. La matière n’est en effet jamais que le sujet d’une relation, et non quelque chose en soi. Elle ne possède d’elle-même aucune entité subjective. Elle joue le rôle d’une sorte de principe de détermination quantitative ou de mode de subsistance auquel s’applique la forme, mais n’a de soi aucune forme et ne répond à aucune réalité concrète comme elle y tendra chez Bonaventure, Pierre Jean Olivi ou encore Duns Scot, alors qu’ils chercheront à identifier quelque radical substantiel réel au fondement de la nature humaine. La substance est première par rapport à l’accident, à n’en pas douter. Mais ne courons-nous pas le risque de faire de la substance, en tant qu’incommunicable, in se, un individu, avant même qu’elle reçoive l’accident quantité ? Nous l’avons vu, l’individualité semble pouvoir être élevée au mode transcendental, et dépasser par là l’ordre des simples catégories. Mais peut-être une telle problématisation apparaîtra-t-elle encore trop scolastique. Non qu’il faille fuir devant le degré de complexité apporté par les disputationes à cette question. Mais il paraît important de souligner l’unité en soi et la synthèse ontologique que constitue la substance selon Thomas, au-delà de toutes les abstractions différenciantes. Si la substance est certes et avant tout en soi et par soi, les déterminations corporelles lui adviennent par nature. Devrait-on dire que ce lien qui unit originairement la forme substantielle à sa matière est intentionnel, comme le suggère Henri de Gand ? C’est encore trop les distinguer selon Thomas. La substance créée corporelle est originairement un composé, selon sa nature même ; s’interroger dès lors sur le moment précis auquel lui adviendra une détermination corporelle a-t-il un sens ? La substance naturelle est originairement comme destinée, selon l’idée à laquelle elle correspond dans l’esprit divin, à être un individu différencié quantitativement. Aussi Thomas peut-il parler de quantités dues. La priorité de la substance sur l’accident ne doit pas être entendue en un sens strictement chronologique, mais bien ontologique. Et précisément, l’incommunicabilité de l’unité transcendantale qui constitue la substance comme individu s’entend de l’ens en tant qu’il comprend ses différences. Si l’individu ne peut en tant que tel être appréhendé à partir de la perspective d’une simple collection, fût-elle exhaustive, d’accidents – puisqu’ils sont toujours déterminables universellement –, ou de ses causes universelles405, c’est qu’il ne se conçoit que par rapport à un 405 Cfr par exemple : THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 2, a. 5, c : « Ex formis autem universalibus congregatis, quotcumque fuerint, non constituitur aliquod singulare ; quia adhuc collectio illarum formarum potest intelligi in pluribus

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principe d’individuation, substrat des déterminations. Celui-ci interdit la communication indéfinie des formes et fait précisément de la substance même un sujet incommunicable, qui ne peut être prédiqué de quoi que ce soit d’autre406. L’ens ne sera rendu communicable que par un processus d’intellection abstractive, qui cherchera à rendre compte de la completio de la substance par le prisme des modes de prédication, à savoir les catégories, et par leur relation à la matière. Nous devons reporter cette perspective à la suite (chapitre 3), mais notons dès maintenant qu’elle dépendra des structures mêmes de l’acte intellectif. Trop scolastique disions-nous, cette question l’est sans doute. Elle traversa cependant l’histoire des écoles jusqu’au XIXe siècle. Th. Zigliara, par exemple, insiste avec une grande fidélité à la tradition thomiste, sur le fait que la quantité est le premier accident attribué à la substance corporelle. Le cardinal italien souligne comment deux tendances se sont opposées dans l’histoire de la scolastique postérieure à Thomas sur ces questions. La première niait que la matière puisse d’elle-même être cause de quelque accident. Les accidents étant en effet considérés comme des formes, c’est-à-dire sous une raison d’acte, ils sont les perfections secondes d’un sujet, et nécessitent par conséquent un sujet lui-même en acte dont ils puissent être les accidents. Et puisque la matière première ne peut posséder d’elle-même quelque actus essendi, qu’elle reçoit de la forme avec laquelle elle compose, elle ne peut non plus causer matériellement seulement (materialiter), c’est-à-dire indépendamment de la forme substantielle, ni la quantité, ni quelque autre accident subséquent407. esse : et ideo, si aliquis modo supradicto per causas universales eclipsim cognosceret, nihil singulare, sed universale tantum cognosceret. Universalis enim effectus proportionatur causae universali, particularis autem particulari […] ». 406 La thématisation en termes de forme « communicable » ou « incommunicable » est, comme il est bien connu, issue de Boèce, bien que relativement rare chez lui (cfr BOÈCE, In Librum Aristotelis de Interpretatione, col. 462-464). Elle connaîtra cependant un grand succès au Moyen Age, par la médiation des œuvres notamment de Richard de Saint-Victor, Alain de Lille ou encore Alexandre de Hales. 407 « Prima ergo sententia negare videtur materiam esse ex se sufficientem ad causandum materialiter aliquod accidens. Volunt enim huius sententiae defensores quod materia causet quidem accidentia, praesertim quantitatem seu extensionem, quae non a forma sed a materia est, uti saepe inculcat S. Thomas […] Plures rationes ad hanc sententiam suadendam adducuntur. Una, et forte praecipua est, quia accidentia sunt formae, seu actus, seu perfectiones secundariae subiecti, et consequenter subaudiunt necessario subiectum actu constitutum, cui accidant. Quia ergo materia prima ex se non habet actum essendi sed habet a forma cui coniungitur (n. 20) sequitur quod neque ex se, independenter a forma substantiali, cum qua compositum efficit, potens sit causare materialiter quantitatem, aliaque accidentia compositi » (ZIGLIARA, Th., De mente Concilii Viennensis, p. 32).

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Une autre thèse, contraire à celle qui vient d’être exposée, soutenait que la matière première peut, de son propre empire, être la cause matérielle suffisante des accidents formels qui lui sont proportionnés, c’est-à-dire, au premier chef, de la quantité. Tous ceux qui souscrivaient à cette doctrine, précise Zigliara, défendaient que ce sont les mêmes accidents corporels qui, en nombre et en espèce, demeurent dans l’engendré et le corrompu, et maintenaient que la quantité et les dispositions matérielles sont en la matière comme dans leur sujet propre, causées par cette dernière immédiatement et indépendamment de la forme408. Zigliara renvoie, comme l’avait d’ailleurs déjà fait Suarez, à la théorie de Gilles de Rome : « Ratio autem a priori huius sententiae est quia materia prima habet propriam entitatem actualem, et propriam etiam subsistentiam partialem […]. Ergo ex se potest sustentare, et consequenter ex se potest causare materialiter quantitatem et cetera accidentia materialia. – Ratio autem a posteriori est, quia experimur in cadavere hominis statim post mortem eius manere eadem accidentia corporalia, quae erant in homine vivo, exceptis illis facultatibus, quae sunt propriae viventium, ac propterea effective ab anima pendent. Porro difficillime persuadetur, contra sensuum testimonium, accidentia cadaveris, nonnisi apparenter eadem esse, revera tamen diversa numero ab accidentibus quae erant in corpore vivo. Ergo supposita unitate formae substantialis in homine, dici debet quod accidentium, quae sunt tum in corpore vivo, tum in corpore mortuo, causa materialis et subiectum est materia prima, quae eadem manens in corpore vivo et in corpore mortuo, eadem accidentia producit et sustentat »409.

La persistance des accidents dans l’engendré et le corrompu semblait, pour Gilles, devoir aller de pair avec une certaine subsistance par soi de la matière. Au fait qu’il semble que les accidents restent identiques dans l’engendré et le corrompu, Suarez répondra, selon le compte-rendu donné par Zigliara, que « quamvis probabile sit naturaliter non manere eadem accidentia numero in re genita, quae erant in corrupta, probabilius tamen videtur oppositum quoad quantitatem et dispositiones quae vel ordinantur ad formam geniti, vel illi non repugnant, praesertim quando in sola materia prius inhaerebant. 408 « Altera sententia est contradictoria praecedenti. Asserit enim materiam primam ex vi suae entitatis esse sufficientem causam materialem formarum accidentalium sibi proportionatarum ; primo quidem et immediate quantitatis, et, ea mediante, ceterarum. Huic sententiae subscribunt imprimis omnes illi, qui tenendo eadem numero et specie accidentia corporalia manere in subiecto genito et corrupto, tenent etiam quantitatem et dispositiones materiales esse in materia sicut in subiecto proprio et causa materiali immediata et independente a forma » (Ibidem, p. 33). 409 Ibidem, pp. 33-34. La thèse a son origine chez Averroès : cfr AVERROÈS, In I Phys., c. 63, f. 38v B-E.

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Nota verba Suarezii : hanc secundam conclusionem non dicit certam, sed probabiliorem, cuius oppositam dicit probabilem : et hoc affirmat, non obstante ratione illa a posteriori de cadavere hominis statim post mortem […], quam ipse attulerat in expositione secundae sententiae »410.

Zigliara préfère donc s’en remettre aux conclusions de Cajétan à ce propos. Nul accident n’est identique numériquement in genito et corrupto. En effet, nul accident n’est subjectivement dans la matière, c’est-à-dire ex materia, et la forme substantielle est la première forme qui advient au composé. Il est impossible qu’un accident reste identique numériquement. Il migre donc, concluait déjà Cajétan, de sujet en sujet et est idem et non idem dans le corps vivant et le corps mort411. Si aucun accident ne peut certes être dit purement et simplement ex materia, faire cependant dépendre la quantité de la forme uniquement serait une tout aussi grave erreur. C’est Suarez sur ce point qui offre l’une des explications les plus claires : « Quoad tertiam quaestionem tenet Suarez (ib. § XL) quod in aliquo genere causae verum est compositum substantiale, ac unionem formae cum materia esse prius natura quantitate, et aliis accidentibus ; licet in alio genere sint posterius. Hanc assertionem probat imprimis hac generali ratione, quod forma substantialis quantitatem requirit in materia ; et e contrario, accidentia habent aliquam dependentiam a composito et a forma, sed omnis dependentia secum affert aliquam prioritatem naturae. In specie autem probat ex eo quod forma dicitur supponere quantitatem, ut praeparationem materiae ; eiusque prioritas reducitur ad genus causae materialis : quantitas vero pendet a forma solum mediate in genere causae formalis. Unde sicut materia et forma ad ZIGLIARA, Th., De mente Concilii Viennensis, p. 35. Cajétan ne fait là que suivre une tradition thomiste ancienne, puisque Thomas de Sutton par exemple, s’était déjà élevé contre la proposition averroïste qui maintenait l’identité numérique des accidents dans le vivant et le mort, dans son Contra pluritatem formarum. Il commence par exposer la thèse incriminée : « Sufficeret enim ad identitatem talium accidentium identitas materiae ; sed quia magis tenendum est quod subjectum dimensionum et aliorum accidentium consequentium sit substantia in actu, eo quod substantia in actu praecedit naturaliter accidens in actu ; ideo dicendum quod illa accidentia non manent in corpore vivo et mortuo eadem numero, sed eadem specie : eo quod subjectum non manet idem numero, sicut contingit quando ex vino fit acetum ; manent similes dimensiones, similis etiam color, similis humiditas, in aceto quae prius in vino ; nec istud est contra sensum quod accidentia dicantur non manere eadem numero » (THOMAS DE SUTTON, De pluralitate formarum, p. 336). C’est là une position que Thomas de Sutton rejette cependant plus tard, alors qu’il s’attelle à compléter le commentaire au De generatione et corruptione laissé inachevé par l’Aquinate, ou qu’il rédige sa première question quodlibétique : « In corruptione unius rei et generatione alterius non corrumpuntur omnia accidentia, quae erant in substantia, quae corrumpitur […] sed corrumpuntur propria eius accidentia. Sed accidentia communia manent in substantia, quae generatur. Et non solum manent eadem specie, sed manent eadem numero, quamvis aliqui aliter dicant » (THOMAS DE SUTTON, Quodlibet I, q. 10, p. 71) ; cfr également THOMAS DE SUTTON, De generatione et corruptione, L. II, cap. 4, pp. 140-142. 410

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invicem pendent, et sunt prius et posterius in suis generibus sine repugnantia, ita similiter se habere possunt quantitas et forma substantialis : et eadem ratione, sicut materia licet pendeat a forma, et sub ea ratione dicatur posterior, illa nihilominus potest manere sub forma distincta ; ita idem proportionaliter est in quantitate »412.

Si, selon le grand scolastique espagnol, il ne semble exister en définitive aucune raison contraignante, mais seulement probable, pour résoudre le problème de la permanence et du sujet propre des accidents, Zigliara termine son exposé en se ralliant à la solution traditionnellement défendue par les thomistes, et distingue la matière première conçue comme sujet radical de la quantité, de la forme comme condition nécessaire de l’advenue de la quantité à l’acte, en tant qu’elle donne elle-même l’acte à la matière : « Sententia thomistica magis mihi arridet, quia iuxta illam in ipsa materia prima constituitur subiectum radicale quantitatis, forma actuans materiam conditio necessario requisita ut quantitas actu explicetur, compositum vero subiectum quod eorumdem accidentium, quia compositum est ens actu, cuius forma et materia sunt partes. Etenim videtur omnino impossibile ut materia sit ex se actu hoc est existens sine forma et extra compositum, sicut videtur omnino impossibile ut accidentia sint in alio subiecto quam in ente in actu, seu actualiter existente : quamvis quaedam sint in composito ratione forma, quaedam ratione materiae : ‘Quia enim partes substantiae sunt materia et forma, ideo quaedam accidentia (ut qualitas) principaliter consequuntur formam et quaedam (ut quantitas) materiam’. (S. Th. De ente et essentia, Cap. VII ; – et IV, Dist. XII, Qu. I, Artic. II, ad quaestiunc. I. – Cf. Cajetan. loco cit., Banes Op. Et qu. Cit., et Qu. X, Artic. III, Ripa in hunc locum S. Thomae, Qq. III et IV). Nihilominus de huiusmodi quaestionibus vere accidentalibus et inextricabilibus litem movere nolo : etenim non aliud mihi in hoc capite proposui, quam probare quaestionem de causalitate et subiecto accidentium esse inter secundarias quaestiones scholasticas amandandam : quod satis me praestitisse confido. Unum solummodo notabo, nempe quod Suarezius, etiamsi sententiam oppositam sententiae thomistarum ex parte amplectatur, non nisi tamen ut probabiliorem eam defendit »413.

I.3.7. Quasi-excursus. L’individuation selon Cajétan Selon Cajétan, « la matière signée n’est rien d’autre qu’une matière capable de cette quantité, et non de celle-là »414. La matière n’est alors capable de recevoir que la quantité de telle forme déterminée, comme si 412 413 414

ZIGLIARA, Th., De mente Concilii Viennensis, p. 36. Ibidem, pp. 37-38. CAJÉTAN, Th. de Vio, In De ente et essentia, p. 53.

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tel agent particulier la préparait à ne recevoir de forme que susceptible de correspondre à une certaine quantité. Comme l’explique J.-L. Solère, l’agent particulier qui œuvre sur la matière y détermine seulement une puissance réceptrice de la quantité. Selon Cajétan, la matière signée ne diffère pas réellement de la matière même. Elle n’ajoute en vérité rien à la matière considérée en elle-même, mais seulement une capacité à recevoir la quantité. Cette potentialité est ajoutée à la matière comme quelque chose qui en est distinct, non réellement, mais selon la raison seulement. C’est la puissance d’être quantifiée qui se trouve au sein de la matière signée415. Ainsi la doctrine d’une matière signée par la quantité ne désignet-elle la quantité qu’indirectement (in obliquo), puisqu’on ne trouve pas dans la matière signée la quantité en tant que telle, mais seulement la capacité de recevoir cette quantité416. La matière renvoie à sa quantité à la manière dont la puissance renvoie à l’acte qu’elle reçoit et lui permet d’être définie. Partant de ces prémisses, Cajétan n’aurait pu se satisfaire de la théorie scotiste de l’heccéité. Celle-ci en effet, en tant qu’acte, présuppose une puissance qu’elle actue. Ainsi la nature de l’individu doit être de quelque manière individuée avant même l’advenue de l’heccéité, et cette dernière ne peut assumer le rôle de principe d’individuation417. L’heccéité 415 Ibidem, p. 54 : « Nihil ergo addit materia signata supra materiam, nisi capacitatem hujus quantitatis, ita quod non illius. Capacitas autem materiae respectu hujus quantitatis nihil aliud est quam potentia receptiva hujus quantitatis, ita quod non illius ; potentia autem receptiva nihil realiter distinctum in recto dicit, sed addit aliquid reale distinctum secundum rationem tantum a materia. Sicut materia propria nihil addit supra materiam realiter distinctum ab ipsa, dicit tamen aliquid reale in materia, quod non explicat materia secundum se : materia enim signata non est diffinibilis nisi per hanc quantitatem si diffiniretur, sicut propria potentia non nisi per proprium actum diffinitur, ut dicitur III Phys. (2) (text. Com. X). Materia autem secundum se hanc quantitatem in sua diffinitione non exigit : unde materia propria individui, et materia signata, et materia sub certis dimensionibus idem important ; et propterea S. Thomas non dixit materiam signatam materiam cum certis dimensionibus, sed sub certis dimensionibus ; et alibi dicit quod sicut materia in ordine ad formas generales, puta formam totalem et partialem, distinguit generice corpora coelestia ab inferioribus : ita materia in ordine ad hanc vel illam quantitatem distinguit numeraliter in rebus materialibus. Materia igitur signata non dicit aggregatum ex materia et quantitate, sed materiam in recto significat, quantitatem vero in obliquo ; sicut potentia materiae significat materiam in recto, in obliquo vero actum quem rescipit eo quod non nisi per actum est diffinibilis. Et sic manifestum est quid importet materia signata ». 416 Cfr SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », p. 100. 417 « […] omnis actus singularis praeexigit potentiam singularem, quam actuat, sed heccheitas est actus singularis : ergo praeexigit potentiam singularem, quam actuat ; sed illa potentia est natura seu in natura ipsius individui : ergo natura individui est singularis ante adventum heccheitatis, et sic heccheitas non est principium individuationis » (CAJÉTAN, Th. de Vio, In De ente et essentia, p. 51). Cfr à ce sujet BRAUN, B., Ontische Metaphysik, p. 79.

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ne mérite en dernière analyse nullement le statut de principe ; elle n’est que l’état des lieux ou la description d’un fait d’individualité418. Puisqu’il ne peut y avoir de quantité en acte sans la forme, on dira que la puissance de la quantité préexiste à la forme certes, mais dépend pourtant de cette dernière. La matière signée n’est pas la propriété individuelle en l’étant, mais bien le principe d’individuation, c’est-à-dire ce à partir de quoi il y aura différence numérique419. Cajétan n’est cependant pas demeuré satisfait de cette solution, qu’il rejette explicitement dans son commentaire de la Somme théologique420. La puissance, en effet, est ordonnée au même prédicament que l’acte vers lequel elle tend. Il faudrait donc que la matière, en puissance de quantification, appartienne déjà à la catégorie de la quantité, ce qui ferait d’elle une réalité accidentelle. L’individu ne serait dès lors « un » que par accident, ce que Cajétan juge impossible421. Sa nouvelle solution est présentée en ces termes : ce qu’il entend maintenant par matière sous certaines dimensions, c’est une « materiam distinctam numero, non ut subjectum quantitatis, sed ut prius natura ipsius fundamentum, ut radix et causa, ita quod ipsa materia in se est prius sic distincta quam quanta […] distinctio enim numeralis, qua Socrates distinguitur a Platone, in quantum sunt isti homines, non est distinctio quantitativa, sed fundamentum quantitative distinctionis »422.

Cfr Idem. Cfr SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », pp. 100-101. Le principe d’individuation est matière signée, non matière quantifiée : « […] materia non quanta, sed sic signata […] est principium intrinsece distinctivum individui a specie : ergo non materia quanta, sed materia signata est principium intrinsecum distinctivum individui ab altero ejusdem speciei individuo » (CAJÉTAN, Th. de Vio, In De ente et essentia, p. 55). 420 CAJÉTAN, Th. de Vio, In Iam, q. 29, a. 1, IX, p. 329 : « Per materiam autem sub certis dimensionibus, non intelligo, ut olim exposui in commentariis de Ente et Essentia, materiam cum potentia ad quantitatem : quoniam potentia illa, ut patet in XII Metaphys., in tractatu de principiis Praedicamentorum, est in genere quantitatis ; et sic Sortes non esset unum per se. Sed intelligo materiam distinctam numero, non ut subiectum quantitatis, sed ut prius natura ipsius fundamentum, radix et causa ; ita quod ipsa materia in se est prius sic distincta quam quanta ; ut sic effectus proportionetur causae. Distinctio enim numeralis qua Socrates distinguitur a Platone, inquantum sunt isti homines, non est distinctio quantitativa, sed fundamentum quantitativae distinctionis. Et similiter principium distinctivum huius hominis ab illo, ut sic, est radix et fundamentum quantitatis, et consequenter distinctionis sequentis ipsam. Hoc autem est materia, quae est altera pars compositi primo terminantis generationem substantialem in rerum natura, in primo instanti naturae, ante adhaesionem accidentium. Oportet enim pro tunc esse singulare distinctum ab universali, et per se ens ac unum, quod absque constitutivo in esse hoc intelligi nequit : per idem autem unumquodque est hoc, et a ceteris distinguitur ». 421 Cfr SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », p. 101. 422 CAJÉTAN, Th. de Vio, In Iam, q. 29, a. 1, IX, p. 329. 418

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Cajétan pose donc, au fondement de toute distinction quantitative, une distinction plus originaire, transcendentale, qui répond à la raison de l’ens en tant qu’ens. Comme le commente J.-L. Solère : « De la propriété transcendantale par laquelle chaque être est un, résulte une multiplicité transcendantale qui ne repose que sur l’existence singulière de tel être, puis de tel autre, puis de tel autre, etc., chacun d’eux étant soi-même et distinct de ceux qu’il n’est pas. De même que ‘un’ n’ajoute à l’être que la négation de la division (‘être un’ signifie ‘être indivis’), de même ‘multiple’, lorsque nous parlons de la multiplicité fondamentale des choses, ne signifie que l’indivision propre à chacune de ces choses, sans rien ajouter au fait qu’elles sont des êtres, alors que ‘le nombre qui est une espèce de la quantité ajoute à l’être comme un accident’ »423.

Si la lettre de la doctrine change indéniablement, l’intention fondamentale nous paraît cependant identique. Il s’agit pour Cajétan de distinguer la quantité numérique d’une part et la matière comme propriété intrinsèque et originelle de l’étant naturel d’autre part. Aussi la nouvelle version de la doctrine ne fera que radicaliser la première. Selon les mots de Suarez, la matière signée par la quantité n’inclut pas sa quantité de manière intrinsèque, mais comme le terme d’une relation (ut est terminum habitudinis materiae ad ipsam). Puisque la matière n’est cependant fondement de la quantité qu’à la manière d’une cause passive ou matérielle, et non comme sa cause efficiente, affirmer que la matière est en puissance de cette quantité ou qu’elle la précontient virtuellement, à la manière de sa racine ou de sa cause, ne change pas grand-chose424. SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », p. 102. Solère nous dit que « Cajétan paraît se rallier à la thèse de Capréolus qui est aussi celle de Soncinas : l’unité fondamentale a le même principe que l’esse, l’unité quantitative vient de la matière comme racine première, mais n’est pas achevée sans les accidents » (SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », p. 103). 424 Cfr SUAREZ, Disputationes metaphysicae, V, 3, n. 18 : « Secundam expositio est, materiam signatam quantitate non includere quantitatem ipsam intrinsece, sed ut terminum habitudinis materiae ad ipsam. Est enim materia natura sua capax quantitatis, sed ut sic non potest esse completum principium individuationis, quia est indifferens ad quamcunque quantitatem, sicut ad quamvis formam ; per actionem autem agentis praeviam ad generationem determinatur, ut sit capax hujus quantitatis, et non alterius, et illa ut sic dicitur esse individuationis principium. Per quantitatem autem intelligimus hoc loco non solam mathematicam quantitatem (ut sic dicam), sed physicam, id est, physicis qualitatibus et dispositionibus affectam. Ita rem hanc explicuit Cajetan., de Ente et essentia, c. 2, quaest. 5. Sequitur Javell., 5 Metaph., q. 15, et ante illos Aegid., Quodlib. 1, quaest. 5, art. 1. Haec vero sententia displicuit eidem Cajet., 1 part., quaest. 29, art. 1, propter argumentum quod infra referam, et ideo aliud invenit dicendi modum (si tamen est alius) ; ait enim non materiam, ut est in potentia ad hanc quantitatem, sed ut virtute praehabens hanc quantitatem, seu ut est radix et fundamentum hujus quantitatis, esse principium individuationis. Verumtamen non satis intelligo quid his verbis distinctum a priori significetur, 423

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Il reste que les deux théories de l’individuation proposées successivement par Cajétan scindèrent ses disciples. Javelli, par exemple, regrettera la première position du cardinal de Vio. La puissance et l’acte n’appartiennent nécessairement au même prédicament, selon lui, que si l’acte en question est celui auquel la puissance se rapporte premièrement et par soi, c’est-à-dire la forme substantielle pour la matière, et non la quantité, qui n’est qu’un accident, c’est-à-dire un acte secondaire425. La matière qui, en raison de sa forme substantielle, reçoit une détermination quantitative, ne voit pas sa puissance limitée a priori par quelque accidentalité lui attenant comme par soi. L’unité de la substance n’est donc pas accidentelle dans la mesure où la matière est foncièrement ou « premièrement » en puissance à la forme substantielle et non à la quantité qui lui advient. Cajétan avait d’ailleurs déjà explicitement développé cet argument dans son commentaire du de ente et essentia, et relevé que l’Aquinate s’était lui-même avancé de la sorte contre Averroès426. Toute puissance est ordonnée d’abord à son acte premier, ensuite aux conséquents. Mais puisque la matière première est ordonnée à tout acte, substantiel comme accidentel, elle recevra en premier lieu l’acte qui est antérieur de manière absolue (simpliciter). Or l’acte absolument premier dans la génération est l’esse, et l’esse de la matière est l’être substantiel, que lui donne la forme substantielle. L’acte conféré par l’accident ne vient qu’ensuite, et n’advient par conséquent qu’à un étant en acte427. Cette opinion sera reprise par Banez, qui présente pourtant la seconde interprétation de Cajétan comme défendable et, comme le remarquait J.-L. Solère, avalise en quelque sorte par là le jugement de Suarez428. quia materia (praesertim in sententia Cajetan. et aliorum Thomistarum) non praehabet quantitatem in genere causae effectivae, sed ab extrinseco agente fit, vel resultat a forma ; solum ergo potest illam praehabere in genere causae materialis ; hoc autem nihil aliud est quam habere illam in potentia receptiva, seu (quod idem est) habere potentiam ad illam ; sicut materia ut praehabens formam nihil aliud esse potest quam materia ut est in potentia ad formam, seu potius ut est potentia receptiva formae, quia non aliter praehabet quam in genere causae materialis ; idem ergo est in praesente propter eamdem rationem. Omnia ergo illa verba, materia ut fundamentum, ut radix, ut causa, eodem revolvuntur, quia materia non est fundamentum quantitatis, nisi materiale et passivum, neque est radix nisi ut primum subjectum, nec causa, nisi materialis, quae consitit in ratione potentiae receptivae, ex qua forma educitur ; ergo illis omnibus verbis nihil aliud subesse potest, nisi potentia ipsius materiae. Quocirca et argumentum ipsius Cajetani, et quae nos faciemus, aeque procedunt contra hanc sententiam, et ideo necesse non est illam ut diversam tractare ». 425 Cfr SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », p. 104 ; JAVELLI, C., Quaestiones in duodecim libros metaphysices, L. V, q. 15, ff. 755-758. 426 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 76, a. 6. 427 Cfr CAJÉTAN, Th. de Vio, In De ente et essentia, p. 225. 428 Cfr SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », pp. 104-105. Suarez en effet, relativise les critiques adressées par Javelli à la deuxième opinion et cherche à

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Si Javelli a déterminé le problème d’une manière fort correcte, la solution qu’il y apporte n’en est pas pour autant exempte de difficultés. Avec les termes de J.-L. Solère : « Javelli disait fort bien que la puissance est dans le même genre que l’acte principal auquel elle est ordonnée. Mais c’est justement reconnaître la priorité de cet acte premier, de sorte que tout rapport à des actes secondaires doit passer par lui. Ainsi, en quelque langage qu’on veuille le dire, la matière n’est disposée envers une quantité, ou ne précontient une quantité, que par l’intermédiaire de la forme. Ce qui implique que la matière est en fait signée non par cette quantité mais par la forme elle-même. Il semble décidément impossible d’unir de façon satisfaisante matière et quantité dans l’expression ‘materia signata quantitate’. Ce complexe se défait irrésistiblement, selon deux directions opposées. Ou bien l’on dit que la matière est affectée de quantité, ou du moins que la quantité est requise comme condition, disposition, et inhère intrinsèquement dans la matière avant l’introduction de la forme substantielle ; mais on contrevient alors au principe qui veut que l’accident ne peut précéder la forme et que la forme s’unit à la matière nue. Ou bien l’on dit que la quantité n’appartient pas intrinsèquement à la matière avant la forme, que la matière est seulement en puissance de la quantité qui ne la déterminera en acte qu’après la forme ; mais on concède alors que la quantité ne contribue pas fondamentalement à l’individuation, qu’elle est au plus un signe de l’individuation, ‘quoad nos’. Or, dans ce cas, puisque la matière, en tant qu’elle est commune à plusieurs individus, ne peut être principe suffisant d’individuation, il faut se retourner vers la forme pour obtenir une détermination de la singularité. C’est sans doute pourquoi, lorsqu’ils répondent aux scotistes, les commentateurs thomistes sont le plus souvent en position défensive : ils tâchent de démontrer que l’heccéité ne démontre rien de plus, ou n’explique pas mieux, l’individuation que le principe thomiste, qui pointe vers la singularité (comme rencontre de différents facteurs), sans pouvoir totalement en rendre compte, sans pouvoir synthétiser parfaitement les éléments requis »429.

Ce constat un peu alarmant pose bien les termes du problème auquel se sont vus confrontés les thomistes. Il n’envisage cependant qu’assez partiellement la solution que ceux-ci ont pu lui apporter et pourquoi ils ne pouvaient se contenter d’admettre comme restrictivement, ou négativement, que les scotistes ne disaient pas mieux ou plus. Les thomistes au contraire ont donné, à notre sens, une définition positive du principe d’individuation, cohérente avec le « système » thomasien et s’opposant tout de même assez frontalement aux solutions apportées par les scotistes. Or Cajétan montrer que les deux interprétations reviennent au même encore en : SUAREZ, Disputationes metaphysicae, V, 3, n. 21. 429 SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », pp. 107-109.

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nous apparaît à cet égard assez emblématique, par la subtilité de ses réponses et sa fidélité sans cesse renouvelée au réalisme thomasien. Le fait même que diverses formes présupposent diverses parties dans la matière peut être compris de deux façons. D’une première manière, selon l’ordre chronologique, et l’on pourrait alors peut-être admettre que deux formes reçues en même temps dans la matière présupposent que l’être de celle-ci soit distingué en plusieurs parties immédiatement avant l’instant auquel ces formes sont induites. Mais il n’est pas nécessaire que cette distinction des parties de la matière advienne par des dimensions interminées inhérentes à la matière qui correspond à la nouvelle forme substantielle. Elle advient en vérité par les dimensions des précédents composés. L’autre manière de comprendre que diverses formes présupposent diverses parties de matière est selon le mode de la nécessité. Dire qu’il est nécessaire que, dans l’instant de l’introduction des formes, la matière soit antérieurement diversifiée en parties, est faux. En l’instant même, deux formes distinctes exigent des parties de matière, mais ne les « pré-exigent » pas430. 430 CAJÉTAN, Th. de Vio, In De ente et essentia, p. 226 : « Alio modo potest intelligi ut ly Prae dicat ordinem necessarium, ita quod in instanti introductionis formarum necesse sit materiam habere prius natura diversitatem partium, et post formas formas distinctas, et hoc est falsum : oportet enim prius materiam esse natura quam distinctam esse, in illo ergo et pro illo instanti exigunt duae formae distinctas partes materiae sed non praeexigunt ». On répond ainsi aux difficultés posées par les thèses de Dominique de Flandre. Selon ce dernier, il faut dire que telle forme n’est individuée que reçue dans une partie de matière et non dans le tout de cette dernière. Cette partie donne à la forme ses dimensions interminées. Il s’agit là des « déterminations laissées à la matière par la forme qui précède, dans le processus de génération et de corruption, la forme dont nous cherchons la raison d’individuation. Dominique prend un exemple : pour que l’âne Brunellus soit engendré, pour que sa forme spécifique, qui doit être introduite dans la matière, soit individuée, il faut que la semence de l’âne engendrant (i. e. la matière), soit divisée en une partie bien délimitée, distincte de toute autre partie de la semence dans laquelle pourrait être introduite la forme d’un autre âne, e. g. de Grisellus. Cette distinction se fait par les dimensions qui dépendent de la forme de la semence : cette quantité (accident) divise en acte la matière semence, et délimite des parties, de sorte que ‘illa forma asini generandi introducatur in tali materia sic divisa’. Ces dimensions, qui sont déterminées tant qu’elles sont celles de la semence, sont celles-là mêmes qu’on appelle indéterminées quand cette semence devient matière d’un nouvel âne, c’est-à-dire lorsque telle partie de la matière perd la forme de semence et reçoit celle d’âne : ‘Dimensiones illae dicuntur interminatae per respectum ad esse in actu quod habent sub forma introducenda, licet tamen sint terminatae in quantum habent esse actu sub forma abjicienda’ » (SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », p. 94). Selon Solère, « Là est bien la faiblesse de Dominique : il fait des dimensions interminées la trace de l’individu antérieur dans la matière qu’il laisse à l’individu suivant, mais en toute rigueur l’accident dépend entièrement de la forme, de sorte que lorsque la première forme disparaît rien d’elle ne subsiste. La forme suivante s’unit à une matière nue, et toute quantité devra être considérée comme accident de cette seconde forme et ne pourra la précéder. Dominique est obligé de s’engager dans une laborieuse

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Le fait que la forme soit divisée en raison de la division de son sujet peut également être compris selon deux sens. On l’expliquera tout d’abord, comme mentionné plus haut, parce que la forme est reçue en une matière pré-divisée, et on a déjà indiqué en quel sens une telle affirmation pouvait être justifiée et comment elle devait précisément être comprise. Mais on peut également soutenir que la forme substantielle est divisée quantitativement en vertu de la raison même de son sujet, et par sa liaison à la matière. C’est au sein même de la composition qu’advient seulement la quantité, sous la raison de sa matérialité. Il ne préexiste au sein de la matière aucune division. La division quantitative n’advient donc que sous la raison du composé, par sa matière. S’il faut admettre que la forme est divisée selon la division de son sujet, cette division ne précède jamais l’advenue de la forme, mais tombe en même temps (comitari). Il en est de même en ce qui concerne l’advenue des qualités, mais tantôt par la forme, tantôt par la matière. Une qualité en effet suit de la composition de la forme avec sa matière, sous la raison de la forme et sans préexister de manière subjective en celle-ci431. Plus généralement, l’individuation et l’attribution de la quantité à la substance ne manifestent leurs raisons qu’au sein même des processus d’engendrement et de corruption. Ce sont seulement ces derniers qui permettent de donner l’explication dernière de la dynamique d’individuation de la substance naturelle et qui justifient pleinement la doctrine de la matière comme principe d’individuation dans le composé : discussion sur ce qui peut se passer entre ‘l’ultime instant’ de la forme antécédente et ‘le premier instant’ de la forme suivante, pour conclure finalement que ‘quando forma unitur materiae nudae, illa materia est signata actu per quantitatem quae simul introducitur cum ipsa forma et non per quantitatem corrupendam ; unde dictum est quod quantitas terminata concomitanter ordine naturae, inseparabiliter tamen, concurrit ad individuationem ipsius formae, quantitates vero corrupendae antecedenter et dispositive’ » (SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », p. 95). 431 CAJÉTAN, Th. de Vio, In De ente et essentia, pp. 226-227 : « Uno modo ut ideo forma divisionem habeat ex subjecto quia in materia praedivisa recipitur, et hoc modo quomodo sit verum et quomodo sit falsum, nunc nunc declaratum est. Alio modo ut ideo forma dividatur ad divisionem subjecti quia forma habet talem divisionem ratione sui subjecti, et hoc modo verum est eo quod divisio quantitativa convenit formae substantiali ex hoc quod est in materia, ratione cujus compositum est quantum, sicut enim qualitas sequitur compositum ratione formae non ita tamen quod ipsa qualitas praesit in ipsa forma subjective : ita quantitas inest composito ratione materiae, non ita quod praesit in materia quia ergo divisio quantitativa formae non convenit nisi ratione materiae in qua recipitur ut formae a materia separatae ostendunt, ideo formas dividi ad divisionem subjecti concedimus, non tamen divisionem istam praecedere formam sed comitari. Unde patet responsio ad totum processum rationis quoniam ruit, fundamento falso innitens. Fundatur enim super hoc quod in expositione nostra sequitur formas non dividi ad divisionem subjecti, quod patet non sequi ».

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« Simile autem est judicium de quantitate et figura et aliis dispositionibus et aciidentibus similibus in genito et corrupto. Omnia enim ista concomitative producuntur et ideo non oportet quaerere generans nisi quod subjectum generat. Et cum supradicta inspexeris, videbis quod simile a suo simili concomitative et per accidens quandoque corrumpitur ; et per oppositum a non simili concomitative, per accidens generari contingit ipsum accidens. Aristoteles ergo quotiens dicit eadem remanere in genito et corrupto eadem specie, non numero ait, et hoc per accidens. Variatur enim unitas numeralis non propter generationis vim sed subjecti corruptionem. Facilior quoque transitus in habentibus symbolum, non ex identitate numerali symboli accidentis, sed ex non repugnantia illius in agendo vel patiendo provenit. Et ex hoc quod formae substantiales, a quibus fluunt similes qualitates, sunt similiores, ex effectibus enim natura causae innotescit. Averroes autem, si salvari debet, eodem modo glossetur »432.

Cajétan montre comment l’émergence des accidents dépend essentiellement de l’action du générateur. Ensuite, il confirme que la division quantitative n’advient à la forme qu’en tant que cette forme est liée à une matière. Les accidents adviennent au composé en fonction de raisons différentes, tantôt propres à la forme – ils appartiennent alors à la raison spécifique ou générique de la chose –, tantôt plutôt à la matière, et sont particuliers à l’individu, puisque la matière « flue » ou est remplacée au cours de la génération. En outre, si comme le soutenait Cajétan, l’individuation advient par la matière avant toute prédication quantitative possible et dépend ainsi des principes intrinsèques de la substance, antérieurs aux aspects accidentels, c’est certes qu’elle est ordonnée à la raison de la forme substantielle, absolument première, mais c’est là également ce qui explique que la matière est un « principe » d’individuation, et non une 432 CAJÉTAN, Th. de Vio, In De ente et essentia, pp. 236-237. Voir aussi Ibidem, pp. 53-54 : « Materia signata nihil aliud est quam materia capax hujus quantitatis, ita quod non illius : haec namque materia est pars intrinseca Sortis de diffinitione ejus si diffiniretur. Imaginandum est enim quod agens particulare, puta hoc semen, continue appropriat materiam ad formam inducendam hoc modo, quod sicut semen humanum appropriat materiam ad animam humanam, ita hoc semen ad hanc animam. Unde cum in primo instanti generationis Sortis, quod est primum esse Sortis et primum non esse formae praecedentis et accidentium primo ordine naturae fiat particulare compositum, deinde naturali ordine sequuntur omnia accidentia (in via nostra) in illo priori secundum naturam, quo compositum particulare terminat per se primo generationem : materia quae est pars intrinseca ejus, scilicet Sortis, ita est appropriata ipsi Sorti ab agente particulari, quod non est capax alterius quantitatis quam ejus quam Sortes sibi determinat : omnium enim natura constantium determinata est ratio magnitudinis et augmenti, ut dicitur II de Anima (text. Com. XLI), et talis materia vocatur materia signata. Nihil ergo addit materia signata supra materiam, nisi capacitatem hujus quantitatis, ita quod non illius ». Selon Cajétan, la permanence de l’accident lors de la génération et de la corruption ne s’explique que spécifiquement, et non numériquement, dans la mesure où seul le sujet substantiel détermine au nombre (Cfr Ibidem, pp. 236-237).

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cause d’individuation. La matière est la condition première intrinsèque d’individuation, non la cause première de l’advenue d’une substance individuée, qui n’est autre, dans le cas de l’homme, que la création de l’âme intellective. L’individuation de l’âme par son corps reste la meilleure illustration de cette théorie. Cette individuation n’advient, semble-t-il, qu’occasionaliter433. L’âme dépend sans aucun doute du corps en son existence actuelle, mais non en son origine même. Pourtant, « Sicut namque de essentia animae in communi est quod essentialiter sit proportionata corpori physico organico quod in ejus diffinitione ponitur, ita de essentia animae humanae est commensurari corpori humano : […] et sic commensuratio ad corpus humanum non sequitur animam jam humanam sed constituit ipsam humanam […] Ita substantialis commensuratio hujus animae ad hoc corpus non sequitur animam hanc, sed constituit ipsam hanc »434.

Si la composition d’une âme avec tel corps ne découle pas de l’âme, mais bien plutôt la constitue, on conclura aisément que son individuation ne pourra également advenir qu’en son lien avec le corps, ce qu’avait également contredit Scot. Pour ce dernier en effet, l’heccéité venait couronner une substance déjà constituée, là où Cajétan cherche à penser une individuation qui constitue la substance elle-même435. Selon Cajétan, l’individuation de l’âme humaine n’est ni le fait du corps, ni celui de l’âme en tant que tels, mais représente pourtant un élément constitutif de la substance même. L’homme n’est constitué comme tel et n’émerge donc en sa forme substantielle que par la proportion ou l’harmonisation (commensuratio) de cette âme avec ce corps. Pour le dire avec B. Braun, il faut comprendre que Cajétan ne conçoit pas l’union de l’âme en ses puissances intellectuelles avec le corps « comme une limitation simplement quantitative et matérielle d’un principe spirituel capable de plus. Mais à l’inverse, c’est la relation avec le corps qui rend possible pour l’âme le déploiement de sa propre essence »436. L’âme humaine n’atteint selon Cajétan la perfection de son intellection que dans son union avec la matière : 433 Cfr Ibidem, p. 188 : « […] individuatio ejus (animae) ex corpore occasionaliter dependeat quantum ad sui inchoationem […] ». 434 Ibidem, p. 192. 435 Cfr Ibidem, pp. 190 s. 436 BRAUN, B., Ontische Metaphysik, p. 193. Ainsi l’âme humaine est-elle de nature unie à un corps, qui dès lors ne peut en rien constituer quelque empêchement au déploiement de celle-ci. Il demeure cependant que l’âme n’est individuée par son corps qu’en

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« [...] majorem enim perfectionem simpliciter ponit in anima intelligere substantias sensibiles, distincte et quiditative et substantias immateriales per effectus sensibiles et communia, quam intelligere ea in confuso, licet sit secundum quid nobilior illa confusa intellectio ex hoc quod est per earum species et immaterialiori modo. Unde dico quod non convenit animam nostram impediri ab operatione nobilissima simpliciter acquirendam ex unione ad propriam materiam [...] »437.

vertu de son aptitude foncière à être liée à celui-ci, et sous les modalités d’une conditio sine qua non : « Non enim dicimus animam individuari formaliter per actualem unionem ad corpus, sed per coaptationem substantialem ad hoc corpus, quam prius natura debetur animae quam ipsam actualem unionem, patet ex eo quod anima haec per se terminat creationem et non anima hoc existens, et ex eo quod inesse praesupponit esse, esse autem particulari tam immediator est quam inesse. Unde reponsio ibi recitata est bona cum grano tamen salis. Dicimus enim animam individuari per aptitudinem substantialem seu commensurationem formaliter, per unionem vero actualem ad corpus conditionaliter, id est tanquam per conditionem sine qua non ; et quia prius natura inest rei ratio formalis quam conditio sine qua non, ideo, etc. Ad argumentum contra hoc patet responsio ex dictis. Assumit enim hoc falsum scilicet quod natura hujus animae sit prior aptitudine sua substantiali. Unde major argumenti ibi formati pro secunda parte disjunctivae est falsa, scilicet quod quodlibet conveniens uni et repugnans alteri ejusdem speciei praeexigat distinctionem ipsorum. Stat enim quod non praeexigat sed faciat distinctionem ipsorum, sicut quod convenit uni speciei et repugnat alteri ejusdem generis, non opus est quod praeexigat illarum specierum distinctionem, sed stat quod faciat earum distinctionem […] » (CAJÉTAN, Th. de Vio, In De ente et essentia, p. 194). Cajétan précise ensuite, d’une part que la nature de ce à quoi est ordonnée la relation d’aptitude n’est pas forcément un terme étranger mais peut être le récepteur de la forme, et d’autre part que la nature de cette aptitude répond à celle d’un acte premier : « Ad confirmationem cum dicitur : ratio aptitudinis non est ad se, dico quod ratio aptitudinis substantialis, de qua loquimur, est ad aliud sed non ut ad terminum sed ut receptivum. Probatio autem contra hoc nihil facit. Concedo enim quod potest intelligi non ad aliud, ut ad terminum, non autem non ad aliud ut receptivum, sicut quantitas et qualitas absolute sunt a termino et non a subjecto. Ad id quod secundo loco in antecedente ponitur, scilicet quod ratio aptitudinis non est ratio entis in actu, dico primo quod falsum est : Aptitudo enim ad ridendum, scilicet risibilitas habet rationem entis in actu primo licet potentiam ad actum secundum. Probationis vero utraque propositio est falsa ; et major quidem, scilicet : Quod necessario exigit aliquid non existens ipsum est non existens in actu, quaelibet enim potentia activa in actu primo tantum exigit operationem suam non existere et tamen ipsa est existens in actu. Minor vero quia aptitudo substantialis animae ad corpus non excludit corpus sed compositio ex contrariis est quae facit aptitudinem animae esse absque actuali unione » (Ibidem, pp. 194-195). L’image qui, selon Cajétan, correspond le mieux à l’aptitude de l’âme envers son corps est celle du cachet de cire, ou de l’impression (sigillatio) : « Dico secundo quod aequivocamus de aptitudine. Aptitudo enim ista, quam in anima intelligimus, non [est] nisi commensuratio seu substantialis sigillatio ipsius animae ad hoc corpus, quam constat esse in actu et dum est corpori unita et dum est separata ab eo, sicut in exemplo supraposito de cera liquet. Argumentum autem procedit ac si aptitudo ista esset quid potentiale expectans aliquid quod reducat ipsam in actu, etc. Ad consequentiam patet quid dicendum sit quia non est talis distinctio relativa sed absoluta relative ad receptivum, etc. » (Ibidem, p. 195). 437 Cfr CAJÉTAN, Th. de Vio, In De ente et essentia, p. 207.

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Comme l’écrit Braun, l’âme humaine, « à la comprendre selon l’essence, est plus proche de Dieu dans les choses composées qu’en tant que séparée. Etre homme a un sens en soi et n’est pas le premier degré d’une accession évolutive à quelque être Dieu ou ange »438. Cajétan insiste beaucoup sur l’intégration du rapport que l’âme humaine entretient avec son corps au cœur même de la définition de celle-ci, et non comme un élément extrinsèque ou accidentel : « Sicut namque de essentia animae in communi est quod essentialiter sit proportionata corpori physico organico quod in ejus diffinitione ponitur, ita de essentia animae humanae est commensurari corpori humano ». Il faut mentionner la définition que Cajétan donne de la forme substantielle : « forma […] substantialis essentialiter est entitas perfectiva materiae […] »439, ainsi que son explication : « sicut enim in diffinitione accidentis opportet poni suum subjectum quod est extra ejus genus, ita in diffinitione formae substantialis oportet ponere receptivum, materiam scilicet quae est extra ejus genus proprium, nam genus formae est actus, ut patet II de Anima ; materiam autem, cum ens dividatur in actum et potentiam, sub potentia contineri clarum est ; et consequenter esse extra actum, quod est genus formae, hujus signum est quod fecit Aristoteles diffiniendo animam, dum posuit in ejus diffinitione, corpus physicum organicum, quod propria materia est animae in eo quod est corpus physici perfectio. Addidit autem hoc, ne mireris, quare in diffinitione animae non ponitur materia, cum sit forma substantialis, sed corpus physicum ; hoc enim ideo est quia physicus non considerat animam ut formam substantialem sed ut animam, quae ut sic, corpus physicum praeexigit tanquam propriam materiam. BRAUN, B., Ontische Metaphysik, p. 172. Pour appuyer Braun, on peut renvoyer à CAJÉTAN, Th. de Vio, In De ente et essentia, pp. 167-168 : « Ex quibus ad propositum descendendo dicimus perfectiorem statum habere animam intellectivam in composito quam extra, eo quod quando est conjuncta corpori habet non solum perfectionem primam, quae est esse, sed etiam perfectionem secundam, influendo vires suas corpori, et communicando se, et sic similior est Deo, quam separata, licet Deus omnino immaterialis et incomponibilis sit, sicut cor motum similius est Deo quam non motum, licet Deus sit omnino immobilis, perfectio enim eorum consistit in hoc. Est praeterea perfectior in corpore quia in eo habet completum esse specificum quod non nisi partialiter obtinet separata ; quamvis enim integrum esse existentiae retineat separata quod in composito habeat, non tamen habet tunc integrum esse essentiae completum in specie eo modo, quo nata est habere, scilicet ut pars in toto ad quod tamen habendum non accidentaliter, sed essentialiter ordinatur, unde falsum est animam separatam retinentem idem esse actualis existentiae et nihil nisi sui communicationem ex separatione perdidisse. Amisit enim esse quiditativi specifici integritatem, quandoquidem in sua specie integra non manet, unde et beatus Thomas, in quaestionibus de Anima (quaest. I, a. 16), ait principia essentialia alicujus speciei ordinari non ad esse tantum sed ad esse hujus speciei. Licet igitur animal possit per se esse non tamen in complemento suae speciei esse sine corpore ». 439 CAJÉTAN, Th. de Vio, In De ente et essentia, p. 218. 438

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Hinc habes quod considerare animam intellectivam ut sic, secundum suam completam quiditatem, non est opus physici ut etiam tradit Aristoteles in lib. I de partibus Animalium (c. I) »440.

La matière, ou le sujet récepteur de la forme, fait partie intégrante de la définition de cette dernière. Il en est ainsi du corps par rapport à la forme substantielle humaine, à savoir son âme, car le corps n’est autre que la matière portée à la puissance correspondant à cette forme substantielle particulièrement élevée qu’est l’âme. Il faut encore rappeler qu’audelà de ce noyau définitionnel élémentaire, composé d’une forme et de sa matière, l’unité existentielle minimale, pourrait-on dire, que constitue une essence physique, n’est en rien constituée d’une forme substantielle seule. La forme substantielle n’est pas une essence complète, mais seulement une partie de l’essence complète441. C’est de la composition seule d’une forme substantielle avec son sujet que résulte un être un par soi, et de la composition de l’accident avec son sujet un être un par accident442. « […] ex conjunctione formae substantialis cum materia resultat essentia quaedam tertia scilicet entitas. Ex conjunctione vero accidentis cum subjecto non fit aliqua essentia tertia »443. Ainsi, si l’essence est ce qui est signifié par la définition et que seul ce qui est un par soi peut être défini, il faut dire que seule la substance composée correspond à l’essence susceptible de définition d’un être physique. La composition d’une forme avec son sujet matériel constitue tant le noyau élémentaire (sous lequel on ne peut descendre) de l’être naturel concret, que celui de sa définition. C’est à partir d’une telle composition seulement que peuvent être envisagées les diverses propriétés qui adviennent à l’essence. Et de même, en ce qui concerne les qualités, la matière est ordonnée à recevoir certaines qualités bien déterminées, qui correspondent à la substance Socrate par exemple. Elle reçoit donc d’abord la quantité, puis les qualités qui sont ordonnées à l’advenue de cette substance particulière : « Materia enim Sortis ita est capax harum qualitatum quod non aliarum, sed quia sola quantitas immediate recipitur in substantia, et ex sola quantitate oritur radicaliter distinctio materialis, ideo ad propositum, materiam signatam, materiam sub certis dimensionibus et non sub certis qualitatibus dicimus »444. 440 441 442 443 444

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

pp. 218-219. p. 220. p. 219. p. 220. p. 59.

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Aussi la pensée métaphysique part-elle toujours de la substance composée et l’analogie de l’être n’est-elle en définitive qu’une analogie de l’être de la substance, fondée sur les propriétés nominales de chacune en particulier. Cajétan le confirme textuellement encore sous la perspective même de la logique et des unités de définition, alors qu’il souligne les ressemblances et différences entre les couples formés par la matière et la forme d’une part, et le genre et l’espèce d’autre part : « […] genus proportionaliter se habet ad materiam, quae est pars compositi, et non significat ipsam ; differentia proportionaliter se habet ad formam, et non significat ipsam ; species proportionaliter se habet ad compositum ex materia et forma, sed aliquid complectens genus et differentiam »445.

Si en effet, dit Cajétan, la perfection générique est matérielle vis-à-vis de la perfectio differentialis, sans doute faut-il que le rapport entre la matière et la forme dans la composition naturelle soit identique à celui existant entre le genre et la différence dans la composition rationnelle, qui est l’espèce. De même en effet que la matière est potentielle et parfaite par la forme, la perfection générique est potentielle, perfectible et spécifiable par la différence. Il suit pourtant immédiatement, continue Cajétan, de ce que le genre, la différence et l’espèce signifient des tout, que le genre ne peut être purement et simplement identifié à la matière et la différence à la forme, puisque matière et forme ne tiennent lieu que de parties. Ainsi l’espèce n’est pas un composé de matière et de forme446. Suivant le texte du De ente de Thomas, matière et forme sont les parties de leur tout, de même que deux choses le sont d’une troisième. Le genre 445

Ibidem, p. 69. Cfr Ibidem, pp. 69-70 : « […] ex eo quod genus differentia et species significant totum, sequitur immediate quod genus non significet materiam quia materia non est totum et quod differentia non significet formam, quia forma non est totum et quod species ut sic non dicat compositum ex materia et forma, eo quod partes ejus ut sic non sunt materia et forma, se genus et differetia. Attamen S. Thomas probat eam tali ratione : materia et forma sunt partes sui totius, sicut duae res tertiae rei ; genus et differentia non sunt partes sui totius, scilicet speciei, ut duae res tertiae rei : ergo genus et differentia non sunt materia et forma speciei. Major patet ex se : homo enim est alia res a materia sua, et alia a sua forma. Nec est curae modo utrum sit res distincta realiter vel secundum rationem ab illis duabus conjunctis, sufficit enim nobis quod sit tertia res realiter distincta a qualibet parte. Minor vero declaratur hoc modo : si genus et differentia componerent speciem, ut duae res tertiam, tunc homo esset compositus ex animali et rationali ; hoc est falsum : ergo a destructione consequentis genus et differentia non componunt speciem, ut duae res tertiam, quod erat probandum. Consequentia patet ex se : falsitas vero consequentis probatur ex eo quod nulla pars praedicatur de suo toto, ut supra dictum est (IV Topic. (1), cap. II). Animal autem praedicatur de homine, similiter rationale ; dicimus enim quod homo est animal et quod est rationalis ». 446

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et la différence par contre ne sont pas les parties de leur tout, c’est-à-dire de l’espèce, comme deux choses d’une troisième. Il s’agit dès lors de préciser cet ensemble d’assertions : on ne peut dire à proprement parler que l’homme est composé d’une âme et d’un corps comme de deux choses en est composée une troisième, mais plutôt qu’il est composé de deux parties, non selon la raison, mais eu égard à la chose totale (ex duabus partibus secundum rem totum)447. Le corps, bien qu’il soit, sous une raison inférieure, lui-même composé d’une matière et d’une forme de corps, désigne sous le tout que représente l’homme, une partie seulement, et n’a pas la raison d’un genre. En vertu de la définition qu’Aristote donne de l’âme en de anima II, il faut dire de l’âme elle-même qu’elle n’est qu’une partie de l’homme. Mais il nous faut encore, pour conclure le bref examen de ce qui différencie la matière du genre et qui, nous l’espérons, montre comment matière et forme, en tant que pures et simples parties d’une substance naturelle, ne peuvent jamais être définies isolément l’une de l’autre, souligner une distinction qui nous semble capitale et apporte un élément décisif à la résolution des problèmes que peut encore poser la doctrine de l’individuation par la matière. Nous nous contraindrons à cet égard à citer un long passage du commentaire de Cajétan au De ente, car il brille d’une lumière encore trop rarement distinguée. N’entend-on pas en effet trop souvent caractériser la matière par sa communauté, indifférente à toute forme particulière ? Or c’est là manifestement la considérer à la façon d’un tout générique : « Differunt ergo unitas materiae sic accepta et unitas generis in hoc quod unitas materiae est unitas numeralis fundata supra determinatam rem, unitas vero generica est unitas non numeralis, sed indeterminationis, fundata supra diversas naturas indeterminate. Cum autem audis unitatem materiae primae esse unitatem numeralem, intellige negative non positive. Dicitur enim 447 « Mihi autem pro nunc videtur dicendum quod homo est compositus ex anima et corpore, non solum tamquam ex duabus rebus tertia res, sed tamquam ex duabus partibus secundum rem totum, accipiendo corpus non ut est genus sed ut significat partem, et accipiendo animam praecise, ut diffinitur II de Anima. Significat autem corpus sic acceptum compositum ex materia et perfectione corporea praecise » (Ibidem, p. 71). Braun commente : « Bien que le corpus soit lui-même une composition de matière et de perfectio corporea, corpus intervient à nouveau sous la perspective de homo comme une partie. Ces liens sont oubliés si l’on fait s’équivaloir sans plus corpus avec matière et âme avec forme. Un tel raccourci ne permet pas de penser l’organisme et est inutilisable aux yeux de Cajétan dans le cadre d’un questionnement ontologique. Nous nous trouvons ici dans le domaine ontique, au sein duquel corpus – mais la même chose vaut naturellement aussi pour l’âme – est appréhendé comme une partie du tout et non comme un genre » (BRAUN, B., Ontische Metaphysik, p. 105).

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aliquod unum numero dupliciter : positive scilicet et negative. Illud est unum numero positive quod est unum per positionem proprietatis seu differentiae numeralis, sicut Sortes ; et hoc modo materia prima secundum se non est una numero quia nullam proprietatem individualem includit. Illud est unum numero negative, quod universale, cum non sit, est non plura numero ; hoc autem est illud, quod nullum distinctivum includit in se, unde pluralitatem et numerum habere queat : et hoc modo materia prima secundum se est una numero, et talis unitas numeralis fundatur supra determinatam entitatem, illam scilicet, quae est materia, quae nullum distinctivum includit cum ab omni denudata sit actu cujus est distinguere, et ideo dicit Commentator quod materia est una per remotionem omnium formarum quia unitatem suam negative habet, ex hoc quod non habet distinctivas formas. Genus autem non esse unum numero neque positive neque negative proprie loquendo, ex eo patet quia unitas numeralis, tam positive quam negative, fundatur supra certam et determinatam rem quod in genere non invenitur ; dicit enim genus plures naturas et res ex quibus numerari potest. Sed et quod genus sit unum unitate indeterminationis ex eo patet quod naturae plures per genus importatae non adunantur in ejus significatione, nisi propter hoc quod indeterminate significat eas : animal enim ideo adunat in se equum, bovem, leonem, etc., quia non determinate explicat quis eorum sit habens perfectionem sensitivam, et ideo dicit Commentator ibi quod genus est unum per communitatem formae significate, id est ex eo quod communiter et non determinate formas significat. Unde et patet quomodo proposito S. Thomae deservit inducta auctoritas. Si enim materia et genus in hoc differunt quod materiae unitas est per negationem formarum supra entitate determinata fundata et genus non est unum nisi propter hoc quod significat communiter plura, consequens est quod genus non sit unum nisi ex indeterminatione : quod erat propositum »448.

I. 4. UNICITÉ DE LA FORME SUBSTANTIELLE La forme substantielle est ce qui confère l’être substantiel au substrat matériel. Elle est ce qui permet à l’étant d’être effectivement, substantiellement. Le statut de la forme substantielle est sans doute l’un des thèmes centraux de la pensée thomasienne, mais aussi l’un des plus disputés au Moyen Age. Selon Thomas, la forme substantielle est unique en un même étant. L’on peut caractériser le nerf de cette thèse de façon assez simple. Un étant ne reçoit d’être en acte que par l’intermédiaire de sa forme substantielle, qui définit en même temps sa quiddité. Si cet étant est soumis au mouvement naturel, et possède par conséquent une matière, il 448

CAJÉTAN, Th. de Vio, In De ente et essentia, p. 76.

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faut dire que la composition hylémorphique dont il est constitué est celle d’une matière et d’une forme substantielle unique, qui définiront la substance comme par exemple cet homme-ci, Socrate, et auxquelles viendront s’ajouter de nombreuses formes dites accidentelles. C’est par sa forme substantielle, dès lors inséparable, que l’étant est fondamentalement ce qu’il est. Avec sa disparition, l’étant sera purement et simplement détruit. Les accidents, par contre, peuvent fluer, apparaître et disparaître afin de, par exemple, qualifier ou quantifier la substance449. « Non enim sunt diversae formae substantiales in uno et eodem, per quarum unam collocetur in genere supremo, puta substantiae ; et per aliam in genere proximo, puta in genere corporis vel animalis ; et per aliam in specie puta hominis aut equi. Quia si prima forma faceret esse substantiam, sequentes formae iam advenirent ei quod est hoc aliquid in actu et subsistens in natura : et sic posteriores formae non facerent hoc aliquid, sed essent in subiecto quod est hoc aliquid sicut formae accidentales »450.

La doctrine d’une pluralité de formes substantielles est, selon l’Aquinate, issue de la théorie platonicienne des idées, qui raisonnait en assemblant des concepts ou des formes logiques au lieu de partir, tel Aristote, de l’observation des choses sensibles et de l’unité substantielle de leur matière et de leur forme451. Nous reviendrons sur ce que cette généalogie thomasienne pouvait avoir d’égarant. R. Zavalloni l’a remarqué avec l’acuité qui lui est coutumière452 : c’est parce que la perspective sous 449 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 76, a. 4, c. : « forma substantialis in hoc a forma accidentali differt quia forma accidentalis non dat esse simpliciter, sed esse tale, sicut calor facit suum subiectum non simpliciter esse, sed esse calidum. Et ideo cum advenit forma accidentalis, non dicitur aliquid fieri vel generari simpliciter, sed fieri tale aut aliquo modo se habens, et similiter cum recedit forma accidentalis, non dicitur aliquid corrumpi simpliciter, sed secundum quid. Forma autem substantialis dat esse simpliciter, et ideo per eius adventum dicitur aliquid simpliciter generari, et per eius recessum simpliciter corrumpi ». 450 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 81. 451 Cfr ELDERS, L. J., « Saint Thomas d’Aquin et Aristote », p. 362. Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 3, c. 452 Comme l’écrit Zavalloni, les préoccupations et l’argumentation des pluralistes sont en général plutôt fondées de manière empirique, ils « n’affinent pas suffisamment leurs concepts ; ils ne réalisent guère (à l’exception de Duns Scot touchant les formalités) une véritable transcendantalisation ; c’est pourquoi les degrés métaphysiques auxquels ils aboutissent sont plutôt des degrés physiques. […] Selon une interprétation assez répandue chez les médiévistes, la doctrine de la pluralité des formes se base sur un parallélisme exagéré entre l’ordre idéal et l’ordre réel. Autrement dit, on affirme qu’il y a un passage injustifiable de la pluralité des degrés logiques à la pluralité des degrés métaphysiques. Cette interprétation nous semble inexacte touchant la pluralité des formes. Elle s’inspire généralement de la critique que saint Thomas fait d’Avicébron et de ses adeptes ; cette

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laquelle était envisagée la forme substantielle était radicalement différente que la question éveilla tant d’incompréhensions entre pluralistes et tenants de l’unicité. Mais les tenants du pluralisme ne manquaient pas d’avancer des arguments relatifs aux observations de la nature. Selon Thomas d’Aquin, c’est l’âme qui, en l’homme, endosse le rôle de forme substantielle unique. Les physiciens se basaient au Moyen Age essentiellement sur Aristote pour affirmer l’existence d’une triplicité d’états, correspondant à un nombre équivalent de fonctions au sein de l’âme : la fonction végétative, qui assure à tous les êtres vivants croissance et nutrition, la fonction sensitive, dévouée aux perceptions sensibles, et la fonction intellectuelle, propre à l’homme, qui soumet à la raison les données perçues par les fonctions précédentes. Aristote lui-même soutenait, dans le livre De la génération des animaux, qu’« il est manifeste » que les animaux « possèdent l’âme nutritive […] : se développant ils acquièrent également l’âme sensitive, selon laquelle ils sont animaux. On ne naît pas en effet à la fois animal et homme, ni animal et cheval. Il en est de même pour tous les autres animaux : en effet, la fin advient en dernier, et ce qui est particulier à chaque chose est la fin de la croissance »453. critique est exacte pour autant qu’elle se réfère aux néoplatoniciens et en particulier à Avicébron ; mais elle ne l’est plus, si elle prétend s’adresser à tous les partisans de la pluralité des formes. […] En montrant que les préoccupations des pluralistes sont inspirées par des exigences concrètes, nous avons établi implicitement que leur point de vue n’est pas celui du logicien, mais celui du philosophe de la nature. […] Le principe fondamental sur lequel s’appuie la théorie pluraliste se greffe sur la réalité physique : un être comporte autant de formes qu’il a d’actions et d’opérations différentes » (ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, pp. 482-484). Et nous serions tout à fait prêt à avancer, comme le fait aussi Zavalloni, que ce sont plutôt les partisans de l’unité « […] qui mettent en avant, contre les pluralistes, des arguments d’ordre logique, relatifs à la praedicatio per accidens. Par contre, il arrive très rarement que des arguments de cette sorte soient invoqués par les partisans de la pluralité des formes. Leurs arguments sont, en général, d’ordre physique. Même les raisons théologiques trahissent, chez les pluralistes, le souci d’harmoniser les conditions de la nature aux exigences de la vérité dogmatique […] » (Ibidem, p. 484). « Nous avons perçu, écrivait Zavalloni, des préoccupations plutôt à priori chez les partisans de l’unité, et des préoccupations plutôt à posteriori chez les pluralistes. La première conception est mieux fondée sur les principes et la seconde est davantage soucieuse des données de l’expérience. Toutes deux cependant répondent réellement à des exigences de caractère philosophique. […] Tous les scolastiques engagés dans la controverse sont d’accord pour affirmer que la nature humaine implique une véritable unité substantielle entre les composants. Mais cet accord cesse dès qu’il s’agit de déterminer la nature de cette unité […]. Ce qui distingue des pluralistes les partisans de l’unité, ce n’est pas seulement la manière de sauvegarder l’unité de l’être, mais aussi la façon différente de concevoir cette unité. Bref, ce qui sépare les thomistes et les non-thomistes au XIIIe siècle, c’est l’acception ou le refus de la relation transcendentale […] » (Ibidem, p. 499). 453 ARISTOTE, De la génération des animaux, 736a35-736b5.

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Ce texte pouvait bien être fréquemment allégué en faveur de la doctrine d’une multiplicité d’âmes ou de formes substantielles en l’homme. L’embryon recevrait tout d’abord une âme végétative, puis une âme sensitive, toutes deux antérieures à l’âme intellectuelle qui, seule, en ferait un homme au sens propre. Il ne faudrait pourtant pas se méprendre. Le vocabulaire de l’âme au Moyen Age paraîtra ambigu au lecteur moderne, mais dans le cas présent, le terme désigne essentiellement une multiplicité de fonctions. Il ne pouvait être question de mettre sérieusement en doute la simplicité de l’âme elle-même454. Néanmoins, comme le souligne A. Boureau, si la plupart des penseurs, théologiens comme physiciens ou médecins, accordaient à l’âme la simplicité, bien peu lui conféraient la charge de la structuration du corps. Et chez Guillaume d’Auvergne, Alexandre de Hales, Jean de la Rochelle, Bonaventure, la matière corporelle est organisée par des formes médianes, des formes de corporéité qui, bien que décrites de façon encore allusive et floue, ne paraissaient en rien compatibles avec la doctrine de la forme unique455. Thomas défendra non seulement l’unicité de l’âme en un seul corps, mais il fera en outre de celle-là la forme de celui-ci et soutiendra que ces deux doctrines s’impliquent mutuellement. La pensée platonicienne admettait plusieurs âmes en un même corps en les distinguant d’après les organes et en leur attribuant diverses fonctions vitales456. Une telle opinion ne pouvait être défendue cependant qu’à la condition de faire de l’âme une cause motrice du corps seulement457, non sa forme même. Cette théorie était pourtant plus proche des découvertes de la médecine expérimentale, inspirée de Galien, dont on sait par ailleurs qu’il avait lui-même commenté le Timée458. La controverse engagée en médecine entre partisans d’Aristote ou de Galien quant à la fonction des organes impliquait au Moyen Age une prise de position, encore élémentaire, en faveur de l’unicité ou de la multiplicité des principes formateurs du corps. Albert le Grand l’avait déjà souligné et prit sans équivoque, 454 Cfr LOTTIN, O., « La pluralité des formes substantielles avant saint Thomas d’Aquin » ; BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, pp. 50-51. A. Boureau note que si les physiciens et les médecins accordaient une triple fonction à l’âme, et qu’ils dénommaient celles-ci fréquemment « âme » ou « forme », il ne fallait pas y voir la thématisation d’une pluralité d’âmes au sens strict, « tant les usages du mot ‘âme’ reposaient sur une simple homonymie, sans véritable ambiguïté ni concurrence » (Ibidem, p. 51). 455 Cfr Idem. 456 Cfr PLATON, Timée, 69c-72d, 89d-90a. 457 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 76, a. 3, c. 458 Cfr GALIEN, Fragments du commentaire de Galien sur le Timée de Platon, pp. 811.

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comme le fit d’ailleurs Avicenne avant lui, le parti du Stagirite459. Alors qu’Aristote reconnaissait au cœur la fonction centrale pour la totalité de 459 Le problème de la présence ou non d’une doctrine de l’unicité de la forme substantielle chez Albert le Grand a été vivement discuté. Cfr à ce sujet la première synthèse des débats qu’offrait ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, pp. 409-411. Si Albert prônait certes l’unicité de l’âme, il semblait admettre l’existence d’un principe formateur du corps distinct ou d’une forme de corporéité, ainsi que la persistance des éléments dans le mixte. La thèse manque à tout le moins d’une thématisation claire chez le maître colonais et on reconnaîtra l’ambiguïté dans laquelle ne peut qu’être laissé le lecteur, de manière caractéristique nous semble-t-il dans le de animalibus par exemple. Albert y met clairement au jour une vertu formative, distincte des esprits qui matérialisent les fonctions de l’âme unique et ont pour lieu centralisateur le cœur. « […] et invenitur materia cordis prima et magis constans, ut in ipsa contineatur et restauretur spiritus, qui est operator totius machinae microcosmi » (ALBERT LE GRAND, de animalibus, éd. Stadler, L. IX, tr. 2, cap. 4, p. 721) ; « Dicemus enim multiplicem spiritum esse in ipso spiritu, et non unum aut in una sola virtute. Est enim in ipso spiritus formativus a testibus et spiritus naturalis et spiritus vitalis et spiritus animalis, eo quod ipsum est attractum ab omnibus membris principalibus corporis. Spiritus autem secundum omnes suas differentias et secundum omnes suas virtutes facit sibi locum cordis, et ab ipso fluit naturalis in epar relinquens in corde de virtute naturali quod sufficit cordi : et spiritus motivus et sensitivus a corde fluit in cerebrum relicto quod sufficit de virtute motiva et sensitiva in corde. Et ideo dicit Aristoteles, quod cor est principium motus et sensus et nutrimenti. Distributio autem spiritus ex corde per membra talium officiorum est per virtutem formativam » (Ibidem, p. 722). Cette vertu formative apparaît certes comme une forme spécifique, en soi extérieure à l’esprit, mais utilisant ce dernier comme son instrument en vue de la formation du corps : « Sic igitur satis convenienter dicitur, quod omnia membra fiunt a corde per virtutem formantem et spiritum. Sed hoc addendum est, quod spiritus habet duplicem virtutem, quarum unam habet ex se in eo quod est spiritus, secundam autem habet a virtute formante in eo quod est instrumentum eius. Ea autem quam habet a se, est quia pulsat et perforat sursum. Ea autem quam habet a virtute formante, est operatio ad speciem membri uniuscuiusque et motus in omne locum, et sic perforat in omnem locum secundum naturae convenientiam » (Ibidem, pp. 721-722). Mais il ne semble s’agir là encore que d’une vertu formatrice du corps, développée dans la semence. On laissera le lecteur juge d’un passage tel que le suivant, qui identifie selon l’essence et la forme les diverses « étapes » animées de l’être humain, mais les distingue selon l’esse : « Cum enim probatum sit quod una anima est in corpore uno, et una quiditas sit unius quod est in specie et una forma, sicut nos ostendimus in libro de Anima, si semen primo haberet animam vegetabilem sicut substantiam et postea aqquireret animam sensibilem, mutaretur de forma una substantiali ad aliam formam substantialem et de complexione vegetabilis ad complexionem sensibilis : quae omnia sunt absurda aput omnem recte philosophantem. Si autem quis diceret quod vegetativa substantia est alia a sensibili, sed uniuntur in uno actu aniandi corpus, hoc est figmentum quod in scientia de Anima improbavimus : nec oportet ea quae ibi probata sunt hic reiterare. Rationale autem sive intellectuale principium vitae in homine subiecto quidem idem est cum vegetabili et sensitivo sed secundum esse alterum est : quia una substantia est anima rationalis a qua effluunt potentiae vegetativae et sensibiles et intellectuales quarum quaedam affixae sunt corpori et quaedam non : et ideo illae quae non sunt affixae corpori, nichil virtutis habent quod educat eas de corporea materia, sed potius illae sunt quaedam similitudo lucis intellectus agentis in natura et principiis spermatis […]. Si igitur quaeratur utrum principium vitae et sensus et rationis quod est anima, sit in semine, dico quod principium vitae et sensus dicitur duobus modis. Est enim principium vitae quod est entelechia corporis organici secundum potentiam

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l’organisme et en faisait un organe actif, jamais récepteur, source unique de l’activité de toutes les facultés, Galien avait distingué la fonction des veines et des artères et attribué en propre les opérations fondamentales du corps à trois organes principaux, paraissant d’une importance égale : le cœur pour les artères, le foie pour les veines et le cerveau pour le système nerveux. Si Albert reconnaît l’importance de la distinction découverte par Galien entre veines et artères460, il continue pourtant d’accorder au coeur une fonction maîtresse461. Albert rapproche la multiplicité des systèmes admise par Galien au sein du corps humain de l’« erreur » platonicienne, qui tendait à distinguer différentes âmes au sein du corps, chacune située au sein d’un organe462. Un tel rapprochement pouvait s’autoriser également du Liber Canonis qui, en usant du vocabulaire aristotélicien des âmes sensitive et végétative, avait permis au Moyen Age de clarifier la doctrine galénique : « Les organes principaux ou vitaux sont au nombre de trois : le cœur, centre de la force vitale ou de la chaleur innée, le cerveau, centre des facultés mentales, de la sensation et du mouvement, le foie, centre de la vertu nutritive ou végétative »463. Albert, sans rejeter les découvertes anatomiques de Galien, s’en remet à l’argument philosophique de l’unité de la forme, comprise cependant essentiellement comme forme rectrice de l’ensemble des processus corporels, pour continuer à défendre vitae : et hoc modo principium vitae non est in semine neque etiam principium sensus, quia si hoc modo principium vitae esset in semine plantae vel animalis, semen esset planta quando est semen plantae, et esset animal quando est semen animalis. Si autem principium vitae dicatur quod est ad vitae organa operans, principium vitae est in semine hoc modo quo ars est in instrumentis artis sicut saepe diximus. Et hoc modo etiam est in semine anima, sicut ars et non sicut entelechia corporis organici. Ars enim est factivum principium secundum rationem operans. Verius tamen dicitur quod id quod est in semine, est aliquid animae et non anima : est enim actus animae sicut ex praehabitis est manifestum » (Ibidem, L. XVI, tr. 1, cap. 11, pp. 1093-1094). Et encore : « Amplius in spermate est quaedam substantia prima quae primitus hanc recipit vitam, et illa substantia est spiritus pulsans in spermate, et hic spiritus defert hunc calorem de quo diximus : et sic efficitur causa formativa omnium partium spermatis, decoquendo ipsum et aptando per virtutem separatam a corpore quae est animae virtus quae licet sit separata, ita quod non sit corporalis virtus, non tamen ita est separata quod nullo modo operetur in corpore » (Ibidem, L. XVI, tr. 1, cap. 16, p. 1109). 460 Cfr ALBERT LE GRAND, de animalibus, éd. Stadler, L. III, tr. 1, cap. 2-3, pp. 289291. 461 Cfr Ibidem, L. III, tr. 1, cap. 6, pp. 301-305. 462 Ibidem, L. III, tr. 1, cap. 6, p. 302, 305. Voir à ce propos l’article de SIRAISI, N. G., « The medical learning of Albertus Magnus », p. 402. Cfr aussi ALBERT LE GRAND, de spiritu et respiratione, L. I, tr. 2, cap. 1, pp. 231-232 : « Cum igitur, ut inquiunt, cor, cerebrum, et hepar, loco, subjecto, et numero differant, necesse est quod motores eorum loco, subjecto, et numero differant, et inde tres in homine animos, et similiter in animalium corporibus esse concesserunt vel contenderunt ». 463 AVICENNE, The Canon of Medicine, p. 50.

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la suprématie aristotélicienne du cœur sur les autres organes, et son rôle dans tous les processus fondamentaux du corps. Dans son petit traité de motu cordis, l’Aquinate part de présupposés identiques. Il soutient que les choses naturelles sont celles qui ont le principe de leur mouvement en elles-mêmes. Or « rien n’est plus propre aux animaux que le mouvement du cœur »464. L’Aquinate ajoute ceci cependant, que le coeur dépend directement de l’âme, unique forme substantielle du corps465. Cette dépendance se traduit par le va-et-vient de son mouvement, qui reflète encore le mouvement circulaire des sphères. « Forma autem nobilissima in inferioribus est anima, que maxime accedit ad similitudinem principii motus celi ; unde et motus ipsam consequens simillimus est motui celi : sic enim est motus cordis in animali sicut motus celi in mundo. Sed tamen necesse est motum cordis a motu celi deficere, sicut et principiatum deficit a principio. Est autem motus celi et circularis et continuus, et hoc competit ei in quantum est principium omnium motuum mundi ; accessu enim et recessu corpus celeste imponit rebus principium et finem essendi, et sua continuitate conseruat ordinem in motibus qui non sunt semper. Motus autem cordis principium quidem est omnium motuum qui sunt in animali ; unde Aristotiles dicit in III De partibus animalium quod ‘motus delectabilium et tristium et totaliter omnis sensus hinc incipientes uidentur scilicet in corde –, et ad hoc terminati’. Vnde ad hoc quod cor esset principium et finis omnium motuum, habet quendam motum non quidem circularem sed similem circulari, compositum scilicet ex tractu et pulsu ; unde Aristotiles dicit in III De anima quod ‘mouens organice est ubi est principium et finis idem. Omnia autem pulsu et tractu mouentur, propter quod oportet sicut in circulo manere aliquid et hinc incipere motum’ » 466.

L’univers thomasien est régi par l’ordonnancement des êtres au principe de leur unité. C’est encore par celui-ci que chaque être est le mieux ordonné au mouvement de l’univers en son entier, et participe aux ordres supérieurs. C’est ainsi que l’homme, par le fait même de posséder en lui un principe de mouvement unifié, « maxime accedit ad similitudinem totius universi ». L’organisme qui le régit en fait un « minor mundus »467. Les médecins, remarque Thomas, ont su voir que l’ensemble des opérations 464 THOMAS D’AQUIN, De motu cordis, p. 127a ; « […] principalius autem uidetur esse in animali motus cordis […] » (Idem). 465 « Sic igitur motus cordis est naturalis quasi consequens animam in quantum est forma talis corporis et principaliter cordis » (Ibidem, p. 128b). THOMAS D’AQUIN, Expositio super Isaiam, cap. 1, pp. 11-12 : « cor enim primo recipit vitam ab anima et transfundit in corpus, quasi medium inter animam et corpus ». 466 THOMAS D’AQUIN, De motu cordis, p. 129a. 467 Ibidem, p. 127b.

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vitales est lié au mouvement du cœur, lequel, en cessant, provoque la mort. En tout animal, donc, tous les mouvements ont pour principe un mouvement premier qui est naturel, à savoir celui du cœur468. A la différence du mouvement du ciel cependant, toujours uniforme, le mouvement du cœur varie en fonction des appréhensions et des affections de l’âme. Puisqu’en effet la forme n’est pas pour la matière, mais bien la matière pour la forme, il faut dire que les affections de l’âme ne sont pas causées par les mouvements du cœur, mais bien au contraire, que ce sont les affections qui représentent la part formelle qui, comme dans la colère par exemple, provoque l’afflux matériel du sang au cœur469. Aussi, si les dispositions naturelles peuvent bien correspondre à un principe de mouvement unique qui soit de nature corporelle, elles ne s’en trouvent pas moins entièrement subordonnées en l’homme à l’unique forme substantielle qu’est l’âme humaine. L’Aquinate apporte nombre d’arguments en faveur de la thèse de l’âme intellective comme unique forme substantielle en l’homme. Tout d’abord, seule une forme unique peut conférer son unité à la chose à laquelle elle donne l’être. En effet, « Nihil enim inconveniens sequitur, si idem mobile a diversis motoribus moveatur, praecipue secundum diversas partes. Sed si ponamus animam corpori uniri sicut formam, omnino impossibile videtur plures animas per essentiam differentes in uno corpore esse »470.

D’un lien entre moteur et mobile ne résulte pas l’unité selon l’essence471. Aussi, si l’âme n’était point la forme du corps mais un simple moteur, l’homme ne serait point un ; son unité serait annihilée par la différence subsistant entre l’âme et le corps. Selon les principes de Platon, en outre, tout homme devrait participer, d’une part à la forme séparée d’animalité 468

Ibidem, p. 128b. « Vnde motus celi semper est uniformis, motus autem cordis uariatur secundum diuersas apprehensiones et affectiones anime. Non enim affectiones anime causantur ab alterationibus cordis, sed potius causant eas ; unde in passionibus anime, ut puta in ira, formale est quod est ex parte affectionis, scilicet quod sit appetitus uindicte ; materiale autem quod pertinet ad alterationem cordis, utpote quod sit accensio sanguinis circa cor. Non autem in rebus naturalibus forma est propter materiam, sed e converso, ut probatur in II Phisicorum ; sed in materia est dispositio ad formam. Non igitur propter hoc aliquis appetit uindictam quia sanguis accenditur circa cor, sed ex hoc aliquis est dispositus ad iram ; irascitur autem ex appetitu uindicte. Quamuis autem aliqua uariatio accidat in motu cordis ex apprehensione diuersa et affectione, non tamen ista uariatio motus est uoluntaria, sed inuoluntaria, quia non fit per imperium uoluntatis » (Ibidem, p. 129b). 470 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 76, a. 3, c. ; Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 11, c. 471 Cfr Idem. 469

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en tant qu’il est animal, d’autre part à celle d’humanité en tant qu’il est proprement un homme. Or les formes d’animalité et d’humanité sont distinctes selon l’essence. Tout homme serait dès lors scindé quant à l’unité de sa substance, ou de son âme, puisque les âmes sensibles, appartenant à l’idée d’animal, et rationnelle, appartenant à l’idée d’homme, sont également supposées différer472. Ensuite, si l’on admet la distinction de diverses formes substantielles en l’homme, qui toutes doivent consister en un certain acte, il faut également admettre l’existence d’une troisième réalité en acte, distincte des deux premières, mais capable de les unir afin de constituer une seule substance : « Ex pluribus enim actu existentibus non fit unum simpliciter, nisi sit aliquid uniens et aliquo modo ligans ea ad invicem. Sic ergo, si secundum diversas formas Socrates esset animal et rationale, indigerent haec duo, ad hoc quod unirentur simpliciter, aliquo quod faceret ea unum. Unde, cum hoc non sit assignare, remanebit quod homo non erit unum nisi aggregatione ; sicut acervus, qui est secundum quid unum et simpliciter multa. Et ita etiam non erit homo ens simpliciter, quia unumquodque in tantum est ens, in quantum est unum »473.

Il faut donc plutôt soutenir que la forme substantielle donne l’être à la matière de manière immédiate, c’est-à-dire sans la médiation de quelque réalité intermédiaire en acte. Cette thèse implique le rejet de toute forme de corporéité ou de tout acte informant de quelque manière la matière indépendamment de la forme substantielle unique, pour faire de cette dernière seule, le principe de structuration du corps en toutes ses fonctions, et plus encore, ce qui donne leur être à toutes les dimensions du composé474. Admettre quelque substance « spirituelle » au fondement de la structuration du corps n’est pas encore, pour le Moyen Age, assurer 472

Cfr Idem. Idem ; Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 76, a. 3, c. : « Si igitur homo ab alia forma haberet quod sit vivum, scilicet ab anima vegetabili ; et ab alia forma quod sit animal, scilicet ab anima sensibili ; et ab alia quod sit homo, scilicet ab anima rationali ; sequeretur quod homo non esset unum simpliciter […] ». 474 Cette thèse est sans doute décisive en ce qui concerne l’admission ou non, chez Avicenne ou Albert, d’une thèse de l’unicité de la forme substantielle assimilable à celle de Thomas. D’un point de vue strictement thomiste, il parait difficile de pouvoir compter tant Avicenne qu’Albert le Grand au rang des tenants de l’unicité de la forme substantielle, en cette mesure où ils semblent continuer d’admettre une actualité, voir même une substantialité, fut-elle incomplète, à la matière considérée en elle-même, c’est-à-dire indépendamment de la forme. Seule une matière première conçue en un sens absolument passif et comme potentia pura, permet le développmeent d’une doctrine de l’unicité de la forme substantielle au sens de Thomas. 473

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au composé l’unicité de sa forme substantielle à la manière de Thomas d’Aquin. Il est d’ailleurs nécessaire sur ce point de s’attarder à l’ambiguïté fondamentale qui grève, aux yeux du lecteur moderne, le vocabulaire de l’âme et de l’esprit au Moyen Age. I.4.1. Ambiguïtés du vocabulaire de l’âme et de l’esprit Thomas s’opposait en effet encore à toute une tradition de physiologues et de médecins qui tendaient à faire de l’esprit le medium pour ainsi dire substantiel qui unifie l’âme au corps. Cette ligne de pensée prend certes sa source au sein de la doctrine stoïcienne et de certaines ambiguïtés qui demeuraient au sein des textes d’Aristote et de Platon475, mais fut livrée sous cette forme précise par les interprètes arabes, et sous l’influence encore de la médecine galénique. Galien, suivi par Avicenne et Averroès, affirmait que le sang artériel servait non seulement à la nutrition, mais également à véhiculer l’esprit né dans le cœur. Le galénisme arabe avait postulé l’existence de trois esprits, véhiculant les trois forces, vertus ou facultés régissant le corps humain. Les veines avaient dans cette représentation du corps, la fonction de transporter l’esprit naturel476. Il faut encore mentionner l’importance du traité de Qusta ibn Luqa De differentia spiritus et animae, qui fut diffusé dès le XIIe siècle et semble avoir souvent circulé dans les mêmes manuscrits que les traductions d’Aristote477. Au XIVe siècle, Pierre de Saint-Flour reviendra à la tradition inaugurée par cet auteur arabe pour affirmer que l’esprit est un corps subtil et un intermédiaire unissant l’âme au corps478. 475 Cfr par exemple PLATON, Timée, 41d-42b ; 89e-90c ; ARISTOTE, De la génération des animaux, 736b29-737a1, et à propos du Stagirite : CICÉRON, Tusculanes, I, X, 22 ; I, XVII, 41 ; I, XXII, 51 ; I, XXVI, 65 ; VERBEKE, G., « L’évolution de la psychologie d’Aristote » ; BERTI, E., La filosofia del primo Aristotele, pp. 432, 434, 556 ; LEFEVRE, C., « ‘Quinta natura’ et psychologie aristotélicienne ». 476 Cfr JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, p. 347. 477 Cfr Ibidem, p. 351, note 64. 478 L’esprit est « un corps subtil, par l’intermédiaire duquel l’âme est unie au corps et les vertus pénètrent dans les membres ; ainsi l’esprit est dit l’instrument de l’âme » PIERRE DE SAINT-FLOUR, Colliget florum, cité in JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, p. 351. D. Jacquart précise à ce propos qu’« à l’argument selon lequel l’union de l’âme et du corps se fait sans intermédiaire, Pierre de Saint-Flour répond par une modulation des sens du mot medium. L’esprit est d’abord un intermédiaire ‘selon la participation’, en ce qu’il comporte une similitude à la fois avec l’âme et avec le corps. Il l’est aussi ‘selon la disposition’, car il prépare le perfectible qu’est le corps à s’unir avec la perfection qu’est l’âme. L’esprit partage alors ce rôle avec la complexion qui constitue l’instrument immatériel de l’âme. L’animation du corps se fait donc, selon Pierre de Saint-Flour, grâce à l’intervention successive de diverses entités : la vertu

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Dès le XIIe siècle pourtant, afin de condamner définitivement toute tentation panthéiste, le besoin de distinguer clairement la nature d’un tel pneuma-spiritus et celle de l’âme, ou encore la nature de « l’esprit des médecins » et celui des théologiens, s’était fait ressentir479. Mais nombre d’autorités contribuèrent à maintenir la confusion. Le Canon d’Avicenne portait également une part de responsabilité. Les esprits y étaient traités en même temps que les vertus définies comme des facultés immatérielles émanant des puissances végétative et sensitive de l’âme – et servaient de véhicules à une nature elle-même mal définie. Ils portaient les impressions issues de l’action des formes sur les organes sensoriels jusqu’au cerveau, siège du sens commun chargé d’effectuer la médiation entre les sens externes et le sens interne. En outre, « un renversement était opéré », dans la mesure où « la matière première n’était plus fournie par l’esprit naturel – qui, issu de la vapeur du sang dans le foie, donnait naissance par raffinements successifs à l’esprit vital et à l’esprit psychique –, mais par l’esprit vital, engendré par la chaleur du cœur »480. C’est ainsi qu’une œuvre aussi influente que la Summa halensis pourra, dans la première moitié du XIIIe siècle, dénommer « spiritales » les médiations de l’âme et du corps, désignant essentiellement par là les facultés « végétatives », « vitales », et « animales » qui « forment » et « organisent » ce dernier481. Au début du XIVe siècle, Henri de Mondeville soutiendra certes que l’esprit ne pouvait être l’objet de la compétence du chirurgien, puisqu’il ne pouvait être touché ni vu, mais semblera braver dans le même temps un interdit albertinien et thomiste, en affirmant que la couleur du corps humain manifeste la dominante des humeurs et de l’esprit, « substantia in corpore luminoso vergens ad naturam coelestium »482. L’esprit se vit fréquemment attribuer une nature lumineuse, se diffusant sur les parties du (émanation de l’âme), l’esprit (medium ou instrument matériel), la complexion (medium ou instrument immatériel), enfin le membre » (JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, p. 351). Selon Jacquart, Pierre de Saint-Flour fait de l’esprit l’instrument de l’âme, de manière directe quant à la complexion, et indirecte quant à la vertu (Cfr Ibidem, p. 191). 479 Cfr Ibidem, p. 348. M.-D. Chenu a bien montré comment le concept de spiritus demeure à cette époque désespérément flou et équivoque (Cfr CHENU, M.-D., « Spiritus. Le vocabulaire de l’âme au XIIe siècle », pp. 209-232). Chez Alain de Lille par exemple, souligne l’auteur, « Spiritus couvre en extension depuis le souffle de l’air jusqu’à la nature de la divinité, depuis l’animalité jusqu’à la pointe de l’âme, depuis le sentiment de la colère et de la superbe jusqu’au don du Saint-Esprit. C’est la totale équivocité » (Ibidem, p. 211). 480 JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, p. 348. 481 Cfr ALEXANDRE DE HALES, Summa theologica, Inq. IV, tr. 1, sect. 1, q. 3, tit. 2, cap. 1, art. 2, p. 420. 482 HENRI DE MONDEVILLE, Die Chirurgie des Heinrich von Mondeville, p. 90

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corps. Il ne fallait cependant le comprendre que par analogie selon Albert, qui acceptait certes une similitude entre le mode de diffusion des esprits à partir du cœur et celui de la lumière solaire, mais condamnait toute assimilation du pneuma corporel avec une nature céleste, dans laquelle certains voulaient voir la quintessence483. La thèse de la présence de quelque substance céleste ou de quintessence au sein du corps humain s’était pourtant répandue de part et d’autre de la Manche. R. Grosseteste et Alexandre de Hales l’utilisent tous deux, nous l’avons vu, pour expliquer la possible maturation quantitative du corps. Thomas refusera quant à lui toujours d’introduire quelque quintessence au sein du corps humain. Le docteur angélique se montre néanmoins, au sein de son Commentaire des Sentences, dépendant de la tradition inaugurée par l’Isagogè Iohanitii, et continuée par le De differentia spiritus et animae et le Canon d’Avicenne, puisqu’il fait du spiritus vitalis le sujet de la virtus formativa dans son explication de la génération. Le spiritus possède ici un sens physiologique qu’on retrouve encore par endroits dans la Somme de théologie. Cet autre passage montre cependant que le vocabulaire de Thomas reste fluctuant : « […] anima rationalis et anima est et spiritus. Dicitur autem esse anima secundum illud quod est sibi commune et aliis animabus, quod est vitam corpori dare, unde dicitur Gen. II, factus est homo in animam viventem, idest vitam corpori dantem. Sed spiritus dicitur secundum illud quod est proprium sibi et non aliis animabus, quod scilicet habeat virtutem intellectivam immaterialem. In primo igitur statu anima rationalis communicabat corpori id quod competit ei inquantum est anima, et ideo corpus illud dicebatur animale, inquantum scilicet habebat vitam ab anima. Primum autem principium vitae in istis inferioribus, ut dicitur in libro de anima, est anima vegetabilis, cuius opera sunt alimento uti et generare et augeri. Et ideo haec opera homini in primo statu competebant. In ultimo vero statu post resurrectionem, anima communicabit quodammodo corpori ea quae sunt sibi propria inquantum est spiritus, immortalitatem quidem, quantum ad omnes ; impassibilitatem vero et gloriam et virtutem, quantum ad bonos, quorum corpora spiritualia dicentur »484.

Le spiritus décrit ici correspond à la mens dont Thomas essaye de clarifier l’essence dans la dixième question du De Veritate. L’opposition relevée entre le spiritus et l’anima manifeste une distinction de puissances interne à l’anima rationalis, unifiée et seule véritable forme substantielle en l’homme. Thomas répond ainsi au triptyque répandu par le De discretione animae, spiritus et mentis d’Achard de Saint-Victor ou encore par 483 484

Cfr JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, pp. 349-350. THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 97, a. 3, c.

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Bonaventure, qui distingue l’animalitas ou sensualitas, le spiritus auquel correspondent ratio et intellectus, et la mens (intelligentia et apex mentis)485. Cette tripartition et la hiérarchie qui l’accompagne, établissant la supériorité d’une faculté proprement apte à la contemplation divine – en général la mens –, sur une faculté commune d’intelligence – assimilée au spiritus –, fera traditionnellement le lit des platoniciens et des augustiniens486. Penchons-nous quelques instants sur le texte du De Veritate. Thomas commence en quelque sorte par justifier les nombreuses confusions qui ont entaché le vocabulaire de l’âme et de ses puissances : « parce que les essences des choses nous sont inconnues, tandis que leurs puissances se font connaître par les actes, nous utilisons fréquemment le nom des facultés ou des puissances pour signifier les essences »487. Néanmoins, ajoute l’Aquinate, « puisque rien n’est connu, sinon à partir de ce qui lui est propre, lorsqu’une essence quelconque est désignée par sa puissance, il faut qu’elle le soit par la puissance qui lui est propre »488. Thomas interdit par là, nous allons le voir, toute identification de l’âme humaine avec quelque puissance matérielle. Or, c’est précisément le terme d’« esprit » qui caractérisera ce que possède en propre l’âme humaine, c’est-à-dire sa puissance intellective. Dans la mesure en effet où ce qui peut le plus, peut également le moins, « si quelque chose doit être désigné par sa puissance, il faut qu’elle le soit par sa puissance supérieure »489. L’âme humaine, dit Thomas, recevra donc le nom de la puissance de l’âme la plus haute. Elle sera appelée intellective, parfois même « intellect », ou encore « esprit », « en tant qu’une telle puissance, qui lui est propre au regard des autres âmes, découle d’elle par nature »490. Ainsi l’esprit (mens) désigne-t-il pour Thomas la puissance la plus haute de l’âme. Or cette dernière étant immatérielle – ce qui est démontré par le fait qu’elle possède nombre d’activités auquel le corps ne participe en aucune façon –, il est impossible que quelque puissance active dans la matière la produise. L’âme intellective ne sera donc pas non plus transmise 485 Cfr BONAVENTURE, Itinerarium mentis ad Deum, I, 4 ; CHENU, M.-D., « Spiritus. Le vocabulaire de l’âme au XIIe siècle », p. 219. 486 Cfr CHENU, M.-D., « Spiritus. Le vocabulaire de l’âme au XIIe siècle », pp. 219223, 228-229. 487 THOMAS D’AQUIN, De Veritate, q. 10, a. 1, c. 488 Idem. 489 Idem. 490 Idem: « Sed anima humana pertingit ad altissimum gradum inter potentias animae, et ex hoc denominatur ; unde dicitur intellectiva, et quandoque etiam intellectus, et similiter mens, inquantum scilicet ex ipsa nata est effluere talis potentia, quia est sibi proprium prae aliis animabus ».

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avec la semence lors de la génération491. Comme le disait déjà Aristote, l’intellect vient d’ailleurs (νοῦς θύραθεν). Il ne peut être produit que par création divine. « Affirmer, soutient encore Thomas, que l’âme intellectuelle est causée par celui qui engendre, ce serait affirmer qu’elle n’est pas subsistante, et par conséquent qu’elle se corrompt avec le corps »492. En vérité, seules les puissances végétatives et sensitives de l’âme, qui ne sont pas subsistantes et ne possèdent donc ni leur existence, ni leur action par elles-mêmes, ne constituant dès lors pas le terme de leur propre devenir puisqu’elles sont détruites en même temps que le corps, sont « amenées à l’existence par des agents corporels qui font passer la matière de la puissance à l’acte par une puissance corporelle qui est en eux »493. Elles ne sont donc pas à chaque fois immédiatement produites par Dieu. Ce dernier n’en est tout du moins pas la cause prochaine. Une certaine puissance active dérive de l’âme du géniteur dans la semence, à la manière dont une force motrice dérive de l’agent principal dans l’instrument. La vertu active présente dans la semence, en effet, dérivée de l’âme même du géniteur, n’est ni l’âme, ni une partie de l’âme, sinon virtuellement, c’est-à-dire qu’elle est une sorte de motion de l’âme du géniteur494. Si l’âme intellective humaine provient certes de Dieu, il ne faut point comprendre par là qu’elle préexisterait à la substance corporelle et lui serait comme ajoutée par accident. Ce serait rapprocher dangereusement la nature de l’âme humaine de celle des anges. Or l’union de l’âme et du Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 118, a. 2, c. Idem. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 2, n. 767 : l’homme engendre l’homme sans causer son intellect, qui vient d’une cause extrinsèque. 493 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 118, a. 1, c. 494 Cfr Ibidem, Ia, q. 118, a. 1, ad 3. « Et sicut non refert dicere quod aliquid moveatur ab instrumento, vel a principali agente ; ita non refert dicere quod anima generati causetur ab anima generantis, vel a virtute derivata ab ipsa, quae est in semine » (Ibidem, Ia, q. 118, a. 1, c.). « […] in animalibus perfectis, quae generantur ex coitu, virtus activa est in semine maris, secundum philosophum in libro de Generat. Animal. ; materia autem foetus est illud quod ministratur a femina. In qua quidem materia statim a principio est anima vegetabilis, non quidem secundum actum secundum, sed secundum actum primum, sicut anima sensitiva est in dormientibus. Cum autem incipit attrahere alimentum, tunc iam actu operatur. Huiusmodi igitur materia transmutatur a virtute quae est in semine maris, quousque perducatur in actum animae sensitivae, non ita quod ipsamet vis quae erat in semine, fiat anima sensitiva ; quia sic idem esset generans et generatum ; et hoc magis esset simile nutritioni et augmento, quam generationi, ut philosophus dicit. Postquam autem per virtutem principii activi quod erat in semine, producta est anima sensitiva in generato quantum ad aliquam partem eius principalem, tunc iam illa anima sensitiva prolis incipit operari ad complementum proprii corporis, per modum nutritionis et augmenti. Virtus autem activa quae erat in semine, esse desinit, dissoluto semine, et evanescente spiritu qui inerat. Nec hoc est inconveniens, quia vis ista non est principale agens, sed instrumentale ; motio autem instrumenti cessat, effectu iam producto in esse » (Ibidem, Ia, q. 118, a. 1, ad 4). 491 492

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corps n’est point accidentelle à l’être humain, et l’âme seule n’est pas l’être humain495. Que l’âme humaine, écrit Thomas, « ne soit pas de la même nature que celle des anges, cela ressort de leur manière différente de connaître […], car l’homme reçoit des sens sa connaissance, et en se tournant vers les images, […]. Son âme a donc besoin d’être unie au corps pour les opérations des sens, et on ne peut en dire autant des anges »496. Affirmer qu’il n’est pas de la nature de l’âme humaine d’être unie au corps signifierait, soit que par une volonté insensée, elle désire être unie à ce qui contrarie sa nature, soit une indéniable supériorité de la matière sur la forme. Thomas s’oppose encore à l’idée, pourtant adoptée par Origène, que l’âme serait unie au corps par quelque violence ou contrainte faite à sa nature en guise de châtiment du péché. De manière générale, la forme d’un corps est ce par quoi la chose est, précise Thomas, et non une réalité subsistante par soi497. Or être créé ne convient qu’à une réalité subsistante. On ne peut donc dire que les formes des êtres liés à la matière soient créées ; elles sont seulement cocréées avec la matière, à partir de laquelle surgissent toutes les œuvres de la nature sensible. Cela ne signifie pas qu’il faille comprendre la forme comme simplement éduite de la matière, ou à la manière d’une raison séminale, contenue à l’état latent dans la matière. Affirmer en raison de la distinction aristotélicienne de la puissance et de l’acte, que les formes préexistent dans la matière, ne signifie pas qu’elles subsistent comme telles en elle498. La forme substantielle n’est pas contenue comme larvée dans les dispositions matérielles ; elle ne provient pas de ces dispositions mêmes, mais leur est donnée de l’extérieur. Bien qu’une préparation de celles-ci à la venue de la forme substantielle soit indispensable, l’âme n’est pas contenue dans la puissance passive déjà présente499. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 118, a. 3, c. Idem. 497 Cfr Ibidem, Ia, q. 45, a. 8, c. : « Quas quidam posuerunt non incipere per actionem naturae, sed prius in materia extitisse, ponentes latitationem formarum. Et hoc accidit eis ex ignorantia materiae, quia nesciebant distinguere inter potentiam et actum, quia enim formae praeexistunt in materia in potentia, posuerunt eas simpliciter praeexistere. Alii vero posuerunt formas dari vel causari ab agente separato, per modum creationis. Et secundum hoc cuilibet operationi naturae adiungitur creatio. Sed hoc accidit eis ex ignorantia formae. Non enim considerabant quod forma naturalis corporis non est subsistens, sed quo aliquid est, et ideo, cum fieri et creari non conveniat proprie nisi rei subsistenti, sicut supra dictum est, formarum non est fieri neque creari, sed concreata esse. Quod autem proprie fit ab agente naturali, est compositum, quod fit ex materia. Unde in operibus naturae non admiscetur creatio, sed praesupponitur ad operationem naturae ». 498 Cfr à ce propos Idem. 499 On peut lire à ce sujet le bon article d’ANTONIOTTI, L.-M., « La vérité de la personne humaine. Animation différée ou animation immédiate ? », pp. 570-572. 495 496

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Concernant plus précisément l’âme intellective comme forme du corps humain, on peut dire qu’elle est subsistante et créée au moment même de son infusion dans le corps, car elle donne tout l’être au composé, qui seul constitue la substance humaine.

I.4.2. L’âme intellectuelle est unie de façon immédiate à la matière Les opérations vitales qui se manifestent dans l’embryon, telles que se nourrir, croître ou sentir, sont selon Thomas le propre de l’âme elle-même. Elles ne sont le fait ni de cette vertu qui réside dans la semence du mâle, ni du réceptacle matriciel, ni de quelque autre principe extérieur que ce soit500. Une âme végétative est première à être présente dans l’embryon. Adviennent ensuite l’âme sensitive et enfin l’âme intellectuelle, à chaque fois, nous l’avons vu, par destruction de la forme précédente. Thomas s’attache en effet tant à réfuter la thèse d’une pluralité de formes substantielles ou d’âmes en l’homme, que celle qui affirmerait que c’est une âme identique qui, de l’état végétatif, s’élèverait à l’état sensitif pour être enfin éveillée par Dieu à l’état intellectif. Cette thèse, dit Thomas, ne tient pas pour quatre raisons. Tout d’abord, une forme substantielle ne peut être augmentée ou diminuée. L’addition d’une plus grande perfection engendre une nouvelle espèce. Ensuite, la génération relèverait dans ces conditions de l’altération, c’est-à-dire d’un mouvement continu de l’imparfait au parfait. Il en résulterait, troisièmement, que la génération de l’homme ou de l’animal ne serait pas une génération au sens propre, puisque le sujet du changement serait un être déjà en acte, l’âme végétative ; il y aurait alors addition d’une perfection sans destruction de la précédente, ce qui est contraire, rappelle Thomas, à la notion de génération proprement dite. Enfin, soit ce qui est produit de Dieu, c’est-à-dire l’âme intellective, est quelque chose de subsistant et doit donc différer en son essence de la forme précédente, non-subsistante, à laquelle elle s’ajoute – ce qui serait admettre la thèse d’une multiplicité de formes –, soit ce n’est pas quelque chose de subsistant, mais seulement une perfection ajoutée, et il faudrait admettre que l’âme intellectuelle sera détruite avec le corps501. « Et ideo dicendum est quod, cum generatio unius semper sit corruptio alterius, necesse est dicere quod tam in homine quam in animalibus aliis, quando perfectior forma advenit, fit corruptio prioris, ita tamen quod sequens 500 501

Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 118, a. 2, ad 2. Cfr Idem.

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forma habet quidquid habebat prima, et adhuc amplius. Et sic per multas generationes et corruptiones pervenitur ad ultimam formam substantialem, tam in homine quam in aliis animalibus. Et hoc ad sensum apparet in animalibus ex putrefactione generatis. Sic igitur dicendum est quod anima intellectiva creatur a Deo in fine generationis humanae, quae simul est et sensitiva et nutritiva, corruptis formis praeexistentibus »502.

Si l’on présuppose, avec Thomas, que l’âme est ce qui donne l’être de façon absolue à l’homme, c’est-à-dire finalement, l’« engendre », il faut concéder qu’elle en est l’unique forme substantielle. « Si igitur ita esset, quod praeter animam intellectivam praeexisteret quaecumque alia forma substantialis in materia, per quam subiectum animae esset ens actu ; sequeretur quod anima non daret esse simpliciter ; et per consequens quod non esset forma substantialis ; et quod per adventum animae non esset generatio simpliciter, neque per eius abscessum corruptio simpliciter, sed solum secundum quid. Quae sunt manifeste falsa »503.

Il faut dire que l’unité d’un étant dépend de la forme même qui lui donne son être. « C’est le même principe, dit Thomas, qui donne à une chose l’être et l’unité »504. Ainsi l’unité de l’homme dépendra-t-elle de l’unité de sa forme, c’est-à-dire de l’unité de son âme. Aucune forme substantielle, maintient l’Aquinate, n’est unie à la matière par l’intermédiaire d’une autre forme substantielle. Une forme plus parfaite donne dès lors à la matière tout ce que lui donnait déjà la forme inférieure, et davantage encore. « Vnde anima rationalis dat corpori humano quidquid dat anima sensibilis brutis, uegetabilis plantis, et ulterius aliquid ; et propter hoc ipsa est in homine et uegetabilis et sensibilis et rationalis »505. « Unde dicendum est quod nulla alia forma substantialis est in homine, nisi sola anima intellectiva ; et quod ipsa, sicut virtute continet animam sensitivam et nutritivam, ita virtute continet omnes inferiores formas, et facit ipsa sola quidquid imperfectiores formae in aliis faciunt »506. 502

Idem. Ibidem, Ia, q. 76, a. 4, c. 504 Ibidem, Ia, q. 76, a. 3, c. 505 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 11, c. 506 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 76, a. 4, c. Cfr aussi Ibidem, Ia, q. 76, a. 6, ad 1 : « […] forma perfectior virtute continet quidquid est inferiorum formarum » ; Ibidem, Ia, q. 76, a. 4, ad 3 : « […] dicendum quod in materia considerantur diversi gradus perfectionis, sicut esse, vivere sentire et intelligere. Semper autem secundum superveniens priori, perfectius est. Forma ergo quae dat solum primum gradum perfectionis materiae, est imperfectissima, sed forma quae dat primum et secundum, et tertium, et sic deinceps, est perfectissima ; et tamen materiae immediata ». 503

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On comprend pourquoi il n’est pas nécessaire de recourir à quelque lien unissant matière et forme en l’homme. La matière n’étant rien en acte, la forme qui lui advient lui donne toute sa réalité. Seule l’existence de deux formes en acte, c’est-à-dire de deux réalités distinctes, requerrait un lien afin d’être unies. La matière ne constitue, selon la catégorie de substance, rien de distinct de la forme qui l’actualise. Thomas tire encore un argument de l’ordre de l’attribution et examine la prédication suivante : « l’homme est animal ». L’Aquinate argumente : « Si ergo alia forma sit a qua aliquid dicitur animal, et a qua aliquid dicitur homo, sequeretur quod vel unum horum non possit praedicari de altero nisi per accidens, si istae duae formae ad invicem ordinem non habent ; vel quod sit ibi praedicatio in secundo modo dicendi per se, si una animarum sit ad aliam praeambula »507.

Ce type d’attribution n’est autre qu’une proposition où le sujet entre dans la définition du prédicat, tel un corps étendu par exemple pour le coloré, puisque la couleur n’advient qu’à un corps étendu508. Or, le docteur commun conclut ainsi : « Utrumque autem horum est manifeste falsum, quia animal per se de homine praedicatur, non per accidens; homo autem non ponitur in definitione animalis, sed e converso. Ergo oportet eandem formam esse per quam aliquid est animal, et per quam aliquid est homo, alioquin homo non vere esset id quod est animal, ut sic animal per se de homine praedicetur »509.

Le prédicat et le sujet ne doivent donc pas correspondre chacun à une forme distincte, mais bien à une seule et même forme. Thomas relève un dernier argument en faveur de l’exclusivité de l’âme intellectuelle en l’homme : « lorsqu’une activité de l’âme est très intense, elle empêche les autres de s’exercer. Cela n’arriverait pas si le principe de ces activités n’était pas essentiellement un »510.

I.4.3. Qualités médianes et intensives La doctrine de l’unicité de la forme substantielle, et de façon plus générale, l’hylémorphisme aristotélicien, n’étaient pas exempts de difficultés aux yeux des penseurs médiévaux. C’est que, selon Thomas, la nouvelle 507 508 509 510

Ibidem, Ia, q. 76, a. 3, c. Cfr Idem. Idem. Idem.

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forme advenant, la précédente disparaît tout à fait. La forme supérieure, tout en ajoutant une dimension supplémentaire originale, assume la fonction de la forme précédente, qui s’évanouit en tant que telle. L’âme intellectuelle est, par conséquent, la seule forme substantielle en l’homme, et donne l’être à ce dernier de façon absolue. Sa disparition entraîne, pour la substance, la perte pure et simple de son être. La forme substantielle donne en effet l’être au tout comme à chacune des parties de ce tout. « En conséquence, lorsque l’âme quitte le corps, on ne parle plus d’animal ou d’homme, si ce n’est de la manière équivoque dont on parle d’un animal peint ou sculpté ; et il en va de même pour la main ou l’œil, la chair et les os »511. L’âme intellective, forme substantielle unique en l’homme, contient virtuellement toutes les formes qui lui sont subordonnées, y compris la corporéité et la forme des éléments, et constitue seule l’acte de la matière, dès lors subordonnée à sa présence512. Ainsi les qualités élémentaires sont-elles « relevées » en tant que telles par la forme du mixte. « L’ontologie de la forme substantielle, écrit A. Boureau, ne peut [...] tolérer la cosmologie concurrente des quatre éléments qu’en la bridant et en admettant au mieux, qu’une faible rémanence des qualités élémentaires, sous le nom de ‘rémission des formes’ »513. En termes thomasiens : « la vraie solution est celle d’Aristote : les formes des éléments demeurent dans le composé, non pas en acte, mais virtuellement. Leurs qualités demeurent, quoique atténuées ; c’est en elles que réside la vertu des formes élémentaires »514. La physique et la médecine médiévales étaient cependant restées en grande partie fidèles à cette physique élémentaire, héritée des premiers philosophes515. Nombre de descriptions qualitatives et de thérapies étaient 511

Ibidem, Ia, q. 76, a. 8, c. « Forma autem substantialis dat esse simpliciter, et ideo per eius adventum dicitur aliquid simpliciter generari, et per eius recessum simpliciter corrumpi. Et propter hoc antiqui naturales, qui posuerunt materiam primam esse aliquod ens actu, puta ignem aut aerem aut aliquid huiusmodi, dixerunt quod nihil generatur aut corrumpitur simpliciter, sed omne fieri statuerunt alterari, ut dicitur in I Physic. » (Ibidem, Ia, q. 76, a. 4, c.). 513 BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 46. 514 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 76, a. 4, c. 515 Il nous faut rappeler que les sciences médicales ne se sont distinguées que très progressivement de la physique et de la philosophie, dont elles partageaient les thèmes et les principes. Danielle Jacquart écrit ceci : « Le XIIIe siècle parisien est marqué par une large confluence entre les thèmes médicaux et philosophiques dans l’enseignement ès arts. Plusieurs hypothèses peuvent être émises sur cette interpénétration des sujets. L’explication généralement avancée est que la Faculté de médecine, avant les statuts de 1270-1274, n’avait pas une position affirmée qui la distinguât de l’enseignement délivré aux artiens. Plus déterminantes furent peut-être les caractéristiques propres à l’évolution des disciplines elles-mêmes. Au XIIe siècle, les maîtres salernitains tendirent à faire coïncider le 512

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en effet « fondées sur la contrariété ou la compatibilité des formes élémentaires »516. Les maîtres de Salerne avaient fait dépendre la médecine de la physique et s’étaient particulièrement penchés sur la notion galénique de complexion (résultat du mélange des qualités premières au sein d’un corps naturel) pour l’appliquer aux éléments et en faire découler, dans la mesure où les humeurs étaient considérées comme les « filles » de ces derniers, l’entière constitution physiologique du corps517. Ainsi les champ médical avec une large partie de la philosophie naturelle. Dans son commentaire à l’Isagoge de Iohannitius, Barthélémy de Salerne définissait ainsi la ‘science de la médecine’, troisième branche, selon lui, de la physica, avec la météorologie et la physique proprement dite : ‘Elle traite des actions et des passions des élément dans les corps mixtes ; bien qu’elle ait été inventée pour le corps humain, néanmoins elle disserte de tout ce qui change celui-ci, à savoir les animaux, les herbes, les arbres, les épices, les métaux et les pierres, car tous ceux-ci modifient le corps, le conservant ou le faisant sain, malade ou neutre’. Ce ne fut qu’avec l’introduction progressive du corpus aristotélicien et la délimitation plus stricte du champ médical, grâce aux définitions du Canon d’Avicenne et du Colliget d’Averroès, que la philosophie naturelle se démarqua plus nettement de la médecine. Le dernier commentaire parisien, émanant de la Faculté des arts, attaché au corpus zoologique d’Aristote, est formé par les questions de Jean Vath sur De la génération des animaux, rédigées vers 1285-1290. Les quodlibeta contenus dans le manuscrit latin 16089 de la Bibliothèque nationale de France, qui intègrent au sein de sujets les plus variés, dont celui de l’alchimie, des problèmes médicaux et des références à Galien ou au Canon d’Avicenne, portent encore les traces de cette confluence des disciplines à la Faculté des arts, dans les dernières années du XIIIe siècle. A partir du siècle suivant, il semble que le De animalibus d’Aristote fut plus clairement rattaché à l’enseignement des médecins, même si, à part le document de 1350 invoqué par Jean-Baptiste Chomel, il est difficile d’en trouver une attestation officielle » (JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, pp. 327-328). D. Jacquart note cependant que la précision progressive apportée aux limites entre philosophie et médecine n’interdira pas les passages encore multiples d’une discipline à l’autre (Cfr Ibidem, p. 328). 516 BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 46. Ainsi trouve-t-on dans le Correctoire de Guillaume de la Mare, à côté d’une large argumentation théologique à l’encontre de l’unicité de la forme substantielle, et à laquelle nous reviendrons ultérieurement, les raisons alors classiques empruntées à la philosophie de la nature et à la médecine : « Si enim anima sola intellectiva immediate est perfectio materiae primae, tunc non esset in homine forma elementi, nec forma mixti de quibus philosophia multa dicit. Cessabit etiam studium medicinae » (GUILLAUME DE LA MARE, Correctorium, n. 31, pp. 130-131). Cfr BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 83. 517 Cfr à ce sujet JACQUART, D., « La scolastique médicale », pp. 182-185. D. Jacquart résume ainsi les réflexions d’Ursus, dernier grand maître salernitain, sur ce problème : « […] Ursus pousse à son point extrême la logique du système sous-jacent chez les philosophes naturalistes et les médecins du XIIe siècle. A partir de la matière première, le Créateur a formé les quatre éléments, qui eux-mêmes, grâce à leur qualité substantielle (le chaud, le froid, l’humide ou le sec) et à leurs qualités accidentelles (légèreté, lourdeur, mobilité, finesse, etc.), se mêlent pour donner naissance aux ‘élémentés’ que sont les corps naturels. N’existant jamais à l’état pur dans le monde sensible, les éléments, par leur transformation ou leur destruction dues à l’interaction des qualités, régissent l’ensemble des phénomènes naturels y compris les fonctions du corps humain. Par exemple, la faculté de digestion est assurée grâce à la chaleur du feu et à l’humidité de l’air qui dissolvent les

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diverses maladies et épidémies se voyaient-elles encore fréquemment attribuées à des excès en qualités élémentaires, comme le chaud et l’humide518. La doctrine avicénienne, relate Thomas, avait établi la persistance des formes substantielles des éléments dans le corps mixte. Mais dans la perspective de l’Aquinate, une telle disparité de formes substantielles impliquait diverses parties de matière informées, c’est-à-dire diverses portions de matières quantitativement déterminées. Le tout ne pouvait de la sorte être constitué que de la juxtaposition de parties différentes, car il est impossible que plusieurs corps subsistent en un lieu identique. Le résultat d’une telle combinaison d’éléments ne pouvait donner un véritable tout unifié519. Averroès fera quant à lui des formes des éléments, « en raison de leur imperfection », des formes « intermédiaires entre les formes accidentelles et les formes substantielles »520. Le Commentateur leur attribuera une possible variation d’intensité, qui concrètement se traduit par une diminution de leur vertu au sein du nouveau composé. Cette solution apparaît cependant à Thomas comme plus inacceptable encore que celle d’Avicenne, car « Nam esse substantiale cuiuslibet rei in indivisibili consistit ; et omnis additio et subtractio variat speciem, sicut in numeris, ut dicitur in VIII Metaphys. Unde impossibile est quod forma substantialis quaecumque recipiat magis et minus. Nec minus est impossibile aliquid esse medium inter substantiam et accidens »521. aliments. Pour expliquer la diversité des états et des actions, Ursus recourt à une subdivision de chaque élément en trois ‘espèces’ (supérieure, moyenne et inférieure) qui correspondent à des degrés d’intensité des qualités. Le jeu des ‘espèces’ et de leurs qualités est formulé en termes de combinaisons mathématiques et sert à rendre compte des principales caractéristiques du monde sensible, la couleur, l’odeur, le poids, mais aussi la stabilité ou le mouvement. Dans un autre ouvrage, un commentaire à ses propres Aphorismes, Ursus place au centre de son exposé l’action des esprits ou pneumata. Instruments de l’âme du monde, ou, chez l’homme, de l’âme rationnelle, ils sont formés en majorité d’air et de feu. Ils permettent la réalisation des actions souhaitées en assurant le lien entre l’âme et le corps. Ainsi, au prix d’une sophistication de la théorie des éléments, Ursus parvient à fournir une explication unique de la diversité du monde réel, de la matière aux états psychologiques » (Ibidem, pp. 184-185). 518 Cfr JACQUART, D., La médecine médiévale dans le cadre parisien, p. 245. 519 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 76, a. 4, ad 4. 520 Idem. 521 Idem. « Amplius, omnis differentia secundum formam substantialem variat speciem » (Cfr THOMAS D’AQUIN, De mixtione elementorum, 14). La possibilité d’une variation dans la substance sera reprise, moyennant ajustements, par Dietrich de Freiberg (On lira à ce propos FLASCH, K., Dietrich von Freiberg, pp. 411-438). Il nous semble intéressant de noter combien la solution de ce dernier prend congé du vocabulaire thomasien. Selon Dietrich, seule une variation selon l’essence, déterminée par la composition du genre et de l’espèce, doit être considérée impossible, là où la substance, au contraire, peut évoluer drastiquement au cours de l’existence. On peut se demander si ce glissement n’est pas

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La seule solution admise par l’Aquinate est celle qu’il attribue à Aristote lui-même et qui consiste à affirmer que les formes des éléments demeurent dans le composé, non réellement, c’est-à-dire en acte, mais virtuellement, et selon une diminution (remissio) de leur qualité522. La différence d’intensité ne peut advenir à la forme substantielle, mais seulement à l’accident, et selon la participation qu’y prend le sujet. La position de Thomas n’a fait que s’affermir sur ce point523, et dans son traité de mixtione elementorum, Thomas déclare sans ambiguïté : « Deinde, impossibile est formas substantiales elementorum suscipere magis et minus. Omnis enim forma suscipiens magis et minus est divisibilis per accidens, inquantum scilicet subiectum potest eam participare vel magis vel minus »524.

Thomas reconnaît à la matière un rôle fondamental dans ce que la scolastique médiévale a caractérisé comme le problème de l’intensio et de la remissio des formes accidentelles, c’est-à-dire l’augmentation ou la diminution d’une qualité formelle – comme le fait par exemple d’être plus ou révélateur. Dietrich ne réserve-t-il pas là à la substantialité, les conditions d’existence et le lien avec l’être que Thomas cherchait selon nous à asseoir dans le concept d’essence lui-même. Dietrich, en un sens proche des platoniciens, assimile l’essence aux conditions d’intelligibilité, en un sens métaphysique et non seulement logique, de l’être, ou à sa « définition », son être intelligible et vrai, abstraction faite de ses conditions matérielles. En dépit de la distinction ontologique qu’il instaure entre l’esse et l’essence, Thomas ne pense pas cette dernière outre ses conditions matérielles et ne fait pas fi de l’esse que comporte l’esse-ntia. Les conditions intelligibles premières de l’étant naturel incluent sa détermination matérielle et pointent par là vers sa substantification, son devenir substantia concret. Du point de vue strict de la prédication thomasienne cependant, une forme substantielle ne peut varier. En dépit des mises en garde de L.-B. Puntel, la recherche n’a-t-elle pas trop négligé encore aujourd’hui l’analyse serrée des rapports mutuels qui unissent les concepts d’essence, d’être et de substance chez Thomas, pour trop se limiter à la perspective seulement partielle et tronquée du couple essence-esse ? 522 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 76, a. 4, ad 4. 523 On peut en effet constater, au cours de la vie de Thomas, une certaine évolution concernant le statut substantiel des formes élémentaires au sein du mixte. Après avoir adopté, dans son commentaire du deuxième livre des Sentences, le vocabulaire avicénien d’un être premier permanent de la forme substantielle et d’un être second soumis au changement pour les éléments (In II Sent., d. 12, q. 1, a. 4, c.), il lui préfère la thèse d’une forme moyenne, propre à Averroès, dans son commentaire au De Trinitate (In Boethii de Trinitate expositio, q. 4, a. 3, ad 6), ou d’une qualité moyenne dans le commentaire sur le quatrième livre des Sentences (In IV Sent., d. 44, q. 1, c. 1, ad 4). Comme nous l’avons vu, la position définitive de Thomas, et la plus cohérente relativement à sa doctrine de l’unicité de la forme, est paradigmatiquement représentée par la Somme de Théologie, où il considère la position d’Averroès comme moins acceptable encore que celle d’Avicenne, et propose une solution qu’il estime plus fidèle à l’oeuvre d’Aristote. Cfr sur ceci ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, pp. 264-266. 524 THOMAS D’AQUIN, De mixtione elementorum, 13.

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moins blanc, etc. –, sans qu’il s’agisse pour autant du passage à une forme appartenant à une espèce différente525, et bien distinguée d’une simple augmentation par addition de parties quantitatives. Outre le chapitre huit des Catégories, qui posait le plus et le moins au sein de la qualité, une source majeure du problème au Moyen Age doit être trouvée dans le Livre des Sentences de Pierre Lombard, I, d. 17, qui demande si l’Esprit Saint peut augmenter en l’homme, puisque celui-ci est supposé identique à la charité, elle-même augmentant et diminuant au sein de l’âme aux diverses époques de son existence. Le maître des Sentences soutenait que si la charité est, de manière absolue, immuable, et ne peut supporter en elle-même le plus et le moins, elle le peut cependant pour les hommes, et dans la mesure où elle leur est communiquée, de même que Dieu est dit magnifié et exalté en nous, mais n’est pourtant ni magnifié, ni exalté en lui-même526. Thomas reprendra cette interrogation sous la perspective, non d’une simple augmentation de la quantité extensive de la vertu donnée ainsi à l’homme, mais d’une véritable variation intensive de la forme en question, qui doit être pensée d’une manière analogue à celle qui advient aux qualités naturelles. Dans son commentaire du Lombard cependant, Thomas en reste à postuler une augmentation intensive de la qualité elle-même, secundum essentiam527. Son rejet de la théorie qui considère qu’une augmentation de la vertu est possible par un enracinement (radicatio) plus profond dans l’âme sans devoir admettre de variation d’ordre essentiel, est révélateur. Cette théorie reviendrait en effet à distinguer l’essence de la charité d’une part, censée immuable, et son enracinement, susceptible d’augmentation 525 Bien que la question ne porte encore explicitement que sur le secundum quid, c’està-dire sur le suppôt de la remissio ou de l’intensio des qualités, c’est, affirme A. Maier, avec Thomas que ce problème est traité pour la première fois d’une manière philosophique et ontologique (Cfr MAIER, A., Zwei Grundprobleme der scholastischen Naturphilosophie, p. 23). Pour une brève histoire de la question, on se référera également à SOLÈRE, J.-L., « Plus ou moins : le vocabulaire de la latitude des formes », pp. 437-488. 526 Cfr PIERRE LOMBARD, Sententiae in IV Libris distinctae, L. I, d. 17, cap. 5. 527 Duhem s’y trompera. En ne prenant en compte que le commentaire du Livre des Sentences, il affirme que Thomas en reste à la possible variation de l’essence seule, que l’historien des sciences assimile, comme en témoigne encore le rapprochement qu’il effectue avec la théorie d’Henri de Gand, à la forme, distinguée radicalement du sujet, purement et simplement identifié quant à lui au point de vue de l’existence (Cfr DUHEM, P., Etudes sur Léonard de Vinci, t. III, pp. 317-319). Cfr également à ce sujet MAIER, A., Zwei Grundprobleme der scholastischen Naturphilosophie, p. 27, note 10. Cette confusion sans autre nuance des points de vue de la forme avec l’essence d’une part, et du sujet avec l’existence d’autre part, est coutumière chez Duhem. Il attribue par exemple encore à Thomas la thèse selon laquelle l’essence s’identifierait ni plus ni moins au principe spécifique, et l’existence au principe d’individuation (Cfr DUHEM, P., Le système du monde, t. VI, p. 307).

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ou diminution528. Selon Thomas, aucune forme ne peut être considérée comme s’affermissant en son sujet, sans qu’elle obtienne par là une plus grande victoire sur ce dernier, et par là même, augmente en son essence. Et si la vertu elle-même n’est peut-être pas identifiée purement et simplement à l’essence, elle en dépend comme un effet de sa cause prochaine529. La Somme de théologie se montrera plus explicite encore, puisqu’après avoir accusé les défenseurs de cette théorie d’ignorer le sens des mots, elle rappelle que l’esse d’un accident ne réside que dans son inesse. Dès lors, c’est en quelque sorte par définition même que l’augmentation de l’enracinement de la charité dans l’âme, c’est-à-dire en son sujet, signifie l’augmentation de l’essence même de cette vertu530. Il s’agit, en d’autres termes, de ne pas confondre forme, immuable, et essence, susceptible d’une variation d’intensité en fonction de la participation du sujet. Si Thomas refuse de faire des quantas ou des parties dimensives le sujet propre d’une telle variation, qu’il ne rend donc pas compte de cette dernière par une multiplication quantitative du sujet, mais en fait une augmentation de vertu intensive531, il ne donne d’autre part à l’unité, pourtant clairement présupposée, de ce sujet, aucune part active dans la compréhension de l’intensio, et tend à réduire ce dernier au simple fondement potentiel actualisé par la vertu accidentelle. L’augmentation qualitative est assimilée à tout autre changement et advient par élimination progressive de la puissance au profit de l’acte. Thomas souligne cependant que la détermination croissante de la puissance par l’acte n’advient pas par augmentation de la vertu de l’agent – comme lors d’une augmentation de luminosité par un plus grand nombre de luminaires par exemple –, mais parce que Cfr SOLÈRE, J.-L., « Thomas d’Aquin et les variations qualitatives », p. 152. THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 17, q. 2, a. 1, c. : « Alii dixerunt, quod caritas essentialiter non augetur, sed dicitur augeri, inquantum magis firmatur in subjecto, secundum ipsam radicationem. Sed ex hoc etiam sequitur ipsam augeri essentialiter. Nulla enim forma potest intelligi magis firmari in subjecto, nisi per hoc quod habet majorem victoriam super subjectum suum. Augmentum autem victoriae redundat in augmentum virtutis, et per consequens in augmentum essentiae : quia virtus, si non est ipsa essentia, oportet quod sit ab essentia, et commensuretur sibi sicut effectus causae proximae ». 530 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, IIa IIae, q. 24, a. 4, ad 3 : « quidam dixerunt caritatem non augeri secundum suam essentiam, sed solum secundum radicationem in subiecto, vel secundum fervorem. Sed hi propriam vocem ignoraverunt. Cum enim sit accidens, eius esse est inesse, unde nihil est aliud ipsam secundum essentiam augeri quam eam magis inesse subiecto, quod est eam magis radicari in subiecto. Similiter etiam ipsa essentialiter est virtus ordinata ad actum, unde idem est ipsam augeri secundum essentiam et ipsam habere efficaciam ad producendum ferventioris dilectionis actum. Augetur ergo essentialiter non quidem ita quod esse incipiat vel esse desinat in subiecto, sicut obiectio procedit, sed ita quod magis in subiecto esse incipiat ». 531 THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 17, q. 2, a. 1, ad 1. 528

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la capacité de la matière à recevoir l’acte est plus grande, comme c’est le cas pour un air plus atténué, qui reçoit mieux la lumière532. Dans le Commentaire de la Physique, Thomas explique très clairement intensio et remissio des qualités en fonction des capacités de division du sujet. Le problème est intrinsèquement lié au refus de tout infini actuel et l’augmentation qualitative n’advient pas par addition de parties en acte, mais selon la matière ou la divisibilité intrinsèque du sujet. Trois choses sont à considérer en toute altération, écrit-il : le mobile, le temps et la qualité. Considérons que le mobile est un homme et que la qualité en laquelle le mobile est mû est le blanc. « […] quod enim una et eadem pars sit magis vel minus alba, non est ex ipsa ratione albedinis (quia si esset separata, non diceretur secundum magis et minus ; sicut neque substantia suscipit magis et minus) : sed est ex diverso modo participandi albedinem ex parte subiecti divisibilis »533.

Si le blanc n’est pas divisible par soi, on peut dire cependant qu’il l’est par accident. Et la division par accident peut être entendue en deux sens : tout d’abord selon les parties quantitatives, ensuite selon l’intensio et la remissio. Partant alors de la raison de la divisibilité et de l’indivisibilité, Thomas élabore son argumentation à partir d’une analogie avec le mouvement local. L’Aquinate conclut : « Et sic manifestum est, quod in sola mutatione quae est secundum qualitatem, contingit aliquid esse indivisibile per se. Inquantum tamen est divisibile per accidens, similiter non est accipere primum in mutatione tali : sive accipiatur successio mutationis inquantum pars post partem alteratur (manifestum est enim quod non erit accipere primam partem albi, sicut nec primam partem magnitudinis) ; sive accipiatur successione alterationis secundum quod aliquid idem est albius vel minus album ; quia subiectum infinitis modis potest variari secundum magis album et minus album. Et sic motus alterationis potest esse continuus, et non habens aliquid primum »534.

La Somme de théologie déjà, avait introduit la participation subjective d’une manière décisive : « Perfectio autem formae dupliciter potest considerari, uno modo, secundum ipsam formam ; alio modo, secundum quod subiectum participat formam. Inquantum igitur attenditur perfectio formae secundum ipsam formam, sic dicitur ipsa esse parva vel magna ; puta magna vel parva 532 533 534

Cfr Ibidem, d. 17, q. 2, a. 2, c. THOMAS D’AQUIN, In VI Phys., 7, n. 825. Idem.

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sanitas vel scientia. Inquantum vero attenditur perfectio formae secundum participationem subiecti, dicitur magis et minus ; puta magis vel minus album vel sanum »535.

Evoquant l’exemple des relations entretenues entre l’exercice de l’intelligence et le corps, l’Aquinate établit que la supériorité de l’intelligence peut tenir en l’homme à deux conditions : « Uno quidem modo, ex parte ipsius intellectus, qui est perfectior. Manifestum est enim quod quanto corpus est melius dispositum, tanto meliorem sortitur animam, quod manifeste apparet in his quae sunt secundum speciem diversa. Cuius ratio est, quia actus et forma recipitur in materia secundum materiae capacitatem. Unde cum etiam in hominibus quidam habeant corpus melius dispositum, sortiuntur animam maioris virtutis in intelligendo, unde dicitur in II de anima quod molles carne bene aptos mente videmus. Alio modo contingit hoc ex parte inferiorum virtutum, quibus intellectus indiget ad sui operationem, illi enim in quibus virtus imaginativa et cogitativa et memorativa est melius disposita, sunt melius dispositi ad intelligendum »536.

Si la forme en soi est immuable, il faut dire que l’essence est faite de la participation du sujet à la forme et permet de penser quelque augmentation dans l’essence de certaines qualités. Le texte de la question 6 du Quodlibet IX en précisera les modalités, par l’utilisation notamment de la distinction des quantités interminées et terminées. L’Aquinate écrit en effet : « Et sic dicitur augmentum esse secundum quantitatem. Et quamuis quantitas caritatis, que est uirtus, sit idem quod essencia caritatis, non tamen oportet quod essencia caritatis tollatur, quia etiam in augmento corporali ipsa essencia quantitatis non tollitur, cum semper remaneat dimensio interminata, set secundum diuersas terminationes quas recipit, fit mutatio de paruo in magnum, que est augmentum ; ita etiam ipsa uirtus caritatis non tollitur per essenciam suam, set uariatur terminatio eius : omnis enim forma recepta in aliquo subiecto terminationem recipit secundum capacitatem recipientis, unde, quanto subiectum caritatis magis disponitur ad caritatem per conuersionem sui ad Deum, tanto maiorem participat caritatem. Et sic caritas secundum suam essenciam augeri dicitur »537. THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia IIae, q. 52, a. 1, c. Ibidem, Ia, q. 85, a. 7, c. 537 THOMAS D’AQUIN, Quodlibet IX, q. 6, c. Il faut à cet égard émettre une réserve visà-vis de la remarque faite récemment par J.-L. Solère, alors qu’il donnait une exégèse par ailleurs très précise de ce texte. J.-L. Solère écrivait dans un article éclairant sur le problème des variations qualitatives chez S. Thomas : « Il en va, répond Thomas, comme pour l’essence d’un corps, qui est caractérisée par une vraie quantité, sa dimension : dans l’augmentation, il y a suppression de la quantité initiale, mais non de l’essence, car il est de l’essence de ce corps d’avoir une dimension, mais non pas telle ou telle dimension précise. Autrement dit, la ‘dimensionnalité’, indéterminée, fait partie de son essence ; mais, 535

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La quantité interminée compose intrinsèquement avec la forme. Elle en est un accident propre, relatif à son lien avec une matière. En d’autres termes, ce n’est que parce que cette forme ne peut être pensée indépendamment de son lien avec une matière qu’elle possède de soi, sous le mode de la virtus, une quantité interminée. Il reste que l’essence recevra, sous la perspective de son être actuel, des quantités terminées qui en expliquent la variation en chaque sujet réel. Si d’une certaine manière la forme, en son lien avec la quantité interminée, et donc comme partie d’un tout essentiel, possède une virtualité de changement, cette dernière ne s’accomplit que sous le mode de l’essence, participée par des sujets concrets. Le cas de la remissio ou de l’intensio des formes des éléments au sein du corps mixte évoque parfaitement la manière dont l’Aquinate conçoit plus généralement l’altération. Dans le monde physique et en vertu du lien causal des substances qu’elle implique, l’altération montre comment la matière doit connaître une disposition favorable à la forme qui lui adviendra, et se voit déjà d’une certaine manière ordonnée à celle-ci comme à sa condition. C’est là le seul moyen, selon Thomas, de donner une explication rationnelle de l’altération et de rendre compte de sa continuité, en dépit des zénoniens de toute époque. La remissio et l’intensio des qualités élémentaires ne font que pointer vers l’unité et la continuité de la matière au cours de l’altération, en pointant le fait que cette dernière n’advient pas par l’information successive et simplement extensive de diverses parties de matière. La matière du mouvement est une, continue et se voit altérée à la manière d’un tout. Non d’elle-même, puisqu’elle ne possède de soi que la raison des parties, mais parce que son flux et son reflux est transcendentalement uni sous la perspective de l’unité de selon les différentes dimensions déterminées qu’il reçoit, se produit le changement du plus petit au plus grand. Semblablement, il appartient à la charité d’être une force et d’avoir une quantité de force ; ce qui apparaît et disparaît, ce sont les différentes quantités déterminées qu’elle reçoit, non pas son essence elle-même, qui par soi ne comporte la quantitas virtualis que d’une manière indéterminée. Mais n’est-ce pas là reconnaître qu’il y a une indétermination dans cette forme ? Sans doute, la variation sera fonction de la capacité du récepteur, ainsi que nous le savons. C’est pourtant de la forme que Thomas dit ici : ‘variatur terminatio eius’. Il semble qu’il admette dans la forme même une marge qui lui permet d’être déterminée de différentes manières, c’est-à-dire, en fin de compte, une latitude de la forme » (SOLÈRE, J.-L., « Thomas d’Aquin et les variations qualitatives », p. 155). Selon nous, ce n’est point la forme, mais l’essence qui est dite pouvoir varier, et Thomas nous semble user consciemmment de la distinction qui court entre ces deux concepts. L’essence est en effet composée d’une forme et d’une matière, dont le rapport n’est d’abord affecté que d’une quantité interminée. La variation ne s’explique que par la diversité de participation dont est susceptible à nouveau le sujet concret. Ce n’est point la forme dont la termination varie, mais bien l’essence, en fonction plus précisément de sa part matérielle intrinsèque, dont la quantité interminée est un accident propre.

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la forme qui se transmet. Aussi la matière demeure-t-elle une en vertu de sa soumission à une forme unique, toute « intension » ou rémission n’advenant qu’en fonction de la plus ou moins grande disposition du sujet envers les qualités accidentelles, ou de la rémanence virtuelle des éléments, part matérielle maintenant convertie sous l’influence de la nouvelle forme en un sujet unique. L’advenue d’une nouvelle forme substantielle soumet l’ensemble des qualités matérielles à une synthèse unique de forme et de sujet. « Et est simile in rebus naturalibus de dispositione quae est necessitas ad formam, quae quodammodo praecedit formam substantialem, scilicet secundum rationem causae materialis. Dispositio enim materialis ex parte materiae se tenet. Sed alio modo, scilicet ex parte causae formalis, forma substantialis est prior, in quantum perficit et materiam, et accidentia materialia »538.

Selon le commentaire qu’en offrait L.-M. Antoniotti : « La forme substantielle parfait la matière et les accidents matériels. La disposition ultime appartient aux qualités introduites avec la forme substantielle et formées par elle. Elle est l’effet de la forme substantielle qui est éduite. Elle en dimane comme un accident propre et inséparable. Elle en dépend dans l’existence, car l’esse de l’accident est un inesse qui requiert l’esse in se de la substance. Une forme accidentelle, quelle qu’elle soit, actue le composé après la forme substantielle »539.

C’est, tant dans la considération de la forme d’une substance mixte que dans celle de quelque augmentation ou diminution qualitative, l’unité de la forme substantielle qui opère au travers des qualités.

I.4.4. Les objections théologiques La doctrine thomiste de l’unicité de la forme substantielle éveilla de nombreuses oppositions. A partir de 1277 surtout, la préférence franciscaine envers la théorie d’une pluralité des formes substantielles s’exprime de manière toujours plus systématique et se tourne explicitement contre Thomas. Elle puise ses racines dans la réélaboration des raisons séminales augustiniennes entreprise par Philippe le Chancelier vers 1230 et au cours des années 1260 par Bonaventure, pour atteindre un certain aboutissement dans la belle complexification que lui donne Richard de Médiéville THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 28, a. 8, c. ANTONIOTTI, L.-M., « La vérité de la personne humaine. Animation différée ou animation immédiate ? », p. 568. 538

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autour de 1286. Le pluralisme de Bonaventure était, comme l’écrivait Zavalloni, encore « inconscient »540, comme l’était aussi celui de Philippe le Chancelier lorsque ce dernier cherchait à distinguer en l’homme les divers modes d’unité que présentaient selon lui l’âme, le corps et le composé541. Nous ne dirons ici qu’un mot d’un débat dont les tenants et aboutissants sont, depuis l’excellente synthèse de R. Zavalloni, complétée par les recherches plus récentes de B. Bazan et A. Boureau, bien connus542. La mort de Thomas en 1274 et la condamnation en 1277 de plusieurs thèses touchant à la « naturalisation » de domaines sur lesquels la théologie devait conserver son mot à dire, tels la nature des liens unissant l’âme et le corps, ou les rapports entretenus entre l’acte créateur et la constitution physique du monde, attisèrent le feu de véhémentes discussions. Un terreau institutionnel adéquat allait permettre au Correctoire de Guillaume de la Mare et aux condamnations de J. Peckham543 de voir le jour. Ce fut pourtant dans un premier temps, comme le relevait A. Boureau, la doctrine thomiste qui emporta la plupart des convictions : « Jusqu’en 1277, le silence est presque complet sur la question. Bien plus, la doctrine de la forme unique, si magistralement construite par Thomas d’Aquin vers 1268, semble gagner du terrain. De jeunes universitaires s’en emparent. Gilles de Rome, de l’ordre des Augustins, encore bachelier, écrit vers 1274 des Theoremata de corpore Christi, où il juge la doctrine de l’unité de la forme ‘très probable’, alors que quelques années plus tôt, dans son petit texte sur les Erreurs des philosophes, il la rejetait. Vers 1276, dans son commentaire sur le De Anima d’Aristote, il établit le principe général de la 540 Cfr ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, p. 368. 541 Cfr PHILIPPE LE CHANCELIER, Summa de bono, q. 8, p. 287 : « […] dicendum est quod est triplex unitas. Prima est que surgit ex duplici respectu forme ad materiam et materie ad formam, scilicet que sunt ad invicem inseparabiles, ut in corporibus supercelestibus, et hec est in corporibus maior unitas. Secunda est que surgit ex unico respectu in corporibus illis in quibus forma non separatur a materia ita ut maneat, sed materia separatur a forma, quod fit in omnibus corruptibilibus, et hec est minor. Tertia est in illis in quibus aliqua duo coniunguntur ita quod alterum separabile est ab altero, ut anima a corpore et corpus ab anima, et hec est minima. Et per hec deprehenditur quod minima unitas est in homine. Et miro modo homo, cum habeat in se continuare superiora et inferiora, hanc habet in se triplicem secundum diversa ; prima enim unitas est in ipsa anima secundum se considerata, secunda in corpore, tertia in toto homine ». 542 Cfr entre autres ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes ; BAZAN, B. C., « Pluralisme de formes ou dualisme de substances ? » ; IDEM, « The human soul : form and substance ? » ; BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle. 543 Cfr à ce propos et pour ce qui suit, l’ouvrage de BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle.

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composition par forme unique, sans toutefois s’arrêter à la forme unique en l’homme. A Noël 1276, dans son premier quodlibet, le jeune maître séculier Henri de Gand, promis à une brillante carrière, reconnaît que la doctrine est possible, avant d’y renoncer un an après, dans son deuxième quodlibet (Noël 1277) »544.

La polémique débute véritablement après la mort de Thomas, qui n’aura donc guère l’occasion d’y prendre part. Entre 1276 et 1277, les positions de plusieurs penseurs se déplacent. Henry de Gand écarte maintenant l’unicité de la forme de manière résolue. Les faveurs de Gilles de Rome à son égard ne feront quant à elles que s’affermir jusqu’au moins 1278545. Si la condamnation du 7 mars 1277 ne s’est pas penchée sur le problème de la forme unique, R. Wielockx a montré qu’une procédure avait bel et bien été engagée peu de temps après contre la thèse thomiste. Comme l’explicite A. Boureau546, le problème de la forme unique devient une affaire de foi, et non plus simplement de physique ou de philosophie naturelle, avec l’intimation donnée en 1277 à Henri de Gand par Simon de Brion (futur Martin IV) de « déterminer publiquement en son école qu’il y a plusieurs formes substantielles en l’homme »547. Le conciliabule réunissait encore Etienne Tempier et son futur successeur au siège épiscopal de Paris, Ranulphe de la Houblonnière, ainsi que le chancelier de 544

Ibidem, pp. 71-72. Son Commentaire au De generatione et corruptione par exemple, admet la possibilité de penser une multiplicité de formes substantielles en l’animal, bien qu’il confesse ne point y croire, et se montre plutôt favorable à l’unicité : « Non est ergo inconveniens unam formam in per se ordinatis contineri in alia vel etiam plures forme virtualiter possunt contineri in una, si per se ordinentur ad illam […] sensitivum et vegetativum in intellectivo continentur, quia habent ordinem ad illud. Nam, etsi secundum quosdam in quolibet animali sunt plures forme : tamen, ut credo in nullo animali sunt plures animae » (GILLES DE ROME, Commentaria in libros de generatione et corruptione, L. II, ff. 41v-42r). Dans ses Theoremata de corpore Christi, Gilles qualifie la thèse de l’unicité de la forme de « valde probabilis ». Ses commentaires à la Physique et au de anima affirment l’unicité au sein des êtres organiques, mais réservent leur jugement en ce qui concerne l’homme : « Tenendum igitur in composito esse unam substantialem formam. Utrum sit in quolibet composito, dubium est de homine, in quo utrum sint plures formae vel non, ad praesens nihil determinare decernimus, quia exposcit scientiam altiorem. Cum enim de unitate formarum loquimur semper hominem esse exceptum voulumus » (GILLES DE ROME, Expositio super libros de anima, L. II, l. 11, f. 25r). La thèse est enfin pleinement soutenue après la censure de Gilles, dans le Contra Gradus (1277-1278). Cfr à ce propos ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, pp. 272-274 ; et WIELOCKX, R., « Commentaire », in GILLES DE ROME, Apologia, p. 84 ; IBIDEM, « Annexe II », pp. 229240. 546 Cfr BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, pp. 74-75. 547 Cfr HENRI DE GAND, Quodlibet X, q. 5 (rédactions originelles), édité in HÖDL, L., « Neue Nachrichten über die Pariser Verurteilungen der thomasischen Formlehre », p. 184. 545

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l’Université de Paris, Jean des Halleux. Or, écrit Henri : « Ex quo visum est mihi ipsum sensisse quod in determinando an plures formas substantiales vel tantum unicam sint in homine, agitur causa fidei. Visum est etiam mihi, quod dicere tantum unicam formam esse in homine de consilio dictorum virorum damnatum, licet non publice »548. Quelques jours après la condamnation du 7 mars 1277, un syllabus censure 51 propositions explicitement attribuées à Gilles de Rome, dont la thèse de l’unicité de la forme substantielle, alors qu’au cours du même mois, l’archevêque de Cantorbéry, R. Kilwardby, ordonne que les bacheliers qui défendent l’unicité de la forme substantielle ne soient pas admis à la licence et soient expulsés de l’Université549. Peu après la censure de Gilles, un ensemble de 548 Idem. Cfr aussi KELLEY, F. E., « Introduction », in RICHARD KNAPWELL, Quaestio Disputata De Unitate Formae, pp. 13-14. Pour une brève chronologie des débats concernant l’unicité de la forme substantielle, cfr BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, pp. 72-79. 549 Cfr WIELOCKX, R., « Commentaire », in GILLES DE ROME, Apologia, p. 119. Chartularium Universitatis Parisiensis, t. 1, n. 474, p. 559. La censure de Gilles constitue une procédure indépendante et postérieure à la condamnation du 7 mars 1277. Comme l’avait déjà souligné R. Hissette, la condamnation du 7 mars ne vise d’ailleurs pas Gilles de manière directe (Cfr WIELOCKX, R., « Commentaire », in GILLES DE ROME, Apologia, pp. 117-118). En ce qui concerne la datation de la censure de Gilles de Rome, voir le dossier réuni par R. Wielockx in Ibidem, pp. 75-88. « […] Gilles abandonne, après 1285, ses thèses apparemment qualifiées d’erronées par la censure de 1277 (art. 30-31) ou déclarées hérétiques par Henri de Gand (art. 48), mais il ne prend pas pour autant à son compte la thèse opposée. Au contraire, en ce qui concerne les articles sur la possibilité théorique de l’éternité du monde, il discute, puis réfute successivement les arguments en faveur de la possibilité d’un monde éternel et ceux du parti adverse. Pour l’unicité de la forme substantielle dans l’homme, il ne l’affirme plus, mais il ne la réfute pas non plus : il retourne à sa position réservée des années 1274-1276. Gilles n’aurait jamais maintenu cette position neutre, s’il était tenu à renoncer purement et simplement à ses thèses censurées en 1277. La détermination magistrale de 1285 censura donc probablement la possibilité d’un monde éternel sans imposer strictement la thèse selon laquelle la créature ne peut pas ne pas avoir commencé avec le temps. En ce qui concerne l’unicité de la forme en tout composé, cette thèse fut sûrement maintenue dans la liste d’articles censurés, mais ne fut pas non plus déclarée opposée à la foi. Sur ce point aussi, la détermination magistrale de 1285 semble avoir mitigé la censure de 1277, car, à en juger par le Contra Gradus où Gilles réplique à la censure de 1277 (art. 48), les censeurs de 1277 ont dû qualifier la thèse égidienne comme étant, de façon plus ou moins directe, opposée à la foi » (Ibidem, pp. 112-113). A lire la première rédaction du Quodlibet X d’Henri de Gand, il semble que la thèse de l’unicité de la forme fut qualifiée en 1285 tout simplement de falsum, non d’erronnée, et a fortiori encore moins d’hérétique (Cfr Ibidem, p. 112 note 77 ; HENRI DE GAND, Quodlibet X, q. 5 (rédactions originelles), édité in HÖDL, L., « Neue Nachrichten über die Pariser Verurteilungen der thomasischen Formlehre », p. 184 ; cfr aussi BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 79). On ne comprendrait pas d’ailleurs comment Godefroid de Fontaines aurait pu la défendre cette même année si elle avait été taxée de plus graves griefs. Selon L. Hödl déjà, il faut considérer, en dépit des affirmations impétueuses de Guillaume de la Mare (cfr notamment

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maîtres fut convoqué sous l’instigation d’E. Tempier et de Simon de Brion afin d’examiner un certain nombre de positions attribuées à Thomas d’Aquin, et condamnèrent entre autres l’unicité de la forme substantielle et l’impossibilité pour la matière d’exister sans forme comme incompatibles avec la foi550. Ceux qui nient que la matière puisse exister sans forme, semblaient notamment penser les censeurs, doivent également nier la possibilité d’une persistance des accidents sans substance, ce qui contrevient au sacrement de l’eucharistie551. Dans une question disputée sur l’unicité de la forme (autour de 1285) qui lui valut probablement son excommunication par Jean Peckham en 1286, le dominicain Richard Knapwell dénombre pas moins de 39 objections soulevées par les pluralistes à l’encontre de l’unicité de la forme GUILLAUME DE LA MARE, Correctorium, n. 27, p. 115) que la thèse de l’unicité de la forme substantielle n’a pas été formellement qualifiée d’« erronée » ni d’hérétique avant la condamnation de J. Peckham, dont il semble que les maîtres parisiens n’aient d’ailleurs rien su en 1286 (Cfr HÖDL, L., « Neue Nachrichten über die Pariser Verurteilungen der thomasischen Formlehre », pp. 186-187, pp. 192-196). 550 On sait que pour R. Hissette, Thomas n’avait été qu’indirectement incriminé par la censure du 7 mars. Mais Hissette reprit également la thèse défendue par R. Wielockx, selon laquelle une troisième procédure fut engagée, et selon toute vraisemblance, directement contre Thomas cette fois (on trouvera l’argumentaire de cette thèse dans WIELOCKX, R., « Commentaire », in GILLES DE ROME, Apologia, pp. 215-219). H. Thijssen et J. Wippel se sont élevés contre la thèse de Wielockx (Cfr THIJSSEN, J. M. M. H., « 1277 Revisited : A New Interpretation of the Doctrinal Investigations of Thomas Aquinas and Giles of Rome » ; WIPPEL, J. F., « Bischop Stephen Tempier and Thomas Aquinas : A separate Process against Aquinas ? »). Pour un état de cette question, mais en faveur de Wielockx, cfr HISSETTE, R., « Thomas d’Aquin compromis avec Gilles de Rome en mars 1277 ? ». Ce sont, selon Hissette, les positions thomasiennes prises en faveur de l’unicité de la forme substantielle, l’âme intellective en l’homme, et de l’impossibilité pour Dieu de faire exister la matière sans forme, qui auraient principalement fait l’objet d’une procédure de censure. La formulation de ces condamnations retenue par les témoignages de Guillaume de la Mare et d’Henri de Gand entre autres, ne permet pas d’identifier littéralement ces articles à ceux qui ne leur correspondent qu’approximativement dans la liste des 51 propositions retenues antérieurement contre Gilles de Rome. Ils doivent donc relever d’une procédure différente, et « avoir visé la ‘causam fratris Thome’ demeurée néanmoins à la mort de Jean XXI ‘in Romana curia indecisam’ » (HISSETTE, R., « Thomas d’Aquin compromis avec Gilles de Rome en mars 1277 ? », p. 25). 551 Cfr WIELOCKX, R., « Commentaire », in GILLES DE ROME, Apologia, pp. 168169, p. 213, p. 215. Dans la même ligne, on retrouve encore cette idée dans le Correctoire de Guillaume de la Mare par exemple : « Haec positio derogat omnipotentiae divinae quia licet accidens dependeat a subiecto plus quam materia a forma, potest Deus, et facit in sacramento altaris existere accidens sine subiecto ; et ideo facere potest materiam actu existere sine forma, licet a principio hoc non fecerit, quod sciatur ; unde omnes magistri concordaverunt nuper quod erroneum est dicere quod Deus non potest dare esse actu materiae sine forma » (GUILLAUME DE LA MARE, Correctorium, n. 27, p. 114).

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substantielle. Nous pouvons les regrouper en quelques thèmes principaux : celui de l’union de l’âme au corps en l’homme, étant encore plus particulièrement entendu que l’âme est créée de Dieu, là où le corps est engendré de la semence des parents ; la question des rapports naturels entre forme substantielle et accidents dans l’engendrement substantiel ; le problème intimement lié de la communication des caractères lors de la génération et notamment de la transmission du péché, censé se faire par la chair. D’autres arguments rapportent encore les opinions des médecins et des platoniciens au sujet des divers moteurs du corps, des diverses parties de celui-ci ou de l’âme elle-même. Sont également présentés les arguments logiques, tirés des différentes parties de la définition, et bien entendu, les problèmes tant philosophiques que théologiques liés à l’identité du corps avant et après la mort. Enfin, sont exposés une série d’arguments tenant à la double nature du Christ, à sa présence au sacrement de l’autel, au triduum et à la résurrection. Le 30 avril 1286, Jean Peckham, alors archevêque de Cantorbéry et ancien maître régent des universités de Paris et d’Oxford, condamne comme « hérétiques »552, au terme d’une procédure qui visait à l’origine R. Knapwell, huit propositions, concernant notamment l’identité du corps du Christ vivant et mort, l’eucharistie, ou encore le culte des reliques, toutes censées découler de la doctrine de l’unicité de la forme substantielle en l’homme. Peckham appuie ses accusations entre autres sur la condamnation de 30 propositions proférée par Robert Kilwardby le 18 mars 1277553. La plupart des thèses incriminées par ce dernier concernant la philosophie naturelle, en effet, apparaissaient clairement liées à la thèse de l’unicité de la forme substantielle, corrélative à la négation de toute actualité pour la matière : 552 Selon Boureau, « [...] la condamnation de 1286 constitua l’un des moments de remise en cause sévère de la doctrine de Thomas d’Aquin. Le triomphe rapide de la pensée de Thomas à partir du XIVe siècle, puis les vagues successives de thomisme et de néothomisme, jusqu’à nos jours, ont parfois fait oublier que cette victoire s’obtint après de durs et incertains combats. Or la condamnation prononcée à Londres en 1286 constitue sans doute le moment le plus solennel et le plus virulent du rejet de la doctrine de Thomas » (BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 2). 553 Cfr à propos de cette condamnation KELLEY, F. E., « Introduction », in RICHARD KNAPWELL, Quaestio Disputata De Unitate Formae, p. 15. Kilwardby précise dans une lettre à Pierre de Conflans que la condamnation n’a point pour but de taxer d’hérésies les thèses incriminées, mais bien d’en interdire l’enseignement, notamment in scolis, dans la mesure où elles apparaissent manifestement fausses ou dévier de la vraie philosophie, certaines doctrines allant jusqu’à répugner à la foi catholique. Si de jure, Kilwardby ne taxe donc pas l’unité de la forme d’hérésie, elle semble bien en être une à ses yeux, de facto (Cfr KILWARDBY, R., Lettre à Pierre de Conflans, in EHRLE, F., Gesammelte Aufsätze zur englischen Scholastik, pp. 18-19).

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« 2. Item quod forma corrumpitur in pure nichil. 3. Item quod nulla potentia activa est in materia. 4. Item quod privatio est pure nichil, […]. 6. Item quod vegetativa, sensitiva et intellectiva sunt simul in embrione tempore. 7. Item quod intellectiva introducta corrumpitur sensitiva et vegetativa. 11. Item quod quando incompletum fit completum, diversificant essentiam ; sed quando incompletum fit sub completo, tunc non. 12. Item quod vegetativa, sensitiva et intellectiva sint una forma simplex. 13. Item quod corpus vivum et mortuum est equivoce corpus, et corpus mortuum secundum quod corpus mortuum sit corpus secundum quid. 14. Item quod materia et forma non distinguantur per essentiam. 16. Item quod intellectiva unitur materie prime ita quod corrumpitur illud quod precessit usque ad materiam primam »554.

Une lettre exhumée par Franz Ehrle, adressée par l’archevêque de Cantorbéry à Pierre de Conflans en guise d’explications au sujet de ces condamnations, est particulièrement riche d’enseignements sur ce qui pouvait rebuter dans la thèse de l’unicité et sur la conception de la matière qui y était accolée. La matière doit, selon Kilwardby, posséder une certaine puissance active. Faire de la matière une pure puissance passive, c’est rendre aux yeux de l’archevêque de Cantorbéry inconcevable une production naturelle de formes. C’est confondre le mouvement naturel et le mouvement violent, purement passif555. Et plus, la seule position cohérente serait pour les tenants d’une telle passivité absolue de la matière, que Dieu se charge lui-même de la création et de l’annihilation de toutes formes et de tout être naturel, rendant par là même caduque le maintien des notions de génération et de corruption556. Kilwardby juge préférable de suivre saint Augustin sur ce point, alors qu’il affirme que « tous les corps ont été créés ensemble », puis « évoluèrent » et « s’explicitèrent » selon leur raison, de manière temporelle et selon le fil des générations naturelles au cours des siècles557. Ce texte fait bien entendu référence à la théorie augustinienne des raisons séminales558 qui, comme l’explique 554 Chartularium Universitatis Parisiensis, t. 1, n. 474, p. 559. Nous suivons ici BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 63. Cfr aussi KELLEY, F. E., « Introduction », in RICHARD KNAPWELL, Quaestio Disputata De Unitate Formae, p. 10. 555 Cfr KILWARDBY, R., Lettre à Pierre de Conflans, in EHRLE, F., Gesammelte Aufsätze zur englischen Scholastik, pp. 23-25. 556 Cfr Ibidem, pp. 20-21. 557 Cfr Ibidem, p. 22. 558 Cfr aussi Ibidem, p. 28 : « […] si non sunt originales potentie utcunque active in materia prima naturali, tunc falsum est quidquid ponit Augustinus de originalibus racionibus fiendorum ; item, tunc falsum est, quod ponit omnia corporalia simul esse creata in operibus condicionis, que postmodum opere nature evolvuntur per opera administracionis ».

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justement A. Boureau, « assimile le déroulement continu de la nature à un programme initial nécessairement développé dans le temps »559. La matière contiendrait alors déjà en elle, quoique toujours en puissance, les formes et le développement essentiel du monde naturel. Il n’existe, selon Kilwardby, que trois manières de considérer la matière, en fonction des genres dont elle offre le substrat. La première est commune aux spirituels et aux corporels ; la deuxième l’est à tous les corps, circulaires/célestes et rectilignes/terrestres ; la troisième, aux corps simples et mixtes, sujets à engendrement et corruption560. Si les deux premières sont l’objet de « considérations métaphysiques », ne peut être prise en compte, pour expliquer l’engendrement naturel, que la troisième. Or cette dernière n’est, écrit l’archevêque, jamais dénuée de corporéité, et possède une forme en acte ainsi que de nombreuses autres en puissance, seule façon d’expliquer l’apparition de nouveaux êtres naturels561. Chaque BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 68. Cfr KILWARDBY, R., Lettre à Pierre de Conflans, in EHRLE, F., Gesammelte Aufsätze zur englischen Scholastik, pp. 23-24 ; cfr aussi par exemple ALEXANDRE DE HALES, Summa theologica, Inq. III, tr. 1, q. 1, cap. 2, ad 1, p. 310 : « […] licet sit unum genus omnium in Rationali Philosophia, non tamen eadem est materia : non enim semper respondet materiae genus, licet dicamus genus esse ad modum materiae, differentias ad modum formae ; oporteret enim secundum hoc dicere quod eadem esset materia spirituum et corporum : quod non admittimus. Distinguunt ergo quod quaedam est materia subiecta motui et contrarietati : et haec est in elementis ; et est quaedam subiecta motui, non contrarietati : et haec est in supracaelestibus corporibus ; est tertia, quae nec est subiecta motui nec contrarietati, sed tantum formae : et haec est in creaturis nobilioribus, ut spiritibus. Non ergo est communis materia spirituum et corporum nec corporum supracaelestium et inferiorum secundum Philosophum. Oportet autem nos, sequendo expositiones Sanctorum, aliquatenus aliter dicere, ut non dicamus eamdem materiam esse caeli et terrae, si caeli nomine, sicut dicit Strabus, ibi tantum caelum empyreum intelligatur. Si vero caeli nomine intelligantur firmamentum et sidera, distinguendum est. Nam materia communis potest dici, in qua fit formarum ad invicem transmutatio, et secundum hunc modum non dicitur caeli et terrae communis materia : et sic loquitur Gregorius, cum distinguit caelum et ea quae ad caelum pertinent a terra et ab iis quae a terra producuntur. Si vero dicatur materia, in qua est formarum indistinctio antequam distinguantur, secundum hoc communis materia potuit esse caeli aquei et caeli quod dicitur firmamentum, et caelorum inferiorum, secundum Strabi dictinctionem » ; PECKHAM, J., Quodlibet IV, q. 15, resp. : « Iuxta gradus scientiarum tres sunt gradus essentiarum. Quoniam physica considerat essentias naturales et materiam sensibilem subiectam contrarietati et quantitati. Mathematica autem considerat essentias mathematicas subiectas quantitati sed non contrarietati, et ideo considerat materiam intelligibilem et imaginabilem. Metaphysicus autem considerat essentias substractas a contrarietate et magnitudine, et materiam per consequens intelligibilem et non complete imaginabilem. Ad eius autem speculationem pertinet consideratio de substantiis separatis, quae habent materiam intelligibilem tertio modo et non imaginabilem. Quod concedo propter rationes praedictas et quia multae auctoritates Sanctorum hoc dicunt, et praecipue Boethius, libro De unitate et uno, ut intuenti patet ». 561 Cfr KILWARDBY, R., Lettre à Pierre de Conflans, in EHRLE, F., Gesammelte Aufsätze zur englischen Scholastik, pp. 23-24, pp. 26-27. 559 560

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partie du corps possède en outre une forme propre, qu’il s’agisse de l’os, de la chair, du pied, du sang, etc. L’homme n’apparaît donc que comme l’agrégat de toutes les formes correspondant à son corps et à son intellect, rassemblées certes sous la forme de ce dernier, qui les fédère et les perfectionne562. Et à la manière dont les différents membres constituent un même corps, et dont trois différences peuvent appartenir à une même définition, les puissances végétative, sensitive et intellective sont, au sein de l’âme, trois parties essentiellement différentes, mais possédant entre elles l’ordre conféré par l’unité de l’homme563. L’on voit ainsi comment les thèses incriminées à Oxford en 1277, si elles ne mentionnent pas explicitement l’unicité de la forme, la présupposent sans aucun doute. La fonction proprement métaphysique ou ontologique de la forme, censée donner l’être au composé, y semble cependant négligée au profit exclusif d’une compréhension de celle-ci comme simple principe d’ordonnancement ou « mode de manifestation » de la chose particulière564. Selon Kilwardby, confondre croissance par nutrition et croissance par génération, admettre l’engendrement de la semence à partir de l’excédent de nourriture, c’est dire « qu’un fils n’a pas de parenté avec son père, mais plutôt avec la nourriture du père ». Les conséquences morales en sont désastreuses et contraires à ce que promeut la foi chrétienne. Il s’ensuit en effet facilement « […] l’erreur d’user en commun des femmes, de ne pas prendre au sérieux l’adultère ou l’inceste, de ne pas prendre en pitié les parents ou affiliés, ni de compatir pour son prochain […] »565. C’est contre la philosophie de la médecine et contre toute raison, surenchérit Kilwardby. En tout ce qui a une vie végétative, explique-t-il, il y a un « radical », sujet premier de la vie qui, en premier, soutient l’action de l’âme. Il faut, en toute génération, prendre en compte cette matière radicale à partir de laquelle est formé ce qui est engendré. Ce radical est per se « sujet de vie », radical matériel transmis par les parents, premier 562 Cfr BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, pp. 68-69 ; KILWARDBY, R., Lettre à Pierre de Conflans, in EHRLE, F., Gesammelte Aufsätze zur englischen Scholastik, p. 53 : « […] unus homo unam habet formam, que non est una simplex, sed ex multis composita, ordinem ad invicem habentibus naturalem, et sine quarum nulla perfectus homo esse potest, quarum ultima, completiva et perfectiva totius aggregati, est intellectus ». 563 Cfr KILWARDBY, R., Lettre à Pierre de Conflans, in EHRLE, F., Gesammelte Aufsätze zur englischen Scholastik, pp. 41-44. 564 Cfr à ce sujet BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, pp. 6869. 565 KILWARDBY, R., Lettre à Pierre de Conflans, in EHRLE, F., Gesammelte Aufsätze zur englischen Scholastik, p. 31.

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sujet de l’âme nouvelle et inséparable d’elle, auquel viendra s’ajouter ultérieurement l’aliment566. Ceci explique comment « les raisons séminales de tous les hommes étaient dans les premiers parents, qui se sont explicitées par la continuité des générations au cours des siècles »567. Ces questions ne concernent cependant pas uniquement la philosophie naturelle et la morale. Soutenir en effet que « la forme est détruite jusqu’à devenir pur néant », « rend identiques, aux yeux de Kilwardby, la génération (ou production naturelle d’une substance dans le monde) et la création (divine) d’une part, et d’autre part la corruption (ou destruction naturelle de la substance) et l’annihilation par Dieu »568, ce qui, affirme l’archevêque de Cantorbéry, est contraire à la foi chrétienne. En outre, soutenir que le corps humain est réduit par corruption au néant, met en cause l’identité du corps au sein de la résurrection. Notons que Kilwardby parle ici du corps humain en général, et non du corps du Christ en particulier, ce qui sera le sujet précis de la condamnation de Peckham en 1286. Ne point distinguer suffisamment les diverses puissances qui régissent l’être vivant mènera indéfectiblement à « l’erreur des Manichéens, qui affirment que la vigne, lorsqu’elle est taillée, éprouve une sensation et pleure »569. « De même, si l’embryon est indistinct avant que ne soit formé le fœtus, et que sans doute il ne soit nourri de quelque aliment, qu’en outre ces trois (puissances) sont unes et identiques dans l’homme et simultanément dans l’embryon, il suivrait que la perfection humaine soit dans l’embryon avant même que la matière ne soit complètement disposée »570. Il s’en suivrait encore, déclare Kilwardby, que si l’embryon venait à périr, c’est un homme qui mourrait, sans jamais avoir eu de véritable corps. Or cela contreviendrait à sa résurrection. Tout le monde animé, indistinctement, plantes et animaux, produirait des actes méritoires ou déméritoires en vertu de l’intellect qui est en lui. Cette thèse mènerait indéfectiblement au traducianisme, contraire à la foi catholique, qui suppose la transmission héréditaire de l’âme depuis le premier homme571. Enfin, la doctrine de la forme substantielle unique nie, selon Kilwardby, l’autonomie de la chair, qui n’a plus de forme qui lui soit en quelque 566

Cfr Ibidem, pp. 31-33. Ibidem, p. 32. 568 BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 80. 569 KILWARDBY, R., Lettre à Pierre de Conflans, in EHRLE, F., Gesammelte Aufsätze zur englischen Scholastik, p. 36. 570 Idem. 571 Cfr Ibidem, pp. 37-38 ; Cfr BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 81. 567

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sorte « propre », ce qui a pour effet de rendre incompréhensibles, tant l’incarnation, qu’une présence du vrai sang et du vrai corps du Christ dans l’eucharistie572. On pourrait se demander également, comme le note lui-même l’auteur du correctoire « Quare » de Guillaume de la Mare, par quoi le péché serait transmis, si l’on n’admettait l’existence d’aucun medium entre l’âme rationnelle et la matière première. La première en effet, considérée de se, est créée de Dieu et échappe donc à tout processus d’hérédité naturel, la seconde, réputée ne posséder aucun acte, ne semble pas non plus pouvoir endosser cette fonction573. Guillaume de la Mare écarte encore la thèse de la forme unique sur base, entre autres, de ces arguments théologiques : « Primum patet ; quia fides ponit quod unum illud corpus numero quod Filius Dei de Virgine sumpsit, quod Virgo peperit et quod pependit in cruce, unum et idem fuit numero mortuum in patibulo et sepultum in triduo ; si autem illius corporis Christi non fuisset alia forma substantialis quam intellectiva, postquam fuit separata, remansit prima materia sol vel alia forma substantialis fuit introducta »574.

Ensuite, « […] fides ponit quod in sacramento altaris, totus panis convertitur in verum corpus Christi. Si igitur in corpore Christi non est nisi materia prima et anima, cum panis non convertatur in animam, quia corpus non convertitur in spiritum, sequitur quod panis convertitur in materiam primam, quod est contra fidem et contra illud verbum Domini : Hoc est corpus meum ; non dicit : Hoc est materia mea »575.

Le corps du Christ, au tombeau ou livré dans l’eucharistie, ne pouvait retourner à la simple matière première, par définition sans aucune forme. En outre, l’idée d’une seconde génération du cadavre, c’est-à-dire de l’advenue d’une forme substantielle entièrement nouvelle à cette matière première, était inacceptable576. Ainsi devait-on, semble-t-il, admettre au nom de la foi l’existence d’une forme corporelle persistante, bien distincte de la forme intellective. 572 Cfr KILWARDBY, R., Lettre à Pierre de Conflans, in EHRLE, F., Gesammelte Aufsätze zur englischen Scholastik, p. 52. 573 Cfr Correctorium corruptorii « quare », n. 90, p. 373. 574 Ibidem, n. 31, p. 129. 575 Ibidem, n. 31, p. 130 ; Cfr BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 82. 576 Correctorium corruptorii « quare », n. 31, pp. 135-136.

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Il semble qu’il soit revenu à Henri de Gand « de lier étroitement la question de la forme unique et celle du corps du Christ, en décembre 1276 »577. Le problème est dorénavant celui-ci : « le corps du Christ estil resté numériquement le même avant et après la mort »? A la question : « est-ce que le corps du Christ au tombeau, après la séparation de l’âme, eut quelque forme surajoutée ? », Henri répond dans un premier temps qu’accorder au corps du Christ une forme substantielle propre reviendrait à lui attribuer un être spécifique et à faire de lui quelque chose de proche de la pierre ou du ver. Si ce corps acquérait une forme nouvelle, il faudrait à vrai dire admettre qu’il s’agisse d’une « forme de putréfaction » ou de « cadavre »578. Cette solution était pourtant inacceptable au regard de la foi : « […] si cette forme est introduite, commente A. Boureau, ou bien le corps pourrit totalement ou partiellement (en raison de la résurrection accélérée), ou bien il a été empêché de pourrir miraculeusement. La première branche de l’alternative contredit l’annonce prophétique ; la seconde solution ne convient guère, car ‘quand il faut recourir au miracle, on doit supposer que ce miracle se produit selon le mode qui sied le mieux à la majesté divine et s’accommode le mieux de l’ordre de la nature’. Or une information par la pourriture convient mal à la majesté divine ; du côté de la nature instituée (c’est-à-dire telle qu’elle existe avant le péché), l’idée d’une substance persistant en soi, même sans forme, vaut mieux que celle d’une forme introduite ‘en vain’, sans action propre (puisque la pourriture n’affecte pas des corps alors immortels). Pour ce qui est de la nature destituée, il ne convient pas qu’une forme, qui existe à cause du péché, soit introduite chez un être, le Christ, qui n’a assumé, par choix, la corporéité pécheresse que jusqu’à l’instant de sa mort »579.

La seule solution envisageable pour les partisans de l’unicité de la forme substantielle serait dès lors d’abandonner une thèse qui semblait leur être chère, celle de l’impossibilité pour la matière d’exister sans forme. On pourrait peut-être admettre en conséquence que « dans le corps du Christ, une fois l’âme séparée, la matière est demeurée nue de toute forme substantielle, déterminée par les seules dimensions de la quantité »580. Cette BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 118. « Corpus enim mortuum putribile derelictum suae naturae necessario continuo motu putrescit et incessanter tendit in ultimam elementorum resolutionem. Constat autem quod, si aliqua forma substantialis nova naturali generatione successisset animam Christi in eius corpus mortuum, illa non fuisset nisi forma putredinis » (HENRI DE GAND, Quodlibet I, q. 4, sol., p. 17). 579 BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 119. 580 HENRI DE GAND, Quodlibet I, q. 4, sol., p. 19. Cfr BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, pp. 120-122. 577

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thèse, qui semble pouvoir se réclamer du Commentaire sur les Sentences de Thomas et de la thèse averroïste des quantités interminées, se retrouve également dès 1274 dans les Théorèmes sur le corps du Christ de Gilles de Rome, puis au sein de son traité sur la gradation des formes (1278), sous une forme vivement combattue par Henri de Gand581. Se basant sur 581

L’examen de l’œuvre d’Henri de Gand à la lumière de la censure de Gilles de Rome se révèle particulièrement intéressant, car plusieurs thèses censurées se montrent diamétralement opposées à celles d’Henri et rappellent ces dernières jusque dans leur formulation. D’autre part, les allusions à la censure de Gilles sont nombreuses dans le Quodlibet II d’Henri (daté de Noël 1277) et permettent de mieux évaluer la part de reponsabilité du maître flamand dans la procédure engagée contre Gilles (Cfr WIELOCKX, R., « Commentaire », in GILLES DE ROME, Apologia, pp. 122-123). Ce n’est en tout état de cause point tant à Thomas, comme on l’a affirmé longtemps, qu’à Gilles de Rome, que Henri de Gand s’était farouchement opposé. Henri connaissait bien entendu la doctrine thomiste, et à travers ses attaques de Gilles de Rome, il atteignait souvent également Thomas. Ce sont cependant généralement sous les formes qu’elles prirent dans la doctrine de maîtres chronologiquement contemporains à Henri, tels Gilles de Rome, Gilles de Lessines ou encore Godefroid de Fontaines, que les thèses thomistes ont été mises à mal. Le premier Quodlibet d’Henri de Gand semble déjà présupposer les thèses de Gilles de Rome concernant les délicats problèmes de la transsubstantiation et de l’identité du corps du Christ vivant et mort. Afin d’éviter l’introduction de quelque nouvelle forme au sein du corps du Christ au tombeau – qui ne pourrait être qu’une forme de putréfaction –, la quatrième question du premier quodlibet (Utrum corpus Christi in sepulcro, separata anima ab eo, habuit aliquam formam substantialem superinductam) présente en effet deux possibilités, à propos desquelles Henri préfère à cette époque ne pas se prononcer : la première admet une forme intermédiaire, une forme de corporéité présente dans la matière, et la seconde est la solution de Gilles qui, bien que son auteur ne soit pas nommé, est très reconnaissable, et pose dans le corps du Christ dont l’âme s’est séparée, une matière nue de toute forme substantielle et seulement déterminée par des quantités dimensives (solis dimensionibus quantitatis determinata) (Cfr MACKEN, R., « Le statut de la matière première dans la philosophie d’Henri de Gand », p. 138. Cfr HENRI DE GAND, Quodlibet I, q. 4, sol., pp. 18-19). A cette époque, Henri semble concéder la possible validité de ces deux solutions, car il admet que la matière est capable de subsister par elle-même. Deux thèses fondamentales lui présentent alors de véritables difficultés : celle tout d’abord qui énonce que la matière ne peut subsister en acte sans être informée par quelque forme substantielle, celle ensuite qui affirme que la forme substantielle est unique en une seule matière et non plurielle (Cfr Ibidem, p. 15). « Cum igitur ponebant animam Christi immediate perficere materiam corporis eius sine alia forma media substantialis vel corporalitatis, et ipsam separari ab illa in morte Christi, non potuerunt non ponere aliquam formam substantialem succedere animae in materia corporis Christi, et per consequens non potuerunt non ponere quin corpus Christi mortuum aequivoce erat corpus cum eo quod prius erat vivum. Aut igitur necesse habebunt aliquod ex suis fundamentis suppositis destruere, aut scilicet quod anima rationalis non immediate perficit materiam, sed mediante aliqua forma substantialitatis aut corporalitatis et etiam alicuius commixtionis quae possit manere in materia, ut sub illa materia subsistat ad separationem animae, aut quod materia possit per se subsistere sine substantiali forma ; vel oportebit eos in illa sua opinione immobiliter perseverare. Sed quaerunt an sit necessitas aliqua ponendi corpus Christi in sepulcro non fuisse informatum aliqua forma substantiali nova, qua prius non erat informatum » (Ibidem, pp. 15-16). L’hypothèse, écrit Henri, selon laquelle la matière ne serait que puissance, et donc jamais de soi, est une fausse imagination : « Hic primo oportet excludere falsam imaginationem

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quam habent quidam de materia, videlicet quod nihil sit nisi potentia quaedam et ita, quantum est de se, non est, quia quod solum est in potentia, in quantum huiusmodi, non est, ita quod in sui natura tantum appropinquat non enti, quod si careat forma, statim cadat in non ens » (Ibidem, q. 10, sol., p. 63). La thèse censurée au 47e article de la condamnation de Gilles de Rome, selon laquelle la matière ne peut exister sans forme, relève dès lors elle aussi d’une équivoque, malheureuse en philosophie, concernant le concept de matière. Il faut en effet, selon le maître flamand, distinguer pour la matière un être triple : l’être simpliciter, qui participe à Dieu, l’être potentiel, créé plus directement que la forme, et enfin l’être actuel, qui existe sous la forme (Ibidem, q. 10, ad 1, pp. 68-69). Henri s’appuie en outre sur le 2e livre du Timée de Platon et sur le 12e livre des Confessions de saint Augustin pour affirmer que la matière possède un certain degré, certes infime, d’être, qui lui permet d’échapper au néant : « Unde Plato debilitatem esse materiae tangens, in II° Timaei dicit quod mira quadam et incomprehensibili ratione inter nullam et aliquam substantiam posita videtur. Et secundum Augustinum, XII° Confessionum : Prope nihil erat, quod informe erat, iam tamen quod informari poterat : fecisti de nulla repaene nullam rem. Unde et Augustinus dixit se quandoque putasse nihil eam esse posse nisi sub forma, cum dixit XII° Confessionum. Suadebat vera ratio, ut omnis formae qualescumque reliquias omnino detrahere si vellem, prorsus omnino informe cogitarem, et non potui. Citius enim non esse censebam quod omnino forma privatur, quam cogitarem quiddam inter formam et nihil, nec formatum, nec nihil, informe prope nihil. Si dici potest ‘nihil aliud’ et ‘est quod non est’, hoc eam dicerem » (Ibidem, q. 10, sol., p. 63). La matière apparaît à Henri comme un intermédiaire entre l’ens en acte parfait sous une forme et le non ens. Si certes, elle n’est presque rien, elle demeure pourtant en sa nature quelque chose (aliquid), selon, rappelle Henri, ce que dit Augustin au XIIe livre des Confessions : Non est corpus, non forma, non color, neque species, non tamen omnino nihil (Cfr Ibidem, q. 10, sol., p. 64). Il faut dire encore, suivant le commentaire d’Augustin au livre de la Genèse, que tout ce qui est, fut créé de Dieu, et que si matière et forme adviennent toujours simultanément dans le temps, « origine tamen et natura prius est esse et creatio materiae, quam formae in ipsa, ut non tam creata, sit in materia quam genita de materia, secundum quod dicit XIII° Confessionum, loquens de forma : Non de nihilo a Te facta sunt sed de concreata, id est, simul a Te creata materia, quia eius informitatem sine ulla interpositione temporis formasti. Nam cum aliud sit caeli et terrae materies, alius caeli et terrae species, materiam quidem de omnino nihilo, mundi autem speciem de informi materia, simul tamen utrumque fecisti, ut materiam forma nulla morae intercapedine sequeretur » (Ibidem, q. 10, sol., pp. 64-65). La matière n’est donc pas rien, ni une pure puissance, mais plutôt quelque substance capable des formes, qui reçoit sa capacité à la forme non de la forme même, mais de Dieu. Toute sa possibilité d’être ne dépend pas de la forme ; elle est susceptible d’être par soi, d’être par soi créable et de posséder en propre une idée en Dieu. Cfr Ibidem, q. 10, sol., p. 66 : « Quia igitur materia non ita est prope nihil nec ita in potentia, quin sit aliqua natura et substantia quae est capax formarum, differens per essentiam a forma, nec habet esse suum quo est quid capax formarum, a forma sed a Deo, et immediatius quam forma ipsa, ita quod ipsarum formarum productio quodam modo magis proprie poterit dici formatio quaedam de ipsa materia quam creatio, non est dicendum propter debile esse et potentiale materiae, quod omnino possibilitas esse eius simpliciter dependeat a forma, sed magis e converso ; immo ipsa est susceptibilis esse per se tamquam per se creabile et propriam habens ideam in mente creatoris ». Cfr MACKEN, R., « Le statut de la matière première dans la philosophie d’Henri de Gand », p. 144 : « Cette indépendance de la matière dans son essence vis-à-vis de la forme doit se traduire par une certaine indépendance dans l’existence. La matière a reçu son être, si débile soit-il, directement de Dieu et même plus directement que la forme, car les formes sont dans un certain sens plutôt formées de la matière. Il y a même plus. Aussi débile que soit l’essence propre de la matière, elle a sa propre idée dans l’esprit du Créateur et peut donc être appelée à

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une distinction qu’il établit entre l’extension de la matière d’une part et celle de la quantité d’autre part, Gilles entend donner un sens nouveau au mot « corps ». E. Hocedez résumait brillamment cette thèse : « Outre les significations reçues de ‘corps naturel’ et de ‘corps mathématique’ il faut en reconnaître un troisième : corps peut désigner la matière première étendue et organisée, sans forme substantielle : materia extensa in partes et organisata. Un des avantages de cette trouvaille était, affirmait Gilles, que, sans pluralité de formes, le corps du Christ vivant et couché dans le tombeau était bien le même corps numériquement et univoquement : idem numerice et idem numero, quoique la forme substantielle ait cessé d’être unie à la matière, car dans les deux états nous trouvons la matière étendue et organisée. Gilles semble donc supposer – et c’est ainsi que l’ont compris Henri son adversaire et Thomas de Strasbourg son disciple – que la matière peut miraculeusement exister avec sa quantité et les qualités qui se fondent sur elle, sans forme substantielle »582. l’existence ». Et si les processus naturels sont tels que la matière ne peut se passer de forme parce que, argumente Henri, il n’y a pas de corruption d’une chose sans génération d’une autre dans la nature, l’action du créateur peut, elle, se passer de forme. Dieu peut en effet tant conserver la matière dans l’être que la créer, et il n’est pas moins capable de la créer par soi que de concréer l’être de la forme dans le composé, puisque de nature et d’origine – non temporellement –, l’être de la matière précède, dans l’acte de création du composé, celui de la forme comme celui de ce composé même (Cfr HENRI DE GAND, Quodlibet I, q. 10, sol., p. 66). Dans la mesure où une forme créée ne peut de soi être conservée naturellement dans l’être, et se voit donc toujours susceptible de tomber dans le néant, Henri pense que les formes naturelles prendront leur assise existentielle dans la matière, que Dieu est susceptible de conserver par soi dans l’être (Cfr Idem). Henri tirera parti de cette contingence ou de cette possibilité de chute dans le non-être inhérente à la forme pour nier la thèse d’une possible éternité du monde. 582 HOCEDEZ, E., « Introduction », in GILLES DE ROME, Theoremata de esse et essentia, p. 60. Cfr GILLES DE ROME, Theoremata de corpore Christi, prop. 26 ; Contra gradus et pluralitate formarum, III, c. 1, 204c-204d : « [...] corpus tripliciter sumi potest. Et uno (modo) sumptum nec est in genere substantiae directe, nec per reductionem, quia non est substantia, sed est quantitas continua tres dimensiones habens ; secundo modo acceptum est in genere substantiae, non per reductionem, sed directe, et sic est genus corporis animati ; tertio vero modo sumptum, non directe, sed per reductionem, pertinet ad praedicamentum substantiae. Et sic sumitur non ut genus, sed ut est pars corporis animati » ; Ibidem, II, c. 2, 204d : « Itaque licet non sit difficile videre quid significat corpus quod est genus, quia significat materiam cum forma, difficile tamen est intelligere quid significat corpus quod est pars. Ad cuius evidentiam sciendum quod corpus, quod est pars, hoc modo solam materiam significat, non quod significat solam materiam absolute consideratam et in sua simplicitate sumptam, sed materiam aliquo modo compositam. In hoc erit difficultas : quomodo accipi potest materia aliquo modo composita... Materia enim in se considerata nullo modo dici potest corpus, quia materia sic accepta dicit quid simplex ; corpus vero, quocumque modo sumptum, quodammodo quid compositum nominat. Propter quod diligenter considerandum est quod materia ex eo quod coniuncta est quantitati et aliis dispositionibus existentibus in ea, aliquid ex hoc consequitur. Nam materia de se non est extensa, coniuncta vero quantitati habet esse extensum. Habet itaque materia partes, non in se accepta, sed ut quantitati substernitur ».

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Si Gilles ne dit pas explicitement, ni dans les Theoremata de corpore Christi, ni dans le contra Gradus, que cette matière reste sans forme, tel semble bien être le fond de sa pensée583, puisque cette matière a précisément pour but d’expliquer l’identité sans recourir à quelque multiplicité de formes. L’Aquinate ne dit mot des dogmes de la résurrection ou de l’eucharistie lorsqu’il traite de l’unicité de la forme substantielle dans la première partie de la Somme de théologie et ne lie les deux problématiques qu’à partir de la tertia pars, consacrée proprement au Christ et aux sacrements. C’est là qu’on trouvera d’ailleurs le dernier état de la question établi par Thomas. Les problèmes de l’eucharistie et du cadavre du Christ sont fondamentalement suspendus à la thèse de l’unicité de la forme substantielle et à un hylémorphisme radical appliqué à l’homme. L’homme est en effet, selon Thomas, un composé irréductible de matière et de forme, ou un corps animé. Ce n’est ni l’âme seulement, comme le croyait Hugues de Saint-Victor, ni la possession d’une âme humaine et d’un corps séparables en soi, qui font l’homme, mais bien la composition, c’est-à-dire l’union en acte de ces deux composantes584. De cette conception de l’humanité dépend, selon Thomas, l’article de foi selon lequel le Christ a été véritablement mort : « Pertinet autem ad veritatem mortis hominis vel animalis quod per mortem desinat esse homo vel animal, mors enim hominis vel animalis provenit ex separatione animae, quae complet rationem animalis vel hominis. Et ideo dicere Christum in triduo mortis hominem fuisse, simpliciter et absolute loquendo, erroneum est. Potest tamen dici quod Christus in triduo fuit homo mortuus »585.

Le terme d’homme ne pourra donc être utilisé que d’une manière équivoque après la mort. C’est une réponse similaire que donnait Albert le Grand à Gilles de Lessines lorsque ce dernier lui demanda d’éclaircir cette proposition : « Quod corpus Christi iacens in sepulchro et positum in cruce non est vel non fuit idem numero simpliciter, sed secundum quid »586. Selon Albert, le corps humain inanimé est dit corps de façon 583 Cfr MACKEN, R., « Le statut de la matière première dans la philosophie d’Henri de Gand », pp. 137-138. 584 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, IIIa, q. 50, a. 4, c. 585 Idem. 586 Cette proposition est la quatorzième d’une liste de 15 soumises pour éclaircissements par Gilles de Lessines à Albert le Grand (le fameux de quindecim problematibus). Il est intéressant de noter que les treize propositions qui la précèdent correspondent aux thèses condamnées par Tempier en 1270 : Cfr BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 117.

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équivoque. Si l’on ne peut affirmer qu’il fut une chose puis une autre ensuite, car il demeure un numériquement, il doit toutefois être dit que d’une certaine façon, et non absolument, il devient autre chose. Notons qu’Albert ajoutera à ces considérations qu’« il est téméraire de parler du corps du Christ au moyen de la philosophie, car il n’est pas soumis à la raison humaine », et qu’« il ne convient pas au philosophe de parler de ces choses »587. Ainsi les preuves de la raison naturelle s’étendentelles à un domaine limité. Thomas restera fidèle à cet enseignement et ne prendra position que théologiquement à propos de telles controverses touchant à un ordre étranger à celui de la stricte raison naturelle, ou de l’ordre habituel de la nature. Ce fut le cas notamment à propos de la question qui lui fut posée en 1271588 : « est-ce que le corps du Christ attaché à la croix et gisant au tombeau est le même numériquement ? » L’Aquinate y revient au sein de la tertia pars : « […] corpus mortuum cuiuscumque alterius hominis non remanet unitum alicui hypostasi permanenti, sicut corpus mortuum Christi. Et ideo corpus mortuum cuiuscumque alterius hominis non est idem simpliciter, sed secundum quid, quia est idem secundum materiam, non autem idem secundum formam. Corpus autem Christi remanet idem simpliciter, propter identitatem suppositi, ut dictum est »589.

Le corps du Christ pourra être dit identique purement et simplement avant et après la mort, au sens où il demeure numériquement un. Etre numériquement un, c’est en effet garder le même suppôt. Or le Christ « n’a eu d’autre hypostase que celle du Verbe »590. Thomas émet cependant une restriction. Si, « absolument » parlant, le corps du Christ est resté numériquement identique, il ne le fut pas « totalement » parce que « la vie fait partie de l’essence du corps vivant ; en effet, c’est un attribut essentiel et non accidentel ; d’où il résulte que le corps qui cesse d’être vivant ne demeure pas tout à fait le même »591. L’on doit donc dire que 587 Cfr BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, p. 118. Cfr ALBERT GRAND, De XV problematibus, p. 43b. 588 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quodlibet IV, q. 5. 589 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, IIIa, q. 50, a. 5, ad 1. Cette ligne de défense reste celle tenue par les thomistes alors qu’après la mort du maître, la question revient avec insistance. Par exemple chez GILLES DE LESSINES, De unitate formae, IIIa pars, cap. 5, pp. 85-86 : « […] advertendum est quod multo magis debet dici unum numero corpus Christi mortuum cum ipso vivente, quam in aliis corporibus hominum aliorum, quia identitas et unitas suppositi manet in corpore Christi mortuo et vivo talis, qualis non invenitur in aliis hominibus nec animalibus ». 590 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, IIIa, q. 50, a. 5, c. 591 Idem.

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le Christ fut soumis à la corruption, au sens où son âme se sépara de son corps, mais non au sens où son corps se décomposerait en éléments primitifs. Ainsi Thomas distingue-t-il le corps du Christ de celui du commun des mortels, et J. Chrysostome d’affirmer : « Reconnais que ce n’est pas un pur homme qui a été crucifié »592. En outre, « par sa nature passible, le corps du Christ était apte à se corrompre ; mais cette corruption, il ne la méritait pas ; car c’est par le péché qu’on la mérite. Toutefois, la vertu divine a préservé le corps du Christ de la corruption, de même qu’elle l’a ressuscité »593. Il faut donc souligner que lorsque Thomas parle du corps du Christ après la mort, l’accent est indéniablement mis sur sa divinité. L’homme est bien mort avec la séparation de l’âme et du corps et ce n’est qu’en raison de la vertu divine, qui assume le rôle de suppôt sous l’hypostase du Verbe, que le corps du Christ ne se corrompt pas en ses éléments594. Le Verbe de Dieu, à la mort, n’a pas été séparé du corps595. « […] sicut supra dictum est, per mortem non fuit separata divinitas nec ab anima Christi, nec ab eius carne. Potest igitur tam anima Christi mortui, quam eius caro, considerari dupliciter, uno modo, ratione divinitatis ; alio modo, ratione ipsius naturae creatae. Secundum igitur unitae divinitatis virtutem, et corpus resumpsit animam, quam deposuerat ; et anima resumpsit corpus, quod dimiserat. Et hoc est quod de Christo dicitur II Cor. ult., quod, etsi crucifixus est ex infirmitate nostra, sed vivit ex virtute Dei. Si autem consideremus corpus et animam Christi mortui secundum virtutem naturae creatae, sic non potuerunt sibi invicem reuniri, sed oportuit Christum resuscitari a Deo »596. 592 Cité in Ibidem, IIIa, q. 51, a. 3, c. Ce qui n’empêche pas, bien entendu, le Verbe d’assumer complètement la nature humaine : « Si vero quaeris quomodo Verbum est homo, dicendum quod eo modo est homo quo quicumque alius est homo, scilicet habens humanam naturam. Non quod Verbum sit ipsa humana natura, sed est divinum suppositum unitum humanae naturae » (THOMAS D’AQUIN, Super Evangelium s. Ioannis Lectura, cap. 1, l. 7, n. 172). 593 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, IIIa, q. 51, a. 3, ad 2. « Ad tertium dicendum quod Christus de sepulcro resurrexit virtute divina, quae nullis terminis coarctatur » (Ibidem, IIIa, q. 51, a. 3, ad 3). 594 Cfr Ibidem, IIIa, q. 50, a. 2, c. : « Cum igitur in Christo nullum fuerit peccatum, impossibile fuit quod solveretur unio divinitatis a carne ipsius. Et ideo, sicut ante mortem caro Christi unita fuit secundum personam et hypostasim verbo Dei, ita et remansit unita post mortem, ut scilicet non esset alia hypostasis verbi Dei et carnis Christi post mortem, ut Damascenus dicit, in III libro » ; Ibidem, IIIa, q. 50, a. 2, ad 3 : « […] anima habet vim vivificandi formaliter. Et ideo, ea praesente et unita formaliter, necesse est corpus esse vivum. Divinitas autem non habet vim vivificandi formaliter, sed effective, non enim potest esse corporis forma. Et ideo non est necesse quod, manente unione divinitatis ad carnem, caro sit viva, quia Deus non ex necessitate agit, sed ex voluntate ». 595 Ibidem, IIIa, q. 50, a. 3, c. 596 Ibidem, IIIa, q. 53, a. 4, c.

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Le corps, littéralement réduit à moins que l’état de cendres lors de la séparation de l’âme, ou à une pure potentialité, c’est-à-dire devenu matière première eu égard à toute forme substantielle, ne peut être de nature seule, réuni à son âme. L’unité dès lors qui pourtant leur est naturelle, et qui continue à constituer la condition de leur accomplissement spécifique respectif, ne peut être retrouvée qu’en vertu d’une opération surnaturelle. Peut-être les développements donnés par Thomas au problème de la résurrection, autour de laquelle tournait d’ailleurs également la critique de Kilwardby, nous permettront-ils donc de préciser un peu plus la manière dont saint Thomas concevait les liens qui unissent l’âme et son corps. Nous y reviendrons. Quant à l’eucharistie, Guillaume de la Mare associait étroitement la doctrine de l’unicité de la forme substantielle à l’absurde hypothèse d’une conversion du pain en matière prime. Puisque le pain devait être converti dans le corps du Christ, et non dans son âme, et que l’absence de forme de corporéité réduisait le corps inanimé à une matière prime, le pain luimême devait être converti en matière prime. L’Aquinate avait pourtant déjà écarté cette conséquence au sein de la IIIa pars de la Somme de théologie597. La question posée porte plus précisément l’intitulé suivant : « la substance du pain, après la consécration de ce sacrement, est-elle anéantie, ou se résout-elle en une matière antérieure ?» Quant à cette matière antérieure en laquelle se résoudrait la substance du pain, la seule solution digne d’être envisagée pour Thomas est que celle-ci désigne « la matière préexistante en laquelle peuvent se résoudre les corps mixtes », c’est-à-dire « les quatre éléments »598. Y voir là la matière première n’a aucun sens pour le docteur commun et cette possibilité est balayée d’un revers de main : « il ne peut y avoir résolution en la matière première, celle qui est sans forme, parce que la matière ne peut exister sans une forme »599. Envisageant la possibilité d’une résolution de la substance du pain en une matière antérieure, Thomas écrit : « Cum autem post consecrationem nihil sub speciebus sacramenti remaneat nisi corpus et sanguis, oportebit dicere quod elementa in quae resoluta est substantia panis et vini, inde discedant per motum localem. Quod sensu perciperetur. Similiter etiam substantia panis vel vini manet usque ad ultimum instans consecrationis. In ultimo autem instanti consecrationis iam est ibi substantia vel corporis vel sanguinis Christi, sicut in ultimo instanti generationis iam inest forma. Unde non erit dare aliquod instans in quo sit ibi 597 598 599

Cfr Ibidem, IIIa, q. 75, a. 3. Ibidem, IIIa, q. 75, a. 3, c. Idem.

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praeiacens materia. Non enim potest dici quod paulatim substantia panis vel vini resolvatur in praeiacentem materiam, vel successive egrediatur de loco specierum. Quia, si hoc inciperet fieri in ultimo instanti suae consecrationis, simul sub aliqua parte hostiae esset corpus Christi cum substantia panis, [...]. Si vero incipiat fieri ante consecrationem, erit dare aliquod tempus in quo sub aliqua parte hostiae neque erit substantia panis, neque erit corpus Christi, quod est inconveniens »600.

La seule solution acceptable pour Thomas est d’affirmer sans condition la conversion intégrale de la substance du pain en corps du Christ, ce qui implique que, bien que la substance du pain ne subsiste pas après la conversion, elle n’est point anéantie pour autant : « Quia non erit dare aliquem modum quo corpus Christi verum incipiat esse in hoc sacramento, nisi per conversionem substantiae panis in ipsum, quae quidem conversio tollitur, posita vel annihilatione panis, vel resolutione in praeiacentem materiam. Similiter etiam non est dare unde talis resolutio vel annihilatio in hoc sacramento causetur, cum effectus sacramenti significetur per formam; neutrum autem horum significatur per haec verba formae, hoc est corpus meum »601.

L’Aquinate souligne la particularité du corps du Christ au sein de l’eucharistie et la manière dont nous pouvons saisir sa présence en celle-ci. « Que le vrai corps du Christ et son sang soient dans le sacrement, les sens ne peuvent le saisir, mais seulement la foi qui s’appuie sur l’autorité divine »602. La présence réelle du Christ en ce sacrement « ressortit à la perfection de la foi, qui doit être aussi ferme à l’égard de l’humanité du Christ qu’à l’égard de sa divinité »603. « Or, poursuit Thomas, la foi porte sur des réalités invisibles : de même que le Christ nous présente invisiblement sa divinité, de même, en ce sacrement, nous présente-t-il sa chair sous un mode invisible »604. Le Christ est présent réellement dans le sacrement, mais spirituellement, c’est-à-dire « invisiblement et par la vertu de l’esprit »605, et Thomas s’aligne sur les commentaires d’Augustin à l’évangile de Jean : « Accedat spiritus ad carnem, et prodest plurimum, nam, si caro nihil prodesset, verbum caro non fieret, ut habitaret in nobis »606. Si le corps du Christ est bien présent lors de l’eucharistie, il l’est selon une présence spirituelle, et non selon le mode de présence propre au corps 600

Idem. Idem. 602 Ibidem, IIIa, q. 75, a. 1, c. 603 Idem. 604 Idem. 605 Ibidem, IIIa, q. 75, a. 1, ad 1. 606 AUGUSTIN D’HIPPONE, Homélies sur l’évangile de Jean, tr. XXVII, n. 5, p. 542 ; cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, IIIa, q. 75, a. 1, ad 1. 601

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habituellement, c’est-à-dire selon son apparence et les limites locales avec lesquelles ses dimensions coïncident607. Plus précisément, c’est la substance du corps et du sang du Christ qui est présente dans le sacrement, non les dimensions de ceux-ci. « Le corps du Christ est présent dans ce sacrement par mode de substance et non par mode de quantité »608. Ensuite, il ne s’agit pas d’un corps ordinaire, mais bien de celui assumé par le Verbe dans l’Incarnation et ressuscité d’entre les morts. Ainsi, lors du sacrement de l’eucharistie, postérieur à ces événements, la divinité du Christ accompagne toujours son corps, au contraire des trois jours du tombeau609. Thomas affirme alors que puisqu’il s’agit bien du vrai corps du Christ qui est présent lors du sacrement de l’eucharistie, mais non selon un mode de présence locale, il faut dire qu’il est présent « par conversion de la substance du pain en lui » et que cette conversion « n’est pas semblable aux conversions naturelles, mais est totalement surnaturelle, accomplie par la seule vertu de Dieu »610. Thomas cite à l’appui de ses raisons l’autorité de saint Ambroise : « Il est clair que la Vierge engendra hors des lois de la nature. Et ce que nous consacrons, c’est le corps né de la Vierge. Pourquoi donc chercher si les lois de la nature ont été observées à l’égard de ce corps, puisque c’est en dehors de l’ordre naturel que le Seigneur Jésus a été enfanté par la Vierge ? »611, et de saint Jean Chrysostome commentant Jn 6, 64 « les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie » : « elles sont spirituelles, n’ayant rien de charnel, ni aucune logique naturelle, mais elles sont affranchies de toute nécessité terrestre et de ces lois qui règnent ici-bas »612. La démonstration de Thomas mérite d’être citée : « Manifestum est enim quod omne agens agit inquantum est actu. Quodlibet autem agens creatum est determinatum in suo actu, cum sit determinati generis et speciei. Et ideo cuiuslibet agentis creati actio fertur super aliquem determinatum actum. Determinatio autem cuiuslibet rei in esse actuali est per eius formam. Unde nullum agens naturale vel creatum potest agere nisi ad immutationem formae. Et propter hoc omnis conversio quae fit secundum 607

Cfr Ibidem, IIIa, q. 75, a. 1, ad 3, ad 4. Ibidem, IIIa, q. 76, a. 1, ad 3. 609 Cfr Ibidem, IIIa, q. 76, a. 1, ad 1. 610 Ibidem, IIIa, q. 75, a. 4, c. 611 Cfr Ibidem, IIIa, q. 75, a. 4, c. Voir aussi SAINT AMBROISE, De Mysteriis, n. 53, pp. 186-188 : « Liquet igitur quod praeter natura ordinem uirgo generauit. Et hoc quod conficimus corpus ex uirgine est. Quid hic quaeris naturae ordinem in Christi corpore, cum praeter naturam sit ipse dominus Iesus partus ex uirgine ? ». 612 SAINT JEAN CHRYSOSTOME, In Ioannem Homil., 47, 2, col. 265: « Verba quae ego loquutus sum vobis, spiritus et vita sunt; id est divina et spiritualia sunt, nihil habent carnale, nec naturalem consequentiam; sed omni hujusmodi necessitate, et hujus vitae legibus libera sunt […] » ; Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, IIIa, q. 75, a. 4, c. 608

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leges naturae, est formalis. Sed Deus est infinitus actus, […]. Unde eius actio se extendit ad totam naturam entis. Non igitur solum potest perficere conversionem formalem, ut scilicet diversae formae sibi in eodem subiecto succedant, sed conversionem totius entis, ut scilicet tota substantia huius convertatur in totam substantiam illius. Et hoc agitur divina virtute in hoc sacramento. Nam tota substantia panis convertitur in totam substantiam corporis Christi, et tota substantia vini in totam substantiam sanguinis Christi. Unde haec conversio non est formalis, sed substantialis. Nec continetur inter species motus naturalis, sed proprio nomine potest dici transubstantiatio »613.

Thomas constate que tout ce qui apparaît aux sens, c’est-à-dire les accidents du pain et du vin, demeure à la suite de la consécration614. Or il faut admettre que ces accidents subsistent sans sujet. En effet, les accidents du pain et du vin ne peuvent avoir comme sujet ni la substance du pain et du vin, puisque cette dernière ne subsiste pas, ni la substance du corps et du sang du Christ, car la substance d’un corps humain ne peut être affectée de ce type d’accidents, et à plus forte raison le corps du Christ, « qui existe dans la gloire et l’impassibilité »615. Certains ont encore prétendu, souligne Thomas, que l’air ambiant servirait de sujet aux accidents du pain et du vin. Cela est impossible en vertu de quatre raisons : « Primo quidem, quia aer non est huiusmodi accidentium susceptivus. Secundo, quia huiusmodi accidentia non sunt ubi est aer. Quinimmo ad motum harum specierum aer depellitur. Tertio, quia accidentia non transeunt de subiecto in subiectum, ut scilicet idem accidens numero quod primo fuit in uno subiecto, postmodum fiat in alio. Accidens enim numerum accipit a subiecto. Unde non potest esse quod, idem numero manens, sit quandoque in hoc, quandoque in alio subiecto. Quarto quia, cum aer non spolietur accidentibus propriis, simul haberet accidentia propria et aliena. Nec potest dici quod hoc fiat miraculose virtute consecrationis, quia verba consecrationis hoc non significant; quae tamen non efficiunt nisi significatum »616.

L’Aquinate en conclut que, « […] accidentia in hoc sacramento manent sine subiecto. Quod quidem virtute divina fieri potest. Cum enim effectus magis dependeat a causa prima quam a causa secunda, potest Deus, qui est prima causa substantiae et accidentis, per suam infinitam virtutem conservare in esse accidens subtracta substantia, per quam conservabatur in esse sicut per propriam causam, sicut etiam alios effectus naturalium causarum potest producere sine naturalibus causis; sicut corpus humanum formavit in utero virginis sine virili semine »617. 613

Idem. Ibidem, IIIa, q. 75, a. 5, c. 615 Ibidem, IIIa, q. 77, a. 1, c. 616 Ibidem, IIIa, q. 77, a. 1, c. 617 Idem. Cfr encore ad 1: « […] nihil prohibet aliquid esse ordinatum secundum communem legem naturae, cuius tamen contrarium est ordinatum secundum speciale 614

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La vertu de Dieu en effet, « qui est la cause première de tout, peut faire que des êtres postérieurs subsistent après la disparition des êtres antérieurs »618. Il est manifeste que le débat prend ainsi, à la fin du XIIIe siècle, un tour de plus en plus explicitement théologique, en réponse surtout aux arguments auxquels s’est vu confronté le maître, puis ses partisans. La doctrine n’en avait pas moins des implications métaphysiques très fortes. Il ne s’agissait en effet ici de rien de moins que de la nature du lien qui unit forme substantielle et matière d’une part, substance et accidents d’autre part. Au cœur de ces questionnements sur l’identité du corps du Christ vivant et mort et sur l’eucharistie, se révèle avec force la manière dont Thomas maintient sous les raisons propres de la nature de la substance, l’unité indissociable et substantielle qui sans médiation, lie la matière à sa forme et la substance à ses accidents, tout autant que la méthode rigoureuse avec laquelle l’Aquinate dissocie la particularité des raisons théologiques et philosophiques. A la suite du Concile de Trente, qui énoncera la conversion des substances du pain et du vin en leur totalité, en substance du corps et du sang du Christ, mais sub specie panis et vinis, la scolastique tardive assoira une séparation entre la substance et sa quantité, étendue à l’ensemble de la nature par exemple chez Suarez. Descartes, lorsqu’il distingue les raisons de la matière étendue et de ses qualités secondes, tout autant que la monadologie leibnizienne, à laquelle le Père Desbosses soumet le problème de l’eucharistie, se feront les héritiers de ces interrogations, et leur donneront en quelque sorte une légitimité rationnelle619. I.4.5. Les objections de la physique A côté d’une large argumentation théologique élevée à l’encontre de l’unicité de la forme substantielle, les raisons empruntées à la philosophie de la nature et à la médecine persistent également. J. Peckham souligne la frivolité de l’explication de Thomas, qui se voit contraint d’en appeler à ce qui dépasse la nature pour rendre compte de la mort du Christ, mais laisse par là la corruption et la possible résurrection du commun des hommes mortels, largement inexpliquées : privilegium gratiae, ut patet in resuscitatione mortuorum, et in illuminatione caecorum, prout etiam in rebus humanis quaedam aliquibus conceduntur ex speciali privilegio praeter communem legem. Et ita, licet sit secundum communem naturae ordinem quod accidens sit in subiecto, ex speciali tamen ratione, secundum ordinem gratiae, accidentia sunt in hoc sacramento sine subiecto […] ». 618 Ibidem, IIIa, q. 75, a. 5, ad 1. 619 Cfr FRÉMONT, Ch., L’être et la relation.

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« Dicunt quidam quod nullum aliud corpus a corpore Christi est idem numero vivum et mortuum, quia si non est idem specie, sequitur quod non sit idem numero, et e converso affirmative. Dicunt igitur corpus Christi in morte idem numero mansisse, quamvis non idem specie, quia identitas numeralis causatur ab identitate suppositi ; identitas vero speciei ab identitate formae. Unde in eodem supposito sunt diversae formae secundum speciem, habentes tamen identitatem secundum numerum, ut in succura albedo et dulcendo, et in homine grammatica et musica. Ideo in aliis hominibus ad separationem animae mutatur suppositum et est aliud simpliciter quia secundum formam, et ideo idem secundum quid quia secundum materiam. In Christo autem quia natura humana, licet non esset accidens, tamen degenerabat in naturam accidentis secundum antiquos, eo quod ad separationem animae veniebat supposito completo cui non dabat esse, cum in Christo non esset aliquod esse nisi divini suppositi. Ideo licet variarentur formae substantiales, tamen propter identitatem suppositi remansit idem corpus, sicut succedentibus sibi coloribus in eodem supposito manet idem suppositum. Sed ista narratio est frivola et inanis. Quoniam licet unitas numeralis naturae sequatur ex unitate suppositi quod causatur ex principiis ipsius naturae, non tamen sequitur ex unitate suppositi alterius naturae. Verbi gratia, si Christus assumeret diversas naturas humanas in identitate suppositi, non tamen illae duae naturae essent una natura humana »620.

Le fond de la critique de l’unicité formulée par les « pluralistes » repose sur la nécessité de conserver quelque identité numérique au cours de ce qu’on appelle changement substantiel. Leurs préoccupations semblent posséder avant tout une teneur théologique, nous l’avons vu. Mettre en cause une telle identité numérique met en question l’identité du Christ vivant et mort, le culte des reliques, la présence réelle lors de l’eucharistie, la résurrection des corps. Mais les principes de l’argumentation reposent bien sur les conclusions de la philosophie naturelle et les distinctions qu’elle a mises en place. Ce dont il s’agit en définitive surtout, d’un point de vue philosophique, c’est de la définition même de la génération et de la corruption. Refuser toute actualité à la matière, et la soumettre intégralement à l’advenue ou à la disparition de sa forme unique, c’était aux yeux des pluralistes, retirer toute consistance à la notion d’un substrat commun persistant sous le changement substantiel, et remettre complètement en cause la définition de ce dernier. Pour Guillaume de la Mare : « Si enim anima sola intellectiva immediate est perfectio materiae primae, tunc non esset in homine forma elementi, nec forma mixti de quibus philosophia multa dicit. Cessabit etiam studium medicinae »621. Albert le Grand lui-même soulignait, à la suite 620 621

JEAN PECKHAM, Quodlibet IV, q. 11, resp. GUILLAUME DE LA MARE, Correctorium, n. 31, pp. 130-131.

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d’Avicenne, la permanence des formes des éléments au coeur du mixte622, et conservait une actualité, certes faible, à la matière au sein du composé. La plupart des philosophes et des théologiens admettaient la substantialité de l’âme en elle-même d’une part, et quelque acte attribué par soi à sa matière d’autre part, ruinant là en ses principes toute possibilité de s’accorder à l’unicité thomasienne de la forme substantielle en l’homme. Priver la matière d’une forme pour elle-même semblait relativiser causalité et génération naturelle. En l’homme particulièrement, dont l’âme semble provenir directement de la causalité divine, n’admettre qu’une forme substantielle relativiserait tout à fait le rôle formateur de la génération naturelle. C’est ce constat qui poussera Henri de Gand à postuler la duplicité des formes en l’homme. Pour tout autre être, il semble que l’unicité puisse prévaloir. Mais l’être de l’homme résulte de l’action de deux agents : de la génération des parents d’une part, et de Dieu d’autre part, qui infuse l’âme. Or une telle duplicité ne peut résulter en une forme unique : « Diversorum agentium et diversis mutationibus impossibile est terminum esse unum et eumdem numero »623. Il faut se souvenir encore de l’argument de R. Kilwardby, mentionné plus haut : la génération et la corruption d’une forme substantielle devraient-elles être ramenées immédiatement à l’action divine, puisqu’une matière première ne peut, de soi, posséder aucun principe actif propre à provoquer ces processus naturels pour la substance ?624 Peut-on dès lors parler d’une « génération » de l’être humain ? Mais ce sont encore quantités d’autres objections, intimement corrélées, qui se voient élevées par toute une génération de théologiens, souvent à partir des observations naturelles, dites philosophiques625. Quelle 622 Cfr ZAVALLONI, R., « La métaphysique du composé humain dans la pensée scolastique préthomiste », p. 28, qui renvoie à ALBERT LE GRAND, In Metaphysica, L. V, tr. 3, c. 2, p. 259a. 623 HENRI DE GAND, Quodlibet IV, q. 13, sol., p. 143. Godefroid de Fontaines s’oppose à cette solution, en GODEFROID DE FONTAINES, Quodlibet II, q. 7, pp. 112-118, pp. 127-129. 624 La critique était aussi traditionnellement élevée contre Avicébron. Ce dernier soutenait une doctrine qui, inspirée de l’émanation néoplatonicienne, s’en distinguait pourtant en ce point qu’elle posait une volonté divine et créatrice à la source immédiate de la forme et de la matière universelle, spécifiées seulement ensuite en leurs particularisations. Il escamotait en quelque sorte ainsi la parfaite régularité de la procession émanative néoplatonicienne de la forme en ses reflets, répétée à divers niveaux de dégradations jusqu’à la matière sensible. (Cfr BRÉHIER, E., La philosophie du Moyen Age, pp. 208-214). Pour Albert le Grand, Avicébron, bien qu’il distingue l’être du premier principe et l’ensemble des créatures, admet à l’instar d’Hermès Trismégiste et des « anciens péripatéticiens », un flux créateur pénétrant immédiatement toutes choses (Cfr ALBERT LE GRAND, De causis et processu universitatis a prima causa, L. 1, tr. 4, cap. 3, p. 45). 625 Cfr ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, p. 316 ; GUILLAUME DE LA MARE, Correctorium, n. 31, p. 130 ; Ibidem, n. 32,

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cause par exemple, sera susceptible de donner à une matière première en soi tout à fait indifférente, la forme nouvelle qu’elle doit acquérir, une fois la forme substantielle unique qui l’actualisait séparée ? L’âme et la matière première ensuite, ne sont-elles pas toutes deux incorruptibles ? Réduire le composé humain à ces deux constituants, comme paraît le faire la théorie de l’unicité de la forme substantielle, contredirait donc l’expérience, puisque l’homme est corruptible. Dans son De gradu formarum de 1286, Richard de Mediavilla condensa cet ensemble d’interrogations en une synthèse exemplaire, qui peut bien être considérée comme l’aboutissement systématique des réflexions pluralistes. A propos de la transmission des caractères génétiques626, il interroge : d’où ceux-ci peuvent-ils venir si, d’une part, la matière première, qui ne peut être engendrée, ne vient pas des parents, qu’elle est en outre indifférente à toute forme et ne peut donc de soi constituer la cause de quelque propriété particulière, et que d’autre part aucune forme ne précède l’introduction de l’âme intellective, qui serait donc seule à être transmise, mais semble pourtant, selon la tradition aristotélicienne même, ne pouvoir être produite par génération ? Si l’on se demande, avec Richard, comment les accidents du composé humain pourraient demeurer dans le cadavre tout en dépendant intégralement de l’unique forme que constitue pour l’homme son âme intellective, l’on paraît bien se trouver au rouet. Les accidents dits matériels eux-mêmes ne peuvent advenir qu’à une matière déjà informée par la forme substantielle627. Et Richard refuse qu’il puisse s’agir d’accidents nouvellement introduits, car il paraît impossible de leur assigner une cause. Il rend compte des raisons suivantes : la matière, est parfaitement indifférente ; l’âme intellective, est séparée au moment de l’introduction de ces accidents ; quant aux accidents disparus eux-mêmes, ils ne peuvent exercer quelque causalité alors qu’ils sont censés être corrompus avant toute nouvelle émergence d’accidents. Un agent extérieur ne peut communiquer des accidents contraires à sa nature. Et si la quintessence, relative aux opérations célestes, devait exercer une telle causalité, il faudrait qu’en un même endroit, à la même heure, des accidents identiques émergent toujours des corruptions d’êtres pourtant différents628. pp. 144-145 ; Ibidem, n. 90, pp. 373-375 ; MATTHIEU D’AQUASPARTA, Quaestiones de anima XIII, q. 4 ; RICHARD DE MEDIAVILLA, De gradu formarum, pp. 68-100. 626 Cfr RICHARD DE MEDIAVILLA, De gradu formarum, pp. 81-89. 627 Ibidem, pp. 73ss ; RICHARD DE MEDIAVILLA, In II sent., d. 17, a. 1, q. 5, conclusio ; IDEM, Questions disputées, q. 39, resp., pp. 101-105 ; ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, pp. 352-353. 628 Cfr RICHARD DE MEDIAVILLA, In II Sent., d. 17, a. 1, q. 5, conclusio, 7 ; IDEM, De gradu formarum, pp. 77-81 ; IDEM, Questions disputées, q. 39, resp., pp. 106-125.

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Le Doctor solidus questionne encore : si la forme substantielle s’unit immédiatement à la matière première, mais que cette dernière semble présente en toutes choses jusqu’en ses éléments, tout ne pourrait-il être engendré de tout ? Pourquoi l’homme, par exemple, proviendrait-il du semen plutôt que d’un autre élément quelconque ? Si la matière doit être considérée comme dépourvue de toute détermination antécédente, pourquoi recevrait-elle, lors de la génération, la forme d’un homme plutôt que celle d’un âne ?629 Génération et corruption présupposent donc, selon Richard, quelque « degré » de forme substantielle commune au sein de l’engendré et du corrompu. Cette dernière question présuppose encore qu’une matière première ne puisse de soi recevoir des formes diverses sans qu’elle soit déterminée de quelque façon à telle multiplicité. Mais d’où cette détermination proviendra-t-elle ? Une matière dépourvue de détermination est supposée unique, indifférente, incorruptible, universelle. Et si le principe actif qui lui advient est une forme unique elle aussi, comment quelque diversité ou contrariété sera-t-elle possible en son sein ? A admettre en elle la présence d’éléments, quelque statut qu’on leur accorde par ailleurs, comment la contrariété de ceux-ci, et donc la corruption, pourraient-elles se produire ? Par quel biais cette contrariété échapperait-elle au gouvernement de la forme unique en quelque sorte ? C’est le cœur de ce qu’avait déjà opposé Averroès à la compréhension avicénienne de l’hylémorphisme, et plus particulièrement à sa théorie d’une forme de corporéité inséparable de la matière. Une forme première, expliquait Averroès, reçue dans la matière avant toute détermination accidentelle de quantité, serait purement et simplement identifiée à la forme substantielle, appliquée immédiatement à la matière première. Ainsi conçue sous le régime de la substantialité, cette forme matérielle ne posséderait aucune contrariété et ne permettrait aucune corruption. Le philosophe de Cordoue en effet, avait souligné qu’une matière intégralement informée par une seule forme, ne pouvait demeurer en puissance à des formes contraires. Aussi insistait-il sur la possession, par le sujet, de dimensions interminées qui le rendent susceptible de division et d’être potentiellement plusieurs. Si le sujet ne possédait pas ces dimensions en effet, il ne pourrait recevoir 629 Cfr RICHARD DE MEDIAVILLA, In II Sent., d. 17, a. 1, q. 5, conclusio ; IDEM, Questions disputées, q. 39, resp., p. 139. Ou avec les mots du correcteur de Guillaume de la Mare, qui s’objecte : « Praetera materia prolis, secundum Philosophum, exhibetur a matre, et anima rationalis est ab extra, a Deo scilicet creata. Si ergo in hominis substantia nihil sit nisi materia prima et anima rationalis, sequitur quo nihil habet filius a patre, et per consequens non plus attinet sibi quam extraneo cuicumque, quod est nimis absurdum » (Correctorium corruptorii « quare », n. 32, p. 151).

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simultanément, en ses diverses parties, des formes qui diffèrent en nombre ou en espèce. Une seule et unique forme informerait nécessairement une matière dépourvue de potentialité intrinsèque envers la multiplicité. Cette matière ne pourrait donc, à quelque moment que ce soit, se voir débarrassée de sa forme pour en obtenir une nouvelle. La forme ferait en quelque manière intrinsèquement partie de l’essence de la matière et composerait avec elle une unité numérique absolue, ne laissant place à aucune possibilité de multiplicité630. L’argumentation d’Averroès se fonde donc, d’une part, sur le fait qu’aucun changement substantiel n’est possible sans présupposer la quantification de la matière ; d’autre part, sur une doctrine de l’universalité de la forme qui suppose sa séparation. Une forme, en effet, qui ne serait en aucune façon étendue, et donc soumise à la quantité en son lien avec la matière, ne serait en rien divisée. Soit la forme, soit la matière, devrait être considérée comme universelle ou éternelle, et il ne serait d’ailleurs point possible de faire la distinction entre les deux, ce qui se traduit dans la doctrine avicénienne par le caractère immédiat de leur union. Cette opinion d’Averroès doit être mise en rapport avec cette autre théorie, selon laquelle la puissance de la matière ne peut s’identifier à sa substance. S’il y avait identification en effet, la matière devrait être détruite lors de son actualisation. Distinguer sa puissance de sa substance permet au contraire de penser une matière ouverte à toutes les formes631. Albert le Grand distinguera également la substance de la puissance au sein de la matière, certes non selon la chose, mais du moins selon la raison632. C’est là une solution proche de celle qu’adoptera encore Siger de Brabant, qui ne peut accepter la présence de quoi que ce soit au sein de la matière avant l’advenue de la forme substantielle. La puissance est pour lui un « accident » de la « substance de la matière »633, non point réel, mais seulement Cfr AVERROÈS, de substantia orbis, I, f. 4rb F-4vb L. « Et accideit substantiae eius ut sit in potentia omnes formae : non quod potentia eius est in substantia, ita quod sit pars definitionis : quoniam, si potentia esset in substantia eius, tunc esse eius destrueretur ablatione potentiae, et presentia formae in actu, scilicet formae, ad quam habebat potentiam ut reciperet : et universaliter, si potentia esset in substantia eius, tunc substantia eius corrumperetur apud generationem, et esset in praedicamento ad aliquid, non in praedicamento substantiae » (AVERROÈS, in I Phys., c. 70, f. 41r E-F). 632 « Et ideo habitudo, qua se habet ad formam, cuius potest esse subiectum, aliquid est in ipsa et forte est relatio potentialis ad formam, et tunc potentia, qua subiectum esse potest, diversa est a materia. Sed non dicit rem, sed rationem, qua refertur ad formam, et illi potentiae substat per seipsam, quia materia ex seipsa subiectum est formae primae vel potentiae ad formam primam » (ALBERT LE GRAND, Physica, L. I, tr. III, cap. 13, p. 63b) 633 « Dicendum quod materia prima non est in potentia per suam substantiam, ita quod substantialiter sit sua potentia, sed est potentia sua accidens substantiae materiae » (SIGER DE BRABANT, Quaestiones in Metaphysicam, éd. W. Dunphy, L. V, q. 9, p. 332). Cfr aussi SIGER DE BRABANT, Quaestiones in Metaphysicam, éd. A. Maurer, L. V, q. 32, p. 262 : 630 631

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de raison634. Cette puissance n’est pas pour autant réduite à un purum figmentum. L’être de la matière même, lui donne un fondement réel635. La puissance ne s’identifie pas à l’essence de la matière et ne fait qu’exprimer une relation de cette dernière envers la forme. A la suite du Commentateur, il faut, selon Siger, soutenir que la matière « est aliquid per se subsistens per rationem suam, et accideit ei respectus ad aliud ; quare accidit ei potentia »636. En dépit de sympathies averroïstes indéniables, certains se sont attachés à défendre l’unicité de la forme substantielle et adoptèrent alors une solution de compromis. La question du statut des dimensions quantitatives semblant nécessaires au changement substantiel devenait alors centrale. Un anonyme pouvait par exemple écrire : « Ad aliud quod arguit Commentator, quod nisi materia reciperet formam substantialem mediantibus dimensionibus sequeretur totum compositum esse indivisibile et non habere contrarium et, per consequens, nec corrumpi, dicendum quod verum esset si duratione aliqua forma substantialis esset in materia sine quantitate ; tunc enim reciperetur in indivisibili et forma indivisibilis, sicut dicit Commentator, esset de formis corporum superiorum, quae (quod mss.) non sunt divisibiles divisione ipsorum corporum propter hoc quod non recipiuntur in eis mediantibus dimensionibus. Nunc autem duratione non praecedit forma substantialis quantitatem (quantitates mss.) in « Dico ad hoc quod potentia non est aliquid pertinens ad essentiam materiae, nec est praedicatum essentiale de materia, quod apparet inspicienti ad rationem nominis : est autem nomen ordinis sive respectus. Unde et hic definitur per esse principium, quod est aliquid respectivum. Et hoc est quod dicit Commentator, quod potentia est eorum quae dicuntur ad aliquid per rationem suam. Materia autem est aliquid per se subsistens per rationem suam, et accideit ei respectus ad aliud ; quare accidit ei potentia. Et hoc magis probatum fuit superius, capitulo De causa ». Et Siger de préciser, aux objections qui soutiendraient que la matière ne peut être substance puisqu’elle n’est pas un sujet possédant par elle-même une espèce : « Dico ad hoc quod materia substantia est, non quidem in actu, sed substantia in potentia. [...] Materiae autem esse substantiale non est posse esse, sed accidentale magis, ut apparet ex determinatis in Vo huius, ubi dictum est quod potentia est accidens substantiae materiae » (Ibidem, L. VII, q. 5, p. 333). 634 « Est tamen advertendum quod, licet potentia materiae sit accidens substantiae materiae, tamen non est accidens reale : accidens tale quod sit aliquid in materia reale, distinctum a substantia sua, scilicet materiae, si ratio et intellectus non esset. Sed est accidens in materia, accidens dico rationis, ita quod, si non esset ratio et intellectus qui compararet materiam ad formas, non esset hoc accidens in materia quod dicimus potentiam materiae » (SIGER DE BRABANT, Quaestiones in Metaphysicam, éd. W. Dunphy, L. V, q. 9, p. 333). 635 « Ulterius est intelligendum quod, licet non sit accidens reale sed secundum rationem, tamen non est accidens fictum in materia ab intellectu. Fictitium enim dicitur illud cui non respondet aliqua causa ex parte rei. Hoc autem non sic est, nam non potest esse in quocumque subiecto. Non enim quodcumque dicitur esse in potentia, sed materia prima tantum. Ipsa enim tantum est conveniens subiectum talis accidentis ; nihil enim aliud potest intellectus comparare ad omnem formam passive nisi materiam primam vel aliud per se ipsam » (Idem). 636 SIGER DE BRABANT, Quaestiones in Metaphysicam, éd. A. Maurer, L. V, q. 32, p. 262.

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materia, sed solum secundum naturam, quia in eodem instanti in quo inducta est forma substantialis in materia, inductae sunt dimensiones et omnes aliae dispositiones per se consequentes formam illam ; unde, sicut caliditas secundum naturam posterior est substantia ignis et tamen contingit dicere quod ignis calefacit per caliditatem, similiter et si quantitas secundum naturam posterior sit forma substantiali in materia, contingit dicere quod forma substantialis divisibilis est divisione istius quantitatis »637.

Le théologien dominicain R. Knapwell également, part d’un argument bien connu, tiré du de substantia orbis, avant de proposer une solution originale. Selon le Commentateur, explique Knapwell, toute forme substantielle n’est induite dans la matière que par une action corporelle. Or toute action de ce type, ou tout mouvement physique, présuppose une quantité dans le sujet mû. « Rien n’est mû d’un mouvement physique sans quantum ». Aussi lorsque moteur et mobile sont d’une même nature et appartiennent au même genre, il est nécessaire qu’une quantité dimensive soit présupposée à l’induction de la forme substantielle638. Selon Knapwell cependant, il faut dire que les dimensions interminées ne sont que des dimensions « en puissance », et n’informent donc pas la matière à la manière d’un acte précédant la forme substantielle. En dépit de ce compromis, le dominicain anglais continue d’affirmer, de manière, selon nous, très fidèle à l’opinion thomiste : « […] natura agens solum inducit in materia illa dispositiones accidentales quas requirit forma substantialis inducenda »639. La solution d’inspiration averroïste consistant à introduire des quantités interminées dans la matière, disposant cette dernière à l’advenue de la forme substantielle, avait été, nous l’avons vu, partiellement adoptée, puis abandonnée par Thomas d’Aquin. Comme l’a montré S. Donati cependant, une vaste tradition a repris cette hypothèse, à la suite surtout de Gilles de Rome, qui dès 1274, dans ses Theoremata de corpore Christi, lui 637 ANONYME, Quaestiones super De generatione et corruptione, I, cité in DONATI, S., « An anonymous Commentary on the De generatione et corruptione… », note 67, p. 234). Ce commentaire du de genratione et corruptione, assimilé à la tradition manuscrite de Pierre d’Auvergne, n’est selon S. Donati, vraisemblablement pas de lui. On peut citer encore le passage suivant, tiré d’un autre ensemble de questions, portant sur les livres de la Physique cette fois : « Et cum arguitur quod in generatione manet subiectum in actu, dicendum quod non est verum : nec accidens nec substantia in actu. Et cum probatur per dictum Commentatoris, dicendum quod illud est impossibile, ut ostensum est. Et cum arguitur quod, si maneat tantum materia etc., totum erit indivisibile, dicendum quod materia non est per se divisibilis nec etiam forma, verum tamen per aliud dividuntur ; aggregatum enim ex materia et forma numquam separatur a quantitate, et ideo dividitur divisione quantitatis, non quidem quantitatis quae praecedit, sed quae sequitur ipsum ; et ideo non poterit concludi quod substantia non corrumpatur vel quod non habeat contrarium » (ANONYME, Quaestiones super Physicam, V, cité in DONATI, S., « An anonymous Commentary on the De generatione et corruptione… », p. 233). 638 RICHARD KNAPWELL, Quaestio Disputata De Unitate Formae, resp., p. 67. 639 Ibidem, p. 60.

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avait apporté d’importantes sophistications640. La thèse donna pourtant lieu à nombre d’oppositions dès la fin des années 1270. Elle fut combattue par Henri de Gand, dans son quatrième Quodlibet, mais aussi par Gilles de Lessines, alors qu’il estime « frivole » le fait de tenter de conserver une identité à la matière seule lors de la transformation substantielle641. On peut bien considérer qu’il est en son droit de tenir un tel jugement sous le point de vue de la conception strictement thomiste de la matière et de l’hylémorphisme « métaphysique ». Gilles de Rome et ceux qui le suivront en cette solution appartiennent déjà à un autre monde et donnent l’impulsion vers une manière de considérer la matière physique qui préfigure la modernité et sa rupture avec l’hylémorphisme au sens strict. Dans la théorie naturelle d’Aristote, l’engendrement d’une substance nouvelle s’accompagne de la corruption d’une autre substance. La production de la nouvelle substance use des matériaux « laissés vacants » par la corruption de substances disparues. Ce matériau fournit à la substance nouvelle la « matière première » de sa génération, dès lors que lui-même perd la forme qui lui donnait une unité métaphysique antérieurement. Gilles de Lessines l’expliquait très bien. Selon le résumé que donnait Zavalloni de l’argument du maître belge : « la fin du mouvement ne corrompt pas le mouvement, bien qu’il s’évanouisse précisément à ce moment-là. Ainsi la forme qui actue un sujet ne corrompt rien : quand la forme ultime, en laquelle le mouvement s’épuise, survient, la forme qui donnait au sujet le mouvement cesse d’avoir sa raison de forme »642. DONATI, S., « Materie und räumliche Ausdehnung », passim. Après avoir souligné l’exception du Christ en effet, dont l’identité du corps et de l’âme, en raison de la personne ou du suppôt même qui les unit, doit être supérieure à celle des autres hommes, Gilles écrit que pour tout autre être humain, « […] corruptio unius fit generatio alterius, sicut generatio unius in puris naturalibus est corruptio alterius. Ratio enim corporeitatis erat in ipso et ante animae separationem ; nec hanc dico formam per creationem esse nec ante nec post, quia per rationem corporeitatis secundum intellectum alterius formae non erat divisum ab aliis sui generis, sed per illam formam, per quam habet hoc aliquid esse in natura et rationem individui, patet eius differentia cum est animatum et cum est sine anima. Nam cum est animatum, habet rationem individui per ipsam animam, sed cum est sine anima simpliciter acceptum, iam per se ipsum habet rationem individui, in quantum id quod prius erat in ipso faciens rationem subiecti, nunc per corruptionem huius rationis iam fit ut forma dans esse, et sic per corruptionem ex consequenti, introducta est forma dans esse hoc aliquid, quae prius erat ut materia ad aliam formam, a qua habebat rationem individui. Hoc autem videtur habere intellectum apud eos qui realiter et non phantastice naturas rerum considerant, nec evasiones quas multi posuerunt circa hoc approbamus, quod sit, idem corpus numero propter identitatem materiae tantum, vel quod in corpore Christi miraculose possit materia esse sine forma : omnia enim reputamus frivola et sine ratione dicta » (Cfr GILLES DE LESSINES, De unitate formae, IIIa pars, cap. 5, pp. 86-87) ; Cfr HOCEDEZ, E., « Henri de Gand, Gilles de Lessines et Gilles de Rome (1276-1278) », p. 465. 642 ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, p. 281. Cfr GILLES DE LESSINES, De unitate formae, IIIa pars, cap. 1, pp. 54-60, notamment : « Sed sicut terminus motus non corrumpit motum, quia dat ei speciem et perfectionem 640

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Les explications très claires du disciple direct de Thomas, données dès 1278, suffisent à comprendre pourquoi un ordre rigoureux des raisons imposait de maintenir une distinction nette entre les couples formés par les vocables de « matière première » et « forme substantielle » unique d’une part, matière sensible ou sujet et forme accidentelle d’autre part : « Tertia positio huiusmodi non negat veritatem praedicationis in singulis partibus subiecti, quin forma ipsarum sit vere denominans ipsas, verbi gratia quin caro hominis sit vere caro et corpus vere corpus et manus vere manus, et quod omnes istae praedicationes sive denominationes sint vere formae ipsorum, quando per se dicuntur ; et non sit ibi sermo phantasticus ita quod unum dicatur secundum quod apparet et aliud sit in veritate, sicut putant adversarii. Sed omnia concedit huiusmodi positio secundum veritatem dictam et non tantum secundum apparentiam. In hoc tamen distinguitur huiusmodi positio quia veritas utriusque partis non tollit veritatem in unitate formae naturalis. Cum enim considerantur rationes aliquorum abstractae ab uno subiecto, verbi gratia linea, superficies, et corpus, dicimus quod linea est vere linea et non superficies, et superficies similiter non est linea neque etiam corpus, et nihilominus, si consideremus ista in uno subiecto, tantum unum habent esse physicum quod est a forma physica. Licet ergo formae per intellectum abstractae sint plures secundum veritatem et differentes in quantum huiusmodi, tamen in uno subiecto cuius sunt partes habentes diversa officia, non habent nisi unicum esse quod est ab ista forma a qua habent esse physicum et a qua fluunt officia, sicut actus secundi a primo actu. Nihil enim est inconveniens ab actu primo alicuius plures esse secundos. Denominantur igitur vere a formis ipsorum quae secundum rationem sunt formae diversae, sed secundum relationem ipsarum ad esse physicum quod habent in uno subiecto non dicunt rationem diversarum formarum, sed tantum diversarum partium unius subiecti perfecti per unam formam, secundum totalitatem unam »643.

Gilles de Lessines résout le problème en usant de la distinction de la forme du tout et de celles des parties, dont les opérations doivent, sous la raison supérieure de l’unité, être maintenant considérées comme appartenant en propre à l’être du composé644. L’exemple qui suit est peut-être plus intentam per ipsam, tamen in ipso cessat motus et esse desinit motus, ita forma adveniens subiecto convenienti nihil corrumpit in subiecto, sed quia subiectum erat in motu ad ipsam formam et motus subiecti dicebat actum eius quod erat in potentia in subiecto, iam ipse motus supponebat in subiecto ante adventum formae specificae aliquam formam, eo quod materia non est aliquis actus. Huiusmodi autem forma respectu cuius subiectum erat in actu motus, adveniente ultima forma in quam terminatur motus, cessat habere rationem formae, sicut et ratio motus cessat in adventu formae. Nec ad hoc exigitur aliqua contrarietas per se, et ideo non est ibi corruptio, sed imperfecti perfectio, et post privationem habitus, sicut cum lux advenit dyaphano, per se nihil corrumpit sed perficit » (GILLES DE LESSINES, De unitate formae, IIIa pars, cap. 1, pp. 57-58). 643 Ibidem, pp. 56-57. 644 Cfr Ibidem, p. 57.

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parlant encore et montre nettement la priorité d’intention (selon l’ordre de la causalité finale) dont jouit la forme substantielle unique : « Verbi gratia, semen habet formam propriam qua semen dicitur et non caro vel sanguis, et huiusmodi forma corrumpitur cum ex semine fit sanguis, et iterum forma sanguinis cum ex sanguine fit caro et os et membra, sed iam cum advenit anima dans esse specificum, non corrumpuntur secundum rationem et denominationem veram huiusmodi formae quae dicuntur caro, os, organum, quia enim omnes praecedentes operationes naturae sunt una generatio et respectu unius, in quo sit perfecta ratio speciei alicuius in natura quae est hoc animal vel illud. Omnis autem praeparatio et dispositio praecedens in subiecto alicuius speciei fit et fieri debet secundum rationem entis perfecti per speciem quae intenditur, ad cuius rationem sunt organa motus et sensuum necessaria, et organa ex carne et ossibus et nervis et spiritibus indigent. Ideo cum pervenit operatio naturae ad formas huiusmodi, non corrumpit eas principaliter, sed tantum per accidens corrumpuntur, quia sicut imperfecta et in potentia ad actus qui sunt perfectio eorum, adveniente forma specifica propter quam sic fiebant, perficiuntur et fiunt in actu perfecto per ipsam formam totius subiecti »645.

Suit de tout ceci que « […] in omnibus rebus physicis in aliqua specie determinatis, illud quod dat esse physicum dat et metaphysicum sive logicum et mathematicum »646. En effet : « […] si caro equi habet esse caro prius quam sit caro equi, sequitur quod ab alio generante quam ab equo aut quod per accidens generaretur ab equo, eo quod omne per se generans sibi simile in specie vel in virtute generat semper. 645 Ibidem, p. 59. Ibidem, p. 55 : « Primo ergo sciendum [quod] in unoquoque ente uno singulari unam tantum formam substantialem, dantem esse subiecto et omnibus quae in subiecto dicuntur ante adventum huius formae. Credimus et ponimus ita quod totum esse subiecti et omnium partium eius essentialium sit ab ipsa forma quae dat esse ipsi subiecto specificum, verbi gratia anima advenit corpori physico, organizato, dans ipsi esse specificum, non tantum quod sit animal, sed quod sit hoc animal, verbi gratia homo vel equus. Dicimus et credimus quod corpus tale quod est subiectum animae [quod] rationem qua est corpus huius animalis habet a forma quae est anima, et rationem qua est physicum corpus huius animalis similiter habet ab anima, et rationem qua dicitur esse corpus physicum, organizatum huius animalis habet ab eadem anima quae dat esse subiecto cui advenit specificum. Propter quod dicitur hoc animal esse homo vel equus vel asinus vel in aliqua alia specie determinata, et quia totum esse individui est ipsum esse speciei, ideo quia ab anima inest huius esse speciei, per consequens ipsa erit esse totum quod est in individuo ; unde dat esse et corpori et partibus eius et omnibus quae dicuntur esse in ipso individuo ». La précision que Gilles de Lessines apporte ensuite est très éclairante : « Est etiam secundum hanc positionem consequens aliud quod illud esse a quo denominantur partes ipsius subiecti in quantum differunt in esse, verbi gratia quod caro dicitur caro et non os, et pes dicitur pes et non manus, et sic de singulis, non est aliud ab esse quod habent ab anima nisi per accidens tantum, in quantum istae partes considerantur distinctae per figuras et per officia diversa. Figurae vero et quaedam alia accidentia sequuntur per intellectum ipsam quantitatem et qualitatem corporis et accidunt » (Ibidem, pp. 55-56). 646 Ibidem, p. 60.

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Unde equus generans carnem non potest dare carni aliud esse quam esse suae carnis quod vere est esse carnis equinae. Non ergo possibile erit quod caro equi prius habeat aliquod esse quam esse carnis equinae, sed esse carnis equinae non habet nisi ab ea forma quae dat equo quod sit equus et non asinus, quae est anima equi. Ergo caro equi dicitur caro etiam simpliciter ab anima equi »647.

Il en résulte que le composé se résout en matière première sous la raison de la forme substantielle perdue certainement, non sous les raisons propres des éléments. Cette « double perspective » appliquée au terme de matière se retrouve sous diverses formulations parmi les défenseurs de la thèse de l’unicité. Pierre d’Auvergne affirme par exemple que la matière n’est corruptible que pour autant qu’on la considère sous la perspective de ses accidents. Elle ne l’est point per se648. D’autres parlent en ce sens de « matière proche » et de « matière éloignée »649. La question n’a pas disparu avec la fin du Moyen Age et jusqu’au XXe siècle encore, la difficulté de la doctrine de l’unicité de la forme substantielle à rendre compte d’une mutation substantielle effective semblait pouvoir remettre en cause la validité du système hylémorphique tout entier. Les découvertes notamment de la chimie, s’accomoderaientelles d’une explication hylémorphique générale de la nature, toute réservée aux domaines philosophiques ou métaphysiques que cette dernière se prétende ? La controverse dans laquelle s’était lancé le Père Descoqs est caractéristique de cette interrogation. Il synthétisa d’ailleurs cette dernière d’une excellente manière. Prenant appui sur la conception scotiste 647

Idem. « Loquendo autem de principiis intrinsecis, dicendum est quod principia corruptibilium per se non sunt corruptibilia, per accidens tamen sunt corruptibilia. […] Similiter nec materia corrumpitur per se […] Tamen per accidens bene potest corrumpi […] Licet autem materia et forma corrumpantur per accidens, tamen hoc est differenter ; forma enim corrumpitur per accidens sic quod corruptio attingit ad substantiam suam, licet per accidens ; non enim manet forma eadem substantialiter in generato et corrupto. Materia autem non sic corrumpitur per accidens, ita quod corruptio attingat ad substantiam eius ; nam, in se considerata manet eadem secundum substantiam in generato et corrupto ; non igitur eodem modo materia et forma dicuntur corrumpi corruptione per accidens » (PIERRE D’AUVERGNE, Quaestiones super Metaphysicam, III, cité in DONATI, S., « An anonymous Commentary on the De generatione et corruptione… », p. 219). 649 « […] rerum generabilium et corruptibilium quae[dam] sunt principia proxima, ut materia proxima et forma, quae sunt principia intrinseca rei, et efficiens proximum et immediatum, ut est homo in generatione hominis, quaedam autem sunt principia remota, ut materia simpliciter prima et efficiens primum, cuiusmodi est motor primus. Loquendo autem de principiis primo modo, sic universaliter principia generabilium et corruptibilium generabilia sunt et corruptibilia, secundo autem modo nequaquam […] » (ANONYME, Quaestiones super De generatione et corruptione, I, cité in DONATI, S., « An anonymous Commentary on the De generatione et corruptione… », p. 218). Cfr aussi ALBERT LE GRAND, Summa de creaturis, Ia pars, tr. I, q. 2, a. 2, ad obj., pp. 324-325 ; RODOLFI, A., Il concetto di materia nell’opera di Alberto Magno, pp. 29-33. 648

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ou suarézienne de la matière – qui mène en quelque sorte à son accomplissement les réflexions pluralistes –, il écrivait : « la mutation substantielle [...], dans l’hypothèse d’une information immédiate de la matière prime par la forme, est [...] jugée impossible et inintelligible par ces mêmes philosophes, si l’on doit admettre que la matière prime n’a pas d’autre être (esse) que celui de la forme. La matière prime, disent-ils, est, d’après cette conception, sujet permanent de la mutation ; mais ce sujet, recevant tout son être (esse) de la forme, disparaît nécessairement à l’apparition d’une forme nouvelle. Si ce n’est dans le temps, au moins dans l’ordre de l’intelligibilité, il est un instant de raison, lors de cette naissance, où le sujet soi-disant commun s’évanouit totalement : c’est celui où la forme primitive, venant à disparaître, ne communique plus, par le fait même, son esse à la matière première et où surgit la nouvelle forme qui succède à l’ancienne et communique un nouvel esse à une matière prime qui n’est plus »650.

Le Père Descoqs concédait pourtant « ne pas voir la force décisive de ces difficultés » et ne concevoir « aucune répugnance métaphysique à la notion de déterminable pur, qui, en tant que tel, n’est pas susceptible des prédicats d’identité ou de non-identité numérique et n’est pas sujet immédiat d’existence ». Il s’agit là, complétait-il, d’une notion « éminemment métaphysique, qui dépasse sans doute l’empirisme et toute donnée sensible, mais qui n’en est pas moins objective et à laquelle peut répondre dans l’être corporel une réalité au sens propre »651. Et d’une manière similaire aux solutions que nous avons exposées à partir de Cajétan, il pouvait répondre plus précisément à l’objection soulevée : « L’agent, quel qu’il soit et de quelque manière qu’il exerce son activité, commence par disposer le sujet préexistant à perdre la détermination qui le fait être ceci ou cela, et le travaille, pour ainsi dire, jusqu’à ce que, cette détermination ne pouvant plus persister, en apparaisse une nouvelle : corruptio unius est generatio alterius. Pour quiconque entendrait cette action et cet axiome comme si corruption et génération constituaient deux moments différents de la mutation et impliquaient un mouvement discontinu, l’objection [...] serait irréfutable. Mais il n’en est pas ainsi : la corruption d’une première forme étant formellement et indivisiblement la génération de la seconde, c’est à savoir le terme unique et indivisible d’un mouvement continu, l’élément déterminable qu’est la matière et qui est supposé réel ne peut à aucun instant, même de raison, être conçu comme annihilé, ou comme ayant dû subsister par lui-même sans information. La nature de sujet permanent lui est donc parfaitement conservée dans cette manière de voir, et l’objection ne vaut pas »652. 650 651 652

DESCOQS, P., Essai critique sur l’hylémorphisme, p. 29. Idem. Ibidem, p. 30.

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Le Père Descoqs hésite encore à qualifier ce substrat des formes substantielles de « matière première » ou de « matière seconde »653. Une telle hésitation provient à n’en point douter d’une simple confusion de vocabulaire, qui n’a pour réponse qu’une distinction des ordres de prédications. Le processus de corruption et de génération substantielle est en effet très correctement décrit par l’exposé du Père Descoqs, qui concorde d’ailleurs ici avec l’explication de tous les grands thomistes. Ce processus appelle la concordance de deux ordres de causalité, physique et métaphysique, chacun régi par un usage propre des principes formel et matériel. L’ordre de causalité « physique », au sein duquel peut bien, si l’on y tient, intervenir la notion de « matière seconde », ou plus proprement de sujet, n’invalide en rien le niveau d’abstraction supérieur que constitue celui de la composition de la forme substantielle avec une matière assurément appelée « première », et seul propre à évoquer la naissance ou la disparition d’une substance entièrement originale en son esse même. Soutenir que la matière d’une nouvelle génération substantielle puisse être qualifiée de « seconde », serait se rapprocher plutôt de l’hypothèse pluraliste formulée par Richard de Mediavilla, dans son De gradu formarum. Selon ce dernier, la transmutation substantielle n’implique pas, dans la nature, une résolution du composé jusqu’à l’essence de la matière première, mais seulement jusqu’à une matière physique, elle-même composée du principe de pure puissance et de quelque degré encore imparfait de forme654. La fin du XIIIe siècle a vu fleurir de nombreux traités consacrés à la thèse d’une série de degrés attribués à une même forme. Nous avons déjà évoqué l’effort célèbre de Gilles de Rome, qui distingue l’essence immuable des degrés d’esse que peuvent connaître les substances, tout en se montrant en faveur de l’unicité de la forme. Mais les tenants du pluralisme ont largement exploité la thématique, cherchant par là surtout à donner à la thèse de la pluralité des formes une expression qui s’accorde sans ambiguïté à l’unité de l’âme au sein de l’être humain. Selon Mathieu d’Aquasparta par exemple, l’être humain est composé de plusieurs esse et formes substantielles graduellement ordonnés, qui le placent dans le genre substance, puis corps, mixte, végétatif, sensitif. Ceux-ci offrent la disposition matérielle nécessaire à la forme intellective qui complètera la 653

Cfr Ibidem, p. 31. Cfr ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, p. 349 ; Cfr RICHARD DE MEDIAVILLA, De gradu formarum, pp. 39-42, pp. 136138. 654

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substance et lui conférera son esse achevé655. La doctrine de Roger Marston est assez similaire, et l’on doit considérer que la matière se parfait graduellement en acquérant cette fois, non plus plusieurs formes, mais « plusieurs esse substantiels d’une seule forme »656. La forme de substance est en puissance à la corporéité par exemple, celle-ci au mixte, puis au végétatif etc. Il s’agit donc, selon Marston, d’une seule et même forme, qui acquiert à chaque fois un degré supérieur et, selon son vocabulaire, un esse substantiel nouveau, sans pourtant jamais rien perdre des caractéristiques qu’elle possédait déjà657. Il n’est question que du perfectionnement ou de l’intensification, au coeur d’une même essence, d’un mode d’être incomplet par un mode d’être plus complet. Il existe dès lors, écrit Marston, une véritable rémission et donc une variation selon le plus et le moins qui s’applique, non seulement aux formes accidentelles, mais aussi aux formes substantielles, des éléments dans le mixte658. Il est intéressant de noter, au regard de la doctrine thomiste, que les formes précédant l’achèvement de la forme substantielle ne sont pas dites seulement virtuellement, mais bien substantiellement (ou selon un esse substantiel) présentes au sein du composé. Selon Olivi, une pluralité de formes réellement distinctes concourent en l’être humain à constituer une forme plus parfaite et principale, survenue en dernier lieu et qui seule constitue le tout des parties659. Pour J. Peckham, les diverses formes qui composent l’être naturel sont ordonnées graduellement, sans être détruites, à une forme substantielle plus parfaite qui donne son unité au composé660. 655 Cfr MATTHIEU D’AQUASPARTA, Quaestiones de Incarnatione, q. 9, resp., pp. 180-181. D’Aquasparta s’est montré hésitant cependant à adopter l’une ou l’autre théorie. Comme le remarquait Zavalloni, son troisième quodlibet, tout comme ses Quaestiones de anima, distinguent la théorie philosophique, considérée comme « très probable et conforme à la vraie philosophie », de l’opinion des maîtres en théologie, plus fidèle aux saints et à Augustin. De soi, cette dernière mérite en quelque sorte la préférence, bien que Matthieu d’Aquasparta encourage le chercheur à se forger sa propre opinion et à choisir celle qui lui paraît la plus vraisemblable, pourvu qu’elle ne se montre pas contraire à la foi (Cfr ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, pp. 329-330 ; MATTHIEU D’AQUASPARTA, Quodlibet III, q. 5 (Todi 44, f. 199 v.) ; MATTHIEU D’AQUASPARTA, Quaestiones de anima XIII, q. 6, p. 107). 656 ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, p. 331. Cfr en effet ROGER MARSTON, Quodlibet II, q. 22, pp. 255ss. Cfr aussi, sur la théorie de Marston à ce sujet : BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, pp. 217-222 ; ETZKORN, J, « The grades of the form according to Roger Marston OFM ». 657 Cfr ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, p. 331. 658 ROGER MARSTON, Quodlibet I, q. 18, resp., p. 56. 659 Olivi la dénomme souvent « forme totale ». Cfr PIERRE JEAN OLIVI, Quaestiones in secundum librum Sententiarum, vol. II, qq. 50-51. 660 Cfr JEAN PECKHAM, Quodlibet IV, q. 25. « Ad primum obiectum in contrarium dicendum quod in corpore hominis, secundum quod corpus est, omnes formae quattuor

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La fin du siècle voit naître autant d’adaptations de la doctrine augustinienne des raisons séminales à l’ordonnancement conféré par une forme unique, donnant par là progressivement une allure de continuité à la succession des générations de formes nouvelles. On cherche aussi à réfuter de la sorte l’accusation de confusion entre génération et altération, constamment élevée par les tenants de l’unicité à l’encontre du pluralisme. Avec les mots de R. Marston, qui suit ici de près les traces de son maître J. Peckham : « Non […] sequitur ex hoc quod generatio sit motus sicut alteratio. Nam licet sit successiva inductio formae substantialis et corruptio formae contraria, haec tamen transsumptio non est circa subiectum ens in actu completo. Natura siquidem, quia intendit speciem specialissimam, nihil dicit actu completum nisi quod habet formam speciei specialissimae ; et idcirco quodlibet habens formam priorem dicitur incompletum et ens in potentia, quia nihil potest in se subsistere praeter formam speciei. Haec est autem ratio quare generatio non est motus, quia subiectum eius non est aliquid ens actu, ut patet ex V Physicorum »661.

De même, selon cette opinion, si l’on affirme avec Aristote que la forme substantielle ne peut être affectée de plus ou de moins, ce n’est que parce que le vocable même de forme substantielle désigne en vérité la forme complète, achevée662. Henri de Gand quant à lui, n’avait d’ailleurs pas hésité à affirmer que « la nature et l’essence de la chose ne consiste pas en un terme défini ou une grandeur déterminée qui lui serait due, mais, jusqu’à un certain point, en une latitude »663. Une compréhension progressive ou par degrés de la complétion de la forme permettait aux partisans de la pluralité des formes de tirer en leur sens un argument aristotélicien pourtant utilisé par les tenants de l’unicité, basé sur une analogie entre l’assomption des formes par le composé et la elementorum reductae sunt in unam formam mixti ; non cuiuscumque mixtionis, sed illius quae est propria complexionis humanae. Unde nulla est ibi forma elementaris quantum ad formarum simplicitatem. Unde sunt in homine formae plures gradatim ordinatae ad unam ultimam perfectionem, et ideo formatum est unum » (JEAN PECKHAM, Quodlibet IV, q. 25, ad 1) ; « […] ‘generatio unius est corruptio alterius’ quando contrarietas est inter formas, aliter non » (Ibidem, ad 2) ; « Forma enim substantialis, secundum praedicationem logicam, non recipit magis et minus. ‘Latent enim aequivocationes in generibus’, ut Philosophus dicit in Physicis. Unde genus animalis vel ipsa essentia generis excellentius est in homine quam in bruto, et sublimius esse generis disponit ad formam ulteriorem et immaterialem. Immo docet Magister Sententiarum quod in animabus rationalibus est gradus » (Ibidem, ad 3). 661 ROGER MARSTON, Quodlibet IV, q. 9, resp., p. 383. Cfr JEAN PECKHAM, Quodlibet IV, q. 25, resp., ad 4, ad5. 662 Cfr ROGER MARSTON, Quodlibet IV, q. 9, resp., pp. 383-384. 663 HENRI DE GAND, Quodlibet IV, q. 15, pp. 252-253.

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construction géométrique des polygones664. Selon Guillaume de la Mare, s’il est certain que le pentagone contient le quadrilatère en puissance, tout comme l’âme rationnelle présuppose les âmes sensitive et végétative selon leur être incomplet, il est de l’essence du pentagone comme du quadrilatère de comprendre quatre angles, là où l’essence même de l’âme rationnelle ne peut être confondue avec celle des formes qui l’ont précédée665. L’unité de l’âme n’est dès lors préservée que par « l’accord (colligentia) naturel et essentiel » régnant entre ces formes666. Richard de Médiéville dira que s’il n’est pas nécessaire que toutes les puissances de l’âme trouvent leur unité en une forme unique, il est également clair que les puissances de l’âme sensitive sont incomplètes en leur nature, qui n’est achevée qu’à l’advenue de l’âme intellective. Les puissances de l’âme appartiennent toutes à l’essence même de l’âme intellective, qui ne se manifeste qu’au détour de formes incomplètes. En bref, la multiplicité des formes n’est pas assimilable à celle des âmes et, à proprement parler, seul l’acte achevé et complété par la forme ultime mérite le nom d’âme667. L’attribution du genre à l’espèce n’est donc point, en cette hypothèse, seulement accidentelle. L’espèce ne fait que déterminer ou compléter ce qui déjà se trouvait en sa totalité dans le genre, de manière indéterminée668. Richard de Medievilla va jusqu’à admettre une perfectibilité, et donc plusieurs degrés, de la forme en son essence même669. On peine à voir ce que P. Descoqs aurait opposé à une telle solution670, là où lui-même semble accepter de soumettre une forme à l’autre comme une puissance à son acte. Le Père Descoqs prétendait pourtant fonder son argumentation sur une distinction plus nette des ordres de considération671. 664 Cfr ARISTOTE, De l’âme, 414b20-415a14. Thomas use de ce passage du Stagirite en faveur de l’unicité de la forme : cfr par exemple THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 76, a. 3, c. 665 Cfr GUILLAUME DE LA MARE, Correctorium, n. 31, p. 134 : « Item sicut pentagonum praesupponit ante se tetragonum in potentia et sub esse incompleto, sic intellectiva praesupponit ante se vegetativum et sensitivum in potentia et sub esse incompleto. Sed dissimilitudo est quoad hoc quod illi quatuor anguli quos supponit pentagonum, et tetragonum sub esse incompleto, sunt de essentia pentagoni quando est completum ; vegetativa autem et sensitiva non sunt de essentia intellectivae ». 666 Cfr Ibidem, p. 133. 667 Cfr RICHARD DE MEDIAVILLA, De gradu formarum, pp. 50-55, pp. 151-157. 668 Cfr Ibidem, p. 36-39, pp. 133-135 ; Cfr ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, pp. 350-351. 669 Cfr RICHARD DE MEDIAVILLA, De gradu formarum, pp. 116-118 ; ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, p. 355. 670 Cfr par exemple DESCOQS, P., Essai critique sur l’hylémorphisme, pp. 114-115. 671 « [...] s’il s’agissait de deux formes du même ordre, la difficulté de les subordonner entre elles comme acte et puissance pourrait être sérieuse (encore que, si, dans ce même

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La plupart des arguments apparus contre l’unicité de la forme substantielle résultent en définitive d’une attention naturaliste ou physicienne focalisée sur la réalité formelle qu’elle croit devoir attribuer à cette matière à laquelle s’ajoute l’âme. Le propos du dominicain Thomas n’était pas là. La manière dont il élabore sa théorie de la génération substantielle, issue très directement de sa lecture d’Aristote, repose d’abord sur une étude précise de la prédication. Aussi s’agissait-il de répondre à la préoccupation d’assurer la possibilité d’une prédication essentielle pour l’homme en son unité, et d’écarter par là le tour qui ne ferait de l’être humain qu’un agrégat de substances arrangées plus ou moins accidentellement. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’au dam de Descoqs, la théorie de l’unicité ne puisse reposer sur une argumentation purement a posteriori. L’unité métaphysique qu’elle est destinée souligner relève de la transcendantalité et de la convertibilité de l’être et de l’un672.

ordre, elles étaient inégales, nous ne comprenions pas bien à notre tour où serait l’impossibilité) : mais nous sommes ici dans des ordres différents. De plus, ce qui sert de puissance par rapport à la forme supérieure, ce n’est pas la forme inférieure, c’est l’élément composé de matière et de forme [...] ou, si l’on ne suppose pas ce point acquis, c’est l’élément matériel pris en sa totalité, lequel assurément n’est pas une forme pure » (Ibidem, p. 83). Il est frappant de constater la persistance des auteurs, y compris du XXe siècle, à mettre sur un même plan causalité physique et métaphysique, et à sombrer dans la plus regrettable confusion méthodologique, là où le principe thomiste était pourtant des plus simple. Caractéristique est la « fausse » difficulté, qui constituera pourtant le fond du débat et couvre l’ensemble des discussions dont rend compte la première partie de l’ouvrage du P. Descoqs, censée représentée par la présence virtuelle ou non des éléments dans le composé. L’unicité de la forme « substantielle » n’entre de fait pas en concurrence avec cette multiplicité, comme le P. Descoqs l’admet d’ailleurs, et l’on voit mal sur quoi porte encore la discussion. La persistance des qualités, des passions, intervient sur le plan accidentel, ultérieur à celui de la constitution substantielle première, et leur mixité apparente ne fait que répondre à ce qui convient dès lors à l’être homme par exemple, et non plus aux éléments qui le constituent. On ne peut affirmer, pour le dire plus simplement, qu’en considération de l’être homme lui-même en tant que tel, et sur un plan métaphysique par conséquent, les propriétés du corps puissent être considérées en leur autonomie propre. C’est un contresens. Rien n’empêche cependant qu’une fois l’être homme corrompu, ces parties soient considérées selon leur autonomie informée propre. Rien n’empêche d’ailleurs, en un certain sens, qu’elles le soient également chez l’homme vivant, pour autant qu’il soit fait abstraction de sa forme substantielle, ce qui n’est possible qu’en une certaine mesure et selon une « abstraction ouverte », car nul doute que le système ou l’organisme au sein duquel ces éléments évoluent en détermine le comportement et les finalités de manière nouvelle. 672 On relira à ce propos les pages de DESCOQS, P., Essai critique sur l’hylémorphisme, pp. 78-82. Nous avouons avoir peine à suivre le Père Descoqs lorsqu’il fustige la construction a priori d’un concept de forme unique, qui empêcherait dès lors intrinsèquement toute plasticité aux observations du réel. Selon nous, on ne saurait mieux dire l’allégeance de l’argumentation du P. Descoqs au plan de l’expérience physique et à ses méthodologies, indûment étendues au domaine métaphysique.

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I.4.6. De la prédication à la nécessité métaphysique d’une matière première. Jean de Saint-Thomas En toute rigueur thomiste, et selon la logique catégoriale d’Aristote elle-même, une forme substantielle ne connaît pas de degrés et ne peut être la puissance d’une autre au sein du même ordre, à moins d’endosser sous la raison de la forme supérieure, le rôle de matière ou de substrat. Mais il n’est que trop évident qu’une forme ne peut être puissance sous la raison même qui la fait forme. C’est pourquoi encore l’engendrement d’une forme correspond à la corruption de celle qui la précède. De même, il est contradictoire, pour un thomiste, d’en appeler à une matière considérée comme un acte673. La matière d’une génération substantielle est en outre réputée inengendrable, en cette mesure où elle devrait sinon, posséder elle-même un sujet duquel elle devrait être engendrée, ce qui entraînerait une régression à l’infini et rendrait impossible tout discours sur l’engendrement. La matière n’est dite incorruptible que négativement, c’est-à-dire parce qu’elle ne possède aucun sujet qui puisse en être le principe. De soi cependant, la matière n’est rien : ni quiddité, ni substance, ni quale, etc. Elle reçoit tout de la forme, c’est pourquoi on ne peut l’assimiler à quelque unité ou communauté que negative, ou par négation de la forme. Ne serait ainsi conçue selon l’abstraction qu’une unité négative, qui manque de toute forme. Mais de fait, dans la nature, on ne trouve de matière que toujours liée à une espèce déterminée, qu’elle incarne en puissance, ce qui empêche précisément de la distinguer jamais de sa relation à la forme ou de sa puissance. Elle n’est qu’en cela, aussi la matière ne peut-elle être prédiquée essentiellement ou de manière intrinsèque, mais uniquement denominative. Nous savons qu’elle n’endosse pas l’espèce comme telle, mais seulement liée à tel ou tel substrat, c’est-à-dire individuée. Sa « raison » n’est en ce sens que dans sa subordination à l’unité d’une prédication et d’une forme déterminée. Faire de la matière une réalité de soi en acte d’une certaine manière, mène droit au vice de forme qui consiste à confondre les ordres de prédication en réduisant la génération à la transformation d’un tout en puissance en un tout en acte674, ou plus précisément, à l’altération d’une substance existante, sous l’action 673 Thomas est suffisamment clair sur ce point : « Actus autem participatus a materia nihil aliud est quam forma. Unde idem est dictu materiam esse in actu et materiam habere formam. Dicere ergo, quod materia sit in actu sine forma, est dicere contradictoria esse simul » (THOMAS D’AQUIN, Quodlibet III, q. 1, a. 1, c.). 674 Cfr JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia Pars, q. 3, a. 1, p. 56a-b.

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d’un principe contraire. On oblitère là les raisons précises pour lesquelles Aristote avait introduit la notion d’un substrat matériel distinct des contraires, et de la privation plus particulièrement. Jean de Saint-Thomas rappelait avec force détails que forme et privation ne constituaient en rien une contrariété ou opposition in re, in existendo, mais seulement in praedicando, connue par abstraction intellectuelle675. En outre, la forme corrompue n’a pas, per se, le statut de principe formel du mouvement, mais seulement par accident, en tant que privation de la forme engendrée. La forme substantielle engendrée, quant à elle, est nouvelle per se et formaliter. Une forme substantielle ne connaît pas de contrariété au sens strict. Une forme corrompue ne s’oppose à la forme engendrée que pour autant qu’une raison de privation lui soit ajoutée676, mais à proprement parler, la forme substantielle ne connaît pas de forme contraire, de laquelle elle pourrait se distancier selon le plus ou le moins677. Proprement originale, elle n’entretient donc de relation qu’« accidentelle » avec les formes corrompues qui la précédaient678. La terminologie de Jean de Saint-Thomas peut prêter à confusion. Il ne veut bien entendu pas dire ici que la nouvelle forme se rapporte à l’ancienne à la manière d’un accident qui s’y appose. « Accidentel » est utilisé ici en un sens négatif, comme ce qui ne possède pas de lien intrinsèque et substantiel avec ce qui le précède. Jean de Saint-Thomas connaît la critique aristotélicienne de Platon, et sait qu’on ne peut rien dériver de la simple opposition de principes contraires. Le changement, le mouvement, l’altération, ne peuvent naître d’une simple contrariété, c’est-à-dire d’une pure et simple opposition, car le substrat serait détruit lors de l’advenue de son contraire. Ainsi le tort des platoniciens se résume-t-il à ne pas avoir fait place à un troisième 675

Cfr Ibidem, Ia Pars, q. 2, a. 2, p. 48b. Cfr Ibidem, Ia Pars, q. 2, a. 2, p. 45b. 677 Cfr Ibidem, Ia Pars, q. 2, a. 2, p. 45b, 48a. 678 « [...] forma corrupta non habet rationem termini a quo formaliter nisi ratione privationis formae generandae. Ut enim forma de novo fiat, per se et formaliter solum respicit, quod antea non fuerit, et sic fiat ex non esse sui. Quod vero forma aliqua praecedat, per accidens est ipsi genito, sicut igni per accidens est, quod sit ex ligno vel ex stuppa » (Ibidem, Ia Pars, q. 2, a. 3, pp. 52b-53a). L’argument est traditionnel chez les thomistes. Une variante assez proche se trouve également chez Godefroid de Fontaines, pour lequel Dieu engendrant per se un nouveau composé parfait de matière et de forme, la composition imparfaite qui précède ce dernier se corrompt per accidens. L’accent, à chaque fois, est mis sur la composition entièrement nouvelle qui résulte de l’engendrement d’un nouveau composé, avec pour conséquence, comme il en sera question chez Cajétan également, le remplacement des accidents de ce qui s’est corrompu par des accidents semblables, mais non numériquement identiques, dans le nouvel engendré (Cfr GODEFROID DE FONTAINES, Quodlibet II, q. 7, pp. 126-128). 676

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principe679. Le contraire de la forme engendrée, ce n’est point la matière qui, loin d’être détruite, subsiste lors du changement, mais bien la privation. Le véritable principe susceptible d’expliquer la génération ne peut être purement et simplement opposé à l’être, mais doit plutôt être le non-être en tant seulement que puissance de l’être. En vérité les platoniciens, s’ils ont eu raison d’affirmer la nécessité d’un substrat pour tout engendrement à partir des contraires, ont eu tort de l’opposer purement et simplement à l’Un comme à son contraire680. Il fallait, selon Aristote, diversifier les perspectives et les « relations », c’est-à-dire donner naissance à la doctrine des catégories de l’être. Or, afin de révéler l’origine de la multiplicité des accidents, affirme Aristote, « il faut attribuer une matière particulière à chaque genre »681. C’est en effet précisément parce que la génération substantielle laisse place à un tel saut, et force à considérer un ordre de prédication radicalement autre par rapport à l’accidentalité, qu’il fallait pouvoir distinguer des sujets différents de prédication, c’est-à-dire différents types de genres et matières, capables de supporter diverses contradictions de privation et de forme682. Il fallait, en distinguant matière et privation, ou plus simplement matière et termes contradictoires, différencier radicalement la génération substantielle de la simple altération accidentelle d’un substrat683. Or c’est, aux yeux des thomistes, ce que ne parvient pas suffisamment à faire toute doctrine qui affuble la matière première d’un acte, venant ainsi introduire une multiplicité de formes au niveau premier d’une constitution proprement substantielle. Ce serait alors de l’altération d’une matière seconde ou d’une substance déjà en acte que proviendrait de manière continue la nouvelle substance, rendant impossible la considération de la substance nouvelle en son originalité ou son être propre. Jean 679 Ainsi Aristote reproche-t-il à Platon « de n’avoir pas reconnu le rôle de la privation, non-être relatif qui s’identifie en fait – accidentellement donc – à la matière, mais qui s’en distingue par son essence, et donc par sa fonction. Faute d’avoir fait cette distinction, Platon n’a pas pu se dégager entièrement des difficultés soulevées par les Eléates, il a attribué formellement à la matière une manière de non-être, qui ne lui appartient pas et qui semble devoir la réduire au non-être absolu : de là toutes sortes de conséquences inadmissibles, qu’Aristote se glorifie d’avoir évitées » (MANSION, A., Introduction à la Physique aristotélicienne, p. 79). 680 Cfr ROBIN, L., La théorie platonicienne des idées et des nombres d’après Aristote, p. 549. 681 ARISTOTE, Métaphysique, 1089b26-1089b28. 682 « [...] ista privatio sit adiuncta alteri formae, non propter istam generationem requiritur, sed propter ipsam materiam, quia non potest praecedere nisi sub aliqua forma » (JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia Pars, q. 2, a. 3, p. 53a). 683 Cfr ARISTOTE, Physique, 191b35-192b7.

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de Saint-Thomas précise par exemple, en élaborant les explications de l’Aquinate, qu’il ne faudrait point assimiler la matière au tout corrompu, conçu comme puissance de la nouvelle substance. Il ne faut pas dire, parce que le vinaigre vient du vin et le mort du vivant, que les seconds sont la matière des premiers684. Bien plutôt, le vinaigre n’est que la corruption du vin et la mort celle du vivant. La nuance réside bien entendu à nouveau dans la distinction des concepts de matière et de privation. « Non ergo acetum fit ex vino sicut ex materia, neque mortuum ex vivo, sed secundum accidens dicitur ex eo fieri, in quantum fit ex materia eius ». Le tout qui est corrompu ne peut être considéré comme matière685 ; il n’est bien plutôt que l’un des contraires, soutenu par le substrat matériel commun. L’exemple le plus clair en est la corruption de l’homme, continue Jean de Saint-Thomas. L’âme rationnelle, qui est la forme substantielle en l’homme, ne se corrompt pas. Elle n’est pas convertie dans le cadavre. Mais admettons que la matière non plus, ne puisse être réduite au cadavre lors de la corruption, et soit donc intégralement passée sous l’acte de la nouvelle forme engendrée. Il faudrait alors peut-être dire que le corps est purement et simplement annihilé, et laisser tomber les raisons propres de la corruption en ce qui les distingue de l’annihilation. Les conséquences théologiques en sont importantes, puisque l’on ne pourra plus tenir, comme l’enseigne la foi chrétienne, que c’est bien ce corps-ci qui se relèvera au jour du jugement, mais seulement ce qui est annihilé. On pourrait plutôt affirmer, dès lors, que cette matière reste, dans le corps mort, conjointe à la forme à laquelle elle était accordée précédemment. Mais alors l’âme n’en est pas séparée et l’homme ne peut être considéré comme mort686. Selon Jean de Saint-Thomas, il faut maintenir l’existence d’une « entité » réellement séparée de l’âme au sein de l’homme, qui compose avec elle un homme vivant, et qui se convertit dans le cadavre à la mort. L’engendrement d’un homme ne peut être considéré unilatéralement comme une « création » nouvelle, puisqu’il présuppose au sein de la semence une entité matérielle : « Et cum illud corpus seu materia, quae est in homine, non creetur de novo, quando homo generatur, sed praesupponatur in semine et in materia, ex qua fit homo (alioquin crearetur totus homo, et non generaretur, si tam 684 Cfr JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia Pars, q. 3, a. 1, p. 57a. Cfr encore, concernant cet exemple, l’explication donnée au texte d’Aristote par Thomas lui-même : THOMAS D’AQUIN, In VIII Metaphys., 4, nn. 1748-1754. 685 JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia Pars, q. 3, a. 1, p. 57a. 686 Cfr Ibidem, p. 57b.

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anima quam corpus de novo crearetur), ergo in semine aliqua entitas dabatur subicienda animae ut formae et separanda a forma seminis, et haec dicitur materia »687.

Si certes la forme substantielle est unie à une matière première, tant l’âme immortelle que la matière liée à cette âme persistent en quelque façon, seule manière par ailleurs, nous le verrons, d’assurer également la possibilité d’une résurrection du tout de la substance. Admettre, continue Jean de Saint-Thomas, une conversion du tout de ce qui est corrompu en ce qui est engendré, n’est rien d’autre qu’identifier l’engendrement naturel à une transsubstantiation telle que nous la présente l’eucharistie688. La matière ne se conçoit, selon Thomas d’Aquin, qu’en fonction de la forme qui lui advient. Elle ne se définit qu’en fonction de cette forme. Thomas ne parle de matière (première) que lorsqu’il s’agit précisément de signifier la réception d’une forme substantielle, et utilise le terme de sujet (que certains thomistes appellent matière seconde) lorsqu’il considère le substrat d’une forme accidentelle. Voir par conséquent un changement substantiel, une corruption ou une génération s’appliquer à quelque matière « seconde » ou sujet est un contresens. C’est pourtant ce que semblaient présupposer la théorie scotiste et parfois même quelques thomistes, qui admettaient que la nouvelle substance advienne sur base d’une matière préparée, quantifiée, peut-être même celle de l’être qui se corrompt, pour laisser être la nouvelle forme. Nous avons pourtant vu que cette quantité ne devait point être considérée comme préexigée. Elle n’advient comme telle qu’avec la nouvelle forme, et la matière se voit totalement réassumée par cette forme. Elle est bien en ce sens « première », en vertu de l’ordre de causalité nouveau et supérieur qui lui advient, à savoir l’advenue d’un être nouveau, et non un changement accidentel seulement. Il en résulte également que les dispositions de la matière ne sont que les instruments en vertu desquels cette matière est accordée à cette forme, et qu’ils endossent ainsi un statut non de cause, mais de simple condition689. Il faut en revenir 687

Cfr Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 1, pp. 57b-58a. Cfr Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 1, p. 58a : « Omitto, quod ista conversio, quam ponunt isti auctores totius entitatis, quae corrumpitur, in totam, quae generatur, est idem quod conversio transubstantialis, sicut in Eucharistia tota substantia panis convertitur in corpus Christi, sicque ista conversio non esset ita admirabilis, cum in qualibet generations similis ab istis auctoribus ponatur ». 689 « Ad instantiam de dispositionibus respondetur, quod dispositiones non sunt ipsa prima principia substantialia, sed media seu instrumenta, quibus determinatur et applicatur materia ad istam formam. Ista autem determinatio materiae non se habet ut principium nec ut aliquid substantiale, sed ut applicatio et determinatio principii, sicut in efficientibus applicatio non est causa, sed conditio » (Ibidem, Ia Pars, q. 2, a. 3, p. 53a). « [...] vinum 688

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à l’élémentaire de la doctrine aristotélicienne : les dispositions ne peuvent avoir le statut de principe sur le plan proprement substantiel, car elles ne se comportent que comme des accidents envers la forme et comme des intermédiaires qui habilitent la matière à l’advenue de la forme690. Reconnaître une pluralité des formes substantielles ne semble donc pas permettre de prédication essentielle au sens de Thomas, mais seulement accidentelle691. Une telle pluralité empêche de reconnaître l’unité originale que constitue tout étant selon sa forme propre. L’unicité de la forme non potest fieri immediate ex vite, sed ex illa prodit gemma, inde uva, quae cum matura sit, confluit in vinum. Et idem videre est in generationibus animalium, quae non possunt fieri immediate ex qualibet materia, sed ex semine vel alio simili per varias transmutationes. Ceterum totum hoc non constituit principia prima rerum naturalium, quae debent esse simplicia et communia omnibus. Haec autem non sunt omnibus communia, sed solum illis formis, quae alias priores praesupponunt in materia, ut habilitetur ad illas. Materia autem sub tali forma habilitata non est simplex principium, sed compositum quoddam constans ex forma et materia. In praesenti autem solum loquimur de principiis simplicibus et simpliciter primis. Et praetera ipsa habilitatio materiae ad aliquam formam non dicit rationem principii, sed applicationis, ut diximus, ratione cuius potius ipsa privatio est principium quam habilitatio, quia privatio se habet ut extremum ipsius mutationis per modum termini a quo, non per modum applicationis ad mutationem » (Ibidem, Ia Pars, q. 2, a. 3, p. 53a-b). La thèse ne nous paraît pas contredire celle de Godefroid de Fontaines, à laquelle nous avons fait référence plus haut. Certes, ce dernier admet que les parents naturels exercent une activité de préparation de la matière, afin que cette dernière soit apte à recevoir la nouvelle forme, mais il admet également que l’advenue du composé nouveau est entièrement originale, en ce sens où les accidents portés précédemment sont totalement remplacés par les accidents, certes similaires, du nouveau composé dont Dieu est la cause. Aussi l’engendrement du nouveau composé pénètre-t-il bien jusqu’à la matière première de l’engendrement substantiel (cfr, entre autres, GODEFROID DE FONTAINES, Quodlibet II, q. 7, pp. 126-132). 690 Et Jean de Saint-Thomas de réintroduire ici à titre de contre-exemple, certes un peu étonnant puisqu’il ne s’agit pas d’une action naturelle, le cas de l’eucharistie. Si comme le note Jean de Saint-Thomas, dans le cas miraculeux de l’eucharistie, une nouvelle substance advient tout en conservant la quantité des espèces de la substance précédente et semble ainsi conserver intact le cours de la nature, c’est pourtant le tout de la substance du pain et du vin qui est changé, et leur matière se voit totalement remplacée. Le commentateur montre bien ainsi comment, dans le cas de l’eucharisite, les accidents naturels n’ont pas titre de principe mais bien la substance qui use en quelque sorte de ces derniers et de leur mode de phénoménalisation. « Quantitas enim, quae in Eucharistia separatur a subiecto, gerit in omnibus vices ipsius materiae et subiecti corrumpendi. Unde eodem modo praecedunt dispositiones et privatio formae generandae, sicut si ibi adesset substantia panis. Et sic nullo modo interrumpitur cursus et ordo naturae in generatione rei servandus. In ipso autem instanti generationis, in quo subrogatur materia, non ut dispositionibus ipsis disponatur, sed ut ipsum totum componat in facto esse, cum ex vi prioris miraculi ibi ponatur, consequenter apponitur ut determinata et disposita, non quidem dispositionibus in se receptis, sed in quantitate immediate antecedente, quae gessit vicem subiecti, cui continuatur et succedit cum eadem determinatione materiae, quae de novo ponitur ; praesertim in sententia probabili, quod ipsamet quantitas ex vi prioris miraculi convertitur in materiam et consequenter in materiam dispositam et determinatam » (JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia Pars, q. 2, a. 3, pp. 54b-55a). 691 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 76, a. 3, c.

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substantielle paraît impliquer cependant une parfaite homogénéité des parties élémentaires. Nous avons vu comment la nutrition par exemple, ne semblait laisser pour Thomas aucun reste matériel extérieur à l’assimilation essentielle. L’Aquinate s’oppose en effet aux conceptions qui voient l’humide nutrimental rester étranger à l’humidité radicale, distinguant ainsi en quelque sorte deux matières étrangères l’une à l’autre au sein du corps. On pourrait se demander si l’on ne confond pas, en posant le problème de cette manière, les ordres de causalité. Humidité radicale et nutrimentale ne sont-elles pas essentiellement d’ordre physique ? L’Aquinate suppose-t-il dès lors leur unification sur le plan physique même, à la manière en quelque sorte du mélange de l’eau et du vin ou, avec un regard contemporain, d’une possible composition chimique nouvelle, ou ne fait-il qu’affirmer l’ordonnancement des parties de matière à la perspective de l’essence du tout, à l’aune de la forme substantielle unique qui fait la synthèse de l’étant ? On se gardera bien d’affirmer que le vocabulaire thomasien ne prête pas le flanc à ambiguïté. Mais il reste que la forme substantielle doit être tenue pour un principe d’unité spirituel, formel, et non matériel ; qu’elle n’entre donc pas en concurrence avec la multiplicité élémentale, ou des parties, mais compose seulement avec une matière prime, c’est-à-dire une puissance d’être unifiée, qui ne peut à cet égard être considérée en ses puissances qu’à partir du principe unificateur et directeur de la forme substantielle. A l’égard de leur forme donc, la matière ou les parties du corps sont strictement unifiées en leurs principes et qualités. Et si l’on voulait souligner la persistance de formes élémentaires, ou simplement l’actualité légitime des différentes parties du corps pour elles-mêmes, sans doute pourrait-on conserver là différents principes physiques d’arrangement et peut-être une première synthèse au sens chimique ou corpusculaire, mais l’on ne pourrait parler d’une unité synthétique au sens métaphysique, propre à conférer son esse propre ou spécifique à la substance même. Une confusion des ordres qui se passerait d’une véritable notion de matière première conçue comme pure puissance, posséderait d’importantes implications sur le plan métaphysique, et plus précisément à propos des liens qu’entretiennent « essence » et « existence ». La doctrine thomiste, selon Jean de Saint-Thomas, repose sur une distinction entre la chose qui existe et son existence même. Ainsi la matière peut-elle être comprise comme cette « entité » à laquelle n’advient d’existence que par quelque chose d’autre, à savoir la forme692. Jean de Saint-Thomas lie de manière 692 JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia Pars, q. 3, a. 1, p. 58a : « [...] in doctrina D. Thomae constet existentiam distingui a re,

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suggestive l’attribution de quelque acte entitatif et hors de ses causes à la matière, fût-il incomplet et imparfait, et la négation de toute distinction réelle entre essence et existence. Tout acte entitatif en effet, doit bien appartenir à un genre, et posséder par là en quelque façon un esse. Or toute doctrine attribuant à la matière un être substantiel, fût-il dit « partiel », ne laisse aucune place à quelque puissance pure à l’esse même, et fait de ce qui appartient à la substance au genre de l’essence, immédiatement une existence. La matière cependant, qui tient son être de la forme, ne peut être dite dépendre de celle-ci comme de sa cause efficiente, mais seulement comme de sa cause formelle. Ceci trahit le fait que la matière n’appartient point aux principes directeurs de la création ; elle leur est postérieure et est propre aux raisons de la nature de la substance : « At vero materia dependet a forma non per modum causae efficientis, sed formalis, cuius proprium munus est dare esse rei specificando et determinando illud. Unde remota omni forma caret materia omni principio determinante et specificante eius esse, et sic solum manebit existentia potentialis et indeterminata, quae non potest habere effectum formalem existendi actu et determinate extra causas »693.

La fonction de la cause formelle est bien de donner à la chose son être spécifique et déterminant. Quant à l’existence, on ne peut dire en aucun cas que la matière la possède de soi. Car en effet, l’existence pose quelque chose hors de toutes ses causes. Or la matière, si elle est créée de quelque façon, est certes hors de sa cause efficiente, mais non de sa cause formelle, sans laquelle elle ne possède aucune actualité ; aussi dit-on qu’elle tend à l’existence694. La matière est à proprement parler con-créée, et non créée. « Et sic materia per creationem accipit existentiam, non ut praecise exit a causa efficiente, sed in quantum per creationem et causam efficientem ponitur sub actuatione formae et causatur etiam a forma. Et ut uno verbo dicam, materia per creationem non tam recipit esse quam subesse, sicut etiam quando Deus creat aliquam substantiam, secundario etiam attingit accidentia tali substantiae annexa, et tamen non dicuntur creari, quasi seorsum accipiant esse, sed accipiunt illud dependenter a subiecto, et ita si subiectum tollatur, et Deus non suppleat eius concursum separando accidentia, necessario desinunt non obstante prima attingentia creationis. Et similiter si materia semel creatur sub forma, si illa forma desinit esse et altera non succederet, destrueretur materia, quia non fuit creata simpliciter et absolute, ut esset, sed quae existit [...]. Et ita non repugnat alicui entitati, v. g. materiae, advenire existentiam per aliquid distinctum, scilicet per formam [...] ». 693 Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 3, pp. 72b-73a. 694 Cfr Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 3, p. 74b.

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ut subesset formae et per ipsam esset, nec tamen potest Deus sine forma illam separatim ponere sicut formam sine subiecto, propter rationem dictam in solutione ad primum. Et sic materia proprie nec habet esse eductum nec creatum, sed communicatum per formam eductam aut concreatam »695.

L’être de la matière lui est communiqué de sa forme. « Materia secundum se est in potentia ad actum formalem et ad actum entitativum, ita quod non habet immediatum ordinem ad existentiam, sed mediante forma, cuius est prius susceptiva quam existentiae »696. Aussi, strictement parlant, lorsque la forme tombe, la matière propre de cette forme tombe également. L’être de la matière découle de celui de la forme comme l’être de l’accident découle de celui de la substance ou mieux encore, comme l’être des parties dépend de celui du tout. « [...] creatio toti composito seu supposito dat esse absolute, partes autem compositi non absolute ponit in esse unicuique attribuendo esse partiale, sed unam subicit alteri et sub alterius esse vel sub totius esse coordinat, et sic dat illis esse eo modo, quo partibus potest convenire, scilicet ut subordinatur toti et dependenter ab illo, non proprium esse cuique tribuendo. Idem est autem, quod una existentia, v. g. materiae in aliorum sententia, dependeat ab altera, ut reddat rem existentem, et quod entitas ipsa non habeat existentiam propriam, sed ab alterius existentia sibi communicata dependeat »697.

La matière première cependant, en tant que substrat commun du changement, n’est-elle pas réputée incorruptible ? Il est certain en effet que si tout engendrement ou corruption suppose une matière préalable, la matière première ne peut être sujette à ces derniers. Aussi peut-elle être dite incorruptible, mais negative seulement, non positive, comme si elle possédait d’elle-même quelque être incorruptible. Elle n’est incorruptible que selon sa raison propre de pure puissance, ou comme nous l’avons vu, abstraction faite de toute forme. Si la matière peut paraître se corrompre en un certain sens, à savoir lorsque la privation qu’elle supporte cesse, à proprement parler, précise Jean de Saint-Thomas, la matière ne se corrompt point ni n’est engendrée en fonction de la succession des êtres qu’elle admet, car, explique le commentateur, elle acquiert cette succession d’êtres en tant que sujet et non comme terme. Or, on ne dénomme génération et corruption que les termes a quo et ad quem il y a un engendré ou un corrompu, et non leur sujet, qui demeure identique sous une telle diversité d’êtres successifs698. Seuls les contraires en 695 696 697 698

Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 3, pp. 74b-75a. Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 2, p. 60a. Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 3, p. 75a-b. Cfr Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 4, p. 80a-b.

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d’autres termes, forme et privation, sont engendrés ou corrompus. Aussi Jean de Saint-Thomas complète-t-il en soulignant que la matière ne peut être dite engendrée ou corrompue per se, mais seulement per accidens, en fonction de l’engendrement ou de la corruption de la substance699. La matière, puisqu’elle ne participe à la causation de son esse qu’en tant seulement qu’elle le reçoit, doit plutôt être dite à cet égard « causée » que « cause »700. Bien sûr, cette doctrine implique que la matière se rapporte à la forme et à l’existence selon l’ordre de l’essence701, et « l’existence » se voit ainsi reléguée à un ordre de « réalité » ultérieur, voire un « mode » de l’essence ou de la substance complète702. L’existence suit pour Jean de Saint-Thomas la production de la chose parfaite et complète. Elle est le terme de l’action703. Toute la démonstration que Jean de Saint-Thomas oppose aux scotistes et aux descendants pluralistes des platoniciens, part de la raison suivante : le principe matériel ne peut précéder en acte ce qui lui donne l’acte, à savoir la forme, au risque de tomber dans la pure et simple contradiction. Or, ce simple argument implique l’usage d’une abstraction qui met inévitablement en avant la préséance de la considération des essences sur leur existence de fait. D’autre part néanmoins, Jean de Saint-Thomas n’hésite pas, suivant fidèlement la doctrine de l’Aquinate, à qualifier la matière de « quaedam participatio Dei »704, dans la mesure où, en effet, elle possède une capacité à l’esse qui l’éloigne radicalement du néant et lui confère une idée dans l’esprit divin, non cependant hors de l’idée du composé. Aussi doit-elle être qualifiée de bonne, non formaliter et in actu, mais en vertu de sa capacité et de son ordination au bien705. Elle participe en d’autres termes déjà de l’être, mais virtualiter seulement. Contre scotistes ou suaréziens, il faut comprendre que la matière n’est en puissance qu’en tant que puissance subjective, réceptrice de l’être, et non comme une puissance objective pour l’agent. En d’autres termes, elle n’est ni un pur possible à l’intérieur de sa cause (in statu possibilitatis 699

Cfr Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 3, p. 75b. Cfr Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 3, p. 76 a. 701 Cfr Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 3, p. 68b. 702 « [...] admisso, non concesso, quod existentia solum sit modus, non realitas distincta ab essentia, hoc enim est probabile, et forte probabilius » (Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 3, p. 74a). 703 « [...] existentia sequitur productionem rei perfectam et completam, cum sit terminus ultimus actionis » (Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 3, p. 74b). 704 Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 3, p. 68a. 705 « Quod vero materia dicitur esse bona, respondetur, quod non dicitur bona formaliter et in actu, sed secundum capacitatem et ordinationem ad bonum » (Cfr Idem). 700

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intra causas) c’est-à-dire une idée de soi légitime en l’esprit divin, ni une réalité entitative hors de ses causes, mais est subordonnée comme son réceptacle, à l’advenue de la forme qui lui communique tout son être706.

I.4.7. La résurrection et le lien « naturel » de l’âme et du corps Comment cependant encore caractériser le lien même qui unit l’âme et le corps en l’être humain, ou la forme substantielle et sa matière ?707 Telle est la question qui nous semble véritablement persister. On nous objectera certainement que la théorie thomiste n’admet point de médiation ou de lien en acte, c’est-à-dire quelque entité opérant l’unification de la forme substantielle avec sa matière, celle-ci n’étant elle-même rien en acte vis-à-vis de celle-là. Matière et forme substantielle connaissent en effet, selon la doctrine de l’unicité, une union immédiate. C’est dire qu’à la séparation de l’âme, la matière est réduite de soi à la primauté à l’égard de toute autre forme substantielle. Comme nous l’avons constaté lors du délicat problème de la persistance de la vérité de la nature humaine au cours du déroulement de la vie, qui implique nutrition, c’est bien la forme surtout qui donne son identité à la substance, plus que la matière, sujette à constantes fluctuations et qui, dans son unité première, présente un véritable terreau de perméabilité ou d’échange entre substances. Aussi le problème critique ultime que pouvait poser une telle conception de la matière était-il finalement, plus peut-être que celui de la mutation substantielle elle-même, celui de la résurrection des corps, qui demandait d’envisager à la fois séparation et possible réunification de cette forme avec cette matière déterminée. L’union substantielle de l’âme humaine avec son corps étant absolument naturelle à son essence spécifique, la matière, censée retournée à son absolue primauté, peut-elle demeurer strictement liée à une âme séparée individuelle, jusqu’à lui revenir et adopter à nouveau des dimensions déterminées, puisque selon l’Ecriture, c’est bien avec le même corps que l’âme doit atteindre son état dernier ? Or Thomas s’est expliqué de manière précise à plusieurs reprises sur ce sujet, faisant 706

Cfr Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 2, pp. 64a-67b. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 76, a. 1, ad 6 : « [...] secundum se convenit animae corpori uniri, sicut secundum se convenit corpori levi esse sursum. Et sicut corpus leve manet quidem leve cum a loco proprio fuerit separatum, cum aptitudine tamen et inclinatione ad proprium locum ; ita anime humana manet in suo esse cum fuerit a corpore separata, habens aptitudinem et inclinationem naturalem ad corporis unionem ». 707

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valoir ce qui constitue aux yeux des thomistes le caractère proprement irréductible et foncièrement original de sa doctrine. D’une part, il existe entre l’âme et le corps un lien (habitudo) qui n’est pas seulement déterminant pour le corps, mais qui participe véritablement à la définition de l’âme elle-même : « [...] licet corpus non sit de essentia animae, tamen anima secundum suam essentiam habet habitudinem ad corpus, in quantum hoc est ei essentiale quod sit corporis forma ; et ideo in definitione animae ponitur corpus. Sicut igitur de ratione animae est quod sit forma corporis, ita de ratione huius animae, in quantum est haec anima, est quod habeat habitudinem ad hoc corpus »708.

D’autre part, la persistance de l’âme comme de la matière qui lui est liée n’est possible qu’à la condition expresse de conserver une distinction stricte entre, d’un côté, la génération et la corruption, de l’autre l’altération, par le maintien d’une notion de matière absolument première, à savoir une pure puissance – corrélat d’une forme substantielle unique au sens fort – qui perdure au soubassement de toutes les transformations de la nature. Mais si l’incorruptibilité de la matière première semble offrir une possibilité pour l’âme séparée de retrouver un corps, comment lui garantir encore qu’elle retrouvera à la fin des temps le même corps ? Il faut souligner tout d’abord la pleine rationalité que l’Aquinate attribue à l’immortalité de l’âme humaine. Cette dernière se prouve chez Thomas, d’abord parce que la théorie de l’unicité de la forme substantielle permet de penser que le corps et ses puissances ne sont que matière à l’égard de l’âme, que cette dernière exerce donc de soi son empire sur l’ensemble de ses puissances, ensuite et surtout parce que l’âme intellective est une forme à laquelle est d’elle-même conféré un acte d’être propre, dont elle fait participer la matière et qui ne provient donc pas de cette dernière709. Recevant directement son être de Dieu, l’âme intellective est certes puissance par rapport à l’acte créateur divin. C’est cependant elle qui donne son être au composé. Aussi ne peut-elle être dite corrompue par sa séparation du corps. Seul le caractère spécifiquement humain, à cet égard, se corrompt, non l’âme elle-même710. La résurrection des corps peut à cet égard se démontrer selon des raisons corrélatives et, semble-t-il, tout aussi naturelles : « Manifestum est etiam ex his quae in secundo dicta sunt, quod anima corpori naturaliter unitur : est enim secundum suam essentiam corporis forma. 708 709 710

THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 9, ad 4. Cfr GILSON, E., « Cajetan et l’humanisme théologique », pp. 116-117. Cfr GILSON, E., « Cajetan et l’existence », pp. 280-281.

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Est igitur contra naturam animae absque corpore esse. Nihil autem quod est contra naturam, potest esse perpetuum. Non igitur perpetuo erit anima absque corpore. Cum igitur perpetuo maneat, oportet eam corpori iterato coniungi : quod est resurgere. Immortalitas igitur animarum exigere videtur resurrectionem corporum futuram »711. « Ostensum est supra, in tertio, naturale hominis desiderium ad felicitatem tendere. Felicitas autem ultima est felicis perfectio. Cuicumque igitur deest aliquid ad perfectionem, nondum habet felicitatem perfectam, quia nondum eius desiderium totaliter quietatur : omne enim imperfectum perfectionem consequi naturaliter cupit. Anima autem a corpore separata est aliquo modo imperfecta, sicut omnis pars extra suum totum existens : anima enim naturaliter est pars humanae naturae. Non igitur potest homo ultimam felicitatem consequi nisi anima iterato corpori coniungatur : praesertim cum ostensum sit quod in hac vita homo non potest ad felicitatem ultimam pervenire »712.

Il reste cependant que le corps ne peut pas, de lui-même, prétendre à l’incorruptibilité. Privé de tout principe actif eu égard à l’engendrement substantiel, c’est-à-dire réduit à l’état de matière première, c’est Dieu qui oeuvre à sa réunification avec l’âme. Plus précisément, en l’état originel, Dieu avait doté l’âme d’un tel pouvoir sur le corps que ce dernier demeurait, répondant aux finalités de celle-ci, incorruptible. Le péché, qui affaiblit l’ascendance de l’âme sur le corps, changea la donne : « Deus, […], in institutione humanae naturae, aliquid corpori humano attribuit supra id quod ei ex naturalibus principiis debebatur : scilicet incorruptibilitatem quandam, per quam convenienter suae formae coaptaretur, ut sicut animae vita perpetua est, ita corpus per animam posset perpetuo vivere. Et talis quidem incorruptibilitas, etsi non esset naturalis quantum ad activum principium, erat tamen quodammodo naturalis ex ordine ad finem, ut scilicet materia proportionaretur suae naturali formae, quae est finis materiae. Anima igitur, praeter ordinem suae naturae, a Deo aversa, subtracta est dispositio quae eius corpori divinitus indita erat, ut sibi proportionaliter responderet, et secuta est mors. Est igitur mors quasi per accidens superveniens homini per peccatum, considerata institutione humanae naturae »713.

C’est donc en raison de son ordonnancement à l’âme que le corps est incorruptible. La matière, dépourvue de principe actif, ne peut d’ellemême restaurer ce qui a été corrompu. En outre, il semble que l’âme ne possède plus, en l’état actuel de la nature humaine, la force suffisante afin de soumettre ses puissances matérielles. Aussi la puissance divine intervient-elle. Il faut donc préciser que la résurrection est « naturelle quant à 711 712 713

THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 79. Idem. Ibidem, IV, 81.

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sa fin », mais non quant à son principe actif, qui n’est autre que la puissance divine714. L’emprise ainsi renouvelée de l’âme sur la matière interdit désormais tout échange de cette dernière comme toute corruption. La matière étant parfaitement actualisée par son âme, elle ne peut plus être sujette à la contradiction des formes. Sa forme propre ne peut plus lui être retirée ; aucune autre ne peut être introduite. La puissance qui réside au sein de la matière première envers toutes les formes, est « liée » dans le corps humain « par la puissance de son âme »715. Thomas pose en outre que le corps ressuscité est identique, selon la nature, au corps de notre vie présente, ce qui le rend incorruptible n’étant rien d’autre que la gloire qui découle de son âme716. Selon l’expression 714 « Resurrectio enim quantum ad finem naturalis est, inquantum naturale est animae esse corpori unitam : sed principium eius activum non est naturale, sed sola virtute divina causatur » (THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 81) ; « Secundum hoc igitur ad primum dicendum quod virtus naturae deficiens est a virtute divina, sicut virtus instrumenti a virtute principalis agentis. Quamvis igitur operatione naturae hoc fieri non possit, ut corpus corruptum reparetur ad vitam, tamen virtute divina id fieri potest. Nam quod natura hoc facere non possit, ideo est quia natura semper per formam aliquam operatur. Quod autem habet formam, iam est. Cum vero corruptum est, formam amisit, quae poterat esse actionis principium. Unde operatione naturae, quod corruptum est idem numero reparari non potest. Sed divina virtus, quae res produxit in esse, sic per naturam operatur quod absque ea effectum naturae producere potest, ut superius est ostensum. Unde, cum virtus divina maneat eadem etiam rebus corruptis, potest corrupta in integrum reparare » (Ibidem). Cfr JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia Pars, q. 6, a. 3, pp. 112b-113b : l’union de la substance en général ne dépend pas de quelque mode surajouté, mais consiste dans l’union même des principes (puisque la forme par elle-même communique, et la matière par elle-même est réceptrice). Elle ne s’explique donc pas tant par quelque mode formel que par la cause agente de l’union. 715 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 89 : « Corpus autem humanum post resurrectionem non erit transmutabile de forma in formam, neque in bonis neque in malis : quia in utrisque totaliter perficietur ab anima quantum ad esse naturae, ita ut iam non sit possibile hanc formam a tali corpore removeri, neque aliam introduci, divina virtute corpus animae totaliter subiiciente. Unde et potentia quae est in prima materia ad omnem formam, in corpore humano remanebit quodammodo ligata per virtutem animae, ne possit in actum alterius formae reduci. Sed quia damnatorum corpora quantum ad aliquas conditiones non erunt animae totaliter subiecta, affligentur secundum sensum a contrarietate sensibilium. Affligentur enim ab igne corporeo, inquantum qualitas ignis propter sui excellentiam contrariatur aequalitati complexionis et harmoniae quae est sensui connaturalis, licet eam solvere non possit. Non tamen talis afflictio animam a corpore poterit separare : cum corpus semper sub eadem forma necesse sit remanere ». 716 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, IIIa, q. 54, a. 2, ad 2 : « Corpus autem Christi vere post resurrectionem fuit ex elementis compositum, habens in se tangibiles qualitates, secundum quod requirit natura corporis humani, et ideo naturaliter erat palpabile. Et si nihil aliud habuisset supra corporis humani naturam, fuisset etiam corruptibile. Habuit autem aliquid aliud quod ipsum incorruptibile reddidit, non quidem naturam caelestis corporis, ut quidam dicunt, de quo infra magis inquiretur; sed gloriam redundantem ab anima beata; quia, ut Augustinus dicit, ad Dioscorum, tam potenti natura Deus fecit animam ut ex eius plenissima beatitudine redundet in corpus plenitudo sanitatis, idest

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qu’il utilise en IIIa, q. 57, a. 3, c., c’est en vertu seulement de l’« obedientia corporis gloriosi ad animam beatam », cette dernière étant elle-même, selon Augustin, participatione Dei, et capable désormais de mouvoir le corps où elle le veut sans que lui soit opposée quelque résistance717 – jusqu’aux régions célestes dont le mouvement ne connaît lui-même pas la contradiction –, que le corps est mené à l’incorruptibilité718. Le composé humain retrouve en quelque sorte un état similaire à l’état qui était le sien avant la chute d’Adam, alors que la composition de sa nature était maintenue en un strict empire de l’âme intellective par l’action surnaturelle de Dieu. Cette supériorité de l’âme sur le corps, qui appartient pourtant de soi aux possibilités de notre nature, n’est maintenue que par l’action divine, qui empêche l’ordre de notre composition hylémorphique en quelque sorte de se renverser. Ce n’est donc point en raison de sa seule nature que le corps devient incorruptible ou que l’on assiste à son ascension dans le cas de l’épisode christique, mais bien en raison de la vertu divine également présente dans le Christ. La cause efficiente de la résurrection est la puissance divine. Sa cause formelle, sans doute, ne peut être que l’âme elle-même, qui est proprement ce qui détermine les conditions en vertu desquelles telle matière lui sera rendue plutôt que telle autre. Quelles sont ces conditions cependant, qui permettront à une matière réputée devenue à nouveau première, et par là indifférente à la forme qu’elle peut recevoir, de se trouver pourtant incorruptionis vigor. Et ideo, sicut dicit Gregorius, ibidem, ostenditur corpus Christi post resurrectionem fuisse eiusdem naturae, sed alterius gloriae » ; « […] quidquid ad naturam corporis humani pertinet, totum fuit in corpore Christi resurgentis. Manifestum est autem quod ad naturam corporis humani pertinent carnes et ossa et sanguis, et alia huiusmodi. Et ideo omnia ista in corpore Christi resurgentis fuerunt. Et etiam integraliter, absque omni diminutione, alioquin non fuisset perfecta resurrectio, si non fuisset redintegratum quidquid per mortem ceciderat. Unde et dominus fidelibus suis promittit dicens, Matth. X, vestri autem et capilli capitis omnes numerati sunt. Et Luc. XXI dicitur, capillus de capite vestro non peribit. Dicere autem quod corpus Christi carnem et ossa non habuerit, et alias huiusmodi partes humano corpori naturales, pertinet ad errorem Eutychii, Constantinopolitanae urbis episcopi, qui dicebat quod corpus nostrum in illa resurrectionis gloria erit impalpabile, et ventis aereque subtilius; et quod dominus, post confirmata corda discipulorum palpantium, omne illud quod in eo palpari potuit, in subtilitatem aliquam redegit » (Ibidem, IIIa, q. 54, a. 3, c.). 717 Cfr AUGUSTIN D’HIPPONE, De Civitate Dei, XXII, 30, 1, pp. 706-709. 718 Cfr par exemple AUGUSTIN D’HIPPONE, Epistola CXVIII, col. 439. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 85-86 : Le corps, par sa soumission totale à l’esprit, acquerra de lui l’incorruptibilité, mais participera également d’une lumière de gloire, dont il sera revêtu, jusqu’à posséder des propriétés autrefois réservées aux corps célestes. « […] sicut anima hominis elevabitur ad gloriam spirituum caelestium ut Deum per essentiam videat, sicut in tertio est ostensum; ita eius corpus sublimabitur ad proprietates caelestium corporum, inquantum erit clarum, impassibile, absque difficultate et labore mobile, et perfectissime sua forma perfectum » (Ibidem, IV, 86).

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réunifiée à la forme substantielle précise qui l’a quittée ? De nature, un ordre céleste, une harmonie et une proportion parfaite, conféraient au corps une complexion qui le rendait apte à recevoir l’âme qui l’informait. La nutrition apportait les renouvellements de matière et de chaleur propices à la conservation de cette complexion. Mais une fois l’harmonie de cette vie naturelle perdue, la disposition proportionnée de matière qui la rendra capable de retrouver son âme ne pourra répondre qu’à la soumission inconditionnelle du corps à la forme substantielle, procurée par intervention divine. Le paradigme de la résurrection est bien entendu offert par le cas du Christ, qui en dépit d’indéniables différences avec le commun des mortels, principalement dues à son hypostase propre (le Verbe), n’en demeure pas moins pleinement homme. Or selon Thomas, « Corpus autem Christi per mortem cecidit, inquantum scilicet fuit ab eo anima separata, quae erat eius formalis perfectio. Unde oportuit, ad hoc quod esset vera Christi resurrectio, ut idem corpus Christi iterato eidem animae uniretur. Et quia veritas naturae corporis est ex forma, consequens est quod corpus Christi post resurrectionem et verum corpus fuerit, et eiusdem naturae cuius fuerat prius »719.

Sur ce point par exemple, pris dans sa généralité, le Christ ne diffère pas d’un autre homme, appelé également à la résurrection de son corps au jour du jugement dernier. Or l’Aquinate rappelle ici que la réalité de la nature du corps vient de sa forme. Dès lors, certes l’information future de cette matière lui conférera à nouveau le statut d’un véritable corps humain, mais il s’ensuit que le corps d’un homme véritablement mort, n’est plus le corps d’un homme mort, sinon seulement de manière équivoque, mais une simple matière première eu égard à toute nouvelle forme substantielle. Cette thèse posait quantité de problèmes, au sujet du devenir ultérieur de cette matière par exemple. Celle-ci pouvait être ingérée comme nutriment par un autre animal. Mais en vertu de la thèse thomiste de l’unicité, cette matière provenant de l’aliment peut à peine être distinguée (ou de manière virtuelle seulement) de l’humide radical. Elle s’y mélange. Cette part de matière se relèvera-t-elle donc, et sous la forme de quel individu ? Thomas ne soutient-il pas que chaque partie essentielle du corps, jusqu’aux os, cheveux, ongles, se relèvera ?720 Et en dépit du caractère exceptionnel de son cas, le sang versé du Christ, séparé alors de sa matière corporelle déterminée, doit, « en tant qu’il appartient à la vérité de sa nature humaine », également ressusciter721. L’exemple 719 720 721

THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, IIIa, q. 54, a. 1, c. Cfr Ibidem, IIIa, q. 54, a. 3, c. ; selon Mt 10, Lc 21. Cfr Ibidem, IIIa, q. 54, a. 3, ad 3.

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a le mérite de montrer que la chair ressuscitée correspond plus à une part intégrante de la vérité de la personne humaine qu’à ce qui reste du cadavre visible. Ce qui se relève est essentiellement la quantité de matière due à la forme substantielle selon la nature de la substance. Au problème du cadavre et de l’appartenance éventuelle, à une seconde espèce, d’éléments essentiels à une première, comme lorsque le cadavre se mue en terre ou en feu, ou encore lors de l’ingestion de nutriments animaux, il faut répondre qu’il suffit à l’unité de la constitution du tout de la substance corruptible et à sa résurrection, que la matière soit identique formaliter, c’est-à-dire selon une même habitudine et ordine partis, sous une figure et disposition identique, et non foncièrement materialiter, c’est-àdire selon sa constitution entitative, pour user des termes de Jean de SaintThomas722. Nous avons vu comment Thomas usait de l’analogie des bûches qui alimentent un feu numériquement identique pour caractériser la nutrition humaine, qui toujours restaure la matière consumée par la chaleur naturelle723 : « Sic etiam est in humano corpore. Nam forma et species singularium partium eius continue manet per totam vitam : sed materia partium et resolvitur per actionem caloris naturalis, et de novo adgeneratur per alimentum. Non est igitur alius numero homo secundum diversas aetates, quamvis non quicquid materialiter est in homine secundum unum statum sit in eo secundum alium. Sic igitur non requiritur ad hoc quod resurgat homo numero idem, quod quicquid fuit materialiter in eo secundum totum tempus vitae suae resumatur : sed tantum ex eo quantum sufficit ad complementum debitae quantitatis ; et praecipue illud resumendum videtur quod perfectius fuit sub forma et specie humanitatis consistens. Si quid vero defuit ad complementum debitae quantitatis, vel quia aliquis praeventus est morte antequam natura ipsum ad perfectam quantitatem deduceret, vel quia forte aliquis mutilatus est membro ; aliunde hoc divina supplebit potentia. Nec tamen hoc impediet resurgentis corporis unitatem: quia etiam opere naturae super id quod puer habet, aliquid additur aliunde, ut ad perfectam perveniat quantitatem, nec talis additio facit alium numero ; idem enim numero est homo et puer et adultus »724. 722 Cfr JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia Pars, q. 6, a. 1, p. 104a. 723 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 81 ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 119, a. 1, ad 5 ; THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 2, a. 1, c. 724 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 81. Thomas précise, concernant le cas d’ingestion de nutriments humains : « Ex quo etiam patet quod nec resurrectionis fidem impedire potest etiam si aliqui carnibus humanis vescantur, ut quinto obiiciebatur. Non enim est necessarium, ut ostensum est, quod quicquid fuit in homine materialiter, resurgat in eo: et iterum, si aliquid deest, suppleri potest per potentiam Dei. Caro igitur comesta resurget in eo in quo primo fuit anima rationali perfecta. In secundo vero, si non solis carnibus humanis est pastus sed et aliis cibis, resurgere poterit in eo tantum de alio quod ei materialiter advenit, quod erit necessarium ad debitam quantitatem corporis restaurandam.

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Doit-on dès lors comprendre que la matière relevée ne correspond à aucune portion de matière déterminée et comme entitative en quelque façon, mais ne se définit au final que par sa quantité, déterminée en amont par la forme substantielle ? Ou pour user d’une image encore inadéquate, parce que trop physique, mais bientôt employée par les dominicains oxoniens et préparée par la thèse égidienne des quantités, la matière première de toute émergence dans l’univers ne serait-elle qu’une masse absolument uniforme et universellement partagée, dont les seules quantités permettraient la partition, la disposition, possibilisant ensuite une mise en forme au sens propre ? Ce serait là, tel Gilles de Rome et plus tard Suarez, distinguer extension matérielle et quantitative, ou la substance matérielle en propre et sa quantité, bref désolidariser à terme substance et extension quantitative et mener directement à la problématique moderne. Mais selon Thomas, s’il existe bien une corporéité au fondement de la matière déterminée par des dimensions, elle n’est autre que la forme substantielle elle-même, ou ce qui répond intrinsèquement à l’âme et donne le fondement de toute dimensionnalité, comme d’ailleurs des déterminations qualitatives ultérieures. L’être du corps n’est autre que l’âme elle-même725. On voit là comment Thomas conserve un fondement substantiel, et par là un substrat individuel à toute intervention de la quantité. L’individualité apparaît corrélative à la Si vero solis humanis carnibus sit pastus, resurget in eo quod a generantibus traxit: et quod defuerit, supplebitur omnipotentia creatoris. Quod et si parentes ex solis humanis carnibus pasti fuerint, ut sic et eorum semen, quod est superfluum alimenti, ex carnibus alienis generatum sit: resurget quidem semen in eo qui est natus ex semine, loco cuius ei cuius carnes comestae sunt, supplebitur aliunde. Hoc enim in resurrectione servabitur: quod si aliquid materialiter fuit in pluribus hominibus, resurget in eo ad cuius perfectionem magis pertinebat. Unde si fuit in uno ut radicale semen ex quo est generatus, in alio vero sicut superveniens nutrimentum, resurget in eo qui est generatus ex hoc sicut ex semine. Si vero in uno fuit ut pertinens ad perfectionem individui, in alio ut deputatum ad perfectionem speciei: resurget in eo ad quem pertinebat secundum perfectionem individui. Unde semen resurget in genito, et non in generante: et costa Adae resurget in Eva, non in Adam, in quo fuit sicut in naturae principio. Si autem secundum eundem perfectionis modum fuit in utroque, resurget in eo in quo primitus fuit » (Idem). 725 Sous l’angle de la résurrection des corps, cfr ce passage parfaitement clair : « Vel dicendum, quod aliorum generabilium et corruptibilium forma non est per se subsistens, ut post compositi corruptionem manere valeat, sicut est de anima rationali, quae esse, quod sibi in corpore acquiritur, etiam post corpus retinet, et in participationem illius esse corpus per resurrectionem adducitur, cum non sit aliud esse corporis et aliud animae in corpore; alias esset conjunctio animae et corporis accidentalis; et sic nulla interruptio facta est in esse substantiali hominis, ut non possit idem numero redire propter interruptionem essendi, sicut accidit in aliis rebus corruptis, quarum esse omnino interrumpitur, forma non remanente, materia autem sub alio esse remanente. Sed tamen nec etiam homo per generationem naturalem reiteratur idem numero: quia corpus generati hominis non fit ex tota materia generantis; unde est corpus diversum in numero, et per consequens anima, et totus homo » (THOMAS D’AQUIN, In IV Sent., d. 44, q. 1, a. 1, qla 2, ad 1).

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naissance même de la substantialité, avant même toute quantification accidentelle. L’individuation est substantielle et répond aux exigences les plus profondes de l’apparition de l’esse de la substance. Il faut reconnaître que la thèse « oxonienne »726 a indéniablement partie liée avec la doctrine des dimensions interminées, présente notamment dans le Commentaire des Sentences de Thomas ainsi que dans sa Somme contre les Gentils. Frère Réginald, au moment de parachever la Summa theologiae de son maître, la reprend encore comme mode propre de conservation d’une matière dont la forme substantielle s’est séparée727. La matière dont se sépare une forme substantielle ne conserverait de cette dernière qu’une quantité numérique lui correspondant728. Avec les termes de la Somme contre les Gentils : « Nullum enim principiorum essentialium hominis per mortem omnino cedit in nihilum : nam anima rationalis, quae est hominis forma, manet post mortem […] ; materia etiam manet, quae tali formae fuit subiecta, sub dimensionibus eisdem ex quibus habebat ut esset individualis materia. Ex coniunctione igitur eiusdem animae numero ad eandem materiam numero, homo reparabitur »729.

On pourra s’interroger sur la nature de ces dimensions. Dans cet ordre de finalité naturelle défini par Thomas, il est bien clair qu’elles dépendent essentiellement de la forme substantielle, c’est-à-dire de l’âme, à laquelle elles sont dues. La matière est au service de la forme et correspond à la nature profonde de la substance. Or cette dernière est telle que Dieu l’a conçue, voulue et créée. On ne peut négliger le primat quasi transcendantal ici de la substance telle que créée. C’est cette raison qui est première et donne l’horizon qui ordonne toute considération. La notion de quantité due, qui intervient partout dès qu’il est question des rapports unissant 726 Cfr au sujet du lien entre le concept de masse et la thèse égidienne des dimensiones indeterminatae, MAIER, A., « Das Problem der quantitas materiae in der Scholastik », pp. 26-52 ; DONATI, S., « Materie und räumliche Ausdehnung in einigen ungedruckten Physikkommentaren aus der Zeit von etwa 1250-1270 », pp. 36-38, 47-49. 727 Cfr notamment dans le supplementum compilé et rédigé par le Frère Réginald, les q. 79, a. 1, ad 3 ; q. 80, a. 5, ad 3. 728 Notons, à la suite d’A. Maier, qu’il convient dès lors de distinguer la compréhension des dimensions indéterminées développée par le jeune Gilles de Rome (des Theoremata de corpore Christi aux Metaphysicales quaestionaes) de la compréhension averroïste, reprise par Thomas, et combien elles relèvent toutes deux d’une problématique différente. Si la première pointe vers une compréhension de la matière unifiée, véritable réservoir duquel rien ne peut se perdre ni se créer et à partir duquel pourra être engendré et se transformer l’ensemble des formes corporelles, la compréhension averroïste désigne plutôt une quantité primaire attribuée à une « portion » de matière particulière, apte à recevoir telle forme et quantités déterminées. Cfr sur ce point MAIER, A., « Das Problem der quantitas materiae in der Scholastik », pp. 36-52. 729 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 81.

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l’âme à son corps, doit garder notre esprit conscient que selon Thomas, chaque être humain est avant tout celui qui fut conçu à titre d’idée singulière au sein de l’esprit divin, et que ce dernier conserve dans l’esse, ou à laquelle il confère continuellement l’esse. A la forme de toute substance singulière, correspond une quantité due à laquelle répondra l’ordonnancement essentiel de sa matière. Bref, il y a aussi un véritable réalisme des essences ou des substances singulières chez Thomas, la notion de substance ne se réduisant ni à l’essence universelle platonicienne, ni à la réalité prise dans les fluctuations de notre monde. Bien plutôt, elle signifie une substance singulière dont l’existence ne fait que transiter par la nature d’un monde déchu, ordonnée quant à elle à l’universalité de l’espèce730. Jean de Saint-Thomas affirmait plus sobrement qu’en la forme, reste l’esse de la matière après séparation : « [...] quodsi annihilaretur materia manente forma, diceretur in forma manere esse materiae, non tamen applicatum et communicatum materiae, sicut in anima separata, et ex defectu istius communicationis non dicitur materia existere »731.

La corruption n’intervient qu’en suite du péché. Elle n’est qu’une sorte d’« accident » eu égard à la nature humaine telle qu’originellement instituée, et se voit anéantie par la mort du Christ732. Le cadre théologique 730 Cfr Ibidem, IV, 82: « Intentio inferioris naturae in agendo ad perpetuitatem fertur. Omnis enim naturae inferioris actio ad generationem ordinatur, cuius quidem finis est ut conservetur esse perpetuum speciei : unde natura non intendit hoc individuum sicut ultimum finem, sed speciei conservationem in ipso. Et hoc habet natura inquantum agit in virtute Dei, quae est prima radix perpetuitatis. Unde etiam finis generationis esse ponitur a philosopho, ut generata participent esse divinum secundum perpetuitatem. Multo igitur magis actio ipsius Dei ad aliquid perpetuum tendit. Resurrectio autem non ordinatur ad perpetuitatem speciei : haec enim per generationem poterat conservari. Oportet igitur quod ordinetur ad perpetuitatem individui. Non autem secundum animam tantum : hoc enim iam anima habebat ante resurrectionem. Ergo secundum compositum. Homo igitur resurgens perpetuo vivet. Adhuc. Anima et corpus diverso ordine comparari videntur secundum primam hominis generationem, et secundum resurrectionem eiusdem. Nam secundum generationem primam, creatio animae sequitur generationem corporis : praeparata enim materia corporali per virtutem decisi seminis, Deus animam creando infundit. In resurrectione autem corpus animae praeexistenti coaptatur. Prima autem vita, quam homo per generationem adipiscitur, sequitur conditionem corruptibilis corporis in hoc quod per mortem privatur. Vita igitur quam homo resurgendo adipiscitur, erit perpetua, secundum conditionem incorruptibilis animae ». Mettre au jour cette réalité est une préoccupation majeure de Thomas et ouvre une voie principale, nous le verrons, pour l’interprétation du Livre de Job. 731 JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia Pars, q. 3, a. 4, pp. 75b-76a. 732 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 81 : « Est igitur mors quasi per accidens superveniens homini per peccatum, considerata institutione humanae naturae. Hoc

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ordonne ainsi à une puissance supérieure celui de la philosophie naturelle. La cause de la mort, avant les circonstances de la nature qui peuvent bien affecter le mélange des qualités, c’est le péché de l’âme, c’est-à-dire un événement appartenant à l’histoire de la Révélation. Et ce qui, à titre de cause efficiente, permet l’accomplissement des raisons de la nature même dans la réunion du corps ressuscité et de l’âme, n’est rien d’autre que l’action divine. Les naturalia ont beau demeurer identiques avant et après la chute d’Adam, ils sont désormais incapables de s’ordonner avec constance à la supériorité de la forme. La matière est, en tant que pure puissance, indifférente à la forme qu’elle reçoit. Mais la forme est la ratio essendi du tout, c’est-à-dire ce qui détermine toutes les parties en fonction de l’être du tout. Cela ne veut pas dire bien entendu qu’elle constitue seule le composé, mais qu’elle est le principe qui lui confère l’esse ut quo. Dire que la matière est faite pour la forme signifie aussi qu’elle n’advient qu’en raison d’une nécessité inhérente à cette forme733. La corporéité, écrit Thomas dans sa Somme contre les Gentils, au moment de rendre compte de la résurrection, se dit en deux sens. D’une part, elle n’est autre que la forme substantielle du corps, et s’identifie donc en l’homme à l’âme raisonnable734 ; d’autre part, elle se réduit à une forme accidentelle appartenant au genre de la quantité et s’identifie à ses trois dimensions. La première signification de la corporéité est au fondement de la seconde ; elle requiert et fonde en raison le fait, pour la chose corporelle, de posséder trois dimensions. C’est manifestement à la corporéité en sa signification première et principale que renvoie la résurrection des corps : « Corporeitas autem dupliciter accipi potest. Uno modo, secundum quod est forma substantialis corporis, prout in genere substantiae collocatur. Et sic corporeitas cuiuscumque corporis nihil est aliud quam forma substantialis eius, secundum quam in genere et specie collocatur, ex qua debetur rei corporali quod habeat tres dimensiones. Non enim sunt diversae formae substantiales in uno et eodem, per quarum unam collocetur in genere supremo, puta substantiae; et per aliam in genere proximo, puta in genere autem accidens sublatum est per Christum, qui merito suae passionis mortem moriendo destruxit. Ex hoc igitur consequitur quod divina virtute, quae corpori incorruptionem dedit, iterato corpus de morte ad vitam reparetur ». 733 Cfr par exemple THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de malo, q. 16, a. 1, c. : « […] non ideo anima unitur corpori quia est tale corpus, sed potius corpus unitur animae, quia est necessarium alicui animali operationi, scilicet propter sensum, vel propter aliquem motum ». 734 Cfr à ce propos les pages précises de BAZAN, B. C., « La corporalité selon saint Thomas », pp. 401-402.

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corporis vel animalis; et per aliam in specie puta hominis aut equi. Quia si prima forma faceret esse substantiam, sequentes formae iam advenirent ei quod est hoc aliquid in actu et subsistens in natura: et sic posteriores formae non facerent hoc aliquid, sed essent in subiecto quod est hoc aliquid sicut formae accidentales. Oportet igitur, quod corporeitas, prout est forma substantialis in homine, non sit aliud quam anima rationalis, quae in sua materia hoc requirit, quod habeat tres dimensiones: est enim actus corporis alicuius. Alio modo accipitur corporeitas prout est forma accidentalis, secundum quam dicitur corpus quod est in genere quantitatis. Et sic corporeitas nihil aliud est quam tres dimensiones, quae corporis rationem constituunt. Etsi igitur haec corporeitas in nihilum cedit, corpore humano corrupto, tamen impedire non potest quin idem numero resurgat: eo quod corporeitas primo modo dicta non in nihilum cedit, sed eadem manet »735.

Une union spécifique semble donc continuer à unir l’âme et son corps alors même que celle-là se trouve temporairement séparée de celui-ci.

I.4.8. Conclusion. La forme substantielle et ses puissances La théorie de la forme substantielle unique au sens strict exige que la forme unifie le composé en tenant lieu de principe immédiat d’absolument toutes ses déterminations736. Aussi la forme substantielle est-elle proprement ce qui constitue la chose en sa totalité et n’admet-elle, dans le corps notamment, aucune forme qui lui fasse concurrence. Le P. Zavalloni a bien montré à cet égard, il y a déjà plus d’un demi-siècle, comment l’admission d’une théorie de l’âme unique ne pouvait être purement et simplement confondue avec la théorie de l’unicité de la forme substantielle. Il insista également pour montrer comment le pluralisme des formes substantielles était intrinsèquement lié à une conception infra-métaphysique des notions de matière et de forme, attachée au refus de quelque relation transcendantale qui les unisse737. Cette compréhension de l’hylémorphisme menait à considérer le corps à la manière d’une substance indépendante de l’âme. B. C. Bazan assit l’interprétation de Zavalloni en insistant sur la substantialité également attribuée à l’âme par les penseurs pré-thomistes, THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 81. Cfr ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, p. 476. 737 Cfr Ibidem, pp. 499-500 ; BAZAN, B. C., « Pluralisme de formes ou dualisme de substances ? », p. 69. 735

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et ainsi sur le dualisme anthropologique ou de substances, et non seulement de formes, auquel tendaient leurs théories738. Les recherches menées notamment par R. Zavalloni et B. C. Bazan ont montré comment le dualisme prédominait dans la période précédant saint Thomas. C’est que la figure tutélaire d’Augustin, dont l’anthropologie est marquée au fer du platonisme, fait du corps une sorte d’instrument de l’âme739. L’aristotélisme arabe avait sur ce point développé des idées similaires. Le très influent commentaire d’Avicenne au de anima décrit l’âme à la manière d’une perfection substantielle en elle-même740. L’âme n’est certes pas reçue dans le corps comme dans un sujet d’inhérence, à la manière d’un accident ; elle est bien au principe de sa constitution741. Mais le corps n’intervient dans la définition de l’âme qu’à la manière dont l’oeuvre peut entrer dans la définition de l’opération, et n’appartient qu’à titre secondaire à la définition de l’essence spécifique742. C’est l’âme, dès lors, qui demeure le seul sujet de ses opérations, et use du corps comme d’un instrument aux fins de ces dernières743. Plus, l’animation du corps même n’apparaît que comme une opération « accidentelle », relative à la matière et au mouvement, et donc fondamentalement extérieure à la substance même de l’âme. Ce serait alors tout à fait se méprendre, selon Avicenne, que de faire de l’âme une substance en ce sens où elle serait forme ou perfection [du corps]744. La théorie d’Averroès, bien qu’elle cherche explicitement à faire de l’âme la forme du corps745, conserve Cfr BAZAN, B. C., « Pluralisme de formes ou dualisme de substances ? », p. 32. Cfr AUGUSTIN D’HIPPONE, De moribus Ecclesiae catholicae, XXVII, 52 : « Homo igitur, ut homini apparet, anima rationalis est mortali atque terreno utens corpore ». 740 Cfr AVICENNE, Liber de anima, I, t. 1, pp. 58-60, 66-67. Il doit être noté que les termes de substance et de perfection ne s’impliquent pas mutuellement : cfr Ibidem, I, t. 1, pp. 20-26. Cfr aussi VERBEKE, G., « Science de l’âme et perception sensible », pp. 2630. 741 Cfr AVICENNE, Liber de anima, I, t. 1, pp. 66-67. 742 Cfr Ibidem, I, t. 1, pp. 26-27. 743 Cfr Ibidem, I, t. 1, pp. 58-59, 80, 99-100. 744 Cfr Ibidem, I, t. 1, pp. 26-27 : « Unde non dum declaratum est nobis utrum anima sit substantia an non substantia, ex hoc quod ponimus eam esse perfectionem. Erravit igitur qui putavit hoc sufficere ad eam esse substantiam sicut ad esse formam. […] Hoc enim nomen anima non est inditum ex sua substantia, sed ex hoc quod regit corpora et refertur ad illa, et idcirco recipitur corpus in sui definitione, exempli gratia, sicut opus accipitur in definitione opificis, quamvis non accipiatur in definitione eius secundum hoc quod est homo ». Cfr encore Ibidem, I, t. 1, p. 113 ; BAZAN, B. C., « The human soul : form and substance ? », pp. 103-104. 745 AVERROÈS, Commentarium magnum in Aristotelis de anima libros, L. II, n. 5, pp. 134-135 : « Cum declaravit quod anima est substantia secundum formam, et forme sunt perfectiones habentium formas […] Et dixit : Et ista substantia est perfectio, etc. Idest, et quia substantia que est secundum formam est perfectio corporis habentis formam, 738 739

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l’ambiguïté liée à l’attribution d’une quantité à la matière avant l’advenue de quelque forme substantielle, et fait de l’intellect une substance séparée. Quant à Avicébron, son hylémorphisme universel et sa conception extrêmement logique du réel, prompte à emboîter les formes les unes au sein des autres et, plus particulièrement dans la forme commune de corps, diverses formes complémentaires destinées à différencier les êtres naturels selon leurs caractéristiques, détermineront de manière certes plus souterraine, mais tout aussi durable, la conception de l’être naturel au Moyen Age746. Comme le notait en outre Bazan, l’hylémorphisme universel suppose la substantialité en propre de l’âme elle-même, à la manière de l’ange, lorsqu’il en fait un composé de matière et de forme747. Les sommes de théologie latines des XIIe et XIIIe siècles s’inscriront dans des présupposés similaires, qu’il s’agisse de la Summa de Bono de Philippe le Chancelier ou de la Summa attribuée à Alexandre de Hales, l’âme est décrite comme une substance possédant l’être d’elle-même et n’usant du corps que comme un instrument748. Elle est certes qualifiée parfois de forme du corps, mais l’usage du terme est souvent évité car il et iam declaratum est quod anima est forma, necesse est ut anima sit perfectio talis corporis, idest perfectio corporis naturalis habentis vitam in potentiam, secundum quod perficitur per animam ». 746 Cfr GILSON, E., La philosophie au Moyen Age, pp. 370-371. Cfr aussi, à propos de cette question : ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, pp. 420-423, qui doute, au contraire de Gilson ou d’A. Forest, de l’importance de l’influence d’Avicébron dans l’élaboration d’une doctrine développée du pluralisme des formes. Cfr encore, pour une mise au point terminologique importante et une réhabilitation de la thèse de l’origine du pluralisme dans la philosophie d’Avicébron : BAZAN, B. C., « Pluralisme de formes ou dualisme de substances ? », pp. 72-73. 747 Cfr BAZAN, B. C., « Pluralisme de formes ou dualisme de substances ? », pp. 7073 ; IDEM, « La corporalité selon saint Thomas », pp. 384-385. Bazan a également raison – c’est d’ailleurs là tout le cœur de son article –, de ne pas assimiler purement et simplement dualisme de substances et théorie de la pluralité des formes. L’âme prise comme « substance » n’est déjà plus simple « forme ». « Nous n’acceptons pas pour autant de voir dans l’hylémorphisme la base du pluralisme des formes, car, comme le remarque le P. Zavalloni lui-même, l’hylémorphisme s’applique à l’âme en tant qu’elle est une substance. Bien entendu, dans le tout qui résulte de l’union de l’âme et du corps il y a au moins pluralité des deux formes appartenant l’une au corps et l’autre à l’âme ; mais dire qu’on se trouve là simplement devant un pluralisme de formes, c’est regarder un arbre et perdre de vue la forêt. L’affirmation fondamentale, c’est le dualisme de substances ; l’hylémorphisme appliqué à l’âme en est la conséquence directe ; et le pluralisme demeure une thèse indépendante. Si l’hylémorphisme et le pluralisme vont de pair dans la pensée des philosophes préthomistes, c’est parce que ceux-ci étaient avant tout des dualistes et, en faisant de l’âme une substance, ils se voyaient obligés d’y introduire une composition. Mais on peut parfaitement être un partisan de l’hylémorphisme universel sans pour autant tomber dans le pluralisme » (BAZAN, B. C., « Pluralisme de formes ou dualisme de substances ? », pp. 70-71). 748 ALEXANDRE DE HALES, Summa theologica, Lib. II, Ia pars, Inq. IV, tr. 1, q. 1, cap. 2, c., pp. 385-386 ; PHILIPPE LE CHANCELIER, Summa de bono, q. 6, p. 266 ; q. 8, pp. 281-290.

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semble impliquer la corruptibilité de l’âme lors du trépas physique. L’idée d’un lien spécifique et substantiel unissant l’âme au corps en l’être humain apparaît pourtant dès la Summa de Guillaume d’Auxerre, peut-être même un peu plus tôt. Elle semble avoir surtout pour fonction de distinguer l’âme humaine des pures substances spirituelles que sont les anges749. Il est vrai que cette idée pouvait également se recommander de quelques textes de saint Augustin, selon lequel l’âme humaine possédait un « naturalis appetitus corpus adiministrandi ». Enfin, à part du corps qui contribue à son individuation, l’âme n’est au XIIe siècle à peu près jamais considérée comme une personne à part entière, en dépit même de l’opinion du Lombard750. Gilbert de Poitiers avait abordé le problème à partir de la logique des universaux. Une personne (ici l’âme séparée), proclame-t-il, ne peut constituer une partie d’une autre personne (l’homme composé), c’est-àdire qu’elle ne peut en être prédiquée. Le concept évolua, comme il est bien connu, par la médiation d’une étude approfondie de l’œuvre de Boèce, en celui d’incommunicabilité, principalement thématisé par Alain de Lille et Richard de Saint-Victor. Mais l’argumentation s’établit désormais surtout à partir de la perspective de l’« être-communicable » ou de l’« êtrepartie » attribué à l’âme, appelée à regagner la totalité dont elle est issue par une unité retrouvée avec son corps, à la résurrection. Aussi l’âme séparée acquiert-elle un caractère indéfectiblement incomplet, poussant à ne plus considérer la complétude de son essence que par la médiation de l’unibilitas qu’elle conserve avec son corps751. Le lien unissant l’âme humaine avec le corps semblait ne pouvoir être considéré comme purement extrinsèque, mais la relation spécifique n’était pas explicitement ramenée à l’être substantiel même de l’âme. C’est Hugues de Saint-Cher qui thématisera la capacité possédée par l’âme d’entrer en union avec son corps comme une véritable unibilitas substantialis. L’expression « unibilitas » sera reprise dans ce contexte tant chez Albert le Grand et Bonaventure752 que chez Thomas, mais ne s’accompagne pas encore d’une 749 Cfr pour plus de précisions à ce propos BIENIAK, M., The soul-body problem at Paris, pp. 19-24. 750 Cfr PIERRE LOMBARD, Sententiae in IV Libris distinctae, L. III, d. 5, cap. 3, n. 2 : « ‘Persona enim est substantia rationalis individuae naturae’. Hoc autem est anima ; igitur si animam assumpsit, et personam. – Quod ideo non sequitur, quia anima non est persona quando alii rei est unita personaliter, sed quando per se est. Absoluta enim a corpore, persona est, sicuti angelus. Illa autem anima nunquam fuit quin esset alii rei coniuncta ; ideoque non, ea assumpta, persona est assumpta ». 751 Cfr à propos de l’évolution de cette question au début du XIIIème siècle, les pages très claires de BIENIAK, M., The soul-body problem at Paris, pp. 58-90. 752 Cfr à ce sujet le bel article de Thomas OSBORNE, « Unibilitas : the key to Bonavnture’s Understanding of Human Nature ».

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relève systématique du dualisme. Chez Guillaume d’Auvergne, l’âme était déjà annoncée jointe essentialiter au corps753 ; cette union n’apparaissait pourtant en vérité qu’accidentelle et toute vouée aux opérations de l’âme. Tant que la substantialité en vérité, se verra attribuée à la fois à l’âme et au corps, et que la forme endossera de manière certes seulement privilégiée, mais sans équivoque, le statut de substance principaliter, il ne pourra qu’être fait obstacle au monomorphisme humain. Les liens étroits qui unissent pluralisme de formes et dualisme de substances apparaissent encore assurés là où, comme c’est le cas dans l’œuvre de Bonaventure ou d’Albert le Grand, le statut de personne humaine est certes refusé à l’âme seule, qu’un lien « essentiel » unit en l’homme au corps754, mais un acte et quelque formalité, si faibles soient-ils, continuent d’être attribués à la matière. Que l’on considère le cas d’Albert le Grand, il soutient que l’âme peut être définie selon deux voies : comme substance d’une part, et comme actualité du corps d’autre part755. Il procède de même avec la matière, dont il distingue la substance propre et la relation avec la forme. C’est à la forme qu’Albert semble attribuer l’être substance principaliter756, dont l’acte se diffuse, en vertu d’une métaphysique du flux bien spécifique, sur le réceptacle matériel. Thomas attribuera quant à lui plutôt, et de manière de plus en plus décidée, la substance au composé757, bien que son commentaire Cfr GUILLAUME D’AUVERGNE, De anima, cap. 6, pars 40, p. 200b ; BIENIAK, M., The soul-body problem at Paris, pp. 31-33. 754 Cfr BIENIAK, M., The soul-body problem at Paris, pp. 87-90. 755 Cfr BAZAN, B. C., « The human soul : form and substance ? », pp. 111-112 ; Si l’âme, écrit Albert, est dite substantielle en tant qu’elle est acte du corps, il faut pourtant la considérer selon un double point de vue : « [...] scilicet secundum esse quod habet in se, et sic non diffinitur in comparatione ad corpus : vel secudum comparationem ad corpus, et sic diffinitur. Et hoc pro tanto dicitur ei accidere, quia quaedam species animae potest considerari et esse sine corpore ». Il semble alors faire sienne cette définition reprise à Avicenne : « [...] anima dupliciter potest diffiniri, scilicet secundum quod est anima, id est, actus corporis et motor, et secundum quod est substantia quaedam contenta secundum seipsam in praedicamento substantiae » (ALBERT LE GRAND, Summa de creaturis, IIa pars, tr. 1, q. 4, a. 1, sol., p. 34a). On consultera aussi HELLMEIER, P., Anima et intellectus, pp. 299-314. 756 ALBERT LE GRAND, De anima, L. II, tr. I, cap. 1, p. 65 ; L. I, tr. II, cap. 13, pp. 5255. « Quod autem forma non sit actu nisi fundata et substantificata in materia, penitus est falsum, quia sic materia conferret esse formae, quod falsum est, quia e converso forma dat esse materiae. Forma enim est quasi foris manens dicta, et quanto plus manet foras materiam substantia et esse et operatione, verius habet nomen formae » (ALBERT LE GRAND, Metaphysica, L. I, tr. IV, cap. 9, p. 60a). 757 C’est une thèse qu’il soutient à vrai dire d’une certaine manière déjà dans le De principiis naturae et dans le Commentaire des Sentences (Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 8, q. 5, a. 3, c. ; In I Sent., d. 23, q. 1, a. 1, c. et ad 1, In II Sent., d. 3, q. 1, a. 1, ad 1 ; In IV Sent., d. 44, q. 1, a. 1, qc. 2, ad 2, bien qu’il n’en ait à cette époque vraisemblablement pas encore saisi toutes les implications. Selon Bazan, ces dernières ne lui seront parfaitement 753

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au livre des Sentences ait encore posé, à la manière de son maître Albert, que l’âme puisse être considérée de deux manières : « scilicet secundum quod est substantia, et secundum quod est forma »758. Pour le maître colonais cependant, et à l’instar d’Avicenne, l’unicité de la forme substantielle s’entend encore essentiellement d’un principe unique au fondement de la structuration du corps. Or il semble que la thèse de Thomas oblige à effectuer un pas supplémentaire. De Guillaume d’Auvergne à Albert le Grand, comme chez Augustin et Avicenne, l’âme peut, selon son essence et sa substance, être définie tout à fait indépendamment du corps. Le constat de B. C. Bazan nous paraît sans appel : « Si le corps est une substance et si l’âme en est une autre, on ne voit pas comment ces deux substances peuvent s’unir comme la matière et la forme. Ils ne répondent plus à la notion de co-principes unis dans une relation transcendantale comme l’acte et la puissance. Si la forme de corporéité est une forme substantielle – et l’étude de R. Zavalloni prouve qu’il en est ainsi –, le corps est une réalité à laquelle rien ne manque dans l’ordre de la substance. Il ne répond plus à la notion de matière première et il ne doit pas à l’âme sa réalité de corps. En outre, si l’âme à son tour est une substance spirituelle, elle ne saurait répondre à la notion de forme substantielle »759.

Certains textes du de anima d’Aristote ouvraient pourtant indéniablement une nouvelle voie. L’âme y était qualifiée de « forme d’un corps ayant la vie en puissance », « entéléchie première d’un corps naturel organisé »760. Elle ne semblait plus pouvoir être considérée comme une substance dans sa séparation du corps, mais seulement, au contraire, dans sa composition avec sa matière. Quant à cette dernière, elle était un principe réel, « sujet premier pour chaque chose et élément immanent et non accidentel de sa génération »761. En outre, affirmait le Stagirite, « la matière prochaine et la forme sont une seule et même chose, mais, d’un côté, en puissance, de l’autre, en acte. Chaque chose, en effet, est une unité, et ce qui est en puissance et ce qui est en acte sont en quelque sorte une seule chose »762. B. C. Bazan avait raison, selon nous, de comprendre à la lumière de ces passages l’avancée suivante du Traité de l’âme : « C’est claires qu’à partir des questions disputées sur l’âme (cfr à ce sujet BAZAN, B. C., « The human soul : form and substance ? »). 758 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 19, q. 1, a. 1, ad 4 ; Cfr BAZAN, B. C., « The human soul : form and substance ? », p. 112. 759 BAZAN, B. C., « La corporalité selon saint Thomas », pp. 375-376. 760 ARISTOTE, De l’âme, 412a19-21, 412a28-29, 412b4-6, 414a12-13. 761 ARISTOTE, Physique, 192a31-32. 762 ARISTOTE, Métaphysique, 1045b18-20.

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pourquoi il n’y a plus à s’interroger sur l’unité de l’âme et de son corps, pas plus qu’on ne le fait pour la cire et l’empreinte, ni d’une manière générale, pour la matière d’une chose quelconque et ce dont elle est la matière »763. La matière première apparaît donc comme le corrélat de la forme substantielle et, comme le remarque encore très justement Bazan : « la corporalité est déjà une détermination que la forme substantielle (l’âme), apporte à la matière, celle-ci étant son véritable corrélat, entièrement potentiel »764. La manière dont Bazan pose le problème est exemplaire. Le christianisme, aux prises avec le platonisme, se trouvait dans cette position ambiguë où il reconnaissait d’une part avec lui la substantialité de l’âme qui paraissait nécessaire à assurer son immortalité, mais devait d’autre part chercher à garantir l’unité de l’être humain, dont le Christ incarné donnait aussi le paradigme. Au problème de la substantialité de l’âme, s’ajoutait celui de la composition dont celle-ci devrait désormais faire preuve afin qu’elle soit proprement distinguée de la simplicité du principe créateur ou de Dieu. La redécouverte de l’aristotélisme paraissait offrir aux yeux de Thomas une possibilité de retrouver cette pensée de l’unité de l’être humain et une certaine revalorisation de la corporéité. « La tâche que Thomas avait devant lui était énorme : s’il voulait récupérer l’hylémorphisme aristotélicien, il devait dépasser, non seulement le dualisme néoplatonicien qui s’était installé dans la théologie chrétienne depuis saint Augustin, mais aussi toutes ces interprétations ‘inframétaphysiques’ de l’hylémorphisme par lesquelles les théologiens de la première moitié du XIIIe siècle avaient essayé de restaurer l’unité de l’être humain »765.

Devant l’importance de l’enjeu que représentait la subsistance de l’âme après la mort, Bazan souligne le courage intellectuel dont fit preuve Thomas, alors qu’il s’évertua à dépasser le dualisme des substances que semblaient impliquer platonisme et augustinisme, sans toutefois nier l’immortalité de l’âme766. Selon Thomas, la substance, ou l’individu substantiel, est une chose complète dans une espèce et un genre de substance : « Individuum autem in genere substantiae non solum habet quod per se possit subsistere, sed quod sit aliquid completum in aliqua specie et genere substantiae […] »767. Or, concernant les relations de l’âme et du corps, l’Aquinate s’inscrit dans la ligne aristotélicienne : 763 764 765 766 767

ARISTOTE, De l’âme, 412b6-9. BAZAN, B. C., « La corporalité selon saint Thomas », p. 373. Ibidem, p. 378. Cfr Ibidem, p. 379. THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 1, c.

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« forma non est in aliquo genere, […] unde, cum anima intellectiva sit forma hominis, non est in alio genere quam corpus ; sed utrumque est in genere animalis et in specie hominis per reductionem »768.

En l’homme, âme et corps n’appartiennent pas chacun à une espèce ou un genre propre : « Anima autem non habet perfectionem suae naturae extra corpus, cum non sit per se ipsam species completa alicuius naturae, sed sit pars humanae naturae : alias oporteret quod ex anima et corpore non fieret unum nisi per accidens. Unde non fuit anima humana extra corpus creata »769.

L’âme séparée dès lors, ne peut être considérée comme une hypostase : « Anima autem, licet sit incorruptibilis, non tamen est in alio genere quam corpus ; quia, cum sit pars humanae naturae, non competit sibi esse in genere vel specie, vel esse personam aut hypostasim, sed composito. Unde etiam nec hoc aliquid dici potest, si per hoc intelligatur hypostasis vel persona, vel individuum in genere aut specie collocatum. Sed si hoc aliquid dicatur omne quod potest per se subsistere, sic anima est hoc aliquid »770.

La seule réalité qui puisse revendiquer, en l’homme, le statut de substance au sens propre, ne peut être selon Thomas que le composé lui-même. A cette précision près que l’âme, en tant que forme substantielle unique, possède déjà d’elle-même virtuellement et en son principe, tout ce qui en fera une substance composée, et donc son lien avec le corps. La totalité de la personne métaphysique semble en quelque façon déjà présente au sein de la forme substantielle. Si la substance est un genre d’être, l’âme artificiellement ou abstraitement séparée de sa matière ne peut s’opposer selon quelque perfection générique ou spécifique au corps771. Bien au contraire, elle est partie d’une essence et, loin d’être une substance d’elle-même, elle existe dans un sujet772. L’âme humaine ne se définit qu’en référence à son sujet, pourtant extérieur à son aspect formel773. C’est là le principe de ce que nous avons déjà rencontré avec G. van Riet sous le terme de « définition ouverte »774 : 768

Ibidem, a. 2, ad 10. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 10, c. 770 THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 2, ad 16 ; cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 75, a. 4, ad 2. 771 Cfr BAZAN, B. C., « La corporalité selon saint Thomas », p. 381. 772 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 7, ad 15 ; Ibidem, a. 14, ad 20-21 ; IDEM, In II de anima, 1, n. 220. 773 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 1, n. 213. 774 Cfr VAN RIET, G., « La théorie thomiste de l’abstraction », p. 365. 769

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« Unde substantia composita sic definitur, quod in eius definitione non ponitur aliquid quod sit extra essentiam eius. In omni autem definitione formae ponitur aliquid quod est extra essentiam formae, scilicet proprium subiectum eius sive materia. Unde, cum anima sit forma, oportet quod in definitione eius ponatur materia sive subiectum eius »775.

L’âme est, en son essence même, forme du corps776. Quant à son esse lui-même, écrit Thomas : « quod quid erat esse anime includit habitudinem ad corpus »777. Son être est un esse in alio, ce qui, à la différence des accidents, ne l’empêche pourtant pas d’être subsistante778. C’est donc en son être même autant que selon son essence que, selon Thomas, l’âme humaine est unie au corps, mais non forcément en ses opérations. L’âme n’est d’ailleurs unie à ses puissances d’opérations, végétative, sensitive ou même intellective, que de manière accidentelle779. « […] anima unitur corpori et propter bonum quod est perfectio substantialis, ut scilicet compleatur species humana ; et propter bonum quod est perfectio accidentalis, ut scilicet perficiatur in cognitione intellectiva, quam anima ex sensibus acquirit […] »780.

Artiens et théologiens s’étaient abondamment interrogés sur ce point. Nombreux admettaient que l’âme n’est unie à son corps que par la médiation de ses facultés sensibles et végétatives781. Le problème devient alors celui de déterminer si cette unité peut être qualifiée d’essentielle ou de seulement accidentelle. Si l’âme, en effet, n’est unie à son corps que par la médiation d’une entité intermédiaire en acte, cette union pourra-t-elle être autre qu’accidentelle ? Plus encore, certains théologiens, comme Philippe le Chancelier et Hugues de Saint-Cher, sans constituer sur ce point une majorité, affirmaient que facultés sensitives et végétatives ne pouvaient appartenir à l’âme séparée du corps. Si c’est par ses puissances que l’âme est unie au corps et que d’autre part, la mort sépare celle-ci de celles-là, comment l’unité de la substance pourrait-elle être conservée ? 775 Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 10, c. : « […] oportet quod forma sit aliquid eius cui dat esse ; nam forma et materia sunt principia intrinsecus constituentia essentiam rei ». 776 Idem : « anima autem secundum suam essentiam est forma corporis ». 777 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 3, ad 20. 778 Cfr BAZAN, B. C., « La corporalité selon saint Thomas », p. 381 ; THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 1, ad 9. 779 Cfr BAZAN, B. C., « La corporalité selon saint Thomas », p. 380. 780 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 1, ad 7. 781 Cfr PHILIPPE LE CHANCELIER, Summa de bono, q. 8, p. 286 ; HUGUES DE SAINTCHER, Quaestio de anima, 2, pp. 171-172, 175 ; sur les sources en particulier arabes de cette théorie de la médiation, cfr BIENIAK, M., The soul-body problem at Paris, pp. 124130.

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Pour Alexandre de Hales, c’est aussi parce que l’homme obtient mérites et démérites par ses facultés qu’il doit être récompensé ou puni par ces dernières lors du jugement782. L’âme ne pourra se montrer imparfaite « in patria », aussi ne sera-t-elle point privée de ses puissances lors de la résurrection. Si certaines puissances n’opèrent que par le corps, il faut bien distinguer le cas des animaux de celui des êtres humains. Les puissances sensibles et végétatives ne sont ordonnées qu’au corps et se corrompent avec lui au sein de l’animal (in brutis). Elles sont par contre ordonnées à la raison dans l’homme, et ne peuvent s’en trouver que temporairement séparées à la mort783. Selon Alexandre plus précisément : « Duplex est humor, nutrimentalis et complexionalis, qui scilicet complexionalis est in substantia membri consimilis. Complexionalis autem erit in resurrectione, nutrimentalis vero non, quia humiditas nutrimentalis est tantum ad hoc ut fiat restauratio deperditi, et quando non erit deperditio, non erit restauratio ; alia autem erit, et est de veritate humanae naturae »784. Ongles et cheveux785, jusqu’aux intestins même786, se relèvent, car ils appartiennent à l’équilibre et à la beauté de la complexion du corps telle qu’elle fut créée par Dieu. Se relèveront ainsi tous les principes qui concourent à la vie et, par extension, à l’incorruptibilité. Il faut soigneusement distinguer ce qui, dans l’humidité corporelle, a part à la complexion initiale et « communique avec la vie », et ce qui ne fait que restaurer, par la nourriture, la déperdition matérielle. La puissance à l’incorruptibilité suit de l’ordonnancement de l’âme rationnelle. Sera donc sujet à résurrection dans le corps tout ce qui concourt à la réception de l’âme rationnelle et au ministère de l’âme dans la diffusion de la chaleur animale dans l’organisme, mais non ce qui est au principe d’une action exercée sur lui de manière extrinsèque ou ne fait que contribuer au maintien d’un équilibre chancelant, car c’est, dans l’au-delà, selon un principe intrinsèque propre que le corps se mouvra787. Jean de la Rochelle ou encore Guillaume d’Auvergne788 défendent également la persistance de facultés inférieures après la mort. Guillaume d’Auvergne souligne que ces puissances ont leur racine en l’âme considérée comme puissance spirituelle, que ces facultés ne disparaissent donc pas 782 Cfr ALEXANDRE DE HALES, Quaestiones disputatae « antequam esset frater », q. 32, membrum 3, p. 565 ; cfr BIENIAK, M., The soul-body problem at Paris, pp. 142-143. 783 Cfr ALEXANDRE DE HALES, Quaestiones disputatae « antequam esset frater », q. 32, membrum 3, p. 565. 784 Ibidem, q. 65, membrum 2, n. 23, p. 1312. 785 Cfr Ibidem, q. 65, membrum 3, pp. 1313-1314. 786 Cfr Ibidem, q. 65, membrum 4, pp. 1314-1315. 787 Cfr Ibidem, q. 65, membrum 1, pp. 1308-1309. 788 Cfr BIENIAK, M., The soul-body problem at Paris, pp. 147-149.

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mais seulement leur exercice, qui nécessitait l’usage du corps comme leur instrument. En bref, la plupart des théologiens, soucieux de rendre compte de la résurrection des corps, soutiennent que les puissances qui lui sont attachées demeurent, en général profondément transformées cependant, puisque la disparition du corps matériel sensible au profit d’un corps spirituel bouleverse profondément leur exercice. Thomas adopte en quelque sorte une position médiane, que lui permettent d’articuler ses propres compréhensions de la substance composée, de l’unicité de l’âme comme forme substantielle et de la diversité de ses puissances. L’Aquinate, nous l’avons vu, fait des puissances de l’âme des accidents de celle-ci789. Les puissances de l’âme n’apparaissent pas tant comme la matière (première) des opérations que comme la racine de celles-ci, spécifiées par leur objet et menées à l’acte. Aussi les puissances ne se distinguent-elles comme telles que lorsqu’elles présentent déjà quelque détermination en acte, et prennent de manière plus propre l’allure de déterminations accidentelles. La substance même de l’âme demeure quant à elle parfaitement unifiée quant à sa forme. Agere sequitur esse selon Thomas. Aussi les opérations sont-elles fondées sur l’acte premier conféré par la forme. Selon Bazan, les puissances ne peuvent donc être considérées comme de simples accidents extrinsèques à l’âme, mais comme l’écrit Thomas lui-même, elles fluunt ab essentia animae790, et sont en 789 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 12. C’est là une position qui le démarque notamment de Philippe le Chancelier, Hugues de saint Cher, Jean de la Rochelle, Guillaume d’Auvergne ou encore de la Summa Duacensis. En bref, la fin du XIIe siècle et le début du XIIIe siècle admettent largement l’identité de l’âme et de ses facultés, soit selon l’essence, soit selon la substance. Cfr à ce sujet notamment BIENIAK, M., The soul-body problem at Paris, pp. 115-118. 790 « Dicendum quod potentiae animae non sunt de essentia animae, sed sunt proprietates naturales quae fluunt ab essentia eius » (THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 19, c.) ; THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 3, q. 4, a. 2, c. : « Respondeo dicendum, quod effectus proprius et immediatus oportet quod proportionetur suae causae ; unde oportet quod in omnibus illis, in quibus principium operationis proximum est de genere substantiae, quod operatio sua sit substantia ; et hoc solum in Deo est: et ideo ipse solus est qui non agit per potentiam mediam differentem a sua substantia. In omnibus autem aliis operatio est accidens : et ideo oportet quod proximum principium operationis sit accidens, sicut videmus in corporibus quod forma substantialis ignis nullam operationem habet, nisi mediantibus qualitatibus activis et passivis, quae sunt quasi virtutes et potentiae ipsius. Similiter dico, quod ab anima, cum sit substantia, nulla operatio egreditur, nisi mediante potentia : nec etiam a potentia perfecta operatio, nisi mediante habitu. Hae autem potentiae fluunt ab essentia ipsius animae, quaedam ut perfectiones partium corporis, quarum operatio efficitur mediante corpore, ut sensus, imaginatio et hujusmodi ; et quaedam ut existentes in ipsa anima, quarum operatio non indiget corpore, ut intellectus, voluntas et hujusmodi ; et ideo dico, quod sunt accidentia: non quod sint communia accidentia, quae non fluunt ex principiis speciei, sed consequuntur principia individui ; sed sicut propria accidentia, quae consequuntur speciem, originata ex principiis ipsius: simul tamen sunt de

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quelque manière intégrées à sa définition même791. L’âme est principe tant de l’acte premier que de l’acte second. Mais il faut nettement distinguer les perspectives selon lesquelles, d’une part, l’âme assume en son essence la totalité des fonctions qui en découlent selon l’espèce, jusqu’à celles du corps, et d’autre part une distinction nécessaire de ses puissances, en vertu de laquelle la sujétion d’un corps n’apparaît point nécessaire à toutes ses opérations. « Secundo idem apparet ex potentiarum differentia, quarum quedam sunt quarundam partium corporis actus, ut omnes potentie sensitiue et nutritiue partis ; quedam uero potentie non sunt actus alicuius partis corporis, ut intellectus et uoluntas. Quod non posset esse si potentie anime non essent aliud quam eius essentia : non enim potest dici quod unum et idem possit esse actus corporis et separatum nisi secundum diuersa »792.

Une identification de l’âme et de ses opérations n’a cours, comme il est bien connu, qu’en Dieu même793. Chez l’homme en outre, affirme Thomas, seul le composé agit à proprement parler per se : integritate ipsius animae, inquantum est totum potentiale, habens quamdam perfectionem potentiae, quae conficitur ex diversis viribus ». Dans sa question de spiritualibus creaturis, Thomas en fait un intermédiaire entre les prédicats substantiels et accidentels, et l’appelle un « propre » : « Sic igitur accipiendo accidens est aliquid medium inter substantiam et accidens, id est inter substantiale predicatum et accidentale : et hoc est proprium. Quod quidem conuenit cum substantiali praedicato in quantum causatur ex principiis essentialibus speciei : et ideo per diffinitionem significantem essentiam demonstratur proprietas de subiecto. Cum accidentali uero praedicato conuenit in hoc quod nec est essentia rei nec pars essentie, set aliquid preter ipsam ; differt autem ab accidentali predicato, quia accidentale predicatum non causatur ex principiis essentialibus speciei, set accidit indiuiduo sicut proprium speciei, quandoque tamen separabiliter quandoque inseparabiliter. Sic igitur potentie anime sunt medium inter essentiam anime et accidens quasi proprietates naturales uel essentiales, id est essentiam anime naturaliter consequentes » (THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 11, c.). 791 THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 3, q. 4, a. 3, c.: « Respondeo dicendum, quod omnis numerositas, quae descendit naturaliter ab aliquo uno, oportet quod descendat secundum ordinem, quia ab uno non exit nisi unum ; et ideo cum multae potentiae egrediantur ab essentia animae, dicimus, quod in potentiis animae est ordo naturalis ; et cum omnes fluant ab essentia, una tamen fluit mediante alia ; et inde est, quod posterior potentia supponit in definitione sui priorem, et actus posterioris dependet a priori. Si enim definiamus intellectum, definietur per suum actum, qui est intelligere, et in definitione actus ejus cadet actus prioris potentiae, et ipsa potentia. Oportet enim quod in definitione hujus actus qui est intelligere, cadat phantasma, quod est objectum ejus, quod per actum imaginationis repraesentatur intellectui ; et hoc etiam videmus in accidentibus corporum, quod omnia alia accidentia elementorum fluunt ab essentia, mediantibus primis qualitatibus ». 792 THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 11, c. 793 « Vnde cum in nulla creatura suum operari sit suum esse, set hoc sit proprium solius Dei, sequitur quod nullius creature operatiua potentia sit eius essentia ; set solius Dei proprium est ut sua essentia sit sua potentia » (Idem).

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« […] per se agere convenit per se existenti. Sed per se existens quandoque potest dici aliquid si non sit inhaerens ut accidens vel ut forma materialis, etiam si sit pars. Sed proprie et per se subsistens dicitur quod neque est praedicto modo inhaerens, neque est pars. Secundum quem modum oculus aut manus non posset dici per se subsistens ; et per consequens nec per se operans. Unde et operationes partium attribuuntur toti per partes. Dicimus enim quod homo videt per oculum, et palpat per manum, aliter quam calidum calefacit per calorem, quia calor nullo modo calefacit, proprie loquendo. Potest igitur dici quod anima intelligit, sicut oculus videt, sed magis proprie dicitur quod homo intelligat per animam »794.

Comme le précise l’Aquinate, en l’homme, l’essence de l’âme sensible et de l’âme rationnelle sont identiques795. Dès lors, le caractère sensible assumé par l’âme rationnelle humaine ne peut en aucun cas disparaître. Il fait partie intégrante de l’essence de tout être humain. Le cas des facultés accidentelles que cette dernière endosse est tout autre : « […] sensus dicitur dupliciter. Uno modo ipsa anima sensitiva, quae est huiusmodi potentiarum principium ; et sic per sensum animal est animal sicut per propriam formam. Hoc enim modo a sensu sensibile sumitur, prout est differentia constitutiva animalis. Alio modo dicitur sensus ipsa potentia sensitiva, quae, cum sit proprietas naturalis ut dictum est, non est constitutiva speciei, sed consequens speciem. Hoc igitur modo sensus non manet in anima separata, sed sensus primo modo dictus manet. Nam in homine eadem est essentia animae sensibilis et rationalis. Unde nihil prohibet hominem resurgentem esse idem animal numero. Ad hoc enim quod aliquid sit idem numero, sufficit quod principia essentialia sint eadem numero ; non autem requiritur quod proprietates et accidentia sint eadem numero »796. « […] sicut sensus, prout nominat potentiam, non est forma totius corporis, sed anima sensitiva, sensus autem est proprietas compositi ; ita etiam potentia visiva non est actus oculi, sed anima secundum quod est principium talis potentiae. Quasi ita dicatur quod anima visiva est actus oculi, sicut anima sensitiva est actus corporis ; potentia autem visiva est proprietas consequens. Unde non oportet quod sit alius oculus resurgentis, licet alia sit potentia sensitiva »797. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 75, a. 2, ad 2 ; cfr aussi THOMAS Quaestio diputata de anima, a. 19, c. 795 Cfr Ibidem, a. 19, ad 5. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 81 : « Sic etiam dicendum est et de parte nutritiva, et sensitiva. Si enim per partem sensitivam et nutritivam intelligantur ipsae potentiae, quae sunt proprietates naturales animae, vel magis compositi, corrupto corpore corrumpuntur : nec tamen per hoc impeditur unitas resurgentis. Si vero per partes praedictas intelligatur ipsa substantia animae sensitivae et nutritivae, utraque earum est eadem cum anima rationali. Non enim sunt in homine tres animae, sed una tantum, ut in secundo libro ostensum est ». 796 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 19, ad 5. 797 Ibidem, a. 19, ad 13. 794

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Il apparaît ainsi que les puissances sensitives peuvent bien disparaître, en tant qu’accidentelles, lorsque l’âme se sépare du corps, et endosser une nature différente à la résurrection de celui-ci. L’exemple de la puissance nutritive est parlant. Si l’homme ressuscite avec la quantité qui lui est due798, la nourriture n’est plus nécessaire en vue de la croissance qu’elle procure, et puisque le corps ressuscité est incorruptible, le nutriment ne peut plus servir au remplacement de l’épuisement de l’humidum. Avec la corruption, disparaissent les moyens mis au service de cette vie icibas. Les opérations physiques, notamment d’engendrement et de corruptibilité, correspondent à des puissances accidentelles de l’âme, qui ne mettent pas en cause l’unicité substantielle du composé. Ces activités disparaissent, tout comme la nutrition qui les possibilise ici-bas, en raison même de l’incorruptibilité du corps glorieux, alors même que la chair se relève en toutes ses parties et avec tous les organes rendant possibles ces activités799. Le Christ ressuscité s’est effectivement nourri devant ses disciples. Mais il ne l’a fait, remarque Thomas, que pour révéler l’identité de nature du corps mort et ressuscité. Un lien substantiel indéfectible relie l’âme et le corps qui lui est propre, alors même qu’ils se trouvent séparés puis réunis. Ce lien, qui répond à l’ordre propre de la substance, garantit l’unicité de la forme et de sa matière, ou de l’âme et du corps au-delà de la mort. L’âme, affirme en effet Thomas, ne peut accéder à la béatitude que dans la complétude de son essence, qui ne se conçoit que dans son union avec un corps. C’est toujours le sujet ou le composé qui, par la forme, à savoir l’âme, sent et intellige. « L’âme est le principe de la sensation, non comme ce qui sent, mais comme ce par quoi l’être doué de sensation sent. Par suite, les puissances sensitives ne sont pas en l’âme comme en un sujet, mais sont par l’âme comme par un principe »800. Aussi Thomas en vient-il à préciser que si, selon sa doctrine, les puissances sensibles ne peuvent s’exercer et rester unies à l’âme lorsqu’il advient que celle-ci se sépare de son corps, elle les possède cependant toujours selon leur principe. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 83. Peckham par exemple s’opposera à cette interprétation. Selon lui, toutes les puissances demeurent liées à l’âme lors de sa séparation. Elles ne peuvent en constituer un simple accident. Admettre la position thomiste reviendrait alors à refuser toute connaissance à l’âme séparée, qui ne peut plus se fonder sur la réception des images sensibles. Bien plutôt, puisque comme l’avançait déjà Augustin, l’âme ne peut rien recevoir du corps, mais que l’information des organes par les espèces sensibles ne fait que donner l’occasion de former des similitudes de celles-ci par une activité « autonome » de l’intellect, l’ensemble des puissances se doit de demeurer lié à l’âme humaine, sans quoi toute « excitation », et par là toute connaissance du monde, serait impossible (cfr JEAN PECKHAM, Quodlibet IV, q. 28, resp.). 800 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 19, ad 15. 798 799

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« Manifestum est ergo quod potentiae partis sensitivae sunt in composito sicut in subiecto ; sed sunt ab anima sicut a principio. Destructo igitur corpore, destruuntur potentiae sensitivae, sed remanent in anima sicut in principio »801.

Quant à l’âme intellectuelle, unie au corps selon l’espèce, elle ne l’est pas selon l’activité ou l’opération. « […] potentiae animae non sunt partes essentiales, vel integrales, sed potentiales ; ita tamen quod quaedam earum insunt animae secundum se, quaedam vero composito »802.

Cette différence de perspective, qui distingue l’activité de la puissance intellectuelle et des puissances inférieures en leur lien avec l’âme, suggère bien le statut particulier de l’opération intellectuelle et la manière dont seule, elle demeure attachée à l’âme séparée. « […] anima unita corpori est quodammodo perfectior quam separata, scilicet quantum ad naturam speciei. Sed quantum ad actum intelligibilem habet aliquam perfectionem a corpore separata, quam habere non potest dum est corpori unita. Nec hoc est inconveniens : quia operatio intellectualis competit animae secundum quod supergreditur corporis proportionem ; intellectus enim non est actus alicuius organi corporalis »803.

Les puissances de l’âme sont les qualités par lesquelles cette dernière agit. Elles peuvent être comprises à ce titre, et sous la raison de la motion du corps par l’âme, comme des intermédiaires entre celle-ci et celui-là. Mais l’on ne peut concevoir d’intermédiaire selon que l’âme donne l’être au corps804. Nous voyons que les distinctions élaborées par Thomas permettent de clairement différencier les perspectives de l’être et de l’opération sur ce point. L’Aquinate conserve en outre une priorité ontologique indéniable à l’âme, unique forme substantielle, sur le corps et la matière. Selon Bazan, il faut dire que bien que l’âme « soit forme du corps, c’est elle qui possède l’être, qu’elle communique au composé, à la différence des formes substantielles qui ont l’être seulement en tant que principes du composé »805. Et le commentateur explique encore : « Dans le cas des créatures corporelles autres que l’homme, on ne peut pas dire que la forme soit ou subsiste, mais seulement que par la forme le composé existe. Mais on a vu que l’âme humaine, tout en étant forme substantielle, 801

Ibidem, a. 19, c. Ibidem, a. 19, ad 4 803 Ibidem, a. 17, ad 1. 804 Cfr Ibidem, a. 9, ad 1. 805 BAZAN, B. C., « Le dialogue philosophique entre Siger de Brabant et Thomas d’Aquin », p. 73. 802

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ne se trouve pas dans cette situation, car c’est elle ‘quae habet esse’. Dans le cas de l’homme, c’est la forme qui est le sujet de l’esse, et non pas le composé de matière et de forme. L’âme, comme forme substantielle subsistante, reçoit par elle-même l’être et le communique au composé ; il est donc clair que l’âme est en puissance par rapport à l’acte d’être et en cela consiste sa finitude. C’est cette nouvelle structure d’acte et de puissance, avancée par Thomas comme doctrine métaphysique, qui va rendre superflu l’hylémorphisme universel »806.

Par là, Thomas dépasse certainement l’hylémorphisme d’Aristote et la porte que ce dernier a pu laisser ouverte à un certain matérialisme : « quamvis enim essentia animae corpori uniatur ut forma, non tamen sicut forma materialis non habens esse absolute in quo subsistere possit »807. La compréhension de l’hylémorphisme humain développée par l’Aquinate ne fait que mettre en évidence la convergence et la hiérarchisation de deux ordres. L’ordre de l’altération accidentelle et des mouvements qui déterminent la nature ne peut fondamentalement entrer en concurrence avec celui de l’émergence de l’être de la substance. La puissance de l’âme semble certes d’abord passivement spécifiée par son objet, elle n’en participe pas moins à une spontanéité originaire issue de la primauté foncière de l’acte le plus formel, à savoir celui de l’acte d’être même en vertu duquel s’organisent, par la médiation d’une forme substantielle unique, l’ensemble des puissances. Dans l’ordre purement physique encore, non seulement l’être animé agit par un principe intrinsèque, dans la mesure où l’âme est principe de vie, c’est-à-dire de ce qui se meut par soi, mais encore tout ce qui semble requis à la nature d’un corps animé lui vient d’agents internes (puissances génératives, augmentatives, nutritives de l’âme végétative), au contraire des êtres inanimés, qui ne sont que par l’action qu’un agent naturel extérieur exerce sur eux808. La théorie des puissances 806 BAZAN, B. C., « La corporalité selon saint Thomas », p. 387. « […] anima sine dubio habet in se esse perfectum, quamvis hoc esse non resultet ex partibus componentibus quidditatem ipsius, nec per coniunctionem corporis efficitur ibi aliquod aliud esse ; immo hoc ipsum esse quod est animae per se, fit esse conjuncti : esse enim conjuncti non est nisi esse ipsius formae. Sed verum est quod aliae formae materiales, propter eorum imperfectionem, non subsistunt per illud esse, sed sunt tantum principia essendi » (THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 8, q. 5, a. 2, ad 2). 807 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 1, q. 2, a. 4, ad 4 ; « […] quia anima est forma absoluta, non dependens a materia, quod convenit sibi propter assimilationem et propinquitatem ad Deum, ipsa habet esse per se, quod non habent aliae formae corporales » (Ibidem, In I Sent., d. 8, q. 5, a. 2, ad 1) ; « Respondeo dicendum quod mihi non videtur in anima vel in aliqua substantia spirituali aliquo modo esse materiam, sed ipsas esse simplices formas et naturas » (Ibidem, In II Sent., d. 17, q. 1, a. 2, c.). 808 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 13, c : « Actio enim animae transcendit actionem naturae in rebus inanimatis operantis ; sed hoc contingit quantum ad

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de l’âme montre comment l’être animé possède en lui-même le principe de son mouvement, au contraire des êtres inanimés, soumis à une causalité matérielle seulement extérieure. A admettre que la matière n’est que pour la forme et que c’est bien la forme substantielle qui se donne ses puissances et en use dans un ordonnancement ontologique très finaliste de la matière et de ses dispositions, il faut bien reconnaître que c’est la forme substantielle elle-même qui, de quelque manière, doit être la source propre de l’engendrement et de la corruption, ou de sa séparation avec le corps. Elle occupe en soi légitimement une place médiatrice entre les ordres métaphysique et physique, qui tend à rapporter toute émergence naturelle à sa source ontologique, puisque la forme substantielle donne tout l’être à proprement parler. Très certainement, le débat sur l’unicité ou la pluralité des formes substantielles ne portait pas tant sur l’opportunité ou non de maintenir l’unicité métaphysique de l’être humain, que sur le meilleur moyen d’y parvenir. Et si les implications de ce débat se montraient d’une importance fondamentale pour nombre de questions théologiques – le statut du corps du Christ et de son humanité, la résurrection des corps, le statut de l’ange et de l’âme séparée, la transmission du péché, le culte des reliques –, que ces dernières ont également joué un rôle déterminant dans la manière dont s’est progressivement élaborée la discussion, le moteur et les principes de sa résolution relevaient d’abord de la philosophie naturelle, et plus particulièrement des rapports qu’entretenaient forme et matière au sein de la créature. Or il ne fait aucun doute à cet égard que l’attention des pluralistes s’est plutôt portée sur les phénomènes naturels et se basait sur les principes de la médecine et de la physique de leur temps. C’est alors un degré d’actuation de la matière, ou une matérialité en quelque façon seconde, permettant l’admission de degrés formels médians, qui devait assurer la continuité des processus de mutations substantielles. L’attention thomiste, d’emblée duo : scilicet quantum ad modum agendi, et quantum ad id quod agitur. Oportet autem quod quantum ad modum agendi omnis actio animae transcendat operationem vel actionem naturae inanimati ; quia, cum actio animae sit actio vitae, vivum autem est quod seipsum movet ad operandum, oportet quod omnis operatio animae sit secundum aliquod intrinsecum agens. Sed quantum ad id quod agitur, non omnis actio transcendit actionem naturae inanimati. Oportet enim quod fit esse naturale, et quae ad ipsum requiruntur : sic in corporibus inanimatis, sicut in corporibus animatis. Sed in corporibus inanimatis fit ab agente extrinseco, in corporibus vero animatis ab agente intrinseco ; et huiusmodi sunt actiones ad quas ordinantur potentiae animae vegetabilis. Nam ad hoc quod individuum producatur in esse, ordinatur potentia generativa ; ad hoc autem quod quantitatem debitam consequatur, ordinatur vis augmentativa ; ad hoc autem quod conservetur in esse, ordinatur vis nutritiva. Haec autem consequuntur corpora inanimata ab agente naturali extrinseco tantum ; et propter hoc praedictae vires animae dicuntur naturales ».

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portée à l’unicité métaphysique de ce qui est, devait plutôt souligner l’unicité de la forme chapeautant une matérialité physique en constante transformation. Cela offrit sans aucun doute la possibilité d’une considération nouvelle pour la substance en son être original propre, et permit à la forme substantielle et à son corrélat – en ce qui concerne du moins le monde sublunaire –, à savoir la matière première, de jouer de soi un rôle de médiation entre physique et métaphysique. I.5. MATIÈRE ET MOUVEMENT La génération, la corruption, mais aussi la simple altération accidentelle, notamment locale, peuvent être généralement qualifiées de mouvements. La controverse au sujet de l’unicité ou de la pluralité des formes substantielles, qui fait intervenir les questions de la quantification du mouvement, de l’éventuelle gradation des formes, de la possibilité d’une infinité en puissance ou de l’infini des parties sous l’unicité d’une forme en acte, soulève le problème de la continuité et de la discontinuité dans le mouvement, plus précisément au sein de la génération et de la corruption. Après avoir caractérisé sa relation avec la matière comme telle, il nous faut voir maintenant plus précisément comment la forme demeure, en sa relation avec la matière, le principe organisateur (organique) et directeur fondamental du mouvement, et par là de la science physique. Quelle place la relation entre forme et matière occupe-t-elle dans la définition thomasienne du mouvement ?

I.5.1. Hésitations à propos de la définition du mouvement et proposition de Thomas S’il existe un axiome fondamental des physique et métaphysique thomasiennes, c’est sans doute celui selon lequel « la perfection d’un être est conforme au mode propre de sa substance » ; « la manière dont une réalité atteint sa perfection révèle donc le mode de sa substance »809. Chaque substance est orientée vers la perfection qui lui est naturelle, c’est-à-dire qui découle de sa nature et l’accomplit. Les substances corporelles, soumises selon leur nature à un mouvement de la puissance à l’acte, n’atteindront donc leur perfection propre que par ce mouvement. C’est sous 809

Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 55.

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cette perspective qu’apparaît peut-être le mieux le caractère foncièrement réaliste et concret de la conception que se font Thomas et Aristote de la nature, dès lors qu’ils ne spécifient le mouvement ou le processus naturel qu’en fonction des sujets qui le supportent et des termes effectifs auxquels ces derniers tendent selon leurs principes. Plus précisément, tout mouvement n’intervient qu’entre opposés, ou selon une contradiction au sein d’une catégorie déterminée. Le mouvement ne peut dès lors s’appliquer qu’aux sujets composés810. Il advient à l’étant d’une part, et selon le genre prédicamental de celui-ci d’autre part811. On peut bien affirmer avec C. Trifogli812 que trois thèses essentielles du troisième livre de la Physique d’Aristote, ont formé le locus classicus des discussions médiévales à propos de la définition du mouvement : « Il n’est pas de mouvement hors des choses »813. « […] ce qui change, change toujours selon l’étance, la quantité, la qualité ou le lieu. Or, on ne peut saisir au-dessus de ceux-ci rien de commun, comme nous l’affirmons, qui ne soit ni chose déterminée ni quantité ni qualité ni aucun des autres attributs. Par conséquent, il n’y aura ni mouvement ni changement de rien d’autre que de ce que nous avons cité, puisque rien d’autre n’existe en dehors de ceux-ci »814. « […] du mouvement et du changement il y a autant d’espèces que de l’étant »815.

Liant le mouvement à la problématique catégoriale, Aristote en vient à soutenir qu’il existe autant de sortes de mouvements que de sortes d’étant auxquels ils s’appliquent. La thèse laissa les commentateurs insatisfaits, dans la mesure où, semblant amarrer ainsi tout mouvement au terme auquel il tend, le Stagirite a pourtant laissé dans la plus parfaite ambiguïté le statut ontologique de ce qui unissait ainsi le mouvement à son terme. Autrement dit, il ne précisa point s’il fallait considérer le mouvement et son terme à l’aune d’une seule et même essence, ou comme deux « choses » différentes816. 810 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 15, n. 139 ; IDEM, In XII Metaphys., 3, n. 2443 ; IDEM, De principiis naturae, 2. 811 Cfr THOMAS D’AQUIN, In XI Metaph., 9, nn. 2291-2293 ; IDEM, In XII Metaph, 2, n. 2428 ; IDEM, In III Phys., 1, nn. 281-282 ; IDEM, In V Phys., 2, n. 654. 812 TRIFOGLI, C., Oxford Physics in the thirteenth Century (ca. 1250-1270), p. 38. 813 ARISTOTE, Physique, 200b32-33. 814 Ibidem, 200b32-201a3. 815 Ibidem, 201a8-9. 816 Cfr TRIFOGLI, C., Oxford Physics in the thirteenth Century (ca. 1250-1270), pp. 4750.

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Les commentateurs arabes et médiévaux ont dû en outre, sur ce point, et plus particulièrement à propos du lien qui unissait le mouvement aux catégories, faire face à ce qui semblait une contradiction dans les écrits du Stagirite. Alors que celui-ci avait affirmé, dans le troisième livre de la Physique, que le mouvement pouvait être dit du lieu, des changements quantitatifs et qualitatifs, ainsi que du devenir, le texte des Catégories semble le placer uniquement dans la catégorie de passio. Les libertés que prendra Avicenne avec le vocabulaire aristotélicien sont bien connues. Il rabat la notion de principe naturel sur celle de cause efficiente ou de moteur. Or les principes de la nature, écrit-il, doivent être considérés soit à la manière d’une préparation, soit d’un perfectionnement. Dans le premier cas, ils préparent la matière à la réception des formes ; dans le second, ils oeuvrent à partir de l’extérieur de la nature elle-même à la donation des formes qui constituent les espèces naturelles817. Le mouvement du monde naturel se ramène dès lors essentiellement à une passio ou une réception des formes. La passio devient chez Avicenne un genre au sein duquel doivent être intégrés quatre espèces de mouvements : quantité, qualité, ubi et position. Ainsi le mouvement est-il vu en toutes ses occurrences comme une passion diversement spécifiée, dont la cause efficiente doit être trouvée hors de la nature818. Averroès quant à lui, se refuse à faire du principe actif du mouvement un être hors de la nature et souligne que, selon le Stagirite, le mouvement est à la fois défini comme passio et comme perfectio. Pour le Commentateur, il faut considérer que le mouvement doit être ramené au genre de sa perfection ou de son terme final lorsqu’il n’est considéré en différer que selon le plus ou le moins. En tant cependant qu’il est appréhendé comme le chemin même qui mène à son terme, de manière à ce qu’il soit distingué de ce dernier, il devra constituer un genre per se, et appartiendra à un prédicat particulier, celui de passio. Si, selon Averroès, la doctrine défendue dans les Catégories est certes plus connue, c’est le texte de la Physique qui touche au plus près de la vérité819. Cette distinction 817 « Principium autem motus aut est praeparans aut est perficiens. Sed praeparans est id quod praeparat materiam sicut motus spermatis in permutationibus praeparantibus. Et perficiens est id quod tribuit formam constituentem species naturales et est extra naturalia [...] » (AVICENNE, Sufficientia, I, 10, f. 19r B). 818 Cfr à ce popos MCCULLOUGH, E. J., « St. Albert on motion as Forma fluens and Fluxus formae », pp. 133-134. 819 AVERROÈS, In III Phys., c. 4, f. 87 r C-D : « [...] motus secundum quod non differt a perfectione, ad quam vadit, nisi secundum magis, et minus, necesse est ut sit de genere illius perfectionis. Motus enim nihil aliud est quam generatio partis post aliam illius perfectionis, ad quam intendit motus, donec perficiatur et fit in actu. Unde necesse

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entre un mouvement conçu comme « forma incompleta » d’une part et comme « via ad formam » d’autre part, tirée des ambiguïtés du texte d’Aristote, mais qu’Averroès avait ainsi rendue explicite, déterminera le cadre de la question du statut ontologique du mouvement pour les XIIIe et XIVe siècles820. Albert le Grand, lorsqu’il envisage le problème du mouvement dans sa Physica821, fait l’état des lieux des différentes thèses concernant la question. Il relève notamment trois opinions822, dont la dernière peut encore être divisée en deux options. Certains tout d’abord, écrit-il, ont pensé que le mouvement était une action, soulignant que l’action du moteur, l’effet sur le mobile et le mouvement lui-même relevaient d’une seule et même essence. Cette position impliquerait cependant que tout mobile soit moteur de lui-même, et attribuerait le mouvement à l’agent plutôt qu’au sujet mobile. La deuxième opinion assimile le mouvement à une passion. Mais il semble que réduire le mouvement à cette catégorie ne permette pas de le définir adéquatement. Une forme initiale mêlée de puissance ne diffère pas en définition de cette forme telle qu’elle est en acte, mais seulement selon son degré de participation à la forme substantielle terminale. C’est donc cette dernière qui doit donner sa définition spécifique au mouvement. C’est en fonction de son terme, un selon l’essence avec le mouvement, et de l’appartenance de ce terme à telle catégorie, que le mouvement pourra être dit lui-même appartenir à telle ou telle catégorie. Le mouvement est alors défini comme une forma fluens, c’est-à-dire un processus continu dont l’essence correspond au terme vers lequel il tend823. La troisième opinion soutient que le mouvement est un flux. Elle peut cependant encore être subdivisée selon que le flux est identifié avec la forme terminale selon l’essence, ce que fait Averroès, ou qu’il s’en distingue au contraire. Cette dernière voie peut encore être comprise de deux manières, à considérer le flux, soit comme une réalité prédicamentale à part entière, qui peut est ut motus qui est in substantia, inveniatur in genere substantiae : et motus, qui est in quantitate, in genere quantitatis : et similiter, qui est in ubi, et qualitate. Secundum autem quod est via ad perfectionem, quae est alia ab ipsa perfectione, necesse est ut sit genus per se. Via enim ad rem est aliud ab ipsa re. Et secundum hoc fuit positum praedicamentum per se. Et iste modus est famosior, ille autem est verior. Et ideo Aristotelis induxit illum modum famosum in praedicamentis, et istum modum verum in hoc libro ». Cfr aussi TRIFOGLI, C., Oxford Physics in the thirteenth Century (ca. 1250-1270), pp. 48-49. 820 Cfr Ibidem, pp. 50-51. 821 On y trouve un véritable petit traité du mouvement : ALBERT LE GRAND, Physica, Lib III, tr. 1, cap. 1-8, pp. 146-168. 822 Cfr Ibidem, pp. 150b-152a. 823 Cfr MCCULLOUGH, E. J., « St. Albert on motion as Forma fluens and Fluxus formae », pp. 142-143.

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être prédiquée univoquement de ses espèces824, ce que le maître colonais écarte vertement comme « debilis et superius improbata »825, car à proprement parler, le mouvement n’est pas un étant (ens), ni même véritablement quelque espèce de prédicament, mais plutôt un mode dit de l’étant (entis)826; soit comme, au cœur de divers prédicaments, quelque chose qui diffère spécifiquement de ce à quoi il tend pourtant, notamment parce qu’il est impossible à une forme de subir quelque altération sans disparaître complètement. Cette option, qu’il rapproche de la pensée d’Avicenne, fait donc du mouvement, un peu comme le sont le point ou l’unité pour le genre quantité, un principe et une via ad praedicamentum, certes dits du prédicament, mais ne s’y identifiant pas de soi827. Albert adoptera la solution générale d’Averroès, non sans la modifier quelque peu, dans le but de la tirer de l’ambiguïté fondamentale qu’elle avait pu asseoir dans l’interprétation des textes d’Aristote. Le maître colonais admet une possible différence de perfection au sein des formes, qui se traduit selon lui par un progrès dans l’esse, lors même que l’essence demeure identique828. Le fait de devenir noir, n’est pour le maître colonais rien d’autre que le fait pour la noirceur de fluer (nigrescere est nigredo fluens)829. L’ambiguïté de la définition du mouvement, admet Albert, surgit de ce qu’il peut être dit tant de la puissance active provenant du moteur que du mobile recevant passivement cette puissance ; deux formes qui semblent de surcroît, en rigueur aristotélicienne, devoir être considérées comme contraires. La solution d’Albert consiste alors à poser le mouvement comme le flux qui « s’étend » et relie le moteur à ce qu’il meut, posant ainsi une unité essentielle du mouvement : « Sed tamen quia movere non tantum nominat motum illum fluxum, sed cum fluxu nominat esse fluxum a motore, et moveri non tantum dicit fluxum, sed cum fluxu nominat susceptionem eius in subjecto, motus autem non dicit nisi motum, qui est ab uno in aliud, ideo movere non est moveri. Et tamen motus est unus fluxus eius, qui est eius quod est movere, et eius quod est moveri, sicut spatium ab Athenis ad Thebas et a Thebis ad Athenas unum et idem est in essentia, sed tamen secundum quod terminatum est ad Athenas, non est spatium terminatum ad Thebas »830.

824 825 826 827 828 829 830

Cfr ALBERT LE GRAND, Physica, L. III, tr. 1, cap. 3, p. 151b. Cfr Ibidem, cap. 3, p. 152a. Cfr Ibidem, cap. 3, p. 151a, 156b. Cfr Ibidem, cap. 3, p. 151b. Cfr Ibidem, cap. 3, p. 155a-b. Cfr Ibidem, cap. 3, p. 155a. Ibidem, cap. 8, p. 166a.

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Aussi le mouvement doit-il être considéré comme un selon l’essence dans le moteur comme dans le mobile. Movere pourtant, doit être distingué de moveri. Il ne l’est point selon l’essence, mais selon l’esse qui accompagne la quiddité. Autre est, selon le nom, la quiddité et l’esse, le mouvement selon qu’il provient du moteur ou selon qu’il est reçu dans un sujet831. Cette manière de caractériser le mouvement permet cependant à Albert d’en faire la perfection tant du moteur que du mobile, selon que le tout du mouvement est un « flux du moteur dans le mobile »832. Les Arabes ont parfois usé d’une définition du mouvement comme exitus de potentia in actum non subito. On la trouve tant chez Avicenne qu’Averroès833. Albert et Thomas également l’utilisent à l’occasion834. Les deux maîtres dominicains lui préfèrent pourtant nettement celle qu’établit Aristote au troisième livre de sa Physique835 : « motus est actus entis in potentia prout in potentia ». Tout d’abord, explique l’Aquinate, la première définition présuppose ce qu’elle doit définir. L’exitus en effet, est lui-même un mouvement. Et affirmer que le passage de la puissance à l’acte advient non subito, c’est faire intervenir une dimension temporelle sans prendre en compte que le temps est lui-même défini en fonction du mouvement, dont la définition est par conséquent à nouveau présupposée836. Plutôt que de définir le mouvement par le mouvement, ce qui ne revient en définitive à rien d’autre qu’à s’enfoncer toujours plus avant dans 831 Cfr Ibidem, cap. 8, pp. 166b-167b ; MCCULLOUGH, E. J., « St. Albert on motion as Forma fluens and Fluxus formae », pp. 147-148. 832 Cfr ALBERT LE GRAND, Physica, L. III, tr. I, cap. 8, pp. 167a-168a. Ainsi p. 168a : « [...] [motus] est entelechia moventis et mobilis, quae dicit totum, quod est motus, secundum quod est fluxus a movente in mobile [...] ». 833 AVICENNE, Sufficientia, II, 1, f. 23r AB ; AVERROÈS, Commentarium magnum in Aristotelis de anima libros, L. III, n. 28, p. 466. 834 Cfr par exemple THOMAS D’AQUIN, In III Sent., d. 22, q. 3, a. 1, ad 1 ; IDEM, Quaestiones disputate de veritate, q. 2, a. 1, ad 4. Cfr aussi ELDERS, L. J., De natuurfilosofie van Sint-Thomas van Aquino, pp. 75-76. Pour Albert, cfr ALBERT LE GRAND, In I Sent., d. 26, a. 6, p. 15a ; IDEM, Summa theologiae, Ia, tr. 18, q. 74, membr. 1, p. 765b ; Ibidem, Ia, tr. 18, q. 74, membr. 2, a. 3, p. 776b ; IDEM, Ethica, L. X, tr. 1, cap. 6, p. 611b ; IDEM, de motibus animalium, L. I, tr. 1, cap. 5, p. 266a. Albert juge explicitement de cette définition en Physica, L. III, tr. 1, cap. 7, pp. 163a-163b. 835 Cfr THOMAS D’AQUIN, In III Phys., 2, n. 285. Cfr également ALBERT LE GRAND, Physica, L. III, tr. 1, cap. 4-6, pp. 156b-162b. Albert estime cependant que si cette définition l’emporte sur le plan formel, il existe une autre définition plus évidente pour nous, menée secundum materiam (Cfr Ibidem, cap. 7, p. 162b). 836 THOMAS D’AQUIN, In III Phys., 2, nn. 284-286. Il faut, selon G. Meyer, y voir la raison pour laquelle Thomas n’admet de définition du mouvement que modale, ce qui constituerait encore le fondement de son rejet de la théorie albertiste du flux. Le flux en effet, écrit Meyer, « est lui-même un mode de mouvement et la continuité de ce flux implique un moment temporel » (MEYER, G., « Die Bewegungslehre des Thomas von Aquin », p. 47).

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l’indétermination des parties potentielles, il faut, selon Thomas, s’en référer aux actes ou aux termes qui donnent au mouvement son sol, c’est-àdire simultanément son commencement et sa fin837. La seconde définition apparaît dès lors sensiblement plus précise, et permet d’isoler la raison propre du mouvement comme tel, en distinguant clairement les raisons du sujet inquantum est quoddam ens d’une part, et inquantum est potentia ad aliud d’autre part. Le sujet en puissance est en effet considéré en tant qu’il est en puissance, précise Thomas, dans la mesure où les diverses perspectives sous lesquelles il se trouve par ailleurs effectivement en acte ne constituent pas l’objet de l’étude. La chaise en puissance n’est en son mouvement pas tant considérée sous l’acte ou la forme de la pièce de bois dont elle provient que sous la raison même sous laquelle elle est en puissance, c’est-à-dire la potentialité qui, de la pièce de bois, la fait tendre vers un acte ultérieur, à savoir la forme de chaise. Il n’est pas équivalent de considérer la pièce de bois en tant qu’elle est telle ou en tant qu’elle a la possibilité de devenir chaise. Seule la seconde perspective nous dit quelque chose du mouvement. Prenons l’exemple d’un homme malade hésitant à pratiquer son instrument de musique : un sujet identique pourra être considéré en puissance, tant vis-à-vis du fait de jouer de son instrument, que de celui d’être guéri, ce qui représente pourtant deux raisons de mouvement complètement différentes. Si le mouvement est donc très certainement intrinsèquement lié à la raison du sujet sous la perspective de sa puissance (actus entis in potentia), le redoublement de la potentialité dont use la définition (prout in potentia), s’il doit avoir un sens, ne peut être que de déterminer le passage de la puissance à l’acte en fonction de la fin ou de l’objet envers lequel le sujet est en puissance, isolant par là d’une part la raison du sujet, en tant qu’il est en puissance, tout en le rapportant d’autre part à son terme. On doit donc préciser, selon Thomas, que le mouvement est l’acte du possible, en tant qu’il est possible838, ce qui a le mérite 837 On peut assimiler le problème de l’appréhension du mouvement à celui de la ligne en tant que continu infiniment divisible : « Manifestum est enim in linea, quod ante quamlibet partem lineae est accipere punctum in medio illius partis ; et ante illud punctum medium est accipere aliquam partem lineae ; et sic in infinitum. Non tamen linea est infinita ; quia ante primum punctum lineae non est aliqua pars lineae. Et similiter considerandum est in motu : quia cum quaelibet pars motus sit divisibilis, ante quamlibet partem motus est accipere indivisibile aliquid in medio illius partis, quod est mutatum esse ; et ante illud indivisibile est accipere partem motus ; et sic in infinitum. Non tamen sequitur quod motus sit infinitus : quia ante primum indivisibile motus, non est aliqua pars motus. Illud tamen primum indivisibile non dicitur mutatum esse, sicut nec primum punctum lineae dicitur divisio » (THOMAS D’AQUIN, In VI Phys., 8, n. 838). 838 Cfr Ibidem, 2, n. 290 : « Manifestum est autem quod esse in potentia ad sanitatem, et esse in potentia ad aegritudinem, est alterum et alterum (et hoc dico secundum ordinem

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d’ordonner la raison, ici réfléchie, du sujet du mouvement, à sa relation envers son terme. Aussi le malade peut-il être à la fois sain et musicien en puissance sous sa raison d’être sujet, il ne sera considéré en tant qu’il est en puissance et sous la raison de mouvement que dans la mesure où ce dernier sera entamé vers son acte, par exemple vers le recouvrement de la santé. L’on n’a accès à quelque connaissance du mouvement, souligne Thomas, que par ce qui est mû, c’est-à-dire par son sujet, le mobile : « […] motus cognoscitur per id quod movetur, et loci mutatio per id quod localiter fertur, quasi minus notum per magis notum. Quod ideo est, quia id quod movetur est hoc aliquid, idest res quaedam per se stans ; quod non convenit motui. Unde mobile est notius motu, et per mobile cognoscitur motus […] »839.

Le mouvement est un acte affectant le mobile, saisi d’abord par les sens. Il n’a cependant aucun esse « fixe », souligne l’Aquinate840. Il semble à tout le moins qu’on ne puisse purement et simplement assimiler le mouvement en tant que tel à son terme, qui implique une certaine perfection formelle. Selon Thomas en effet : « […] mutatio autem per se est destructiva et corruptiva. Sed causa generationis et ipsius esse non est nisi per accidens. Ex hoc enim ipso quod aliquid movetur, recedit a dispositione quam prius habebat. Sed quod perveniat ad aliquam dispositionem, hoc non importatur in ratione motus inquantum est motus, sed inquantum est finitus et perfectus : quam quidem perfectionem habet motus ex intentione agentis, quod movet ad determinatum finem »841. ad obiecta) : alioquin si idem esset posse laborare et posse sanari, sequeretur quod laborare et sanari essent idem. Differunt ergo posse laborare et posse sanari secundum rationem, sed subiectum est unum et idem. Patet ergo quod non est eadem ratio subiecti inquantum est quoddam ens, et inquantum est potentia ad aliud : alioquin potentia ad contraria esset una secundum rationem. Et sic etiam non est idem secundum rationem color et visibile. Et ideo necessarium fuit dicere quod motus est actus possibilis inquantum est possibile : ne intelligeretur esse actus eius quod est in potentia, inquantum est quoddam subectum ». L’ajout de cette détermination dans la définition est nécessaire dans la mesure où la chose mise en mouvement se trouve en acte sous certains aspects, et en puissance sous d’autres. Aussi le mouvement ne concerne-t-il qu’une raison précise de la chose, selon laquelle elle est en puissance. Comme l’indiquait bien G. Meyer, la définition complète du mouvement doit rendre compte d’une décision de direction (Richtungsentscheidung) au sein des possibilités contradictoires portées par le sujet. Le mouvement détermine la réalisation de l’une des deux possibilités portées par une contradiction (la maladie ou la santé par exemple). Il prête à la possibilité portée par le sujet une orientation ou une direction qui imprime à ce dernier une finalité (Cfr à ce sujet MEYER, G., « Die Bewegungslehre des Thomas von Aquin », pp. 55-57). Les explications données sur ce sujet par Albert le Grand sont certainement parmi les plus claires (Cfr ALBERT LE GRAND, Physica, L. III, tr. 1, cap. 5, pp. 159b-160b). 839 THOMAS D’AQUIN, In IV Phys., 18, n. 587. 840 Cfr Ibidem., 23, n. 629. 841 Ibidem, 22, n. 621.

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Non seulement le mouvement apparaît comme une corruption de son prius, mais sous la perspective de son terme, il n’est encore rien d’autre qu’un « actus imperfectus, qui est inchoatio quaedam actus perfecti in eo quod movetur : sicut in eo quod dealbatur, iam incipit esse aliquid albedinis »842. Ce qui donc caractérise le mouvement est un statut intermédiaire, particulièrement instable, entre la pure puissance et l’acte parfait : « Considerandum est igitur quod aliquid est in actu tantum, aliquid vero in potentia tantum, aliquid vero medio modo se habens inter potentiam et actum. Quod igitur est in potentia tantum, nondum movetur : quod autem iam est in actu perfecto, non movetur, sed iam motum est : illud igitur movetur, quod medio modo se habet inter puram potentiam et actum, quod quidem partim est in potentia et partim in actu ; ut patet in alteratione »843.

Prenant alors exemple d’une eau que l’on chauffe, Thomas écrit : « Ipse igitur actus imperfectus caloris in calefactibili existens, est motus : non quidem secundum id quod actu tantum est, sed secundum quod iam in actu existens habet ordinem in ulteriorem actum ; quia si tolleretur ordo ad ulteriorem actum, ipse actus quantumcumque imperfectus, esset terminus motus et non motus, sicut accidit cum aliquid semiplene calefit. [...] Et similiter si actus imperfectus consideretur tantum ut in ordine ad ulteriorem actum, secundum quod habet rationem potentiae, non habet rationem motus, sed principii motus [...]. Sic igitur actus imperfectus habet rationem motus, et secundum quod comparatur ad ulteriorem actum ut potentia, et secundum quod comparatur ad aliquid imperfectius ut actus. Unde neque est potentia existentis in potentia, neque est actus existentis in actu, sed est actus existentis in potentia [...] »844.

Ainsi Thomas donne-t-il sa définition de l’« entéléchie » aristotélicienne, « idest actus, existentis in potentia secundum quod huiusmodi »845. Se tenant relativement à distance de la discussion née avec Averroès846, reprise par Albert, sur le statut du mouvement comme forme imparfaite ou flux de forme, l’Aquinate n’ergote pas à propos des éventuelles incohérences entre Physique III et le traité des Catégories. Il évite de devoir prendre position en prenant pour ainsi dire la contradiction au mot, et déplace le noeud conceptuel de la controverse d’une manière décisive, soutenant qu’il faut maintenir une nécessaire distinction, dans la considération du mouvement, THOMAS D’AQUIN, In III Phys., 5, n. 324. Ibidem, 2, n. 285. 844 Idem. 845 Idem : « [...] motus est entelecheia, idest actus, existentis in potentia secundum quod huiusmodi ». 846 Cfr à ce propos TRIFOGLI, C., Oxford Physics in the thirteenth Century (ca. 12501270), pp. 61-62. Trifogli voit en vérité dans l’exposition de Thomas une critique implicite de la théorie averroïste du « mouvement-forme ». 842 843

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entre l’acte imparfait qui nous est observable dans la nature, et son caractère intermédiaire, seulement accessible par la raison intellective : « Nam ratio motus completur non solum per id quod est de motu in rerum natura, sed etiam per id quod ratio apprehendit. De motu enim in rerum natura nihil aliud est quam actus imperfectus, qui est inchoatio quaedam actus perfecti in eo quod movetur : sicut in eo quod dealbatur, iam incipit esse aliquid albedinis. Sed ad hoc quod illud imperfectum habeat rationem motus, requiritur ulterius quod intelligamus ipsum quasi medium inter duo ; quorum praecedens comparatur ad ipsum sicut potentia ad actum, unde motus dicitur actus ; consequens vero comparatur ad ipsum sicut perfectum ad imperfectum vel actus ad potentiam, propter quod dicitur actus existentis in potentia, ut supra dictum est »847.

Si Thomas évite de mesurer ces deux conceptions l’une à l’autre et esquive par là le noeud de la controverse après Averroès, il faut reconnaître que sa solution continue de s’inspirer de la manière dont le philosophe de Cordoue avait posé le problème, puisque ce dernier déjà, distinguait le mouvement comme forme imparfaite, c’est-à-dire appréhendé à partir de l’acte vers lequel il tend, de la considération du mouvement comme tel, qui réclamerait quant à elle une catégorie en propre, en l’occurrence celle de passio. Thomas envisage en quelque sorte de concert, d’une part une conception du mouvement comme forme ou comme acte imparfait, tirée par Averroès de la Physique, et d’autre part, à prendre le traité des Catégories pour ce qu’il est, c’est-à-dire un traité des modes de prédication et donc d’appréhension du réel par le discours et la pensée, une conception qui peut s’y concilier, tirée de l’intellection du mouvement comme telle. On remarquera encore comment le début du commentaire du troisième livre de la Physique semble lui-même entamer un tracé correspondant à celui de la constitution de la substance pour la pensée, puisqu’il ne s’agit en effet, en première hypothèse, que de s’attarder à un ens mobile, qui ne prendra les traits du corps que par la saisie des contacts impliqués par le mouvement, et seulement perçus par le toucher : « Postquam Philosophus definivit motum, hic ostendit cuius actus sit motus, utrum scilicet mobilis vel moventis. Et potest dici quod hic ponit aliam definitionem motus, quae se habet ad praemissam ut materialis ad formalem, et conclusio ad principium. Et haec est definitio : motus est actus mobilis inquantum est mobile. […] Deinde cum dicit : Ad hoc enim agere etc., ostendit unde accidat moventi quod moveatur. Non enim accidit ei ex hoc quod movet, sed ex hoc quod movet tangendo : quia movere est agere ad hoc 847 THOMAS D’AQUIN, In III Phys., 5, n. 324. Cfr MEYER, G., « Die Bewegungslehre des Thomas von Aquin », pp. 60-62.

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quod aliquid moveatur ; id autem quod sic a movente patitur, movetur. Sed hoc quod est agere facit tactu ; nam corpora tangendo agunt : unde sequitur quod et simul patiatur, quia quod tangit, patitur. Sed hoc intelligendum est quando est mutuus tactus scilicet quod aliquid tangit et tangitur, ut contingit in his quae communicant in materia, quorum utrumque ab altero patitur dum se tangunt. Corpora autem caelestia, quia non communicant cum corporibus inferioribus in materia, sic agunt in ea quod non patiuntur ab eis, et tangunt et non tanguntur, ut dicitur in I de Gen. »848.

Or le toucher n’est lui-même rendu possible, comme nous le verrons au cours de notre troisième chapitre, que par la médiation d’une harmonisation mathématique des lignes et des surfaces des corps en présence. Cette considération quantitative occupe ainsi une place médiatrice essentielle, assise en d’autres lieux par le rôle accordé aux sensibles communs, qui comprennent précisément tant le mouvement que la grandeur. Autant de sensibles qui demandent encore, pour être réunis dans la formation d’un objet sensible unifié, l’étude d’un sens commun, siège de l’imagination et de la mémoire, dont la fonction est clairement distinguée des sensibles qui supportent pourtant le même qualificatif, et permet de concevoir comment l’étude du mouvement comme chose successive, nonobstant la divisibilité intrinsèque de celui-ci, demande sa soumission à la perspective de l’unité d’un acte. I.5.2. Nature et mouvement Le statut que Thomas accorde, à la suite du Stagirite, au lieu naturel des corps, est caractéristique849. Il faut bien le distinguer de la notion moderne d’espace. Si l’on peut à la rigueur tirer légitimement de la pensée thomiste une notion d’espace abstraite, obtenue, bien que dérivée d’elle, à part de l’étendue concrète ou des dimensions terminées attribuées à chaque individu corporel – cette quantité abstraite serait dès lors, de même qu’une quantité interminée, un être de raison, une abstraction élaborée par l’esprit –, il ne peut être aucunement question, ni chez Aristote, ni chez Thomas, d’une étendue qui, absolument indépendante de tout sujet, subsisterait par elle-même et préexisterait aux divers êtres matériels. Ces auteurs ne connaissent pas un espace qui serait de soi substance850. Ainsi leurs THOMAS D’AQUIN, In III Phys., 4, n. 297, n. 301. Cfr DE TONQUEDEC, J., La philosophie de la nature, Partie 1, fascicule 3, p. 59 ; WEISHEIPL, J. A., « Motion in a void : Aquinas and Averroes », p. 121. 850 Cfr à ce propos les mises au point de De Tonquédec : DE TONQUEDEC, J., La philosophie de la nature, Partie 1, fascicule 3, pp. 57-59. 848 849

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réflexions se penchent-elles plutôt sur la nature du « lieu » propre à chaque étant, tout en écartant la notion de « vide », qui, comme l’ont souligné déjà plusieurs interprètes, est finalement plus proche de notre notion commune de l’espace que ne l’est celle de lieu851. Le terme de vide fait en effet référence à un absolu, à une sorte d’espace existant hors de l’esprit et qui ne contiendrait absolument rien en soi, ni aucune chose, ni aucune force, ni encore aucune résistance852. La discussion du problème du vide occupe une large place au sein du livre IV de la Physique d’Aristote. Le Stagirite s’y oppose aux vues des atomistes, Leucippe et Démocrite, qui, cherchant à établir contre les Eléates l’existence du mouvement, affirmaient que le réel était constitué d’atomes incorruptibles et inengendrés, dont le mouvement requérait l’existence d’un certain interstice qui les sépare, c’est-à-dire d’un vide. Si le vide à l’extérieur des corps permettait de rendre compte de leur mouvement local, ainsi que de certaines altérations, le vide existant entre les atomes, à l’intérieur d’un corps constitué de ceux-ci, expliquait les phénomènes de raréfaction et de condensation. Mais l’hylémorphisme aristotélicien ne contraint en rien à postuler l’existence du vide : « Nous au contraire, écrit Aristote, nous disons d’après nos principes établis, qu’il y a une matière unique pour les contraires, le chaud et le froid et les autres contrariétés physiques, que l’étant en acte advient à partir de l’étant en puissance, et que la matière, selon le cas, de la couleur, de la chaleur et du froid, n’est pas séparée mais différente par l’être et une par le nombre. D’autre part, la matière est la même pour un corps grand ou petit. Et c’est clair, car lorsque l’air advient à partir de l’eau, la même matière est devenue, sans addition d’autre chose, mais ce qu’elle était en puissance, elle l’est devenue en acte. Et inversement, il en va de même pour l’eau à partir de l’air, passant tantôt de la petitesse à la grandeur, tantôt de la grandeur à la petitesse »853.

Les contraires possèdent une même matière. Dès lors « la grandeur et la petitesse de la masse sensible ne s’étendent pas par addition de matière, mais parce que la matière est les deux en puissance, de sorte que la même chose est dense et rare, et leur matière est unique »854. Ainsi tout lieu estil en quelque sorte rempli par une matière, et le vide ne peut-il exister. Cette théorie permet d’expliquer la condensation et la raréfaction d’un corps sans avoir à postuler l’existence du vide, à moins que l’on souhaite 851 852 853 854

Cfr WEISHEIPL, J. A., « Motion in a void : Aquinas and Averroes », p. 122. Cfr Idem. ARISTOTE, Physique, 217a21-217a30. Ibidem, 217b8-217b10.

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appeler « vide », nous dit Aristote, la puissance ou la matière considérée en elle-même, ce qui revient à en faire une pure abstraction855. Il n’est pas nécessaire de nous attarder ici sur la série d’arguments présentés par Aristote contre l’existence du vide. Revenons simplement sur celui-ci, le plus connu, et qui commence par ces lignes : « nous voyons le même poids et corps être porté plus rapidement pour deux raisons : à cause de la différence de ce à travers quoi, par exemple de l’eau, de la terre ou de l’air, ou à cause de la différence du transporté, due, si tout le reste est identique, à l’excès de poids ou de légèreté. D’une part donc, le milieu à travers lequel la chose est portée est cause, parce qu’il fait obstacle, surtout quand il est porté en sens contraire, ensuite aussi quand il est en repos […] »856.

Un corps, nous dit Aristote, sera transporté plus ou moins vite proportionnellement à la résistance du milieu au travers duquel il est transporté (eau, air, etc.). Mais le vide ne possède aucun rapport proportionnel au corps, pas plus que le zéro au nombre ou le point à la ligne. Ainsi le mouvement, s’il prend place dans le vide, n’aura aucune proportion par rapport au plein857. Tous les mouvements, en raison des corps qu’ils traversent et du temps écoulé pour les traverser, sont proportionnels. Si donc il devait exister un mouvement dans le vide, ce dernier devrait entrer en proportion avec un temps déterminé et un certain type de corps particulièrement subtil. Bref, nous en arriverions à cette impossibilité, nous dit Aristote, qu’en un même temps, un corps pourra être considéré avoir parcouru un vide ou un plein858. La plupart des commentateurs ont interprété cet argument comme si le Stagirite voulait y affirmer la nécessité d’un medium, non seulement à dessein de mesurer la différence de vitesse qui résulte proportionnellement de la densité de ce medium, mais encore dans le but de l’intégrer à l’explication de tout mouvement en tant que tel859. De l’absence de proportion entre le vide et le plein, on pouvait conclure en effet qu’au sein du vide, ou en l’absence de corps intermédiaire véritablement résistant, le mouvement serait instantané, c’est-à-dire qu’un certain corps en position A devrait être en même temps en une position B ; conclusion qui, si 855

Ibidem, 217b20-217b25. Ibidem, 215a25-215a30. 857 Cfr Ibidem 216b20. 858 Cfr Ibidem, 216a3-216a8. 859 Cette interprétation a d’ailleurs déterminé les réactions anti-aristotéliciennes et l’essor de la nouvelle physique à la renaissance : Cfr à ce sujet MAIER, A., « Ergebnisse der spätscholastischen Naturphilosophie », pp. 161-187. 856

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elle semble légitime, n’est pas tirée explicitement par Aristote lui-même. Un commentateur aussi autorisé que Sir David Ross en concluait qu’Aristote « s’est égaré en pensant la vitesse essentiellement comme le surpassement de la résistance et non comme le franchissement d’une certaine distance en un certain temps »860. J. Weisheipl, quant à lui, a relevé avec bonheur la façon dont Thomas s’était à cet égard notablement distingué, en soutenant qu’en ce passage « la discussion introduite par Aristote est une raison pour la contradiction de la position, et non une raison démonstrative au sens strict »861. Seuls ceux, en vérité, qui admettent l’existence du vide dans leur explication du mouvement, ont également besoin d’imaginer un medium au sein duquel ce dernier puisse advenir. Aristote argumente en procédant par l’absurde : acceptant comme prémisse le fait que la cause entière de la rapidité ou de la lenteur se trouve dans ce medium, il conclut à l’impossibilité d’une explication satisfaisante du mouvement. En ce qui concerne l’opinion d’Aristote elle-même, il est en effet plus sage et plus fidèle à l’ensemble de ses écrits d’admettre que la cause principale de la rapidité et du mouvement même d’un corps n’est autre que sa propre nature. Le fait que le corps ou son mouvement puisse être ralenti ou accéléré en fonction de la plus ou moins grande subtilité du milieu qu’il traverse n’est bien évidemment pas exclu par cette hypothèse, mais ce milieu ne joue pour le Stagirite que le rôle d’une résistance et n’est point cause du mouvement au sens où il en déterminerait la possibilité ou l’impossibilité. Cette « erreur » dans l’interprétation d’Aristote, devenue traditionnelle, fut l’un des arguments qui poussèrent la plupart des philosophes médiévaux de la nature à adopter la théorie de l’impetus au XIVe siècle. Ce passage du Stagirite est évoqué à nouveau alors que Benedetti et Galilée font évoluer l’impetus en inertie. Quant à Thomas, il rejetait nettement l’impetus. Le principe interne du mouvement des corps doit être, selon l’Aquinate, considéré sous l’angle d’une radicale passivité. Thomas rappelle que ce qui se meut naturellement a déjà, selon Aristote, un principe interne de mouvement et de repos, appelé précisément sa « nature » par le Stagirite. Le mouvement dit « naturel » s’oppose au mouvement « violent », qui est imposé au corps de l’extérieur et sans considération des tendances naturelles du mobile. Le mouvement des corps célestes, souligne ROSS, W. D., Aristotle’s Physics, p. 61. THOMAS D’AQUIN, In IV Phys, 12, n. 10 ; Cfr WEISHEIPL, J. A., « Motion in a void : Aquinas and Averroes », p. 130. 860 861

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néanmoins Thomas, est naturel, sans pour autant dépendre exclusivement du principe que l’on appelle leur « nature », puisque la cause de leur mouvement semble être l’action d’un intellect, comme Aristote l’avait déjà mentionné dans le VIIIe livre de sa Physique et dans le XIIe de sa Métaphysique862. Le principe actif du mouvement d’un corps céleste est une substance intellectuelle, tandis que sa nature, en vertu de laquelle il incline à tel mouvement particulier, exerce le rôle de principe passif 863. Le principe du mouvement est également double au sein du monde sublunaire : d’une part actif, il est le moteur du mouvement des animaux et doit être identifié à l’âme ; d’autre part passif, selon que le corps a une aptitude ou inclination naturelle à être mû de telle ou telle manière864. C’est selon ce dernier mode que les corps sont mus selon le lourd et le léger. Les corps inanimés sont mus selon leur nature vers un lieu propre. Pour Averroès, un medium était nécessaire à tout mouvement, violent comme naturel. Dans le Troisième livre de son commentaire du de Caelo, Thomas relève deux arguments avancés par le grand philosophe arabe865. Tout d’abord, Averroès soutient que la première cause efficiente d’un mouvement naturel est celle qui donne au corps mû sa forme et le mouvement naturel qui lui est consécutif, tout comme elle lui donne les accidents qui découlent de cette forme. Ainsi le géniteur cause-t-il le mouvement par l’intermédiaire de la forme. Mais le mouvement naturel doit immédiatement suivre de son moteur. Et parce que le mouvement naturel ne suit pas immédiatement de son géniteur mais de la forme, c’est donc cette dernière qui est le moteur propre dans le mouvement naturel. La forme substantielle du corps est encore appelée moteur conjoint (motor coniunctus) du mouvement866. Tout corps naturel lourd ou léger se meut donc lui-même, bien que par accident, comme le navigateur meut le vaisseau par le mouvement duquel il est lui-même mû. De façon similaire, les corps lourds et légers meuvent l’air, par le mouvement duquel ils sont eux-mêmes mus. Averroès soutient également, à la suite du livre IV de la Physique d’Aristote, qu’il est nécessaire qu’il y ait une certaine résistance entre le moteur et le mobile au sein du mouvement local. Etant donné que cette résistance ne peut prendre place entre la matière et la forme du corps, la présence d’un medium est nécessaire, qui est l’air ou l’eau. Cfr THOMAS D’AQUIN, In I De Caelo, 3, n. 22. Cfr Idem. 864 Cfr Idem. 865 Cfr THOMAS D’AQUIN, In III De Caelo, 7, n. 593. 866 Cfr WEISHEIPL, J. A., « The Commentary of St. Thomas on the De Caelo of Aristotle », p. 200. 862 863

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Ces arguments reposent selon Thomas sur une même erreur : faire de la forme du corps lourd ou léger un principe actif de mouvement, à la manière d’un moteur ou d’une cause efficiente867. Selon Averroès, s’il n’existait aucune résistance à l’inclination de la forme, le mouvement procéderait immédiatement de la cause elle-même qui a engendré cette forme868. La « nature » d’un corps n’est cependant pas, pour Thomas, le principe du mouvement comme le serait un agent ou un moteur, mais, en vertu du sens donné par l’Aquinate à la notion de « principe »869, elle est plutôt la source, le premier terme par lequel la chose est mue par le moteur, de même que la couleur est le principe de la vision, par lequel quelque chose est vu870. La forme substantielle du patient elle-même n’est en ce sens rien d’autre qu’un instrument par lequel l’agent exerce son action871. Aussi la seule cause per se du mouvement ne peut être en dernière instance que le géniteur même de la chose mue872. « Les mouvements du lourd et du léger ne procèdent donc pas du géniteur par la médiation d’un autre principe mouvant ; il ne faut pas non plus chercher une autre résistance en ces mouvements que celle qui est entre le géniteur et l’engendré »873. « Dans les corps lourds et légers, il y a un principe formel de mouvement, parce que, comme d’autres accidents suivent de la forme substantielle, il en est ainsi du lieu, et par conséquent d’être mû vers un lieu ; non que la forme naturelle soit ainsi un moteur, mais le moteur est le géniteur, qui donne telle forme, de laquelle suit tel mouvement »874. Une fois la puissance prime actualisée par son acte premier ou sa forme substantielle, sous Cfr THOMAS D’AQUIN, In III De Caelo, 7, n. 594. Cfr WEISHEIPL, J. A., « The Commentary of St. Thomas on the De Caelo of Aristotle », p. 200. 869 THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 1, n. 145 : « Ponitur autem in definitione naturae principium, quasi genus et non aliquid absolutum, quia nomen naturae importat habitudinem principii ». 870 Cfr THOMAS D’AQUIN, In III De Caelo, 7, n. 594 : « Nam forma gravis et levis non est principium motus sicut agens motum, sed sicut quo movens movet ; sicut color est principium visionis, quo aliquid videtur ». 871 Cfr WEISHEIPL, J. A., « The Commentary of St. Thomas on the De Caelo of Aristotle », p. 201. 872 Cfr WEISHEIPL, J. A., « The principle omne quod movetur ab alio movetur in medieval Physics », p. 90. 873 THOMAS D’AQUIN, In III De Caelo, 7, n. 594. 874 THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 1, n. 144 : « In corporibus vero gravibus et levibus est principium formale sui motus (sed huiusmodi principium formale non potest dici potentia activa, ad quam pertinet motus iste, sed comprehenditur sub potentia passiva: gravitas enim in terra non est principium ut moveat, sed magis ut moveatur): quia sicut alia accidentia consequuntur formam substantialem, ita et locus, et per consequens moveri ad locum: non tamen ita quod forma naturalis sit motor, sed motor est generans, quod dat talem formam, ad quam talis motus consequitur ». 867 868

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l’action d’un géniteur extérieur, l’acte second semble suivre de la nature même de la substance ainsi constituée. Le mouvement s’ensuit donc indéniablement d’un principe intrinsèque, engendré cependant en une matière prime à partir d’un agent extérieur. Aussi le mouvement naturel ou l’actualisation seconde advenant à toute substance naturelle ne sont-ils produits que par l’introduction d’une aptitude à l’acte, inscrite par l’action d’un géniteur. Cette aptitude ou vertu, désormais principe intrinsèque de mouvement, apparaît dès lors comme un instrument résolument passif en regard du moteur premier. Un milieu n’est donc pas requis pour le mouvement naturel, puisque ce qui se meut de cette manière n’a besoin que de posséder en lui une vertu (virtus) principe de mouvement875, un principe formel (la nature comme forme) sans être cause efficiente. Le milieu n’est nécessaire que pour le mouvement violent, qui fait appel à l’activité d’une cause extérieure et pour lequel le corps ne possède aucune virtualité innée876. Ainsi l’air, par exemple, a-t-il pour fonction de supporter les projectiles dans le mouvement violent qui leur a été communiqué, après qu’ils ont quitté la main de celui qui les lance877. Le mouvement naturel ne requiert aucun motor coniunctus, aucune cause efficiente du mouvement distincte du géniteur qui produit la forme naturelle dans le corps878. L’être vivant, si l’on peut dire qu’il se meut lui-même en certains cas, n’est pas au sens propre la cause efficiente du mouvement de son coeur ou de sa respiration. Il résulte plus simplement de sa nature même et il découle de sa forme propre de posséder un coeur en état de marche et de respirer. Le mouvement du coeur suit de la possession de l’âme, de même que, selon la comparaison de Thomas, c’est en vertu de sa forme que le fer est attiré par l’aimant879. Ainsi peut-on sans doute suivre les explications de J. Weisheipl concernant l’application de l’expression omne quod movetur ab alio movetur. Il est certain en effet que, pour l’Aquinate, le principe premier d’un mouvement en toute chose n’est autre que sa forme substantielle. Mais puisque la forme dont découle le mouvement se doit d’avoir d’abord été engendrée, c’est-à-dire mue en un certain sens, le moteur au sens propre ne peut être que son géniteur même. Une aptitude aux accidents suit de la 875 « […] id quod naturaliter movetur, habet sibi inditam virtutem, quae est principium motus […] » (THOMAS D’AQUIN, In III De Caelo, 7, n. 594). 876 Cfr Idem. 877 Cfr Ibidem, 7, nn. 590-591. 878 Cfr WEISHEIPL, J. A., « The Commentary of St. Thomas on the De Caelo of Aristotle », p. 201. 879 Cfr THOMAS D’AQUIN, De motu cordis, p. 128b.

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forme substantielle inscrite au coeur de la chose par son géniteur. Aussi ce n’est pas la forme naturelle qui, à proprement parler, doit être qualifiée de moteur, mais bien le géniteur qui donne cette forme de laquelle suit le mouvement880. Ce qui donc est mû en première instance, n’est autre que la nature en son sens le plus passif, c’est-à-dire la matière précédant l’existence même du corps et réceptrice de la forme substantielle881. Plus généralement, le principe formel inhérent à la chose ne peut lui-même, dans la raison du mouvement, être considéré comme actif au sens d’efficient ou de moteur. Il est une puissance passive mue par celui qui l’a engendrée au sein de la chose. « […] principium formale non potest dici potentia activa, ad quam pertinet motus iste, sed comprehenditur sub potentia passiva : gravitas enim in terra non est principium ut moveat, sed magis ut moveatur »882. Selon une définition célèbre d’Aristote : la nature est « un certain principe et la cause du mouvement et du repos en ce en quoi elle réside en premier, par soi et non selon l’accident »883. C’est là le fondement même de la physique aristotélicienne, puisque cette dernière, par définition, « considère les accidents et les principes des êtres en tant que mus », par contraste avec la « science première » par exemple, qui étudie les choses « en tant que les substrats sont des êtres et non sous quelque autre rapport »884. Thomas qualifie de « ridicule » la tentative qui consiste à vouloir « corriger » Aristote en définissant la nature par quelque chose d’absolu, comme une force à l’intérieur des choses (vis insita rebus), ou quelque 880 « [...] non tamen ita quod forma naturalis sit motor, sed motor est generans, quod dat talem formam, ad quam talis motus consequitur » (THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 1, n. 144). 881 Cfr à ce propos WEISHEIPL, J., « The principle omne quod movetur ab alio movetur in medieval Physics », p. 92. 882 THOMAS D’AQUIN, In II Phys, 1, n. 144. Concernant le principe passif du mouvement, cfr encore THOMAS D’AQUIN, In VIII Phys., 8, n. 1035 « Concludit igitur manifestum esse ex dictis, quod nihil horum, scilicet gravium et levium, movet seipsum: sed tamen motus eorum est naturalis, quia habent principium motus in seipsis; non quidem principium motivum aut activum, sed principium passivum, quod est potentia ad talem actum. Ex quo patet contra intentionem philosophi esse, quod in materia sit principium activum, quod quidam dicunt esse necessarium ad hoc quod sit motus naturalis: sufficit enim ad hoc passivum principium, quod est potentia naturalis ad actum ». 883 ARISTOTE, Physique, 192b20-22. 884 ARISTOTE, Métaphysique, 1061b30 ; Cfr à ce propos AUBENQUE, P., Le problème de l’être chez Aristote, pp. 37-39. A propos du sujet de la Physique, Thomas écrit : « Et quia omne quod habet materiam mobile est, consequens est quod ens mobile sit subiectum naturalis philosophiae. Naturalis enim philosophia de naturalibus est ; naturalia autem sunt quorum principium est natura ; natura autem est principius motus et quietis in eo in quo est ; de his igitur quae habent in se principium motus, est scientia naturalis » (THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 1, n. 3).

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chose de ce mode885. La nature est un principe et une cause886 et n’a, en tant que telle, pas d’être absolu de soi-même. Elle n’a d’être que relatif 887. Le terme de « nature » ne semble désigner rien qui soit au sens propre (quid est), mais joue plutôt le rôle d’un principe quo quelque chose peut être888. Thomas refuse donc la thèse (averroïsme en quelque sorte dilué) de la présence au sein de la matière d’un principe actif ou d’une forme inchoative (inchoatio formae), c’est-à-dire préexistant potentiellement dans la matière, assimilée à la privation et qui assisterait de manière nécessaire, en tout mouvement naturel, l’action de la cause externe889. Les défenseurs d’une telle forme inchoative au sein de la matière soutiennent que les choses dont la matière ne contient aucun principe actif intrinsèque sont produites par l’art seul, alors qu’un principe actif doit être présent au sein de la matière lors de la génération naturelle890. Ils affirment en effet que Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 1, n. 145. Cfr Idem. L’emploi du mot « cause » par Aristote, ne met pas à mal l’usage que Thomas fait du « concept » de nature. Car si la nature peut être dite une cause, c’est parce qu’elle est principe de certains mouvements précis, tel le mouvement auto-moteur des animaux, à la manière dont la nature permet à certaines parties du composé, de se comporter comme des causes motrices. En outre, ce qui engendre, ou la cause efficiente, produit dans ce qu’il meut la forme par laquelle celui-ci se trouve mû. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 5, n. 180. Cfr WEISHEIPL, J., « The specter of motor coniunctus in medieval Physics », p. 112. 887 Cfr AERTSEN, J. A., Nature and Creature, p. 77 ; WEISHEIPL, J. A., « The concept of nature », pp. 16-17. Selon la compréhension qu’en donne Thomas, le « principe », dans la définition d’Aristote, renvoie la « nature » non à quelque chose d’absolu (non aliquid absolutum), mais au principe d’une génération : « Ponitur autem in definitione naturae principium, quasi genus, et non aliquid absolutum, quia nomen naturae importat habitudinem principii. Quia enim nasci dicuntur ea quae generantur coniuncta generanti, ut patet in plantis et animalibus, ideo principium generationis vel motus natura nominatur » (THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 1, n. 145). 888 Cfr sur ce point AERTSEN, J. A., Nature and Creature, pp. 32-33. Cfr THOMAS D’AQUIN, Quodlibet II, q. 2, a. 2, ad sed contra : « […] natura dicitur constituere suppositum etiam in compositis ex materia et forma, non quia natura sit una res et suppositum alia res (hoc enim est secundum opinionem dicentium quod natura speciei sit forma tantum, quae constituit suppositum sicut totum); sed quia secundum modum significandi natura significatur ut pars [...], suppositum vero ut totum; natura significatur ut constituens, et suppositum ut constitutum » ; THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 2, a. 3, ad 6 : « […] cum natura intelligatur esse principium quo res subsistit […] ». La nature, insiste à plusieurs reprises Thomas, a trait à la notion de principe : Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 34, q. 2, ad 3 : « […] natura semper habet rationem principii […] » ; IDEM, In II Phys., 1, n. 145 : « […] nomen naturae importat habitudinem principii » ; IDEM, In II Phys., 2, n. 152 : « […] natura habet rationem principii […] ». 889 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 1, n. 143 ; Cfr WEISHEIPL, J. A., « The concept of nature », p. 13. Weisheipl précise ici que les quidam auxquels s’adressent les critiques du commentaire de la Physique sont Albert le Grand (pour sa thèse de l’inchoatio formae) et Bonaventure (défenseur de la ratio seminalis). Cfr encore ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, pp. 451-453. 890 Cfr THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 8, n. 1442. 885 886

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« […] omnis motus, cuius principium non est in eo quod movetur, sed extra, est motus violentus, et non naturalis. Si igitur in his, quae generantur per naturam, non esset aliquod principium generationis activum in materia, tunc eorum generationes non essent naturales, sed violentae ; aut non esset aliqua differentia inter generationem artificialem et naturalem »891.

Selon ceux-ci, ce principe intrinsèque n’est pas une forme parfaite, mais comme le commencement d’une forme, non un principe parfaitement actif qui pourrait de lui seul accomplir la génération, mais une sorte de capacité active qui coopère à l’action de l’agent externe892. Thomas remarque cependant que, selon Aristote, seules les choses vivantes sont aptes à se mouvoir elles-mêmes, parce qu’elles ont différentes parties, dont l’une peut être motrice, et l’autre mue893. Même si la forme était complète ou achevée, elle ne pourrait altérer d’elle-même son sujet, car ce n’est pas la forme qui agit, mais le composé. Et celui-ci ne peut s’altérer lui-même, excepté s’il possède en lui deux parties dont l’une est altérante, et l’autre altérée894. Il s’agit certes de différencier les choses possédant un principe moteur intrinsèque et les choses inanimées. Mais cela ne signifie encore en rien, pour l’Aquinate, que le processus par lequel sont engendrés les corps inanimés ne soit pas naturel. Un principe formel qui soit actif au sein même de la chose mue n’est, selon Thomas, pas nécessaire au mouvement naturel : « Non enim oportet ad motum naturalem, quod semper principium motus, quod est in mobili, sit principium activum et formale ; sed quandoque est passivum et materiale. Unde et natura in secundo physicorum distinguitur per materiam et formam »895.

Aristote, affirme Thomas, « […] dicit quod habentia naturam sunt illa quae habent in seipsis principium sui motus. Et talia sunt omnia subiecta naturae : quia natura est subiectum, secundum quod natura dicitur materia ; et est in subiecto, secundum quod natura dicitur forma »896.

Thomas ajoute enfin : « Differentia tamen est inter materiam naturalium et artificialium : quia in materia rerum naturalium est aptitudo naturalis ad formam, et potest reduci in actum per agens naturale ; non autem hoc contingit in materia artificialium »897. 891 892 893 894 895 896 897

Idem. Idem. Cfr Idem. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 1, n. 143. Idem. THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 1, n. 146. THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 8, n. 1442.

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Un tel principe, en tant qu’il n’est rien en acte, mais une simple aptitude à l’acte, ne peut être actif, nous dit Thomas898. Tout étant dans la nature, qu’il soit animé ou non, possède en vertu d’une raison propre intrinsèque, un principe passif du mouvement, qui n’est rien d’autre que sa matière899. Celle-ci, en tant qu’elle possède une puissance naturelle à telle forme et mouvement, est l’un des principes du mouvement naturel. Les choses naturelles ne sont pas telles que les artificielles, qui n’ont pas de puissance naturelle vers telle forme900. Une potentialité naturelle tend vers son accomplissement. Ainsi le mouvement naturel implique-t-il, à l’instar du changement artificiel, l’ordre d’une causalité finale901. La potentialité naturelle et la passivité inhérente à tout étant naturel sont aptes à être réalisées et mues, et impliquent l’action d’un agent externe902. La matière en effet « ne peut être mue par sa propre action, mais par celle d’un agent supérieur. Car la matière ne se meut pas soi-même en vue d’acquérir une forme, mais est mue par un agent supérieur et extrinsèque »903. Subir, pour un corps, l’influence d’un agent extérieur, n’implique pas nécessairement l’exercice d’un mouvement dit « violent » ou « artificiel ». L’actualisation peut en effet pleinement correspondre aux dispositions naturelles du sujet et à l’inclination que lui dicte la nature inscrite en lui par son géniteur. Une chose naturelle vient à l’être en raison de sa matière, de sa fin, d’une cause efficiente et de sa forme. La « nature » elle-même de la chose est dite procéder en fonction de sa matière, de sa finalité, mais aussi de sa forme spécifique, par laquelle la chose produite appartient à une espèce Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 1, n. 143. THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 1, n. 144 : « Et ideo dicendum est quod in rebus naturalibus eo modo est principium motus, quo eis motus convenit. Quibus ergo convenit movere, est in eis principium activum motus ; quibus autem competit moveri, est in eis principium passivum, quod est materia. Quod quidem principium, inquantum habet potentiam naturalem ad talem formam et motum, facit esse motum naturalem. Et propter hoc factiones rerum artificialium non sunt naturales : quia licet principium materiale sit in eo quod fit, non tamen habet potentiam naturalem ad talem formam. Et sic etiam motus localis corporum caelestium est naturalis, licet sit a motore separato, inquantum in ipso corpore caeli est potentia naturalis ad talem motum. In corporibus vero gravibus et levibus est principium formale sui motus (sed huiusmodi principium formale non potest dici potentia activa, ad quam pertinet motus iste, sed comprehenditur sub potentia passiva : gravitas enim in terra non est principium ut moveat, sed magis ut moveatur) : quia sicut alia accidentia consequuntur formam substantialem, ita et locus, et per consequens moveri ad locum : non tamen ita quod forma naturalis sit motor, sed motor est generans, quod dat talem formam, ad quam talis motus consequitur ». 900 Cfr Idem. 901 Cfr WEISHEIPL, J. A., « The concept of nature », p. 14. 902 Cfr Ibidem, pp. 14-15. 903 THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 5, n. 817. 898

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identique à celle de ce qui l’engendre, mais diffère en nombre, comme lorsque l’homme engendre l’homme904. Rappelant le sens de génération donné au terme « nature » par Aristote, l’Aquinate souligne l’identité de l’agent et de la fin supposée par l’engendrement naturel. La « nature » dans le sens de l’engendrement est via in naturam, écrit Thomas905 ; origine et fin coïncident et tout agent produit son semblable. L’étymologie, mais aussi l’ensemble unifié des signifiés auxquels correspond le mot « nature », de l’engendrement et de la matière à la forme et à l’essence composée elle-même, manifestent selon Thomas parfaitement l’unité particulièrement ténue qui caractérise les termes du mouvement naturel906. L’engendrement du rejeton à partir de la semence de ses géniteurs en effet, son développement corporel au moyen des puissances nutritives et augmentatives, jusqu’à la forme qui lui est adéquate, offrent le spectacle d’une évolution parfaitement unifiée sous les auspices de la forme spécifique. 904 THOMAS D’AQUIN, In VII Metaph., 6, n. 1391 : « Et iterum principium, a quo fit generatio, sicut ab agente, est natura dicta secundum speciem, quae scilicet est eiusdem speciei cum natura generati, sed tamen est in alio secundum numerum. Homo enim generat hominem […] ». 905 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 2, n. 155. 906 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, IIIa, q. 2, a. 1, c. : « Sciendum est igitur quod nomen naturae a nascendo est dictum vel sumptum. Unde primo est impositum hoc nomen ad significandum generationem viventium, quae nativitas vel pullulatio dicitur, ut dicatur natura quasi nascitura. Deinde translatum est nomen naturae ad significandum principium huius generationis. Et quia principium generationis in rebus viventibus est intrinsecum, ulterius derivatum est nomen naturae ad significandum quodlibet principium intrinsecum motus, secundum quod philosophus dicit, in II Physic., quod natura est principium motus in eo in quo est per se et non secundum accidens. Hoc autem principium vel forma est, vel materia. Unde quandoque natura dicitur forma, quandoque vero materia. Et quia finis generationis naturalis est, in eo quod generatur, essentia speciei, quam significat definitio, inde est quod huiusmodi essentia speciei vocatur etiam natura. Et hoc modo Boetius naturam definit, in libro de duabus naturis, dicens, natura est unamquamque rem informans specifica differentia, quae scilicet complet definitionem speciei. Sic ergo nunc loquimur de natura, secundum quod natura significat essentiam, vel quod quid est, sive quidditatem speciei ». Ibidem, Ia, q. 29, a. 1, ad 4 : « […] secundum philosophum, in V Metaphys., nomen naturae primo impositum est ad significandam generationem viventium, quae dicitur nativitas. Et quia huiusmodi generatio est a principio intrinseco, extensum est hoc nomen ad significandum principium intrinsecum cuiuscumque motus. Et sic definitur natura in II Physic. Et quia huiusmodi principium est formale vel materiale, communiter tam materia quam forma dicitur natura. Et quia per formam completur essentia uniuscuiusque rei, communiter essentia uniuscuiusque rei, quam significat eius definitio, vocatur natura. Et sic accipitur hic natura. Unde Boetius in eodem libro dicit quod natura est unumquodque informans specifica differentia, specifica enim differentia est quae complet definitionem, et sumitur a propria forma rei. Et ideo convenientius fuit quod in definitione personae, quae est singulare alicuius generis determinati, uteretur nomine naturae, quam essentiae, quae sumitur ab esse, quod est communissimum ». Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, In V Metaphys., 5, n. 822.

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Thomas de conclure ainsi que l’ordre suivi dans l’exposition, de la matière et de la nativité, ou de la génération, à la forme et à la substance, n’est que l’ordre le plus évident, constaté de ce qui est postérieur (a posteriori) vers ce qui est premier selon la chose907 ; toutes ces notions ne portent le nom de nature que parce qu’elles mènent de manière unifiée, non comme par ajout de quelque chose d’extérieur, mais plutôt sous un mode de connascentia, de lien (colligatio) ou de conjonction avec le principe géniteur, vers la forme et la substance, ou ce qui accomplit la différence spécifique908. 907 Ibidem, 5, nn. 824-826: « Unde aliquid per prius apud nos sortitur nomen, cui res nominis per posterius convenit: et sic est in proposito. Quia enim formae et virtutes rerum ex actibus cognoscuntur, per prius ipsa generatio vel nativitas, naturae nomen accepit, et ultimo forma. Sed secundum rerum ordinem, formae prius competit ratio naturae, quia, ut dictum est, nihil dicitur habere naturam, nisi secundum quod habet formam. Unde patet ex dictis, quod primo et proprie natura dicitur substantia, idest forma rerum habentium in se principium motus inquantum huiusmodi. Materia enim dicitur esse natura, quia est formae susceptibilis. Et generationes habent nomen naturae, quia sunt motus procedentes a forma, et iterum ad formas. Et idipsum, scilicet forma est principium motus rerum existentium secundum naturam, aut in actu, aut in potentia ». 908 Ibidem, 5, nn. 811-813: « Et, quia de nascentibus mentionem fecit, ostendit quid sit proprie nasci, ut habet alia litera, loco cuius haec litera improprie habet generari. Differt enim generatio in viventibus a generatione inanimatorum, quia inanimatum generatur, non ut coniunctum sive unitum generanti, ut ignis ab igne, et aqua ab aqua. In viventibus autem fit generatio per quamdam unionem ad generationis principium. Et, quia additio quanti ad quantum facit augmentum, ideo in generatione viventium videtur esse quoddam augmentum, sicut est cum ex arbore nascitur fructus, aut folium. Et ideo dicit, quod nasci dicuntur quaecumque augmentum habent, idest quoddam augmentum cum generationis principio. Differt autem hoc augmentum a specie motus quae augmentum dicitur, qua moventur iam nata. Nam in augmento aliquid augetur in seipso per hoc, quod id quod additur transit in substantiam eius cui additur, sicut nutrimentum in substantiam nutriti : id autem, quod nascitur apponitur ei ex quo nascitur, tamquam alterum et diversum, non sicut in eius substantiam transiens. Et ideo dicit, quod habet augmentum per diversum sive per alterum : quasi dicat, quod hoc augmentum fit per appositionem alicuius alterius, vel diversi. Sed appositio augmentum faciens potest intelligi dupliciter. Uno modo tangendo, idest per solum contactum. Alio modo per hoc quod est simul idest aliqua duo simul producuntur adinvicem coaptata, sicut brachium et nervus et aliquid esse apte, idest quod aliquid adaptetur ad alterum iam praeexistens, sicut capilli capiti, et dentes gingivis. Loco autem huius alia litera habet melius connasci et adnasci. In hac autem generatione viventium non solum fit appositio per tactum, sed etiam per quamdam coaptationem sive connascentiam ; ut patet in embryonibus, qui non solum tanguntur in matrice, sed etiam alligantur in principio suae generationis ». Ibidem, 5, n. 814 « Ostendit autem quid inter duo praedicta differat ; dicens, quod conflatio, idest colligatio sive connascentia, ut alia litera habet, differt a tactu, quia in tactu non est necessarium aliquid esse praeter tangentia, quod ea faciat unum. In colligatis autem sive coaptatis sive connatis vel adnatis oportet esse quid unum in ambobus quod pro tactu, idest loco tactus faciat ea simul apta esse idest coaptata vel ligata sive simul nasci. Intelligendum est autem quod id, quod facit ea unum, facit esse unum secundum quantitatem et continuitatem, et non secundum qualitatem ; quia ligamentum non alterat ligata a suis dispositionibus ». Ibidem, 5, n. 815 : « Ex

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L’identité qui n’est certes que spécifique, met en avant un caractère circulaire : « […] sicut dicit Philosophus in II De Generat., in generatione est quaedam circulatio, quae tamen non redit in idem numero, sed ad idem specie : homo enim generat hominem, non Socrates Socratem ; et inde est quod generatum generanti assimilatur in omnibus illis, quae ad naturam speciei pertinent […] »909.

Il apparaît que la cause d’une telle circulatio ne peut résider dans la substance individuelle elle-même, qui est corruptible. A la source de la forme spécifique, réside précisément un agent externe, qui endosse également le rôle de cause du mouvement, mais de manière éloignée. Ainsi Thomas pouvait-il affirmer que c’est non seulement l’homme, mais aussi le soleil, qui engendre l’homme. Comme l’expliquait limpidement J. A. Aertsen à la lecture du De substantiis separatis, chapitre 10910, si l’agent univoque est la cause en vertu de laquelle la chose engendrée advient en « cette chose particulière » (in hoc) ou au sein d’une portion de matière déterminée, la cause « per se », équivoque, fait que la nature spécifique produite peut être trouvée dans tous les sujets appartenant à la même espèce911. Ainsi le soleil peut-il être dit par Thomas, plus que l’homme même, la cause universelle de l’homme912. La causalité plus universelle du ciel est équivoque en cette mesure où son efficace apparaît propre au cycle des générations et corruptions, ou au mouvement des hoc autem apparet, quia quod nascitur semper est coniunctum ei ex quo nascitur. Ideo natura numquam dicit principium extrinsecum, sed secundum omnes suas acceptiones dicit principium intrinsecum ». 909 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 20, q. 2, a. 3, c. Cfr AERTSEN, J. A., Nature and Creature, pp. 105-106. 910 « Alicuius naturae vel formae duplex causa invenitur : una quidem quae est per se et simpliciter causa talis naturae vel forma ; alia vero quae est causa huius naturae vel formae in hoc. Cuius quidem distinctionis necessitas apparet, si quis causas consideret eorum quae generantur. Cum enim equus generatur, equus generans est quidem causa quod natura equi in hoc esse incipiat, non tamen est per se causa naturae equinae. Quod enim per se est causa alicuius naturae secundum speciem, oportet quod sit eius causa in omnibus habentibus speciem illam. Cum igitur equus generans habeat eamdem naturam secundum speciem, oporteret quod esset sui ipsius causa ; quod esse non potest. Relinquitur igitur quod oportet super omnes participantes naturam equinam esse aliquam universalem causam totius speciei : quam quidem causam Platonici posuerunt speciem separatam a materia, ad modum quo omnium artificialium principium est forma artis, non in materia existens. Secundum Aristotilis autem sententiam hanc universalem causam oportet ponere in aliquo caelestium corporum: unde et ipse has duas causas distinguens, dixit, quod homo generat hominem, et sol » (THOMAS D’AQUIN, De substantiis separatis, cap. 10). 911 Cfr AERTSEN, J. A., Nature and Creature, p. 303. 912 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 7.

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astres et des jours. Mais l’univers parfaitement ordonné et hiérarchisé de Thomas ne peut faire abstraction de cette causalité, dont l’universalité fait d’ailleurs preuve également, à la fois d’une plus grande unité, et d’une plus grande formalité, nous le verrons. Aussi la cause de la réitération de l’espèce même en tous les individus qui y appartiennent, et qui rend possible également sa persistance, doit-elle être trouvée dans le mouvement perpétuel uniforme des sphères célestes, en constante tension vers la plus grande unité du moteur unique immobile, acte pur et finalité de toutes choses. C’est, écrit J. A. Aertsen, en vertu de la force d’attraction de l’objet universel du désir qu’est ce premier moteur, que « la non-identité de la forme et de la matière se voit cycliquement surpassée dans la génération »913. C’est en outre par cette circulation que la nature prend une part, limitée par sa propre possibilité, à l’immortel et au divin914. Ce qui, note Aertsen, correspond aux voies de l’intelligibilité ou de la définition. Les raisons de la nature s’accomplissent dans la ratio diffinitiva915. « Unde considerandum est quod, eo modo quo aliquid est de perfectione naturae, eo modo ad perfectionem intelligibilem pertinet. Singularia namque non sunt de perfectione naturae propter se, sed propter aliud : scilicet ut in eis salventur species quas natura intendit. Natura enim intendit generare hominem, non hunc hominem ; nam in quantum homo non potest esse, nisi sit hic homo. [...] Unde et cognoscere species rerum pertinet ad perfectionem intelligibilem »916.

Cet ordre bien établi de causalité ne met pas en péril l’exercice immédiat de la causalité divine, non seulement sur l’être de toutes choses, mais par celui-ci (et par la forme qui le confère), sur l’ensemble des natures créées. Un agent extérieur ne meut d’une manière naturelle que pour autant qu’il cause ou engendre un principe intrinsèque de mouvement dans la chose qu’il meut et qui correspond à sa forma naturalis. Cette dernière apparaît comme la source de toutes ses capacités ou aptitudes à opérer. Il en est ainsi de Dieu lui-même, qui est à la source de toutes les actions de la nature, en cette mesure où il confère à toutes les choses naturelles les vertus (forces, capacités) par lesquelles elles peuvent agir917. Dieu AERTSEN, J. A., Nature and Creature, p. 106. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 7, n. 314. 915 Cfr AERTSEN, J. A., Nature and Creature, p. 108. 916 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 18, c. 917 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 7, c. : « [...] actionis alicuius rei res alia potest dici causa multipliciter. Uno modo quia tribuit ei virtutem operandi ; sicut dicitur in IV Phys., quod generans movet grave et leve, in quantum dat virtutem per quam consequitur talis motus : et hoc modo Deus agit omnes actiones naturae, 913 914

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donne à toutes choses les vertus (les formes) qui résident au principe intrinsèque de tous leurs mouvements. Il est non seulement moteur de cette magnifique horlogerie, mais plus profondément créateur de toutes formes. L’étude du mouvement en ce qu’il a de propre mène Thomas à poser, au bout de son parcours physique, un premier moteur immobile. Vu de manière très générale, on peut soutenir que ce qui l’y conduit ne sont que la théorie de l’unicité de la forme substantielle et celle, intimement corrélée, de la primauté absolue de l’acte sur la puissance, dont dépend notamment l’impossibilité pour la science de considérer l’infinité en acte. L’unicité de la forme substantielle a pour corrélat la réduction de la matière à une pure puissance, qui ne peut posséder en elle-même quelque ébauche d’activité que ce soit. Thomas réduit purement et simplement la matière à sa potentialité. Insistant par là sur la béance qui menace de manière continue le monde physique, il en réclame le corrélat dans la position d’un acte pur. Son étude du mouvement le pousse d’une manière nécessaire et rationnelle à poser l’existence d’un premier moteur non mû. Une pure puissance en effet, ne peut elle-même être pensée qu’à y apposer quelque terme918. Et ce qui est en puissance ne peut de soi parvenir à l’acte. Thomas pose ainsi une raison métaphysique à l’insuffisance de la pure raison du mouvement ou de la via ad forma, gouvernées de soi par la quia dedit rebus naturalibus virtutes per quas agere possunt […] ». Cfr AERTSEN, J. A., Nature and Creature, pp. 289-290. 918 Cfr THOMAS D’AQUIN, In VIII Phys., 11, n. 1067 : « Deinde cum dicit : aut potentia quidem etc., solvit positam dubitationem. Ubi considerandum est quod Aristoteles prius in sexto probavit quod in motu non est aliquid primum, neque ex parte mobilis neque ex parte temporis neque ex parte rei in qua est motus, praecipue in augmento et motu locali : et hoc ideo, quia tunc loquebatur de motu in communi, et de mobili secundum quod est quoddam continuum, nondum applicando ad determinatas naturas. Et secundum hoc sequeretur quod non esset aliquid primo motum, et per consequens nec aliquid primo movens, si movens sit continuum : et ita etiam non esset aliquid primo movens seipsum. Sed nunc iam Aristoteles loquitur de motu, applicando ad determinatas naturas : et ideo ponit aliquid esse primo movens seipsum. Et solvit praemissam dubitationem sic : quod nihil prohibet esse divisibile in potentia ex eo quod sunt continua (scilicet movens et motum) si utrumque sit continuum, aut ad minus alterum tantum, scilicet quod movetur, quod necesse est esse continuum. Sed tamen possibile est quod aliquod continuum, sive sit movens sive motum, habeat talem naturam, ut non possit actu dividi, sicut patet de corpore solis. Et si contingat quod aliquod continuum dividatur, non retinebit eandem potentiam ad hoc quod moveat vel moveatur, quam prius habebat ; quia huiusmodi potentia sequitur aliquam formam ; forma autem naturalis requirit quantitatem determinatam. Unde si sit corpus incorruptibile, dividi non potest in actu. Si autem sit corruptibile, si dividatur in actu, non retinebit eandem potentiam, sicut patet in corde. Unde nihil prohibet in iis quae sunt divisibilia in potentia, esse unum primum ». L’argument peut notamment être illustré par l’impossibilité de la thèse d’Anaxagore, qui postule une infinité de parties minimes (par conséquent, une indétermination appartenant au régime de la potentialité) au principe de tout mouvement : THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 9, nn. 64-72.

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notion de puissance. Il pose encore par là une raison essentiellement métaphysique au caractère réflexif reconnu aux principes naturels. Ce n’est que parce qu’elle est gouvernée par un acte qui dépasse sa propre raison principielle que la puissance peut être pensée. On ne peut isoler une première partie du mouvement en tant que mouvement, divisible à l’infini919. Expliquer le mouvement requiert de s’en remettre à quelque terme de celui-ci, tout comme à un principe moteur par lequel il y a mouvement. L’explication du mouvement même requiert de s’en remettre à un principe qui l’encadre. L’infini en puissance nécessite l’acte de la forme920. La forme substantielle n’étant cependant pas sujette en elle-même à gradation et changement921, doit-elle être considérée comme objet de la physique ? Elle est certainement principe et terme de ce mouvement particulier qu’est la génération. Mais si l’étude de la physique est une étude des étants en mouvement, la forme substantielle, en tant qu’elle donne l’être, n’interviendra en cette science qu’à titre de principe. Il en est de même en ce qui concerne le Premier moteur, garant réflexif de toute considération du mouvement comme tel. Aristote dit que la physique serait science première s’il n’y avait d’être immuable ou s’il n’existait d’autres substances que celles constituées par la nature922. Mais si la forme substantielle donne l’être en son intégralité au composé, c’est que son processus de devenir et l’instant de son engendrement ne font qu’un en leur principe et renvoient à une dimension qui échappe à proprement parler à celle du temps. I.6. LES SPHÈRES CÉLESTES Dans le système astronomique aristotélicien, la terre est immobile et centrale, et autour d’elle ont lieu les révolutions célestes. Le haut et le bas ont une « valeur » absolue923, déterminée selon le mouvement effectué Cfr par exemple THOMAS D’AQUIN, In VI Phys., 7, nn. 822-825. Cfr THOMAS D’AQUIN, In III Phys., 12, n. 399 : l’infini appartient à la raison de la puissance que l’on trouve au sein de la matière sensible sujette à privation. Il est « contenu » plutôt que réceptacle ou contenant. On peut encore consulter IDEM, In IV Phys., 6, nn. 468470, où Thomas établit une analogie entre d’une part le feu qui informe la matière des bûches, elle-même toujours en mouvement, et d’autre part l’immobilité des sphères qui définissent le lieu de toutes choses ; cet air ou cette eau, pourtant en mouvement constant, sont considérés comme lieux sous la raison de leur tout, dès lors immobile, c’est-à-dire dans leur rapport aux sphères célestes. 921 Cfr THOMAS D’AQUIN, In V Phys., 3, n. 664. 922 Cfr ARISTOTE, Métaphysique, 1026a27-30. 923 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I De Caelo, 5, n. 53. 919 920

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vers le centre de la terre ou, au contraire, vers sa périphérie. Il en est de même en ce qui concerne le lourd et le léger. Tout corps sublunaire possède un mouvement naturel rectiligne vers le haut ou vers le bas. De même les corps les plus simples, c’est-à-dire les éléments ; la terre se meut de manière absolue vers le bas, alors que le feu se meut absolument vers le haut, l’eau se meut relativement bas, c’est-à-dire plus haut que la terre et plus bas que l’air, alors que l’air se meut relativement haut, plus bas que le feu mais plus haut que l’eau. Lorsqu’il souligne que le mouvement est relatif à la nature de la chose même, évinçant en outre la nécessité de recourir à quelque notion de vide et refusant d’attribuer à quelque medium résistant un caractère de cause agente déterminante pour le mouvement, c’est encore le caractère naturel du lieu lui-même qu’Aristote met en évidence. Le lieu est relatif à la chose, c’est-à-dire qu’il n’advient qu’en relation avec la chose et qu’il croît dans la même mesure où croît la chose924. Bref, le lieu ne peut advenir qu’à un sujet physique déterminé. Il est dit commun lorsqu’il désigne le lieu dans lequel se trouvent plusieurs corps, et particulier, s’il est ce dans quoi un corps se trouve en premier925. Le temps, tout comme le lieu, doit être attribué à un sujet matériel afin de pouvoir être pensé. En tant qu’elle englobe tous les mouvements présents au sein du monde, la première sphère sera mesure générale et unique de tout temps et de tout lieu. La représentation de la structure du monde qu’Aristote transmit au Moyen Age resta, en dépit de l’une ou l’autre critique partielle, dominante jusqu’à sa remise en question définitive au XVIe siècle. Au premier livre de son traité Du Ciel, le Stagirite affirme, après avoir présenté ses arguments en faveur de la sphéricité du monde, que ce dernier doit en outre être fini. S’il est en effet composé d’éléments, eux-mêmes corps simples finis, il ne pourra être, en tant que somme de quantités finies, qu’un corps fini en extension et en nombre926. Le premier corps lui-même, s’il se meut en cercle, doit être fini, car s’il était infini, les rayons partant du centre de sa révolution seraient infinis et l’intervalle séparant ceux-ci serait de grandeur infinie. Ainsi la distance que le corps devrait parcourir serait également infinie ; il ne pourrait donc se mouvoir en cercle927. Il est à vrai dire impossible à ce qui est infini de se mouvoir, car pour parcourir la plus petite distance qui soit, il lui faudrait déjà un 924 925 926 927

Cfr ARISTOTE, Physique, 209a28-209a29. Ibidem, 209a31-209a33. Cfr ARISTOTE, Du Ciel, 271b18-271b24. Cfr Ibidem, 271b27-272a6.

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temps infini928. Or, nous observons que le ciel accomplit sa révolution en un temps fini929. Le cercle est une surface géométrique délimitée ; le mouvement qui le parcourt ne pourra lui-même être que délimité930. Le Stagirite montre ensuite qu’aucun autre des corps élémentaires ne peut être infini, car les régions vers lesquelles ils se meuvent, c’est-à-dire le centre de la terre et la périphérie, sont déterminées. Si leurs lieux sont déterminés, ainsi que l’entre-deux (μεταξύ) de ceux-ci – que les corps qui se meuvent vers le haut ou le bas occupent potentiellement –, alors ces corps élémentaires seront également déterminés931. Plus généralement, un corps infini ne pourrait avoir de mouvement, qu’il soit circulaire – le mouvement circulaire requiert en effet un centre déterminé, ce que l’infini ne possède pas –, ou rectiligne – car un tel mouvement demande un endroit où il naît et un autre où il aboutit932. Le monde est fini, mais il est également unique. Aristote le déduit à nouveau de la nature des éléments et de leurs mouvements. Si nous admettons que tous les mondes sont composés des mêmes corps élémentaires, de nature similaire, il faut également accepter que ces corps possèdent le même mouvement naturel et que toutes les particules de terre, par exemple, se dirigent vers le centre de l’univers. Ce faisant, et eu égard aux lieux qu’occupe chaque monde l’un par rapport à l’autre, il faudrait admettre la possibilité que les particules de terre d’un monde s’orientent vers le centre d’un autre, s’échappant par la périphérie. Il faudrait donc, soit nier que les éléments de ces différents mondes soient de nature identique, soit poser pour tous une seule circonférence et un seul centre, ce qui est en fait admettre qu’il n’y a qu’un seul monde933. En bref, il existe trois types d’éléments et trois régions qui leur correspondent naturellement : la première se situe autour du centre de l’univers, la seconde à la circonférence, et la troisième entre les deux. Un corps appartenant naturellement à la région intermédiaire, s’il ne s’y trouvait pas, se situerait hors de son lieu naturel. Or cela est impossible, car les régions supérieures et inférieures sont déjà occupées par d’autres corps, respectivement plus légers et plus lourds934. Ainsi, tout corps a dans l’univers un lieu naturel se situant au centre, à la périphérie ou dans l’entre-deux, et le monde composé de ces éléments ne peut lui-même être qu’un par nature. 928 929 930 931 932 933 934

Cfr Ibidem, 272b11-272b14. Cfr Ibidem, 272a7-272b16. Cfr Ibidem, 272b17-272b28. Cfr Ibidem, 273a7-273a20. Cfr Ibidem, 275b12-275b17. Ibidem, 276a24-2276b22. Cfr Ibidem, 277b12-277b24.

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Un autre argument en faveur de l’unicité du monde est tiré de la composition hylémorphique de l’univers. Le monde, en tant que chose perceptible particulière, est composé d’une forme et d’une matière, par contraste avec l’essence du monde en général, qui n’en fait intervenir que la forme. Mais admettre qu’il existe bien une essence du monde n’implique point, souligne Aristote, la nécessité d’admettre une pluralité de mondes, ni même la possibilité de les voir advenir à l’existence, dans la simple mesure où l’existence d’un monde particulier ne requiert pas seulement la forme, mais aussi la matière appropriée à cette forme. Or, affirme le Stagirite, notre monde n’est point constitué d’une portion de toute la matière disponible, mais bien de sa totalité, ou de la somme de tous les corps perceptibles de la nature935. Nous avons vu qu’il était impossible de trouver quelque corps que ce soit hors du ciel, dans la mesure où chaque corps possède un mouvement et un lieu qui lui est naturel, à la circonférence, au centre ou entre ces derniers. Ainsi le Stagirite pouvait-il soutenir qu’« il n’y a ni lieu, ni vide, ni temps en dehors du ciel »936, puisque ceux-ci sont relatifs aux corps et que le monde en son intégralité, dont la matière est constituée du « corps naturel et sensible », « est (fait) de toute la matière disponible »937. Le monde est donc solitaire et complet ; aucun corps ne peut se situer hors de ses limites. Au cours du quatrième livre de son Commentaire de la Physique, Thomas entreprend de discuter les controverses qui ont entouré la question du lieu éventuel de l’univers en sa totalité. On ne peut, nous l’avons vu, admettre chez Aristote ou Thomas quelque notion d’espace absolu de style déjà newtonien, car le lieu n’est pour eux pas indépendant du corps qu’il localise et ne subsiste pas par soi938. Si la sphère ultime doit être considérée comme la mesure de tout lieu, selon Aristote et Alexandre d’Aphrodise, il faut concéder que le premier ciel, quant à lui, « nullo modo est in loco ». Avicenne, afin de rendre compte du mouvement de la première sphère et parce que tout mouvement doit appartenir à quelque genre, soutient contre Aristote939 que ce mouvement doit être dit, non in loco, 935

Cfr Ibidem, 277b31-278b9. Cfr Ibidem, 279a12-279a13. 937 Cfr Ibidem, 279a8-279a9. 938 Cfr THOMAS D’AQUIN, In IV Phys., 7, n. 474 : « […] spatium quod intelligitur penetrare totum mundum et omnes partes eius, est locus totius mundi et cuiuslibet partium eius, secundum eos. Sed haec positio est impossibilis : quia vel oportet dicere quod locus non sit aliquid praeter locatum, vel quod sint aliquae dimensiones spatii per se existentes, et tamen subintrantes dimensiones corporum sensibilium: quae sunt impossibilia ». 939 Aristote, en effet, affirme dans le cinquième livre de la Physique qu’il n’existe que trois genres de mouvements : in quantitate, qualitate et ubi (Cfr Ibidem, 7, n. 475 ; ARISTOTE, Physique, 225b5-225b10). 936

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mais in situ. Il est cependant impossible, rétorque l’Aquinate, que le mouvement soit à proprement parler situé dans un genre dont la raison spécifique est l’indivisibilité. Selon Avempace, relate encore Thomas, la perfection du mouvement circulaire ne requiert pas de lieu au sein duquel il se meut, mais seulement un lieu autour duquel il effectue ses révolutions et que, par conséquent, il localise. La superficie convexe de la sphère contenue serait alors considérée comme le lieu de la première sphère. Cette opinion va cependant à l’encontre de la conception commune du lieu, qui est celle d’un contenant. Thomas rend encore compte de la position d’Averroès, qui soutient que la sphère ultime n’est dans quelque lieu que par accident. La sphère ultime ne posséderait sa position déterminée qu’en fonction de sa relation avec le centre de la terre. Il en découlerait cependant, aux yeux de Thomas, que le mouvement de la première sphère, qui est premier, résulterait d’un mouvement par accident, et que par conséquent, le principe métaphysique de la priorité de ce qui est per se par rapport à ce qui est per accidens, serait contredit. De plus, une chose n’est pas, selon Aristote, dite par accident d’une autre lorsque la seconde est extrinsèque à la première, mais bien, au contraire, lorsque l’accident est intrinsèquement supporté par son sujet. Or le centre de l’univers est extrinsèque au mouvement propre de la sphère ultime. Thomas se range en définitive à l’opinion de Thémistius, qui affirmait que la sphère ultime est dans un lieu par ses parties. Cette réponse correspond bien au réalisme de l’Aquinate, alors qu’il attribue une formalité toujours plus grande aux unités englobantes par soi, qui se subordonnent le mouvement joué sur le plan des parties matérielles. Or, comme nous l’avons vu, la matière flue et reflue, mais déjà pour Thomas, en un certain sens, rien ne se perd et rien ne se crée. La succession et la divisibilité propres au mouvement offrent le spectacle d’une matière toujours fluente, mais correspondant de manière stable à la quantité due à l’unité du tout. Aussi le lieu, qui se dit avant tout des corps, est-il affirmé, pour la première sphère du mouvement, de ses parties et de leur échange constant. Si un mouvement rectiligne rend manifeste la succession et, de la sorte, le fait qu’il soit contenu dans un lieu, le mouvement circulaire est, selon sa raison, simultanément en toutes ses parties, c’est-à-dire qu’il ne semble pas changer de lieu selon son sujet, mais selon des « raisons » diverses seulement. Seules ses parties apparaissent manifestement mues selon leur sujet, et ainsi pouvoir changer de « lieu ». La démonstration suppose bien entendu le continuel accomplissement dans les sphères de la puissance par l’acte, et ne se restreint pas à la description ou au traçage temporel d’une ligne circulaire. La conception médiévale de la sphère

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céleste, entourant perpétuellement en acte le monde, exige déjà de s’élever de quelque manière au-delà des orbes du temps et de la progression propre au passage de la puissance à l’acte.

I.6.1. Sphères physiques et théologiques Le mouvement du ciel, dans la mesure où il possède en outre une influence sur les changements corporels, pouvait bien jouer le rôle de mesure des mouvements physiques, c’est-à-dire du temps et du lieu. Mais les astronomes, s’ils décrivaient, par leurs observations et raisonnements, le mouvement physique des sphères célestes et déterminaient le nombre de celles-ci en fonction des exigences requises pour « sauver les apparences », n’ont cependant point eu droit au chapitre au Moyen Age concernant les raisons et la structure ultime de l’Univers940. Caractéristique est l’affirmation par les théologiens de l’existence d’un ciel empyrée, dernière sphère céleste sans finalité astronomique aucune, mais qui constitue le lieu des substances spirituelles et accueille les bienheureux941. Ce ciel supplémentaire pourtant, pose d’emblée quantités de problèmes, tant au philosophe qu’à l’exégète biblique. Certains admettent, nous dit Thomas, que quatre choses ont été créées ensemble au commencement : le ciel empyrée, la matière corporelle (c’est-à-dire la terre), le temps et la nature angélique942. Saint Augustin affirmait cependant que seules la nature angélique et la matière corporelle avaient été faites en premier, précédant le temps et le ciel empyrée, non selon la durée, puisque le temps n’était pas encore, mais selon l’origine ou la nature. Selon d’autres Pères, l’état informe de la matière a précédé dans la durée sa Cfr LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, p. 210. Cfr BONAVENTURE, In II Sent., d. 2, pars 2, a. 1, q. 1, ad 3-4 : le ciel des étoiles fixes n’a de raison que théologique seule pour Bonaventure. L’Empyrée est le lieu des substances spirituelles et des corps glorifiés (cfr aussi Ibidem, d. 2, pars 2, a. 1, q. 2, c.). Selon Alexandre de Hales, le ciel empyrée est le lieu des anges et autres substances spirituelles. Il ne fait que contenir ces derniers, sans influer en quelque manière sur la manière dont est conféré ou conservé leur esse. Ce ciel, immédiatement régi par les anges, ne connaît pas le mouvement local. Il ne souffre en effet aucune différence et est parfaitement uniforme (Cfr ALEXANDRE DE HALES, Quaestiones disputatae « antequam esset frater », q. 47, pp. 816-819). Alexandre pose encore l’existence d’un « Ciel de la Trinité », qui à la différence du ciel empyrée, n’est pas un corps sphérique, mais une « quantitas spiritualis virtutis divinae tenens omnia in esse » (ALEXANDRE DE HALES, Quaestiones disputatae « antequam esset frater », q. 47, membrum 2, n. 36, p. 827). 942 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 46, a. 3, c. ; Ibidem, Ia, q. 66, a. 4, c. 940 941

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formation. Un temps quelconque devait donc être présupposé943. Mais le livre de la Genèse n’annonce-t-il point que le firmament (le ciel empyrée) fut l’œuvre du deuxième jour ? Le temps ne doit-il pas être considéré en outre comme le nombre qui mesure le mouvement du firmament ? Rarement dans les textes de Thomas, l’on découvrira si grande hésitation. La réponse est laissée aux soins du lecteur, qui de lui-même devra se décider parmi les solutions apportées par la tradition. L’Aquinate avoue son embarras : « […] sicut Augustinus docet, in huiusmodi quaestionibus duo sunt observanda. Primo quidem, ut veritas Scripturae inconcusse teneatur. Secundo, cum Scriptura divina multipliciter exponi possit, quod nulli expositioni aliquis ita praecise inhaereat quod, si certa ratione constiterit hoc esse falsum, quod aliquis sensum Scripturae esse asserere praesumat, ne Scriptura ex hoc ab infidelibus derideatur, et ne eis via credendi praecludatur »944.

Quel est donc ce firmament, créé au deuxième jour ? S’agit-il du ciel porteur des astres ? Mais les hommes se sont fait quantité d’opinions quant à la substance de ce dernier. Certains ont pensé qu’elle était une composition des quatre éléments, comme Empédocle. Dans ce cas, et puisque la substance des éléments fut créée au commencement, alors que l’attribution de formes à ceux-ci fut œuvre d’ornementation et de distinction, le ciel pourrait être dit avoir été fait le deuxième jour. Mais si, comme Platon par exemple, qui pensait que le ciel était constitué de feu, on dit que le firmament n’est qu’un élément simple, on doit disqualifier le deuxième jour, puisque les formes des éléments sont ce qui survient en premier lieu dans la matière. Si l’on suit l’opinion d’Aristote, qui n’admettait pas que le ciel ait une substance similaire à l’un des quatre éléments, mais en faisait un cinquième corps, on peut encore moins affirmer qu’il fut fait le deuxième jour. Le Stagirite pensait en effet que le ciel était de nature incorruptible. Puisque sa matière ne peut subir d’autres formes que celle possédée une fois pour toutes, et ne peut donc être soumise à quelque succession, le ciel ne peut avoir été fait à partir d’une matière temporellement préexistante ; il ne peut tout simplement pas être soumis au temps945. On peut peut-être encore dire que si le firmament fut fait au commencement, une certaine information de celui-ci revint au deuxième jour, tel Denys, qui affirme que « la lumière du soleil demeura informe pendant les trois premiers jours de 943 944 945

Cfr Ibidem, Ia, q. 66, a. 4, c. Ibidem, Ia, q. 68, a. 1, c. Cfr Idem.

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la création, puis qu’elle fut informée le quatrième jour »946. On se rapprocherait ainsi de l’opinion des Pères, lorsqu’ils défendirent que, de même que la matière se trouvait en quelque sorte sans forme avant d’être informée, le temps fut d’une certaine manière sans forme, puis ultérieurement formé et distingué en jour et nuit, selon les révolutions célestes947. Si l’on suit plutôt les traces d’Augustin, en soutenant que ni le temps, ni le ciel ne furent faits au commencement, mais se sont vus « précédés » par la nature angélique et la matière corporelle selon la nature948, alors les jours ne représentent point une succession temporelle, mais symbolisent un ordre de nature949. Thomas souligne encore que le ciel dont l’Ecriture affirme qu’il fut créé au commencement, peut être d’une nature différente que le ciel fait au deuxième jour. Ainsi : « Nam secundum Augustinum, caelum quod legitur primo die factum, est natura spiritualis informis, caelum autem quod legitur secunda die factum, est caelum corporeum. Secundum vero Bedam et Strabum, caelum quod legitur primo die factum, est caelum Empyreum, firmamentum vero quod legitur secunda die factum, est caelum sidereum. Secundum vero Damascenum, caelum quod legitur prima die factum, est quoddam caelum sphaericum sine stellis, de quo philosophi loquuntur, dicentes ipsum esse nonam sphaeram et mobile primum, quod movetur motu diurno, per firmamentum vero factum secunda die, intelligitur caelum sidereum. Secundum autem aliam expositionem, quam Augustinus tangit, caelum prima die factum, est etiam ipsum caelum sidereum, per firmamentum vero secunda die factum, intelligitur spatium aeris in quo nubes condensantur, quod etiam caelum aequivoce dicitur »950.

C’est à l’aune d’une véritable hésitation de saint Thomas qu’il faut, selon nous, lire ce passage : « si motus firmamenti non statim a principio incoepit, tunc tempus quod praecessit, non erat numerus motus firmamenti, sed cuiuscumque primi motus. Accidit enim tempori quod sit numerus motus firmamenti, inquantum hic motus est primus motuum, si autem esset alius motus primus, illius motus esset tempus mensura, quia omnia mensurantur primo sui generis. Oportet autem dicere statim a principio fuisse aliquem motum, ad minus secundum successionem conceptionum et affectionum in mente angelica. Motum autem non est intelligere sine tempore, cum nihil aliud sit tempus quam numerus prioris et posterioris in motu »951. 946 947 948 949 950 951

Idem ; Cfr DENYS L’ARÉOPAGITE, de divinis nominibus, cap. IV, § 4, col. 700. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 66, a. 4, ad 2. Cfr Idem. Cfr Ibidem, Ia, q. 68, a. 1, c. Ibidem, Ia, q. 68, a. 1, ad 1. Ibidem, Ia, q. 66, a. 4, ad 3.

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Dans la Somme de Théologie, Thomas semble distinguer trois ciels : « Primum totaliter lucidum, quod vocant Empyreum. Secundum totaliter diaphanum, quod vocant caelum aqueum vel crystallinum. Tertium partim diaphanum et partim lucidum actu, quod vocant caelum sidereum, et dividitur in octo sphaeras, scilicet in sphaeram stellarum fixarum, et septem sphaeras planetarum; quae possunt dici octo caeli »952.

Ainsi le ciel thomasien est-il divisé en 10 sphères célestes : huit « astronomiques » et deux de fonctionnalité plus proprement théologique, les ciels cristallins et empyrée. L’Aquinate, cependant, semble rester réticent à concéder l’existence de telles réalités sans leur attribuer quelque fonction somme toute « naturelle », ou qui contribue du moins à l’économie de l’ordre « naturel ». Thomas admet qu’il y a certes quelque probabilité à admettre que le ciel empyrée, ordonné à l’état de gloire, n’ait aucune influence sur les corps inférieurs, qui relèvent quant à eux d’un autre ordre, à savoir le cours naturel des choses. Mais il est encore plus probable, affirme-t-il, que « […] sicut supremi Angeli, qui assistunt, habent influentiam super medios et ultimos, qui mittuntur, quamvis ipsi non mittantur, secundum Dionysium ; ita caelum Empyreum habet influentiam super corpora quae moventur, licet ipsum non moveatur. Et propter hoc potest dici quod influit in primum caelum quod movetur, non aliquid transiens et adveniens per motum, sed aliquid fixum et stabile ; puta virtutem continendi et causandi, vel aliquid huiusmodi ad dignitatem pertinens »953.

Quant au ciel cristallin, Thomas l’identifie aux eaux qui, d’après la Genèse, se trouvent au-delà du firmament. Il ne faut cependant point rapprocher ce caractère aqueux du ciel diaphane et l’eau élémentaire du monde sublunaire. A vrai dire, la sphère céleste cristalline est appelée « eau » simplement parce qu’elle est entièrement diaphane, de manière analogue à l’élément que nous connaissons, de même que le ciel appelé empyrée est dit « de feu », parce qu’il est entièrement lumineux954. La neuvième sphère, située au-delà de la sphère des étoiles fixes, ne possède point une fonction exclusivement théologique si l’on en croit Thomas. Il explique sa nécessité par la découverte d’une duplicité de mouvements de la sphère des étoiles fixes : le mouvement diurne d’une part, et un mouvement qui va d’occident en orient d’autre part, et évolue d’un degré 952

Ibidem, Ia, q. 68, a. 4, c. Ibidem, Ia, q. 66, a. 3, ad 2. 954 Cfr Ibidem, Ia, q. 68, a. 2, c. ; THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 14, q. 1, a. 1, c. Cfr aussi LITT, T., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, p. 309. 953

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tous les cent ans, c’est-à-dire le mouvement de précession des équinoxes955. La mise au jour de ce dernier mouvement, inconnu d’Aristote et dont la découverte est erronément attribuée à Ptolémée par l’Aquinate956, impliquera la nécessité de compter avec une sphère supplémentaire. Ainsi Thomas attribuera-t-il le mouvement diurne à la neuvième sphère, le ciel aqueux ou cristallin, alors que la précession des équinoxes sera le propre de la huitième, porteuse des étoiles fixes957. I.6.2. Substance et matière du ciel L’univers aristotélicien est « substantiellement plein ». Les sphères des astres en effet, doivent, afin d’entraîner dans leurs mouvements les mobiles qu’elles contiennent, posséder une certaine densité substantielle. Les astres sont composés d’une substance éthérée, semblable à la sphère qui les porte et constitue d’ailleurs le corps céleste au sens propre. Si l’on en croit Aristote et Thomas, il faut attribuer au corps céleste, dans la mesure où il possède un mouvement naturel propre, une nature différente de celle des éléments du monde sublunaire. De même que le mouvement circulaire des corps célestes est dénué de toute contrariété, à l’opposé des mouvements des éléments, contraires entre eux, le corps céleste est sans contrariété, alors que les corps inférieurs en comportent. « Ainsi, puisque la génération et la destruction se produisent entre contraires, il en découle que selon sa nature le corps céleste est incorruptible, alors que les éléments sont corruptibles »958. Les corps célestes, dira Thomas, ne sortent jamais de leurs orbes et ne sont jamais empêchés dans leurs actions. Rien 955 Cfr sur ce mouvement, dont la découverte doit sans doute être attribuée à Hipparque vers 150 A. C. N. : LITT, T., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, p. 296 : « S. Thomas parle maintes fois de ce mouvement sous le nom de ‘mouvement propre des étoiles fixes, d’un degré par cent ans’ […]. C’est un lent déplacement, dans le ciel étoilé, des deux pôles nord et sud. Ils décrivent deux cercles de 23° 27’ de rayon, autour des deux pôles du zodiaque, lesquels sont, non pas absolument fixes, mais beaucoup plus fixes. Ptolémée avait dit que le déplacement était d’au moins un degré en cent ans. En réalité, il est d’un degré en 72 ans et 1° 23’ en cent ans, de sorte que le tour complet des pôles célestes autour des pôles du zodiaque se fait, non pas en 36.000 ans, comme le pensait Ptolémée, mais en 25.900 ans environ ». Cfr encore à ce sujet Ibidem, p. 326. Au sujet de la mention de ce mouvement dans les écrits de saint Thomas, cfr Ibidem, pp. 308319. 956 Il semble que ce mouvement ait été découvert par Hipparque de Nicée (IIe siècle A. C. N.), mais ses travaux ne sont connus que de seconde main, par l’intermédiaire des écrits de Strabon et de Ptolémée. 957 A propos de l’influence de ces deux sphères, on pourra notamment consulter DUHEM, P., Le Système du monde, t. III, pp. 350-351. 958 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 66, a. 2, c.

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de fortuit ou de contre-nature ne leur advient. La puissance d’un corps céleste est « toujours parfaitement remplie par son acte »959. En outre, les qualités possédées par ces corps existent en eux selon un mode beaucoup plus éminent qu’au sein des corps inférieurs960. Incorruptibles, les corps célestes ne subissent ni altération, ni croissance, ni encore quelque génération ou corruption. Possèdent-ils dès lors un sujet permanent, subsistant sous toute transformation ? Aristote leur attribua simplement une matière locale (ὕλη τοπική) ou une puissance de se mouvoir selon le lieu. Ainsi, commente Thomas : « […] non eodem modo materia est in omnibus substantiis sensibilibus ; dicens, quod quaecumque transmutantur, oportet quod habeant materiam, sed aliam et aliam. Ea enim quae transmutantur secundum substantiam, idest quae generantur et corrumpuntur, habent materiam, quae est subiectum generationis et corruptionis ; quae scilicet de se est in potentia ad formas et ad privationes. Sed corpora caelestia, quae sunt sempiterna et ingenerabilia, sed mobilia secundum locum, habent quidem materiam, sed non quae est subiectum generationis, aut quae sit in potentia ad formam et privationem, sed quae est in potentia ad terminos motus localis qui sunt, unde incipit motus, et quo motus intendit »961.

Rien ne développe ici ni ne contredit la doctrine d’Aristote, et rien ne permet encore de sortir du dilemme révélé par Alexandre d’Aphrodise : soit le corps céleste possède une matière à titre de substrat capable de supporter une contrariété de formes, tout comme l’est la matière des éléments du « monde terrestre », ce qui semble pourtant impossible si l’on admet que le monde céleste est incorruptible ; soit on reconnaît que ce substrat ne peut recevoir des formes contraires et l’on se demandera si l’on doit encore parler de composition hylémorphique962. Au XIVe siècle, Jean Buridan fera découler sans équivoque, de l’incorruptibilité céleste, l’absence de matière dans les régions éthérées. Le ciel ne peut avoir de matière, écrira-t-il, car « chaque chose engendrable ou corruptible a une matière ». Et puisque « le ciel n’est pas engendrable naturellement ni corruptible », on ne peut dire qu’il a une matière963. Buridan ne fera fondamentalement là que répéter l’opinion généralement attribuée à Averroès. 959

Ibidem, Ia, q. 88, a. 1, c. Cfr pour tout ceci, LITT, T., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, p. 51. 961 THOMAS D’AQUIN, In XII Metaphys., 2, n. 2436. 962 ALEXANDRE D’APHRODISE, Quaestiones, I, 10 ; cfr à ce sujet LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, p. 141. 963 JEAN BURIDAN, Quaestiones in Aristotelis De caelo et mundo, L. I, q. 10, p. 278 : « Sed dicendum est etiam quod caelum nec est generabile naturaliter nec corruptibile, et causa est quia non habet materiam, et omne naturaliter generabile vel corruptibile habet materiam ». 960

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Thomas, comme le remarquait Th. Litt, donnera une ampleur métaphysique à la doctrine de la matière locale en s’interrogeant, quoique jamais de manière très explicite, sur l’éventuelle appartenance de celle-ci à la substance même du corps céleste. Litt souligne justement qu’à suivre Aristote, rien ne paraît plus improbable, puisque le changement selon le lieu est, en toute rigueur, de type accidentel seulement964. On trouve pourtant un passage intriguant au sein du Commentaire de la Métaphysique : « […] cum in corpore caelesti non sit potentia ad privationem formae, sed solum ad diversa loca, non habet materiam quae sit in potentia ad formam et privationem, sed quae est in potentia ad diversa loca. Corpus autem comparatur ad locum non sicut materia ad formam, sed magis sicut subiectum ad accidens. Et licet comparatio subiecti ad accidens sit quodammodo ut materiae ad formam, non tamen subiectum est omnino materia, […]. Et sic corpus caeleste universaliter nullo modo habet materiam, si subiectum materiam non dicit ; vel habet materiam ad ubi, si subiectum dicatur materia »965.

Ce passage demeure incompréhensible sans les explications données dans le paragraphe qui le suit, établissant la différence entre les notions de sujet et de matière, la seconde n’ayant d’être que par la forme qui lui échoit, le premier ne recevant au contraire pas l’être de l’accident qui lui est attribué966. C’est en outre en le rapprochant de la critique effectuée par Thomas de la théorie des corps célestes professée par Averroès que ce texte devient plus accessible. Dans la Somme théologique, alors qu’il s’interroge sur l’éventuelle unicité de la matière informe pour tous les corps, Thomas en vient, après avoir critiqué l’« hylémorphisme universel » d’Avicébron, à établir l’impossibilité de nature pour un corps incorruptible et un corps corruptible de posséder une même matière, en raison de l’absence de privation dont profitent les corps incorruptibles. Si la matière était commune en effet, et puisque la puissance est en tant que telle indifférente au parfait ou à l’imparfait, la matière, toujours en puissance des formes qu’elle ne possède pas, serait, sous la forme d’un corps corruptible, en puissance à la forme d’un corps incorruptible et, sous la forme d’un corps incorruptible, en puissance à la forme d’un corps corruptible et privé de cette dernière, ce qui est impossible967. Mais l’Aquinate ajoute : 964

Cfr LITT, T., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, pp. 56-

965

THOMAS D’AQUIN, In VIII Metaphys., 4, nn. 1741-1742. Cfr Ibidem, 4, n. 1743. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 66, a. 2, c.

57. 966 967

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« Nec tamen dicendum est, ut Averroes fingit, quod ipsum corpus caeleste sit materia caeli, ens in potentia ad ubi et non ad esse ; et forma eius est substantia separata quae unitur ei ut motor. Quia impossibile est ponere aliquod ens actu, quin vel ipsum totum sit actus et forma, vel habeat actum seu formam. Remota ergo per intellectum substantia separata quae ponitur motor, si corpus caeleste non est habens formam, quod est componi ex forma et subiecto formae, sequitur quod sit totum forma et actus. Omne autem tale est intellectum in actu ; quod de corpore caelesti dici non potest, cum sit sensibile. Relinquitur ergo quod materia corporis caelestis, secundum se considerata, non est in potentia nisi ad formam quam habet. Nec refert ad propositum quaecumque sit illa, sive anima, sive aliquid aliud. Unde illa forma sic perficit illam materiam, quod nullo modo in ea remanet potentia ad esse, sed ad ubi tantum, ut Aristoteles dicit. Et sic non est eadem materia corporis caelestis et elementorum, nisi secundum analogiam, secundum quod conveniunt in ratione potentiae »968.

Thomas relève bien l’ambiguïté du texte d’Averroès qui, d’une part, ne cesse de soutenir que les corps célestes, incorruptibles, ne sont pas composés hylémorphiquement et ne possèdent aucune matière, tout en maintenant d’autre part le vocable de « matière locale » lorsqu’il soumet les corps supérieurs à l’action des intelligences séparées969. Selon le texte de Thomas, les explications d’Averroès semblent résulter de la diversité des perspectives qu’il adopte : soit l’on considère les corps célestes à partir de leur soumission aux intelligences et ils apparaissent comme une 968 Idem. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, In I De Caelo, 6, n. 63. Plus précisément, il semble que pour Averroès, « à la différence des corps générables et corruptibles composés d’une matière première purement potentielle pourvue de dimensions indéterminées et d’une forme qui leur confère leur être propre avec des dimensions déterminées, le corps céleste est ‘simple’ parce qu’il possède par lui-même en acte une figure et des dimensions déterminées. De sorte que si toute puissance (sauf ad ubi) est étrangère à son concept, on conclura logiquement que le corps du ciel échappe à la composition hylémorphique qu’Aristote avait mise en place pour sauver les phénomènes de changement dans le monde sublunaire […]. Cependant, bien qu’exonéré de toute participation à la matière première qui est le substrat des changements observés ici-bas, le corps céleste participe au moins d’une forme de puissance, celle que suppose tout mouvement local, même circulaire. Et de fait c’est à une forme transcendante, éternellement en acte, qu’il doit la perpétuité de son transport. D’où le statut de ce corps à la limite du pensable : forme corporelle tridimensionnelle finie, subjectum d’une forme intelligible qui ne lui confère pas son être mais qui remplit seulement une fonction motrice, faut-il comme Thémistius, le tenir pour un corps ‘spirituel’ ? Oui, semble penser Averroès, si par là on désigne son inaltérabilité et son incorruptibilité. Et si néanmoins on tient à rattacher la ‘potentia ad ubi’ du corps céleste à une matière, on devra la qualifier d’‘équivoque’, pour marquer sa position particulière entre la matière première et Dieu » (LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, pp. 141142). 969 Cfr par exemple AVERROÈS, de substantia orbis, IV, f. 10 vaH. Il parle cependant plus fréquemment de « sujet au mouvement local » (Cfr Ibidem, III, f. 10 raB ; Ibidem, VI, f. 11 vaH).

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matière seulement, dont la forme est une substance séparée leur servant de moteur ; soit ils sont vus, en quelque sorte en eux-mêmes, comme une forme parfaitement actualisée sous la raison de leur substance, et ils ne peuvent être caractérisés de « matériels ». L’apport de l’Aquinate se résume en définitive à affirmer que les corps célestes ne sont pas en acte pur ou pure forme, car ils seraient alors intelligibles en acte. Les corps célestes sont perceptibles aux sens, ce qui implique, selon Thomas, qu’ils soient composés de matière970. Il semble donc que ce soit le second membre de l’alternative évoquée par la conclusion du passage du Commentaire à la Métaphysique étudié plus haut qu’il faille retenir : le sujet implique matière pour les corps célestes, composés de matière et de forme. Mais si la matière des éléments sublunaires peut bien être commune et rester, sous la forme d’un élément, en puissance des autres – l’eau par exemple peut se transformer en air –, la matière des corps célestes est d’un genre tout différent et n’est en puissance d’aucune autre forme que celle déjà possédée. En outre, dit l’Aquinate, la matière des corps célestes est tellement perfectionnée par leur forme, qu’elle est toujours parfaitement 970 Certains commentateurs ont, à la suite de Gilles de Rome, remarqué une évolution dans la pensée de Thomas à ce sujet. Dans le commentaire au De Trinitate de Boèce en effet (Cfr THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 5, a. 4, ad 4), Thomas se rangerait à l’opinion d’Averroès, selon laquelle tout corps incorruptible serait immatériel. Les corps célestes devraient dès lors être considérés comme tels. Ce n’est que plus tard que Thomas arrêtera sa propre thèse comme la seule s’accordant véritablement avec Aristote, soutenant la nécessaire matérialité des corps célestes, dans la mesure où ils peuvent être perçus. Certains passages du commentaire du second livre des Sentences posent également problème (THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 3, q. 1, a. 1 ; d. 12, q. 1, a. 1). Mais ces textes ne sont pas probants car ils ne font qu’affirmer que la doctrine d’Averroès concernant les corps célestes est vraisemblablement celle qui s’harmonise le plus avec celle d’Aristote, sans jamais explicitement attribuer la thèse de l’immatérialité des corps célestes au Commentateur. Thomas ne fait que comparer la thèse averroïste, à laquelle il semble attribuer la distinction de matière pour les corps corruptibles et incorruptibles, à celle d’Avicenne, pour qui tous les corps possédaient une matière identique (Cfr à ce sujet DONATI, S., « Ägidius von Roms Kritik an Thomas von Aquins Lehre der Hylemorphen Zusammensetzung der Himmelkörper », pp. 380-381). Il faut également corriger à cet égard les affirmations de Duhem, qui ne connaissait manifestement pas les passages qui témoignent d’une adhésion de Thomas à la thèse averroïste (Cfr DUHEM, P., Le Système du monde, t. VI, p. 314, note 1). Selon Gilles de Rome, Thomas aurait pris Averroès pour un défenseur de sa propre théorie, c’est-à-dire la distinction de deux modes de matière, et n’aurait compris que plus tard que le Commentateur soutenait en vérité l’immatérialité des corps célestes. Gilles de Rome ne semble remarquer l’évolution éventuelle de Thomas que tardivement. Il n’en est fait nulle part mention lorsqu’il discute de la doctrine thomasienne des deux matières dans les Quaestiones metaphysicales. Le constat d’évolution apparaît en revanche dans les commentaires à l’Hexaemeron et au second livre des Sentences (Cfr GILLES DE ROME, Opus hexaemeron, cap. 4, f. 4 raB ; IDEM, In II Sent., d. 12, q. 3, a. 4, c. ; Cfr DONATI, S., « Ägidius von Roms Kritik an Thomas von Aquins Lehre der Hylemorphen Zusammensetzung der Himmelkörper », p. 381).

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actualisée et n’est en puissance envers aucune autre forme d’être, excepté par rapport au lieu. Tant de distinctions montrent à quel point la matière des corps célestes est radicalement différente de celle des corps inférieurs. Toutes deux ne sont dites matières que par analogie, sous la raison même de « sujet en puissance », qui seule leur est commune. Or cette notion est, par définition, bien indéterminée. Indifférente nous l’avons vu, tant au parfait qu’à l’imparfait, elle peut se rapporter tant aux êtres dont la forme remplit parfaitement et une fois pour toutes la potentialité, qu’à ceux dont la forme varie sans cesse. Dans un texte plus ancien, issu du commentaire au de Trinitate de Boèce, Thomas soutient déjà que si le logicien peut bien considérer corps incorruptibles et corruptibles comme appartenant à un genre commun, celui de substance, les naturales et les métaphysiciens au contraire, qui considèrent les principes des choses, exigent, pour qu’il y ait communauté de genre, qu’il y ait également communauté de matière et possibilité d’une génération mutuelle, ce qui n’est pas le cas971. Il est impossible, déclare par exemple Thomas, d’affirmer à l’instar de certains théologiens que l’eau et le feu deviendront ciel à la fin du monde, car il n’y a aucune matière commune et aucune contrariété entre eux972. L’eau et le feu ne peuvent être en puissance à la forme du ciel et inversement. De ces considérations sur l’incorruptibilité et la composition hylémorphique singulière des corps célestes, Thomas conclut qu’à chaque individu appartenant à ce type de corps, correspond une espèce. La raison de la multiplication des individus en une seule espèce, en effet, est « dans les réalités corruptibles, la conservation de la nature spécifique qui, ne pouvant se perpétuer en un seul individu, se perpétue en plusieurs ; c’est pourquoi d’ailleurs dans les corps incorruptibles, il n’y a qu’un individu par espèce »973. Et encore : « […] in corporibus caelestibus, propter eorum perfectionem, non invenitur nisi unum individuum unius speciei: tum quia unumquodque eorum constat ex tota materia suae speciei ; tum quia in uno individuo est perfecte virtus speciei ad complendum illud in universo ad quod illa species ordinatur, sicut praecipue patet in sole et luna »974.

Thomas se range là à l’opinion d’Avicenne, contre laquelle s’était élevé Averroès. Selon ce dernier, tous les corps célestes étaient des individus 971 972 973 974

Cfr THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 4, a. 2, c. THOMAS D’AQUIN, In IV Sent., d. 47, q. 2, a. 2, qc. 2, c. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 93. Idem.

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appartenant à une seule et même espèce, car sinon, chaque astre devrait posséder une forme qui le distingue des autres corps célestes975. Ils devraient donc posséder une composition hylémorphique, c’est-à-dire être sujets au changement, à l’engendrement et à la corruption. Les corps célestes devraient encore être dérivés de quelque chose qui les précède, et ultimement transformés en quelque chose d’autre. Au nom de leur incorruptibilité, Averroès refusait toute composition hylémorphique aux astres. Pourtant, ceux-ci semblent se mouvoir de façons diverses et se distinguer les uns des autres encore selon d’autres perspectives. Dans son commentaire du De Caelo, Thomas prend parti contre la thèse du Commentateur en avançant les arguments suivants : « Primo quidem quia, si essent eiusdem speciei, haberent easdem specie operationes et eosdem effectus, sicut patet in omnibus rebus naturalibus eiusdem speciei. Secundo quia, cum motus caelestium corporum sint naturales, sequeretur quod omnia corpora caelestia haberent uniformes motus, quod patet esse falsum, tum de planetis per comparationem ad invicem, tum per comparationem ad stellas fixas. Tertio quia hoc repugnat perfectioni corporum caelestium. Probavit enim in primo Aristoteles quod universum est perfectum, eo quod est unum (unum enim est in una specie) : ex hoc enim apparet quod constat ex tota materia suae speciei. Unde et hoc ad perfectionem caelestium corporum pertinet, quod sit unum solum in una specie »976.

Le texte continue en relevant les arguments déjà exposés dans la Somme contre les Gentils. L’espèce ne perdure, pour les êtres corruptibles, que grâce à la succession de ceux-ci. Leur opération spécifique ne peut en outre être parfaite par un seul individu. Dans la mesure où, au contraire, chaque astre et planète possède un mouvement, des opérations et des effets qui lui sont propres, il semble que chacun doive constituer une espèce à lui seul. Les exemples du soleil et de la lune, fréquemment invoqués par Thomas, suggèrent qu’il en est bien ainsi pour les planètes. Le sort réservé aux étoiles fixes est plus flou. Si Thomas établit clairement la distinction des planètes, entre elles d’une part, et de l’ensemble des étoiles fixes d’autre part, force est de constater que nombre de questions concernant la distinction des différents astres restent sans réponses. Nous ne pourrions mieux faire que de reproduire le constat de Th. Litt : « Ainsi l’astre était-il un seul individu avec toute la sphère transparente qui le transportait ? Aucun texte ne répond à cette question. […] Aucun texte n’indique non plus si chaque sphère ‘anastrique’ auxiliaire de la sphère 975 976

AVERROÈS, In II De Caelo, c. 49. THOMAS D’AQUIN, In II De Caelo, 16, n. 449.

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porteuse d’une planète, était un individu distinct. Une réponse affirmative pourrait se réclamer de la raison que chaque sphère avait son mouvement propre. Mais, en faveur d’une réponse négative, on pourrait dire au contraire que les sphères auxiliaires étaient plutôt des parties accessoires d’un seul individu, dont la sphère porteuse était la partie principale et davantage encore le corps lumineux de l’astre. Aucun texte à notre connaissance, n’indique non plus si chaque étoile fixe était un individu distinct des autres étoiles fixes, ou si, au contraire, la sphère des étoiles fixes était un seul individu, dont les étoiles auraient été les parties et pour ainsi dire les organes. En faveur de la première opinion, il y a lieu de remarquer que chaque étoile fixe avait sa vertu et ses effets propres. En faveur de la seconde opinion, on peut invoquer que les étoiles fixes avaient toutes le même mouvement, ou les deux mêmes mouvements (diurne en 24 heures, et propre en 36.000 ans, précession des équinoxes) »977.

On aurait sans doute pu, en outre, soit supposer, en raison de l’identité de la substance servant de substrat à tous ces corps célestes, c’est-à-dire l’éther, qu’ils appartiennent à une seule et même espèce, ou possèdent même forme et même matière, soit s’interroger, eu égard à l’autonomie du mouvement supporté par chaque sphère, sur la pertinence d’admettre une multiplicité de matières correspondant à la diversité des espèces endossées chacune par une sphère individuelle. Rien ne vient véritablement, dans le système aristotélicien, répondre à de telles interrogations, et seul suffit à apaiser pour l’instant l’esprit de Thomas, le fait de supposer, selon une unité finalement d’ordre très « logique », une matière locale comme substrat de tout mouvement céleste.

I.6.3. Systèmes aristotélicien et ptoléméen Avant de continuer à nous avancer dans ces questions qui touchent à l’essence de la substance céleste, il faut encore rendre compte du dilemme devant lequel se trouvait tout penseur confronté à l’astronomie au Moyen Age. L’univers aristotélicien est constitué d’une succession de couches ou de sphères concentriques, dont le centre absolu est occupé par la terre. Mais l’opinion n’était pas toute dévouée à une telle conception du monde et Thomas lui-même montrait ses hésitations car, comme le rappelait bien Litt, il « se trouvait, non pas devant un seul système, qui aurait été géocentrique, mais devant un dilemme entre deux systèmes, l’un, celui d’Eudoxe et d’Aristote, strictement géocentrique, où l’univers est formé de sphères emboîtées les 977

LITT, T., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, pp. 97-98.

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unes dans les autres et ayant toutes le même centre, la Terre ; l’autre, celui de Ptolémée, admettant des excentriques, c’est-à-dire des sphères, entourant sans doute la terre, mais ayant un autre centre qu’elle, donc excentrées, et en outre des épicycles, c’est-à-dire, selon S. Thomas, des cercles non matérialisés, des lignes circulaires idéales liées aux excentriques, entraînées dans la révolution des excentriques et que les planètes parcouraient d’un ‘mouvement progressif’ ; alors que, selon Ptolémée lui-même, les épicycles étaient de petites sphères ou de petits disques matériels enchâssés en un point de l’excentrique et portant la planète. Le système de Ptolémée ne peut donc être dit géocentrique qu’en un sens large »978.

Simplicius, s’inspirant d’Eudème et de Socigène, affirmait que « ce fut Eudoxe de Cnide qui, le premier, chercha une solution au problème posé par Platon aux astronomes, par quels mouvements circulaires uniformes et réguliers on peut sauver les mouvements apparents des planètes »979. Litt commentait ainsi cette référence à Platon : « Platon affirme là implicitement que tout ce qu’il y a d’irrégulier dans les mouvements apparents des planètes (inégalités de vitesse et surtout stations et rétrogradations) ne peut être qu’une apparence et que la tâche essentielle des astronomes est de découvrir, sous cette apparence, la réalité sous-jacente, la combinaison parfaitement régulière de mouvements parfaitement réguliers, qui seule est une réalité digne d’exister »980.

Ainsi n’a-t-il fallu pas moins de 26 sphères célestes à Eudoxe, plus peut-être une destinée à porter les étoiles fixes, afin de rendre compte de la régularité sous-jacente aux phénomènes. Les mouvements de chacune des cinq petites planètes exigeaient, selon Eudoxe, la présence de quatre sphères. Les mouvements du soleil et de la lune, quant à eux, se contentaient de trois981. Calippe, renseigne Aristote, « tandis qu’il assignait le même nombre de sphères qu’Eudoxe à Jupiter et à Saturne, pensait qu’il faut ajouter deux autres sphères au soleil et deux autres sphères à la lune, si l’on veut rendre compte des phénomènes, et aussi une sphère supplémentaire à chacune des autres planètes »982. La sauvegarde des phénomènes est bien le mot d’ordre de l’astronomie antique, tout autant que médiévale. 978

Ibidem, p. 322. Cfr Ibidem, p. 324 ; cfr SIMPLICIUS, In Aristotelis de caelo commentaria, éd. Heiberg, p. 488. 980 LITT, T., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, p. 324. 981 Cfr Ibidem, pp. 326-333. 982 ARISTOTE, Métaphysique, 1073b34-1073b40 ; Cfr LITT, T., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, p. 332. Litt affirme que, selon Eudème, les deux sphères ajoutées au soleil et à la lune « devaient expliquer les inégalités de durée des saisons ». 979

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Ainsi Calippe, en élevant le nombre de sphères à 33, ne devait-il avoir d’autre but que d’expliquer certains phénomènes passés sous silence par Eudoxe. Aristote ajouta à son tour 22 sphères. Il semblait en effet avoir pour intention d’appliquer aux phénomènes concrets les constructions d’Eudoxe et de Calippe, encore trop purement géométriques. Or, les sphères concentriques étant en contact entre elles, le mouvement de l’une devait entraîner le mouvement de l’autre. Aristote introduisit donc des sphères compensatrices, mues en un sens contraire à celui de la sphère dont l’influence s’exerce. Saturne par exemple, se voyait attribuer quatre sphères par Calippe. La première donnait raison du mouvement diurne, la seconde rendait compte du mouvement spécifique de Saturne sur le zodiaque ou l’écliptique, les deux dernières des mouvements de rétrocession. Les sphères compensatrices furent en outre introduites par le Stagirite afin d’éviter la communication aux astres inférieurs des mouvements zodiacaux et de rétrocession propres aux supérieurs, et de garantir la simplicité et la continuité du mouvement diurne983. Pourtant, cet amoncellement de sphères et les complexifications infinies du système homocentrique laissaient dans l’ombre de persistantes difficultés, notamment les apparentes variations de distances connues par diverses planètes par rapport à la terre. D’après Socigène, cité par Simplicius, Calippe et Aristote avaient été parfaitement tenus au courant de ces observations984. Il reste qu’en vertu de ces problèmes, on a pensé devoir abandonner l’homocentrisme aristotélicien au profit des épicycles et des excentriques découverts par Apollonius de Perge et Hipparque au IIIe et au IIe siècle avant Jésus Christ985, popularisés ensuite par Ptolémée au IIe siècle de notre ère. 983 Cfr Ibidem, pp. 333-334 ; GRANT, E., La physique au Moyen Age, pp. 93-94. Cfr ARISTOTE, Métaphysique, 1074a1-1074a12 : « Mais il est nécessaire, pour que toutes ces sphères combinées puissent expliquer les phénomènes, qu’il y ait, pour chacune des planètes, d’autres sphères en nombre égal, moins une, et que ces sphères tournent en sens inverse et ramènent à la même position la sphère la plus éloignée de l’astre, qui, dans chaque cas, est placé en deçà de l’astre en question. C’est à cette condition seulement que toutes ces forces à l’œuvre produisent la translation des planètes. Or, puisque les sphères dans lesquelles se meuvent les planètes elles-mêmes, sont huit pour Saturne et Jupiter pris ensemble, et vingt-cinq pour les autres, et que, de ces sphères, celles qui n’en exigent pas d’autres mues en sens inverse sont celles dans lesquelles se meut la planète qui se trouve placée au-dessous de toutes les autres, il y aura alors, pour les deux premières planètes, six sphères tournant en sens inverse, et seize pour les quatre planètes suivantes, et le nombre total des sphères, sphères à mouvement direct et sphères à mouvement inverse, sera de cinquante-cinq ». 984 Cfr SIMPLICIUS, In Aristotelis de caelo, pp. 503-505, 509. 985 Cfr LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, p. 59.

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Ce n’est point aux constructions géométriques que nous nous attarderons ici, bien que l’on pût dire qu’elles forment l’essentiel des traités de Ptolémée986, mais à la structure physique ou à la substance des cieux qui semble se rapporter à ce nouveau système du monde. Au sein de l’école péripatéticienne elle-même tout d’abord, la doctrine de la quintessence fut fréquemment remise en question, par Théophraste, Straton de Lampsaque ou Xénarque de Séleucie par exemple, qui tenaient le ciel, à l’instar des stoïciens, pour constitué de feu. Xénarque, aristotélicien convaincu, n’en a pas moins composé un traité « Contre la cinquième essence », qui nous est connu par l’intermédiaire de Simplicius et dont la plupart des arguments se retrouveront plus tard chez les principaux critiques de la mécanique céleste aristotélicienne987. Ainsi, pour Xénarque, le mouvement rectiligne n’est notamment pas une propriété sui generis des éléments, mais un accident affectant des parties séparées de leur tout. Lorsqu’ils sont en leur région propre et se présentent comme une totalité, la terre, l’eau et l’air sont en effet en repos. Le feu du ciel, quant à lui, se meut naturellement en cercle988. Simplicius renseigne une théorie parente chez Ptolémée, selon laquelle chaque élément, dépourvu de poids dans son lieu naturel, ne s’y meut point en ligne droite mais plutôt en cercle989. Ptolémée conservera pourtant la doctrine d’une cinquième essence ou de l’éther, non sans la modifier. Comment le nouveau système des excentriques et des épicycles en effet aurait-il pu se satisfaire de la substance éthérée aristotélicienne, dont le mouvement naturellement circulaire et uniforme avait en toutes ses occurrences, c’est-à-dire en toutes ses sphères, la terre pour centre toujours identique ? La critique ptoléméenne du système astronomique d’Aristote reposait en fait sur deux fondements : le premier, astronomique, affirmait l’impossibilité mécanique de la construction aristotélicienne, le second, plus proprement philosophique, s’en prenait à la conception de l’essence de l’éther développée par le Stagirite. La région céleste ou l’éther devait selon Ptolémée être libéré de toute contrainte. Or, selon ce dernier, « l’erreur de base du Stagirite et de ses partisans, […], a été de postuler un système complet de sphères destiné à sauver l’ensemble des phénomènes des planètes en assumant que les pôles d’une sphère contenue sont fixés sur la sphère contenante, de sorte qu’on ne voit pas comment les pôles en question pourraient assurer la rotation des sphères sans contrainte ni résistance »990. 986 987 988 989 990

Cfr LITT, T., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, pp. 337-338. Cfr LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, p. 64. Cfr Idem ; SIMPLICIUS, In Aristotelis de Caelo, p. 20. Cfr Idem ; LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, p. 64. Ibidem, pp. 67-68 ; CLAUDE PTOLÉMÉE, Hypothèses, II, 5, pp. 114-115.

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C’est ainsi, semble-t-il, que Ptolémée s’en prend à la théorie aristotélicienne des sphères compensatrices. Ces dernières ne semblent pas nécessaires à l’explication des divers mouvements des planètes et multiplient donc inutilement le nombre des sphères. Elles ont en outre l’inconvénient d’introduire contrainte et résistance au sein de l’élément le plus parfait, c’est-à-dire l’éther. « La chose la plus stupéfiante dans cette doctrine, écrit-il en outre, est que les dernières sphères déterminent le mouvement des premières, les sphères contenues le mouvement de celles qui les contiennent, et les sphères qui ont en propre de multiples mouvements non uniformes le mouvement de celles qui se meuvent simplement. Tout cela est en contradiction avec les principes de la philosophie naturelle »991.

Comme le souligne justement M.-P. Lerner, Ptolémée force le texte d’Aristote, dont le but n’était que de préserver le mouvement des sphères inférieures de l’influence des supérieures, garantissant ainsi aux premières une certaine autonomie. Plus profondément, il faut remarquer que Ptolémée possède une conception du mouvement astral radicalement différente de celle développée par Aristote. Selon Ptolémée, le système aristotélicien est une véritable mécanique au sein de laquelle toute sphère, fixée en ses pôles à celle qui la contient, est entraînée ou entraîne le mouvement des autres. Le système de Ptolémée est plus proche d’une sorte de vitalisme ou d’animisme, au sein duquel chaque planète possède une force vitale à la source de son mouvement, lequel s’étend au sein des corps qui entourent la planète, ensuite à l’orbe épicycle, puis à l’orbe excentrique, enfin à l’orbe concentrique au monde992. L’on s’accordera avec Lerner lorsque celui-ci s’étonne « que cette conception vitaliste de la motricité astrale ne remette pas en cause l’existence et la fonction des sphères célestes »993, qui ne seront proprement oubliées que suite à la destruction systématique qu’en opéra Tycho Brahe à la fin du XVIe siècle. Ptolémée n’a point laissé les planètes entièrement libres de toute attache, errer vaille que vaille au sein de l’étendue éthérée, comme pouvait le laisser croire l’Almageste, dont les formulations demeuraient vagues et empêchaient de décider s’il fallait attribuer aux épicycles quelque corporéité, ou s’ils demeuraient des entités exclusivement mentales, comme le pensait par ailleurs saint Thomas. Mais les calculs de trajectoires et les constructions géométriques de l’Almageste laissent place au sein des Hypothèses à de véritables discussions physiques. Les cercles épicycles et excentriques 991 Ibidem, II, 6, p. 118, selon la traduction de LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, p. 68. 992 Cfr Ibidem, pp. 69-70. 993 Cfr Ibidem, p. 70.

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vont acquérir, sans nul doute cette fois, « une existence physique réelle et venir occuper l’espace intrasphérique au sein duquel la planète décrit sa trajectoire »994. Les Hypothèses demeurent cependant des « hypothèses » et Ptolémée énonce tant de systèmes possibles, compatibles avec sa conception particulièrement large de l’éther, que l’incertitude subsiste. Ainsi Ptolémée admettra-t-il comme acceptable, tant de proposer pour chaque mouvement une sphère creuse capable d’être enveloppée par une autre sphère de même type ou d’en envelopper une à son tour, qu’une sphère pleine, qui ne renferme donc rien qui soit distinct d’elle et dont la masse met en mouvement l’astre qu’elle contient. Outre cette première alternative, Ptolémée suggère encore une hypothèse selon laquelle, à chaque mouvement particulier, serait attribuée non une sphère complète, mais seulement une section de sphère, de la forme d’un anneau ou d’une ceinture s’il s’agit d’une sphère creuse, ou de la forme d’un tambourin s’il s’agit d’une sphère pleine ou d’un épicycle995. Cette dernière hypothèse aurait sans doute l’avantage de permettre une économie considérable du nombre de sphères et de mouvements. Elle correspondrait ainsi plus adéquatement à la nature simple de l’éther ; un argument d’économie qui constituait finalement le fondement de la critique du système aristotélicien. Pourtant, Ptolémée n’offre aucun élément qui permette de trancher de manière définitive pour l’une ou l’autre de ces hypothèses. L’attitude de Thomas vis-à-vis des systèmes d’Aristote, strictement homocentrique, et de Ptolémée, qui défend l’existence des épicycles et excentriques, reste, comme l’a montré Th. Litt, indécise. Il ne prend que rarement position. L’Aquinate semble s’être tout à fait accordé à la théorie aristotélicienne des trois mouvements simples (rectiligne vers le centre, rectiligne qui s’éloigne du centre et circulaire) et des corps leur correspondant (corps lourd, léger et céleste). Il s’oppose à cet égard à une critique que l’on trouve chez Simplicius, selon laquelle les corps correspondant aux divers mouvements simples ne sont pas nécessairement distincts. La différence des mouvements indiquerait plutôt un corps possédant sa perfection spécifique d’une part (mouvement circulaire) et ne la possédant pas encore d’autre part (mouvement rectiligne). Thomas rétorque qu’il est bien naturel qu’un corps céleste, incorruptible et inaltérable, se meuve en cercle, et qu’un mouvement rectiligne, orienté vers un lieu que le corps ne possède pas encore, corresponde à un corps dont la nature est altérable et corruptible996. 994 995 996

Ibidem, p. 74. Cfr Ibidem, pp. 74-81 ; cfr CLAUDE PTOLÉMÉE, Hypothèses, II, 4, p. 113. THOMAS D’AQUIN, In I De Caelo, 4, n. 37.

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Quant à la théorie des épicycles, Thomas ne semble pas l’avoir radicalement rejetée. Partant d’une donnée révélée : le fait que la louange vocale adressée à Dieu retentira dans le ciel empyrée, Thomas déduit qu’il doit exister en ce dernier des alternances de densité et de rareté, certes dites de manière équivoque en ce corps supérieur et dans les autres corps. Or la théorie ptoléméenne, qui rend compte de régions célestes où les planètes effectuent leurs révolutions motu progressivo le long de leurs épicycles, rend de telles variations plus vraisemblables997. Thomas prend parfois la défense du système ptoléméen, sans pour autant se décider en sa faveur de manière absolue. Ainsi, si on lit la huitième objection de l’article trois, question 4 du commentaire de Thomas au De Trinitate de Boèce, et la réponse qui y correspond : « Secundum astrologos qui sequntur Ptolomeum, sex planetarum corpora mouentur in epiciclis, qui sunt circuli intersecantes speras excentricas planetarum ; oportet ergo quod planete corpus quandoque perueniat ad locum sectionis. Set non potest dici quod ibi sit aliquid uacuum, cum uacuum natura non patiatur ; neque quod substantia sperarum sit diuisibilis, ut intelligatur cedere corpori planete quando peruenit illuc sicut cedit aer lapidi aut alii corpori ; cum celi ‘solidissimi quasi ere fundati’ sint, ut dicitur Iob XXXVII. Ergo oportet quod corpus planete sit simul cum corpore sperae eius in eodem loco ; et sic falsum est quod dicit Boetius hic, quod duo corpora numquam unum obtinent locum. […] Ad octauum dicendum, quod opinio Ptolomei de epiciclis et excentricis non uidetur consonare principiis naturalibus que Aristotiles ponit, et ideo illa opinio sectatoribus Aristotilis non placet. Si tamen sustineatur, nulla necessitas erit quod duo corpora sint in eodem loco ; quia secundum tenentes illam opinionem triplex substantia distinguitur in celestibus corporibus : scilicet substantia stellarum, que est luminosa, et substantia sperarum, que est diaphana, et solida, non diuisibilis, et substantia alia que est inter speras, que est diuisibilis et inspissabilis ad modum aeris, quamuis sit incorruptibilis. Et per hanc substantiam defenduntur ne oporteat eos ponere substantiam sperarum diuidi aut duo corpora esse in eodem loco »998. 997 Thomas d’Aquin, In II Sent., d. 2, q. 2, a. 2, ad 5 ; cfr LITT, T., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, p. 347. Pour une vision générale du problème des variations de densité et rareté dans la région céleste au Moyen Age, Cfr GRANT, E., Planets, stars and orbs, pp. 198-202. Pour de nombreux penseurs médiévaux, la théorie des excentriques et épicycles impliquait une différence de densité et de rareté ou de quantité de substance dans la matière céleste, ce qui était inacceptable en stricte philosophie naturelle aristotélicienne, dans la mesure où la substance céleste se devait d’être absolument incorruptible. Or il semblait aux aristotéliciens, comme l’expliquait Cecco d’Ascoli par exemple, que les excentriques et les épicycles impliquaient soit raréfaction et condensation, soit l’existence du vide, soit encore la pénétration des corps dans les régions éthérées, autant de thèses expressément rejetées par la physique d’Aristote (Cfr à ce propos GRANT, E., Planets, stars and orbs, pp. 287-288). 998 THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 4, a. 3, arg. 8 et ad 8.

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Plus tard pourtant, le Commentaire à la Métaphysique d’Aristote énonce que de la théorie des épicycles et excentriques, professée selon Thomas par les pythagoriciens, puis par Ptolémée, « […] sequi aliquid contrarium his quae demonstrantur in scientia naturali : non enim omnis motus erit vel ad medium vel a medio, vel circa medium mundi. Iterum sequitur, quod sphaera continens sphaeram eccentricam, vel non sit aequalis spissitudinis, vel quod sit aliquid vacuum inter unam sphaeram et aliam, vel quod sit aliquod corpus praeter substantiam sphaerarum intercidens, quod non erit corpus circulare, nec habebit aliquem motum proprium. Ex positione autem epicyclorum ulterius sequitur, vel quod sphaera, per quam movetur epicyclus, non sit integra et continua, vel quod sit divisibilis et rarefactibilis et condensabilis ad modum quo aer dividitur et inspissatur et rarescit aliquo corpore moto. Sequitur etiam, quod ipsum corpus stellae movetur per seipsum, et non solum ad motum orbis ; et quod ex motu corporum caelestium perveniat sonus, quod Pythagorici consenserunt »999.

Ainsi doit-on distinguer trois substances au sein du ciel ptoléméen : celle des astres, lumineuse ; la substance des sphères excentriques, diaphane et solide, impénétrable ; une troisième substance enfin, située dans les intervalles séparant deux sphères non concentriques, et qui permettrait le passage des planètes le long de leur épicycle. Pour Ptolémée comme pour Aristote, la nature a déjà horreur du vide. Mais pour Thomas, qui ne connaissait vraisemblablement que l’Almageste1000 et ignorait la « matérialisation » ultérieure que devaient subir les épicycles ptoléméens, un épicycle était une ligne idéale, une construction géométrique tracée au sein de cette troisième substance, pénétrable par les astres1001. Thomas présente ici très précisément le fondement des oppositions entre systèmes aristotélicien et ptoléméen. Et à vrai dire, le genre auquel appartient ce passage, c’est-à-dire le commentaire, nous pousse à réserver notre jugement à son propos. Nous nous garderons donc bien d’y voir, comme le faisaient Duhem et Litt, le rejet de la doctrine de Ptolémée. D’autant plus que les nombreux textes du commentaire au De caelo, THOMAS D’AQUIN, In XII Metaphys., 10, nn. 2568-2569. Selon Lerner, le sort réservé à l’astronomie physique de Ptolémée, développée dans les hypothèses des planètes, par contraste avec l’astronomie essentiellement géométrique de l’Almageste « a été bien différent chez les Arabes et chez les Latins. Dans le monde arabe, les Hypothèses des planètes ne semblent pas avoir été sensiblement moins connues que l’Almageste, alors qu’elles sont restées pratiquement lettre morte chez les Latins, qui n’ont pas su identifier avant le XVIIe siècle la paternité ptoléméenne d’idées pourtant directement ou indirectement empruntées à ce traité de l’astronome alexandrin » (LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, p. 88). 1001 Cfr LITT, T., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, p. 356. 999

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proche chronologiquement du Commentaire à la Métaphysique et confrontant les deux systèmes – cela, les commentateurs l’ont bien montré –, se caractérisent par leur neutralité1002. Quantité de textes montrent en effet que Thomas n’a pas voulu ou pu prendre position entre les deux systèmes. Il reconnaît, notamment à la suite de Simplicius, que le système homocentrique fondé par Eudoxe ne sauve pas tous les phénomènes et ne permet pas, comme le voulait Platon, de ramener les diverses irrégularités des mouvements célestes à une parfaite régularité. L’indécision thomasienne semble nous montrer, comme le soulignait justement Th. Litt en commentant un passage du commentaire au De caelo1003, que pour le saint docteur : « le fait seul qu’une hypothèse astronomique ‘sauve les phénomènes’, ne prouve pas la vérité de cette hypothèse. Nous sommes ici très loin du phénoménisme moderne, pour lequel le fait de sauver les phénomènes constitue la vérité de l’hypothèse. S. Thomas est et reste paisiblement réaliste : les astronomes supposent des sphères porteuses des astres et d’autres sphères sans astres, qui communiquent aux premières divers mouvements superposés : ces hypothèses sont vraies si objectivement les sphères existent et fausses si les sphères n’existent pas. Aristote raisonne ici, dit S. Thomas, en supposant que les hypothèses d’Eudoxe sont vraies. Mais S. Thomas professe un scepticisme quant à ces sphères, posées par le seul raisonnement des astronomes à partir des phénomènes. Les astronomes ont supposé différents systèmes de sphères, mais il est possible que le système existant dans la réalité, le système vrai, n’ait pas encore été trouvé et que, par conséquent, tous les systèmes proposés jusqu’à présent soient faux »1004. 1002 Cfr Ibidem, pp. 351-354. Cfr également, au sujet de l’admission progressive des hypothèses de Ptolémée par l’Aquinate : DUHEM, P., Le Système du monde, t. III, pp. 352357. Selon Duhem, le système de Ptolémée ne sera complètement et communément accepté par les maîtres parisiens qu’à partir du traité de Bernard de Verdun Tractatus super totam Astrologiam, dont les manuscrits retrouvés datent du début du XIVe siècle (Cfr Ibidem, p. 398). Sur Bernard de Verdun, cfr Ibidem, pp. 442-460. 1003 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II De Caelo, 17, n. 451 : « Illorum tamen suppositiones quas adinvenerunt, non est necessarium esse veras : licet enim, talibus suppositionibus factis, apparentia salvarentur, non tamen oportet dicere has suppositiones esse veras ; quia forte secundum aliquem alium modum, nondum ab hominibus comprehensum, apparentia circa stellas salvantur. Aristoteles tamen utitur huiusmodi suppositionibus quantum ad qualitatem motuum, tanquam veris ». 1004 LITT, T., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, pp. 359-360. Cfr aussi à ce sujet DUHEM, P., Le système du monde, t. III, pp. 354-357 ; DE TONQUÉDEC, J., Questions de cosmologie, p. 23 : Le commentateur y affirme que Thomas reste « assez sceptique sur la valeur objective de ces divers systèmes. Pour lui, ce ne sont pas des descriptions de la réalité, telle qu’elle est, mais des hypothèses pour ‘sauver les apparences sensibles’ […] Aucune d’elles ne s’impose comme l’expression de l’unique vérité ; on pourrait même en trouver d’autres aussi plausibles (comme il l’écrit dans son commentaire du De Coelo, I, 1, 3, 451, où il fait preuve d’une grande information astronomique). En effet, Copernic est venu, en opposition à la fois à Ptolémée et à Aristote ». Cfr également

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L’observation n’est donc pas pour Thomas – au contraire du partisan de Ptolémée Bernard de Verdun par exemple1005–, un critère suffisant en faveur de la véracité de la théorie des excentriques et des épicycles. Elle n’est d’ailleurs, pour Thomas, un critère de vérité pour aucune théorie. Ce qui ressort décidément de l’étude des textes consacrés par l’Aquinate à ce sujet, c’est que la théorie ptoléméenne n’est pas démontrée, mais semble capable de mettre en doute nombre d’affirmations tenues pour vraies jusqu’alors, telles que la doctrine des trois mouvements naturels, ou encore le caractère parfaitement impénétrable de tout corps céleste. Thomas, dont la profession est celle d’un théologien et non d’un astronome, prend position sur les questions théologiques touchant à la nature des cieux, tout en laissant aux spécialistes le soin d’en découvrir la structure physique et astronomique en détail. Mais si Thomas ne ressent pas la nécessité de se décider entre les deux systèmes, c’est sans doute qu’il ne prend pas suffisamment au sérieux les différences qu’ils impliquent. Il est vrai que malgré les divergences, portant essentiellement sur la figure, le nombre et les mouvements de chaque corps sphérique contenu à l’intérieur d’un ciel, quantité d’éléments restaient communs entre les deux systèmes : l’univers demeurait sphérique et globalement géocentrique ; il était divisé en deux régions hétérogènes, l’éther d’une part, substance divine et incorruptible, et les autres éléments d’autre part ; tout vide en était exclu et sa constitution était faite d’une succession de sphères ou d’orbes contigus et étagés entre la terre et le dernier ciel1006. Enfin, il était tout à fait possible WEISHEIPL, J., « The Commentary of St. Thomas on the De Caelo of Aristotle », p. 191 : « Il est impossible, tous les scolastiques le réalisèrent, qu’Aristote et Ptolémée aient tous les deux raisons dans le domaine d’une unique science. Bien que la philosophie naturelle d’Aristote ait un sens, elle ne prit pas en compte toutes les données accumulées par les astronomes. Et si l’astronomie de Ptolémée s’attacha à rendre compte de tous les phénomènes, elle supposa des outils mathématiques, tels les excentriques et les épicycles, qui ne pouvaient être physiquement vrais. Pour Thomas, une telle échappatoire n’est pas une démonstration mais une sorte de supposition, c’est-à-dire une hypothèse. Mais même si la supposition de Ptolémée était en substance vraie, continue Thomas, ‘tous les corps célestes seraient néanmoins mus autour du centre de la terre en son mouvement diurne, qui est le mouvement de la sphère la plus extérieure, exerçant son mouvement de rotation sur l’univers entier et toutes les choses qui y sont contenues’. Le statut d’hypothèses astronomiques telles que les épicycles et les excentriques était d’un intérêt particulier pour Thomas parce que, même si elles ne pouvaient être vérifiées physiquement, leur admission en astronomie rendait compte du mouvement connu des planètes à l’intérieur de la sphère des étoiles fixes ». Thomas affirmait en effet qu’il n’est pas nécessaire que les suppositions des astronomes soient toujours vraies (Cfr THOMAS D’AQUIN, In II De Caelo, 17, n. 451 ; THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 32, a. 1, ad 2). 1005 Cfr LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, p. 117. 1006 Cfr Ibidem, p. 86.

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d’attribuer, dans l’un comme dans l’autre système, le principe moteur du mouvement des sphères à des intelligences séparées. Le Stagirite en donnait l’exemple dans le livre XII de sa Métaphysique, d’une manière qui, aux yeux de l’Aquinate, permettait sans doute de mieux conserver un ordre harmonieux à l’univers que ne le faisait un système susceptible de prêter le flanc à l’animisme. Il faut souligner qu’au début du XIIIe siècle latin, c’est bien la physique aristotélicienne et l’astronomie liée aux principes de celle-ci qui s’imposent. A la suite des commentateurs arabes du Stagirite, notamment d’Averroès, tant Michel Scot que Robert Grosseteste, Guillaume d’Auvergne ou encore Roger Bacon, adoptent le système astronomique aristotélicien1007. Thomas, bien que toute sa philosophie de la nature puise ses principes chez Aristote, semble chercher le plus petit dénominateur commun, temporairement suffisant à ses yeux. Ainsi le mouvement diurne, propre à la sphère suprême, paraît-il sauvegardé dans les deux systèmes1008 et semble-t-il suffire à conserver l’esprit de Thomas en paix1009. Face aux excentriques et aux épicycles ptoléméens, il était devenu courant d’opposer que les mouvements de tels cercles allaient à l’encontre de la perfection de l’éther. Ils menaçaient en effet de le diviser, c’est-à-dire de corrompre une substance censément incorruptible, ou d’introduire le vide au sein de l’univers, plus précisément entre les orbes excentriques, à moins encore qu’on y place des corps permettant de les joindre de forme non ronde et donc inaptes à la cyclophorie1010 ; tant de solutions incompatibles avec la perfection de la substance éthérée, indivisible et impossible à soumettre à quelque condensation ou raréfaction. A ces objections, on a répondu de deux manières, nous explique M.-P. Lerner : 1007

Cfr Ibidem, pp. 111-115. Cfr THOMAS D’AQUIN, In I de Caelo, 3, n. 28 : « Sed videtur secundum hoc qod non omnia corpora caelestia circulariter moveantur : nam, secundum Ptolomaeum, motus planetarum est in excentricis et epicyclis ; qui quidem motus non sunt circa medium mundi, quod est centrum terrae, sed circa quaedam alia centra. – Dicendum est autem quod Aristoteles non fuit huius opinionis, sed existimavit quod omnes motus caelestium corporum sunt circa centrum terrae, ut ponebant astrologi sui temporis. Postmodum autem Hipparchus et Ptolomaeus adinvenerunt motus excentricorum et epicyclorum, ad salvandum ea quae apparent sensibus in corporibus caelestibus. Unde hoc non est demonstratum, sed suppositio quaedam. Si tamen hoc verum sit, nihilominus omnia corpora caelestia moventur circa centrum mundi secundum motum diurnum, qui est motus supremae sphaerae revolventis totum caelum ». 1009 Cfr LITT, T., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, p. 364. L’hypothèse d’une troisième substance entre les sphères proposées dans les Hypothèses de Ptolémée sert à expliquer la participation de toutes les sphères planétaires au mouvement diurne. Cfr aussi LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, p. 98. 1010 Cfr Ibidem, p. 155. 1008

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« la première consistait à doter l’éther d’une nature n’offrant pas plus de résistance qu’un fluide élémentaire comme l’air à la révolution de corps célestes non centrés sur la terre, et en outre susceptible d’occuper tout intervalle laissé temporairement vacant entre les orbes excentriques. Bien que divisible, l’éther ne serait pas destructible faute de la présence dans le ciel lui-même d’un agent contraire potentiellement destructeur »1011.

L’autre solution, introduite en Occident dès la seconde moitié du XIIIe siècle et retenue surtout au XIVe siècle, consistait à « agencer des orbes partiels au sein de leur sphère totale »1012. Or, que l’on se rallie à l’une ou l’autre de ces solutions, l’on devait accepter la possibilité d’une diversité d’états au sein de l’éther, ou différents types d’éther. Albert le Grand en avait distingué trois : la substance du soleil, celle de la lune et des astres, celle enfin de l’orbe lui-même, qui pouvait encore être divisée en trois parties spécifiquement distinctes. Albert, tout comme Thomas à sa suite, différenciait donc, au sein de l’orbe, la nature de l’astre, celle de la sphère, et enfin la substance apte à remplir les espaces inégaux laissés entre les orbes excentriques. Celle-ci était considérée avoir une densité plus « rare » que les orbes ; elle pouvait se comprimer ou s’étendre selon la manière dont elle occupait l’espace variable qu’engendraient les cercles en tournant chacun à une vitesse différente autour de la terre1013. 1011

Idem. Cette solution, selon Lerner, est présente chez Alexandre de Hales, Durand de Saint-Pourçain ou encore Pietro d’Abano. 1012 Idem. 1013 Cfr Ibidem, p. 156 ; DUHEM, P., Le système du monde, t. III, pp. 333-336. ALBERT LE GRAND, De caelo et mundo, L. I, tr. I, cap. 3, p. 10b : « Cum autem nos unum istorum motuum dicimus esse circa medium, sunt quidam quorum princeps et dux est Averroes, qui dicunt, quod illud medium est physicum et naturae unius et determinatum, et hoc est medium terrae, quia hoc est medium mundi. Et sic volunt mentiri astrologos in hoc quod ponunt epicyclos, qui volvuntur circa medium acceptum in deferentibus circulis ; et dicunt etiam falsum esse, quod dicitur de excentricis sive circulis egressae cuspidis, quia illorum medium neque est unum neque est terrae medium, sicut probatur in Almagesti Ptolemaei. Sed quia de his hic non potest sufficiens investigatio haberi, ideo transeundo dico, quod dictum Averrois non tenet, nisi dicantur omnes orbes caeli esse unius naturae et unius speciei et unius materiae, quemadmodum unius materiae sunt elementa, et nihil horum verum est, sicut nos ostendemus in secundo sequentium librorum. Et ideo si corpora caelestia diversa sint, et in forma et in materia et in motu diversa erunt, et ideo non erit inconveniens, quod etiam diversa habeant centra ». Selon Averroès cependant, qui n’admet l’existence d’aucun vide, une telle hypothèse impliquerait l’existence d’un corps non sphérique de même nature que le ciel. Albert, dès lors, n’hésite point à introduire l’hypothèse d’un fluide plus rare que les orbites et cependant de même nature, qui remplit l’intervalle entre ceux-ci en se raréfiant et se densifiant, et ne laisse ainsi aucun vide entre deux sphères (Cfr Ibidem, L. I, tr. 1, cap. 11, p. 30), et cherche à démontrer que l’inclusion des excentriques ne contredit pas mathématiquement la sphéricité générale du monde (Cfr Ibidem, L. II, tr. 2, cap. 3, pp. 131-132). Or ce corps subtil n’a pas pour unique fonction de remplir le vide entre les orbes excentriques. Il rend compte encore de la diversité des mouvements

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I.6.4. L’univers plein, continuité et contiguïté Les penseurs médiévaux qui se sont penchés sur les problèmes de l’astronomie ont repris le postulat aristotélicien comme ptoléméen d’un univers plein, ne laissant aucun espace vide entre la terre et le premier mobile1014. Le monde aristotélicien est sphérique en sa totalité, dans la mesure où il existe une continuité entre la sphère des fixes et celle des planètes. Or, « ce qui est continu avec le sphérique est lui-même sphérique ». Il y a en outre contiguïté, ou contact – non plus continuité, sinon les éléments du monde sublunaire effectueraient les mêmes révolutions que le premier corps – entre ces sphères et les corps qui sont situés entre eux et le centre. Et, « les corps qui sont enveloppés par le sphérique et en contact avec lui, sont nécessairement, dans leur totalité, sphériques »1015. Nous pouvons, écrit encore Aristote, décrivant son univers du centre vers la périphérie cette fois, « partir des corps localisés dans la région du centre pour renforcer cette conviction. Si, en effet, l’eau est autour de la terre, l’air autour de l’eau, le feu autour de l’air et les corps supérieurs autour des autres selon la même raison, car ils ne sont pas continus, mais seulement en contact avec ceux-ci, si en outre la surface de l’eau est sphérique et si ce qui est continu avec le sphérique ou entoure le sphérique est lui aussi nécessairement semblable, alors il en résulte que le ciel sera manifestement sphérique »1016. des étoiles, d’occident en orient selon un mouvement prochain, et d’orient en occident selon le mouvement premier : « His omnibus igitur abiectus cum principe Alboali et cum Ptolemaeo, quibus non contrariatur Aristoteles, dicimus, quod nullum corpus movetur ab alio corpore, si non est tangens ipsum vel infixum ei vel infusum aliter. Cum igitur omnes orbes planetarum sint centri egredientis, oportet, […] aut aliquando intercidere vacuum inter orbes, quod est impossibile, aut esse corpus implens inter orbes. Dico igitur, quod quilibet planetarum habet motum proprium. Motum autem superioris participat per corpus, quod implet inter sphaeras ; oportet enim, quod corpora, quae sunt unius motus in genere proximo, sint unius naturae in genere proximo. Et ideo cum omnes octo sphaerae, hoc est septem sphaerae planetarum et sphaera stellarum fixarum, moveantur super eosdem polos et ab occidente in orientem continue, qui est motus circuli signorum, oportet, quod sint orbes illi de natura circuli signorum, et corpus, quod implet inter sphaeras illas, est necessario de natura circuli signorum ; et ideo cum planeta movetur de occidente in orientem, movetur motu corporis, quod est inter orbes. Quod quia est de natura circuli signorum, secum circumducit sphaeram cuiuscumque planetarum de occidente in orientem, sed motore proprio movetur secundum tempus, quo perficit circulum, quia velocitas eius est secundum proportionem vigoris motoris sui, sicut in pluribus locis dicit Aristoteles, et isti duo motus, quia sunt idem in specie, sunt planetis naturales. Motus autem primus velocissimus est, qui est diurnus et ab oriente in occidentem. […] Oportet ergo, quod ille sit a motore primo et quod eius virtus sit diffusa per omnes caelos et moveat eos absque eo quod excludat virtutes motorum inferiorum » (Ibidem, L. I, tr. 3, cap. 5, p. 67). 1014 Cfr LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, p. 151. 1015 ARISTOTE, Du ciel, 287a6-10. 1016 Cfr ARISTOTE, Du ciel, 287a30-287b4.

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Ainsi existe-t-il, pour le Stagirite, continuité entre les sphères célestes, et une certaine contiguïté entre ces dernières et le monde sublunaire. Mais si la contiguïté rend compte de la distinction et de l’hétérogénéité des substances des mondes céleste et sublunaire, on s’interrogera néanmoins sur la manière dont les corps supérieurs meuvent ceux qui se situent sous la sphère de la lune. De manière générale, les textes d’Aristote lui-même laissaient leurs lecteurs dans le plus grand embarras concernant les causes du mouvement des sphères. Il semble qu’on puisse en tirer, tant la thèse selon laquelle la perfection de la substance céleste elle-même (l’éther) rendrait raison du mouvement circulaire, que l’attribution d’une âme à chaque sphère, responsable du mouvement de cette dernière 1017. Aristote affublait chaque astre d’un certain nombre de sphères censées rendre compte de son mouvement phénoménal. Chaque système ainsi décrit devait-il être considéré posséder un mouvement autonome par rapport aux systèmes inférieurs et surtout supérieurs ? Aristote semblait postuler une unité au mouvement diurne, entraînant dans sa suite la gigantesque horlogerie céleste, raison pour laquelle il introduisit les sphères compensatrices. C’était là l’opinion de Ptolémée, de n’y voir qu’un large mécanisme. Il s’opposa donc à l’intégration des sphères compensatrices, censées, par une annulation de l’influence des mouvements des sphères supérieures sur les inférieures, permettre une transmission plus uniforme du mouvement diurne à l’ensemble des systèmes. Ces sphères compensatrices nuisaient à la perfection de l’éther, induisaient la conséquence absurde d’une influence des systèmes inférieurs sur ce qui leur est supérieur, et semblaient introduire une propriété mécanique là où chaque sphère semblait pourtant dotée d’un mouvement autonome et propre1018. Les médiévaux, lecteurs d’Avicenne et d’Averroès notamment, semblent avoir interprété tout autrement la doctrine aristotélicienne, puisqu’ils attribuent largement au Stagirite la thèse de l’animation intrinsèque des cieux, condamnée par ailleurs le 7 mars 12771019. Une fois écartée cependant l’impasse avicénienne, qui tendait trop à rapprocher l’animation des corps Cfr pour ce qui suit, LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, pp. 165-177. Plus généralement, comme le suppose Lerner, c’est peut-être l’opposition de Ptolémée « au projet d’un modèle explicatif unitaire des mouvements planétaires » qui se marque ici, alors que le savant grec semble proposer une vision très vitaliste et presqu’animiste des substances astrales et de leurs mouvements (cfr LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, pp. 67-70). 1019 Cfr l’article 73 : « Quod corpora caelestia moventur a principio intrinseco, quod est anima ; et quod moventur per animam et per virtutem appetitivam, sicut animal. Sicut enim animal appetens movetur, ita et caelum » (Cfr HISSETTE, R., Enquête sur les 219 articles condamnés à Paris le 7 mars 1277, pp. 130-133). 1017 1018

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célestes de celle des animaux sensibles, et digérée la négation averroïste de tout hylémorphisme strict pour les corps célestes, comment concevoir l’unité de l’astre et de son intelligence ? Thomas peut sembler au premier abord n’avoir cure du problème : « Non differt autem, quantum ad praesentem intentionem, utrum corpus caeleste moveatur a substantia intellectuali coniuncta, quae sit anima eius, vel a substantia separata ; et utrum unumquodque corporum caelestium moveatur a Deo immediate, vel nullum, sed mediantibus substantiis intellectualibus creatis ; aut primum tantum immediate a Deo, alia vero mediantibus substantiis creatis ; dummodo habeatur quod motus caelestis est a substantia intellectuali »1020.

L’Aquinate soutient pourtant en de nombreux passages que ce sont plusieurs substances spirituelles créées qui ont en charge de mouvoir le ciel1021. Aussi les sphères n’apparaissent-elles pas mues immédiatement par Dieu. Ce n’est pas à la « nature » non plus que Thomas confie le mouvement des sphères, mais à certains anges, dont l’objet n’est autre que Dieu lui-même. Leur appétit du Bien suprême permet une motion des sphères et une causalité universelle qui, dans son exercice sur le monde sensible, répond à la Providence divine. Le Stagirite parle certes de « continuité » entre les sphères célestes, mais il paraît difficile d’en inférer quelque contrainte dans leurs mouvements. Aristote avait en effet décrit la sphéricité du monde comme la plus parfaite qui soit1022. Selon Thomas, il fallait admettre que les sphères glissent l’une sur l’autre et qu’à leur contact mutuel, aucun frottement, aucune division de quelque autre corps ne soient produits, tels qu’ils puissent provoquer un son1023. Qu’en est-il donc de l’influence physique des sphères célestes sur le monde sublunaire ? On a parlé parfois du mécanisme du système du monde aristotélicien, mais pour qu’il y ait mécanisme, il faut qu’il y ait contact. Or un tel contact ne semble possible que selon deux modalités : soit il existe une substance commune entre les régions céleste et sub-lunaire, mais cela paraît d’emblée exclu ; soit une substance intermédiaire doit remplir la fonction de lien entre les deux mondes. Une sorte de lien devrait donc exister, qui explique ce contact et permette que la sphère céleste la plus basse entraîne le mouvement, pourtant non-circulaire cette fois, des éléments du monde qui lui est inférieur. Or cette fonction de lien 1020 1021

109. 1022 1023

THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 23. Cfr LITT, Th., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, pp. 99Cfr ARISTOTE, Du ciel, 287b15. Cfr ARISTOTE, Du ciel, 287b15. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II de Caelo, 14, n. 429.

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ne devrait-elle point être remplie par une substance d’un type particulier, intermédiaire entre les régions céleste et sub-lunaire, seule possibilité d’expliquer une influence physique de celle-là sur celle-ci ? Une telle substance n’introduirait-elle cependant pas une continuité du premier ciel jusqu’à la terre, entraînant par là un mécanisme absolu et l’oubli de toute distinction entre les mouvements propres à la région éthérée d’une part et aux quatre éléments inférieurs d’autre part ? N’impliquerait-elle pas dès lors nécessairement de s’en remettre à une matière unique, s’étendant du ciel jusqu’à la terre elle-même et leur imposant un même mouvement ? La question avait effectivement été introduite au sein de la région céleste elle-même au Moyen Age, alors que Roger Bacon par exemple, avait douté de la continuité qui pouvait régner entre les différentes sphères célestes. Bacon remarquait que s’il existait une telle continuité, les différentes sphères devraient toutes se mouvoir à une égale vélocité1024. Or ce n’est pas le cas. Aussi la scolastique admit-elle majoritairement que les sphères célestes étaient elles-mêmes contiguës et devaient se mouvoir d’une manière relativement autonome les unes par rapports aux autres, selon un mouvement et une vitesse propres1025. Les trajectoires excentriques et les épicycles allaient encore complexifier cette belle horlogerie en menaçant, avec l’introduction des formes ovoïdes au sein des sphères, de réintégrer le vide, comme l’avait déjà prédit Aristote1026. Afin d’éviter ces funestes conséquences, Albert le Grand postula l’existence d’une matière particulière qui remplissait les interstices entre les épicycles, excentriques, et les orbes concentriques, qui ne pouvaient plus être considérés ni comme contigus, ni comme continus les uns par rapport aux autres. Cette matière bien mystérieuse devait être distinguée de l’éther, car elle était capable de se condenser ou de se raréfier, donc d’être altérée1027. A quelques exceptions près, Thomas ne s’engagea pas aussi loin dans les hypothèses purement astronomiques et se garda de remettre si explicitement en cause l’homogénéité de la matière céleste, pour s’en tenir de préférence au raisonnement philosophique et théologique. Il n’est jamais question pour lui d’admettre quelque pur et simple mécanisme matériel. Le mouvement dépend essentiellement, selon l’Aquinate, d’une théorie des formes ou vertus motrices inhérentes aux moteurs et aux 1024 Cfr BACON, R., Un fragment inédit de l’Opus Tertium, p. 123. Cfr à ce propos GRANT, E., Planets, stars and orbs, p. 291. 1025 Cfr à ce propos Ibidem, pp. 291-292. 1026 ARISTOTE, Du ciel, 287a12-24. 1027 Cfr à propos de cette opinion d’Albert : GRANT, E., Planets, stars and orbs, pp. 294-296.

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mobiles, comme il ressort explicitement de son traitement de l’influence exercée par les sphères supérieures sur la région sublunaire. Selon Thomas, c’est en raison de leur vertu motrice que les sphères célestes exercent une influence sur la région inférieure à la sphère de la lune1028. C’est ainsi par exemple que certaines opérations occultes dans la nature doivent être expliquées par l’action d’un agent supérieur, sans qu’il soit nécessaire de présupposer au sein du corps inférieur une forme propre à réaliser cette opération. Les marées ont lieu « […] preter proprietatem elementi ex virtute lune, non per aliquam formam aque impressam sed per ipsam lune motionem, qua scilicet aqua mouetur a luna »1029. Et dans la région sublunaire, l’action à distance exercée au sein du phénomène d’aimantation ne s’expliquera point par quelque communauté de matière ; elle découle au contraire d’un principe intrinsèque, d’une vertu (virtus) qui dérive de la forme spécifique de l’objet en tant même que cette dernière existe dans sa matière propre1030. L’opération, en tant qu’elle dérive du « composé spécifique », peut bien être qualifiée de naturelle, et ne dépend en rien de quelque forme accidentelle ou artificielle1031. Mais les principes des formes des corps corruptibles sont les corps célestes, dont les mouvements causent génération et corruption dans leurs inférieurs. Il faut dire encore que ce sont les substances séparées qui, dans leur sagesse et par la médiation de la vertu et du mouvement des corps célestes, impriment ces formes au sein de la matière corporelle et leur assignent des fins déterminées1032. Comme ces vertus et ces opérations prétendument mystérieuses dérivent de la forme spécifique, ajoute Thomas, aucun individu de quelque autre espèce ne pourra obtenir cette vertu ou action, parce qu’il a été engendré en un autre lieu déterminé des corps célestes (sub determinato situ celestium corporum)1033. Le mouvement naturel du monde sublunaire s’explique de manière générale par le désir d’imitation des perfections supérieures et la participation aux fins plus générales assignées aux diverses espèces sublunaires par l’ordonnancement des intelligences qui président aux sphères. Mais Thomas lui-même ne semblait-il pas reconnaître, après Aristote, que le frottement et le broiement (contritio) de l’air engendrés par le 1028 On retrouve chez Buridan également cette idée que les régions célestes causent non formellement mais seulement virtuellement leurs effets sur les régions inférieures à la lune (Cfr JEAN BURIDAN, Quaestiones in Aristotelis De caelo et mundo, L. I, q. 9, p. 272, 275). 1029 THOMAS D’AQUIN, De operationibus occultis naturae. 1030 Cfr Idem. 1031 Idem. 1032 Cfr Idem. 1033 Cfr Idem.

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mouvement local des astres, étaient source de la chaleur et de la lumière que nous en percevons ?1034 En un certain sens seulement, c’est-à-dire non comme si la chaleur était engendrée de quelque frottement entre l’air et les sphères supérieures, mais plutôt parce que le mouvement de l’air provoque de soi une production de chaleur. Or le mouvement de l’air est causé par celui des sphères supérieures1035. Reste qu’outre le mouvement même, le lumen des astres engendre lui aussi la chaleur sublunaire1036. En tant, dit Thomas dans son commentaire au De caelo, que qualité et vertu active de ce qui altère en premier – à savoir le ciel et les corps célestes, au premier rang desquels on trouve le soleil –, le lumen cause directement la qualité première des corps inférieurs, c’est-à-dire la chaleur1037. A vrai dire, semble-t-il affirmer un peu plus loin, les corps célestes n’engendrent de telles qualités dans les corps inférieurs que dans la mesure où ces qualités découlent des formes substantielles que les corps célestes permettent d’engendrer par ailleurs : « Item, cum omnes formae substantiales inferiorum corporum sint ex virtute caelestium corporum, consequens est quod ex eorum virtute sint etiam qualitates consequentes species seu formas elementorum, quae sunt calidum, frigidum, humidum et siccum, et alia huiusmodi. Dicendum est ergo quod omnia corpora caelestia, secundum communem virtutem luminis, habent calefacere ; sed secundum alias proprias virtutes singulis corporibus attributas, habent non solum calefacere et infrigidare, sed etiam omnes alios effectus corporales efficere in istis inferioribus »1038.

Thomas n’aborde que très brièvement, dans ses commentaires de la Physique et du De generatione, le problème même d’un éventuel contact mécanique des matières, ou d’une quelconque communauté de matière 1034

Cfr ARISTOTE, Du ciel, 289a20-35 ; THOMAS D’AQUIN, In II de Caelo, 10, nn. 387-

388. 1035 « Non est autem intelligendum quod mutua contritio vel confricatio corporis caelestis et aeris sit causa caloris ; sed solum motus aeris ex superiori motu caelestis corporis causatus » (Ibidem, n. 393). 1036 « Duplex est ergo causa caloris ex corporibus caelestibus in his inferioribus generati : una quidem causa est motus, alia causa est lumen » (Idem). 1037 « Secunda autem causa calefactionis corporum inferiorum ab astris, et praecipue a sole, est lumen. Quod quidem habet virtutem calefaciendi inquantum est qualitas activa primi alterantis, scilicet caeli ; unde directe causat qualitatem primam inferiorum corporum, quae est calor. Et quia haec qualitas, scilicet lumen, magis abundat in sole, inde est quod est maxime potens ad calefaciendum. Reliqua autem caelestium corporum, inquantum participant de lumine, quae est universalis virtus activa caelestium corporum, habent virtutem calefaciendi ; intantum quod etiam lumen lunae est calefactivum, secundum id quod philosophus dicit in libro de partibus animalium, quod noctes plenilunii sunt calidiores, unde quidam pisces moventur ad superficiem aquae » (Idem). 1038 Idem.

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entre les sphères célestes et le monde sublunaire. On l’a vu, la lumière et la chaleur oeuvrent à la génération des corps. Mais la lumière ne peut être considérée comme un corps. Elle émane plutôt des astres à la manière d’une qualité active et fluente, qui disparaît si l’astre est caché : « intentio sola, habens esse quoddam incompletum, per modum quo colores sunt in aëre, et virtus artis in instrumento artificis »1039. Si mouvoir est agir, et qu’agir sur un corps est toucher, ne faut-il point admettre qu’il y a contact mutuel entre le moteur corporel et ce qu’il meut ? Ils devraient dès lors posséder une matière commune. Mais Thomas ne raisonne pas en ce sens, et prend plutôt le fait qu’il n’y ait aucune communication entre corps célestes et sublunaires pour le principe : « Corpora autem caelestia, quia non communicant cum corporibus inferioribus in materia, sic agunt in ea quod non patiuntur ab eis, et tangunt et non tanguntur, ut dicitur in I de Gen. »1040. Il faut admettre que notre esprit moderne peine à penser le « toucher » sans l’« être touché ». C’est bien pourtant ce qu’explique l’Aquinate dans son commentaire au De caelo : « Movet autem hic quaestionem Alexander : si corpora caelestia suo motu conterunt aerem, videtur sequi quod sint tangibilia ; et ita videtur sequi quod sint calida et frigida ; haec enim sunt primae tangibiles qualitates, ut dicitur in II de Generat. Sed ad hoc de facili patet responsio per id quod philosophus dicit in I de Generat., quod illa quae sunt nata agere et pati ad invicem, tangunt se ad invicem ; et talium qualitates sunt calidum et frigidum. Corpora autem caelestia agunt et non patiuntur : unde tangunt et non tanguntur. Unde in corporibus caelestibus non sunt qualitates tangibiles per modum quo sunt in inferioribus corporibus, sed per modum eminentiorem, sicut in causa activa. Non est enim ibi calidum vel frigidum, humidum vel siccum, sed virtus quae est horum causativa »1041.

Ne résideraient donc dans les corps célestes que les vertus causatives des qualités sublunaires, tel le lumen précisément, qui sont à la source des qualités premières naissant avec la forme substantielle des choses. Un anonyme qui entreprit de donner une suite au commentaire du De generatione laissé inachevé par Thomas, distinguait dans cet esprit deux sens différents de « toucher » : « Ex his ergo quae dicta sunt concludit corollarium quoddam, dicens quod moventia immobilia tangunt ipsa mobilia ; est autem ut sic, est autem ut non sic : quia tangunt per ultimum virtutis egredientis ab esse eorum, sed non tangunt per ultimum suae quantitatis tantum. Quia si sunt immobilia 1039 1040 1041

THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 7, ad 7. THOMAS D’AQUIN, In III Phys., 4, n. 301. THOMAS D’AQUIN, In II de Caelo, 10, n. 394.

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simpliciter, ut substantiae separatae, non habent ultimum ; si vero sint ab his quae movent, immobilia, sicut astra non moventur a terra quam movent, et tunc non habent ultima simul cum ultimis illorum quae moventur. Ad evidentiam illorum quae hic dicuntur considerandum est, quod agens sive faciens potest sumi dupliciter. Uno modo communiter, prout scilicet virtus alicuius procedit quocumque modo in id quod subiicitur sibi : et hoc modo superius est ad movens. Alio modo potest sumi naturaliter sive physice : et hoc modo in minus est quam movens, et opponitur secundum suam speciem patienti »1042.

Et le continuateur de Thomas de souligner avec Aristote que plus fréquente et plus forte est l’action motrice au sein de laquelle le touchant se voit également touché par ce qui subit son action1043. Le toucher est « improprement dit » lorsque le moteur seul touche ce qui est mû. C’est le cas des êtres qui n’appartiennent pas au même genre physique1044. Aussi le moteur immobile touche-t-il ce qui est mû, sans être à son tour touché par lui. C’est ce qui advient, affirme le commentateur, lorsque nous nous trouvons attristés, mais que bien évidemment, nous n’altérons pas la tristesse1045. Si l’analogie peut paraître surprenante, sans doute souligne-t-elle pourtant assez bien ce dont il s’agit, à savoir d’une impression essentiellement formelle venant de l’extérieur, qui par conséquent n’est pas, en tant même que forme, altérée, mais s’enracine dans le sujet. C’est ce que confirme d’une certaine manière Thomas, alors qu’il décrit encore les cieux à la manière d’une échelle de degrés de perfection ou de noblesse. Il soutient que dans l’univers, les corps contenants se rapportent aux contenus comme la forme par rapport à la matière et l’acte par rapport à la puissance1046. En outre, les sphères supérieures n’agissent pas sur les inférieures à la manière des causes efficientes que l’on trouve dans les choses matérielles : « Nam causa agens non est in illis substantiis superioribus sicut in rebus materialibus, ut necesse sit ex uno tantum unum causari, quia causa et causatum in eis sunt secundum esse intelligibile. Unde secundum plura quae possunt intelligi ab uno, possunt ab uno plura causari. Et satis conveniens videtur, ut primus motus rerum corporalium, a quo omnes alii dependent, habeat pro causa principium immaterialium substantiarum, ut sit quaedam connexio et ordo sensibilium et intelligibilium »1047. 1042 1043 1044 1045 1046

2561. 1047

PSEUDO THOMAS D’AQUIN, In I De generatione et corruptione, 18, n. 125. Cfr Ibidem, n. 8. Cfr Ibidem, n. 9. Idem. Cfr THOMAS D’AQUIN, In I de Caelo, 4, n. 50 ; In XII Metaphys., 9, nn. 2560THOMAS D’AQUIN, In XII Metaphys., 9, n. 2560.

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L’universalité des effets est proportionnelle à l’élévation des causes dans l’ordre des sphères. L’unité formelle de l’ordre s’oppose à la matérialité des partes extra partes. Plus une causalité sera universelle et applicable à une multiplicité d’effets, plus elle sera dite formelle. Or plus une cause est formelle, plus elle est universelle, et moins s’y opposera quelque résistance ou quelque puissance. De la matière du monde sublunaire, les sphères ne peuvent souffrir aucune contradiction : « De hoc autem quod philosophus dicit, quod ordo substantiarum separatarum est secundum ordinem motuum et mobilium, potest esse dubitatio. Nam sol maior est quantitate inter omnes planetas, et eius effectus magis apparet in rebus inferioribus; et etiam motus aliorum planetarum ordinantur per motum solis, et quodammodo consequuntur ipsum. Unde videtur quod substantia quae movet solem, sit nobilior substantiis quae movent alios planetas, cum tamen sol non sit super omnes alios planetas. Sed cum in corporibus id quod est continens sit formalius et per hoc dignius et perfectius, et comparetur ad corpus contentum, sicut ad partem totum, sicut dicitur in quarto physicorum, necessarium est quod, cum sphaera superioris planetae contineat sphaeram inferioris, quod planeta superior, ad quem ordinatur tota sua sphaera, sit altioris et universalioris virtutis quam planeta inferior, et diuturniores operetur effectus, utpote propinquior existens primae sphaerae, quae per suum motum causat sempiternitatem, ut supra dictum est. Et inde est quod, sicut dicit Ptolemaeus in quadripartito, effectus Saturni coaptantur ad universalia loca et tempora, Iovis ad annos, Martis, solis, Veneris et Mercurii ad menses, lunae autem ad dies. Et inde est quod effectus planetarum apparent in istis inferioribus secundum ordinem eorumdem. Nam primi tres superiores videntur ordinari ad ea quae pertinent ad existentiam rei secundum seipsam: nam ipsa stabilitas esse rei attribuitur Saturno, perfectio autem rei et bona habitudo correspondet Iovi. Virtus autem rei, secundum quod se contra nociva tuetur et ea propellit, correspondet Marti. Tres vero planetae alii videntur proprium effectum habere ad motum ipsius rei existentis, ita quod sol sit ut universale principium motus: et propter hoc eius operatio in motionibus inferioribus maxime apparet. Venus autem videtur quasi proprium effectum habere magis determinatum, idest generationem, per quam aliquid consequitur speciem, et ad quam scilicet omnes motus alii ordinantur in istis inferioribus. Mercurius autem videtur proprium effectum habere in multiplicatione, idest distinctione individuorum in una specie; et propter hoc varios habet motus. Et ipse etiam cum naturis omnium planetarum miscetur, ut astrologi dicunt. Lunae autem proprie competit immutatio materiae, et dispositio ipsius ad recipiendum omnes impressiones caelestes: et propter hoc videtur quasi esse deferens impressiones caelestes, et applicans inferiori materiae. Sic igitur quanto corpus caeleste est superius, tanto habet universaliorem, diuturniorem et potentiorem effectum. Et cum corpora caelestia sint quasi instrumenta substantiarum separatarum moventium, sequitur quod substantia quae movet superiorem orbem sit universalioris conceptionis et virtutis; et per consequens oportet quod sit nobilior »1048. 1048

Ibidem, 9, nn. 2560-2562.

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Ces préoccupations seront aussi celles de Gilles de Rome, qui s’oppose pourtant à Thomas en admettant une matière identique pour les régions céleste et sublunaire1049. Cette divergence résulte en vérité d’une compréhension différente tant de la matière que de la privation. Selon Gilles, l’incorruptibilité des corps célestes ne dépend point de leur matière, mais bien de leur forme. L’erreur de Thomas se réduirait à celle-ci : parce qu’il attribue la possibilité de changement ou l’appetitus à la potentialité propre ou à l’essence même de la matière, l’Aquinate est contraint d’attribuer une matière d’un ordre différent aux corps célestes, sous peine de voir, puisque la matière ne peut être séparée de son essence et donc de son appétit, les quatre éléments tendre aux formes des corps célestes1050. L’appétit ne revient pas à l’essence même de la matière, affirme Gilles, mais il est attribué à la matière en fonction de la privation d’une forme, c’està-dire parce que, étant sous une forme, la matière en appète une autre1051. La matière, en effet, ne tend à l’acquisition que d’une forme qu’elle ne possède pas déjà. Et elle ne peut exercer son rôle de substrat du changement selon son essence seule (secundum suam nudam essentiam), mais conjointement à la privation1052. Ainsi la thèse d’une identité de matière pour tous les corps n’implique-t-elle la corruptibilité des corps célestes que si l’on répète l’erreur de Platon en négligeant le rôle de la privation1053. On n’est pourtant point encore venu à bout de l’opinion de Thomas, qui fait également de la privation de forme un principe du changement. Mais alors que Thomas appréhende la privation comme l’absence d’une forme en un substrat en puissance à cette forme, Gilles de Rome ne conçoit de privation que dans l’enceinte même de la contrariété des formes qui font l’objet du changement1054. Gilles de Rome attribue donc la « cause » de la corruption tant à la matière et à la privation qu’à la contrariété des formes, si bien que la matière en soi et l’absence de forme qui la caractérise ne peuvent à elles seules provoquer le changement1055. Ainsi le fondement de LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, pp. 144-145. Cfr GILLES DE ROME, Opus Hexaemeron, cap. 5, f. 4 vA-B. 1051 Cfr Ibidem, f. 4 vB. 1052 GILLES DE ROME, De materia caeli, q. 2, ad 6, 90 va : « Ad sextum dicendum quod ‘quae non sunt ad invicem transmutabilia non conveniunt in materia’ verum est ut est transmutationis subiectum et ut est privationis coniuncta, sed non oportet quod non convenient in materia ut consideratur secundum suam nudam essentiam ». 1053 GILLES DE ROME, In II Sent., d. 12, q. 3, a. 4, dub. I. lateralis, c. 1054 On suivra à ce sujet les analyses très sûres de S. Donati (DONATI, S., « Ägidius von Roms Kritik an Thomas von Aquins Lehre der Hylemorphen Zusammensetzung der Himmelkörper »). 1055 Cfr GILLES DE ROME, De materia caeli, q. 2, c., ff. 89 vb – 90 ra. Cfr DONATI, S., « Ägidius von Roms Kritik an Thomas von Aquins Lehre der Hylemorphen Zusammensetzung der Himmelkörper », pp. 390-391. 1049 1050

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la corruptibilité ou de l’incorruptibilité des corps ne réside pas, selon Gilles, en une différence de matière, mais bien de forme, les unes confrontées à la contrariété, les autres non. Il faut reconnaître que cette analyse ne semble pas radicalement contredire les passages du commentaire de Thomas à la Métaphysique que nous avons avancés. Mais selon Gilles, chaque différence est engendrée d’une forme ou d’un acte, alors que la matière se caractérise par une « unité d’indifférence ». La matière d’une chose en effet ne possède aucune propriété qui la distingue de la matière d’une autre chose1056. Ainsi ne pourrait-on dire, comme le fait Thomas1057, que chaque puissance est de soi ordonnée à son acte, car ce serait déjà déterminer la matière et donc lui attribuer une forme, si pauvre soit-elle. Si deux pures puissances par exemple étaient rapportées essentiellement à deux actes déterminés, dont l’un était plus parfait que l’autre, il faudrait admettre une différence de perfection au sein de ces puissances elles-mêmes et leur attribuer par conséquent quelque actualité. Elles ne pourraient dès lors plus être qualifiées de pures puissances1058. Mais s’il ne peut, dans le cadre mis en place par Gilles, exister de lien essentiel entre la matière et sa forme, ce qui explique la différence des corps célestes et des corps sublunaires ne pourra être attribué qu’à la libre volonté divine. La source de l’attribution de telle forme déterminée à telle portion de matière plutôt qu’une autre doit être purement extrinsèque. Rien n’empêcherait d’ailleurs Dieu, s’il le voulait, d’induire encore aujourd’hui la forme d’un corps céleste dans la matière des corps inférieurs ou vice-versa1059. Dans la mesure où, chez Thomas, une différence de genre correspond à la différence de matière, il faut admettre que les corps célestes et les corps sublunaires n’appartiennent pas au même genre1060. Pour Gilles de Rome, la différence générique existant entre les corps célestes et sublunaires d’une part, et le fait que leurs formes ne puissent entrer en contrariété d’autre part, ne contredisent pas la thèse de l’unicité de la matière. Les différences impliquées ne dépendent en effet point de la matière, mais seulement de la forme. La raison pour laquelle un corps ne peut se transformer en un autre n’est pas une différence de matière, mais une absence de contrariété entre les formes des deux corps. D’autre part, deux corps Cfr GILLES DE ROME, De materia caeli, q. 2, c., f. 88 vb ; IDEM, Comm. in libros de gen. et corrupt., f. 7r b ; Cfr DONATI, S., « Ägidius von Roms Kritik an Thomas von Aquins Lehre der Hylemorphen Zusammensetzung der Himmelkörper », p. 391. 1057 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 66, a. 2, ad 4. 1058 Cfr GILLES DE ROME, Opus Hexaemeron, cap. 9, f. 7 vB-C. 1059 Ibidem, cap. 9, f. 8 rB. 1060 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 8, c. ; IDEM, Summa Theologiae, Ia, q. 66, a. 2, ad 2. 1056

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appartiennent au même genre dans la mesure où leurs formes habitent la matière de la même manière, c’est-à-dire, pour les corps célestes, en satisfaisant l’appétit de la matière, et pour les corps sublunaires, en ne le satisfaisant pas pleinement1061. Gilles possède en vérité une conception relativement extrinsèque de l’unité des principes qui forment le composé et suppose, à la manière d’Averroès ou d’Albert le Grand, une distinction entre la matière considérée en sa simple essence (secundum suam nudam essentiam) d’une part, et dans son lien avec la forme ou la privation d’autre part. La matière, indifférence unique, est soumise à l’action des formes et de leurs contrariétés, sans prendre part en tant que telle au mode d’être propre de la substance. En définitive, l’entière action est laissée à Dieu. Et à la manière des hylémorphistes universels, Gilles semble posséder une vision dualiste de l’univers, partagé entre matière et forme, ou principe passif et actif. Dans l’optique de Gilles de Rome, écrit S. Donati, pour parvenir à saisir l’essence de la matière, « on doit s’abstraire de ses circonstances concrètes existentielles. Et lorsque l’entreprise d’abstraction est terminée et que l’on a libéré la matière de chaque détermination formelle, il n’existe alors plus aucune différence. Considérée en son essence, la matière est donc identique en tous les corps. Il ne s’agit comme on l’a dit d’aucune unité positive, mais seulement privative, que Gilles dénomme ‘unité d’indifférence’»1062.

Chez Thomas, nous le verrons, le processus d’abstraction mène au contraire à l’unité intime de la substance composée ou de ses parties, ou encore à la matière intelligible comme substance.

I.6.5. Le Premier moteur et les sphères En ce qui concerne le mode d’action du premier moteur sur le monde, on demandera premièrement s’il faut attribuer un lieu à ce premier moteur, ou s’il est purement et simplement extérieur à l’intégralité du système qu’il meut, et donc aux sphères qui, rappelons-le, donnent aux lieux leur mesure. Selon le Stagirite, les êtres extérieurs à la sphère des fixes échappent au temps, au lieu et au vide. Ils possèdent une vie accomplie, durant la totalité de l’existence du ciel, dont les temps s’additionnent jusqu’à l’infinité. Ainsi la durée totale de la vie de chacune de ces entités est appelée l’aeon, terme 1061 Cfr DONATI, S., « Ägidius von Roms Kritik an Thomas von Aquins Lehre der Hylemorphen Zusammensetzung der Himmelkörper », p. 395. 1062 Ibidem, p. 396.

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forgé par les anciens à partir d’ἀεί εἶναι (être toujours)1063. Pourtant Aristote affirme encore, alors qu’il s’interroge, dans le VIIIe livre de sa Physique, au sujet du mode d’action du premier moteur sur le monde : « Il est assurément nécessaire que le moteur se trouve soit au centre, soit sur la périphérie, puisque ce sont là les principes. Mais les choses les plus proches de ce qui meut sont mues le plus rapidement. Tel est le mouvement de la périphérie ; là se trouve donc ce qui meut »1064.

Le Stagirite n’attribue-t-il point ainsi un lieu au moteur même du premier mouvement, agissant à partir de la périphérie (in circulo) du monde1065 ? Pourtant, remarque Thomas, le premier moteur est indivisible et ne peut avoir quelque extension (magnitudinem). Il ne peut donc être dit plus grand dans une partie du premier mobile que dans une autre. Il n’est dès lors pas présent par sa substance en quelque partie de son mobile, mais par l’efficience du mouvement1066. Siger de Brabant et Boèce de Dacie parleront d’une présence « équivoque » des Intelligences immobiles au sein de quelque lieu1067. L’Aquinate précise que, puisque le mouvement du ciel va d’orient vers l’occident, la force motrice (virtus movens) peut être dite se situer à l’orient, non selon la détermination de la substance du moteur, car le moteur serait assigné à quelque partie du mobile, mais « per influentiam motus »1068. Plus généralement, il faut dire que les réalités incorporelles ne sont pas dans un lieu par le contact de la quantité dimensive, comme les corps le sont, mais par le contact de la vertu qui émane d’elles (per contactum virtutis)1069. Cfr ARISTOTE, Du ciel, 279a20-279a29. ARISTOTE, Physique, 267b6-267b9. 1065 Cfr LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, pp. 185-186. 1066 Cfr THOMAS D’AQUIN, In VIII Phys., 23, n. 1169. 1067 Cfr LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, p. 185. 1068 Cfr THOMAS D’AQUIN, In VIII Phys., 23, n. 1169. Il est peut-être bon de souligner, afin de mieux comprendre les fondements de ces arguments, que si la physique aristotélicienne, sur laquelle se base ici Thomas, soutient à la suite de Platon et d’autres le caractère sphérique du monde, à l’encontre de son maître et de la dénégation effectuée par celui-ci de toutes directions absolues en un monde sphérique, le Stagirite affirme : « il ne faut pas être dans l’embarras parce que la figure du tout est sphérique, ni se demander comment une partie de celui-ci peut être la droite et l’autre la gauche si toutes ses parties sont similaires et se meuvent dans le temps en son entier, mais il faut concevoir le monde dans les choses dont la droite diffère de la gauche par la figure et sont ensuite entourées d’une sphère » (ARISTOTE, Du ciel, 285a31-285b4). Ainsi la droite est-elle le point de départ du mouvement circulaire des astres. La réintroduction de directions absolues dans la sphère du monde, appuyée par la théorie des mouvements naturels, assoyait en outre le « géostatisme » aristotélicien, puisque les mouvements de toutes les particules élémentaires tendaient à converger vers un seul centre fixe ou à s’en éloigner vers la périphérie. Cfr aussi LERNER, M.-P., Le monde des sphères, t. 1, pp. 30-31. 1069 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 8, a. 2, ad 1. Duns Scot et Ockham entendent cette doctrine de l’action par contactum virtutis comme un refus d’attribuer à 1063 1064

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Dieu est en toutes choses, non comme une partie de leur essence ou comme un accident, mais de la manière dont un agent est présent à ce en quoi il agit. Tout agent est en effet conjoint à ce en quoi il agit immédiatement, et le « touche » par la vertu qui émane de lui1070. Dieu est présent à toutes choses en cette mesure où celles-ci possèdent l’être, et selon la manière dont elles le possèdent. Puisque l’être est ce qui, dans les choses, leur est le plus intime et les pénètre au plus profond, dans la mesure où il est ce qui les actualise, il faut dès lors dire que Dieu est présent jusqu’en l’intériorité même de toutes choses1071. Si Dieu peut être qualifié de supérieur aux choses en raison de l’excellence de sa nature, il est présent de manière intime en toutes choses parce qu’il est la source créatrice de leur être1072, ou encore, affirme Thomas, « selon qu’il donne à toutes choses Dieu même quelque action à distance, au sens physique, et la critiquent durement. Dieu, dit Thomas, agit, en raison de l’être même des choses, au plus intime de celles-ci. Pour Duns Scot, dont les démonstrations scientifiques ont pour fondement l’univocité du concept d’étant, l’être sera prédiqué d’une manière similaire à Dieu comme à l’étant créé. Dieu ne pourra être qualifié d’intime à l’être de la créature s’il en est distinct selon l’essence. Dieu doit donc être dit, selon les règles univocistes du discours scientifique, agir à distance sur l’être créé. Ainsi Duns Scot distingue, tout comme Pierre Auriol, les notions d’ubiquité par présence et essence, de l’ubiquité par puissance (JEAN DUNS SCOT, Ordinatio, I, d. 37, q. unica, c.). Duns Scot assoit cette distinction en postulant un espace vide hors du monde, par lequel Dieu serait susceptible d’agir à distance sur ce dernier. De même, Ockham considère l’argumentation thomiste comme une preuve ad hoc, ne possédant de soi aucune validité. Le père du nominalisme avance un argument d’ordre « physique ». Son premier postulat est que si aucune chose réelle n’est éloignée de toutes les autres dans l’univers et que Dieu doit être considéré comme un chose réelle, alors il faut affirmer que Dieu est dans au moins une chose hors de lui-même. Mais si Dieu se trouvait en tel lieu déterminé et non en tel autre, il devrait se déplacer pour atteindre toute autre chose. Dieu doit donc se trouver nécessairement en tout lieu (Cfr GUILLAUME D’OCKHAM, In I Sent., d. 37, q. unica, c.). On peut consulter à ce sujet FUNKENSTEIN, A., Théologie et imagination scientifique du Moyen Age au XVIIe siècle, pp. 65-68. Il faut savoir que l’extension d’une chose est, selon Ockham, ce par quoi celle-ci possède des parties extérieures les unes aux autres. D’autre part, on peut remarquer, à la suite d’A. Funkenstein, que dans son premier postulat, d’une apparence très arbitraire, Ockham pouvait penser à la présence de Dieu dans le Christ (Cfr Ibidem, p. 67). 1070 « Respondeo dicendum quod Deus est in omnibus rebus, non quidem sicut pars essentiae, vel sicut accidens, sed sicut agens adest ei in quod agit. Oportet enim omne agens coniungi ei in quod immediate agit, et sua virtute illud contingere, unde in VII Physic. probatur quod motum et movens oportet esse simul. Cum autem Deus sit ipsum esse per suam essentiam, oportet quod esse creatum sit proprius effectus eius ; sicut ignire est proprius effectus ignis. Hunc autem effectum causat Deus in rebus, non solum quando primo esse incipiunt, sed quandiu in esse conservantur ; sicut lumen causatur in aere a sole quandiu aer illuminatus manet. Quandiu igitur res habet esse, tandiu oportet quod Deus adsit ei, secundum modum quo esse habet. Esse autem est illud quod est magis intimum cuilibet, et quod profundius omnibus inest, cum sit formale respectu omnium quae in re sunt, ut ex supra dictis patet. Unde oportet quod Deus sit in omnibus rebus, et intime » (THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 8, a. 1, c.). 1071 Cfr Idem. 1072 Cfr Ibidem, Ia, q. 8, a. 1, ad 1.

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et l’être, et la puissance d’agir (virtutem), et l’opération »1073. Dieu est donc dit « en un lieu », dans la mesure où il donne au lieu même à la fois son être et sa vertu locative (virtutem locativam). Dieu est dans le lieu en un autre sens encore, qui peut être considéré comme plus propre : « […] locata sunt in loco inquantum replent locum, et Deus omnem locum replet. Non sicut corpus, corpus enim dicitur replere locum, inquantum non compatitur secum aliud corpus ; sed per hoc quod Deus est in aliquo loco, non excluditur quin alia sint ibi, imo per hoc replet omnia loca, quod dat esse omnibus locatis, quae replent omnia loca »1074.

La position de Thomas au sujet de l’ubiquité divine peut être synthétisée de la manière suivante. Dieu est dans une chose selon deux modes : d’une part, il est dans tout ce qu’il a créé en tant que cause efficiente ; et d’autre part à la manière dont l’objet d’une opération est dans celui qui opère. Or ce second mode est propre aux opérations de l’âme où l’objet connu est dans le sujet connaissant, l’objet désiré dans celui qui le désire. Dieu est de cette façon plus spécialement dans la raison humaine, dans la mesure où celle-ci le connaît et l’aime, en acte ou par habitus1075. C’est seulement à partir de ce qui est dit dans les choses humaines qu’il faut considérer comment Dieu est dans les autres choses. Or il est présent en toutes choses selon la puissance, puisque tout est en son pouvoir ; selon la présence, parce qu’il est provident vis-à-vis des choses qui, toutes, tombent sous son regard ; selon l’essence, dans la mesure où il est présent à toutes choses comme cause universelle de leur être. Dieu n’est donc pas présent par essence aux choses comme s’il était une partie de leur essence. C’est au contraire sa propre substance qui est présente à toutes les créatures comme la cause de leur être1076. Thomas ajoute encore : « […] licet corporalia dicantur esse in aliquo sicut in continente, tamen spiritualia continent ea in quibus sunt, sicut anima continet corpus. Unde et Deus est in rebus sicut continens res. Tamen, per quandam similitudinem corporalium, dicuntur omnia esse in Deo, inquantum continentur ab ipso »1077.

Ainsi Thomas soutient-il la doctrine de l’ubiquité divine, dogme défendu traditionnellement par l’Eglise, mais il reçoit également, tout en l’interprétant d’une manière très différente, une tradition néo-platonicienne, mêlée 1073 1074 1075 1076 1077

Ibidem, Ia, q. 8, a. 2, c. Idem. Ibidem, Ia, q. 8, a. 3, c. Cfr Ibidem, Ia, q. 8, a. 3, ad 1. Ibidem, Ia, q. 8, a. 1, ad 2.

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d’éléments bibliques et prolongée par Philon et Augustin, qui soutenait que tout est en Dieu, c’est-à-dire que Dieu est proprement le lieu de toutes choses : « […] de ratione scientiae et voluntatis est, quod scitum sit in sciente, et volitum in volente, unde secundum scientiam et voluntatem, magis res sunt in Deo, quam Deus in rebus. Sed de ratione potentiae est, quod sit principium agendi in aliud, unde secundum potentiam agens comparatur et applicatur rei exteriori. Et sic per potentiam potest dici agens esse in altero »1078.

L’on constatera sans peine que Thomas applique des distinctions similaires en ce qui concerne les liens entretenus entre les êtres purement spirituels et le temps : « Si aliqua actio sit in tempore, hoc erit vel propter principium actionis, quod est in tempore, sicut actiones rerum naturalium sunt temporales: vel propter operationis terminum, sicut substantiarum spiritualium, quae sunt supra tempus, quas exercent in res tempori subditas »1079.

Une action est temporelle par ses relations avec les êtres soumis au temps. Elle participe de l’éternité par contre, dans la mesure où elle est en relation avec les êtres supérieurs, extra-temporels. « Intelligere Dei successionem non habet, sicut nec eius esse. Est igitur totum simul semper manens: quod de ratione aeternitatis est. Temporis autem duratio successione prioris et posterioris extenditur. Proportio igitur aeternitatis ad totam temporis durationem est sicut proportio indivisibilis ad continuum: non quidem eius indivisibilis quod terminus continui est, quod non adest cuilibet parti continui, – huius enim similitudinem habet instans temporis – sed eius indivisibilis quod extra continuum est, cuilibet tamen parti continui, sive puncto in continuo signato, coexistit: nam, cum tempus motum non excedat, aeternitas, quae omnino extra motum est, nihil temporis est. Rursum, cum aeterni esse nunquam deficiat, cuilibet tempori vel instanti temporis praesentialiter adest aeternitas. Cuius exemplum utcumque in circulo est videre: punctum enim in circumferentia signatum, etsi indivisibile sit, non tamen cuilibet puncto alii secundum situm coexistit simul, ordo enim situs continuitatem circumferentiae facit; centrum vero, quod est extra circumferentiam, ad quodlibet punctum in circumferentia signatum directe oppositionem habet. Quicquid igitur in quacumque parte temporis est, coexistit aeterno quasi praesens eidem: etsi respectu alterius partis temporis sit praeteritum vel futurum. Aeterno autem non potest aliquid praesentialiter coexistere nisi toti: quia successionis durationem non habet. Quicquid igitur per totum decursum temporis agitur, divinus intellectus in tota sua aeternitate intuetur quasi praesens »1080.

* 1078 1079 1080

Ibidem, Ia, q. 8, a. 3, ad 3. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 61 Ibidem, I, 66.

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La première étape de notre étude de la notion de matière a montré la grande diversité de sens à laquelle elle semble pouvoir être appliquée. A la manière dont Aristote déjà, avait tiré de l’arbrisseau un concept qui lui permit de décrire le mouvement de la nature, qu’il put appliquer ensuite à quantités d’objets pour enfin lui donner une teneur proprement métaphysique, Thomas semble utiliser le terme « matière » comme un concept dialectique, qui répond à la manière discursive dont l’homme se représente le réel. C’est en vérité on ne peut plus cohérent avec la manière dont elle est conçue chez Thomas. Pure puissance, la matière ne peut correspondre à rien en elle-même. Elle n’est aucun acte, mais ne se définit qu’en relation avec la forme qui lui advient. La matière est le sujet de l’altération, du mouvement, de la génération ; elle peut s’appliquer aux noms dans une phrase, aux parties du corps humain, aux citoyens dans la cité. Elle est encore locale, intelligible. Un usage, impropre selon Thomas, la qualifie parfois même de spirituelle. Si devant tant d’applications possibles, sa signification n’est équivoque, elle sera tout au plus analogique, et renverra au sens premier de « sujet en puissance envers une forme ». La matière et la forme de ce qui est numériquement un sont unes numériquement, et la matière et la forme de ce qui est un selon l’espèce ou le genre sont unes selon respectivement l’espèce ou le genre1081. La matière constitue ce qui fait l’unité d’un genre ou d’un mode d’être. Ainsi la matière définit-elle un substare, ou une manière dont l’être se reçoit dans un sujet, y développe ses déterminations et y subsiste. Cette position en fait encore le principe d’individuation pour toute forme substantielle sensible, qui se réceptionne en elle et y déploie ses accidents selon le mode qui lui est le plus propre. La matière intervient essentiellement dans l’explication du mouvement ou de l’altération. Elle rend compte de la continuité sous la diversité des formes. Elle est la permanence du sujet. Mais nous avons vu également qu’elle pouvait fluer et refluer sous la persistance de certaines formes, lors de la transmission des caractères au travers des générations par exemple. Elle est aussi la matière étendue et les partes extra partes ordonnées à une forme unique. Paradoxalement, elle ne fait encore rien d’autre en ceci que manifester la continuité de la substance. Intégralement soumise à l’unicité de la forme spécifique ou substantielle, elle définit la manière dont cette dernière parvient à subsister en son acte d’être ainsi que le mode du mouvement qu’elle emprunte vers sa perfection propre. L’unité et la continuité de la matière elle-même ne sont que celles de sa 1081

Cfr THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 6.

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forme. La potentialité, chez Thomas, est toujours circonscrite à la primauté absolue de l’acte. L’infini en acte n’existe pas ; il ne peut être qu’en puissance et correspondre à la stricte division des parties sous la limitation de la forme1082. Le monde thomasien est encore strictement défini par les limites que donne à l’univers la conception aristotélicienne des sphères. Les corps contenant sont par rapport aux contenus comme une forme par rapport à une matière. Aussi confèrent-ils leur dernière mesure aux mouvements. La multiplication indéfinie des actes et des concepts ne rendra jamais compte de l’unicité foncière d’une substance. Il faut donc que les parties se comportent vis-à-vis de l’unité de leur tout comme une matière vis-à-vis de sa forme et une puissance par rapport à ce qui lui donne l’être, à savoir son acte. La continuité du mouvement, ultimement décrite par la dernière sphère, ne possède sa raison dernière que sous la raison de son acte. La matière n’est rien en soi. Les parties n’ont, en tant même que parties, aucune actualité d’elles-mêmes. La matière rend compte de la tension de la substance vers une forme selon le mode de mouvement propre à cette substance. Elle contribue aussi à déterminer l’intensité qualitative d’une forme accidentelle. Puisque les parties matérielles n’entrent sous la raison de l’acte qu’à titre de puissance cependant, il est impossible selon Thomas que l’intensité d’une forme qualitative et la continuité du mouvement s’expliquent par la simple addition quantitative de ces parties, ce qui impliquerait par ailleurs de leur appliquer un acte. C’est la pure potentialité du sujet ou des parties, c’est-à-dire leur entière soumission sur le plan métaphysique à l’activité de la forme à venir, qui permettent la continuité et l’unité du mouvement, tant accidentel que substantiel. Seule l’unité de la forme en son déploiement permet, telle une assimilation nutritive, de lier intrinsèquement les différents termes du mouvement, du générateur à l’engendré, par l’intégration successive des diverses puissances (nutritive, augmentative, etc.). La question du continu posera un problème grandissant dans la scolastique ultérieure, qui s’attachera à définir plus précisément le statut des indivisibles. On se demande notamment si l’on peut leur attribuer quelque « réalité ». Les scolastiques, à lire Suarez, se sont divisés sur ce point1083. Deux théories extrêmes se sont opposées. La première, défendue par Ockham, Durand de St Pourçain, Gabriel Biel, Grégoire de Rimini et dans l’école nominaliste en général1084, nie la réalité positive des points, Cfr THOMAS D’AQUIN, In III Phys., 12, nn. 391-396. Cfr SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XL, 5, n. 2. 1084 Cfr BOEHM, A., Le vinculum substantiale chez Leibniz. Ses origines historiques, pp. 65-68. 1082 1083

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des lignes et des surfaces. Les indivisibles ne sont pas réellement distincts, ni les uns des autres, ni du continu qui les contient1085. A vrai dire, note A. Boehm en s’inspirant des remarques de Suarez, « la négation d’indivisibles chez les nominaux eux-mêmes est la suite logique de ce principe que la quantité est identique à l’être corporel : tot quantitates quot entitates corporales. […] Tous les autres arguments développés en faveur de l’inexistence de ces indivisibilia realia, dont on trouvera un aperçu chez Lynceus, ne font que détailler une thèse déjà acquise d’avance »1086.

La seconde hypothèse, à laquelle se rallie Suarez, voit dans les indivisibles, qu’il s’agisse des continuatifs ou des terminatifs1087, de véritables réalités, distinctes entre elles comme du continu1088. Les indivisibles continuatifs, comme leur nom l’indique, assurent la continuité quantitative. Certains exemples inspirés d’Aristote sont classiques dans la littérature scolastique : une sphère placée sur un plan le touche en un point seulement ; un cylindre n’entre en contact avec un tel plan qu’en une ligne ; deux corps qui possèdent chacun un côté plan se touchent en une surface1089. Murcia écrit : « Quia de ratione unitivi est quod sit nexus et vinculum medium inter extrema unita »1090. Ainsi les indivisibles continuatifs ont-ils le rôle de vincula de la quantité. 1085 Cfr SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XL, 5, nn. 7-8. A l’opposé des opinions de Suarez, on peut relever les thèses défendues par Oresme, pour qui le point par exemple est accident de l’âme ou produit de l’imagination. Si ces derniers sont légitimement distingués, ils ne sont pourtant pas réels. Notons que l’école nominaliste n’est cependant pas absolument unifiée en toute opinion. Oresme admet par exemple la réalité de la succession, alors que Guillaume d’Ockham la nie (Cfr CAROTTI, S., « La Physique au XIVe siècle », p. 517). 1086 BOEHM, A., Le vinculum substantiale chez Leibniz. Ses origines historiques, pp. 67-68 ; Cfr SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XL, 5, n. 3. 1087 L’on discutait également abondamment sur ce point. Cfr BOEHM, A., Le vinculum substantiale chez Leibniz. Ses origines historiques, p. 69 : « Murcia groupe en trois classes les théories sur les indivisibles réels telles qu’elles étaient en cours de son temps : l’une, qui se réclame de Fonseca, n’admet en toute quantité que des indivisibles terminatifs ; l’autre, qui remonte à Durand, n’admet que des indivisibles continuatifs ; enfin une troisième, celle qu’il appelle la vraie, qui admet des indivisibles terminatifs et continuatifs. Hurtado, de son côté, désigne cette dernière conception comme la communior opinio a qua non licet discedere. Ruvio la déclare iam communis inter modernos et vera et in doctrina Aristotelis necessaria. Suarez, tout en reconnaissant les difficultés qu’elle renferme, la trouve conforme à l’enseignement de l’école thomiste en général et lui donne la préférence sur les autres ». 1088 Cfr SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, IX, 5, n. 7 ; Ibidem, XL, 5, n. 9. 1089 Cfr Ibidem, XL, 5, nn. 11-12. 1090 Cité in BOEHM, A., Le vinculum substantiale chez Leibniz. Ses origines historiques, p. 70.

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Murcia élargira cette théorie des vincula continuatifs à l’explication de la substance elle-même1091. Cette transposition sera facilitée par la thèse, défendue en dépit des nominalistes, qu’il existe une distinction réelle entre d’une part les accidents, au nombre desquels figure la quantité, et d’autre part la substance. En outre, la substance possède d’elle-même des parties intégrantes, indépendamment de la quantité catégoriale1092. Suarez distingue extensio entitativa et extensio quantitativa. Ainsi la substance corporelle, puisqu’elle est divisible en parties intégrantes et continues, doit également contenir des indivisibles, qui joueront le rôle de vincula substantialia et assureront sa continuité1093. Selon Suarez, « la structure de la substance correspond exactement à celle de la quantité »1094. Les parties de la substance ne sont certes pas unifiées de manière immédiate par des corps quantitatifs, qui le sont eux-mêmes par leurs surfaces, lignes et points. La quantité catégoriale n’est qu’accidentelle et surajoutée à une substance dont la cohérence est assurée par ses propres réalités indivisibles. Cependant, l’on doit admettre qu’à l’union substantielle répond proportionnellement une superficie, c’est-à-dire une union des parties quantitatives1095. En outre, « corpus substantiale, quod subest corpori quantitatis, tam est unitum, et quasi continuum in sua entitate, sicut corpus quantitatis in sua. Et corpus quantitatis est quasi intime penetrans corpus substantiale, et continue illud coextendit sibi ; ergo ubicumque est aliquid corporis quantitativi, correspondet proportionaliter aliquid corporis substantialis »1096.

A la manière dont il sépare la substance de ses catégories, plus particulièrement la quantité, Suarez institutionnalise l’émancipation des parties qui composent la substance elle-même, bien que ni la forme, ni la matière, ne constituent à elles seules une substance complète. La matière acquiert 1091

Cfr Ibidem, pp. 70-72. Cfr Ibidem, p. 71. 1093 Cfr SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XL, 4, n. 28 : « Iuxta veram sententiam, partes substantiales integrantes hanc substantiam non uniuntur immediate per superficies quantitativas, ut recte attigit Soto supra et ex dictis hic a nobis constare potest et magis constabit ex dicendis. Sed uniuntur proprio nexu et vinculo substantiali » ; Cfr aussi BOEHM, A., Le vinculum substantiale chez Leibniz. Ses origines historiques, p. 72. 1094 Nous transformons ici la phrase de Specht « la structure de la matière correspond exactement à celle de la quantité », et employons à la place de « matière », le mot « substance » parce qu’il correspond mieux au vocabulaire de Suarez dans les passages étudiés par Specht et que nous tentons de présenter à notre tour ici. Cfr SPECHT, R., « Aspects ‘cartésiens’ de la théorie suarézienne de la matière », p. 39. 1095 Cfr SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XL, 5, n. 50. 1096 Ibidem, XL, 5, n. 52. 1092

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le statut d’entité. Elle devient en outre explicitement unique et communis, et se voit adjoindre une notion d’extensio entitativa. Suarez prépare sans aucun doute la matière indéfinie en étendue de Descartes. En tant que sujet commun qui supporte tout changement formel, la matière possède, selon le jésuite espagnol, le caractère d’une entité, indépendamment de la forme. Elle est une essence pour elle-même qui, absolument parlant, aurait pu exister sans forme1097. Cette considération de toutes choses à partir de son essence a connu un certain succès dans la scolastique. Chaque partie de la substance était dès lors considérée pour elle-même, mais il fallait multiplier les nouvelles entités, les vincula, afin de les unir à nouveau. Il en était de même à propos de la substance et de ses accidents. E. Gilson avait selon nous raison d’écrire : « La notion thomiste d’un acte d’exister qui, du cœur le plus intime de l’essence, l’actualisant pour ainsi dire en permanence par son énergie propre, assure l’unité de la substance et des accidents, en fait un être d’une seule coulée et s’épanouit au dehors dans le dynamisme des opérations immanentes de cet être, tout cela se trouve remplacé chez Suarez par la notion de l’essence réelle, dont la perfection propre suffit à rendre raison de son existence comme de ses opérations »1098.

Il est bien évident que la multiplication des vincula n’aurait selon Thomas possédé aucune vertu explicative pour la continuité du mouvement et l’unité de la substance au cours de celui-ci. Le mouvement ne peut se définir selon lui comme une simple succession des formes en fonction des parties matérielles1099. Mais plusieurs auteurs franciscains déjà, n’avaient pas reculé devant une telle conséquence. Selon eux, l’intensio qualitative se transforme en ajout quantitatif d’une forme à une autre forme. Le tout de la forme supérieure ne s’explique que par l’addition de parties formelles elles-mêmes. Pour Olivi par exemple : « quicumque negat in aliquo quocumque partem et partem, et excrescentiam partium, eo ipso negat augmentum et maioritatem »1100. Le problème de l’unité quantitative des parties matérielles, on le voit, n’était pas seulement déterminant pour la « physique » médiévale. Il avait 1097 1098 1099

73.

Cfr Ibidem, XIII, 4, n. 9, 13. GILSON, E., L’être et l’essence, p. 153. Cfr MAIER, A., Zwei Grundprobleme der scholastischen Naturphilosophie, pp. 71-

1100 PIERRE JEAN OLIVI, Quaestiones de virtutibus, q. 5, p. 249. On retrouvera chez Olivi un argument récurrent contre la voie thomiste : « […] quia forma secundum se totam et totaliter inhaerens suo subiecto, sicut utique inhaeret forma accidentalis, non potest a suo subiecto magis vel minus participari, ipsa secundum se manente aequali » (Ibidem, q. 5, p. 254).

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de fortes répercussions sur la conception que l’on pouvait avoir de l’unité métaphysique ou purement ontologique de la substance. Il touchait à la définition de l’unité d’acte de l’être de cette dernière. Par là, il impliquait encore une conception fort différente de la connaissance et notamment de l’abstraction. L’isolement des moments conceptuels et leur considération en et pour elle-même était bien entendu facilitée par l’atomisation conceptuelle de la substance. Partant du postulat scotiste de l’intensio comme simple addition formelle, les nominalistes finiront par transformer la problématique ontologique en formalisation logique et mathématique1101, tout en passant de plus en plus nettement sous silence la question de la composition ontologique du sujet ou des parties matérielles avec la forme. Si la forme substantielle jouait pour Thomas un rôle de principe directeur et constitutif quant aux médiations du mouvement, cela ne signifie pas pour autant que l’Aquinate ait conçu le mouvement naturel en fonction d’une capacité à se mouvoir soi-même seulement, comme si par sa forme, toute chose était de soi son propre moteur. Duns Scot éliminera de la sorte la distinction aristotélicienne entre moteur et mû1102. La théorie de l’impetus quant à elle, défendue ardemment de Jean Philoppon aux nominalistes qui préparèrent directement la théorie de l’inertie, mais aussi par plusieurs penseurs de la dernière scolastique tels Domingo de Soto et F. Suarez, théorise en quelque sorte l’exercice ou l’effet d’une causalité efficiente sur le mouvement hors de cette cause efficiente même. Chez Suarez, elle est étroitement liée à la possession d’un mode interne de mouvement et de détermination locale au sein de chaque substance corporelle. Le mouvement n’est plus entièrement déterminé par un rapport à l’altérité1103. Chez Thomas, la forme n’est encore que nature principe, ou ce dont, dans sa composition avec la matière, s’ensuit naturellement une série de caractéristiques communiquées par le géniteur ou la cause efficiente extérieure. 1101 Cfr MAIER, A., Zwei Grundprobleme der scholastischen Naturphilosophie, pp. 7980. Il faut excepter de ce mouvement la belle particularité des raisonnements de N. Oresme, qui en sont revenus, par un chemin détourné et l’attribution d’une teneur ontologique à une dimension nouvelle qu’il découvre dans les dimensions, à un chemin ontologique. Voir à ce propos, Ibidem, pp. 80-82 et MAIER, A., « La doctrine de Nicolas Oresme sur les ‘configurationes intensionum’ ». 1102 Cfr WEISHEIPL, J., « The specter of motor coniunctus in medieval Physics », pp. 115-120. Il n’en mena pas pour autant, remarque Weisheipl, au principe d’inertie qui, précisément, cherche une force intrinsèque à la chose, instiguée en elle par le mouvement initial qui lui est donné. Or chez Scot, la distinction entre moteur et mobile tend tout simplement à disparaître : « tota aqua agit, et tota patitur » (JEAN DUNS SCOT, Opus Oxoniense, L. II, d. 25, q. unique, n. 759). 1103 Cfr JUNK, N., Die Bewegungslehre des Franz Suarez, pp. 33-34.

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Quant à la matière même, à l’encontre même d’une veine de pensée incarnée par Averroès et Albert le Grand, Thomas tend indéniablement, dès son Commentaire des Sentences, à réduire intégralement son être à ce qu’elle reçoit des relations (habitudines) entretenues avec les diverses formes : « Est etiam quaedam creatura quae non habet esse in se, sed tantum in alio, sicut materia prima, sicut forma quaelibet, sicut universale ; non enim est esse alicujus, nisi particularis subsistentis in natura ; et talis creatura non deficit a simplicitate, ita quod sit composita. Si enim dicatur, quod componitur ex ipsa sua natura et habitudinibus quibus refertur ad Deum vel ad illud cum quo componitur, item quaeritur de illis habitudinibus utrum sint res, vel non : et si non sunt res, non faciunt compositionem ; si autem sunt res, ipsae non referuntur habitudinibus aliis, sed se ipsis : quia illud quod per se est relatio, non refertur per aliam relationem. Unde oportebit devenire ad aliquid quod non est compositum […] »1104.

Pourtant la matière appartient, tout comme la forme, affirme explicitement Thomas, au genre de la substance, non à la catégorie de relation1105. On peut parler, à la manière des thomistes, de « relation transcendantale », dans la mesure où cette relation n’est autre que la puissance entitative même de la matière1106. Privant la matière de tout semblant d’actualité ou activité pour la réduire à sa puissance pure et simple, Thomas s’éloigne radicalement de la perspective d’Albert en un geste absolument décisif. Le maître de Cologne maintenait en effet la nécessité d’une distinction de raison entre la matière considérée de soi d’une part, et la matière comme puissance et principe de mouvement d’autre part. D’une manière proche de la thèse développée par Averroès dans son de substantia orbis, la matière devait, pour Albert, toujours être considérée selon ces deux perspectives : d’abord selon qu’elle était appréhendée selon sa substance propre et comme sujet, abstraction faite de sa puissance – ce qui n’est possible que de pure raison –, ensuite selon qu’elle possédait de facto quelque habitudo à la forme ou à la privation1107. Comme le remarque avec bonheur A. Rodolfi, selon son être et THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 8, q. 5, a. 1, c. Cfr Ibidem, d. 3, q. 4, a. 2, ad 4 ; THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 15, n. 131. 1106 Cfr JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia Pars, q. 3, a. 4, p. 77b. 1107 ALBERT LE GRAND, Physica, L. I, tr. III, cap. 13, pp. 62b : « In contrarium autem huius est, quod talis materia aut potest esse subiectum formae aut non. Si non potest esse subiectum formae, ergo impossibile est ipsam umquam formae subici, quod falsum est, cum nos videamus eam esse subiectum. Si autem potest, aliqua potentia potest. Sed non est idem id quod potest, et potentia eius ; ergo ipsa simplex non est ». 1104 1105

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son essence même d’abord, la matière était pour Albert l’objet « statique » du métaphysicien ; comme principe du mouvement, et selon une perspective dynamique, elle était l’objet de réflexion du philosophe de la nature1108. Si la matière était sans aucun doute principe du mobile et sujet du mouvement, écrivait Albert, elle n’était en elle-même pas déterminée par ce fait, « sed potius per hoc quod ipsa est fundans ens et individuans et substans entitati et huiusmodi, quae sunt ante motus subiectum, eo quod non subicitur mutationi et motui nisi fundatum et individuum et substans, et non convertitur, quod omne fundatum et individuatum et substans in seipso mutationi subiciatur et motui ». La matière prime, considérée sous cet angle, ajoutait le maître colonais, était l’objet du « primus philosophus »1109. Du point de vue du métaphysicien, la matière pouvait être approchée en son être et son essence même, quoique de manière imparfaite et par analogie. Le physicien la considérait quant à lui dans son existence, c’est-à-dire dans son lien avec la forme et comme principe du mouvement. Albert s’écartait de la doctrine platonico-arabe du dator formarum pour lui substituer une pensée de l’eductio formarum reposant, d’une part, sur 1108 Cfr RODOLFI, A., Il concetto di materia nell’opera di Alberto Magno, pp. 9-11. « Nos tamen, hic nec unam opinionem nec aliam approbare vel improbare volentes, dicimus, quod dupliciter convenit loqui de materia, scilicet secundum quod est substantia quaedam in composito essentiali compositione, per quam substat compositum, licet non sit per eam, et secundum quod est substantia, quae est in potentia, per quam subicitur motui et mutationi. Et secundum primam sui rationem oportet necessario concedere, quod ipsa est in omnibus substantiis ordinatis in genere substantiae, sive sint corporales sive incorporeae, ut dicit Avicebron. Et hoc modo omnium ordinatorum in genere substantiae est materia una generis unitate, quia licet genus sit universalis forma, ut diximus, tamen intentio eius respondet materiae in rebus et unitas eius respondet unitati generis. Si autem substantiae incorporeae non sunt ordinatae in genere, sed sunt formae simplices, tunc non oportet esse verum, quod dictum est, sed tunc onium corporalium erit hoc modo dicta materia una. Si vero secundo modo dicatur, tunc materia non consideratur nisi in moto corpore, sicut dicit Aristoteles in secundo libro philosophie primae. Et horum est materia una prima, quae tamen dividitur secundum primam potentiae divisionem, quae est potentia ad ubi tantum et potentia ad formam. Et quia istae potentiae divisae sunt secundum esse et per proximas materias, eo quod in his in quibus potentia est ad ubi tantum, est tota materia eorum, quae susceptibilis est formae talium corporum, in his autem in quibus est potentia ad ubi et ad formam, non est tota materia susceptibilis illius formae intra ea, ideo aequivoca est materia in illis, si ratio materiae sumatur secundum esse physicum, quod habet in corporibus illis. Et ideo dicit Aristoteles aliquando, quod caelestia corpora non habent materiam, aliquando autem, quod materia aequivoce dicitur de materia corporum superiorum et inferiorum » (ALBERT LE GRAND, Physica, L. I, tr. III, cap. 11, pp. 59b-60a) ; ALBERT LE GRAND, Super Dionysium de divinis nominibus, cap. 4, n. 147, p. 234b : « […] de materia dupliciter possumus loqui : aut secundum ordinem rationis, et sic materia potest intelligi ante omnem formam, denudata ab omnibus formis, non perfecte, sed secundum analogiam, ut dicitur in I Physicorum ; aut secundum quod est in re, et sic materia in nullo tempore neque in nunc potest separata esse ab omni forma ». 1109 ALBERT LE GRAND, Metaphysica, L. III, tr. III, cap. 1, p. 139b.

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l’activité des intelligences présidant au mouvement des corps célestes et à leur action sur le monde sublunaire, ordonnant la matière de ce dernier à telle ou telle espèce ; d’autre part, sur la présence, au cœur même de la matière, d’un élément en quelque manière actif et formel (inchoatio formae), qui œuvrait aux processi de génération et de corruption. L’intervention de ce second facteur permettait ainsi de ne point réduire l’engendrement des substances naturelles à l’action d’une cause univoque de type platonicien. Albert allait jusqu’à qualifier ce principe de premier et de principal : « quod omne quod generatur, educitur de potentia ad actum, et haec potentia de qua educitur est intra materiam, et tamen nihil est de substantia materiae »1110. Aussi Albert réinterprétait-il la thèse aristotélicienne d’une nature intrinsèque, principe du mouvement et du repos dans les êtres matériels. La matière était, selon l’interprétation d’Albert, dotée d’une certaine activité, ou d’un appétit, en soi distinct de son essence ou de sa « substance » même, et qui, de l’intérieur, la travaillait et ordonnait sa potentialité à l’émergence de la forme. Pour l’Aquinate au contraire, nous l’avons répété, la matière n’est rien d’autre que sa puissance : « Ad quartum dicendum, quod si per potentiam passivam intelligatur relatio vel ordo materiae ad formam, tunc materia non est sua potentia, quia essentia materiae non est relatio. Si autem intelligatur potentia, secundum quod est principium in genere substantiae, secundum quod potentia et actus sunt principia in quolibet genere, ut dicitur in 12 Metaph., sic dico, quod materia est ipsa sua potentia. Et hoc modo se habet materia prima, quae est primum recipiens, ad potentiam passivam, sicut se habet Deus, qui est primum agens, ad potentiam activam. Et ideo materia est sua potentia passiva, sicut et Deus sua potentia activa. Omnia autem media habent utramque potentiam participative, et potentia materiae non est ad aliquam operationem, sed ad recipiendum tantum »1111.

N’accordant aucune formalité, aucun acte à la matière de se, Thomas se démarque de ses contemporains directs, qu’il s’agisse de Bonaventure, d’Henri de Gand, mais aussi d’Albert et de Gilles de Rome, et pose une compréhension originale de la substance, prise d’emblée en son unité, qui écarte tout reste de dualisme. Thomas défend sans aucun doute une thèse métaphysique particulièrement forte. Intrinsèquement liée à une conception radicale de l’unicité de la forme substantielle, seule pourvoyeuse de l’être même au sein de tout changement et constitutive de l’entier devenir de la substance, elle impliquera une relation de distinction et de 1110 1111

Ibidem, L. XI, tr. I, cap. 8, p. 470b. THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 3, q. 4, a. 2, ad 4.

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concours inédite entre l’ordre physique de la génération de la substance et de ses altérations d’une part, et celui, métaphysique, de l’être même en sa relation avec Dieu d’autre part. Toute nature ne tend à sa fin chez Thomas, qu’ordonnée à cette dernière par une intelligence. Aussi comprend-on que la notion de forme substantielle doive opérer la médiation fondamentale entre les ordres physique et métaphysique. Principe de la transmission des espèces dans le cours naturel, elle est d’abord une idée voulue et créée par Dieu. Il nous faut, dans le souci de déterminer plus précisément ces rapports, nous pencher maintenant sur l’analyse du rôle que jouent les conceptions corrélatives de forme substantielle et de matière comme pura potentia, au sein même de la détermination plus spécifiquement métaphysique de la constitution de la substance.

II. LA MATIÈRE DANS LA MÉTAPHYSIQUE THOMASIENNE

C’est en fonction d’une force motrice (virtus movens), avons-nous dit, communiquée à l’orient de la sphère du monde, que cette dernière est mise en mouvement. C’est aussi par le contact d’une certaine vertu (per contactum virtutis), au moyen de laquelle Il donne l’être à toute chose créée, que Dieu peut être dit en toutes choses. Il nous faut maintenant remonter de la constitution de la substance matérielle elle-même, en tant que produit, à l’acte créateur des natures et de leurs rapports mutuels. C’est-à-dire qu’il s’agit de se pencher sur la constitution de la substance matérielle, en tant que créée cette fois. La conception chrétienne de la création se distingue radicalement de la cosmologie grecque ancienne. L’apparition de la doctrine de la creatio ex nihilo bouleverse en effet les fondements de la nature antique, qui présupposait l’éternité du monde et de la matière. Ainsi la cosmologie grecque concentra-t-elle sa réflexion essentiellement sur l’οὐσία, comme il est apparu de manière paradigmatique dans la physique aristotélicienne. Avec le christianisme et la doctrine de la création à partir du « rien », se pose en toute son acuité le problème de l’apparition de l’être lui-même, ce qui peut être identifié à une interrogation sur l’être en son universalité ou totalité pure et simple. Le monde doit avoir une première cause, non seulement motrice, formelle et finale, non seulement une cause de l’essence de l’étant, mais également de l’être de cet étant. Si Dieu est, pour le christianisme, la cause absolument première du monde, et crée ce dernier ex nihilo au sens propre, rien ne peut être présupposé à son action productrice, pas même une matière sur laquelle Il appliquerait les formes conçues en son entendement. Si l’étant est, dans la totalité de son être et de son essence, dépendant de Dieu, les principes constitutifs de la substance doivent eux-mêmes être étudiés en leur dépendance envers le créateur. Ainsi seulement pourrons-nous approcher l’« Idée » qui correspond à la création en Dieu même et nous évertuer à trouver quelque « raison d’être », si relative soit-elle, à l’advenue d’une substance matérielle, et par extension à la matière elle-même. Ces diverses tâches nous occuperont successivement au cours de ce chapitre. Si, par ailleurs, l’action ou la vertu que Dieu applique au façonnement du monde, nous apparaît comme celle d’une intelligence organisatrice, il nous faudra nous demander encore comment l’apparent mécanisme finaliste du mouvement des corps, puisque le premier moteur communique

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un mouvement aux corps célestes qui détermine à son tour la totalité du mouvement corporel du monde jusqu’en ses parties les plus élémentaires, peut être compatible, non seulement avec quelque intelligence divine qualifiée de libre, mais également avec la possibilité de notre liberté. Cette interrogation, dont nous poserons les fondements en conclusion de ce chapitre, nous permettra d’orienter notre questionnement vers les sections suivantes, consacrées au rôle occupé par la matière dans l’activité exercée par les puissances de l’âme humaine. II.1. HYLÉMORPHISME UNIVERSEL ET DISTINCTIO REALIS Nombre d’interprètes se sont accordés à considérer la doctrine thomasienne de l’esse comme foncièrement originale et constituant le cœur de la pensée philosophique de l’Aquinate. Après que l’histoire de la métaphysique se soit vue unilatéralement reprochée l’oubli de l’être, sans cesse arraisonné à l’étant, les thomistes de toutes tendances se sont évertués à souligner l’exception thomasienne. Ce qu’ils ont dénommé, en suite surtout des thématisations de Gilles de Rome, la doctrine de la distinction réelle entre l’esse et l’essence, leur offrait à cet égard un terreau idéal. Si elle a dû requérir la plupart des forces intellectuelles thomistes au XXe siècle afin que la particularité de l’enseignement de l’Aquinate soit préservée de l’engloutissement que lui promettait la constitution onto-théologique de la métaphysique diagnostiquée par Heidegger, elle fut rejetée par de nombreux scolastiques parmi les plus influents (qu’il nous suffise ici de donner les noms de Duns Scot et Suarez)1 et les thomistes eux-mêmes ne se sont pas toujours entendus sur le sens qu’il fallait lui donner. Il est certain à tout le moins que la manière dont Thomas introduisit une distinction entre l’esse d’une chose et son essence ou sa quiddité dès le chapitre IV de son De ente2, présentait une fois de plus une thèse qui pouvait sembler Cfr GILSON, E., L’être et l’essence, pp. 134-135, 148-155. THOMAS D’AQUIN, De ente et essentia, cap. 4 : « Quicquid enim non est de intellectu essentie uel quiditatis, hoc est adueniens extra et faciens compositionem cum essentia, quia nulla essentia sine hiis que sunt partes essentie intelligi potest. Omnis autem essentia uel quiditas potest intelligi sine hoc quod aliquid intelligatur de esse suo : possum enim intelligere quid est homo uel fenix et tamen ignorare an esse habeat in rerum natura ; ergo patet quod esse est aliud ab essentia uel quiditate ». C’est Gilles de Rome surtout, qui contribue à systématiser l’enseignement thomiste autour du problème de la distinction réelle (Cfr PROUVOST, G., Thomas d’Aquin et les thomismes, pp. 84-85). La dispute métaphysique qui s’engagea entre Gilles et Henri de Gand autour de la distinction réelle dès 1276 finit par éveiller l’intérêt des théologiens. Outre Henri de Gand, ce sont Richard de 1 2

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problématique aux yeux de la foi chrétienne. Afin de le comprendre, il s’agit non seulement de l’exposer en tant que telle, mais de présenter également les prises de positions qui y demeurent liées. La thèse en effet, est articulée par Thomas, tant dans le De ente que plus tard, dans la Somme contre les Gentils par exemple, en relation directe avec une discussion consacrée à la nature des substances spirituelles. Thomas s’oppose à la conception développée à la suite du Fons Vitae du philosophe juif Avicébron (Ibn Gabirol), traduit de l’arabe par Jean d’Espagne3, selon laquelle il existe une composition de matière et de forme dans l’intelligence et dans l’âme4. Si l’on en croit Thomas, « beaucoup ont suivi » sa pensée5, et l’on doit en déceler l’influence non seulement dans ce que l’on a appelé l’« hylémorphisme universel », mais aussi dans les doctrines de la pluralité des formes substantielles et d’une pure passivité des corps, sujets seulement des forces spirituelles qui les pénètrent, et supposant dès lors le caractère purement extrinsèque de l’apparition de toute Mediavilla, Godefroid de Fontaines, Thomas de Sutton, Jacques de Viterbe, Hervé de Nédellec entre autres, qui vont progressivement se confronter à la question. Il ne faut pas perdre de vue que pour les thomistes immédiatement postérieurs à Thomas, ce sont les thèses de l’unicité de la forme substantielle ou encore de la suprématie de l’intellect sur la volonté qui occupent essentiellement les esprits. Certes la compositio realis occupe une importance fondamentale aux côtés de l’unicité de la forme substantielle pour la constitution de la substance et la détermination de l’essence. Mais c’est avec les questions soulevées par la distinctio realis égidienne que les thomistes en prennent progressivement conscience. Hervé de Nédellec par exemple, continuera à purement et simplement nier toute distinction réelle d’être et d’essence : « Secunda est opinio quae ponit quod suppositum differt a natura quia suppositum non autem natura includit esse : et ideo se habet ut totum ad naturam, nec per consequens potest praedicari de ipsa. Et volunt quod haec sit intentio venerabilis Doctoris, scilicet Thomae. Sed, nec hoc mihi videtur verum » (HERVÉ DE NÉDELLEC, In I Sent., d. 4, q. 2, 45C). Thomas de Sutton ne l’admettra que tardivement. Gilles de Rome, s’il la crystallise et l’offre ainsi aux débats passionnés des philosophes et des théologiens, en détourne cependant considérablement le sens puisqu’il la réifie, distinguant l’être et l’essence comme on distingue deux choses (Cfr PROUVOST, G., Thomas d’Aquin et les thomismes, pp. 75-76). Au contraire de Bernard d’Auvergne ou de Thomas de Sutton, qui voudra (Cfr Ibidem, p. 81) penser la composition réelle au sein de l’étant, Gilles de Rome considère l’être comme une chose advenant du dehors à l’étant, à part de l’essence de ce qui est. Il admet un double être réel pour la chose, en distinguant la pré-existence des essences possibles d’une part, de leur actuation effective d’autre part : « Dicemus nos quod res habeat duplex esse, secundum considerationem. Habet enim primum esse in suis causis : et sic est in potentia ; rosa quippe actu non existens est in potentia materiae, et in virtutibus activis et passivis, ex quibus, tamquam ex propriis causis, producitur rosa. Habet etiam rosa esse in seipsa : et sic habet esse in actu » (GILLES DE ROME, Quodlibet II, q. 6). Cette conception s’accompagne donc d’une compréhension de l’être comme acte ultime de l’essence. 3 Cfr DE LIBERA, A., La philosophie médiévale, p. 348. 4 Cfr THOMAS D’AQUIN, De ente et essentia, cap. 4. 5 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 3, q. 1, a. 1, c.

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forme nouvelle dans la nature6. La pensée d’Avicébron est peut-être l’inspiratrice de la théorie d’une pluralité de matières développée par certains théologiens franciscains7. Cette thèse doit s’entendre en un sens bien plus néo-platonicien qu’aristotélicien. Ce qu’on appelle « l’hylémorphisme universel » est en effet plus éloigné de l’aristotélisme que son nom ne pourrait le laisser penser, et la doctrine de la « matière spirituelle » qui en constitue le corrélat, plutôt que de pointer vers une distinction des ordres de prédication, mène à une vision hiérarchisée de la participation qui « flirte » avec le néo-platonisme et l’univocité métaphysique. Chez Avicébron, la matière est d’une part le substrat universel qui réunit tous les étants et constitue l’être en puissance de leur devenir ; d’autre part le support de toute conception de ce qui est. L’universalité de la matière doit en effet être comprise chez lui dans le sens de la doctrine réaliste et platonicienne des universaux8 : seul l’universel, véritablement intelligible, est également réel au sens propre du terme. A. de Libera écrit à ce sujet : « [...] la matière universelle n’est la matière d’aucune chose en particulier tout en étant l’unité intelligible de tout ce qui peut être. En termes simplifiés : c’est une matière intelligible »9. C’est cette tendance à confondre les domaines de l’intelligible logique et du réel, et l’extension du concept universel de matière à l’ensemble du réel qui accompagne cette identification, qu’Albert le Grand, et Thomas d’Aquin à sa suite, critiqueront chez le philosophe juif, la qualifiant à la fois de matérialisme et de platonisme, deux notions pourtant apparemment contradictoires10. Selon le docteur angélique, Avicébron étendit en quelque sorte le postulat des premiers naturalistes. Alors que ces derniers pensaient qu’il n’existait que des choses corporelles et faisaient de la matière la substance de celles-ci, le philosophe juif estimait que la matière des choses n’était 6 Cfr BRUNNER, F., Platonisme et Aristotélisme, pp. 35-36 ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 115, a. 1, c., ad 1 ; Summa contra Gentiles, III, 69 ; Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 7, c. 7 Cfr DE LIBERA, A., La philosophie médiévale, p. 200. 8 Cfr Ibidem, p. 203. 9 Idem. 10 Ibidem, p. 206. Thomas accordait plus que vraisemblablement une grande importance à la doctrine d’Avicébron, qui selon A. Forest constituait en quelque sorte le paradigme de l’erreur que l’Aquinate ne cessait de combattre au sein des pensées de souche platonicienne, c’est-à-dire la confusion du réel et du logique. Selon le philosophe français, le De ente devait être compris comme une réponse au Fons vitae, alors récemment traduit, et, le thomisme pourchassant la confusion du logique et du métaphysique sous tous ses aspects, « peut-être pourrait-on dire qu’Avicébron est vraiment, l’adversaire de saint Thomas » (FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 87).

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pas seulement dans les corps, et admettait une matière première commune, substance de tout être, tant corporel que spirituel11. La substance matérielle universelle serait donc conçue par Avicébron comme un genre ou un sujet, auquel peuvent être appliquées les différences spécifiques des divers étants, tant corporels que spirituels. « Ainsi donc, si la substance qui est prédiquée de toutes choses est comparée selon la matière au spirituel et au corporel et est sujet de ceux-ci, il suivrait que les substances adviennent par mode d’affection accidentelle […] »12. Toute chose n’aurait d’être et de distinction qu’accidentels ; rien ne pourrait être engendré ou se corrompre simpliciter. Fort de ces conclusions, Avicébron attribuait une certaine matérialité aux substances spirituelles elles-mêmes. Thomas objectait : « Si ergo sit una materia communis omnium, ad hoc quod diversas formas recipiat oportet quod nobiliorem formam in subtiliori et altiori materia recipiat, ignobiliorem vero in inferiori materia et grossiori : puta formam spiritualitatis in subtiliori materia, formam vero corporeitatis in inferiori, ut ipse dicit. Praeexistit ergo in materia differentia subtilitatis et grossitiei ante formam spiritualitatis et corporeitatis ; oportet igitur quod iterum ante grossitiem et subtilitatem praeexistat in materia aliqua alia differentia per quam una materia sit receptiva unius et alia alterius : et eadem quaestio redibit de illis aliis praeexistentibus, et sic in infinitum »13.

Ce serait anéantir l’idée de matière première, potentia pura absolument indifférente. Selon Thomas, une diversité au sein de la matière universelle, commune à toutes substances, ne peut être due, ni à la quantité, puisque la matière ne contient pas cette dernière en sa raison, ni à la forme, car si l’on dit que la matière reçoit en partie telle forme et en partie telle autre, c’est qu’il faut présupposer la division de la matière à la diversité des formes qu’elle reçoit, à moins d’attribuer à cette division primitive de la matière d’autres formes encore antérieures. Il faudrait donc, soit présupposer toujours une division dans la matière et risquer de devoir remonter à l’infini, soit admettre une division de la matière par elle-même. Si on ne peut dire qu’une première division advienne dans une matière commune universelle en vertu d’une forme, d’une quantité ou d’une disposition quelconque, toutes étrangères à son essence, il faut en conclure, selon Thomas, qu’il n’y a pas qu’une seule matière pour toutes les créatures, qui soit comme divisée par quelque raison étrangère, mais bien plusieurs matières distinctes entre elles en fonction de leur raison propre, celle d’« être en 11 12 13

Cfr THOMAS D’AQUIN, De substantiis separatis, cap. 6. Idem. Idem.

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puissance »14. La matière sera diverse selon la distinction d’être en puissance qui correspond aux différentes formes15, car il est entendu que toute puissance n’a sa raison d’être que dans l’acte vers lequel elle tend. Une matière commune présupposerait une division de celle-ci antérieure à l’advenue et à la différence des formes corporelles et spirituelles ellesmêmes et comme prédisposée à recevoir ces formes. Or une telle division n’advient pas avant l’advenue de la forme substantielle, mais bien en raison de celle-ci. Puisque d’autre part, les formes, dispositions et modifications sont infinies en nombre, les distinctions des êtres dues à celles-ci diviseraient une matière unique à l’infini. Nous n’aurions connaissance que d’une infinité d’accidents individuels, c’est-à-dire que nous ne pourrions posséder aucune science. Il faut donc dire que la matière des êtres spirituels et corporels sera tout à fait différente. La réception se fait selon la nature propre du récepteur16. La matière reçoit, selon le mode d’être qui lui est propre, la forme qui lui convient. Matières spirituelles et corporelles sont donc tout à fait autres, car si elles étaient identiques, leur mode de réception serait identique également. Or, une matière corporelle ne reçoit de forme que particulièrement, alors que la substance intellectuelle la reçoit selon sa totalité, sans quoi elle ne pourrait l’intelliger. Si donc il y a quelque matière dans les êtres spirituels, elle doit être bien différente de celle des êtres corporels ; elle doit être plus haute et plus sublime, car elle reçoit sa forme en sa totalité. Un être, en effet, est d’autant plus élevé qu’il a plus de raison d’être (quanto magis habet de ratione essendi). Or il est manifeste que nous ne disons être absolument que ce qui est en acte et non ce qui est en puissance. Il faut donc que ce qui est supérieur dans les êtres soit toujours dans ce qui accède à l’acte, et que l’inférieur soit en puissance17. Ainsi, la matière des corps est potentia pura, alors que la matière des substances spirituelles, plus noble et plus subtile, est quelque chose d’étant 14

Cfr Idem. Cfr Idem. 16 Cfr Ibidem, cap. 7. « Diversarum rerum diversae sunt materiae : non enim est eadem materia spiritualium et corporalium, nec corporum caelestium et corruptibilium. Quod quidem ex hoc patet quod recipere, quod est proprietas materiae, non eiusdem rationis est in praedictis : nam receptio quae est in spiritualibus est intelligibilis, sicut intellectus recipit species intelligibilium non secundum esse materiale ; corpora vero caelestia recipiunt innovationem situs, non autem innovationem essendi, sicut corpora inferiora. Non est igitur una materia quae sit in potentia ad esse universale. Ipse autem Deus est totius esse activus universaliter. Ipsi igitur nulla materia proportionaliter respondet. Non igitur materiam ex necessitate requirit » (THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 16). 17 Cfr THOMAS D’AQUIN, De substantiis separatis, cap. 7. 15

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en acte (ens actu), existant en puissance. Cet ens actu ne peut signifier ici quelque composition de puissance et d’acte, car on risquerait alors de remonter à l’infini dans la quête de l’être en puissance, ou l’on en reviendrait à une pure puissance, ultime parmi les étants et capable seulement de recevoir une forme très imparfaite et particulière. Il reste donc que la matière des substances spirituelles ne peut consister en rien d’autre qu’en un être en acte ou une forme subsistante, et n’est dite « en puissance » que parce qu’elle n’est elle-même que cette puissance sujette à la forme. Mais puisqu’à chaque fois que la matière est ens actu, il revient au même de l’appeler matière ou substance même de la chose, il faudra dire que la matière des êtres spirituels n’est autre que leur substance18. La matière des substances spirituelles n’étant rien d’autre que leur substance même, ou leur être en acte, il n’y aurait « pas de différence entre poser une matière dans les substances spirituelles et poser des substances spirituelles simples, non composées de matière et de forme »19. Et en vérité, ce langage est impropre car, précise Thomas, il est impossible que ce qui est la matière d’une chose soit son acte. Sous la raison même de l’acte, qui est naturellement antérieur à la puissance, comme l’est la forme par rapport à la matière, c’est la puissance qui dépend en son être de l’acte, et la matière de la forme. La forme ne peut dépendre en son être de la matière en effet, car ce qui est naturellement antérieur ne dépend pas en son être de ce qui lui est postérieur20. Ainsi, aucune partie de la forme ne peut être comprise sous la raison de matière, qui est pure puissance, et si certaines formes ont besoin d’une matière afin d’exister, cela ne vient pas du fait qu’elles soient formes, mais plutôt de ce qu’elles sont telles formes, imparfaites, qui ne peuvent subsister par soi. Les substances spirituelles ne sont, au sens propre, en rien composées de matière et de forme ; elles agissent par ellesmêmes, subsistent par elles-mêmes et ne sont pas sujettes à corruption21. 18 Cfr Idem. Et Thomas ne se prive pas ici d’une allusion aux doctrines matérialistes, représentées paradigmatiquement par les anciens physiciens. « Sic enim antiqui naturales, qui ponebant primam materiam corporalium rerum esse aliquid ens actu, dicebant materiam esse omnium rerum substantiam, per modum quo artificialium substantia nihil est aliud quam eorum materia » (Idem). 19 Idem. 20 Cfr Idem. 21 Cfr Idem. La thèse d’une composition matérielle des intelligences, écrit Thomas, s’oppose aux doctrines défendues communément par les philosophes, « […] quia eas substantias separatas a materia nominant et absque omni materia esse probant. Cuius demonstratio potissima est ex uirtute intelligendi que in eis est. Videmus enim formas non esse intelligibiles in actu nisi secundum quod separantur a materia et a conditionibus eius, nec efficiuntur intelligibiles in actu nisi per uirtutem substantie intelligentis, secundum quod recipiuntur in ea et secundum quod aguntur per eam. Vnde oportet quod in qualibet substantia intelligente

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Ces explications sont particulièrement éclairantes, dans la mesure où elles nous permettent de circonscrire plus précisément le rôle que peut bien jouer une notion telle que celle de matière au sein d’une synthèse, telle la pensée thomiste, qui n’accorde pourtant l’être au sens propre qu’à l’unité pour la substance composée. La matière appartient aux raisons de l’essence et implique la notion de sujet en puissance. Un sujet dont la puissance serait parfaitement remplie par son acte sous tous rapports, n’est en son essence plus une composition, et voit son sujet purement et simplement identifié à sa forme. Et si l’on attribuait une matière aux substances spirituelles, ce qui n’est, reconnaissons-le, pas immédiatement exclu par Thomas, il s’agirait d’un mode de matière tout différent, que l’Aquinate ne semble d’ailleurs écarter que parce qu’elle lui semble dépourvue de fonction. On conçoit ainsi que la détermination de la notion de matière soit concentrée sur la potentialité intrinsèque qui grève certaines substances en leur essence même. En son sens premier, elle marque une déficience de l’essence en son être même, qui nécessite une forme qui lui donne l’être. La matière locale des corps célestes, puisque ces derniers possèdent leur être en acte, n’est en puissance qu’au mouvement22. Mais ces différentes manières d’être en puissance dénotent selon Thomas l’équivocité de la matière des corps sublunaires et célestes, montrant bien ainsi comment la notion de matière, liée de fait à celle de corps, ne s’y rapporte pas premièrement et par soi. Elle est plus fondamentale. L’éclaircissement que nous offre en outre Thomas à propos des notions de puissance et de matière en leur distinction est tout à fait remarquable. La matière, en effet, apparaît comme en puissance vis-à-vis de nouvelles formes, alors que les êtres supérieurs ont une puissance parfaitement remplie par leur acte. Ainsi le concept de matière affleure-t-il, dans le monde sublunaire, au sein de l’étude des relations de causalités mutuelles entretenues entre les différentes substances. Thomas demeure fidèle à l’esprit de l’aristotélisme qui, contre Platon, avait posé l’irréductible multiplicité des catégories et des matières – chaque couple de contraires s’appliquant à une matière particulière. Mais l’Aquinate tend à donner une implication métaphysique plus fondamentale au concept de matière, en ce qu’il rapporte ces réflexions sur les catégories de l’étant, à l’origine issues de l’analyse du langage commun et de la sit omnino immunitas a materia, ita quod neque habeat materiam partem sui, neque etiam sit sicut forma impressa in materia ut est de formis materialibus » (THOMAS D’AQUIN, De ente et essentia, cap. 4). 22 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 6 ad 2.

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prédication, au langage supérieur de l’être comme logos divin, et dans cette mesure à vrai dire, aux choses mêmes. Si Aristote ne qualifiait le genre de « matière intelligible » qu’en fonction des contraintes du discours (logos), qu’Avicébron quant à lui n’hésitait pas à identifier adéquatement et réellement tout genre avec la « matière »23 – la matière en tant que réalité universelle pouvant dès lors être appliquée à tout ce qui comporte la notion de genre dans sa définition, et par conséquent aux anges eux-mêmes –, Thomas, loin de distinguer purement et simplement les principes de l’être et de la pensée, ou de les identifier à la manière des platoniciens et d’Avicébron par exemple, n’admet entre eux qu’une identité selon l’analogie, qui a pour principe une identité absolue au sein du premier analogué, c’està-dire Dieu. Aussi Thomas rechigne-t-il tant à faire de la notion de matière un simple nom ou une fonctionnalité logique, qu’une réalité en soi. L’Aquinate affirme que tout ne peut se dire être en puissance, ou encore être substrat, selon le même point de vue24. Les substances simples, « bien qu’elles soient des formes sans matière, n’ont pourtant pas une simplicité complète et ne sont pas non plus des actes purs, mais elles ont un mélange de puissance »25. Thomas, afin de préserver la différence existant entre Dieu et les substances spirituelles créées, assure la présence d’une certaine composition au sein de ces dernières, tout en écartant l’« hylémorphisme universel » d’Avicébron. L’Aquinate, comme l’avait déjà fait Albert26, postule en celles-ci une composition d’un autre type : « Quicquid enim non est de intellectu essentie uel quiditatis, hoc est adueniens extra et faciens compositionem cum essentia, quia nulla essentia sine hiis que sunt partes essentie intelligi potest. Omnis autem essentia uel quiditas potest intelligi sine hoc quod aliquid intelligatur de esse suo : possum enim intelligere quid est homo uel fenix et tamen ignorare an esse habeat in rerum natura ; ergo patet quod esse est aliud ab essentia uel quiditate »27.

Mais une telle composition implique également la présence d’une composition d’acte et de puissance au sein de la substance intellectuelle car : « Non autem potest esse quod ipsum esse sit causatum ab ipsa forma uel quiditate rei, dico sicut a causa efficiente, quia sic aliqua res esset sui ipsius causa et aliqua res se ipsam in esse produceret : quod est impossibile. Ergo 23 24 25 26

465. 27

Cfr BRUNNER, F., Platonisme et Aristotélisme, p. 38. Cfr THOMAS D’AQUIN, De substantiis separatis, cap. 5. THOMAS D’AQUIN, De ente et essentia, cap. 4. Cfr ALBERT LE GRAND, Summa de creaturis, Ia pars, tr. 4, q. 21, a. 1, pp. 463THOMAS D’AQUIN, De ente et essentia, cap. 4.

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oportet quod omnis talis res cuius esse est aliud quam natura sua habeat esse ab alio. Et quia omne quod est per aliud reducitur ad id quod est per se sicut ad causam primam, oportet quod sit aliqua res que sit causa essendi omnibus rebus eo quod ipsa est esse tantum ; alias iretur in infinitum in causis, cum omnis res que non est esse tantum habeat causam sui esse, ut dictum est. Patet ergo quod intelligentia est forma et esse, et quod esse habet a primo ente quod est esse tantum, et hoc est causa prima que Deus est. Omne autem quod recipit aliquid ab alio est in potentia respectu illius, et hoc quod receptum est in eo est actus eius ; ergo oportet quod ipsa quiditas uel forma que est intelligentia sit in potentia respectu esse quod a Deo recipit, et illud esse receptum est per modum actus. Et ita inuenitur potentia et actus in intelligentiis, non tamen forma et materia nisi equiuoce »28.

Pâtir, recevoir, être sujet, etc. sont dès lors des déterminations dites de manière équivoque des substances matérielles et des substances intellectuelles29. Les concepts de matière et de puissance ne sont donc pas purement et simplement interchangeables. En outre, la composition de matière et de forme ne s’identifie pas avec celle de substance et d’être. Nous avons vu en effet que la substance matérielle était d’une part elle-même une composition de matière et de forme, et que l’être d’autre part était l’acte de la substance en sa totalité. Au sein d’une substance spirituelle cependant, qui n’est en aucune façon composée de matière et de forme – si l’on entend ces concepts de manière parfaitement univoque –, l’être ne peut être attribué qu’à la forme uniquement, qui constitue seule la substance30. Dès lors, affirme Thomas, il ne peut y avoir au sein des substances 28 Idem. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 3, a. 4, c. : « Si igitur ipsum esse rei sit aliud ab eius essentia, necesse est quod esse illius rei vel sit causatum ab aliquo exteriori, vel a principiis essentialibus eiusdem rei. Impossibile est autem quod esse sit causatum tantum ex principiis essentialibus rei, quia nulla res sufficit quod sit sibi causa essendi, si habeat esse causatum. Oportet ergo quod illud cuius esse est aliud ab essentia sua, habeat esse causatum ab alio ». 29 Cfr THOMAS D’AQUIN, De ente et essentia, cap. 4. Guillaume de la Mare, par exemple, défendra l’idée d’une matière des esprits en soutenant que sans matière, l’âme ne pourrait rien recevoir, y compris la béatitude même (GUILLAUME DE LA MARE, Correctorium, n. 28, p. 120). 30 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 54. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 9, ad 9 : « Ad nonum dicendum quod opinio ponens animam esse compositam ex materia et forma, est omnino falsa et improbabilis. Non enim posset esse corporis forma, si esset ex materia et forma composita. Si enim anima esset forma corporis secundum formam suam tantum, sequeretur quod una et eadem forma perficeret diversas materias diversorum generum, scilicet materiam spiritualem animae et materiam corporalem ; quod est impossibile, cum proprius actus sit propriae potentiae. Et praeterea illud compositum ex materia et forma non esset anima, sed forma eius. Cum enim dicimus animam, intelligimus id quod est corporis forma. Si vero forma animae esset forma corporis mediante materia propria, sicut color est actus corporis mediante superficie, ut sic tota anima possit dici corporis forma, hoc est impossibile :

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intellectuelles « qu’une seule composition d’acte et de puissance : la composition de substance et d’être, de ce qui est et de ce par quoi cela est »31. Dans une substance composée de matière et de forme par contre, l’on trouve deux compositions d’acte et de puissance distinctes : tout d’abord, la composition de la substance elle-même, c’est-à-dire la composition de matière et de forme ; ensuite, la composition de cette substance avec son être32. Il apparaît donc, ajoute Thomas : « quod compositio actus et potentiae est in plus quam compositio formae et materiae. Unde materia et forma dividunt substantiam naturalem : potentia autem et actus dividunt ens commune. Et propter hoc quaecumque quidem consequuntur potentiam et actum inquantum huiusmodi, sunt communia substantiis materialibus et immaterialibus creatis: sicut recipere et recipi, perficere et perfici. Quaecumque vero sunt propria materiae et formae inquantum huiusmodi, sicut generari et corrumpi et alia huiusmodi, haec sunt propria substantiarum materialium, et nullo modo conveniunt substantiis immaterialibus creatis »33.

Comme l’avait déjà judicieusement remarqué A. Forest, les problèmes de la distinction de l’essence et de l’esse d’une part, et de l’universalité de la matière d’autre part, n’en font, aux yeux de Thomas, qu’un seul34. Ce n’est point la composition de matière et de forme, mais bien d’essence et d’esse qui caractérise selon Thomas la créature. Thomas emprunte là une voie qui n’est pas partagée de tous. Mais à admettre un concept universel de « matérialité », il faudrait selon Thomas concéder en son sein quelque actualité précédant l’advenue de la forme substantielle, et qui soit apte à déterminer à quel mode d’être appartiendra la nouvelle substance. La thèse de l’unicité de la forme substantielle ne pouvait s’y accorder et la créaturalité devait dépendre d’une relation à quelque cause extérieure, plutôt qu’à une part intrinsèque à l’essence même de l’étant. Aussi faut-il recourir à un autre type de puissance, qui implique immédiatement la totalité de la substance. Thomas empêche ainsi toute considération univoque des créatures en fonction de leur composition essentielle, pour lui préférer un ordre analogique, qui dépend du mode d’être ou de substantialité. quia per materiam intelligimus id quod est in potentia tantum ; quod autem est in potentia tantum, non potest esse alicuius actus, quod est esse formam. Si vero aliquis nomine materiae intelligat aliquem actum, non est curandum : quia nihil prohibet quod id quod vocamus actum, aliquis vocet materiam ; sicut quod nos vocamus lapidem, aliquis potest vocare asinum ». 31 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 54. 32 Cfr Idem. 33 Idem. 34 Cfr FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 128.

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MATIÈRE ET MÉDIATIONS MÉTAPHYSIQUES

II.2. ETRE

PAR SOI ET CAUSALITÉ DIVINE

La distinction d’esse et d’essence était considérée comme le corrélat de la division générale de l’être créé par l’acte et la puissance, seule réponse apportée à l’hylémorphisme universel d’Avicébron. Thomas voyait en Boèce l’une des sources majeures de sa doctrine à ce propos35. Boèce, en effet, enseignait que Dieu seul échappe à toute composition, qu’il est non seulement une forme sans matière, mais également pure identité de son être et de ce qu’il est. Les autres choses au contraire, ne sont pas leur être, mais ceci et ceci (hoc et hoc), c’est-à-dire une composition d’éléments distincts, que ce soit de matière et de forme, de corps et d’âme, ou encore d’id quod est et d’esse. Thomas comprend par là que Dieu seul est parfaitement simple, au contraire de toute substance créée, qu’elle soit purement intellectuelle ou liée à la matière. En Dieu, il n’y a aucune composition d’acte et de puissance. Si tout être en effet est amené de la puissance à l’acte par un être en acte et que Dieu est précisément le premier être et la première cause, alors il doit être acte pur, sans mélange d’aucune puissance36. En outre, nous avons vu que les substances composées d’être et d’essence recevaient l’être d’un agent extérieur, tout comme une puissance reçoit son acte. Or cela ne peut être dit de Dieu, puisqu’il est la Cause première, l’être nécessaire par soi, soit l’Acte pur37. « Omnis res est per hoc quod habet esse. Nulla igitur res cuius essentia non est suum esse, est per essentiam suam, sed participatione alicuius, scilicet ipsius esse. Quod autem est per participationem alicuius, non potest esse primum ens : quia id quod aliquid participat ad hoc quod sit, est eo prius. Deus autem est primum ens, quo nihil est prius. Dei igitur essentia est suum esse »38. 35 Vraisemblablement à tort. Cfr à ce sujet ROLAND-GOSSELIN, M.-D., Le « De ente et essentia » de S. Thomas d’Aquin, p. 143 ; FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 136 : « Lorsqu’il s’agit d’interpréter la nature de la composition qu’il vient d’établir, Boèce procède de deux manières. Il emploie d’ordinaire les expressions id quod est et esse. C’est là que saint Thomas voit une des sources possibles de sa doctrine : esse devrait être pris au sens d’existence, id quod est au sens d’essence. Mais en réalité ce commentaire procède d’une méprise ; l’existence n’entre pour rien dans la composition de la créature. Pour Boèce, esse désigne non l’existence, mais la forme, par opposition à l’être concret dans lequel elle se réalise. […] La pensée de Boèce est donc la suivante : dans tout être concret, le sujet pris dans son existence singulière, comprenant la matière et les accidents, est autre chose que la forme qui donne l’être ; en Dieu, au contraire, ils s’identifient ». 36 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 16 ; IDEM, Summa Theologiae, Ia, q. 3, a. 1, c. 37 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 3, a. 4, c. ; IDEM, Summa contra Gentiles, I, 22. 38 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 22.

LA MATIÈRE DANS LA MÉTAPHYSIQUE THOMASIENNE

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Ce qui possède l’être en acte sans être celui-ci selon son essence « est être par participation »39. Dieu est le seul acte pur. Il est la cause première et l’être même subsistant par soi. Or, s’il est seul à posséder l’être de manière absolument propre, il en résulte « que tous les êtres autres que Dieu ne sont pas leur être, mais participent de l’être. Il est donc nécessaire que tous les êtres qui se diversifient selon qu’ils participent diversement de l’être, si bien qu’ils ont plus ou moins de perfection, soient causés par un unique être premier, qui est absolument parfait »40. Ainsi, « tout être, de quelque manière qu’il existe, existe nécessairement par Dieu. Car si un être se trouve dans un autre par participation, il est nécessaire qu’il y soit causé par ce à quoi cela revient par essence »41. Dieu n’est pas seulement la cause efficiente de l’être des créatures ; il en est également la cause exemplaire. Pour en être convaincu, écrit Thomas, il faut considérer qu’un exemplaire est nécessaire à la production de toute chose : « ad productionem alicuius rei ideo necessarium est exemplar, ut effectus determinatam formam consequatur, artifex enim producit determinatam formam in materia, propter exemplar ad quod inspicit, sive illud sit exemplar ad quod extra intuetur, sive sit exemplar interius mente conceptum. Manifestum est autem quod ea quae naturaliter fiunt, determinatas formas consequuntur. Haec autem formarum determinatio oportet quod reducatur, sicut in primum principium, in divinam sapientiam, quae ordinem universi excogitavit, qui in rerum distinctione consistit. Et ideo oportet dicere quod in divina sapientia sunt rationes omnium rerum, quas supra diximus ideas, id est formas exemplares in mente divina existentes. Quae quidem licet multiplicentur secundum respectum ad res, tamen non sunt realiter aliud a divina essentia, prout eius similitudo a diversis participari potest diversimode. Sic igitur ipse Deus est primum exemplar omnium »42.

La nature même de l’action veut que « l’agent produise son semblable, tout agent agissant en tant qu’il est en acte »43. « Voilà pourquoi, conclut le saint Docteur, la forme de l’effet existe d’une certaine manière dans la cause supérieure ». Elle y est néanmoins présente « selon un autre mode et une autre nature, ce qui fait dire de la cause qu’elle est équivoque »44. De même que les choses qui sont chauffées par le soleil possèdent la chaleur à un moindre degré que la puissance active du soleil, grâce à laquelle 39 40 41 42 43 44

Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 3, a. 4, c. Ibidem, Ia, q. 44, a. 1, c. Idem. Ibidem, Ia, q. 44, a. 3, c. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 29. Idem.

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elles obtiennent une telle chaleur, de même les étants, en dépit de la ressemblance qu’ils possèdent avec Dieu en vertu de leur actualité, sont également dissemblables de leur cause première, puisqu’ils possèdent cette actualité à un moindre degré. « Secundum tamen hanc similitudinem convenientius dicitur Deo creatura similis quam e converso. Simile enim alicui dicitur quod eius possidet qualitatem vel formam. Quia igitur id quod in Deo perfecte est, in rebus aliis per quandam deficientem participationem invenitur, illud secundum quod similitudo attenditur, Dei quidem simpliciter est, non autem creaturae »45.

La thèse d’une composition d’esse et d’essence en tout être créé est un passage spéculatif obligé pour comprendre les doctrines thomasiennes de la causalité et de la participation. « Tout ce qui ne convient pas à un être en effet, en raison de ce qu’il est, lui convient de par une cause quelconque »46. Or nous avons vu qu’il ne convenait pas aux substances naturelles ou intellectuelles créées de posséder l’être en raison de leur essence propre. Si l’être se dit de tout ce qui est, comme l’affirme Thomas, aucun étant créé ne peut le posséder en vertu de soi-même, c’est-à-dire de son essence individuelle propre. Ainsi l’être doit-il leur être donné par une cause agente, qui n’est autre que Dieu lui-même, et qui seul est par soi47. Si la perfection d’un acte, en tant qu’il accomplit ainsi sa nature, est de produire un effet qui lui soit semblable, il est évident que Dieu, dont l’acte est le plus parfait, produira et communiquera également sa ressemblance à ses effets. Il sera cause de leur perfection ontologique48. En outre, « Quanto alicuius actionis principium est perfectius, tanto actionem suam potest in plura extendere et magis remota : ignis enim, si sit debilis, solum propinqua calefacit ; si autem sit fortis, etiam remota. Actus autem purus, qui Deus est, perfectior est quam actus potentiae permixtus, sicut in nobis est. Actus autem actionis principium est. Cum igitur per actum qui in nobis est possumus non solum in actiones in nobis manentes, sicut sunt intelligere et velle, sed etiam in actiones quae in exteriora tendunt, per quas aliqua facta producimus ; multo magis Deus potest, per hoc quod actu est, non solum intelligere et velle, sed etiam producere effectum. Et sic potest aliis esse causa essendi »49. 45 46 47 48 49

Idem. Ibidem, II, 15. Cfr Idem. Ibidem, II, 6. Idem.

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Dieu étant l’acte pur et la source de tout être, il étend sa ressemblance à l’ensemble de sa création, sans exception. Omne agens agit sibi simile, affirme Thomas. Il unit ainsi causalités efficiente et finale par la médiation de la causalité formelle ou de la notion de modèle et de ressemblance. Ce n’est pas seulement le principe qui régit toute causalité efficiente qui est exprimé ici, mais aussi le fondement du finalisme thomasien. Dieu, en tant qu’il est la perfection ontologique absolue et le bien suprême, est en même temps la fin dernière de tout être. Il ne peut vouloir autre chose que lui-même, car sinon sa volonté serait mue par une cause étrangère et supérieure. L’objet de sa volonté doit donc être sa propre essence50. Ainsi Dieu veut-il tous les autres étants en tant qu’ils présentent une certaine similitude avec lui et participent à l’être51. « Quanto aliquid est perfectioris virtutis, tanto sua causalitas ad plura se extendit et in magis remotum, ut supra dictum est. Causalitas autem finis in hoc consistit quod propter ipsum alia desiderantur. Quanto igitur finis est perfectior et magis volitus, tanto voluntas volentis finem ad plura extenditur ratione finis illius. Divina autem essentia est perfectissima in ratione bonitatis et finis. Igitur diffundet suam causalitatem maxime ad multa, ut propter ipsam multa sint volita; et praecipue a Deo, qui eam secundum totam suam virtutem perfecte vult »52.

L’Aquinate affirme encore : « Tout ce qui est différent de lui, Dieu ne le veut qu’en tant qu’il se veut lui-même »53. Ainsi communique-t-il sa ressemblance aux êtres qu’il crée. C’est une thèse qu’il faut comprendre par le prisme de l’identification posée par Thomas lui-même entre la causalité efficiente et la cause finale : « La fin est une cause dans la mesure où la fin meut la cause efficiente à l’acte ; donc, dans la mesure où la fin a le caractère d’un moteur, elle appartient en un certain sens au genre de la cause efficiente »54. Le docteur angélique ne se contente pas de répéter ainsi la posture aristotélicienne, prise à partir du monde mû, et d’affirmer que le premier moteur non mû meut l’univers parce qu’il est la fin désirée de toutes choses. Du point de vue de la cause première elle-même, l’on ne peut plus dire qu’elle est simplement indifférente à ce qu’elle meut. Puisqu’en outre, aucune raison supérieure ne peut être assignée à son action, il faut désormais soutenir, semblablement aux néoplatoniciens 50

Ibidem, I, 74. Cfr Ibidem, I, 75. 52 Idem. 53 Ibidem, I, 76. 54 THOMAS D’AQUIN, Super Librum de causis expositio, prop. 1, p. 9 : « […] finis in tantum est causa in quantum movet efficientem ad agendum, et sic, prout habet rationem moventis, pertinet quodammodo ad causae efficientis genus ». 51

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chrétiens, que Dieu personnifie le Bien, agit lui-même en bien et communique ainsi son essence au travers de son opération. Dieu est le « premier principe exemplaire, effectif et final »55 pour toutes choses. Tel Denys, écrit Thomas, il faut donc attribuer le Bien à Dieu également en tant que première cause efficiente, ce par quoi toutes choses subsistent56. Si certes, un étant est dit bon dans la mesure essentiellement où il est appétible, toute chose ne fait que tendre vers sa propre perfection. Toute perfection n’étant au sein de la chose que la similitude de sa cause agente, cette dernière a éminemment raison de bien. L’appétible en elle n’est en effet que la perfection que la chose mue tend à participer. Et puisque Dieu doit être considéré comme la cause efficiente première de toutes choses, conclut Thomas, le Bien lui appartient à titre premier. Aussi la perspective se voit-elle renversée au profit de l’initiative de la manifestation divine et voit-on chez Thomas la causalité efficiente donner la mesure ou la raison de la causalité finale : « […] bonum esse praecipue Deo convenit. Bonum enim aliquid est, secundum quod est appetibile. Unumquodque autem appetit suam perfectionem. Perfectio autem et forma effectus est quaedam similitudo agentis, cum omne agens agat sibi simile. Unde ipsum agens est appetibile, et habet rationem boni, hoc enim est quod de ipso appetitur, ut eius similitudo participetur. Cum ergo Deus sit prima causa effectiva omnium, manifestum est quod sibi competit ratio boni et appetibilis »57.

La bonté et le caractère de fin propre à Dieu semblent donc dériver ici de son caractère de cause efficiente, de laquelle toute perfection découle. L’activité de Dieu est orientée vers son être, auquel il offre aux créatures de pouvoir participer. C’est dès lors l’entière création qui se voit, en son essence même, c’est-à-dire en sa composition de matière et forme, ordonnée à l’être. II.3. IL

NE PEUT Y AVOIR DE MATIÈRE SANS FORME

La matière première ne peut « exister (existere) dans les choses de la nature, sans être mise en forme de quelque manière. Ce que l’on trouve en effet dans les choses de la nature, existe en acte, ce qu’aucune matière ne peut avoir excepté par la forme, qui est son acte ; c’est pourquoi on ne 55 56 57

THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 6, a. 4, c. Ibidem, Ia, q. 6, a. 1, c. Idem.

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peut la trouver sans forme dans les choses de la nature »58. Thomas affirme encore : « la matière première reçoit de la forme son être substantiel. Il fallait donc qu’elle soit créée sous une forme, sous peine de ne sinon pas être en acte »59. L’Aquinate soutient, plus témérairement peutêtre, l’impossibilité pour Dieu de créer une matière sans forme. Cette thèse, sous la forme simplifiée de l’impossibilité d’une existence de la matière sans forme, sera condamnée par E. Tempier dans une procédure visant Gilles de Rome60. Peut-être un procès similaire était-il en préparation au sujet de Thomas. L’anti-thomisme franciscain (Guillaume de la Mare, J. Peckham) prendra fréquemment appui sur une thèse condamnée en 1277, touchant à la possibilité pour Dieu d’actualiser les effets d’une cause seconde sans en passer par celle-ci, pour s’en prendre à la position thomiste61. C’est là le problème eucharistique qui était en ligne de mire, car il semblait que si l’on refusait la possibilité pour Dieu d’actualiser une matière sans forme ou sans intermédiaire, encore moins lui accorderait-on de faire subsister un accident sans sa substance. Le statut du corps du Christ au tombeau et du corps de l’homme mort en général était également impliqué. La thèse d’une impossibilité pour la matière d’être créée sans forme sera explicitement rejetée par nombre de scolastiques, au nombre desquels il faut encore compter Henri de Gand et Duns Scot. Thomas semblait pourtant avoir apporté une réponse parfaitement claire à ces craintes. Une fois de plus, il présupposait cependant le refus d’accoler toute notion d’acte au terme « matière ». Cette dernière, « secundum id quod est, est ens in potentia », alors que l’accident au contraire « est actus quidam »62. Et sous une autre perspective, il fallait en vérité se garder de comparer trop facilement les deux situations. Car la matière ne se rapporte pas à la forme comme l’accident vis-à-vis de son sujet. Le rôle de la cause seconde par la médiation de laquelle Dieu opère n’est pas identique. Si le sujet de l’accident n’est qu’une causa sustentante sans laquelle l’esse de l’accident peut surnaturellement être préservé, l’esse en acte de la THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 4, a. 1, c. THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 84, a. 3, ad 2. 60 Cfr WIELOCKX, R., « Commentaire », in GILLES DE ROME, Apologia, p. 168. 61 Voir la thèse 43 : « Quod primum principium non potest esse causa diversorum factorum hic inferius nisi mediantibus aliis causis, eo quod nullum transmutans diversimode transmutat, nisi transmutatum » (Cfr HISSETTE, R., Enquête sur les 219 articles condamnés à Paris le 7 mars 1277, pp. 120-121) et surtout la thèse 63 : « Quod Deus non potest in effectum causae secundaria sine ipsa causa secundaria » (Ibidem, pp. 128129). 62 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 66, a. 1, ad 3. 58 59

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matière dépend quant à lui de celui de la forme. Aussi la direction en quelque sorte du lien de causalité est-elle bien différente63. C’est en raison des exigences de l’être même, qui n’est rien d’autre, comme nous l’avons vu, que ressemblance de Dieu, que doit être pensée la création d’une substance. L’être est « la raison propre sous laquelle la création atteint son objet »64. « Etre créé, c’est en quelque manière devenir » écrit encore Thomas. « Or, le devenir est ordonné à l’être. Donc, les êtres auxquels il convient proprement de devenir et d’être créés sont ceux auxquels il convient d’être »65. Cette dernière proposition de l’Aquinate ne manquera pas de troubler le lecteur attentif. Il nous faudra poser en effet deux questions fondamentales. Tout d’abord, que signifie une telle assignation de la création divine aux raisons de l’être ? Il s’agit de préciser plus avant ce qu’entend Thomas sous la notion d’esse, et d’envisager une nouvelle fois, mais sous un angle différent, comment il doit être distingué de l’essence. Dans la mesure en effet où l’essence des substances matérielles est précisément une composition de matière et de forme, elle constitue au premier chef, lorsqu’on affirme que Dieu ne peut créer une matière sans forme, ce qui semble « prédéterminer » l’agir divin. Deuxièmement, l’assimilation de la création à un certain « devenir » n’a-t-elle point été explicitement écartée par l’Aquinate en d’autres lieux ? Les grands textes de Thomas n’affirment-ils pas tous que la création ne peut être considérée comme un changement ou un mouvement, notions que l’on peut ici aisément étendre à celle de devenir ? Tout devenir, tout mouvement, est un passage de la puissance à l’acte. Or il semble que rien ne puisse être présupposé à la création, pas même une simple puissance66. Mais ne serait-il point possible d’assimiler par hypothèse ce que Thomas caractérise comme ce à quoi l’être est censé « convenir », à quelque potentialité, destinée par Dieu à recevoir l’être ? Cette puissance, en tant qu’elle est d’autre part le modèle présent dans l’esprit divin, est seule ce qui peut être et subordonne donc ce dernier à ses conditions. N’est-ce pas cela qu’il faut considérer comme la puissance active en Dieu ? Nous le voyons, les questions posées se rejoignent en leur fondement. Qu’entendre par cet ordre des 63 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quodlibet III, q. 1, a. 1, ad 1 : « [...] accidens secundum suum esse dependet a subiecto sicut a causa sustentante ipsum, et quia Deus potest producere omnes effectus secundarum causarum absque ipsis causis secundis, potest conseruare in esse accidens sine subiecto ; set materia secundum suum esse actuale dependet a forma in quantum forma est ipse actus eius ; unde non est simile ». Cfr DONATI, S., « ‘Utrum accidens’... », pp. 604-606. 64 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 45, a. 5, c. 65 Idem. 66 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 17.

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essences censé précéder en quelque sorte l’acte créateur lui-même, et restreint-il la liberté divine de quelque manière ? « Virtus autem divina est per se causa essendi, écrit l’Aquinate, et esse est eius proprius effectus […]. Ergo ad omnia illa se extendit quae rationi entis non repugnant : si enim in quendam tantum effectum virtus eius posset, non esset per se causa entis inquantum huiusmodi, sed huius entis. Rationi autem entis repugnat oppositum entis, quod est non ens. Omnia igitur Deus potest quae in se rationem non entis non includunt. Haec autem sunt quae contradictionem implicant. Relinquitur igitur quod quicquid contradictionem non implicat, Deus potest »67.

Ce qui ne répugne pas à la notion d’être n’est-il pas une puissance ou une potentialité capable d’accueillir l’actualité de l’être ? Ne soumet-on pas ici l’être aux capacités de l’essence et n’exige-t-on pas de celle-ci, comme le faisait déjà Avicenne, qu’elle soit possible par soi avant de recevoir en quelque façon l’être68 ? Selon le philosophe arabe en effet, l’essence est déjà constituée comme possible avant que ne lui soit ajoutée l’existence, qui ne joue dès lors plus que le rôle d’un accident. L’on ne peut cependant pas parler de véritable antériorité de l’essence sur l’être dans la pensée d’Avicenne69. Les essences sont pour lui éternellement créées par Dieu, ou plutôt par l’être nécessaire (necesse esse). « De là résulte que les essences ayant toujours été réalisées ne sont jamais effectivement réelles hors de cet acte »70. Ainsi pouvons-nous affirmer, pour employer l’expression d’E. Gilson, que l’essence ou la « nature commune » avicénienne sont des expressions équivalentes d’« être causé »71. Dieu est source des possibles eux-mêmes et non seulement de leur existence. Le fondement de ceux-ci se trouve dans l’intellect divin, mais non comme s’ils s’imposaient à son choix. Dieu est en effet l’auteur de son propre entendement. Cependant, « si les essences ne sont pas indépendantes de l’intelligence divine, elles en procèdent d’une façon nécessaire. En un mot, Dieu pense tout ce qui possède la nature de l’être, et en quoi il n’y a nulle contradiction. Ainsi les essences procèdent de lui dans leur nature de possible, comme les choses en procèdent dans leur existence de fait »72. 67

Ibidem, II, 22. Cfr AVICENNE, Liber de philosophia prima sive scientia divina, tr. IV, cap. 2, pp. 209-210. 69 Cfr FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 140. 70 Idem. 71 Cfr GILSON, E., L’être et l’essence, p. 128. 72 FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 141. 68

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Dieu n’est libre, chez Avicenne, que dans la mesure où il laisse sa propre nature s’épancher hors de lui. Rien que de très semblable à ce que nous avons dit de la doctrine de l’esse thomasien jusqu’ici sans doute, excepté que procédant de la sorte, le dieu avicénien ne semble se poser aucune fin73. Si Thomas reprend à Avicenne la distinction « logique » établie entre une essence et son esse, dans la mesure où la définition de celle-là n’implique pas celui-ci, il s’en sépare radicalement quant à la conception qu’il se fait du rapport réel entre Dieu et la créature car, comme le remarquait Gilson, « bien que, dans les deux doctrines, l’existence s’ajoute à l’essence, elle ne s’y ajoute pas de la même façon »74. Si chez Thomas d’Aquin en effet, les essences émergent en leur acte de l’être librement créé de Dieu, « chez Avicenne, la nécessité intrinsèque du Premier, dont il ne faut pas oublier que le nom est Necesse esse, s’épanche pour ainsi dire hors de soi en se communiquant à tous les possibles dont son intellect est plein, et auxquels sa volonté, qui ne fait qu’un avec cet intellect même, ne peut que consentir. L’existence de l’essence finie n’est donc pas un acte que la création lui confère, mais, selon la formule d’Avicenne lui-même, un concomitant qui en découle, ou qui l’accompagne »75.

Il s’agira donc pour Thomas de réorienter fondamentalement la philosophie de la nécessité issue d’Aristote et prolongée par Avicenne, en la corrigeant par l’introduction d’une véritable doctrine de la libre volonté divine, dont toute métaphysique chrétienne tire ses principes. Or cela ne sera envisageable qu’au prix d’une reformulation radicale de la notion de « possibilité »76. Thomas soutient que rien ne saurait être impossible à Dieu, « Neque enim propter dissimilitudinem effectus aliquid ei impossibile esse potest : cum omne ens, inquantum habet esse, sit ei simile, ut supra ostensum est. Nec etiam propter effectus excellentiam : cum ostensum sit quod Deus est supra omnia entia in bonitate et perfectione. Nec iterum propter defectum materiae : cum ipse sit causa materiae, quae non possibilis est causari nisi per creationem. Ipse etiam in agendo non requirit materiam : cum, nullo praeexistente, rem in esse producat. Et sic propter materiae defectum eius actio impediri non potest ab effectus productione. Restat igitur quod divina virtus non determinetur ad aliquem effectum, sed simpliciter omnia potest : quod est eum esse omnipotentem »77.

73

Cfr Idem. GILSON, E., L’être et l’essence, p. 130. 75 Ibidem, pp. 130-131. 76 Au sujet de la conception thomasienne de la possibilité, on consultera avec profit : STOLARSKI, G., La possibilité et l’être. 77 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 22. 74

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Thomas est bien conscient de ne point effacer ainsi toute difficulté : « Dubium enim potest esse quid comprehendatur sub ista distributione, cum dicitur omnia posse Deum. Sed si quis recte consideret, cum potentia dicatur ad possibilia, cum Deus omnia posse dicitur, nihil rectius intelligitur quam quod possit omnia possibilia, et ob hoc omnipotens dicatur »78.

Il ne peut s’agir ici d’une simple possibilité inhérente à l’essence comme telle, et que viendrait compléter du dehors l’existence, à la manière d’un accident. Il ne peut y avoir de puissance qui précède l’acte créateur qu’en un sens bien déterminé, celui de la toute-puissance divine ellemême. Thomas soutient en effet, en se réclamant du Stagirite, qu’il faut prendre le terme « possible » selon deux significations distinctes79. Il est soit considéré par rapport à un pouvoir particulier, mais la toute-puissance de Dieu ne peut être envisagée en ce sens, car il ne suffit pas de dire qu’il peut tout ce qui est possible à la nature créée, ou encore que Dieu peut ce qui est possible à sa propre puissance. La puissance divine, d’une part, ne se résout pas aux raisons du créé, et dire, d’autre part, que Dieu peut tout ce qu’il peut, ne nous avance en rien. Il faut donc soutenir, et c’est le deuxième sens du « possible », que Dieu est tout-puissant « quia potest omnia possibilia absolute, quod est alter modus dicendi possibile. Dicitur autem aliquid possibile vel impossibile absolute, ex habitudine terminorum, possibile quidem, quia praedicatum non repugnat subiecto, ut Socratem sedere ; impossibile vero absolute, quia praedicatum repugnat subiecto, ut hominem esse asinum »80.

On voit encore mal à quoi cette distinction des possibles nous conduit réellement, car si Thomas ne limite pas la puissance divine en elle-même, qui peut absolument tout, il continue à la rapporter à une notion de puissance dite « absolue », essentiellement définie par les rapports qu’entretiennent les termes de la prédication, et donc par l’objet même dont il est dit qu’il est « possible »81. Les développements ultérieurs préciseront d’une heureuse manière cette solution, en ouvrant la perspective du sujet même de l’action par le truchement du principe organisateur de l’entière doctrine thomasienne de la causalité, Omne agens agit sibi simile: « Est autem considerandum quod, cum unumquodque agens agat sibi simile, unicuique potentiae activae correspondet possibile ut obiectum proprium, secundum rationem illius actus in quo fundatur potentia activa, sicut potentia 78 79 80 81

THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 25, a. 3, c. Cfr Idem. Cfr Idem. Cfr encore Ibidem, Ia, q. 46, a. 1, ad 1.

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calefactiva refertur, ut ad proprium obiectum, ad esse calefactibile. Esse autem divinum, super quod ratio divinae potentiae fundatur, est esse infinitum, non limitatum ad aliquod genus entis, sed praehabens in se totius esse perfectionem. Unde quidquid potest habere rationem entis, continetur sub possibilibus absolutis, respectu quorum Deus dicitur omnipotens »82.

Ainsi Dieu ne peut-il créer que ce qui correspond à l’être absolument parlant. Mais Dieu est l’être subsistant par soi, le seul dont l’essence même soit d’être. Il est l’expression même de la perfection de l’être, ou l’être en son plus haut accomplissement. Ainsi l’être est-il l’essence et l’acte même de Dieu. Dieu crée l’être à sa ressemblance, en raison même de son essence. Il faut insister cependant sur le fait qu’il n’existe, en Dieu, aucune nécessité de créer en raison de son essence même. L’essence de Dieu est bien plutôt sagesse et libre volonté, qui oriente le monde vers le bien. C’est en raison d’une nécessité de supposition que dans la Somme contre les Gentils, Thomas explique la causalité exercée par Dieu sur les autres étants. Dieu ne veut pas les autres étants en raison d’une nécessité absolue. Si sa volonté peut bien être dite nécessaire, elle n’a cependant pas de lien nécessaire avec ses objets : « Quicquid Deus potuit, potest: virtus enim eius non minuitur, sicut nec eius essentia. Sed non potest nunc non velle quod ponitur voluisse: quia non potest mutari sua voluntas. Ergo nunquam potuit non velle quicquid voluit. 82 Ibidem, Ia, q. 25, a. 3, c. Cfr aussi Idem : « Nihil autem opponitur rationi entis, nisi non ens. Hoc igitur repugnat rationi possibilis absoluti, quod subditur divinae omnipotentiae, quod implicat in se esse et non esse simul. Hoc enim omnipotentiae non subditur, non propter defectum divinae potentiae ; sed quia non potest habere rationem factibilis neque possibilis. Quaecumque igitur contradictionem non implicant, sub illis possibilibus continentur, respectu quorum dicitur Deus omnipotens. Ea vero quae contradictionem implicant, sub divina omnipotentia non continentur, quia non possunt habere possibilium rationem. Unde convenientius dicitur quod non possunt fieri, quam quod Deus non potest ea facere » ; « […] unde quod aliquid simul sit et non sit, a Deo fieri non potest, nec aliquid contradictionem includens. Et de huiusmodi est materiam esse in actu sine forma. Omne enim quod est actu : uel est ipse actus, uel est potentia participans actum. Esse autem actum repugnat rationi materie, que secundum propriam rationem est ens in potentia. Relinquitur ergo quod non possit esse in actu nisi in quantum participat actum. Actus autem participatus a materia nihil est aliud quam forma ; unde idem est dictu, materiam esse in actu, et materiam habere formam. Dicere ergo quod materia sit in actu sine forma, est dicere contradictoria esse simul ; unde a Deo fieri non potest » (THOMAS D’AQUIN, Quodlibet III, q. 1, a. 1, c.) ; THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 1, a. 3, c. On peut se demander en outre si parler de la raison propre de la matière a un sens, puisqu’elle n’a de raison que par la forme. Selon D. P. Lang « ce résultat ne trahit aucune débilité ou défaut dans la puissance divine, n’amoindrit pas l’omnipotence divine. Car la déité peut faire toute chose et peut accomplir toute réalité (intelligible). Mais une idée complexe dont les notes constituantes sont incompatibles ne représente pas une chose du tout : c’est un méli-mélo privé de sens, un non-étant ou rien » (LANG, D. P., « The thomistic doctrine of prime matter », p. 375).

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Est ergo necessarium ex suppositione eum voluisse quicquid voluit, sicut et velle: neutrum autem necessarium absolute, sed possibile modo praedicto »83.

Dieu est absolument libre de créer, mais s’il le veut, alors il doit aussi vouloir les conditions nécessaires à l’existence de la chose qu’il souhaite créer. Plus, il doit vouloir les conditions qui font que la chose qu’il veut soit la chose qu’il veut selon son essence : « Quicumque vult aliquid, necessario vult ea quae necessario requiruntur ad illud, nisi sit ex parte eius defectus, vel propter ignorantiam, vel quia a recta electione eius quod est ad finem intentum abducatur per aliquam passionem. Quae de Deo dici non possunt. Si igitur Deus, volendo se, vult aliquid aliud a se, necessarium est eum velle omne illud quod ad volitum ab eo ex necessitate requiritur : sicut necessarium est Deum velle animam rationalem esse, supposito quod velit hominem esse »84.

Dieu ne peut vouloir ce qui est impossible en soi-même, ou ce qui ne peut être. Tout cela n’est en aucun cas à sa ressemblance. Et en effet, une telle nécessité ne lie pas Dieu à son objet, puisque l’essence même de l’objet n’est telle qu’en vertu de la substance même de Dieu. « Si donc Dieu veut nécessairement ce qui est requis à ce qu’il est supposé vouloir, il lui est impossible de vouloir ce qui est incompatible avec l’objet de ce vouloir »85. Dieu seul, en tant que modèle, c’est-à-dire cause exemplaire, est condition de la structure ontologique de ce qu’il crée. « Deus, volendo suum esse, quod est sua bonitas, vult omnia alia inquantum habent eius similitudinem. Secundum hoc autem quod aliquid repugnat rationi entis inquantum huiusmodi, non potest in eo salvari similitudo primi esse, scilicet divini, quod est fons essendi »86.

Plus que la raison de l’essence même, c’est celle de l’être de l’essence qui oriente l’acte libre de Dieu. Quoi de plus naturel en effet, puisque le terme de la création est bien son être même. Le premier agent, comme le soulignait Thomas, n’agit pas à proprement parler en vue d’acquérir une fin autre que lui-même, au sens où quelque manque affecterait encore sa substance, mais seulement pour communiquer sa perfection87. Aussi Dieu crée-t-il sans raison extérieure, mais en vue de la bonté qu’il est lui-même. Chaque créature n’obtient sa propre perfection que par ressemblance de THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 83. Idem. 85 Ibidem, I, 84. 86 Idem. 87 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 44, a. 4, c : « Sed primo agenti, qui est agens tantum, non convenit agere propter acquisitionem alicuius finis, sed intendit solum communicare suam perfectionem, quae est eius bonitas ». 83 84

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la perfection ou de la bonté divine. L’être de Dieu est la perfection de tout être ou l’accomplissement de la nature de toute substance. C’est pourquoi, écrivait encore Thomas, « ipse solus est maxime liberalis, quia non agit propter suam utilitatem, sed solum propter suam bonitatem »88. La libéralité de l’être ou de Dieu, sa profusion intrinsèque, ordonnée à son essence, semble bien constituer le présupposé fondamental de la doctrine thomasienne de la création89. Cette dernière ne résulte pas d’une nécessité de nature, comme la philosophie, jusqu’à Avicenne, tendait à le penser, mais d’un acte de la libre volonté divine, qui ordonne toute chose au Bien et dont, en dernière instance, on ne peut rendre compte. Toute nature ne tend à une fin qu’ordonnée par une volonté. La multiplicité et l’universalité des créatures dépendent ainsi de manière immédiate de la science et de la volonté divines90. Sans doute cette explication permet-elle de comprendre, en outre, la nature de la relation qui sous-tend la création91. On le sait, selon Thomas, ce que pose réellement la création dans l’être créé est de l’ordre de la relation. « […] creatio in creatura non sit nisi relatio quaedam ad creatorem, ut ad principium sui esse »92. « […] creatio active significata significat actionem divinam, quae est eius essentia cum relatione ad creaturam. Sed relatio in Deo ad creaturam non est realis, sed secundum rationem tantum. Relatio vero creaturae ad Deum est relatio realis […] »93. La création de Dieu n’est donc pas différente de son essence même, à laquelle s’ajoute la considération d’une relation, étant entendu que cette dernière n’ajoute rien de réel à Dieu – elle ne le parfait pas de quelque manière et n’introduit en lui aucune différence –, mais à la créature seulement. Cette identité de l’acte divin déflué dans la créature, l’Aquinate la médiatise par une relation de raison, qui sous la perspective de l’action divine, prend la forme d’une doctrine des idées. Cette dernière lui permettra d’écarter nettement diverses tendances : la désolidarisation de Dieu et de sa création, latente au sein des 88

Ibidem, Ia, q. 44, a. 4, ad 1. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 1, a. 1, ad 1, 9, 11. 90 Ibidem, q. 1, a. 1, ad 8 ; Ibidem, q. 3, a. 4, c. Cfr à ce propos GILSON, E., Le thomisme, pp. 145-151. 91 C’est ce que semble vouloir signifier L. Elders, bien que sa brève suggestion soit fort sommaire et nous soit demeurée en conséquence, avouons-le, relativement obscure : « Que Dieu n’ait pas une relation de causalité avec le monde ne signifie pas qu’il ne soit pas concerné par sa création, à la manière du premier moteur d’Aristote, ou encore dénué de connaissance et d’amour pour ses créatures, comme le soutient Plotin. Au contraire, cela signifie que ce qui dans les créatures est une relation prédicamentale de causalité, est en fait en Dieu l’être de Dieu même » (ELDERS, L. J., The philosophical theology of St. Thomas Aquinas, p. 294). 92 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 45, a. 3, c. 93 Ibidem, Ia, q. 45, a. 3, ad 1. 89

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démarches visant à circonscrire la philosophie en son genre propre ; le panthéisme, représenté de différentes manières par Avicébron, Amaury de Bène ou David de Dinant ; la doctrine émanatiste des Arabes, qui venant à admettre une activité créatrice des créatures, désolidarise l’activité causale de Dieu de l’universalité de l’être même. Si, dans les agents volontaires, ce qui a été conçu préalablement joue le rôle de forme directrice ou de principe de l’action, et que l’action une fois posée, l’effet s’ensuit selon la forme en question, cette forme peut bien, en Dieu, être la formalité la plus haute, à savoir celle de l’acte d’être même, qui s’identifie à son essence et offre à la fois sa « raison » propre et sa perfection à la relation de création. L’être, relation immédiate à Dieu et, selon le de causis, premier créé, devait manifester l’identité foncière au sein de la différence. Mais Thomas s’est confronté de manière plus complexe à la question des rapports entre l’unicité et la multiplicité formelle au sein de l’esprit divin, c’est-à-dire entre la plus haute perfection de l’être divin et la pluralité des idées correspondant aux créatures en son esprit. Il dédoublera ainsi la science divine entre science par essence et connaissance par les idées, et cherchera à éviter les pièges d’un émanatisme néo-platonicien qui ferait de l’être une Idée objective hypostasiée entre Dieu et la création. Si les idées acquièrent une place essentielle dans la doctrine thomasienne de la création, ce ne peut jamais être à la manière d’un ordre de raisons représentées objectivement à l’esprit divin, comme il le sera chez Scot, Suarez, puis Descartes, mais toujours dans leur enracinement dans l’acte d’intelligence divin émané ou exprimé dans l’être. Plusieurs interprètes s’accordent à voir en Denys l’influence majeure qui poussa, contre le médiatisme non seulement arabe, mais plus foncièrement néo-platonicien, encore exhibé par le Liber de Causis, à enraciner et unifier l’ensemble des perfections finies au sein de l’unique essence divine94. Ici sans doute, plus encore que pour l’intellection humaine, la primauté du simple « principe d’être », mis en avant par E. Gilson, prend tout son sens. Comme l’a bien noté G. Prouvost, lorsque Gilson, dans l’Etre et l’essence95, reproche au Père Garrigou-lagrange de ramener le principe de raison d’être ou de raison suffisante au principe d’identité et d’ainsi le rendre analytique, il y discerne l’influence de l’ontologie wolfienne. Il a en vue un véritable renversement de la doctrine des premiers principes telle qu’elle était traditionnellement comprise au sein du thomisme. Selon Gilson, Thomas n’a nulle part employé ou déterminé les principes d’identité, de 94 Cfr à ce propos VERNIER, J.-M., Théologie et métaphysique de la création chez saint Thomas d’Aquin, p. 113, 116, 118, 134-135, 137. 95 Cfr GILSON, E., L’Etre et l’essence, p. 179, note 1.

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contradiction, de raison suffisante ou encore de causalité. Or il faut découvrir les raisons pour lesquelles il n’a jamais ressenti la nécessité de les formuler, même s’ils semblent partout implicitement supposés. Si Thomas affirme bien que le principe selon lequel « quod non est simul affirmare et negare » est absolument premier et indémontrable, il n’emploie jamais les formulations de « principe de contradiction » ou de « principe d’identité » pour la bonne raison, selon Gilson, que la racine et l’acte premier de la connaissance n’est pas un jugement mais une appréhension simple de l’étant. Il faudrait donc parler, plutôt que de principe d’identité ou de contradiction, d’un « principe d’esse », car dans une telle formulation : « l’accent porte sur l’être même : c’est son impossibilité intrinsèque d’être non-être qui se trouve directement visée, et c’est probablement pour cela que Thomas n’a pas éprouvé le besoin de nommer ce principe du nom dont nous usons aujourd’hui [le principe de contradiction], qui déplace l’accent de la chose sur la connaissance, et traduit une exigence fondamentale de l’être en terme de non-contradiction dans le jugement »96.

Dès lors, le principe couramment usité dans la tradition thomiste de la participation, selon lequel « tout être doit avoir sa raison d’être ou bien en soi, s’il existe par soi, ou dans l’autre, s’il n’existe pas par soi », et qui n’est qu’une variation du principe de raison suffisante, n’est en vérité pas requis par la logique interne du thomisme, gouvernée par la plénitude positive de l’acte d’être. En d’autres termes, la primauté absolue de l’acte d’être dispense d’une distinction entre un « principe d’être » et un « principe de raison suffisante ». Certes, tout a un pourquoi et une raison qui le rend intelligible, mais le principe de l’intelligibilité ou de la vérité de la chose n’est pas distinct de son être. Les transcendantaux n’ajoutent rien à l’être et tout être, en tant qu’il est, est vrai, bon, etc. Disjoindre les raisons de l’être et du vrai, mène, ne fût-ce que formellement, à un essentialisme, qui sera prompt à réifier les distinctions au préalable considérées seulement dans la raison97. Vouloir réduire le principe de raison suffisante ou GILSON, E., « Les principes et les causes », pp. 63-64. Comme le voit bien Prouvost, « Gilson soupçonne en fait, dans l’élaboration d’un principe distinct de ‘raison suffisante’, une disjonction entre le vrai en tant que tel et l’être en tant que tel, qui infléchit vers un ‘essentialisme’ la métaphysique de l’esse caractérisé par la convertibilité ‘transcendantale’ […] » (PROUVOST, G., Thomas d’Aquin et les thomismes, pp. 114-115). E. Przywara avait établi un constat similaire, qui montrait en outre comment la mise en valeur de l’être ne pouvait s’accomoder de l’ontologisme : « Le propre de la logique pure (logizesthai) est de ne comprendre le principe de contradiction que comme une expression du principe d’identité (ce qui est [vaut], est [vaut]). Le souci légitime qui la conduit alors est celui d’une ‘première installation’ (das ‘erste Bodenfassen’). Mais ce souci de ‘prendre-pied’ est si intense qu’il conduit à en faire un absolu. – La formulation 96 97

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encore celui de causalité à celui d’identité ou de contradiction, et penser qu’il suffit de déduire logiquement ou analytiquement la causalité du premier jugement qui intervient dans le processus de connaissance, c’est se fourvoyer, car il n’est pas nécessairement vrai que tout être possède une cause. Le principe même de la réaction d’E. Gilson, encore affirmé à mots couverts, c’est qu’en agissant de la sorte, on assigne par l’intelligence une raison a priori à la manifestation réelle de l’acte d’être en sa logique propre98. De là, on en vient par ailleurs à assigner à raison la manifestation de Dieu lui-même. En un sens similaire, Sertillanges écrira à Maritain : « si de plano, à la base, antérieurement à la démonstration de Dieu, vous prétendez voir dans l’être objet de la métaphysique générale un analogue enveloppant Dieu et la créature, vous créez un ordre ontologique ou logique antérieur à Dieu, permettant à Dieu ou forçant Dieu d’exister, et cela est une erreur énorme »99. ontique du principe d’identité, ‘ce qui est, est’, se présente alors comme immédiatement voisine du ‘Je suis Qui Je suis’ reçu comme le Nom de Dieu. Pour le dire avec Augustin : le est qui appartient à Dieu seul devient, quant à la créature, un est non est. Il en procède nécessairement l’apriorisme d’être du rationalisme allemand et de l’ontologisme, qui déduisent de l’‘être pur’, saisi intuitivement (dans le principe d’identité ontique), une structure d’être et un mode d’être. De même, la compréhension noétique du principe d’identité ‘ce qui vaut, vaut’, pose alors une relation immédiate à la Vérité (Bonté, Beauté) invariable et éternelle. Pour le dire encore avec Augustin : la lampe (lucerna) qui reçoit la lumière est prise pour l’immédiate automanifestation de la lumière. C’est la théorie de la vérité qui se trouve en corrélation interne à l’apriorisme d’être : l’‘être pur’ est reconnu dans la ‘vérité pure’. […] S’y rattachent, sous une forme atténuée, les courants néo-scolastiques qui, inconscients de leur relation au rationalisme allemand, tentent de déduire immédiatement les ‘principes’ du principe de contradiction. En cela, ils sont en opposition à saint Thomas. Car même si ce dernier exige une reductio in principia et considère celle-ci comme le primum a quo et comme l’ultimum in quod, et s’il désigne le principe de contradiction comme le plus élevé des principes, ceux-ci ne représentent à ses yeux qu’une participation inférieure à la Vérité éternelle : comme necessitas naturalis de l’intellectus et comme instrumenta intellectus agentis, ils déploient toute leur activité dans le domaine des sens, de sorte que vaut proprement pour eux une resolutio in sensibile, alors même qu’ils sont à considérer comme in se nota et comme cognita in ratione entis. […] Dans le langage de saint Thomas, il faut dire que cette théorie scolastique des principes, comme dernier reste des ‘idées innées’, est le transfert indu sur l’homme du mode de connaissance de l’esprit pur (car Dieu seul connaît les choses par leurs ‘idées’ et à partir de celles-ci, et seuls les esprits purs créés y participent » (PRZYWARA, E., Analogia entis, pp. 95-96). 98 « Nous n’assignons pas une cause à un être parce qu’il serait contradictoire que l’être en général n’eût pas de cause, mais parce que, tel être étant ce qu’il est, on ne saurait en rendre raison sans lui assigner une ou plusieurs causes […]. Généralement parlant, il semblera d’autant plus utile de faire de la causalité un principe qu’une métaphysique mettra l’accent sur la nécessité formelle des preuves dialectiques, plutôt que sur la nécessité réelle qu’impose à l’intellect la nature même de l’actuellement existant » (GILSON, E., « Les principes et les causes », pp. 81-82). 99 SERTILLANGES, A.-D., « Lettre à Jacques Maritain du 22 juin 1930 », éditée in PROUVOST, G., Thomas d’Aquin et les thomismes, p. 187.

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Les remarques de Gilson et de Sertillanges sont fondamentalement justes, mais on comprendra comment elles les mèneront également à fortement relativiser la doctrine thomiste des Idées divines, au lieu de chercher à intégrer et articuler ces dernières en leurs spécificités au sein du principe d’être même. II.4. LES IDÉES. LA

MÉDIATION DE L’UN ET DU MULTIPLE

« Ipse Deus est primum exemplar omnium »100. C’est Dieu qui est la première cause exemplaire de toutes choses. L’essence divine elle-même est, selon Thomas, la similitude par laquelle Dieu connaît toutes les créatures. Ces dernières ont, écrit l’Aquinate, un être plus vrai en lui qu’en ellesmêmes101. C’est donc en fonction de son être unique et simple que Dieu précontient (praeaccipit), en lui, toutes les perfections, les raisons et les principes de tous ses effets, selon le mode de sa propre unité102. Il connaît la multiplicité des créatures par la médiation de sa propre essence, en tant que cette dernière est cependant imitable de diverses manières103. Ce qu’il possède en vertu de son essence selon l’unité, il le réfléchit en un rapport multiple d’exemplarité. Ces divers rapports d’imitation forment les idées exemplaires à partir desquelles il crée les choses du monde.

II.4.1. Les idées divines Comme le disait Augustin : « Sunt namque ideae principales formae quaedam, vel rationes rerum stabiles atque incommutabiles, quae ipsae formatae non sunt, ac per hoc aeternae ac semper eodem modo esse habentes, quae in divina intelligentia continentur »104.

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 44, a. 3, c. Cfr par exemple THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 36, q. 1, a. 3, ad 2 : « dicitur quod creatura verius esse habet in deo quam in seipsa, […] : quia omnis comparatio est respectu communis; et pro tanto dicitur quod in deo habet verius esse, quia omne quod est in aliquo, est in eo per modum ejus in quo est, et non per modum sui ; unde in deo est per esse increatum, in se autem est per esse creatum, in quo minus est de veritate essendi quam in esse increato ». 102 Cfr THOMAS D’AQUIN, Super de divinis nominibus, cap. 5, l. 2, nn. 661-662 ; Ibidem, cap. 7, l. 5, n. 735 ; IDEM, In I Sent., d. 35, q. 1, a. 1, ad 2. 103 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 2, a. 3, ad 3. 104 AUGUSTIN D’HIPPONE, De diversis quaestionibus LXXXIII, q. 46, p. 124. 100 101

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Les idées divines ne sont pas des créatures de Dieu en effet, et ne subsistent donc pas en dehors de Lui. « L’idée en Dieu n’est rien d’autre que son essence »105. Il est évident que si les idées étaient des créatures de Dieu, Il aurait dû les concevoir avant de les créer. Mais alors d’autres idées, les « idées des idées », devraient être présupposées aux premières, et ainsi à l’infini106. En outre, « si les idées, sans être créées, existaient indépendamment de Dieu, alors Dieu ne serait pas le principe de toute réalité ; donc Dieu ne serait pas Dieu, ce qui est absurde […] »107. Ce n’est bien évidemment pas l’essence divine prise absolument que l’on nomme « idée », mais l’essence divine sous la raison de son imitabilité, c’est-à-dire dans la mesure où elle s’intellige comme imitable et participable108. L’essence de Dieu, dit encore Thomas, « a raison d’idée selon qu’on la rapporte aux autres choses, non qu’on la rapporte à Dieu lui-même »109. « C’est la mise en relation de l’essence avec une possible participation qui la constitue comme idée »110, commente F. Guillaud. Il faut donc souligner, d’une part que les idées n’acquièrent leur sens que dans une discussion concernant les relations de Dieu avec son altérité, et qu’il s’agit d’autre part d’une pluralité de raisons, réductibles en dernière instance à la pure possibilité de simples voluntates (en un sens de libéralité fondamentale qui englobe volontés et non-volontés) et non de choses. Thomas écrit : « Licet enim omnes res, in quantum sunt, diuinam essentiam imitentur, non tamen uno et eodem modo omnia imitantur ipsam, set diuersimode et secundum diuersos gradus. Sic ergo diuina essentia, secundum quod est imitabilis hoc modo ab hac creatura, est propria ratio et idea huiusmodi creature ; et similiter de aliis : unde secundum hoc sunt plures idee, secundum quod intelligitur diuina essentia secundum diuersos respectus quos res habent ad ipsam, eam diuersimode imitantes. Huiusmodi autem respectus non solum intelliguntur ab intellectu creato, set etiam ab intellectu increato ipsius Dei. Scit enim Deus, et ab eterno sciuit, quod diverse creature diuersimode essent eius essentiam imitature, et secundum hoc ab eterno fuerunt in mente diuina plures idee sicut rationes proprie rerum intellecte in Deo. Hoc enim significat nomen idee, ut sit scilicet quedam forma intellecta ab THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 15, a. 1, ad 3. Cfr notamment THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 51. 107 GUILLAUD, F., « Les idées de Dieu selon saint Thomas d’Aquin », p. 393. 108 THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 36, q. 2, a. 2, c : « […] et ex hoc sunt plures rationes ideales, secundum quod Deus intelligit essentiam suam ut imitabilem per hunc vel per illum modum. Ipsae enim rationes imitationis intellectae, seu modi, sunt ideae ; idea enim […] nominat formam ut intellectam, et non prout est in natura intelligentis ». 109 THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 15, a. 1, ad 2. 110 GUILLAUD, F., « Les idées de Dieu selon saint Thomas d’Aquin », p. 393. 105 106

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agente, ad cuius similitudinem exterius opus producere intendit ; sicut edificator in mente sua preconcipit formam domus, que est quasi idea domus in materia fiende »111.

Les Idées dépendent d’un rapport de possible création ou d’opération. En de veritate, q. 3, a. 1, Thomas définit les Idées, à la suite de Denys, comme « les notions substantielles et préexistant dans l’unité que la théologie nomme prédéfinitions, volontés divines et bonnes prédéterminant et réalisant les êtres, selon lesquelles l’essence au-delà de toute substance ‘prédéfinit’ et produisit tous les êtres »112. Saisissant sa propre puissance, Dieu connaît virtuellement tout ce qui est en lui-même. Aussi le de veritate précise-t-il encore que les idées des créatures présentes à l’esprit divin ne se réduisent pas aux purs et simples exemplaires de ce qui est. Dieu possède également les idées de ce qu’il ne voulut jamais produire113. Les Idées en Dieu ne diffèrent pas de son essence, qui est encore le principe unique de son action ; elles ne représentent que la diversité de perspectives objectives sous lesquelles Dieu conçoit sa propre essence, identifiée à son être, en fonction de l’intention créatrice114. La notion d’idée est essentiellement ramenée à une intelligence productrice ou pratique, THOMAS D’AQUIN, Quodlibet IV, q. 1, c. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 3, a. 1, c. : « exemplaria dicimus in Deo existentium rationes substantificas, et singulariter praeexistentes: quas theologia praedefinitiones vocat, et divinas et bonas voluntates existentium praedeterminativas et effectivas : secundum quas supersubstantialis essentia omnia praedefinivit et produxit ». Un texte du commentaire aux noms divins (THOMAS D’AQUIN, Super de divinis nominibus, cap. 5, l. 3, n. 666) est plus prolixe : « exemplaria dicimus esse non res aliquas extra Deum, sed in ipso intellectu divino quasdam existentium rationes intellectas, quae sunt substantiarum factivae, et praeexistunt in Deo singulariter, idest unite et non secundum aliquam diversitatem ; et huiusmodi rationes sacra Scriptura vocat praediffinitiones sive praedestinationes, secundum illud Rom. 8 : ‘Quos praedestinavit hos et vocavit’ et vocat etiam eas, divinas et bonas voluntates, secundum illud Psalm. 110 : ‘Magna opera domini, exquisita in omnes voluntates Eius’. Quae quidem praediffinitiones et voluntates sunt distinctivae entium et effectivae ipsorum, quia et secundum huiusmodi rationes, supersubstantialis Dei essentia praedeterminavit et omnia produxit ». 113 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 3, a. 6, ad 3 ; Summa Theologiae, Ia, q. 15, a. 3, ad 2. Comme en rend compte G. Doolan en s’inspirant des analyses de L. Dewan, Thomas interprète, dans le de Veritate, les voluntates de Denys à la manière d’exemplaires purement possibles, c’est-à-dire qui ne nécessitent pas une volonté productrice prédéterminante, mais qui est simplement capable d’être telle (Cfr DOOLAN, G. T., Aquinas on the divine Ideas as exemplar causes, p. 145 ; DEWAN, L., « St. Thomas, James Ross, and Exemplarism : a reply », pp. 233-234). 114 Thomas affirmait par exemple dès le premier livre de son commentaire des Sentences : « […] quod operatio Dei est sua essentia. Unde sicut essentia est una, ita operatio est una in re, sed plurificatur per diversas rationes : sicut etiam est ex parte essentiae, quae licet sit una, considerantur tamen in ea plures rationes attributorum » (THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 2, q. 1, a. 2, ad 2). 111

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dans la mesure où cette dernière agit en vue d’une fin. A cet égard, l’idée doit être caractérisée à la manière d’une forme telle que présentée dans l’intentio115. Il faut encore noter que si ces idées créatrices sont en quelque sorte les modalités participatives selon lesquelles Dieu ne fait que considérer son être propre116, elles ne peuvent être réduites à quelque ordre parfaitement stable d’essences, comme objectivement imprimé dans l’esprit divin et qui s’imposerait à lui. Elles dépendent plutôt de son bon vouloir et de l’unique espèce selon laquelle il les considère, à savoir son unique essence. Elles sont donc entièrement relatives à l’acte divin d’intellection. Elles possèdent d’ailleurs un caractère en quelque sorte second dans l’ordre de la science divine, qui semble n’y recourir que sous une perspective de causalité, qu’elle soit ou non portée à l’acte. La science divine conçoit les choses avant tout en leur être même tel qu’il est en Dieu ou dans l’essence divine. « […] quicumque effectus praeexistunt in Deo sicut in causa prima, necesse est quod sint in ipso eius intelligere ; et quod omnia in eo sint secundum modum intelligibilem, nam omne quod est in altero, est in eo secundum modum eius in quo est. Ad sciendum autem qualiter alia a se cognoscat, considerandum est quod dupliciter aliquid cognoscitur, uno modo, in seipso ; alio modo, in altero. In seipso quidem cognoscitur aliquid, quando cognoscitur per speciem propriam adaequatam ipsi cognoscibili, sicut cum oculus videt hominem per speciem hominis. In alio autem videtur id quod videtur per speciem continentis, sicut cum pars videtur in toto per speciem totius, vel cum homo videtur in speculo per speciem speculi, vel quocumque alio modo contingat aliquid in alio videri. Sic igitur dicendum est quod Deus seipsum videt in seipso, quia seipsum videt per essentiam suam. Alia autem a se videt non in ipsis, sed in seipso, inquantum essentia sua continet similitudinem aliorum ab ipso »117.

Aussi Thomas peut-il affirmer que l’essence divine est la propre perfection de son intellect118, ou que, puisque la vision intellectuelle n’est pas spécifiée par ce qui est vu dans un autre, mais par le connu principal dans lequel les autres choses sont connues, l’intellection divine n’est pas spécifiée par autre chose que par sa propre essence. La forme intelligible du connu principal en laquelle toutes les autres formes sont connues n’est 115 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 3, a. 1, c. : « Haec ergo videtur esse ratio ideae, quod idea sit forma quam aliquid imitatur ex intentione agentis, qui praedeterminat sibi finem ». Cfr sur ceci DOOLAN, G. T., Aquinas on the divine Ideas as exemplar causes, pp. 25-33. 116 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 44, a. 3, c. 117 Ibidem, Ia, q. 14, a. 5, c. 118 Ibidem, Ia, q. 14, a. 5, ad 2.

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autre, en effet, que celle de l’essence divine elle-même119. Dieu connaît toutes choses en quelque sorte d’abord par sa propre essence, ou telles qu’elles sont en lui-même. C’est seulement cependant dans la mesure où se joint, à son intelligence, une volonté, qu’il connaît les choses en tant qu’il en est la cause première : « Sed considerandum est quod forma naturalis, inquantum est forma manens in eo cui dat esse, non nominat principium actionis ; sed secundum quod habet inclinationem ad effectum. Et similiter forma intelligibilis non nominat principium actionis secundum quod est tantum in intelligente, nisi adiungatur ei inclinatio ad effectum, quae est per voluntatem. Cum enim forma intelligibilis ad opposita se habeat (cum sit eadem scientia oppositorum), non produceret determinatum effectum, nisi determinaretur ad unum per appetitum, ut dicitur in IX Metaphys. Manifestum est autem quod Deus per intellectum suum causat res, cum suum esse sit suum intelligere. Unde necesse est quod sua scientia sit causa rerum, secundum quod habet voluntatem coniunctam »120.

Les idées exemplaires sont en Dieu à la manière de principes d’opération : « Quoique Dieu connaisse par sa propre essence et lui-même et toutes choses, son essence est un principe d’opération à l’égard de toutes les choses, non à l’égard de lui-même. Et c’est pourquoi elle a valeur d’idée selon qu’elle se rapporte aux autres créatures, non en tant qu’elle se rapporte à lui-même »121. Il ne faudrait pas identifier les Idées présentes au sein de l’intellect divin aux espèces ou similitudes par lesquelles les choses sont connues. L’essence divine elle-même joue seule ce rôle122. Les idées sont bien les formes objectives de ce qui est connu et voulu123. Par le fait même, elles sont immédiatement produites en leur être propre. Cajétan insista 119

Ibidem, Ia, q. 14, a. 5, ad 3. Ibidem, Ia, q. 14, a. 8, c. 121 Ibidem, Ia, q. 15, a. 1, ad 2. 122 Cfr à ce propos par exemple ELDERS, L. J., The philosophical Theology of St. Thomas Aquinas, pp. 244-245. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 15, a. 2, ad 1 : « Ad primum ergo dicendum quod idea non nominat divinam essentiam inquantum est essentia, sed inquantum est similitudo vel ratio huius vel illius rei. Unde secundum quod sunt plures rationes intellectae ex una essentia, secundum hoc dicuntur plures ideae ». 123 Cfr ELDERS, L. J., The philosophical Theology of St. Thomas Aquinas, p. 244. Cfr CAJÉTAN, Th. De Vio, In Iam, q. 15, a. 1, V. Il est possible de constater une évolution sur ce point au sein des textes de Thomas. Selon G. T. Doolan : « Comme nous l’avons vu, dans son commentaire des Sentences, Thomas présente les idées comme étant le medium par lequel Dieu connaît les créatures. Dans le De veritate toutefois, il met clairement en évidence qu’une idée n’est pas ‘ce par quoi’ (a quo) une chose est comprise, mais plutôt ‘ce qui’ (quod) est compris. Cette distinction provient du fait que Thomas traite maintenant l’idée comme terme de connaissance » (DOOLAN, G. T., Aquinas on the divine Ideas as exemplar causes, p. 93). 120

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particulièrement sur cet aspect afin de s’opposer aux scotistes124. Les Idées ne peuvent ni se réduire à des doubles spécifiques ou représentatifs des choses, ce qui impliquerait que Dieu n’aurait point accès à la chose même, ni se voir imprimées à la manière d’espèces en un intellect divin dès lors considéré comme passif et déterminé à l’intellection de ces choses. L’unité de l’essence divine est la seule véritable species de la connaissance des idées. Dieu conçoit par une unique forme intelligible, qui n’est autre que sa propre essence125. Tous les êtres ne sont donc pensés que relativement à Son être même et dépendent intégralement de lui. D’autre part, la multiplicité des idées doit offrir la médiation qui rend possible une pensée de la diversité des choses en elles-mêmes, sans pourtant contrevenir à la simplicité divine : « Hoc autem quomodo divinae simplicitati non repugnet, facile est videre, si quis consideret ideam operati esse in mente operantis sicut quod intelligitur ; non autem sicut species qua intelligitur, quae est forma faciens intellectum in actu. Forma enim domus in mente aedificatoris est aliquid ab eo intellectum, ad cuius similitudinem domum in materia format. Non est autem contra simplicitatem divini intellectus, quod multa intelligat, sed contra simplicitatem eius esset, si per plures species eius intellectus formaretur. Unde plures ideae sunt in mente divina ut intellectae ab ipso. […] Unaquaeque autem creatura habet propriam speciem, secundum quod aliquo modo participat divinae essentiae similitudinem. Sic igitur inquantum Deus cognoscit suam essentiam ut sic imitabilem a tali creatura, cognoscit eam ut propriam rationem et ideam huius creaturae. Et similiter de aliis »126.

Si Dieu connaît tous les êtres dans leur singularité, c’est en raison de son activité créatrice. « […] illud quod est causa entis in quantum est ens, écrit Thomas, esse causam omnium differentiarum entis, et per consequens totius multitudinis entium »127. Cause de l’être en sa totalité, son intellection atteint jusqu’à la matière première : « […] cum Deus sit causa rerum per suam scientiam, ut dictum est, intantum se extendit scientia Dei, inquantum se extendit eius causalitas. Unde, cum virtus activa Dei se extendat non solum ad formas, a quibus accipitur ratio universalis, sed etiam usque ad materiam, ut infra ostendetur ; necesse est quod scientia Dei usque ad singularia se extendat, quae per materiam individuantur. Cum enim sciat alia a se per essentiam suam, inquantum est similitudo rerum velut principium activum earum, necesse est quod essentia sua sit principium sufficiens cognoscendi omnia quae per ipsum fiunt, non solum in universali, sed etiam in singulari »128. 124 125 126 127 128

CAJÉTAN, Th. De Vio, In Iam, q. 15, a. 1, VI-VIII. THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 15, c. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 15, a. 2, c. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 16, ad 4. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 14, a. 11, c.

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Cela se prouve encore de la participation à l’être des degrés inférieurs du réel, à savoir la simple potentialité et la matière : « Bien que la matière s’éloigne de la ressemblance avec Dieu en raison de sa potentialité, elle retient, en tant même qu’elle a l’être de cette manière, une certaine ressemblance avec l’être divin »129. « Dieu étant l’être même, dans la mesure où une chose est, elle participe à sa ressemblance, de même qu’une chose chaude, dans la mesure où elle est chaude, participe de la chaleur. Et ainsi les choses qui sont en puissance, bien qu’elles ne soient pas en acte, sont connues de Dieu »130. Dieu connaît donc toutes choses, qu’elles soient en acte ou seulement en puissance, qu’elles demeurent purement virtuelles ou des futurs contingents, « d’abord » – en dépit de la vacuité de toute terminologie chronologique en ce cas – sous la raison de leur être. Il les connaît toutes, en une présence immédiate, dans l’éternité de sa propre essence131. Thomas affirme qu’en fonction de la diversité requise pour assurer le meilleur ordre de l’univers, les idées des choses en Dieu sont multiples et correspondent à toutes choses singulières. Si l’on admet en effet que Dieu ne peut vouloir que le meilleur pour les êtres qu’il produit, il doit les créer sous la raison d’un ordre universel touchant à la perfection. Et si son intention est ainsi orientée vers l’ordre de l’univers, il doit, pour le réaliser, en connaître tous les éléments, et ne pas laisser leur ordonnancement au gré des volontés intelligentes. « Illud autem quod est optimum in rebus existens, est bonum ordinis universi, ut patet per philosophum in XII Metaphys. Ordo igitur universi est proprie a Deo intentus, et non per accidens proveniens secundum successionem agentium, prout quidam dixerunt quod Deus creavit primum creatum tantum, quod creatum creavit secundum creatum, et sic inde quousque producta est tanta rerum multitudo, secundum quam opinionem, Deus non haberet nisi ideam primi creati. Sed si ipse ordo universi est per se creatus ab eo, et intentus ab ipso, necesse est quod habeat ideam ordinis universi. Ratio autem alicuius totius haberi non potest, nisi habeantur propriae rationes eorum ex quibus totum constituitur, sicut aedificator speciem domus concipere non posset, nisi apud ipsum esset propria ratio cuiuslibet partium eius. Sic igitur oportet quod in mente divina sint propriae rationes omnium rerum. Unde dicit Augustinus, in libro octoginta trium quaest., quod singula propriis rationibus a Deo creata sunt. Unde sequitur quod in mente divina sint plures ideae »132.

129 130 131 132

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

Ia, Ia, Ia, Ia,

q. q. q. q.

14, 14, 14, 15,

a. a. a. a.

11, ad 3. 9, ad 2. 9 ; Ibidem, Ia, q. 14, a. 13. 2, c.

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Ce n’est pas au prisme seulement de leur être commun, qu’il connaît toutes choses, mais bien jusqu’en leur singularité propre133. Parce que Dieu produit tous les êtres, et ce jusqu’en leur principe d’individuation, qui n’est autre que la matière pour tout être corporel, il les connaît aussi en leur singularité. Une connaissance qui se limite à connaître la chose par ses causes universelles, ne mène jamais selon Thomas à la connaissance de sa singularité. Une conjonction de causes universelles ou des concepts qui y sont liés ne fait pas parvenir à l’individu, mais peut être reproduite indéfiniment134. L’Aquinate s’oppose ainsi aux processions émanatives des néoplatoniciens. Comme il l’indique particulièrement clairement dans sa Somme contre les Gentils, Dieu connaît les choses selon les rapports d’imitabilité qu’elles entretiennent avec son essence unique. Aussi les connaît-il selon leur raison propre en tant qu’elles participent ou non ce qui implique perfection dans l’être. « Forma autem omnis, tam propria quam communis, secundum id quod aliquid ponit, est perfectio quaedam : non autem imperfectionem includit nisi secundum quod deficit a vero esse. Intellectus igitur divinus id quod est proprium unicuique in essentia sua comprehendere potest, intelligendo in quo eius essentiam imitetur, et in quo ab eius perfectione deficit unumquodque : utpote, intelligendo essentiam suam ut imitabilem per modum vitae et non cognitionis, accipit propriam formam plantae ; si vero ut imitabilem per modum cognitionis et non intellectus, propriam formam animalis ; et sic de aliis. Sic igitur patet quod essentia divina, inquantum est absolute perfecta, potest accipi ut propria ratio singulorum. Unde per eam Deus propriam cognitionem de omnibus habere potest. Quia vero propria ratio unius distinguitur a propria ratione alterius ; distinctio autem est pluralitatis principium : oportet in intellectu divino distinctionem quandam et pluralitatem rationum intellectarum considerare, secundum quod id quod est in intellectu divino est propria ratio diversorum. Unde, cum hoc sit secundum quod Deus intelligit proprium respectum assimilationis quam habet unaquaeque creatura ad ipsum »135.

Ce n’est pas de la médiation d’une unique Idée exemplaire considérée en sa raison abstraite, et plus particulièrement celle d’être, que Dieu tire la diversité136. Il connaît toutes déterminations singulières en tant qu’elles imitent et participent en quelque manière son être propre. Dieu connaît immédiatement toutes choses jusqu’en leur être même et toutes les déterminations singulières qui participent de celui-ci. Ce sont ainsi toutes 133

Cfr Ibidem, Ia, q. 14, a. 6 ; Ibidem, Ia, q. 14, a. 11. Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 20, c. 135 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 54 136 Cfr à ce sujet ELDERS, L. J., The philosophical Theology of St. Thomas Aquinas, p. 244. 134

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choses, en leurs singularités mêmes, qui se voient ordonnées par Dieu au Bien universel. La perfection de tout étant en lui-même répond ainsi à l’accomplissement de l’être même de la création en son ensemble. Comment comprendre cependant qu’un certain nombre de théologiens ait reproché à Thomas de compromettre, par sa compréhension des idées divines, d’une part la simplicité de Dieu, d’autre part, la présence immédiate de Celui-ci aux singuliers et aux contingents ?

II.4.2. Quelques objections à la doctrine thomasienne des idées F.-X. Putallaz a consacré un excellent article aux critiques émises par P. J. Olivi. Selon ce dernier, une compréhension objective des idées implique une dépendance de l’intellection à leur égard. Puisque l’acte intellectuel dépend toujours chez Thomas de la présence des espèces à ce dernier, il faudrait, pense Olivi, si l’on veut s’interroger sur la présence d’idées au sein de l’intellect divin, soit admettre « en Dieu quelque chose de dépendant d’autre chose, de naturellement postérieur, et quelque chose de l’essence qui est produit par un autre »137, soit se refuser à admettre l’antériorité des idées vis-à-vis de l’intellect, et se passer en vérité ainsi purement et simplement de celles-ci138. Selon l’opinion thomiste, écrit Olivi : « l’intellection divine ne porte pas immédiatement sur les choses, ni sur ce qu’elles sont en elles-mêmes. Aussi les appréhende-t-elle en quelque sorte comme absentes et selon qu’elles lui sont représentées comme dans un exemplaire pris comme objet, plutôt que selon ce qu’elles sont en elles-mêmes »139. Bref, ce serait poser ainsi une analogie indue entre les 137 PIERRE JEAN OLIVI, Summa I, 6 (A 173rb, B 158 rb), cité in PUTALLAZ, F.-X., « Les idées divines dans la censure : le cas Olivi (1248-1298) », p. 417, note 25 : « Primo quidem quia erit dare in Deo aliquid dependens ab altero et naturaliter posterius illo et aliquod essentiale productum ab altero ». Nous reproduisons ici la traduction de F.-X. Putallaz (Ibidem, p. 417). 138 Cfr à ce propos PUTALLAZ, F.-X., « Les idées divines dans la censure : le cas Olivi (1248-1298) », p. 417. 139 PIERRE JEAN OLIVI, Summa I, 6 (A 173 va-B 158 ra), cité in PUTALLAZ, F.-X., « Les idées divines dans la censure : le cas Olivi (1248-1298) », p. 417, note 27. (Nous reproduisons la traduction de F.-X. Putallaz présentée sur la même page). Olivi conçoit essentiellement la species comme l’image ou l’intentio de la chose conservée dans la mémoire. Ce qui explique la dépendance et la postériorité de l’acte d’intellection qui selon lui en découlerait. Olivi précisera plus tard, en réponse aux censures qui lui seront infligées : « Modum autem illum, qui ponit quod divina essentia secundum quamdam rationem quasi memoralium specierum sit rerum exemplar et idea, potiusquam secundum rationem actualis intelligentiae, ibi nego et impugno » (PIERRE JEAN OLIVI, Responsio, p. 396).

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manières dont fonctionnent l’intellect humain et l’intellect divin. Encore faudrait-il bien entendu, d’une part, que Thomas ait compris les espèces à la manière d’écrans ou d’obstacles médiatisant notre accès aux choses, ce qui ne pourrait certainement s’admettre sans nuances ; et d’autre part qu’il ait résumé l’entière connaissance que Dieu possède des choses à celle qu’il en a par la médiation des Idées. Ces dernières, selon Olivi, prises ainsi à la manière d’espèces, interdisent un accès intellectuel tant au singulier qu’à l’existant comme tel, l’essence saisie par la species étant en elle-même indifférente à l’existence140. Cette problématique peut bien être rapprochée des objections élevées plus tard par Suarez, dont la portée devait être déterminante dans l’histoire de la philosophie moderne. Le grand jésuite espagnol en effet s’interroge en ces termes : si l’éternité des vérités doit avoir son fondement au sein de l’entendement divin même et que toutes les vérités sont pensées par ce dernier, comment différencier alors les vérités nécessaires (et éternelles) des contingentes (qui n’ont de validité qu’historique)141 ? A vrai dire, le problème avait également été pressenti par Olivi qui, sous la formulation que lui en avait donnée cette fois Guillaume de la Mare, s’attaquait à une conception communément partagée142. Dieu doit être présent aux futurs et aux contingents d’une manière immédiate, comme il l’est aux choses présentes. Or il ne le peut, selon Olivi, par une intellection qui userait d’idées 140 PIERRE JEAN OLIVI, Summa I, 6 (A 173 va, B158 va-A 173 vb, B 158 va-vb), cité in PUTALLAZ, F.-X., « Les idées divines dans la censure : le cas Olivi (1248-1298) », pp. 419420, notes 30-31. 141 Cfr SUAREZ, Disputationes metaphysicae, XXXI, 12, n. 41 ; MARION, J.-L., Sur la théologie blanche de Descartes, pp. 44-45. 142 « Ad primum dicendum quod quidam ex illis rationibus moti fuerant ad dicendum quod Deus non videt res futuras propter aliquam presentiam sui aspectus ad illas, sed solum propter rationes ydeales representantes futura. Unde et volunt quod Dei eternitas non attingit presentialiter omnia tempora et temporalia in ipsis suis naturis quamdiu non sunt in se ipsis, nisi solum pro tanto quia rationes causales et ydeales omnium temporum et temporalium sunt Deo presentes ab eterno » (PIERRE JEAN OLIVI, Summa I, 6 (A 174 vb, B 159 rb), cité in PUTALLAZ, F.-X., « Les idées divines dans la censure : le cas Olivi (1248-1298) », pp. 421-422, note 34. C’est la position non seulement de Guillaume de la Mare qui était critiquée, mais aussi de la plupart des maîtres franciscains, à commencer par Bonaventure (Cfr BONAVENTURE, In I Sent., d. 39, a. 2, q. 3, c. : « Dicendum, quod cognoscere omnia praesenter dupliciter potest intelligi : aut quod notetur praesentialitas a parte cognitorum, et sic est falsa, quia non cognoscit omnia esse vera praesenter et simul ; aut ita quod notetur praesentialitas a parte cognoscentis, et sic habet veritatem. Et ratio huius est, quia Deus omnium ideas habet praesentes et simul, per quas cognoscit res futuras ita certitudinaliter, sicut si essent praesentes. Et iterum, super omnes illas simul et praesenter se convertit, et ita simul et praesenter cognoscit. Et iterum, praesens suae cognitionis est praesens simplicissimum, quod circumplectitur omnia tempora »).

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représentatives médiatrices, mais seulement par sa volonté même143. C’était bien entendu la primauté absolue de la volonté sur l’intelligence qu’il s’agissait pour Olivi de promouvoir, contre tous les intellectualistes issus de la philosophie d’Aristote. Comme en conclut F.-X. Putallaz : « La liberté divine et sa toute-puissance trouvent ici une hégémonie nouvelle, dans la mesure où le pur intellectualisme ne rendra jamais compte de la libre création : la science divine se contente en quelque sorte d’entériner ou de vérifier la décision volontaire à laquelle elle s’identifie »144. Olivi insère entre les quiddités telles que représentées dans l’intellect divin et leur existence réelle, un acte de volonté, seul apte à faire passer l’existence de la représentation à l’objectivité réelle. Il cherche ainsi, en distinguant le statut de l’être dans la représentation et son objectivité existentielle, à ne point soumettre l’intellect à la chose145. Il demeure qu’avec cette distinction même, il contribue à paver le chemin vers l’attribution d’un mode d’être propre à l’objet représenté, quoique diminutum. Nous nous situons bien là à l’aune d’une évolution qui, indéfectiblement, mènera à la thèse cartésienne de la libre création des vérités éternelles, et se distingue en vérité fortement de la conception thomiste. Le problème de la science divine des futurs contingents, tel que soulevé par Olivi et repris au fil des « subtils » par Suarez, suppose la distance imposée par la représentation objective. Mais on peut bien entendu se demander si ces critiques correspondent véritablement à l’interprétation que l’Aquinate donnait des idées. On ne peut en tout état de cause comprendre celle-ci à la manière d’un choix pour l’existence, fondé en raison, opéré par Dieu en faveur d’idées préalablement intelligées. Il n’y a aucune distinction réelle en Dieu entre son intelligence et sa volonté. Selon Thomas, Dieu à la fois intellige et crée les choses du monde en un acte unique. Aussi la distinction éventuelle des moments décrivant le rapport qu’entretient Dieu avec ses idées, ne sera-t-elle toujours que purement logique, ou abstractive, et la difficulté persiste à concevoir l’unité entretenue entre la science divine en son être et les idées objectives qui en émergent146. La relation de raison que les 143 « Et iterum est eis praesens per hoc, quod efficacia divini velle seu potentiae creantis ita ex parte sua est eis praesens, sicut est quando actu creat eas ; et hoc est, quia ipsa potentia seu ipsum velle ita est praesens tempori futuro, in quo creandae sunt, sicut est praesens tempori hodierno, quamvis ipsum futurum secundum se ipsum et in se ipso sit penitus nihil » (PIERRE JEAN OLIVI, Responsio, p. 400). 144 PUTALLAZ, F.-X., « Les idées divines dans la censure : le cas Olivi (1248-1298) », p. 427. 145 Cfr Ibidem, p. 428. 146 L’un des paragraphes les plus convaincants à ce sujet, ne fût-ce que parce que peu de commentateurs se sont encore aujourd’hui attelés aussi explicitement et de manière

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idées traduisent semble exclure quelque risque de multiplication de l’essence divine. En outre, nous avons vu que la relation entre Dieu et ses idées n’était pas conçue chez Thomas à la manière d’un rapport de pure représentation objective et extérieure tel qu’il sera entendu à partir du XIVe siècle. J.-L. Marion voyait plus juste en la qualifiant de rapport « d’expression » et comme un « jeu de Dieu avec lui-même »147. Et si l’objection soulevée par Suarez ne pouvait en être une aux yeux de Thomas, c’est que la contingence et la nécessité ne s’imposaient point, selon ce dernier, à la manière de concepts univoques à l’intelligence divine, mais résultaient plutôt de la libre expression de son être même, et que dans une certaine mesure, on pouvait admettre, aux yeux de l’Aquinate, qu’une contingence historique puisse rendre compte de l’être infini de Dieu148 ; vérité pour la foi que l’averroïsme s’est efforcé de tout temps d’écarter au nom d’une philosophie pure. Nous avons vu encore comment nécessité et contingence ne sont pensées, dans le cadre de la métaphysique de l’acte d’être, que comme des modalités « accidentelles », et donc en quelque sorte subséquentes, à l’esse substantiel voulu par Dieu pour chaque chose singulière. Il est certain que, pour le meilleur ou pour le pire, on ne s’accorda pas sur le sens qu’il fallait donner aux idées divines dans la pensée thomasienne. Selon Guillaume de la Mare, la doctrine thomasienne n’en venait à rien d’autre qu’à la pure et simple négation des idées divines149. Or plusieurs auteurs du XIIIe siècle, comme Bonaventure et Henri de Gand, érigeaient celles-ci en rempart contre l’aristotélisme. S’inspirant d’Augustin, ils font directement dépendre l’illumination de l’intellect des formes séparées ou des Idées présentes dans l’intellect divin150. Jean Peckham abhorre la « nouvelle école » dont Thomas semble être le chef de file, et qui, s’opposant presque en tout aux doctrines franciscaines, s’attache à détruire l’enseignement d’Augustin à propos notamment des « règles éternelles » et de l’illumination de l’âme151. détaillée à la question, demeure le commentaire de Cajétan : CAJÉTAN, Th. De Vio, In Iam, q. 15, a. 1. 147 MARION, J.-L., Sur la théologie blanche de Descartes, p. 39. 148 Cfr Ibidem, p. 45. 149 Cfr GUILLAUME DE LA MARE, Correctorium, n. 3, pp. 18-19. 150 BONAVENTURE, In I Sent., d. 36, a. 2, q. 1 ; IDEM, In Hexaemeron, coll. 6, n. 2 ; HENRI DE GAND, Quodlibet IX, q. 15. 151 « Quae sit ergo solidior et sanior doctrina, vel filiorum Beati Francisci, sanctae scilicet memoriae fratris Alexandri, ad fratris Bonaventurae et consimilium, qui in suis tractatibus ab omni calumnia alienis sanctis et philosophis innituntur ; vel illa novella quasi tota contraria, quae quicquid docet Augustinus de regulis aeternis et luce incommutabili, de potentiis animae, de rationibus seminalibus inditis materiae et consimilibus

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A tel point que plusieurs thomistes du XXe siècle en vinrent à relativiser fortement l’admission des idées divines par l’Aquinate. Selon Gilson, il s’agissait d’une simple « concession de plus faite au langage d’une philosophie qui n’était pas vraiment la sienne. C’était aussi, n’en doutons pas, la reconnaissance de l’autorité théologique de Saint Augustin »152. Gilson soulignait avec force la primauté que possède chez Thomas la science divine des choses par son être même, identifié encore à son intellect, sur la doctrine des idées, mais il donne de celles-ci un tableau qui les rapproche plutôt de la critique qu’en faisait déjà Olivi : des intermédiaires exemplaires certes, mais aussi des termes objectifs de connaissance qui feraient en quelque sorte face à celle-ci et par lesquels les choses seraient connues153. Comprises de cette manière, certainement, Dieu « n’en a pas besoin »154 pour connaître l’essence des choses. Selon Sertillanges, la doctrine des idées vient « un peu en étrangère » dans la synthèse thomiste. Les trois articles de la Somme qui y sont consacrés sont « écrits sans beaucoup de conviction, comme pour le compte d’autrui et non sans coups de pouce ». Ils « n’ajoutent à peu près rien », et « expliquent une façon de parler qui est née d’une erreur, celle de Platon concernant la nature de l’universel, et qui, dans sa teneur propre, même corrigée par Augustin et ses successeurs, offre à l’esprit plus de pièges que de lumières »155. Les quelques explications que donne Sertillanges sont un peu plus fondées. Thomas cherche à concilier Aristote et Platon. Or selon Sertillanges, l’enseignement que propose le docteur commun à propos de la connaissance que Dieu possède de sa propre essence y suffit : « […] pour lui [Thomas] l’exemplarité se réfugie toute dans l’unique essence divine, donnant satisfaction à Platon en sa recherche d’unité et d’assiette ferme pour la connaissance, et se retrouvant avec Aristote pour ne conférer d’existence, même idéale, qu’au concret et à l’individuel »156. Certaines remarques nous paraissent très proches de l’esprit foncièrement réaliste de Saint Thomas. Sertillanges insiste sur la postériorité du possible par rapport au réel : « L’Univers n’est pas possible avant d’exister. Sa possibilité n’est acquise, en Dieu même, que postérieurement à l’acte qui le crée, et cette possibilité innumeris, destruat pro viribus et enervat pugnas verborum inferens toti mundo ? » (PECKHAM, J., Registrum epistolarum fratris Johannis Peckham, vol. III, p. 901). 152 GILSON, E., Introduction à la philosophie chrétienne, pp. 173-174. 153 Cfr Ibidem, pp. 174-176. 154 Ibidem, p. 175. 155 SERTILLANGES, A.-D., Le christianisme et les philosophes, p. 273. 156 Ibidem, p. 274.

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n’est que la projection en arrière de son existence »157. Pour Thomas, écrit encore Sertillanges : « le monde ne préexiste pas réellement sous forme d’idées, même divines. Ce qui préexiste, c’est Dieu, simplement, et ce qu’on appelle Idées n’est que la projection en Dieu, par notre intelligence à nous, des objets du temps et des acquisitions du temps. […] Le ‘parfait’ ne précède pas ; on y marche. Le monde n’est pas tout fait d’avance et seulement manifesté ; il se fait. Il n’est possible, encore une fois, que par projection en arrière, après avoir existé »158.

Il y a quelque chose de très juste dans cette façon de comprendre la priorité réelle de la relation de Dieu au monde chez Thomas. Mais comment concevoir dès lors que Thomas parle des Idées à la manière de « prédestinations » ? On ne peut, à la lumière des textes de l’Aquinate, raisonnablement réduire les Idées à notre propre projection ou réflexion des rapports qu’entretient Dieu avec le monde. Cela ne signifie pas, en outre, qu’il ne faille pas comprendre les Idées en Dieu d’une manière très différente qu’elles ne sont au sein de la connaissance humaine, toujours abstractive. Aussi l’argument de Sertillanges, lorsqu’il suggère que parler d’Idées en Dieu serait comme réintroduire le réalisme platonicien des transcendentaux159, ne vaut pas. Sertillanges ne semble pouvoir penser les Idées qu’à la manière platonicienne justement, à savoir comme des réalités universelles objectives, ce que se refuse précisément à faire l’Aquinate. Les Idées de Dieu ne sont pas universelles, mais correspondent à chaque chose en sa singularité160. En se connaissant soi-même, Dieu connaît tout 157

Ibidem, p. 275. Idem. 159 Cfr Idem. 160 Nombre de commentateurs insistent aujourd’hui sur ce point avec bonheur. Cfr par exemple DOOLAN, G. T., Aquinas on the divine Ideas as exemplar causes, p. 144 ; BOLAND, V., Ideas in God according to saint Thomas Aquinas, pp. 226-227. Boland écrit, en se fondant sur une remarque de Mark Jordan, que « […] la prise en compte thomiste des idées divines est caractérisée par ce qui a été appelé ‘l’intelligibilité radicale du singulier’ ». Selon Jordan, en effet : « Le paradigme aristotélicien de l’intelligibilité, dans la mesure où il présente une instance de définition par inclusion de classe, semble incompatible avec la prise en compte des idées divines. Thomas concède que les distinctions formelles sont plus intelligibles que les matérielles, parce que les secondes sont moins complètes en leur être. Mais cette concession est seulement une parenthèse en une démonstration qui se meut vers l’intelligibilité radicale du singulier. […] Thomas veut subordonner les hypothèses concernant l’intelligibilité abstractive dans le modèle aristotélicien de la science à une intelligibilité des substances individuelles comme esse completum. Bien sûr, l’intelligibilité de la substance concrète dépend de sa relation à la création et à la providence de Dieu » (JORDAN, M. D., « The Intelligibility of the World and the Divine Ideas in Aquinas », p. 24). 158

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ce qui est et tout ce qui peut être. C’est-à-partir de sa nature qu’il crée, ou des formes contenues dans son intelligence, et non à partir de quelque nature extérieure. C’est, comme le rappelait L.-B. Geiger, en voulant et aimant son essence qu’il veut toutes les choses qui sont par lui et possèdent quelque similitude avec sa bonté161 : « L’essence de Dieu est donc en même temps que ce en quoi (quo) Dieu connaît, le modèle d’après lequel il crée : l’essence divine est idée, – l’idée n’étant que la forme mentale qui dirige l’opération, – l’Idée (ou les Idées) divine n’étant que l’essence divine pour autant qu’elle est le modèle imité par la créature. Et de même que Dieu connaît toute créature en ce qu’elle est, de même il y a en Dieu une Idée de tout ce qui est, en tout ce qu’il est, matière et forme, substance et accidents, êtres individuels et lois générales de l’univers »162.

L’argumentation élevée par Sertillanges contre les idées divines le pousse à donner une résonance en définitive eckhartienne au rapport de l’être divin à sa création, qui n’est pas sans signification, et reflète inconsciemment, mais de manière caractéristique, une façon de comprendre l’aristotélisme au XIIIe siècle dans la suite d’Albert le Grand. A vouloir souligner la différence tout en esquivant ainsi les Idées, il semble que l’on soit d’une manière ou d’une autre toujours mené à évoquer le néant de la créature, et par là, à revenir à l’identité : « Dieu n’a qu’un objet, qui est lui-même, et à ce titre saint Thomas affirme, comme Aristote, que Dieu n’a proprement de connaissance que de soi. Sa connaissance d’autre chose n’est encore qu’une connaissance de soi. On pourrait dire : Dieu ne connaît pas les êtres ; mais les êtres sont compris dans ce qu’il connaît, à savoir lui-même. Ou encore : Dieu est intimité pure ; mais de ce fait, vu son infinité et son identité éminente et virtuelle avec tout être, il est objectivité universelle. Il peut se clore sur lui-même, parce qu’il n’y a rien d’extérieur à lui et qui compte en dehors de lui. Nous-mêmes nous ne sommes des êtres connaissants que par une participation de cette pure subjectivité de Dieu qui nous permet de dire moi, et nous n’avons d’objets à connaître que parce qu’il y a en dehors de nous des participants de cette même subjectivité sous le rapport où elle est pour elle-même objective. C’est pour cela qu’aux yeux de saint Thomas notre âme est en quelque sorte tout, participant en puissance, à titre de miroir universel, de tout ce que Dieu a fait »163.

161 Cfr GEIGER, L. B., La participation dans la philosophie de S. Thomas d’Aquin, pp. 232-235. 162 Ibidem, p. 235. Geiger se réfère à ce sujet à THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 36, q. 2, a. 3, ad 2 ; Ibidem, d. 35, q. 1, a. 1, ad 2 ; Ibidem, d. 35, q. 1, a. 3, ad 3. 163 SERTILLANGES, A.-D., Le christianisme et les philosophes, pp. 275-276.

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Sans être tout à fait fausse dans la ligne de Thomas, en tant même vraisemblablement que Sertillanges décrivait là, peut-être sans le savoir, une sorte de marque de fabrique de la pensée dominicaine du XIIIe siècle, cette présentation n’en gardait pas moins un caractère beaucoup trop unilatéral. Soulignant la présence essentielle du Verbe divin, ou de la marque de son intelligence, dans la création, par là rendue foncièrement intelligible en son unité, l’interprétation ne fait pas ressortir suffisamment la différence « notionnelle » destinée à donner consistance aux relations des substances en ce qu’elles ont en propre. Seule est mise en valeur l’unité de Dieu en sa nature ou en cette « déité » qui fera le succès des mystiques rhénans.

II.4.3. Idées et Trinité L’on peut supposer deux choses, eu égard à la fonctionnalité médiatrice des Idées. Tout d’abord, la doctrine des idées divines permettait sans doute à Thomas de penser la création de Dieu sans immédiatement diluer l’essence de celui-ci dans la multiplicité du monde ; les Idées pallient un risque de confusion, évitant toute affection immédiate de la substance divine par la multiplicité. Ensuite – mais l’on ne trouvera une solution de cet acabit que plus difficilement dans les textes –, il faut présupposer une relation proprement transcendantale, mais réelle, entre Dieu et sa créature, antérieure à son déploiement catégoriel et mondain, et en vertu de laquelle les Idées ne seront elles-mêmes que des projections réflexives issues de l’intellect divin. Mais cela n’est possible qu’à l’examen d’une métaphysique de l’acte d’être de la substance strictement parlant, ou moyennant une modalisation de l’acte d’être divin dans un caractère relationnel immédiat. En d’autres termes, il faudrait se ranger à ce que Sertillanges fustigeait tant chez Leibniz que chez Malebranche, à savoir l’admission d’une sorte de matière des intelligibles, non tant précrée comme le disait Sertillanges, qu’effectivement créée, et constituant la relation réelle originaire de Dieu avec la raison d’être de sa création, à savoir peut-être une relation personnelle avec l’homme en son acte d’être même, seulement catégorialisée par la suite. Sans doute devrait-on rechercher les fondements d’une telle élaboration au sein d’une théologie trinitaire, ce qui, à tout prendre, aura au moins le mérite de trouver des fondements textuels plus assurés. La notion de Verbe en effet, semble donner leur dénominateur commun aux doctrines de la connaissance par soi de l’essence divine et de la multiplicité des idées.

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« Sed quia Deus uno actu et se et omnia intelligit, unicum verbum eius est expressivum non solum patris, sed etiam creaturarum. Et sicut Dei scientia Dei quidem est cognoscitiva tantum, creaturarum autem cognoscitiva et factiva ; ita verbum Dei eius quod in Deo patre est, est expressivum tantum, creaturarum vero est expressivum et operativum »164. « […] nomen ideae principaliter est impositum ad significandum respectum ad creaturam, et ideo pluraliter dicitur in divinis, neque est personale. Sed nomen verbi principaliter impositum est ad significandam relationem ad dicentem, et ex consequenti ad creaturas, inquantum Deus, intelligendo se, intelligit omnem creaturam. Et propter hoc in divinis est unicum tantum verbum, et personaliter dictum »165.

Le Fils est en théologie trinitaire le locus propre des idées divines, et ces dernières ne peuvent être pleinement comprises qu’à partir de Lui et de son rôle dans la création166. Il est l’exemplaire et la raison intelligible même en vertu de laquelle toutes les choses ont été faites167. Et parce que Dieu, en s’intelligeant, connaît toutes choses, il faut que le Verbe qui est le concept engendré (conceptum) de cette réflexion, soit également le Verbe de toutes choses168. Les choses ne sont que « l’expression » et la « représentation » réelle de ce que Dieu comprend en son Verbe169. Mais plus précisément encore, il faut ajouter que si, certes, Dieu est créateur selon l’unité de sa nature, il l’est encore par les relations qu’entretiennent en lui les trois personnes. Comme l’avait déjà bien montré E. Bailleux, affirmer l’unité de la Trinité créatrice n’a pas empêché Thomas d’articuler plus intimement la création aux actes notionnels, propres aux personnes, bien au contraire170. Aussi fallait-il faire un sort à la longue THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 34, a. 3, c. Ibidem, Ia, q. 34, a. 3, ad 4. 166 Cfr JORDAN, M. D., « The Intelligibility of the World and the Divine Ideas in Aquinas », pp. 30-32. Cfr THOMAS D’AQUIN, Super Evangelium S. Ioannis, cap. 1, l. 2, n. 77 : « Si autem recte considerentur verba praedicta omnia per ipsum facta sunt, evidenter apparet Evangelistam propriissime fuisse locutum. Quicumque enim aliquid facit, oportet quod illud praeconcipiat in sua sapientia, quae est forma et ratio rei factae : sicut forma in mente artificis praeconcepta est ratio arcae faciendae. Sic ergo Deus nihil facit nisi per conceptum sui intellectus, qui est sapientia ab aeterno concepta, scilicet Dei verbum, et Dei filius: et ideo impossibile est quod aliquid faciat nisi per filium ». 167 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 13. 168 Cfr Idem : « Cum vero Deus, intelligendo seipsum, omnia intelligat, ut dictum est, oportet quod verbum in Deo conceptum ex eo quod seipsum intelligit, sit etiam verbum omnium rerum ». 169 Cfr Ibidem, IV, 42 : « Sic igitur omnes creaturae nihil aliud sunt quam realis quaedam expressio et repraesentatio eorum quae in conceptione divini verbi comprehendentur : propter quod et omnia per verbum facta esse dicuntur ». 170 Cfr BAILLEUX, E., « La création, œuvre de la Trinité, selon saint Thomas », p. 50. Sur la Trinité créatrice, voir aussi EMERY, G., La Trinité créatrice. Trinité et création dans les commentaires des Sentences de Thomas d’Aquin et de ses précurseurs Albert le Grand et Bonaventure. 164 165

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tradition qui percevait chez Thomas une sorte de priorité dialectique et en quelque sorte « philosophique », mais théologiquement inacceptable, du Dieu Un sur le Dieu trine. Le coup décisif a sans doute été porté avec l’ouvrage de H. Chr. Schmidbaur, qui contre l’opinion traditionnellement véhiculée par les philosophes et les théologiens encore au XXe siècle, s’est attaché à relever dans le plan même de la Somme théologique une structure d’emblée trinitaire, destinée à empêcher la distinction abrupte des traités De Deo uno et De Deo trino. Contre une entreprise censée intégralement vouée à une divinitas impersonnelle héritée d’Augustin, Schmidbaur retrouvait la priorité logique de l’inscription des processions au sein des personnes divines171, tout en maintenant simultanément le caractère essentiel et constitutif de la relation pour la personne, qui ne s’affirme proprement que par elle comme sujet ou hypostase172. C’est, dans la « logique » intratrinitaire, l’essence des personnes qui s’identifie à leurs relations et Thomas, loin de prendre pour point de départ la primauté du Père ou l’unité de nature pour en déduire comme de manière subséquente les propriétés des personnes, assume plutôt d’emblée l’effectivité des relations, pour certes n’en venir qu’alors aux opérations personnelles ad extra. E. Bailleux l’avait à vrai dire déjà bien vu : si les personnes ne sont pas créatrices en propres, mais bien dans l’unité de nature de la Trinité, c’est parce que la circumincession trinitaire seule explique leur activité dans la création. Thomas pourra par exemple écrire : « […] pater dicit se et omnem creaturam verbo quod genuit, inquantum verbum genitum sufficienter repraesentat patrem et omnem creaturam ; ita diligit se et omnem creaturam spiritu sancto, inquantum spiritus sanctus procedit ut amor bonitatis primae, secundum quam pater amat se et omnem creaturam »173.

« Nunc ergo eadem est virtus et operatio Patris et Filii, sicut et eadem natura et esse, et dicitur Pater per eum facere saecula, quia genuit eum operantem saecula »174. Sans doute cette réévaluation du rôle premier de la personne au sein de la théologie trinitaire thomiste doit-elle encore trouver son complément dans ce message, propre au christianisme, selon lequel la raison même de la création du monde réside tout entière au sein d’une personne particulière : SCHMIDBAUR, Chr., Personarum Trinitas, pp. 449ss. Ibidem, pp. 387ss. ; Cfr aussi EMERY, G., La théologie trinitaire de saint Thomas d’Aquin, pp. 146-147, 402. 173 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 37, a. 2, ad 3. 174 THOMAS D’AQUIN, Super Epistolam Pauli ad Hebraeos lectura, cap. I, lect. 1. 171 172

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« Et sic Deus omnia in sua sapientia dicitur facere, quia sapientia Dei se habet ad res creatas sicut ars aedificatoris ad domum factam. Haec autem forma et sapientia est Verbum, et ideo omnia in ipso condita sunt, sicut in quodam exemplari, Gen. I : Dixit et facta sunt, quia in Verbo suo aeterno creavit omnia ut fierent »175.

La part descendante de ce schéma fut ainsi abondamment illustrée par Thomas. Dans la Somme contre les Gentils par exemple : « Intellectus autem divinus nulla alia specie intelligit quam essentia sua, ut supra ostensum est. Sed tamen essentia sua est similitudo omnium rerum. Per hoc ergo sequitur quod conceptio intellectus divini, prout seipsum intelligit, quae est verbum ipsius, non solum sit similitudo ipsius Dei intellecti, sed etiam omnium quorum est divina essentia similitudo. Sic ergo per unam speciem intelligibilem, quae est divina essentia, et per unam intentionem intellectam, quae est verbum divinum, multa possunt a Deo intelligi »176.

Encore faudrait-il cependant pouvoir rendre compte d’une phase ascendante, c’est-à-dire d’une réponse « transcendantale », ou « originaire » de la créature au créateur, exemplifiée dans l’amour du Fils pour son Père. C’est là une tâche dont nous ne pouvons que tenter d’indiquer, de façon encore lointaine et malheureusement confuse, les premiers principes métaphysiques, mais qui, pensons-nous, doit trouver une explicitation plus pleine dans les développements que l’histoire de la pensée a donnés – grâce à une mise en forme parfois hasardeuse mais bien plus explicite à la fin du Moyen Age et à la Renaissance surtout – à certaines intuitions que, faute de mieux, l’on qualifie souvent de « mystiques » et qui puisent à la tradition des Pères, telles que les notions de Sagesse divine, de corps spirituel, de corps de Dieu ou d’Eglise comme corps mystique du Christ. En soi – il est sans doute utile d’apporter cette précision méthodologique dans le cadre de notre travail –, soulignons que la démarche n’est en rien étrangère à l’essence même de ce que constitue l’entreprise philosophique, puisqu’il ne s’agit ici que d’illustrer le sens originaire de l’acte réflexif comme tel, en son retour en son principe. On remarquera encore la persistance, avec la doctrine des idées créatrices mises en avant par Thomas, de la thématique du processus de réflexion qui accompagne l’activité divine de création. La dualité, voire la triplicité des principes (Idées-Démiurge-χώρα) platoniciens étant abandonnée en faveur d’un Dieu absolument unique et omnipotent qui crée ex nihilo, la matière ne peut plus être contreposée au principe actif, mais doit en provenir. Elle apparaît alors, en général, à la manière d’un frein de cette 175 176

THOMAS D’AQUIN, Super Epistolam Pauli ad Colossenses lectura, cap. I, lect. 4. THOMAS D’AQUIN, Summa contra gentiles, I, 53.

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activité ou d’une objectivation contractante de celle-ci. Ce sont, chez Avicenne, les activités réflexives opérées par les intelligences qui produisent, selon une suite stricte d’émanations, les sphères d’activités inférieures, jusqu’à la passivité de la matière. L’activité de réflexion produit une contraction d’où surgissent puissance, passivité et matérialité. On retrouve des expressions particulièrement fortes de cette intuition jusqu’à J. Böhme et encore F. W. J. Schelling. C’est toujours comme intellection de soi que Dieu crée. Selon Thomas, Dieu produit l’ensemble des perfections créées en s’objectivant dans les rapports d’imitations qu’entretiennent les choses avec son essence. Comme le montrait encore par exemple le Commentaire des Sentences, c’est d’une manière simultanée que Dieu, à la fois se dit à lui-même dans son Verbe, et conçoit ce qu’il peut créer : « Dico igitur, quod cum ipse Deus sit similitudo et species omnium rerum, duplex conversio intellectus potest fieri in ipsum; vel absolute secundum quod est res quaedam; vel inquantum est similitudo omnium rerum ; et utroque modo seipsum Deus cognoscit, et supra se convertitur ; quamvis non diversa, sed una operatione. Unde si verbum accipiatur prout consequitur intuitum intellectus divini, secundum quod absolute seipsum intuetur, sic verbum absolute dicitur in divinis sine respectu ad creaturam, sive essentialiter sive personaliter dicatur. Si autem verbum consequatur intuitum intellectus divini prout convertitur supra se, inquantum est similitudo omnium rerum et exemplar ; tunc etiam in verbo accipitur respectus ad creaturam ut est respectus artis ad artificiata ; et sic proprie verbo competit nomen artis »177.

Le Verbe, écrivait Thomas, « n’est pas seulement ce par quoi se produit la disposition, il est la disposition même de Dieu quant à la création des choses ; aussi bien se rapporte-t-il en quelque façon à la créature »178. Et plus, si le Verbe disparaissait de la conception divine, le monde disparaîtrait avec lui. Il est en quelque sorte au principe de la présence constante du Père à sa création179. Le Verbe est médiation entre l’essence THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 27, q. 2, a. 3, c. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 4, a. 5, ad 6. 179 THOMAS D’AQUIN, Super Evangelium S. Ioannis, L. I, l. 5, nn. 135-136 : « Unde Origenes satis ad hoc congruo exemplo utitur, dicens quod sicut se habet vox humana ad verbum humanum in mente conceptum, sic se habet creatura ad verbum divinum : nam sicut vox nostra est effectus verbi concepti in mente nostra, ita et creatura est effectus verbi in divina mente concepti ; dixit enim et facta sunt. Ps. CXLVIII, v. 5. Unde sicut videmus quod statim, deficiente verbo nostro, vox sensibilis deficit, ita si virtus verbi divini subtraheretur a rebus, statim res omnes in ipso momento deficerent ; et hoc quia est portans omnia verbo virtutis suae, Hebr. I, 3. Sic ergo patet quod defectus divinae cognitionis non est in hominibus ex verbi absentia, quia in mundo erat ; non est etiam ex verbi 177 178

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divine et la multiplicité. Il permet l’identification à soi de Dieu, à la fois dans sa similitude et dans sa différence avec la créature180. Le Verbe, au contraire de l’esse pur et simple, est subsistant. Identique au Père en sa nature essentielle, il possède une hypostase différente. Il est une personne active, qui reprend à son compte, pour autant qu’il soit considéré dans son engendrement à partir du Père, l’activité créatrice, sous la modalité de l’idée. Seule la première Personne peut être dite « engendrer » au sens propre du terme. A ce titre, la toute-puissance lui revient, mais elle sera également conférée au Fils et au Saint-Esprit dans la mesure où la toutepuissance à l’œuvre dans les processions immanentes et transcendantes à la nature divine, ne peut être qu’une181. La création ne revient pas à une personne unique selon Thomas182, mais trouve dans le Père son principe invisibilitate seu occultatione, quia fecit opus, in quo similitudo evidenter relucet, scilicet mundum. Sap. XIII, 5 : a magnitudine speciei et creaturae cognoscibiliter poterit eorum creator videri ; et Rom. I, 20 : invisibilia Dei per ea quae facta sunt intellecta conspiciuntur. Et ideo statim Evangelista subiungit et mundus per ipsum factus est, ut scilicet in ipso lux ipsa manifestaretur. Sicut in artificio manifestatur ars artificis, ita totus mundus nihil aliud est quam quaedam repraesentatio divinae sapientiae in mente patris conceptae ». 180 C’était là ce que décrivait de belle manière J.-L. Marion, alors qu’il soulignait l’« insuffisance théologique de Descartes » : « […] parce que la puissance lui semble absolument adéquate pour penser la création, Descartes s’interdit d’accéder, à travers la doctrine bérulienne de l’émanation du Verbe, à la doctrine trinitaire de la scolastique et de la patristique ; il s’interdit donc la possibilité de penser des vérités éternelles dans le Verbe, où elles eussent été à la fois incréées et donc indépendantes de Dieu, comme Père et créateur, et pourtant dépendantes de l’indépendance même du Fils, comme Verbe (voir […] saint Thomas déjà). L’élan de sa critique semble, ici encore, emporter Descartes audelà, ou à côté, de ce qui, s’il l’avait seulement vu, lui aurait permis, par une doctrine équilibrée de l’analogie, de récuser l’univocité sans pourtant s’exposer au risque de l’équivocité » (MARION, J.-L., Sur la théologie blanche de Descartes, p. 148). 181 Cfr BAILLEUX, E., « La création, œuvre de la Trinité, selon saint Thomas », pp. 3639. 182 « La Trinité se fonde, on le sait, sur une fécondité de nature, consubstantielle à l’Etre ; c’est une fécondité spirituelle déployée dans la double ligne de la pensée et de l’amour, d’où la diction du Verbe et la spiration du Saint-Esprit au sein du Père. A cet agir trinitaire, pur de toute passivité, les trois Personnes communient ensemble. Or l’acte créateur n’est pas autre chose que l’éternel agir en tant précisément qu’il se prolonge au dehors pour atteindre un terme contingent. Du côté de Dieu les deux actes ne font qu’un même agir réellement identique à l’être, mais une distinction les oppose du côté des termes : dans l’agir trinitaire ce sont des Personnes divines qui procèdent activement comme Dieu de Dieu en Dieu, alors que dans la création ce sont des êtres tirés du néant. Une seule et même fécondité divine possède le pouvoir de s’étendre comme acte et en dépendance de son terme primaire à un terme secondaire contingent, sans être mesurée réellement par lui. Potentia generandi et creandi est una et eadem potentia, si consideretur id quod est potentia ; differunt tamen secundum diversos respectus ad actus diversos » (Ibidem, pp. 30-31). Bailleux continue : « Une théologie de la création ne doit pas craindre de subordonner à l’intégrale communication de Dieu en Dieu la communication imparfaite

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absolument premier. Seul le Père possède tant l’Etre que l’activité par lui-même. Et dans un ordre définitif, il engendre le Verbe et spire l’amour. Ainsi la Trinité procède-t-elle tant par l’unité essentielle des personnes, que par les actes notionnels propres aux personnes183. C’est en vertu de leur essence même que le Père et le Fils s’aiment, et non par l’Esprit en particulier. L’acte notionnel de l’Esprit implique l’engagement personnel des parties. Par le Saint-Esprit, qui est l’activité en exercice même de l’amour, le Père et le Fils à la fois s’aiment mutuellement et aiment les créatures184. C’est dans le Saint-Esprit que, de toute éternité, le Père met en œuvre le Verbe créateur. Ainsi l’amour du Père pour son Fils se voit-il étendu, dans l’acte d’amour même, à la production extérieure à soi de la création185. Considérée ad extra, la Trinité exprime dès lors la manière dont le Père réalise dans l’Esprit le fondement unifié des idées du créable de Dieu au dehors, conformément à ce principe que le parfait cause l’imparfait » (Ibidem, p. 31). L’Aquinate admet en effet que les processions des personnes divines sont cause de la création (Cfr Idem ; Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 45, a. 6, ad 1). Mais selon lui, « l’agir trinitaire est tel que les trois Personnes l’exercent conjointement : elles sont toutes trois le même Etre fécond, même celles qui procèdent. Il suit de là que l’activité créatrice n’est pas en Dieu une propriété personnelle, elle est commune à toute la Trinité. Comme il n’y a qu’un seul Etre fécond, il n’y a qu’un seul Créateur, duquel procède immédiatement le monde. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit ne sont, face au terme produit ad extra, qu’un seul et même Principe, car l’opposition relative ne joue pas entre eux comme créant. Ce sont bien pourtant les Trois qui créent et en ordre : tout procède a Patre per Filium in Spiritu » (BAILLEUX, E., « La création, œuvre de la Trinité, selon saint Thomas », p. 31). Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 45, a. 6, ad 2 : « […] natura divina, licet sit communis tribus personis, ordine tamen quodam eis convenit, inquantum filius accipit naturam divinam a patre, et spiritus sanctus ab utroque ; ita etiam et virtus creandi, licet sit communis tribus personis, ordine tamen quodam eis convenit ; nam filius habet eam a patre, et spiritus sanctus ab utroque ». 183 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 37, a. 2. 184 Cfr BAILLEUX, E., « La création, œuvre de la Trinité, selon saint Thomas », p. 44. 185 Si l’on peut bien dériver la création des processions divines, il est indu comme l’ont fait les gnostiques et les ariens, de transposer sans plus un procès dans l’autre. Thomas affirme que : « […] creatio est actus trium personarum, non secundum quod distinctae sunt, sed secundum quod uniuntur in essentia : quia etiam per intellectum remota distinctione personarum, adhuc remanebit creatio » (THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 11, q. 1, a. 4, ad 2). La Trinité immanente nous est inaccessible et demeure infiniment supérieure à la manière dont elle peut rendre compte de la création du monde. Le Verbe est créateur mais reste extérieur à son œuvre. Il en est le principe et la fin, mais il reste transcendant. « Il ne faut pas oublier que la fonction médiatrice du Verbe dans la création n’a pas pour effet de communiquer aux créatures les propriétés personnelles du médiateur. Redisons-le : la création se fait au titre de l’Etre, de cet Absolu qui en surabondant en luimême se pose comme source universelle des êtres. Or l’être et l’agir appartiennent en commun à toute la Trinité. Il n’y a essentialiter qu’un seul créateur, mais qui opère notionaliter du Père par le Verbe dans l’Esprit, ce qui donne lieu à des appropriations fondées a parte rei. Dans sa fonction de Parole créatrice, le Verbe met en œuvre sa propriété personnelle seulement in obliquo : s’il est l’Exemplaire des créatures, c’est comme riche de toutes les

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présentes dans son intellect. Faire dépendre la création de la doctrine de la Trinité possède cet avantage de pouvoir agencer l’immanence de l’activité de Dieu au monde à son indéfectible transcendance, et permet de comprendre comment l’Absolu peut se rapporter à sa création sans pour autant faire de cette dernière la fin même des processions immanentes à la Trinité divine. II.5. CRÉATION ET ÉMANATION

DU MULTIPLE

Il est certain que l’élaboration d’une juste doctrine des Idées, pour autant sans doute qu’elle soit complétée par une ontologie du Verbe substantiel, donnait un moyen adéquat, en ménageant une certaine médiation entre Dieu et sa création, pour remédier à la fois aux processions émanatives néoplatoniciennes et à l’immédiateté panthéiste. Lorsque Thomas cherche à qualifier le concept de création, il en fait essentiellement une « relation », dont il distingue le mode en Dieu et dans les créatures. Alors que pour ces dernières, affirme-t-il, la création est une relation réelle, elle est seulement dite « de raison » en Dieu. Admettre en effet en ce dernier une relation « réelle » avec sa création, serait revenu soit à modaliser sa substance, à y introduire un caractère proprement accidentel, la considérant dès lors comme imparfaite ou comportant quelque potentialité en elle-même, soit à la penser comme possédant de nature, une relation nécessaire à sa créature186, cette dernière faisant alors en quelque manière partie intrinsèque de l’essence du créateur. Or Dieu produit par son intellect et sa volonté une créature différente en nature, selon la diversité des manières dont les êtres créés imitent sa perfection. Si Dieu cependant n’est autre que l’Etre même, il ne peut rien participer, et ne se trouve lié à rien qui lui soit extérieur : « Ipsum enim esse non potest participare aliquid quod non sit de essentia sua : quamvis id quod est possit aliquid aliud participare. Nihil enim est formalius aut simplicius quam esse. Et sic ipsum esse nihil participare potest. Divina autem substantia est ipsum esse. Ergo nihil habet quod non sit de sua substantia. Nullum ergo accidens ei inesse potest »187. perfections absolues du Dieu vivant un et trine » (BAILLEUX, E., « La création, œuvre de la Trinité, selon saint Thomas », p. 50). 186 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 28, a. 1, ad 3 : « […] cum creatura procedat a Deo in diversitate naturae, Deus est extra ordinem totius creaturae, nec ex eius natura est eius habitudo ad creaturas. Non enim producit creaturas ex necessitate suae naturae, sed per intellectum et per voluntatem, ut supra dictum est. Et ideo in Deo non est realis relatio ad creaturas. Sed in creaturis est realis relatio ad Deum, quia creaturae continentur sub ordine divino, et in earum natura est quod dependeant a Deo. Sed processiones divinae sunt in eadem natura. Unde non est similis ratio ». 187 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 23.

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L’Ipsum Esse subsistens, commentait E. Bailleux, « […] produit ex nihilo des êtres distincts de lui assurément, mais incapables de lui rien ajouter. En créant, Dieu n’a donc pas à sortir de lui-même : son action formellement immanente n’est que virtuellement transitive. Dieu détient une fécondité qui lui est consubstantielle et qui d’ailleurs se trouve finalisée par Dieu lui-même »188.

N’étant contraint par rien qui soit extérieur à lui, ni même par sa propre nature ontologique d’« Etre » subsistant, Dieu agit par pure libéralité surabondante. Si le premier effet de la création est l’être, celui-ci n’est pas compris à la manière d’une chose. Cet être n’est pas non plus un absolu pur et simple. Il n’est pas un être ; il n’existe pas en soi ; il est non-subsistant. Ce que Dieu crée, ce n’est pas un esse universel mais des êtres subsistants, des substances possédant l’acte d’être. Sans doute la doctrine thomiste permettait-elle, alors qu’elle chercha à remettre en évidence la liberté créatrice, de s’éloigner des traits déterministes de l’émanatisme d’Avicenne. Mais il nous semble justifié de soutenir, avec notamment Jean-Marie Vernier, que l’originalité de la doctrine de Thomas ne résidait pas tant dans la réaffirmation de l’absolue liberté divine vis-à-vis de sa création, répétée depuis longtemps déjà par les Pères, que dans la manière dont il appréhenda, au prisme de sa doctrine de l’acte d’être, le caractère universel de l’acte créateur189. Contre les émanations platoniciennes, l’Aquinate rendit en effet à Dieu un pouvoir souverain et immédiat sur toutes choses en leur esse singulier. Outre les arguments plus convenus en effet, fondés sur la nécessité pour une action finalisée d’être produite par une intelligence, et sur la nature intelligente et volontaire qui caractérise l’action divine, on trouve chez Thomas une démonstration fondée sur la comparaison entre les effets issus d’une cause naturelle, marqués par l’identité des déterminations, et l’action divine. Dieu, soutient Thomas, ne produit pas, à l’instar des contraintes imposées par toute nature, un effet déterminé fini et unique. Tout agent agit en fonction des déterminations de son être. Or l’être de Dieu n’est limité par aucune détermination que ce soit. Bien plutôt, il contient en lui toute la perfection de l’être. Dieu n’agit par conséquent qu’en déterminant lui-même sa volonté et son intellect aux effets qu’il entend produire. Parce que son agir est de soi orienté vers l’illimitation de l’être, il ne subit pas les contraintes d’une nécessité de nature190. Outrepassant ainsi toujours les déterminations de BAILLEUX, E., « La création, œuvre de la Trinité, selon saint Thomas », p. 32. Cfr VERNIER, J.-M., Théologie et métaphysique de la création chez saint Thomas d’Aquin, p. 179, 181. 190 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 19, a. 4, c. : « Cum igitur esse divinum non sit determinatum, sed contineat in se totam perfectionem essendi, non potest 188 189

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l’agir contraint par quelque nature particulière, l’action de Dieu est en quelque sorte immédiatement immergée dans l’infinité (indéterminée) des particularités. Pour comprendre correctement cette perspective, il faut encore rendre compte de la manière dont Thomas entreprend ce qui pourrait être qualifié de réélaboration aristotélicienne de la doctrine des causes établie par les néo-platoniciens, et Proclus en particulier. Le commentaire que donne l’Aquinate du Livre des Causes notamment, dont il révèle la dépendance envers les Elements de théologie de Proclus, fait preuve, de manière particulièrement explicite, d’une reprise de la théorie de l’emanatio de l’agir divin ou de l’esse, en fonction d’une doctrine de la participation ou de la limitation subjective, qui emprunte ses restrictions aux critiques aristotéliciennes et boéciennes du platonisme. Thomas s’évertue ainsi à harmoniser l’unité de l’agir divin à la production effective d’une multiplicité de créatures, sans pourtant passer par la médiation contraignante de la procession « avicénienne » des natures.

II.5.1. Prémices : l’émanation, d’Avicenne à Albert le Grand Avicenne en effet, avait déjà entrepris de réélaborer la doctrine néoplatonicienne de l’emanatio, d’une manière qui allait déterminer le contexte thématique dans lequel se poserait la question de la création pour tout le Moyen Age. Avicenne part du principe selon lequel, de l’Un, ne peut provenir qu’un effet unique, et s’interroge ainsi, fidèlement à la tradition néo-platonicienne, sur les modalités d’une possible émergence du multiple. Selon Avicenne, l’acte de connaissance joue le rôle de médiation ou de moteur de la procession des êtres les uns à partir des autres. Dieu est une substance simple et nécessaire, qui se suffit parfaitement à soi. Il est plénitude de vie et de connaissance. Il est pleinement intelligible. Aussi le Premier se connaît-il lui-même de manière parfaite. Cet acte même de connaissance réflexive doit être considéré comme un premier acte créateur, en tant qu’il produit une altérité ou un terme autre, c’est-àdire un premier causé qui ne s’identifie à rien d’autre qu’à la connaissance que le Premier a de soi-même. Dieu donne dès lors naissance à une première émanation de lui-même sous le mode d’une première intelligence. esse quod agat per necessitatem naturae, nisi forte causaret aliquid indeterminatum et infinitum in essendo ; quod est impossibile, ut ex superioribus patet. Non igitur agit per necessitatem naturae sed effectus determinati ab infinita ipsius perfectione procedunt secundum determinationem voluntatis et intellectus ipsius ».

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En tant qu’émanée ou produite, cette première Intelligence se voit entachée déjà de quelque possibilité. Son objet n’est autre que Dieu lui-même, et par son acte d’intelligence du Premier, elle produit une deuxième intelligence. Se connaissant par sa cause comme nécessaire, elle produit l’âme de la sphère céleste. Se réfléchissant d’autre part par elle-même et en ellemême, donc comme seulement possible cette fois, elle est à la source de l’émanation du corps du monde. La deuxième intelligence entre alors en jeu, et procédant de même par une triple intellection, elle connaît la première intelligence et engendre le corps et l’âme de la deuxième sphère. Ce processus d’émanation s’étend ainsi d’intelligence en intelligence et de sphère en sphère jusqu’à la sphère de la lune, attenant à la dernière intelligence séparée, identifiée encore à l’intellect agent. Le flux créateur cependant s’y trouve tellement affaibli qu’il ne peut plus produire une intelligence unique. De cette sphère émane dès lors la matière première et sa dispersion, ainsi qu’une multitude de formes intelligibles. Disséminant celles-ci sur celle-là à la manière dont les rayons du soleil se diffusent sur la terre, l’intellect agent produit la multitude des êtres qui sont offerts à notre perception. Cette intelligence fonctionne cependant toujours à la manière d’une intelligence, et donc par réflexion sur elle-même. Aussi toute production de l’intellect agent à partir de la matière première, qui représente le plus bas des degrés de l’être, est-elle considérée comme un mode de retour au principe à chaque fois plus perfectionné, et va de l’âme végétative à l’âme intellectuelle humaine, ordonnée à Dieu par son intelligence et sa volonté. On aura beau complexifier les strates de la création, on le voit, en système spiritualiste, la matière naît nécessairement d’un empêchement des forces spirituelles, d’une dégradation de leur pouvoir actif. Elle est un alourdissement vers la passivité, un frein et une puissance procédant de la réflexion, c’est-à-dire d’une auto-objectivation. Le platonisme renaissant ne l’expliquera pas autrement, et comme le rapporte une tradition souabe, prise au confluent des influences de Leibniz et de J. Boehme, la matière n’est qu’un « esprit coagulé »191.

191 On s’interroge toujours sur la provenance exacte de cette expression, attribuée plusieurs fois par Schelling à Hemsterhuis, mais demeurée jusqu’ici introuvable dans l’œuvre du platonicien hollandais. Ploucquet et Bilfinger, maîtres leibniziens de Tübingen, arrivent en bonne place. M. Vetö signale également la présence d’une expression similaire (geronnen Rauch) chez le mystique théosophe V. Waigel (Cfr VETÖ, M., « Introduction historique et philosophique aux conférences de Stuttgart », p. 77). L’expression est intéressante et témoigne de l’essai d’harmonisation en terre souabe, sur les traces de Leibniz lui-même, grand lecteur de Böhme, des traditions de l’Aufklärung et de la théosophie.

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Puisque d’une cause unique, selon Avicenne, ne peut provenir qu’un seul effet, comment comprendre l’action productrice de l’intellect agent « dator formarum » sur une matière qui semble elle-même commune et indifférenciée ? Il semble qu’il faille admettre l’action en quelque sorte adjuvante des mouvements des sphères célestes, préparant la matière, par leur diversité, à recevoir les différentes formes élémentaires selon des parties multiples. C’est le mélange de ces éléments et des qualités qui leur appartiennent, élaboré sous l’action des sphères, qui induit et prépare l’advenue de nouvelles formes, alors émanées par l’intellect agent192. Plus le mélange sera subtil, et plus la forme émanée sera spirituelle. Aux yeux du XIIIe siècle, Avicenne est parfois rapproché d’Avicébron pour avoir défendu l’unité pure et simple de la matière sous une forme au commencement de la création du monde physique. C’est qu’il admet en effet une forme première de corporéité pour la matière et, ainsi, une sorte de forme substantielle primordiale sur laquelle œuvre l’action ordonnatrice et multiplicatrice des agents193. R. Grosseteste s’en inspira manifestement lorsqu’il fit de la lumière une forme primordiale permettant de partitionner et ordonner la matière. Averroès quant à lui, nous l’avons vu, a vivement critiqué la solution donnée par Avicenne et admit plutôt la présence de quantités formelles capables de diviser la matière, en soi commune, avant même l’intervention de quelque forme qualifiée de substantielle. Au paragraphe 30 du premier chapitre de son Commentaire aux noms divins, Albert le Grand avait distingué deux solutions possibles apportées à la manière dont Dieu confère la multiplicité des formes à la matière. La première était celle d’Avicenne, et posait que le Dator formarum communique les formes à la manière de rayons diffusés de l’Intelligence première. La Cause première communique ainsi son essence à une matière 192 Cfr sur ce point DAVIDSON, H. A., Alfarabi, Avicenna, and Averroes, on Intellect, pp. 78-82. 193 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 12, q. 1, a. 1, c. : « Respondeo dicendum, quod super hoc invenitur duplex philosophorum opinio, quarum utraque sectatores habet. Avicenna enim, videtur ponere unam materiam esse omnium corporum, argumentum ex ratione corporeitatis assumens, quae cum sit unius rationis, una sibi materia debetur. Hanc autem positionem Commentator improbare intendit in Princ. caeli et mundi et in pluribus aliis locis, ex eo quod cum materia, quantum in se est, sit in potentia ad omnes formas, nec possit esse sub pluribus simul, oportet quod secundum quod est sub una inveniatur in potentia ad alias ». Thomas distingue cependant Avicenne d’Avicébron dès l’article 4, en ceci que selon le premier, toute forme substantielle, fût-elle première à informer la matière, donnerait un être complet dans l’ordre de la substance, là où l’auteur du Fons Vitae semble admettre une sorte de forme corporelle absolument commune avant même l’émergence des éléments, ce qui aurait pour effet de réduire toute forme naturelle ultérieure à un accident et de mener à la confusion ancienne entre génération et altération (Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 12, q. 1, a. 4, c.).

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radicalement passive, qui prend « forme » selon son degré d’émanation ou de proximité par rapport à la source194. La deuxième solution est celle qu’adopte Albert. Celui-ci considère toute forme comme une similitude produite, selon son exemplaire, dans les contraintes propres de ce qu’A. de Libera appelle son « analogie constitutive », c’est-à-dire selon la proportion qui définit chaque substance particulière195. Aussi la substance ne reçoit-elle point l’illumination divine en vertu de sa seule capacité réceptive, mais l’imite-t-elle par une assimilation noétique active196. Chez Avicenne, le rayon divin est partout identique, bien que différemment reçu au sein de tel ou tel corps. A vrai dire, tant la théorie des théologiens inspirés d’Avicenne que la doctrine d’Albert peuvent se réclamer de l’enseignement de Boèce, selon lequel le reçu se trouve dans ce qui le reçoit en fonction des capacités de ce dernier. Mais Albert, influencé plus fortement par Denys, nuance la doctrine. Selon Denys, il n’y a guère de réception possible de l’illumination divine sans conversion. Aussi la créature doitelle s’assimiler activement au principe dont elle émane197. Cette conviction, nous le verrons, présidera également à la compréhension développée par Thomas des rapports entretenus entre cause première et seconde, qu’il ordonne à une doctrine de la participation. Mais la solution d’Albert diffère cependant grandement de celle de son élève et tente d’articuler, à une doctrine de l’éduction des formes tirée d’Aristote, l’hypothèse d’un « flux » formel, destiné à prévenir le Premier principe de toute mixtion avec le monde. Les formes de notre monde sensible ne sont point, selon Albert, les rayons même de la première Cause qui s’épanchent pour informer une matière simplement réceptive. Elles sont plutôt, certes par une action qui 194 « Dicendum, quod secundum Avicennam et ponentes datorem formarum forma uniucuiusque nihil aliud est quam radius intelligentiae sive causae primae. Sicut enim radius solis, secundum quod non est incorporatus, est unum in se, non distinctum secundum diversitatem coloris, sed actus omnis coloris, secundum vero quod incorporatur, determinatur ad hunc vel ad illum colorem, ita etiam radius primae causae, secundum quod est in se, non incorporatus vel receptus in aliis, est unum, uno modo se habens ad omnia, et superlucet omnibus, secundum vero quod recipitur in hoc vel illo corpore, efficitur haec vel illa forma, secundum proportionem corporis recipientis radium magis accedens ad similitudinem causae primae. Unde secundum quod recipitur in corpore caeli, est forma, quae est intelligentia ; secundum vero quod recipitur in corpore simillimo caelo propter aequalitatem complexionis est anima rationalis, quae est simillima intelligentiae, et efficitur minus nobilis secundum recessum corporis ab aequalitate » (ALBERT LE GRAND, Super Dionysium de divinis nominibus, cap. 1, n. 30, p. 15). 195 Cfr à ce propos notamment DE LIBERA, A., Métaphysique et noétique. Albert le Grand, p. 127. 196 Cfr Ibidem, p. 128. 197 Cfr Ibidem, p. 129.

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prend sa source dans l’action divine, mais médiatisée par la causalité céleste, éduites, tirées de la matière même, au sein de laquelle elles se trouvaient contenues inchoativement. « Forma non est lux prima incorporata, sed similitudo eius causata ab ipsa »198. C’est-à-dire, comme le commente très bien A. de Libera, qu’à l’instar de Denys, la doctrine d’Albert « n’est […] pas une théorie de l’incorporation du rayon divin à l’univers des étants, mais une théorie de la causalité divine en tant qu’elle appelle chaque chose à monter autant qu’elle le peut jusqu’à sa ressemblance »199. Selon Albert, le premier principe émet, en raison de sa pleine actualité, un flux continu qui maintient les créatures dans l’être. « Non enim fluit nisi id quod unius formae est in fluente et in eo a quo fit fluxus. Sicut rivus eiusdem formae est cum fonte, a quo fluit, et aqua in utroque eiusdem est speciei et formae. Quod non semper est in causato et causa. […] A fonte autem, a quo fit fluxus, non fluit nisi forma simplex absque eo quod aliquid transmutet in subiecto per motum alterationis vel aliquem alium. Sicut dicimus formam artis ab arte simplici fluere, quae eiusdem rationis est in spiritu, qui vehiculum suum est, quando fluit in manus et organa artificis et quando accipitur in ipsa arte ut in origine sua »200.

Albert prend modèle sur la description aristotélicienne de la production artistique, où la forme en effet, se trouve identique autant dans l’esprit de son créateur, ou cause agente, que dans sa cause formelle et finale. Cela permet au maître colonais de penser l’univocité de la causalité divine à la manière d’une causalité per similitudinem. En se communiquant ellemême, « la première source de la forme simple émet la forme qui procède d’elle sans diminution »201. Il faut cependant nettement distinguer les formes telles quelles, « toujours distinctes dans la lumière de l’intellect », des formes qui ont leur être dans la matière, par laquelle leur communication est empêchée202. C’est sans faiblir (indeficienter), écrit Albert, que le « premier principe s’écoule », et sans s’interrompre (indesinenter), que « l’intellect agent émet des intelligences »203. Ce flux, émané de ce qu’Albert assimile encore à la Première Intelligence, éveille à lui, d’une manière somme toute néo-platonicienne, par un ensemble hiérarchisé de médiations, les formes contenues de manière inchoative dans la matière204. ALBERT LE GRAND, Super Dionysium de divinis nominibus, cap. 1, n. 30, p. 15. DE LIBERA, A., Métaphysique et noétique. Albert le Grand, p. 137. 200 ALBERT LE GRAND, De causis et processu universitatis a prima causa, L. 1, tr. 4, cap. 1, p. 42a. 201 Ibidem, p. 43a. 202 Ibidem, p. 43b. 203 Ibidem, p. 44a. 204 « Nos autem aliter dicimus conveninentius theologiae et philosophiae secundum opinionem Aristotelis, quod formae omnes educuntur de potentia materiae. Unde forma 198 199

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Albert s’oppose aux avicéniens, mais aussi aux « péripatéticiens les plus anciens », à Avicébron et à Hermès Trismégiste, puisqu’ils tendaient à penser toutes choses comme « immédiatement formées par l’essence du Premier »205. Ce faisant, Hermès ignorait l’éduction des formes à partir de la matière et tombait dans le plus grossier matérialisme, assimilant le Premier à un principe matériel « qui agit dans le nombre et par la division des différences et des accidents propres ». Comme l’écrit de Libera, ce qu’Albert reproche à Hermès, « c’est de penser le Premier comme un genre généralissime subsumant la diversité de l’univers créé comme une simple division logique de sa propre essence »206. C’est un jugement qui, inévitablement, rappelle celui qu’Albert émettait encore à l’égard de la matière universelle du Fons vitae, mais aussi de David de Dinant, et qui condamne ce dernier, avec Hermès, au panthéisme. Le juste principe qui préside à la procession des intelligences médiatrices est, selon Albert, celui de la distinction boécienne entre esse et quid quod est. Les matérialistes ou les panthéistes ne l’ont pas perçu, ce qui les fit identifier l’être de toutes choses à celui du premier principe. Dans la doctrine d’Albert, la procession même dépend de l’obscurité, de la différence et de la potentialité introduites par l’objectivité que l’intellect s’oppose sous le mode de la différence boécienne. C’est cette dernière en effet qui, jointe aux processions avicéniennes, scande le rythme de la « fluxion » des intelligences207. Toute chose n’a d’esse que de la cause per suam essentiam non est lux primae causae incorporata. Sed cum omnis actio eius quod compositum est ex motore et moto, habeat in se virtutem motoris et moti, sicut patet in actione caloris naturalis digerentis, quod non incineratur, sed agit ad formam carnis secundum virtutem animae, ita in actione caeli, secundum quam educit formas de potentia materiae, sicut dicitur, quod ‘homo generat hominem et sol’, est virtus primi motoris, in cuius similitudinem consurgit materia per reductionem in actum, quantum potest. Unde forma non est lux primae causae incorporata, sed similitudo eius causata ab ipsa. Et sic est intelligendum, quod dicit Dionysius, quod superapparet radius divinus omnibus existentibus, non tamquam incorporetur eis, sed ut in cuius similitudinem consurgit unaquaeque res, quantum potest » (ALBERT LE GRAND, Super Dionysium de divinis nominibus, cap. 1, n. 30, p. 15). 205 ALBERT LE GRAND, De causis et processu universitatis a prima causa, L. 1, tr. 4, cap. 3, p. 45b. 206 DE LIBERA, A., Métaphysique et noétique. Albert le Grand, p. 172. 207 « […] primus intellectus universaliter agens hoc modo intelligit se, lumen intellectus, quod est ab ipso, prima forma est et prima substantia habens formam intelligentis in omnibus praeter hoc quod ab alio est. Et in hoc quod ab alio est, triplicem habet comparationem, scilicet ad primum intellectum, a quo est et quo sibi est esse ; et ad hoc quod in potentia est secundum hoc quod ex nihilo est. Antequam enim esset, in potentia erat, quia omne quod ab alio est, factum est et in potentia erat, antequam fieret. Intelligentia ergo prima non habet necesse esse nisi secundum quod intelligit se a primo intellectu esse. Secundum autem quod intelligit seipsam secundum ‘id quod est’, occumbit in ea lumen intellectus primi, quo intelligit se a primu intellectu esse. Et sic necesse est, quod

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qui la fait passer de la puissance à l’acte et ne produit elle-même un être que dans son acte de réflexion sur l’« id quod est » qu’elle se découvre ainsi être elle-même. Aussi l’être n’est-il toujours qu’un produit de la réflexion, qui oriente chaque degré tant dans la production de l’altérité que dans le retour à son principe, puisque ce n’est qu’en se découvrant « étant » que l’intelligence assoit également l’être qu’elle possède dans sa cause. La procession créatrice aboutit ainsi dans l’éduction des formes à partir de la matière, en fonction de leur capacité d’imitation du principe supérieur. Demeure cependant laissée dans sa plus parfaite ambiguïté, la manière dont Albert concilie cette doctrine de la création d’une part, ordonnée par le fossé « essentiel » régnant entre l’identité absolue du premier principe et la différence d’esse et d’id quod est par laquelle peut être le plus sûrement caractérisée la créature, et une doctrine du flux qui se différencie tant de la théorie des causes que de celle des principes, en affirmant la transmission sans diminution d’une forme univoque. Les textes d’Albert sont restés ambigus sur ce point et n’ont guère offert d’harmonisation explicite208. Ulrich de Strasbourg, suivi en ceci notamment par Dietrich de Freiberg, donnera cohésion à la doctrine d’Albert en précisant comment l’identité formelle/essentielle et la distinction dans l’être pouvaient être comprises à la manière dont un genre reste identique au sein même de la diversité que lui confèrent ses espèces209. La matière est créée pleine des formes qui en sont éduites. Et sans aucun doute, elle ne peut acquérir de statut substantiel que dans son information. Il faut rappeler à cet égard la forte primauté qu’Albert accorde à la forme lorsqu’il s’agit de caractériser la substance. Cette dernière thèse, impliquée sans nul doute par sa conception du flux créateur, est encore attachée, en son ontologie, à la distinction qu’il maintient entre la substance de la matière et sa puissance, ainsi qu’à la doctrine d’une présence inchoative de la forme au sein de la matière. « […] omne quod generatur, educitur de potentia ad actum, et haec potentia de qua educitur est intra materiam, et tamen nihil est de substantia materiae »210. Sans doute Albert évite-t-il l’écueil de tout monisme matérialiste en refusant d’identifier le inferior constituatur sub ipsa. Et haec est secunda substantia, quae vel anima dicitur vel id quod in caelis est loco animae » (ALBERT LE GRAND, De causis et processu universitatis a prima causa, L. I, tr. 4, cap. 8, pp. 55-56). 208 Cfr DE LIBERA, A., Métaphysique et noétique. Albert le Grand, pp. 177-209. 209 Cfr Ibidem, pp. 190-193 ; ULRICH DE STRASBOURG, De Summo bono, L. IV, tr. 1, cap. 5. 210 ALBERT LE GRAND, Metaphysica, L. XI, tr. I, cap. 8, p. 470b.

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flux créateur aux formes créées elles-mêmes. Qu’est donc cette « puissance » cependant, qui habite la matière et n’est pourtant rien de sa substance, sinon « quelque chose de » ce flux formel211 lui-même qui, de la matière, cherche à réveiller le principe d’activité ? Il y a comme une nostalgie des formes données à la matière lors de sa production et possédées encore inchoativement en elle. La relation qu’elle entretient (avec la forme) ne s’identifie pas pour la matière à son être, et l’ébauche de retour au principe auquel cette dernière offre son sol ne provient en vérité que de la forme elle-même. « Aptitudo autem dicit habitus et formae confusam inchoationem, quod non convenit materiae secundum esse materiae, sed potius per hoc quod aliquid accidit ipsi de esse formae quod est in ipsa »212. A décharge du maître colonais, ce n’est point, selon lui, le flux formel qui meut la matière en quelque sorte de manière prochaine, pour la faire participer au processus causal de génération. L’adaptation et la préparation de la matière même à recevoir le flux, relèvent d’un autre processus. La matière acquiert qualités actives et passives qui médiatisent sa relation à la forme et permettent sa transformation en propre. « Si enim aliquid transmutat materiam, in quam influit forma defluens, hoc tamen nihil est de essentia principii, a quo fit defluxus. Sed sunt qualitates activae vel passivae alicuius alterius causae instrumentaliter transmutantis subiectum. Sicut dolabrum et securis instrumenta sunt artificis adhibita corporaliter propter materiam, non propter formam artis, quae defluit, vel propter artem, quae principium est fluxus illius »213.

Ce n’est donc point la forme même qui semble déterminer comme matériellement, « physiquement » ou « élémentairement » son réceptacle. Les relations causales auxquelles ce dernier est soumis mettent en œuvre un certain nombre de qualités capables de rendre la matière apte en propre à la réappropriation de ce flux. Ainsi, si Albert semble se représenter, dans la suite d’Avicenne, la création à la manière d’un flux formel pénétrant la matière pour l’ordonner à sa finalité, il s’est pourtant opposé aux diverses variantes de la thèse du dator formarum, qu’il qualifie à la fois de platonicienne et d’hermétique ou matérialiste.

211 Cfr ALBERT LE GRAND, De causis et processu universitatis a prima causa, L. I, tr. 4, cap. 1, p. 43a : « […] fluxus est simpliciter emanatio formae a primo fonte, qui omnium formarum est fons et origo ». 212 ALBERT LE GRAND, Metaphysica, L. VII, tr. I, cap. 5, p. 324a-b. 213 ALBERT LE GRAND, De causis et processu universitatis a prima causa, L. I, tr. 4, cap. 1, p. 42a-b.

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Son modèle du flux ne pouvait-il cependant paraître, en certains éléments, sujet à quelque dualisme de principes ? Albert persistait notamment à admettre le concept métaphysique d’une matière qui, abstraite de sa puissance, donnait un fondement unique à tout étant mobile214, tout en n’éclaircissant nulle part véritablement quelle était la provenance de cet être qui la tenait en son indépendance de la forme. Albert écrivait en effet : « [...] materia secundum id quod est, non habeat causam : tamen secundum esse in effectu, causam habet formam : et ut efficiatur in effectu, causam habet efficientem : et ut moveatur ad effectum, causam habet finalem »215. Cette manière de dupliquer les perspectives au sujet de la matière est coutumière à Albert, et laisse dans la plus embarrassante ambiguïté l’origine de la matière considérée sous la perspective de son être métaphysique même. Car si la matière peut bien être appréhendée au fondement de l’étant dans sa relation avec la forme, elle ne se réduit pas, selon Albert, à cette proportion. La matière, si elle est principe, est relative. Mais elle n’est pas principe selon sa substance même, ou selon ce qu’elle est en soi216. « [...] forma nihil conferat materiae de esse materiae, eo quod esse materiae habet materia a seipsa, tamen composito sola confert esse forma, et materia suscipit illud et distinguitur et numeratur ex ipso »217.

II.5.2. Thomas d’Aquin. Dieu comme cause créatrice immédiate de toutes choses Plus attentif à maintenir la notion de matière au sein d’une réflexion de type aristotélicienne sur la distinction des modes de mouvement, Thomas intègre son concept au sein de cadres catégoriaux plus stricts, définis par les rapports de l’acte et de la puissance218. L’Aquinate tendait encore 214 ALBERT LE GRAND, Metaphysica, L. III, tr. II, cap. 10, p. 129b : « Materia autem secundum Aristotelem secundum esse accepta, sicut proprie sumitur in physicis, non est unius generis, sed accepta sicut substantia fundans, una est ». 215 ALBERT LE GRAND, De causis et processu universitatis a prima causa, L. I, tr. 1, cap. 11, p. 24a-b. 216 Cfr ALBERT LE GRAND, Metaphyica, L. I, tr. IV, cap. 2, p. 49a. 217 Ibidem, L. I, tr. IV, cap. 9, p. 60a. 218 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 15, n. 131 : « Sed ne quis hic dubitet occasione horum verborum quid sit potentia materiae, et utrum sit una vel plures ; dicendum est quod actus et potentia dividunt quodlibet genus entium, ut patet in IX Metaphys. et in tertio huius. Unde sicut potentia ad qualitatem non est aliquid extra genus qualitatis, ita potentia ad esse substantiale non est aliquid extra genus substantiae. Non igitur potentia materiae est aliqua proprietas addita super essentiam eius ; sed materia secundum suam

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ainsi à ne plus considérer la problématique même de la matière qu’à partir de la perspective unifiée de la substance singulière, mettant de la sorte définitivement à mal tout reste de dualisme, trop prompt à rappeler les dangers du platonisme et du manichéisme. En bref, d’Albert à Thomas, l’on pourrait dire en quelque sorte que l’on est passé d’une métaphysique de la substance universelle à une métaphysique des substances. Pour Albert, la matière est créée avec une possession inchoative des formes. Or, nous l’avons vu, Thomas écarte cette proposition, issue d’Averroès, et adopte dans ce cadre une thèse originale. Il rejette tout à la fois l’immédiateté menée jusqu’à la confusion chez David de Dinant, et la procession avicénienne des médiations. Il ne se résout pas à voir l’action créatrice ou motrice des causes agir à la manière d’une éduction de formes contenues inchoativement dans la matière, et plus généralement, il refuse la théorie augustinienne des vertus séminales, telle qu’elle pouvait être reprise encore par Bonaventure ou plus tard J. Peckham par exemple. L’on doit s’interroger dans ce contexte, sur la manière dont Thomas évite ces diverses doctrines, sans tomber dans les travers qui précisément, poussèrent à leur élaboration. Comment l’Aquinate notamment, parviendrait-il à écarter toute possession inchoative des formes et à soutenir le caractère purement potentiel de la matière, sans tomber dans la doctrine du dator formarum avicénien ou ce qu’Albert semblait concevoir comme sa formulation la plus extrême, à savoir l’immanentisme radical de Dieu à la matière, perçu chez David de Dinant, Hermès, etc. ? Dans son Commentaire des Sentences (In II Sent., d. 1, q. 1, a. 3), Thomas, s’il rejette la théorie médiatiste issue d’Avicenne, ne disqualifie certes pas de manière unilatérale, peut-être encore marqué par l’influence d’Albert219, la possibilité d’une médiation dans l’acte créateur, par laquelle une cause seconde, en vertu cependant de la puissance universelle de la cause première qui agit en elle, serait susceptible de produire la matière première d’un être220. Thomas se montre cependant très peu convaincu. substantiam est potentia ad esse substantiale. Et tamen potentia materiae subiecto est una respectu multarum formarum ; sed ratione sunt multae potentiae secundum habitudinem ad diversas formas. Unde in tertio huius dicetur quod posse sanari et posse infirmari differunt secundum rationem ». 219 C’est l’opinion que soutient VERNIER, J.-M., Théologie et métaphysique de la création chez saint Thomas d’Aquin, pp. 166-168. 220 « Respondeo dicendum, quod circa hoc est triplex opinio. Quidam enim philosophi posuerunt quod a prima causa immediate est unum primum causatum, a quo postmodum sunt alia, et sic deinceps ; unde posuerunt, unam intelligentiam causari mediante alia, et animam mediante intelligentia, et corporalem naturam mediante spirituali : quod pro haeresi condemnatur : quia haec opinio honorem qui Deo debetur, creaturae attribuit ; unde propinqua est ad trahendum in idolatriam. Unde alii dixerunt, quod creatio nulli creaturae

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Une autre solution possède déjà nettement sa préférence et le poussera à refuser très fermement, le temps aidant, la proposition d’Albert. Selon Thomas, Dieu est la cause créatrice immédiate de tout être221. Sa causalité est plus intime que toute autre, car il donne l’être même des choses, là où une autre cause ne fait que déterminer cet être de telle ou telle manière. Nulle chose en effet, précise encore l’Aquinate, ne peut dépendre de quelque autre créature dans la totalité de son être, puisque « la matière vient de Dieu seulement »222. Ce qui donc peut être dit causé par quelque créature, n’exclut pas l’opération immédiate de Dieu jusqu’en cette causalité même, ainsi qu’en tout effet produit, car sa virtus peut être considérée comme le medium qui unit l’action de la cause seconde avec l’effet qu’elle produit. « La vertu de toute créature ne peut en effet aboutir à son effet que par la vertu du créateur, de laquelle provient toute vertu, et la conservation de toute vertu, ainsi que son ordonnancement à son effet »223. convenit, nec etiam communicabilis est ; sicut nec esse infinitae potentiae, quam exigit creationis opus. Alii dixerunt creationem nulli creaturae communicatam esse, communicari tamen potuisse : quod Magister asserit, in 4 lib., dist. 5, in fine. Utraque autem harum ultimarum opinionum videtur mihi secundum aliquid vera esse. Cum enim de ratione creationis sit ut non praeexistat aliquid sibi, ad minus secundum naturae ordinem, hoc potest accipi vel ex parte creantis, vel ex parte creati. Si ex parte creantis, sic dicitur illa actio esse creatio quae non firmatur super actione alicujus causae praecedentis ; et sic est actio tantum causae primae : quia omnis actio secundae causae firmatur super actione causae primae. Unde sicut non potest communicari alicui creaturae quod sit causa prima ; ita non potest communicari sibi quod sit creans. Si autem sumatur ex parte creati, sic illius proprie est creatio cui non praeexistat aliquid in re, et hoc est esse. Unde dicitur in Lib. de causis, quod prima rerum creatarum est esse ; et alibi in eodem Lib. dicitur, quod esse est per creationem, et aliae perfectiones superadditae per informationem, et in compositis praecipue illud esse quod est primae partis, scilicet materiae ; et ex parte ista accipiendo creationem, potuit communicari creaturae, ut per virtutem causae primae operantis in ipsa, aliquod esse simplex, vel materia produceretur : et hoc modo philosophi posuerunt intelligentias creare, quamvis sit haereticum » (THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 1, q. 1, a. 3, c.). 221 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 1, q. 1, a. 4, c. 222 Idem. 223 « Horum tamen causa etiam Deus est, magis intime in eis operans quam aliae causae moventes : quia ipse est dans esse rebus. Causae autem aliae sunt quasi determinantes illud esse. Nullius enim rei totum esse ab aliqua creatura principium sumit, cum materia a Deo solum sit ; esse autem est magis intimum cuilibet rei quam ea per quae esse determinatur ; unde et remanet, illis remotis, ut in libro de causis dicitur. Unde operatio creatoris magis pertingit ad intima rei quam operatio causarum secundarum : et ideo hoc quod creatum est causa alii creaturae, non excludit quin Deus immediate in rebus omnibus operetur, inquantum virtus sua est sicut medium conjungens virtutem cujuslibet causae secundae cum suo effectu : non enim virtus alicujus creaturae posset in suum effectum, nisi per virtutem creatoris, a quo est omnis virtus, et virtutis conservatio, et ordo ad effectum ; quia, ut in libro de causis dicitur, causalitas causae secundae firmatur per causalitatem causae primae » (Idem). Une doctrine identique est exposée dans les commentaires bibliques, avec le langage qui lui est propre : « Consequenter autem tangit factionem hominis quantum ad opus propagationis secundum quod homo ab homine generatur. Ubi considerandum est quod omnia naturae

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Le texte suivant résume bien la position générale de Thomas dans ce débat : « Alia opinio huic contraria fuit Platonis qui posuit, formas separatas, quas vocavit ideas, esse inducentes formas in materiis : et quasi ad hanc opinionem reducitur opinio Avicennae, qui dicit quod omnes formae sunt ab intelligentia, et agens naturale non est nisi praeparans materiam ad receptionem formae ; et ista opinio procedit ex hoc quod vult unumquodque generari ex suo simili, quod frequenter non invenitur in rebus naturalibus ; sicut in his quae per putrefactionem fiunt ; et etiam quia ponebat fieri per se terminari ad formam ; et hoc non potest esse, quia per se fieri terminatur ad hoc quod habet esse, quod est terminus factionis ; et hoc est tantum compositum, non forma neque materia ; unde forma, non nisi per accidens generatur. Tertia est Aristotelis, media inter has, scilicet quod omnes formae sunt in potentia in materia prima, non autem actu sicut ponentes latitationes dixerunt : et agens naturale agit non formam, sed compositum, reducendo materiam de potentia in actum ; et hoc agens naturale in sua actione est quasi instrumentum ipsius Dei agentis, qui etiam materiam condidit, et formae potentiam dedit. Unde non oportet, hanc opinionem sustinendo, quod generans creet formam, vel quod faciat aliquid ex nihilo : quia non facit formam, sed compositum »224.

Dans la Somme de théologie, les quelques questions consacrées à la création commenceront, avant toute détermination ultérieure, par en poser un concept général, permettant de différencier la compréhension opera Deo attribuit non ut excludat naturae operationem sed eo modo quo principali agenti attribuuntur ea quae per causas secundas aguntur, ut artifici operatio serrae : hoc enim ipsum quod natura operatur a Deo habet, qui ad hoc eam instituit. In hac autem hominis generatione primo occurrit seminis resolutio, et quantum ad hoc dicit nonne sicut lac mulsisti me? Sicut enim semen est superfluum alimenti ita et lac. Secundo autem occurrit compactio massae corporeae in utero mulieris, et quantum ad hoc subdit et sicut caseum me coagulasti? Ita enim se habet semen maris ad materiam quam femina ministrat in generatione hominis et aliorum animalium sicut se habet coagulum in generatione casei. Tertio autem occurrit distinctio organorum, quorum quidem consistentia et robur est ex nervis et ossibus, circumdantur autem exterius a pelle et carnibus, unde dicit pelle et carnibus vestisti me, ossibus et nervis compegisti me. Quartum autem est animatio fetus, et praecipue quantum ad animam rationalem quae non infunditur nisi post organisationem ; simul autem cum anima rationali infunduntur homini divinitus quaedam seminaria virtutum, aliqua quidem communiter omnibus, aliqua vero specialiter aliquibus secundum quod homines quidam sunt naturaliter dispositi ad unam virtutem, quidam ad aliam : Iob autem dicit infra ab infantia crevit mecum miseratio, et de utero egressa est mecum, unde et hic dicit vitam et misericordiam tribuisti mihi. Ultimum autem est conservatio vitae tam in materno utero quam post exitum ex utero, quae quidem conservatio est partim quidem per principia naturalia, partim autem per alia Dei beneficia naturae superaddita, sive pertineant ad animam sive ad corpus sive ad exteriora bona, et quantum ad hoc subdit et visitatio tua custodivit spiritum meum » (THOMAS D’AQUIN, Expositio super Iob ad litteram, cap. 10). 224 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 1, q. 1, a. 4, ad 4.

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chrétienne des nombreuses tentatives d’explication de production du monde données dans l’antiquité. Dans la Ia pars, q. 44, a. 2, Thomas montre comment la philosophie s’est « progressivement avancée dans la vérité ». Les présocratiques, on le sait, avaient pris pour principes des éléments substantiels qu’ils estimaient incréés. Ils ne pouvaient donc concevoir de changement ou de production que de type accidentel. Platon et Aristote surent donner des causes plus universelles et spirituelles aux choses, telles que les idées ou le mouvement des sphères célestes. Ils distinguèrent la forme substantielle d’une matière jugée éternelle et cherchèrent à rendre compte de l’apparition des substances en fonction de leurs formes essentielles. Une forme, cependant, ne se comporte pas différemment envers une matière préexistante, que l’accident vis-à-vis de son sujet. Elle ne fait que lui donner un mode d’être particulier, et ne rend pas compte de la chose en tant simplement qu’elle est et en tout ce qu’elle est. Seuls quelques penseurs ultérieurs, dont Thomas ne précise pas le nom225, se sont élevés à la considération de l’ens en tant qu’il est ens. Ceux-ci cherchèrent ainsi à révéler les causes des choses non seulement selon qu’elles sont telles ou telles par leurs formes accidentelles ou substantielles, mais en tant simplement qu’elles sont des entia, et « selon tout ce qui appartient à leur être par quelque mode que ce soit »226. Il faut dès lors affirmer, écrit Thomas, que « même la matière première est créée par la cause universelle des êtres »227. Si l’on admet que tout l’être est ainsi émané de Dieu comme de sa cause universelle et première, alors cette production advient ex nihilo, c’est-à-dire en l’absence de tout substrat présupposé (materia prima). Nous ne nous étendrons pas ici sur le sujet, mais l’on rappellera comment Thomas se refusa à établir rationnellement l’existence ou la non-existence d’un commencement temporel à la création. Selon une très juste formulation que l’on doit à E. Bailleux : « Sans doute nous semble-t-il que Dieu devient créateur dans le temps ; c’est pure apparence. L’éternité domine et englobe le temps, elle ne s’y prolonge pas. […] L’activité créatrice, consubstantielle à Dieu, s’exerce hors du temps, elle est éternelle »228. L’être divin est d’ailleurs lui-même 225 Pour une brève revue des attributions des noms les plus divers et les plus illustres à ces aliqui au cours de l’histoire de l’interprétation de ce texte, cfr HOUSER, R. E., « Avicenna, Aliqui, and Thomas Aquinas’s doctrine of creation ». Notons que R. E. Houser prend position pour une attribution à Avicenne. La recherche de L. X. lopez Farjeat, concentrée sur des textes plus anciens, peut semble-t-il être lue dans le même sens (cfr LOPEZ FARJEAT, L. X., « Avicenna’s influence on Aquinas’ early doctrine of creation… »). 226 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 44, a. 2, c. 227 Idem. 228 BAILLEUX, E., « La création, œuvre de la Trinité, selon saint Thomas », p. 35.

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entièrement simultané et ne souffre aucune succession, contrairement au monde créé229. Le concept de création développé par Thomas ne pourra dès lors être réduit à son rapport à la temporalité. En tout état de cause, cette dernière est elle-même un objet de la création divine, et l’on peut tout au plus admettre qu’elle ait été produite simultanément à l’univers. Le temps n’apparaît selon Thomas qu’avec la substance matérielle230. Une telle conception atemporelle de la création cependant, devait se confronter au texte de la Genèse, dont l’exégèse au Moyen Age s’établissait en constante référence à l’interprétation qu’en avait donnée Augustin. C’est à cette dernière que s’opposait notamment saint Bonaventure dans le IIe livre de son Commentaire des Sentences : « Quidam vero, inter quos praecipuus fuit Augustinus, magis secuti sunt viam philosophicam, quae illa ponit quae magis videntur rationi consona ; unde et intellectum Scripturae traxit ad rationis confirmationem et attestationem. Unde, cum videatur rationabilius a summa potentia omnia produci simul, et mora temporis interacientis nullius videatur esse utilitatis vel necessitatis, posuit omnia simul esse producta, suam positionem confirmans per auctoritates sacrae Scripturae et exponens illud quod videtur sibi contraire, videlicet de dierum dinstinctione, ostendens quod illi dies non fuerunt dies materiales, sed potius spirituales qui omnes simul potuerunt esse »231.

Si saint Augustin affirmait qu’il était plus raisonnable d’admettre que l’actualisation de la matière se soit faite dans le même temps que la création, le franciscain, bien qu’il admette que cette position soit défendable par la raison, préférait s’en tenir au sens littéral de l’Ecriture et se ranger ainsi à l’opinion d’autres docteurs, qui « posuerunt omnia corporalia simul esse creata in materia, sed non simul sed per senarium dierum esse distincta in forma »232. Un perfectionnement progressif de la création était 229 Cfr ELDERS, L. J., The philosophical Theology of St. Thomas Aquinas, pp. 300-301. Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 14. 230 Cfr DE TONQUEDEC, J., La philosophie de la nature, Partie 1, fascicule 3, p. 77 : « Le dogme chrétien enseigne que le monde a commencé. Il ne faut point conclure de là qu’à un instant donné il n’y avait rien encore, et qu’à l’instant suivant il y a eu le monde. Car avant l’existence des choses mobiles, il n’y avait pas d’‘instants donnés’. Le temps n’existait point, ni aucune de ses limites ou périodes. Dieu a créé le temps par le seul fait qu’il créait des êtres mouvants ». 231 BONAVENTURE, In II Sent., d. 12, a. 1, q. 2, c. 232 Idem. Cette position, il faut le noter, bien qu’elle convienne peut-être moins à la raison, demeure selon Bonaventure défendable au moyen même de cette dernière : « Hanc positionem, etsi minus videatur rationabilis quam alia, non tamen est irrationabile sustinere. Quamvis enim ratio non percipiat huius positionis congruitatem prout considerationi suae innititur, percipit tamen prout sub lumine fidei captivatur » (Idem). Au moment de rendre compte de l’opposition entre Augustin et les autres Pères à propos de l’explication de la création en six jours, Thomas pouvait lire dans la Glossa d’Alexandre de Hales par

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impliqué, donnant argument aux partisans de la doctrine de la pluralité des formes substantielles, qui pouvaient ainsi se superposer et informer tour à tour la matière. La matière des êtres corporels n’aurait pas été créée par Dieu à l’état parfaitement informé, mais se serait vue dotée au commencement d’une forme incomplète, progressivement actualisée par l’adjonction de nouvelles formes233, en un nombre parfait de jours234. Cette doctrine permettait à Bonaventure, mais aussi R. Kilwardby ou J. Peckham, exemple : « Ens potentia et non-ens potentia opponuntur primo ; et ens actu, non-ens actu opponuntur secundo. Cum ergo natura sufficiat ut de ente in potentia exeat ens actu, erit aliqua causa superior, quae de omnino non-ente faciat ens in potentia. Haec autem est causa omnium causarum ; et ita primum opus erat ut prima oppositio erat, scilicet circa ens in potentia ; et ita, materia cum sit ens in potentia, ipsa erat primum opus. Adhuc, ab agente exit opus : ergo a perfectissimo agente perfectissimum opus. Sed Creator omnium est perfectissimum agens ; ergo ab eo perfectissimum opus. Tale autem est materia habens formam, et non materia informis ; sic videtur quod simul forma et materia sint creata. Dicendum quod omnia sunt creata simul in suis materiis et in suis formis. Sed ‘simul’ dici potest aut ex parte creantis vel creati ; si creati, tunc omnia simul in materia ; aut secundum esse generale vel speciale, et sic simul omnia, sed non simul secundum esse individuale » (ALEXANDRE DE HALES, Glossa in quatuor libros Sententiarum, L. II, d. 12, n. 4, p. 122). Les trois premiers jours signifient l’œuvre de distinction, les trois suivant celle d’ornementation (Cfr Ibidem, n. 5, p. 123). Et dans la Somme attribuée à Alexandre, on lira notamment : « […] esse enim creaturae esse terminatum est, ex eo quod creaturae est ; impossibile est enim esse creaturae infinitum esse. Constat autem quod aliud est dicere ‘esse terminatum’ et ‘esse formatum vel distinctum’ et ‘esse ordinatum’. Materia enim, quantum est de se, etsi habeat esse terminatum, non tamen distinctum, nisi capacitas sua assignetur ei pro distinguente, tamen proprie loquendo nec terminationem perfectam nec distinctionem habet sine forma : et ita distinguitur ibi ‘esse’ contra quaestionem quaerentem de specie et ordine » (ALEXANDRE DE HALES, Summa theologica, Ia, inq. I, tract. III, q. III, membrum 3, cap. 1, a. 3, ad 3). 233 MACKEN, R., « Le statut de la matière première dans la philosophie d’Henri de Gand », p. 133. Cfr BONAVENTURE, In II Sent., d. 12, a. 1, q. 3, c. : « Et ideo est alius modus dicendi rationabilior, quod materia illa producta est sub aliqua forma, sed illa non erat forma completa nec dans materiae esse completum ; et ideo non sic formabat, quin adhuc materia diceretur informis, nec appetitum materiae adeo finiebat, quin materia adhuc alias formas appeteret ; et ideo dispositio erat ad formas ulteriores non completa perfectio. Et quoniam ad multas formas materia informis appetitum et inclinationem habebat, ideo, quamvis illa forma non haberet in se naturas diversas, tamen materia in diversis suis partibus quandam diversitatem imperfectam habebat, non ex diversis actibus completis sed magis ex appetitibus ad diversa ; et ideo permixta dicitur et confusa. – Sicut exemplum ponitur in embryone, quod actu habet unam formam et figuram quamdam massae carnis, illa tamen est dispositio ad diversas membrorum figurationes. Istud tamen non est omnino simile, quia forma illa non erat tantae actualitatis, sicut est forma embryonis, nec in tanta propinquitate ad eductionem formarum sequentium, sicut forma embryonis ad eductionem membrorum. Forma enim embryonis est visibilis et per vim naturae ad perfectam completionem est producibilis ; illa vero materia sub tali forma incomposita erat et invisibilis, et ad formas subsequentes sola divina virtute et operatione poterat perduci. Et ideo propter imperfectionem formae illius materia illa dicitur informis ; et propter indeterminatum appetitum multarum formarum confusa dicitur et permixta ». 234 Ibidem, d. 12, a. 1, q. 2, c.

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de rejoindre Augustin par un autre biais, à savoir celui des raisons séminales, c’est-à-dire de formes inchoatives placées au cœur de la matière dès le commencement, mais qui ne se déploient qu’au gré de la Providence divine. Thomas minimise quant à lui fortement cet aspect successif donné à la création du monde et s’accorde aux grandes lignes de l’interprétation des six jours donnée par saint Augustin, tout en essayant de l’harmoniser dialectiquement avec celle des autres Pères de l’Eglise. Augustin s’opposait à ceux qui faisaient des jours de la création des moments bien distincts en eux-mêmes, et affirmait que ces derniers n’étaient en vérité qu’un seul, mais « présentés en sept fois par rapport aux choses créées »235. C’est seulement sous la perspective de la connaissance, et plus précisément de la connaissance angélique, que les jours de la création seraient distingués. L’œuvre des six jours se serait donc réalisée simultanément. Saint Augustin refusait en outre d’admettre que l’état informe de la matière, entendu comme une absence totale de forme en cette dernière, ait pu précéder temporellement sa formation. L’antériorité d’une telle matière ne devait, selon lui, s’entendre que d’une antériorité de nature ou « selon l’origine ». Pour Thomas, l’acte créateur lui-même ne peut être soumis au temps236. Rien, et même aucune puissance passive, c’est-à-dire aucune matière, ne peut être présupposé à l’action créatrice, émanation de tout l’être à partir de la cause universelle237. La création ne peut donc être qualifiée de changement, ce qui supposerait toujours le passage d’un être de la puissance à l’acte et la persistance du sujet soumis au devenir. Dire que le monde a été possible avant d’être créé, c’est se référer non à la puissance passive ou à la possibilité de l’être soumis au changement, mais plutôt à la puissance active, c’est-à-dire à la puissance de l’agent lui-même, ou encore à une possibilité dite absolue, qui n’est relative à aucune puissance, et consiste dans le rapport de termes non-contradictoires238. « Mais dans la création, qui produit toute la substance des choses, on ne peut saisir aucun élément identique qui diffère maintenant de l’état antérieur […] »239. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 74, a. 2, c. Ibidem, Ia, q. 46, a. 3, ad 1 : « […] non dicuntur in principio temporis res esse creatae, quasi principium temporis sit creationis mensura sed quia simul cum tempore caelum et terra creata sunt ». 237 Cfr Ibidem, Ia, q. 45, a. 1, c. ; Ibidem, Ia, q. 45, a. 2, c. 238 Cfr Ibidem, Ia, q. 46, a. 1, ad 1. 239 Ibidem, Ia, q. 45, a. 2, ad 2. Cfr aussi Ibidem, Ia, q. 45, a. 3, c. : « […] quod creatur, non fit per motum vel per mutationem. Quod enim fit per motum vel mutationem, fit ex aliquo praeexistenti, quod quidem contingit in productionibus particularibus aliquorum entium ; non autem potest hoc contingere in productione totius esse a causa universali omnium entium, quae est Deus. Unde Deus, creando, producit res sine motu ». 235 236

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Le changement, comme le temps, n’apparaissent qu’avec la naissance des essences composées de matière et de forme. Ainsi ne peut-on dire qu’un état informe de la matière ait précédé dans le temps son information et sa distinction. « Si enim materia informis praecessit duratione, haec erat iam in actu, hoc enim duratio importat, creationis enim terminus est ens actu. Ipsum autem quod est actus, est forma. Dicere igitur materiam praecedere sine forma, est dicere ens actu sine actu, quod implicat contradictionem »240.

Seule la substance matérielle informée est soumise au temps. « Rien ne devient, sinon en tant qu’il est »241. « Nec etiam potest dici quod habuit aliquam formam communem et postmodum supervenerunt ei formae diversae, quibus sit distincta. Quia hoc esset idem cum opinione antiquorum naturalium, qui posuerunt materiam primam esse aliquod corpus in actu, puta ignem, aerem aut aquam, aut aliquod medium. Ex quo sequebatur quod fieri non esset nisi alterari. Quia cum illa forma praecedens daret esse in actu in genere substantiae, et faceret esse hoc aliquid ; sequebatur quod superveniens forma non faceret simpliciter ens actu, sed ens actu hoc, quod est proprium formae accidentalis ; et sic sequentes formae essent accidentia, secundum quae non attenditur generatio, sed alteratio. Unde oportet dicere quod materia prima neque fuit creata omnino sine forma, neque sub forma una communi, sed sub formis distinctis. Et ita, si informitas materiae referatur ad conditionem primae materiae, quae secundum se non habet aliquam formam, informitas materiae non praecessit formationem seu distinctionem ipsius tempore, ut Augustinus dicit, sed origine seu natura tantum, eo modo quo potentia est prior actu, et pars toto »242.

Selon la raison, on peut dire en effet que l’être absolu en puissance précède l’être absolu en acte, à la façon dont l’idée précède l’existence actuelle ou effective de la chose, mais il n’en est rien sous la perspective même de la réalité en acte, telle dès le commencement. Lorsque les « autres Pères », remarque Thomas, admettent l’antécédence temporelle de la matière informe, ils n’entendent point cette dernière comme excluant toute forme, « mais comme excluant cette beauté et cet éclat que l’on voit maintenant dans la créature corporelle »243. Ils soutiennent donc que la création, action divine unique au principe de la production de la substance des choses, fut bien exercée en un seul instant et en un commencement indivisible, tandis que l’œuvre de distinction et d’ornementation 240 241 242 243

Ibidem, Ia, q. 66, a. 1, c. ; Cfr aussi Ibidem, Ia, q. 66, a. 4. Cfr Ibidem, Ia, q. 46, a. 3, ad 3. Ibidem, Ia, q. 66, a. 1, c. Cfr Ibidem, Ia, q. 66, a. 1, c.

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suppose une certaine mutation de la créature, mesurée par le temps244. La matière ne peut être connue qu’au sein du mouvement245, qui suppose la dimension du temps. Elle n’acquiert donc sa signification qu’au sein de ceux-ci, et ne peut, au sens propre, intervenir à titre de principe dans la notion de création divine, qui ne participe ni à la raison du temps, ni à celle du changement. L’universalité de l’être est en quelque sorte plus grande que celle de la sphère dont dépend le temps, et implique de concevoir la création essentiellement comme un lien de dépendance ontologique. A. Forest a très bien décrit l’idée thomasienne : « Il faut distinguer, en effet, deux sortes d’agents ; les agents créés ne sont en acte que d’une façon particulière ; Dieu, par contre, est totaliter actus. Un être créé agit donc non par sa substance, mais par sa forme particulière ; son efficacité est ainsi déterminée à produire tel mode d’être particulier, elle ne produit qu’un être fixé dans tel genre et dans telle espèce, par exemple celle du feu ou de la blancheur ou tout autre. C’est pourquoi ne produisant pas l’être même, un agent particulier suppose une matière préalable qui soit le sujet de cette mutation. Dieu, au contraire, agit par son être, en qui se trouve contenu éminemment la perfection universelle de l’être ; aussi peut-il créer, non pas telle perfection à partir d’un sujet, mais l’être même d’une façon absolue. Celui qui est la cause de l’être en tant qu’être doit donc être la cause de tout ce qui entre dans la nature des choses créées, de leur forme accidentelle comme de leur forme substantielle, et de la matière même, secundum omne illud quod pertinet ad esse illorum quocumque modo. S’il est vrai que rien ne préexiste à l’action divine, il faut donc dire qu’elle n’entre pas dans le genre d’une mutation. Nous pourrions, il est vrai, considérer que le temps lui-même est ce sujet commun qui se rencontre dans toute mutation, mais ce ne serait là qu’une fausse imagination. Avant l’existence du monde, le temps lui-même n’était rien et ne préexistait pas à la nature universelle des choses »246. 244

Cfr Ibidem, Ia, q. 74, a. 1, ad 1. THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 2, n. 1285. 246 FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, pp. 54-55. Cfr à ce propos THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 1 ; IDEM, Summa theologiae, Ia, q. 44, a. 2 ; IDEM, Summa theologiae, Ia, q. 46, a. 1, ad 6. Cfr aussi DUBARLE, D., L’ontologie de Thomas d’Aquin, pp. 232-236. La résonance contemporaine que le vocabulaire utilisé par Dubarle donne à cette distinction, est intéressante. Le plan ontologique que la doctrine de la création élève au-delà de celui de la substance grecque tend à ramener ce dernier sur l’ontique et permet d’interroger les rapports de dépendance : « […] la réalité enveloppée dans la compréhension de l’être s’est donnée tout d’abord, et pendant longtemps quasi exclusivement, comme présentant à l’intelligence en mal de savoir rationnel à tout le moins l’esquisse d’un ensemble de particularités naturelles de l’être, déterminations intelligibles ou substances individuelles, se proposant au titre général de l’οὐσία, c’est-à-dire de cet essentiel de l’être qu’à toutes ensemble elles représentent. Or, par différence d’avec ce système de l’οὐσία substance-essence, la 245

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On trouve dans la Somme Théologique cette objection, empruntée au commentaire sur la Physique rédigé par Averroès : « la matière ne saurait être créée par Dieu. En effet, tout ce qui devient suppose à la fois un sujet et un complément qui s’ajoute à ce sujet. Mais il n’y a pas de sujet de la matière première. Elle ne peut donc pas être créée par Dieu »247. Averroès interprète la doctrine de la création selon le modèle du devenir, et se réfugie derrière un strict point de vue aristotélicien pour affirmer que tout devenir suppose un sujet248. Affirmer le contraire reviendrait à dire que quelque chose pourrait être produit à partir du néant, ce qui s’avère, selon le Commentateur, impossible, et le fait d’une fausse imagination qui ne présupposerait aucun sujet là où elle ne perçoit aucune chose visible. Mais toute chose naturelle provient per se de la matière première. Cette interprétation, selon Thomas, ne considère cependant que le devenir des choses particulières, et jamais la production de l’être total et absolu. Chez Aristote, sans doute, tout advient par génération ou par corruption à partir d’une matière préalable, ce que lui reprocha déjà Maïmonide249. Mais comme l’avait bien remarqué le penseur juif, il faut renvoyer à l’objectant l’accusation d’un usage faussé de l’imagination, et soutenir que toute cause ne précède pas nécessairement son effet dans le temps. L’usage des sens, au contraire, doit permettre d’affirmer que « la chose produite du néant n’indique, ni pour les sens, ni pour l’intelligence, aucune chose antérieure, de manière qu’elle dût être précédée d’une possibilité »250. Et plus généralement, selon l’exemple repris par Thomas au Guide des égarés, il apparaît impossible de conclure à partir de l’état temporalité se présente non comme un déterminant ‘ontologique’ de ce qui est, mais comme un trait ‘ontique’ de l’actualité même de l’univers physique. Dans la mesure où cela est reconnu, où il n’est plus possible de se contenter de l’attitude philosophique grecque professant d’une part l’intemporalité de l’οὐσία intelligible, d’autre part l’éternité de l’ensemble cosmique, et enfin le caractère foncièrement accidentel de ce qui n’est qu’être de fait, c’est la problématique d’un tout autre registre de l’ontologie qui commence d’être en vue. L’ontologie de l’‘ontique’, et plus seulement de l’‘ontologique’, s’il est permis de s’exprimer ainsi, est en germe dans cette théologie de la temporalité à laquelle on voit ici saint Thomas s’exercer » (Ibidem, pp. 235-236). 247 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 44, a. 2, arg. 1. 248 Cfr FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, pp. 58-59. 249 Cfr SCHACHT, J., MEYERHOF, M., « Maimonides against Galen on Philosophy and Cosmogony », pp. 74-76 : selon Maïmonide (Aphorismes), qui s’oppose à l’argumentation cosmologique défendue par Galien dans son de partu, accepter un monde éternel est incompatible avec quelque supposition de liberté de création pour Dieu. L’Eternité du monde, en effet, va avec la nécessité des lois de la matière. 250 MAÏMONIDE, Le Guide des égarés, II, 17, p. 292. Voir sur ceci : WOHLMAN, A., Thomas d’Aquin et Maïmonide, pp. 33-34.

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présent d’une nature, à celui qu’elle présentait précédemment sous une forme moins accomplie : « Causa autem quare demonstrari non potest, est ista, quia natura rei variatur secundum quod est in esse perfecto, et secundum quod est in primo suo fieri, secundum quod exit a causa ; sicut alia natura est hominis jam nati, et ejus secundum quod est adhuc in materno utero. Unde si quis ex conditionibus hominis nati et perfecti vellet argumentari de conditionibus ejus secundum quod est imperfectus in utero matris existens, deciperetur ; sicut narrat Rabbi Moyses, de quodam puero, qui mortua matre, cum esset paucorum mensium, et nutritus fuisset in quadam insula solitaria, perveniens ad annos discretionis, quaesivit a quodam, an homines essent facti, et quomodo ; cui cum exponerent ordinem nativitatis humanae, objecit puer hoc esse impossibile, asserens, quia homo nisi respiret et comedat, et superflua expellat, nec per unum diem vivere potest ; unde nec in utero matris per novem menses vivere potest. Similiter errant qui ex modo fiendi res in mundo jam perfecto volunt necessitatem vel impossibilitatem inceptionis mundi ostendere : quia quod nunc incipit esse, incipit per motum ; unde oportet quod movens praecedat duratione : oportet etiam quod praecedat natura, et quod sint contrarietates, et haec omnia non sunt necessaria in progressu universi esse a Deo »251.

L’antériorité, surenchérira plus tard Thomas, « que nous envisageons avant que le temps ne fût, ne pose pas quelque partie de temps dans la réalité mais seulement en imagination »252. Aussi, « la création ne peut être appelée changement que par métaphore, selon que l’on imagine que la créature a l’être après le non-être »253. On ne peut donc présupposer à la création quelque possibilité passive attachée à la chose réelle, c’est-àdire une matière, mais bien la possibilité active inhérente à l’opération divine seulement. Au contraire du maître juif cependant, l’Aquinate admet une certaine compatibilité, purement rationnelle, entre la doctrine d’une libre création divine et celle de l’éternité du monde, étant bien entendu que la foi lui impose de ne pas retenir la dernière hypothèse254. Que la matière ne soit THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 1, q. 1, a. 5, c. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 36. 253 Ibidem, II, 37. 254 C’est bien entendu sous la forme inverse, qui lui est pourtant rationnellement corrélée, que Thomas s’exprime le plus souvent, à savoir qu’il défend l’impossibilité de démontrer rationnellement l’éternité du monde : « […] nihil praeter Deum ab aeterno fuisse. Et hoc quidem ponere non est impossibile. Ostensum est enim supra quod voluntas Dei est causa rerum. Sic ergo aliqua necesse est esse, sicut necesse est Deum velle illa, cum necessitas effectus ex necessitate causae dependeat, ut dicitur in V Metaphys. Ostensum est autem supra quod, absolute loquendo, non est necesse Deum velle aliquid nisi seipsum. Non est ergo necessarium Deum velle quod mundus fuerit semper. Sed eatenus mundus 251

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pas engendrée ni ne périsse ne signifie pas qu’il faille exclure qu’elle soit par création. La matière première ne peut être l’effet d’aucun agent particulier255. En outre nous savons que, selon Thomas, l’action d’un agent non-physique ne nécessite aucune matière commune avec ce sur quoi il agit. Il en est d’ailleurs de même à chaque fois que mobile et moteur n’appartiennent pas au même genre physique, comme nous avons pu déjà le constater des astres et des réalités sublunaires. L’agent, s’il ne « communique » pas dans la matière avec son patient, ne subit rien de la part de ce qu’il meut256. Son action sur l’être de la nature, ou la forme qu’il lui imprime, est donc absolument, ou ontologiquement première et universelle. L’activité créatrice du premier agent est en outre immédiate et ne réduit pas l’émergence de la multiplicité, nous l’avons vu, à quelque médiation prise à partir d’une forme unique. L’Aquinate se base notamment sur un principe repris à Avicenne pour soutenir qu’il n’est point nécessaire de supposer une matière à l’activité créatrice de Dieu. Un agent, avançait déjà Avicenne257, pour lequel agir est accidentel, a besoin d’une matière sur laquelle exercer son action. Or, en Dieu, précise Thomas, l’action s’identifie à la substance, et n’est point accidentelle. Dieu « ne requiert dès lors aucune matière en laquelle agir et peut donc faire quelque chose à partir de rien »258. Pour Thomas, tout agent n’agit que de la manière dont il est en acte. Aussi l’activité de l’agent créé est-elle limitée par le fait que la totalité de sa substance ne soit pas son acte d’une part, et les limites que lui imposera la nature de son effet d’autre part, dont certaines déterminations préexistent259. Or l’actualité complète de Dieu ne peut, quant à elle, est, quatenus Deus vult illum esse, cum esse mundi ex voluntate Dei dependeat sicut ex sua causa. Non est igitur necessarium mundum semper esse. Unde nec demonstrative probari potest » (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 46, a. 1, c.). Il faut bien entendu renvoyer également au petit traité que Thomas consacra explicitement à ce problème : De aeternitate mundi. 255 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 9, a. 6, c. 256 Cfr THOMAS D’AQUIN, In III Phys., 4, n. 301. Cfr à ce propos JOLIVET, R., Essai sur la pensée grecque et la pensée chrétienne, pp. 20-24. 257 Cfr AVICENNE, Liber de philosophia prima sive scientia divina, tr. VI, cap. 2, p. 306. 258 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 1, sed contra 2 : « Avicenna dicit quod agens cui accidit agere, requirit materiam in quam agat. Sed Deo non accidit agere, immo sua actio est sua substantia. Ergo non requirit materiam in quam agat, et ita potest ex nihilo aliquid facere ». 259 Ibidem, q. 3, a. 1, c. : « […] omne agens agit, secundum quod est actu ; unde oportet quod per illum modum actio alicui agenti attribuatur quo convenit ei esse in actu. Res autem particularis est particulariter in actu : et hoc dupliciter: primo ex comparatione sui, quia non tota substantia sua est actus, cum huiusmodi res sint compositae ex materia et forma ; et inde est quod res naturalis non agit secundum se totam, sed agit per formam suam, per quam est in actu. Secundo in comparatione ad ea quae sunt in actu. Nam in

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être soumise à aucune de ces limitations. Un argument que Thomas assoit encore un peu plus loin (De potentia, 3, 5) en soutenant, toujours à l’aune de la figure d’Avicenne : « Est autem ponere aliquod ens quod est ipsum suum esse, quod ex hoc probatur, quia oportet esse aliquod primum ens quod sit actus purus in quo nulla sit compositio. unde oportet quod ab uno illo ente omnia alia sint, quaecumque non sunt suum esse, sed habent esse per modum participationis. Haec est ratio Avicennae »260.

L’argument principal de Thomas en faveur du concept de création du monde repose sur la notion de perfection ou de plénitude de l’être. Il part de l’être considéré en son absoluité, qui subsiste par soi-même, est en conséquence absolument Un et non causé, pour affirmer que la multiplicité n’a, sous cette présupposition, droit d’existence que sous le mode d’une participation subjective (au sens d’ὑποκείμενον) à cet être. L’acte d’être subsistant par soi possède la plénitude de la perfection de l’être. Toute participation à cet être impliquera donc la potentialité relative du sujet et le fait que, d’une certaine manière, il ne peut être son être de manière accomplie. Tout étant reçoit son être de ce qui le possède en perfection et par soi, c’est-à-dire de ce que nous nommons Dieu. Cette dépendance ontologique de toute chose envers une Cause première n’est rien d’autre que ce que l’Aquinate appelle création261. Elle dépend donc de l’affirmation que tout étant possède son être par participation, ce qui découle de la différence ontologique découverte au cœur de toute créature entre son être et son essence d’une part262, et du principe corrélatif de la priorité de l’acte sur la puissance d’autre part. Thomas allait jusqu’à attribuer une priorité, non chronologique, mais de nature, au non-être sur l’être au sein de la créature. Ainsi cette dernière ne pouvait-elle accéder à l’esse nulla re naturali includuntur actus et perfectiones omnium eorum quae sunt in actu ; sed quaelibet illarum habet actum determinatum ad unum genus et ad unam speciem ; et inde est quod nulla earum est activa entis secundum quod est ens, sed eius entis secundum quod est hoc ens, determinatum in hac vel illa specie : nam agens agit sibi simile. Et ideo agens naturale non producit simpliciter ens, sed ens praeexistens et determinatum ad hoc vel ad aliud, ut puta ad speciem ignis, vel ad albedinem, vel ad aliquid huiusmodi. Et propter hoc, agens naturale agit movendo ; et ideo requirit materiam, quae sit subiectum mutationis vel motus, et propter hoc non potest aliquid ex nihilo facere ». 260 Ibidem, q. 3, a. 5, c. 261 « […] non solum oportet considerare emanationem alicuius entis particularis ab aliquo particulari agente, sed etiam emanationem totius entis a causa universali, quae est Deus, et hanc quidem emanationem designamus nomine creationis » (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 45, a. 1, c.). 262 « […] licet habitudo ad causam non intret definitionem entis quod est causatum, tamen sequitur ad ea qua sunt de eius ratione, quia ex hoc quod aliquid per participationem est ens, sequitur quod sit causatum ab alio » (Ibidem, Ia, q. 44, a. 1, ad 1).

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que par l’influence d’une cause supérieure263. Il faut bien entendu conclure à une priorité absolue de l’être sur le non-être, en vertu de laquelle toute créature dépend ontologiquement de la causalité du créateur. Cette dépendance dans l’être, abstraite de toute considération chronologique, menait Thomas à se ranger à l’opinion d’Avicenne encore en ceci que cette donation de l’être devait être pensée sous un mode absolument continu : « [...] illud quod est causa esse, non potest cessare ab operatione qua esse datur, quin ipsa res etiam esse cesset. Sicut enim dicit Avicenna, lib. I Sufficientiae, cap. XI, haec est differentia inter agens divinum et agens naturale, quos agens naturale est tantum causa motus, et agens divinum est causa esse. Unde, juxta ipsum, qualibet causa efficiente remota, removetur effectus suus ; et ideo, remoto aedificatore, non tollitur esse domus, cujus causa est gravitas lapidum qua manet ; sed fieri domus cujus causa erat ; et similiter remota causa essendi, tollitur esse. Unde dicit Gregorius, lib. XVI Moral., c. XXXVII, col. 1143, t. I, quod omnia in nihilum deciderent, nisi ea manus omnipotentis continerent. Unde oportet quod operatio ipsius, qua dat esse, non sit intercisa, sed continua ; unde dicitur Joan., V, 17 : Pater meus usque modo operatur, et ego opero »264.

La position émanatiste avicénienne accorde cependant un pouvoir créateur à la créature elle-même, ce qui, affirmait Thomas, est hérétique et mène à l’idolâtrie. En outre, un ensemble de médiations intelligentes impliquerait que la création soit l’objet d’intentions diverses et donc le fruit du hasard265. La causalité instrumentale demande une matière à laquelle s’appliquer. Aussi l’esse, qui ne présuppose aucun sujet, ne peut-il toujours provenir que de la cause première266. L’être en son universalité ne peut dépendre que de la première cause créatrice de l’univers. Dans le corps de l’article 16 de la troisième question disputée de potentia, Thomas remarque que la limitation de la procession d’une cause unique à un effet unique semble provenir de cet effet lui-même267. Or l’infinie puissance active de Dieu n’est ordonnée selon son intention qu’à sa propre bonté et à l’universalité de l’être même. Avec le Liber de Causis, Thomas fait de l’être le premier effet de Dieu, tout en s’efforçant de ne point l’hypostasier, 263 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 1, q. 1, a. 2, c. : « [...] in re quae creari dicitur, prius sit non esse quam esse : non quidem prioritate temporis vel durationis, ut prius non fuerit et postmodum sit ; sed prioritate naturae, ita scilicet quod rem creatam si sibi relinquatur, consequatur non esse, cum esse non habeat nisi ex influentia causae superioris ». 264 THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 37, q. 1, a. 1, c. Cfr à ce propos : LOPEZ FARJEAT, L. X., « Avicenna’s influence on Aquinas’ early doctrine of creation… », pp. 331-332. 265 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 16, c. ; Summa theologiae, Ia, q. 47, a. 1, c. 266 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 5, a. 9. 267 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 16, c.

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ce qui serait en revenir à quelque cause intermédiaire. Aussi la causalité créatrice de Dieu ne peut-elle être limitée par quelque effet particulier. Dans son Commentaire à la Métaphysique, Thomas ponctue un bref compte rendu de la théorie avicénienne268 par cette critique : « Nam causa agens non est in illis substantiis superioribus sicut in rebus materialibus, ut necesse sit ex uno tantum unum causari, quia causa et causatum in eis sunt secundum esse intelligibile. Unde secundum plura quae possunt intelligi ab uno, possunt ab uno plura causari. Et satis conveniens videtur, ut primus motus rerum corporalium, a quo omnes alii dependent, habeat pro causa principium immaterialium substantiarum, ut sit quaedam connexio et ordo sensibilium et intelligibilium »269.

Nous l’avons déjà évoqué au moment de rendre compte de la cosmologie adoptée par Thomas, la supériorité de l’agent va de pair avec la plus grande universalité de son effet. Et l’être, effet le plus universel, dépend en soi directement de la première cause. La création est ultimement ordonnée à l’universel et aux seules conditions de la meilleure réalisation possible de celui-ci, ce qui implique, nous le verrons, l’ordonnancement de l’ensemble de ses parties au profit de la fin supérieure. Le Liber de causis, en établissant une stricte hiérarchie des causes, exposait en même temps une stricte hiérarchisation des fins. La cause première ne peut être que la raison supérieure de la réalisation de l’effet dans l’ordre de la causalité seconde. Le rapport entretenu avec la causalité première est permanent, sans annihiler pour autant l’ordre second de la causalité, puisque la forme substantielle elle-même est réputée « donner l’être ». Aussi l’idée de création diffère-t-elle de celle de commencement, attachée à quelque déroulement temporel. La création indique un lien de dépendance ontologique plus universel et plus permanent en quelque sorte, ainsi que la mise au jour d’un point ultime de réalité, source « continue » de l’être de toute chose. L’ordre de considération s’élève radicalement au-delà de celui du changement physique ou du cours de la nature, pour pointer en toute chose une contingence métaphysique plus radicale, qui révèle que sans la source dont il puise son être, le créé tomberait de soi dans le néant. Fort d’une conception ferme de la hiérarchie du réel et de l’universalité qu’il faut accorder à l’agir divin, c’est sous l’influence vraisemblable entre autres de Maïmonide270, que Thomas en vient à renverser la question de Cfr THOMAS D’AQUIN, In XII Metaphys., 9, n. 2559. Ibidem, 9, n. 2560. 270 Voir sur ce point WOHLMAN, A., Thomas d’Aquin et Maïmonide, pp. 116-118 ; GILSON, E., « Maïmonide et la philosophie de l’exode », pp. 223-225. 268 269

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l’être, pour ne plus considérer ce dernier à partir de l’essence et comme quelque chose qui s’y ajoute, mais bien plutôt lui accorder une indéniable priorité ontologique et méthodologique. C’est l’être maintenant qui devient en sa pureté Ipsum esse subsistens, le premier et le fondamental d’où tout provient, le point et la source de tout ce qui est en toutes ses modalités. L’essence créée n’est plus qu’une contraction de l’esse, de l’acte émané du créateur, une possibilité de l’être lui-même. L’esse est l’acte fondamental, « mesuré » par l’essence, ou plutôt qui se détermine dans l’essence par laquelle il se rend intelligible. Il est ce qui, en toutes choses, est le plus réel et sans quoi elles disparaîtraient. C’est là une doctrine qui pourtant trouve à grand peine sa juste formulation dans la lettre thomasienne. Du moins n’est-elle pas exposée systématiquement, ce qui, eu égard à la duplicité des perspectives adoptées par l’Aquinate sur l’esse, aurait été d’un grand secours. Le fait d’être créé nous l’avons vu, apparaît, du point de vue de la créature, comme une relation réelle. Or une telle relation semble devoir être définie à la manière d’un accident de la substance271, ou comme quelque chose qui s’ajoute à l’essence de la chose, sans entrer à proprement parler dans sa définition : « […] illa relatio accidens est, et secundum esse suum considerata, prout inhaeret subiecto, posterius est quam res creata ; sicut accidens subiecto, intellectu et natura, posterius est […] »272.

Si le rapport au Dieu créateur n’entre pas dans ce qui correspond à l’essence même de la chose, il semble qu’il puisse être question de la nature de toute chose sans faire référence au fait qu’elle soit, pourtant dans la totalité de son être, créée. Deux remarques peuvent être faites en conséquence : on peut d’une part introduire cette nuance selon laquelle, si la relation envers Dieu comme cause première n’entre pas dans l’essence, elle doit cependant être considérée appartenir nécessairement à toute chose, en tant dès lors que la relation de création en constitue un accident « propre », c’est-à-dire une propriété accidentelle nécessairement impliquée par l’essence de la chose. Thomas n’assimile d’ailleurs pas l’être qui advient à l’essence à un pur et simple accident. Il ne le peut certainement pas lorsqu’il est question de l’être de la substance : « […] esse non dicitur accidens quod sit in genere accidentis, si loquamur de esse substantiae (est enim actus essentiae), sed per quamdam similitudinem : quia non est pars Cfr par exemple EMERY, G., « La relation de création », pp. 15-17. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 3, ad 3. Cfr aussi Summa theologiae, Ia, q. 44, a. 1, ad 1 ; Ibidem, Ia, q. 45, a.3, ad 3 ; In II Sent., d. 1, q. 1, a. 2, ad 4. 271 272

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essentiae, sicut nec accidens »273. Deuxièmement, à l’objection selon laquelle la chose semble pouvoir être connue sans son rapport au créateur, puisque l’intellect appréhende la nature des choses sans y impliquer nécessairement Dieu, Thomas répond en distinguant explicitement les perspectives de l’essence et de l’être : « […] licet causa prima, quae Deus est, non intret essentiam rerum creatarum ; tamen esse, quod rebus creatis inest, non potest intelligi nisi ut deductum ab esse divino ; sicut nec proprius effectus potest intelligi nisi ut deductus a causa propria »274.

Aussi l’être même de la créature ne peut-il être appréhendé qu’en référence à l’être du créateur. A cet égard, sans doute faut-il s’atteler à repréciser les relations qu’entretiennent esse et essence au coeur de tout étant. On sait que Bonaventure, ou Henri de Gand, refuseront de réduire la relation des créatures envers leur créateur à une simple relation prédicamentale ou à un accident, mais chercheront plutôt à l’intégrer à l’essence même des choses créées275. J. A. Aertsen avait noté à notre avis très justement que la doctrine thomasienne de la création comme relation accidentelle ne semblait pas tout à fait conséquente avec sa métaphysique de l’esse276. Comme nous l’avons abondamment souligné en effet dans les pages précédentes, l’Aquinate cherche précisément à dégager, autant que faire se peut, la perspective de la création, de celle du simple changement ou devenir ayant cours au sein de la nature, et qui fait appel aux relations existant entre une substance et ses accidents, ou encore entre une matière préexistante et une forme nouvelle. L’acte divin de création a pour effet immédiat 273 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 5, a. 4, ad 3 ; Quodlibet II, q. 2, a. 1, ad 2 : « […] esse est accidens, non quasi per accidens se habens, sed quasi actualitas cuiuslibet substantiae ; unde ipse Deus, qui est sua actualitas, est suum esse ». 274 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 5, ad 1. 275 On remarquera notamment le texte suivant d’Henri de Gand, significatif des hésitations qui pouvaient courir en régime chrétien à propos du statut à accorder à la relation : « […] secundum intentionem philosophorum, qui praedicamentum relationis numeraveunt inter praedicamenta accidentium, quia secundum eos relatio secundum esse nulla est, nisi fundata in aliquo accidente substantiae. […] Secundum veriorem autem sententiam theologorum, qui veram relationem realem fundari vident in divinis personis super substantiam absque omni accidente, esse in se vel in alio non dividunt totum ens, sed est tertium membrum quod est esse ad aliud. Ut praedicamentum relationis distinguatur contra praedicamentum substantiae et contra praedicamenta accidentium quantum ad suam propriam rationem, quae est alia a ratione accidentis ut accidens est, et substantiae ut substantia est, licet in creaturis, in quibus solis philosophi ponebant esse praedicamentum relationis, et relationem secundum esse, secundum ipsos philosophos incidat inter praedicamenta accidentium » (HENRI DE GAND, Summa, a. 32, q. 5, ad arg., pp. 116-117). 276 Cfr AERTSEN, J. A., Nature and Creature, p. 275.

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une « production dans l’être du tout de la substance »277. S’il est indéniable d’une part, que la forme communique l’être à la substance composée – ou que c’est par la médiation de la forme que l’être peut advenir à la substance et se communiquer à « cette matière » particulière –, il faut également considérer que l’être est selon la perspective de la formalité même ou de l’acte, antérieur à la forme de la substance. Il est ce qui est le plus simple et le plus formel entre toutes choses278. Sans doute la distinction, si souvent usitée par Thomas, entre les chaînes de causalité propre à la nature d’une part, et à la perfection de l’être d’autre part, permet-elle d’effectuer un premier pas en vue de rétablir la cohérence de la doctrine. L’Aquinate distingue usuellement une chaîne conditionnelle d’une part, selon laquelle doivent être réunis les éléments essentiels pour que l’être se communique, et la perspective d’autre part, selon laquelle une indéniable priorité est accordée à l’être même, comme ce qui préside à ce processus naturel, constitue la source même de l’acte de l’essence et se modalise en elle afin de constituer le sol de toute détermination successive. Le fait que la nature essentielle ne soit d’une certaine manière qu’en puissance d’être, et tende en fonction de principes internes, notamment la puissance de la matière, à sa plus grande actualité d’être, qu’elle se réalise en sa nature d’autre part à mesure qu’elle accomplit la perfection de son être, ne fait que correspondre à la réalité dynamique de la relation du divin avec sa création, par laquelle Dieu se montre à la fois cause efficiente, exemplaire et finale en son être subsistant même, communiqué à la fois comme effusion de sa réalité et comme perfection à laquelle tend toute chose selon sa nature. Ainsi l’être se détermine-t-il dans l’essence, et se donne-t-il par là les moyens de se « récupérer » selon les modalités mêmes de chaque substance. On peut encore estimer que la perspective de la nature, limitée selon l’appréhension intellective aux relations internes qu’entretiennent les parties composant l’essence, conduit à aborder les conditions de possibilités du monde créé selon son mode propre de substantialité, et à emprunter la voie qui s’élève de la considération de ce mode à celle de ses principes en acte, qui endossent à la fois le rôle de moteur et de fin. L’appréhension de l’être de l’étant ne peut, sous ce point de vue, advenir qu’au terme du processus naturel, comme la condition même qu’exige ce dernier et comme médiation vers un ordre plus élevé de considération, où 277 « Hoc autem creare dicimus, scilicet producere rem in esse secundum totam suam substantiam » (THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 1, q. 1, a. 2, c.). 278 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 7, a. 1, c. ; Ibidem, Ia, q. 4, a. 1, ad 3 ; Summa contra Gentiles, I, 23.

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l’esse même devient alors le sujet proprement appréhendé, et l’ordre formel même sous lequel chaque chose se doit d’être envisagée. Si l’on admet que la question de l’esse est devenue première pour l’Aquinate, il faut précautionneusement distinguer les perspectives et ne point unilatéralement confondre cette priorité avec celle, méthodologique ou chronologique, accordée à la question an est, qui établit l’existence de ce dont il faut déterminer les propriétés essentielles à la manière d’une simple condition de possibilité, et se trouve par là foncièrement conditionnée en retour. La question de l’essence (quid est) possède une indéniable priorité ontologique sur cette interrogation et en constitue bien, dans la méthodologie mise en place par la quaestio thomiste, la finalité279. D’autre 279 On renverra notamment sur ce point aux remarques de AERTSEN, J. A., Nature and Creature, pp. 23-25, 50-52. Quelques textes révélateurs : THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 34, q. 1, a. 1, c. : « [...] philosophus ostendit quod ens multipliciter dicitur. Uno enim modo dicitur ens quod per decem genera dividitur : et sic ens significat aliquid in natura existens ; sive sit substantia, ut homo ; sive accidens, ut color. Alio modo dicitur ens, quod significat veritatem propositionis ; prout dicitur, quod affirmatio est vera, quando significat esse de eo quod est ; et negatio, quando significat non esse de eo quod non est ; et hoc ens compositionem significat, quam intellectus componens et dividens adinvenit. Quaecumque ergo dicuntur entia quantum ad primum modum, sunt entia quantum ad secundum modum : quia omne quod habet naturale esse in rebus, potest significari per propositionem affirmativam esse ; ut cum dicitur : color est, vel homo est. Non autem omnia quae sunt entia quantum ad secundum modum, sunt entia quantum ad primum : quia de privatione, ut de caecitate, formatur una affirmativa propositio, cum dicitur, caecitas est ; nec tamen caecitas aliquid est in rerum natura ; sed est magis alicujus entis remotio : et ideo etiam privationes et negationes dicuntur esse entia quantum ad secundum modum, sed non quantum ad primum. Ens autem secundum utrumque istorum modorum diversimode praedicatur : quia secundum primum modum acceptum, est praedicatum substantiale, et pertinet ad quaestionem quid est : sed quantum ad secundum modum, est praedicatum accidentale, ut Commentator ibidem dicit, et pertinet ad quaestionem an est. Sic ergo accipiendo ens secundo modo dictum, prout quaestio quaerebat, simpliciter dicimus mala esse in universo » ; IDEM, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 5, ad 1 « […] licet causa prima, quae Deus est, non intret essentiam rerum creatarum ; tamen esse, quod rebus creatis inest, non potest intelligi nisi ut deductum ab esse divino ; sicut nec proprius effectus potest intelligi nisi ut deductus a causa propria » ; IDEM, Summa theologiae, Ia IIae, q. 3, a. 8, c. : « […] uniuscuiusque potentiae perfectio attenditur secundum rationem sui obiecti. Obiectum autem intellectus est quod quid est, idest essentia rei, ut dicitur in III de anima. Unde intantum procedit perfectio intellectus, inquantum cognoscit essentiam alicuius rei. Si ergo intellectus aliquis cognoscat essentiam alicuius effectus, per quam non possit cognosci essentia causae, ut scilicet sciatur de causa quid est ; non dicitur intellectus attingere ad causam simpliciter, quamvis per effectum cognoscere possit de causa an sit. Et ideo remanet naturaliter homini desiderium, cum cognoscit effectum, et scit eum habere causam, ut etiam sciat de causa quid est. Et illud desiderium est admirationis, et causat inquisitionem, ut dicitur in principio Metaphys. […] Si igitur intellectus humanus, cognoscens essentiam alicuius effectus creati, non cognoscat de Deo nisi an est ; nondum perfectio eius attingit simpliciter ad causam primam, sed remanet ei adhuc naturale desiderium inquirendi causam. Unde nondum est perfecte beatus. Ad perfectam igitur beatitudinem requiritur quod intellectus pertingat ad

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part cependant, la perspective de l’esse créateur, comme émanation de la perfection de l’être de Dieu, participé selon une diversité de déterminations ontologiques formelles, sorte de source suressentielle (au sens où toute essence est non seulement virtuellement, mais actuellement contenue en cette source) de toute détermination, prédomine sans doute ontologiquement sur les deux précédentes. Aussi faut-il distinguer la question de l’être de la chose au sens où l’on se demande à sa rencontre si elle est – perspective encore relativement vide de déterminations et présupposée à leur exploration –, de ce qui la rend ultimement possible, à savoir l’émanation de l’être divin, pleine de toutes les déterminations qui se « contractent » au sein de l’essence. La compréhension thomasienne des liens qui unissent les questions de l’être et de l’essence repose entièrement sur cette subtile hiérarchisation des ordres. Du point de vue de l’essence même, l’esse peut bien être considéré d’une part comme une sorte d’accident ou de relation qui s’y ajoute, il est aussi, en quelque sorte du point de vue de l’acte même de l’essence, c’est-à-dire de ce qui rend possible son effectuation, une plénitude ou source première de déterminations. Il faut en conséquence envisager la relation de création comme émergence de l’esse selon un double point de vue : celui de l’action d’une part, ou de l’agent, c’est-à-dire de l’océan de déterminations qui fait participer toute formalité particulière à son acte, et celui de ce qui pâtit ou reçoit cet acte, et répond plus proprement à la logique de la prédication. Il existe bien à cet égard une véritable amphibologie de l’esse dans la doctrine thomasienne, qu’il ne faudrait pas négliger. II.6. LA MATIÈRE COMME ACTE ET IDÉE (BONAVENTURE, DUNS SCOT, SUAREZ) Selon J. Ratzinger, « le point de départ de la critique bonaventurienne d’Aristote se trouve dans la manière de concevoir la temporalité du monde », et « relève par là de la philosophie de l’histoire ou de la théologie de l’histoire »280. Dans sa controverse bien connue contre les partisans d’une possible éternité du monde, Bonaventure cherche à mettre surtout en avant le caractère non accidentel de la série des événements qui forgent l’histoire et leur guidance par la providence divine. L’argument fondamental utilisé par Bonaventure contre l’éternité du monde est celui de l’impossibilité d’ordonner une infinité de termes. Une absence de premier ipsam essentiam primae causae. Et sic perfectionem suam habebit per unionem ad Deum sicut ad obiectum, in quo solo beatitudo hominis consistit, ut supra dictum est ». 280 RATZINGER, J., La théologie de l’histoire de saint Bonaventure, p. 158.

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mouvement ou de premier terme annihile la possibilité de tout ordre, qui postule l’existence d’un début, le passage par un milieu et l’aboutissement à une fin281. Bonaventure est pourtant parfaitement conscient de l’inefficacité de cet argument tel quel contre la doctrine aristotélicienne. Selon le Stagirite en effet, la thèse d’une série infinie de révolutions des sphères célestes ne contredit point ce que nous appelons traditionnellement l’impossibilité d’une régression à l’infini. Une telle impossibilité vaut pour toute série hiérarchisée de causes essentielles ordonnées verticalement, mais pas dans une série de causes ou d’étants de même degré. Si, par exemple, il faut s’arrêter à un premier moteur dans la série ascendante des causes du mouvement local sublunaire, on peut a contrario supposer sans erreur « que ce système hiérarchique de causes motrices existe et fonctionne de toute éternité, le déplacement de chaque corps s’expliquant par un nombre fini de causes supérieures, mais étant précédé par un nombre infini de causes de même ordre »282. Si Bonaventure n’ignore pas cette explication, il la récuse pourtant, et ce tout simplement, comme le souligne très justement Gilson, parce qu’« elle suppose un état de l’univers incompatible avec ses tendances métaphysiques les plus profondes »283. Cette infinité « horizontale », acceptable au sein d’un même degré d’être, n’est en effet qu’une série purement accidentelle. Selon la perspective de Bonaventure, il serait même audacieux de l’appeler une série, puisqu’elle est due au hasard et ne possède ni loi, ni ordre. L’idée antique d’une histoire du monde faite d’une série d’événements accidentels, impossible par conséquent à appréhender scientifiquement, semble faire fi de la conception authentiquement chrétienne de l’histoire et de la providence284. Le docteur séraphique soutient dès lors la non-accidentalité de la succession historique285. Selon Bonaventure, explique Gilson : « la providence divine doit pénétrer l’univers jusque dans ses moindres détails ; elle ne rend donc pas compte seulement des séries causales, mais encore des séries de succession. Si l’on va au fond des choses, l’univers 281 « […] si la durée du monde et par conséquent les révolutions sidérales n’ont pas eu de commencement, leur série n’a pas eu de premier terme, elles ne comportent pas d’ordre, ce qui revient à dire qu’en réalité elles ne forment même pas une série et qu’elles ne se précèdent ni ne se suivent les unes les autres. Mais c’est ce que l’ordre des jours et des saisons prouve manifestement être faux […] » (GILSON, E., La philosophie de saint Bonaventure, p. 156). 282 Idem. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 46, a. 2, ad 7. 283 GILSON, E., La philosophie de saint Bonaventure, p. 156. 284 Cfr RATZINGER, J., La théologie de l’histoire de saint Bonaventure, p. 160. 285 Cfr Ibidem, pp. 158-160 ; Cfr GILSON, E., La philosophie de saint Bonaventure, pp. 155-156.

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chrétien de saint Bonaventure diffère de l’univers païen d’Aristote en ce qu’il a une histoire ; chaque révolution céleste, au lieu d’y succéder, indifférente, à une infinité de révolutions identiques, y coïncide avec l’apparition d’événements uniques, dont chacun a sa place marquée dans le grand drame qui se déroule entre la création du monde et le jugement dernier. Chaque jour, chaque heure même font donc partie d’une série que régit un certain ordre et dont la Providence divine connaît la totale rationalité […] »286.

J. Ratzinger dira que selon Bonaventure, l’histoire est organisée en egressus et regressus, avec au centre des deux, le Christ287. Le temps n’est pas pour Bonaventure une mesure neutre de la durée ou un accident du mouvement. Il devait, souligne Ratzinger, « être cocréé en premier lieu »288, puisque comme l’écrit Bonaventure lui-même, « il n’exprime pas seulement la mesure de la durée, mais aussi celle de la sortie »289. Le temps n’est en effet pas seulement la mesure de la durée des événements intramondains, mais également le temps de la création, qui mesure la production ordonnée des choses par Dieu290. Et puisqu’à tout egressus succèdera un regressus, le temps est toujours d’emblée temps du salut291. Ainsi Bonaventure se distanciait-il d’Augustin « sur la question de savoir si la matière des êtres corporels a été créée par Dieu à l’état parfaitement informé, ou si elle a été créée informe et progressivement informée et actualisée par Dieu »292. Bonaventure, nous dit R. Macken, « donne à ce perfectionnement progressif de la création de l’univers par Dieu le sens, prôné par les partisans de la pluralité des formes, d’une matière informée par une forme incomplète, sur laquelle d’autres formes viennent se superposer »293. La thèse de l’unicité de la forme substantielle au contraire, semblait impliquer aux yeux de ses détracteurs, l’accidentalité de la progression de la chose, puisqu’on ne voyait plus quel principe pouvait bien lier les germes de toute créature à l’ordre instigué par Dieu à l’univers. Le hasard ou l’exercice d’une causalité purement matérielle et donc, en dernière instance, contingente, semblaient présider à la formation originaire de la chose, jusqu’à ce qu’y soit introduite une forme substantielle propre. 286

Ibidem, p. 156. Cfr RATZINGER, J., La théologie de l’histoire de saint Bonaventure, p. 160. 288 Idem. 289 BONAVENTURE, In II Sent., d. 2, p. 1, a. 2, q. 3, c. : « […] prima inter mensuras est tempus, quia non tantum dicit mensuram durationis, sed etiam egressionis […] ». 290 Cfr RATZINGER, J., La théologie de l’histoire de saint Bonaventure, p. 161. 291 Cfr Idem. 292 MACKEN, R., « Le statut de la matière première dans la philosophie d’Henri de Gand », p. 131. 293 Ibidem, p. 133. 287

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La matière ne se réduit pas, pour Bonaventure, à sa propre puissance, comme c’est le cas chez Thomas, mais possède plutôt, selon l’expression de R. Macken, une « relation modale » avec la forme294. Cette distinction, dont Bonaventure use essentiellement en ce qui concerne les rapports entre le Créateur et le créé, mais aussi pour expliquer la Trinité, R. Macken la voyait également à l’œuvre dans les rapports entretenus entre la matière et la forme. Une telle relation en effet s’identifie avec son sujet, tout en le mettant en rapport avec un autre terme. La relation de création, par exemple, est essentielle à la créature, et la lie à son créateur. Au sein de la Trinité, il faut distinguer entre l’unité, qui est l’essence même de Dieu, et les relations (ad aliquid) qui distinguent les Personnes. De même, on pourrait dire que la possibilité de la forme s’identifie à l’essence de la matière, mais que la relation même que cette dernière entretient avec la forme l’en distingue. Intermédiaire entre la distinction réelle et la distinction de simple raison, elle est une distinction de rapports, de relations. L’instabilité foncière du composé hylémorphique n’est pourtant en rien relativisée par ce type de relations. D’une part, remarque en effet Bonaventure, toute forme est imparfaite ; et d’autre part, la matière, pourtant numériquement une, est en puissance de toutes les formes295. Toujours en quête de nouvelles formes, c’est elle principalement qui endosse, selon Bonaventure, la responsabilité de l’instabilité de notre monde296. En outre, une essence n’est que l’image d’une idée divine, et « doit être constamment soutenue dans l’existence par le Créateur, de sorte qu’elle n’a jamais cette existence en propre »297. L’essence de toute créature demande chez Bonaventure une relation nécessaire avec son créateur. Au contraire de la tradition d’origine platonicienne qui n’accordait à la matière, en raison de son imperfection, aucune idée distincte en Dieu, mais seulement dans la conception de son opposé, c’est-à-dire de la forme, Bonaventure affirme que les entités imparfaites, telle la matière, « ont aussi un côté positif, qui 294 Cfr MACKEN, R., « Le statut de la matière première chez Bonaventure », pp. 95-98. Bonaventure explicite la distinction qu’il établit entre la matière et sa puissance de la façon suivante : « […] materia non est sua potentia per essentiam, quoniam non est ipsa ordinatio ad formam ; est tamen ipsa potentia materiae essentialis ipsi materiae, sicut potentia activa ipsi substantiae. Et minus quidem elongatur potentia materiae a materia quam potentia activa a substantia ; quoniam potentia materiae est potentia passiva, quae dicit ordinem ad aliud cum privatione, sed potentia activa dicit ordinem cum positione : et ideo minus addit potentia materia supra materiam, quam potentia activa supra substantiam. Et hinc est, quod non ita distinguuntur diversae potentiae in eadem materia, sicut in eadem substantia » (BONAVENTURE, In I Sent., d. 3, p. 2, a. 1, q. 3, ad 4). 295 Cfr BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 1, q. 3, c. 296 Cfr MACKEN, R., « Le statut de la matière première chez Bonaventure », p. 100. 297 Ibidem, p. 101.

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leur permet d’être directement connues par Dieu. Ainsi la matière n’a pas d’idée en Dieu pour autant qu’elle dit imperfection, mais bien en tant qu’entité positive et support d’existence »298. A la matière en tant qu’essence correspond une idée « parfaite » en Dieu. La dépendance de la substance créée vis-à-vis de Dieu est « totale », et « cette dépendance totale, ce besoin continuel d’être maintenue dans l’existence (vanitas) s’exprime dans sa composition hylémorphique (possibilitas) »299. La substance, en tant que pure image de l’idée divine, n’a de stabilité existentielle que dans la mesure où l’idée de sa matière elle-même est soutenue par Dieu dans l’existence. La matière possède donc une essence et une idée propre. Mais Bonaventure distingue deux façons d’appréhender la matière : soit selon son essence, en vertu de laquelle elle peut constituer en quelque sorte l’« objet » de l’âme (secundum sui essentiam, secundum quod consideratur ab anima) – elle est alors considérée comme informe (informis) ou par privation de toute forme (per privationem etiam omnis formae), mais en puissance à toutes celles-ci – ; soit selon qu’elle existe dans la nature (secundum quod existit in natura), c’est-à-dire hors de l’âme, connaissable par analogie sous la raison de puissance (secundum quod habet esse in natura, secundum analogiam sub ratione potentiae)300. La matière peut être considérée en son essence par privation de toutes formes (secundum privationem omnis formae), tant substantielles qu’accidentelles. Elle est alors dite identique tant pour les êtres spirituels que corporels, puisque, séparée de toute forme Ibidem, p. 99. Cfr BONAVENTURE, In I Sent., d. 36, a. 3, q. 2, c. MACKEN, R., « Le statut de la matière première chez Bonaventure », p. 101. 300 Cfr BONAVENTURE, In II Sent., d. 12, a. 1, q. 1, c. Cfr aussi BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 1, q. 2, c. : « Materia enim dupliciter est scibilis, scilicet per privationem et per analogiam. Cognitio per privationem est prius removendo formam, deinde disponens ad formam, et considerando ipsam essentiam nudam in se quasi tenebram intelligibilem. – Cognitio autem per analogiam est per consimilem habitudinem ; habitudo autem materiae est per potentiam, et ita haec cognitio est per comparationem materiae ad formam mediante potentia. Potentia autem materiae dupliciter potest comparari ad formam : aut in quantum praebet ei fulcimentum in ratione entis, et sic considerat metaphysicus, aut sub ratione mobilis, et sic considerat naturalis philosophus ». Il est à noter que le docteur séraphique nuance très fortement les ténèbres attribuées ici à la connaissance de la matière par privation : « Quod obicitur, quod materia est tenebra, dicendum quod tenebra dicitur ratione privationis formae, quae forma lumen est ; et ideo materia cum privatione repugnaret contemplationi. Et quia in angelis facta est sub actu perfecto, sublata privatione ; hinc est quod remota est ab ea ratio tenebrositatis ; et sic patet illud. Non enim est tenebra per essentiam, nisi quis forte dicat tenebram comparative : sicut creatura omnis tenebra est respectu summae lucis, sic et materia tenebra potest dici et respectu Dei et respectu formae, qua perficitur » (BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 1, q. 2, ad 5). Cfr aussi à ce sujet MACKEN, R., « Le statut de la matière première chez Bonaventure », pp. 94ss. 298 299

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et de tout accident, aucune diversité ne peut être introduite en elle. La matière considérée en soi n’est ni spirituelle, ni corporelle. Elle est indifférente tant aux formes corporelles que spirituelles301. Cette matière étant offerte de se, sous couvert d’idéalité, à l’acte créateur divin, c’est toute la création qui apparaît composée hylémorphiquement, et à ce titre, absolument dépendante de l’acte divin. Refusant de réduire le monde et son histoire à la pure accidentalité, Bonaventure lie au contraire de manière intrinsèque ceux-ci à la réalisation du plan divin. La dépendance du monde vis-à-vis de son créateur est totale et l’hylémorphisme, universel. La composition de matière et de forme inhérente à chaque créature, corporelle comme spirituelle302, n’a pour autre charge que de trahir cette dépendance. L’école franciscaine, à la suite de Guillaume d’Auvergne, Alexandre de Hales et Robert Grosseteste, admet en tout esprit créé une certaine matérialité, et s’inscrit ainsi dans une tradition qui proclame cette composition 301 Cfr BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 1, q. 2, c. et ad 3. On trouve une hypothèse semblable dans la Summa Halensis. Bien qu’elle soutienne de manière générale avec force la différence radicale des matières en fonction de ce dont elles constituent le sujet – « non ergo est communis materia spirituum et corporum nec corporum supercaelestium et inferiorum » (ALEXANDRE DE HALES, Summa theologica, IIa, Inq. III, tr. 1, q. 1, cap. 2, I, ad 1) –, la Summa admet, lorsqu’elle rend compte du verset biblique In principium fecit deus caelum et terram, l’hypothèse d’une materia informis de laquelle seraient faits « in principium », le ciel, voire la substance spirituelle, et la terre (Cfr Ibidem, IIa, Inq. III, tr. 1, q. 1, cap. 2, II, c.). 302 Cfr BONAVENTURE, In II Sent., d. 13, a. 2, q. 1, c. : « nulla substantia per se existens, sive corporalis sive spiritualis, est pure forma nisi solus Deus ». « […] cum in angelo sit ratio mutabilitatis non tantum ad non-esse, sed secundum diversas proprietates, sit iterum ratio passibilitatis, sit iterum ratio individuationis et limitationis, postremo ratio essentialis compositionis secundum propriam naturam : non video causam nec rationem, quomodo defendi potest, quin substantia angeli sit composita ex diversis naturis, et essentia omnis creaturae per se entis ; et si composita est ex diversis naturis, illae duae naturae se habent per modum actualis et possibilis, et ita materiae et formae. Et ideo illa positio videtur verior esse, scilicet quod in angelo sit compositio ex materia et forma » (BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 1, q. 1, c.). Boèce lui-même, nous dit Bonaventure, lorsqu’il veut empêcher toute conversion des choses corporelles en spirituelles et vice versa, se contredit et parle de la matière non en général, mais « appropriate », car il affirme d’autre part que « nihil subicitur accidentibus nisi per materiam ; et ibidem quod solus Deus est immaterialis » (Cfr BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 1, q. 1, ad 1-2). « […] dicendum quod consideratis proprietatibus creaturae, quia creatura eo ipso quod creatura non est actus purus, oportet quod habeat possibilitatem ; quia mutabilis est, oportet quod habeat fundamentum ; quia limitata et in genere, oportet quod compositionem habeat : unde non potest rationabiliter cogitari quod non potest esse nec fieri. Et si obicias mihi, quod Deus potest facere, quod forma accidentalis sit sine materia, ut in Sacramento altaris, dicendum quod nunquam facit, quin semper sit nata esse inmateria, et ad illam, quantum est de sui natura, habeat inclinationem. Si ergo Deus res concidit, secundum quod competit naturis ipsarum, patet quod nunquam debuit facere formam stare sine materia in conditione rerum, quamvis in miraculis faciat contra naturam et supra naturam » (BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 1, q. 1, ad 3).

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nécessaire au maintien de la distinction entre Dieu et la créature. Saint Ambroise déjà, affirmait : « Nos autem nihil materialis compositionis immune atque alienum putamus, praeter illam solam venerandae Trinitatis substantiam »303. Si la matière dépend de la forme quant à sa détermination et son actus essendi, la forme dépend de la matière quant à son existence et à sa subsistance, explique Bonaventure304. La relation que possède la matière avec la forme est considérée comme essentielle et non comme un rapport accidentel et extrinsèque. Mais ni l’essence de la matière, ni celle de la forme, bien qu’elles dépendent l’une de l’autre, ne se réduisent à leur relation mutuelle. Elles ne peuvent être qualifiées de « relations transcendantales », selon la juste qualification de de Raeymaeker305. La plupart des penseurs franciscains des XIIIe et XIVe siècles emboîteront le pas à la pensée de Bonaventure, concernant tout d’abord l’existence d’une idée distincte de la matière en Dieu, et conséquemment d’une essence propre à la matière. Lorsque Jean Peckham demande, à l’occasion de la première question de son Quodlibet romanum en 1277, si « Dieu peut produire la matière sans la forme », il répond par l’affirmative, puisque Dieu crée, selon lui, la matière à partir de rien, et non par le biais de la forme. Peckham en appelle à la puissance créatrice de Dieu, cause immédiate de toutes choses, du fait qu’elles soient et qu’elles ne soient pas. Il en est de même pour la matière, qu’il crée de rien, et non par la médiation de la forme. La matière est une autre essence que la forme. Or c’est Dieu qui compose et sépare ce qui est essentiellement divers. Il peut donc, s’il le veut, faire une matière dépourvue de toute forme306. Si la forme donne certes à la matière son être spécifique et complet, la matière possède bien un esse propre, certes incomplet, ou une essence « diminuée ». Elle tient son actus essendi comme son essence immédiatement du créateur, et si sa puissance envers la forme est enracinée dans son essence, c’est qu’elle dépend directement de la création divine, et non de la forme qui vient composer avec elle307. Peckham de se fonder sur Avicenne : AMBROISE DE MILAN, De Abraham, L. II, cap. 8, n. 58. BONAVENTURE, In II Sent., d. 3, p. 1, a. 2, q. 3, c. : « Existere dat materia formae, sed essendi actum dat forma materiae » ; Cfr Ibidem, d. 3, p. 1, a. 1, q. 2, c. : « Sicut enim materia corporalium sustinet et dat suis formis existere et subsistere, ita etiam materia spiritualium ». 305 Cfr DE RAEYMAEKER, L., Philosophie de l’être. Essai de synthèse métaphysique, p. 202 ; MACKEN, R., « Le statut de la matière première chez Bonaventure », pp. 95-96. 306 « […] materia est alia essentia quam forma, cum materia et forma sint duo principia essentialiter differentia. Deus autem omnia essentialiter diversa potest separare, cum eiusdem sit componere et dividere. Posset ergo, si vellet, facere materiam esse sine omni forma » (JEAN PECKHAM, Quodlibet IV, q. 1, resp.). 307 Ibidem, ad 2. 303

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« Unde Avicenna I Physicorum, cap. 2 : ‘Forma est essentia per se ipsam, et est additum esse super esse, quod habet hyle ; privatio vero non addit esse super esse’. Haec Avicenna. Forma igitur dat materiae esse specificum et completum, sed non dat ei esse essentiae incompleta, cum sit principium essentialiter aliud a forma »308.

C’est, commente F.-X. Putallaz, « à la toute-puissance infinie de Dieu que Peckham a recours pour montrer que ce que les philosophes ont conçu comme une unité par soi (où la cause matérielle n’est telle que par la causalité formelle), est en réalité une unité accidentelle de causes partielles concourantes […] où la matière possède une essence propre, diminuée peut-être, mais réelle, qu’elle ne tient pas de la forme, mais du créateur lui-même. La matière est donc un acte incomplet, mais réel : elle est matière, sans être pour autant nécessairement matière informée (4 QL 1, 176) »309.

Peckham donne un second argument, d’une teneur tout aussi théologique que le premier : puisque Dieu, dit-il, est capable de séparer la substance et les accidents qui ne se définissent que par leur appartenance même à celle-ci au cours de l’eucharistie, il doit en être tout autant capable pour des réalités essentiellement distinctes telles que la matière et la forme310. Si Dieu peut faire que les accidents soient sans sujets, ou que la matière soit sans forme, c’est qu’ils dépendent du Créateur, qui est leur cause première, plus que de leur cause seconde. C’est encore que matière et forme possèdent toutes deux un caractère ontologique positif, là où pour Thomas au contraire, la matière ne possédait de soi aucun esse. La structure du concret chez Peckham, comme chez Bonaventure, dépend immédiatement et intégralement, c’est-à-dire en toutes ses parties considérées comme telles, du bon vouloir divin, ou de sa toute-puissance. Et telle la structure ontologique de l’étant concret qui dépend de la toute-puissance divine, son intelligibilité dépend de la révélation et de la foi311. Duns Scot s’inscrira sur les traces de la tradition défendue par son ordre, dont la lutte contre les opinions jugées contraires à la foi mènera au rejet de l’interprétation thomiste de l’hylémorphisme, et entendra « respecter 308

Ibidem, ad 1. PUTALLAZ, F.-X., Figures franciscaines. De Bonaventure à Duns Scot, pp. 118-119. 310 « Multoque magis est hoc possibile quam accidentia, quorum ‘esse est inesse’, esse sine subiecto. Ratio autem quare potest facere accidentia sine subiecto est quia accidentia plus dependent a Deo, qui est causa prima, quam a subiecto, quod est eorum causa secunda. Igitur eadem ratione – immo multo fortius – est ita a parte ista. Quia plus esse essentialitatis habet materia, quae est substantia, quam accidentia » (JEAN PECKHAM, Quodlibet IV, q. 1, resp.). 311 Cfr PUTALLAZ, F.-X., Figures franciscaines. De Bonaventure à Duns Scot, p. 119. 309

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fidèlement » la condamnation de 1277312. A la question : Utrum per aliquam potentiam materia possit esse sine forma ? Scot répond dès lors : « Absolutum distinctum et prius alio absoluto potest esse, sine contradictione, sine illo : materia est ens absolutum distinctum et prius forma quacumque, substantiali scilicet et accidentali ; igitur potest esse sine alio absoluto, sive sine forma substantiali vel accidentali absoluta »313.

La matière, soutient ensuite le Docteur subtil en s’appuyant sur le XIIIe livre des Confessions d’Augustin, doit être dite antérieure à la forme selon la nature et l’origine, puisqu’elle reçoit la forme et en constitue le fondement, et ce bien que forme et matière aient été créées ensemble314. Il n’existe à vrai dire aucune raison intrinsèque à la matière pour que celleci ne puisse exister à part315. Bien au contraire ! Scot avait en effet exposé dans la question précédente comment il devait exister au sein des substances corruptibles une entité positive réellement distincte de la forme316. Si cette dernière est certes puissance, elle n’est pas seulement une « puissance objective », à savoir une puissance envisagée selon le terme (terminus) du mouvement ou sous la raison de ce qu’elle peut devenir, comme le marbre par exemple est une statue en puissance. La matière serait alors en effet considérée, négativement uniquement, comme ce qui n’est point encore317. Or, soutient Scot, elle doit également être appréhendée comme une « puissance subjective », ou comme un subjectum existant en acte318. N’accorder de puissance qu’objective à la matière, ce serait n’en faire que la simple possibilité de devenir quelque chose, c’est-à-dire une pure puissance en attente d’actualisation. Si rien de plus ne lui était attribué, l’on ne pourrait à tout le moins comprendre pour quelle raison une cause agissant en elle ne produirait pas tous les effets qui lui sont possibles. Ainsi, ce qui a tout le feu virtuellement en lui pourrait l’engendrer en sa totalité319. Ou au contraire, écrit encore Scot, si la matière n’était rien de Cfr BOULNOIS, O., Duns Scot. La rigueur de la charité, p. 16. JEAN DUNS SCOT, Opus Oxoniense, L. II, d. 12, q. 2, n. 569. 314 Cfr Idem. La matière, dira Scot, est antérieure à la forme « […] saltem natura et origine, patet, quia est receptivum formae et fundamentum eius : sed receptivum et fundamentum formae est prius forma. – Hoc etiam confirmatur per August., qui XIII Confes. dicit quod prius origine terminatur creatio ad materiam quam ad formam, licet, secundum eum, primo fuerit creata cum forma » (Idem). 315 Cfr GILSON, E., Jean Duns Scot. Introduction à ses positions fondamentales, p. 442. 316 Cfr JEAN DUNS SCOT, Opus Oxoniense, L. II, d. 12, q. 1, n. 557. 317 Cfr Ibidem, L. II, d. 12, q. 1, n. 551, 552. 318 Cfr Ibidem, L. II, d. 12, q. 1, n. 554. 319 Cfr Ibidem, L. II, d. 12, q. 1, n. 553. 312 313

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réel, ne devrait-on pas dire plutôt qu’elle ne pourrait pas même recevoir l’action des causes ? Les dispositions de la matière sont requises pour qu’un effet puisse se produire320. Dans l’exemple de Scot, si la matière n’avait aucune réalité propre, si elle n’était pas également une puissance « subjective », le feu n’aurait rien à brûler. Puisque la matière est dite étant en puissance, son actualité est très certainement la plus minime, alors que sa potentialité est la plus grande parmi tous les étants. En puissance de toutes les formes substantielles et accidentelles, elle ne semble pouvoir posséder aucun acte qui la distingue, la divise ou l’informe, aucun être spécifique321. Mais la matière n’est, selon Scot, pas quelque chose en puissance objective seule. Elle est en puissance subjective existant en acte (in potentia subjectiva existens in actu). Scot va jusqu’à affirmer qu’elle est acte (actus, non curo quodcumque dicatur), dans la mesure même où tout ce qui est hors de sa cause est dit acte ou en acte (secundum quod omne illud dicitur esse actu vel actus quod est extra causam suam)322. Seul le créable (creabile) à vrai dire, précisera le docteur subtil, peut être dit en puissance objective seule, et non en puissance subjective, puisque l’action créatrice ne requiert aucun sujet récepteur323. Le rôle de sujet accordé à la matière implique selon Scot une réalité propre. Le docteur subtil se base sur les textes d’Aristote pour affirmer que la matière est par soi, principe de la nature, fondement des formes, sujet des changements substantiels, cause du composé. Or, si la matière doit en quelque façon être cause de l’étant, elle doit être un étant elle-même, sinon l’étant dépendrait du néant comme de son principe et de sa cause, ce qui, affirme Scot, est impossible324. Ensuite, la matière demeure identique sous les termes opposés et sub potentiis numero diversis. Enfin, elle est le terme Cfr GILSON, E., Jean Duns Scot. Introduction à ses positions fondamentales, p. 434. Ibidem, p. 436. 322 Cfr JEAN DUNS SCOT, Opus Oxoniense, L. II, d. 12, q. 1, n. 554. Scot écrit encore: « Ad aliud de actu dico quod si accipis actum pro actu informante, materia non est actus ; si autem accipias actum pro omni eo quod est extra causam suam, sic materia potest dici ens actu vel actus. – Sed secundum communem modum loquendi esse actu attribuitur et appropriatur formae » (Ibidem, L. II, d. 12, q. 1, n. 561). « Ad primam rationem alterius opinionis dico quod si accipiatur actus prout distinguitur contra potentiam, secundum quae, scilicet actum et potentiam, totum ens dividitur, sic actus non convertitur cum forma, secundum hoc enim omne quod est extra causam suam est in actu, et secundum hoc etiam privationes dicuntur esse actu ; unde caecitas dicitur esse actualiter in oculo carente visu, sicut dicitur in IV. et VII. Metaph. Si autem loquaris de actu secundum quod loquitur Philos. VII. Metaph., scilicet secundum quod est actus receptus et actuans et distinguens, sic distinguitur contra receptivum, et materia est receptivum illo modo, et non est actus » (Ibidem, L. II, d. 12, q. 1, n. 572). 323 Cfr Ibidem, L. II, d. 12, q. 1, n. 551. 324 Cfr Ibidem, L. II, d. 12, q. 1, n. 554. 320

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d’une création. En cela, elle doit être distincte de la forme et quelque chose de positif (positivum), puisqu’elle reçoit la forme. En puissance de toutes les formes, substantielles comme accidentelles, son actualité est minime et rien ne la divise ou ne la spécifie. Mais si la matière est susceptible de recevoir toutes formes substantielles et accidentelles et qu’elle est de surcroît une cause de la substance composée, elle ne peut être un « rien », car le rien ne peut être récepteur de quoi que ce soit325. Il ne peut, en outre, expliquer le mouvement de la substance326. Si la matière apparaît donc susceptible par soi de posséder une réalité à part de la forme, un autre argument est cependant avancé par Scot, dont le ressort est cette fois extrinsèque à la matière elle-même, puisqu’il s’agit de la toute-puissance divine. « […] quidquid Deus absolutum facit in creaturis, mediante causa secunda, potest facere sine illa causa secunda, quae non est de essentia causati : sed forma est causa secunda que non est de essentia materiae in quantum materia est, mediante qua Deus dat esse materiae ; ergo Deus sine illa etc. »327.

Il faut comprendre : donc Dieu peut, sans la forme, donner l’être à la matière. Ensuite, ce que Dieu crée immédiatement, est ou peut être immédiatement conservé dans son être. Or, la matière est terme d’un acte créateur et immédiatement créée de Dieu. Elle est première dans l’ordre de l’étant et ne peut donc être issue que d’une création. Or seul Dieu crée. Puisque la matière, en tant qu’entité absolue selon Scot, n’a d’être que de Dieu, elle peut être conservée par celui-ci sans quelque autre entité absolue postérieure328. La matière ne dépend en son être, mais donc totalement, 325 Cfr Idem. « Dico igitur quod mihi est contradictio quod materia sit terminus creationis et pars compositi, et quod non habeat aliquod esse, cum tamen sit aliqua essentia ; quod enim aliqua essentia sit extra causam suam, et quod non habeat aliquod esse quo sit essentia, est mihi contradictio » (Ibidem, L. II, d. 12, q. 1, n. 559). 326 GILSON, E., Jean Duns Scot. Introduction à ses positions fondamentales, p. 434. Cfr JEAN DUNS SCOT, Opus Oxoniense, L. II, d. 12, q. 1, n. 556 : « Et si fiat altercatio, sicut argutum est supra, quod ex actu et actu non fit unum per se, nec ex esse et esse, dico quod si accipias esse actu ut distinguitur contra potentiam, secundum quod actus et potentia dividunt totum ens, sic dico quod materia potest dici in actu, et licet non dicatur actus, quia actus habet eam distinguere et denominare, posset tamen dici actus secundum quod Aristot. accipit actum in VI. Et VIII. Metaph. – Si autem actus dividatur contra illud quod recipit actum, sic materia non est actus, quia est primum receptivum actus : tale autem oportet esse denudatum ab omni actu, quia est distinguibile per omnem actum, ut sic possit esse pars omni sentis. Cum igitur dicis quod ex duobus entibus non fit unum, dico quod falsum est quando unum est in potentia ad aliud : et similiter dicendum est de esse et esse ». 327 Ibidem, L. II, d. 12, q. 2, n. 569. 328 Cfr Idem.

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que de Dieu. Enfin, si Dieu devait vouloir nécessairement, pour que la matière soit, que la forme soit également, alors il existerait une connexion nécessaire entre forme et matière. Pourtant soutient Scot « non est talis necessitas absoluta connexionis materiae ad formam »329, car pour le docteur subtil, on devrait alors dire que la matière détermine à soi (sibi determinat) non seulement une forme en général, mais une espèce particulière dans ce genre et un individu au sein de cette espèce. Or cela ne peut être le cas, puisque la matière est en puissance à toutes les formes et non seulement à celle-ci ou celle-là330. Ainsi la matière n’a-t-elle de connexion que contingente, et aucunement nécessaire, avec telle ou telle forme, ni même avec aucune forme en général, et peut, en vertu de la liberté divine, être sans forme331. Et si l’on pose la question : où est une telle matière sans forme ? Il faudra répondre, selon la paraphrase concise du commentaire de Gilson : Dieu « pourrait la créer dans l’univers, où elle serait quelque part. Il pourrait même la créer hors de l’univers, et puisqu’elle serait hors de tout lieu qui en définisse la place, elle ne serait alors nulle part, mais cela ne l’empêcherait pas d’exister »332. Ainsi la conception que se fait Duns Scot de la puissance divine et de son rapport au monde s’inscrit-elle résolument dans le sillage de 1277. La condamnation consacra les tensions qui depuis plusieurs années envenimaient les relations entre faculté des arts et de théologie. Duns Scot leur donna une forme systématisée. O. Boulnois écrit à propos de l’événement de 1277 : « La lune de miel entre théologie et philosophie prend fin. Du point de vue de la théologie, qui se veut supérieure à tout autre discours, cela implique une conscience de plus en plus vive de son statut autonome et de ses méthodes propres, un rejet de toutes les théories qui la subordonnent à d’autres modes de connaissance [...]. Un argument théologique à valeur heuristique révèle un nouveau champ du possible : est possible, non ce qui est en puissance dans la nature (comme chez Aristote), mais ce que Dieu peut dans sa puissance absolue. La théologie de la toute-puissance détient donc la clé du savoir. L’argument de la toute-puissance cantonne la cosmologie à un domaine particulier, révocable en doute, dans l’océan de ce qui est possible pour Dieu [...]. La contingence et la mutabilité deviennent ainsi la marque la plus nette de la finitude du créé – contre la nécessité et l’éternité du cosmos aristotélicien »333. 329

Idem. Cfr Idem. 331 Cfr Idem. 332 GILSON, E., Jean Duns Scot. Introduction à ses positions fondamentales, p. 443 ; Cfr JEAN DUNS SCOT, Opus Oxoniense, L. II, d. 12, q. 2., n. 570. 333 BOULNOIS, O., Duns Scot. La rigueur de la charité, pp. 10-11. 330

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Ces analyses décrivent à merveille le contexte intellectuel dans lequel évolue Duns Scot, qui pourra affirmer dans son Ordinatio : « [...] cognitio omnium, tam speculabilium quam practicabilium, per principia sumpta a luce aeterna ut cognita, est perfectior et purior cognitione sumpta per principia in genere proprio. Et hoc modo cognitio omnium pertinet ad theologum, sicut dictum est in quaestione illa de subiecto theologiae, et est eminentior alia quacumque. – Hoc modo sincera veritas cognosci dicitur, quia per illud cognoscitur quod est tantum veritas, non habens aliquid permixtum non-veritatis, quia per primum ens, a quo cognito sumuntur principia sic cognoscendi ; aliud autem quodcumque, a quo sumuntur principia cognoscendi in genere, est ‘verum’ defectivum »334.

C’est dans le sillon creusé par la condamnation de 1277 et dans les limites qu’elle assignait au savoir philosophique que furent plantés les germes de la pensée scotiste. « [...] Scot est la plus haute expression de la théologie franciscaine après les condamnations de 1277 »335 écrit O. Boulnois ; « cela ne signifie pas qu’il se contente de contourner la philosophie et son héros éponyme, Aristote. Bien au contraire, la raison dans son état théologique, enrichie et dilatée par la révélation, atteint au plus haut point son essence rationnelle : les philosophes païens n’ont pas connu en fait ce qu’ils pouvaient connaître en droit ; seule la révélation lui donne de connaître des phénomènes inouïs et d’aller jusqu’au bout de son pouvoir [...]. La vraie philosophie passe les ‘philosophes’ ; elle a une extension transcendantale, articulée à ce que la théologie atteint par la foi »336.

Les concepts fondamentaux de la philosophie et de la métaphysique sont alors remodelés et corrigés à l’aune d’une perspective théologique et de ses exigences337, dont il s’agira pour Scot d’assurer la scientificité. Il s’agit en outre d’appuyer la dépendance totale des êtres naturels envers leur créateur. Ce qui se traduit par l’émergence de la possibilité d’une science pure, des idées ou des concepts tels qu’ils sont au sein de l’esprit divin. Inaccessible en cette vie, elle est cependant possible en soi et peut en son essence être partagée tant par les hommes que par leur créateur. L’inflexion qu’a donnée la pensée principalement franciscaine à la théorie de la connaissance, où chez Olivi et Henri de Gand, le connu devient explicitement le terme objectif de l’acte de pensée, mènera à l’isolement d’une catégorie nouvelle de l’« être pensé », affublée d’une forme d’être diminuée, et qui tendra à former une classe en soi, objectée tant à l’esprit 334 335 336 337

JEAN DUNS SCOT, Ordinatio, I, d. 3, pars 1, q. 4, n. 277. BOULNOIS, O., Duns Scot. La rigueur de la charité, p. 16. Ibidem, pp. 16-17. Cfr Idem.

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humain qu’à celui de Dieu. L’idée, ou l’objet de l’intellection, obtient alors pour statut ontologique premier celui d’esse essentiae, et se caractérise surtout par sa possibilité. La matière, selon Scot, est une réalité absolue, au même titre que la forme ; elle peut par conséquent être créée sans cette dernière. Elle est un certain étant, considérée comme telle à partir de sa « nature » ou de son être réel possible. Elle ne peut d’ailleurs, parce qu’elle possède une quiddité comme toute autre entité, constituer le principe d’individuation338. Bien plus, elle doit être individuée par un autre principe339. Les investigations métaphysiques de Scot s’élaborent au prisme d’un concept d’étant transcendental et univoque, indifférent tant à l’universel qu’au singulier, et dont la matière et la forme ne sont que deux actualisations possibles. Si la matière, selon Scot, n’est connaissable par nous qu’au sein du mouvement, elle possède en soi une idée divine et ne dépend pas, intrinsèquement ou selon son soi propre, de la forme : « Ad aliud de materia, quod non est scibilis, etc., dico quod Philos. indistincte et in universali loquitur de motu usque ad V. Librum ; et ideo consideratio eius de materia se extendit ad subiectum tam mutationis quam motus ; loquitur enim ibi de materia ut est subiectum, non solum in generatione, sed etiam in alteratione, et ut habet ordinem ad transmutationem. Sic nec subiectum motus, nec mutationis est scibile per se, nec scitur per se, sed in comparatione ad aliud. – Sed non sequitur quod non sit alio modo scibile per se et secundum se : sicut ignis ut transmutatur localiter non potest cognosci nisi per comparationem ad locum ; potest tamen cognosci alio modo et perfectiori quam per comparationem ad locum – Intentio autem Philosophi est ibi quod quantumcumque materia vel subiectum cognoscatur et sit cognoscibile in se et per se, est tamen cognoscibilis in comparatione ad formam. Dico igitur quod materia secundum se in sua essentia est cognoscibilis ; sed non a nobis. – Primum patet, quia omnis entitas absoluta in se est cognoscibilis : materia est huiusmodi ; ergo ; habet enim ideam in Deo, vel ex parte obiecti, vel secundum rationem ex parte essentiae, secundum aliam opinionem. – Secundum patet ; nam forma est magis cognoscibilis a nobis quam materia : sed forma non cognoscitur nisi ex operationibus ; igitur nec materia ; quanto enim est aliquid magis remotum a sensibus tanto minus est a nobis cognoscibile. Cognoscimus igitur materiam, ut dicit Comment., per transmutationem ; videmus enim unam formam novam post aliam, quia videmus novam operationem, quae arguit novam formam ; igitur subiectum transmutationis commune manet : hoc est materia. Non igitur sequitur : est cognoscibilis in analogia ad formam ; igitur alio modo vel in se vel secundum se non est cognoscibilis »340. Cfr JEAN DUNS SCOT, Ordinatio, II, d. 3, pars 1, q. 6, nn. 187-188, 206-207. Cfr Ibidem, II, d. 3, pars 1, q. 5, n. 138 ; Cfr Ibidem, II, d. 3, pars 1, q. 6, n. 200. 340 JEAN DUNS SCOT, Opus Oxoniense, L. II, d. 12, q. 1, n. 561. « […] dico quod materia ipsa habet ideam ; sicut enim materia est quid creabile distinctum a forma, sic est 338 339

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Duns Scot semble s’opposer ici à la compréhension thomiste, qui ne considérerait la matière qu’au sein du mouvement physique, sans vouloir lui attribuer une essence pour elle-même, ou du moins, un certain acte connaissable par soi. Le docteur subtil lie la connaissance que nous en avons en cette vie, à savoir par analogie avec la forme, à notre état déchu. Aussi est-il vrai que pour Scot, au contraire de Thomas, notre connaissance n’est point par nature liée au sensible, mais seulement selon notre état présent. Or c’est en son lien avec le monde sensible que la matière nous apparaît toujours soumise à la succession des formes. Le primat du creabile chez Scot, qui permet la considération de la chose en son Idée, sera paradoxalement rejoint par la tentative de Suarez, qui abstrait pourtant la considération de l’ens du prisme théologique. La théologie chez Scot est science absolue ; tout est expliqué chez le docteur subtil à partir de Dieu lui-même, dont tout dépend. Suarez, quant à lui, n’envisage pas tant l’essence à partir de son absolue idéalité, qu’à partir de sa réalité déjà posée341, abstraite cependant de la considération de ses causes. Extra causas posita, écrivait F. Ulrich dans sa thèse injustement méconnue de 1956, « là repose tout le sens de la compréhension suarézienne de la réalité comme position »342. C’est à partir, en effet, de la position de l’étant abstraction faite de ses causes, que Suarez établit sa conception de l’étant réel et que s’éclaire le sens de sa compréhension de la matière. La matière, tout comme la forme, est appréhendée hors de ses causes, c’est-à-dire en elle-même, ou en son essence propre. Considérée ainsi abstraitement de ses causes, la matière est, bien que créée de fait, considérée comme toujours déjà là, ou comme une pure essence, un quid. Suarez use d’ailleurs des mêmes précisions terminologiques que Scot. Il distingue materia objectiva et materia subjectiva343. La materia prima est primum subjectum, et possède quelque acte de soi hors de l’esprit. Elle est une essence réelle, et un objet susceptible de posséder un être intramental. Selon F. Ulrich, les doctrines de Scot et de Suarez, bien qu’elles procèdent différemment, mènent au même résultat parce qu’elles « s’incluent de manière apriorique »344. Scot, en effet, étudie la constitution de la substance à partir d’une compréhension idéale de la nature de celle-ci et de ses quoddam ideale, quod habet ideam distinctam. Sive etiam idea ponatur ratio imitandi essentiam divinam in tali gradu, adhuc habet ideam ; quia alium gradum imitandi habet materia essentiam divinam quam forma vel aliud quodcumque » (Ibidem, L. II, d. 12, q. 1, n. 572). 341 Cfr ULRICH, F., Inwiefern ist die Konstruktion, p. 9. 342 Ibidem, p. 33. 343 SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XIII, 1, n. 1. 344 Cfr ULRICH, F., Inwiefern ist die Konstruktion, p. 68.

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composantes, dont il décèle la présence dans l’esprit divin. Chez Suarez, la substance est étudiée semblablement à partir de sa constitution apriorique, comme une nature essentiellement toujours déjà présente, offerte dès lors à l’esprit comme d’emblée réalisée cette fois. L’idée scotiste présuppose une possible considération de celle-ci indépendamment de ses causes. Le réel suarézien l’exhausse de sa réalité existante immédiate pour en saisir la constitution essentielle idéale. Suarez distingue la matière et la forme comme deux choses, et sans doute sa méthodologie permettait-elle d’introduire une telle distinction réelle. Matière et forme sont étudiées hors de leurs causes, comme essences réelles, à partir de leur réalité de fait : « Distinguitur ergo materia a forma tamquam res a re. Et confirmatur ; nam compositio substantiae ex materia et forma est realis et physica et non ex re et modo ; ergo ex duabus rebus [...] nemo tamen negare potest, quin secundum entitatem essentiae alia sit entitas materiae ab entitate formae, ut rationes factae demonstrant »345.

En tant que forme et matière sont chacune des quid et possèdent leur propre esse essentiae, elles détiennent également un esse existentiae, qui s’inscrit dans la ligne de leur essence, et n’y ajoute par ailleurs absolument rien346. Il reste pourtant que la matière première ne sera jamais complétée, selon Suarez, que par une forme substantielle. La matière première en effet demeure potentia pura pour Suarez, essentia inchoata, inchoatio entis, puissance en attente de forme substantielle. Le fait qu’elle ait un être entitatif ne signifie pas pour la matière qu’elle ne puisse être potentia pura347. Considérer ainsi la matière en tant que puissance pure évite la recherche au terme indéfini de quelque entité médiatrice entre matière et forme. Elles sont immédiatement liées l’une à l’autre, et ce en vertu même du point de départ suarézien, qui ne considère le composé qu’à partir de SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XIII, 4, n. 5. Cfr Ibidem, XIII, 4, n. 13 : « […] materia prima etiam habet in se et per se entitatem, seu actualitatem existentiae distinctam ab existentia formae, quamvis illam habeat dependenter a forma. […] Fundamentum hujus conclusionis, supposita praecedenti, est, quia esse existentiae nullam rem vel modum realem addit supra entitatem essentiae, ut actualem, et extra causas positam, quia, hoc ipso quod entitas concipitur actualis extra causas, concipitur existens. […] Ex illo autem evidenter sequitur, materiam, sicut habet entitatem essentiae actualem, distinctam a forma, ita habere suum proprium esse existentiae, quod retinet sub quaecunque forma ». 347 Ibidem, XIII, 5, n. 11, 13 : « […] materia autem est susceptiva actus formalis, et esse completi ; ergo respectu horum dicitur esse pura potentia, non respectu propriae entitatis ». La matière est sous diverses perspectives, tant acte que puissance. Acte en son entité propre, elle est essentiellement puissance et réceptivité d’une forme qui la complète. Cfr encore Ibidem, XIII, 5, n. 16. 345

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sa réalité. La causalité de la forme, en tant qu’elle donne l’être, fait parvenir l’essence à l’acte et constitue la position de la réalité de celle-ci. Elle est la cause, certes « seconde », de l’union, mais la causalité formelle suffit à rendre compte de l’unité actuelle de la forme et de la matière348. La position de la réalité de l’essence elle-même suffit à tenir le rôle de lien entre matière et forme349. On constate le fossé qui sépare les méthodologies scotiste et suarézienne du cheminement emprunté par Thomas. Suarez et la seconde scolastique en général conçoivent l’abstraction métaphysique à la manière d’une analyse de l’étant en ses constituants350, à chaque fois saisis sous leur statut d’essences réelles possibles. Ils s’inscrivent par là dans le sillage de Scot. Cfr SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XV, 6, n. 7, 10. Cfr à ce propos ULRICH, F., Inwiefern ist die Konstruktion, pp. 58-59 ; SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XV, 6, n. 10 : « […] unio, quatenus est a forma, sit quasi via seu ratio qua mediante forma causat totum compositum ; et quatenus est a materia, sit ratio qua mediante forma materialis in suo esse a materia pendet. Est enim illa unio nexus utriusque, scilicet, materiae et formae, et ideo quando talis est unio ut etiam sit inhaerentia, simul esse potest, et via (ut ita dicam) materiae ad formam, et formae ad materiam […]. Atque ita eademmet unio quatenus est a forma, est medium seu ratio qua mediante forma actuat materiam, et componit compositum, et hoc modo dicitur esse causalitas formae […] » ; « Cum ergo dicimus unionem causalitatem formae, non est sermo de relatione […] neque etiam est sermo de actione, de qua procedit dicta confirmatio ; fatemur enim formam, praesertim illam quae educitur de potentia materiae, non esse proprie causam formalem illius actionis per quam educitur […], quia est terminus eius […]. Loquimur ergo de modo unionis, de quo est longe diversa ratio, quia non comparatur active ad formam, sed est quasi formalis nexus inter ipsam et materiam, et ideo potest habere dependentiam ab utraque […] » (Idem). 350 Cfr Ibidem, XV, 9, n. 5 : la forme naturelle, considérée à partir de son être réel entitatif, peut subsister sans matière selon Suarez, tout comme cette dernière peut elle-même subsister sans forme : « […] materia sicut habet suam partialem entitatem essentiae, ita et existentiae ; existentia enim substantiae ita composita est, sicut essentia substantiae, et ideo sine ulla implicatione vel repugnantia, potest Deus sicut formam sine materia, ita et materiam sine forma conservare. Quia, licet proprium susceptivum (ut ita loquamur) completae et integrae existentiae sit completa natura vel substantiale suppositum, tamen pars naturae, seu natura partialis, capax est partialis existentiae sibi proportionatae, in qua potest per divinam potentiam partialiter sola subsitere, sicut quantitas in sua proportionata existentia per divinam potentiam separata existit. Nulla enim major repugnantia afferri potest in existentia partiali materiae, quam in partiali existentia formae, vel accidentali existentia quantitatis. Namque haec existentia partialis materiae non manat intrinsece a forma, sed solum naturaliter pendet ab illa, vel tanquam a conditione seu actuali dispositione naturaliter debita, vel ad summum ut a causa informante, et per informationem suam per se concurrente et juvante ad esse materiae ; hic autem modus dependentiae facile potest a Deo suppleri sine repugnantia. Et de priori quidem, qui nobis probabilior visus est, res est clara, quia ille modus dependentiae est valde extrinsecus et a posteriori, et solum consistit in hoc, quod rei in tali statu constitutae, vel carenti tali dispositione vel actu, non debetur naturaliter esse. Potest autem Deus conferre esse, etiam praeter naturale debitum, seu praeter ordinem naturalem, et ita potest conservare formam in materia sine naturali dispositione, et animam in corpore sine naturali organisatione ». 348 349

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Thomas, au contraire, ne peut concevoir la substance que dans sa constitution dynamique, c’est-à-dire dans les rapports de dépendance entre forme et matière, et non dans leur analyse abstractive et séparatrice. Ainsi pouvait-on bien, à l’instar de F. Ulrich, différencier radicalement les processus de constitution de la substance exposés par Suarez et Thomas, en dépit de leur attachement commun à l’hylémorphisme au sens le plus strict, à savoir conçu comme monomorphisme. Suarez l’admet : sa doctrine contraint à penser une composition de puissance et d’acte au cœur de la matière ellemême, certes non en un sens physique, précise-t-il, mais métaphysique, et qui lui soit proportionnée. Aussi la matière est-elle composée, comme tout être, de genre et de différence, d’essence et d’existence, d’une nature et d’une subsistance, quoique incomplète. La matière n’a, pour le jésuite espagnol, pas d’acte accompli par elle-même, et possède seulement une subsistance partielle, incomplète351. Le point de départ que prend Suarez au sein de l’entité réelle posée hors de ses causes, lui permet de construire une essence, ou une véritable entité, qui n’est pourtant le « principe » d’aucune opération, qu’elle soit transiente ou immanente, mais n’est que réceptrice352. Le jésuite espagnol, remarque Ulrich, s’écarte de cette manière tout à fait de la position thomasienne, pour laquelle esse est operari353. C’est, précise Ulrich, son point de départ méthodologique au sein de l’essence réelle qui, seul, permet à Suarez d’abstraire ainsi la matière de toute opération et de médiatiser l’advenue de l’être par une dépendance envers la forme unique. Tant Suarez que Scot s’opposent ainsi à la construction dynamique de la substance qu’avait proposée Thomas, qui ne permettait de comprendre ni les parties sans la synthèse supérieure que nous offrait le tout de la substance, ni l’originalité propre du tout sans l’organisation 351 Ibidem, XIII, 5, n. 13. Les thomistes de l’époque, tel Jean de Saint-Thomas, s’opposent à cette substantialité partielle ou incomplète accordée à la matière ou à l’âme. Seul le composé est substance au sens propre. Jean de Saint-Thomas accorde cependant à l’âme une aptitude à la subsistance selon l’existence – à la manière dont l’esse de l’accident, dit-il, peut être séparé du tout –, mais non selon la complétion de la nature, c’est-à-dire les raisons de l’essence (cfr JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia pars, q. 7, a. 3, pp. 127-130). 352 « Et in eodem sensu est verum quod in quadam confirmatione ibidem subditur, omnem actum esse principium alicuius operationis ; est enim id verum de actu formali, sive informante sive complete subsistente ; non tamen oportet ut sit in universum verum de omni actu partiali et entitativo, quia non est necesse omnem entitatem esse principium alicuius operationis proprie et in genere causae effitientis ; nam potest ad aliud genus causae exercendum institui et ita entitas materiae est ad recipiendum non ad agendum » (SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XIII, 5, n. 15). 353 Cfr ULRICH, F., Inwiefern ist die Konstruktion, p. 43.

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et les liens tissés entre les parties. Matière et forme sont, chez Scot comme chez Suarez, individuées de par leur propre entité. Ce n’est donc point, comme chez Thomas, le rapport de la forme avec cette matière spécifique, ou de cette matière avec une forme particulière, qui constitue le fondement de l’individuation et par extension de la constitution de la substance. Scot et Suarez, dans la mesure où ils ne partent pas de l’acte intensif fondateur qui donne sens à l’être même de la matière, écartent le sens et la fonction transcendentale donnée à celle-ci par l’Aquinate, à savoir ceux d’une participation à la perfection dynamique de l’être, pour la considérer de manière statique, comme une essence dont il s’agit de déduire analytiquement les propriétés. La matière perdra sa fonctionnalité transcendentale, c’est-à-dire sa relativité complète et essentielle à l’advenue de l’esse de la substance physique en son unité. Ce bouleversement accompagne ceux que subissent d’une manière analogue le sens de l’être et de la science qui lui est dévolue, à savoir la métaphysique. Le sens même du « transcendental » a entamé son évolution. Comme l’a noté O. Boulnois, l’objet de la métaphysique cesse d’être le « transcendant » en tant que participation de l’étant au divin, pour devenir le « transcendantal », c’est-à-dire le concept d’étant en général, prédiqué de manière univoque et qui ne peut lui-même être contenu dans quelque genre que ce soit. L’ens, appréhendé désormais dans un concept unique, devient le transcendantal, l’objet absolument premier de la pensée354. Thomas, au contraire, réduit l’être de la matière prise comme telle à sa pure et simple relativité. Elle n’est donc qu’en relation avec une forme, c’est-à-dire en tant que formant un composé original en acte. La matière n’est pour l’Aquinate rien en soi et son être ne peut être envisagé qu’en fonction de son ordonnancement à la priorité d’un acte fondamental, à savoir l’acte d’être, qui fonde l’unité de l’étant. C’est plus profondément, chez Thomas, l’absolue transcendantalité de ce caractère relatif même, qui garantit la participation de la matière à l’unité de l’être. Cette participation a pour médiation la potentialité substantielle, c’est-à-dire que par sa réduction transcendentale, la matière n’est plus que dans son lien avec une substantialité réelle. Sa fonctionnalité (potentia…) ne prend sens que dans la mesure où elle laisse transparaître sa non-réalité ou son idéalité, pour devenir paradoxalement expression et médiation de la réalité (…realis) même d’un sujet substantiel dynamique. La matière n’acquiert ainsi son être propre que comme sujet de relation. Elle n’intervient par là que comme médiation potentielle (ou potentiation) de l’acte d’être, à l’aune du cheminement de la création vers la plus grande ressemblance de Dieu. 354

Cfr BOULNOIS, O., Etre et représentation, p. 12.

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Si Thomas rend compte de la création de la matière en quelque façon, et cherche ainsi à lui faire correspondre quelque Idée dans l’esprit divin, c’est toujours sous la relation qu’elle entretient avec son acte, à savoir la forme, et sous l’égide du mouvement qu’elle subit en vue du perfectionnement de la substance. A proprement parler selon Thomas, on ne peut parler de « création » de la forme ou de la matière prises isolément. Il n’y a pour les substances composées de création que du tout de leur substance. A la substance seule devrait de même correspondre une idée dans l’intellect divin. « A proprement parler la matière n’a pas d’idée, mais le composé en a une, puisque l’idée est une forme qui crée ». Thomas continue pourtant ainsi : « cependant, on peut dire qu’il y a une idée de la matière selon qu’elle imite l’essence divine d’une certaine manière »355. II.7. L’IDÉE DE

MATIÈRE CHEZ

THOMAS

Il faut distinguer deux raisons en vertu desquelles on peut concevoir ce qu’est une idée divine : l’une se rapporte à la connaissance pratique et conçoit l’idée comme un principe et un modèle qui préside à la formation des choses ; l’autre est l’objet d’une connaissance spéculative et donne la raison formelle au principe de toute connaissance. « [Idea] Secundum ergo quod exemplar est, secundum hoc se habet ad omnia quae a Deo fiunt secundum aliquod tempus. Secundum vero quod principium cognoscitivum est, se habet ad omnia quae cognoscuntur a Deo, etiam si nullo tempore fiant ; et ad omnia quae a Deo cognoscuntur secundum propriam rationem, et secundum quod cognoscuntur ab ipso per modum speculationis »356.

C’est à la suite de cette réponse que l’Aquinate ajoute, au moment de contrevenir aux objections : « Plato, secundum quosdam, posuit materiam non creatam, et ideo non posuit ideam esse materiae, sed materiae concausam. Sed quia nos ponimus materiam creatam a Deo, non tamen sine forma, habet quidem materia ideam in Deo, non tamen aliam ab idea compositi. Nam materia secundum se neque esse habet, neque cognoscibilis est »357.

L’idée de la matière semble par là essentiellement ramenée à une raison d’ordre pratique. Ce n’est pas sous la raison d’une intelligence purement spéculative, mais parce qu’elle doit en tout état de cause prendre une place 355 356 357

THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 1, ad 13. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 15, a. 3, c. Ibidem, Ia, q. 15, a. 3, ad 3.

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parmi les choses créées, que la matière acquiert quelque idée en Dieu. Dans ses Quaestiones disputate de veritate, l’Aquinate établit qu’il doit y avoir dans l’intellect de Dieu un exemplaire de tout ce qu’il cause, « puisqu’il possède une ressemblance de tout ce qu’il cause »358. Thomas précise : « Sed tamen, si proprie de idea loquamur, non potest poni quod materia prima habeat per se ideam in Deo distinctam ab idea formae vel compositi : quia idea proprie dicta respicit rem secundum quod est producibilis in esse ; materia autem non potest exire in esse sine forma, nec e converso. Unde proprie idea non respondet materiae tantum, neque formae tantum ; sed toti composito respondet una idea, quae est factiva totius et quantum ad formam et quantum ad materiam. Si autem large accipiamus ideam pro similitudine vel ratione, tunc illa possunt per se distinctam habere ideam quae possunt distincte considerari, quamvis separatim esse non possint ; et sic nihil prohibet materiae primae etiam secundum se ideam esse »359.

Thomas affirme alors que « bien que la matière ne puisse exister par soi-même, elle peut être considérée en elle-même. Donc, elle peut, en soi-même, avoir une ressemblance »360. Le discours de Thomas n’est cependant pas univoque à ce sujet. N’affirmait-il pas, dans le De Principiis Naturae, que la matière ne pouvait ni exister, ni même être connue en elle-même, mais toujours en rapport avec la forme qui s’y applique ? Ainsi ne pouvait-elle être saisie que selon une ressemblance intelligible, ou par analogie avec la forme. Au sein de la Somme théologique, Thomas affirme de même, et sans plus de distinction : « la matière a son idée en Dieu ; mais non séparée de l’idée du composé ; car la matière en ellemême ne peut être connue »361. L. Elders parle d’une évolution sur ce point entre le De veritate, q. 3, a. 5 et la Ia, q. 15362. Il faut toutefois souligner que Thomas admet, dans le De veritate, envisager le terme « Idée » en un sens large. On doit tout au plus remarquer un déplacement d’accent, qui va des raisons de la connaissance divine, dans le De veritate, à celles de l’être même de Dieu dans des œuvres telles que la Somme de Théologie et les Questions disputées de potentia, à peu près contemporaines. Dans la troisième question de potentia, Thomas soutient en effet qu’il existe une idée de la matière dans l’esprit divin, dans la mesure où la matière imite, 358 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 3, a. 5, c. : « Nos autem ponimus materiam esse causatam a Deo ; unde necesse est ponere quod aliquo modo sit eius idea in Deo, cum quidquid ab ipso causatur, similitudinem ipsius utcumque retineat ». 359 Idem. 360 Idem. 361 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 15, a. 3, ad 3. 362 Cfr ELDERS, L. J., The philosophical Theology of St. Thomas Aquinas, p. 245.

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d’une manière certes très pauvre, l’essence de Dieu363. La matière, en effet, est dite « à la ressemblance de Dieu » dans la mesure où elle participe l’être, puisqu’elle est précisément être en puissance : « […] materia prima habet similitudinem cum Deo in quantum participat de ente. Sicut enim lapis est similis Deo in quantum ens, licet non sit intellectualis sicut Deus, ita materia prima habet similitudinem cum Deo in quantum ens, non in quantum est ens actu. Nam ens, commune est quodammodo potentiae et actui »364.

Dans la Somme contre les Gentils, Thomas écrit : « Omne quod est, in eo quod est vel quale quid est, actu est, et similitudo primi actus est, et ex hoc nobilitatem habet. Quod etiam potentia est, ex ordine ad actum, nobilitatis est particeps : sic enim esse dicitur »365.

La matière, en tant que créée par Dieu, et puisque omne agens agit sibi simile, participe de quelque façon à l’être. En cette mesure, elle a une certaine ressemblance avec Dieu. De manière similaire, on peut sans doute dire que la matière n’est susceptible d’être possédée à titre d’Idée en Dieu que sous la raison de son être en puissance, c’est-à-dire finalement, en lien avec la forme vers laquelle elle tend, mais sous sa raison propre de potentialité. La matière n’a d’être qu’en puissance et se définit par sa « relativité ». Seule la substance peut être dite créée à proprement parler. Et la matière n’existe, comme la forme d’ailleurs, ou quelque accident, que dans la mesure où elle est une partie de cette substance. « […] neque materia neque forma neque accidens proprie dicuntur fieri ; sed id quod fit est res subsistens. Cum enim fieri terminetur ad esse, proprie ei convenit fieri cui convenit per se esse, scilicet rei subsistenti : unde neque materia neque forma neque accidens proprie dicuntur creari, sed concreari. Proprie autem creatur res subsistens, quaecumque sit »366.

Corrélativement à ces quelques remarques, le principe qui préside à la compréhension de la création sera donc bien différent chez les subtils 363 « Nam proprie loquendo, materia non habet ideam, sed compositum, cum idea sit forma factiva. Potest tamen dici esse aliquam ideam materiae secundum quod materia aliquo modo divinam essentiam imitatur » (THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 1, ad 13). Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 49 : « Omnis effectus in sua causa aliqualiter praeexistit similitudo : cum omne agens agat sibi simile. Omne autem quod est in aliquo, est in eo per modum eius in quo est. Si igitur Deus aliquarum rerum est causa, cum ipse sit secundum suam naturam intellectualis, similitudo causati sui in eo erit intelligibiliter ». 364 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 1, ad 12. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 14, a. 11, ad 3. 365 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 70. 366 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 1, ad 12.

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– au sens large – d’une part, et chez Thomas d’autre part. Chez Scot, la natura est le corrélat de la liberté de Dieu, qui prend la décision de réaliser et de donner l’existence à l’idée qui correspond à la chose au sein de son intellect. Scot prolonge le geste augustinien, qui vise à réintroduire les idées en Dieu, et surtout les met à sa disposition367. Les idées n’ont chez Scot aucune existence indépendante. Les intelligibles ont leur être dans l’intellect et tiennent lieu des similitudes nécessaires à toute connaissance effective « ultérieure »368. Ainsi, comme le remarque par exemple A. Petit, « Si Scot revendique l’héritage augustinien de ideis, ce n’est certes pas pour accentuer en lui l’aspect sous lequel la chose est préfigurée dans l’idée ; il s’agira plutôt pour lui d’établir que la préexistence de l’idée par rapport à la chose n’a pas de raison d’être inhérente à l’idée elle-même, mais qu’elle requiert une opération divine qui la produise au statut d’idée, en lui donnant le peu d’être qu’il lui sera loisible de comporter »369.

Dieu est absolument indépendant à l’égard de quelque intelligible que ce soit370. Qu’en est-il donc de la priorité de l’intelligible par rapport à l’intellection ? « Il peut être concédé, écrit Scot, qu’il existe des relations éternelles en Dieu aux choses connues, mais non antérieures selon leur nature au connu lui-même sous la raison de l’objet »371. « L’augustinisme Cfr PETIT, A., « Scot et Cudworth, la quaestio augustinienne de Ideis », p. 79. JEAN DUNS SCOT, Ordinatio, I, d. 35, q. unique, nn. 9-10 : « Ponitur ergo relationes aeternas esse in Deo ad alia a se, cognita simplici intelligentia, et quod istae relationes sint in essentia ut est ratio cognoscendi, propter hoc quod nihil est ratio cognoscendi plura nisi ut illa ratio appropriatur aliquo modo illis pluribus obiectis cognitis. Quod etiam confirmatur, quia cognitio fit per simile ; ergo oportet rationem cognoscendi habere aliquam rationem propriam similitudinis ad ipsum cognitum ». 369 PETIT, A., « Scot et Cudworth, la quaestio augustinienne de Ideis », p. 76. 370 Cfr JEAN DUNS SCOT, Ordinatio, I, d. 35, q. unique, n. 35. 371 Cfr Ibidem, I, d. 35, q. unique, n. 31. Dieu, explique Scot, « […] in primo instanti intelligit essentiam suam sub ratione mere absoluta ; in secundo instanti producit lapidem in esse intelligibili et intelliget lapidem, ita quod ibi est relatio in lapide intellecto ad intellectionem divinam, sed nulla adhuc in intellectione divina ad lapidem, sed intellectio divina terminat relationem ‘lapidis ut intellecti’ ad ipsam ; in tertio instanti, forte, intellectus divinus potest comparare suam intellectionem ad quodcumque intelligibile ad quod nos possumus comparare, et tunc comparando se ad lapidem intellectum, potest causare in se relationem rationis ; et in quarto instanti potest quasi reflecti super istam relationem causatam in tertio instanti, et tunc illa relatio rationis erit cognita. Sic ergo non est relatio rationis necessaria ad intelligendum lapidem – tamquam prior lapide – ut obiectum, immo ipsa ‘ut causata’ est posterior (in tertio instanti), et adhuc posterior erit ipsa ‘ut cognita’, quia in quarto instanti. Et ista quarta via potest tenere illam propositionem – quae videtur probabilis – quod ‘relatio naturaliter non cognoscitur nisi cognito termino’ (sed nec intellectus comparat ad aliquid nisi naturaliter prius cognito termino), quam propositionem non potest alia via tenere, quia oportet quod dicat quod illa relatione qua comparat 367 368

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secundum Scotum », pour reprendre encore une fois l’article efficace d’A. Petit, « tire toutes les conséquences de l’intériorisation des noeta à l’entendement divin, et achève en quelque manière d’exorciser le fantôme de leur séparabilité. Aussi bien la coéternité augustinienne de Dieu et de ses idées est-elle fortement nuancée par l’attribution aux idées d’une éternité secundum quid, et d’un esse également secundum quid (ce qui veut dire que l’idée, sans être réellement distincte de l’essence divine, n’est pas formellement identique à elle) »372.

L’idée ne possède plus qu’un esse diminutum en effet 373. « On ne pouvait aller plus loin, avait déjà affirmé E. Gilson, sans aboutir au cartésianisme »374, c’est-à-dire, complète A. Petit « à la doctrine de la création de l’intelligible »375. Mais nous n’en sommes pas encore tout à fait là chez Duns Scot. Si l’idée ne préexiste pas à l’intelligence divine, elle n’est pas davantage l’une de ses créatures. Elle perdrait sinon toute virtualité explicative en ce qui concerne la création elle-même. Aussi faut-il encore se contenter d’affirmer qu’elle n’est que le simple « objet connu lui-même, tel qu’il est dans la pensée divine »376. L’idée scotiste, selon O. Boulnois, n’a ni rapport intrinsèque à l’être réel, ni à l’esse essentiae. Elle est ainsi pur objet. Chimères et êtres de raison sont de même des objets, et c’est en cette mesure que Dieu peut chez Scot posséder tant une idée des formes que de la matière, de la privation, du mal, des simples êtres de raison et des relations377 ; théorie qu’il défend sans doute sur les traces de son maître Gonsalve d’Espagne, mais aussi de Bonaventure378. istam intellectionem, comparet essentiam ad aliquid non prius cognitum naturaliter » (Ibidem, I, q. 35, q. unique, nn. 32-33). 372 PETIT, A., « Scot et Cudworth, la quaestio augustinienne de Ideis », p. 82. « Contra istud arguitur, et videtur quod destruat intentionem Augustini 83 Quaestionum quaestione 46, ubi dicit quod ‘tanta est vis in ideis, ut, nisi ipsis intellectis, sapiens esse nemo possit’ ; secundum autem istam positionem sapientia perfecta Dei ad creaturas erit in secundo instanti, et praecedet naturaliter tam esse idearum quam cognosci earum. Ibidem etiam dicit quod ‘istarum visione fiet anima beatissima’ ; quod non esset verum de beatitudine prima, quae est in Creatore, – nec de beatitudine secunda, quae est in creaturis » (JEAN DUNS SCOT, Ordinatio, I, d. 35, q. unique, n. 35). 373 Il faut noter que la question de l’esse diminutum accordé par Scot aux êtres de pensée divisa le scotisme lui-même : Cfr SCHMUTZ, J., « L’héritage des subtils. Cartographie du scotisme de l’âge classique », p. 66. 374 GILSON, E., La philosophie au Moyen Age, p. 599. 375 PETIT, A., « Scot et Cudworth, la quaestio augustinienne de Ideis », p. 79. 376 Cfr BOULNOIS, O., Etre et représentation, p. 428. 377 Cfr Ibidem p. 430. 378 Cfr Ibidem, pp. 431-432.

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La création, chez Thomas, s’explique en fonction d’une relation de participation par similitude envers la cause première. Si les subtils fonctionnent par addition de concepts et de déterminations en soi, tous présents à titre d’idées dans l’esprit divin, la substance ne se constitue chez Thomas qu’au fil d’une participation dynamique aux perfections divines telles qu’elles sont en elles-mêmes. Comme nous l’avons vu, l’Idée en Dieu exprime la relation de similitude envers les traits positifs de ressemblance que possède la chose avec le premier principe. La matière, en puissance seulement, semble déficiente à cet égard. On peut penser cependant qu’elle n’intervient à titre d’idée qu’en tant que support de la détermination positive. En sa potentialité même, elle permet de déterminer le degré d’intensité de participation de toute substance singulière aux formes et caractères divins, qui trouvent en lui seul leur identité à proprement parler. Aussi la matière participe-t-elle en sa potentialité à la dynamique de l’être comme ressemblance de Dieu. Elle permet de déterminer le degré d’accomplissement de la perfection formelle analogiquement présente au sein de la substance naturelle créée. Aussi ne possède-t-elle de réalité que dans ce mouvement d’assimilation au principe. Elle participe à la détermination d’un mode de substare, ou d’une hiérarchie des modes d’être, eux-mêmes intrinsèquement diversifiés en fonction des degrés de participation que la matière permet vis-à-vis des perfections divines. Ces degrés de participation déterminent donc une diversité de modes d’être et de substare, dont l’appréhension ne peut advenir qu’en vertu d’un rapport de participation propre pour chaque étant singulier, c’est-à-dire de l’élaboration des degrés formels d’une analogie de proportionnalité. Par sa compréhension de la participation, l’Aquinate s’écartait encore d’une conception plus purement platonicienne qui, en ses dernières conséquences, menait la plupart du temps à purement et simplement néantiser la matière au profit de l’être de l’idée formelle seule. On en trouvera les traces chez Maître Eckhart par exemple, dans sa distinction franche des intelligibles métaphysiques d’une part, et du « néant » de la matière d’autre part. C. Fabro l’avait bien expliqué : alors que chez Thomas, la causalité divine a un terme dans la créature, à savoir l’actus essendi participé, chez Eckhart, la création, d’origine avicénienne, se présente sous les traits d’un flux ou d’un rayon qui vient illuminer le néant des créatures. Ces dernières ne possèdent en propre que leur essence et n’existent que par l’influx divin. L’esse des créatures n’est autre que celui du flux de causalité divin. Thomas, quant à lui, établit une distinction entre l’esse subsistens divin et les créatures composées d’esse et d’essence, dont l’esse n’est pas l’esse divin mais un esse participé, un principe constitutif du

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réel et le terme propre de la création379. Ainsi Fabro pouvait-il conclure : « Les deux courants peuvent parler de ‘participation’, mais le sens des termes et l’orientation doctrinale sont opposés »380. Chez Eckhart, le fini est en soi néant et n’a d’être qu’en Dieu. C’était en vérité l’une des virtualités de l’albertisme. Pour Albert le Grand, selon les mots d’A. de Libera, l’être est « la première chose créée, mais aussi, en un sens, la seule chose créée, toute autre détermination n’étant qu’une formation de l’être »381. Selon Thomas, l’advenue de tout être, matière comprise, est entièrement subordonnée à l’émergence de sa forme substantielle. Nous l’avons vu, c’est en définitive cette dernière qui rend raison de l’émergence de l’être de la substance nouvelle et y ordonne la totalité de son processus constitutif. Mais si elle prend ainsi comme immédiatement sa source et son fondement de la causalité la plus universelle qui soit, c’est-à-dire celle de l’être même, sans doute demeurait-on en droit de mettre en question l’efficace qui pouvait revenir en propre à la causalité seconde. Il semble qu’historiquement, l’admission d’une forme substantielle unique et propre ordonnant l’être de la substance à son accomplissement ne suffise pas. A s’en tenir aux termes, Maître Eckhart défendait avec ardeur, tout autant que Thomas, la thèse de l’unicité de la forme substantielle comme de l’universalité de la causalité première. Et certains thomistes mêmes, à l’instar de Banez, s’indignèrent de l’autonomie qu’un commentateur tel que Cajétan daignait accorder à la substance créée382. C’est qu’à inscrire ainsi l’advenue de toute forme au sein de l’être unitotal, on n’avait pas expliqué pourquoi ce dernier, non seulement sortait de sa solitude éternelle, mais encore, donnait naissance à une multiplicité d’être finis et défectueux. Arrivé par voie dialectique à l’Unité parfaitement simple car absolument universelle, il semble que comme le notaient déjà les Eléates, l’intellect ne soit plus capable de rien dériver de façon nécessaire dans les chemins qu’il emprunte pour rejoindre la multiplicité des choses apparentes. Toute déduction logique ou démonstration syllogistique demande, remarquait déjà le Stagirite, à tout le moins une dualité de principes383. Thomas ne se fera quant à lui que rarement aussi lapidaire : « la distinction des choses et leur multitude vient de l’intention de leur auteur premier, qui est Dieu »384. La Cfr FABRO, C., Participation et causalité selon S. Thomas d’Aquin, pp. 577-579. Ibidem, p. 579 ; cfr aussi Ibidem, pp. 594-595. 381 DE LIBERA, A., Métaphysique et noétique. Albert le Grand, p. 180. 382 Cfr sur ce point PROUVOST, G., Thomas d’Aquin et les thomismes, pp. 100-101. 383 ARISTOTE, Analytiques premiers, 34a17-18, 40b35-36. 384 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 47, a. 1, c. Cfr à ce propos DUBARLE, D., L’ontologie de Thomas d’Aquin, pp. 244-245. 379

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multiplicité apparaît comme un indérivable fait, une primauté en acte issue de la liberté divine. Quelques thomistes essayeront bien de la déduire dialectiquement des articulations trinitaires. C’est le cas de G. Siewerth par exemple, mais c’est aussi dire qu’elle dépend d’une révélation première et se fait d’inspiration théologique. Vouloir dériver la multiplicité par la simple raison semble nécessiter la réinsertion au moins d’un principe de dialectisation ou de potentialité, bref d’une duplicité des principes, voire retomber dans la composition originaire des platoniciens et l’opposition de l’idée à la matière ou la dyade indéfinie. Et si Thomas s’essaye bien à rendre compte à l’occasion de la multiplicité en fonction de la plus grande ressemblance de la perfection qu’elle permet, jamais il ne propose d’explication rationnelle de l’émergence d’un effet imparfait, ni ne donne les raisons qui conduisent un créateur absolument parfait à produire quelque effet déficient, excepté peut-être l’amour ou la bonté qui, comme chacun sait, se diffuse385. Aussi la question de la dérivation purement dialectique de la multiplicité à partir de l’Un est-elle à certains égards mal posée, car le monde présente tel qu’il est un ordre et une perfection qui lui sont propres, mais qui ne s’expliquent comme tels que par leur juste relation à leur principe. Le réalisme foncier de la méthodologie thomiste impose de se fonder, lorsque la posture du philosophe est adoptée, sur la multiplicité en acte plutôt que sur l’unité, sur la présence à l’étant plutôt qu’au principe unique, pour montrer que seule la relation de l’ordre dévoile en effet l’unité de son auteur. Au risque de nous éloigner un peu de la lettre thomasienne, tout en conservant à notre sens son esprit, il faut peut-être donc affirmer, en philosophie, la primauté méthodologique de la relation sur l’unicité pure et simple. II.8. UN ORDRE PROVIDENTIEL La matière et la forme sont causes mutuelles au sein du composé naturel, car en ce dernier, aucune forme ne peut exister sans matière, de même qu’aucune matière n’a d’être en acte sans une forme. Seule l’unité d’une matière et d’une forme constitue une substance physique. L’être en puissance ne peut véritablement participer à l’être que dans la mesure où il possède une relation avec un acte. La matière, de même, n’a de réalité que dans la mesure où elle est une partie d’une substance naturelle créée, qui seule est véritablement per se. Thomas souligne ainsi la priorité de 385

Cfr notamment GILSON, E., Le thomisme, p. 203.

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l’être en acte sur ses composants (la forme et la matière) et introduit un ordre de finalité au sein duquel la matière, tout autant que la forme, a un rôle à jouer. Selon Thomas, les choses naturelles sont bonnes ou mauvaises en raison de ce qui convient à leur propre nature. Le mal, nous le verrons, est une privation d’être pour la substance. La matière, en tant qu’effet de Dieu, ou en tant qu’une certaine sorte d’être (en puissance), ne peut en conséquence être dite tout à fait indifférente à la forme qu’elle reçoit. A tout le moins ne tend-elle pas vers l’absence ou la privation d’être. Sans doute la matière première, considérée de se, et parce qu’elle est pure puissance, doit-elle être dite « indifférente », c’est-à-dire purement passive, eu égard à la forme substantielle qui lui donne le tout de son être. Mais n’est-ce pas dire également qu’une matière première considérée de se n’est proprement rien, et n’est ordonnée qu’à l’être que lui communique sa cause et qu’elle participe ? En tant que composant essentiel de la chose naturelle, la matière est ordonnée par Dieu à l’accomplissement de la substance et par extension, à la perfection et à la bonté de la création. Dieu donne à sa création tous les composants qu’elle requiert en vue de sa perfection, c’est-à-dire en vue de l’accomplissement de sa propre nature. La perfection de la matière en tant qu’être en puissance, est de recevoir la forme qui accomplit, avec la perfection la plus grande, la nature de la substance à laquelle elle est ordonnée. La forme possède une antériorité qui doit être qualifiée de conditionnelle. Elle est « la fin de la matière »386, car l’agent qui donne une forme à la matière a pour fin l’accomplissement de l’actualité de la substance, ou l’accomplissement de son essence. Est-il donc possible d’assigner ici une raison à la volonté divine? « La fin, en effet, est la raison de vouloir ce qui se rapporte à la fin. Or Dieu veut sa propre bonté à titre de fin ; Dieu veut tout le reste comme ayant rapport à la fin. Sa bonté est donc la raison pour laquelle il veut tout ce qui est différent de lui »387. Dieu crée afin que sa création accomplisse le bien ou l’être. Thomas définit ainsi la « raison » de la création : « Dieu veut que l’homme ait une raison pour qu’il soit homme ; Dieu veut que l’homme existe pour l’achèvement de l’univers ; Dieu veut le bien de l’univers par convenance envers sa propre bonté »388. Ce n’est pas en raison de quelque nécessité logique ou extérieure à son être que Dieu crée, mais en fonction d’une certaine convenance envers sa propre bonté. 386 387 388

THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 15, n. 138. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 86. Ibidem, I, 87.

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Chaque réalité créée doit ainsi posséder un rôle dans l’avènement de la perfection de la création. La distinction des choses n’est elle-même pas due à quelque accidentalité. « Id quod est bonum et optimum in effectu, est finis productionis ipsius. Sed bonum et optimum universi consistit in ordine partium eius ad invicem, qui sine distinctione esse non potest : per hunc enim ordinem universum in sua totalitate constituitur, quae est optimum ipsius. Ipse igitur ordo partium universi et distinctio earum est finis productionis universi. Non est igitur distinctio rerum a casu »389.

L’ordre et la perfection de l’univers demandent la multiplication des formes : « […] omne agens intendat suam similitudinem in effectum inducere secundum quod effectus capere potest, tanto hoc agit perfectius quanto agens perfectius est […]. Deus autem est perfectissimum agens. Suam igitur similitudinem in rebus creatis ad Deum pertinebat inducere perfectissime, quantum naturae creatae convenit. Sed perfectam Dei similitudinem non possunt consequi res creatae secundum unam solam speciem creaturae : quia, cum causa excedat effectum, quod est in causa simpliciter et unite, in effectu invenitur composite et multipliciter, nisi effectus pertingat ad speciem causae ; quod in proposito dici non potest, non enim creatura potest esse Deo aequalis. Oportuit igitur esse multiplicitatem et varietatem in rebus creatis, ad hoc quod inveniretur in eis Dei similitudo perfecta secundum modum suum »390. « Sicut quae fiunt ex materia sunt in potentia materiae passiva, ita quae fiunt ab agente oportet esse in potentia activa agentis. Non autem potentia passiva materiae perfecte reduceretur in actum si ex materia fieret unum tantum eorum ad quae materia est in potentia. Ergo, si aliquis agens cuius potentia est ad plures effectus, faceret unum illorum tantum, potentia eius non ita complete reduceretur in actum sicut cum facit plura »391.

L’ordre et la perfection de l’univers demandent une pluralité de substances créées. Plus une chose est parfaite en effet, plus elle possède une ressemblance avec Dieu. Or, la chose créée ne peut réaliser en sa finitude et sa singularité le tout de la perfection de l’action divine. Une multiplicité de substances et de perfections sera donc plus apte à atteindre une telle similitude. Mais la perfection de la création ne demande pas seulement la multiplicité des créatures. Elle exige en outre une distinction de degrés parmi ces dernières. « Quanto aliquid in pluribus est Deo simile, tanto perfectius ad eius similitudinem accedit. In Deo autem est bonitas, et diffusio bonitatis in alia. 389 390 391

Ibidem, II, 39. Ibidem, II, 45. Idem.

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Perfectius igitur accedit res creata ad Dei similitudinem si non solum bona est sed etiam ad bonitatem aliorum agere potest, quam si solum in se bona esset : sicut similius est soli quod lucet et illuminat quam quod lucet tantum. Non autem posset creatura ad bonitatem alterius creaturae agere nisi esset in rebus creatis pluralitas et inaequalitas : quia agens est aliud a patiente, et honorabilius eo. Oportuit igitur, ad hoc quod in creaturis esset perfecta Dei imitatio, quod diversi gradus in creaturis invenirentur »392.

Ainsi les degrés les plus bas de la réalité participent-ils également à l’ordre de la création, tout comme la matière, en perpétuelle attente de nouvelles formes393. Si Dieu est bonté et diffusion de cette bonté aux autres, l’être fini, en vue de posséder la plus grande ressemblance possible avec Dieu, a besoin également de quelque chose sur lequel il puisse exercer son action. La pluralité et l’inégalité parmi les étants en ce monde doivent permettre de réaliser la plus grande perfection naturelle possible, c’est-à-dire la plus grande ressemblance avec Dieu qui soit possible à la nature en vertu de l’action mutuelle des étants en son sein. La matière, si elle caractérise le plus bas degré de l’être, passivement en attente d’actuations nouvelles, est également requise en vue de l’accomplissement de la perfection de la création. En tant qu’elle est essentiellement en relation avec la forme, la matière est ordonnée à l’être et au désir naturel de bonté et de perfection qui prend place en chaque substance. La matière est relative à la forme, et comme en attente de celle-ci394. Elle est attirée vers l’être et le bien en tant que ces derniers sont la finalité de la création. Car en vérité, le composé n’a de bonté et de perfection qu’en raison de sa forme. Il ne participe à la bonté que dans l’exacte mesure où sa matière participe à la forme395. « Naturaliter enim bonum uniuscuiusque est actus et perfectio eius. Unumquodque autem ex hoc agit quod actu est. Agendo autem esse et bonitatem in alia diffundit. Unde et signum perfectionis est alicuius quod simile possit producere [...] »396. 392

Idem. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 84, a. 3, ad 2 : « Sub una tamen forma existens, [materia] est in potentia ad alias ». 394 C. Pralong a exprimé cette idée d’une heureuse manière: « la finalité instaure un ordre dans la relation causale réciproque de la matière et de la forme (puisque la forme est fin de la matière), et, de façon ultime, elle est au-delà de l’exercice actuel de la matière et de la forme, puisqu’elle est le principe du mouvement naturel vers la perfection. La matière est ordonnée à la forme, car la forme lui donne l’être, et dans cette relation elle se révèle attirée par la fin ». (KÖNIG-PRALONG, C., « La causalité de la matière », p. 488). 395 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 3, a. 2, c. : « omne compositum ex materia et forma est perfectum et bonum per suam formam, unde oportet quod sit bonum per participationem, secundum quod materia participat formam ». 396 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 37. La question de la perfection de la création se pose communément au Moyen Age, à la suite de Pierre Lombard qui, dans le 393

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Thomas soutient que l’unité appartient à la raison de la bonté397. Or cette thèse découle de celle que défendait déjà Boèce, selon laquelle toutes les choses, dans la mesure où elles tendent vers le bien, tendent vers l’unité. Car aucune ne possède l’être en effet, si elle n’est aussi une. Toute chose est, dans la mesure où elle est une ; ens et unum convertuntur. La détermination de l’unité comme indivisibilité doit donc être considérée comme une perfection positive de l’étant, et non seulement négativement. La division ou la dissolution résulte en toutes choses d’un défaut ou d’un manque. C’est par la composition, en vertu de laquelle il constitue une synthèse concrète, que l’étant créé tient sa plénitude d’être. De même, un étant n’est intelligible que pour autant qu’il est un. S’il n’est pas premier livre de ses Sentences (L. I, d. 44), se demanda plus sommairement si Dieu aurait pu faire quelque chose de manière plus parfaite qu’il ne l’avait fait. L’interrogation se déplacera sur le problème de la création du monde et se formalisera au moyen du problème de l’intension et de la rémission des formes. Une transformation de la perfection du monde créé se réaliserait-elle par une augmentation de la perfection des diverses formes spécifiques ou simplement accidentelles (Cfr à ce propos GRANT, E., Planets, stars and orbs, pp. 140-149) ? Pour Thomas, tout perfectionnement sur le plan de la forme spécifique se traduit par la création d’une nouvelle espèce et doit pousser à considérer le monde non comme perfectionné qualitativement, mais comme un monde radicalement « nouveau ». En outre, il faut considérer selon Thomas que tout perfectionnement par Dieu de quelque partie du monde, doit entraîner le perfectionnement de toutes ses parties, afin de préserver l’harmonieuse proportion de la création. La position de Thomas est celle d’un ordre universel où toute perfection se répercute. C’était là une conviction largement répandue (et ce même chez des franciscains tels que Richard de Médiéville par exemple), mais qui était contestée, puisque selon Durand de Saint-Pourçain, ou Bartholomée Amicus, le perfectionnement accidentel d’une seule species devait entraîner le perfectionnement général du monde, sans impliquer la transformation de ses autres parties, sinon, avançait Durand, il faudrait admettre que le monde, lors de son institution originelle, avant la chute de l’homme, connaissait un cours des astres différent, ou, selon l’argument de Bartholomée, que l’avènement du Christ avait entraîné un perfectionnement de toutes les espèces du monde (Cfr Ibidem, pp. 144-146). A cette question était bien évidemment corrélée celle d’une possible multiplicité des mondes. Cette dernière, qui prit un essor certain avec la condamnation de Tempier, et qui put faire dire à Duhem que 1277 était le véritable point de départ de la science moderne, était encore rejetée par Thomas, fidèlement à Aristote. Si Dieu, selon l’Aquinate, possédait la toute-puissance qui lui permettait de créer, s’il le voulait, une multiplicité de mondes, il s’en abstenait en quelque sorte par principe d’économie, guidé par l’unité de la forme et de sa matière ou de l’acte et de la puissance, ou par la « nécessité de s’arrêter » dans la régression à l’infini. Une multiplicité de mondes identiques serait superflue, et la diversité les rendrait tous imparfaits, puisqu’aucun n’intégrerait la totalité des corps sensibles sous son unité propre, ce qui reporterait en quelque sorte la question à une totalité plus englobante (Cfr THOMAS D’AQUIN, In I de caelo, 19, n. 197). Admettre une multiplicité de mondes revient à les faire découler du hasard ou d’une priorité purement matérielle, comme chez Démocrite (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 47, a. 3, c.). Cfr également à ce sujet GRANT, E., Planets, stars and orbs, pp. 154155). 397 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 103, a. 3, c.

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compris comme un, il n’est pas compris du tout398. De là provient, selon Thomas, que celui qui gouverne l’univers recherche, pour toutes choses, leur unité399. Il appert donc que la perfection de l’univers se conçoit dans la tension de tout étant vers l’unité de son être propre. Cette unité n’advenant cependant pour celui-ci que dans la relation avec les autres substances, le cosmos apparaît comme essentiellement ordonné et hiérarchisé en fonction des diverses unités que les étants composent en eux-mêmes d’une part, et par leurs liens mutuels d’autre part. Tout accord ou toute unité réalisée sur un plan plus abstrait, se réalise de manière d’autant plus étroite, selon Thomas, que chaque partie possède déjà une unité par soi de quelque manière. Il en va ainsi d’une société par exemple, et plus fondamentalement encore du cosmos, dont l’unité se compose d’une part de l’unité des êtres ainsi que des raisons selon lesquelles ils trouvent leur unité, et se voit en outre gouvernée ultimement par l’unité divine, dont la raison, perfection d’être et de bonté de l’univers, constitue la fin ultimement recherchée. Dieu, écrivait Thomas dès la rédaction de son Commentaire des Sentences : « [...] duplicem ordinem in universo instituit ; principalem scilicet, et secundarium. Principalis est secundum quod res ordinantur in ipsum ; et secundarius est secundum quod una juvat aliam in perveniendo ad similitudinem divinam ; unde dicitur in 12 Metaph., quod ordo partium universi ad invicem est propter illum ordinem qui est in bonum ultimum [...] »400.

L’ensemble des parties de l’univers est organisé en vue d’une unité apte à refléter la plus grande ressemblance de Dieu possible à un être fini. Or cette unité n’a d’autre principe que la perfection ontologique, qui exerce le rôle d’un lien dynamique entre les substances. Jean-Marie Aubert écrivait il y a déjà quelques années401 : « Il ne peut y avoir univers que s’il y a unité d’un tout à travers ses parties, ou mieux si chacune de ses parties communient et participent à une réalité fondamentale qui se retrouve, en chacune, quoique de façon infiniment variée en fait de plus ou moins grande plénitude. Cette réalité, élément commun de solidarité des parties, et perfection commune participée à des degrés infinis, n’est autre que l’être ; car en dehors de l’être il n’y a rien. Dans une telle perspective l’Univers est l’ensemble des choses qui, à travers la multiplicité de leurs natures, communient à l’être. Mais, qui dit communion, dit existence d’une source de l’être communiqué. Et c’est alors la caractéristique essentielle 398 399 400 401

Cfr AERTSEN, J. A., « Die Transzendentalienlehre bei Thomas von Aquin », pp. 90-91. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 103, a. 3, c. THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 1, q. 2, a.3, c. AUBERT, J.-M., « Le monde physique en tant que totalité », p. 95.

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de cette représentation cosmique : elle n’a de sens que si elle place, à l’origine des très diverses participations à l’être, une source permanente de l’être, qui est l’Etre en plénitude, infini et indépendant (a se). En ce sens la cosmologie aristotélico-thomiste débouche obligatoirement sur une théologie rationnelle »402.

L’unité de l’univers porte donc partout en elle les traces de sa dépendance envers l’être de Dieu et son action dans la création. En effet, comme l’écrivait judicieusement J.-M. Aubert, l’univers est pour Thomas « intimement pénétré par l’influx transcendant de Dieu. Et c’est cet influx qui unit les êtres les uns aux autres, les rendant solidaires comme les parties d’un tout »403. Ainsi l’action divine conserve-t-elle son emprise sur l’unité de toute la création, et pénètre-t-elle jusqu’au sein de toutes les activités particulières, en tant qu’elles sont ultimement orientées à l’unité et à la perfection de l’univers créé. J.-M. Aubert a parfaitement raison de souligner comment la hiérarchie des réalités, allant du monde sublunaire à Dieu par l’intermédiaire des sphères célestes, correspond à une hiérarchisation de la causalité même. Dès lors, « de même que dans le ciel chaque sphère reçoit l’influx de celle qui est supérieure, de même dans le monde sublunaire, où les changements sont activés par les corps célestes (le soleil en particulier) ; la causalité spécifique des formes transmet une sorte de surplus d’être, une plus grande perfection et plénitude ; c’est le sens profond de la vérité métaphysique que le passage de la puissance à l’acte est le passage de l’imparfait au plus parfait dans une espèce donnée » 404.

Selon Cicéron, rappelle Thomas dans le De veritate, la providence est une partie de la prudence. Or la prudence est définie dans l’Ethique à Nicomaque comme une délibération, et ce qui constitue l’objet d’une délibération, ce sont avant tout les moyens mis en œuvre en vue de l’acquisition d’une fin. Ainsi la prudence dispose-t-elle les moyens vers la fin selon un certain ordre405. La prudence se situe au cœur d’un processus de raisonnement dont les fins sont les premiers principes, mais qui requiert en outre le bon usage de la volonté, c’est-à-dire les vertus morales qui orienteront la volonté vers une noble fin. De même, la providence divine est liée aux autres attributs de Dieu, tels que la connaissance des fins et des moyens, c’est-à-dire de Lui-même et des créatures. Elle fait également intervenir la volonté divine et le pouvoir d’exécution qu’elle dirige. Car la 402 403 404 405

Idem. Ibidem, pp. 95-96. Ibidem, pp. 96-97. Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de Veritate, q. 5, a. 1, c.

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providence en tant que telle appartient à la raison pratique, c’est-à-dire à la connaissance en tant qu’elle s’intéresse aux moyens en vue de fins, et dans la mesure où ces moyens sont ordonnés à la fin406. L’Aquinate insiste sur le fait que ce n’est point par accident ou par chance que l’harmonie caractérise la nature, mais plutôt parce que la tendance vers une fin s’y dessine. Or seule une intelligence peut ainsi organiser les moyens en vue d’une fin déterminée. La nature ne possédant point d’intelligence, le monde doit être dirigé par une intelligence extérieure, qui trouve son expression dans l’action ordonnatrice de la divine providence407. Toutes les parties de l’Univers, quel que soit leur degré au sein de la hiérarchie ontologique, sont essentiellement ordonnées par la providence408. Dans une série de moyens parfaitement ordonnés à leur fin, chaque intermédiaire est autant moyen que fin en lui-même. Aussi tous les êtres parfaitement ordonnés à leur fin et ne faisant preuve d’aucun défaut dans la voie de l’obtention de celle-ci, tels les corps célestes qui sont incorruptibles et ne dévient jamais de leurs orbites, peuvent-ils être considérés comme des fins. Toute chose qui s’écarte au contraire de l’ordre qui lui est intimé par sa propre nature, tel qu’il advient parfois au sein des êtres engendrables et corruptibles – lorsqu’il est donné naissance à un monstre par exemple –, est toutefois également intégrée au plan de la providence divine, car Dieu a assigné à ce défaut un but précis. Rien ne peut cependant lui être ordonné comme à sa fin, et ce défaut n’est que dans la mesure où il fait référence à autre chose. Il faut noter également que la providence divine ne s’applique pas aux espèces seules. Puisque Dieu a une parfaite connaissance des choses singulières, elle s’étend à tout le réel jusqu’aux individus409. La bonté divine a une double perfection. Elle est tout d’abord ce qui contient toutes les perfections en un mode suréminent ; elle est ensuite ce qui se diffuse dans les choses et constitue ainsi leur cause. Il est raisonnable de penser que cette bonté, Dieu la donna aux choses sous ce double mode. Aussi ne seront-elles pas simplement bonnes, mais communiquerontelles également l’être et la bonté aux autres choses. Le monde thomasien est configuré, d’une manière toute néo-platonicienne, en une hiérarchie de causes où les créatures supérieures font participer celles qui leur sont subordonnées à l’être et à la bonté de Dieu410. C’est la raison pour laquelle, ajoute Thomas en se référant tant à Augustin qu’au Philosophe, ce qui 406 407 408 409 410

Cfr Cfr Cfr Cfr Cfr

Idem. Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

q. q. q. q.

5, 5, 5, 5,

a. a. a. a.

2, 3, 4, 8,

c. c. c. c.

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est actif est toujours plus noble que ce qui est passif411. Or, parmi les créatures, ce sont les spirituelles qui sont les plus proches de Dieu. Ces dernières diffusent leur bonté sur les créatures inférieures, à la manière dont Dieu le fait lui-même, c’est-à-dire non par nécessité de nature, mais par libre volonté. Ainsi Dieu gouverne-t-il les créatures inférieures par l’intermédiaire des créatures spirituelles, en les faisant causes de providence elles-mêmes. Parmi celles-ci, ce sont les anges qui occupent le rang le plus élevé, et la providence de ceux-ci s’étend à toutes choses matérielles, alors que celle de l’homme est restreinte à un plus petit nombre. Toutes les choses corporelles sont donc gouvernées par Dieu, par la médiation des anges. Seul Dieu est créateur, mais les anges sont la cause prochaine du mouvement des corps célestes, lui-même cause des mouvements des corps inférieurs412. On a depuis longtemps vu l’importance de la médiation causale des vertus émises par les corps célestes413, et plus particulièrement par la lumière414, afin d’appréhender la solidarité de l’univers et de ses diverses sphères. En l’absence pourtant de matière commune, cette lumière se diffuse sur les substances du monde sublunaire et les fait ainsi participer à l’activité causale des sphères célestes. Plus que cela, l’activité de ces dernières est essentielle à la vie des corps terrestres. La lumière est source de chaleur, dont nous avons souligné l’importance pour la compréhension thomiste de l’organisme. Emanée du soleil, elle est vue comme une cause équivoque de génération ici-bas. Et la perception sensible par la vue ellemême, dont dépend l’activité de l’intellect, nécessite l’illumination d’un milieu transparent entre l’objet et le sujet. Si certains ont soutenu que la cause des actes de notre volonté devait être entièrement ramenée au mouvement des sphères célestes parce que notre intellect dépend de l’activité de nos sens et que toutes les puissances de notre âme sont matérielles, comme il ressort de la génération de l’homme et de ses facultés par la semence de son père, Thomas pense pouvoir se baser sur la Génération des animaux d’Aristote pour affirmer au contraire que, bien que l’activité de l’intellect ait à recourir aux images que nous fournit l’activité sensitive des organes corporels, l’intellect est en lui-même une puissance immatérielle, dont l’action est immatérielle. Or le principe d’une action immatérielle doit être lui-même immatériel ; il est par 411 412 413

148. 414

Cfr Idem. Cfr Idem. Cfr LITT, Th., Les corps célestes dans l’univers de saint Thomas d’Aquin, pp. 110Cfr AUBERT, J.-M., « Le monde physique en tant que totalité », p. 93.

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conséquent impossible de réduire les actions de la volonté et de l’intellect à quelque principe matériel415. Les corps célestes n’auront d’influence que sur nos facultés sensibles. Puisque nos perceptions sensibles cependant ont un certain rôle à jouer dans l’activité intellectuelle, comme il appert par exemple de l’incapacité dans laquelle elle se trouve d’exercer lorsque certains organes corporels ne peuvent assumer leur fonction correctement, les corps célestes possèdent sans aucun doute une certaine influence, mais seulement accidentelle, sur notre intellect, et par voie de conséquence, sur notre volonté. Cette influence n’est qu’accidentelle parce qu’elle ne s’exerce à proprement parler, et de manière immédiate, que sur le corps. Ainsi existe-t-il bien quelque lien causal nécessaire, tout matériel à vrai dire, entre l’action du corps céleste et l’action de l’intellect. Mais il s’en faut qu’ainsi la volonté de l’homme en soit déterminée, car la faculté sensible n’est pas le moteur naturel de la volonté. C’est plutôt l’inverse qui est vrai. Aucune nécessité n’est donc introduite dans l’acte humain en général par l’influence des corps célestes, que ce soit par ces corps euxmêmes ou par l’intermédiaire des corps qu’ils influencent. « Le corps céleste n’introduit qu’une inclination, à laquelle la volonté peut résister par les moyens d’une faculté acquise ou infuse »416. Dieu, par contre, qui est la fin de toute vie humaine, peut bien être dit influencer notre volonté, puisque celle-ci est en nous la première à être ordonnée à notre fin, et qu’elle fait participer toutes nos autres activités à l’accomplissement de ses desseins. En outre, l’ordre de ce qui est mû devrait correspondre à l’ordre des moteurs, affirme l’Aquinate. Dès lors : « […] ipse Deus, qui est simpliciter primus providens, imprimit solus in voluntatem nostram. Angelus autem, qui eum sequitur in ordine causarum, imprimit in intellectum nostrum, secundum quod per Angelos illuminamur, purgamur et perficimur ut Dionysius dicit. Sed corpora, quae sunt inferiora agentia, imprimere possunt in vires sensibiles, et alias organis affixas »417.

Dieu, en tant qu’il est lui-même fin de sa propre providence, possède la norme de cette dernière. Législateur absolu, on ne peut lui faire endosser la responsabilité de quelque défaut au sein des choses sur lesquelles il exerce son gouvernement. Les choses auxquelles la providence divine est communiquée tirent leur rectitude de la norme divine elle-même. Certaines de ces créatures cependant, comme les créatures spirituelles, sont simultanément les causes de leurs actions. Elles sont capables de choix et sont en un certain 415 416 417

Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 5, a. 10, c. Idem. Idem.

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sens des fins en elles-mêmes. Elles sont la fin de leurs propres actions et de leur propre providence. Mais si elles accomplissent la fin qui est la leur ou la providence qui leur est propre selon l’ordre qui leur convient en tant que créatures rationnelles, alors leur action correspondra à la providence divine elle-même et tout ce qui leur adviendra sera en vue de leur bien418. Si elles sont, certes, susceptibles d’échouer dans leurs actions et de s’éloigner ainsi de la norme divine, elles n’échappent pourtant point par là à Sa providence. Si les hommes sont à eux-mêmes leur propre fin et que leurs échecs ou défauts sont à chaque fois le propre d’individus particuliers, la divine providence s’étend sur toute singularité de manière à ce que, lorsqu’un homme tombe dans le péché, Dieu ordonne ce dernier au bien du pécheur, et de sorte qu’après sa chute, celui-ci devienne une personne plus humble, ou du moins que son péché soit ordonné à un plus grand bien419. Il faut dire, selon Thomas, que la providence est exercée sur les hommes et les créatures rationnelles, pour elles-mêmes420. Les défauts intervenant dans les créatures sensibles comme telles sont au contraire ordonnés au bien d’autres créatures, comme par exemple lorsque le feu se corrompt et permet à l’air d’être engendré421. Le bien dans l’universalité des choses, affirme Thomas, est « le bien de l’ordre », c’est-à-dire « le bien commun, alors que les autres choses sont des biens singuliers »422. Or ce bien ou cet ordre commun demande l’harmonisation de toutes ses parties et comme l’actuation du lien providentiel unissant le parfait au moins parfait, le plus actuel au plus potentiel « Qui enim aliquod totum constituere intendit ad hoc respicit quod totum perfectum sit, et secundum hoc diversas partes et inaequales ad eius compositionem conducit : si enim omnes essent aequales iam non esset totum perfectum. Quod patet tam in toto naturali quam in toto civili : non enim esset corpus hominis perfectum nisi membra diversa et inaequalis dignitatis haberet, neque esset civitas perfecta nisi inaequales conditiones et officia diversa in civitate existerent. In distributione vero attenditur bonum uniuscuiusque, et ideo diversis diversa assignantur secundum diversitatem in eis praecedentem, secundum quam competunt eis diversa. In prima igitur rerum productione Deus diversa et inaequalia in esse produxit, attendens ad id quod requirit perfectio universi, non ad aliquam diversitatem in rebus praeexistentem ; sed hoc attendit in remuneratione finalis iudicii, unicuique retribuens secundum quod meruit »423.

418 419 420 421 422 423

Cfr Ibidem, q. 5, a. 7, c. Cfr Ibidem, q. 5, a. 5, c. Cfr Ibidem, q. 5, a. 6, c. Cfr Ibidem, q. 5, a. 5, c. THOMAS D’AQUIN, De substantiis separatis, cap. 12. Idem.

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Selon Thomas, la providence divine a pour fin l’ordre même de l’univers en général, et par extension les relations entretenues entre les diverses substances particulières. La matière, tout comme la forme, est ordonnée par la providence divine à la réalisation de la perfection propre à l’essence de la substance ; perfection qui, à titre de partie, est elle-même ordonnée, en son essence et en son être, à l’harmonie, c’est-à-dire à l’unité en acte du tout de la création. Ainsi la causalité finale, qui ne peut être exercée que par un agent intelligent, habite-t-elle la causalité matérielle de part en part pour l’orienter vers son terme. L’inverse ne se vérifie pas, car la matière n’exerce pas sa causalité de manière absolue sur ce qui est immatériel. * Qualifier, à la manière de Thomas, la materia prima de pura potentia, constituait une véritable et audacieuse percée métaphysique. Cette doctrine ne semble d’ailleurs guère avoir été suivie que par les thomistes euxmêmes et quelques maîtres ès arts424. A la pura potentia sont cependant étroitement liés deux dangers : soit en faire le corrélat d’un acte ou esse pur et simple et risquer le dualisme en admettant ainsi un substrat préliminaire à la création ; soit confondre l’unité pure de la matière avec celle du divin, selon les interprétations d’Avicébron et David de Dinant données par Albert et Thomas. Si la pura potentia est en effet considérée comme le corrélat d’un actus purus en quelque sorte posé en face d’elle, l’on supposera une puissance ou un substrat à l’activité créatrice. Métaphysiquement, l’on tendra en outre à lier, voire à soumettre l’activité du principe actuel aux réquisits d’une potentialité dévorante, et à ne plus envisager la pureté, maintenant fortement relativisée, de l’acte, qu’en fonction des progressions de la potentialité vers celui-ci. Cette puissance pure, comme l’a très bien analysé E. Przywara par exemple, ne doit pas être posée face à l’acte pur mais bien en lui. Le fait de poser la potentialité, tant matérielle que formelle, de la création, en Dieu même, permet de penser ce dernier au-delà de ce qui a procédé de lui, « sinon il serait le corrélat interne de ses propres créations, l’‘acte’ qui est ‘là’ ‘en vue’ de leur actuation »425. L’aristotélisme 424 Boèce de Dacie notamment, soutient la pure passivité de la matière et l’absence de distinction entre sa puissance et sa substance : cfr BOÈCE DE DACIE, Quaestiones super Libros Physicorum, L. I, qq. 34-35, pp. 195-197 ; BOÈCE DE DACIE, Quaestiones de generatione et corruptione, L. I, q. 3b, pp. 9-11. 425 PRZYWARA, E., Analogia entis, p. 110.

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de Thomas s’oppose très nettement sur ce point au dualisme latent d’une métaphysique qui se limiterait à penser la création à l’égide de la simple composition d’un principe actuel avec un principe potentiel. D’autre part, écrit encore Przywara : « C’est précisément parce que la potentialité matérielle et formelle de la créature repose si profondément ‘en Dieu’, qu’elle ne signifie pas simplement un ‘néant impuissant’. Du fait qu’elle vient matériellement et formellement du Est (Vérité, etc.), elle respire déjà cet air de positivité du Est (Vérité, etc.) pur. C’est pourquoi – premièrement – le ‘est (vaut)’ créaturel, en vertu de sa potentialité interne permanente, n’est pas de soi ‘orienté vers le néant’, mais tend vers de toujours nouveaux ‘est (vaut)’ »426.

C’est la suressentialité même de l’être qui repose, en d’autres termes, au fondement du dynamisme de la matière et qui constitue cette « force » qui la pousse vers de toujours nouvelles formes. La potentialité matérielle ne s’identifie pas intrinsèquement chez Thomas à l’être même du divin ; elle n’est pas le substrat de tout l’esse, mais seulement de l’esse d’une substance soumise à quelque altération, et donné par l’intermédiaire de sa forme. La materia prima est le corrélat de l’unité métaphysique d’une telle substance et appartient à un ordre en quelque sorte subséquent à celui de l’être créé même. Elle n’est que cocréée en fonction des réquisits correspondant à l’émergence de l’être d’une substance matérielle singulière, et appartient en quelque sorte aux « déterminations » antéprédicatives contractantes essentielles de cette substance. Thomas balise ainsi, par sa compréhension de l’unicité de la forme substantielle, qui ne laisse pour ainsi dire aucun reste matériel échapper aux unités formées par les substances, les risques soulevés par les thèses d’Avicébron ou David de Dinant. Il n’existe aucune matière première unifiée et commune à tout l’esse, aucune matière unifiée par quelque forme première universelle, fût-elle de corporéité, et qui s’offrirait de soi à l’action divine. Voyant plus loin, on peut encore discerner le fossé métaphysique qui se creuse entre d’une part, une interprétation averroïste de l’hylémorphisme qui s’interroge sur la nécessité de quelque médiation actuelle entre les formes pures et la matière afin que celles-là puissent s’appliquer à celle-ci sans purement et simplement l’engloutir, elle et ses contrariétés, et la sorte de dialogue substantiel mis en place par Thomas, au sein duquel Dieu ne considère parmi ses idées, en vue de la création matérielle, que des substances déjà composées. La matière apparaît intégralement subordonnée à la création de l’acte d’être de la substance et ne se comprend ou 426

Ibidem, pp. 110-111.

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n’acquiert quelque place pour l’intellection chez Thomas qu’au sein d’une doctrine de l’acte d’être et de son cheminement vers sa perfection. Elle ne possède pour l’Aquinate aucun être en elle-même, aucun acte, et l’on ne pourrait élaborer à son propos une sentence pareille à celle que l’on reprocha tellement à Cajétan, qui affirmait à propos de la substance et de l’accident : « l’existence de la substance en effet est la substance, et l’existence de l’accident est l’accident »427. Alors que Dieu semble susceptible de faire subsister un accident sans sujet, il ne peut faire exister de matière sans forme. La création ou la créaturalité est au cœur de l’ontologie de Thomas. Elle est indissociable de la compréhension thomiste de l’être. J. Pieper notamment, a insisté sur ce point : « On se méprend par exemple sur le sens de propositions comme ‘tout étant est bon’, ou ‘tout étant est vrai’ – on se méprend aussi, je le crois, sur le sens des concepts appelés ‘transcendantaux’ (au sens ancien du mot), si l’on ne voit pas que ces propositions et ces concepts ne renvoient absolument pas à un être neutre, au sens en quelque sorte d’une simple présence, ou à un ens ut sic, à un monde d’‘objets’ sans visage, mais plutôt, de manière formelle, à l’être en tant que créature »428.

A tout le moins la créaturalité permet-elle d’approcher ce que nous avons cherché à caractériser comme la structure dynamique ou opérative que Thomas attribue intrinsèquement à l’être. Rien n’échappe, pour l’Aquinate, à la causalité divine, qui s’étend jusqu’à l’être de toutes choses et crée donc jusqu’à la matière première. Dieu crée immédiatement la multiplicité des déterminations conçues en son esprit comme des modes d’imitation de son essence. Emanées ainsi de l’acte d’être divin, les perfections apparaissent fondées en leur réalité. Les étants ne sont pas de simples néants considérés en eux-mêmes, mais acquièrent des œuvres de Dieu une perfection ou un acte d’être. Les essences formelles doivent d’ailleurs être considérées comme immédiatement créées en leur multiplicité. Les relations d’acte et de puissance qu’elles tissent entre elles forment la perfection de l’univers. Elles sont enracinées et possibilisées dans la substantialité ontologique qui répond immédiatement à leur statut de créatures et acquièrent là leur plus haute justification. La conception thomiste de l’être permet de tenir le milieu entre la position extrinséciste du dator formarum ou d’Avicébron, et cette théorie qui voudrait que tout l’être de la nature et la causalité qui s’y rapporte 427 428

CAJÉTAN, Th. De Vio, In De ente et essentia, p. 159. PIEPER, J., « Unaustrinkbares Licht », p. 115.

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soit en quelque sorte précontenu en elle, le plus souvent au cœur même de la matière, à la manière de raisons séminales ou de vertus formelles ne demandant plus qu’à se déployer429. Pour Thomas, écrivait Gilson : « Dieu fait tout ce que font les créatures, et cependant les créatures font elles-mêmes ce qu’elles font »430. Dieu ne fait que donner les natures à elles-mêmes, car c’est bien l’acte d’être même de toutes choses que Dieu leur confère. Si ce dernier crée l’être de toutes formes et continue de les conserver en leur être, représentant ainsi le seul garant du lien que toute chose entretient avec son acte d’être, les êtres naturels peuvent bien communiquer leurs formes à leurs effets, formes par lesquelles seules, est maintenue leur fondation dans l’être produit par Dieu. Aussi tout effet déterminé peut-il, chez Thomas, résulter à la fois de sa cause prochaine et de sa cause première, équivoque. L’Aquinate met au jour un double plan : celui de l’être transcendental, constamment fondé par l’activité créatrice divine, et dont dépend immédiatement l’acte d’être de chaque substance, et d’autre part un plan prédicamental qui rend compte du lien entre les diverses substances. Les deux plans se fondent l’un l’autre pour la raison, bien que le premier possède une indéniable priorité ontologique. Le caractère positif que donne Thomas à cette distinction le différencie de Maître Eckhart par exemple, qui tend à fondre et perdre l’étant dans l’être émané de Dieu. Mais d’autre part, l’Aquinate ne va pas jusqu’à considérer qu’aux yeux de la science, la matière et les composantes formelles doivent apparaître comme fondées en elles-mêmes, à la manière de Scot ou de Suarez. Bien que concrètement, la contingence des étants créés se situe au cœur des réflexions de Bonaventure, Henri de Gand et Duns Scot, l’accent apposé sur les distinctions formelles et intentionnelles donnera une orientation avicénienne décisive à la métaphysique scolaire. De plus en plus focalisée sur les essences, cette dernière tend à faire abstraction du mouvement synthétisant ou concrétisant de l’être, et se laisse moins appréhender par l’exercice de ce dernier qu’elle ne présuppose la formalité transcendantale a priori d’un concept d’ens englobant. Bien sûr, le problème mènera inévitablement à chercher, au-delà des divers modes de substare des substances en leur genre, s’il peut exister quelque unité pour l’esse commune et se formalisera dans la célèbre querelle opposant univocité et analogie. L’ensemble des perfections formelles ou Idées ne sont pensées par Thomas que comme imitations et participations de l’être divin comme acte. 429 430

GILSON, E., Le thomisme, p. 238. Ibidem, p. 234.

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La théorie thomasienne de la matière comme idée en Dieu s’articule ellemême totalement à la doctrine de l’être comme participation, ressemblance et création de Dieu, puisque la matière n’acquiert son statut d’être (en puissance) qu’en tant qu’elle possède un être participant de la substance créée. Le jeu de l’acte et de la puissance est, chez Thomas, sans cesse fondé par l’acte fondamental qu’est l’esse. Alors que le docteur subtil revendique pour la matière le statut d’une potentia subjectiva, et donc d’une entité, sous peine de réduire immédiatement tout étant à la pure simplicité, Thomas ramène l’unité fondamentale de l’étant à celle de son acte d’être, dont l’originalité foncière implique le caractère finalement subséquent de la composition en matière et forme. Les subtils, occupés à modaliser le rapport que peut entretenir l’essence avec son esse, en viennent à concentrer leurs efforts sur la forme, la manière dont elle peut conférer l’acte à l’essence, et s’enfoncent toujours plus loin dans les méandres des distinctions formelles et des actes qu’ils multiplient au coeur des substances. Chez Thomas, la matière ne pourra apparaître que comme un moyen commode d’expliquer le mouvement au sens large. Elle n’a de soi aucun être. La providence divine, parfaitement libre, est pourtant médiatisée par le mouvement de l’acte d’être vers sa propre perfection au sein de l’étant subsistant. Toute essence se voit donc déjà pénétrée de l’actus essendi, qui se réalise en elle tout en l’élevant à l’acte et à la perfection d’existence. L’altérité métaphysique que représente ainsi indéniablement la matière première, comme les parties dispersées ou la puissance qui n’ont point encore reçu leur forme unificatrice, est toujours insérée dans le mouvement de l’être, de son fondement dans l’esprit divin à sa réalisation. Là où seule la forme substantielle permet au sens propre la communication de l’unité et de l’être substantiels, la matière première fait signe vers une altérité d’ordre proprement métaphysique, et ne rend pas compte seulement du mouvement physique. Elle supporte la raison en effet de ce qui n’est pas (encore), c’est-à-dire de ce qui est laissé, sous un ordre de considération subordonné, à un simple amas de réalités distinctes sans lien apparent, ne portant encore ainsi les traits que d’une privation.

III. LA MATIÈRE ET LE VRAI

Nous avons vu comment la matière s’intègre à la structure analogique de l’être, c’est-à-dire participe à la ressemblance de Dieu et occupe ainsi un rôle essentiel à la réalisation de la providence divine envers la nature créée. L’accomplissement du tout requiert en effet chez Thomas le mouvement des parties vers leurs propres perfections (qu’elles soient à ellesmêmes leur fin, ou qu’elles s’accomplissent dans leur statut de moyen). La créature rationnelle doit ainsi, afin de parvenir à la perfection qui lui est naturelle, accomplir les virtualités de sa différence spécifique ou de sa forme substantielle, c’est-à-dire de son âme. Mais il nous faut voir encore comment, en l’homme, cette âme, en tant que forme substantielle, n’atteint sa perfection que dans son union avec sa matière, c’est-à-dire son corps. La sentence qui entame la Métaphysique d’Aristote est connue : « Tous les hommes ont, par nature, le désir de connaître »1. Si la connaissance est ainsi désirée par tous les hommes, c’est que par nature, toute chose tend à accomplir sa propre perfection. Or toutes les sciences et tous les arts pratiqués par l’homme ne sont ordonnés qu’à une seule chose, à savoir la perfection de ce dernier, ou la béatitude2. S’il appartient à la nature de tout homme de désirer savoir, c’est qu’il n’a pourtant pas encore atteint cette perfection qui lui est propre, ou plus précisément, qui lui est « naturelle ». L’homme se trouve donc appelé à surpasser son ignorance afin d’accomplir sa propre nature, c’est-à-dire cette lourde responsabilité d’être intellectuel qui le distingue des êtres inanimés et des autres animaux. Mais ce désir de béatitude ne l’enjoint-il pas à surpasser ses conditions matérielles, qui appartiennent pourtant également à ce que nous avons considéré constituer sa nature ? Voilà la place assignée à la matière dans le processus de connaissance mise en question. Le rôle de la matière au sein de ce dernier paraît bien, en ces termes, présenter une situation paradoxale. D’une part, elle semble empêcher la réalisation parfaite de notre acte et constituer la source de l’impuissance de notre connaissance. ARISTOTE, Métaphysique, 980a21. Cfr THOMAS D’AQUIN, In I de Anima, 1, n. 3 : « Quod autem omnis sciencia sit bona, patet, quia bonum rei est illud secundum quod res habet esse perfectum, hoc enim unaqueque res querit et desiderat ; cum igitur sciencia sit perfectio hominis inquantum homo, sciencia est bonum hominis ». 1 2

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D’autre part, elle présente un ressort essentiel et nécessaire de la connaissance spécifiquement humaine et reflète en ceci, non tant une impuissance en son ordre, qu’au contraire un fondement d’ouverture sur le monde. L’explication de l’acte intellectuel humain, en tant que ce dernier est encore inaccompli et comme en quête de lui-même, requiert de s’en remettre aux concepts d’acte et de puissance. En tant qu’il appartient en outre à la nature spécifique de l’homme, les notions de matière et de forme déterminent sa définition. III.1. L’ÂME ET LE CORPS Bien sûr, selon Thomas, l’âme capable d’intellection n’est en soi rien de corporel. Elle ne réalise donc pas sa nature en fonction des causalités matérielles et motrices seulement, issues du mouvement des astres. En tout être corporel animé cependant, l’âme est la forme du corps. Elle est le premier principe de la vie, et par ce fait l’acte de tout ce qui concourt à celle-ci. « Il est manifeste que ce par quoi le corps vit est l’âme. Or vivre est l’être des vivants. L’âme est donc ce par quoi le corps humain a l’être en acte. Or la forme est de cette sorte. L’âme humaine est donc la forme d’un corps »3. Mais l’âme doit également être qualifiée de réalité subsistante, c’est-àdire qui est par elle-même4. Son être ne dépend pas de celui du corps, ce qui en garantit d’ailleurs l’immortalité. Les formes qui dépendent en leur être d’une matière ou d’un sujet n’ont point en elles-mêmes de principe d’activité 5. L’âme, au contraire, possède une activité intellectuelle propre, par laquelle elle agit sans dépendre de la participation d’un corps. Elle est susceptible en effet de recevoir les espèces intelligibles abstraites de la matière, et son activité n’est pas liée à un quelconque organe corporel, comme la vision dépend de l’œil par exemple6. On trouvera l’argument suivant au sein de la Somme de théologie : THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 1, c. Cfr notamment THOMAS D’AQUIN, Super Librum de causis expositio, prop. 15. 5 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 1, c. 6 Cfr Idem : « Sed adhuc aliquid amplius proprie in anima rationali considerari oportet : quia non solum absque materia et conditionibus materiae species intelligibiles recipit, sed nec etiam in eius propria operatione possibile est communicare aliquod organum corporale ; ut sic aliquod corporeum sit organum intelligendi, sicut oculus est organum videndi ; ut probatur in III de anima. Et sic oportet quod anima intellectiva per se agat, utpote propriam operationem habens absque corporis communione. Et quia unumquodque agit secundum quod est actu, oportet quod anima intellectiva habeat esse per se absolutum non 3 4

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« […] id quod est principium intellectualis operationis, quod dicimus animam hominis, esse quoddam principium incorporeum et subsistens. Manifestum est enim quod homo per intellectum cognoscere potest naturas omnium corporum. Quod autem potest cognoscere aliqua, oportet ut nihil eorum habeat in sua natura, quia illud quod inesset ei naturaliter impediret cognitionem aliorum ; sicut videmus quod lingua infirmi quae infecta est cholerico et amaro humore, non potest percipere aliquid dulce, sed omnia videntur ei amara. Si igitur principium intellectuale haberet in se naturam alicuius corporis, non posset omnia corpora cognoscere. Omne autem corpus habet aliquam naturam determinatam. Impossibile est igitur quod principium intellectuale sit corpus. Et similiter impossibile est quod intelligat per organum corporeum, quia etiam natura determinata illius organi corporei prohiberet cognitionem omnium corporum; sicut si aliquis determinatus color sit non solum in pupilla, sed etiam in vase vitreo, liquor infusus eiusdem coloris videtur. Ipsum igitur intellectuale principium, quod dicitur mens vel intellectus, habet operationem per se, cui non communicat corpus. Nihil autem potest per se operari, nisi quod per se subsistit. Non enim est operari nisi entis in actu, unde eo modo aliquid operatur, quo est »7.

Indépendante du corps quant à son être, l’âme humaine lui est cependant indéfectiblement liée quant à l’espèce. « In quantum enim habet operationem materialia transcendentem, esse suum est supra corpus elevatum, non dependens ex ipso ; in quantum vero immaterialem cognitionem ex materiali est nata acquirere, manifestum est quod complementum suae speciei esse non potest absque corporis unione. Non enim aliquid est completum in specie, nisi habeat ea quae requiruntur ad propriam operationem ipsius specie »8.

La béatitude elle-même, qui en notre vie présente consiste en une activité de l’intellect théorique ou pratique, fait appel, nous y reviendrons, à la perfection du corps9. L’opération de l’intellect ne peut en cette vie avoir lieu sans recours aux images, qui ne naissent elles-mêmes qu’au sein d’un dependens a corpore. Formae enim quae habent esse dependens a materia vel subiecto, non habent per se operationem: non enim calor agit, sed calidum. Et propter hoc posteriores philosophi iudicaverunt partem animae intellectivam esse aliquid per se subsistens. Dicit enim philosophus in III de anima, quod intellectus est substantia quaedam et non corrumpitur ». 7 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 75, a. 2. Thomas avance ce commentaire d’Aristote : « […] intellectus non habet aliquam in actu de naturis rerum sensibilium ; ex quo patet quod non miscetur corpori, quia si misceretur corpori, haberet aliquam de naturis corporeis ; et hoc est quod subdit ‘Qualis enim aliquis utique fiet, aut calidus aut frigidus, si organum aliquod erit sicut sensitiuo’. Sensus enim proportionatur suo organo et trahitur quodammodo ad suam naturam ; unde etiam secundum immutationem organi immutatur operatio sensus. Sic ergo intelligitur istud ‘non misceri corpori’, quia non habet organum sicut sensus » (Cfr THOMAS D’AQUIN, De unitate intellectus, cap. 1). 8 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 1, c. 9 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 4, a. 5.

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organe corporel10. Thomas s’opposera dès lors radicalement à la doctrine platonicienne du corps comme tombeau de l’âme, puisque c’est, selon lui, à l’avantage de l’âme que lui est lié le corps : « […] materia sit propter formam, et non e converso »11. Il est de la nature spécifique de l’âme humaine d’être unie à un corps, et toute connaissance a dans cette vie son point de départ au sein des images fournies par les sens. L’on ne comprendra rien à la théorie de la connaissance de saint Thomas en effet, si l’on ne distingue pas d’une part l’étude de l’âme et de l’intellect en tant qu’ils sont en eux-mêmes, c’est-à-dire « séparés », et d’autre part l’étude de l’âme humaine qui, en cette vie, se trouve liée au corps et forme avec lui un composé substantiel. En ce dernier cas, ce ne sera pas seulement de l’activité de l’âme intellectuelle dont il faudra parler, mais bien de celle de l’homme en son entier. Car Thomas l’affirme : « ce ne sont pas à proprement parler le sens ou l’intellect qui connaissent, mais l’homme par ceuxci »12. A lire le 17e article de la question disputée sur l’âme, il s’agit de distinguer les perspectives du sujet et de son action. Si l’âme unie au corps est plus parfaite quant à la nature de l’espèce, elle possède, une fois séparée, une perfection intellectuelle qui lui était inconnue auparavant13, et qui ne lui est naturelle qu’en tant que séparée14. La séparation semble impliquer la diversité d’acte, mais aussi l’adoption d’une perspective rationnelle différente sur la substance envisagée, déplacée selon l’espèce : « imaginatio et intellectus possibilis humanus magis conveniunt subiecto, quam intellectus possibilis humanus et intellectus angelicus ; qui tamen plus conveniunt specie et ratione, cum utrumque eorum pertineat ad esse intelligibile. Actio enim consequitur formam secundum naturam suae speciei, et non ex parte subiecti. Unde quantum ad convenientiam in actione magis attendenda est convenientia duarum formarum eiusdem speciei in diversis substantiis, quam formarum differentium specie in eodem subiecto »15. 10

Cfr Ibidem, Ia, q. 84, a. 6-7 ; Ibidem, Ia, q. 89, a. 1 ; Ibidem, Ia IIae, q. 4, a. 5. Ibidem, Ia, q. 89, a. 1, c. 12 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 2, a. 6, ad 3. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 10, ad 15 : « Non est autem dicendum quod intellectus agens seorsum intelligat ab intellectu possibili, set homo intelligit per utrumque ; qui quidem habet cognitionem in particulari, per sensitiuas potentias, eorum que per intellectum agentem abstrahuntur ». 13 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 17, ad 1: « […] anima unita corpori est quodammodo perfectior quam separata, scilicet quantum ad naturam speciei. Sed quantum ad actum intelligibilem habet aliquam perfectionem a corpore separata, quam habere non potest dum est corpori unita. Nec hoc est inconveniens : quia operatio intellectualis competit animae secundum quod supergreditur corporis proportionem ; intellectus enim non est actus alicuius organi corporalis ». 14 Cfr Ibidem, ad 2. 15 Ibidem, ad 6. 11

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En dépit de cette différenciation spécifique, Thomas semble vouloir conserver une continuité entre l’âme séparée et l’âme humaine, unie au corps, dont l’ultime perfection réside dans l’intellection des substances séparées. Seule une telle unité fait comprendre, en effet, comment l’union de l’âme au corps n’est point vaine, mais constitue une préparation nécessaire à l’obtention de sa fin pour l’âme humaine : « […] ultima perfectio cognitionis naturalis animae humanae haec est, ut intelligat substantias separatas. Sed perfectius ad hanc cognitionem habendam pervenire potest per hoc quod in corpore est, quia ad hoc disponitur per studium, et maxime per meritum. Unde non frustra corpori unitur »16.

Il ne faudrait pas mésestimer le caractère substantiel de l’unité de l’âme humaine et de son corps. L’âme apparaît à Thomas comme la cause efficiente, formelle et finale du corps. Aussi ce dernier, en sa totalité, c’està-dire avec tous ses organes, est déjà présent dans l’âme, originellement et comme implicitement17. Tant la forme substantielle que la matière quantifiée reposent au fondement de l’identité de la substance, et si la forme substantielle préside à l’organisation et à la formation du corps sous la virtualité de l’âme végétative, puis sensitive, seule cette chaîne parfaitement organisée offrira le substrat nécessaire à l’action de Dieu, au moment d’insuffler l’âme intellective à l’embryon. C’est bien l’advenue de la forme substantielle qui préside à l’organisation de la matière ou à la corporéité tout orientée à l’actuation supérieure de la substance. La priorité absolue de l’âme intellective d’une part, c’est-à-dire son immatérialité selon son essence, et ce que l’on pourrait bien qualifier de liberté à l’égard de la matière, aussitôt contrebalancée par la nécessité (conditionnelle) d’autre part, avec laquelle elle se donne pourtant ses organes et ses facultés afin d’advenir à l’être au sens propre, montrent comment elle demeure en ses fins, c’est-à-dire spécifiquement, indéfectiblement liée à ceux-ci. On ne voit pas en effet pourquoi l’âme se donnerait ainsi librement un caractère corporel et matériel si elle était d’emblée orientée à l’immatérialité. Comme le répète à l’envi saint Thomas contre les platoniciens, l’incarnation constatée de l’âme signifierait alors en quelque sorte une supériorité de la matière sur l’âme et une orientation de celle-ci vers celle-là, alors que bien au contraire, c’est la matière qui advient au profit de la forme18. La connaissance naturelle de l’âme séparée, selon Thomas, est inférieure en perfection à celle de l’âme unie au corps sur terre. Nous avons, en outre, décrit 16 17 18

Ibidem, ad 3. THOMAS D’AQUIN, In IV Sent., d. 44, q. 1, a. 2, qc. 1, c. Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 18, c. et ad 13-14.

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la corporéité comme une puissance ou une virtualité de la forme substantielle, c’est-à-dire de l’âme elle-même. « Le multiple sort de l’un selon un certain ordre »19, affirme l’Aquinate. Les facultés de l’âme doivent donc en quelque façon être ordonnées les unes aux autres. Or une puissance dépendra d’une autre, soit selon un ordre de succession chronologique, en tant que l’être imparfait tend à la perfection et que, dès lors, les puissances végétatives et sensitives précèdent les puissances intellectuelles et préparent le corps à l’action de ces dernières20, soit selon l’ordre de la perfection. De ce dernier point de vue, l’être parfait est antérieur à l’être imparfait. Selon Thomas, « les facultés intellectuelles ont priorité sur les facultés sensibles ; c’est pourquoi elles les gouvernent et leur commandent. De la même manière, les facultés sensibles ont priorité sur les puissances de l’âme végétative »21. En vertu de cet ordre, qui est celui de l’essence, on dira que toutes les puissances procèdent de leur principe unique, c’est-à-dire l’âme, comme de leur cause. De la même manière, la réalité la plus proche du principe « est cause en quelque façon des plus éloignées » ; certaines puissances procèdent donc, selon l’essence, des puissances les plus proches de l’âme. Cette dernière est non seulement la cause formelle et ce qui agit fondamentalement au sein des puissances, mais elle en est également la cause finale. Par suite : « […] potentiae animae quae sunt priores secundum ordinem perfectionis et naturae, sint principia aliarum per modum finis et activi principii. Videmus enim quod sensus est propter intellectum, et non e converso. Sensus etiam est quaedam deficiens participatio intellectus, unde secundum naturalem originem quodammodo est ab intellectu, sicut imperfectum a perfecto »22.

Selon l’ordre chronologique par contre, qui révèle le caractère réceptif de l’âme au sein de la connaissance, les puissances moins parfaites sont les principes des autres : « l’âme, par exemple, en tant qu’elle possède la puissance de sentir, est un sujet, une matière en quelque sorte, par rapport à l’intelligence »23. Dans la Somme de théologie, Thomas affirme qu’il y eut parmi les philosophes trois opinions concernant l’acquisition d’une connaissance intellectuelle à partir des sens24. Selon Démocrite tout d’abord, il n’était pas d’autre cause à notre connaissance que les images qui pénètrent 19 20 21 22 23 24

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 77, a. 4, c. Idem. Idem. Ibidem, Ia, q. 77, a. 7, c. Idem. Cfr Ibidem, Ia, q. 84, a. 6, c.

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dans nos âmes. Aristote explique en effet que l’opinion de Démocrite n’était pas différente en son principe de celle des premiers philosophes de la nature, qui ne faisaient pas de distinction entre les sens et l’intellect et pensaient dès lors, puisque les sens étaient modifiés par le sensible, que toute notre connaissance provenait de cette modification25. Platon, au contraire, affirmait que l’intelligence, tout à fait séparée du sens, n’employait pas d’organe corporel afin d’accomplir son action. « Et quia incorporeum non potest immutari a corporeo, [Plato] posuit quod cognitio intellectualis non fit per immutationem intellectus a sensibilibus, sed per participationem formarum intelligibilium separatarum, ut dictum est. Sensum etiam posuit virtutem quandam per se operantem. Unde nec ipse sensus, cum sit quaedam vis spiritualis, immutatur a sensibilibus, sed organa sensuum a sensibilibus immutantur, ex qua immutatione anima quodammodo excitatur ut in se species sensibilium formet »26.

Aristote, nous dit enfin Thomas, « prit une voie intermédiaire. Il admettait avec Platon que l’intelligence diffère du sens, mais que le sens n’a pas d’opération propre sans communiquer avec le corps ; en sorte que sentir n’est pas un acte de l’âme seulement, mais du composé »27. Que notre intellect ne puisse en cette vie avoir de connaissance en acte sans recourir aux images et aux sens, Thomas en trouve la preuve d’une part dans le fait que l’activité de l’intellect est susceptible d’être entravée par une lésion corporelle, d’autre part dans la nécessité inhérente à toute compréhension intellectuelle de former en son esprit des images par manière d’exemples28. La raison en est, ajoute Thomas, « que toute puissance connaissante est en proportion avec l’objet à connaître »29. Cette thèse ne revient à rien d’autre qu’à instituer un lien de dépendance entre l’objet connu et la nature même de l’activité de connaissance. Ainsi, si l’intellect angélique, séparé de tout corps, a pour objet propre la substance intelligible, dont toute dimension corporelle est elle-même absente, et connaît les substances matérielles au moyen des purement intelligibles, la nature de l’intelligence humaine, unie au corps, est premièrement vouée à la connaissance des quiddités liées à une matière corporelle. Ce n’est donc que « par les natures des choses visibles » que l’intelligence humaine sera susceptible de s’élever « à une certaine connaissance des réalités invisibles »30. 25 26 27 28 29 30

Cfr Idem. Idem. Idem. Ibidem, Ia, q. 84, a. 7, c. Idem. Idem.

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Mais puisque de telles natures sensibles n’existent que liées à une matière corporelle et individuelle, il n’est possible d’en acquérir une connaissance qu’en les reconnaissant exister dans le particulier. « Particulare autem apprehendimus per sensum et imaginationem. Et ideo necesse est ad hoc quod intellectus actu intelligat suum obiectum proprium, quod convertat se ad phantasmata, ut speculetur naturam universalem in particulari existentem. Si autem proprium obiectum intellectus nostri esset forma separata ; vel si naturae rerum sensibilium subsisterent non in particularibus, secundum Platonicos ; non oporteret quod intellectus noster semper intelligendo converteret se ad phantasmata »31.

Bien qu’en soi et par soi réfractaire à toute intelligibilité pour nous, la matière constitue donc paradoxalement le sol sans lequel aucune connaissance humaine n’est possible. Par leur compréhension de l’acte de la sensibilité, Aristote et Thomas ont insisté sur l’indéfectible lien unissant l’intellect humain au monde naturel. On comparera aisément les divers stades du savoir intellectuel aux trois degrés de connaissance relevés entre autres dans le commentaire du De Anima ; le premier appartient au sujet qui, en raison de son appartenance à un certain genre et en vertu des propriétés de sa matière, est dit capable de connaître quelque chose ; le second est celui du sujet qui a acquis l’habitus de la connaissance, et se voit donc capable de l’exercer moyennant un acte de réflexion sur sa propre connaissance ; le dernier enfin, est l’état du sujet qui exerce actuellement sa faculté de connaître. De ces trois cas, seul le dernier est parfaitement en acte, le premier étant purement et simplement en puissance, alors que le second possède un statut intermédiaire, étant en puissance par rapport au troisième, et en acte par rapport au premier32. Dans cette perspective, il nous est possible de distinguer également deux sens de « puissance » : le fait d’être en puissance au premier sens signifie que l’on peut être mené de la puissance à l’acte comme si l’on était mû par l’action d’un autre étant déjà en acte, c’est-à-dire qui connaît actuellement ; celui qui est en puissance au second sens possède déjà l’habitus de la connaissance et passe donc de l’état de simple possession d’une sensation ou d’une connaissance à celui où il exerce effectivement cette connaissance33. De même, ce qui ne possède pas encore la faculté sensible mais se doit de l’avoir en raison de sa nature, est en puissance vis-à-vis de la sensation, alors que ce qui possède la faculté de sensation 31 32 33

Idem. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II De Anima, 11, nn. 360-361. Ibidem, 11, nn. 362, 264.

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mais ne sent pas de manière actuelle est en puissance à la sensation actuelle34. Tout comme un sujet est mû de la puissance première à la première actualité lorsqu’il acquiert la connaissance par réception d’un enseignement, la puissance première du sujet est en ce qui concerne la sensation, actualisée par sa naissance même. L’Aquinate se réfère dans ce contexte à la doctrine d’Aristote : celui-ci affirme en effet, écrit Thomas, que « […] prima mutatio sensitiui fit a generante (nominat autem primam mutationem que est de pura potencia in actum primum ; hec autem mutatio fit a generante, nam per uirtutem que est in semine educitur anima sensitiua de potencia in actum cum omnibus suis potenciis) ; cum autem animal iam generatum est, tunc hoc modo habet sensum sicut aliquis habet scienciam quando iam didicit ; set quando iam sentit secundum actum, tunc se habet sicut ille qui iam actu considerat »35.

Il est clair que l’objet des sens est quelque chose d’extérieur à l’âme elle-même36. Pourtant, l’âme est actuellement unie au monde naturel extérieur, sous le mode de l’habitus, par l’intermédiaire de ses puissances sensibles. Elle est, au sein même de la sensibilité, ou en tant qu’engendrée et sensitive, unie à la nature qui l’entoure. Cette sensibilité habituelle, en acte premier, est dans l’acte de sensation comme le substrat sur fond duquel se révèleront la quantité, puis les diverses qualités sensibles des étants naturels. Ce nouveau champ potentiel ouvert dès l’acte premier de la sensibilité, c’est-à-dire dès l’engendrement, constitue à juste titre l’a priori fondamental de la sensibilité et par là de la connaissance humaine37. Nous n’avons pas encore élucidé toutefois, ni la manière dont cette apriorité sera informée par le sensible en tant que tel, ni comment l’intellect lui-même sera susceptible d’être mû par les sens. Or il semble que ce soit ce que Thomas appelle sous un terme générique une species (sensible ou intelligible) qui doive assumer de telles fonctions. L’intelligence humaine a, en cette vie, recours aux phantasmes afin d’exercer son activité. On pourrait toutefois élever cette objection qu’aucun corps ne peut agir sur une réalité incorporelle38. L’intellect en effet, en tant que passif, ou possible, n’est pas purement et simplement in-formé et mené à l’acte 34

Cfr Ibidem, 12, n. 373. Ibidem, 12, n. 374. 36 Ibidem, 12, nn. 375-376. 37 Cfr à ce sujet notamment SIEWERTH, G., Die Apriorität der menschlichen Erkenntnis nach Thomas von Aquin. 38 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 84, a. 2, c. ; Ibidem, Ia, q. 84, a. 6, c. 35

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par les images sensibles. La seule impression sensible, quoique nécessaire, ne suffit pas à notre acte d’intelligence. Si la connaissance intellectuelle ne naît pas, comme chez Démocrite, immédiatement à partir d’une émanation d’atomes, c’est-à-dire à partir d’une modification de ces derniers, il doit dès lors exister un principe plus élevé, capable de rendre intelligibles en acte les images acquises par les sens. C’est ce principe qu’Aristote appelle « intellect agent ». Ainsi : « […] ex parte phantasmatum intellectualis operatio a sensu causatur. Sed quia phantasmata non sufficiunt immutare intellectum possibilem, sed oportet quod fiant intelligibilia actu per intellectum agentem ; non potest dici quod sensibilis cognitio sit totalis et perfecta causa intellectualis cognitionis, sed magis quodammodo est materia causae »39.

Si les images sensibles peuvent donc bien être dites agir sur les organes corporels, elles n’agissent point directement sur l’intellect, en soi incorporel. L’intellect, en tant qu’il est agent, agit au contraire lui-même sur les phantasmes en abstrayant les espèces intelligibles de ceux-ci40. La species intelligible est le résultat de la conversio de l’intellect agent sur les phantasmes. Ce sont ces espèces abstraites qui pourront être reçues par l’intellect, en tant que patient (possible) cette fois. Cette activité d’abstraction peut donc être également considérée comme à la source de la perception de l’altérité comme telle, et par extension de l’activité réflexive du sujet qui en découle. Car la raison s’étend aux choses qui, abstraites de la matière, sont susceptibles d’exister en de multiples conditions matérielles différentes, et par conséquent hors du sujet connaissant. L’abstraction consacre ainsi l’extériorité du sujet connaissant et de la chose connue tout autant que l’universelle capacité de l’intellect possible vis-à-vis des formes immatérielles qui en constituent le corrélat, alors que la matière au contraire détermine la forme à être une seule chose. On comprend dès lors que Thomas soutienne que « la nature de la connaissance s’oppose à 39

Idem. SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, p. 160 : « Le phantasme et la species intelligible ont la même structure formelle. Thomas est cependant soucieux de souligner que la représentation intelligible de l’objet de l’esprit n’est pas une simple réplique des instruments sensibles de représentation. La différence cruciale entre le phantasme et la species intelligible – comme nous allons le voir plus en détail ci-dessous – se résume à l’idée que la seconde est capable de représenter une essence sensible comme universelle avec l’aide de l’intellect agent. La species contient la chose elle-même en tant que ‘similitudo’, c’est-à-dire que la species est une représentation intentionnelle de l’essence en ses caractéristiques fondamentales. C’est la raison fondamentale pour laquelle on peut connaître une réalité sensible en sa structure intelligible, et pas seulement selon son image ». 40

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la nature de la matérialité »41. Une communauté de matière sensible unit en effet les êtres en une seule substance. Et que l’on considère la matière commune uniquement, qui correspond au genre dans la définition, et un sujet connaissant lui-même ne se verra envisagé que selon sa communauté avec les objets de la nature qui l’entoure, jamais selon sa capacité rationnelle, qui en constitue la différence spécifique. Il faut en conclure que les conditions matérielles sont bien ce qui unit le sujet avec la nature, ce qui l’intègre et l’enracine en elle. Sous la raison de sa matière, la substance plongée dans le monde n’est en vérité pas d’abord auprès-de-l’autre, comme l’affirmait Rahner, mais bien déjà « auprès » de l’identique à soi, la distinction n’advenant qu’à l’exercice de la réflexion. D’autre part, un sujet connaît d’autant plus parfaitement une chose qu’il la possède sous un mode immatériel, et si l’on dit avec Aristote que l’intellect est d’une certaine façon toutes choses, c’est seulement parce qu’il est en puissance de les connaître toutes42, en raison précisément de son immatérialité, qui lui permet de ne point être limité à tel objet particulier. « Par conséquent, l’intelligence qui abstrait l’idée, non seulement de la matière, mais encore des conditions singulières de celle-ci, connaît plus parfaitement que le sens, qui reçoit la forme de la chose connue sans matière, à la vérité, mais avec des conditions matérielles »43. Ce texte pourrait inciter le lecteur à interroger la pertinence du recours à quelque species sensible. Celle-ci n’est-elle pas superflue si les sens ne perçoivent leur objet que dans leur condition matérielle et singulière ? Thomas semble pourtant affirmer que le rapport entre l’intelligence et l’espèce intelligible est identique à celui qui règne entre le sens et l’espèce sensible, qui n’est pas ce qui est proprement senti mais plutôt ce par quoi le sens connaît44. Toute connaissance implique d’une manière ou d’une autre la présence de l’objet connu dans le connaissant, et l’actualité du connaissant n’est rien d’autre que l’actualité de la chose connue. Ainsi, et dans la mesure où les sens usent d’organes corporels, la faculté sensible ne recevra de similitude de la chose sentie que selon des conditions corporelles et matérielles, alors que l’intellect ne reçoit de similitude de la chose appréhendée intellectuellement que d’une manière tout à fait immatérielle45. Mais de deux choses l’une pourrait-on dire : soit le sens perçoit directement l’objet en sa singularité, s’unit en quelque sorte immédiatement à lui et le terme même de 41 42 43 44 45

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 84, a. 2, c. Ibidem, Ia, q. 84, a. 2, ad 2. Ibidem, Ia, q. 84, a. 2, c. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 85, a. 2, sed contra. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 12, n. 377.

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species paraît caduque, soit il le reçoit « sans matière », mais sous des conditions pourtant à la fois matérielles et spécifiques, c’est-à-dire non singulières en tant que telles, et qui appartiennent plutôt au sujet connaissant. Cette question, soulevée par exemple par G. Siewerth lorsqu’il déniait toute utilité à la species sensibilis et proclamait l’actualité toujours parfaite des sens en leur union avec le monde, ainsi que, bien avant lui, par Henri de Gand, qui refusait quant à lui quelque espèce intelligible distincte de la species sensibilis, et affirmait le caractère impresse de cette dernière46, ne devrait pas négliger cependant les médiations mises en place par Thomas. Celles-ci, parce qu’elles permettent une distinction assez nette des facultés sensibles et de leurs organes, l’autorisent en effet à préserver ici le fond substantiel de spontanéité possédé par l’âme comme forme unique et organisatrice du corps et des sens, lors même que sans aucun doute, la naissance a déterminé physiquement les organes à la réception sensible. Il faut, sur ce point, à tout le moins garder à l’esprit que Thomas, tout comme Albert avant lui, mais aussi Alexandre de Hales47, s’oppose à une position diversement soutenue à Paris, selon laquelle l’âme s’identifie essentiellement à ses puissances, à l’exemple de l’identité existant entre la matière et sa capacité à recevoir les formes. Que cette position soit défendue de manière spiritualiste, sous l’influence du de spiritu et anima, alors erronément attribué à saint Augustin, ou matérialiste, en dépit des critiques adressées par Averroès à Alexandre d’Aphrodise, le danger est toujours de voir l’âme passivement modifiée par les espèces à la manière dont une matière s’identifie aux formes qui lui sont appliquées. La dénomination d’intellect matériel qui persistait jusque dans l’œuvre d’Averroès, pouvait en outre, non seulement encourager à cette comparaison, mais risquer d’y mêler cette idée contraire, selon laquelle l’âme serait affectée par les espèces issues des corps à la manière même d’un simple changement physique. Averroès pourtant avait lui-même montré, écrit Albert, comment la puissance de la matière différait de celle de l’intellect possible48, et ce sont plutôt Avicébron et plusieurs « latins » qui se verront incriminés par le maître colonais49. Puisqu’il s’agit essentiellement de signifier le caractère « séparé » et immortel de l’âme rationnelle, il vaudra mieux pour Albert, comme s’y risque d’ailleurs Aristote en son de anima50, qualifier l’intellect 46 Cfr par exemple SIEWERTH, G., « Die transzendentale Struktur des Raumes », pp. 4142 ; HENRI DE GAND, Quodlibet IV, q. 21 ; Quodlibet V, q. 14. 47 ALEXANDRE DE HALES, Summa theologica, L. II, Inq. IV, tr. 1, sect. 2, q. 1, cap. 1, pp. 424-425. 48 ALBERT LE GRAND, De anima, L. III, tr. 2, cap. 18, p. 205a. 49 Ibidem, L. III, tr. 2, cap. 15, p. 199b. 50 ARISTOTE, De l’âme, 429a27-30.

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possible de « lieu » contenant les intelligibles, plutôt que de « matière », lui conférant ainsi d’emblée une connotation plus formelle et spirituelle, et éviter par là d’en faire un simple récepteur transformé par ce qu’il reçoit51. Thomas pourtant, n’hésite pas à jouer de cette analogie entre matière première et intellect. Mais il insiste de la sorte surtout sur ce fait que, selon lui, l’intellect possible n’est de soi-même rien en acte, et requiert une actualisation par son objet, notamment afin d’être lui-même intelligé, ce qui contribue à le distinguer radicalement des modes d’intellection divin et angélique52. Il est certain d’autre part que, pour Thomas, un être n’est 51 Cfr à ce propos TRACEY, M. J., « Albert the Great on Possible Intellect as locus intelligibilium ». 52 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 10, a. 8, c. : « […] natura animae a nobis cognoscitur per species quas a sensibus abstrahimus. Anima enim nostra in genere intellectualium tenet ultimum locum, sicut materia prima in genere sensibilium, ut patet per Commentatorem in III de anima. Sicut enim materia prima est in potentia ad omnes formas sensibiles, ita et intellectus possibilis noster ad omnes formas intelligibiles; unde in ordine intelligibilium est sicut potentia pura, ut materia in ordine sensibilium. Et ideo, sicut materia non est sensibilis nisi per formam supervenientem, ita intellectus possibilis non est intelligibilis nisi per speciem superinductam. Unde mens nostra non potest se intelligere ita quod seipsam immediate apprehendat ; sed ex hoc quod apprehendit alia, devenit in suam cognitionem ; sicut et natura materiae primae cognoscitur ex hoc ipso quod est talium formarum receptiva ». THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 87, a. 1, c. : « Deus per suam essentiam non solum seipsum, sed etiam omnia intelligit. Angeli autem essentia est quidem in genere intelligibilium ut actus, non tamen ut actus purus neque completus. Unde eius intelligere non completur per essentiam suam, etsi enim per essentiam suam se intelligat Angelus, tamen non omnia potest per essentiam suam cognoscere, sed cognoscit alia a se per eorum similitudines. Intellectus autem humanus se habet in genere rerum intelligibilium ut ens in potentia tantum, sicut et materia prima se habet in genere rerum sensibilium, unde possibilis nominatur. Sic igitur in sua essentia consideratus, se habet ut potentia intelligens. Unde ex seipso habet virtutem ut intelligat, non autem ut intelligatur, nisi secundum id quod fit actu. Sic enim etiam Platonici posuerunt ordinem entium intelligibilium supra ordinem intellectuum, quia intellectus non intelligit nisi per participationem intelligibilis ; participans autem est infra participatum, secundum eos. Si igitur intellectus humanus fieret actu per participationem formarum intelligibilium separatarum, ut Platonici posuerunt per huiusmodi participationem rerum incorporearum intellectus humanus seipsum intelligeret. Sed quia connaturale est intellectui nostro, secundum statum praesentis vitae, quod ad materialia et sensibilia respiciat, sicut supra dictum est ; consequens est ut sic seipsum intelligat intellectus noster, secundum quod fit actu per species a sensibilibus abstractas per lumen intellectus agentis, quod est actus ipsorum intelligibilium, et eis mediantibus intellectus possibilis. Non ergo per essentiam suam, sed per actum suum se cognoscit intellectus noster. Et hoc dupliciter. Uno quidem modo, particulariter, secundum quod Socrates vel Plato percipit se habere animam intellectivam, ex hoc quod percipit se intelligere. Alio modo, in universali, secundum quod naturam humanae mentis ex actu intellectus consideramus. Sed verum est quod iudicium et efficacia huius cognitionis per quam naturam animae cognoscimus, competit nobis secundum derivationem luminis intellectus nostri a veritate divina, in qua rationes omnium rerum continentur, sicut supra dictum est. Unde et Augustinus dicit, in IX de Trin., intuemur inviolabilem veritatem, ex qua perfecte, quantum possumus, definimus non qualis sit uniuscuiusque hominis mens, sed qualis esse sempiternis rationibus debeat. Est autem

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intelligent, et intelligible, que selon la mesure même où il possède une part immatérielle, car l’intelligence n’est pas comme immédiatement affectée par la matière, et ne reçoit d’objets que dépouillés des conditions de cette dernière53. differentia inter has duas cognitiones. Nam ad primam cognitionem de mente habendam, sufficit ipsa mentis praesentia, quae est principium actus ex quo mens percipit seipsam. Et ideo dicitur se cognoscere per suam praesentiam. Sed ad secundam cognitionem de mente habendam, non sufficit eius praesentia, sed requiritur diligens et subtilis inquisitio. Unde et multi naturam animae ignorant, et multi etiam circa naturam animae erraverunt. Propter quod Augustinus dicit, X de Trin., de tali inquisitione mentis, non velut absentem se quaerat mens cernere; sed praesentem quaerat discernere, idest cognoscere differentiam suam ab aliis rebus, quod est cognoscere quidditatem et naturam suam ». Ibidem, Ia, q. 87, a. 1, ad 3 : « Sicut enim sensus in actu est sensibile, propter similitudinem sensibilis, quae est forma sensus in actu ; ita intellectus in actu est intellectum in actu, propter similitudinem rei intellectae, quae est forma intellectus in actu. Et ideo intellectus humanus, qui fit in actu per speciem rei intellectae, per eandem speciem intelligitur, sicut per formam suam. Idem autem est dicere quod in his quae sunt sine materia, idem est intellectus et quod intelligitur, ac si diceretur quod in his quae sunt intellecta in actu, idem est intellectus et quod intelligitur, per hoc enim aliquid est intellectum in actu, quod est sine materia. Sed in hoc est differentia, quia quorundam essentiae sunt sine materia, sicut substantiae separatae quas Angelos dicimus, quarum unaquaeque et est intellecta et est intelligens, sed quaedam res sunt quarum essentiae non sunt sine materia, sed solum similitudines ab eis abstractae. Unde et Commentator dicit, in III de anima, quod propositio inducta non habet veritatem nisi in substantiis separatis, verificatur enim quodammodo in eis quod non verificatur in aliis, ut dictum est ». On retrouvait déjà une telle comparaison de l’intellect matériel et de la matière première dans le commentaire du de Anima d’Avicenne : « […] et haec potentia vocatur intellectus materialis ad similitudinem aptitudinis materiae primae, quae ex se non habet aliquam formarum, sed est subiectum omnium formarum » (AVICENNE, Liber de anima, I, 5, p. 96). 53 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 2, a. 2, c. : « […] quia esse specificum unius rei est distinctum ab esse specifico alterius rei, ideo in qualibet re creata huiusmodi perfectioni in unaquaque re, tantum deest de perfectione simpliciter, quantum perfectionis in speciebus aliis invenitur ; ut sic cuiuslibet rei perfectio in se consideratae sit imperfecta, veluti pars perfectionis totius universi, quae consurgit ex singularum rerum perfectionibus, invicem congregatis. Unde ut huic imperfectioni aliquod remedium esset, invenitur alius modus perfectionis in rebus creatis, secundum quod perfectio quae est propria unius rei, in altera re invenitur ; et haec est perfectio cognoscentis in quantum est cognoscens, quia secundum hoc a cognoscente aliquid cognoscitur quod ipsum cognitum est aliquo modo apud cognoscentem ; et ideo in III de anima dicitur, anima esse quodammodo omnia, quia nata est omnia cognoscere. Et secundum hunc modum possibile est ut in una re totius universi perfectio existat. Unde haec est ultima perfectio ad quam anima potest pervenire, secundum philosophos, ut in ea describatur totus ordo universi, et causarum eius ; in quo etiam finem ultimum hominis posuerunt, quod secundum nos, erit in visione Dei, quia secundum Gregorium, quid est quod non videant qui videntem omnia vident? Perfectio autem unius rei in altero esse non potest secundum determinatum esse quod habebat in re illa ; et ideo ad hoc quod nata sit esse in re altera, oportet eam considerari absque his quae nata sunt eam determinare. Et quia formae et perfectiones rerum per materiam determinantur, inde est quod secundum hoc aliqua res est cognoscibilis secundum quod a materia separatur. Unde oportet ut et illud in quo suscipitur talis rei perfectio, sit immateriale ; si enim esset materiale,

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Le Moyen Age, à la suite d’une entreprise déjà bien entamée par les commentateurs arabes d’Aristote, s’attachera à dénombrer les diverses médiations de l’acte intellectuel, du phantasme sensible strictement singulier aux espèces et intentions. Les penseurs médiévaux en viendront ainsi à parfaitement thématiser les divers statuts possédés par l’être tant intra qu’extra mental. Duns Scot aboutira à accorder la primauté à l’activité de l’intellect lui-même, et à faire de l’objet de connaissance essentiellement le terme de celle-ci, plutôt que son principe moteur54. N’abolissant pas pour autant le rôle des espèces sensibles, il les distingue des espèces intelligibles, produites par l’intellect agent, et en vient, comme l’écrit O. Boulnois, à affirmer la priorité, dans la constitution de l’objet, de la « structuration d’un a priori intellectuel » sur « la réception empirique d’une forme »55. L’objet n’est alors plus cause principale de sa représentation, et la porte est ouverte aux questionnements d’Ockham, achevés chez Descartes : Dieu peut désormais causer en notre esprit la représentation d’un objet n’existant point56. Nous verrons que Thomas, bien qu’il ait pour une large part initié la question du statut de l’être intramental comme tel, n’aboutit pas à de telles conséquences et cherche plutôt à enraciner la médiation du sujet connaissant et de la chose dans leur participation connaturelle à l’ordre de l’être ou aux relations mutuelles instituées entre les idées, qui donnent leurs formes intelligibles à la création et leurs premiers principes à toute connaissance. Les principes de toute connaissance n’émergent pas à la manière d’idées objectives innées ou acquises de l’activité du seul sujet, mais à la rencontre du monde sensible et comme issues de l’harmonie ontologique que connaît le sujet avec ce dernier. Ce sont deux compréhensions bien distinctes de la vérité comme correspondance qui tracent leur chemin du Moyen Age à la modernité.

perfectio recepta esset in eo secundum aliquod esse determinatum ; et ita non esset in eo secundum quod est cognoscibilis ; scilicet ut, existens perfectio unius, est nata esse in altero. Et ideo erraverunt antiqui philosophi, qui posuerunt simile simili cognosci, volentes, per hoc, quod anima, quae cognoscit omnia, ex omnibus materialiter constitueretur : ut terra terram cognosceret, aqua aquam, et sic de aliis. Putaverunt enim quod perfectio rei cognitae in cognoscente esse debeat secundum quod habet esse determinatum in propria natura. Non autem ita recipitur forma rei cognitae in cognoscente ; unde et Commentator dicit in III de anima, quod non idem est modus receptionis quo formae recipiuntur in intellectu possibili et in materia prima ; quia oportet in intellectu cognoscente recipi aliquid immaterialiter ». 54 Cfr BOULNOIS, O., Etre et représentation, p. 85. 55 Cfr Ibidem, p. 86. 56 Cfr Idem.

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III.2. DE LA SENSIBILITÉ À L’ACTE D’INTELLECTION : LE RÔLE DE LA SPECIES

La compréhension scotiste de l’être objectif intramental, qui ouvre la voie aux conceptions modernes de la métaphysique, n’est que l’aboutissement des longues discussions nées au XIIIe siècle à propos des différents modes d’être intramentaux. Il est, depuis E. Gilson, devenu traditionnel de voir le nœud du tournant moderne de l’histoire de la métaphysique localisé dans l’assimilation post-scotiste, voire suarézienne, de l’étant nominal avec l’ens possibile. Cette perspective repose certes sur de solides fondements, mais elle doit être complétée ou précisée. Car si, sans aucun doute, l’ens possibile possédera bien un rôle discriminant en ce qui concerne la définition de l’objet de la métaphysique de Suarez à Wolff, cette compréhension de l’ens possède elle-même son principe dans la distinction établie par les scolastiques entre concept formel et concept objectif. Cette dernière, comme le soulignait avec acuité M. Forlivesi57, est plus fondamentale, car loin de se satisfaire d’une découverte, au sein de l’ens possibile, de l’objet adéquat de l’intellect – ce qui provoquera un glissement de l’étude de l’ens à celle de l’ens intelligibile et la forclusion de la métaphysique à 57 Cfr FORLIVESI, M., « La distinction entre concept formel et concept objectif : Suarez, Pasqualigo, Mastri », p. 4 : « Il ne manque pas de chercheurs pour soutenir que le passage de la pensée scolastique à la pensée transcendantale moderne serait dû à une doctrine élaborée par la scolastique même. Toutefois, ils trouvent cette doctrine non pas dans la distinction entre concept formel et concept objectif, mais dans l’interprétation de l’étant comme étant possible. Selon ce courant historiographique, les scolastiques ont vu dans l’étant possible l’objet adéquat de la connaissance intellective, ou comme ce qui épuise l’étendue du pensable et qui s’adapte parfaitement à la pensée. Selon ces historiens, ‘étant’ en vient à devenir équivalent à ‘objet de la pensée’, si bien que le centre de l’attention des philosophes ne peut pas ne pas se déporter de l’étant à l’objet pensé, et donc à la pensée même. Ces observations me semblent pouvoir être retenues : j’admets aussi que la scolastique de la Renaissance et la scolastique baroque affirment une notion de l’étant comme étant possible, et que, parmi les tenants de ce courant, on a tendance à considérer l’étant possible comme l’objet adéquat de l’intellect. Néanmoins, il ne me semble pas que ces données suffisent à prouver la position historique que nous avons vue. Pour parvenir à de telles conclusions, il faut considérer comme acquis que l’objet adéquat de la connaissance soit quelque chose qui dépende de la connaisance. Ce n’est pourtant pas évident. La référence à la connaissance pourrait être purement extrinsèque ; en d’autres termes, la dénomination d’ ‘objet adéquat de la connaissance’ attribuée à l’étant possible pourrait être pour ce dernier une dénomination purement extrinsèque, une pure relation de raison. Et il ne manque pas d’auteurs pour soutenir cette position. Ce qu’il est alors essentiel de comprendre, n’est pas seulement si l’étant possible est l’objet adéquat de l’intellect, mais si et comment cet étant est posé comme dépendant de la connaissance. En d’autres termes, il est important de comprendre comment se développe une doctrine pour laquelle le contenu de la connaissance dépend de la connaissance même et comment une telle dépendance a été conçue ».

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l’enceinte enchantée de la conscience –, cette première problématisation interroge la provenance même et, par là, la pertinence de l’objet de pensée. En son lien avec la question du statut de la species intelligibilis, elle met en évidence la manière dont l’intellect en est venu à légitimer son objet comme pur objet de connaissance, dissolvant ainsi les liens qui unissaient la chose extérieure et l’activité formatrice de l’esprit. Si l’on en croit M. Forlivesi, c’est alors la distinction entre conceptus objectivus et conceptus formalis qui constitue véritablement « le nœud de la transition et de la continuité entre scolastique et philosophie moderne »58. Cette thèse n’en est pas à ses balbutiements puisque notamment O. Boulnois, J.-F. Courtine et surtout Th. Kobusch, dans son monumental ouvrage de 1987 Sein und Sprache, s’étaient déjà attelés à l’étayer. Peut-être n’est-il pas inopportun de remarquer que c’est bien cette distinction qui ouvrait d’ailleurs la deuxième disputatio metaphysica, et posait les bases de la différence relevée par Suarez, après une longue tradition scolastique, entre l’ens comme nom et l’ens comme participe. Bien que l’on puisse en déceler certaines prémices chez Thomas, Hervé de Nédellec ou encore Henri de Gand59, qu’elle fut en outre utilisée par certains thomistes ultérieurs comme Capréolus ou Cajétan – qui différenciaient le conceptus formalis et le conceptus objectalis –, la distinction des sens formel et objectif du concept, le premier désignant l’acte par lequel la chose est connue et le second la chose même en tant que connue, pouvait bien être caractérisée comme « un exemple classique de la prégnance du scotisme » ou comme « un authentique héritage légué par ceux qu’on appelait en France les ‘Subtils’ »60. Présente à l’état larvé chez Duns Scot, principalement dans le discernement qu’il opère entre esse obiective et esse subiective, elle sera thématisée, en corrélation explicite avec cette dernière distinction, par Pierre Auriol61. La problématique est également 58

Ibidem, p. 3. Cfr Ibidem, pp. 5-10 ; SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, pp. 279-290. 60 Cfr SCHMUTZ, J., « L’héritage des subtils », p. 72 : « Un exemple classique de la prégnance du scotisme est la doctrine bien connue selon laquelle les idées ou les concepts peuvent être pris en deux sens, le sens formel et le sens objectif, le premier désignant l’acte par lequel une chose est connue, et le second la chose en tant que connue. Cette distinction devenue un lieu scolaire à partir de la fin du XVe trouve son origine dans le vocabulaire de l’esse objective et de l’esse cognitum développé par Duns Scot et affiné après lui par Pierre Auriol. Même si elle est le résultat d’un long processus de maturation, le fait de parler des choses comme vues sous un ‘concept objectif’ ou de parler du concept comme de l’‘essence connue’ (esse cognitum) d’une chose pouvait bien être perçu comme un authentique héritage légué par ceux qu’on appelait alors en France les ‘Subtils’ » 61 Chez Trombetta également : « Duplex est realitas : una est realitas objectiva et alia subjectiva. Realitas objectiva […] est quicquid ex natura rei potest esse objectum intellectus 59

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liée à celle des universaux. Pour Pierre Auriol comme pour Henri de Harclay, l’universel devient un « fictum » ne possédant d’esse qu’obiective dans l’intellect. Aux sources implicites de cette distinction largement pratiquée, ce sont pourtant les noms de Thomas d’Aquin et de Roger Bacon qui sont le plus souvent cités, puisque s’ils ne l’ont point expressément utilisée, ils en ont posé les fondements. Tant R. Bacon que Thomas distinguaient déjà entre ce qui est dans l’âme comme forme de l’acte de connaissance et la chose en tant que connue en acte, c’est-à-dire entre deux modes d’êtres distincts au sein de la pensée62. Ce qui est connu doit clairement être différencié tant de l’acte de connaissance que de la chose extra-mentale. La théorie de la représentation ainsi en gestation s’exprime alors essentiellement dans les termes des diverses théories de la species. Or les commentateurs récents ont reconnu le tournant opéré en ce domaine par l’Aquinate. Selon L. Spruit, la doctrine thomasienne de la species allait constituer le canon, ou du moins la pierre de touche qui allait déterminer toutes les discussions subséquentes à ce sujet63. L’Aquinate ne voit plus dans la species et ex natura sui terminare actum intelligendi. […] Realitas autem subjectiva est quicquid ex natura rei esse potest in supposito vel individuo existente » (TROMBETTA, A., In Tractatum formalitatum secundum Scoti sententiam, a. 2, pars 2, p. 8, cité in COURTINE, J.-F., « La doctrine cartésienne de l’Idée et ses sources scolastiques », p. 11, note 34). Courtine commente ce passage de la manière suivante : « Trombetta définissait ainsi, selon la meilleure tradition scotiste, la réalité comme une essence ou une essentialité (une ‘formalité’) indépendante de l’acte de connaître et donc susceptible de le terminer. Au sens large, la ‘réalité objective’ désigne donc tout objet qui comporte un contenu, une teneur intelligible et qui ne dépend pas de l’acte de connaître ; ce qui englobe par conséquent aussi bien les déterminations générales, qui peuvent être abstraites des choses individuelles et représentées objectivement par les species. De telles déterminations quidditatives, dans la mesure où elles ont un fundamentum in re repraesentata, sont les éléments conceptuels constitutifs de l’essence à laquelle ils appartiennent indépendamment de toute existence actuelle » (COURTINE, J.-F., « La doctrine cartésienne de l’Idée et ses sources scolastiques », p. 11). 62 Chez Bacon : « […] quidam habitus sunt in anima, et in ratione habituum, et sic sunt per se in anima vel in homine ; alii sunt qui sunt ibi in ratione objectorum, et hujusmodi est veritas et falsitas, quia obiciuntur intelligentie et ideo potest esse in alio subjecto immediato quam in anima, quia anima prior apprehendit, deinde intelligit, tertio componit » (BACON, R., Questiones supra libros prime philosophie Aristotelis (Metaphysica I, II, V-X), X, p. 193). 63 SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, pp. 156-157 : La théorie thomasienne de la species « met en avant, pour la première fois au Moyen Age, une théorie de la représetation mentale qui est suffisamment complexe et complète pour résister d’elle-même à l’examen. A ce point de vue, la théorie de Thomas éclipse toutes ses sources (possibles). N’assimilant plus la species intelligible à la forme intelligible ou à l’objet de connaissance intellectuelle, Thomas offre une interprétation fondamentalement nouvelle de cette notion. Albert déjà, distinguait entre species ou intention et la forme à connaître, mais il usait aussi du terme ‘species’ pour le contenu connu et conservé. De plus, il présupposait encore l’existence de species innées pour l’intellect agent. Thomas se sépara radicalement

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le simple objet de l’intellection, qu’il soit considéré comme extérieur ou intérieur à l’esprit, c’est-à-dire encore à la manière d’Albert, stocké dans la mémoire ou possédé de manière innée par l’intellect agent, mais une véritable forme, acquise par abstraction, au seul prisme de laquelle le connu peut être révélé. C’est au moyen de cette forme, reçue par l’intellect possible, que ce dernier engendre alors le concept proprement dit, ou verbum. Pour Th. Kobusch, c’est Thomas le premier qui, avec sa doctrine du verbum mentis, et bien que cette dernière fut abondamment critiquée par certains contemporains64, est l’initiateur d’une véritable théorie du « connu » comme tel, qui ne cessera ensuite d’être précisée par les philosophes et théologiens médiévaux. Le « verbe interne » ou l’« intentio intellecta » n’est autre que ce que l’intellect saisit en lui de la chose connue. Il n’est donc ni la chose même, ni un acte de l’intellect, mais une ressemblance de la chose connue qui est dans l’intellect en tant que conçue. L’être du verbe interne n’est autre que son être connu65. Or tout être connu, dans la mesure où il est connu, doit être dans le connaissant66, et demande un acte de réflexion. Afin de mieux comprendre le tournant opéré par la de la perspective innéiste des contenus cognitifs, en fondant le contenu de la connaissance intellective dans les outils de représentations produits au sein de l’acte de perception, et en acceptant seulement un innéisme strictement normatif dans sa doctrine des premiers principes ». 64 Selon Kobusch, Henri de Gand notamment a Thomas en ligne de mire alors qu’il élabore sa propre théorie du Verbe. Selon Henri, le Verbe est le résultat et le terme complexe de la connaissance au sein du connaissant, et non le premier être connu, ou l’intentio intellecta, encore « informe », saisie par l’intellect agent. La doctrine possédait d’importantes implications trinitaires. Aussi Henri reprochait-il aux thomistes de confondre d’une part la connaissance essentielle que les trois personnes pouvaient avoir d’elles-mêmes, et qui consistait en une présence immédiate du connu dans le connaissant, et d’autre part la connaissance notionnelle. Une connaissance essentielle des choses pour l’esprit humain revenait à une réception passive du connu dans le connaissant, assimilée à la species expressa objective présentée à l’intellect. Les notions appréhendées en premier par l’intellect ne permettent encore de connaissance que confuse et indéterminée, avant d’être formées en un véritable Verbe complexe par l’activité discursive de l’intellect (Cfr KOBUSCH, Th., Sein und Sprache, pp. 93-94). 65 Cfr KOBUSCH, Th., Sein und Sprache, pp. 82-83. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra gentiles, IV, 11: « Dico autem intentionem intellectam id quod intellectus in seipso concipit de re intellecta. Quae quidem in nobis neque est ipsa res quae intelligitur ; neque est ipsa substantia intellectus ; sed est quaedam similitudo concepta in intellectu de re intellecta, quam voces exteriores significant ; unde et ipsa intentio verbum interius nominatur, quod est exteriori verbo significatum. Et quidem quod praedicta intentio non sit in nobis res intellecta, inde apparet quod aliud est intelligere rem, et aliud est intelligere ipsam intentionem intellectam, quod intellectus facit dum super suum opus reflectitur : unde et aliae scientiae sunt de rebus, et aliae de intentionibus intellectis. Quod autem intentio intellecta non sit ipse intellectus in nobis, ex hoc patet quod esse intentionis intellectae in ipso intelligi consistit : non autem esse intellectus nostri, cuius esse non est suum intelligere ». 66 Cfr Idem.

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doctrine thomiste de la species, il faut cependant remonter aux deux sources majeures du problème au Moyen Age, à savoir les commentaires arabes du de anima, et la doctrine augustinienne de la vision spirituelle67.

III.2.1. Species et intentio. L’héritage arabe Le père de l’optique arabe et médiévale est sans contestation Alhazen. La théorie de la species de R. Grosseteste, par exemple, est entièrement héritée des traités du natif de Bassorah : « l’agent naturel propage sa vertu à partir de lui-même dans le patient, qu’il agisse sur les sens ou sur la matière. Cette vertu est appelée parfois une espèce, parfois une ressemblance, et c’est la même chose, de quelque façon qu’on la dénomme »68. Fidèlement à l’enseignement d’Alhazen69, l’espèce est donc produite par la chose même et véhiculée jusqu’à l’organe par l’intermédiaire du milieu diaphane qui laisse transparaître, grâce à l’action de la lumière émanée des corps célestes, la ressemblance de la chose en toutes ses propriétés. Cette projection à l’identique est rendue possible par les trajectoires rectilignes des rayons lumineux, qui permettent une transmission des propriétés point par point sur la surface qui les reçoit, en une parfaite correspondance géométrique. Lors de la vision, les rayons sont reçus dans le cristallin, où ils projettent une image proportionnellement fidèle à l’objet perçu. Alhazen appelle « image » la forme telle que perçue dans le lieu de sa réflexion70. Selon Bacon également, la species est une pure et simple émanation « physique » de la chose perçue, qui tient lieu de cette dernière et en Cfr TELLKAMP, J. A., Sinne, Gegenstände und sensibilia, p. 66. GROSSETESTE, R., De lineis angulis et figuris seu de fractionibus et reflexionibus radiorum, p. 60 : « […] Agens naturale multiplicat virtutem suam a se usque in patiens, sive agat in sensum, sive in materiam. Quae virtus aliquando vocatur species, aliquando similitudo, et idem est, quocunque modo vocetur […] ». 69 « Alhazen soutient que les seules formes ou rayons importants pour la vision passent au travers de l’oeil en suivant des lignes perpendiculaires à sa surface. Dès lors, chaque point d’intersection entre l’une de ces lignes et le cristallin, identifié comme organe sensible, correspond à un point sur l’objet vu. Le cristallin transfère les formes à l’humeur vitreuse et, de là, elles sont présentées, par le nerf optique, à la faculté des sens » (SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, pp. 82-83). Dans l’énumération des sciences d’Al Farabi, l’optique est une partie des mathématiques pour laquelle « tout ce que l’on regarde et que l’on voit, est vu en réalité grâce à un rayon qui pénètre dans l’air ou dans un corps transparent et qui sort de nos yeux jusqu’à tomber sur la chose vue. Les rayons pénétrant dans les corps transparents jusqu’à la chose vue sont tantôt rectilignes, tantôt brisés, tantôt réfléchis [sur eux-mêmes], tantôt réfléchis [obliquement] » (AL FARABI, Inventaire des sciences, p. 41). 70 Cfr ALHAZEN, De aspectibus, L. V, 1. 67

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offre une image précise aux sens. « Les espèces ont un être matériel et naturel dans le milieu et dans le sens »71. Elles véhiculent des qualités « spirituelles », qu’il faut en vérité rapprocher de la matérialité particulièrement ténue des stoïciens, que l’intellect se révèle capable d’appréhender. Cette conception de la species vaut pour toutes les perceptions sensibles, qu’elles soient visuelles, auditives ou olfactives72. Pour le doctor mirabilis, tout processus de causalité naturelle advient en vertu d’une sorte d’émanation, dont le paradigme est offert par la propagation de la lumière. Ainsi la species possède-t-elle un sens particulièrement large, signifiant toute ressemblance produite par émanation à partir d’un objet, indépendamment de quelque activité de perception du sujet73. Tout comme dans la théorie d’Alhazen, species et intention remédient, au sein de l’acte de vision, à l’insuffisance de la faculté sensible, incapable d’appréhender parfaitement la chose même par ses seuls moyens. Les species sont pensées à la manière des rayons lumineux. Saisies cependant comme par accident, elles ne sont pas l’objet propre des sens externes74 et ne peuvent être purement et simplement identifiées aux corps dont elles proviennent. Aussi ne sont-elles pas appelées « sensibles » au sens le plus propre, mais peuvent être dites en une certaine mesure avoir un être « spirituel » dans le milieu, comme semblent l’affirmer Aristote et Averroès. Les species doivent cependant, selon Bacon, être plus proprement qualiBACON, R., Opus maius, t. II, p. 41. O. Boulnois donnait une belle présentation de la théorie de Bacon : « Ainsi, les objets de perception multiplient les sensibles propres à chaque sens. La propagation de l’espèce réelle dans un milieu physique explique l’effet causal de l’objet extérieur sur l’organe des sens : les qualités sensibles n’agissent pas directement sur les organes des sens, mais à distance et par des espèces ; puis les espèces sont centralisées par le sens commun, combinées et séparées par l’imagination, pour recomposer une image de l’objet extérieur. Par-delà l’image visuelle, la loi de la représentation gouverne toute sensation, instruit toute forme de connaissance avant de régir toute espèce de pensée. L’espèce est le sujet immatériel de l’activité causale, qui traverse tous les milieux, et qui applique son effet en tant que ressemblance d’une cause efficiente originelle. Roger Bacon en fait l’expression du principe universel de causalité : ‘Toute cause efficiente agit par sa propre puissance, qu’elle exerce sur la matière adjacente, comme la lumière (lux) du soleil exerce sa puissance sur l’air […]. Cette puissance est appelée ressemblance, image, espèce, et elle est désignée par maint autre nom […]. Cette ‘espèce’ produit toute action dans le monde, car elle agit sur le sens, sur l’intellect, et sur toute la matière du monde, pour engendrer des choses’. Toute cause rayonne de ressemblances. Les choses opèrent à distance en engendrant des espèces qui leur sont semblables, si bien que la nature est un système de similitudes : chaque point du monde émet une espèce qui l’exprime, et le monde est constitué par la résonance de toutes ces expressions » (BOULNOIS, O., Etre et représentation, pp. 62-63). 73 Cfr SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, p. 151. Cfr par exemple BACON, R., Opus maius, t. II, pp. 50-57. 74 Cfr sur ceci SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, p. 153. 71 72

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fiées de matérielles, en raison tant de leur provenance, dont elles ne sont qu’une similitudo, que de leur récepteur, puisque comme l’affirmaient Boèce et le livre des Causes, tout ce qui est reçu en un autre acquiert le mode de ce qui reçoit75. Bien différentes, comme nous le voyons, d’idées innées, elles sont unies, de l’extérieur, à la cogitative en premier, d’une manière immédiate et à la création même de l’âme rationnelle, dont elles sont l’instrument principal76. Ainsi, pour la plupart des médiévaux, comme le résume O. Boulnois, « la vision sensible n’est autre que la réception de l’espèce induite par le visible selon ses lois propres. […] L’œil est un organe destiné à recevoir les images, et non à les former, ni à émettre un rayon répercuté par l’objet. La vision est donc la réception de la forme des corps colorés sur la surface du cristallin. C’est une information, ou une impression passive, fidèle, reproduite par une forme réelle, émise par l’objet. […] la forme déposée sur le cristallin est transmise au cerveau par l’humeur vitrée et les nerfs optiques »77.

Le de aspectibus d’Alhazen eut une grande influence sur le développement de l’optique au Moyen Age. Il faut en relever les traces chez Bacon, Witelo, Peckham, Oresme, Dietrich de Freiberg, Ockham78. Ce travail est à la source notamment de la théorie de la species impresse, qui semble supposer, comme l’écrit Spruit, « une sorte de correspondance terme à terme entre les propriétés de l’objet sensible et la species advenant sur les organes sensibles et les facultés de perceptions »79. Mais Alhazen lui-même distingue en vérité nettement formes, images, et intentions (parfois identifiées à la species). La vision par elle-même Cfr BACON, R., Opus maius, t. II, pp. 40-45. Cfr Ibidem, p. 71. 77 BOULNOIS, O., Etre et représentation, p. 60. 78 Cfr SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, p. 84. M. Clagett note que les progrès effectués en optique par les médiévaux doivent être essentiellement ramenés au développement des techniques d’expérimentation. Cfr CLAGETT, M., « Some General Apsects of Physics in the Middle Ages », p. 37 : « Bien que Bacon, Witelo et Peckham (tous du treizième siècle) s’aventurèrent peu au-delà des traités d’optique d’Alkindi et d’Alhazen, il vaut la peine de noter leur répétition d’expériences antérieures et l’élaboration de quelques neuves, qui menèrent par exemple à de nouvelles valeurs pour les angles de réfraction. La théorie de l’arc-en-ciel posée par le dominicain Dietrich de Freiberg (avant 1311) était particulièrement prometteuse. Dietrich, par un certain nombre d’expériences avec des boules de verre remplies d’eau destinées à produire des spectra similaires aux arcs-en-ciel, soutint la théorie que les rayons rendant l’arc visible étaient réfléchis à l’intérieur de gouttes d’eau sphériques, et ‘il traça avec grande précision le cours des rayons produisant respectivement les arcsen-ciel (premier et secondaire)’. C’est Dietrich qui, respectant l’autorité d’Aristote, maintint que ‘selon ce même philosophe (Aristote), on ne devrait jamais renoncer à ce qui a été rendu manifeste par les sens’. La progression de cette théorie de l’arc-en-ciel peut être tracée de l’époque de Dietrich à celle de Descartes ». 79 SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, p. 85. 75 76

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est faible et les sensibilia qui en forment l’objet ne suffisent pas à donner une connaissance adéquate de l’objet. La réfraction issue des divers milieux traversés, même si la résultante donne parfois au final une ligne droite, ainsi que la distance, affaiblissent les formes80. Aussi la perception de l’objet met-elle en jeu d’autres instances, telles les intentiones, et impliquet-elle une relation étroite avec les activités supérieures, dont elle n’est pas séparable. Les intentiones semblent correspondre à certaines caractéristiques plus propres, plus partielles donc que la forme générale de l’objet, mais immédiatement destinées à faire connaître ce dernier sous une dimension supérieure à la simple vision. Selon l’interprétation de L. Spruit, il s’agit de certains aspects des formes visibles que nous sommes capables de percevoir plus distinctement81. Ces intentiones sont les « messagères » de l’objet, procurant à l’esprit humain le contenu objectif de la perception visuelle et de la connaissance82. Alhazen déjà, n’accorde à l’espèce qu’un mode d’être inférieur par rapport à la chose qu’elle exprime : celle-ci, écritil, « est appelée intentio dans l’usage du commun des physiciens ; ceux-ci disent, en raison de la faiblesse de son être par rapport à la chose, qu’elle n’est pas véritablement une chose, mais plutôt une intentio de la chose, c’est-à-dire une ressemblance »83. Les aléas de la notion d’intentio au sein de la philosophie arabe offriraient le sujet d’une étude à eux seuls84. Qu’il nous suffise de noter ici comment, à partir au moins d’Avicenne, l’intentio se distingua radicalement, tant de la species, que de la pure et simple forme perçue de l’objet. Avicenne distinguait en effet les formes saisies par l’imagination des intentions rassemblées par la faculté estimative ou encore imaginative. Le grand philosophe arabe identifiait phantasia et sensus communis pour en faire la faculté de réunification des formes reçues des cinq sens. Cette synthèse opérée par le sens commun est temporelle : en percevant la goutte de pluie Cfr ALHAZEN, De aspectibus, L. VII, 10, 63, 74. Cfr SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, p. 84. 82 Idem. 83 ALHAZEN, De aspectibus, L. II, 4. 84 C. Di Martino (DI MARTINO, C., Ratio particularis. Doctrines des sens internes d’Avicenne à Thomas d’Aquin) s’est récemment lancée sur cette voie, en relevant, à partir des textes arabes d’Avicenne et d’Averroès, les inflexions subies notamment par la notion d’intentio lors de sa réception par Albert et Thomas. On regrettera cependant que di Martino ne se soit pas référée à Tellkamp (TELLKAMP, J., Sinne, Gegenstände und Sensibilia  : zur Wahrnehmungslehre des Thomas von Aquin) qui a offert une étude fort similaire sur de nombreux points, et parfois plus complète, bien que fondée sur les textes latins. Sur la cogitative chez Averroès, on pourra se référer également à l’article de TAYLOR, R. C., « Cogitatio, Cogitativus and Cogitare : Remarks on the cogitative Power in Averroes », qui a l’avantage d’offrir la traduction d’un ensemble de textes fondamentaux sur le sujet. 80 81

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à la manière d’un trait rectiligne, le sens commun ne fait rien d’autre que la percevoir « comme si elle se trouvait là où elle était, et comme si elle était là où elle est, et ainsi voit un étirement rectiligne (distentio recta) »85. Il s’agit d’une opération de récolement des espèces sensibles et de leur réunification par l’imagination. Les « intentions », quant à elles, sont pour Avicenne des qualités à valeur morale ou d’utilité, qui accompagnent les perceptions sensibles ou matérielles sans partager elles-mêmes cette nature86. L’exemple le plus célèbre est celui de la brebis qui perçoit dans le loup ce qui lui sera nuisible. Selon le texte de l’Avicenne latin : « Deinde est vis aestimationis ; quae est vis ordinata in summo mediae concavitatis cerebri, apprehendens intentiones non sensatas quae sunt in singulis sensibilibus, sicut vis quae est in ove diiudicans quod ab hoc lupo est fugiendum, et quod huius agni est miserendum ; videtur etiam haec vis operari in imaginatis compositionem et divisionem. Deinde est vis memorialis et reminiscibilis ; quae est vis ordinata in posteriori concavitate cerebri, retinens quod apprehendit vis aestimationis de intentionibus non sensatis singulorum sensibilium. Comparatio autem virtutis memorialis ad virtutem aestimationis talis est qualis comparatio virtutis quae vocatur imaginatio ad sensum, et comparatio huius virtutis ad intentiones est qualis comparatio illius virtutis ad formas sensibiles »87.

L’intentio livre quelque chose de ce que l’objet possède en propre. Le terme s’applique à ce point de vue tant aux qualités ou aux formes de l’objet perçu88, qu’à ce qui préfigure en quelque sorte les intentions logiques des scolastiques : « […] universale ex hoc quod est universale est quiddam, et ex hoc quod est quiddam cui accidit universalitas est quiddam aliud ; ergo de universali, ex 85 AVICENNE, Liber de anima, I, 5, pp. 88-89 : « Cum autem volueris scire differentiam inter opus sensus exterioris et opus sensus communis et opus formantis, attende dispositionem unius guttae cadentis de pluvia, et videbis rectam lineam, et attende dispositionem alicuius recti cuius summitas moveatur in circuitu, et videbitur circulus. Impossibile est autem ut apprenhendas rem aut lineam aut circulum nisi illam saepe inspexeris ; sed impossibile est ut sensus exterior videat eam bis, sed videt eam ubi est ; cum autem describitur in sensu communi et removetur antequam deleatur forma sensus communis, apprehendit eam sensus exterior illic ubi est, et apprehendit eam sensus communis quasi esset illic ubi fuit, et quasi esset illic ubi est, et videt distentionem circularem aut rectam ». Nous reproduisons dans le corps de notre texte la traduction de BOULNOIS, O., Etre et représentation, p. 69. Cfr aussi, à ce sujet : Idem, p. 70 et DI MARTINO, C., Ratio particularis, pp. 32-33. 86 Cfr AVICENNE, Liber de anima, II, 2, p. 118 : « Sed aestimatio parum transcendit hunc ordinem abstractionis, eo quod apprehendit intentiones materiales quae non sunt in suis materiis, quamvis accidat illis esse in materia, quia figura et color et situs et his similia sunt res quas non est possibile haberi nisi a materiis corporalibus, bonitas vero et malitia et conveniens et inconveniens et his similia sunt in se res non materiales, quibus tamen accidit esse materiatas ». 87 Ibidem, I, 5, pp. 89-90. 88 Cfr par exemple Ibidem, I, 5, pp. 84-92.

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hoc quod est universale constitutum, significatur unus praedictorum terminorum, quia, cum ipsum fuerit homo vel equus, erit hic intentio alia praeter intentionem universalitatis, quae est humanitas vel equinitas. Definitio enim equinitatis est praeter definitionem universalitatis nec universalitas continetur in definitionem equinitatis »89.

Chez Averroès, l’intention contribuera à distinguer l’esprit humain de celui des animaux. Si l’animal possède une estimative, ou une imagination capable de rassembler les formes conçues comme pures présentations à l’esprit des choses extérieures, il n’a point de cogitative, faculté, selon Averroès, des intentions, qui caractérisent un mode d’appréhension du cœur substantiel au sein des accidents sensibles. Comme l’écrit C. di Martino : « les animaux peuvent s’abstraire de la présence de l’objet, mais ils n’en comprennent pas la structure interne, ils ne comprennent pas qu’il y a quelque chose, un noyau, une substance individuelle, cachée sous les couches des accidents sensibles. L’animal arrive à se débrouiller dans un monde de phénomènes, mais il ne connaît que l’écorce des objets, que leur manifestation »90.

Pour Averroès, l’intention est ce qui constitue l’objet propre de la mémoire. Elle n’est rien d’autre qu’une copie de l’objet dans l’âme, dépouillé de sa coque matérielle ou de ses accidents sensibles au cours d’un processus d’abstraction progressif entamé par les facultés antécédentes91. Elle n’est dès lors objet des sens que par accident92. Mais elle n’est pas, bien qu’elle semble regrouper l’ensemble des dix catégories, l’essence même de la chose93, et n’offre jamais à l’esprit qu’une perspective sur le singulier. 89 AVICENNE, Liber de philosophie prima, tr. V, c. 1, p. 228. Cfr aussi HAYEN, A., L’intentionnel dans la philosophie de Saint Thomas, pp. 50-51. 90 DI MARTINO, C., Ratio particularis, p. 50. 91 Dans son Epitome de sensu, il écrit notamment : « Et ideo manifesti sunt quinque ordines. Quorum primus est corporalis magni corticis, et est forma sensibilis extra animam. Secundus autem est esse istius formae in sensu communi, et est primus ordinum spiritualium. Tertius est esse eius in virtute imaginatiua, et est magis spiritualis. Quartus est in virtute distinctiva. Quintus autem est esse eius in virtute rememoratiua, et est magis spiritualis. Recipit enim medullam eius quod distinguunt tres virtutes a cortice » (AVERROES, Epitome de sensu, f. 22 rA-B). Cfr aussi TELLKAMP, J. A., Sinne, Gegenstände und sensibilia, pp. 146-148. Di Martino a bien montré comment les commentateurs arabes se sont détachés de la compréhension aristotélicienne de la sensibilité en spécifiant la sensibilité humaine par rapport à l’animale. Et là où Avicenne avait simplement ajouté un usage de l’imagination dans la faculté estimative, propre à saisir les intentions que les sens seuls ne pouvaient atteindre, Averroès modifia structurellement la sensibilité humaine, seule capable de saisir les intentions (Cfr DI MARTINO, C., Ratio particularis, pp. 50-59). 92 Cfr à ce propos DI MARTINO, C., Ratio particularis, pp. 116-117. 93 Cfr AVERROÈS, Commentarium magnum in Aristotelis de anima libros, L. II, nn. 6364, pp. 225-226.

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Strictement liée à la singularité du corps, la cogitative nécessite une activité de l’intellect agent séparé, seul capable d’illuminer les intentions qu’elle détient, afin que soient produits des intelligibles en acte universels. Chez Averroès, le jugement intellectuel seul, propre à l’homme, permet, par la médiation de la mémoire et de la composition, de rapporter l’intention aux formes. Là où la mémoire animale permet l’estimation (estimative) naturelle et instinctive de ce qui est bon ou nuisible, l’homme possède une faculté propre et bien distincte de remémoration, qui opère par rétention et composition et qui doit, par le terme de cogitative, être distinguée de l’estimative avicénienne94. La perception s’accomplit, chez Averroès, par une suite de degrés d’abstraction visant à détacher la pulpe spirituelle de son écorce matérielle. Le souvenir, lieu où se voient retenues les intentions (mana), est selon l’heureuse formulation de Carla di Martino : « la synthèse de la forme ré-habillée au fur et à mesure de son écorce corporelle, dans le sens de ses relations à la matière »95. La doctrine, qui suppose la singularité de l’intention, ne peut, nous le verrons, que nous évoquer celle de la connaissance indirecte du singulier défendue par Thomas d’Aquin. Celle-ci, en effet, trouve dans la cogitative sa puissance prochaine, et opère de même par un retour progressif aux sources de l’acte. L’Aquinate décrit alors un véritable processus régressif, partant de la production des intelligibles universels, pour revenir, par les moyens termes de la cogitative et de la réminiscence, à leur source dans le phantasme.

94 Cfr AVERROÈS, Epitome de sensu, f. 21 vG-H. Cfr à ce propos DI MARTINO, C., Ratio particularis, pp. 55-57 ; TELLKAMP, J. A., Sinne, Gegenstände und sensibilia, pp. 149150. R. C. Taylor illustre par un exemple éclairant la manière dont opère l’activité de composition des intentions et des formes particulières lorsque l’intelligible universel actualisé par l’intellect agent dans l’intellect matériel est rapporté à l’image particulière : « Une fois que l’intelligible en acte du chien est appréhendé par une personne particulière dans sa relation avec l’intellect matériel, la personne est capable d’identifier le chien dans le couloir parmi tous les autres animaux par l’usage d’une image flexible, qui n’est pas considérée comme l’intention d’une forme particulière appartenant au chien individuel. Elle doit être plutôt une intention particulière, peut-être l’image du chien que la personne avait étant enfant, par exemple un Setter irlandais nommé ‘Red’, qui existe donc dans les pensées particulières individuelles. Mais elle est aussi vue sous le mode de l’universalité, de sorte que l’image du Setter irlandais ‘Red’ ou de tout autre chien particulier perçu à l’occasion, est utilisée pour tenir lieu du chien qui est un intelligible en acte, ce qu’on appelle un universel. Nous pouvons dès lors modifier notre image en accord avec l’intelligible du chien compris dans l’intellect matériel, l’intelligible spéculatif, présent dans l’intellect en une disposition positive » (TAYLOR, R. C., « Remarks on the cogitative », p. 136). 95 DI MARTINO, C., Ratio particularis, p. 145.

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A la lecture du Grand Commentaire au de anima cependant, il n’apparaît pas qu’il faille établir une distinction très stricte entre l’intentio (mana) d’Averroès et ce que les latins appellent une species96. Il règne encore une certaine confusion entre ces deux notions et là où l’intentio est parfois dite informer l’intellect matériel, on comprend que Thomas ait encore dû distinguer intellect passif – assimilé à la cogitative –, et intellect possible, dans certaines critiques adressées à l’épistémologie arabe97. Notons encore que la doctrine averroïste ne s’est pas tout à fait affranchie du terreau « matérialiste arabe », puisque la perception des espèces ne peut advenir sans leur transmission au sein du milieu, où elles possèdent un statut intermédiaire. Les espèces nécessitent un substrat matériel, intermédiaire entre la forme strictement matérielle qu’elles possèdent dans la chose et la forme plus purement spirituelle qu’elles présentent dans l’âme : « […] esse formarum in mediis est medio inter spirituale et corporale. Formae enim extra animam habent esse corporale purum, et in anima spirituale purum, et in medio medium inter spirituale et corporale. […] Natura enim non vadit de opposito ad oppositum nisi per medium, et impossibile est ut spirituale acquiratur a corporali nisi per medium, et ideo quanto magis ista media fuerint subtiliora, tanto magis comprehensio erit melior »98.

III.2.2. L’héritage d’Augustin Outre les théories de la connaissance développées par les Arabes, sous la forme principalement de commentaires aux œuvres d’Aristote, une autre source majeure de la théorie médiévale de la représentation doit être trouvée chez Augustin. Pour l’évêque d’Hippone également, la cogitatio peut signifier une pensée incorporelle, détenue pourtant sous un mode particulier, et à la manière d’une image99. Augustin parle encore de visiones, dont il distingue trois types, étagés en fonction de la perfection de leur objet. Il faut, dit-il, différencier les visions corporelles des spirituelles, et parmi les secondes, encore en distinguer deux : celles d’une part qui sont imaginées à partir de choses corporelles, telles les visions apparaissant dans les rêves 96 Cfr AVERROÈS, Commentarium magnum in Aristotelis de anima libros, L. II, n. 4, pp. 410-411. 97 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 60. 98 AVERROES, Epitome de sensu, f. 16 rA-B ; cfr à ce propos TELLKAMP, J. A., Sinne, Gegenstände und sensibilia, pp. 68-72. 99 Cfr TAYLOR, R. C., « Remarks on the cogitative », pp. 111-112.

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ou lors d’extases mystiques résultant en apparitions tirées d’une figuration de corps – il cite à cet égard les visions de Jean dans l’Apocalypse et Pierre alors qu’il voyait un plateau descendre du ciel (Act., X, 11) –, et celles d’autre part qui concernent les « images » de substances qui ne possèdent aucune similitude avec les corps, tels Dieu, l’âme de l’homme, l’intelligence, les vertus, la justice, la charité, etc.100 Pour plus de précision, Augustin donnera un nom distinct à chacune de ces trois visions. Il dénomme la première « vision corporelle », parce qu’elle tombe sous le regard des sens. La deuxième est « vision spirituelle », et considère tout ce qui a trait aux choses corporelles alors même que ces dernières sont absentes. Elle ne saisit les objets que par des images, que l’esprit est ensuite capable de rappeler en tant qu’« imagines impressae animo »101 en l’absence des choses initialement perçues. Ce dernier type de vision, bien qu’il fasse appel aux images des sens, n’est pas, pour Augustin, directement causé par cellesci ; il produit plutôt ses propres perceptions, et possède donc déjà une activité indépendante de la chose externe102. La troisième vision reçoit le nom de « vision intellectuelle », car elle a pour objet ce qui ne possède au sens propre aucune « image » (quae non habent imagines sui similes)103. Augustin prend d’ailleurs à cet égard un exemple biblique : « Ecce in hoc uno praecepto cum legitur : diliges proximum tuum tamquam te ipsum, tria visionum genera occurrunt : unum per oculos, quibus ipsae litterae videntur, alterum per spiritum hominis, quo proximis et absens cogitatur, tertium per contuitum mentis, quo ipsa dilectio intellecta conspicitur »104.

Augustin refuse de s’abstraire entièrement du recours aux sens corporels pour en arriver à l’intellection d’une chose, mais il précise cependant considérablement les modalités de ce recours, et s’écarte de toute voie matérialiste : « Nec sane putantum est facere aliquid corpus in spiritu, tamquam spiritus corpori facienti materiae uice subdatur. Omni enim modo praestantior est qui facit ea re, de qua aliquid facit. Neque ullo modo spiritu praestantius est corpus, immo perspicuo modo spiritus corpore. Quamuis ergo prius uideamus aliquod corpus, quod antea non uideramus, atque inde incipiat imago eius esse in spiritu nostro, quo illud cum absens fuerit recordemur, tamen eandem eius imaginem non corpus in spiritu, sed ipse spiritus in se ipso 100 101 102 103 104

Cfr AUGUSTIN D’HIPPONE, de Genesi ad litteram, XII, 3, 6, pp. 334-336. Ibidem, XII, 6, 15, p. 348. Cfr aussi AUGUSTIN D’HIPPONE, de Trinitate, XI, III-IV, 6-7, pp. 174-181. Cfr AUGUSTIN D’HIPPONE, de Genesi ad litteram, XII, 6, 15-16, pp. 348-351. Ibidem, XII, 6, 15, pp. 346-349.

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facit celeritate mirabili, quae ineffabiliter longe est a corpus tarditate ; cuius imago mox, ut oculis uisum fuerit, in spiritu uidentis nullius puncti temporalis inter positione formatur. Itemque in auditu, nisi auribus perceptae uocis imaginem continuo spiritus in se ipso formaret ac memoria retineret, ignoraretur secunda syllaba utrum secunda esset, cum iam prima utique nulla esset, quae percussa aure transierat. Ac sic omnis locutionis usus, omnis cantandi suauitas, omnis postremo in actibus nostris corporalis motus dilapsus occideret neque ullum progressum nancisceretur, si transactos corporis motus memoriter spiritus non teneret, quibus consequentes in agendo conecteret : quos utique non tenet nisi imaginaliter a se factos in se. Ipsarum etiam futurarum motionum imagines praeueniunt fines actuum nostrorum. Quid enim agimus per corpus, quod non cogitando praeoccupauerit spiritus omniumque uisibilium operum similitudines in se ipso primitus uiderit et quodammodo disposuerit ? »105.

La priorité de l’activité spirituelle est évidente, et se soumet en quelque sorte l’activité corporelle en formant ses propres images. Sous ce qui semble une simple exposition de l’importance du travail corrélé de la mémoire et de l’imagination, Augustin décrit la manière dont les images spirituelles se constituent, et prépare une dissertation sur les dangers de leur soumission sans discernement suffisant à l’action de l’âme. L’évêque d’Hippone poursuit en effet le fil de ses explications en montrant comment ces images spirituelles peuvent se révéler particulièrement trompeuses. Car visions, divinations, prédictions spirituelles, relèvent toutes d’un mécanisme 105 Ibidem, XII, 16, 33, pp. 382-385. Sans doute le passage suivant du de Trinitate est-il encore bien plus éclairant à ce propos : « Multa enim per cupiditatem pravam, tanquam sui sit oblita, sic agit. Videt enim quaedam intrinsecus pulchra, in praestantiore natura quae Deus est : et cum stare debeat ut eis fruatur, volens ea sibi tribuere, et non ex illo similis illius, sed ex se ipsa esse quod ille est, avertitur ab eo, moveturque et labitur in minus et minus, quod putat amplius et amplius ; quia nec ipsa sibi, nec ei quidquam sufficit recedenti ab illo qui solus sufficit : ideoque per egestatem ac difficultatem fit nimis intenta in actiones suas et inquietas delectationes quas per eas colligit ; atque ita cupiditate acquirendi notitias ex iis quae foris sunt, quorum cognitum genus amat et sentit amitti posse, nisi impensa cura teneatur, perdit securitatem, tantoque se ipsam minus cogitat, quanto magis secura est quod se non possit amittere. Ita cum aliud sit non se nosse, aliud non se cogitare (neque enim multarum doctrinarum peritum, ignorare grammaticam dicimus, cum eam non cogitat, quia de medicinae arte tunc cogitat) : cum ergo aliud sit non se nosse, aliud non se cogitare, tanta vis est amoris, ut ea quae cum amore diu cogitaverit, eisque curae glutino inhaeserit, attrahat secum etiam cum ad se cogitandam quodam modo redit. Et quia illa corpora sunt, quae foris per sensus carnis adamavit, eorumque diuturna quadam familiaritate implicata est, nec secum potest introrsum tanquam in regionem incorporeae naturae ipsa corpora inferre, imagines eorum convolvit, et rapit factas in semetipsa de semetipsa. Dat enim eis formandis quiddam substantiae suae : servat autem aliquid quo libere de specie talium imaginum judicet, et hoc est magis mens, id est rationalis intelligentia, quae servatur ut judicet. Nam illas animae partes quae corporum similitudinibus informantur, etiam cum bestiis nos communes habere sentimus » (AUGUSTIN D’HIPPONE, de Trinitate, X, 5, 7, pp. 134-137).

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psychologique similaire, susceptible encore d’être rapporté aux rêves des personnes endormies106. Ces usages inhabituels de l’imagination, note cependant Augustin, trouvent leur origine soit dans les troubles du corps, soit dans l’influence de quelque substance incorporelle (per incorporalem substantiam) ou spirituelle107. Il ne faut pas voir là quelque aveu de matérialisme ou quelque conception radicalement passive de l’esprit humain. Le cœur de la compréhension augustinienne de l’activité de connaissance, au contraire, réside dans la direction empruntée par le processus, qui va non de la chose à l’âme, mais bien d’abord de l’âme à la chose. Les explications données par l’évêque d’Hippone sont éclairantes : « Sed cum a corpore causa est, ut talia uisa cernantur, non ea corpus exhibet ; neque enim habet eam uim, ut formet aliquid spiritale, sed sopito aut perturbato aut etiam intercluso itinere intentionis a cerebro, qua dirigitur sentiendi modus, anima ipsa, quae motu proprio cessare ab hoc opere non potest, quia per corpus non sinitur uel non plene sinitur corporalia sentire uel ad corporalia uim suae intentionis dirigere, spiritu corporalium similitudines agit aut intuetur obiectas. Et si quidem ipsa eas agit, phantasiae tantum sunt, si autem obiectas intuetur, ostentiones sunt »108.

Ainsi le cheminement procède-t-il bien de l’intellect à la sensation, et non l’inverse. L’intellect produit une attention (intentio), ou une tension qui le porte en quelque façon hors de son corps, vers son objet. Cette force intentionnelle possède une importance considérable dans la psychologie augustinienne et doit être considérée à la manière stoïcienne ou galénique, comme un fluide spirituel au gouvernail du processus de représentation : « Tantum interest, ubi fiat impedimentum sentiendi corporalia, cum fit in corpore. Si enim non fit nisi in ipsis aditibus et quasi ianuis sensuum, uelut in oculis, in auribus ceterisque sensibus corporis, sola inpeditur perceptio corporalium, non autem animae intentio in aliud sic auertitur, ut pro corporibus habeat imagines corporum ; si autem causa est intus in cerebro, unde dirigantur uiae ad ea, quae foris sunt, sentienda, ipsius intentionis uasa sopiuntur uel turbantur uel intercluduntur, quibus nititur anima in ea, quae foris sunt, intuenda uel sentienda. Quem nisum quoniam non amittit, tanta expressione format similia, ut imagines corporalium a corporalibus discernere non ualens, utrum in illis an in istis sit, nesciat et cum scit longe alio modo sciat, quam dum in cogitando uersantur siue occurrunt similitudines corporum : qui modus nisi ab expertis capi utcumque non potest »109.

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Cfr AUGUSTIN D’HIPPONE, de Genesi ad litteram, XII, 18, 39, pp. 392-393. Cfr Ibidem, XII, 19, 41, pp. 396-397. Ibidem, XII, 20, 42, pp. 398-399. Ibidem, XII, 20, 43, pp. 400-403.

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Lorsque l’influence n’est pas corporelle, mais purement spirituelle, et que la vision se produit alors que le corps est en état de veille et en pleine santé, Augustin attribue la vision à l’influence d’un esprit, bon ou mauvais. L’analyse des visiones montre que l’âme procède par tension (intentio) vers son objet. Elle entre là dans cet état intermédiaire où, projetée hors du corps, elle en subit pourtant encore les passions, et se voit simultanément livrée aux esprits. C’est là le site propre de l’influence des démons platoniciens et le lieu d’un égarement possible pour l’âme, qui ne sait si elle parvient à la béatitude ou n’est en vérité que l’objet d’un jeu d’illusions. Manichéens, gnostiques, hermétistes, platoniciens, s’ils ont chacun à leur façon cherché à se détacher du corps, ne sont pas parvenus, par manque de discernement intellectuel, à abandonner définitivement les affections liées à l’imagination. L’Hadès porphyrien correspond encore à une telle description. Séparé du corps, le pneuma imprime sur la matière intelligible de son imagination les vestiges de sa vie passée. Augustin fera entrer en contraste ce qu’il appelle « enfer »110 avec la vision de Paul en 2 Cor. 12, 2-4, élevée à l’ordre de la pure intellection. Les trois ciels de la vision de l’apôtre figurent l’étagement des ordres corporel, spirituel et intellectuel. La vision du troisième ciel est alors présentée comme le lieu d’une manifestation de Dieu tel qu’il est, c’est-à-dire dans son invisibilité, figurée par l’ineffabilité de son langage : « Si ergo caelum primum recte accipimus hoc omne corporeum generali nomine quidquid est super aquas et terram, secundum autem in similitudine corporali quod spiritu cernitur, sicut illud, unde animalibus plenus in extasi Petro discus ille submissus est, tertium uero quod mente conspicitur ita secreta et remote et omnino abrepta a sensibus carnis atque mundata, ut ea, quae in illo caelo sunt, et ipsam Dei substantiam uerbumque Deum, per quod facta sunt omnia, per caritatem spiritus sancti ineffabiliter ualeat uidere et audire : non incongruenter arbitramur et illuc esse apostolum raptum et ibi fortassis esse paradisum omnibus meliorem et, si dici oportet, paradisum paradisorum »111.

Mais si, selon Augustin, la vision du « troisième ciel » par l’apôtre Paul est bien intellectuelle, c’est qu’elle appartient à un ordre inaccessible en cette vie, indéfectiblement liée aux sens corporels. C’est pourquoi l’apôtre dit ne plus savoir s’il est ou non dans son corps : « […] ubi eum nemo uiuens uidet uita ista, qua mortaliter uiuitur in istis sensibus corpris, sed nisi ab hac uita quisque quodammodo moriatur siue omnino exiens de corpore siue ita auersus et alienatus a carnalibus sensibus, 110 111

Cfr Ibidem, XII, 32-34, 60-66, pp. 436-449. Ibidem, XII, 34, 67, pp. 448-451.

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ut merito nesciat, sicut apostolus ait, utrum in corpore an extra corpus sit, cum in illam rapitur et subuehitur uisionem »112.

La vision intellectuelle mène, au-delà des apparences changeantes, à la stabilité absolue d’une Vérité unique et seule immuable. Cet état intellectuel nous donne la possibilité d’un véritable discernement sur la situation de notre âme et élimine toute confusion possible des ordres de vision. Aussi ces derniers pourront-ils tous subsister dans l’au-delà sans risque d’égarement : « […] nulla falsitate pro alio aliud adprobabitur nec in corporalibus nec in spiritualibus uisis, multo minus in intellectualibus, quibus ita praesentatis et perspicuis perfruetur, ut longe minore euidentia nunc nobis adiaceant istae species corporales, quas sensu carnis adtingimus et eis multi ita sunt dediti, ut solas esse arbitrentur et, quidquid tale non est, putent omnino non esse »113.

Les activités supérieures de l’âme apparaissent donc comme conditions de possibilité des inférieures114. En outre, le lieu propre de l’intellection est celui du Verbe invisible même115. On relira en effet la conclusion de l’épisode de la vision paulinienne, dans le XIIe livre du Commentaire littéral de la Genèse : « Porro autem, si quemadmodum [intellectus] raptus est a sensibus corporis, ut esset in istis similitudinibus corporum, quae spiritu uidentur, ita et ab ipsis rapiatur ut in illam quasi regionem intellectualium uel intelligibilium subuehatur, ubi sine ulla corporis similitudine perspicua ueritas cernitur, nullis opinionum falsarum nebulis offuscatur, ibi uirtutes animae non sunt operosa ac laboriosae […]. Vna ibi et tota uirtus est amare quod uideas et summa felicitas habere quod amas. […] Ibi uidetur claritas domini non per uisionem significantem siue corporalem, sicut uisa est in monte Sina, siue 112

Ibidem, XII, 27, 55, pp. 426-429. Ibidem, XII, 36, 69, pp. 452-453. 114 « Praestantior est enim uisio spiritalis quam corporalis et rursus praestantior intellectualis quam spiritalis. Corporalis enim sine spiritali esse non potest, quandoquidem momento eodem, quo corpus sensu corporis tangitur, fit etiam in animo tale aliquid, non quod hoc sit, sed quod simile sit : quod si non fieret, nec sensus ille esset, quo ea, quae extrinsecus adiacent, sentiuntur. Neque enim corpus sentit, sed anima per corpus, quo uelut nuntio utitur ad formandum in se ipsa, quod extrinsecus nuntiatur. Non potest itaque fieri uisio corporalis, nisi etiam spiritalis simul fiat ; sed non discernitur, nisi cum fuerit sensus ablatus a corpore, ut id, quod per corpus uidebatur, inueniatur in spiritu. At uero spiritalis uisio etiam sine corporali fieri potest, cum absentium corporum similitudines in spiritu adparent et finguntur multae pro arbitrio uel praeter arbitrium demonstrantur. Item spiritalis uisio indiget intellectuali, ut diudicetur, intellectualis autem ista spiritali inferiore non indiget. Ac per hoc spiritali corporalis, intellectuali autem utraque subiecta est » (Cfr Ibidem, XII, 24, 51, pp. 414-417). 115 Cfr à ce propos, BOULNOIS, O., L’image intelligible. Augustin et l’origine des doctrines médiévales de l’image, pp. 287-288. 113

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spiritualem, sicut uidit Esaias uel Iohannes in Apocalypsi, sed per speciem non per aenigmata, quantum eam capere humana mens potest, secundum adsumentis Dei gratiam, ut os ad os loquatur Deus ei quem dignum tali conloquio fecerit, non os corporis, sed mentis […] »116.

Augustin affirme la supériorité absolue de l’intelligible, détaché des images, mais plus profondément, il montre encore comment le Verbe est, selon la belle expression d’Olivier Boulnois, « maître des signes »117. Aussi les réalités corporelles et les signes ne sont-ils définis en leur nature véritable que par leur caractère intelligible, déterminé par l’intériorité du Verbe à toute chose. Le statut accordé à la species au Moyen Age sera marqué en profondeur par l’affirmation augustinienne de l’immatérialité radicale de l’esprit et sa conséquence, selon laquelle rien de sensible ne peut agir sur lui. La conception augustinienne de la perception pourtant, peut-être inspirée de stoïcisme118, donne parfois à la species le rôle d’une figure ou d’une forme prenant sa source dans le corps perçu et pénétrant les sens119. L’évêque d’Hippone semble même avoir accordé à certaines species ou images impresses, la capacité d’atteindre ou de mouvoir la faculté cognitive120. Cette ambiguïté, reconnue par Henri de Gand121, ne pouvait qu’entretenir Cfr AUGUSTIN D’HIPPONE, de Genesi ad litteram, XII, 26, 54, pp. 422-423. BOULNOIS, O., L’image intelligible. Augustin et l’origine des doctrines médiévales de l’image, p. 288. 118 Cfr VERBEKE, G., « Augustin et le stoïcisme » ; VANNI ROVIGHI, S., « La fenomenologia della Sensazione in S. Augustino » ; SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, pp. 179180. 119 AUGUSTIN D’HIPPONE, De musica, VI, 11, 31-32, pp. 426-431; IDEM, De Genesi ad litteram, XII, 23, 49, pp. 410-411: « Quod autem nunc insinuare satis arbitror, certum est esse spiritalem quandam naturam in nobis, ubi corporalium rerum formantur similitudines, siue cum aliquod corpus sensu corporis tangimus, et continuo formatur eius similitudo in spiritu memoriaque reconditur ; siue cum absentia corpora iam nota cogitamus, ut ex eis formetur quidam spiritalis aspectus […] ». 120 Cfr AUGUSTIN D’HIPPONE, De musica, VI, 11, 31-32, pp. 426-431; IDEM, De Genesi ad litteram, XII, 30, 58, pp. 432-435 : « Sunt autem alia uisa usitata et humana, quae siue ex corpore spiritui quodammodo suggeruntur, sicut fuerimus adfecti uel carne uel animo. Non solum enim uigilantes homines curas suas cogitando uersant in similitudinibus corporum, uerum etiam dormientes hoc saepe somniant, quo indigent […] » ; IDEM, Epistola VII, 3, p. 252 : « Iam uero quod tibi uidetur anima etiam non usa sensibus corporis corporalia posse imaginari, falsum esse conuincitur isto modo : si anima, priusquam corpore utatur ad corpora sentienda, eadem corpora, eadem corpora imaginari potest et melius, quod nemo sanus ambigit, affecta erat antequam hi fallacibus sensibus implicaretur, melius afficiuntur animae dormientium quam uigilantium, melius phreneticorum quam tali peste carentium ; his enim afficiuntur imaginibus, quibus ante istos sensus uanissimos nuntios afficiebantur, et aut uerior erit sol quem uident illi, quam ille quem sani atque uigilantes, aut erunt ueris falsa meliora ». 121 Cfr HENRI DE GAND, Quodlibet IV, q. 7, sol., pp. 44-46. 116

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la controverse, puisqu’il semblait qu’on pût se réclamer d’Augustin, tant pour soutenir la nécessité d’une species impresse au sein de l’intellection, que pour dénier toute utilité à quelque entité médiatrice d’origine sensible122. Selon Pierre Olivi par exemple, il fallait comprendre qu’Augustin identifiait la species à l’acte cognitif lui-même123. Si Augustin soutient en effet dans le de Musica que les formes émanées des réalités corporelles peuvent bien atteindre la faculté cognitive en une certaine mesure, il ne voit pas là une chaîne causale reliant « matériellement » la species à cette faculté. Et notre âme, plutôt que de recevoir purement passivement ces species, « réagit »124, ou prend acte et agit en réaction d’une réception d’impressions sensibles par les organes corporels. Ce ne sont pas les choses perçues qui produisent les images dans l’esprit lui-même. L’âme, explique Augustin en élargissant le cas de l’ouïe aux autres sens, imprime des nombres à son corps. Ceux-ci, reçus de Dieu, gouvernent les rapports entretenus entre le sujet et l’objet connu125. Ces proportions imprimées au corps lui permettent d’être affectées par les choses extérieures. L’âme agit en proportion sur le fluide présent dans l’organe et cherche à le faire entrer en quelque sorte à l’unisson avec la proportion présente dans le corps de l’objet connu126. L’âme « pâtit d’ellemême, et non du corps »127, se réglant seulement sur les proportions inscrites en toutes choses par Dieu. On peut certes y voir l’affirmation d’une indépendance quasi « entitative », en tout cas représentative, telle en définitive que chez Augustin déjà, la species comme produit de l’acte cognitif ou de l’esprit, forme de la chose et reste mémoriel de l’impression sensible ou d’une « species corporis », ni tout à fait corporelle, ni tout à fait spirituelle, est à la fois la production initiale de l’intellect et son objet terminal. Elle formerait ainsi avec l’acte qui la perçoit un cercle formel parfaitement unifié128 qui préfigure l’usage que Scot fera de la species intelligibilis. Mais nombreux SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, pp. 180-181. Cfr PIERRE JEAN OLIVI, Quaestiones in secundum librum Sententiarum, q. 74, vol. III, p. 112 : « Opinio vero Augustini est quod actus cognitivus sit ipsa species obiecti praesentis. Et ideo respectu obiecti praesentis non ponit aliquam speciem nisi ipsum actum, respectu vero obiecti absentis ponit duas species, unam scilicet memorialem, quae tenet locum obiecti, non autem locum principii informantis aciem cogitantis, aliam vero ponit ipsam cogitationem » ; Cfr aussi SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, p. 181. 124 Selon l’expression de L. Spruit (Cfr Ibidem, p. 182). 125 AUGUSTIN D’HIPPONE, De musica, V, 7, p. 377. 126 Ibidem, V, 10-11, pp. 382-385. 127 Ibidem, V, 12, p. 386. 128 Cfr à ce sujet SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, pp. 184-185. 122 123

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sont également ceux qui en déduirent la pure et simple inutilité de la species. Guillaume d’Auvergne, Durand de saint Pourçain, Olivi et Henri de Gand par exemple, cherchèrent, de manières certes très différentes, à en relativiser l’usage ou à, plus simplement, ne pas s’en encombrer. Comme l’écrit Boulnois : « le corps ne peut rien produire par lui-même directement sur l’esprit, pas même une espèce intelligible simple et spirituelle, qui convienne à la simplicité de son sujet, puisque sa causalité est celle d’un être corporel et composé. En revanche, il faut plutôt penser que le corps agit sur l’âme par la voie d’une liaison (colligentia) naturelle, par une inclination et une union formelle envers l’âme à laquelle il est lié. Cette concorde entre le corps et l’âme, cette harmonie introduite par le Créateur, est telle que l’action de l’un rejaillit sur l’autre, si bien que les diverses puissances de l’âme concourent à un seul et même acte. L’impression produite dans le corps suscite un mouvement de l’âme qui correspond à celui du corps, mais elle en est seulement l’occasion, car leur distinction métaphysique empêche qu’il y ait causalité du corps sur l’âme. Pour penser la relation entre le corps et l’âme, l’école franciscaine a proposé diverses solutions : l’objet serait une cause occasionnelle ou excitante ; ou une simple cause ‘sine qua non’ ; ou bien il se bornerait à incliner l’âme, qui s’autodéterminerait à connaître. Dans tous les cas, il n’y a pas de causalité directe de l’âme ou du corps seul dans la production d’une connaissance »129.

Entre l’harmonie préétablie et l’occasionalisme, il n’y eut qu’un pas dans l’histoire de la philosophie moderne. Il en fut déjà de même au Moyen Age. Les enseignements d’Avicenne et d’Augustin se sont rencontrés au sein de l’« augustinisme avicennisant »130 et occasionaliste de Guillaume d’Auvergne par exemple. Le sensible ne lui servait que d’occasion ou d’excitation à l’éveil de l’activité intellectuelle, sans la causer directement131. Chez Matthieu d’Aquasparta, les species sensibles reçues dans BOULNOIS, O., Etre et représentation, p. 72. Cfr Ibidem, p. 70 ; voir aussi à ce propos les articles classiques d’E. Gilson : GILSON, E., « Les sources gréco-arabes de l’augustinisme avicennisant » et IDEM, « Roger Marston : un cas d’Augustinisme avicennisant ». 131 Cfr GUILLAUME D’AUVERGNE, De Universo, IIa Pars, Pars 2, cap. 76, ff. 929bD930aE : « Jam autem audivisti in praecedentibus ex sermonibus Aristotelis, et aliis, quod intellectus noster non est recipiens a rebus sensibilibus, et materialibus similitudines earum. Non enim calefit a calidis intelligens ea, neque intentio judicum astronomorum est virtutes caelorum, aut stellarum imprimere animabus nostris similitudines dispositionum suarum, atque virtutum : quia neque sol, quem manifestum est generare calorem, apud se calidus est, vel calorem habet. Licet autem in explicandis occasionibus istis, sive excitationibus, per quas novae vel cognitiones, vel cogitationes, aut aliae dispositiones fiunt in substantiis, de quibus agitur, ita dixerimus, non tamen verisimile est, ut eousque liberae sint, et immunes ab omni genere passionum, ut a rebus sensibilibus et particularibus nihil ullo modorum recipere possint. Hoc est, neque per occasionem, neque per aliam viam. Aranea quippe, 129 130

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l’organe éveillaient en l’âme, hétérogène mais présente au sein du corps par ses puissances, la nécessité de former d’elle-même une species nouvelle, qui lui fût proportionnée132. Olivi insistait particulièrement sur la présence de représentations spécifiques essentiellement mémoratives, internes, qui constituaient le terme objectif même de la connaissance133. Le fossé se creuse inexorablement entre le sujet connaissant et la chose même, et ne laisse plus que difficilement place à quelque lien de causalité directe. Une étape décisive vers la conception moderne de la connaissance sera effectuée avec la critique adressée par Duns Scot aux théories d’Henri de Gand. Pour ce dernier, l’espèce sensible suffit à l’acte de connaissance et ne nécessite pas son redoublement intelligible134. Henri suppose donc l’existence d’une unique species, différemment appréhendée selon les puissances de l’âme qui l’admettent pour objet. Cette unique species agit de manière impresse sur le sens, mais peut être qualifiée de species expressa quant à son appréhension par l’intellect. La species opère, dans la faculté sensible qui la reçoit, une véritable transmutatio naturalis, par laquelle, d’une part, la faculté reçoit l’espèce de manière impresse à la manière dont un sujet reçoit son acte, mais devient également d’autre part, de potentia sentiens, actu sensiens, recevant alors la species de manière expresse, non plus comme un sujet reçoit sa forme, mais à la façon d’un « connaissant »135. L’intellect « matériel » de même, ne licet dici non posset proprie, quod a musca per motum telae suae recipiat aestimationem, vel imaginationem casus ipsius muscae, aut captionis ejusdem, sit tamen per occasionem motus hujusmodi in ea praedicta imaginatio, vel aestimatio, cum manifestum sit ipsam muscam necdum visam, nec alio sensu apprehensam impressionem facere non posse ». On trouve une opinion similaire chez Jean Peckham par exemple : « Dico ad praesens quod impossibile est speciem corporalem imprimere in animam rationalem, sicut Augustinus, VI Musicae. Sed excitatur a sensu et format in se de se similitudines spirituales illorum quorum similitudines corporales sunt in sensu, illustrante luce aeterna. Si quaeris qualiter ? Dico quod quia colligatur anima corpori, sicut perfectio perfectibili, et advertit naturaliter immutationes corporis et transformat se in illarum similitudinem. Nec exigitur praecognitio, quia dirigit naturalis colligatio corporis et animae. Sic naturaliter sequitur anima omnes corporis passiones, sicut naturaliter variato angulo incidentiae variatur angulus reflexionis. Ideo vocat Philosophus intellectum speciem specierum. Et dicit quod est in potentia omnia intelligibilia, non dicit actu omnia » (JEAN PECKHAM, Quodlibet III, q. 9, resp.). 132 On pourra consulter par exemple PUTALLAZ, F.-X., La connaissance de soi au XIIIe siècle, pp. 24-25. 133 Cfr PIERRE JEAN OLIVI, Quaestiones in secundum librum Sententiarum, q. 74, vol. III, pp. 113-117. 134 HENRI DE GAND, Quodlibet V, q. 14, 174 vZ. 135 HENRI DE GAND, Quodlibet IV, q. 21, sol., pp. 337-338 : « […] sensus ab obiecto habet speciem receptam impressivam, qua deducitur per transmutationem naturalem sensus

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reçoit pas d’espèces impresses, mais seulement celles abstraites par l’activité de l’intellect agent. L’intellect étant pleinement immatériel, il ne peut recevoir la species émanée de l’objet à la manière d’un sujet matériel qui recevrait un accident opérant en lui quelque transformatio naturalis. La species sensible, en effet, possède quelque aspect de matérialité, puisqu’elle se montre capable d’altérer l’organe récepteur. En outre, s’il s’agissait d’une véritable impression subie par l’intellect, l’espèce devrait de quelque manière être individuée par le sujet qui la recevrait. Elle perdrait ainsi nécessairement son universalité136. Comme l’écrivent W. Goris et M. Pickavé, chez Henri : « l’existence d’un medium de connaissance dans l’intellect n’est jamais possible ut in subiecto, mais toujours seulement ut in cognoscente »137. Au fond, Henri identifie species et phantasme, à tout le moins in re. Ils ne font que représenter différemment une chose identique, d’une part sub ratione universalis, et d’autre part sub ratione particularis138.

de potentia in actum, non solum ut in potentia formatum actu informetur receptione speciei impressivae in subiecto […], sed ut ulterius potentia sentiens fiat actu sentiens receptione speciei expressivae, non ut in subiecto, sed in cognoscente, intellectus vero materialis ab obiecto nullam recipit speciem impressivam, sed solum expressivam, qua de potentia intelligente fit actu intelligens » ; « […] intellectus speciei materialis impressionem non recipit » (Ibidem, p. 340). Cfr la présentation très claire de Kobusch : « La différence entre forma impressiva et forma expressiva est fondée dans leur mode d’être. Henri était manifestement conscient de la signification pour l’histoire de la philosophie de sa négation des ‘formes intelligibles impresses’, car il s’éloigne en cette question expressément de l’opinion commune, qui partait du fait que les formes universelles d’une chose également, sont imprimées dans l’intellect connaissant ‘comme une ressemblance de l’essentialité à connaître’ et inhèrent en lui comme des formes accidentelles. Selon Henri au contraire, il revient à la forme universelle, ou comme il lui arrive de le dire de manière synonymique, au concept simple, au Verbe informé, à la ‘forme expresse’, un mode d’être connu ou d’être objectif qui se tient manifestement hors du schéma substance-accident. Les deux modes de species, species impressa et species expressiva, et leurs modes d’être fondamentalement différents, sont expressément opposés : ‘Illa enim habet esse in cognoscente non ut cognitum, sed ut accidens in subiecto : et haec forma in cognoscente habet esse ut cognitum : et habet in eo esse suum diminutum’. Cet être diminué de l’essentialité connue d’une chose, qui est comme le connu dans le connaissant, s’appelle aussi son ‘existence objective’ : ‘est illud informans res intellecta existens objective in intelligente, ut forma expressiva non impressiva’. Henri a, de fait, exprimé de multiples façons l’opposition entre les modes d’être subjectif et objectif. Mais sa pensée fondamentale est toujours clairement reconnaissable : ce qui ‘est comme le connu dans le connaissant’, ne peut être saisi au moyen des catégories de provenance aristotélicienne » (KOBUSCH, Th., Sein und Sprache, pp. 94-95). 136 Cfr HENRI DE GAND, Quodlibet V, q. 14, 174 vY. 137 GORIS, W., PICKAVÉ, M., « Von der Erkenntnis der Engel », p. 131. 138 Cfr HENRI DE GAND, Quodlibet IV, q. 21, sol., p. 347 ; IDEM, Quodlibet V, q. 14, 174 vY.

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Duns Scot trouvera là une nouvelle occasion de s’opposer aux thèses d’Henri, et revendiquera la nécessité de l’espèce intelligible pour la connaissance, tout en la poussant à des extrémités que le docteur angélique luimême n’aurait sans doute pas acceptées. « Dans un premier temps, la forme de l’intellection par laquelle l’objet est présenté dans l’intuition est déjà une espèce. Mais sa matière est bien la présence réelle de l’objet. Dans un second temps, l’espèce s’imprime dans la mémoire : c’est l’image même dans son statut d’image qui est aperçue, la représentation est connue comme telle. L’espèce est donc bien la cause de la présence de l’objet, contrairement à ce qu’affirme Henri de Gand : elle est la cause de sa présence cognoscible, abstraite, permanente, indépendante de l’existence de l’objet, – la cause de son statut réel »139.

La connaissance use donc d’une double présence de l’objet : celle de la chose même et celle de sa représentation, considérée en son acte. La position d’Henri implique, selon Scot, qu’une même espèce change de nature en fonction des milieux ou des facultés dont elle doit constituer l’objet. « Dans la vibration de l’air, elle représenterait un son, dans l’air illuminé, une couleur ». Or il faut plutôt, nous dit Scot, supposer une « unité de la représentation et de l’objet représentable par celle-ci ». Avec les mots de son commentateur, O. Boulnois, « le représentant n’est pas simplement une chose qui entretiendrait diverses relations à divers objets, mais sa relation à tel ou tel objet est constitutive de son être représentatif. Une même espèce, c’est-à-dire ‘un même représentant’, représente toujours le même représentable, et selon la même raison »140.

On ne peut soutenir Henri, selon Scot, lorsqu’il affirme qu’au sein d’une seule et unique espèce, le sens décèle une représentation du singulier et l’intellect agent une représentation de l’universel. Toute représentation ne représente une réalité que sous une raison particulière ; à l’objet dans son universalité et sa singularité doivent donc correspondre des représentations différentes. Duns Scot distingue l’espèce sensible d’une part, qui représente le singulier et ne peut posséder aucune prétention à l’universel, et l’espèce intelligible d’autre part, qui, dans l’illumination de l’intellect agent, rend seule présent l’universel141. Il s’agit bien 139 BOULNOIS, O., Etre et représentation, p. 77 ; Cfr JEAN DUNS SCOT, Ordinatio, I, d. 3, pars 3, q. 1, n. 382 : « […] obiectum respectu potentiae primo habet praesentiam realem, videlicet approximationem talem ut possit gignere talem speciem in intellectu, quae est ratio formalis intellectionis ; secundo, per illam speciem genitam, quae est imago gignentis, est obiectum praesens sub ratione cognoscibilis seu repraesentati ». 140 BOULNOIS, O., Etre et représentation, p. 78. 141 Scot répond donc aux critiques émises par Henri de Gand quant à l’existence d’une species intelligible distincte de la sensible, notamment concernant l’impossibilité d’accéder

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là de deux entités représentatives distinctes. Mais comme le montrait bien O. Boulnois, c’était là asseoir définitivement la pertinence d’une théorie de la représentation et ses prétentions à une nouvelle définition de la vérité. « L’intellect agent produit une forme intentionnelle, il ne se borne pas à mettre en lumière le contenu du phantasme, comme le croyait Henri »142. Cette nouvelle conception de la vérité trouvera une expression véritablement explicite chez les scotistes du XVIIe siècle, Mastrius et Bellutto par exemple143. Un autre argument cependant était avancé par Henri, qui proclamait que puisque la chose qui est à l’origine des espèces est muable, elle ne peut causer quelque chose d’immuable. La représentation de la chose devra donc elle-même être muable. Aussi ne pourra-t-on, selon Henri, juger si l’espèce, qui est censée concourir à toute connaissance, se représente elle-même, ou si elle se représente comme objet, et l’on manquera de critère pour distinguer le vrai du vraisemblable. Selon Scot cependant, à l’universel par la présence dans l’intellect d’une telle species, nécessairement singulière au sein d’un sujet singulier. Toute connaissance intellectuelle de l’universel présuppose chez Scot une représentation adéquate de cet universel. « Ex hoc ergo manifesto, scilicet quod intellectus potest intelligere universale, accipio hanc propositionem : ‘intellectus potest habere obiectum actu universale, per se sibi praesens in ratione obiecti, prius naturaliter quam intelligat’. Ex hoc sequitur propositum, quod in illo priore habet obiectum praesens in specie intelligibili, et ita habet speciem intelligibilem priorem actu » (JEAN DUNS SCOT, Ordinatio, I, d. 3, pars 3, q. 1, n. 349). 142 BOULNOIS, O., Etre et représentation, p. 79. 143 A propos de Mastri et Bellutto, Forlivesi écrivait : « Il me semble que l’on peut aussi dire que l’essence de leur doctrine de la vérité consiste dans le rôle différent qu’ils attribuent à la res et au concept objectif : la première est le principe, mais non le terme, ou du moins pas le terme immédiat, de la connaissance ; le second est le terme, mais non le principe, ou du moins pas le principe immédiat, de la connaissance. Le fait que la connaissance ait comme principe la chose garantit son lien avec la réalité et fonde la possibilité de s’en approcher cognitivement. Le fait qu’elle ait comme terme le concept objectif explique que toute notre connaissance paraisse vraie au moment où elle est acquise et fonde l’impossibilité de trouver un critère interne à la connaissance pour garantir la véridicité de n’importe quel concept ou proposition » (FORLIVESI, M., « La distinction entre concept formel et concept objectif : Suarez, Pasqualigo, Mastri », p. 23). Il s’agit donc de se demander si la vérité doit être comprise comme l’adéquation du concept et de la chose réelle, ou comme celle du concept formel et du concept objectif. Mastri et Belluto poseront explicitement le problème, pour opter en faveur de la première branche de l’alternative. Puisqu’entre la connaissance et le concept objectif, il y a toujours conformité, toute connaisance serait, à suivre l’autre branche, toujours nécessairement vraie (Cfr Ibidem, p. 17). La vérité cependant, ne résulte point, selon les deux conventuels franciscains, de la conformité de la chose au concept objectif, mais bien au concept formel. La thèse est exprimée avec grande précision dès leurs Disputationes in octo libros Physicorum, écrit Forlivesi, où « l’unique lien réel entre la chose et la connaissance réside dans la ressemblance entre le concept formel et la chose. C’est seulement une fois posée cette ressemblance que le concept objectif est la manifestation véritative de quelque chose » (ibidem, p. 21).

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un tel problème ne peut advenir que par confusion du phantasme et de l’espèce intelligible : « […] illa species quae potest repraesentare sensibile tamquam obiectum in somniis, esset phantasma, non species intelligibilis. Igitur si intellectus solo phantasmate utatur per quod obiectum est sibi praesens, et non aliqua specie intelligibili, non videtur quod per aliquod in quo obiectum sibi relucet posset discernere ‘verum’ a verisimili. Sed ponendo speciem in intellectu, non valet ratio, quia intellectus non potest uti illa pro se ut pro obiecto, quia non contingit uti illa in dormiendo » 144.

Enfin, il faut, selon Scot, et à la suite d’Augustin, considérer la présence des règles éternelles des choses au sein de l’esprit divin et concéder que des vérités infaillibles sont vues dans et à partir de ces règles éternelles. « […] dico quod omnia intelligibilia actu intellectus divini habent ‘esse intelligibile’, et in eis omnes veritates de eis relucent, ita quod intellectus intelligens ea et virtute eorum intelligens necessarias veritates de eis, videt in eis sicut in obiectis istas veritates necessarias. Illa autem in quantum sunt obiecta secundaria intellectus divini, sunt ‘veritates’, quia conformes suo exemplari, intellectui scilicet divino, et sunt ‘lux’, quia manifestae, et sunt immutabiles, ibi, et necessariae. Sed aeternae sunt secundum quid, quia ‘aeternitas’ est condicio existentis, et illa non habent existentiam nisi secundum quid. Sic igitur, primo, possumus dici ‘videre in luce aeterna’, hoc est in obiecto secundario intellectus divini, quod est veritas et lux aeterna, modo exposito » 145.

Peut-on dire pour autant, demande Scot, que nous voyions les vérités dans la lumière éternelle de l’intellect divin lui-même ? « Huic respondet tertius modus, qui talis est : illa ut sunt obiectum secundarium intellectus divini non habent ‘esse’ nisi secundum quid ; operatio autem aliqua vera, realis, non competit alicui praecise ‘enti secundum quid’ virtute sui, sed si aliquo modo competit sibi, hoc oportet esse virtute alicuius cui competit ‘esse’ simpliciter ; igitur istis obiectis secundariis non competit movere intellectum praecise nisi virtute ‘esse’ intellectus divini, quod est ‘esse’ simpliciter et per quod ista habent ‘esse’ secundum quid. Sic ergo in ‘luce aeterna secundum quid’ sicut in obiecto proximo videmus, sed in ‘luce aeterna increata’ videmus secundum tertium modum, sicut in causa proxima, cuius virtute obiectum proximum movet. Iuxta hoc etiam potest dici quod, quantum ad tertium modum, videmus in luce aeterna sicut in causa obiecti in se : nam intellectus divinus producit ista actu suo in ‘esse intelligibili’, et actu suo dat huic obiecto ‘esse’ tale et illi tale, et per consequens dat eis talem rationem obiecti – per quas rationes post movent intellectum ad cognitionem 144 145

JEAN DUNS SCOT, Ordinatio, I, d. 3, pars 1, q. 4, n. 251. Ibidem, I, d. 3, pars 1, q. 4, n. 262.

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certam. Et quod proprie posset dici intellectum nostrum ‘videre in luce quia lux est causa obiecti’, apparet per simile, quia proprie dicimur intelligere in lumine intellectus agentis, cum tamen illud lumen non sit nisi causa activa vel faciens obiectum in actu suo vel virtute cuius obiectum movet, vel utrumque. Ista igitur duplex causalitas intellectus divini – quod est vera lux increata, videlicet quae producit obiecta secundaria in ‘esse intelligibili’, et quod est illud virtute cuius secundaria etiam obiecta producta movent actualiter intellectum – potest quasi integrare unum tertium membrum, propter quod dicamur vere videre in luce aeterna »146.

Il faut ainsi distinguer les concepts obtenus par les phantasmes, qui ne représentent toutes choses que confusément et par accident, des concepts par soi, qui ne sont certes pas obtenus, insiste Scot, par quelque illumination spéciale, mais essentiellement par un travail plus assidu et peut-être par de meilleures dispositions intellectuelles naturelles, notamment un intellect perspicace et capable de plus grande abstraction147. Il reste qu’ils sont obtenus avec l’assistance d’une lumière divine qui, bien qu’elle ne détermine pas le travail exercé par l’intellect fini sur son objet, rend ce dernier intelligible et lui donne son assise au sein de l’être réel. La connaissance de toute réalité, chez Scot, voit advenir une multiplication d’espèces intelligibles qui, chacune, répond à une raison propre. L’abstraction isole les caractères de la chose en leur universalité. Mais l’universalité de l’objet présent à l’intellect n’est, chez Scot, ni dépendante de quelque Idée innée, ni acquise empiriquement par une simple abstraction des conditions sensibles et individuelles. Elle est antérieure à l’acte et dépend des conditions mêmes de l’intelligibilité de toute chose ou de la structure qui la lie au sujet connaissant. La connaissance de toute réalité dépend chez Scot de l’appréhension préalable d’un concept univoque d’ens, actualisé par l’addition des espèces ou des concepts148. 146

Ibidem, I, d. 3, pars 1, q. 4, nn. 265-267. Cfr Ibidem, I, d. 3, pars 1, q. 4, n. 276. 148 Au sujet de la connaissance du divin obtenue par notre métaphysique, on pourra lire par exemple : « […] dico quod ista quae cognoscuntur de Deo, cognoscuntur per species creaturarum, quia sive universalius et minus universale cognoscantur per eandem speciem minus universalis sive utrumque habeat speciem sui intelligibilem sibi propriam, saltem illud quod potest imprimere speciem minus universalis in intellectu, potest etiam causare speciem cuiuscumque universalioris : et ita creaturae, quae imprimunt proprias species in intellectu, possunt etiam imprimere species transcendentium quae communiter conveniunt eis et Deo, – et tunc intellectus propria virtute potest uti multis speciebus simul ad concipiendum illa simul quorum sunt istae species, puta specie boni et specie summi et specie actus ad concipiendum aliquid ‘summum bonum et actualissimum’ ; quod apparet per locum a minori : imaginativa enim potest uti speciebus diversorum sensibilium ad imaginandum compositum ex illis diversis, sicut apparet imaginando ‘montem aureum’ » (Ibidem, I, d. 3, pars 1, qq. 1-2, n. 61). 147

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C’est bien là la solution à laquelle les thomistes se refuseront de parvenir. Bien que la conception scotiste cherche à concilier la réception des espèces sensibles ou la priorité d’une présence réelle de la chose avec une structure intelligible a priori qui donne ses conditions à tout acte de connaissance, et donne par là à l’espèce intelligible l’allure d’une forme, elle paraîtra aux thomistes trop proche de la conception avicénienne de l’intelligibilité, qui tend à envisager tout objet sous le prisme premier du réel possible. Chez Scot, la science a essentiellement pour cadre une structure formelle a priori, dont il tire l’actualité de chaque objet de pensée, qu’il s’agisse de la matière ou de l’heccéité, ramené ainsi à son fondement au sein des idées objectives qui font le projet de la création. La science humaine demeure pour les thomistes un habitus fondé sur l’expérience, et le seul a priori qu’ils admettent en ce domaine est le lien foncier qui unit l’esprit de l’homme à la matière ou au monde. Duns Scot distinguera cependant deux actes de l’intellect : un premier, non discursif, capable d’appréhender l’essence de l’objet et indifférent à la présence ou à l’absence de l’objet réel149 ; un second, qualifié d’intuitif, qui conçoit la chose présente en tant que présente, l’existante en tant qu’existante. Ce dernier acte est parfait ; il nous est inaccessible en cette vie et doit être rapporté à la vision béatifique. Il atteint la chose telle qu’elle est en soi, et non « in aliqua diminuta vel derivata similitudo ab ipso ». Si l’objectum possède donc une certaine réalité (la realitas objectiva), elle se réduit toujours à celle d’un ens diminutum. Et alors que la connaissance abstractive est une connaissance médiate qui ne peut se déployer qu’à l’aide de species représentant l’essence plutôt qu’elles ne la manifestent en son existence présente, la connaissance intuitive saisit la chose telle qu’elle est en soi, en passant outre l’intermédiaire de quelque species avec son « objectité représentative »150. Ce qui donne maintenant sa pleine réalité à une chose, l’ultima realitas entis, sa pleine actualité, est son haecceité, 149 COURTINE, J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, p. 158 : « On voit en quel sens précis Duns Scot peut ici parler d’abstraction ou mieux d’‘indifférence’ vis-à-vis de la présence de l’objet visé. On peut faire abstraction de l’existence puisqu’il s’agit en fait d’un acte simple et non discursif d’appréhension de l’esprit. Cet acte qui se rapporte immédiatement à l’objet eu égard seulement à l’aspect essentiel qui est pris en vue, indépendamment de la présence ou de l’existence d’une res qui pourrait y correspondre extra animam. C’est là définir d’abord négativement un mode particulier de la présentialité de l’objet ‘inspecté’ ou considéré, abstraction faite donc de toute praesentia et absentia empiriquement constatées. Mais c’est du même coup esquisser un nouveau concept de la realitas indépendamment de toute existence et présence réelles (realis). Il est permis de songer ici à la première détermination de la res que donnait Henri de Gand en explicitant le terme à partir de reor, reris : Res a reor dicitur ». 150 Cfr Ibidem, pp. 159-160.

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ce qui la détermine et l’individue. « On s’achemine déjà, écrit J.-F. Courtine, vers la singularitas ockhamiste et vers ce qui deviendra la thèse la plus généralement reçue : Omis res posita extra animam est singularis eo ipso, selon la formule de Henry de Harcley, Chancelier de l’Université d’Oxford »151. Selon Scot, c’est la différence spécifique qui rend l’étant objectif, ou prédicable, alors que l’heccéité le pose en sa subjectivité, c’està-dire le concrétise ou lui donne une assise matérielle indépendante de la connaissance. L’impossibilité, en cette vie, de toute connaissance directe du singulier, ne remet cependant pas en cause le réalisme épistémologique de Scot. Selon ce dernier, parler de la présence d’un objet possède deux sens distincts. Car avant même que quelque species intelligible soit engendrée pour faire de l’objet un objet connu ou représenté, cet objet doit être effectivement présent à la faculté de connaissance152. Toute passibilité intentionnelle en présuppose une réelle, souligne Kobusch, ce qui explique que l’on trouve un moment proprement réel au sein de la species intelligibilis également, et que l’on doive en conséquence lui conférer un double statut, à savoir celui d’un accident informant l’âme d’une part, et d’une représentation objective de la chose d’autre part. La species demeure une condition de possibilité qui précède l’acte de connaissance. Mais comprise comme accident, elle est perçue par l’intellect agent dans le phantasme et imprimée formellement dans l’intellect possible. Elle possède alors un être subjectif, et informe l’intellect à la manière d’une qualité réelle. Le versant purement représentatif de la species intelligibilis possède un tout autre mode d’être, qualifié de « diminué », et qui ne représente l’objet que dans son universalité153. Cette distinction, ajoute Kobusch, entre être réel et 151

Ibidem, p. 160. Cfr KOBUSCH, Th., Sein und Sprache, pp. 111-112 : « En un premier moment, l’objet lui-même est donc la cause pour que la species informante soit présente à l’intellect comme sa forme. En un second moment finalement, la species intelligibilis représentant l’objet tient lieu de cause pour que l’objet soit présent sous le mode de l’‘être connu’. Aussi la species intelligibilis n’est-elle pas la ‘fin’ de l’acte de connaissance, mais l’objet en son être connu. Ce n’est pas de manière inconditionnée et principielle, mais seulement dans les circonstances présentes ici-bas, c’est-à-dire dans le temps du péché, que l’acte de connaissance a besoin de la species intelligibilis pour représenter l’objet dans son universalité dans l’intellect connaissant. Mais si un acte de connaissance a lieu, l’objet doit être présent pour limiter cet acte, car ‘cela implique contradiction qu’il y ait un acte de connaissance sans réflexion sur un objet présent délimitant’ ». 153 Ibidem, p. 113. Selon Reading, puisque le terme de la connaissance est un objet déterminé universellement (dans la définition), ce ne peut être l’objet singulier sensible qui meut l’intellect à la connaissance actuelle. « Si la connaissance abstractive saisit l’universel de la chose, alors on doit présupposer la présence objective de l’objet à toute connaissance actuelle. Comme l’objet extérieur de la connaissance sensible est présent au sens singulier ‘pour pouvoir causer l’acte de voir dans la faculté de vision’, l’objet 152

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représentatif, est d’une importance fondamentale. L’être dans la pensée n’a d’être que diminué ; il n’est rien de réel, mais seulement causé par l’intellect. Il n’a d’être qu’intentionnel. Scot écrivait : « je ne veux pas dire ressemblance par communication de la même forme, […] mais ressemblance par imitation, comme de la copie (ideatum) envers l’idée »154. On doit voir là une originalité fondamentale du scotisme155, qui le distinguera nettement de Thomas et fera passer la doctrine de la représentation mentale sur un plan neuf. Duns Scot, s’il continue à exposer son argumentation à partir des textes d’Aristote, abandonne en vérité le schéma péripatéticien de la connaissance, organisé en fonction du couple acte-puissance ou forme-matière156. L’espèce intelligible ne s’exprime plus dans le vocabulaire de la forme intentionnelle de la connaissance, mais dans celui de l’imitation ou de la reproduction de l’objet connu, tenant lieu de la chose absente. L’être connu n’était chez Thomas pas immanent au sujet connaissant sous le mode d’une actualité quasi-subsistante, mais à la manière d’une pure habilitation, dont le sujet n’était autre que l’acte intellectif. L’espèce intelligible avait pour statut celui d’une pure « relation d’ouverture à la chose même ». Elle se perdait dans son intentionnalité, son être relatif. La species apparaissait comme forme de la connaissance, comprise comme comme objet universel doit aussi être déjà présent à l’intellect afin qu’il puisse ‘co-causer’ la connaissance actuelle. Selon Reading, une telle présence objective de l’objet, co-causant la connaissance, n’est pensable que si cet objet possède un être immatériel. L’objet ne doit par conséquent pas être compris à la manière du connu comme tel, qui, tout comme l’ens fictum d’Ockham, présente le résultat de l’acte de connaissance, mais comme l’‘étant représenté, ou ce qui possède un être immatériel’. Universel et immatériel, c’est-à-dire objectivement présent, l’objet précède bien plutôt déjà toute connaissance actuelle. Avant donc que ne s’expérimente, en une connaissance actuelle de l’objet, quelque détermination dans le sens de la définition, il est déjà présent à l’intellect confusément, sous le mode de l’esse objectivum, et n’est déjà pour lui plus un rien. Cet être objectif de l’objet présupposé à la connaissance au sens propre, Reading le dénomme aussi, comme fidèle scotiste, ‘esse intelligibile’, pour le différencier de ‘esse intellectum’, qui doit quant à lui être considéré comme terme du résultat de la connaissance actuelle » (Ibidem, p. 116). Reading distingue deux aspects de la species intelligibilis. Tout d’abord, elle peut être considérée comme une forme immatérielle causée par l’intellect agent et qui vient informer l’intellect possible comme son sujet ; ensuite, elle représente l’objet universel intelligible. Il en découle deux modes distincts de présence dans l’intellect ; l’une réelle et l’autre intentionnelle. « Alors que la présence réelle de la species signifie quelque chose comme la pure et simple mise à disposition de l’objet, la présence intentionnelle de cette species caractérise l’objet dans la mesure où il entre dans le domaine de la cognoscibilité par l’intellect » (Ibidem, p. 117). 154 JEAN DUNS SCOT, Quodlibet XIII, p. 526 : « Non dico similitudo per communicationem ejusdem formae, sicut est albi ad album, sed similitudo per imitationem, sicut est ideati ad ideam ». 155 Cfr BOULNOIS, O., Etre et représentation, p. 95. 156 Cfr Ibidem, p. 96.

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raison d’être de la chose (ratio rei) et ce par quoi on intellige, non ce qui est lui-même intelligé157. Thomas écrivait que la species intelligibilis « n’est pas ce qui est intelligé, mais ce par quoi on intellige, de même que la species de la couleur dans l’œil n’est pas ce qui est vu, mais ce par quoi on voit »158. Pour Scot, au contraire, l’espèce n’est pas tant ce par quoi l’objet est perçu, que l’objet même de l’intellect, ce qui, conséquemment, rend possible l’acte de réflexion portant sur la relation de cet objet au sujet qui l’appréhende. Il s’agit là d’un être que Scot qualifie certes de diminué, mais qui possède manifestement son objectivité propre, son acte ou son être interne à l’esprit, et qui est un « être représenté »159. Ainsi l’intellect se rapporte-t-il à l’objet sans dépendre des choses extérieures, c’est-àdire indépendamment de tout lien causal qui le lierait indéfectiblement aux espèces émanées des choses160. Chez Scot, « il s’agit maintenant, dans l’horizon d’Avicenne, de la production de l’objet dans un nouveau mode d’être-représenté, spirituel et non plus corporel »161. Puisque depuis Augustin, il est clair que la connaissance ne peut être simplement causée par une représentation provenant de la chose extérieure même, il faut que la médiation s’effectue par la production d’un objet de connaissance interne : « […] cognitio autem in intellectu non immediate causatur ab objecto, ut extra, sed ab aliquo intra, quia intelligimus, cum volumus, non autem sentimus cum volumus, secundo de Anima, quia ad intelligendum habemus objectum intra, ad sentiendum requiritur objectum extra »162.

L’objet, s’il correspond certes à un être réel, est intérieur et causé par notre intellect. C’est, comme l’écrit O. Boulnois, un nouveau paradigme de la connaissance qui se met en place. « L’invention du concept d’esse obiective et l’analyse de la représentation en termes de production d’un verbe intérieur réagissent l’un sur l’autre et se conjuguent pour transformer la noétique »163.

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Cfr Ibidem, pp. 100-101. THOMAS D’AQUIN, Summa contra gentiles, II, 75 : « Habet se igitur species intelligibilis recepta in intellectu possibili in intelligendo sicut id quo intelligitur, non sicut id quod intelligitur : sicut et species coloris in oculo non est id quod videtur, sed id quo videmus ». 159 BOULNOIS, O., Etre et représentation, pp. 100-101. 160 Cfr Ibidem, p. 102. 161 Ibidem, p. 96. 162 JEAN DUNS SCOT, J., Quodlibet XIII, p. 547 ; Cfr BOULNOIS, O., Etre et représentation, pp. 96-97. 163 Ibidem, p. 100. 158

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III.2.3. La sensibilité chez Thomas Thomas d’Aquin, comme l’ont souligné vigoureusement A. Gardeil ou K. Rahner par exemple164, n’a pas choisi l’occasionalisme augustinien. Etant admis cependant, à la suite d’Augustin, que le sensible matériel ne peut de soi s’imprimer dans un intellect immatériel, il s’agit de comprendre comment l’intellect s’approprie la réalité sensible. Selon l’Aquinate, l’intellect ne contient aucune idée ou espèce innée ; il faut donc qu’il les acquière. Il ne peut en outre pas les recevoir passivement seulement, car l’Aquinate suit le Stagirite lorsqu’il soutient que les universels ne subsistent pas par soi à l’extérieur de l’âme165. Il est alors nécessaire à l’intellect humain de se tourner vers l’expérience sensible et d’en tirer les formes intelligibles. Il doit être capable de révéler ce que l’on appelle des espèces intelligibles, qui lui serviront de médiation afin de pouvoir s’assimiler les contenus de connaissance. Les espèces ne s’identifient chez Thomas, ni à l’acte même de l’intellect, ni aux objets qui en constituent le terme. La doctrine de Thomas fut sur ce point préparée par les élaborations de son maître, Albert le Grand. Il nous paraît utile de brosser rapidement le portrait des conceptions de l’intention et de la species adoptées par ce dernier. Chez Albert : « [...] omne apprehendere est accipere formam apprehensi, non secundum esse, quod habet in eo quod apprehenditur, sed secundum quod est intentio ipsius et species, sub qua aliqua sensibilis vel intellectualis notitia apprehensi habetur. Hoc autem apprehensio, ut universaliter loquendo, quattuor habet gradus »166.

Albert distingue avec Avicenne quatre degrés d’abstraction. Le premier est présidé par le sensus communis, le deuxième opère par l’imagination et prépare les species à être reçues dans la phantasia, le troisième permet aux phantasmata produits par la phantasia d’être saisis dans la faculté estimative, ce qui autorise finalement l’intellect même à les abstraire de leur individualité167. La compréhension de l’imaginatio développée par Albert rappelle la doctrine augustinienne de la « vision spirituelle » et le statut intermédiaire que ce dernier lui accordait168. Selon Albert : « Dicitur 164 La question s’était vivement posée à Gardeil suite aux interprétations du P. Romeyer : Cfr GARDEIL, A., « A propos d’un cahier du R. P. Romeyer ». 165 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 9, c. 166 ALBERT LE GRAND, De anima, L. II, tr. 3, cap. 4, p. 101b. 167 Cfr Ibidem, L. II, tr. 3, cap. 4, pp. 101b-102a ; AVICENNE, Liber de anima, II, 2, pp. 114-120 ; Cfr aussi TELLKAMP, J. A., Sinne, Gegenstände und sensibilia, p. 255. 168 Cfr à ce propos DI MARTINO, C., Ratio particularis, p. 74.

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etiam quandoque imaginatio omnis virtus sensibilis animae, quae operatur secundum sensibile acceptum a sensibus sine praesentia materiae, et sine ratione praeteriti temporis […] »169. Le troisième degré dégagé par le maître colonais nous paraît en outre fondamental, et présente une intuition originale qui sera reprise par Thomas : « Tertius autem gradus apprehensionis est, quo accipimus non tantum sensibilia, sed etiam quasdam intentiones quae non imprimuntur sensibus, sed tamen sine sensibilus numquam nobis innotescunt, sicut est esse socialem et amicum et delectabilem in convictu et affabilem et his contraria, quae quidem cum sensibilibus accipimus, et tamen eorum nullum sensibus iprimitur. Et tale est, quod accipimus hunc esse filium Deonis et esse agnum vel hominem, aliud autem esse lupum vel leonem, secundum quod substantiales formae mediantibus sensibilibus et non separatae ab ipsis apprehenduntur. Et iste gradus propinquus est cognitioni et numquam est sine aestimatione et collatione »170.

A l’instar des sensibles par accident, les intentions ne sont pas saisies directement par les sens ou sous la forme des objets sensibles donnés aux organes en particulier, mais de manière concomitante à eux171. Selon Albert cependant, et contre notamment Averroès, ce sont des formes substantielles qui, par la médiation des sens, sont connues dans les intentiones172. L’intentio caractérise bien la saisie d’une substance, certes par accident, c’est-à-dire sous l’auspice ici d’une saisie sensible. Parallèlement, Albert le Grand mettra définitivement à mal l’assimilation de la species à quelque entité quasi physique émanée de la chose même, telle qu’elle avait cours dans la physique arabe, chez Alhazen, et dont la théorie averroïste de l’imagination présentait encore clairement les signes173. Pour Albert, écrit L. Spruit: « Tant l’intention que la species ont une connotation représentative. Néanmoins, l’‘intention’ est utilisée à propos des caractères des choses sensibles telles qu’elles sont représentées dans les sens (internes), alors que ‘species’ renvoie généralement à la représentation actuelle, au niveau intellectuel, d’une chose matérielle. Dès lors, intentions et species ne sont plus vues comme des entités plus ou moins physiques prenant leur source dans la réalité sensible, comme des auteurs tels que Robert Grosseteste, puis Roger Bacon, l’ont maintenu. De plus, intentions et species, dans la mesure où elles sont liées aux choses matérielles, ne sont pas assimilées à l’objet cognitif »174. Cfr ALBERT LE GRAND, Summa de creaturis, IIa pars, q. 37, a. 1, c., pp. 324-325. ALBERT LE GRAND, De anima, L. II, tr. 3, cap. 4, pp. 101b-102a. 171 Cfr ALBERT LE GRAND, De anima, L. II, tr. 3, cap. 4, pp. 101-102 ; Ibidem, L. II, tr. 3, cap. 5, p. 104. 172 Cfr DI MARTINO, C., Ratio particularis, p. 120. 173 Cfr sur Averroès : Ibidem, pp. 49-50. 174 SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, p. 141. 169

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Selon Albert le Grand, toute forme présente dans l’âme est, soit une émanation directe de la première intelligence, soit un produit de notre faculté d’abstraction, mais dont la source ultime demeure l’activité de la première intelligence. Toute connaissance en effet, est en dernière instance engendrée par cette dernière175. L’intellect agent doit son pouvoir d’abstraction à la première intelligence céleste, dont la lumière permet à l’intellect agent d’extraire l’être intelligible du phantasme. Ainsi la connaissance des formes des choses par leurs intentions ou species advient-elle per lumen intelligentiae. L’intellect agent rend intelligibles les species ou les intentions, en les abstrayant des caractères attenants à l’individualité dans les choses176. A l’encontre donc de Bacon notamment, la species est, pour Albert, produite par l’intellect. En vérité, confondre ce qui est appréhendé avec l’être émané même de la chose, ne mène à rien d’autre, selon Albert, qu’au matérialisme et au panthéisme. Aussi le Colonais use-t-il encore de la distinction qu’il élabore entre le mode de représentation et la chose dans sa réfutation de David de Dinant : « Ad illud dicendum, quod David prave intellexit litteram Aristotelis. Dicit enim Aristoteles, quod scientia secundum actum est res scita, et non secundum esse : et vocat scientiam intellectum speculativum, et vocat actum speciem rei intellectae. Species autem in anima est res extra per actum ipsius speciei, et non per esse quod habet in materia extra : et ideo non sequitur quod anima sit res intellecta, sed quod actus speculativus sit species rei intellectae, et non ipsa res : et sic intelligitur quod dicit Philosophus, quod anima quodammodo est omnia : quia species lapidis est in anima et non lapis » 177.

Cet argument sera repris par Thomas. Lorsque l’œil voit la pierre, dit l’Aquinate, « la pierre n’est pas vue sauf selon qu’elle est dans l’œil par sa similitude »178. Similairement, « l’objet connu est dans l’intelligence connaissante par sa ressemblance »179. C’est sous cette perspective que l’on peut d’ailleurs affirmer que l’objet connu et l’intelligence en acte sont identiques, c’est-à-dire « en tant que la ressemblance de la réalité connue est la forme de l’intelligence, de même que la ressemblance de la réalité sensible est la forme du sens en acte »180. Ainsi Thomas explique-t-il que 175 Cfr ALBERT LE GRAND, De intellectu et intelligibili, L. I, tr. 1, cap. 2, pp. 478-479 ; Ibidem, L. I, tr. 1, cap. 4, p. 482 ; Ibidem, L. II, tr. unicus, cap. 2, p. 506 ; Ibidem, L. II, tr. unicus, cap. 3, pp. 506-507. 176 Cfr SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, p. 143. 177 ALBERT LE GRAND, Summa de creaturis, IIa pars, q. 5, a. 2, ad 4, p. 72. 178 THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 40, q. 1, a. 1, ad 1. 179 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 85, a. 2, ad 1. 180 Idem.

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la couleur d’un fruit n’est perçue indépendamment de son odeur qu’en raison de la vue, qui possède en elle une ressemblance de la couleur, et non de l’odeur. De même, ajoute-t-il : « […] humanitas quae intelligitur, non est nisi in hoc vel in illo homine, sed quod humanitas apprehendatur sine individualibus conditionibus, quod est ipsam abstrahi, ad quod sequitur intentio universalitatis, accidit humanitatis secundum quod percipitur ab intellectu, in quo est similitudo naturae speciei, et non individualium principiorum »181.

La species est décrite par Thomas comme la forme de l’intellect ou du sens, ou encore comme leur modification propre. L’espèce intelligible n’est point ce que nous connaissons en dernière instance ; elle n’est qu’une modification de notre intelligence, et si les objets que nous comprenons « n’étaient que les espèces qui sont dans l’âme, toutes les sciences seraient une connaissance, non des réalités hors de l’âme, mais des espèces intelligibles qu’elle possède en elle »182. Bref, la conception que se fait Thomas de la vérité, adéquation de l’intellect à la chose même, serait gravement mise à mal, ou semblerait du moins inaccessible. Un objet en effet « paraît être de telle manière selon la manière dont la puissance de connaître est affectée. Donc le jugement de cette puissance aura pour objet cela même qu’elle juge, c’est-à-dire sa propre modification, telle qu’elle est. Et ainsi tout jugement sera vrai »183. L’espèce intelligible ne peut dès lors être pour l’intelligence que « ce par quoi elle connaît »184, c’est-à-dire le moyen, et non la fin de la connaissance. La species doit donc plutôt être considérée comme une forme du sujet connaissant. Thomas achèvera le mouvement entamé par Albert, tout en réinscrivant plus encore l’activité formatrice et abstractive de l’intellect agent au cœur du seul sujet. D’autre part, l’Aquinate continue d’insister avec force sur les liens qui unissent le sujet à l’image reçue de l’objet. Dans la Somme théologique, Ia, q. 78, a. 3, Thomas commence par préciser que le principe de la distinction des sens ne peut se trouver, ni dans la constitution matérielle des organes, ni dans celle du milieu matériel qui leur est contigu, tels l’air ou l’eau : « Non enim potentiae sunt propter organa, sed organa propter potentias, unde non propter hoc sunt diversae potentiae, quia sunt diversa organa ; sed ideo natura instituit diversitatem in organis, ut congruerent diversitati potentiarum. 181 182 183 184

Ibidem, Ia, q. 85, a. 2, ad 2. Ibidem, Ia, q. 85, a. 2, c. Idem. Idem.

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Et similiter diversa media diversis sensibus attribuit, secundum quod erat conveniens ad actus potentiarum. Naturas autem sensibilium qualitatum cognoscere non est sensus, sed intellectus »185.

Or ce qui définit essentiellement les puissances de l’âme, selon Thomas, n’est autre que la relation qu’elles entretiennent avec leur objet propre : « Est autem sensus quaedam potentia passiva, quae nata est immutari ab exteriori sensibili. Exterius ergo immutativum est quod per se a sensu percipitur, et secundum cuius diversitatem sensitivae potentiae distinguuntur »186.

Il peut exister, précise Thomas, deux types différents de modifications : naturelle (immutatio naturalis) d’une part, là où la forme est reçue dans le patient sous un mode strictement physique, comme lorsque la chaleur se diffuse, et spirituelle (immutatio spiritualis) d’autre part, lorsque par exemple la pupille de l’œil perçoit la couleur, sans être pour autant colorée elle-même. L’action du sens requiert toujours ce second type de modification selon Thomas. Si, ajoute-t-il, le sens n’était modifié que de manière « naturelle » lors de l’acte de perception, rien ne distinguerait la perception sensible d’un simple changement qualitatif dans la nature. Il faudrait dire en quelque sorte que tous les corps physiques éprouvent des sensations187. Selon l’Aquinate, les deux types de causalité peuvent jouer lors de l’exercice de la perception sensible. Aussi établit-il une hiérarchie en fonction des relations entretenues entre les sens et leurs objets, selon plus précisément le type de modification que ceux-ci produisent en ceux-là et leur lien avec la matérialité188. La vision, écrit Thomas, « qui s’exerce sans aucune modification physique soit dans l’organe soit dans l’objet, est la faculté la plus spirituelle, le plus parfait de tous les sens et le plus universel ». Dans les autres sens cependant, s’exerce toujours une double modification, qui touche l’objet mais aussi l’organe des sens. « Ex parte autem obiecti, invenitur transmutatio naturalis, secundum locum quidem, in sono, qui est obiectum auditus, nam sonus ex percussione causatur et aeris commotione. Secundum alterationem vero, in odore, qui est obiectum 185

Ibidem, Ia, q. 78, a. 3, c. Idem. 187 Cfr Idem. 188 Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 13, c. : « Quia vero sensus proprius, qui est primus in ordine sensitivarum potentiarum, immediate a sensibilibus immutatur, necesse fuit quod secundum diversitatem immutationum sensibilium in diversas potentias distingueretur. Cum enim sensus sit susceptivus specierum sensibilium sine materia, necesse est gradum et ordinem immutationum quibus immutantur sensus a sensibilibus, accipere per comparationem ad immateriales immutationes ». 186

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olfactus, oportet enim per calidum alterari aliquo modo corpus, ad hoc quod spiret odorem. Ex parte autem organi, est immutatio naturalis in tactu et gustu, nam et manus tangens calida calefit, et lingua humectatur per humiditatem saporum. Organum vero olfactus aut auditus nulla naturali immutatione immutatur in sentiendo, nisi per accidens »189.

Comme le précise la suite du corps de l’article 3, question 78 de la Prima pars, ainsi que la seconde réponse aux objections, la hiérarchie des sens suit l’ordre d’inhérence des accidents à la substance, qui correspond encore à l’ordre des mouvements sous la perspective de leurs perfections. Après la vue, vient l’ouïe, puis l’odorat « car le mouvement local est plus parfait que le mouvement d’altération, et lui est naturellement antérieur, comme on le prouve au livre VIII des Physiques »190. Cette hiérarchie ne résout pas tout cependant, et l’on pourra s’interroger sur une affirmation du commentaire au de anima, pourtant contemporaine (1267-1268) à la prima pars de la Somme, puisqu’elle soutient que le toucher, qui semble être, plus que tout autre, l’objet de quelque immutatio naturalis, est à la racine de tous les autres sens. L’Aquinate écrit en effet, dans son commentaire au de anima, II, 19 : « […] Tactus est fundamentum aliorum sensuum omnium : manifestum est enim quod organum tactus diffunditur per totum corpus et quodlibet instrumentum sensus est etiam instrumentum tactus et id ex quo aliquid dicitur sensitiuum est sensus tactus […] »191.

Le corps en sa totalité est ici décrit comme l’organe du toucher. Aussi le toucher repose-t-il également au fondement de l’activité de l’œil192. Il faut encore constater à ce propos que Thomas ne s’est pas « abstrait » complètement de la conception physique ou médicale de l’esprit qu’avaient véhiculée galénistes et avicénisants. Au sujet de la faculté de mémoire animale, il prend une posture radicalement matérialiste, issue de la psychologie physique arabe : « Oportet ergo quod animal per animam sensitivam non solum recipiat species sensibilium, cum praesentialiter immutatur ab eis ; sed etiam eas retineat et conservet. Recipere autem et retinere reducuntur in corporalibus 189 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 78, a. 3, c. ; cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 13, c. 190 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 78, a. 3, c. 191 THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 19, n. 484. 192 Cfr surtout à ce sujet THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 8, c. ; Cfr TELLKAMP, J. A., Sinne, Gegenstände und sensibilia, pp. 208-209. Dans le même « esprit », Boèce de Dacie par exemple pouvait écrire que si la vision était première dans l’ordre de la perfection, c’était le toucher qui l’était dans l’ordre de la génération (BOÈCE DE DACIE, Quaestiones de generatione et corruptione, L. II, q. 3, p. 111).

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ad diversa principia, nam humida bene recipiunt, et male retinent ; e contrario autem est de siccis. Unde, cum potentia sensitiva sit actus organi corporalis, oportet esse aliam potentiam quae recipiat species sensibilium, et quae conservet »193.

La réception sensible, jusqu’en ses implications les plus spirituelles dans la mémoire, ne se fait donc point indépendamment de la constitution matérielle de l’organe. Les espèces correspondant à certains sensibles, précise d’ailleurs Thomas dans ses Questions disputées de anima, tout en étant certes reçues immatériellement dans le sens (immaterialiter in sensu recipiantur), provoquent un changement matériel au sein des animaux qui les sentent (materialem immutationem faciunt in animalibus sentientibus). De cette sorte sont le froid, le chaud, l’humide, le sec, sentis par modification matérielle de notre organe, c’est-à-dire par contact, et par conséquent objets propres du toucher194. L’explication de cet apparent paradoxe doit selon toute vraisemblance être ramenée à la distinction établie entre la puissance et son organe. Là où, par conséquent, la puissance sensible elle-même n’est point modifiée matériellement, c’est bien son organe propre qui l’est. Sans doute peut-on interpréter la citation suivante en ce sens : « Unus enim gradus est secundum quod in anima sunt res sine propriis materiis, sed tamen secundum singularitatem et conditiones individuales, quae consequuntur materiam. Et iste est gradus sensus, qui est susceptivus specierum individualium sine materia, sed tamen in organo corporali »195.

Plusieurs interprètes196 ont heureusement souligné comment on ne pouvait purement et simplement identifier immutatio spiritualis secundum quod species recipitur in organo sensus aut in medio per modum intentionis et non per modum naturalis formae197, et receptio specierum sine materia. La première expression évoque en effet l’esse propre possédé par la THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 78, a. 4, c. Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 13, c. 195 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 13, c. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, In I de anima, 10, n. 159 : « Minus vero proprie invenitur motus in operationibus animae sensitivae. In his enim non est motus secundum esse naturae, sed solum secundum esse spirituale, sicut patet in visu cuius operatio non est ad esse naturale, sed spirituale : quia est per species sensibiles secundum esse spirituale receptas in oculo. Sed tamen habet aliquid de mutabilitate, inquantum scilicet subiectum virtutis visivae est corpus. Et secundum hoc habet rationem motus, licet minus propriam. Non enim dicitur motus in operationibus proprie, nisi cum operatio illa est ad esse naturae ». 196 TELLKAMP, J. A., Sinne, Gegenstände und sensibilia, pp. 110-115, 125-126 ; COHEN, S., « St. Thomas Aquinas on the immaterial reception of sensible forms », pp. 199200. 197 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 14, n. 418. 193 194

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species en tant que reçue dans le sujet connaissant ou le medium séparant ce dernier de l’objet connu, la seconde, la fluctuation de la forme, détachée de sa matière individuelle propre. Aussi la réception d’une forme dépourvue de sa matière individuelle permet-elle son admission au sein d’un mode d’être subjectif différent, identifié à bien des égards lui-même à une autre matière. La réception de la forme sans matière ne signifie pas qu’elle soit dépourvue de tout sujet. L’immutatio spiritualis peut évoquer d’autre part une vivification du récepteur qui n’est pas non plus dépourvue de toute matérialité ou d’aspect « physique ». Les sources arabes, naturalistes et médicales, mais encore l’ambiguïté dans laquelle pouvait laisser la « vision spirituelle » augustinienne, plongeront indéniablement l’interprète moderne en une certaine confusion, et doivent le contraindre à ne pas trop vite abstraire l’esprit de toute « matérialité », même si, sans doute, la notion ne doit pas en toutes ces occurrences être purement et simplement ramenée à ses origines stoïciennes. La première remarque qu’il faut donc soulever à propos de l’immutatio spiritualis est qu’elle demande à tout le moins un sujet. « Non enim fit visio in actu, nisi per hoc quod res visa quodammodo est in vidente »198. Et plus précisément, la réception de l’espèce sensible elle-même ne se fait pas tant dans l’âme sensitive elle-même que dans son organe : « Sentire vero, et consequentes operationes animae sensitivae, manifeste accidunt cum aliqua corporis immutatione ; sicut in videndo immutatur pupilla per speciem coloris »199. Mais sans doute trouverons-nous les explications les plus précieuses à ce propos dans le commentaire du de anima, II, 24 : « Dicit ergo primo quod hoc oportet accipere universaliter et communiter omni sensui inesse quod sensus est susceptiuus specierum sine materia, sicut cera recipit signum anuli sine ferro et auro. Set uidetur hoc esse commune omni pacienti : omne enim paciens recipit aliquid ab agente secundum quod est agens ; agens autem agit per suam formam et non per suam materiam ; omne igitur paciens recipit formam sine materia. Et hoc etiam ad sensum apparet : non enim aer recipit ab igne agente materiam eius, set formam. Non uidetur hoc esse proprium sensus, quod sit susceptiuus specierum sine materia. Dicendum est igitur quod, licet hoc sit commune omni pacienti quod recipiat formam ab agente, differencia tamen est in modo recipiendi. Nam forma que in paciente recipitur ab agente, quandoque quidem habet eundem modum essendi in paciente quem habet in agente (et hoc quidem contingit quando paciens eandem habet dispositionem ad formam quam habet et agens ; unumquodque enim recipitur in altero secundum modum recipientis, unde si eodem modo disponatur paciens sicut agens, eodem modo 198 199

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 12, a. 2, c. Ibidem, Ia, q. 75, a. 3, c.

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recipitur forma in paciente sicut erat in agente), et tunc non recipitur forma sine materia, quia, licet illa et eadem materia numero que est agentis non fiat pacientis, fit tamen quodam modo eadem in quantum similem dispositionem materialem ad formam acquirit ei que erat in agente ; et hoc modo aer patitur ab igne, et quicquid patitur passione naturali. Quandoque uero forma recipitur in paciente secundum alium modum essendi quam sit in agente, quia dispositio materialis pacientis ad recipiendum non est similis dispositioni materiali que erat in agente, et ideo forma recipitur in paciente sine materia in quantum paciens assimilatur agenti secundum formam et non secundum materiam ; et per hunc modum sensus recipit formam sine materia, quia alterius modi esse habet forma in sensu et in re sensibili : nam in re sensibili habet esse naturale, in sensu autem habet esse intentionale siue spirituale […] »200.

C’est que le sens n’est pas affecté par les formes des sensibles selon une disposition similaire à celle qui se trouve dans la chose sentie, puisqu’en effet, ce qu’il sent, c’est le blanc ou le doux selon leur raison propre ou leur forme propre de blanc ou de doux. Aussi « le sens s’assimile au sensible en regard de sa forme, mais non en regard de la disposition de sa matière »201. Un tel cas de persistance des espèces en dépit de la matière ou de la substance qui les reçoit n’est à vrai dire pas isolé dans l’œuvre de Thomas. C’est, assez étonnamment, en général une notion de quantité qui vient apporter un semblant de solution. Il faut, écrit Thomas, distinguer le sens et l’organe sensitif selon l’être, même s’ils s’identifient en leur sujet. L’organe est ce en quoi se trouve le sens ; ce dernier, la première puissance à recevoir la forme de l’objet perçu sans sa matière. La puissance « est comme la forme de l’organe ». Et, selon le langage d’Aristote, la « grandeur » (μέγεθος), à savoir l’organe corporel, est ce qui est susceptible de sens, ou affecté par lui, à la manière d’une matière envers sa forme. Par rapport à l’organe corporel considéré comme « grandeur », le sens est comme un compte ou une certaine proportion et une forme202. L’analogie est à prendre au sens propre, comme le montre la suite du texte : « […] manifestum est ex predictis propter quid excellencia sensibilium corrumpunt organa sensuum : oportet enim in organis senciendi ad hoc quod senciatur esse quandam rationem, id est proportionem, ut dictum est ; si ergo motus sensibilis fuerit fortior quam organum natum sit pati, soluitur THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 24, nn. 551-553. Ibidem, 24, n. 554. 202 Ibidem, 24, n. 555 : « Organum igitur sensus cum potencia ipsa, utputa oculus, est idem subiecto, set esse alterum est, quia ratione differt a corpore potencia ; potencia enim est quasi forma organi, ut supra habitum est. Et ideo subdit quod magnitudo, id est organum corporeum, est quod sensum patitur, id est quod est susceptiuum sensus sicut materia forme, non tamen est eadem ratio magnitudinis et sensitiui seu sensus, set sensus est quedam ratio, id est proportio et forma, et potencia illius, scilicet magnitudinis ». 200 201

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proportio, et corrumpitur sensus, qui consistit in quadam proportione organi, ut dictum est ; et est simile sicut cum aliquis fortiter percutit cordas, soluitur symphonia et tonus instrumenti, que in quadam proportione consistit »203.

C’est aussi la raison, explique Thomas, pour laquelle les plantes ne sentent pas, alors que pourtant, elles possèdent une certaine « âme » et se trouvent en outre affectées par certains sensibles, comme les tangibles. Il n’y a pas en elles cette « proportion » ou cette « médiété » qui est requise pour sentir : « […] causa igitur quare non senciunt est quia non est in illis illa proportio que requiritur ad senciendum : non enim habent medietatem secundum complexionem inter tangibilia, quod requiritur ad organum tactus sine quo nullus sensus esse potest ; et ideo non habent in se huiusmodi principium, quod potest recipere speciem sine materia, scilicet sensum […] »204.

C’est le principe fondateur même de la science physique aristotélicienne, tel qu’il avait été avancé contre les premiers philosophes, qui offre le moyen terme de la démonstration. Les premiers physiologues en effet, rappelait le Stagirite, « parlaient de manière absolue de choses qui ne se disent pas de manière absolue ». N’ayant pas distingué privation et puissance, ils ne pouvaient expliquer correctement un principe qu’ils admettaient pourtant, à savoir que, d’une certaine manière, « il n’existe rien de blanc, ni de noir sans la vue, ni saveur sans le goût ». Si une telle manière de parler peut être justifiée205, c’est moyennant seulement une distinction des manières d’entendre le sens et le sensible, les uns l’étant en puissance et les autres en acte. Or il semble que cet écart potentiel entre le sens et son objet soit médiatisé, selon le texte même du Stagirite, par une proportion quantitative : « Si donc le son est une sorte d’harmonie, et que le son et l’ouïe sont d’une certaine manière une seule chose – bien que d’une autre manière elles ne soient pas une seule chose ou pas la même chose –, et que l’harmonie soit une proportion, nécessairement l’ouïe aussi constitue une certaine proportion. C’est pour cela aussi que tout excès, dans l’aigu comme dans le grave, corrompt l’ouïe. De même, l’excès dans les saveurs corrompt le goût ; dans les couleurs, l’excès du brillant ou du sombre corrompt la vue ; il en va de même 203

Ibidem, 24, n. 556 Ibidem, 24, n. 557 205 Thomas en effet, affirmait à la suite d’Aristote : « […] inducit duas rationes ad ostendendum quod non. Quarum prima est quod proprium olfactibilis est facere olfactum ; odor autem est olfactibile ; ergo, si aliquid facit, facit olfactum ; quod ergo non habet sensum olfactus, non potest pati ab odore. Et eadem ratio uidetur esse de aliis, quod non sit quorumcumque posse pati a sensibilibus, sed solum habencium sensum » (Ibidem, 24, n. 559). 204

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pour l’odorat, avec l’odeur forte, tant douce qu’amère. Tout comme si le sens était une sorte de proportion. Par suite, les qualités sensibles sont plaisantes lorsque, d’abord pures et sans mélange, elles sont amenées à une certaine proportion. Par exemple, le piquant, le doux ou le salé sont alors en effet plaisants. D’une manière générale, d’ailleurs, le mixte tient plus de l’harmonie que l’aigu ou le grave, et, pour le toucher, le chaud ou le froid. Mais le sens, c’est la proportion, tandis que l’excès peine ou corrompt »206.

Thomas paraphrase le texte aristotélicien. Il n’y apporte ni n’en retranche rien. Soulignons simplement ces deux expressions : « La symphonie, ditil, c’est-à-dire le son consonant et proportionné, est un son, et d’une certaine façon le son est la même chose que l’ouïe, et la symphonie est une espèce de proportion ; alors nécessairement, l’ouïe est une espèce de proportion »207. « En effet, le sens se plaît dans les choses proportionnées, comme en des choses qui lui sont pareilles, du fait que le sens est une espèce de proportion »208. Il faut donc qu’il y ait proportion, analogie ou correspondance quantitative entre le sens et la chose perçue. Il y a également, notons-le, possible variation d’intensité, ou variation quantitative d’une qualité formelle, qui peut aller jusqu’à corrompre le sens et empêcher la vue. Cette juste variation d’intensité est donc fondamentale pour la perception. Or toute variation d’intensité d’une forme n’advient chez Thomas qu’en lien avec son sujet. Notons enfin que cette médiation quantitative ou juste proportion joue encore le rôle de médiation nécessaire afin que la qualité sensible ne corrompe pas le sens. Cette proportion requise entre le sens et le senti ne peut-elle être identifiée à quelque matière intelligible ? La proportion que les Arabes exigeaient encore des rayons au sein du milieu diaphane n’exerce-t-elle pas la médiation nécessaire à la transmission des espèces et intentions ? Une telle proportion n’est-elle pas seule à expliquer la similitude des sujets ou de la réception de la forme en des sujets divers ? Thomas est pour le moins elliptique à ce propos. Nous l’avons vu mentionner le medium ARISTOTE, De l’âme, 426a27-426b8. THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 26, n. 597 : « […] quedam sensibilia corrumpant sensum et quedam delectent. Et dicit quod, cum symphonia, id est uox consonans et proportionata, sit uox quedam, et uox quodam modo sit idem quod auditus, et symphonia sit quedam proportio, necesse est quod auditus sit quedam proportio. Et quia quelibet proportio corrumpitur per superabundanciam, idcirco excellens sensibile corrumpit sensum, sicut quod est excellenter graue et acutum corrumpit auditum, et excellens saporosum corrumpit gustum, et fortiter fulgidum uel obscurum corrumpit uisum, et fortis odor corrumpit odoratum, quasi sensus sit quedam proportio ». 208 Ibidem, 26, n. 598 : « […] sensus enim in proportionatis delectatur, sicut in sibi similibus, eo quod sensus sit proportio quedam ; set excellentia corrumpunt sensum uel saltem contristant ipsum ». 206 207

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capable de recevoir la species sensible per modum intentionis, dont l’exemple le plus typique est sans doute celui de l’air qui reçoit la couleur. Cette dernière en effet, précise à l’occasion Thomas, informe le milieu transparent sans pour autant le modifier « naturellement », comme le ferait au contraire la lumière, alors qu’elle lui communique sa chaleur et devient l’air lui-même en quelque sorte209. L’Aquinate évoque encore la proportion des complexions du corps, qui bien entendu possèdent une influence sur la constitution des esprits susceptibles de transmettre les espèces aux divers organes responsables de l’imagination ou de la mémoire. Il insiste à ce propos sur la composition en eau et en air des organes des sens. Seuls des milieux diaphanes en effet, permettent la juste reproduction des images210. Mais cela ne devrait-il pas nous inciter à concevoir la transmission de la forme à la manière d’une actuation successive des milieux, jusqu’à imprimer au sein de l’esprit sensitif une complexion ou proportion de ses éléments qui soit semblable à celle qui supportait la forme dans la chose elle-même ? Autrement dit, si toute matière est composée d’une complexion variable des quatre éléments, elle peut bien être considérée comme étant communément transformée sous l’action de la transmission des espèces, et fluer en fonction des différents états et médiations d’une forme communiquée toujours identique. Mais la vision différerait-elle alors de la transformation de l’air ou du bois en feu, lors que la proportion interne de la constitution du réceptacle lui-même changerait pour admettre la forme transmise ? Thomas, s’il insiste tant sur la différence des processus naturel et spirituel, n’a-t-il pas autre chose à l’esprit qu’un tel modèle, qui certes s’était pourtant déjà montré apte à relever la primauté formelle de la transmission des caractères héréditaires ? A tout le moins y retrouvait-on un Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 67, a. 3. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 25, n. 571 : « Tercio ibi : Simplicium autem etc., ponit secundam propositionem cum sua manifestatione, scilicet quod omnia organa senciendi habentur ab animalibus perfectis. Dicit ergo quod organa senciendi nata sunt constare ex solis duobus simplicium corporum, scilicet ex aere et aqua, quia ista sunt magis passibilia et hoc requirit condicio organi sensus ut facile immutetur a sensibili (in pupilla quidem enim est aqua, quia per humorem aqueum in pupilla existentem recipit oculus speciem visibilis ; organem autem auditus est aer, ut supra dictum est » ; Ibidem, 25, n. 574 : « Procedit autem hec ratio, ut manifeste apparet, ex determinato numero elementorum, ex quo probauit quod organa sensuum qui sunt per media exteriora fiunt per aerem et aquam tantum, et iterum ex determinatione passionum elementorum, que sunt qualitates tangibiles, unde per eas fit notum quod omnes qualitates tangibiles cognoscimus ; et ideo concludit quod nullus sensus deficit nobis, nisi aliquis dicere uelit quod sit aliquod corpus elementare preter quatuor elementa et quod sint alie passione que possunt tactu discerni que non sunt alicuius corporum hic existencium et nobis notorum, et hoc uidetur inconueniens ; unde relinquitur quod sint tantum quinque sensus, qui a nobis habentur ». 209

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point commun avec la question qui nous occupe ici : le rôle organisationnel joué par la « quantité due » sur les parties de matière. La quantité en tant que telle fait partie de ce que Thomas appelle les sensibles communs. Sans être déterminée à la réception d’un sens propre particulier, la perception sensible des diverses dimensions quantitatives de l’étant occupe une position médiatrice essentielle dans l’acte de perception. Les sensibilia communia ne sont l’objet d’aucun sens en particulier, mais peuvent, comme leur nom l’indique, être perçus par diverses facultés. A la suite d’Albert, Thomas systématise la liste aristotélicienne des sensibilia communia211 : motus, quies, numerus, figura, magnitudo, et cherche à la hiérarchiser sous la présidence des deux concepts fondamentaux de numerus et magnitudo, qui seuls représentent des concepts purement quantitatifs212. La figure par exemple, remarque-t-il dans la Somme de théologie, est une sorte de qualité de quantité213. De plus, elle présuppose nécessairement la saisie préalable de la simple magnitudo214. Le repos et le mouvement, de même, supposent une conception préalable d’étendues. Dès 425a15 cependant, c’est le mouvement qui, pour le Stagirite, semble posséder une certaine priorité dans l’ordre de la perception : « Mais il n’en va pas non plus de sorte qu’il y ait un organe sensoriel propre pour les sensibles communs, ces qualités que nous sentons avec chaque sens et non par accident, à savoir, le mouvement, le repos, la figure, la grandeur, le nombre, l’unité. Car toutes ces qualités, c’est par un mouvement que nous les sentons : la grandeur, par exemple, c’est par un mouvement. La figure aussi, par suite, car la figure est une espèce de grandeur. Quant à ce qui est en repos, c’est par le fait qu’il ne se meuve pas. Puis le nombre, c’est par la négation du continu ; c’est aussi par les sensibles propres, puisque chaque sens sent l’unité. Par conséquent, il est évidemment impossible qu’il y ait un sens propre pour ces qualités, par exemple pour le mouvement »215.

Les sensibilia communa ne sont pas l’objet d’un sens particulier, mais peuvent être perçus par tous les sens. Aussi Thomas les distingue-t-il nettement de ce qu’il appelle avec la tradition aristotélicienne sensus communis216. Nous avons, explique-t-il, des sensibles communs, une sensation commune et non par accident. Aucun sens particulier ne leur correspond Cfr ALBERT LE GRAND, De anima, L. II, tr. 3, cap. 5, pp. 103-104. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 13, n. 386 ; Cfr TELLKAMP, J. A., Sinne, Gegenstände und sensibilia, p. 161. 213 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 78, a. 3, ad 2 : « Figura autem est qualitas circa quantitatem ». 214 Idem : « […] consistat ratio figurae in terminatione magnitudinis ». 215 ARISTOTE, De l’âme, 425a15-22. 216 Cfr par exemple THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 13, nn. 389-390. 211 212

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donc en propre, sinon tous les autres sens ne pourraient en avoir une sensation qu’accidentelle précisément217. C’est par accident que les sens sentent les sensibles propres les uns des autres ; non en eux-mêmes, écrit Thomas, « […] set secundum quod fit unus sensus, id est una sensatio secundum actum, ut ita loquamur, in eodem sensibili ; et dico eundem sensum secundum actum ex eo quod simul fit actio utriusque sensus respectu eiusdem sensibilis, sicut de colera simul percipitur per gustum quod sit amara et per uisum quod sit rubicunda et ideo statim ad aspectum rubicundi iudicamus aliquid esse amarum […] »218.

Les sensibles communs, quant à eux, sont sentis par soi et non par accident, dans la mesure où tout ce que l’on sent par soi résulte d’une affection des sens. Or les sensibles communs sont sentis « moyennant une espèce d’affection ». « Et hoc est quod dicit quod hec omnia sentimus motu, id est quadam immutatione ; manifestum est enim quod magnitudo immutat sensum, cum sit subiectum qualitatis sensibilis, puta coloris aut saporis, et qualitates non agunt sine suis subiectis ; ex quo apparet quod etiam figuram cognoscimus cum quadam immutatione, quia figura est aliquid magnitudinis, quia consistit in terminatione magnitudinis (est enim figura ‘que termino uel terminis continetur’, ut dicitur in I Euclidis »219.

Cette affection directe des sens par le mouvement ou l’étendue n’aurait pas été possible si les sensibles communs n’avaient été perçus que par accident. Thomas se distinguait par là de la systématisation averroïste des facultés sensibles, qui précisément avait fait des sensibilia communa les objets premiers du sensus communis et donc du sens interne. Le sens commun, selon Thomas, ne possède pas d’objet formel propre, mais à la manière d’un sensible par accident, il n’entre en action que par la saisie de l’objet des sens particuliers. Il est ce qui unit les divers sensibles per se pour les ramener à la forme unique d’un objet. Il n’est pas commun à la manière d’un genre qui réunirait tous les sens, mais plutôt comme leur radix, la racine qui les unit et d’où ils découlent. Il est ce qui nous permet de différencier les divers objets sensibles les uns des autres, et de les recomposer pour saisir comment l’unité de l’objet émerge des diverses perspectives révélées aux sens propres220. Le sens commun est encore ce qui perçoit l’activité même des sens. Il saisit par exemple que 217 218 219 220

Cfr Ibidem, 25, nn. 574-575. Ibidem, 25, n. 581. Ibidem, 25, n. 577. Cfr THOMAS D’AQUIN, In III de anima, 3.

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le sens voit, ou la vision elle-même, et non seulement la modification par laquelle le sens propre est affecté221. Il effectue par là un premier pas dans la sphère de la réflexivité. Il est, écrit Thomas, ce par quoi « nous nous percevons vivre »222. Thomas intègre encore le sens commun à ce qu’il appelle « sens interne », et l’identifie parfois avec lui pour en faire la racine de la phantasia et de la mémoire223. La détermination de « sens interne » ne se trouve pas telle quelle chez Aristote, et semble provenir d’Augustin224. Ce que Thomas place en effet sous le « sens interne » correspond à la visio spirituelle d’Augustin, ou plutôt à l’ensemble des facultés internes réunies sous sa présidence : imagination, mémoire, cogitative225. Thomas compte cependant en général quatre facultés du sens interne : le sens commun, l’imagination, la mémoire et la cogitative ou l’estimative. L’Aquinate systématise une tradition arabe qui s’était considérablement brouillée alors qu’il attribue aux deux premières les formes, et aux deux dernières les intentions226. A la différence d’Avicenne, mais comme Averroès, Thomas identifie imaginatio et phantasia227, et unifie les diverses fonctions de réception et conservation des formes au sein de la seule faculté imaginative228. Alors qu’Avicenne avait attribué à la mémoire la faculté de conserver les formes, et à l’imagination celle de conserver les intentions229, Thomas ramène l’imaginative au Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 78, a. 4, ad 2. THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 13, n. 390. 223 Cfr THOMAS D’AQUIN, De memoria et reminiscencia, 2, n. 12 : « […] Sensus communis est radix fantasiae et memoriae, quae presupponunt actum sensus communis ». 224 Cfr TELLKAMP, J. A., Sinne, Gegenstände und sensibilia, p. 226. 225 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 78, a. 4, ad 6 : « Augustinus spiritualem visionem dicit esse, quae fit per similitudines corporum in absentia corporum. Unde patet quod communis est omnibus interioribus apprehensionibus ». 226 Cfr DI MARTINO, C., Ratio particularis, pp. 87-88. 227 On voit déjà chez Albert les significations de la phantasia, de l’imaginatio, de l’estimative et de la cogitative considérablement s’infléchir, sous couvert, comme cela arrive souvent, de distinctions plus précises (Cfr Ibidem, pp. 75-77). Sur l’identification thomasienne entre imaginatio et phantasia, cfr Ibidem, p. 89 ; TELLKAMP, J. A., Sinne, Gegenstände und sensibilia, p 253-258. Les interprètes se sont accordés à dire que la terminologie de l’imaginatio et de la phantasia était loin d’être figée au Moyen Age. On pourrait ajouter qu’elle ne le sera pas plus à la Renaissance et aux temps modernes et que la systématisation produite par l’Aquinate sur ce point possède une indéniable originalité. 228 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 13, c. ; IDEM, Summa theologiae, Ia, q. 78, a. 4, c. Il semble que l’exposition que fait Thomas de la doctrine d’Avicenne ne soit pas ici tout à fait correcte, puisque ce dernier ne paraît pas avoir distingué une faculté médiane, mais plutôt deux fonctions, qu’il attribuait à la faculté imaginative. Cfr pour plus de précisions sur ce point DI MARTINO, C., Ratio particularis, pp. 90-91. 229 Cfr Ibidem, p. 129. Elles étaient en outre attachées à une partie différente du cerveau : la mémoire occupait le ventricule postérieur de ce dernier, tandis que l’imagination se situait au ventricule médian ou premier. 221 222

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domaine des formes seules, et réserve, à la manière d’Averroès, l’appréhension des intentions à la cogitative. Le glissement est important dans la mesure où, à la suite d’Averroès encore, Thomas décide de faire des intentions les objets de l’homme seul. Aussi l’imagination pouvait-elle bien être partagée par les hommes et les animaux plus frustes, mais non les facultés réservées aux intentions. Quant à l’estimative, elle ne pouvait plus faire nombre, chez Thomas et Averroès, avec la cogitative, mais se trouvait, en l’homme, purement et simplement remplacée par cette dernière. La vis cogitativa permet de saisir des contenus individuels sous leur aspect général. Elle participe, en quelque manière, à l’intellect, et l’Aquinate lui donne parfois le nom de ratio particularis230. Par contre, elle ne peut d’elle-même distinguer l’homme de l’animal, si l’on se fie à l’identification dont font l’objet dans la Somme contre les gentils II, 60, reprise entre autres dans la Quaestio disputata de anima, a. 13, c., la vis cogitativa et l’intellectus « passivus » averroïste, faculté selon Thomas avant tout sensible et mêlée au corps231. Sans aucun doute faut-il tenir avec force comment, selon Thomas, la puissance intellectuelle seule ordonne l’ensemble des facultés sensibles, leur donnant ainsi leur caractère spécifiquement humain. 230 Pour l’expression ratio particularis, cfr THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 13, n. 396. 231 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra gentiles, II, 59-60. En particulier II, 60 : « Quod autem haec sint falsa, et abusive dicta, evidenter apparet. Operationes enim vitae comparantur ad animam ut actus secundi ad primum : ut patet per Aristotelem, in II de anima. Actus autem primus in eodem praecedit tempore actum secundum : sicut scientia est ante considerare. In quocumque igitur invenitur aliqua operatio vitae, oportet in eo ponere aliquam partem animae quae comparetur ad illam operationem sicut actus primus ad secundum. Sed homo habet propriam operationem supra alia animalia, scilicet intelligere et ratiocinari, quae est operatio hominis inquantum est homo, ut Aristoteles dicit, in I Ethicorum. Ergo oportet in homine ponere aliquod principium quod proprie dat speciem homini, quod se habeat ad intelligere sicut actus primus ad secundum. Hoc autem non potest esse intellectus passivus praedictus : quia principium praedictae operationis oportet esse impassibile et non mixtum corpori, ut philosophus probat ; cuius contrarium apparet de intellectu passivo. Non igitur est possibile quod per virtutem cogitativam, quae dicitur intellectus passivus, homo speciem sortiatur, per quam ab aliis animalibus differat. Adhuc. Quod est passio partis sensitivae, non potest ponere in altiori genere vitae quam sit vita sensitiva : sicut quod est passio animae nutritivae, non ponit in altiori genere vitae quam sit vita nutritiva. Constat autem quod phantasia, et huiusmodi potentiae quae ad ipsam consequuntur, ut memorativa et consimiles, sunt passiones partis sensitivae : ut philosophus probat in libro de memoria. Non igitur per praedictas virtutes, vel aliquam earum, aliquod animal potest poni in altiori genere vitae quam sit vita sensitiva. Homo autem est in altiori genere vitae : quod patet per philosophum, in II de anima, qui, distinguens genera vitae, superaddit intellectivum, quod homini attribuit, sensitivo, quod attribuit communiter omni animali. Non igitur homo est vivens vita sibi propria per virtutem cogitativam praedictam ». Cfr encore THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 9, c.

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III.2.4. Species et connaturalité La conception thomiste de la species n’en fait pas un objet connu, mais seulement une forme par laquelle l’esprit possède un accès déterminé à la chose même. Considérée comme un objet, la species risquerait, en raison d’une position intermédiaire ou médiatrice, d’être comprise à la manière d’un obstacle posé à la connaissance de la chose. La species sensible est chez Thomas ce qui, en lien avec le monde physique, informe le sens et le détermine à l’appréhension de son objet propre. Elle est la forme du sens, produite en raison des relations tissées entre l’organe et son objet physique, et le prisme en fonction duquel le sujet perçoit. Elle implique à cet égard une détermination physique par le corps et ses fluides notamment. La species intelligible, bien qu’analogue, doit être comprise différemment, dans la mesure précise où son mode d’être et son « substare » si l’on veut, ne dépend plus des organes corporels comme tels, mais de la lumière reçue par l’intellect agent. Les structures de la perception sensible et de l’intellection n’en demeurent pas moins parallèles, ou plutôt hiérarchiquement étagées en un ordre de participation concentrique. Que l’on se représente les cercles concentriques, leurs traits décrivent un ordre propre, tout en exposant clairement la participation de l’ordre inférieur au supérieur. C’est cette conception de la causalité qui domine la compréhension thomasienne du réel. Ainsi, si la perception reste en son ordre attachée à l’être sensible de l’objet considéré, l’activité intellectuelle se la subordonne pour en dégager la structure formelle comme esse spirituale ou intentionale, c’est-à-dire ce qui, sur le plan sensible lui-même, tend à se proportionner à la connaissance. L’élan intellectuel élève donc l’activité sensible à un niveau de causalité plus élevé, au sein duquel elle se révèle comme ordonnée de soi à l’intelligible. Si donc la species sensible est un principe instrumental qui présente les traits caractéristiques et comme la structure formelle du sensible, et non une simple image ou une émanation de la chose même, c’est que jusqu’en ses déterminations physiques de l’organe, elle est, en l’homme, ordonnée à l’intellection des choses de la nature. Ce qui ne signifie pas encore, pour Thomas, qu’elle soit innée. Elle nécessite au contraire, pour être formée, l’affection du milieu et de l’organe sensible par l’objet externe. Elle se trouve comme au croisement des activités de la chose et du sujet232.

232 L’expression est de J. Maréchal, bien que nous l’entendions en un sens sensiblement plus « matériel ».

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On peut sans doute relever à cet égard les similitudes existant entre la species sensible et l’intentio. Une compréhension correcte de l’intentio ou de l’esprit même semble devoir empêcher d’en faire une instance reçue en l’absence de tout substrat matériel233. Sans doute cependant n’est-elle liée à quelque substrat que par accident. L’intentio, saisie d’une manière accidentelle, c’est-à-dire d’une manière seconde par rapport au terme même de la connaissance, est en elle-même abstraite. Elle n’est cependant, de fait, jamais perçue qu’en lien avec un substrat matériel. Ce que conserve d’inébranlable la notion d’intentio, tant dans son interprétation arabisante, comme caractère particulier émané de l’objet, que dans une interprétation plus transcendantaliste – à la manière dont Hayen et Maréchal la concevaient comme attention et attraction inhérente au sujet par rapport à l’objet de sa connaissance –, est le lien indéfectible qu’elle instaure entre l’objet et le sujet, de quelque pôle que l’on décide de le considérer. L’intentio d’un caractère particulier est conçue par les Arabes comme ce qui tend, d’un mouvement issu de soi, à être connu par le sujet. Elle implique de même l’intensité nécessaire à se propager, par réfraction, dans les milieux diaphanes. Chez Thomas comme chez Avicenne ou Averroès, elle implique une concentration particulière, éventuellement portée par la volonté, et un certain effort d’abstraction pour être saisie. A. Hayen l’évoquait d’une assez juste manière : 233 A cet égard, il faut sans doute corriger aujourd’hui les analyses de Hayen, qui identifiait trop unilatéralement spiritualité et absence de matière : « Tandis que l’action physique produit dans son terme une immutatio naturalis, la causalité intentionnelle produit une immutatio spiritualis secundum quod species recipitur in organo sensus aut in medio per modum intentionis, et non per modum naturalis formae. Le caractère spirituel d’une telle transformation de l’organe s’explique par la nature du sujet auquel cet organe appartient : universaliter et communiter omni sensui inest quod sensus est receptivus specierum sine materia » (HAYEN, A., L’intentionnel dans la philosophie de saint Thomas, p. 122). Dans le même sens, Hayen s’égare encore (Ibidem, p. 200) lorsqu’il veut identifier les notions d’intentio et de ratio sur les bases textuelles suivantes : « ratio particularis […] est collatiua intentionum indiuidualium sicut ratio uniuersalis est collatiua rationum uniuersalium » (THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 13, n. 396), et encore « Ratio individui, vel intentio » (IDEM, In I Sent., d. 25, q. 1, a. 3, ad 4). Cfr encore Ibidem, d. 25, q. 1, a. 3, c., où selon Hayen « communitas secundum rationem intentionis » serait employé comme synonyme de « convenire in intentione generis ». Il n’est que trop évident que cette base est déficiente. Le premier passage est fondé sur l’analogie du terme « collativa » et met en présence les singuliers et les universels. Une synonymie de ratio et d’intentio n’est pas impliquée. Dire que la ratio de l’individu, c’est l’intentio, c’est spécifier la notion de ratio, nullement l’identifier à celle d’intentio. Hayen distingue encore intentio comme conscience subjective et ratio comme objectivité de ce qui se présente à la conscience (Cfr HAYEN, A., L’intentionnel dans la philosophie de saint Thomas, pp. 211-213). Cette dichotomie assumée entre le spirituel et l’intentionnel d’une part, et le matériel d’autre part, sera une caractéristique de tout le thomisme inspiré par J. Maréchal.

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« L’intentio dont il [Thomas] parle, en effet, n’est pas simplement la décision volontaire ou l’excitation sensorielle qui me fait fixer les yeux sur l’automobiliste cornant ou tournant d’une rue, ou sur le tableau que je vais aujourd’hui admirer au Louvre : c’est bien plutôt l’attitude intérieure, l’acte même de l’esprit considérant l’apparence extérieure de cet objet sensible, s’arrêtant à cette apparence, ou bien choisissant de s’élever au-dessus d’elle : c’est la différence d’attention qui fait la différence intrinsèque entre la connaissance scientifique d’un botaniste et la connaissance esthétique d’un poète devant une fleur »234.

L’intentio en ce sens, semblait pour les maréchaliens former la voie royale vers la connaissance métaphysique. Objet d’une sorte de mélange de réception sensible et d’intuition intellectuelle, elle se caractérisait cependant essentiellement par son immatérialité, ou par une sorte de premier pas fait hors du monde matériel. Faisant signe vers un lien instauré entre le sujet et l’objet en fonction semble-t-il de quelque finalité dépassant l’ordre strictement naturel ou mécanique, l’intentio était le signe d’un ordre supérieur. Les maréchaliens, sans doute, refusaient le vocable d’intuition intellectuelle, et mirent l’accent surtout sur le lien que l’intentio instaurait entre les facultés de l’intellect et les puissances sensibles, ainsi que sur la médiation qu’elle permettait pour toute compréhension de l’universel en soi au sein du particulier. K. Rahner et J. B. Lotz n’hésitèrent pas à faire de la cogitative une faculté métaphysique centrale, sans manquer de la rapprocher de l’imagination transcendantale redécouverte par Heidegger dans l’oeuvre de Kant235. Mais s’ils cherchaient ainsi à montrer la manière dont ce qu’ils dénommaient « intentionnalité », participait à la structure générale de l’intelligibilité, ils tendaient sans doute à trop l’élever par là au degré formel qui la rendait possible, sans suffisamment respecter la relative autonomie des ordres. En d’autres termes, on peut se demander si, lors même qu’ils la rapprochaient du schématisme kantien, ils ont suffisamment pris au sérieux le caractère intuitif (sensible) des mathématiques dont traitait le philosophe allemand. On peut douter que l’intentio elle-même puisse être à ce point abstraite du domaine du sensible naturel, sans plus de médiation. A tout prendre, tout « effort » implique résistance et sans doute par là, une certaine forme de matérialité236. HAYEN, A., L’intentionnel dans la philosophie de saint Thomas, p. 245. Cfr notamment LOTZ, J.-B., Martin Heidegger et Thomas d’Aquin, pp. 94-95, 102103, 109 ; RAHNER, K., Geist in welt, pp. 229-231. 236 Cette dimension n’est à vrai dire pas tout à fait oubliée par Maréchal et ses successeurs. Là où pourtant l’intentio évoque essentiellement, pour le thomisme transcendantal, la finalité objective du processus de connaissance sur laquelle prend pied la mise au jour 234 235

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des conditions formelles et matérielles de celui-ci, le processus de construction proprement dit, les aspects heuristiques et imaginatifs qu’il mobilise, s’en voient relativement oubliés dans leur déploiement propre et dans tout ce qu’en définitive, ils peuvent apporter de neuf ou d’extérieur aux propriétés du concept proprement dit. En d’autres termes, la construction même – nous pensons à la construction euclidienne du triangle, reprise par Kant (Cfr à ce sujet PIEROBON, F., Kant et les mathématiques), mais nous pourrions élargir la problématique aux virtualités internes que portent le symbole ou la métaphore – porte à l’intuition un ensemble de possibilités et de développements annexes sans doute trop vite relativisés au profit du concept objectif « pur » ou devrions-nous dire, épuré. Il faut pourtant reconnaître que selon Maréchal, la matière conserve un rôle primordial, dont il ne s’agit certainement pas de mettre en doute la nécessité, au sein du dynamisme intentionnel qui mène l’être spirituel vers sa plus grande perfection ontologique : « Nos species intelligibles sont, en effet, des formes abstraites de la matière sensible et, par là, désindividualisées : avant de rejoindre le réel où elles s’objectivent, elles doivent retrouver la seule individuation qui convienne à leur nature, c’est-à-dire être rapportées à la matière, principe radical de multiplication numérique, comme à un ‘primum subiectum’. Elles acquièrent cette sorte d’‘en soi’ concret, grâce à leur connexion avec le ‘phantasme’ matériel : l’homme ne connaît les quiddités objectives que ‘in phantasmatibus’, ‘per conversionem ad phantasmata’, enseigne le Docteur angélique. Nous avons montré ailleurs comment cette nécessité d’une régression vers l’image matérielle fonde le mode synthétique de concrétion qui, dans nos jugements, relie sujet et prédicat comme suppositum déterminable et forme déterminante » (MARÉCHAL, J., « Le dynamisme intellectuel », p. 85). La place accordée à la conversio au sein du processus de connaissance est donc d’une importance considérable, puisqu’elle apparaît comme le fondement même de la synthèse concrète ou du lien qui unit en définitive la forme au substrat offert par les sens. En effet, Maréchal est on ne peut plus clair, dès l’ouverture du Cahier V :« Pour que la méthode transcendantale soit applicable à la critique de nos connaissances, il faut […], puisque toute apriorité connote, dans une condition formelle, un caractère dynamique, que nous soyions capable de percevoir, par réflexion, l’activité immanente de notre pensée au point précis où cette activité compénètre et met en acte l’élément matériel de nos représentations ; il faut que nous touchions l’intellectus in actu dans son identité même avec l’intelligibile in actu ; en d’autres termes, il faut que l’objet pensé nous soit donné, immédiatement, à la réflexion, non pas comme ‘chose morte’, mais comme ‘passant de la puissance à l’acte’, comme phase d’un ‘mouvement’ ou d’un ‘devenir’ intellectuel » (MARÉCHAL, J., Le point de départ de la métaphysique. Cahier V, p. 23). On voit ici l’importance que doit acquérir pour la méthode de Maréchal, l’empêchement ou le freinage opéré par la matière. C’est précisément sa relativité qui permettra de suivre le cheminement des conditions de possibilité de l’intellection, en épousant son mouvement de la puissance à l’acte jusqu’à permettre à l’intentionnel d’être manifesté en sa lumière propre, ce qui n’est rien d’autre que révéler les conditions transcendantales de l’intellection comme telle. C’est cette propriété qu’a la conscience de saisir réflexivement son contenu comme acte du sujet qui fait la différence entre une connaissance directe et une connaissance transcendantale. Il faut reconnaître l’avancée significative que représente la conception de Maréchal. Loin de n’être que le « lien » ou le « revêtement immobile », « figé », qui pare la diversité de la matière, la forme ou la « condition formelle a priori » qui chez Kant s’applique à la diversité de la matière expérimentale, « doit demeurer chargée d’universalité matérielle, et, pour ainsi dire, d’une signification ‘expansive’ : c’est la ‘forme’, oui, mais en tant qu’elle s’impose ‘activement’ à la matière et manifeste par là qu’elle lui préexiste logiquement, qu’elle la déborde, comme une condition permanente et dominatrice. En langage scolastique on pourrait dire que la ‘causalité formelle’ des conditions à priori, dans l’objet immanent de connaissance, n’est point un résidu inerte, une structure que l’on constate et que l’on décrit, mais l’investissement actif d’une matière cognoscible par la

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En ce qui concerne la species intelligible, il faut rappeler que si cette dernière doit être considérée comme une forme du sujet connaissant, elle ne pourra cependant exercer cette fonction qu’en tant que possédée de manière habituelle, c’est-à-dire en acte premier et abstraite au préalable. Si l’âme est en puissance vis-à-vis des similitudes qui sont au principe de l’intellection, elle ne les possède point de manière innée. L’espèce intelligible doit être abstraite par l’intellect agent et en quelque sorte apprise, pour être conservée ensuite à titre d’habitus dans la mémoire. L’homme, qui est en puissance de connaître par l’intellect ou par les sens, passe de la puissance à l’acte premier par l’action des qualités sensibles et par l’enseignement ou la découverte. La sensation, tout comme l’intellection, n’est pas sujette au changement dans le sens le plus courant du terme. Dans le changement en effet, une qualité est en général chassée par une autre, « contraire » à la première. Un mouvement de cette sorte est l’actualité d’une chose en puissance, car le mouvement de la chose, tant qu’elle n’a pas reçu la nouvelle qualité, est incomplet et donc toujours en puissance. On peut encore qualifier ce mouvement d’actus imperfecti. Au sein de la sensation et de l’intellection au contraire, le sens ou l’intellect sont déjà actualisés par leur objet : seul le sens en acte premier, tout comme l’intellect qui possède déjà les espèces intelligibles requises, peuvent être sujets à la sensation et à l’intellection proprement dites. C’est ce type de mouvement qui est appelé opération (operatio) au sens strict237. Cette explication soulève une interrogation cependant, encore d’actualité quelques années plus tard, lorsque Duns Scot entamera son débat avec Henri de Gand. Avec les mots de L. Spruit : finalité interne, par le ‘devenir naturel’ du Sujet. Pour s’ériger en ‘objet’, la matière de la connaissance doit d’abord se laisser capter par le torrent qui emporte le Sujet vers sa fin naturelle : l’objet, dans notre conscience, c’est, à proprement parler, cette saisie même d’une matière sensible par le mouvement vital de notre nature intellectuelle » (Ibidem, pp. 21-22). 237 Cfr THOMAS D’AQUIN, In III de anima, 6, nn. 765-766 ; Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 40, q. 1, a. 1, ad 1 : « quaedam vero operatio est quae non significatur ut procedens in aliquem effectum, sed magis secundum quod est aliquid in ipso ; et si quidem haec recipiatur in ipso, illa receptio dicetur passio ; et actio consequens conjunctum ex recepto et recipiente dicetur operatio : quia operatio semper est perfecti, ut patet in sensu : sentire enim est quaedam operatio sentientis, nec procedens in effectum aliquem circa sensibile, sed magis secundum quod species sensibilis in ipso est ; unde sentire quantum ad ipsam receptionem speciei sensibilis nominat passionem, similiter et intelligere quod etiam pati quoddam est, ut in 3 de anim. dicitur : sed quantum ad actum consequentem ipsum sensum perfectum per speciem nominat operationem, quae dicitur motus sensus, de quo dicit philosophus, quod est actus perfecti. sed in deo est similitudo rei cognitae, non per receptionem sed per essentiam suam ; unde suum intelligere nullo modo dicit passionem, sed operationem tantum ».

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« Thomas décrit la species comme une similitude, dans la mesure où, en tant que principe médiateur, elle renvoie à la chose dont elle est la ressemblance. Mais si le contenu cognitif complet de nos concepts dépend de la species intelligible, alors, dans le cas des objets matériels, la propriété d’être matériel doit d’une manière ou d’une autre être incluse dans la species, car sinon la similitude ne serait pas parfaite. Si c’est le cas, cependant, comment peut-on distinguer entre une species intelligibilis ‘matérielle’ et le phantasme? »238.

Henri de Gand choisira de ne plus distinguer species intelligible et sensible. Duns Scot multiplie les species au point de les faire correspondre à toute détermination en soi (y compris singularité, universalité, etc.), dont l’addition permet de forger un concept correspondant à la complexité de la chose réelle. Thomas, explique Spruit, tente de répondre à cette question en distinguant deux états d’une même species lorsqu’elle est reçue par l’intellect. Elle est d’une part une réalité individuelle ; d’autre part une similitude. Aussi la species, singulière et individuelle en elle-même, permettrait pourtant à l’intellect humain d’atteindre les essences universelles239. Seule une individuation par la matière en effet restreint l’intelligibilité, non la détermination singulière et formelle d’un intellect individuel240. Aussi l’espèce correspond-elle, par la pure formalité de l’esse qu’elle reçoit dans l’intellect, à l’intelligible qu’elle prend pour objet. Alors que la species sensible n’est saisie selon sa singularité que parce qu’elle possède son siège en une certaine matière quantifiée appartenant au sujet, ou qu’elle se voit plus précisément imprimée dans quelque organe, la species intelligible a, en suite de l’activité abstractive de l’intellect agent, un être intellectuel, universel en soi, individualisé en quelque sorte subjectivement seulement, par son enracinement dans l’intellect possible. Estce qu’attribuer cependant ainsi quelque esse subjective et singulier à la SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, p. 169. Cfr Idem. 240 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 17, q. 2, a. 1, ad 3 : « Ad tertium dicendum, quod secundum Avicennam species intellecta potest dupliciter considerari : aut secundum esse quod habet in intellectu, et sic habet esse singulare ; aut secundum quod est similitudo talis rei intellectae, prout ducit in cognitionem ejus ; et ex hac parte habet universalitatem : quia non est similitudo hujus rei secundum quod haec res est, sed secundum naturam in qua cum aliis suae speciei convenit. Nec oportet omne singulare esse intelligibile tantum in potentia (sicut patet de substantiis separatis), sed in illis quae individuantur per materiam, sicut sunt corporalia : sed species istae individuantur per individuationem intellectus ; unde non perdunt esse intelligibile in actu ; sicut intelligo me intelligere, quamvis ipsum meum intelligere sit quaedam operatio singularis. Patet etiam per se, quod secundum inconveniens non sequitur : quia alius individuationis modus est per intellectum et per materiam primam ». 238

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species, ce n’est point risquer d’y voir corrélé également un très scotiste esse objective, et en faire quelque schème objectif de la connaissance ? C’est autour du point nodal qu’est la possibilité d’une intellection du singulier, où doivent se rencontrer en quelque manière la matérialité des sens d’une part, et la puissance universelle de l’intellect d’autre part, que les interprètes ont reconnu depuis longtemps la fragilité de la systématisation thomasienne de la connaissance. A l’endroit où les sens et l’intellect se rencontrent, émerge en effet la difficulté de la cohabitation d’une doctrine réaliste de la connaissance sensible d’une part, qui ne s’est pas entièrement débarrassée du matérialisme antique, et de l’adoption d’une systématique qui se veut entièrement « spiritualiste » ou mieux, intellectualiste d’autre part. Le passage du matériel à l’intellectuel n’est proprement expliqué, ni dans la ligne de l’un, où l’on voit mal un tel saut qualitatif advenir par une sorte de spiritualisation progressive de la matière, ou d’universalisation par addition des singuliers – un mauvais infini, aurait dit Hegel –, ni dans celle de l’autre, qui ne peut rendre compte, la première impossibilité étant admise, de la présence dans le connaissant des formes universelles des choses extérieures, à moins d’en recourir à leur caractère inné, à quelque harmonie préétablie, à une déduction transcendantale, et tomber ainsi dans le pur et simple idéalisme, ou, à tout le moins, quelque augustinisme occasionaliste, qui ne requiert pas d’accès véritable à la chose même. Chez Thomas plus spécifiquement, une part du problème réside dans le mode d’exposition très différent employé dans les textes. J. A. Tellkamp l’avait déjà souligné. Nombre de passages, comme dans les commentaires du de anima ou la Somme de théologie, présentent la perception de manière très aristotélicienne, essentiellement à la manière dont les propriétés sensibles exercent leur causalité sur les organes. La difficulté surgit lorsqu’il faut concilier cette exposition « matérielle » avec l’affirmation souvent répétée selon laquelle l’âme est d’autre part réceptrice selon son mode propre de substance, à savoir immatériel. A la manière dont le verre réfracte les rayons du soleil ou dont un miroir reçoit l’image et la déforme, l’âme transforme l’image qu’elle reçoit et qui s’informe en elle sous les traits de la species. De manière paradigmatique, alors qu’il commente le Livre des causes, Thomas écrit : « Nam virtus animae est immaterialis, quamvis sit causa materialium, et est spiritualis, quamvis sit causa corporum […] »241. Cette facette de la doctrine de l’Aquinate servira de véritable leitmotiv à A. Hayen lorsqu’il cherchera à interpréter le rôle de l’intentio dans le corpus thomasien. Et le thomisme transcendantal, en général, 241

THOMAS D’AQUIN, Super Librum de causis expositio, prop. 14, p. 87.

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admet le caractère paradigmatique et ordonnateur d’une âme immatérielle vis-à-vis de l’ensemble des facultés. Tellkamp, plus conscient des aspects matérialistes hérités des Arabes, conclut au hiatus irréductible entre une connaissance intellectuelle manifestement ordonnée à l’universel, et la forme toujours singulière offerte par les sens242. Notons que dans l’exemple issu du de causis, élevé en paradigme par Tellkamp du versant « immatérialiste » et spirituel de la pensée thomasienne, rien n’est encore décisif en vérité. L’on pourrait en effet entendre par « esprits » ces « souffles » qui collaborent avec les humida corporels pour constituer les différents organes. Tout vient d’un humidum selon sa matière, et il faudrait encore déterminer plus précisément en quelle mesure les « eaux supérieures », parfois rapprochées par Thomas de l’influence du Verbe, ne possèdent pas également une influence déterminante dans les liens qui ordonnent connaturellement toutes choses aux pensées. En dépit de cette remarque, on ne peut toutefois nier que l’âme chez Thomas, en tant que forme substantielle unique, est la cause spécifique des parts matérielles de l’homme et de son évolution. La solution la plus attestée textuellement chez Thomas se fonde sur la notion de participation des causes inférieures aux supérieures. Et comme les parties sensitives et végétatives de l’âme participent en l’homme à l’intellectuelle, raison propre de leur être même, les mouvements organiques opérés par la perception sensible participent à la causalité plus générale des astres, dont émane la lumière. Dans ses Questions disputées de potentia, l’Aquinate établit l’analogie suivante : « Sed sciendum quod corpus habet duplicem actionem : unam quidem secundum proprietatem corporis, ut scilicet agat per motum (hoc enim proprium est corporis, ut motum moveat et agat) ; aliam autem actionem habet, secundum quod attingit ad ordinem substantiarum separatum, et participat aliquid de modo ipsarum ; sicut naturae inferiores consueverunt aliquid participare de proprietate naturae superioris, ut apparet in quibusdam animalibus, quae participant aliquam similitudinem prudentiae, quae propria est hominum. Haec autem est actio corporis, quae non est ad transmuttionem materiae, sed ad quamdam diffusionem similitudinis formae in medio secundum similitudinem spiritualis intentionis quae recipitur de re in sensu vel intellectu, et hoc modo sol illuminat aerem, et color speciem suam multiplicat in medio. Uterque autem modus actionis in istis inferioribus causatur ex corporibus caelestibus. Nam et ignis suo calore transmutat materiam, ex virtute corporis caelestis ; et corpora visibilia multiplicant suas species in medio, virtute luminis, cuius fons est in caelesti corpore. Unde si actio utraque corporis caelestis cessarent, nulla actio in istis inferioribus remaneret. Sed cessante motu caeli, 242

Cfr TELLKAMP, J. A., Sinne, Gegenstände und sensibilia, pp. 292-294.

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cessabit prima actio, sed non secunda ; et ideo cessante motu caeli, erit quidem actio in istis inferioribus illuminationis et immutationis medii a sensibilibus ; non autem erit actio per quam transmutatur materia, quam sequitur generatio et corruptio »243.

Selon Hayen, la lumière émanée des corps célestes exerçait une véritable vertu spiritualisante, quasi abstractive. Ainsi l’image sensible aurait-elle été spiritualisée dans le milieu, ce qui permettait son appréhension par l’intellect244. Nous n’irions pas jusque-là, à tout le moins s’il s’agit d’une pure et simple transformation des sensibles en intelligibles. Sans doute doit-on admettre plutôt qu’une matérialité spirituelle, particulièrement ténue, offre un substrat proportionné aux images sensibles dans le milieu ambiant, que Thomas tend en outre à réduire à une magnitudo ou quantité, non forcément simplement mathématique (au sens d’une pure abstraction intellectuelle). Mais nous l’avons dit, c’est sur la notion de participation que repose le principe général de la solution245. Si les species reçues par l’intellect ne sont pas impresses en effet, ou simplement reçues à la manière d’émanations des choses informant et transformant naturellement leurs sujets, c’est que l’âme possède déjà une inclination naturelle envers la réalité matérielle246. Ainsi explique-t-on également que la species soit un principe inconscient et structurel plutôt qu’une copie de l’objet de connaissance247. Or, on ne rendra compte d’une telle connaturalité qu’en fonction d’une causalité d’ordre supérieur, et par participation aux effets qui émanent d’elle, sous forme notamment de vertus formelles telles que la lumière. On ne peut que constater à nouveau l’importance de la hiérarchisation concentrique des sphères et des niveaux de causalité dans le système du monde thomasien, et regretter l’absence d’une thématisation plus approfondie de la problématique des proportions ou des quantités partagées par le sujet et la chose perçue, qui aurait peut-être mené à révéler quelque matière intelligible ou spirituelle commune, apte à rendre compte de manière plus complète de la connaturalité intentionnelle. Avec cette matérialité commune, intelligible ou spirituelle et quantitative, nous avons certes atteint un THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 5, a. 8, c. Cfr HAYEN, A., L’intentionnel dans la philosophie de Saint Thomas, pp. 127-138. « Puta, forma alicuius sensibilis prius fit in medio, ubi est spiritualior quam in re sensibili, et postmodum in organo sensus; et exinde derivatur ad phantasiam, et ad alias inferiores vires; et ulterius tandem perducitur ad intellectum » (THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de anima, a. 20, c.). 245 C’est également le terme utilisé par L. Spruit : cfr SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, pp. 170-173. 246 SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, p. 172. 247 Cfr Ibidem, p. 173. 243 244

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point d’intérêt, mais pas encore le dernier fondement de l’explication thomiste de la connaissance, ni d’ailleurs toutes les occurrences de la notion de matière. A s’en tenir à la causalité des sphères, on n’est en effet pas parvenu à ce qui fera l’originalité propre du thomisme, et l’on pourrait peut-être encore admettre quelque intellect universel à la façon d’Averroès, ou une illumination plus passivement participée, comme on la trouvait chez Albert le Grand. En outre, on ne peut que difficilement admettre en ce semblant de déterminisme causal, avoir trouvé le fondement de l’activité spirituelle. Notons simplement pour l’instant, et sans aucunement présumer de l’efficacité des réponses qu’il pourrait apporter, qu’un autre chemin, plus inhérent à l’activité de connaissance elle-même, était également possible afin de chercher à combler le fossé séparant la singularité matérielle et l’universel intelligible dans l’acte de connaissance, à savoir celui qui prend appui sur le moyen terme. Là encore cependant, on reconnaîtra que les textes ne permettent pas d’apporter une réponse absolument définitive. Quel pourrait-être ce moyen terme ? Le sens commun est qualifié de racine, tant des sens propres que de la mémoire, mais il n’appréhende que les formes seules. La cogitative, quant à elle, compose les intentions. On peut donc remarquer tout au plus que l’activité commune à celle du sens commun et de la cogitative est celle de la composition, et que toute composition nécessite un certain degré de réflexion. Or sans doute l’ébauche de réflexion entamée par les sens ne peut-elle être qu’une participation à l’activité de l’intellect qui l’ordonne, lui seul absolument réflexif au sens propre. Car la matière n’est de soi pas capable de réflexion, mais seulement de dispersion ou d’étendue, et les sens sont spargi ad multa. L’unité dynamique de l’activité intellectuelle en l’être humain donne chez Thomas le fin mot de toute analyse épistémologique et correspond bien à l’unicité ontologique de la substance, déterminée par la forme substantielle. Rien ne définit mieux un mode de subsister que le retour sur soi, ou l’actualisation la plus accomplie et par soi de sa puissance par son acte. Il faut, pour s’en rendre compte, s’élever à la sphère la plus élevée de la causalité, à savoir celle de l’être même, et nous acheminer vers une compréhension proprement métaphysique de l’acte intellectuel. En dernière instance, l’analyse de ce dernier ne peut se réduire à son aspect seulement épistémologique, ou à la manière dont il se voit actualisé de fait par son objet. Son activité ne peut à cet égard être abstraite de son enracinement ontologique dans la substance, que Thomas fait répondre à la création divine, seule propre à harmoniser les principes fondamentaux de l’intellection et de l’être même. Ainsi l’activité de l’intellect humain

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apparaît-elle dépendante de la cause première, en cette mesure où cette dernière apparaît comme le principe de tout esse, naturel comme intentionnel, et par là encore de tout agir248. Sans être cause prochaine de l’intellection même, Dieu donne à tout être intelligent les principes mêmes selon lesquels il peut opérer, jusqu’en cette mesure en définitive où, par la providence divine, toute vertu est ordonnée à son acte propre et se meut vers celui-ci249. Il nous faut donc nous pencher maintenant de manière plus précise sur l’intellect lui-même, tout en cherchant à mettre en valeur la structure métaphysique qui sous-tend son action. III.3. L’INTELLECT Les images des choses sensibles agissent sur notre esprit. Ainsi, « intelliger est pâtir en quelque façon »250. Pourtant ces formes sensibles ne peuvent agir au sens propre sur notre intellect (patient) que dans la mesure où elles sont abstraites et rendues immatérielles par la « lumière de l’intellect agent », « et rendues ainsi en quelque manière homogènes à l’intellect possible en lequel elles agissent »251. C’est principalement sous l’influence d’Alexandre d’Aphrodise que la tradition attribua les noms d’intellect « hylique », « matériel » ou encore « possible », et d’intellect « poiétique » ou « agent » aux deux fonctions de l’intellect distinguées par le Stagirite252. C’est alors vers une thématisation de plus en plus affirmée des caractères récepteurs et producteurs de l’intellect que la tradition aristotélicienne s’est acheminée. III.3.1. Intellect possible Attardons-nous tout d’abord à l’intellect possible. Tout comme la connaissance intellectuelle est parfois chez l’homme réalisée en acte, il 248 Cfr BAZAN, B. C., « Le dialogue philosophique entre Siger de Brabant et Thomas d’Aquin », p. 130 ; THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 9, q. 1, a. 2, ad 4 : « […] sicut in actionibus naturalibus inferius agens non habet efficaciam in productione effectus nisi per virtutem agentis primi, quae vehementius imprimit in effectum ; ita etiam in intellectualibus inferior illuminans nihil potest efficere nisi per virtutem primi illuminantis : et propter hoc ipse Deus est qui omnes docet […] » ; IDEM, In II Sent., d. 28, q. 1, a. 5, ad 1, 3, 5 ; IDEM, In Boethii de Trinitate expositio, q. 1, a. 1, ad 6. 249 Cfr THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 1, a. 1, c. 250 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 10, a. 6, ad 9. 251 Ibidem, q. 10, a. 6, ad 1. 252 Cfr DE LIBERA, A., L’art des généralités, p. 27.

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arrive qu’elle ne soit que sous la raison de puissance. Il doit donc exister en l’homme, nous dit Thomas, « un principe intellectif qui soit en puissance aux intelligibles »253. Celui-ci est l’intellect possible, qui est en puissance de tous les objets intelligibles par l’homme et apte à tous les recevoir. Il est donc ouvert à l’intellection des formes de toutes les réalités sensibles, puisque celles-ci constituent les objets les plus propres de la connaissance humaine. En tant que possible ou intelliger en puissance, il ne possède cependant aucune nature sensible en acte. Il faut par conséquent admettre, afin de préserver l’universalité de sa réceptivité, qu’il n’est lié à aucun organe corporel, qui l’unirait indéfectiblement à un type déterminé d’objet sensible254. L’intellect doit donc être, comme nous l’avons souligné précédemment, distingué des puissances sensitives et n’être point considéré comme mélangé avec le corps (permixtam corpori)255, ou encore comme une simple modification de la matière, tel qu’il l’était chez Démocrite ou chez Alexandre. D’autre part, il ne s’agit pas de tomber dans l’erreur opposée, qui consisterait à dépouiller l’intellect possible de toute nature sensible en sorte qu’il soit considéré comme « une certaine substance séparée selon l’être du corps »256. Cette position était notamment celle d’Averroès, qui s’était frontalement opposé à l’interprétation d’Alexandre, selon laquelle l’intellect matériel était une « faculté engendrée, de sorte que l’on estime à son propos ce que l’on pense des autres facultés de l’âme, à savoir qu’elles sont des préparations produites essentiellement (per se) dans le corps par mélange et complexion »257. Alexandre, selon Averroès, ne voit rien d’inacceptable à ce qu’un être si admirable soit tiré du mélange des éléments, dans la mesure où ce mélange apparaît tellement développé que son résultat se trouve en vérité très éloigné de la substance des éléments eux-mêmes258. Cette opinion cependant, s’écarte en tout, selon Averroès, de celle du Stagirite : « Et ista opinio in substantia intellectus materialis maxime distat a verbis Aristotelis et ab eius demonstratione ; a verbis autem ubi dicit quod intellectus materialis est separabilis, et quod non habet instrumentum corporale, et quod est simplex et non patiens, idest non transmutabilis, et ubi laudat THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 2, c. Cfr Idem. Cfr également THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 59. 255 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 2, c. 256 Idem. 257 AVERROÈS, Commentarium magnum in Aristotelis de anima libros, L. III, cap. 5, p. 394. 258 Cfr Idem : « Et dicit hoc non esse inopinabile, scilicet ut et mixtione elementorum fiat tale esse nobile mirabile, licet sit remotum a substantia elementorum propter maximam mixtionem ». 253 254

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Anaxagoram in hoc quod dixit quod est non mixtus cum corpore ; a demonstratione vero sicut scitum est in hoc quod scripsimus. Alexander autem exponit demonstrationem Aristotelis a qua conclusit intellectum materialem esse non passivum, neque aliquid hoc, neque corpus neque virtutem in corpore, ita quod intendebat ipsam preparationem, non subiectum preparationis. Et ideo dicit in suo libro de Anima quod intellectus materialis magis assimilatur preparationi que est in tabula non scripta quam tabule preparate ; et dicit quod ista preparatio potest dici vere quod non est aliquid hoc, neque corpus neque virtus in corpore, et quod non est passiva »259.

Ce que dit Alexandre, conclut Averroès, « n’a aucune valeur ». Alexandre, en effet, a fait de l’intellect matériel une « disposition sans sujet »260, ou comme le dit Thomas, une « préparation » qui ne s’identifie à aucune nature sensible déterminée, « une simple relation et un ordre d’une chose à une autre »261. Or une « préparation » ne peut être par elle-même réceptrice, dans la mesure où elle disparaît dès que la réception advient. Une telle « préparation » ne sera donc jamais que l’accident propre d’un sujet récepteur qui, quant à lui, demeure lorsque l’alphabet des formes intelligibles est écrit sur les tablettes de l’intelligence262. Thomas emboîte le pas aux critiques d’Averroès263. D’une part, l’intellect possible ne résulte point d’une synthèse organique déterminée et n’est donc point mêlé au corps, car sinon, puisqu’une réalité immatérielle est plus noble qu’une réalité matérielle, l’effet ne serait pas proportionné à sa cause264. D’autre part, Thomas affirme qu’on ne peut réduire les qualités de l’intellect possible à celles d’une simple préparation, faisant totalement abstraction du sujet préparé, car cela reviendrait à pouvoir appliquer le rapport qu’il entretient avec ses objets à quantités d’autres rapports, comme par exemple à la relation qu’entretiennent les sens avec les sensibles265. Or 259 260

p. 73.

Ibidem, p. 395. Cfr HAMELIN, O., La théorie de l’intellect d’après Aristote et ses commentateurs,

261 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 62 ; IDEM, In II Sent., d. 17, q. 2, a. 1, c. 262 Cfr AVERROÈS, Commentarium magnum in Aristotelis de anima libros, L. III, n. 5, p. 396. 263 En dépit de l’hapax que représente le §55 du traité sur l’unité de l’intellect, où Thomas semble défendre une interprétation différente d’Alexandre contre les critiques d’Averroès. Cfr sur ce point, qui ne modifie en rien le fond de la doctrine même de Thomas mais résulte vraisemblablement d’une stratégie d’argumentation liée à l’adversaire à combattre, mêlée à l’extrême difficulté pour un lecteur latin du Moyen Age de posséder un état des lieux fiable des thèses propres à Alexandre : DE LIBERA, A., L’Unité de l’intellect de Thomas d’Aquin, pp. 165-180. 264 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 62. 265 Cfr Ibidem.

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le Stagirite a rejeté de telles identifications lorsqu’il a distingué réceptions matérielles et spirituelles. Plus simplement, ce serait faire de l’intellect possible une privation ou un simple contraire, actualisé et transformé spécifiquement par la forme intelligible qui lui advient. Une disposition dans l’ordre corporel ou sensible, demande son effectuation par un acte déterminé. L’intellect possible, rappelle l’Aquinate, peut recevoir toutes les espèces intelligibles, à la manière d’une tablette sur laquelle rien n’est écrit ; or le rôle d’une préparation en tant que telle n’est pas de recevoir « mais d’être effectuée »266. Thomas accorde donc le fait que l’acte d’intellection lui-même est une opération à laquelle ne participe aucun organe corporel267 ; il n’en découle point pour autant qu’il faille faire de l’intellect une substance tout à fait séparée selon l’être du corps, comme le prétend Averroès. Selon Alexandre, la perfection de l’intellect, dans la mesure même où elle est la perfection première d’un corps naturel organisé, doit être engendrée à partir du corps sous une raison identique à toutes les autres parties de l’âme. Les différentes formes que constituent ces parties sont dès lors dites formes en un sens univoque ou quasi-univoque. Par là, remarque Averroès, le commentateur grec nie qu’il existe une perfection de l’âme d’une toute autre signification et qui soit séparée, comme le pilote l’est du navire268. Alexandre, puisqu’il fait dépendre de la complexion des éléments la préparation initiale des ultimes perfections de l’âme, tes les intelligibles, conduit à faire de ces perfections quelque chose de produit par la substance des éléments269. Il fallait plutôt dire, fidèlement à l’opinion répandue, affirme Averroès, que ces facultés préparatrices étaient produites par un moteur extrinsèque270. Ainsi l’intellect matériel ne pouvait-il être qu’une substance tout à fait séparée selon l’être du corps et des autres parties de l’âme en commerce avec celui-ci. Cette position, dans laquelle nous pourrions également, à l’instar de la Somme de théologie, reconnaître les traits 266

Cfr Ibidem. Cfr par exemple : « […] ex hac etiam ratione deceptus fuit Auerroys : putauit enim quod, quia Aristotiles dixit intellectum possibilem esse separatum, quod esset separatus secundum esse, et per consequens quod non multiplicaretur secundum multiplicationem corporum. Set Aristotiles intendit quod intellectus possibilis est uirtus anime, que non est actus alicuius organi quasi habeat operationem suam per organum corporale […] » (THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 9, ad 8.) 268 Cfr AVERROÈS, Commentarium magnum in Aristotelis de anima libros, L. III, cap. 5, p. 397. 269 Cfr Ibidem, pp. 397-398. 270 Cfr Idem. 267

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du platonisme271, mène à l’absurdité, du point de vue thomiste, selon laquelle l’homme, en tout état de cause, « ne penserait pas »272. Cette dernière thèse est en effet intimement liée à celle de l’unité de l’intellect pour tous les hommes, présente chez Averroès et les « averroïstes » latins273. Et de fait, « ce qui est, selon l’être, séparé du corps, ne peut être en aucune manière multiplié par la multiplication des corps »274. Enfin, la doctrine d’Averroès entre immédiatement en contradiction avec la thèse de l’unicité de l’âme, ou de la forme substantielle en l’homme. Thomas définit l’âme, à la suite du deuxième livre du De Anima, comme l’« acte 271 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 79, a. 3, c. : « Posuit enim Plato formas rerum naturalium sine materia subsistere, et per consequens eas intelligibiles esse, quia ex hoc est aliquid intelligibile actu, quod est immateriale. Et huiusmodi vocabat species, sive ideas, ex quarum participatione dicebat etiam materiam corporalem formari, ad hoc quod individua naturaliter constituerentur in propriis generibus et speciebus ; et intellectus nostros, ad hoc quod de generibus et speciebus rerum scientiam haberent. Sed quia Aristoteles non posuit formas rerum naturalium subsistere sine materia ; formae autem in materia existentes non sunt intelligibiles actu, sequebatur quod naturae seu formae rerum sensibilium, quas intelligimus, non essent intelligibiles actu. Nihil autem reducitur de potentia in actum, nisi per aliquod ens actu, sicut sensus fit in actu per sensibile in actu. Oportebat igitur ponere aliquam virtutem ex parte intellectus, quae faceret intelligibilia in actu, per abstractionem specierum a conditionibus materialibus » ; Ibidem, q. 79, a. 4, c. : « Nulla autem actio convenit alicui rei, nisi per aliquod principium formaliter ei inhaerens ; ut supra dictum est, cum de intellectu possibili ageretur. Ergo oportet virtutem quae est principium huius actionis, esse aliquid in anima. Et ideo Aristoteles comparavit intellectum agentem lumini, quod est aliquid receptum in aere. Plato autem intellectum separatum imprimentem in animas nostras, comparavit soli ; ut Themistius dicit in commentario tertii de anima ». Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 3, c. : « Forme et species rerum naturalium per proprias operationes cognoscuntur. Propria autem operatio hominis, in eo quod est homo, est intelligere et ratione uti. Vnde oportet quod principium huius operationis, scilicet intellectus, sit illud quo homo speciem sortitur, et non per animam sensitiuam aut per aliam uim eius. Si igitur intellectus possibilis est unus in omnibus, uelut quedam substantia separata, sequetur quod omnes homines sortiantur speciem per unam substantiam separatam, quod est simile positioni ydearum et eamdem difficultatem habens ». 272 La proposition selon laquelle « l’homme ne pense pas » est condamnée dès 1270. Cfr à ce propos DE LIBERA, A., « Introduction », in THOMAS D’AQUIN, Contre Averroès, p. 22. 273 Thomas écrit en 1270 : « Inoleuit siquidem iam dudum circa intellectum error apud multos, ex dictis Auerroys sumens originem, qui asserere nititur intellectum quem Aristotiles possibilem uocat, ipse autem incouenienti nomine materialem, esse quandam substantiam secundum esse a corpore separatam, nec aliquo modo uniri ei ut forma ; et ulterius quod iste intellectus possibilis sit unus omnium hominum. Contra que iam pridem plura conscripsimus ; sed quia errantium impudentia non cessat ueritati reniti, propositum nostre intentionis est iterato contra eundem errorem conscribere aliqua quibus manifeste predictus error confutetur » (THOMAS D’AQUIN, De unitate intellectus, cap. 1). Thomas vise en fait le développement de « l’averroïsme » au sein de la faculté des arts, chez Siger de Brabant notamment. 274 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 3, c.

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premier d’un corps physique, organique, en puissance de vie »275. Cette définition, précise-t-il, « s’applique universellement à toute âme », c’est-àdire également à l’âme intellectuelle, qui, bien que séparable du corps, en constitue aussi l’acte276. L’intellect est une partie et une puissance de l’âme distincte des autres parties de cette dernière ; cela ne signifie pas qu’il doive être exclu de la commune définition de l’âme, assure Thomas277. L’intellect possible n’est autre qu’une partie de la substance humaine. L’Aquinate condamnera les « erreurs » averroïstes à de multiples reprises. Tout d’abord, argumente-t-il : « Si autem intellectus possibilis esset substantia separata, impossibile esset quod eo intelligeret homo. Non enim est possibile quod si aliqua substantia operatur aliquam operationem uel actionem, quod illa operatio sit alterius substantie ab ea diverse : licet duarum substantiarum diuersarum una possit esse alteri causa operandi ut principale agens instrumento, tamen actio principalis agentis non est actio instrumenti eadem secundum numerum, cum actio principalis agentis sit in mouendo instrumentum, actio uero instrumenti in moueri a principali agente et mouere aliquid alterum. Sic igitur si intellectus possibilis sit substantia separata secundum esse ab hoc homine uel ab illo, impossibile est quod intelligere intellectus possibilis sit intelligere huius hominis uel illius. Vnde, cum ista operatio que est intelligere, non attribuatur alii principio in homine nisi intellectui possibili, sequitur quod nullus homo aliquid intelligat »278.

Ce que Thomas explique encore ainsi : « Videtur enim primo aspectu hoc esse impossibile quod unus intellectus possibilis sit omnium hominum. Manifestum est enim quod intellectus possibilis comparatur ad perfectiones scientiarum sicut perfectio prima ad secundam, et per intellectum possibilem sumus in potentia scientes ; et hoc cogit ad ponendum intellectum possibilem. Manifestum est autem quod perfectiones scientiarum non sunt eadem in omnibus, cum quidam inueniantur habere scientias quibus alii carent. Hoc autem uidetur inconueniens et impossibile quod perfectio secunda non sit una in omnibus, perfectione prima existente una in eis ; sicut est impossibile quod unum subiectum primum sit in actu et in potentia respectu eiusdem forme, sicut quod superficies sit in potentia et actu simul alba »279.

Averroès, nous dit Thomas, tenta d’écarter ces difficultés en soutenant qu’il existe bel et bien un certain lien entre l’homme et l’intellect possible. Une continuité ou conjonction entre ceux-ci pourrait en effet être maintenue 275 276 277 278 279

THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 61. Cfr Idem. Cfr Idem. THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 2, c. Ibidem, a. 3, c.

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par l’intermédiaire des phantasmes, qui sont, comme le soulignait déjà Aristote, vis-à-vis de l’intellect possible comme les objets sensibles par rapport aux sens ou les couleurs par rapport à la vue280. L’espèce intelligible serait présente, à la fois selon l’être intelligible dans l’intellect possible, et selon l’être réel dans le phantasme. Ou dit autrement, l’espèce intelligible, qui est la perfection de l’intellect possible, n’est autre qu’abstraite des phantasmes281. Il existerait dès lors une certaine union de continuité entre les phantasmes et l’intellect possible, en raison de la présence, en chacun d’eux, de l’espèce intelligible. Puisque les phantasmes sont reçus en l’homme singulier par la faculté imaginative, liée au corps, il faut semble-t-il admettre l’existence d’une certaine continuité entre l’homme singulier et l’intellect possible282. Cela expliquerait notamment comment les espèces intelligibles ne sont pas identiques en tous, et favorisent la diversité dans la possession des sciences pour les hommes, car ces dernières proviendraient de la multiplicité des phantasmes, sans être foncièrement multipliées sous les auspices de l’intellect possible283. Mais l’on doit posséder une puissance cognitive, rétorque Thomas, et non simplement l’espèce connaissable, afin d’être doué de connaissance. L’homme donc, au moyen de l’union par continuité promue par Averroès, « […] non habebit quod sit intelligens, set solum quod intelligatur, uel ipse uel aliquid eius […]. Si enim sic se habent fantasmata ad intellectum possibilem sicut colores ad uisum, non erit secundum predicta alia continuatio intellectus possibilis ad nos per fantasmata quam que est uisus ad parietem per colores. Paries autem non habet per hoc quod colores sunt in eo quod uideat, set quod uideatur tantum. Vnde et homo non habebit per hoc quod fantasmata sunt in eo quod intelligat, set solum quod intelligatur »284.

Seul l’être pourvu d’intellect, en effet, est intelligent et susceptible de comprendre. Ce dont l’espèce intelligible est abstraite par l’intellect, est au contraire passivement compris. « Per hoc igitur quod species intelligibilis intellectui unita est in homine per aliquem modum, non habebit homo quod sit intelligens, sed solum quod intelligatur ab intellectu separato »285. 280

Cfr Ibidem, a. 2, c. Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 2, c. 282 Cfr Idem ; THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 2, c. 283 Cfr Ibidem, a. 3, c. 284 Ibidem, a. 2, c.; Cfr également THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 2, c. 285 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 59. 281

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Ou encore, puisqu’il ne semble point possible, selon Averroès, que concevoir intellectuellement soit le fait de cet homme-ci ou de cet hommelà, il s’ensuit que ces derniers ne conçoivent intellectuellement que par l’acte d’intellection, par l’intelligere même de l’intellect possible, unique et séparé. Ainsi l’acte d’intellection de deux hommes différents pourra certes être autre s’ils conçoivent des objets différents, ou en un temps différent, mais si l’acte d’intellection lui-même, c’est-à-dire l’activité de l’intellect possible, demeure unique et séparé, alors deux hommes saisissant le même objet au même moment devraient avoir « un acte de conception intellectuelle un et identique numériquement, ce qui est manifestement impossible »286. Les thèses de la conjonction de l’homme et de l’intellect possible ainsi que de la double présence de l’espèce dans l’intellect et dans le phantasme, n’expliquent pas en outre comment l’homme saisira, en quelque sorte simultanément, l’être présent réellement dans le phantasme, et abstrait dans l’intellect. Comment une espèce pourra-t-elle prendre place, sous deux statuts radicalement différents, au même moment dans la connaissance humaine ? Faut-il faire dépendre l’intellect en l’homme de l’exercice même, effectif et ponctuel, de son acte de sensation, ce à quoi semble mener la thèse averroïste ? L’intellect n’advient-il pas bien plutôt à l’homme dès le premier moment de sa génération pour lui rester indéfectiblement lié ? Est-ce que l’intellect possible entrera en contact avec les images par la médiation de l’espèce intelligible, ou n’adviendra-t-il à l’acte précisément que par l’abstraction de l’espèce à partir des phantasmes, d’une manière donc qui le sépare de ceux-ci ? A nouveau, il semble bien qu’il faille admettre, dans la thèse d’Averroès, que l’homme soit d’une certaine façon pensé par l’intellect possible, en vertu des phantasmes qui résident dans sa sensibilité, plutôt que ce ne soit l’homme même qui pense par ce dernier287. THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 3, c. Cfr THOMAS D’AQUIN, De unitate intellectus, cap. 3 : « Quorum unus, Averroes, ponens huiusmodi principium intelligendi quod dicitur intellectus possibilis, non esse animam nec partem animae, nisi aequivoce, sed potius quod sit substantia quaedam separata, dixit quod intelligere illius substantiae separatae est intelligere mei vel illius, in quantum intellectus ille possibilis copulatur mihi vel tibi per phantasmata quae sunt in me et in te. Quod sic fieri dicebat. Species enim intelligibilis, quae fit unum cum intellectu possibili, cum sit forma et actus eius, habet duo subiecta: unum ipsa phantasmata, aliud intellectum possibilem. Sic ergo intellectus possibilis continuatur nobiscum per formam suam mediantibus phantasmatibus; et sic, dum intellectus possibilis intelligit, hic homo intelligit. Quod autem hoc nihil sit, patet tripliciter. Primo quidem, quia sic continuatio intellectus ad hominem non esset secundum primam eius generationem, ut Theophrastus dicit et Aristoteles innuit in secundo Physic., ubi dicit quod terminus naturalis considerationis de formis 286 287

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Enfin, les formes et les espèces des êtres naturels sont connues par les opérations de ceux-ci. Or l’opération la plus propre de l’homme est bien de saisir par intellection288. Il s’en suivrait donc que, comme le pensait Platon, l’homme tire son espèce d’un principe entièrement séparé, sans rapport avec le corps. Mais le Stagirite est déjà parvenu à la conclusion que les principes d’une espèce sont multipliés au sein de ses occurrences individuelles. L’intellect n’est donc pas considéré comme séparé pour tous les hommes. Et d’autre part, le principe de l’opération spécifique ne peut consister pour l’homme en son intellect passif, ou dans sa cogitative, comme le laissait entendre Averroès, nonobstant leur participation supérieure à la raison intellective. Les opérations de ces facultés ne s’exercent en effet que par un organe corporel, ce qui ne convient pas à l’intelligence. La théorie averroïste de la conjonction par les phantasmes, répliquait déjà Thomas dans sa Somme contre les Gentils, ne permet l’union de l’intellect possible avec l’homme qu’au moyen de l’imagination ou de la fonction cogitative, à laquelle correspond l’estimative animale. On ne pourrait est ad formam, secundum quam homo generatur ab homine et a sole. Manifestum est autem quod terminus considerationis naturalis est in intellectu. Secundum autem dictum Averrois, intellectus non continuaretur homini secundum suam generationem, sed secundum operationem sensus, in quantum est sentiens in actu. Phantasia enim est motus a sensu secundum actum, ut dicitur in libro de anima. Secundo vero, quia ista coniunctio non esset secundum aliquid unum, sed secundum diversa. Manifestum est enim quod species intelligibilis, secundum quod est in phantasmatibus, est intellecta in potentia ; in intellectu autem possibili est secundum quod est intellecta in actu, abstracta a phantasmatibus. Si ergo species intelligibilis non est forma intellectus possibilis nisi secundum quod est abstracta a phantasmatibus, sequitur quod per speciem intelligibilem non continuatur phantasmatibus, sed magis ab eis est separatus. Nisi forte dicatur quod intellectus possibilis continuatur phantasmatibus, sicut speculum continuatur homini cuius species resultat in speculo. Talis autem continuatio manifestum est quod non sufficit ad continuationem actus ; manifestum est enim quod actio speculi, quae est repraesentare, non propter hoc potest attribui homini : unde nec actio intellectus possibilis propter praedictam copulationem posset attribui huic homini qui est Socrates, ut hic homo intelligeret. Tertio, quia dato quod una et eadem species numero esset forma intellectus possibilis, et esset simul in phantasmatibus : nec adhuc talis copulatio sufficeret ad hoc, quod hic homo intelligeret. Manifestum est enim, quod per speciem intelligibilem aliquid intelligitur, sed per potentiam intellectivam aliquid intelligit ; sicut etiam per speciem sensibilem aliquid sentitur, per potentiam autem sensitivam aliquid sentit. Unde paries, in quo est color, cuius species sensibilis in actu est in visu, videtur, non videt, animal autem habens potentiam visivam, in qua est talis species, videt. Talis autem est praedicta copulatio intellectus possibilis ad hominem, in quo sunt phantasmata quorum species sunt in intellectu possibili, qualis est copulatio parietis in quo est color, ad visum in quo est species sui coloris. Sicut igitur paries non videt, sed videtur eius color ; ita sequeretur quod homo non intelligeret, sed quod eius phantasmata intelligerentur ab intellectu possibili. Impossibile est ergo salvari quod hic homo intelligat, secundum positionem Averrois ». 288 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 3, c. ; IDEM, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 9, c.

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donc dire que c’est par son intelligence que l’homme diffère spécifiquement des autres animaux289. L’homme, en effet, doit être spécifié par le principe qui est à la source des opérations intellectuelles, puisque c’est par elles qu’il se différencie. Or le principe d’une opération immatérielle doit être lui-même immatériel. Et l’imagination, tout comme la mémoire, dépend des sens. La cogitative, qui, unie à ces facultés, prépare les images à recevoir l’influence de l’intellect agent en distinguant et comparant les intentions individuelles, est quant à elle située par les médecins au centre du cerveau290. Quant à l’intellect possible, il n’opère pas, selon Thomas, par un organe du corps, tout en demeurant spécifiquement lié à celui-ci, puisqu’il a besoin de son activité, grâce à laquelle les images sont produites291. L’intellect possible est une certaine puissance ou « faculté » (vis) de l’âme humaine. Il est ce qui dans l’âme humaine, forme du corps, « excède la capacité de toute la matière corporelle » et est en puissance vis-à-vis des objets intelligibles292. En tant que puissance de l’âme humaine, l’intellect possible est « multiplié suivant la multiplication de la substance de l’âme elle-même »293. L’âme humaine est unie au corps dans la mesure où elle ne possède pas en elle-même une espèce achevée. L’achèvement de l’espèce est en effet propre au composé. « Vnde quod sit unibilis huic aut illi corpori multiplicat animam secundum numerum, non autem secundum speciem, sicut et hec albedo differt numero ab illa ex hoc quod est esse huius uel illius subiecti. Sed in hoc differt anima humana ab aliis formis, quod esse suum non dependet a corpore ; unde nec esse indiuiduatum eius a corpore dependet. Vnumquodque enim in quantum est unum, est in se indiuisum et ab aliis distinctum »294.

En outre, il faut bien comprendre que, pour Thomas, « le phantasme n’est pas le sujet de l’espèce intelligible en tant qu’elle est saisie intellectuellement en acte, mais davantage, par l’abstraction des phantasmes, elle devient saisie intellectuellement en acte »295. Les intelligibles susceptibles de mouvoir l’intellect possible ne se trouvent pas tels quels dans la nature. « En effet, notre intellect possible saisit quelque chose comme un, présent en de multiples objets et dit de cette multiplicité »296. L’intellect possible 289 290 291 292 293 294 295 296

Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 59. Cfr Ibidem, II, 60. Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 2, c. Cfr Ibidem, a. 2, c. Cfr Ibidem, a. 3, c. Idem. Ibidem, a. 2, c. Ibidem, a. 4, c.

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n’est à vrai dire actualisé que par une espèce intelligible déjà saisie intellectuellement en acte, c’est-à-dire abstraite des phantasmes. Ainsi, l’existence d’un intellect agent, en plus de l’intellect possible, s’avère nécessaire à la théorie thomasienne de l’abstraction. Si les intelligibles en effet, c’està-dire les universels, subsistaient dans la nature des choses elles-mêmes, ou dans les phantasmes sensibles, ce qui serait une théorie en quelque sorte de souche platonicienne, « il n’y aurait aucune nécessité de poser un intellect agent, parce que les intelligibles par eux-mêmes mouvraient l’intellect possible »297. « D’où Aristote, conclut S. Thomas, apparaît conduit par cette nécessité à poser un intellect agent parce qu’il ne fut pas en accord avec la théorie de Platon à propos de la position des idées »298. Puisque l’intellect possible, en tant que passif, ne peut produire les intelligibles qui le meuvent, il doit exister également un intellect agent, capable de réaliser cette production299. Cette dernière s’effectue « par abstraction de la matière et des conditions matérielles qui sont les principes de l’individuation »300.

III.3.2. Intellect agent Mais l’on pourrait se poser à bon droit cette question : si l’unité de l’intellect possible pour tous les hommes doit être disqualifiée, qu’en est-il en ce qui concerne l’intellect agent ? Et d’ailleurs Thomas ne concède-t-il pas que l’affirmation selon laquelle « l’intellect agent est un et séparé semble avoir plus de raison que la même affirmation à propos de l’intellect possible »301. Puisque « l’agent se trouve séparé de ce qu’il réduit à l’acte »302, l’intellect agent devrait être à tout le moins séparé de l’intellect possible. S’il est absolument séparé, l’intellect agent possédera une substantialité propre. Averroès l’attribue donc à la sphère de la lune. Mais, rétorque Thomas, c’est en lui-même que l’homme fait l’expérience de l’abstraction, ou de la production, à partir des phantasmes, d’intelligibles en acte303. Aussi doit-il exister en lui un principe formel à partir duquel il opère : « Oportet autem in unoquoque operante esse aliquod formale principium quo formaliter operetur. Non enim potest aliquid formaliter operari per id 297 Idem. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 9, c. 298 THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 4, c. 299 Cfr Idem. 300 Idem. 301 Ibidem, a. 5, c. 302 Idem. 303 Idem.

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quod est secundum esse separatum ab ipso, set etsi id quod est separatum sit principium motiuum ad operandum, nichilominus oportet esse aliquid intrinsecum quo formaliter operetur, siue illud sit forma siue qualiscumque impressio »304.

Tout comme il existe un principe formel selon lequel nous recevons les intelligibles (l’intellect possible), il en existe un selon lequel nous les abstrayons (l’intellect agent). La distinction de ces deux principes formels ne doit pas nous émouvoir outre mesure. Ils n’entrent en aucun cas en concurrence chez Thomas avec la doctrine de l’unicité de la forme substantielle, c’est-à-dire de l’âme intellectuelle en ce qui concerne l’homme. L’intelligence est seulement une puissance de l’âme et non son essence. En Dieu seul, l’intelligence est l’essence305. Contre Averroès, qui interprétait la séparation de l’intellect établie par Aristote comme une séparation d’avec le corps, Thomas soutient qu’il faut plutôt dire que l’intellect n’est séparé que des autres parties de l’âme, c’està-dire des autres puissances de cette dernière306. Et lorsqu’Aristote soutient que « la faculté sensitive n’est pas sans le corps, mais l’intellect, lui, est séparé », il ne faut point en conclure, comme les averroïstes, que l’intellect n’est ni l’âme elle-même, ni une partie de celle-ci, mais une substance séparée. Il s’agissait alors pour le Stagirite, nous dit Thomas, de démontrer simplement « que la faculté sensitive n’est pas sans le corps, et que l’intellect est séparé, parce que le sens possède un organe, et pas l’intellect »307. L’intellect, soutient Thomas, est bien quelque chose de l’âme, elle-même acte du corps, et n’est séparé des autres puissances de celle-ci que parce qu’il n’est point doté d’organe corporel308. Les formes semblent posséder, en proportion de leur noblesse, des facultés toujours plus élevées par rapport à la matière. « […] unde ultima formarum, que est anima humana, habet uirtutem totaliter supergredientem materiam corporalem, scilicet intellectum. Sic ergo intellectus separatus est quia non est uirtus in corpore ; sed est uirtus in anima, anima autem est actus corporis. Nec dicimus quod anima, in qua est intellectus, sic excedat materiam corporalem quod non habeat esse in corpore ; sed quod intellectus, quem Aristotiles dicit potentiam anime, non est actus corporis : neque enim anima est actus corporis mediantibus suis potentiis, sed anima per se ipsam est actus corporis dans corpori esse specificum »309.

304 305 306 307 308 309

Idem. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 79, a. 1, c. Cfr THOMAS D’AQUIN, De unitate intellectus, cap. 1. Idem. Cfr Idem. Idem.

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Puisque l’opération de l’intellect ne s’effectue par aucun organe corporel en propre, il ne peut être lui-même l’acte d’un corps310. En l’homme, intellects possible et agent sont deux puissances de l’âme, mais se situent l’un et l’autre « dans la même substance » de celle-ci311, puisqu’« il n’est pas impossible que quelque chose soit en puissance vis-à-vis de quelque chose et en acte vis-à-vis de cela même suivant différents rapports »312. L’intellect possible représente donc la potentialité de l’âme vis-à-vis des phantasmes issus d’objets naturels déterminés, mais reste en soi ouvert à tous les intelligibles. Il ne sera déterminé à tel ou tel objet que par l’abstraction d’une espèce intelligible à partir des phantasmes. Car il existe également dans l’âme « une certaine puissance »313, productrice d’immatérialité, qui abstrait les espèces de leurs conditions matérielles individuantes et sensibles, afin qu’elles puissent mouvoir l’intellect possible. L’intellect agent, ajoute Thomas, est « comme une certaine puissance (virtus) participée provenant de quelque substance supérieure, à savoir de Dieu »314. Ainsi l’intellect agent semblerait-il devoir être à la fois puissance de notre âme individuelle, et puissance de Dieu. Thomas s’en explique en ces termes : « […] cum posuerimus intellectum agentem esse quamdam uirtutem participatam in animabus nostris uelut lumen quoddam, necesse est ponere aliam causam exteriorem a qua illud lumen participetur. Et hanc dicimus Deum, qui interius docet in quantum huiusmodi lumen anime infundit ; et supra huiusmodi lumen naturale addit pro suo beneplacito copiosius lumen ad cognoscendum ea ad que naturalis ratio attingere non potest, sicut est lumen fidei et lumen prophetie »315.

L’intellect matériel, tel qu’interprété par Averroès, en tant que faculté unique en tous les hommes, destinée à la réception des intelligibles, pouvait bien être qualifié par un interprète récent du grand philosophe arabe de « matière à penser »316. Dans le même ordre d’idées, O. Hamelin voulait 310 Cfr Idem. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 59 où Thomas montre que l’intellect possible ne peut être dit forme du corps : « Si esset forma alicuius corporis materialis, esset eiusdem generis receptio huius intellectus, et receptio materiae primae. Id enim quod est alicuius corporis forma, non recipit aliquid absque sua materia. Materia autem prima recipit formas individuales : immo per hoc individuantur quod sunt in materia. Intellectus igitur possibilis reciperet formas ut sunt individuales. Et sic non cognosceret universalia. Quod patet esse falsum ». 311 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 5, c. 312 Idem. 313 Cfr Idem. 314 Idem. 315 Ibidem, a. 5, ad 6. 316 Cfr MAZLIAK, P., Avicenne et Averroès. Médecine et biologie dans la civilisation de l’Islam, pp. 131s.

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l’identifier à la « matière intelligible »317. A n’en point douter, tant pour Averroès et les « averroïstes » que pour Thomas et Aristote, la subjectivité, qui n’a point encore le sens qu’elle acquerra avec la modernité, tient avant tout de l’hypokeimenon. Pour les averroïstes, affirme Thomas, une espèce intelligible possède un fondement subjectif à la fois dans l’intellect matériel, unique pour tous les hommes, et dans les images présentes à titre d’objet dans l’âme, ce qui, selon eux, permettrait à l’homme singulier de penser318. Mais nous avons vu qu’une prolongation ou un contact existant entre l’intellect matériel et l’âme par l’intermédiaire de la species ne suffisait point pour l’Aquinate à établir la faculté de penser pour un homme singulier. Tant que l’intellect séparé constitue la seule faculté cognitive qui supporte à titre de sujet les espèces et qu’elles ne se voient contenues dans l’âme humaine qu’à titre d’images objectives, on ne pourra dire que l’homme singulier les pense, mais plutôt qu’elles sont pensées par l’intellect possible séparé. Si l’âme n’est dite avoir de connaissance que dans la mesure où elle est le second sujet-hypokeimenon des espèces qu’elle possède à titre d’images, sans les posséder en quelque puissance cognitive propre, alors c’est l’homme et les espèces intelligibles qui informent son âme qui sont pensés. A. de Libera résume bien l’argumentation de Thomas lorsqu’il écrit : « Le vice rédhibitoire de l’averroïsme est de ne pouvoir saisir le pensant comme pensant, mais seulement comme pensé. Si, dans le système averroïste, la phrase Homo intelligit est impropre, ce n’est pas parce que – comme le proclame crânement l’anonyme de Giele – quelque chose d’autre pense en lui, mais parce qu’il est lui-même ce qui est pensé. Dire que l’image est le fondement objectif de la pensée de l’intellect ne permet pas d’expliquer l’acquisition de la pensée par l’homme : pour être humaine, la pensée doit être comprise comme une action immanente de l’homme, non comme une action transitive de l’intellect séparé »319.

Averroès avait lié la thèse de l’unité de l’intellect pour tous les hommes à celle de l’éternité de l’espèce humaine320, ce qui était bien évidemment 317 Cfr HAMELIN, O., La théorie de l’intellect d’après Aristote et ses commentateurs, p. 64 : « […] l’intellect matériel est un quatrième genre d’être : il n’est pas matière sans doute, mais il est quelque chose d’analogue à la matière. Peut-être, comme nous nous en assurerons plus loin, rendrait-on assez bien la pensée d’Averroès, en disant qu’il est la matière intelligible ». 318 Cfr THOMAS D’AQUIN, De unitate intellectus, cap. 3. 319 DE LIBERA, A., « Introduction », in THOMAS D’AQUIN, Contre Averroès, p. 68. 320 Cfr AVERROÈS, Commentarium magnum in Aristotelis de anima libros, L. III, cap. 5, p. 407. « […] opinandum est quod in anima sunt tres partes intellectus, quarum una est intellectus recipiens, secunda autem est efficiens, tertia autem factum. Et due istarum trium sunt eterne, scilicet agens et recipiens ; tertia autem est generabilis et corruptibilis

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particulièrement propice à susciter l’irritation des théologiens qui proclamaient la création du monde comme de l’homme par Dieu. Ainsi l’éternité du monde était, pour le Moyen Age latin, la thèse « averroïste » par excellence, condamnée une première fois le 10 novembre 1270, puis à nouveau le 7 mars 1277321. D’une manière assez proche d’Averroès, Siger de Brabant en appelait « à l’éternité des espèces pour justifier la vérité omnitemporelle des propositions analytiquement vraies »322. Au XIXe siècle, E. Renan écrivait : « La personnalité de la conscience ne s’est jamais bien clairement révélée aux Arabes. L’unité de la raison objective les a beaucoup plus frappés que la multiplicité de la raison subjective. […] Nous voudrions qu’Ibn-Roschd eût dit plus clairement qu’il ne l’a fait : L’unité de l’intellect ne signifie pas autre chose que l’universalité des principes de la raison pure et l’unité de constitution psychologique dans toute l’espèce humaine. On ne peut douter cependant que telle ne fut sa pensée, quand on l’entend répéter sans cesse que l’intellect actif ne diffère pas de la connaissance que nous avons de l’univers, que l’immortalité de l’intellect désigne l’immortalité du genre humain, et que si Aristote a dit que l’intellect n’est pas tantôt pensant, tantôt ne pensant pas, cela doit s’entendre de l’espèce, qui ne disparaîtra jamais, et qui sur quelque point de l’univers exerce sans interruption ses facultés intellectuelles »323.

Le « monopsychisme » d’Averroès aurait donc anticipé la doctrine moderne de l’universalité de la raison, tout en l’hypostasiant indûment324. uno modo, eterna alio modo. Quoniam, quia opinati sumus ex hoc sermone quod intellectus materialis est unicus omnibus hominibus, et etiam ex hoc sumus opinati quod species humana est eterna, ut declaratum est in aliis locis, necesse est ut intellectus materialis non sit denudatus a principiis naturalibus communibus toti speciei humane, scilicet primis propositionibus et formationibus singularibus communibus omnibus ; hec enim intellecta sunt unica secundum recipiens, et multa secundum intentionem receptam. Secundum igitur modum secundum quem sunt unica, necessario sunt eterna, cum esse non fugiat a subiecto recepto, scilicet motore, qui est intentio formarum ymaginatarum, et non est illic impediens ex parte recipientis. Generatio igitur et corruptio non est eis nisi propter multitudinem contingentem eis, non propter modum secundum quem sunt unica. Et ideo, cum in respectu alicuius individui fuerit corruptum aliquod intellectum primorum intellectorum per corruptionem sui subiecti per quod est copulatum cum nobis et verum, necesse est ut illud intellectum non sit corruptibile simpliciter, sed corruptibile in respectu uniuscuiusque individui. Et ex hoc modo possumus dicere quod intellectus speculativus est unus in omnibus » (Ibidem, pp. 406-407). 321 Cfr DE LIBERA, A., « note n° 204 », in AVERROÈS, L’intelligence et la pensée, p. 221. 322 DE LIBERA, A., « Introduction », in THOMAS D’AQUIN, Contre Averroès, p. 44. 323 RENAN, E., Averroès et l’averroïsme, pp. 136-138. 324 Cfr Ibidem, pp. 140-141 : « Le défaut de ce système est de séparer trop profondément les deux éléments du phénomène intellectuel, et d’introduire un agent cosmique dans un problème qui doit être résolu par la simple psychologie. Dresser l’homme comme une statue en face du soleil, et attendre que la vie descende pour l’animer, c’est attendre

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Selon Thomas, il n’est pas nécessaire de recourir à l’hypothèse de l’unicité de l’intellect agent pour expliquer l’universalité des principes de la raison : « Unde oportet quod omnes homines communicent in virtute quae est principium huius actionis, et haec est virtus intellectus agentis. Non tamen oportet quod sit eadem numero in omnibus. Oportet tamen quod ab uno principio in omnibus derivetur. Et sic illa communicatio hominum in primis intelligibilibus, demonstrat unitatem intellectus separati, quem Plato comparat soli ; non autem unitatem intellectus agentis, quem Aristoteles comparat lumini »325.

C’est encore ce que, somme toute, J. Maréchal opposera à l’idéalisme allemand, en revendiquant la possibilité, pour une connaissance objectivement universelle, de reposer en un sujet fini et contingent. Selon le jésuite belge, un Moi transcendantal, infini dans sa détermination objective, c’està-dire dans son ouverture aux objets possibles, n’est pas nécessairement également infini en sa subjectivité. Pourquoi une intelligence finie en effet, questionne-t-il, « ne serait-elle pas objectivement infinie, nous entendons : infinie comme capacité d’objets ? » Cet « assemblage de fini et d’infini » précise-t-il, est contradictoire en toute hypothèse sauf une seule, qui est bien entendu celle que défend Maréchal : « c’est que la conciliation de fini et d’infini s’opère par la finalité naturelle, par la tendance radicale de la puissance intellective. Une tendance, en effet, toujours contingente comme existence, et finie comme essence subjective (‘tamquam res quaedam’), peut, d’autre part, être infinie dans sa capacité objective, et absolue dans la nécessité qu’elle impose au devenir qu’elle oriente. La capacité et la nécessité objectives d’une tendance se mesurent l’impossible. Tout système qui place hors de l’homme la source de la raison, se condamne à ne jamais expliquer le fait de la connaissance. La psychologie ne doit s’adresser à aucun moteur externe pour remplir les lacunes de ses hypothèses ». E. Bloch, quant à lui, pensait découvrir dans l’universalité de l’intellect agent pour tout le genre humain professée par Avicenne puis Averroès, les prodrômes de l’Aufklärung et de son idéal de tolérance et de paix, obtenus par l’universalité de la raison, contre les sottises des zélotes d’une papauté bornée (Cfr BLOCH, E., Avicenna und die Aristotelische Linke, pp. 38-39). Ce traité de Bloch, d’une teneur idéologique et polémique affichée, est à prendre avec les plus grandes précautions de l’historien. Thomas n’y est point épargné. Si l’usage que l’Aquinate fait d’Avicenne, dont il reprend la doctrine des transcendantaux, permet à sa théorie de la connaissance d’échapper quelque peu à la « droite » aristotélicienne, la séparation qu’il introduit entre les formes inhérentes à la matière et les formes immatérielles séparées, appartenant à un monde supérieur, avec à leur sommet, la pure forme spirituelle divine, faisant par la même occasion de la matière en tant que pur possible, le degré le moins parfait du réel, le font tomber dans l’idéal hiérarchique de la classe conservatrice, pour laquelle le monde n’est qu’un vassal de la forme agente supérieure (Cfr Ibidem, pp. 46-48). 325 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 79, a. 5, ad 3.

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uniquement à l’ampleur et à la nécessité de la Fin dernière de celle-ci, tandis que l’existence même, et l’essence subjective de la tendance dépendent de conditions fatalement limitatrices et contingentes, dont la première – on le démontre – est la réception d’une motion naturelle proportionnée à la Fin dernière »326.

La subjectivité finie apparaît alors dans son mouvement finalisé, c’està-dire en tant que ce dernier est considéré sous la perspective du tout ou de l’imposition de la forme à une matière qui s’étend, comme une « fonction d’absolu », et son dynamisme est le mouvement même de « l’absolu au centre de l’intelligence finie »327. On se demandera cependant si quelque détermination scotiste ou platonicienne, voire hégélienne, ne vient pas contaminer d’emblée une prise de position qui se voulait thomiste. Car à prendre un peu de recul, tout se passe en effet comme si Maréchal prenait en vérité son point de départ dans l’objectivité universelle de l’être même, pour brider d’emblée sa correspondance de soi avec l’intellect universellement possible en l’enracinant dans un sujet matériel spécifique, dépouillé ensuite progressivement de ses attributs singuliers. C’était en quelque sorte rabattre les rapports entretenus entre l’essence spécifique et l’être à ceux d’une simple composition platonicienne de matière/privation et de forme, c’est-à-dire de deux contraires. Or à raisonner ainsi, on ne résolvait pas le problème que pouvait poser également la doctrine d’Averroès ; on le maquillait simplement sous les formes d’une intellection subjective spécifique. Mais en soi, l’intellection humaine répondait en sa subjectivité aux règles universelles d’une logique transcendantale. Aussi doit-on, pensons-nous, se préserver de l’erreur d’exégèse qui consisterait à oublier comment, selon Thomas, la matière est faite pour la forme, et appartient indéfectiblement à la nature spécifique de l’âme humaine328.

MARÉCHAL, J., Le point de départ de la métaphysique. Cahier V, p. 427. Ibidem, p. 428. 328 C’est en cette mesure que l’on doit lire avec circonspection, croyons-nous, les critiques émises par E. Gilson à l’encontre de Cajétan dans GILSON, E., « Cajetan et l’humanisme théologique », pp. 116-117. Gilson entend démontrer l’immortalité de l’âme humaine en lui attribuant de soi un acte d’être indépendant de celui qu’elle aurait en son union avec la matière. A cet égard, il affirme que la matière est une perfection spécifique de l’homme, non de l’âme. Il entend ainsi s’opposer à Cajétan. On notera cependant, d’une part que Gilson n’entame pas la compréhension cajétanienne du composé, dans la mesure où cette dernière distingue une double notion de matière et conçoit le composé comme immédiatement créé en toutes ses parties. Ensuite, cette position de Gilson compromet dangereusement selon nous l’unité du composé et de la forme substantielle en l’homme. 326 327

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III.4. ABSTRACTION ET SÉPARATION Notre composition hylémorphique détermine en effet tant l’objet propre de notre connaissance que la manière dont nous l’appréhendons. Mais par quelles voies un être lié à la matière peut-il dès lors participer de la vérité des principes universels de la raison ? Il nous faut, afin de mieux comprendre comment abstractio et separatio délimitent la compréhension thomasienne de la métaphysique, tenter une première approche de ce que le docteur angélique entend par vérité.

III.4.1. Idées et vérité L’opération intellectuelle en elle-même a pour objet l’être universel. D’autre part, et au contraire de l’intelligence divine, qui est l’acte de tout l’être, ou l’acte pur, aucune intelligence créée n’est, « par cela même qu’elle existe, […] l’acte de tous les intelligibles, mais est avec eux dans le rapport de la puissance à l’acte »329. Notre intelligence est de cette sorte de faculté qui, par un certain progrès, s’élève de la puissance à l’acte. L’âme ellemême est en puissance de connaître. Elle est, sur le plan de la sensibilité, en puissance par rapport aux similitudes qui sont principes de la sensation, et sous la perspective de l’intellect, en puissance des similitudes qui sont principes de l’intellection, c’est-à-dire des espèces intelligibles. Ces similitudes des objets ou « espèces » ne peuvent se trouver de manière innée dans l’âme. Selon Platon, explique Thomas, notre intelligence participe aux formes des réalités qui subsistent par elles-mêmes et sont appelées « Idées »330. Cette participation de l’âme aux Idées est innée, mais entravée par le lien avec le corps331. A l’encontre de la théorie platonicienne, l’Aquinate affirmera que si l’âme avait une connaissance naturelle de toute chose, ou si l’intelligence détenait par nature les concepts de tous les intelligibles, il n’y aurait aucune raison pour que l’intellect, en soi indépendant du corps, oublie sa connaissance innée des concepts au point d’ignorer même qu’il la possède. D’autre part, le fait que l’aveugle-né soit incapable de connaître les couleurs n’aurait aucun sens332.

329 330 331 332

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 79, a. 2, c. Cfr Ibidem, Ia, q. 84, a. 5, c. Cfr Ibidem, Ia, q. 84, a. 3, c. Idem.

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Thomas s’élève également contre la doctrine avicénienne, selon laquelle les formes intelligibles préexistent sous un mode immatériel dans les intelligences séparées. Les concepts dériveraient alors tous de la première intelligence séparée, qu’Avicenne assimile à l’intellect agent. Les espèces intelligibles proviendraient, tout comme pour Platon, de formes séparées, mais au lieu de subsister par soi, se situeraient dans l’intellect agent. Puisque, selon Avicenne, les espèces intelligibles ne demeurent pas dans notre intelligence quand elle cesse de penser, et que cette dernière doit donc à chaque fois se tourner à nouveau vers l’intellect agent pour les recevoir, il n’existe certes pour le philosophe arabe aucune science innée dans l’âme humaine333. Cependant, nous dit Thomas, étant donné que l’âme ne dépend pas du corps quant à son existence, si l’âme était apte par nature à recevoir les espèces intelligibles par l’influence de principes séparés sans l’aide des sens, on ne pourrait donner aucune raison à l’union de l’âme et du corps. C’est tout simplement « en vain » que l’âme serait unie au corps334, car « on ne peut dire que l’âme intellectuelle soit unie au corps en vue de ce dernier ; la forme n’est pas faite pour la matière, ni le moteur pour le mobile. C’est bien plutôt le contraire »335. Il en serait de même si l’on disait que l’âme a besoin des sens afin d’exercer sa connaissance pour cette raison seulement que ceux-ci l’exciteraient à considérer les choses dont elle reçoit les idées par l’action d’un intellect agent unique et séparé. « Quia huiusmodi excitatio non videtur necessaria animae nisi inquantum est consopita, secundum Platonicos, quodammodo et obliviosa propter unionem ad corpus, et sic sensus non proficerent animae intellectivae nisi ad tollendum impedimentum quod animae provenit ex corporis unione. Remanet igitur quaerendum quae sit causa unionis animae ad corpus »336.

A la suite d’Augustin, Thomas admet donc, en lieu et place des idées de Platon, des raisons éternelles de toute créature au sein de l’esprit divin, « selon lesquelles tous les êtres sont formés, et l’âme humaine connaît toutes choses »337. Ainsi peut-on admettre que l’âme humaine acquière ses connaissances, non par la saisie objective et parfaite de ces vérités, mais dans la mesure, plutôt, où elle n’appréhende intellectuellement quelque chose qu’en vertu de la fonction principielle de ces raisons pour toute connaissance. La lumière intellectuelle qui est en nous, n’est à ce titre rien d’autre qu’une « ressemblance participée de la lumière incréée, en laquelle 333 334 335 336 337

Ibidem, Ia, q. 84, a. 4, c. Cfr Idem. Idem. Idem. Ibidem, Ia, q. 84, a. 5, c.

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les raisons éternelles sont contenues »338. Afin de connaître les choses matérielles, il nous faut toutefois, précise Thomas, en plus de cette lumière intellectuelle, recourir aux espèces intelligibles tirées des choses. C’est pourquoi nous ne possédons pas la science des choses matérielles du seul fait de leur participation aux raisons éternelles, comme l’admettaient les platoniciens339. Il existe cependant bien une vérité première, de laquelle découlent toutes les autres, et vers laquelle tendent nos facultés de connaissance. Le vrai exprime la conformité de l’intellect à la chose ; il résulte de la juste proportion que l’intellect reconnaît à son acte vis-à-vis de ce qu’il tend à connaître. Le vrai doit donc être dit premièrement dans l’intellect, mais secondairement, il peut l’être dans la chose conforme à celui-ci340. En outre, on dira que si l’intellect pratique cause ses objets et en constitue la mesure, l’intellect spéculatif, si on l’envisage comme dérivé, c’est-à-dire non-absolu, est réceptif par rapport aux choses naturelles et se trouve donc mesuré par elles. Ces choses, ajoute encore Thomas, doivent être dites « […] mensuratae ab intellectu divino, in quo sunt omnia sicut omnia artificiata in intellectu artificis. Sic ergo intellectus divinus est mensurans non mensuratus ; res autem naturalis, mensurans et mensurata ; sed intellectus noster mensuratus et non mensurans res quidem naturales, sed artificiales tantum »341.

La chose elle-même sera qualifiée de vraie dans la mesure où elle demeure conforme à l’intellect divin et accomplit ainsi la fin à laquelle elle fut ordonnée par celui-ci. Si la vérité se dit donc au sens premier de l’intellect, elle sera attribuée à la chose, primordialement en fonction de sa présence dans l’intellect divin, et seulement secondairement sous la perspective de sa présence dans l’intellect humain. La chose en effet pourrait être dite vraie en raison de sa relation avec l’intellect divin, et en l’absence de tout intellect humain. Si par contre, par une supposition impossible affirme Thomas, aucun intellect n’existait bien que les choses demeurassent, les caractères essentiels de la vérité disparaîtraient également342. 338 Idem. Sur le siège divin des idées notamment : AUGUSTIN D’HIPPONE, De diversis quaestinonibus LXXXIII, q. 46, pp. 124-128. Sur le caractère limité de la pure raison pour atteindre ces raisons éternelles, cfr AUGUSTIN D’HIPPONE, De Trinitate, IV, 16, 21, pp. 390392. 339 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 84, a. 5, c. 340 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 1, a. 2, c. et ad 1. 341 Ibidem, q. 1, a. 2, c. 342 Cfr Idem.

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La vérité se trouve donc dans l’intellect selon la conformité qu’il a avec les choses dont il possède les notions. Elle est dans les choses en revanche, d’une part selon que ces dernières imitent l’intellect divin, qui en constitue la mesure tel l’artiste par rapport à ses oeuvres, et d’autre part parce qu’elles peuvent, par leur véritable nature, provoquer une appréhension d’elles-mêmes sous les auspices du vrai dans l’intellect humain, qui est mesuré par les choses343. « Res autem existens extra animam, per formam suam imitatur artem divini intellectus, et per eandem nata est facere veram apprehensionem in intellectu humano, per quam etiam formam unaquaeque res esse habet ; unde veritas rerum existentium includit in sui ratione entitatem earum, et superaddit habitudinem adaequationis ad intellectum humanum vel divinum »344.

L’Aquinate affirme en ce contexte, à la suite d’Avicenne : « la vérité de quelque chose est une propriété de l’être qui a été établi pour elle »345. La vérité de la chose apparaît donc consécutive à l’acte d’être de la substance, d’abord conçu dans l’intellect divin. Les formes des choses, qui constituent l’objet de l’intellect humain, imitent les modèles présents dans l’esprit créateur de Dieu, et ne sont qu’autant d’imitations ou de participations à son être. La vérité de la chose n’est dès lors rien d’autre que sa raison éternelle, qui est, avant toute appréhension humaine, conforme à l’intellect divin qui la produit346, et qui résulte de l’acte d’être conçu par ce dernier. Ce qui revient à dire que la vérité de la chose ne doit être rien d’autre que 343

Cfr Ibidem, q. 1, a. 8, c. Idem. 345 AVICENNE, Liber de philosophia prima sive scientia divina, tr. VIII, cap. 6, p. 413 : « Quicquid autem est necesse esse est veritas ; veritas enim cuiusque rei est proprietas sui esse quod stabilitum est ei ; igitur nihil est dignius esse veritatem quam necesse esse. Iam etiam dicitur veritas id de cuius esse est certa sententia ; igitur nihil est dignius hac certitudine quam id de cuius esse est sententia certa, et cum sua certitudine est semper et cum sua sempiternitate est per seipsum, non per aliud a se ; ceterarum vero rerum quidditates, sicut nosti, non merentur esse, sed prout sunt in seipsis, non considerata relatione earum ad necesse esse, merentur privationem ; et ob hoc sunt omnes, prout sunt in seipsis, falsae, sed propter ipsum est certitudo earum, et respectu faciei sequentis sunt acquisita, et ob hoc omnis res perit nisi secundum id quod est versum faciem eius ; et ideo dignius est ut sit ipse necesse esse et veritas ». Le début de ce passage est cité par Thomas in THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 1, a. 1, c. 346 Pieper souligne qu’il n’y a de choses que comme conçues, et qui dépendent de l’idée (Cfr PIEPER, J., « Unaustrinkbares Licht », pp. 116-120). Les choses sont originellement idées dans un esprit créateur et découlent en leur nature de ce fait. Il n’y a de coupepapier que parce qu’un homme l’a conçu tel. Aussi n’y a-t-il de vérité dans une chose, annonce Pieper, qu’autant qu’elle est pensée comme créature. Il n’hésite pas à étendre ce concept, avec raison selon nous, de la vérité de la res naturalis à celle de la res artificialis. Et sans doute n’y a-t-il de vérité pour les hommes que pour autant qu’ils pensent et participent en quelque manière les idées de Dieu. 344

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son essence envisagée sous les conditions de son acte d’être, c’est-à-dire dans sa participation à l’être divin. Puisque, d’autre part, l’accomplissement de cet acte d’être doit être considéré comme le bien de la substance, que la vérité qui lui est attribuée est le bien de l’intellect, c’est-à-dire l’accomplissement de son opération propre, et que tout bien provient de Dieu, toute vérité provient également premièrement de Dieu lui-même347. Ainsi toute vérité atteinte par notre intellect humain participe-t-elle de la vérité divine, plus fondamentale et mesure de toute chose. La vérité que nous accordons aux choses dépendra de l’appréhension que nous aurons de leur raison entendue sous les conditions de leur acte d’être. Notre intellect, puisqu’il ne connait pas directement la vérité des raisons éternelles de ces choses au sein de l’intellect divin, n’en atteindra qu’une certaine participation. C’est ainsi que l’entité348 de la chose est, en tant que vérité présente dans l’intellect divin, présupposée à tout raisonnement humain. Ce qui est une autre manière de dire que tout jugement humain, dont la vérité est la fin propre, ne peut avoir pour objet que cette entité. L’intellect humain est ordonné naturellement à la connaissance de celle-ci, présente à titre de présupposé intentionnel en chaque acte de connaissance. En cette mesure seule, doit-on entendre que l’être constitue l’horizon de toute connaissance, c’est-à-dire pour autant que celui-ci soit entendu comme l’être de la substance, présent à titre d’Idée dans l’intellect divin et, comme nous le verrons, constamment présupposé dans nos processus d’abstraction. L’intellect, selon Thomas, est ordonné à la connaissance de l’étant. Ce dernier en constitue l’objet naturel et donne par conséquent la raison même à la fois de l’intellect comme tel et de son mouvement : « Cum natura semper ordinetur ad unum, unius virtutis oportet esse naturaliter unum obiectum : sicut visus colorem, et auditus sonum. Intellectus igitur cum sit una vis, est eius unum naturale obiectum, cuius per se et naturaliter cognitionem habet. Hoc autem oportet esse id sub quo comprehendetur omnia THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 1, a. 8, c. Nous ne prenons pas ce terme au sens suarézien de pure appartenance au concept d’ens, mais essayons de faire entendre le fait d’être étant pour la chose, ou son essence entendue sous les conditions de son acte d’être dans l’entendement divin. R. J. Mayer a bien perçu, en une formulation spéculative, que l’ens, à l’instar de toute autre Idée en Dieu, devait certes bien être compris comme l’essence de Dieu même, non cependant en tant qu’essence de Dieu, mais comme compréhension de la différence, en vertu de laquelle tout subjectum essendi a effectivement part à l’esse même ou à un mode d’être déterminé : « L’étant, comme toute autre ‚Idée‘, est l’essence de Dieu même, non pourtant en tant qu’essence de Dieu, mais en tant que compréhension de la différence selon laquelle un subjectum essendi participe à l’être même ou à un mode d’être déterminé (et non seulement selon qu’il peut y participer) » (MAYER, R. J., De veritate : Quid est ? Vom Wesen der Wahrheit, p. 202). 347 348

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ab intellectu cognita : sicut sub colore comprehenduntur omnes colores, qui sunt per se visibiles. Quod non est aliud quam ens. Naturaliter igitur intellectus noster cognoscit ens, et ea quae sunt per se entis inquantum huiusmodi ; in qua cognitione fundatur primorum principiorum notitia, ut non esse simul affirmare et negare, et alia huiusmodi. Haec igitur sola principia intellectus noster naturaliter cognoscit, conclusiones autem per ipsa : sicut per colorem cognoscit visus tam sensibilia communia quam sensibilia per accidens »349.

C’est en vertu de cette connaturalité de la pensée à l’être que sont essentiellement manifestés à l’esprit les premiers principes de toute connaissance, telle la non-contradiction, comme évidents par soi. Aussi les premiers principes de tout raisonnement sont-ils ordonnés à la saisie plus fondamentale de l’être même, qui les ordonne350. Ils sont dits, dès le commentaire des Sentences, le propre d’un habitus possédé, non d’une autre science, mais bien « de nature »351. Pour le de veritate, 10, 6, ad 6, ils sont « innés », et en de veritate, q. 11, a. 1, ad 13, directement dictés de Dieu352. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 83 ; Cfr aussi par exemple THOMAS Summa theologiae, Ia IIae, q. 94, a. 2, c. 350 Cfr sur ce point FABRO, C., Participation et causalité, pp. 79ss. ; AERTSEN, J. A., Nature and creature, p. 221. 351 « […] habitus principiorum primorum non acquiritur per alias scientias, sed habetur a natura » (THOMAS D’AQUIN, In Sent., q. 1, a. 3, qc. 2, ad 3) ; THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 10, a. 6, ad 6 : « […] prima principia quorum cognitio est nobis innata, sunt quaedam similitudines increatae veritatis ; unde secundum quod per ea de aliis iudicamus, dicimur iudicare de rebus per rationes incommutabiles, vel per veritatem increatam » ; Ibidem, q. 11, a. 1, ad 13 : « […] certitudo scientiae tota oritur ex certitudine principiorum : tunc enim conclusiones per certitudinem sciuntur, quando resolvuntur in principia. Et ideo hoc quod aliquid per certitudinem sciatur, est ex lumine rationis divinitus interius indito, quo in nobis loquitur Deus : non autem ab homine exterius docente, nisi quatenus conclusiones in principia resolvit, nos docens : ex quo tamen nos certitudinem scientiae non acciperemus, nisi inesset nobis certitudo principiorum, in quae conclusiones resolvuntur ». 352 Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, In III Sent., d. 35, q. 2, a. 2, qc. 1, c., où l’esprit est dit entendre les premiers principes, ce qui conduit Thomas à qualifier l’intellectus de don : « Respondeo dicendum ad primam quaestionem, quod intellectus secundum suum nomen importat cognitionem pertingentem ad intima rei. Unde cum sensus et imaginatio circa accidentia occupentur quae quasi circumstant essentiam rei, intellectus ad essentiam ejus pertingit. Unde secundum philosophum, objectum intellectus est quid. Sed in apprehensione hujus essentiae est differentia. Aliquando enim apprehenditur ipsa essentia per seipsam, non quod ad eam ingrediatur intellectus ex ipsis quae quasi circumvolvuntur ipsi essentiae ; et hic est modus apprehendendi substantiis separatis ; unde intelligentiae dicuntur. Aliquando vero ad intima non pervenitur nisi per circumposita quasi per quaedam ostia ; et hic est modus apprehendendi in hominibus, qui ex effectibus et proprietatibus procedunt ad cognitionem essentiae rei. Et quia in hoc oportet esse quemdam discursum ; ideo hominis apprehensio ratio dicitur, quamvis ad intellectum terminetur in hoc quod inquisitio ad essentiam rei perducit. Unde si aliqua sunt quae statim sine discursu rationis apprehendantur, horum non dicitur esse ratio, sed intellectus ; sicut principia prima, quae quisque statim probat audita. Primo ergo modo intellectus potentia est ; sed secundo modo accipiendo, 349

D’AQUIN,

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L’intellectus, notait J. Péghaire, peut être qualifié d’habitus de la ratio humaine, par lequel est donné à cette dernière de participer l’intellectus pur et simple, c’est-à-dire divin353. Comme le remarque encore le commentateur, qui établit, à la suite de l’Aquinate, un parallèle constant entre la syndérèse et l’intellectus, raison et intellectus sont une seule et même faculté, le second n’étant que la perfection de la première354. De soi ordonné à l’être, cet habitus n’est pas lui-même un contenu de pensée, mais plutôt un principe quo, par lequel une pensée déterminée ou une formulation explicite des principes peut ensuite advenir. Thomas l’écrit expressément, il n’y a pas en nous d’habitus des premiers principes qui soit déterminé et complet, ce qui n’exclut cependant pas la présence d’un habitus préexistant indéterminé : « […] neque praeexistunt in nobis habitus principiorum, quasi determinati et completi ; neque etiam fiunt de novo ab aliquibus notioribus habitibus preexistentibus, sicut generatur in nobis habitus scientiae ex praecognitione principiorum ; sed habitus principiorum fiunt in nobis a sensu praeexistente »355. habitus principiorum dicitur. Sicut autem mens humana in essentiam rei non ingreditur nisi per accidentia, ita etiam in spiritualia non ingreditur nisi per corporalia, et sensibilium similitudines, ut Dionysius dicit. Unde fides quae spiritualia in speculo et aenigmate quasi involuta tenere facit, humano modo mentem perficit ; et ideo virtus est. Sed si supernaturali lumine mens intantum elevetur ut ad ipsa spiritualia aspicienda introducatur, hoc supra humanum modum est ; et hoc facit intellectus donum, quod de auditis mentem illustrat, ut ad modum primorum principiorum statim audita probentur ; et ideo intellectus donum est ». 353 Cfr PEGHAIRE, J., Intellectus et ratio, pp. 207-246. 354 Cfr Ibidem, p. 223. Cfr à propos du parallèle établi entre syndérèse et intellectus : THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 79, a. 12, c. ; IDEM, Quaestiones disputatae de veritate, q. 16, a. 1, c. ; IDEM, In II Sent., d. 24, q. 2, a. 3, c. PEGHAIRE, J., Intellectus et ratio, p. 226 : « Mais pourquoi cette unique faculté intellectuelle peut-elle avoir deux actes ? Parce que précisément, dans un cas, la ratio agit – même perfectionnée par l’habitus science – selon sa nature discoureuse qui lui est essentielle, tandis que, dans l’autre, elle a besoin d’être élevée au-dessus d’elle-même, d’être ouverte par en haut. Or, dans la doctrine aristotélico-thomiste, ce qui perfectionne une puissance d’opération, et cela d’une façon stable, s’appelle un habitus. L’acte plus parfait de l’intellectus sortira donc de la ratio, mais grâce à cet habitus qui portera aussi le nom d’intellectus ». Cfr encore THOMAS D’AQUIN, In VI ethic. Nicom., 5, n. 1179 : « Accipitur autem hic intellectus non pro ipsa potentia intellectiva, sed pro habitu quodam quo homo ex virtute luminis intellectus agentis naturaliter cognoscit principia indemonstrabilia » ; IDEM, In I Sent., d. 3, q. 4, a. 1, ad 4 : « Ad quartum dicendum, quod, sicut dicit Dionysius, natura inferior secundum supremum sui attingit infimum naturae superioris ; et ideo natura animae in sui supremo attingit infimum naturae angelicae ; et ideo aliquo modo participat intellectualitatem in sui summo. Et quia secundum optimum sui assignatur imago in anima, ideo potius assignatur secundum intelligentiam, quam secundum rationem ; ratio enim nihil aliud est nisi natura intellectualis obumbrata : unde inquirendo cognoscit et sub continuo tempore quod intellectui statim et plena luce confertur ; et ideo dicitur esse intellectus principiorum primorum, quae statim cognitioni se offerunt ». 355 THOMAS D’AQUIN, In II post. anal., 20, n. 587.

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Aussi cette appréhension première des principes n’advient-elle pas par quelque intuition intellectuelle, et encore moins par abstraction ou jugement, toutes opérations orientées à des contenus déterminés de pensée356. Cet habitus, affirme Thomas, dépend en quelque manière de la sensibilité. Il est d’emblée, en nous, rationnel et mêlé à la corporéité. L’intellectus, certes, est un mode de pensée réservé aux substances spirituelles, par lequel elles lisent au sein de l’essence même de la chose (intus-legere)357. Bien que l’homme use généralement d’un type de connaissance discursif, qui passe de la puissance à l’acte, il participe selon Thomas également de la lumière plus simple de l’intellectus des substances supérieures, dont nous avons vu plus haut qu’elles recevaient de Dieu les espèces intelligibles capables d’appréhender toutes choses selon le principe de leur production. En vertu de son mode propre de substare cependant, qui fait de l’intellect humain la moins parfaite des substances intellectuelles, la connaissance est en lui ordonnée aux choses matérielles et contrainte à l’abstraction. L’intellectus est en l’homme, comme nous l’avons vu, le propre de la puissance rationnelle, et ne constitue pas une puissance particulière ou distincte de la raison. Il n’est que participation à la lumière de l’intellect divin358. On pourra dès lors légitimement s’interroger sur la teneur de l’être qui s’ouvre ainsi de manière naturelle à l’intelligence humaine. Il faut à tout le moins se montrer conscient que l’objet fondamental propre diffère en fonction de la substance qui le prend précisément 356 Après avoir écarté tant l’intuition que l’abstraction, Fabro voudra appliquer à la métaphysique thomiste le terme de méthode « résolutive » (Cfr FABRO, C., Participation et causalité, pp. 79-81). L’intellect agent, précise Thomas, qui est à la source de toute connaissance intelligible en acte, ne peut consister en l’habitus des principes, puisque ce dernier suppose déjà la possession actuelle d’intelligibles (THOMAS D’AQUIN, In III de anima, 10, n. 729). 357 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 15, a. 1, c. : « Intellectus enim simplicem et absolutam cognitionem designare videtur ; ex hoc enim aliquis intelligere dicitur quod intus in ipsa rei essentia veritatem quodammodo legit. Ratio vero discursum quemdam designat, quo ex uno in aliud cognoscendum anima humana pertingit vel pervenit ». 358 Cfr Idem : « Id autem quod sic participatur, non habetur ut possessio, id est sicut aliquid perfecte subiacens potentiae habentis illud ; sicut dicitur in 1 metaphysicae, quod cognitio Dei est divina, et non humana possessio. Unde ad id quod hoc modo habetur, non deputatur aliqua potentia ; sicut bruta non dicuntur habere rationem aliquam, quamvis aliquid prudentiae participent : sed hoc inest eis secundum quamdam aestimationem naturalem. Similiter etiam nec in homine est una specialis potentia per quam simpliciter et absolute sine discursu cognitionem veritatis obtineat ; sed talis veritatis acceptio inest sibi secundum quemdam habitum naturalem, qui dicitur intellectus principiorum. Non est igitur in homine aliqua potentia a ratione separata, quae intellectus dicatur ; sed ipsa ratio intellectus dicitur ratione eius quod participat de intellectuali simplicitate, ex quo est principium et terminus in eius propria operatione ».

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pour objet. On ne voit pas, sinon, pourquoi les âmes, lorsqu’elles sont séparées de leur matière, devraient continuer à opérer selon le modèle discursif de la raison359. Leur intellection et leur participation à la lumière de l’intellect étant plus faible, la manière dont est constitué leur habitus premier, ainsi que le mode sous lequel il est ordonné à l’être, ne s’en ressentent-ils pas ? Peut-on considérer que cet habitus possède d’emblée pour orientation l’être en sa plénitude et perfection, alors qu’il n’est point par soi intellection de l’être en sa plénitude, mais seulement de manière participée, selon les limites qui répondent au mode de la substance à laquelle il est attribué ? L’intellect humain possède un objet propre : la quiddité existant au sein d’une matière360. Thomas rappelle qu’outre sa participation à la lumière d’un intellect supérieur, l’esprit humain tire ses connaissances de son appréhension des phantasmes. Bien qu’il soit un intellect, et donc naturellement ordonné à la connaissance des raisons éternelles présentes en Dieu, il ne peut atteindre la connaissance de celles-ci telles qu’elles sont en leur identité avec l’intellect divin. En raison de son union spécifique avec un corps, il n’accédera de lui-même qu’à la connaissance des entités perceptibles par quelque organe sensoriel, ou liées de quelque manière à la matière. Alors qu’en Dieu, en effet, l’être et l’essence, la substance et le concept, sont identiques, ce n’est pas le cas dans la nature créée, toujours en quête de cette identité, en mouvement de la puissance à l’acte. Posséder la chose en son concept nécessite, pour l’intellect d’une substance incarnée dans la matière, d’en passer par un processus d’abstraction. Thomas dira que les perfections présentes de manière divisée et multiple dans l’effet, sont simples et une dans leur cause361. Les perfections préexistant en Dieu d’une manière unifiée se retrouvent divisées et sous de multiples formes dans les créatures. Ce qui en l’homme n’est qu’un attribut parmi d’autres et doit être distingué tant de son essence que de son être, telle la sagesse par exemple, ne signifie rien d’autre en Dieu que son essence et son être même. De telles perfections, qui s’identifient à la substance même de Dieu, demeurent signifiées par nous de manière déficiente et restent impossibles à véritablement concevoir. Contraints à l’abstraction et à la distinction de ce qui est identique en son origine, nous ne pouvons atteindre de nos propres forces la vérité des choses telle qu’elle est en soi, c’est-à-dire en son identité avec l’être divin. 359 360 361

Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 20, c. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 85, a. 1, c. Ibidem, Ia, q. 13, a. 5, c.

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On ne peut cependant purement et simplement définir l’abstraction chez Thomas comme un mode de division artificiel de ce qui se manifeste sous un mode unifié, mais encore confus, ou potentiel. La distinction n’en est en quelque sorte qu’une phase déterminée. Plus profondément, l’abstraction est en son processus un essai de reconstitution, certes toujours déficient, de l’unité en acte de la chose perçue, et se prolonge dans le jugement, que d’aucuns appelaient la synthèse concrétive362. La formation d’un concept fonctionne à la manière d’un engendrement. Dans son Compendium theologiae par exemple, l’Aquinate ne compare-t-il pas explicitement la raison à la mère qui engendre son enfant ?363 Aussi l’abstraction, selon L. Spruit, ne pouvait-elle être un simple « dévoilement », mais consistait plutôt en une « actualisation » et une « détermination » supérieure364. Dans ses sept leçons sur l’être, J. Maritain proposait quant à lui de concevoir l’abstractio scolastique sous les termes d’une visualisation éidétique, ce qui signifie selon lui, « que l’intelligence, par là même qu’elle est spirituelle, se proportionne à elle-même ses objets, les élève au dedans d’elle-même à des degrés divers, de plus en plus purs, de spiritualité et d’immatérialité »365. Il continuait ainsi : « C’est en elle, au dedans d’elle, qu’elle atteint le réel, désexistencié de son existence propre et extramentale, et ouvrant, proférant dans l’esprit un contenu, une intimité, une voix intelligible qui ne peut avoir que dans l’esprit ses conditions d’existence une et universelle comme d’intelligibilité en acte »366. 362

205.

Cfr MARÉCHAL, J., Le point de départ de la métaphysique. Cahier V, pp. 204-

THOMAS D’AQUIN, Compendium theologiae, I, cap. 38 : « Id autem quod in intellectu continetur, ut interius uerbum, etiam communi usu loquendi conceptio intellectus dicitur. Nam corporaliter aliquid concipi dicitur quod in utero animalis uiuentis uiuifica uirtute formatur, mare agente et femina patiente in qua fit conceptio, ita quod ipsum conceptum pertinet ad naturam utriusque, quasi secundum speciem conforme. Quod autem intellectus comprehendit in intellectu formatur, intelligibili quasi agente et intellectu quasi patiente. Et ipsum quod intellectu comprehenditur, intra intellectum existens, conforme est et intelligibili mouenti, cuius quedam similitudo est, et intellectui quasi patienti secundum quod esse intelligibile habet. Vnde id quod intellectu comprehenditur, non immerito conceptio intellectus uocatur » ; Ibidem, I, cap. 39 : « In hoc autem consideranda est differentia. Nam cum id quod intellectu concipitur sit similitudo rei intellecte, eius speciem representans, quedam proles, ipsius esse uidetur. Quando igitur intellectus intelligit aliud a se, res intellecta est sicut pater uerbi in intellectu concepti ; ipse autem intellectus magis gerit similitudinem matris, cuius est ut in ea fiat conceptio. Quando uero intellectus intelligit se ipsum, uerbum conceptum comparatur ad intelligentem sicut proles ad patrem ; cum igitur de uerbo loquamur secundum quod Deus se ipsum intelligit, oportet quod ipsum uerbum, comparetur ad Deum, cuius est uerbum, sicut filius ad patrem ». 364 SPRUIT, L., Species intelligibilis, t. 1, p. 168. 365 MARITAIN, J., Sept leçons sur l’être, p. 66. 366 Ibidem, pp. 66-67. 363

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La chose, distinguée d’une matière morcelante, est alors censée retrouver dans l’esprit sa réalité unifiée. C’est parfaitement vrai, mais ce n’est là que l’analyse encore de la formation du verbe intramental ou la reconstitution d’un acte premier. Si l’on tend ainsi à re-produire la chose en tant que telle en son unité ontologique originaire, on néglige encore le lien qui en fera une synthèse unifiée in concreto. En quelque sorte de se le verbe impresse se fait, chez Thomas, expresse. L’acte premier devient créateur. Parvenu à sa perfection, tout acte se diffuse hors de lui-même. Aussi le jugement est-il exprimé et produit-il un nom, et une intention. La formation d’un concept en demande l’intuition, c’est-à-dire une extériorisation apte à le rendre en quelque sorte « visible » en ses modes de composition et de division. L’être même, par excellence, ne se conçoit qu’en tant qu’il contient actuellement ses différences.

III.4.2. Abstraction et séparation L’abstraction reste cependant une étape essentielle de l’élaboration du savoir, sans laquelle aucune science, reposant sur l’activité des puissances intellectives, ne serait possible. En tant que faculté de l’âme, laquelle est forme du corps, l’intellect humain, comme nous l’avons vu, a pour objet propre, en cette vie, la forme incarnée au sein d’une matière ; non cependant, précise Thomas, « de connaître cette forme en tant qu’elle existe dans telle matière »367, c’est-à-dire qu’il s’agira pour notre intellect d’abstraire la forme de la matière qui l’individue. Thomas distingue la matière individuelle et la « matière commune ». L’intellect, afin de connaître la forme représentée par les images, c’est-à-dire « ce qui existe dans une matière individuelle, mais non en tant qu’elle existe dans telle matière »368, abstrait, à partir d’un composé naturel, son essence spécifique, « en laissant de côté la matière sensible individuelle, mais non pas la matière sensible commune »369. Rappelons-nous en effet que, pour Thomas, non seulement la forme, mais aussi la matière, participent à la vérité de la nature de l’être sensible. « Le rapport d’une chose à sa vérité est le même que son rapport à son être ». Si c’est ce qui permet à la substance de posséder l’être qui constitue sa vérité, alors bien entendu, ni la forme, ni la matière, ne peuvent en être tout à fait écartées. 367 368 369

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 85, a. 1, c. Idem. Ibidem, Ia, q. 85, a. 1, ad 2.

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Puisque toute science réside dans l’intellect, et que toute appréhension d’un intelligible en acte passe par une abstraction de la matière370, il faut, à l’exemple du Stagirite, distinguer les sciences en raison de la diversité des rapports que leurs objets entretiennent avec la matière371. La division des sciences théoriques établie par Aristote, note Thomas, est entièrement basée sur le mode de définition de l’objet de chaque science. La raison en est que la définition est le principe de toute démonstration372. On sait que les Analytiques seconds avaient établi la nécessité d’une connaissance de l’existence et de la quiddité de la chose, préalable à tout raisonnement syllogistique. Or la définition est acquise par division à partir du tout en ses éléments constitutifs. Ainsi exprime-t-elle distinctement chaque principe de la chose définie373. D’autre part, la définition est une certaine combinaison. Elle est en effet composée de différentes notions arrangées par la raison. Il s’agit dès lors de se demander, d’une part, si les diverses définitions des parties de la chose interviennent dans la définition de la chose composée374, et d’autre part, si une partie de la définition d’une chose peut être rapportée à une partie de la chose même, tout comme la définition se rapporte à la chose375. Il faudra répondre de manière nuancée à la première de ces questions, en se référant à la division des sciences théoriques. Au sein des choses naturelles, qui sont au sens propre l’objet du physicien, l’espèce advient toujours au sein de la même matière. La matière sensible fait alors partie intégrante de la définition. Tout comme la syllabe ne peut être définie sans que les lettres qui la composent le soient, l’espèce humaine, c’est-à-dire l’objet propre de la définition de l’homme, ne peut exister ni être définie sans faire référence au corps, à la chair et aux os. Puisqu’une définition ne peut se limiter à l’individu, il est évident qu’il s’agira d’abstraire la matière individuelle, c’est-à-dire ce corps, cette chair et ces os, mais non la matière en tant que commune à l’espèce376. Les choses qui incluent la matière en leur définition, soutient Thomas, sont celles qui sont composées de principes en lesquels elles se dissolvent par corruption377. Un composé spécifique de matière et de forme, lorsqu’il se corrompt, se résout en ses 370 371 372 373 374 375 376

2. 377

Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 1. Cfr Idem. Cfr THOMAS D’AQUIN, In I de anima, 2, n. 29. Cfr THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 9, n. 1460. Cfr Ibidem, 9, nn. 1460-1461. Cfr Ibidem, 9, n. 1462. Cfr Ibidem, 10, n. 1492 ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 85, a. 1, ad Cfr THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 9, n. 1478.

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parties matérielles. L’animal, qui appartient aux êtres sensibles, ne peut être défini sans faire référence au mouvement, et sans que sa définition inclue les parties corporelles disposées en vue de celui-ci. Mais d’autre part une main, en tant que partie du corps humain, ne peut être considérée dans la définition de ce dernier que lorsqu’elle est disposée à effectuer l’opération propre d’une main, ce qui n’advient pas sans l’âme, principe du mouvement. « Quare oportet quod manus cuiuscumque sit pars hominis, secundum quod est animata. Secundum vero quod est inanimata, non est pars, sicut manus mortua vel depicta. Unde oportet quod partes tales quae sunt necessariae ad perficiendum operationem speciei propriam, sint partes speciei ; tam quae sunt ex parte formae, quam quae sunt ex parte materiae »378.

Un problème majeur de toute définition revient à distinguer quelles sont, d’une part, les parties qui peuvent être considérées appartenir à l’espèce, et d’autre part, celles qui reviennent à la chose individuelle seulement. Il n’y a en effet aucune définition du singulier, mais seulement de l’universel, en lequel l’espèce est incluse, constituée du genre et de la différence desquels sont faites toutes définitions379. Quant à la deuxième question que Thomas soulevait, il faut y répondre par la négative. Les parties de la définition signifient les parties d’une chose en effet, non dans la mesure où elles s’y identifient, mais seulement dans la mesure où elles en dérivent380. « Non enim animal est pars hominis, neque rationale ; sed animal sumitur ab una parte, et rationale ab alia. Animal enim est quod habet naturam sensitivam, rationale vero quod habet rationem. Natura autem sensitiva est ut materialis respectu rationis. Et inde est quod genus sumitur a materia, differentia a forma, species autem a forma et materia simul. Nam homo est, quod habet rationem in natura sensitiva »381.

En ce qui concerne les objets des mathématiques, ils n’incluent pas dans leur définition la matière en laquelle ils existent concrètement. La définition du cercle n’implique pas que celui-ci soit fait de bronze ou de bois par exemple. Il en est à vrai dire de même pour toute chose susceptible d’être produite en des matières spécifiquement différentes. Leur forme, pourtant, demeure une forme liée à la matière. Les objets mathématiques, tels que les triangles ou les cercles, possèdent une matière que l’on peut qualifier 378 379 380 381

THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 11, n. 1519. Cfr Ibidem, 11, nn. 1501-1502. Cfr Ibidem, 9, n. 1463. Idem.

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d’intelligible, et qui est constituée d’un certain continuum, fait de lignes et de surfaces, ou qui est parfois encore un solide382. « Species autem mathematicae possunt abstrahi per intellectum a materia sensibili non solum individuali, sed etiam communi ; non tamen a materia intelligibili communi, sed solum individuali. Materia enim sensibilis dicitur materia corporalis secundum quod subiacet qualitatibus sensibilibus, scilicet calido et frigido, duro et molli, et huiusmodi. Materia vero intelligibilis dicitur substantia secundum quod subiacet quantitati. Manifestum est autem quod quantitas prius inest substantiae quam qualitates sensibiles. Unde quantitates, ut numeri et dimensiones et figurae, quae sunt terminationes quantitatum, possunt considerari absque qualitatibus sensibilibus, quod est eas abstrahi a materia sensibili, non tamen possunt considerari sine intellectu substantiae quantitati subiectae, quod esset eas abstrahi a materia intelligibili communi. Possunt tamen considerari sine hac vel illa substantia ; quod est eas abstrahi a materia intelligibili individuali »383.

Les sciences naturelles ou la physique, qui opèrent essentiellement par abstraction du tout à partir des parties, s’intéressent donc aux choses dont l’être dépend de la matière sensible, et qui ne peuvent être définies sans cette dernière. Les objets des mathématiques dépendent quant à eux de la matière sensible en leur être, mais non selon la raison. La métaphysique, enfin, aura pour objet ce qui ne dépend d’aucun type de matière, ni selon l’être, ni selon la raison, comme Dieu et les substances séparées, ou, parce qu’elles ne sont pas universellement dans la matière, les notions de substance, de puissance et d’acte, et l’ipsum ens. Les notions que cette science considère peuvent être abstraites de la matière intelligible commune ellemême : par exemple, l’être, l’un, la puissance et l’acte. La métaphysique semble donc posséder un double objet et devrait peut-être, comme le suggérait déjà le Commentaire au De Trinitate de Boèce, être scindée en deux sciences différentes, l’une philosophique et proprement appelée métaphysique, l’autre appartenant à la théologie comme sacra doctrina384. 382 Cfr Ibidem, 10, n. 1496 ; Ibidem, 11, n. 1517 : « De même que l’espèce de l’homme n’est pas une forme sans chair et os, la forme d’un triangle ou d’un cercle n’est pas non plus une forme sans lignes ». 383 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 85, a. 1, ad 2. 384 THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 5, a. 4, c. : « Sic ergo theologia siue scientia diuina est duplex : una, in qua considerantur res diuine non tamquam subiectum scientie, set tamquam principia subiecti, et talis est theologia quam philosophi prosequntur, que alio nomine metaphisica dicitur ; alia uero que ipsas res diuinas considerat propter se ipsas ut subiectum scientie, et hec est theologia que in sacra Scriptura traditur. Vtraque autem est de his que sunt separata a materia et motu secundum esse, set diuersimode, secundum quod dupliciter potest esse aliquid a materia et motu separatum secundum esse : uno modo sic quod de ratione ipsius rei que separata dicitur sit quod nullo modo in materia et motu esse possit, sicut Deus et angeli dicuntur a materia et motu

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Dans le prologue de son Commentaire à la Métaphysique, l’Aquinate établit qu’une science, qui sera la plus intellectuelle, gouvernera toutes les autres, de la même manière que l’âme dirige le corps ou que l’homme intellectuel, tel l’architecte dans la construction d’un bâtiment par exemple, gouverne ceux qui usent de leur force physique. La matière, en effet, est toujours ordonnée à la forme. Mais au sein de cette science suprêmement intellectuelle, dont l’objet ne pourra être que ce qui est « le plus intelligible », il faut encore établir certaines distinctions d’importance. « Le plus intelligible », nous dit Thomas, peut être compris selon trois significations différentes. Tout d’abord, du point de vue de l’ordre de la connaissance en tant que tel, il semble que les choses desquelles l’intellect dérive le plus de certitude soient les plus intelligibles. Or la certitude découle en chaque science de la connaissance des causes. Aussi la connaissance des premières causes sera-t-elle la plus intellectuelle. Si l’on compare maintenant l’intellect avec les sens, on en tirera qu’alors que les sens semblent rivés au particulier, l’intellect a, quant à lui, l’universel pour objet. La science la plus intellectuelle traitera donc des principes les plus universels, c’est-à-dire « l’être et ces choses qui accompagnent naturellement l’être, comme l’unité, la pluralité, la puissance et l’acte »385. La connaissance de ces principes, ajoute Thomas, ne devra en effet pas rester indéterminée, car sans elle, il sera impossible de posséder une connaissance complète des principes propres à chaque genre ou espèce. Chaque science particulière présuppose en effet ces principes premiers et fondamentaux, mais aucune ne les considère en particulier. Ainsi doit-il y avoir une science universelle et commune qui puisse en traiter de manière propre386. Sous la perspective de la connaissance de l’intellect enfin, les choses les plus intelligibles seront celles qui sont le plus libre de la matière, et à vrai dire tout à fait séparées de celle-ci, en raison comme dans l’existence, c’est-à-dire Dieu et les intelligences. L’unité de cette science, on le voit, devait être mise en question. Nous y reviendrons. separati ; alio modo sic quod non sit de ratione eius quod sit in materia et motu, set possit esse sine materia et motu quamuis quandoque inueniatur in materia et motu, et sic ens et substantia et potentia et actus sunt separata a materia et motu, quia secundum esse a materia et motu non dependent sicut mathematica dependebant, que numquam nisi in materia esse possunt quamuis sine materia sensibili possint intelligi. Theologia ergo philosophica determinat de separatis secundo modo sicut de subiectis, de separatis autem primo modo sicut de principiis subiecti ; theologia uero sacre Scripture tractat de separatis primo modo sicut de subiectis, quamuis in ea tractentur aliqua que sunt in materia et motu, secundum quod requirit rerum diuinarum manifestatio ». 385 THOMAS D’AQUIN, In Metaphys., Prooemium. 386 Cfr Idem.

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Quel que soit pour l’instant le nom qu’on veuille lui attribuer, on ne parlera donc pas, pour la science première, d’abstraction, mais plutôt de séparation. Thomas écrit : « Sciendum est igitur quod secundum Philosophum in III De anima duplex est operatio intellectus : una que dicitur intelligentia indiuisibilium, qua cognoscit de unoquoque quid est, alia uero qua componit et diuidit, scilicet enuntiationem affirmatiuam uel negatiuam formando. Et hee quidem due operationes duobus que sunt in rebus respondent. Prima quidem operatio respicit ipsam naturam rei, secundum quam res intellecta aliquem gradum in entibus obtinet, siue sit res completa, ut totum aliquod, siue res incompleta, ut pars uel accidens. Secunda uero operatio respicit ipsum esse rei ; quod quidem resultat ex congregatione principiorum rei in compositis, uel ipsam simplicem naturam rei concomitatur, ut in substantiis simplicibus »387.

Mais puisque cette seconde opération procède à partir de l’esse même de la chose, elle ne peut abstraire ce qui est uni dans la réalité sans tomber dans l’erreur ; par exemple, si j’abstrais l’homme de la blancheur sous la raison de l’être, c’est-à-dire en affirmant que l’homme n’est pas blanc, soutenant par là qu’il y a séparation dans la réalité, alors que ce n’est effectivement pas le cas. Ainsi, l’intellect n’abstraira avec vérité selon cette opération que ce qui est effectivement séparé dans la réalité, comme lorsque j’affirme que l’homme n’est pas l’âne388. Alors qu’il n’y a abstraction que des choses qui possèdent un ordre entre elles et sont unies dans la réalité, l’intellect distingue une chose d’une autre selon la séparation dans la mesure où il comprend que l’une n’existe pas dans l’autre. Or, si les qualités sensibles ne peuvent être conçues sans la quantité, et que d’autre part la quantité ne peut être séparée selon l’être de la substance, la substance elle-même, au contraire, peut exister sans quantité. « D’où considérer la substance sans la quantité appartient bien plus au genre de la séparation que de l’abstraction »389. C’est cette opération, selon laquelle l’intellect compose et divise, et qui est dénommée séparation, qui convient à la science divine ou métaphysique390. 387 THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 5, a. 3, c. A propos des rapports entre abstractio et separatio, on consultera : GEIGER, L.-B., « Abstraction et séparation d’après S. Thomas. In De Trinitate, q. 5, a. 3 » ; LAFLEUR, C., « Abstraction, séparation et tripartition de la philosophie théorétique : quelques éléments de l’arrière-fond farabien et artien de Thomas d’Aquin, Super Boetium ‘De Trinitate’, question 5, article 3 ». 388 Cfr THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 5, a. 3, c. 389 Idem. 390 Cfr Idem : « Sic ergo in operatione intellectus triplex distinctio invenitur. Una secundum operationem intellectus componentis et dividentis, quae separatio dicitur proprie; et haec competit scientiae divinae sive metaphysicae ».

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La métaphysique, affirme saint Thomas à la suite d’Aristote, est avant tout l’étude de la substance391, qui est l’étant au sens premier. La substance est l’étant de manière absolue, sans qualification. Ainsi révèle-t-elle la véritable nature de celui-ci392. L’étant en effet se dit en plusieurs sens. En un premier sens, il est ce qu’est une chose particulière. Or ce qu’est cette chose est l’essence de la substance. En un autre sens, l’étant est dit selon les dix catégories393. La substance est l’étant au sens absolu, car elle est de soi-même, au contraire des catégories, qui sont l’étant « qualifié » et n’ont d’être qu’en raison de quelque chose d’autre : la substance précisément394. Ainsi, seule la substance est dite être un étant de soi-même, alors que les autres classes de choses ne sont dites des étants que parce qu’elles appartiennent à l’étant en son sens premier et fondamental. L’être même, ou la raison d’être de ces autres classes de l’étant, qu’Aristote appelle accidents, n’est autre que leur « appartenance à » ou leur « être en » quelque chose d’autre, qui est précisément la substance395. On conçoit par là l’ampleur de la différence qui règne entre les processus d’abstraction et de séparation. Il ne règne pas seulement, entre la physique, les mathématiques et la métaphysique, une diversité de degré au sein d’un même processus d’« immatérialisation progressive » selon l’expression de L. B. Geiger, « comme si l’intelligence manipulait un donné primitivement fort grossier pour le rendre peu à peu purement spirituel ou immatériel. Certes les distinctions nous conduisent à des intelligibles de plus en plus dégagés de la matière. Mais elles ne sont pas dans le prolongement l’une de l’autre, marquant comme des paliers d’une progression continue. Elles sont même, en partie, aussi profondément différentes que peuvent l’être la simple appréhension et le jugement »396.

Thomas affirmait, eu égard à cette triple distinction qui touche la métaphysique, les mathématiques et la physique, que c’est bien faute d’avoir distingué suffisamment les deux dernières de la première que plusieurs philosophes ont, à l’instar des platoniciens et des pythagoriciens, commis l’erreur de poser les choses mathématiques et universelles séparées de la matière397. En l’absence d’une forte démarcation entre l’abstraction et la THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 2, n. 1270. Ibidem, 1, n. 1246. 393 Ibidem, 1, n. 1247. 394 Ibidem, 1, n. 1248. 395 Ibidem, 1, n. 1253. 396 GEIGER, L.-B., « Abstraction et séparation d’après S. Thomas. In De Trinitate, q. 5, a. 3 », pp. 12-13. 397 « Sic ergo in operatione intellectus triplex distinctio inuenitur : una secundum operationem intellectus componentis et diuidentis, que separatio dicitur proprie, et hec competit 391 392

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séparation, on se verra forcé, soit de faire de l’abstraction des concepts une véritable séparation dans l’être de la chose, les essences universelles et les objets des mathématiques se trouvant ainsi considérés comme des êtres réellement séparés de la matière, soit de ramener la separatio à une abstraction en ne concevant l’être même que comme un concept obtenu en quelque sorte par un prolongement de l’abstraction physique. Nous aurions affaire ainsi, comme le soulignait fort bien G. Siewerth, à une « abstraction de l’abstraction », c’est-à-dire à un concept d’être abstrait à partir de déterminations déjà abstraites des qualia et quanta de la substance, soit un concept générique univoque et purement formel qui con-fond en lui l’acte lui-même et toutes ses différences, et tient ainsi de la puissance la plus vide qui soit398. Les différents modes d’abstraction n’ont rien d’uniforme. Là où la physique peut sans doute être dite procéder par abstraction dans le sens que lui donna la plus grande part de la tradition ultérieure, puisqu’il s’agit bien là d’une abstraction de la forme, dégagée de la diversité numérique engendrée par la matière et par là universalisée, toute abstraction ne procède point ainsi car, Thomas nous en avait auparavant mis en garde, la forme substantielle n’est pas dans la matière comme un accident dans la substance. Les mathématiques déjà, opèrent un renversement notable dans le processus d’abstraction. La quantité, qui advient à la substance avant les accidents de la matière sensible, se comporte à l’égard de ces derniers comme une matière vis-à-vis de sa forme, « et c’est au vrai une matière que l’abstraction dégage de la forme accidentelle qui la détermine, la surface par exemple des couleurs, de son caractère poli, rugueux, etc. »399. Thomas ira jusqu’à qualifier la substance même, en tant qu’abstraite de la quantité et des autres accidents, de « matière intelligible » : « […] nec etiam potest intelligi esse subiectum motus quod non intelligitur quantum. Substantia autem, que est materia intelligibilis quantitatis, potest esse sine quantitate ; unde considerare substantiam sine quantitate magis pertinet ad genus separationis quam abstractionis »400. scientie diuine siue metaphisice ; alia secundum operationem qua formantur quiditates rerum, que est abstractio forme a materia sensibili, et hec competit mathematice ; tertia, secundum eandem operationem, uniuersalis a particulari, et hec competit etiam phisice et est communis omnibus scientiis, quia in omni scientia pretermittitur quod per accidens est et accipitur quod per se est. Et quia quidam non intellexerunt differentiam duarum ultimarum a prima, inciderunt in errorem, ut ponerent mathematica et uniuersalia a sensibilibus separata, ut Pittagoras et Platonici » (THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 5, a. 3, c.). 398 Cfr SIEWERTH, G., Die Abstraktion und das Sein nach der Lehre des Thomas von Aquin, p. 26. 399 GEIGER, L.-B., « Abstraction et séparation d’après S. Thomas », p. 35. 400 THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 5, a. 3, c.

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La quantité, dit-il encore, dans la mesure où elle peut être intelligée dans la substance avant les qualités sensibles, « ne dépend pas selon la raison de sa substance de la matière sensible, mais plutôt de la matière intelligible »401. C’est que la substance dont on a fait abstraction des accidents, devient un objet purement intelligible, c’est-à-dire accessible à l’intellect seul, sans le secours des sens402. Mais si elle exerce manifestement le rôle de sujet de la quantité, elle peut exister sans elle. Cette indépendance dans l’être implique, non l’abstraction, mais une separatio, un jugement négatif par lequel est affirmée la possibilité pour des substances incorporelles d’exister sans quantité.

III.4.3. Substance et métaphysique Toute l’ambiguïté de la « science » de la substance réside manifestement dans cette tension éprouvée entre abstraction et séparation, dont on retrouve une occurrence dans la distinction qu’il faut établir entre logique et métaphysique. Puisque, comme nous le disait Aristote, il n’appartient pas aux sciences particulières de tenir une discussion sur leurs propres principes, c’est à la métaphysique qu’il faut, selon Thomas, assigner cette tâche. Un passage du Commentaire de la Physique ne peut pourtant manquer d’attirer notre attention à ce sujet, puisqu’il y est dit que la discussion des principes des sciences particulières doit être laissée à la logique, ou plutôt (vel), ajoute l’Aquinate, à la métaphysique403. Logique et métaphysique sont toutes deux universelles et purement intellectuelles. Pourrat-on pour autant leur assigner le même objet ? La logique semble s’intéresser exclusivement aux intentiones, prédiquées univoquement, comme le nom « corps » par exemple l’est de tous les corps, corruptibles et incorruptibles, alors que le métaphysicien ou le philosophe naturel considèrent les choses selon leur être et ne peuvent dès lors attribuer ni le nom de corps ni quelque autre notion de manière univoque aux corruptibles et incorruptibles404.

401

Idem. Cfr GEIGER, L.-B., « Abstraction et séparation d’après S. Thomas », p. 37. 403 THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 2, n. 15. 404 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 19, q. 5, a. 2, ad 1 ; IDEM, In Boethii de Trinitate expositio, q. 6, a. 1, c. ; Ibidem, q. 6, a. 3, c. Cfr au sujet de l’objet propre de la logique : TUNINETTI, L. F., « Per se notum », p. 146. On pourra renvoyer sur ce point également au texte de Jean le Page édité dans l’intéressante mise au point de LAFLEUR, C., « Abstraction, séparation et tripartition de la philosophie théorétique… », pp. 268-271. 402

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Si la logique s’occupe des intentiones, il ne faut pas les confondre avec les intentions spécifiques qui forment le prisme, ou ce que l’on appellera plus tard le « concept formel », de la connaissance. La logique a pour objet les intentions comprises au sens de contenus objectifs de pensée. Ces dernières peuvent comprendre l’espèce, le genre, la différence, c’est-à-dire les intentions logiques ou intelligibles405, saisies de manière abstraite selon un mode d’univocité. Pour Cajétan, ces concepts objectifs sont saisis par l’intellect agent et imprimés dans l’intellect possible en vue de former le concept formel. Or l’analogie, qui repose au fondement de la compréhension de la métaphysique pour le cardinal originaire de Gaète, repose sur le concept formel, ou la conceptio formée par le produit de l’impression des concepts de l’intellect agent dans l’intellect possible. Si la logique s’en tient aux concepts objectifs évidents par soi abstraits par l’intellect agent406, la difficulté surgit de la nécessité de convertir cette évidence immédiate par soi en concept pour l’intellect possible, et de faire de cette évidence une évidence pour nous. La métaphysique demeure à cet égard analogique, dans la mesure où elle s’efforce de considérer ce qui est évident par soi selon l’être même et non seulement selon le concept univoque. Elle dépend à cet effet des résultats de la composition des concepts avec leur substrat, opérée dans la synthèse concrétive produite par l’intellect possible dans le jugement. Si, d’abstraction en abstraction, nous nous avançons jusqu’au pur concept de substance, nous n’obtiendrons là qu’une matière purement intelligible, c’est-à-dire la puissance la plus vide de détermination que nous puissions atteindre, ou le genre premier et le plus commun. Et, avec les concepts universels que nous obtenons par abstraction, nous n’atteindrons jamais l’effectivité de la chose même. Un agrégat de concepts, c’est-à-dire de non-substances, ne donnera jamais une substance. A. Forest avait compris que, chez Thomas, l’abstrait est un imparfait et le concret ne peut jamais être atteint par un progrès dans l’abstraction. Ainsi la substance effective ne se manifeste-t-elle originairement qu’en fonction de son identité ou unité407. Si, au lieu d’en venir au concept univoque de substance, nous approchons cette dernière sous le mode de la séparation et du jugement, nous serons menés à considérer la substantialité même de la substance, ou plutôt l’être substantiel de celle-ci, ou sa subsistance, bref, ce qui Cfr TUNINETTI, L. F., « Per se notum », pp. 144-149. Cfr sur ce point Ibidem, pp. 180-181. 407 Cfr FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 326. 405 406

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constitue son acte propre. Ce qui est alors envisagé est l’être en tant qu’il est l’acte de la substance, c’est-à-dire le fondement unique de son caractère réel ou de sa concrétisation et donc, de toutes ses différences catégoriales. L’être en tant qu’acte possibilise l’abstraction et se voit donc fondamentalement présupposé à cette dernière. En tant qu’acte de l’étant qui le mène à son accomplissement, c’est-à-dire à sa réalisation, il contient toute différence inhérente à celui-ci, il règne en tout quale, quantum, accident, dans l’en-soi de la substance même, et il préside à leur déploiement. Il n’est donc pas un concept ou un genre auquel chaque différence ajouterait une détermination. Parce qu’il contient toutes celles-ci, il se déploie en et au travers d’elles. S’il n’est pas un concept univoque, mais se voit soumis au régime de la séparation propre au jugement, il doit être dit analogue et s’appliquer à chaque différence en tant qu’elle est en soi408. L’être n’est pour l’esprit que par la différence et la séparation qu’introduit le jugement. Puisqu’il règne en chaque différence, mais surtout par chaque différence et détermination, il n’a d’unité qu’analogue, séparée selon le réel. En tant qu’il mène la substance à sa réalisation au travers du déploiement de sa différence interne, il est à la source de l’être-en-soi de la substance, c’està-dire de son mode de subsistance propre, mode qui détermine en outre le type de rapport entretenu par cette substance avec la matérialité. Car si l’être en effet transcende en soi les notions de matérialité et d’immatérialité, c’est dans la mesure où il ne se voit limité ni à l’une ni à l’autre, mais les réalise toutes deux indifféremment409 ; il règne en elles comme en toute 408 Il nous faut citer ici G. Siewerth, dont nos quelques lignes n’ont fait que « traduire » la doctrine fondamentale, habituellement exposée par son auteur en un langage excessivement condensé et spéculatif : l’être n’est pas, « dans l’unité supérieure et la simplicité de la chose (res), car il surmonte toute forme finie. Il n’est pas non plus, dans l’inclusion rattrapant (rückholende Einschliessen) tous les modes de l’être et de ses différences, un ‘concept univoque’, mais une unité qui rassemble dans l’étant fini tous les modes de la différence ; ainsi est-il toujours quale et quantum, accident, substance et chose (res). Par ceux-ci, il n’est plus ‘déterminé’ comme un genre ; il se déploie en eux en tant qu’acte par la différence. Ainsi est-il purement et simplement un ‘analogos legomenon’ ; et en tant que tel précisément essentiellement jamais un concept, mais toujours un jugement (logos), qui médiatise chaque différence réale pour la substance ou subsistance, de sorte que l’étant est pensé en tant qu’acte, en tant que quale ou en tant que quantum » (SIEWERTH, G., Die Abstraktion und das Sein nach der Lehre des Thomas von Aquin, p. 59.). 409 « […] ens et substantia dicuntur separata a materia et motu non per hoc quod de ratione ipsorum sit esse sine materia et motu, sicut de ratione asini est sine ratione esse, set per hoc quod de ratione eorum non est esse in materia et motu quamuis quandoque sint in materia et motu, sicut animal abstrahit a ratione, quamuis aliquod animal sit rationale » THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 5, a. 4, ad 5 ; Cfr GEIGER, L.-B., « Abstraction et séparation d’après S. Thomas », pp. 22-23.

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différence et rend possible par la même occasion tout jugement qui les distingue, selon l’angle de la séparation qui convient aux modes d’êtres différents. Ainsi la métaphysique s’occupera-t-elle certes de l’être comme de son objet, mais devra le considérer par l’intermédiaire du jugement selon deux modalités analogues au moins. Certains principes peuvent être dits communs à tous les étants, et ce, comme le soulignait déjà Avicenne410, de deux façons différentes : « […] uno modo per predicationem, sicut hoc quod dico ‘forma est commune ad omnes formas’, quia de qualibet predicatur ; alio modo per causalitatem, sicut dicimus solem unum numero esse principium ad omnia generabilia. Omnium autem entium sunt principia communia non solum secundum primum modum, – quod appellat Philosophus in XI Metaphisice omnia entia habere eadem principia secundum analogiam –, set etiam secundum modum secundum, ut sint quedam res eedem numero existentes omnium rerum principia, prout scilicet principia accidentium reducuntur in principia substantie, et principia substantiarum corruptibilium reducuntur in substantias incorruptibiles ; et sic quodam gradu et ordine in quedam principia omnia entia reducuntur. Et quia id quod est principium essendi omnibus oportet esse maxime ens, ut dicitur in II Metaphisice, ideo huiusmodi principia oportet esse completissima ; et propter hoc oportet ea esse maxime actu, ut nihil uel minimum habeant de potentia, quia actus est prior et potior potentia, ut dicitur in IX Metaphisice ; et propter hoc oportet ea esse absque materia, que est in potentia, et absque motu, qui est actus exsistentis in potentia. Et huiusmodi sunt res diuine ; quia ‘si diuinum alicubi existit, in tali natura’, immateriali scilicet et immobili, maxime ‘existit’, ut dicitur in VI Metaphisice »411.

Or, puisque les réalités divines sont, tout en étant les principes de tous les étants, également des réalités en elles-mêmes, elles pourront être traitées de deux manières : en tant que principes d’une part, et c’est par ce biais que le philosophe se consacrera à leur étude, c’est-à-dire en partant de leurs effets ; d’autre part, en ce qu’elles sont certaines réalités qui subsistent en elles-mêmes, et c’est là l’étude de la sacra doctrina 412. C’est ici la division tripartite exposée ultérieurement dans le Commentaire de la Métaphysique que nous retrouvons, puisque la science de l’être sera dénommée Métaphysique en tant qu’elle s’occupe de l’être en tant qu’être, attribué indifféremment aux réalités matérielles et immatérielles, Philosophie première dans la mesure où elle se penche sur l’être comme principe des 410 411 412

AVICENNE, Sufficientia, L. I, cap. 2, f. 14v D. THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 5, a. 4, c. Cfr Idem.

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choses, c’est-à-dire lorsqu’elle raisonne à partir des effets vers la cause, et enfin Science divine lorsqu’elle considère l’être des substances immatérielles en cet être même413. Cette triplicité de perspectives pourtant, affirme l’Aquinate, « uni scientiae attribui debet. Nam praedictae substantiae separatae sunt universales et primae causae essendi. Eiusdem autem scientiae est considerare causas proprias alicuius generis et genus ipsum : sicut naturalis considerat principia corporis naturalis. Unde oportet quod ad eamdem scientiam pertineat considerare substantias separatas, et ens commune, quod est genus, cuius sunt praedictae substantiae communes et universales causae. Ex quo apparet, quod quamvis ista scientia praedicta tria consideret, non tamen considerat quodlibet eorum ut subiectum, sed ipsum solum ens commune. Hoc enim est subiectum in scientia, cuius causas et passiones quaerimus, non autem ipsae causae alicuius generis quaesiti. Nam cognitio causarum alicuius generis, est finis ad quem consideratio scientiae pertingit. Quamvis autem subiectum huius scientiae sit ens commune, dicitur tamen tota de his quae sunt separata a materia secundum esse et rationem. Quia secundum esse et rationem separari dicuntur, non solum illa quae nunquam in materia esse possunt, sicut Deus et intellectuales substantiae, sed etiam illa quae possunt sine materia esse, sicut ens commune. Hoc tamen non contingeret, si a materia secundum esse dependerent. Secundum igitur tria praedicta, ex quibus perfectio huius scientiae attenditur, sortitur tria nomina. Dicitur enim scientia divina sive theologia, inquantum praedictas substantias considerat. Metaphysica, inquantum considerat ens et ea quae consequuntur ipsum. Haec enim transphysica inveniuntur in via resolutionis, sicut magis communia post minus communia. Dicitur autem prima philosophia, inquantum primas rerum causas considerat »414.

L’unité de la métaphysique en son sujet, l’ens commune, n’est rendue possible que par la médiation de la participation et de la causalité, dans la mesure où tout ens n’est tel que parce qu’il possède l’esse415. Or, c’est Dieu qui est la cause propre de l’être universel. Il n’est pourtant pas, comme le voulait Denys, au-delà de l’Etre qu’il cause. Il est Ipsum Esse subsistens. La métaphysique s’interroge donc sur l’être en tant que modalement participé par un ensemble de substances et de déterminations, matérielles et immatérielles, en outre au fondement, dès lors qu’il se trouve effectivement déterminé par Dieu, de cette diversité même. Non Cfr THOMAS D’AQUIN, In Metaphys., Prooemium. Idem. 415 THOMAS D’AQUIN, In XII Metaphys., 1, n. 2419 : « Ens dicitur quasi habens esse » ; THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 1, a. 1, ad 3 : « ens sumitur ab actu essendi » ; Summa theologiae, Ia IIae, q. 26, a. 4, c. : « ens simpliciter est quod habet esse ». 413 414

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subsistant en soi et pour soi, il n’est que l’expression rationnelle de l’action créatrice et n’est effectivement déterminé à tel ou tel mode qu’en vertu de l’agir divin. Reste une difficulté majeure : comment l’intellect saisit-il l’être en tant que véritable fond dynamique du jugement, se déployant autant dans le matériel que dans l’immatériel, puisque l’être n’est pas un concept univoque, mais correspond à l’acte qui confère à tout étant son effectivité ? Cet être présupposé à toute abstraction, dans la mesure où il est le fondement unifiant de toute synthèse soumise à un tel processus, doit être le premier contenu de notre raison. Encore acceptera-t-on qu’il existe, par l’intermédiaire de l’habitus, une certaine présence originaire de l’être de la substance matérielle à un intellect né au monde naturel et lié spécifiquement au corps, présence certes encore confuse, mais pourtant déjà en acte premier et pleine de toutes les déterminations propres à la nature même de cette substance. Mais qu’en est-il de l’être de la substance immatérielle ? La science divine est la plus intellectuelle. Elle est absolument séparée de toute matière. Il semble par conséquent difficile d’admettre qu’elle puisse être exercée par un intellect particulier, qui soit en outre ancré dans la matière. « Nam cum unaquaeque res ex hoc ipso vim intellectivam habeat, quod est a materia immunis, oportet illa esse maxime intelligibilia, quae sunt maxime a materia separata. Intelligibile enim et intellectum oportet proportionata esse, et unius generis, cum intellectus et intelligibile in actu sint unum »416.

En raison de la proportion de l’objet connu et de l’intellect qui le connaît, il semble que ce qui est séparé de toute matière ne puisse être approché que par un intellect également séparé. Totalement séparée, il se pourrait donc bien que la science de l’être universel, au sens du génitif objectif, ne puisse être également que la science de l’être universel au sens du génitif subjectif417. Ainsi seulement pourra-t-elle d’ailleurs être pleinement qualifiée de science de l’être en tant qu’être (au double sens du génitif). THOMAS D’AQUIN, In Metaphys., Prooemium. On notera à ce propos les termes avec lesquels Gundissalinus avait déjà exposé sa distinction de l’abstraction et de la séparation : « Set mathematica agit de abstractis a materia per intellectum, theologia de separatis a materia per effectum. Illa enim habent esse in materia, set intelliguntur absque materia, hec uero simul habent esse et intelligi extra materiam. Illa enim sunt forme materiales, hec uero sunt substancie intellectuales ; illa sunt in subiecto, ista sunt subiectum » (DOMINICUS GUNDISSALINUS, De divisione philosophiae, p. 42). Cfr à ce propos, LAFLEUR, C., CARRIER, J., « Abstraction et séparation : de Thomas d’Aquin aux néo-scolastiques… », pp. 123-124. 416 417

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En outre, dans la mesure où la métaphysique, parmi toutes les sciences, est la seule qui soit exercée seulement pour elle-même, c’est-à-dire pour l’amour de la sagesse418, elle est parfaitement libre419. En raison de cette liberté, la métaphysique ne peut être dite une possession humaine, puisque l’homme est asservi à de nombreux besoins. La métaphysique nécessite le loisir et la bonne santé. L’homme ne possède que ce dont il dispose librement. Or ce n’est point le cas de la métaphysique, dont il est fréquemment éloigné par les nécessités de la vie, et qu’il ne peut en outre acquérir parfaitement420. Cette science doit plutôt être dite divine, et ce de deux façons. Elle est bien entendu divine dans la mesure où elle s’occupe des premiers principes et des premières causes, et donc ultimement de Dieu, mais elle l’est également dans la mesure où seul Dieu est susceptible de la posséder parfaitement421. Si les hommes sont susceptibles d’en prendre connaissance, c’est selon le mode qui leur est propre, et parce qu’ils l’« empruntent » en quelque sorte à Dieu, qui seul la possède au sens fort422. Ces éléments doivent faire aussi comprendre comment la connaissance la plus accomplie d’une chose ne peut se ramener pour Thomas à celle de ses causes universelles ou d’un ensemble de déterminations quidditatives abstraites, faute de manquer ainsi l’unité ontologique et substantielle qui fait de cette chose précisément cette chose. Savoir en effet d’un homme qu’il est blanc, musicien et quelque autre attribut accidentel encore, n’est pas le connaître en sa singularité propre et en son être même, car il est possible de trouver ces mêmes attributs et leurs conjonctions en quantité d’êtres humains. « Unde qui cognoscit omnes causas in universali, nunquam propter hoc proprie cognoscet aliquem singularem effectum »423. Aussi la connaissance d’une chose n’est-elle pas tant orientée à l’abstraction de sa quiddité qu’à la perfection intensive de son être. La manière dont Thomas distingue les diverses connaissances du singulier en fonction de la perfection de l’intellect qui l’appréhende est révélatrice. L’Aquinate explique, dans la vingtième question disputée de anima, que Dieu connaissant toutes choses singulières en tant qu’il les produit tant en leur matière Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Metaphys., 3, n. 56. Cfr Ibidem, 3, n. 58. 420 Cfr Ibidem, 3, n. 60. 421 Cfr Ibidem, 3, n. 64. 422 Cfr Idem. L’interrogation était déjà explicitement aristotélicienne. Cfr à cet égard les commentaires de COURTINE, J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, pp. 8689. 423 THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de anima, a. 20, c. 418 419

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individuatrice qu’en leur forme, il imprime également, dans l’intellect des substances séparées, des espèces intelligibles correspondant aux similitudes des êtres produits selon leur matière et leur forme. C’est ainsi que les substances intellectuelles séparées connaissent les êtres tels qu’ils sont produits par Dieu. Thomas qualifie en ce sens l’intellect angélique de « déiforme »424. Les anges connaissent selon une similitude participée et de manière différenciée ce qui se trouve unifié dans l’intellection créatrice divine. Ils réfléchissent en quelque sorte selon la multiplicité des idées – rappelons-nous l’explication augustinienne de la division de la création en sept jours en fonction de l’intellection angélique –, l’intensivité de l’acte divin. Et Thomas d’expliquer encore comment matière et forme sont en effet appréhendées en leur unité dans l’acte d’être de la substance par les réalités les plus spirituelles : « Nec est inconveniens, formam quae est factiva rei, quamvis sit immaterialis, esse similitudinem rei et quantum ad formam et quantum ad materiam. Quia semper in aliquo altiori est aliquid uniformius quam sit in inferiori natura. Unde licet in natura sensibili sit aliud forma et materia ; tamen id quod est altius et causa utriusque, unum existens se habet ad utramque. Propter quod superiores substantiae immaterialiter materialia cognoscunt, et uniformiter divisa, ut Dionysius dicit. Formae autem intelligibiles a rebus acceptae per quamdam abstractionem a rebus accipiuntur ; unde non ducunt in cognitionem rei quantum ad id a quo fit abstractio, sed quantum ad id quod abstrahitur tantum. Et sic cum formae receptae in intellectu nostro a rebus sint abstractae a materia et ab omnibus conditionibus materiae, non ducunt in cognitionem singularium, sed universalium tantum »425.

L’acte d’être intensif réunit pour chaque chose l’ensemble de ses déterminations, mais ne peut être atteint comme tel qu’au travers de l’intellect divin. Toutes déterminations semblent trouver leur unité dans la profondeur de l’acte d’être divin. Cette unité se perd à mesure de l’imperfection de l’intellect. Toute connaissance semble ordonnée ultimement au « ce à partir de quoi », c’est-à-dire à l’unité intensive de l’acte d’où surgit ensuite l’altérité, ou la composition, bien que l’homme reste rivé à cette composition et ne puisse participer à ce vaste mouvement réflexif de l’être que par cette composition. Si les facultés intellectives de l’ange sont proportionnées aux formes intelligibles influées en eux de l’action créatrice de Dieu, l’âme humaine, qu’elle soit séparée ou non, et parce qu’il lui est naturel d’être unie au corps, est selon Thomas davantage accordée aux 424 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 15, a. 1, c. : « […] sicut est in Angelis, ratione cuius deiformem intellectum habere dicuntur ». 425 THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de anima, a. 20, c.

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formes tirées des êtres par abstraction. Elle ne connaît point, pour cette raison, tous les êtres naturels en toutes leurs déterminations, mais seulement selon une universalité encore confuse. L’âme séparée ne reçoit quelque espèce intelligible influée de Dieu que de ce envers quoi elle a une inclination spéciale et une impression ou vestige qui demeure en elle. « Tout reçu est déterminé en ce qui reçoit selon le mode de ce qui reçoit », conclut l’Aquinate. Seul l’intellect séparé de toute matérialité est de lui-même susceptible d’atteindre en quelque façon la « science » la plus parfaite et la plus intellectuelle, à laquelle ne peut mener l’abstraction. C’est à notre avis pour avoir trop négligé la part positive de la matérialité que le thomisme transcendantal a cru pouvoir affirmer que le caractère absolu de l’objet n’impliquait pas celui du sujet, et que par son simple désir d’absolu, le sujet contingent pouvait bien, par abstraction successive de la matière, atteindre de soi l’être même. Bien qu’il soit fortement dépendant de l’organon aristotélicien, Thomas ne se satisfait pas en outre tout à fait des explications tirées de l’usage du langage ordinaire afin d’établir les principes premiers de toute science. Ces derniers, pris à leur compte par la métaphysique, auront une origine proprement ontologique, immédiatement empruntée aux idées divines. La métaphysique ne serait-elle dès lors accessible à l’homme que par une intuition intellectuelle ? ou plutôt par une sorte d’inspiration ? Mais comme le soulignait avec raison Maréchal, soucieux de s’écarter de tout ontologisme, il n’y a pas d’intuition intellectuelle accessible à l’homme en cette vie. Encore faudrait-il s’entendre parfaitement sur la définition d’une telle intuition, mais il est vrai que Thomas n’en fait pas usage et s’écarte nettement de l’illumination de l’intellect prônée par les augustiniens. Cette science la plus intellectuelle ne peut non plus être unilatéralement attribuée à l’activité de l’intellect agent, bien qu’il nous soit apparu comme une participation à la lumière de l’intellect divin. L’intellect agent en effet n’est pas universel, c’est-à-dire un pour tous les hommes, et son activité est abstractive. Une large tradition augustinienne pourtant, qui sur ce point pourrait bien avoir influencé certaines franges de l’idéalisme allemand, n’hésitera pas à assimiler intellect agent et adbitum mentis, ou illumination divine encore inconsciente au sein de l’esprit. On retrouve cette idée chez Dietrich de Freiberg, Maître Eckhart et Tauler notamment. Si la science telle qu’elle est en soi ne semble pouvoir être ultimement exercée que par Dieu selon Thomas, et participée seulement par l’esprit humain, il faut toutefois se demander quelle modalité prend cette participation, et interroger l’acte qui la met en œuvre dans le lien intrinsèque et peut-être jamais disqualifié qui l’unit à sa matérialité.

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III.5. VÉRITÉ ET RÉFLEXION Une liaison originaire semble se nouer pour l’intellect humain, au sein de l’acte premier de la connaissance, entre le concept d’étant et une indéfectible matérialité. Le premier connu ne semble pouvoir être rien d’autre, pour l’espèce humaine, que l’être de la substance matérielle, dont la quiddité constitue l’objet propre de l’intellect. Dans le De Veritate, il était établi que le vrai devait être dit premièrement dans l’intellect, secondairement dans la chose conforme à l’intellect426. Le faux et le vrai sont d’abord dans l’esprit en effet, puisque selon Thomas, le terme de la connaissance est l’âme elle-même, alors que l’objet est celui de l’appétit427. La tradition platonicienne, on le comprendra aisément, a toujours accordé une place privilégiée à la connaissance que pouvait avoir l’âme d’elle-même. L’âme, libérée des illusions auxquelles l’enchaînait le corps, pouvait ainsi, selon le maître de l’Académie, se remémorer la part qu’elle avait originairement au monde des Idées. Qu’en sera-t-il donc d’une telle réflexion chez Thomas, puisque celui-ci n’admet pas que l’âme acquière quelque connaissance par participation aux idées séparées, et lie plutôt indéfectiblement celle-ci au corps et aux sensations, jusqu’à donner à ce corps même la vertu de mener l’âme à la connaissance ? La vérité n’est susceptible d’être atteinte par un intellect que dans la mesure où celui-ci réfléchit son propre acte, en tant qu’il connaît la proportion de son acte à la chose. Or cette proportion ne peut être connue par l’intellect que dans la mesure où ce dernier connaît également la nature de son acte d’intellection, et plus fondamentalement encore, sa propre nature. « Par conséquent, c’est parce que l’intellect réfléchit sur soi-même qu’il connaît la vérité »428. Les sens ne peuvent dès lors contenir de vérité dans la signification la plus propre du terme. Bien qu’ils « jugent » des choses telles qu’elles sont et donc atteignent la « vérité » de celles-ci en quelque façon, ils n’ont aucune connaissance de leur propre nature sensible, ni de la nature de leur acte, ni par conséquent de la proportion de cet acte aux choses. Incapables d’une telle réflexion sur eux-mêmes, les sens ne connaissent pas la vérité selon laquelle ils jugent et atteignent les choses en elles-mêmes, de manière immédiate. En effet, si selon Thomas, les sens ont bien de quelque manière conscience de leur 426 427 428

THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 1, a. 2, c., ad 1. Ibidem, q. 1, a. 2, c. Ibidem, q. 1, a. 9, c.

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opération, ils ignorent leur nature profonde et, par conséquent, celle de leur acte429 : « Sensus autem, qui inter cetera est propinquior intellectuali substantiae, redire quidem incipit ad essentiam suam, quia non solum cognoscit sensibile, sed etiam cognoscit se sentire ; non tamen completur eius reditio, quia sensus non cognoscit essentiam suam. Cuius hanc rationem Avicenna assignat, quia sensus nihil cognoscit nisi per organum corporale. Non est autem possibile ut organum corporale medium cadat inter potentiam sensitivam et seipsam. Sed potentiae insensibiles nullo modo redeunt super seipsas, quia non cognoscunt se agere, sicut ignis non cognoscit se calefacere »430.

F.-X. Putallaz a fourni une belle explication de cette thèse, basée sur la philosophie naturelle : le sens n’agit qu’en fonction d’un organe et s’il était capable de réflexion, ce serait donc par un organe qu’il devrait agir sur lui-même. L’organe matériel du sens propre devrait s’extraposer à soi pour se servir de lui-même comme d’une médiation, sans pour autant cesser d’être identique à lui-même. Or l’organe est soumis aux conditions du changement matériel, c’est-à-dire que son acte est transitif et requiert d’être actualisé par un autre. Il ne peut donc effectuer de retour sur soi, ce qui équivaudrait pour la matière à se mouvoir elle-même431. Comme le montre également Putallaz, la non-réflexivité de la perception sensorielle est en fait essentiellement due à « l’extranéité des parties étendues du monde de la matière auxquelles participent les sens. C’est pourquoi, de même que l’une quelconque des parties du continu ne peut jamais être mue que par une autre, les organes des sens ne peuvent être modifiés que par une chose qui leur est extérieure et autre »432. 429 Cfr Idem : « […] quamvis enim sensus cognoscat se sentire, non tamen cognoscit naturam suam et per consequens nec naturam sui actus ». 430 Idem. 431 Cfr PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, pp. 45-46. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 87, a. 3, ad 3 : « […] sensus proprius sentit secundum immutationem materialis organi a sensibili exteriori. Non est autem possibile quod aliquid materiale immutet seipsum ; sed unum immutatur ab alio ». Cfr également THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 19, q. 1, a. 1, c. : « […] secundum Avicennam, cujuslibet virtutis operantis per organum corporale, oportet ut organum sit medium inter ipsam et objectum ejus. Visus enim nihil cognoscit nisi illud cujus species potest fieri in pupilla. Unde cum non sit possibile ut organum corporale cadat medium inter virtutem aliquam et ipsam essentiam virtutis, non erit possibile ut aliqua virtus operans mediante organo corporali cognoscat seipsam ». 432 PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, p. 46. Cfr aussi ces explications de Putallaz : « Si l’on s’en tient à la connaissance sensible externe, on notera qu’elle semble s’opposer à toute forme de connaissance de soi : l’activité sensible en effet ne donne pas à l’homme de se percevoir lui-même, mais elle le met plutôt en contact avec l’autre ; une simple destruction du phénomène psycho-physiologique

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Cette explication est confirmée par ce passage du Commentaire du Liber de causis, où Thomas rapporte un argument de Proclus : « Nullum enim corporum ad seipsum natum est converti. Si enim quod convertitur ad aliquid copulatur illi ad quod convertitur, palam itaque quia et omnes partes corporis, eius quod ad seipsum convertitur, ad omnes copulabuntur. Quod est impossibile in omnibus partibilibus, propter partium separationem, aliis earum alibi iacentibus »433.

Sous l’autorité d’Avicenne, Thomas souligne la nécessité d’une véritable médiation de soi à soi au sein de la réflexion. Et, à la suite du Livre des Causes, il affirme la nécessité d’un retour complet (reditio completa) sur soi-même afin de prendre connaissance de sa propre essence434. La question qui semble devoir se poser est dès lors celle-ci : quelle est cette médiation qui permettra à l’intellect d’exécuter un complet retour sur sa propre nature ? Tout être n’est connaissable que dans la mesure où il est en acte. L’intellect humain pourtant, se caractérise par sa potentialité. « Il possède ainsi par soi-même la capacité de connaître, mais non celle d’être connu, si ce n’est lorsqu’il est en acte »435. Selon la doctrine platonicienne, c’est en participant à l’ordre séparé des intelligibles que l’intelligence atteint la connaissance et se voit élevée par la même occasion, pour utiliser ici le langage aristotélo-thomiste, à l’acte et à la connaissance de soi. Ainsi l’intellect se connaîtrait-il lui-même en participant aux réalités incorporelles436. Mais, objecte l’Aquinate : « […] quia connaturale est intellectui nostro, secundum statum praesentis vitae, quod ad materialia et sensibilia respiciat, sicut supra dictum est ; consequens est ut sic seipsum intelligat intellectus noster, secundum quod fit actu per species a sensibilibus abstractas per lumen intellectus agentis, quod est actus ipsorum intelligibilium, et eis mediantibus intellectus possibilis. Non ergo per essentiam suam, sed per actum suum se cognoscit intellectus noster »437. souligne immédiatement l’extranéité de la perception, d’autant plus que l’homme, comme être de la nature, est engagé dans une série de processus d’ordre matériel. La définition thomasienne du sens fait en effet appel à une philosophie de la nature bien élaborée : ‘le sens est une certaine puissance passive qui est faite pour être mise en mouvement par un sensible externe’. Les notions présentement utilisées : de ‘passif’ (passio), de ‘changement’ (immutatio) et d’‘extériorité’ (exterior), sont empruntées au vocabulaire de la philosophie de la nature ; ce n’est pas là une simple coïncidence, mais c’est l’expression de la volonté de systématisation et de compréhension de l’homme comme un être dans le monde » (Ibidem, p. 40). 433 THOMAS D’AQUIN, Super Librum de causis expositio, prop. 7, pp. 51-52. 434 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 1, a. 9, c. 435 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 87, a. 1, c. 436 Idem. 437 Idem.

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Or l’acte ou la perfection propre de l’intellect, c’est son opération ellemême, dans la mesure où celle-ci n’est jamais purement transitive. L’opération de l’intellect, en effet, ne trouve pas son achèvement dans une chose extérieure, mais bien dans le fait d’élever l’intellect lui-même à l’acte et d’en constituer la perfection438. A la différence de l’intellect divin cependant, l’intelligence humaine n’est pas purement et simplement identique à son acte, et à la différence des intellects divins et angéliques, elle n’a pas pour objet premier son essence. L’intellect humain est en effet ordonné naturellement à la connaissance des objets matériels qui lui sont extérieurs. Mais, « secondairement est connu l’acte par lequel on atteint l’objet ; et par l’acte est connu l’intelligence elle-même, dont la perfection est le fait même de connaître. C’est pourquoi le Philosophe dit que les objets sont connus avant les actes, et les actes avant les puissances »439. Il faut donc admettre que ce soit l’objet extérieur, sous les auspices de l’espèce intelligible, qui actualise l’intellect possible et le rende par là même intelligible à lui-même. F.-X. Putallaz, tout comme K. Rahner avant lui, a insisté sur la nécessité de la connaissance de l’autre au sein du processus de réflexion. C’est l’un des paradoxes de la condition humaine « que l’esprit ne s’atteint lui-même qu’en se dépossédant de toute intériorité repliée […] »440. C’est par l’objet seul, soutenait Thomas, que l’esprit connaît son opération, et par l’intermédiaire de celle-ci, sa propre nature441. C’est alors par le biais de l’actualisation de ses facultés que l’âme est rendue actuellement intelligible à elle-même442. Le sens thomiste de la réflexion semble s’éloigner là assez fortement des doctrines platonicienne ou augustinienne, pour lesquelles la connaissance de soi était surtout « affaire d’intériorité pure », soit un phénomène sui 438

Cfr Ibidem, Ia, q. 87, a. 3, c. Idem. Cfr aussi Ibidem, Ia, q. 87, a. 3, ad 1 : « Ad primum ergo dicendum quod obiectum intellectus est commune quoddam, scilicet ens et verum, sub quo comprehenditur etiam ipse actus intelligendi. Unde intellectus potest suum actum intelligere. Sed non primo, quia nec primum obiectum intellectus nostri, secundum praesentem statum, est quodlibet ens et verum ; sed ens et verum consideratum in rebus materialibus, ut dictum est ; ex quibus in cognitionem omnium aliorum devenit ». 440 PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, p. 73. 441 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 3, ad 4 : « Ex obiecto enim cognoscit suam operationem per quam deuenit in cognitionem sui ipsius » ; Ibidem, a. 16, ad 8 : « Et hoc est etiam commune in omnibus potentiis anime, quod actus cognoscuntur per obiecta, et potentie per actus, et anima per suas potentias » ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 87, a. 3, c. : « Et ideo id quod primo cognoscitur ab intellectu humano, est hujusmodi objectum (scil. Natura rei materialis) ; et secundario cognoscitur ipse actus quo cognoscitur objectum ; et per actum cognoscitur ipse intellectus, cujus est perfectio ipsum intelligere. Et ideo Philosophus dicit quod objecta praecognoscuntur actibus, et actuus potentiis ». 442 Cfr PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, p. 74. 439

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generis propre à l’esprit et indépendant de l’activité des sens et du corps443. L’intellect en acte est le connu en acte, disait Thomas, dans la mesure où la similitude de la chose connue, présente dans l’intellect, constitue la forme de l’intellect en acte444. Le P. Gardeil a eu raison, sur ce point, de faire un sort au spiritualisme du P. Romeyer, qui ne faisait de la connaissance des quiddités sensibles qu’une « influence excitatrice sur la conscience actuelle du moi »445. La connaissance de la quiddité des choses matérielles, en effet, n’est pas une simple cause accidentelle ou préalable, qui éveillerait l’esprit à son propre contenu intelligible446. Elle est plutôt l’objet « propre et premier de notre intelligence humaine »447 et possède dans la perception du moi, « un rôle formateur et spécificateur »448. Il ne s’agit pas là, pour Gardeil, de nier la présence à soi habituelle de l’âme au sein de tout processus intellectuel, indépendante en soi de toute abstraction à partir des phantasmes, mais de discerner plus exactement le rôle que possède la conversio aux quiddités matérielles dans l’actualisation de cet habitus449. Il y a, insiste le P. Gardeil, « dans la perception actuelle du moi, fusion de deux influences, l’une partie du dehors (vis a fronte), l’autre 443 Cfr Ibidem, p. 17. Augustin écrit dans son de Trinitate : « Mens ergo ipsa sicut corporearum rerum notitias per sensus corporis colligit, sic incorporearum per semetipsam » (AUGUSTIN D’HIPPONE, de Trinitate, IX, 3, 3, p. 80). 444 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 87, a. 1, ad 3 : « Sicut enim sensus in actu est sensibile in actu propter similitudinem sensibilis, quae est forma sensus in actu ; ita intellectus in actu est intellectum in actu propter similitudinem rei intellectae, quae est forma intellectus in actu. Et ideo intellectus humanus, qui fit in actu per speciem rei intellectae, per eamdem speciem intelligetur sicut per formam suam. Idem est autem dicere quod in his quae sunt sine materia idem est intellectus et quod intelligetur. Per hoc enim aliquid est intellectum in actu, quod est sine materia. Sed in hoc est differentia, quia quorumdam essentiae sunt sine materia ; sicut substantiae separatae, quas angelos dicimus, quarum unaquaeque et est intellecta, et est intelligens ; sed quaedam res sunt quarum essentiae non sunt sine materia, sed solum similitudines ab eis abstractae ». 445 GARDEIL, A., « A propos d’un cahier du R. P. Romeyer », p. 521. 446 Cfr Ibidem, p. 522. 447 Idem. 448 Ibidem, p. 524. 449 Ibidem, p. 523: « Que l’on m’entende bien : je ne nie pas l’influence de l’âme intelligible, naturellement présente à elle-même, sur la perception de l’âme par soi. L’âme, c’est entendu, n’est pas abstraite, comme les quiddités matérielles, de phantasmes qui la contiendraient en puissance, et qui seraient ses propres phantasmes. Elle est pour soi quelque chose d’inné, et de toujours présent à soi, et cela à l’état intelligible. C’est ce que le P. R. appelle son ‘habitus constitutif’. D’accord ! C’est pourquoi j’ai dit de l’acte terminal de la conscience : ‘Cet acte de connaissance de soi, pas plus que la connaissance habituelle qu’il actualise partiellement, ne saurait, dans ce qu’il a de propre, c’est-à-dire en tant que connaissance de soi, être soumis à la loi : non datur intelligere sine phantasmate’. Mais je n’ai pas manqué, d’autre part, de signaler l’influence intrinsèque et formelle de la quiddité matérielle sur l’actualisation de cet habitus constitutif ».

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du dedans (vis a tergo), la première connotant nécessairement le monde matériel et constituant le moi à l’état d’objet ; la seconde pure actualisation de la connaissance habituelle »450. Il y a, d’une part, la connaissance que l’âme prend d’elle-même comme principe de l’acte de connaissance et qui n’advient qu’avec l’information et l’actualisation de cet acte par la quiddité de l’objet extérieur ; d’autre part, outre la représentation que possède l’âme d’elle-même comme quelque chose qui pense, ce que Gardeil appelle « le formel de la conscience de soi » ; un fait unique qui fait que l’âme est bien certaine que c’est elle qui pense, et qui doit être rapproché d’un acte habituel de perception immédiate de l’âme par l’âme451. Il reste que la structure ontologique de la connaissance demeure selon Gardeil essentiellement intellectualiste. S’il insiste avec raison sur la place nécessaire accordée à l’appréhension de la quiddité sensible ou matérielle dans le processus réflexif, cette dernière reste destinée à être dépassée. En rappelant les résultats qu’il avait obtenus dans son ouvrage sur la Structure de l’âme et l’expérience mystique, il écrit notamment, au cours de l’un de ses « Examens de conscience » : « D’après ‘la Structure’, la présence de l’âme à elle-même serait simultanément une présence ontologique (signifiant l’identité de l’âme intelligente et de l’âme intelligible), et une présence dans l’ordre de la connaissance, signifiant que ces deux aspects de la même âme sont prêts à se rejoindre, l’essence de l’âme étant intelligible en acte, et son intelligence, de soi, dans sa nature profonde étant capable de saisir intuitivement l’essence. Si, en fait, cette intuition n’a pas lieu, c’est que, à cause de l’union de l’âme au corps, l’activité de l’intelligence est liée. Elle doit passer par la connaissance de la quiddité sensible qui est son objet propre, puis par la réflexion sur son acte, pour arriver enfin à une sorte de sentiment obscur, ou de perception confuse, de l’existence de l’âme, principe de l’acte intellectuel »452.

Il continue en mettant en place une structure dynamique qui n’est en définitive pas très éloignée de celle du Père Maréchal : 450

Ibidem, p. 527. Cfr GARDEIL, A., La Structure de l’âme et l’expérience mystique, t. II, p. 115. THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 3, q. 5, a. 1, ad 1 : « […] ad esse habitus intellectivi duo concurrunt : scilicet species intelligibilis, et lumen intellectus agentis, quod facit eam intelligibilem in actu : unde si aliqua species esset quae in se haberet lumen, illud haberet rationem habitus, quantum pertinet ad hoc quod esset principium actus. Ita dico, quod quando ab anima cognoscitur aliquid quod est in ipsa non per sui similitudinem, sed per suam essentiam, ipsa essentia rei cognitae est loco habitus. Unde dico, quod ipsa essentia animae, prout est mota a seipsa, habet rationem habitus. Et sumitur hic notitia materialiter pro re nota ; et similiter est dicendum de amore ». Cfr surtout THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 10, a. 8, c. 452 GARDEIL, A., « Examen de conscience », p. 157. 451

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« Dans l’expression connaissance habituelle, le mot : habituel, prendrait son sens de la relation directe qui unit l’intelligence à l’essence intelligible de l’âme. C’est pourquoi cette connaissance devrait être dite immédiate et directe. Elle serait ordonnée, de soi, à cette intuition que l’âme aura d’elle-même, une fois séparée du corps ; et c’est cette ordination de nature, ce dynamisme profond qui exigerait que le détour auquel l’âme unie au corps est astreinte, finisse par rejoindre l’âme elle-même en son essence »453.

La seule chose sur laquelle il nous semble qu’il faille véritablement s’interroger face à cette présentation, est de savoir s’il est tellement assuré que la réflexion, en tant qu’accomplie, ou completa, est nécessairement une connaissance de l’âme en son état séparé, là où Thomas, sans cesse, répète que l’âme n’est en cet état pas parfaite, puisqu’elle est spécifiquement et donc en sa fin, liée au corps. L’intuition à laquelle l’âme peut espérer au-delà de sa vie « terrestre » ne lui est en rien octroyée en raison des éléments qui composent sa nature, qu’ils soient ou non séparés. Bien plutôt, nous l’avons constaté, l’âme séparée tend, de soi, à continuer à exercer son activité selon la discursivité de la raison, et demeure incapable d’accéder par soi-même à l’être des choses tel qu’il se présente, en son unité supérieure, aux esprits divin et angélique. L’intellect, certes ordonné à l’immatérialité, n’est en l’homme que l’état perfectionné de la raison. Il ne constitue pas en lui une puissance à part entière, mais ne représente en quelque sorte qu’un état participatif de la raison à la lumière de l’intellect divin. Seule une révélation d’origine proprement surnaturelle dès lors, conférera à l’intellect quelque appréhension de l’essence dernière de toutes choses, connaissance qui de nature rejaillira sur un plus parfait ordonnancement des sensibles, ou des naturalia. Le fondement du dynamisme intellectuel, tel qu’il fut brillamment pointé par Gardeil et plus explicitement décrit par Maréchal, ou encore par son disciple A. Hayen lorsqu’il s’employa à souligner le caractère « intentionnel » de la connaissance de l’objet extra-mental, F.-X. Putallaz l’établit comme la « première condition de possibilité de toute réflexion humaine »454. Il est vrai que si l’intellect ne possède point, à l’encontre de la doctrine de Platon, d’idées innées, et que toute connaissance doit par conséquent être acquise par l’intermédiaire du monde de l’expérience sensible, notre intellect n’en est pas moins en puissance vis-à-vis de toutes les formes ou espèces qu’il est en mesure d’acquérir. S’il est indéniable que Thomas corrige la doctrine platonicienne des Idées par Aristote et 453 454

Ibidem, pp. 157-158. PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, p. 89.

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Augustin, il reste que tout caractère inné n’est pas purement et simplement évacué des possessions de l’âme humaine. Il est manifeste que « les premiers principes sont connus par nous à la fois de manière innée et de façon empirique, mais sous des rapports différents. L’ultime présupposé de toute connaissance est notre capacité de connaître, et ce pouvoir est nécessairement antérieur à la connaissance des principes »455.

L’intellect lui-même est le premier présupposé nécessaire à toute connaissance des principes. Or il participe, précise l’Aquinate, d’une lumière incréée. On doit dire en effet, selon Thomas, que « Dieu est la cause de la science humaine de manière éminente, parce qu’il a doté l’âme de la lumière intellectuelle et a imprimé en elle l’évidence des premiers principes qui sont comme les germes des sciences […] »456. Connaître la vérité par l’intermédiaire de l’intellect et de ses premiers principes, c’est acquérir l’absolue certitude de cette vérité, puisque l’intellect n’est rien d’autre qu’une participation dérivée de la lumière divine. Ainsi, « la certitude de la science […] ne vient que de Dieu, qui a mis en nous la lumière de la raison, par laquelle nous connaissons les principes d’où découle la certitude scientifique »457. C’est la participation aux perfections d’un intellect supérieur qui permet l’enracinement au sein de l’esprit des premiers principes qui rendent possible toute science, et l’inclination naturelle envers l’être. On sait cependant que l’intellect agent ne constitue pas, selon Thomas, une substance tout à fait séparée de l’individualité des hommes, comme le pensent les averroïstes. C’est de nature et par son être propre que l’intellect humain trouve l’objet premier de son exercice. C’est sans doute avec les questions disputées de anima et la question de spiritualibus creaturis que Thomas atteint sa compréhension la plus accomplie, et présente de la manière la plus aboutie les rapports qu’entretiennent l’âme humaine en tant que forme substantielle et l’intellect. La réponse au dixième article de spiritualibus 455 Ibidem, p. 139 ; Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Post. Anal., 20, n. 588 : « Dicit ergo primo quod necesse est a principio in nobis esse quamdam potentiam cognoscitivam, quae scilicet praeexistat cognitioni principiorum […] ». 456 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 11, a. 3, c. : « Deus hominis scientiae causa est excellentissimo modo ; quia et ipsam animam intellectuali lumine insignivit, et notitiam primorum principiorum ei impressit, quae sunt quasi seminaria scientiarum ». Cfr à ce propos PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, p. 145. 457 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 11, a. 1, ad 17 : « […] dicendum, quod certitudinem scientiae, ut dictum est, habet aliquis a solo Deo, qui nobis lumen rationis indidit, per quod principia cognoscimus, ex quibus oritur scientiae certitudo ; et tamen scientia ab homine etiam causatur in nobis quodammodo ».

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creaturis est entamée avec nuance. L’Aquinate écrit à propos de l’intellect agent que « […] quidam posuerunt quamdam substantiam separatam, non multiplicatam secundum multitudinem hominum ; quidam vero posuerunt ipsum esse quamdam virtutem animae, et multiplicari in multis hominibus ; quod quidem utrumque aliqualiter est verum »458.

S’il faut, selon Thomas, qu’il existe au-dessus de l’âme humaine un intellect qui soit intellect selon l’intégralité de sa nature et dont dépende l’activité intellective de l’homme, que cette dernière n’est dès lors telle que par participation, on ne peut dire d’autre part que cette participation par laquelle les intelligibles sont menés à l’acte, advienne sans un pouvoir propre de l’âme humaine. La causalité qui court dans le domaine naturel fonctionne de telle manière, explique Thomas, que toujours la cause universelle première, par exemple celle du soleil lors de la génération, ne produit pas seule un effet particulier, mais sollicite, en vue de celui-ci, un pouvoir propre au substrat même du changement, telle la semence459. Or l’âme humaine s’inscrit bien selon Thomas dans le domaine de ces choses naturelles inférieures, tout en en constituant certes le degré le plus élevé. Aussi faut-il qu’il y ait en elle, outre la vertu intellective qu’elle participe d’un être supérieur, une faculté particulière en vue de son effet déterminé. Nous avons déjà évoqué les arguments élevés par l’Aquinate à l’encontre des averroïstes, et ce qui doit nous intéresser maintenant, c’est de comprendre comment, selon Thomas, les rapports entre l’inhérence formelle et participative du pouvoir intellectuel qui réside au principe de l’abstraction d’une part, et l’opération propre à la substance de l’âme humaine en sa composition d’autre part, déterminent l’activité réflexive. Dieu a donc imprimé de manière immédiate en nous une « ressemblance participée de la lumière incréée »460. Aussi les premiers principes de toute science sont-ils connus naturellement461, imprimés par Dieu dans THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 10, c. Cfr Idem. 460 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 84, a. 5, c. 461 THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 10, c. : « […] cum istud lumen intellectuale ad naturam animae pertineat, ab illo solo est a quo animae natura creatur ». IDEM, In Boethii de Trinitate expositio, q. 6, a. 4., c. : « Dicendum quod in scientiis speculativis semper ex aliquo prius noto proceditur tam in demonstrationibus propositionum quam etiam in inventionibus diffinitionum. Sicut enim ex propositionibus praecognitis aliquis devenit in cognitionem conclusionis, ita ex conceptione generis et differentiae et causarum rei aliquis devenit in cognitionem speciei. Hic autem non est possibile in infinitum procedere, quia sic omnis scientia periret et quantum ad demonstrationes et quantum ad diffinitiones, cum infinita non sit pertransire. Unde omnis consideratio 458 459

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l’esprit humain comme un habitus. C’est une participation naturelle à la lumière supérieure de l’intellect divin qui permet l’ouverture de l’intellect humain aux premiers intelligibles et aux déterminations les plus universelles. L’intellect participe ainsi des perfections supérieures de l’être, de l’un, du vrai (des Idées résidant au sein de l’esprit divin) et se trouve naturellement ouvert à leurs ressemblances participées selon des modes inférieurs. « Universales conceptiones, quarum cognitio est nobis naturaliter indita, sunt quasi semina quaedam omnium sequentium cognitorum »462. De cette ouverture naturelle à la lumière de l’être, se forme donc un habitus premier, une aptitude par laquelle l’être pourra être élucidé en ses déterminations particulières et en contenus de connaissance, moyennant l’activité de l’intellect agent sur les phantasmes. Le premier connu, selon Thomas, n’est autre que l’être en sa communauté. Ce qui est connu ne l’est que dans la mesure où il est en acte. Or le premier acte est celui que toute chose possède en tant simplement qu’elle est. C’est le fait d’être un étant qui dans la considération des choses, affirmait déjà Avicenne, s’impose le premier à l’intellect463. Et dans l’étude des choses naturelles, le fait que la chose perçue est un être vivant apparaît à l’esprit avant de pouvoir distinguer qu’elle est un « homme » par exemple. Aussi la generatio scientiae suit-elle le chemin de la puissance à l’acte ou de l’indétermination à la détermination que l’on trouve in esse naturae. L’universalité cependant de ce premier connu ne peut être abstraite de son actualité. Le premier acte connu est toujours celui scientiarum speculativarum reducitur in aliqua prima, quae quidem homo non habet necesse addiscere aut invenire, ne oporteat in infinitum procedere, sed eorum notitiam naturaliter habet. Et huiusmodi sunt principia demonstrationum indemonstrabilia, ut omne totum est maius sua parte et similia, in quae omnes demonstrationes scientiarum reducuntur, et etiam primae conceptiones intellectus, ut entis et unius et huiusmodi, in quae oportet reducere omnes diffinitiones scientiarum praedictarum. Ex quo patet quod nihil potest sciri in scientiis speculativis neque per viam demonstrationis neque per viam diffinitionis nisi ea tantummodo, ad quae praedicta naturaliter cognita se extendunt. Huiusmodi autem naturaliter cognita homini manifestantur ex ipso lumine intellectus agentis, quod est homini naturale, quo quidem lumine nihil manifestatur nobis, nisi in quantum per ipsum phantasmata fiunt intelligibilia in actu ». 462 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 11, a. 1, ad 5 : « […] in eo qui docetur, scientia praeexistebat, non quidem in actu completo, sed quasi in rationibus seminalibus, secundum quod universales conceptiones, quarum cognitio est nobis naturaliter indita, sunt quasi semina quaedam omnium sequentium cognitorum. Quamvis autem per virtutem creatam rationes seminales non hoc modo educantur in actum quasi ipsae per aliquam creatam virtutem infundantur, tamen id quod est in eis originaliter et virtualiter, actione creatae virtutis in actum educi potest ». 463 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 5, a. 2, c. ; IDEM, In I Metaphys., 2, n. 46 ; Cfr AVICENNE, Liber de philosophia prima sive scientia divina, tr. I, cap. 5, p. 31.

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d’un ens, dont l’esprit ne peut s’abstenir de considérer l’aspect concret464. La connaissance première, qui n’advient à l’acte que par cette saisie première de l’« étant », dépend bien de l’actualité de ce dernier comme substance particulière, et progresse ensuite par l’addition des déterminations correspondant à cette substance. Elle présuppose en quelque sorte implicitement l’actualité (actus) proportionnelle attachée à tout acte d’être, réfractaire à tout genre. Les versants a priori et a posteriori de la connaissance semblent bien indissociables à Thomas d’Aquin, puisque la connaissance de l’être connaturelle à l’esprit humain n’est proprement actuelle qu’au détour de l’abstraction des phantasmes. « […] praeexistunt in nobis quaedam scientiarum semina, scilicet primae conceptiones intellectus, quae statim lumine intellectus agentis cognoscuntur per species a sensibilibus abstractas, sive sint complexa, sicut dignitates, sive incomplexa, sicut ratio entis, et unius, et huiusmodi, quae statim intellectus apprehendit. In istis autem principiis universalibus omnia sequentia includuntur, sicut in quibusdam rationibus seminalibus. Quando ergo ex istis universalibus cognitionibus mens educitur ut actu cognoscat particularia, quae prius in universali et quasi in potentia cognoscebantur, tunc aliquis dicitur scientiam acquirere »465.

L’habitus des premiers principes n’est ni un habitus surnaturel infusé immédiatement sous formes d’idées, de caractère en définitive platonicien, ni un habitus acquis d’une manière toute naturelle. Sa lumière étant pourtant affirmée imprimée dans notre âme lors de sa création, comment peut-il être dit tout aussi constamment acquis selon la nature de notre âme, et en lien avec le sens ? 466 Comment, si ce n’est précisément afin 464 THOMAS D’AQUIN, Expositio libri Boethii de ebdomadibus, 2 : « Ea autem quae in omni intellectu cadunt, sunt maxime communia quae sunt : ens, unum et bonum. […] Sed id quod est, sive ens, quamvis sit communissimum, tamen concretive dicitur […] ». 465 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 11, a. 1, c. 466 Cfr PEGHAIRE, J., Intellectus et ratio, pp. 235-236 ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 60, a. 2, c. ; Ibidem, Ia IIae, q. 51, a. 1, c. ; Ibidem, Ia IIae, q. 63, a. 1, c.; Ibidem, IIa IIae, q. 5, a. 4, ad 3 ; IDEM, In Boethii de Trinitate, q. 3, a. 1, ad 4 : « Unde sicut cognitio principiorum accipitur a sensu et tamen lumen quo principia cognoscuntur est innatum, ita fides est ex auditu, et tamen habitus fidei est infusus ». Tout homme réalise cet habitus en tant même qu’il est homme et fait advenir sa faculté à un certain état de perfection. Mais comme le note bien Peghaire également, l’habitus peut être chez Thomas naturel au sens d’abord de fondement, en quelque sorte actualisé par un élément extérieur. Et Peghaire de renvoyer à la Ia IIae, q. 51, a. 1, c. : « Rursus, secundum utramque naturam potest dici aliquid naturale dupliciter, uno modo, quia totum est a natura ; alio modo, quia secundum aliquid est a natura, et secundum aliquid est ab exteriori principio. Sicut cum aliquis sanatur per seipsum, tota sanitas est a natura, cum autem aliquis sanatur auxilio medicinae, sanitas partim est a natura, partim ab exteriori principio. Sic igitur si loquamur de habitu secundum quod est dispositio subiecti in ordine ad formam vel naturam, quolibet praedictorum modorum contingit habitum esse naturalem. Est enim aliqua dispositio

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d’échapper à la conception platonicienne d’un royaume d’idées imprimées dans l’âme tout à fait indépendamment du corps, et dont cette dernière aurait à se remémorer par détachement du royaume sensible ? Cet habitus étant acquis selon la substantialité même de l’âme humaine, et donc en lien avec son corps, peut-on soutenir que la conception originaire de l’être qui constitue le premier contenu de l’intellect humain nous ouvre le champ entier de ses possibles manifestations, en tant que celuici nous était apparu séparé de toute matérialité, c’est-à-dire par soi ni matériel ni immatériel, dans le jugement ? Voilà bien l’interrogation qui nous occupe, et met en question tant la matérialité implicite de l’objet premier et fondamental de notre connaissance que la fondation ontologique originaire de l’acte intellectuel humain, ou son inscription par Dieu dans un ordre de causalité naturelle qui lui correspond. Or, puisque la fin de nos opérations de connaissance semble être avant tout la vérité et non quelque jeu formel de concepts, il semble que ce soit sur l’activité du jugement et sur la réflexion qu’il faille se pencher, afin de découvrir en quelle mesure la matérialité est impliquée, selon Thomas, à la fois dans l’objet et dans l’acte même de connaissance pour l’être humain. F.-X. Putallaz, fortement inspiré des analyses pénétrantes d’A. Gardeil, a donné une explication, brillante à n’en point douter et globalement fort convaincante, de la manière dont se déroule le processus de réflexion chez saint Thomas. Nous savons en effet qu’au cours du processus de connaissance, l’intellect agent abstrait une espèce intelligible de l’objet extramental, destinée à actualiser l’intellect possible. Cette species devient donc l’acte même ou la forme de l’intellect, par laquelle il devient capable de s’intelliger lui-même. « La species […] de la chose intelligée en acte est la species même de l’intellect, et c’est ainsi par celle-là même que l’intellect peut s’intelliger lui-même »467. La species s’identifiant à l’acte naturalis quae debetur humanae speciei, extra quam nullus homo invenitur. Et haec est naturalis secundum naturam speciei. Sed quia talis dispositio quandam latitudinem habet, contingit diversos gradus huiusmodi dispositionis convenire diversis hominibus secundum naturam individui. Et huiusmodi dispositio potest esse vel totaliter a natura, vel partim a natura et partim ab exteriori principio, sicut dictum est de his qui sanantur per artem ». 467 Cfr THOMAS D’AQUIN, In III de anima, 3, n. 724 : « Dicit ergo primo quod intellectus possibilis est intelligibilis non per essenciam suam, set per aliquam speciem intelligibilem, sicut et alia intelligibilia. Quod probat ex hoc quod intellectum in actu et intelligens in actu sunt unum, sicut et supra dixit quod sensibile in actu et sensus in actu sunt unum […]. Species igitur rei intellecte in actu est species ipsius intellectus, et sic per eam se ipsum intelligere potest […] : non enim cognoscimus intellectum nostrum nisi per hoc quod intelligimus nos intelligere ». Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 87, a.1, ad 3 : « […] ita intellectus in actu est intellectum in actu propter similitudinem

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de l’intellection, il en découle que la connaissance de la nature de notre intellect est conjointe à celle de son opération, et que toutes deux adviennent en un seul et même acte. Selon Putallaz, il faut comprendre cette doctrine de la réflexion dans le prolongement de la volonté exprimée par saint Augustin de ne jamais objectiver le soi468. Thomas, plutôt que de comprendre la réflexion au sens strict, c’est-à-dire en tant que reditio completa, comme une connaissance objective tournée vers l’essence de l’âme et susceptible de procéder par abstraction, l’inscrit dans le cadre de la présence à soi de l’âme dans la connaissance habituelle. Là où l’abstraction cherche à distinguer matière et forme de la connaissance, ou le sujet et son objet, l’habitus les présente en leur unité fondamentale. Mais on sait que la connaissance réflexive n’a d’autre objet que la re-connaissance de la conformité de l’intellect avec la chose, c’est-à-dire la connaissance judicative du vrai. Or la species doit être considérée comme « la cause formelle, à l’origine de la connaissance vraie »469. Elle est la médiation nécessaire à l’intelligence, par laquelle il lui est donné, en une même opération, tant de se réfléchir que de prendre connaissance de l’objet extérieur. F.-X. Putallaz écrit à ce propos : « Toute connaissance et toute conscience actuelle passent par ce biais qu’est la species abstraite des réalités sensibles et des phantasmes, et l’intelligence puise réflexivement à cette source, principe de rencontre entre l’être et l’esprit, afin de reprendre en quelque sorte son élan qui l’ordonne naturellement à l’être extra-mental. C’est ainsi d’un seul élan concret que l’intellect se connaît et qu’il saisit l’autre »470. rei intellectae, quae est forma intellectus in actu. Et ideo intellectus humanus, qui fit in actu per speciem rei intellectae, per eamdem speciem intelligitur sicut per formam suam ». Cfr à ce propos les commentaires de PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, pp. 158-159. 468 Cfr Ibidem, pp. 162-163. 469 Ibidem, p. 159. 470 Ibidem, p. 160. Pour Thomas, écrit également Gardeil, « l’âme intellective ne révèle son existence à la conscience que lorsqu’elle est actualisée déjà par la connaissance de son objet propre, les quiddités des choses matérielles. Celles-ci deviennent la forme qui actualise l’intelligence d’abord et, en rétrogadant vers l’intérieur, l’âme elle-même en tant qu’intellectuelle. Cette intériorité de la forme accidentelle qu’est la quiddité sensible est bien rendue par ce mot que saint Thomas rappelle précisément à l’occasion de la perception expérimentale de l’âme : Intellectus in actu Est intellectum in actu. Est, quoi de plus fort ! Or cette information ne concerne pas seulement l’intelligence mais l’âme elle-même en vertu de cet autre principe, rappelé à la même occasion : ‘Hoc est commune in omnibus potentiis animae quod actus cognoscuntur per objecta et potentiae per actus, et anima per suas potentias’. De ces principes, saint Thomas conclut que l’intellect possible, donc l’âme intellective, ne peut être connu que per formam suam per quam fit actu, quae est species a phantasmatibus abstracta. La species de la réalité matérielle, qualifiant intérieurement

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F.-X. Putallaz a cependant raison de recommander de ne point se satisfaire en ce cadre d’une épistémologie qui, parce qu’elle a expliqué comment la vérité doit surgir de la tension ou du « dynamisme » qui règne entre la présence d’une altérité au sein de l’intellect et le rapport que l’intellect exerce avec soi-même, se passerait d’une métaphysique de la connaissance et ne ressentirait plus le besoin d’aller jusqu’à éclairer comment cette saisie originaire de l’être a pu se réaliser 471. L’explication qui ne va pas plus loin qu’à relever le dynamisme de l’intellect, c’est-à-dire le rapport intentionnel présent en celui-ci, se bornera à dire que, puisque l’intellect est naturellement fait pour intelliger, ce qu’il intellige, c’està-dire les espèces, ne peuvent qu’être reconnues comme vraies. Cette fin de non-recevoir, opposée comme prémonitoirement à quelque malin génie de type cartésien, ne permettra cependant pas à la vérité, si elle est affaire de réflexion, d’être pleinement reconnue en tant qu’accomplissement des facultés intellectives, puisqu’il n’est nulle part expliqué comment l’intelligence peut elle-même être certaine de toucher ainsi au vrai. Cette dernière question implique la réflexion de l’intelligence sur son être propre. Selon l’analyse qu’avait déjà effectuée G. Siewerth de la systématisation transcendantale de Maréchal, qui tend à poser une critique de la connaissance de manière préalable à la métaphysique, l’objectivité obtenue au prisme du dynamisme de l’intellect ou de l’ordonnancement naturel de ce dernier à sa fin, n’est encore pas suffisante, car les deux l’intelligence et l’âme, n’est autre chose que ce que nous nommons un habitus, et l’habitus est essentiellement le principe de l’opération qu’il amorce, ici, l’intelligence de la quiddité sensible. C’est donc en tant que principe expédit d’une opération intellectuelle qui a pour objet le monde sensible, que, pour saint Thomas, l’âme se saisit par la perception de la conscience. C’est dans cet état de conjonction avec l’univers matériel, représenté à chaque perception de soi par la quiddité sensible, que la connaissance habituelle de l’âme par soi, en s’actualisant, rencontre son objet, objet que, d’autre part, en vertu de sa connaissance habituelle actualisée, elle sait être identique à soi-même. Concluons. La connaissance habituelle de l’âme par soi, en s’éveillant au contact d’elle-même, une fois qu’elle est actualisée par les species des choses sensibles, apporte à l’âme le sentiment que c’est soi qui pense : mais d’autre part, la quiddité matérielle qui est la condition de cette perception actuelle de soi impose à l’âme de ne se percevoir que dans un état de liaison avec les réalités matérielles. Impossible de dissocier ces deux facteurs de la perception de l’âme par soi. Si l’on supprime l’apport de la connaissance habituelle, l’âme ne s’aperçoit plus que c’est soi qui pense ! Si l’on supprime l’apport du monde extérieur, l’âme, n’étant plus actualisée par la quiddité sensible devenue sa forme intérieure, n’est plus pour soi l’objet en acte que requiert une perception actuelle » (GARDEIL, A., « A propos d’un cahier du R. P. Romeyer », pp. 529-530). 471 Cfr PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, p. 147. On pourra voir aussi à ce sujet, par exemple la critique adressée à l’entreprise du P. Gardeil par P. Rousselot, dans ROUSSELOT, P., « Métaphysique thomiste et critique de la connaissance », pp. 504-505, note 2.

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termes de la relation, à savoir le concept général de l’être et la tendance de l’intellect se situent tous deux intégralement « du côté du sujet, de sorte que cette réflexion ne présente à elle-même comme contenu que le rapport par lequel la tendance se lie avec une représentation interne, s’unit avec elle, et s’immerge ainsi encore plus profondément dans la subjectivité […] »472. Peut-être y verra-t-on d’ailleurs le défaut de tout spiritualisme « angélique », qui s’est fixé pour objet la considération réflexive de l’âme en son état séparé. On en trouvera le signe également dans toute tentative d’objectivation de la species pour seule médiation de l’acte de connaissance. G. Siewerth souhaitait d’ailleurs voir abandonnée la species sensible473, afin de permettre une saisie plus immédiate de l’union de la nature et de l’esprit, originaire à tout acte de connaissance et préalable à toute réflexion possible. Mais il est clair que le vocabulaire de la species sensible appartient bien à Thomas. Aussi faut-il peut-être se pencher à nouveaux frais sur la nature de la species en général, et très certainement mettre en question son « objectivité ». Thomas identifie la re-connaissance du vrai par l’intellect, qui présuppose nécessairement quelque réflexion, au jugement lui-même, puisque « connaître le vrai, comme l’écrit F.-X. Putallaz, n’est rien d’autre que juger que la connaissance en acte est conforme à l’objet, ou non »474. Il est certain que, selon Thomas, le sens, bien qu’il soit vrai à l’égard de son objet propre, ne connaît précisément point cette vérité, parce qu’il ne saisit pas son rapport de conformité à la chose. Ainsi le vrai et le faux sont-ils dits essentiellement dans l’intellect. Si le vrai est défini par la conformité de l’intellect et de la chose, obtenue par une similitude de l’objet connu au sein du sujet connaissant, l’intellect ne connaîtra une telle conformité, et par conséquent la vérité de son appréhension de la chose, que lorsqu’il jugera cette dernière semblable à la forme qu’il en appréhende. « Et cela, écrit Thomas, il le fait en composant et en divisant, car, en toute proposition, il applique à une chose signifiée par le sujet une forme signifiée par le prédicat, ou bien il l’en écarte »475. Le jugement, affirme F.-X. Putallaz, « qui rapporte les concepts à la chose, est identique à la réflexion, qui est l’acte de connaissance du rapport de l’intellect à la chose. En effet, la structure de l’opération est identique dans le jugement et dans la réflexion ; 472 BRITO, E., « La critique de Maréchal par Siewerth », p. 387. Cfr SIEWERTH, G., Das Schicksal der Metaphysik von Thomas zu Heidegger, pp. 231-232. 473 SIEWERTH, G., « Die transzendentale Struktur des Raumes », pp. 41-42. 474 PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, p. 175. 475 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 16, a. 2, c.

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d’une part, le jugement suppose un rapport établi entre deux concepts saisis dans une appréhension ; d’autre part, la réflexion dépend d’un acte direct qui en conditionne la possibilité »476.

La connaissance du vrai suppose celle du rapport de l’acte de l’intellect à la chose. Or, le De Veritate énonçait que ce rapport n’est lui-même saisi par l’intellect « que parce qu’il connaît la nature de son acte, qui ne peut lui-même être connu sans que le soit également la nature du principe actif, c’est-à-dire l’intellect lui-même, dont la nature est de se conformer aux choses »477. Rien de contradictoire ici avec la doctrine habituelle d’Aristote, selon laquelle on ne peut connaître une faculté que par son acte, lui-même connu en vertu de son objet. L’acte de l’intellect, nous l’avons répété, c’est l’espèce intelligible. Mais si l’on veut bien relire ce texte du De Veritate en fonction d’une définition de la notion de « nature » comprise, non comme quiddité de la chose – ce qui reviendrait à faire de la réflexion un simple processus d’abstraction –, mais plutôt comme principe du mouvement au sein de la chose, c’est à nouveau à la species que nous aurons affaire, puisqu’elle est principe de toute intellection, en attente de l’actualisation supérieure qui lui est promise par la conversio de l’intellect sur le monde extérieur. Dès lors, comme le dit très bien F.-X. Putallaz, « si l’opération en exercice est identique à l’acte de l’objet comme être connu, l’acte de la connaissance réflexive est simultanément une connaissance de l’autre et une connaissance de la conformité à l’autre […] »478. Et de même en ce qui concerne non plus la nature de l’opération, mais celle de l’intellect lui-même : « ‘connaître la nature de l’intellect’ signifie saisir le principe du dynamisme intellectuel qui conduit l’intellect à se conformer, par nature, à ce qui est »479. Si nous nous accordons à donner ici à la « nature » d’un être la définition de principe qui réside au fondement des opérations destinées au perfectionnement de son essence, alors il faudra certes, F.-X. Putallaz le souligne bien, rapporter la réflexion à la prise de conscience de la finalité de l’intellect, qui réside dans sa conformité à la chose480, mais aussi à la cause efficiente de son actualisation, auquel le principe est soumis. Cette réflexion originaire n’advient donc pas préalablement à la connaissance de la chose, mais comme simultanément à celle-ci, puisque la connaissance met au 476 477 478 479 480

PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, p. 188. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de Veritate, q. 1, a. 9, c. PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, p. 193. Ibidem, p. 195. Cfr Ibidem, p. 196.

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jour l’objet connu qui agit sur l’intellect possible, qui actualise ce dernier, et le rend ainsi conforme à la chose. On le voit, la réflexion qui accompagne tout jugement, bien loin d’avoir pour objet l’essence même de l’âme en son universalité, valable pour tous les hommes, a pour fin la nature de celle-ci ou le principe par lequel elle est mue et actualisée, qui n’est autre que l’acte même de ses opérations. S’il s’agit bien là de l’espèce immédiatement présente à l’intellect au sein de l’acte premier de la connaissance habituelle, ce principe n’est point une pure puissance vide en attente de contenu, ou un pur concept issu de l’abstraction, mais le principe naturel du mouvement de l’intellect ou sa puissance active, pleine de l’entière détermination ontologique de la chose, et qui ne demande qu’à se manifester. S’il s’agit de saisir le principe qui conduit l’intellect à se conformer à ce qui est, ce principe est donc en quelque manière déjà acte et perfection. Il n’est en outre pas différent du principe de détermination spécifique, qui donne sa fin à l’intellect481. Pour les présenter en une formule un peu lapidaire, les résultats de l’enquête de F.-X. Putallaz avaient mené leur auteur à ce constat en effet étonnant que, selon l’Aquinate, la vérité est en quelque sorte première et produit le contenu de connaissance482. Si comme le décrit Putallaz, cette vérité dont rend compte la conformité de l’intellect à la chose dégagée par l’activité abstractive à la rencontre de l’altérité, peut bien être considérée – dans la species – comme principe de la réflexion et du consentement de l’intellect à reconnaître ce qu’il connaît comme vrai, ce ne peut être que par le biais de la reconnaissance de son inscription dans le « feu croisé » d’une dépendance naturelle à l’égard du monde d’une part, et d’un enracinement ontologique au sein de l’ordre divin d’autre part. Bref, l’intellect n’apparaît en son acte que dans le croisement de l’a priori ontologique de sa création et de l’a posteriori de ce que lui livre le monde, et ne se reconnaît comme incliné à la vérité que parce qu’elle fait rejoindre ou identifie l’être ou la détermination ontologique dégagée dans 481 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 10, a. 1, c. : « natura dicitur multipliciter. Quandoque enim dicitur principium intrinsecum in rebus mobilibus. Et talis natura est vel materia, vel forma materialis, ut patet ex II Physicorum. Alio modo dicitur natura quaelibet substantia, vel etiam quodlibet ens. Et hoc est quod per se inest rei. In omnibus autem, ea quae non per se insunt, reducuntur in aliquid quod per se inest, sicut in principium. Et ideo necesse est quod, hoc modo accipiendo naturam, semper principium in his quae conveniunt rei, sit naturale. Et hoc manifeste apparet in intellectu, nam principia intellectualis cognitionis sunt naturaliter nota. Similiter etiam principium motuum voluntariorum oportet esse aliquid naturaliter volitum. Hoc autem est bonum in communi, in quod voluntas naturaliter tendit, sicut etiam quaelibet potentia in suum obiectum ». 482 Cfr PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, pp. 206-208.

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le jugement (toujours réflexif) et sa participation modale à l’être d’une intelligence supérieure et divine. Cette identité de la species abstraite et de la species participative comme détermination ontologique modalement contractée, peut bien être dite acte premier, réflexion et vérité première de la connaissance humaine, nature principielle de l’acte intellectuel qui permettra à ce dernier d’effectuer toute opération subséquente. A ce stade de la réflexion, il nous faut donc encore poser cette question : l’esprit, lors de cette réflexion accomplie (reditio completa) par laquelle il cherche en quelque sorte à rentrer en soi et à s’abîmer dans sa propre puissance active constituée dans la connaissance habituelle, peut-il parvenir à quelque vérité ou quelque science en tant que telle, puisqu’il semble laisser derrière lui une pourtant nécessaire objectivation de l’essence de l’âme, et par la même occasion toute universalisation possible de celle-ci ? Thomas ne peut en outre se résoudre à abstraire l’intellect de son corps pour en faire un acte universel pour tous les hommes, ce qui serait ni plus ni moins qu’adopter la position averroïste. Si l’on admet l’impossibilité d’une telle abstraction universalisatrice et objectivante dans les moments originaires de la réflexion, il nous faut donc interroger saint Thomas sur les virtualités présentes au sein de l’acte premier d’union avec le monde, qui constitue la puissance encore concaténée de toute explication cognitive et semble résider de prime abord dans l’acte d’une connaissance singulière. Qu’en est-il donc selon Thomas de la connaissance du singulier sensible, et que rend-elle possible ? III.6. LA

CONNAISSANCE DU SINGULIER

Sans être tout à fait faux, il est réducteur de penser que la connaissance humaine est ordonnée selon sa nature à l’universel abstrait seulement. Nous avons vu comment l’on pouvait considérer la vérité d’une chose comme correspondant à son acte d’être tel que dans l’esprit divin. Or Dieu pense toutes choses singulières en leur parfaite concrétude ontologique, c’est-à-dire selon l’ensemble de leurs déterminations et jusqu’en leur matière individuatrice pour les créatures appartenant à la nature mondaine. La connaissance du Dieu artisan, créateur, saisit toutes choses en leur parfaite singularité. La connaissance intellectuelle angélique connaît, par sa participation aux idées divines, chaque chose en son espèce spécialissime et en toutes ses déterminations. A l’instar de ces intellects supérieurs, l’intellect humain est ordonné, en dépit de son mode inférieur, à la reconstitution intellectuelle de la chose en sa concrétude, c’est-à-dire en sa plénitude

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ontologique. Attachée cependant à un mode d’intellection discursif ou rationnel, elle se trouve incapable de saisir la chose en sa parfaite unité ontologique ; elle ne l’approche que par divisions et reconstitutions, séparations et compositions, abstractions et jugements. L’universel ne lui est connu qu’en tant que toujours ancré dans le singulier, et le singulier seulement par la médiation de l’universel. Aussi la connaissance de la chose singulière est-elle indirecte, et celle de l’universel toujours en quelque façon partielle et abstraite. Au contraire des pures intelligences, qui connaissent l’étant matériel singulier en tant, soit qu’elles en sont la cause créatrice (Dieu), tant en sa forme qu’en sa matière, soit que tels les anges, Dieu les fait participer aux raisons ou aux formes intelligibles qui ont présidé au façonnement des choses, l’intelligence humaine ne possède point de leur production, sa connaissance des créatures matérielles, mais elle la tire au contraire de ces dernières elles-mêmes par une abstraction de la matière483. Pour Thomas comme pour le Stagirite, scientia non est de singularibus484. La science s’oriente dans les choses vers ce qui est nécessaire et universel, non vers la contingence. Elle se fonde dès lors sur la définition de la chose, signifiée par son espèce, qui dans l’être naturel est seul ce qui demeure au fil des générations et corruptions. « Ultima differentia erit tota substantia, et tota definitio » : toutes les catégories antérieures sont comprises dans la différence ultime485. Certes la connaissance humaine opère par abstraction, et appréhende toute chose par la médiation des concepts universels et des différences spécifiques qui composent sa définition. Elle n’en demeure pas pour 483 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de anima, a. 20, c. « Quando ergo anima erit a corpore totaliter separata, plenius percipere poterit influentiam a superioribus substantiis, quantum ad hoc quod per huiusmodi influxum intelligere poterit absque phantasmate, quod modo non potest. Sed tamen huiusmodi influxus non causabit scientiam ita perfectam et ita determinatam ad singula, sicut est scientia quam hic accipimus per sensus ; nisi in illis animabus, quae supra dictum naturalem influxum habebunt alium supernaturalem ad omnia plenissime cognoscenda, et ad ipsum Deum videndum. Habebunt etiam animae separatae determinatam cognitionem eorum quae prius hic sciverunt, quorum species intelligibiles conservantur in eis » (Ibidem, a. 15, c.). Les substances spirituelles supérieures ont accès à la connaissance des choses jusqu’en leur espèce spécialissime et leurs ultimes perfections intelligibles. Quant à nos âmes, et ce même en un état séparé où leur acte de connaissance opérerait par les formes uniquement, leur nature et leur puissance intellective est inférieure et moins apte à saisir les choses en un nombre limité, voire unique dans le cas de Dieu, de formes intelligibles. Ces âmes ne sont donc pas capables de saisir intellectuellement les espèces indivisibles, mais seulement des formes plus universelles et confuses (Cfr Ibidem, a. 18, c.). 484 THOMAS D’AQUIN, In II Metaphys., 4, n. 323. 485 THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 12, 1555.

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autant tout à fait impuissante à saisir le singulier. L’Aquinate connaît deux méthodes en effet, permettant d’obtenir quelque connaissance du singulier matériel, l’une directe et l’autre indirecte : « […] singulare in rebus materialibus intellectus noster directe et primo cognoscere non potest. Cuius ratio est, quia principium singularitatis in rebus materialibus est materia individualis, intellectus autem noster, sicut supra dictum est, intelligit abstrahendo speciem intelligibilem ab huiusmodi materia. Quod autem a materia individuali abstrahitur, est universale. Unde intellectus noster directe non est cognoscitivus nisi universalium. Indirecte autem, et quasi per quandam reflexionem, potest cognoscere singulare, quia, sicut supra dictum est, etiam postquam species intelligibiles abstraxit, non potest secundum eas actu intelligere nisi convertendo se ad phantasmata, in quibus species intelligibiles intelligit, ut dicitur in III de anima. Sic igitur ipsum universale per speciem intelligibilem directe intelligit ; indirecte autem singularia, quorum sunt phantasmata »486.

Ce texte est pour le moins fragmentaire et demande de plus amples explications. Thomas était par exemple plus prolixe à ce sujet dans le De Veritate. Au sein de l’article 5 de la dixième question, l’Aquinate avançait notamment que « la connaissance humaine est portée premièrement vers les choses matérielles d’après leur forme et secondairement vers la matière en tant que cette dernière est en relation à la forme »487. La thèse, reprise à Aristote, est bien connue, selon laquelle la matière ne peut être saisie qu’en relation avec la forme, puisque toute connaissance provient de la forme. « Ex cognitione ergo formarum quae nullam sibi materiam determinant, non relinquitur aliqua cognitio de materia ; sed ex cognitione formarum quae determinant sibi materiam, cognoscitur etiam ipsa materia aliquo modo, scilicet secundum habitudinem quam habet ad formam ; et propter hoc dicit philosophus in I Physic., quod materia prima est scibilis secundum analogiam. Et sic per similitudinem formae ipsa res materialis cognoscitur, sicut aliquis ex hoc ipso quod cognoscit simitatem, cognosceret nasum simum »488.

Pourtant, la matière ainsi considérée ne nous fait pas encore parvenir à la connaissance du singulier, car, puisque toute forme est universelle, il semble bien que la matière saisie en tant que liée à la forme ne puisse être à son tour appréhendée que sous les auspices de l’universalité. Cette THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 86, a. 1, c. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 10, a. 5, c. : « Cognitio enim mentis humanae fertur ad res materiales primo secundum formam, et secundario ad materiam prout habet habitudinem ad formam ». 488 Ibidem, q. 10, a. 4, c. 486 487

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matière n’est pas à proprement parler la matière individuatrice, décrite encore au sein du De Veritate comme « materia signata sub determinatis dimensionibus existens »489. L’Aquinate en conclut « que notre esprit ne peut pas connaître directement le singulier »490, mais seulement indirectement, et comme en se mêlant aux facultés sensibles. Ces dernières en effet, sont capables de recevoir les formes des choses dans l’organe corporel et sous des dimensions déterminées. Elles conduisent ainsi à une certaine connaissance de la matière singulière. Thomas décrit sa théorie de la connaissance indirecte du singulier selon deux voies. La première est celle d’une sorte de réflexion qui va de l’objet universel obtenu par abstraction à la connaissance de cet acte d’abstraction, jusqu’à la source de ce dernier dans le phantasme singulier. La deuxième voie use de la cogitative : « Sicut enim forma universalis ducit in cognitionem materiae universalis, ita forma individualis ducit in cognitionem materiae signatae, quae est individuationis principium. Sed tamen mens per accidens singularibus se immiscet, inquantum continuatur viribus sensitivis, quae circa particularia versantur. Quae quidem continuatio est dupliciter. Uno modo inquantum motus sensitivae partis terminatur ad mentem, sicut accidit in motu qui est a rebus ad animam. Et sic mens singulare cognoscit per quamdam reflexionem, prout scilicet mens cognoscendo obiectum suum, quod est aliqua natura universalis, redit in cognitionem sui actus, et ulterius in speciem quae est sui actus principium, et ulterius in phantasma a quo species est abstracta ; et sic aliquam cognitionem de singulari accipit. Alio modo secundum quod motus qui est ab anima ad res, incipit a mente, et procedit in partem sensitivam, prout mens regit inferiores vires. Et sic singularibus se immiscet mediante ratione particulari, quae est potentia quaedam sensitivae partis componens et dividens intentiones individuales quae alio nomine dicitur cogitativa, et habet determinatum organum in corpore, scilicet mediam cellulam capitis. Universalem enim sententiam quam mens habet de operabilibus, non est possibile applicari ad particularem actum nisi per aliquam potentiam mediam apprehendentem singulare, ut sic fiat quidam syllogismus, cuius maior sit universalis, quae est sententia mentis ; minor autem singularis, quae est apprehensio particularis rationis ; conclusio vero electio singularis operis, ut patet per id quod habetur III de anima »491.

Il ne faudrait pas mésestimer l’importance de cette théorie de l’intellection indirecte du singulier, qui ne peut certes être d’emblée considérée comme une reflexio au sens strict, c’est-à-dire une connaissance de l’âme par elle-même, ni comme une connaissance « directe » de l’objet qui soit 489 490 491

Cfr Ibidem, q. 10, a. 5, c. Idem. Idem.

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de type scientifique, en tant que saisie de l’universel présent dans le particulier. Cette sorte de reflexio (mens singulare cognoscit per quandam reflexionem) apparaît comme une voie moyenne ; non une connaissance dont l’objet propre serait l’âme même du connaissant, mais bien l’approche d’un objet hors de l’esprit, pourtant saisi, dans sa singularité même, par la médiation d’une certaine appréhension de l’acte singulier de connaissance. La première impression que laisse la doctrine thomasienne de l’intellection indirecte du singulier est, il faut bien l’avouer, celle d’une connaissance « bâtarde », pour utiliser l’expression dont se servait Platon quand il caractérisait la connaissance de la χώρα492. Et une grande part des intellectuels du Moyen Age ne s’y trompera pas. Elle ne satisfera ni ceux qui se réclament d’une stricte obédience aristotélicienne et n’admettent de connaissance du singulier que sous la raison de l’universel, tel Siger de Brabant, ni ceux qui tenteront de construire une véritable connaissance du singulier en tant que singulier, et que nous trouverons particulièrement chez des franciscains tels Olivi, Matthieu d’Aquasparta, Vital du four493. Ainsi la question qui se pose le plus naturellement, devant les textes de l’Aquinate sur le sujet, est de savoir ce qu’il entendait par connaissance indirecte et, plus précisément, s’il signifiait par cette expression une connaissance au sens propre du terme. En outre, Thomas entendait-il affirmer quelque chose de plus qu’une connaissance du singulier par le biais de l’universel ?494

PLATON, Timée, 52a-b. Avec l’Aquinate, écrit C. Bérubé, la question de la possibilité d’une connaissance du singulier obtint de l’intérêt pour elle-même. « En toute hypothèse, il faudra convenir, que l’Aquinate accorde, par son intellection indirecte, une importance bien plus considérable qu’on ne le faisait avant lui, au problème intellectuel de l’individu matériel. Ce n’est plus seulement par mode d’allusions vagues et ambiguës, mais dans une thèse formelle et expresse. Entre la non-intellection du singulier de saint Albert le Grand, l’intellection universelle d’Alexandre de Halès et de saint Bonaventure et l’intellection directe qui fleurira au dernier quart du XIIIe siècle, l’intellection indirecte de l’Aquinate fait figure de position moyenne, ou plutôt de doctrine de transition. Mettre en vedette une certaine intellection du singulier, c’était inviter à un dépassement » (BÉRUBÉ, C., La connaissance de l’individuel au Moyen Age, p. 41). Selon Bérubé, « l’intellection indirecte de saint Thomas, replacée dans son contexte historique, apparaît comme la première étape d’une science de l’individuel » (Ibidem, p. 42). Au cœur d’une problématique qu’il s’agit de pouvoir concilier avec l’idéal scientifique d’Aristote, de prime abord entièrement voué à l’universel, l’intellection indirecte thomiste fait en effet « figure de pionnière », et trouvera de nombreux émules, chez Henri de Gand notamment, mais aussi, de manière assez étonnante, chez certains interprètes du scotisme, qui la rapprochent de la théorie de l’intuition développée par leur maître (Cfr Idem). 494 Cfr Ibidem, p. 54. 492 493

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Il faut admettre que cette intellection indirecte est une connaissance d’un genre bien particulier. Toute connaissance intellectuelle dépend de la forme de l’objet, c’est-à-dire d’un universel abstrait de la matière, qui seul est susceptible d’être saisi par l’intellect possible. La connaissance indirecte du singulier s’effectue, comme nous l’avons vu, à rebours, de l’être connu à l’acte de connaissance, de ce dernier à l’espèce intelligible et enfin jusqu’au phantasme dont celle-ci est abstraite, c’est-à-dire le singulier luimême. Cette connaissance, comme l’avait déjà signalé C. Bérubé, n’est donc pas l’effet de la forme, et, « à côté de la ligne de la causalité formelle », il faut, en ce qui concerne l’intellection indirecte, plutôt s’attarder à « la ligne de la causalité efficiente »495. Considérée à rebours, cette seconde ligne nous oriente vers le point de départ de l’acte intellectif au sein du phantasme singulier. La continuité, précise Bérubé, de cette série ou de l’acte de la connaissance comme telle, perçue par l’intellect, « suffit à celui-ci pour se servir des singuliers et en former des propositions et des syllogismes »496. La connaissance du singulier n’est, dans ces conditions, atteinte qu’au sein de la série continue de la réflexion sur l’acte intellectif lui-même, dont on ne voit pas bien, dès lors que cette série peut être réduite à l’unité d’un acte, ce qui le distinguera encore de l’acte de la réflexion même. De là à affirmer que la connaissance du singulier est identique à l’unité dynamique de l’acte de réflexion exercé sur les conditions de possibilité de toute connaissance, conditions unifiées dans l’acte premier de la connaissance habituelle elle-même, en tant que celle-ci n’a sa raison d’être que dans l’ouverture naturelle à l’altérité extra-mentale ou à la singularité de l’objet matériel, il n’y a qu’un pas. Un pas que C. Bérubé ne franchit qu’à moitié, ou avec lequel il ne s’accorde qu’à demi-mot, lorsqu’il affirme sans autre explication que la connaissance indirecte « n’est point attribuée à l’intellect, mais elle est son acte à lui ; etiam per intellectum qui organo non utitur »497, un pas que se refusent à franchir nombre d’interprètes, il 495 Cfr Ibidem, p. 56. Selon les paroles de saint Thomas lui-même : « Unde considerandum est quod, eo modo quo aliquid est de perfectione naturae, eo modo ad perfectionem intelligibilem pertinet. Singularia namque non sunt de perfectione naturae propter se, sed propter aliud: scilicet ut in eis salventur species quas natura intendit. Natura enim intendit generare hominem non hunc hominem; nam in quantum homo non potest esse, nisi sit hic homo. Et idem est quod philosophus dicit in libro de animalibus quod in assignandis causis accidentium speciei oportet nos reducere in causam finalem, accidentia vero individui in causam efficientem vel materialem. Quasi solum id quod est in specie, sit de intentione naturae. Unde et cognoscere species rerum pertinet ad perfectionem intelligibilem; non autem cognitio individuorum, nisi forte per accidens » (THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de anima, a. 18, c.). 496 Idem. 497 Idem.

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faut bien l’avouer, lorsqu’ils distinguent nettement la « sorte de réflexion » que constitue la connaissance indirecte du singulier et la réflexion au sens strict du terme, parce que celle-ci concerne l’âme elle-même, alors que celle-là est orientée vers la singularité concrète extérieure à l’esprit connaissant498. On pourrait peut-être encore se demander si ce qui différencie ainsi les deux chaînes de réflexions ne se réduit pas à distinguer, au sein d’un même acte, les perspectives de la causalité formelle, à laquelle répond l’espèce intelligible comme nature de l’intellect d’une part, et de la causalité efficiente dans le phantasme et l’union au monde d’autre part. Il ne s’agirait en quelque sorte que d’une distinction dans l’ordre des intentions secondes, alors que l’acte réflexif même, en son unité, ne s’accomplit pourtant que dans la conscientisation du lien qui unit l’espèce et le phantasme qui la livre, ou dans l’unité déployée jusqu’aux sens de l’acte intellectuel. Admettre une telle différenciation des perspectives sur l’acte de réflexion ne pose pas de problème particulier, mais ne peut occulter le fait que pour l’âme humaine, toute réflexion implique une reconnaissance de sa propre singularité, et par conséquent la reconnaissance du lien substantiel qui l’unit à sa matière. Se connaître en sa nature même, pour l’âme humaine, c’est également appréhender ce qui l’unit au corps. La réflexion sur soi pour l’homme n’advient que dans un acte d’appréhension du matériel toujours singulier. Se connaître, pour l’âme, c’est appréhender la singularité et, au contraire des platoniciens, se plonger dans le monde. 498 Cfr PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, pp. 118119. Selon F.-X. Putallaz, il faut admettre cependant que la réfraction sur le phantasme singulier « n’est possible que dans le prolongement direct de la réflexion au sens strict ». Cette dernière, précise-t-il, « porte sur l’acte et la species, et jusqu’à l’essence de l’âme ; la réfraction suit un cheminement parallèle, puisque la connaissance de l’acte et de la species est commune aux deux connaissances, alors que, au lieu de se poursuivre réflexivement jusqu’à l’essence de l’âme, la réflexion s’infléchit sur les phantasmes qui sont à l’origine de la species et de l’acte ». « Pour analogue que soit leur processus, conclut Putallaz, réflexion et réfraction ne sont manifestement pas identiques, et la réflexion apparaît plutôt comme la condition de possibilité de la réfraction ». Nous serions quant à nous plutôt portés à les considérer comme deux perspectives différentes portées sur un même acte. Mais il nous semble justifié de mettre en doute l’analyse de Putallaz en ces derniers fondements, selon nous livrés dans une note qui suit ces analyses : « Sur le plan des conditions ontologiques, les deux actes sont également distincts : la possibilité de la réflexion tient à l’immatérialité d’une âme subsistante par soi […], alors que la possibilité de la réfraction tient à l’unité du composé humain et à la continuité des facultés intellectuelles et sensorielles » (Ibidem, p. 165, note 164). On peut se demander en effet si la distinction de Putallaz n’est pas trop franche en ce qu’elle correspondrait à une distinction de l’âme séparée en ses finalités et de l’âme en son corps, là où de substance, elles ne font qu’une et où l’âme, pour se connaître elle-même, doit en passer par une appréhension de sa nature corporelle. Cette même note de F.-X. Putallaz le suggère d’ailleurs également.

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Si l’âme est une fin en soi et en son être singulier, se connaître en son esse propre de manière accomplie signifie, pour elle, se connaître en son individualité substantielle. Or la matière joue le rôle de principe d’individuation et l’âme ne constitue qu’avec elle son unité substantielle et spécifique. Il faut bien reconnaître que les textes de Thomas n’abordent pas suffisamment explicitement ces questions. En d’autres termes, on ne comprend pas bien en quoi la réflexion – si elle ne s’arrête point à l’âme à la manière d’un objet parce qu’elle est, de par l’unité habituelle en laquelle elle s’enracine, toujours en quelque façon transparente subjectivement à elle-même ; qu’en outre ce que spécifient les objets sont les puissances et non le fond substantiel de ces dernières –, ne correspondrait pas intrinsèquement à un processus de connaissance du singulier, dès toujours retracé en elle-même et à l’occasion de toute appréhension dont elle est le sujet. Il nous faut prendre toute la dimension du fait que le singulier matériel réside à la fondation même de l’acte rationnel et qu’il n’est appréhendé comme singulier qu’en tant que tel, à savoir plus précisément comme cause matérielle. Le phantasme n’est saisi que dans sa continuité avec l’espèce intelligible, qui constitue l’acte premier de l’intellect. Mais tout jugement humain s’en trouve de la sorte forgé, en son cœur même, c’est-à-dire la réflexion, par son ouverture à l’altérité matérielle, ce qui ne paraît possible, en raison de tout ce à quoi nous avons abouti dans ce chapitre, que dans la mesure où l’âme possède elle-même une certaine matière « intelligible », commune avec son objet, une sub-jectivité substantielle individuelle ouverte de soi à la singularité mondaine. Celle-ci ne se réduit pas nécessairement à la matière intelligible des mathématiques (bien que ses proportions y participent manifestement), mais constitue le substrat de tout ce que, par sa seule nature, l’âme humaine reçoit à titre d’intelligible. La réfraction, qui en quelque sorte tend à ce retour à l’origine, n’est à ce titre peut-être pas tant une connaissance de l’objet singulier lui-même que de l’acte ou du processus entièrement subjectif qui y prend sa source, connaissance elle-même en mouvement, et qui retrace son processus naturel, ouvert au monde en sa racine substantielle première. Sans aucun doute, et sans par là négliger la part de spontanéité inhérente à l’acte de connaissance, la subjectivité thomasienne ne peut être comprise sans accorder une place à son statut traditionnel d’hypokeimenon ou de substrat des intelligibles. On ne peut dès lors, dans l’analyse de l’acte même de réflexion, que très difficilement faire l’économie de sa fondation ontologique dans l’unité de la forme substantielle, et esquiver son élucidation métaphysique. *

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La connaissance du singulier manifeste sans doute le mieux combien toute connaissance humaine répond à ce qu’est le composé humain en sa totalité, et plus précisément encore en sa structuration hylémorphique, qui ordonne la multiplicité des puissances à l’unicité de l’âme499. Dans son mouvement de réflexion, la connaissance du singulier n’est jamais que la reconnaissance de la correspondance proportionnelle et comme point par point entre l’entier processus de constitution de la substance et les étapes de l’intellection. C’est là le caractère extraordinaire de la connaissance humaine qu’elle retrace, comme un acte et presque inconsciemment, tout le processus de constitution de la substance et s’y reconnaît, rendant ainsi explicite le lien connaturel qui l’unit à la chose. Aussi la connaissance humaine, en toutes ses facettes et dans toutes ses modalités, est-elle toujours entièrement et foncièrement intellectuelle, en tant que l’intellect est le principe premier qui ordonne à lui les proportions des facultés, pour y reconnaître la structure de la chose sensible. La connaissance intellectuelle n’est que la production d’intentions logiques, secondes, ramassées en une synthèse dynamique et vitale au sein d’un mouvement de réflexion. La connaissance ne fait que réfléchir son propre mouvement au sein de celui tracé par le processus de constitution de la substance singulière ; c’est là dire également que si la connaissance présuppose une intuition immédiate et une donnée de fait qu’elle n’explique pas, c’est bien celle du mouvement lui-même. Ce dernier, d’Aristote à Kant, est la première donnée de conscience pour un esprit matériel. Or dans le système du monde aristotélicien qu’adopte Thomas, le mouvement est essentiellement ordonné par les sphères, matière des intelligibles, du temps et du lieu du monde. Ce rapport médian de causalité, auquel peuvent bien correspondre encore les rapports de proportions nécessités par toute connaissance, explique, nous l’avons vu, une part de la correspondance que l’on trouve entre le sujet et la chose. Il l’ancre à tout le moins de manière indéfectible au sein des rapports naturels. Plus fondamental et plus universel encore est cependant le rapport de causalité fondé sur l’acte d’être. Ce dernier n’est, en soi, même pas un genre, car il est essentiellement exercice, et contient toujours explicitement toutes ses différences. Aussi la primauté de l’ordre de causalité proprement substantielle explique-t-elle chez Thomas pourquoi la connaissance humaine ne trouve pas son origine telle quelle dans la matière intelligible des sphères célestes. C’est là tout l’enjeu de la controverse avec les averroïstes. Le quo 499 Cfr à ce propos BÉRUBÉ, C., La connaissance de l’individuel au Moyen Age, p. 64 ; PUTALLAZ, F.-X., Le sens de la réflexion chez Thomas d’Aquin, pp. 122-123.

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et le quod de l’acte d’intellection doivent être rapportés à l’immédiateté qui correspond à l’acte de création de chaque substance singulière et à l’autonomie que l’Aquinate reconnaît à celles-ci en leur être500. Thomas en vient à distinguer l’« intentio rei intellecta », qu’il identifie à la « ratio rei, quam significat definitio »501 et dont il fait le terme de l’intellection, de la species comme principe de connaissance. Or la species a pour sujet propre l’acte de réflexion de la substance singulière sur elle-même et sur son unité foncière avec la chose. C’est toujours la substance et son union en acte premier qui se donne ses propres médiations potentielles et décrit ainsi le mouvement de son être vers le vrai. La substance intellectuelle ne fait en son acte d’intellection que se rapporter à soi le mouvement propre de ses différences de manière médiate. En d’autres termes, la connaissance propre à l’intellect humain ne prend pas son point de départ directement dans la matière des intelligibles, mais bien en son acte d’être singulier, dans ce qui l’unit au monde naturel sensible et matériel en acte, pour, d’une manière seulement médiate, se dépotentier, s’expliciter, faire advenir à partir de soi, à soi, l’ensemble de ses puissances et leur lien aux ordres plus universels de causalité. Ainsi la connaissance de la substance singulière est-elle toujours, de manière concomitante, à la fois connaissance de l’universel et du singulier. En chaque connaissance de la substance singulière, qui, sans doute, trouve sa forme la plus accomplie dans le jugement, le sujet reconnaît l’acte d’être en son propre acte d’être. L’on voit récapitulée ici notre recherche à propos des fondements de la connaissance chez l’Aquinate. C’est la continuité ou l’unité en acte, synthétique, du mouvement d’intellection, dont notre raison abstrait les moments, qui doit seule donner la piste d’une résolution du hiatus persistant entre le singulier et l’universel. L’unité de l’acte substantiel ensuite, qui donne son objet propre à la métaphysique, doit offrir la structure de la connaissance et révéler pourquoi elle ne nécessite pas, comme le croyait Averroès, une universalité première a priorique. C’est précisément ce qui semble nécessiter de s’en remettre à une analyse métaphysique de la doctrine de la connaissance : elle seule mettra en lumière pourquoi affirmer que le vrai se situe dans la synthèse concrétive du jugement ne peut que tomber trop court si l’on ne montre pas comment la subjectivité de l’intellect contracte dans son habitus la lumière des idées divines, c’est-à-dire les diverses facettes formelles de l’être même.

500 501

Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 74-75. Cfr Ibidem, I, 53.

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Il faut remarquer comment la médiation intentionnelle marque le processus dynamique de la connaissance humaine par son accidentalité intrinsèque. La substance ne se révèle à la connaissance que de manière indirecte et par la médiation du déploiement de ses déterminations accidentelles, offertes aux sens. Aussi la richesse d’une connaissance métaphysique de la substance ne se comprend-elle que dans la surdétermination du monde, particulièrement manifeste, sans doute, au sein de l’action créatrice même du sujet, alors qu’il répond ainsi analogiquement aux opérations divines. La connaissance humaine est essentiellement et foncièrement intellectuelle, nous l’avons dit. Enracinée dans l’acte d’être de la substance, elle ne peut renier une médiation ratiocinante, pour autant que celle-ci s’enracine dans le dynamisme vital du sujet. Mais cette médiation explique aussi ce caratère accidentel. La constitution de la chose n’est retracée que par la reconnaissance et la médiation d’une proportion intentionnelle. Or toute constitution transcendantale après tout, ne s’accomplit elle-même que par accident, car elle ne reconstitue l’objet visé en première intention que par les étapes formelles de sa déduction. Il reste toutefois que chez Thomas, cette sorte de déduction transcendantale s’enracine dans une connaturalité première du sujet et de la chose. Elle s’origine dans une proportion commune, dans une matière intelligible partagée entre l’intellect et la chose, et fondement de notre enracinement au monde. En toute connaissance d’une chose particulière est donc impliquée la reconnaissance de la totalité du processus d’intellection, et dans cette réflexion seule s’accomplit la conjonction de l’universel et du singulier recherchée. Si comme l’affirme Thomas, c’est la matérialité, et non l’individualité qui fait en quelque manière obstacle à la connaissance502, c’est parce que nécessairement, elle la médiatise et ne la fonde que par la réception de la multiplicité des déterminations qui, en soi, ne font qu’un dans la chose. Condition de possibilité de connaissance pour un intellect en mouvement, elle ne permet cependant jamais une unification de l’acte semblable à celle que connaissent les réalités existant au sein des sphères supérieures du cosmos, et l’intellect possible ne semble, en cette vie, point capable de supporter l’ensemble des déterminations de l’être. 502 « Ex hoc enim aliquid est intellectum in actu quod est immateriale, non autem ex hoc quod est uniuersale » (THOMAS D’AQUIN, Quaestio diputata de anima, a. 2, ad 5) ; « […] esse indiuiduale non repugnat ei quod est esse intellectum in actu, quia substantie separate sunt intellecte in actu, cum tamen sint indiuidue ; alioquin non haberent actiones, que sunt singularium. Set habere esse materiale repugnat ei quod est esse intellectum in actu » (IDEM, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 9, ad 15). Cfr encore IDEM, Summa theologiae, Ia, q. 86, a. 1, ad 3 ; IDEM, Summa contra Gentiles, II, 75.

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Le caractère indirect ou « accidentel » de la connaissance de l’être, ou plutôt sa médiation matérielle interne, est encore révélateur de la détermination thomiste de la métaphysique. La manière dont se constitue la connaissance de la chose chez Thomas montre pourquoi l’identification progressive de l’ens et de la res au sein de la scolastique représentait un véritable éloignement de la primauté que l’Aquinate accordait encore à la science de l’ens. Chez Suarez, l’ens comme sujet de la métaphysique se définit par son être réel possible et la res que fonde cette réalité se dit aussi bien de l’aliquid que du fictum. En bref, l’étant, purement et simplement identifié à l’objet de représentation, « ne répugne pas à l’être », c’est-àdire qu’il se caractérise par une indifférence à l’existence. Chez Thomas, la première chose pensée ou le fondement de toute intellection est l’ens comme chose ou substance qui est et supporte tout prédicat intelligible. Et là où toutes les essentialités, accidentelles comme substantielles, peuvent bien être des choses pensées, elles n’émergent pas sans présupposer dans l’être quelque substrat qui les supporte. La perception manifeste comment l’ens doit être distingué de la res, et pourquoi la science de l’ens qua ens a la substance pour objet premier. Car l’ens est bien la chose qui est. Aussi l’ens est-il chez Thomas la première chose connue, comme chose qui est et par laquelle toutes les autres (accidents) possèdent leur être. L’être apparaît ainsi nécessairement présupposé à la res, et implique une différence d’ancrage dans l’être qui interdit de faire de l’ens un genre univoque. Il y a bien chez Thomas un renvoi perpétuel implicite à l’acte d’esse dans chaque acte de connaissance. Aussi ce qui est, est-il à chaque fois ramené à son acte d’être plutôt qu’à sa simple essence.

IV. LA MATIÈRE ET LE BIEN

La connaissance humaine requiert la participation de toutes les puissances de l’homme en tant que substance composée pour s’exercer, en dépit de l’opposition qui semblait devoir indéfectiblement dissocier l’activité intellectuelle, vouée à l’universalité de l’être, et la matière sensible, qui caractérise le devenir du singulier. La connaissance est, pour l’être humain, vouée à se mouvoir de la puissance à l’acte, et sans aucun doute, il en est de même de ses autres opérations. Il nous faut nous attacher à déceler une structure identique à l’acte de connaissance dans celui de la volonté. Car si, tout comme l’opération de l’intellect, la volonté humaine n’obéit point aux lois mécaniques du mouvement provoqué par la course des astres, eux-mêmes mus par Dieu, il reste que les opérations humaines tendent à la fin propre à la nature de leur espèce. Or l’espèce humaine se caractérise par une composition de matière et de forme, ou par l’union en acte d’une âme et d’un corps. Tout comme nous avons pu conclure à une certaine indépendance de l’intellect en son action même par rapport à l’influence des organes corporels, il faudra interroger les capacités de la volonté à exercer une quelconque liberté en dépit de la nécessité qui régit la causalité matérielle d’une part, et de la libre action de la divine providence d’autre part. Nous envisagerons ici comment notre nature ne peut atteindre sa perfection propre que, notamment, par la disposition favorable de sa matière, tout en participant cependant également d’une raison supérieure, qui ne requiert point la perfection du corps comme une nécessité, et relève du don sur-naturel de la grâce. Nous verrons comment cette dialectique s’applique à la doctrine thomasienne des vertus et de la loi naturelle. Cette raison supérieure, si elle ne peut être soumise aux raisons de notre propre nature, ne contraint pas non plus cette dernière. C’est là ce à quoi se résume en définitive tout l’intellectualisme de Thomas en cette matière, c’est-à-dire en l’admission d’un rôle premier de l’intellect dans l’appréhension de ces raisons supérieures qui doivent guider nos actions vers le Bien. Les querelles célèbres qui se sont tenues au sujet du primat de la volonté ou de l’intellect aux XIIIe et XIVe siècles, ainsi que les thèses afférentes condamnées en 1277, ne concernaient d’ailleurs pas tant le rejet d’un quelconque déterminisme que celui de l’autonomie de l’intellect et

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de la philosophie1. Le déterminisme au sens strict, c’est-à-dire l’influence contraignante des astres ou de la matière sur les volontés, la plupart des auteurs dits « chrétiens » le rejetaient sans aucun doute. Mais à la manière de la course régulière des astres, la philosophie entendait méthodologiquement ne répondre qu’à l’enchaînement nécessaire des raisons et des causes, ou à l’ordination de la puissance à son acte, telle que manifestée dans la nature même des choses. Aussi, c’est en partie contre la raison qu’il fallait élever en rempart la volonté. L’article 163 condamné par l’évêque de Paris énonce : « La volonté suit nécessairement ce qui est fermement tenu par la raison ; on ne peut qu’obtempérer à ce que dicte la raison. Mais, diton, cette nécessité n’est pas une contrainte (coactio), car c’est là la nature de la volonté »2. Et la proposition 162 fut longtemps attribuée à Thomas : « la science des contraires est la raison unique qui fait que l’âme rationnelle peut choisir des opposés »3. La possibilité du choix se paye cependant de l’éventualité du mal moral. Celui-ci résulte-t-il donc en dernière instance d’une défaillance de la raison − et par là en quelque manière de notre nature, incapable de proportionner les moyens à ses fins les plus fondamentales −, ou plutôt d’une décision volontaire ? Nous verrons encore comment l’Aquinate, s’interrogeant sur l’appartenance du mal à la nature même de l’homme, met en question le postulat d’origine platonicienne, selon lequel cette déchéance de la perfection de l’être ne peut résulter que de notre part matérielle. Nous constaterons en effet que cette attribution n’a pas cours chez Thomas, puisque la matière n’est pour lui que la pure disposition passive donnée à la nature de l’homme en vue même de son accomplissement. IV.1. UNE DOUBLE BÉATITUDE « Tout ce qui agit doit nécessairement agir pour une fin »4, l’axiome est bien connu. Et si la fin disparaissait de la série causale qui engendre le mouvement, c’est l’entière série elle-même qui disparaîtrait également ; aucun mouvement en tant que passage de la puissance à l’acte PUTALLAZ, F.-X., Insolente liberté, p. 80. Cfr HISSETTE, R., Enquête sur les 219 articles condamnés, p. 255. Et voir surtout la mise au point effectuée par F.-X. Putallaz sur le prétendu « déterminisme » de cette position : PUTALLAZ, F.-X., Insolente liberté, pp. 70-73. 3 Cfr les declarationes attribuées erronnément à Guillaume de la Mare : GUILLAUME DE LA MARE, Declarationes, pp. 23-24 ; PUTALLAZ, F.-X., Insolente liberté, p. 77. 4 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 1, a. 2, c. 1 2

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n’adviendrait, puisque la cause finale est considérée dans l’ordre intentionnel comme la première des causes, de laquelle toutes les autres dépendent. Cette fin à laquelle tout être tend, affirme Thomas, c’est le bien. « Inest enim omnibus appetitus boni : cum bonum sit quod omnia appetunt, ut philosophi tradunt. Huiusmodi autem appetitus in his quidem quae cognitione carent, dicitur naturalis appetitus : sicut dicitur quod lapis appetit esse deorsum. In his autem quae cognitionem sensitivam habent, dicitur appetitus animalis, qui dividitur in concupiscibilem et irascibilem. In his vero quae intelligunt, dicitur appetitus intellectualis seu rationalis, qui est voluntas. Substantiae igitur intellectuales creatae habent voluntatem »5.

Il faut ajouter que selon son mouvement, une chose peut tendre vers sa fin de deux manières : « […] uno modo, sicut seipsum ad finem movens, ut homo ; alio modo, sicut ab alio motum ad finem, sicut sagitta tendit ad determinatum finem ex hoc quod movetur a sagittante, qui suam actionem dirigit in finem. Illa ergo quae rationem habent, seipsa movent ad finem, quia habent dominium suorum actuum per liberum arbitrium, quod est facultas voluntatis et rationis. Illa vero quae ratione carent, tendunt in finem per naturalem inclinationem, quasi ab alio mota, non autem a seipsis, cum non cognoscant rationem finis, et ideo nihil in finem ordinare possunt, sed solum in finem ab alio ordinantur »6.

Les natures privées de raison tendent vers leur fin comme un instrument soumis à l’action de la cause principale, c’est-à-dire de Dieu7. L’action humaine raisonnable se porte par contre elle-même vers sa fin, et relève d’une volonté autonome, qui implique choix et liberté. Douée de raison, l’action humaine ordonne un certain nombre de moyens à l’obtention de son bien. Une chaîne causale d’ordre intentionnel est ainsi produite, au sein de laquelle la fin possède le rôle de premier principe, qui ordonne les nécessités propres à la matière ou à la cause efficiente. Mais dans une telle série des moyens et des fins, il est impossible de remonter à l’infini, et il faut poser une fin qui soit ultime. Que le premier terme d’une série disparaisse et il n’existera plus rien de celle-ci. Or la fin étant première dans l’intention, elle est le moteur de l’appétit. S’il n’y avait THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 47. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 1, a. 2, c. 7 Cfr Idem : « Illa vero quae ratione carent, tendunt in finem per naturalem inclinationem, quasi ab alio mota, non autem a seipsis, cum non cognoscant rationem finis, et ideo nihil in finem ordinare possunt, sed solum in finem ab alio ordinantur. Nam tota irrationalis natura comparatur ad Deum sicut instrumentum ad agens principale [...] ». 5 6

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pas de fin dernière, l’on ne désirerait donc rien et aucune action ne serait menée8. Cette fin ultime est ce qui achève ou parfait l’être de la chose qui y tend. Et puisqu’elle est destinée à combler parfaitement la chose, elle doit aussi être unique et ne laisser plus rien pouvoir être désiré en dehors d’elle. Puisque toute chose est ordonnée à son dernier achèvement, toutes les fins particulières ne sont, sous une raison supérieure, que des moyens menant à la fin ultime. Comme le souligne Thomas, la fin ultime peut être comparée au premier moteur. « Or il est manifeste que les causes secondes motrices n’exercent leur action qu’en étant mues elles-mêmes par le premier moteur. Ainsi, le désirable second ne peut mouvoir l’appétit qu’en raison de son rapport avec le désirable premier, qui est la fin ultime »9. La fin ultime de l’activité humaine, ou la béatitude, ne peut cependant consister, nous dit Thomas, en un bien créé : « Beatitudo enim est bonum perfectum, quod totaliter quietat appetitum, alioquin non esset ultimus finis, si adhuc restaret aliquid appetendum. Obiectum autem voluntatis, quae est appetitus humanus, est universale bonum ; sicut obiectum intellectus est universale verum. Ex quo patet quod nihil potest quietare voluntatem hominis, nisi bonum universale. Quod non invenitur in aliquo creato, sed solum in Deo, quia omnis creatura habet bonitatem participatam »10.

La fin, précise encore Thomas, peut être considérée selon deux aspects différents : soit en tant qu’objet, soit en tant qu’acte. Si la béatitude est envisagée comme objet ultime de la volonté, alors elle s’identifie avec Dieu et est commune à tous les êtres créés, mais si elle doit être plutôt considérée comme l’acte de possession ou la jouissance de cette fin ultime, alors elle est une activité créée qui diffère en chaque ordre de créature, puisque l’être raisonnable seul parviendra à atteindre sa fin ultime par la connaissance et l’amour de Dieu. Les créatures « parviennent à leur fin ultime en participant, chacune à sa manière, d’une certaine ressemblance avec Dieu, pour autant qu’elles existent, qu’elles vivent, ou même sont douées de connaissance »11. 8

Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 1, a. 4, c. Ibidem, Ia IIae, q. 1, a. 6, c. 10 Ibidem, Ia IIae, q. 2, a. 8, c. 11 Ibidem, Ia IIae, q. 1, a. 8, c. Le mot « fin », nous dit Thomas, se dit en deux sens : « Uno modo, ipsa res quam cupimus adipisci, sicut avaro est finis pecunia. Alio modo, ipsa adeptio vel possessio, seu usus aut fruitio eius rei quae desideratur, sicut si dicatur quod possessio pecuniae est finis avari, et frui re voluptuosa est finis intemperati » (Ibidem, Ia IIae, q. 3, a. 1, c.). Il s’en suivra deux significations différentes de la fin ultime vers laquelle tend l’homme, c’est-à-dire deux sens de la béatitude : « Primo ergo modo, ultimus hominis finis est bonum increatum, scilicet Deus, qui solus sua infinita bonitate potest 9

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En ce second sens, il faut dire que l’homme lui-même n’acquiert la béatitude que par participation12. La béatitude, pour autant qu’elle soit considérée comme créée, consiste dans l’acte même de l’homme, c’est-àdire ce qui accomplit au plus haut point sa propre perfection. Or si la forme de l’homme est foncièrement active, il faut qu’il réalise sa propre perfection par une activité, c’est-à-dire une opération13. La perfection ultime est pour l’homme dans l’activité qui l’unit le plus intimement à Dieu. Cette activité ne peut cependant être, en l’état présent de notre vie, ni continue, ni par conséquent unique ; elle se multiplie par ses interruptions. « Pour ce motif, écrit Thomas, dans l’état de vie présente, la béatitude parfaite ne saurait être possédée par l’homme »14. En cette vie, nous ne pouvons donc posséder de béatitude qu’imparfaite, soit une certaine participation seulement à la béatitude parfaite15. Thomas ajoute encore qu’une chose peut avoir un rapport à la béatitude de trois manières distinctes : selon l’essence, à titre d’antécédent ou enfin à titre de conséquent. C’est en raison de cette distinction que le docteur commun établit la part que peuvent avoir les sens dans l’acquisition de la béatitude. L’Aquinate précise que si la béatitude consiste essentiellement dans l’union de l’homme avec sa fin ultime, qui est le bien incréé, alors l’activité des sens, qui nous permet d’atteindre les biens corporels seuls, ne nous sera d’aucune aide16. Par contre, selon les modalités d’antécédence et de conséquence, l’activité sensitive peut avoir un rapport avec la béatitude. « Antecedenter quidem, secundum beatitudinem imperfectam, qualis in praesenti vita haberi potest, nam operatio intellectus praeexigit operationem sensus. Consequenter autem, in illa perfecta beatitudine quae expectatur in caelo, quia post resurrectionem, ex ipsa beatitudine animae, ut Augustinus dicit in epistola ad Dioscorum, fiet quaedam refluentia in corpus et in sensus corporeos, ut in suis operationibus perficiantur […]. Non autem tunc operatio qua mens humana Deo coniungetur, a sensu dependebit »17.

voluntatem hominis perfecte implere. Secundo autem modo, ultimus finis hominis est aliquid creatum in ipso existens, quod nihil est aliud quam adeptio vel fruitio finis ultimi. Ultimus autem finis vocatur beatitudo. Si ergo beatitudo hominis consideretur quantum ad causam vel obiectum, sic est aliquid increatum, si autem consideretur quantum ad ipsam essentiam beatitudinis, sic est aliquid creatum » (Idem). 12 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 3, a. 1, ad 1. 13 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 3, a. 2, c. 14 Ibidem, Ia IIae, q. 3, a. 2, ad 4. 15 Cfr Idem. 16 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 3, a. 3, c. 17 Idem.

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Ainsi les sens n’auront-ils d’influence que sur l’acquisition d’une béatitude imparfaite, seule que nous puissions d’ailleurs posséder en cette vie. Bien plus, l’activité sensitive se révélera véritablement nécessaire à celle-ci18. La possession des sciences spéculatives peut à cet égard tenir lieu de béatitude imparfaite, dans la mesure où, en elles, notre intellect est amené d’une certaine manière à son acte19. Elles ne peuvent par contre mener d’elles-mêmes à la béatitude parfaite : « […] consideratio speculativae scientiae non se extendit ultra virtutem principiorum illius scientiae, quia in principiis scientiae virtualiter tota scientia continetur. Prima autem principia scientiarum speculativarum sunt per sensum accepta ; ut patet per philosophum in principio Metaphys., et in fine Poster. Unde tota consideratio scientiarum speculativarum non potest ultra extendi quam sensibilium cognitio ducere potest. In cognitione autem sensibilium non potest consistere ultima hominis beatitudo, quae est ultima eius perfectio. Non enim aliquid perficitur ab aliquo inferiori, nisi secundum quod in inferiori est aliqua participatio superioris »20.

Par la seule connaissance des choses sensibles, il apparaît dans ce texte impossible de s’élever à celle des substances immatérielles. La béatitude ultime ne pourra dès lors consister en l’étude des sciences spéculatives, susceptibles toutefois d’offrir une certaine participation à celle-ci21. Seul Dieu est la vérité par essence et ne participe rien, ni selon l’être, ni selon la vérité22. Si la perfection d’une faculté se mesure à l’objet vers lequel elle est ultimement orientée, et que l’intellect a pour objet en général l’essence, alors l’intellection remontera toujours de la connaissance de la quiddité de l’effet à celle de sa cause, jusqu’à atteindre la connaissance de l’essence même de Dieu, qui seule accomplira la perfection de l’intellect, assouvira le questionnement humain et la recherche des causes, mettant ainsi fin à son perpétuel étonnement23. 18

Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 3, a. 3, ad 1. Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 3, a. 6, ad 3. 20 Ibidem, Ia IIae, q. 3, a. 6, c. 21 Cfr Idem. 22 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 3, a. 7, c. 23 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 3, a. 8, c. « Sicut philosophus dicit in X Ethicorum, ultima felicitas hominis consistit in optima hominis operatione quae est supremae potentiae, scilicet intellectus, respectu optimi intelligibilis. Quia vero effectus per causam cognoscitur, manifestum est quod causa secundum sui naturam est magis intelligibilis quam effectus, etsi aliquando quoad nos effectus sint notiores causis […] » (THOMAS D’AQUIN, Super Librum de causis expositio, prooemium, p. 1). « Oportet igitur quod simpliciter loquendo primae rerum causae sint secundum se maxima et optima intelligibilia, eo quod sunt maxime entia et maxime vera cum sint aliis essentiae et veritatis causa, ut patet per philosophum 19

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Le corps apparaît nécessaire à l’acquisition de la béatitude imparfaite, à laquelle nous sommes susceptibles d’accéder dans la vie présente. La béatitude, en effet, est une activité de l’intellect, et en cette vie, l’opération de l’intellect ne peut s’exercer sans recourir aux images nées au sein des organes corporels24. La béatitude parfaite, par contre, si elle consiste en la contemplation de l’essence divine, ne semble pas dépendre de l’activité du corps. L’essence divine ne peut en effet point être contemplée au moyen d’images25. Thomas introduit cependant dans cette discussion une intéressante précision : « Sed sciendum quod ad perfectionem alicuius rei dupliciter aliquid pertinet. Uno modo, ad constituendam essentiam rei, sicut anima requiritur ad perfectionem hominis. Alio modo requiritur ad perfectionem rei quod pertinet ad bene esse eius, sicut pulchritudo corporis, et velocitas ingenii pertinet ad perfectionem hominis. Quamvis ergo corpus primo modo ad perfectionem beatitudinis humanae non pertineat, pertinet tamen secundo modo. Cum enim operatio dependeat ex natura rei, quando anima perfectior erit in sua natura, tanto perfectius habebit suam propriam operationem, in qua felicitas consistit »26.

Ainsi, s’il est évident que la béatitude imparfaite requiert les meilleures dispositions corporelles, puisque toute indisponibilité du corps pourrait entraver notre connaissance des objets sensibles, il faut noter que la perfection du corps contribuera également à la béatitude parfaite. « Puisqu’il est de la nature de l’âme d’être unie à un corps, écrit l’Aquinate, il n’est pas possible que la perfection de l’âme exclue ce qui lui est une perfection naturelle »27. Si la béatitude est la perfection de l’âme en fonction de son intellect, c’est-à-dire dans la mesure où elle est indépendante de ses organes corporels, et qu’en outre, après la destruction du corps, l’âme continue à subsister et conserve l’être même du composé – l’être du composé étant en effet le seul être, à la fois de la matière et de la forme –, in II Metaphysicae, quamvis huiusmodi primae causae sint minus et posterius notae quoad nos : habet enim se ad ea intellectus noster sicut oculus noctuae ad lucem solis quam propter excedentem claritatem perfecte percipere non potest. Oportet igitur quod ultima felicitas hominis quae in hac vita haberi potest, consistat in consideratione primarum causarum, quia illud modicum quod de eis sciri potest, est magis amabile et nobilius omnibus his quae de rebus inferioribus cognosci possunt, ut patet per philosophum in I De partibus animalium ; secundum autem quod haec cognitio in nobis perficitur post hanc vitam, homo perfecte beatus constituitur secundum illud Evangelii : ‘Haec est vita aeterna ut cognoscant te Deum verum unum’ » (Ibidem, pp. 1-2). 24 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 4, a. 5, c. 25 Cfr Idem. 26 Idem. 27 Ibidem, Ia IIae, q. 4, a. 6, c.

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qu’elle conserve en outre son être parfait et demeure par là capable d’une opération parfaite, elle ne possédera pourtant plus la perfection de sa nature spécifique28. La séparation de l’âme d’avec son corps l’empêchera certes de tendre de tout son élan vers la béatitude, mais ne lui interdira point de l’acquérir. L’âme désirera pourtant jouir de Dieu de telle manière que cette jouissance rejaillisse sur le corps lui-même et que ce dernier puisse, lui aussi, participer à ce bien29. Ainsi la béatitude sera absolument parfaite lorsque le corps y participera également. « Et ideo dicendum est quod ad beatitudinem omnibus modis perfectam, requiritur perfecta dispositio corporis et antecedenter et consequenter. Antecedenter quidem, quia, ut Augustinus dicit XII super Gen. ad Litt., si tale sit corpus, cuius sit difficilis et gravis administratio, sicut caro quae corrumpitur et aggravat animam, avertitur mens ab illa visione summi caeli. Unde concludit quod, cum hoc corpus iam non erit animale, sed spirituale, tunc Angelis adaequabitur, et erit ei ad gloriam, quod sarcinae fuit. Consequenter vero, quia ex beatitudine animae fiet redundantia ad corpus, ut et ipsum sua perfectione potiatur. Unde Augustinus dicit, in Epist. ad Dioscorum, tam potenti natura Deus fecit animam, ut ex eius plenissima beatitudine redundet in inferiorem naturam incorruptionis vigor »30.

La perfection du corps, en permettant la connaissance des quiddités matérielles et l’obtention des sciences accessible à notre esprit en cette vie, participe à la possession d’une béatitude imparfaite, limitée en quelque sorte à l’ordre de la nature. Mais en accomplissant cette tâche, elle contribue également à disposer l’âme afin de lui permettre d’accéder à la béatitude parfaite, qui rejaillira ultérieurement, lors de la résurrection des corps, sur le composé en son entier. IV.2. LES VERTUS S’il nous est possible en cette vie de posséder une béatitude imparfaite, et ce par les moyens de nos seules forces naturelles, la béatitude parfaite, qui consiste à obtenir la vision de l’essence divine, dépasse quant à elle radicalement nos seules capacités présentes, comme celles d’ailleurs de toute créature31. Toute la nature du sujet demeure cependant, selon 28 29 30 31

Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 4, a. 5, ad 2. Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 4, a. 5, ad 4. Ibidem, Ia IIae, q. 4, a. 6, c. Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 5, a. 5, c.

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Thomas, orientée vers l’acquisition de ce bien parfait, qui semble requérir la disposition favorable du composé en l’intégralité de ses parties. Notre nature est en vérité capable d’obtenir le bien parfait, pour autant qu’elle reçoive à cet effet le secours divin32, qui s’applique en quelque sorte à donner sa forme accomplie à une matière préalablement disposée à la recevoir. Au sein de quelque action, il est fréquent que ce soit la puissance la plus élevée qui mène à la réalisation effective de la fin ultime, alors que les puissances inférieures ont contribué au résultat en créant les dispositions favorables33. De la même manière, les vertus intellectuelles et morales préparent l’homme à l’acquisition de la béatitude imparfaite, proportionnée à la nature humaine et à ses facultés. Une vertu n’est à vrai dire rien d’autre que la perfection d’une puissance. Or une puissance n’est parfaite que lorsqu’elle est déterminée à son acte. C’est ainsi qu’il existe des puissances déterminées par elles-mêmes à leurs actes, que Thomas dénomme « puissances naturelles actives », et des puissances raisonnables, propres à l’homme, qui, n’étant pas à l’origine déterminées à une seule chose, le deviennent par le moyen d’habiti. Les vertus humaines sont, selon Thomas, de tels habiti, qui nous déterminent à certains actes, mais des habiti orientés vers le bien, dans la mesure où ils parfont les puissances34. Les vertus disposent ainsi l’agent en vue de la perfection de l’action : « […] modus actionis sequitur dispositionem agentis, unumquodque enim quale est, talia operatur. Et ideo, cum virtus sit principium aliqualis operationis, oportet quod in operante praeexistat secundum virtutem aliqua conformis dispositio. Facit autem virtus operationem ordinatam. Et ideo ipsa virtus est quaedam dispositio ordinata in anima, secundum scilicet quod potentiae animae ordinantur aliqualiter ad invicem, et ad id quod est extra. Et ideo virtus, inquantum est conveniens dispositio animae, assimilatur sanitati et pulchritudini, quae sunt debitae dispositiones corporis. Sed per hoc non excluditur quin virtus etiam sit operationis principium »35.

32 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 5, a. 5, ad 2. Cfr aussi Ibidem, Ia IIae, q. 5, a. 6, c. : « […] cum omnis creatura naturae legibus sit subiecta, utpote habens limitatam virtutem et actionem ; illud quod excedit naturam creatam, non potest fieri virtute alicuius creaturae. Et ideo si quid fieri oporteat quod sit supra naturam, hoc fit immediate a Deo ; sicut suscitatio mortui, illuminatio caeci, et cetera huiusmodi. Ostensum est autem quod beatitudo est quoddam bonum excedens naturam creatam. Unde impossibile est quod per actionem alicuius creaturae conferatur, sed homo beatus fit solo Deo agente, si loquamur de beatitudine perfecta ». 33 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 5, a. 6., ad 1. 34 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 55, a. 1, c. ; Cfr aussi Ibidem, Ia IIae, q. 56, a. 5, c. : « Virtus enim est habitus perfectus, quo non contingit nisi bonum operari […] ». 35 Ibidem, Ia IIae, q. 55, a. 2, ad 1.

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La vertu se définit comme un habitus bon36, c’est-à-dire orienté vers le bien. La « matière » « en quoi » elle réside est l’esprit, et sa cause matérielle, la bonne disposition de ce dernier. Sa fin consiste dans l’activité même en tant que perfection des puissances, c’est-à-dire dans l’usage droit des facultés37. Une vertu, si elle tend à l’accomplissement le plus parfait d’une puissance, ne pourra s’attacher à une faculté sensible, dont le rôle ou l’essence même n’est que de préparer à l’activité de la puissance intellectuelle. La vertu résidera donc plutôt au sein d’une faculté proprement rationnelle (volonté comme appétit de la raison ou intellect). Mais parce que la béatitude parfaite dépasse infiniment nos capacités présentes propres, « les principes naturels, à partir desquels l’homme réussit à bien agir selon sa mesure, ne suffisent pas à l’ordonner à cette autre béatitude »38. Afin d’atteindre cette dernière, il faudra à l’homme le secours divin, qui surajoutera aux capacités naturelles de l’homme des « principes » par lesquels il sera « ordonné à la béatitude surnaturelle, de même qu’il est ordonné vers sa fin connaturelle au moyen de principes naturels qui n’excluent pas les secours divins »39. Or ces principes, écrit Thomas, sont les vertus théologales, c’est-à-dire la foi, l’espérance et la charité, « d’abord parce qu’elles ont Dieu pour objet en ce sens que nous sommes grâce à elles bien ordonnés à lui, et aussi parce qu’elles sont infusées en nous par lui seul, et enfin parce qu’elles sont portées à notre connaissance uniquement par la révélation divine dans la Sainte Ecriture »40. De cette manière, Dieu nous fait participer en quelque sorte de sa propre nature41. « Les vertus théologales, écrit Thomas, ordonnent l’homme à la béatitude surnaturelle de la même manière qu’une inclination naturelle l’ordonne à la fin qui lui est connaturelle »42. Les vertus morales et intellectuelles mènent en effet la volonté et l’intelligence à la fin ultime dont elles sont capables selon leur nature ou leur mode d’être propre, c’est-à-dire à la béatitude imparfaite. Il fallait donc que quelque chose soit ajouté surnaturellement à ces facultés 36

Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 55, a. 3. Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 55, a. 4, c. 38 Ibidem, Ia IIae, q. 62, a. 1, c. 39 Idem. 40 Ibidem, Ia IIae, q. 62, a. 1, c. 41 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 62, a. 1, ad 1: « […] aliqua natura potest attribui alicui rei dupliciter. Uno modo, essentialiter, et sic huiusmodi virtutes theologicae excedunt hominis naturam. Alio modo, participative, sicut lignum ignitum participat naturam ignis, et sic quodammodo fit homo particeps divinae naturae, ut dictum est. Et sic istae virtutes conveniunt homini secundum naturam participatam ». 42 Ibidem, Ia IIae, q. 62, a. 3, c. 37

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afin qu’elles puissent comme transcender leur mode d’être et tendre à une fin proprement surnaturelle. « Et primo quidem, quantum ad intellectum, adduntur homini quaedam principia supernaturalia, quae divino lumine capiuntur, et haec sunt credibilia, de quibus est fides. Secundo vero, voluntas ordinatur in illum finem et quantum ad motum intentionis, in ipsum tendentem sicut in id quod est possibile consequi, quod pertinet ad spem, et quantum ad unionem quandam spiritualem, per quam quodammodo transformatur in illum finem, quod fit per caritatem »43.

Les vertus imparfaites sont à vrai dire « perfectionnées », et non remplacées, par celles que Dieu infuse en l’homme. Elles se voient dès lors également portées à contribution dans la participation de l’homme à une béatitude surnaturelle. Les vertus « infusées » en nous par Dieu, sont certes causées par lui sans que nous agissions : « Dieu opère en nous, sans nous » ; mais le fait que nous n’agissions en rien dans leur acquisition, ne signifie pourtant pas, précise Thomas, que nous n’y consentions point44. L’action parfaite n’advient pas si l’instrument n’est pas bien disposé45. Le consentement résulte de la délibération et se traduit en une ultime décision, qui juge de toutes les choses qui ont conduit à celle-ci en ordonnant la volonté à la raison dans laquelle elle est incluse. Or toute sentence définitive, enseigne Thomas, relève de raisons d’un ordre supérieur : « Manifestum est autem quod superior ratio est quae habet de omnibus iudicare, quia de sensibilibus per rationem iudicamus ; de his vero quae ad rationes humanas pertinent, iudicamus secundum rationes divinas, quae pertinent ad rationem superiorem »46.

Aucun jugement de la raison, ajoute Thomas, n’a de caractère final et définitif tant que l’on demeure incertain face aux raisons divines47. Dans la mesure où la loi naturelle ordonne au bien qui convient à la nature de l’agent, et que les vertus ne sont rien d’autre que des habiti qui disposent les facultés à agir selon le bien qui leur est naturel, il faut sans doute considérer la loi naturelle comme la racine des vertus48. Ainsi, selon Thomas, « puisque la loi est donnée dans le but de diriger les actes 43

Idem. Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 55, a. 4, ad 6. 45 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 65, a. 3, ad 1. 46 Ibidem, Ia IIae, q. 15, a. 4, c. 47 Cfr Idem. 48 Cfr à ce propos l’article de CARL, M., « Law, Virtue and Happiness in Aquinas’s Moral Theory », pp. 425-447. 44

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humains, dans la mesure où les actes humains conduisent à la vertu, en cela la loi rend les hommes bons »49. Puisque la matière participe de la nature humaine en son essence, elle possède un rôle déterminant dans l’acquisition des vertus mais aussi, nous le verrons, dans leur exercice, et par conséquent dans l’acquisition du bien propre à l’espèce. Participant à la disposition de la nature humaine à tendre vers son bien, la matière contribue à assurer les fondements de l’acheminement de celle-ci vers la perfection qui lui est propre, et qui l’habilite à recevoir, sans en offrir pourtant une quelconque garantie, les libres grâces de Dieu. Si la matière, en effet, participe de l’essence de la nature humaine et manifeste ainsi de quelque manière la nécessité de la loi qui ordonne l’homme au bien qui lui est propre, elle s’arrête là, c’est-à-dire à son ordre, et ne saurait exercer quelque contrainte sur l’action apte à mener cette nature en des horizons supérieurs. Mais il faut encore se demander si l’action d’un tel moteur étranger déterminerait de manière nécessaire la volonté de l’être humain. IV.3. DE

LA LIBERTÉ DES CAUSES SECONDES

La volonté, tant sous la perspective de son objet que de son exercice, est mue par un principe extérieur. Tout agent fini, en effet, a besoin d’un moteur extérieur pour être mû. La volonté, lorsqu’elle commence à vouloir une chose vers laquelle elle n’était point portée auparavant, doit être poussée à l’acte par quelque chose qui est lui-même en acte. Certes, la volonté se meut elle-même et meut toutes les puissances de l’âme lorsqu’elle tend à obtenir sa fin et les moyens requis afin de l’atteindre, mais l’impulsion première qui donna naissance à cette volonté, nous dit Thomas, comme pour un malade le fait de vouloir guérir par exemple, requiert un moteur extérieur50. Et parce qu’on ne peut remonter à l’infini dans la chaîne des causes de la volonté, il faut admettre un Premier Moteur, comme le faisait déjà Aristote. Aussi saint Thomas pourra-t-il affirmer que la volonté est mue, en son acte même et non seulement en son objet, par Dieu :

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 92, a. 1, ad 1. Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 9, a. 4, c. : « […] quia non semper sanitatem actu voluit, necesse est quod inciperet velle sanari, aliquo movente. Et si quidem ipsa moveret seipsam ad volendum, oportuisset quod mediante consilio hoc ageret, ex aliqua voluntate praesupposita. Hoc autem non est procedere in infinitum. Unde necesse est ponere quod in primum motum voluntatis voluntas prodeat ex instinctu alicuius exterioris moventis […] ». 49 50

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« Voluntatis autem causa nihil aliud esse potest quam Deus. Et hoc patet dupliciter. Primo quidem, ex hoc quod voluntas est potentia animae rationalis, quae a solo Deo causatur per creationem, […]. Secundo vero ex hoc patet, quod voluntas habet ordinem ad universale bonum. Unde nihil aliud potest esse voluntatis causa, nisi ipse Deus, qui est universale bonum. Omne autem aliud bonum per participationem dicitur, et est quoddam particulare bonum, particularis autem causa non dat inclinationem universalem »51.

La volonté en effet, puisqu’elle est une puissance de l’âme, participe de quelque façon à la nature de l’homme. La cause de la volonté en tant que mouvement naturel, doit donc être identique à la cause même de la nature humaine. En outre, « […] quia voluntas in aliqua natura fundatur, necesse est quod motus proprius naturae, quantum ad aliquid, participetur in voluntate, sicut quod est prioris causae, participatur a posteriori. Est enim prius in unaquaque re ipsum esse, quod est per naturam, quam velle, quod est per voluntatem. Et inde est quod voluntas naturaliter aliquid vult »52.

Ainsi la volonté participe-t-elle au mouvement de perfectionnement de la nature substantielle en laquelle elle se trouve. Ce qui est naturel à une chose est ce qui lui convient selon sa substance, c’est-à-dire ce qui lui est par soi inhérent, ou s’il ne l’est pas, ce qui se réduit au principe de cette chose, qui, lui, est inhérent par soi. Dès lors, le principe des mouvements volontaires, qui est le bien en général ou encore la fin ultime, est naturellement voulu. La volonté y tend de manière naturelle, comme toute puissance vers son objet53. Thomas affirme en ce sens que « les justes fins de la vie humaine sont déterminées », et que c’est en vertu de cette détermination même qu’il peut y avoir inclination naturelle envers elles54. La nature en effet, agit toujours d’une manière déterminée. On peut en conclure que les fins droites de la vie humaine sont fixées précisément là où tend l’inclination naturelle envers ces fins. On aura donc tôt fait de se demander si la loi naturelle elle-même autorise quelque liberté à la volonté humaine55. 51

Ibidem, Ia IIae, q. 9, a. 6, c. Ibidem, Ia IIae, q. 10, a. 1, ad 1. 53 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 10, a. 1, c. 54 Cfr Ibidem, IIa IIae, q. 47, a. 15, c. 55 Chez Thomas, il faut trouver les fondements de la loi dans l’exercice exercé par la raison en vue d’une fin. Le législateur, en effet, induit, de la fin, les moyens nécessaires (d’une nécessité de supposition) à sa réalisation. Ainsi la fin elle-même requiert-elle des conditions. C’est elle qui règle et mesure, qui légifère en quelque sorte. L’acquisition d’un bien et l’action volontaire ordonnée à celle-ci requièrent donc l’exercice de certaines lois, qui lient l’agent à une manière d’agir. Or c’est la raison, nous dit Thomas, qui mesure les actes humains et ordonne toutes choses à leur fin (Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 90, a. 1, c.). 52

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La loi relève donc de la raison, mesure de tous les actes humains. Mais puisqu’en regard de l’action, la raison est ordonnée avant tout à la béatitude, la loi traitera surtout de ce qui est ordonné à cette dernière (Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 90, a. 2, c.). Le caractère contraignant de toute loi dérive en dernière instance, selon Thomas, de son caractère de participation à la loi éternelle, promulguée par Dieu, qui, de sa raison sans défaillance, ordonne toute essence à l’acquisition de son bien propre. Aussi le premier principe de la raison pratique, qui préside à toute loi et lui confère son caractère d’obligation est que « le bien doit être poursuivi et le mal évité ». La loi ordonne ainsi l’individu à l’espèce puisque « toute loi est ordonnée au bien commun » (Cfr Idem). Thomas définit la loi de la sorte : « quidam rationis ordinatio ad bonum commune, ab eo qui curam communitatis habet, promulgata » (Ibidem, Ia IIae, q. 90, a. 4, c.). Toute loi qui ne correspondrait pas à ces critères ne serait point une loi, mais seulement une « corruption de la loi » (Ibidem, Ia IIae, q. 95, a. 2, c.). On pourrait en conclure qu’il ne peut y avoir chez Thomas de divorce entre les notions de « loi » et de « bonne loi » (Cfr GOLDING, M. P., « Aquinas and some Contemporary Natural Law Theories », p. 242). Les êtres régis par la providence divine, explique l’Aquinate, « participent en quelque façon de la loi éternelle par le fait qu’en recevant l’impression de cette loi en eux-mêmes, ils possèdent des inclinations qui les poussent aux actes et aux fins qui leur sont propres » (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 91, a. 2, c.). Ainsi toute chose possède-t-elle une inclination naturelle vers sa fin. Et puisque la loi s’adresse à un être en tant qu’il est raisonnable, « la lumière de notre raison naturelle, qui nous permet de discerner ce qui est bien et ce qui est mal, n’est rien d’autre qu’une impression en nous de la lumière divine » (Idem). C’est cette dernière qui doit être appelée « loi naturelle ». Or, « toute opération de raison et de volonté dérive en nous de ce qui est conforme à notre nature […]. Car tout raisonnement se fonde sur des principes connus naturellement, et tout vouloir portant sur les moyens qui concourent à une fin dérivent de l’attrait naturel pour la fin ultime. Ainsi faut-il aussi que l’orientation première de nos actes vers leur fin soit assurée par la loi naturelle » (Ibidem, Ia IIae, q. 91, a. 2, ad 2). En outre, parmi tous les êtres, « la créature raisonnable est soumise à la Providence divine d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même de cette Providence en pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a donc une participation de la raison naturelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d’agir et à la fin qui sont requis. C’est une telle participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle » (Ibidem, Ia IIae, q. 91, a. 2, c.). L’application des lois demande que ces dernières soient portées à la connaissance de ceux qui doivent s’y soumettre, c’est-à-dire avant toutes choses, qu’elles soient promulguées. « La promulgation de la loi naturelle même existe par le fait que Dieu l’a introduite dans l’esprit des hommes de telle manière qu’elle soit connaissable naturellement » (Ibidem, Ia IIae, q. 90, a. 4, ad 1). Il est donc clair que le bien vers lequel nous sommes orientés selon notre nature, ou substantiellement, c’est-à-dire en fonction de notre âme rationnelle, est régi par une telle loi. Cfr aussi AERTSEN, J. A., « Natural law in the light of the doctrine of the transcendentals », notamment p. 111 : « La raison elle-même prescrit ce qui doit être fait ou évité par l’homme. Les premiers préceptes de la loi naturelle tirent leur force obligatrice du dictat de la raison elle-même (ex ipso dictaminis rationis). Le bien humain, comme Thomas le déclare dans l’article suivant le texte de base sur la loi naturelle (I-II, 94, 3), n’est rien d’autre qu’ ‘agir selon la raison’ (agere secundum rationem). La conformité à la raison constitue l’acte moral ». Ibidem, p. 112 : « D’abord, ‘naturel’ dans ‘loi naturelle’ est pris du sens ontologique de ‘nature’, c’est-à-dire ‘substance’ ou ‘être’. La loi naturelle est distinctive de l’être rationnel, l’homme. La loi naturelle réfère par conséquent à la nature humaine. Maintenant, un anthropocentrisme se révèle dans la doctrine thomasienne des transcendentaux. Les facultés humaines sont ‘naturellement’ dirigées vers le ‘vrai’ et le ‘bien’ en général. Cette ouverture prise en compte, le bien propre à l’homme est le bien moral. La loi naturelle est la fondation de l’éthique. Deuxièmement,

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Thomas, comme Aristote, distingue les opérations naturelles des volontaires. « […] voluntas dividitur contra naturam, sicut una causa contra aliam, quaedam enim fiunt naturaliter, et quaedam fiunt voluntarie. Est autem alius modus causandi proprius voluntati, quae est domina sui actus, praeter modum qui convenit naturae, quae est determinata ad unum »56.

La volonté participe du mouvement que la nature opère en vue de son accomplissement, c’est-à-dire en vue de l’acquisition de l’objet unique qui lui est parfaitement proportionné. Mais, « Naturae enim in genere, respondet aliquid unum in genere ; et naturae in specie acceptae, respondet unum in specie ; naturae autem individuatae respondet aliquid unum individuale »57.

Donc, continue l’Aquinate, « Cum igitur voluntas sit quaedam vis immaterialis sicut et intellectus, respondet sibi naturaliter aliquod unum commune, scilicet bonum, sicut etiam intellectui aliquod unum commune, scilicet verum, vel ens, vel quod quid est. Sub bono autem communi multa particularia bona continentur, ad quorum nullum voluntas determinatur »58.

Si la volonté est, en effet, sous la perspective propre de l’objet qui lui est naturellement proportionné, c’est-à-dire de sa fin, mue nécessairement, il n’en est rien sur le plan de son exercice même. De manière absolue, ou sous la raison universelle de sa fin ou objet naturel, la volonté s’oriente nécessairement, selon Thomas, vers le bien ultime ou la béatitude, si par quelque moyen elle en prend connaissance. Mais si, au contraire, l’on propose à la volonté un objet qui ne lui est pas propre, c’est-à-dire qui ne correspond pas à sa nature et n’est donc pour elle pas bon sous tous rapports, elle ne se portera pas vers lui nécessairement. Ainsi, sous la raison de l’exercice même de la volonté, de son choix réel et non plus de l’objet Thomas déclare que les premiers préceptes de la loi naturelle sont connus de tous (I-II, 94, 6). Cette déclaration n’est compréhensible que d’un point de vue transcendental. Car un aspect des transcendentaux est leur statut cognitif propre : ils sont les notions les plus communes, les premiers concepts de l’intellect. Ils sont connus naturellement. Troisièmement, l’affirmation thomasienne selon laquelle le ‘bien’ est le premier dans l’appréhension de la raison pratique rend compte de la conjonction du moment cognitif et du moment appétitif dans la loi naturelle. L’ordre des transcendentaux est que le ‘vrai’ vient avant le ‘bien’. Le ‘bien’ est le dernier, dans la mesure où il signifie la perfection d’une chose en rapport à ses opérations. Cette caractéristique du bien est reconnue par la raison pratique : le bien doit être fait et poursuivi, et le mal évité ». 56 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 10, a. 1, ad 1. 57 Ibidem, Ia IIae, q. 10, a. 1, ad 3. 58 Idem.

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universel qui lui est co-naturel, tous les biens particuliers qui lui sont présentés, « parce qu’ils manquent de quelque bien, peuvent être considérés comme n’étant pas bons, et de ce point de vue, ils pourront être rejetés ou acceptés par la volonté, qui peut se porter vers une même chose en la considérant sous différents points de vue »59. La considération et l’évaluation par la raison des biens précédera donc tout choix de la volonté et soustraira cette dernière à toute obéissance aveugle envers les passions ou appétits sensibles. « […] homo non ex necessitate eligit. Et hoc ideo, quia quod possibile est non esse, non necesse est esse. Quod autem possibile sit non eligere vel eligere, huius ratio ex duplici hominis potestate accipi potest. Potest enim homo velle et non velle, agere et non agere, potest etiam velle hoc aut illud, et agere hoc aut illud. Cuius ratio ex ipsa virtute rationis accipitur. Quidquid enim ratio potest apprehendere ut bonum, in hoc voluntas tendere potest. Potest autem ratio apprehendere ut bonum non solum hoc quod est velle aut agere ; sed hoc etiam quod est non velle et non agere. Et rursum in omnibus particularibus bonis potest considerare rationem boni alicuius, et defectum alicuius boni, quod habet rationem mali, et secundum hoc, potest unumquodque huiusmodi bonorum apprehendere ut eligibile, vel fugibile. Solum autem perfectum bonum, quod est beatitudo, non potest ratio apprehendere sub ratione mali, aut alicuius defectus. Et ideo ex necessitate beatitudinem homo vult, nec potest velle non esse beatus, aut miser. Electio autem, cum non sit de fine, sed de his quae sunt ad finem, ut iam dictum est ; non est perfecti boni, quod est beatitudo, sed aliorum particularium bonorum. Et ideo homo non ex necessitate, sed libere eligit »60.

Le choix est, selon Thomas, « l’acte propre du libre arbitre ». « Car nous sommes libres en tant que nous pouvons accepter une chose en en refusant une autre, ce qui est choisir »61. « La racine de la liberté, soutient Thomas, est la volonté à titre de sujet, mais à titre de cause, c’est la raison »62. L’homme, explique en effet l’Aquinate, « […] agit iudicio, quia per vim cognoscitivam iudicat aliquid esse fugiendum vel prosequendum. Sed quia iudicium istud non est ex naturali instinctu in particulari operabili, sed ex collatione quadam rationis ; ideo agit libero iudicio, potens in diversa ferri. Ratio enim circa contingentia habet viam ad opposita ; ut patet in dialecticis syllogismis, et rhetoricis persuasionibus. Particularia autem operabilia sunt quaedam contingentia, et ideo circa ea iudicium rationis ad diversa se habet, et non est determinatum ad unum. Et pro tanto necesse est quod homo sit liberi arbitrii, ex hoc ipso quod rationalis est »63. 59 60 61 62 63

Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem, Ibidem,

Ia IIae, q. 10, a. 2, c. Ia IIae, q. 13, a. 6, c. Ia, q. 83, a. 3, c. Ia IIae, q. 17, a. 1, ad 2. Ia, q. 83, a. 1, c.

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La raison meut la volonté en lui présentant un objet sous la raison du bien. Mais le libre arbitre est quant à son exercice ou suppôt : volonté, appétit, désir des moyens en vue de la fin qui lui est ainsi proposée. La raison, précise l’Aquinate, se présente comme la cause formelle et finale de la liberté humaine, alors que la volonté en est en quelque sorte la matière, ou constitue le sujet de son exercice64. L’acte propre de la liberté, c’est le choix, nous dit saint Thomas. Le libre-arbitre « n’est rien d’autre que le pouvoir de choisir »65. « Il faut donc considérer la nature du libre arbitre d’après le choix »66. Or choisir, continue l’Aquinate, n’est rien d’autre « que vouloir une chose pour en obtenir une autre. Aussi le choix a-t-il pour objet les moyens qui conduisent à la fin »67. Le choix68, tout comme la délibération69 et le consentement qui lui est consécutif70, l’usage71 fait de la chose selon notre liberté enfin, ne portent que sur les moyens et non sur la fin elle-même. C’est seulement naturellement, semble-t-il, que l’homme désire sa fin dernière ou le bonheur. Cette tendance, écrit l’Aquinate, « est un appétit naturel et non sujet au libre arbitre »72. Elle semble, en raison même de sa naturalité, toute nécessaire. Si la liberté de l’homme s’exerce donc sur le plan de l’activité seconde, elle semble n’occuper aucune place eu égard à l’acte premier. Thomas s’expliquera peu sur cette difficulté, dont l’émergence de la controverse entre morales volontaristes et naturalistes (ou intellectualistes) à la fin du XIIIe siècle est une conséquence manifeste. L’Aquinate cherche à la résoudre en affirmant tout d’abord : 64

Ibidem, Ia IIae, q. 13, a. 1, c. : « Manifestum est autem quod ratio quodammodo voluntatem praecedit, et ordinat actum eius, inquantum scilicet voluntas in suum obiectum tendit secundum ordinem rationis, eo quod vis apprehensiva appetitivae suum obiectum repraesentat. Sic igitur ille actus quo voluntas tendit in aliquid quod proponitur ut bonum, ex eo quod per rationem est ordinatum ad finem, materialiter quidem est voluntatis, formaliter autem rationis. In huiusmodi autem substantia actus materialiter se habet ad ordinem qui imponitur a superiori potentia. Et ideo electio substantialiter non est actus rationis, sed voluntatis, perficitur enim electio in motu quodam animae ad bonum quod eligitur. Unde manifeste actus est appetitivae potentiae ». 65 Ibidem, Ia, q. 83, a. 4, c. 66 Ibidem, Ia, q. 83, a. 3, c. 67 Ibidem, Ia, q. 83, a. 4, c. 68 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 13, a. 3 ; Ibidem, Ia, q. 83, a. 3, c. : « […] proprium obiectum electionis est illud quod est ad finem, hoc autem, inquantum huiusmodi, habet rationem boni quod dicitur utile, unde cum bonum, inquantum huiusmodi, sit obiectum appetitus, sequitur quod electio sit principaliter actus appetitivae virtutis ». 69 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 14, a. 2. 70 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 15, a. 3. 71 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 16, a. 3. 72 Cfr Ibidem, Ia, q. 83, a. 1, ad 5.

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« Non tamen hoc est de necessitate libertatis, quod sit prima causa sui id quod liberum est, sicut nec ad hoc quod aliquid sit causa alterius, requiritur quod sit prima causa eius. Deus igitur est prima causa movens et naturales causas et voluntarias. Et sicut naturalibus causis, movendo eas, non aufert quin actus earum sint naturales ; ita movendo causas voluntarias, non aufert quin actiones earum sint voluntariae, sed potius hoc in eis facit, operatur enim in unoquoque secundum eius proprietatem »73.

Ainsi la liberté ne revendique-t-elle point en l’homme le fait d’être cause première de soi-même. Dieu, réalisant la nature de l’homme, la fait également volontaire et libre. Mais, si l’homme semble bien devoir être qualifié de « libre » sur le plan de l’exercice, il ne le peut quant à son objet premier et naturel, donné par l’intelligence. « Respondeo dicendum quod, sicut Dionysius dicit, IV cap. de Div. Nom., ad providentiam divinam non pertinet naturam rerum corrumpere, sed servare. Unde omnia movet secundum eorum conditionem, ita quod ex causis necessariis per motionem divinam consequuntur effectus ex necessitate ; ex causis autem contingentibus sequuntur effectus contingenter. Quia igitur voluntas est activum principium non determinatum ad unum, sed indifferenter se habens ad multa, sic Deus ipsam movet, quod non ex necessitate ad unum determinat, sed remanet motus eius contingens et non necessarius, nisi in his ad quae naturaliter movetur »74.

On constate à nouveau comment la cause « matérielle », c’est-à-dire les nécessités de la cause qui répond ici à la fonction de substrat de l’action, peut en dernière instance être « réduite » à la causalité efficiente, ici la providence divine − ce qu’exprime admirablement la définition donnée par l’Aquinate de la loi naturelle, puisque cette dernière n’est autre qu’une participation de la loi éternelle dans la créature rationnelle75. Cet apparent déterminisme fit l’objet de lourds soupçons au sein de la littérature des Correctoires, et offrait l’occasion de rapprocher Thomas de certaines thèses condamnées en 1277. Les rapports élaborés par Thomas entre intellect et volonté pour fonder sa compréhension de la 73 Ibidem, Ia, q. 83, a. 1, ad 3. Thomas écrit encore : « […] voluntas divina non solum se extendit ut aliquid fiat per rem quam movet, sed ut etiam eo modo fiat quo congruit naturae ipsius. Et ideo magis repugnaret divinae motioni, si voluntas ex necessitate moveretur, quod suae naturae non competit ; quam si moveretur libere, prout competit suae naturae » (Ibidem, Ia IIae, q. 10, a. 4, ad 1). 74 Ibidem, Ia IIae, q. 10, a. 4, c. 75 Ibidem, Ia IIae, q. 91, a. 2, c. : « Inter cetera autem rationalis creatura excellentiori quodam modo divinae providentiae subiacet, inquantum et ipsa fit providentiae particeps, sibi ipsi et aliis providens. Unde et in ipsa participatur ratio aeterna, per quam habet naturalem inclinationem ad debitum actum et finem. Et talis participatio legis aeternae in rationali creatura lex naturalis dicitur ».

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liberté avaient été vivement critiqués par un ensemble de théologiens, surtout franciscains, jusqu’à prendre la formulation « canonique » que leur donneront le Correctoire de Guillaume de la Mare et les pseudodeclarationes : « Item questione VI. articulo 2. responsione 2. argumenti dicit ‘quod homo est dominus sui actus, quia habet deliberacionem de suis actibus. Ex hoc enim quod racio deliberans se habet ad opposite, potest voluntas in utrumque’. Ex hoc [Thomas] ponit voluntatem esse liberam a racione. − Quod est contra dicta sanctorum et dampnatum IX. Capitulo errorum 18., ubi dampnatur ‘quod sciencia contrariorum solum est causa, quare anima racionalis potest in opposita’ »76.

La position en question est celle que l’on classe aujourd’hui comme la proposition 162 des thèses condamnées en 1277. Il ne fait aucun doute que la principale autorité « sainte » invoquée ici contre Thomas est celle d’Augustin. C’est plus généralement le primat de la théologie et la crainte inspirée par les présomptions d’autonomie de la philosophie qui inspirèrent les autorités à prendre des dispositions, réaffirmées ensuite par plusieurs franciscains à l’encontre de Thomas. Le Correctoire de Guillaume de la Mare s’attacha notamment à critiquer la vision thomiste de la liberté formulée en termes de rapports entretenus entre une volonté matière et un intellect cause. Face à la fameuse situation de l’âne de Buridan, Godefroid de Fontaines, s’inspirant de la thèse thomiste de la volonté « sujet », rétorque et fait de la volonté une pure matière indifférente, qui nécessite dès lors l’actualisation de l’objet jugé le meilleur par la raison afin d’être mue77. La volonté comme l’intellect, il est vrai, ont pour objet l’être parfaitement universel, auquel le bien ajoute la raison de fin. Le vrai comme le bien doivent être comptés au nombre des transcendentaux. Ils tendent ainsi en quelque manière à la saisie de l’objet le plus universel, ou de tout objet particulier sous l’horizon de l’être en général, auquel ils sont ordonnés. L’universalité absolue de cet objet offre la raison propre de l’indifférence première des puissances. Et la volonté « matière », en ce cadre, ne signifie rien d’autre que cette orientation première au bien le plus universel, c’est-à-dire considéré sous la raison plus générale de la convertibilité du bien avec l’être. Il est indéniable que la pensée thomiste de la volonté comporte une part naturelle et nécessaire, GUILLAUME DE LA MARE, Declarationes, p. 23. Cfr GODEFROID DE FONTAINES, Quodlibet VI, q. 7, c., p. 158 : « Cum ergo voluntas de se sit indifferens ad duas volitiones secundum duo volita, vel ad volendum vel ad nolendum aliquid unum, et in hoc habeat rationem materiae secundum Commentatorem, oportet quod per aliquid determinatum fiat in actu secundum alterum horum ». 76 77

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qui la porte à tendre au bien comme à son objet formel propre78. Comme l’écrivait en une formule percutante A.-D. Sertillanges : la volonté « veut le bien parce qu’elle est »79. Cette doctrine doit être envisagée, plus précisément, sous l’angle d’une compréhension de l’être saisi comme acte et perfection de l’ens. A cet égard, l’indifférence première apparaît toute relative et ne concerne qu’un ens considéré quiditative, ou à la manière d’un concept universel. Le bien comme transcendental, chez Thomas, est corrélatif à l’acte d’être et à l’ordonnancement dynamique de toute chose à sa perfection. Il est dans la perfection de l’acte, là où le mal est dans la privation de celle-ci. Aussi selon Thomas, la volonté, tout comme la matière, jamais n’est tout à fait indifférente à son objet. Ce dernier donne proprement la mesure axiologique de l’action, en ce que son appréhension, par l’intellect et la volonté, permet le perfectionnement de l’acte même du sujet, auquel correspond au plus proprement la notion de bien. En bref, la volonté est ordonnée à la perfection de son propre acte d’être, qu’elle ne trouve que sous la raison du bien, c’est-à-dire dans l’accomplissement des virtualités correspondant à l’ordonnancement providentiel de l’univers à partir de la source de toute bonté, c’est-à-dire Dieu. La volonté ne trouve donc à s’accomplir, c’està-dire à trouver sa perfection, que sous les raisons de la loi. On perçoit encore combien, non seulement la distinction, mais l’articulation précise des ordres de la causalité première et de la causalité seconde sont fondamentales à la doctrine de Thomas. La volonté n’est indifférente qu’en tant même qu’elle est « matière » et reçoit ainsi passivement son objet, mais comme part intégrante du composé, elle répond aux déterminations qui correspondent aux finalités de sa nature substantielle. En matière de morale et de psychologie, un large pan de théologiens avait pris fait et cause à la fin du XIIIe siècle pour un certain « volontarisme ». Là où les premiers franciscains s’accordaient à valoriser l’aspect affectif et volontaire dans la vie humaine, mais tendaient encore la plupart du temps à chercher l’accord des puissances volontaire et rationnelle de l’âme dans cette sorte d’habitus que représentait par exemple le libre arbitre chez Bonaventure80, les œuvres de l’ordre parues postérieurement à la condamnation de 1277 mirent au jour un « volontarisme » d’un autre type, qui accentua le caractère actif de la volonté et la capacité que 78 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 82, a. 1 ; PUTALLAZ, F.-X., Insolente liberté, p. 95. 79 SERTILLANGES, A.-D., La philosophie de S. Thomas d’Aquin, t. II, p. 187. 80 Cfr BONAVENTURE, In II Sent., d. 25, pars 1, a. unique, q. 4, c.

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possédait celle-ci à agir contre les commandements de la raison. La responsabilité morale devait dépendre essentiellement de la liberté de la volonté, ce qui mettait encore à mal le dédouanement traditionnel de l’homme vis-à-vis de ses fautes, jusqu’ici réduites trop systématiquement à de simples erreurs de jugement. La liberté de la volonté ne pouvait plus être simplement enracinée dans l’activité de l’intellect et allait devenir une « sorte de cri de ralliement pour les opposants au thomisme »81. La théorie attribuée à l’Aquinate de la supériorité de l’intellect, pris absolument, sur la volonté, devait être renversée82. Il ne faudrait certes pas penser que les « volontaristes » se placent uniformément sous une même bannière. Guillaume de la Mare par exemple, ne remet pas en cause la passivité foncière attribuée à la volonté par Aristote. Pierre Olivi, dans sa compréhension de la liberté comme dans les nuances qu’il apporte à la plupart des doctrines, se caractérise par son originalité. La franche primauté qu’il accorde à la volonté sur l’intellect fait du maître de Sérignan sur cette question, comme souvent, le chantre de l’anti-aristotélisme. Quant à Duns Scot, il ne sera pas partisan du volontarisme radical : intellect et volonté constituent les causes concourantes de l’acte libre, la volonté possédant toutefois le rôle de cause principale. La conception aristotélicienne de la naturalité des vertus, reprise par Thomas, rend difficilement compréhensible, il est vrai, une intelligence de la faute qui en ferait une authentique révolte de la volonté contre la loi divine. Les vertus sont décrites par l’Aquinate comme des habiti exprimant la perfection des facultés et trouvent leur racine au sein de la loi naturelle ; ainsi le bien advient-il comme accomplissement de la nature de l’homme, par l’intermédiaire du perfectionnement de ses facultés naturelles. Pour des volontaristes comme Guillaume de la Mare ou Pierre Olivi, la capacité de choisir le mal ne se réduit pas à quelque trouble de la raison occasionné par les passions, mais constitue une possibilité inhérente à la volonté et appartient, commente S.-Th. Bonino avec, selon son propre aveu, une certaine malice, « à la dignité de l’homme »83. Ainsi, là où Thomas ramenait la présence d’habiti vertueux à la nature même de l’âme humaine, et allait jusqu’à découvrir les fondations de certains de ceux-ci (tels que la force ou la tempérance) au coeur des passions sensibles, ce qui lui permettait de soutenir que le tempérant agit en accord avec des passions bien réglées, les volontaristes rassemblent toute 81 82 83

KENT, B., Virtues of the Will, p. 105. GUILLAUME DE LA MARE, Correctorium, n. 56, pp. 233-234. BONINO, S.-Th., « Thomistica (VI) », p. 660.

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la bonté des vertus au sein de la volonté elle-même. Etre vertueux, c’est alors continuellement réprimer ses appétits inférieurs et, en opposition complète avec les doctrines d’Aristote et de saint Thomas, perpétuellement « vaincre sa nature »84. On en trouve un exemple chez Henri de Gand par exemple, qui voit dans la rébellion des forces inférieures (viri inferiores) contre la volonté, la conséquence du péché originel : « Et non solum in poenam peccati habent vires inferiores rebellionem contra voluntatem, sed etiam carni inflicta est morbida dispositio, quae fomes appellatur sive languor naturae, quo in carne primo pullulat motus delectabilis, quem secundo apprehendit sensus, et per hoc tertio vis appetitiva sensibilis organice existens in carne tintillatur delectatione ad concupiscendum delectabile ad quod vergit ille motus in carne »85.

Pour Henri, l’appétit de la volonté précède toujours le jugement de la raison. La volonté s’oriente vers la chair ou évite le péché avant que son mouvement ne soit évalué par la raison. Aussi seul le mouvement de la volonté peut-il être proprement dit « naturel » (quia est motus voluntatis ut est natura)86. En définitive, la dignité de la personne humaine trouve son fondement dans la volonté même, au sein de laquelle s’enracine l’acte libre87. « Entre saint Thomas et Duns Scot, on passe d’une morale des vertus où des dispositions qui qualifient la sensibilité, comme la force ou la tempérance, présentent encore un authentique caractère moral, à une éthique (pré-kantienne ?) où toute la moralité se réfugie dans la volonté bonne »88. Au principe de cette évolution, on trouve le refus de réduire Ibidem, p. 661 ; KENT, B., Virtues of the Will, p. 204 : « La vision du héros moral sortant victorieux, encore et encore, de son combat perpétuel avec ses appétits inférieurs, une vision qui acquit un grand succès parmi les auteurs chrétiens, serait particulièrement odieuse à Aristote. Dans l’éthique aristotélicienne, la division interne est une condition que l’être humain peut et devrait surpasser. L’idéal est de porter ses passions en harmonie avec ses valeurs, de sorte que, ayant acquis la vertu, il devienne à la fois aisé et plaisant de faire ce que l’on doit ». 85 HENRI DE GAND, Quodlibet VI, q. 32, sol., p. 268. 86 Cfr Ibidem, q. 32, sol., p. 270. 87 Cfr encore par exemple BOULNOIS, O. Etre et représentation, p. 205 : « Pour la tradition franciscaine, nous l’avons vu, les modes d’action se divisent primordialement en nature et volonté. Puisque l’intellect et la volonté sont les deux formes primordiales d’activité, et que l’acte se dit de manière univoque de tous les étants actuels, on peut les attribuer comme des perfections univoques à tous les étants qui en sont doués. Certes, l’intellect est une perfection, ce qui permet de distinguer le phantasme du concept ; mais la différence essentielle passe entre la nature et la volonté. Or l’intellect est du côté de la nature ; la volonté est donc une perfection plus haute que l’intellect. Contrairement à ce que disent Thomas d’Aquin ou Maître Eckhart, l’âme noble se distingue par sa volonté plutôt que par son intellect ». 88 BONINO, S.-Th., « Thomistica (VI) », p. 659. 84

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l’ordre moral à un succédané de l’ordre causal qui régit la nature, et l’on abstrait la nature humaine du reste du monde. F.-X. Putallaz a bien résumé ces thèses : « Dire en effet que la volonté se meut elle-même parce qu’elle est libre, c’est récuser dans son fondement même le principe aristotélicien selon lequel tout ce qui est mû est mû par un autre, ou qu’il faut poser une distinction réelle entre le moteur et le mû susceptible de rendre compte de ce qui motive la volonté à choisir, ou, mieux, à choisir ceci plutôt que cela. En tenant sans défaut à ce principe, des penseurs tels que Siger de Brabant inséraient délibérément l’homme dans un monde aux lois mécaniques, dont il ne pouvait tout au plus que contenir les influences négatives. Les penseurs franciscains manifestent une idée beaucoup plus haute de l’homme : si la distinction entre le moteur et le mû est valide dans l’ordre des choses matérielles, elle perd toute pertinence pour dire la perfection de l’esprit humain et de sa liberté […]. Considérer l’activité libre de l’homme sur le modèle du mouvement des choses matérielles, c’est le livrer aux lois du monde, en faire un être qui s’inscrit dans le cosmos pour ne pas en émerger. Voilà toujours le même fond religieux ; la foi est en danger. En réalité, l’homme, par sa liberté, n’est pas un être du monde ; il en est radicalement dissemblable. Les aristotéliciens ont manqué la spécificité de la liberté ; ils l’ont réduite à n’être qu’une chose parmi les choses. Voilà l’un des désastres où conduit une philosophie aristotélicienne qui transpose indûment au monde de l’âme les structures de la causalité physique. En un mot, n’ayant pas saisi l’éminente dignité ineffable de la liberté, les aristotéliciens n’ont pas vu qu’elle est irréductible au monde des corps. Ils n’ont pas compris la liberté de l’homme dominant le monde souverainement, grâce surtout à la pauvreté volontaire qui en assure la réalisation optimale ; ils n’ont pas compris la charge religieuse et spirituelle de la thèse du primat absolu de la volonté : ils n’ont pas laissé à l’amour la place qui lui revient. C’est toujours là que ramènent les textes, ceux consacrés à la théologie aussi bien que les polémiques sur la pauvreté : l’amour importe plus que la science »89.

Ainsi Aristote se serait-il trompé lorsqu’il posa comme fin ultime et perfection de cette vie un acte d’appréhension intellectuelle de la vérité. Seule la supériorité de la volonté permet à l’âme humaine d’être élevée par la grâce. C’est par l’amour, dont l’acte est supérieur à notre simple intellect, que notre âme peut s’unir à Dieu et, par grâce, être élevée audelà d’une simple béatitude mondaine. Pour autant, il paraît difficile de réduire la supériorité thomiste de l’intellect à quelque déterminisme régi par une causalité issue des conditions sensibles et naturelles. Ce sur quoi il nous faut nous pencher au final, pour distinguer ce que possède en propre l’enseignement de Thomas, c’est sur la manière dont il comprend 89

PUTALLAZ, F.-X., Figures franciscaines, pp. 100-101.

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une doctrine pourtant communément partagée au XIIIe siècle, à savoir la transcendentalité du bien, ou sa convertibilité avec l’être même et tout ce qui y participe. L’ordre façonné par la participation à l’esse requiert l’élévation des puissances les plus inférieures et naturelles, qui offrent ainsi une préparation adéquate à l’information par le supérieur. Aussi le perfectionnement de l’ordre ontologique ne s’accomplit-il pas par la suppression ou l’effacement du matériel, mais par une promotion de celui-ci qui se prolonge, nous l’avons-vu, jusqu’au-delà de la mort. L’intellectuel ne peut s’abstraire spécifiquement du matériel et comme le rappelait M. Blondel à la suite de Leibniz, si partout il y a du géométrique, il y a aussi partout du moral90. IV.4. TRANSCENDENTALITÉ

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Le rapprochement évoqué par Blondel n’est pas anodin et s’inscrit directement dans la tradition des discussions à propos de la transcendentalité du bien. Alors que les médiévaux s’interrogèrent sur ce problème, ils ne manquèrent pas d’évoquer l’opposition que pouvait fournir le texte d’Aristote. On trouve en effet dans la Métaphysique que les objets mathématiques, bien qu’ils soient des êtres réels, ne peuvent être caractérisés de « bons » ou de « mauvais ». L’être ne semble donc pas pouvoir être purement et simplement converti avec le bien. Le troisième livre de la Métaphysique évoquait l’absence de la considération des causes finales, résultant de l’abstraction du mouvement, qui caractérise les sciences mathématiques91. On retrouve cette objection dans les réflexions tant de Maître Eckhart, par exemple, que de l’Aquinate92. Si la cause finale n’intervient que sous la raison du mouvement, c’est qu’il fallait, selon Maître Eckhart, réserver la considération du bien ou du mal à l’étude de la nature physique. Et si l’on ne peut, en outre, faire intervenir la raison du bien dans l’étude des objets mathématiques, elle ne pourra, a fortiori, posséder aucun rôle en métaphysique, puisque celle-ci ne démontre rien par les causes extrinsèques, mais seulement par la raison formelle93. Les BLONDEL, M. L’Action (1936), t. 1, p. 65. ARISTOTE, Métaphysique, 996a20-b1. 92 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 21, a. 2, arg. 4 ; IDEM, Summa theologiae, Ia, q. 5, a. 3, arg. 4. 93 Cfr MAÎTRE ECKHART, In Iohannem evang., n. 336 : « Si enim ‘in mathematicis non est bonum’ et finis, sed solum causa formalis, ut ait philosophus, quanto magis in metaphysicis et divinis » ; Ibidem, n. 338 : « […] in mathematicis non est efficiens neque finis, sed sola causa formalis speculatur, longe ergo fortius in divinis et metaphysicis solum esse 90 91

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choses purement intellectuelles s’opposent, dans la métaphysique de Maître Eckhart, à celles du monde physique. Cette opposition résulte en celle des raisons du vrai et du bien. La distinction du bien et du mal ne peut appartenir qu’au domaine des choses sensibles. Albert le Grand déjà, avait relevé que le Stagirite ne faisait point du bien et du vrai des « dispositions générales de l’ens », là où toutes choses pouvaient par contre être dites à la fois ens et unum. Le maître colonais l’expliquait en soulevant le fait que le Philosophe n’avait point considéré l’ens comme défluant d’un étant premier qui soit à la fois un, sage et bon. Aussi ne parlait-il du bien qu’en tant que fin du mouvement. C’était là, remarque Albert, une manière de considérer le bien qui se différenciait de celle des Saints94. Et sans doute faut-il relever parmi ceux-ci la figure de Denys, qui insista, on le sait, sur la diffusion du bien, à partir du premier principe, sur l’ensemble des créatures. Nous avons vu comment Albert avait intégré à sa compréhension de la création un mode de participation subjective qui l’inscrivait sur les traces de la doctrine de Boèce et de Denys. Le reçu, chez le maître colonais, se trouve dans ce qui le reçoit en fonction du chemin de conversion vers Dieu ou vers la source de l’être entrepris par le sujet. C’est ainsi que la créature participe de l’être ou de la lumière divine en proportion de son assimilation active aux effets propres de la cause première. consideratur ; esse autem omne est a forma vel forma est » ; et encore IDEM, In I Gen., n. 68 : « Nota : quamdiu res singula stat in verbo dei et universaliter in splendore intellectualis luminis, non dicitur : est bona, quia bonum est extra in rebus, verum autem in anima. Propter quod ‘in mathematicis non est bonum’, ut ait philosophus, et multo minus in metaphysicis ». 94 ALBERT LE GRAND, In I Sent., d. 46, a. 14, p. 450 : « Dicendum quod secundum Philosophum, ante omnia sunt ens et unum. Philosophus enim non ponit, quod verum et bonum sint dispositiones generaliter concomitantes ens : nec divisio entis secundum quod est ens, est per verum et bonum. Quia Philosophus non considerat ens secundum quod fluit ab ente primo et uno et sapiente et bono, […] : et ideo de vero et bono non determinat per hunc modum, sed de bono quod est finis ad quem est motus : et ideo dicit, quod nec una est demonstratio in mathematicis per rationem boni. Et ideo sic generaliter considerando ista, ut consideraverunt Sancti, dicemus quod inter ista, scilicet essentia et ens, est primum natura, circa quod ut substratum sibi ponuntur alia : sed unitas et unum consequuntur essentiam per indivisionem : et ideo non ponit unitas aliquam dispositionem realem circa ipsum, sed tantum privationis intellectum, scilicet indivisionis, et ideo proximum est essentiae. Verum autem dicit relationem ad formam ad minus exemplarem, per quam habet rationem manifestationis : et ideo dicit Hilarius, quod verum est declarativum entis : oportet enim in quolibet esse principium intelligendi aliquod, per quod ordinetur ad intellectum. Bonitas autem et bonum dicunt respectum ad finem extra, a quo res est, et ad quem est : quia enim bonus est, sumus : et in quantum sumus, boni sumus : et qualiter hoc sit, expositum est supra in prima distinctione. Hoc autem ideo dico, quia ista a Sanctis prima ponuntur et in quolibet : et licet in quibusdam inveniamus formam et finem intra, non tamen in omnibus, nec in primis ».

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Thomas reprend également cette inspiration dionysienne, mais il écarte les formes inchoatives albertiniennes. La première véritable élaboration de sa doctrine de la participation se trouve, comme il est bien connu, dans son commentaire du de hebdomadibus (1256-1259)95. Or il faut remarquer qu’elle s’appuye d’emblée sur une question concernant le bien. Le de hebdomadibus, en effet, interroge la relation existant pour chaque chose entre sa substantialité d’une part et le fait qu’elle puisse être dite « bonne » d’autre part96. Le problème réside en ceci que si Dieu est bon, et que chaque chose peut être également bonne en vertu de sa seule substance, l’on devra affirmer que les créatures sont sous cette raison les égales de Dieu97. Il s’agit donc de comprendre comment chaque créature peut être dite bonne, tout en maintenant la transcendance de la Bonté première. Boèce répondra que les créatures ne peuvent être dites bonnes, ni selon leur substance, ni par participation98. Mais l’alternative était posée, et Thomas n’hésitera pas à assimiler sa propre solution à celle de Boèce, en affirmant que selon ce dernier, les créatures sont bonnes par participation99. Cfr TE VELDE, R., Participation and substantiality in Thomas Aquinas, pp. 4-5. Cfr THOMAS D’AQUIN, Expositio libri Boethii de ebdomadibus, 1 : « Scribit autem hunc librum ad Iohannem dyaconum romane ecclesie qui ab eo pecierat ut ex suis ekdomatibus, id est editionibus, dissereret et exponeret quamdam difficilem questionem per quam soluitur quedam apparens contrarietas. Dicitur enim quod substancie create, in quantum sunt, bone sunt, cum tamen dicatur quod substancie create non sunt substancialia bona. Set hoc dicitur solius Dei proprium esse : quod enim conuenit alicui in quantum est uidetur ei substancialiter conuenire. Et ideo si substancie create in quantum sunt bone sunt, consequens uidetur quod sint substancialia bona ». 97 Cfr Ibidem, 3 : « Ex hoc autem quid inconueniens sequatur ostendit subdens, et dicit quod si ipsum esse rerum omnium sit bonum, cum ex hoc sequatur quod sint substancialia bona, consequens est quod sint etiam primo bono similia quod est substanciale bonum et cui idem est esse et bonum esse. Et ex hoc ulterius sequitur quod omnia sint ipsum primum bonum, quia nichil preter se ipsum est simile illi, scilicet quantum ad modum bonitatis ; nichil autem aliud preter primum bonum eodem modo est bonum sicut ipsum, quia ipsum solum est primum bonum. Dicuntur tamen aliqua ei similia in quantum sunt secundario bona deriuata ab ipso primo et principali bono. Si ergo omnia sunt ipsum primum bonum, cum ipsum primum bonum nichil sit aliud quam Deus, sequitur quod omnia entia sint Deus, quod etiam dicere nephas est. Sequitur igitur et ea que praemissa sunt esse falsa. Non igitur entia omnia sunt substancialia bona, neque in eis ipsum esse est bonum, quia ex hiis conclusum est quod omnia sint Deus, et ulterius sequitur quod non omnia sunt bona in quantum sunt ». 98 Cfr Idem : « Deinde cum dicit : Set nec participant etc., procedit ulterius ad remouendum primam suppositionem et dicit quod si huic quod est entia non esse substancialiter bona adiungatur alia conclusio que supra inducta est, scilicet quod entia non sint participatiue bona quia per hoc sequeretur quod nullo modo ipsa ad bonum tenderent ut supra habitum est, uidetur ulterius posse concludi quod nullo modo entia sint bona, quod est contra id quod supra premissum est ». 99 Cfr TE VELDE, R., Participation and substantiality in Thomas Aquinas, p. 10 ; Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 6, a. 3, sed contra. 95 96

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Le Commentaire du de hebdomadibus se conclut sur un constat quasiaporétique, ou du moins ne prend point encore le parti de présenter une solution unifiée. D’une part, les choses créées ne peuvent être bonnes qu’en vertu de la bonté de leur cause première. Puisque leur être flue de Dieu, qui est le bien premier, il doit certes pouvoir être qualifié de bon. Aussi toute chose créée est-elle bonne. En cette mesure, tout ce que la créature reçoit de Dieu, y compris son être même, peut être qualifié de bon. Mais si, par impossible, on faisait abstraction de leur cause, précise Thomas à la suite de Boèce, aucune chose créée ne pourrait être qualifiée de bonne en son être même100. Leur propre bonté n’est donc que reçue, et n’appartient pas à la raison propre de leur essence101. Les choses créées n’ont de bonté que selon leur ordonnancement au Bien premier, en tant qu’il est à la fois leur cause première et leur fin, de la même manière qu’une chose saine est ordonnée à la santé comme à sa fin, et rendue effective par l’art du médecin102. D’autre part, affirme l’Aquinate, si toute chose peut être qualifiée de bonne en elle-même, ce n’est que dans la mesure où elle mène son être propre et son opération à la perfection, c’est-à-dire à nouveau, de manière surajoutée, ou accidentelle à son essence103. R. Te Velde a bien montré comment ce constat parvient à un premier essai d’unification dans le texte du de veritate, 21, qui prend à l’occasion explicitement ses distances avec la solution du de hebdomadibus, jugée extrincésiste104. Cette dernière est exposée sous la forme de la deuxième objection : « Sed creatura dicitur esse bona per respectum ad primam bonitatem, quia secundum hoc unumquodque dicitur bonum quod a primo bono defluxit, ut dicit Boetius in Lib. De hebd. Ergo creatura non denominatur bona ab aliqua formali bonitate in ipsa existente, sed ipsa bonitate divina »105. 100 Cfr THOMAS D’AQUIN, Expositio libri Boethii de ebdomadibus, 4 : « Cum igitur ipsum esse omnium rerum fluxit a primo bono, consequens est quod ipsum esse rerum creatarum sit bonum, et quod unaqueque res creata in quantum est sit bona ; set sic solum res create non essent bone in eo quod sunt, si esse earum non procederet a summo bono ». 101 Cfr Idem. 102 Cfr Idem. 103 Cfr Idem : « Est igitur considerandum secundum premissa, quod in bonis creatis est duplex bonitas, una quidem secundum quod dicuntur bona per relationem ad primum bonum, et secundum hoc et esse eorum et quicquid in eis a primo bono est bonum ; alia uero bonitas consideratur in eis absolute, prout scilicet unumquodque dicitur bonum in quantum est perfectum in esse et in operari, et hec quidem perfectio non competit bonis creatis secundum ipsum esse essenciale eorum, set secundum aliquid superadditum quod dicitur uirtus eorum ut supra dictum est ; et secundum hoc ipsum esse eorum non est bonum, set primum horum habet omnimodam perfectionem in ipso suo esse, et ideo esse eius est secundum se et absolute bonum ». 104 Cfr TE VELDE, R., Participation and substantiality in Thomas Aquinas, pp. 23-34. 105 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 21, a. 4, arg. 2.

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Cette opinion a sa source au sein de la théorie platonicienne des idées, selon laquelle « […] omnia sunt bona formaliter bonitate prima non sicut forma coniuncta sed sicut forma separata »106. Thomas, cependant, en vient à distinguer la forme « séparée » du bien, qu’il est prêt à admettre en un certain sens, des formes des êtres mondains, telle l’idée d’homme par exemple, dont la séparation est impossible. L’idée de bien, note Thomas, a ceci de particulier qu’elle s’étend à tous les êtres et peut en cette mesure s’identifier au principe universel de toutes choses, qui n’est autre que Dieu : « Sed hoc differebat inter ideam boni et ideam hominis : quod idea hominis non se extendebat ad omnia ; idea autem boni se extendit ad omnia etiam ad ideas. Nam etiam ipsa idea boni est aliquid bonum, et ideo oportebat dicere quod ipsum per se bonum esset universale omnium rerum principium, quod Deus est »107.

Dans la Summa contra Gentiles par exemple, l’Aquinate fait encore de Dieu le bonum commune108. Mais comme le remarque bien Te Velde109, le coup de force de Thomas réside en ce qu’il ne se contente plus de concevoir le bien en soi à la manière d’une simple idée exemplaire, mais en fait une cause efficiente, susceptible de communiquer sa bonté aux substances qu’il cause : « […] omne agens invenitur sibi simile agere ; unde si prima bonitas sit effectiva omnium bonorum, oportet quod similitudinem suam imprimat in rebus effectis, et sic unumquodque dicetur bonum sicut forma inhaerente per similitudinem summi boni sibi inditam, et ulterius per bonitatem primam, sicut per exemplar et effectivum omnis bonitatis creatae. Et quantum ad hoc opinio Platonis sustineri potest. Sic igitur dicimus secundum communem opinionem, quod omnia sunt bona creata bonitate formaliter sicut forma inhaerente, bonitate vero increata sicut forma exemplari »110.

Le bien est ce vers quoi tout tend selon son être même. La Somme Théologique assoira ce principe définitivement en corrélant la notion de bien et celle d’être en toute chose : « A primo igitur per suam essentiam ente et bono, unumquodque potest dici bonum et ens, inquantum participat ipsum per modum cuiusdam assimilationis […]. Sic ergo unumquodque dicitur bonum bonitate divina, sicut primo principio exemplari, effectivo et finali totius bonitatis »111. 106 107 108 109 110 111

Ibidem, q. 21, a. 4, c. Idem. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 17. Cfr TE VELDE, R., Participation and substantiality in Thomas Aquinas, p. 26. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 21, a. 4, c. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 6, a. 4, c.

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Le bien est assimilé à la perfection propre à toute chose, ce qui n’est autre que son acte ou son être même : « Ratio enim boni in hoc consistit, quod aliquid sit appetibile : unde Philosophus, in I Ethic., dicit quod bonum est ‘quod omnia appetunt’. Manifestum est autem quod unumquodque est appetibile secundum quod est perfectum : nam omnia appetunt suam perfectionem. Intantum est autem perfectum unumquodque, inquantum est actu, unde manifestum est quod intantum est aliquid bonum, inquantum est ens, esse enim est actualitas omnis rei […]. Unde manifestum est quod bonum et ens sunt idem secundum rem […] »112.

La tension vers le bien éprouvée par chaque substance est proportionnelle à sa participation à l’être conçu comme ressemblance diffusée de Dieu. Cette conception du bien attenant à la perfection de l’être comme acte est proprement originale. Elle n’aura cependant que peu de résonance immédiate et n’entrera pas en ligne de compte dans les discussions des XIIIe et XIVe siècles, puisque la notion d’esse subit une inflexion décisive dès les débats qui opposent Henri de Gand et Gilles de Rome, pour ouvrir une époque de la métaphysique scolaire surdéterminée par l’infuence de la conception avicénienne de l’être. Aussi le bien est-il, chez Henri de Gand, considéré exclusivement à partir de la raison différenciante qu’il introduit dans la considération de l’ens tel qu’il s’offre à l’esprit. L’ens est élevé à un concept a priori, dont l’analyse révèle les diverses notions de vrai ou de bien. La compréhension de Thomas, bien qu’elle considère également ce qu’il appelle transcendentaux relatifs à partir de ce qu’ils ajoutent à une raison d’ens commune, est sensiblement différente en ce que l’ens est toujours d’abord compris à partir de son acte d’être, ce qui constitue bien la nuance que l’Aquinate apporta progressivement au de hebdomadibus. Henri, quant à lui, continue à cantonner la question dans les termes mêmes du de hebdomadibus, et se focalise sur les raisons propres de l’étant et du bien. Ce dernier apparaît surtout à la manière d’une ratio commune de type platonicien113, et la raison de perfection que le bien ajoute à l’étant lui-même est toujours appréhendée par Henri sous le prisme de son ens quiditative. Dieu n’intervient dans le 112

Ibidem, Ia, q. 5, a. 1, c. HENRI DE GAND, Summa , a. 41, q. 2, c., p. 11 : « Prima enim bonitas, etsi consistat in natura et essentia rei tam creatae quam increatae, quia ‘omne quod est, in quantum est, per suam essentiam sive essentialiter bonum est’, ut probat Boethius libro De hebdomadibus, nihilominus tamen, ut determinat in eodem, quia creaturae esse suum et bonitatem habent ab alio, ideo creaturae participatione bonae sunt ; Deus autem, quia ex se ipso habet esse bonus, quemadmodum ex se ipso habet esse, secundum modum supra determinatum, ideo solus essentialiter bonus est, et ideo summe ». 113

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raisonnement que d’une manière très similaire au de hebdomadibus. En tant que source de tout bien et cause finale de toutes choses, il est Summe bonus et la ratio même sous laquelle toute essence peut être perfectionnée114. Le bien ne se conçoit en quelque sorte que sous les auspices d’une raison formelle commune, participée quantitativement115. IV.5. LA MATIÈRE ET LE MAL Pour Thomas, nous l’avons vu, « le bien pour chacun est d’être en acte »116. D’autre part, et puisque la fin naturelle de tout être est le bien en général, on affirmera sans peine que : « la perfection pour chacun, c’est sa bonté »117. « Inclinatur autem unumquodque naturaliter ad operationem sibi convenientem secundum suam formam, sicut ignis ad calefaciendum. Unde cum anima rationalis sit propria forma hominis, naturalis inclinatio inest cuilibet homini ad hoc quod agat secundum rationem. Et hoc est agere secundum virtutem. Unde secundum hoc, omnes actus virtutum sunt de lege naturali, dictat enim hoc naturaliter unicuique propria ratio, ut virtuose agat »118.

Le bien est ce à quoi toute chose tend par nature et doit être identifié à sa perfection. Un être est parfait en effet autant qu’il est en acte. Mais d’autre part, Thomas soutient que toute créature n’est bonne que par participation, au contraire de Dieu, dont la substance est la perfection et 114

Cfr Ibidem, a. 41, qq. 1-2. On notera en outre que cantonner ainsi la question du bien dans la sphère de la ratio formelle permettait également de dédouaner d’emblée la matière de toute responsabilité envers le mal. Ce dernier ne pouvait dès lors avoir de place que dans le jeu des contraires : forme et privation. Avoir en outre attribué une certaine actualité, et par là un certain être, à la matière, aidait à la distinguer du néant du mal et de la privation. En soi, la chose naturelle créée est indemne : « Dicendum ad hoc, cum non sit malum nisi culpae aut poenae, et utrumque est ex defectu boni, cuius privatio est ipsum malum, et hoc in alio bono permanente in ipsa, quia non habet esse malum nisi in bono, ut debet declarari loquendo de malo in creaturis, quia malum quod est privatio omnis boni, non est in rerum natura, sed illud est purum non esse » (Ibidem, a. 41, q. 3, c., p. 16). L’action morale dépend donc d’abord de la volonté, dont les raisons ne s’ordonnent pas nécessairement à celles de la nature. Le problème des rapports entre la matière et le mal n’était-il pas dès lors une affaire plus délicate en milieu dominicain, puisque la matière, pure puissance, possédait un statut en apparence moins bien défini. Fidèlement à Aristote, Thomas distinguera cependant nettement ses raisons de celles de la privation. L’affaire paraît moins claire chez un Maître Eckhart par exemple. 116 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 38. 117 Idem. 118 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 94, a. 3, c. 115

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la bonté mêmes119. L’Aquinate adopte le principe néo-platonicien selon lequel le bien se diffuse ou se communique des causes supérieures aux inférieures, jusqu’à faire participer les degrés les moins élevés du réel à la bonté. Il n’assimile cependant point, comme le fit notamment Plotin, la matière, degré le plus bas de cette hiérarchie ontologique, au principe du mal120. Si par réduction, l’on ramène la causalité matérielle, en tant que part intrinsèque de l’essence de la substance naturelle, à une expression de la création divine, identifier la matière au principe du mal serait faire dépendre en quelque façon ce dernier de la libre volonté de Dieu. A vrai dire, certains néo-platoniciens avaient déjà émis de sérieux doutes à ce propos. Selon Proclus, le mal ne peut provenir que de causes partielles, mais le Tout de l’univers, auquel participe la matière, a la raison du Bien121. Denys a exercé une influence majeure sur la façon dont Thomas a posé le problème du mal. Or cet ancien élève de l’école néo-platonicienne est sur cette question très proche de Proclus et reprend l’essentiel de la doctrine de ce dernier122 : « Mais il n’est pas moins faux de répéter ce lieu commun : ‘C’est dans la matière en tant que telle que réside le mal’. Car, à vrai dire, la matière ellemême participe à l’ordre, à la beauté et à la forme. Si la matière était entièrement privée de ces biens, étant en soi sans qualité et sans forme, comment agirait-elle, elle qui par soi ne possède même pas le pouvoir de pâtir ? D’ailleurs, comment la matière serait-elle mauvaise ? Si elle n’existe nulle part et d’aucune façon, elle n’est ni bonne ni mauvaise. Si elle possède quelque être que ce soit, comme tout être procède du Bien, la matière aussi procédera alors du Bien. En ce cas, on se trouve devant une alternative : ou c’est le Bien qui produit le mal, et alors le mal, procédant du Bien, est lui-même un bien ; ou c’est le mal qui produit le Bien, et alors le Bien, procédant du mal, est lui-même un mal. A moins de revenir à l’hypothèse de deux Principes, qui supposeraient eux-mêmes une origine commune. Si l’on affirme d’autre part que la matière est nécessaire à l’achèvement de l’univers entier, comment la matière serait-elle un mal ? Autre en effet est le mal, autre le nécessaire. Comment d’ailleurs le Bien userait-il pour engendrer d’une réalité mauvaise ? Ou comment serait-elle mauvaise, cette puissance qui s’imprègne du Bien, Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 38. Chez Plotin plus précisément, la matière d’ici-bas est fondamentalement mauvaise en tant qu’elle est dépourvue de toute détermination positive, et donc du bien. Pénurie absolue de sagesse, de beauté, de bonté, de force, de vertu, de qualification, de figure, de forme, etc., elle est en-deçà de l’être (Cfr PLOTIN, Ennéades, II, 4, 16). 121 Cfr PROCLUS, Commentaire sur le Timée de Platon, t. II, pp. 241-243. 122 La proximité du quatrième chapitre du traité des noms divins avec le de subsistentia malorum de Proclus est reconnue. On peut consulter à ce propos, SENTIS, L., Saint Thomas d’Aquin et le mal, pp. 345-359, qui en souligne tant les proximités que les divergences. 119 120

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alors que le mal au contraire fuit la nature du Bien ? Si la matière est mauvaise, comment expliquer qu’elle engendre et nourrisse la nature ? En tant que mal, le mal n’engendre rien ni ne nourrit rien, il n’est d’aucune façon ni producteur ni conservateur. Si l’on objecte que la matière ne produit pas le mal dans les âmes, mais qu’elle les entraîne au mal, comment une telle affirmation serait-elle vraie alors que nombreux sont les êtres matériels qui tournent leur regard vers le Bien ? Ne serait-ce pas là chose impossible si la matière les entraînait totalement vers le mal ? On voit donc que le mal psychique ne vient pas de la matière, mais d’un mouvement de désordre et de rébellion. Si l’on soutient enfin que les âmes s’attachent toujours à une matière et qu’il faut une matière mobile pour les êtres mêmes qui ne peuvent subsister par eux-mêmes dans leur état, comment serait-elle mauvaise, cette matière nécessaire ; ou comment serait-elle nécessaire, cette matière mauvaise ? »123

Le mal, selon Denys, n’appartient ni à l’être, ni au non-être en tant que tels124. Il ne fait que diminuer l’être à mesure qu’il diminue le Bien qui s’y trouve125. Il n’est donc toujours que mélangé à un certain bien. Au principe d’aucune génération, il n’advient que là où réside le Bien et à raison de ce Bien. Il n’est donc que par accident et n’advient que pour l’amour d’un bien126. Le mal apparaît comme un manque d’être et une incapacité à accomplir ce qui devrait être127, comme un défaut et une privation des biens qui conviennent à la perfection d’une nature128. Il n’a pourtant pas, selon Denys, le Bien pour principe, et le mal et le bien ne peuvent constituer deux principes contraires qui soient premiers. En vérité, le mal n’a, comme tel, ni cause ni principe, et il faut admettre qu’en soi, il n’existe pas129. Il ne peut se rencontrer dans la nature prise en son Tout130. Sa cause est particulière et bornée131. Le mal n’apparaît tel que selon une perspective partielle. Il pourra se révéler bon sous un angle différent. Les Pères grecs, qui cherchaient à disqualifier le manichéisme encore présent dans les premières doctrines néo-platoniciennes et gnostiques, reconnurent expressément le caractère non substantiel du mal132. Et chez les grands Cappadociens Grégoire de Nysse et Basile de Césarée, il est 123 DENYS L’ARÉOPAGITE, de divinis nominibus, cap. IV, § 28, col. 729 (trad. Par Maurice de Gandillac, pp. 122-123). 124 Cfr Ibidem, cap. IV, §19, col. 716-717. 125 Cfr Ibidem, cap. IV, § 20, col. 717-720. 126 Cfr Ibidem, cap. IV, § 31, col. 732. 127 Cfr Ibidem, cap. IV, §23, col. 724-725. 128 Cfr Ibidem, cap. IV, § 24, col. 728. 129 Cfr Ibidem, cap. IV, § 32, col. 732-733. 130 Cfr Ibidem, cap. IV, §26, col. 728. 131 Cfr Ibidem, cap. IV, § 30, col. 729-732. 132 Chez saint Méthode, ou saint Athanase par exemple ; cfr JOURNET, C., Le mal. Essai théologique, pp. 31-32.

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explicitement affirmé que le mal n’est que privation du bien133. C’est en substance la doctrine que reprendront Ambroise et Augustin, puis qui sera assumée par Thomas. Là où selon Proclus encore, la providence divine s’exerçait sur tout, incluant les réalités et les actions mauvaises, Denys, ayant écarté résolument le mal de l’étant, ne soumet précisément que l’être à la providence. Il le fait en outre d’une manière qui jamais ne contraint la liberté, puisque la providence, selon Denys, ne détruit pas les natures, mais s’attache plutôt à les sauvegarder. Il conforte ainsi cette idée selon laquelle le mal n’apparaît tel que sous un point de vue particulier, tout en participant en soi au bien de l’ensemble. Thomas suit Albert cependant, lorsqu’il refuse que le mal puisse contribuer à la plus grande perfection de la création, sinon de manière purement accidentelle. Il n’est pas tout à fait clair que Denys ait voulu dire autre chose, mais l’Aquinate adopte une plus grande mesure et se refuse à utiliser une terminologie qui pourrait prêter à confusion : « […] malum non operatur ad perfectionem et decorem universi nisi per accidens […]. Unde et hoc quod dicit Dionysius, quod malum est ad universi perfectionem conferens, concludit inducendo quasi ad inconveniens »134. C’était en outre Augustin qui était visé. L’Enchyridion est cité en ces termes : « Ex omnibus consistit universitatis admirabilis pulchritudo ; in qua etiam illud quod malum dicitur, bene ordinatum, et suo loco positum, eminentius commendat bona »135. Or selon Thomas : « […] partes universi habent ordinem ad invicem, secundum quod una agit in alteram, et est finis alterius et exemplar. Haec autem, ut dictum est, non possunt convenire malo, nisi ratione boni adiuncti. Unde malum neque ad perfectionem universi pertinet, neque sub ordine universi concluditur, nisi per accidens, idest ratione boni adiuncti »136.

L’Aquinate refuse ainsi toute place au mal dans l’ordre de l’univers et achève de le priver de toute efficace ou substantialité en tant que tel137. 133 Cfr à ce propos Ibidem, p. 32. BASILE DE CÉSARÉE, Que Dieu n’est pas la cause du mal, col. 341 : « Ne va pas supposer que Dieu est cause de l’existence du mal, ni t’imaginer que le mal a une hypostase propre. La perversité ne subsiste pas comme si elle était quelque chose de vivant ; on ne mettra jamais devant les yeux sa substance comme existant vraiment. Car le mal est la privation du bien ». Cfr aussi GRÉGOIRE DE NYSSE, Oratio catechetica, cap. 6, col. 28 ; cap. 7, col. 32 : « Dieu, qui est créateur des choses qui sont, et non de celles qui ne sont pas, n’est donc pas la cause des maux. Il a fait la vision, et non la cécité ; il montre la vertu et non sa privation […] ». 134 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 19, a. 9, ad 2. 135 Ibidem, Ia, q. 48, a. 1, arg. 5; Cfr aussi Ibidem, Ia, q. 19, a. 9, arg. 2. 136 Ibidem, Ia, q. 48, a. 1, ad 5. 137 M. Paluch voit une évolution dans l’œuvre de saint Thomas à ce propos (cfr PALUCH, M., La profondeur de l’amour divin, pp. 300-302). L’Aquinate se montrerait prêt,

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Quant à la matière, il ne fait selon Thomas aucun doute qu’elle soit soumise à la providence, car elle participe en quelque façon de l’être, et l’Aquinate ne se prive pas de remarquer que certains néoplatoniciens, tel Denys, se sont égarés en l’écartant du domaine de l’être pour l’assimiler à la privation. « Omne autem quod est in potentia ad bonum, ex hoc ipso quod est in potentia ad bonum habet ordinem ad bonum ; cum esse in potentia nihil aliud sit quam ordinari in actum. Patet ergo quod id quod est in potentia, ex hoc ipso quod est in potentia, habet rationem boni. Omne ergo subiectum in quantum est in potentia respectu cuiuscumque perfectionis, etiam materia prima, ex hoc ipso quod est in potentia, habet boni rationem. Et quia Platonici non distinguebant inter materiam et privationem, ordinantes materiam cum non ente, dicebant, quod bonum ad plura se extendit quam ens. Et hanc viam videtur secutus Dionysius in libro de Divin. Nomin., bonum praeordinans enti. Et quamvis materia distinguatur a privatione, et non sit non ens nisi per accidens, adhuc tamen haec consideratio quantum ad aliquid vera est, quia materia prima non dicitur ens nisi in potentia, et esse simpliciter habet per formam ; sed potentiam habet per se ipsam ; et cum potentia pertineat ad rationem boni, ut dictum est, sequitur quod bonum conveniat ei per se ipsam »138.

Thomas s’est évertué à intégrer corruptibilité et contingence dans le plan provident de Dieu. Or il est évident que le problème de la faute pouvait lui être opposé sur ce point. Selon l’Aquinate cependant, la faute, qui n’est qu’un cas particulier du mal, n’advient comme lui que par accident, et l’effet d’une cause par accident ne peut être imputé à la finalité poursuivie par l’intelligence ordonnatrice : « […] creaturae corruptibiles non sunt per se causa culpae, sed occasio tantum, et per accidens causa : causa autem per accidens et effectus non oportet esse unius coordinationis »139. Tout ce qui appartient à l’être essentiel ou à la nature même de la chose à partir de la tertia pars, à laisser plus d’espace à la thèse augustinienne. Admettant la possibilité que Dieu permette le mal afin d’en tirer davantage de bien, l’Aquinate se placerait ainsi dans une perspective historique, ultérieure au péché, où « l’histoire du salut […] apporte l’éclairage décisif pour notre compréhension du mal ». « En même temps, continue Paluch, cette perspective ouvre le chemin à une récupération de tout le mal permis dans l’histoire humaine : la pensée d’une telle piste au moins comme une possibilité n’est donc pas complètement étrangère aux textes thomasiens ». C’est là une piste intéressante en effet, qui mériterait d’être investiguée plus avant. Par prudence, nous n’entrerons pas quant à nous dans cette discussion, car il faudrait encore se demander si une telle hypothèse ne suppose pas une transformation profonde de l’ontologie thomasienne elle-même au sujet du mal, à savoir lui reconnaître une efficace en tant que tel et le sortir de son statut de pure et simple privation. Ce serait là un bien profond bouleversement qui ne manque pas de nous laisser perplexe. 138 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de malo, q. 1, a. 2, c. 139 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 5, a. 3, ad 1.

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participe quant à lui de la bonté du plan divin. Sans doute la matière, par son incapacité occasionnelle à s’adapter à la forme, donnait-elle son substrat au mal physique, à la naissance de la monstruosité ou à la privation d’intégrité. Par son ouverture à la corruptibilité et à la contingence, elle rendait en outre possibles autant les mérites que les fautes. Pourtant, elle ne peut selon Thomas être tenue responsable du mal de se. Elle tend vers l’être et non vers son absence et n’a, dans la considération du problème du péché comme tel, qu’un rôle insignifiant. L’ange lui-même en effet, pourtant immatériel, semble capable de pécher, si par quelque défaut d’orgueil il refuse de consentir à la loi divine140. Le problème du mal ressort d’un ordre ultérieur à celui de la matière même. La faute, la réprobation ou le mérite dépendent des décisions de la volonté et appartiennent en ceci à la considération des opérations ou des actes seconds141. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 63, a. 2, c. THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 35, q. 1, a. 1, c.: « Respondeo dicendum, quod, sicut supra dictum est, malum per se loquendo privatio quaedam est alicujus boni ; bonum autem in perfectione et actu consistit ; unde oportet secundum distinctionem perfectionum, distinctionem malorum esse. Est autem duplex actus vel perfectio ; scilicet actus primus, et secundus. Actus primus est ipsa prima forma ; actus secundus est operatio ; et ideo ex privatione utriusque perfectionis diversae mali differentiae consurgunt. Si enim privetur aliqua forma vel perfectio alicujus rei naturalis, dicetur esse malum naturae si autem privetur perfectio operationis, dicetur esse peccatum : quia ut 2 Physic. dicitur, peccatum est in his quae nata sunt finem consequi, cum non consequuntur. Quaelibet autem res per suam operationem finem suum nata est consequi ; unde oportet quod peccatum in operatione consistat, secundum quod non est directa ut finis exigit ; secundum quod grammaticus non recte scribit, nec parat recte medicus potionem. Sed, ut in 5 Metaph. dicitur, bonum et malum quodam speciali modo est in his quae per electionem agunt, quae rationem finis cognoscunt, et finem sibi determinare possunt ; et ideo peccatum in talibus quamdam specialem mali rationem accipit, ut scilicet peccatum in eis etiam culpa dicatur ; unde peccatum in pluribus quam culpa est : quia ut ex 2 Physic. habetur, peccatum est et in his quae secundum naturam sunt, et in his quae sunt secundum artem ; sed culpa non potest esse nisi in his quae per voluntatem sunt : nihil enim culpae rationem obtinet nisi quod vituperabile est ; neque vituperium alicui debetur propter inordinatum actum, nisi ille actus suo dominio subjaceat. Habere autem dominium super suos actus, ut scilicet possit facere et non facere, voluntatis proprium est. Unde culpa super peccatum addit ut sit voluntatis actus. Similiter etiam malum naturae in electionem habentibus specialem quamdam rationem mali accipit, scilicet rationem poenae, inquantum voluntas defectui dissentit ; unde omnis poena malum naturae est : dicitur enim poena malum, ut Augustinus dicit : quia naturae bonae nocet, inquantum subtrahit sibi id per quod natura perficitur, vel in suo esse naturali, ut caecitas, vel in naturae superadditis, ut subtractio gratiae, vel hujusmodi. Quidam tamen dicunt, quod etiam in brutis defectus rationis rationem poenae sortitur ; sed melius videtur ut poena non sit, nisi ubi culpa esse potest. Et ita patet quod malum rationalis creaturae sufficienter et convenienter per poenam et culpam dividitur ». THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 48, a. 5, c. : « Respondeo dicendum quod malum, sicut supra dictum est, est privatio boni, quod in perfectione et actu consistit principaliter et per se. Actus autem est duplex, primus, et secundus. Actus quidem primus est forma et integritas rei, actus autem secundus est operatio. Contingit ergo malum 140 141

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Il n’est cependant possible d’en rendre véritablement compte comme tels qu’en les ramenant à un ordonnancement premier, par lequel Dieu fait participer ses créatures d’une finalité supérieure, en conférant notamment à celles-ci les facultés d’opérations susceptibles de les faire advenir à leur perfection. Le fait de consentir ou non à cet ordre est, en ce qui concerne l’homme, laissé aux décisions de son libre arbitre. « Manifestum est autem quod inter Deum et hominem est maxima inaequalitas, in infinitum enim distant, et totum quod est hominis bonum, est a Deo. Unde non potest hominis ad Deum esse iustitia secundum absolutam aequalitatem, sed secundum proportionem quandam, inquantum scilicet uterque operatur secundum modum suum. Modus autem et mensura humanae virtutis homini est a Deo. Et ideo meritum hominis apud Deum esse non potest nisi secundum praesuppositionem divinae ordinationis, ita scilicet ut id homo consequatur a Deo per suam operationem quasi mercedem, ad quod Deus ei virtutem operandi deputavit. Sicut etiam res naturales hoc consequuntur per proprios motus et operationes, ad quod a Deo sunt ordinatae. Differenter tamen, quia creatura rationalis seipsam movet ad agendum per liberum arbitrium, unde sua actio habet rationem meriti ; quod non est in aliis creaturis »142.

IV.5.1. Universalité de la providence Il faut, si l’on suit une très belle étude de M. Paluch, admettre que deux tendances fondamentales se dessinent dans la conception de la providence divine au Moyen Age. La première, issue de saint Augustin, tient, tout en s’évertuant à sauvegarder la liberté de la créature, que la providence s’étend absolument à toutes choses jusqu’en leurs singularités. La deuxième voie, issue des penseurs arabes (Averroès, Algazel, Avicenne), affirme que le « caractère immatériel de la science divine » exige « que Dieu connaisse le monde seulement par les idées universelles, parfaitement esse dupliciter. Uno modo, per subtractionem formae, aut alicuius partis, quae requiritur ad integritatem rei ; sicut caecitas malum est, et carere membro. Alio modo, per subtractionem debitae operationis ; vel quia omnino non est ; vel quia debitum modum et ordinem non habet. Quia vero bonum simpliciter est obiectum voluntatis, malum, quod est privatio boni, secundum specialem rationem invenitur in creaturis rationalibus habentibus voluntatem. Malum igitur quod est per subtractionem formae vel integritatis rei, habet rationem poenae ; et praecipue supposito quod omnia divinae providentiae et iustitiae subdantur, ut supra ostensum est, de ratione enim poenae est, quod sit contraria voluntati. Malum autem quod consistit in subtractione debitae operationis in rebus voluntariis, habet rationem culpae. Hoc enim imputatur alicui in culpam, cum deficit a perfecta actione, cuius dominus est secundum voluntatem. Sic igitur omne malum in rebus voluntariis consideratum vel est poena vel culpa ». 142 Ibidem, Ia IIae, q. 114, a. 1, c.

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immuables »143. Une « modalisation » de cette deuxième tendance peut être trouvée dans la pensée de Maïmonide. Pour le grand penseur juif, la providence concerne essentiellement les espèces, et non les individus. C’est par son intellect, ordonné aux causes universelles, que l’homme acquiert les mérites ou démérites susceptibles de le voir demeurer soumis ou non à la providence de Dieu144. Etre accablé de malheurs est donc le signe de quelque faillite de l’intellect. Selon Maïmonide en outre, les êtres supérieurs possèdent leur finalité en eux-mêmes, alors que leurs inférieurs leur sont à certains égards soumis, à titre d’instruments145. Thomas reprend cette idée dans les termes que lui avait donnés Boèce, et fait intervenir les notions de Tout et de parties, révélant ainsi l’ordre essentiel qui unit tous les éléments de la création146 : « Ipsa [...] ratio ordinis rerum in finem, providentia in Deo nominatur. Unde Boetius, IV De consol., dicit quod providentia est ipsa divina ratio in summo omnium principe constituta, quae cuncta disponit. Dispositio autem potest dici tam ratio ordinis rerum in finem, quam ratio ordinis partium in toto »147.

Liant directement la providence à sa compréhension de la création divine, et par là à sa doctrine de l’esse, Thomas se montre au premier abord entièrement voué à la cause de la providence universelle : « […] necesse est ponere providentiam in Deo. Omne enim bonum quod est in rebus, a Deo creatum est, ut supra ostensum est. In rebus autem invenitur bonum, non solum quantum ad substantiam rerum, sed etiam quantum ad ordinem earum in finem, et praecipue in finem ultimum, qui est bonitas divina, ut supra habitum est. Hoc igitur bonum ordinis in rebus creatis existens, a Deo creatum est. Cum autem Deus sit causa rerum per suum intellectum, et sic cuiuslibet sui effectus oportet rationem in ipso praeexistere, ut ex superioribus patet ; necesse est quod ratio ordinis rerum in finem in mente divina praeexistat. Ratio autem ordinandorum in finem, proprie providentia est » 148. « Quidam vero posuerunt incorruptibilia tantum providentiae subiacere ; corruptibilia vero, non secundum individua, sed secundum species ; sic enim incorruptibilia sunt. Ex quorum persona dicitur Iob XXII, nubes latibulum eius, et circa cardines caeli perambulat, neque nostra considerat. A corruptibilium autem generalitate excepit Rabbi Moyses homines, propter splendorem intellectus, quem participant, in aliis autem individuis corruptibilibus, 143 144 145 146 147 148

PALUCH, M., La profondeur de l’amour divin, p. 124. Cfr sur ce point par exemple Ibidem, p. 125. Cfr notamment MAÏMONIDE, Le Guide des égarés, III, 13, surtout pp. 446-450. Cfr BOÈCE, Philosophiae consolatio, L. IV, 6, 9, p. 79. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 22, a. 1, c. Idem.

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aliorum opinionem est secutus. Sed necesse est dicere omnia divinae providentiae subiacere, non in universali tantum, sed etiam in singulari. Quod sic patet. Cum enim omne agens agat propter finem, tantum se extendit ordinatio effectuum in finem, quantum se extendit causalitas primi agentis. Ex hoc enim contingit in operibus alicuius agentis aliquid provenire non ad finem ordinatum, quia effectus ille consequitur ex aliqua alia causa, praeter intentionem agentis. Causalitas autem Dei, qui est primum agens, se extendit usque ad omnia entia, non solum quantum ad principia speciei, sed etiam quantum ad individualia principia, non solum incorruptibilium, sed etiam corruptibilium. Unde necesse est omnia quae habent quocumque modo esse, ordinata esse a Deo in finem, secundum illud apostoli, ad Rom. XIII, quae a Deo sunt, ordinata sunt. Cum ergo nihil aliud sit Dei providentia quam ratio ordinis rerum in finem, ut dictum est, necesse est omnia, inquantum participant esse, intantum subdi divinae providentiae »149.

Comme nous l’avons vu, selon l’Aquinate, la tension de tout être vers le bien, en ce compris les principes de son développement moral, est ancrée dans sa constitution naturelle et ontologique, conçue et créée telle par Dieu. Or selon Thomas, Dieu ne peut connaître les singularités sans les ordonner de quelque manière150. La providence accompagne la causalité de Dieu, qui s’étend à toute singularité. L’universalité de la providence divine ne fait donc au regard de la doctrine de l’esse thomiste aucun doute. L’esse est participé par les degrés les plus infimes de la réalité, jusque par la matière première. La question n’est dès lors pas tant, remarquait justement M. Paluch, de savoir si la providence divine conduit tous les êtres singuliers, mais plutôt : « comment » les dirige-t-elle vers leur fin ? Et d’où provient tant l’imperfection de la créature que sa liberté ?151 La solution de Thomas se montre alors plus nuancée. Si certains êtres sont menés à leur fin pour eux-mêmes, d’autres ne sont l’objet de la providence que comme moyens en vue d’autres finalités152. Les liens qui unissent de manière essentielle les êtres les uns aux autres, révèlent l’action d’un ordonnateur intelligent. En outre, la présence d’êtres corruptibles participe 149 Ibidem, Ia, q. 22, a. 2, c. Cfr Ibidem, Ia, q. 22, a. 2, ad 4 : « […] in hoc quod dicitur Deum hominem sibi reliquisse, non excluditur homo a divina providentia, sed ostenditur quod non praefigitur ei virtus operativa determinata ad unum, sicut rebus naturalibus ; quae aguntur tantum, quasi ab altero directae in finem, non autem seipsa agunt, quasi se dirigentia in finem, ut creaturae rationales per liberum arbitrium, quo consiliantur et eligunt. Unde signanter dicit, in manu consilii sui. Sed quia ipse actus liberi arbitrii reducitur in Deum sicut in causam, necesse est ut ea quae ex libero arbitrio fiunt, divinae providentiae subdantur, providentia enim hominis continetur sub providentia Dei, sicut causa particularis sub causa universali ». 150 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 5, a. 6, c. 151 Cfr PALUCH, M., La profondeur de l’amour divin, p. 126. 152 Cfr Ibidem, p. 152.

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selon Thomas à la plus grande perfection de la création et manifeste d’autant plus l’ordre divin153. Thomas écarte la conception de la science divine défendue par la philosophie arabe, qui soutient que la connaissance que Dieu possède du monde ne se fait que par celle des causes universelles. L’Aquinate se refuse en effet à réduire de la sorte, tant l’omniscience que l’universalité de l’omnipotence et de la providence divine154, contraintes en quelque sorte par un système de médiations au lieu d’être directement dirigées vers l’ensemble des individus. Au plus proche d’Aristote, Averroès par exemple, pense que la dignité supérieure de la substance divine conduit Dieu à ne pas prendre connaissance des réalités inférieures. Dieu ne connaît proprement que lui-même et l’ordre des raisons intimes qui présidèrent à la création. Ainsi ne connaît-il le monde que, tout au plus, par les causes universelles155. Maïmonide relativisera la thèse averroïste en soutenant que les hommes sont soumis à la providence divine par leur participation à l’Intelligence. Le philosophe juif continue cependant à laisser les choses purement corruptibles hors de la providence. Or selon Thomas, explique D. Chardonnens : « Si tout est donc soumis à la providence divine et obtient sa grandeur selon son état, il faut cependant apporter des distinctions : puisque les biens 153 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 5, a. 3, c. : « Quamcumque ergo multitudinem invenimus ordinatam ad invicem, oportet eam ordinari ad exterius principium. Partes autem universi, corruptibiles et incorruptibiles, sunt ad invicem ordinatae, non per accidens, sed per se : videmus enim ex corporibus caelestibus utilitates provenientes in corporibus corruptibilibus vel semper vel in maiori parte secundum eumdem modum ; unde oportet omnia, corruptibilia et incorruptibilia, esse in uno ordine providentiae principii exterioris, quod est extra universum. Unde philosophus concludit, quod necesse est ponere in universo unum dominatum et non plures. Sciendum tamen, quod aliquid providetur dupliciter : uno modo propter se, alio modo propter aliud ; sicut in domo propter se providentur ea in quibus consistit essentialiter bonum domus, sicut filii, possessiones, et huiusmodi : alia vero providentur ad horum utilitatem, ut vasa, animalia, et huiusmodi. Et similiter in universo illa propter se providentur in quibus consistit essentialiter perfectio universi ; et haec perpetuitatem habent, sicut et universum perpetuum est. Quae vero perpetua non sunt, non providentur nisi propter alium. Et ideo substantiae spirituales et corpora caelestia, quae sunt perpetua et secundum speciem, et secundum individuum, sunt provisa propter se et in specie et in individuo. Sed corruptibilia perpetuitatem non possunt habere nisi in specie ; unde species ipsae sunt provisae propter se, sed individua eorum non sunt provisa nisi propter perpetuum esse speciei conservandum. Et secundum hoc salvatur opinio illorum qui dicunt quod ad huiusmodi corruptibilia non se extendit divina providentia nisi secundum quod participant naturam speciei : hoc enim est verum (si) intelligatur de providentia qua aliqua propter se providentur » 154 Cfr par exemple, THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de anima, a. 20, c. 155 Cfr AVERROÈS, In XII Metaphys., c. 51, ff. 335 r D-337 r C. Thomas répondra que Dieu est cause de tout ce qui est en chaque chose et connaît ainsi la nature intime de tout être. Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 35, q. 1, a. 3, c. ; Ibidem, d. 39, q. 2, a. 2, c. ; THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 2, a. 5, c.

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particuliers se trouvant dans le monde sont ordonnés au bien commun de l’univers, comme la partie au tout et l’imparfait au parfait, les choses sont disposées par la Providence dans leur rapport à l’univers. Or selon qu’elles participent à la perpétuité, elles ont un rapport essentiel à la perfection universelle et selon qu’elles y font défaut, leur rapport est accidentel et non pour soi. Dieu dispose et gouverne donc pour soi ce qui est perpétuel selon l’espèce et selon l’individu ; par contre ce qui est corruptible individuellement et perpétuel selon l’espèce seule, est disposé pour soi selon l’espèce, mais individuellement l’est en vue de l’espèce. C’est le cas du bien et du mal qui arrivent chez les animaux : Dieu ne veut pas par exemple que cette brebis soit dévorée par ce loup en raison du mérite ou du démérite de l’un ou de l’autre animal, mais pour le bien de l’espèce, parce qu’à chaque espèce la Providence destine sa nourriture. Elle prend par contre soin de l’homme pour son propre bien et pas seulement pour celui de l’espèce »156.

Le cas du monstre par exemple, issu d’une capacité insuffisante de la matière à correspondre à la fin singulière à laquelle tend la forme qui lui est attribuée, s’explique par la réduction de cette apparente aberration à un rôle de moyen en vue d’une fin plus universelle et moins immédiatement visible. Si les êtres rationnels sont ordonnés par la Providence en tant qu’individus et pour eux-mêmes, les animaux et le monde matériel ne le sont que relativement à leurs espèces. Les âmes humaines étant immortelles en leur individualité, il est selon l’Aquinate évident qu’elles représentent une fin en elles-mêmes157. Mais si les hommes sont des êtres providents, c’est-à-dire ordonnant les moyens en vue d’un bien, ils ne parviennent à exercer cette providence secondaire que de manière très imparfaite et s’écartent parfois de l’ordre de causalité correspondant le plus directement aux desseins divins. En ce cas, la créature spirituelle ne répond pas 156 CHARDONNENS, D., L’homme sous le regard de la providence, p. 117 ; Cfr aussi Ibidem, p. 288. 157 « Quia vero huiusmodi spirituales creaturae incorruptibiles sunt etiam secundum individua, etiam eorum individua sunt propter se provisa ; et ideo defectus qui in eis contingunt, ordinantur in poenam vel praemium, secundum quod eis competit, non autem solum secundum quod ad alia ordinantur. Et inter has creaturas est homo, quia eius forma, scilicet anima, est spiritualis creatura, a qua est radix humanorum actuum, et a qua etiam corpus hominis ordinem ad immortalitatem habet. Et ideo humani actus sub divina providentia cadunt hoc modo quod et ipsi provisores sunt suorum actuum, et eorum defectus ordinantur secundum quod competit eisdem, non solum secundum quod competit aliis ; sicut peccatum hominis ordinatur a Deo in bonum eius, ut cum post peccatum resurgens humilior redditur, vel saltem in bonum quod in ipso fit per divinam iustitiam, dum pro peccato punitur. Sed defectus in creaturis sensibilibus contingentes ordinantur solum in id quod competit aliis, sicut corruptio huius ignis in generationem illius aeris. Et ideo ad designandum hunc specialem providentiae modum, quo Deus humanos actus gubernat, dicitur sapientiae XII, 18 : cum reverentia disponis nos » (THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 5, a. 5, c.).

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à l’ordre qui lui est intimé par sa propre nature et Dieu l’ordonne non tant comme une créature spirituelle possédant une fin en soi, qu’à la manière d’un animal, c’est-à-dire en vue de fins répondant à d’autres158. « […] nihil potest deficere a generali fine providentiae […] »159. La connaissance divine s’appliquant à toute chose singulière, la providence les guide toutes vers la fin du tout. Ainsi Thomas concède-t-il lui-même, concernant le cas plus particulier de la prédestination, qu’il est difficile d’« accorder l’infaillibilité de cette dernière avec le libre arbitre »160. La simple distinction entre volonté 158 « Dicendum, quod providentia divina se extendit ad homines dupliciter : uno modo inquantum ipsi providentur ; alio modo inquantum providentes fiunt. Ex hoc autem quod in providendo deficiunt, vel rectitudinem servant, boni vel mali dicuntur ; ex hoc autem quod providentur eis a Deo, bona vel mala praestantur ; et secundum quod ipsi diversimode se habent in providendo, diversimode providetur eis. Si enim rectum ordinem in providendo servent ; et in eis divina providentia ordinem servat congruum humanae dignitati, ut, scilicet, nihil eis eveniat quod in eorum bonum non cedat ; et quod omnia quae eis proveniunt eos in bonum promoveant ; secundum id quod dicitur Rom. VIII, 28 : diligentibus Deum omnia cooperantur in bonum. Si autem in providendo ordinem non servent, qui congruit rationali creaturae, sed provideant secundum modum animalium brutorum, et divina providentia de eis ordinabit secundum ordinem qui brutis competit ; ut scilicet ea quae in eis bona vel mala sunt, non ordinentur in eorum bonum proprium, sed in bonum aliorum, secundum id quod in Psalm. XLVIII, 13, dicitur : homo, cum in honore esset, non intellexit : comparatus et cetera. Ex hoc patet quod altiori modo divina providentia gubernat bonos quam malos : mali enim dum ab uno ordine providentiae exeunt, ut scilicet Dei voluntatem faciant, in alium ordinem dilabuntur, ut scilicet de eis voluntas divina fiat ; sed boni quantum ad utrumque sunt in recto ordine providentiae » (THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 5, a. 7, c.). Cfr aussi PALUCH, M., La profondeur de l’amour divin, pp. 128-130. 159 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 6, a. 3, c. 160 Cfr Idem. Il faut noter que la prédestination ne s’identifie pas à la providence. M. Paluch résume assez bien les distinctions établies à ce sujet par Thomas dans son Commentaire des Sentences : « En ayant compris la providence comme la raison de l’orientation des choses vers leur fin, Thomas définit la prédestination comme son mode. Ce mode spécial est établi par trois additions (restrictions) faites à la notion de providence. La première concerne les prédestinés, la deuxième le but de la prédestination et la troisième le Dieu prédestinant (ou plutôt la prédestination comprise de la part du Dieu prédestinant) :1) La providence se réfère à tous les êtres, les êtres pourvus de volonté étant traités de façon spéciale. La prédestination ne concerne que les êtres qui possèdent la volonté. 2) La providence concerne l’ordre des êtres vers leur fin. La prédestination vise seulement le but surnaturel qui ne peut pas être atteint par nos propres forces. Ce but est la jouissance parfaite dans la vision de Dieu (perfecta Dei fruitio), ou bien, pour le dire autrement, la grâce et la gloire. 3) A) La providence ne concerne que l’ordre spéculatif des choses. La réalisation du monde créé de la providence appartient au gouvernement divin (gubernatio). La prédestination s’étend à l’ordre spéculatif et à son exécution. B) La providence n’est pas liée à la prescience de la même façon que la prédestination. C’est pourquoi certaines choses visées peuvent échapper à la providence. La prédestination, grâce à la prescience du résultat, est complètement sûre : elle signifie l’intention de donner le salut à quelqu’un avec la prescience que cela réussira. […] ce qui échappe à la providence divine ne lui échappe pas de façon absolue. Tout est soumis à la providence. […] [Les]

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antécédente et conséquente mise en place dans son Commentaire au Livre des Sentences paraît insatisfaisante à bien des points de vue161. De manière certes un peu simplificatrice, on peut la présenter en affirmant que Dieu, d’une part, connaît de manière antécédente toute chose en sa quiddité abstraite et universelle, ou telle qu’elle serait idéalement créée exempte de toute faute ou corruptibilité. Mais la volonté porte en sa réalisation sur l’opération particulière et non sur l’universel. Aussi Dieu agit-il de nécessité conditionnelle. La volonté conséquente, relative à toutes les conditions et circonstances du particulier comme tel, résulte dès lors de la rencontre du projet initial avec la contingence et la liberté créées. Le défaut ne résulte pas comme tel de la volonté antécédente, ni même conséquente, mais il est permis. Il s’oppose de soi tant à la volonté antécédente que conséquente et à nouveau, le mal n’a pas de cause par soi. Il ne fait que résulter par accident de la liberté et de la contingence attachées de soi aux causes secondes. Dien ne cause pas le mal, mais sa permission résulte de la causalité dont la volonté conséquente est le sujet. Dieu veut de manière conséquente et connaît tout ce qui effectivement advient ; il permet ou n’empêche point ainsi la liberté seconde et la faute. Si certes Dieu crée tout être, tout pouvoir de liberté et d’action et prévoit en ce sens le péché, il n’est pas lui-même l’auteur de la déficience de la volonté. Dans cette optique, on se demandera bien entendu si, dans la contingence et la liberté du créé, quelque chose peut en quelque sorte faire face au projet divin, et l’amender ou le contraindre d’une certaine manière. Dans le de Veritate, la solution de Thomas consiste essentiellement à reprendre l’idée, déjà ébauchée dans le Commentaire des sentences162, d’une distinction des niveaux de causalité. Si le libre arbitre est bien possible quant aux causes prochaines et rend le salut contingent, ce dernier répond par contre aux certitudes de la prédestination quant au point de vue de la cause première163. Cette compréhension prendra un tour plus échecs, le mal au sens métaphysique et moral, ne sont pas voulus par Dieu. Ils échappent à l’ordre proposé par la providence. Néanmoins ils sont ordonnés par la providence au bien de toute la nature dans le cas des êtres dépourvus de raison et au bien de toute l’espèce et de la justice qui se manifeste par la sanction de la peine dans le cas des êtres rationnels » (PALUCH, M., La profondeur de l’amour divin, pp. 83-84). 161 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 47. 162 Cfr Ibidem, d. 38, q. 1, a. 5, c. : « Quandoque enim sunt causae multae ordinatae, effectus ultimus non sequitur causam primam in necessitate et contingentia sed causam proximam ; quia virtus causae primae recipitur in causa secunda secundum modum causae secundae ». 163 « Liberum enim arbitrium deficere potest a salute ; tamen in eo quem Deus praedestinat, tot alia adminicula praeparat, quod vel non cadat, vel si cadit, quod resurgat, sicut exhortationes, suffragia orationum, gratiae donum, et omnia huiusmodi, quibus Deus

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décisif à partir de la Somme contre les Gentils, où Thomas soutient de manière très explicite la thèse selon laquelle la providence divine guide tous les êtres jusqu’à leur assigner nécessité ou contingence164. Il semble que cette interprétation ne se soit que progressivement affirmée dans l’oeuvre thomasienne, et sans doute cette évolution accompagna-t-elle le perfectionnement de la doctrine de l’esse165. Sa métaphysique de l’acte d’être en effet, offrait à Thomas un outil sans pareil afin d’articuler l’universalité de l’agir divin à une efficace propre conservée aux créatures166. Dieu donne l’être de chaque nature singulière à lui-même, ainsi ne contraint-il à proprement parler rien, mais ne fait-il que mener toute chose à son acte propre le plus accompli. L’on sait en outre que la considération de la providence demande de distinguer les perspectives du tout et des parties, et que la perfection de celui-là semble requérir une certaine inégalité de celles-ci167. Aussi Dieu ne se contente-t-il pas d’oeuvrer selon la causalité uniformisante des causes les plus universelles, mais agit-il immédiatement sur l’être des singuliers. La conception de Thomas, écrit encore M. Paluch, « est fondée sur le radicalisme des différences entre notre situation temporelle et l’éternité de Dieu. Dieu ne connaît pas le monde selon la adminiculatur homini ad salutem. Si ergo consideremus salutem respectu causae proximae, scilicet liberi arbitrii, non habet certitudinem, sed contingentiam ; respectu autem causae primae, quae est praedestinatio, certitudinem habet » (THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 6, a. 3, c.). 164 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 94. On consultera sur cette question, en ce compris les difficultés qu’elle soulève : PALUCH, M., La profondeur de l’amour divin, pp. 170-178. 165 Cfr à ce sujet THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 23, a. 5, où la thèse, plus pleinement thématisée dans la Somme contre les Gentils, se voit largement préfigurée. 166 Cfr PALUCH, M., La profondeur de l’amour divin, p. 111. 167 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 94 : « [...] omne agens intendit ad bonum et melius secundum quod potest [...]. Bonum autem et melius non eodem modo consideratur in toto et partibus. In toto enim bonum est integritas, quae ex partium ordine et compositione relinquitur. Unde melius est toti quod sit inter partes eius disparitas, sine qua ordo et perfectio totius esse non potest, quam quod omnes partes essent aequales, unaquaque earum perveniente ad gradum nobilissimae partis : quaelibet autem pars inferioris gradus, in se considerata, melior esset si esset in gradu superioris partis. Sicut patet in corpore humano : dignior enim pars esset pes si oculi pulchritudinem et virtutem haberet ; corpus autem totum esset imperfectius, si ei officium pedis deesset. Ad aliud igitur tendit intentio particularis agentis, et universalis : nam particulare agens tendit ad bonum partis absolute, et facit eam quanto meliorem potest ; universale autem agens tendit ad bonum totius. Unde aliquis defectus est praeter intentionem particularis agentis, qui est secundum intentionem agentis universalis. [...] corruptio, et diminutio, et omnis defectus, est de intentione naturae universalis, non autem naturae particularis : nam quaelibet res fugit defectum, tendit vero ad perfectionem, quantum in se est ».

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succession des événements, il le connaît dans son éternel ‘présent’, dans sa praesentialitas. Grâce à une telle conception, la science parfaite de Dieu n’enlève rien à la contingence des causes secondes »168. C’est là une perspective importante, qui demande d’élever tant la considération divine des contingents que celle des nécessités sur le plan des idées présentes à l’esprit divin, car celui-ci manifestement, ne veut pas tant les choses en tant simplement qu’elles sont ; il les veut selon qu’elles sont de tel ou tel mode, c’est-à-dire que dans l’éternel présent de l’intellection divine, elles sont immédiatement présentes à son esprit en tant que nécessaires, contingentes, ou libres169. Selon Thomas, l’ordre de la grâce ne détruit donc pas la nature, mais la soutient et la promeut. Tel est, écrit Paluch, « le pilier de la pensée thomasienne sur la relation entre la prédestination et les mérites : la prédestination n’enlève pas le libre arbitre parce que la grâce ne réalise ses effets qu’à travers les causes secondes et le libre arbitre »170. La grâce est un « accident enraciné dans l’essence de l’âme à la manière des puissances spirituelles : l’intellect et la volonté ». Dès lors, « la grâce ne peut pas être vue comme une violence exercée sur la nature, mais elle est plutôt une transformation interne des puissances naturelles. On ne peut donc pas non plus établir de séparation entre ce qui est naturel et ce qui est surnaturel parce que l’opération de la grâce se manifeste par les opérations des puissances naturelles »171. 168 PALUCH, M., La profondeur de l’amour divin, p. 207 ; cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 38, q. 1, a. 5, c. ; IDEM, Quaestiones disputatae de veritate, q. 2, a. 12, c. ; IDEM, Quodlibet XI, q. 3, c. ; IDEM, Summa theologiae, Ia, q. 14, a. 13, c. 169 Cfr par exemple PALUCH, M., La profondeur de l’amour divin, pp. 180-181 : « Au terme de notre recherche sur la certitude de la providence, il y a lieu de se demander pourquoi Thomas a changé de position sur ce point. Nous l’avons déjà mentionné : au début de sa carrière l’Aquinate envisage la possibilité de résoudre le problème de la liberté par une restriction de la certitude providentielle. Tout en gardant l’idée d’une providence qui s’étend à tous les êtres singuliers, Thomas l’interprète à l’égard des êtres rationnels dans la perspective de la volonté divine antécédente : elle n’embrasse pas l’eventum ordinis. La providence n’est absolument certaine qu’à l’égard des êtres soumis à la nécessité et des corps célestes : la contingence des décisions du libre arbitre est soumise à la certitude de la prédestination. Or, dans la Somme contre les Gentils, la providence certaine enveloppe tous les êtres. […] La raison première du changement est, à notre avis, la réflexion même de Thomas. Sa conception de la causalité a mûri : découvrant que Dieu ne veut pas uniquement que les choses soient mais qu’elles soient selon tel ou tel mode, il a pu accéder à une conception de la providence qui embrasse tous les êtres de façon certaine. Or – et c’est là le point sur lequel nous voulons insister – Thomas avait déjà pu élaborer cette conception de la causalité à Paris avant son départ en Italie ». 170 PALUCH, M., La profondeur de l’amour divin, p. 218. 171 Ibidem, p. 219. Plus profondément encore, dit Thomas, la grâce doit trouver son siège, non tant dans une puissance de l’âme que dans sa nature même: Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 110, a. 4, c.

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IV.5.2. Note sur le Commentaire au livre de Job En dépit de son caractère théologique, en tant que pièce d’exégèse scripturaire, il n’est pas inutile de nous pencher rapidement sur le commentaire rédigé par l’Aquinate au livre de Job, dont Thomas fait de la Providence, à l’instar de Maïmonide, le thème central172. Son commentaire prétend contredire les doctrines qui font du monde et de l’ordonnancement des choses naturelles, le simple fait du hasard. Il s’oppose à toute compréhension de la nature au moyen des seules causes matérielles, au déni de toute finalité, mais aussi à toute pensée admettant l’intervention médiatrice de quelque autre intelligence dans l’ordre propre à l’action divine sur le monde. Thomas semonce encore, au détour du chapitre 5 par exemple, ceux qui font de l’ordre du monde une nécessité quasi mathématique173. L’Aquinate veut également s’opposer à ceux qui soutiennent que, si les choses naturelles sont ordonnées par la providence, « nul ordre certain n’apparaît dans les événements humains »174. De manière plus générale, Thomas refuse l’intervention de toute médiation faisant obstacle à la prise directe de Dieu sur les choses singulières, que ces médiations ouvrent la possibilité d’une 172 Il s’agit d’une nouveauté eu égard notamment au commentaire de saint Grégoire qui fait autorité jusque là, et soutient que le livre de Job a pour fin l’apprentissage de la patience dans les épreuves (Cfr GRÉGOIRE LE GRAND, Morales sur Job, Préface, VI, 13, p. 161). Cfr au sujet de l’intention du livre de Job selon Thomas, la préface offerte par A. Dondaine pour l’édition léonine : DONDAINE, A., « Praefatio », p. 26 ; CHARDONNENS, D., L’homme sous le regard de la providence, pp. 35-49. Plusieurs arguments peuvent jouer en faveur de l’influence qu’aurait exercée la lecture du Guide des égarés sur le commentaire de Thomas. Les plus convaincants sont à nos yeux les plus accidentels, à savoir la nouveauté d’axer le commentaire et notamment la discussion des amis de Job explicitement sur le thème de la providence et la remarque de Thomas dirigée contre les interprètes qui voudraient faire de l’histoire de Job une simple parabole (Cfr THOMAS D’AQUIN, Expositio super Iob ad litteram, Prologus), ce qui est en effet le cas de Maïmonide. Quant au contenu substantiel du commentaire, si la lecture de Maïmonide a pu orienter la discussion, elle ne peut apparaître déterminante et décisive. Le commentaire de Thomas a un propos bien plus vaste et contrecarre une opinion plus généralement défendue que par la seule personne de Maïmonide. 173 THOMAS D’AQUIN, Expositio super Iob ad litteram, cap. 5 : « Sciendum est etiam quod aliqui posuerunt dispositionem rerum secundum quendam ordinem numeri a Deo procedere, utpote quod a primo uno simplici procedit tantum unus effectus primus in quo iam aliquid compositionis et pluralitatis habetur, et sic ex ipso procedunt duo vel tria quae sunt adhuc minus simplicia, et sic gradatim secundum eos progreditur tota rerum multitudo; secundum quam quidem positionem tota universi dispositio non est ex ordinatione intellectus divini sed ex quadam necessitate naturae ; unde ad hanc positionem removendam adiungit absque numero : vel quia absque necessitate numeralis ordinis res in esse productae sunt, vel quia a Deo immediate innumerabilia nobis producta sunt, quod praecipue apparet in primo caelo in quo sunt plurimae stellae. Sic igitur Eliphaz ostendit productionem rerum esse a Deo et non ex necessitate naturae ». 174 THOMAS D’AQUIN, Expositio super Iob ad litteram, Prologus.

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divergence profonde entre causalités première et seconde ou qu’au contraire, elles ne permettent à Dieu de saisir le singulier que par l’intermédiaire de formes universelles, ne laissant persister pour lien entre Lui et les choses du monde qu’une déduction nécessaire et un simple déterminisme. Or il s’agit précisément, dans le livre de Job, et confronté au récit des malheurs d’un homme juste, de se demander si la providence divine s’étend aux individus humains, ou les abandonne à leur propre sort. Les commentateurs ont ainsi voulu voir dans le commentaire de Thomas, tantôt une critique de Maïmonide, tantôt des averroïstes. Plus généralement, et plus explicitement, c’est au dualisme qui grève intrinsèquement toutes ces doctrines que l’Aquinate s’attaque, exprimé principalement sous cette thèse : Job souffrirait de ses maux pour la raison seule de ses péchés, ou du moins par sa seule responsabilité. Selon Maïmonide, les malheurs de Job ne sont pas un châtiment divin, mais semblent résulter d’un mauvais exercice de son intelligence, trop attachée à l’imagination et à la matérialité, répondant par là aux chaînes de causalités de la nature seulement, et ne parvenant pas, dès lors, à participer suffisamment en quelque sorte à l’Intelligence divine elle-même et à la manière dont elle régit les intelligences inférieures. Selon Maïmonide, la Providence s’adresse aux seules intelligences en leurs individualités175. Or Job n’est pas un sage et se prive ainsi des bienfaits du gouvernement divin176. Le mal est semble-t-il tout à fait écarté par là des voies de la providence divine. C’est cependant, selon Thomas, risquer de le laisser aux mains d’une puissance radicalement 175

« [...] la Providence protège chaque individu en particulier, suivant la mesure de sa perfection, et comment cela est nécessaire au point de vue de la spéculation, s’il est vrai, comme nous l’avons dit, que la Providence dépend de l’Intelligence » (MAÏMONIDE, Le Guide des égarés, III, 18, p. 471). 176 Cfr CHARDONNENS, D., L’homme sous le regard de la providence, pp. 177-178. Thomas s’oppose à cette vision des choses : « Timebat enim Iob ne per afflictiones multas ad impatientiam deduceretur, ita quod ratio tristitiam reprimere non posset ; impatientiae autem ratio est cum ratio alicuius adeo a tristitia deducitur quod divinis iudiciis contradicit ; si vero aliquis tristitiam quidem patiatur secundum sensualem partem sed ratio divinae voluntati se conformet, non est impatientiae defectus, et sic frustra Eliphaz arguebat Iob ubi dixerat nunc venit super te plaga, et defecisti : licet enim tristaretur non tamen defecerat. […] hominis autem fortitudo est cum sensu eorum quae noxia sunt, propter quod subdit nec caro mea aenea est, idest sine sensu, quia quantumcumque ratio mortalis hominis fortis sit tamen necesse est quod ex parte carnis experiatur sensum doloris. Et per hoc excluditur increpatio Eliphaz qui tristitiam in beato Iob arguebat : etsi enim inesset beato Iob fortitudo mentis aderat tamen ex parte carnis sensus doloris, quem tristitia consequebatur. Simul etiam per hoc confutatur opinio Stoicorum dicentium sapientem non tristari, cuius opinionis Eliphaz fuisse videtur ; beatus autem Iob hoc defendere intendit quod sapiens tristatur quidem sed ad hoc studet per rationem ut ad inconveniens non deducatur, quod etiam Peripatetici posuerunt » (THOMAS D’AQUIN, Expositio super Iob ad litteram, cap. 6).

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étrangère. Selon Maïmonide en effet, Satan erre sur la terre (au sein du monde matériel), et n’a pas accès au monde supérieur177. Alors qu’il étend son pouvoir sur les choses terrestres, il lui est « interdit de s’emparer de l’âme »178. N’était-ce pas là introduire un dualisme trop aisément compromis avec les courants hérétiques qui ont repris vigueur depuis le XIe siècle : gnostiques, manichéens, cathares (« ces nouveaux manichéens »), béguins ? Soutenir que Job est soumis à ses maux en raison de sa seule ignorance et laisser la participation à la providence résulter des mérites de l’intelligence individuelle179, n’est rien d’autre selon Thomas que restreindre en quelque sorte l’étendue de l’action de Dieu, risquer d’abandonner la région terrestre aux mains d’une puissance extérieure, voire d’un instigateur du mal étranger180, ouvrir encore la possibilité d’une béatitude terrestre, obtenue par le Cfr MAÏMONIDE, Le Guide des égarés, III, 22, p. 481. Ibidem, III, 22, p. 483. 179 « La Providence divine ne veillera donc pas d’une manière égale sur tous les individus de l’espèce humaine ; au contraire, elle les protègera plus les uns que les autres, à mesure que leur perfection humaine sera plus ou moins grande. De cette réflexion, il s’ensuit nécessairement que la Providence veillera avec un très grand soin sur les prophètes et variera selon le rang que ceux-ci occupent dans la prophétie ; et de même, elle veillera sur les hommes supérieurs et les vertueux, selon le degré de supériorité et de leur vertu ; car c’est tel degré de l’épanchement de l’Intelligence divine qui a fait parler les prophètes, qui a dirigé les actions des hommes vertueux, ou qui a perfectionné par la science les connaissances des hommes supérieurs. Quant aux hommes ignorants et pécheurs, étant privés de cet épanchement, ils se trouvent dans un état méprisable et sont mis au rang des autres espèces d’animaux […] la Providence veille sur chaque individu humain en particulier, selon son mérite » (Ibidem, III, 18, p. 469). 180 Cfr THOMAS D’AQUIN, Expositio super Iob ad litteram, cap. 9. Thomas lie étroitement la réduction systématique au péché des maux ou des peines éprouvés sur cette terre avec la thèse dualiste du diable à l’origine d’un mal échappant à la providence divine : « Quod si ille non est, scilicet impius cui tradita est terra, a quo scilicet causatur innocentium punitio, quis ergo est, scilicet huius punitionis causa? Non enim dici potest, ut ostensum est, quod hoc sit a Deo, supposita vestra positione quod solum peccatum sit causa poenarum praesentium. Hoc autem quod dixit terra data est in manus impii est quidem secundum aliquid verum, inquantum scilicet terreni homines sub potestate Diaboli a Deo relinquuntur, secundum illud qui facit peccatum servus est peccati ; simpliciter autem est falsum : non enim Diabolo absolute terrae dominium est concessum, ut scilicet libere in ea facere possit quod velit, sed quicquid facere permittitur ex divina dispositione procedit quae omnia ex rationabili causa dispensat ; unde hoc ipsum quod innocentes puniantur non dependet absolute ex malitia Diaboli sed ex sapientia Dei permittentis. Unde si peccatum non est causa punitionis innocentium, non sufficit hoc ad malitiam Diaboli reducere, sed oportet ulterius aliquam rationabilem causam esse propter quam Deus permittit, et ideo signanter dicit quod si ille non est, quis ergo est? Quasi dicat : si malitia Diaboli non est sufficiens causa punitionis innocentium, oportet aliam causam investigare. Ad investigandum igitur rationem quare innocentes puniantur in hoc mundo, primo proponit defectum quem sustinuerat in amissione bonorum, ostendens mutabilitatem prosperitatis praesentis ex similitudine eorum quae videntur esse velocissima in hoc mundo. Sed considerandum est quod ad prosperitatem huius mundi aliqui diversimode se habent : quidam enim ipsam 177 178

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surpassement de ses maux, outre la considération des finalités divines181. Mais la terre, et ce jusqu’en ses éléments les plus matériels, n’échappe pas selon Thomas aux plans divins, pour lesquels ils ont fonction de moyens182. pro fine habent nihil ultra ipsam sperantes – ad quod videbatur declinare illorum opinio qui omnia praemia et poenas in hac vita constituebant –, tales autem non pertranseunt prosperitatem huius mundi, sed prosperitas huius mundi fugit ab eis quando eam amittunt ; quidam vero, de quorum numero fuit Iob, in prosperitate huius mundi finem non ponunt sed ad alium finem tendunt, et tales prosperitatem huius mundi magis ipsi pertranseunt quam pertranseantur ab ea » ; Cfr encore de nombreux passages du chapitre 10 du commentaire du livre de Job, notamment sa conclusion : « Sic igitur Iob inquirendo causam suae tribulationis ostendit hoc non esse ab aliquo impio in cuius manu data sit terra, non esse a Deo calumniose opprimente, non esse a Deo culpam inquirente, non esse a Deo peccata puniente, non esse a Deo in poenis sibi complacente : unde adhuc remanet sub dubio causa tribulationis eius. Quae omnia prosequitur Iob ut de necessitate inducat eos ad ponendum aliam vitam in qua et iusti praemiantur et mali puniuntur, ex quo ea non posita non potest reddi causa tribulationis iustorum, quos certum est aliquando in hoc mundo tribulari » (THOMAS D’AQUIN, Expositio super Iob ad litteram, cap. 10). 181 Cfr Ibidem, cap. 7 : « Circa condicionem vero praesentis vitae diversa fuit hominum sententia : quidam enim posuerunt in hac vita ultimam felicitatem esse, et hanc sententiam videntur sequi dicta Eliphaz. Ibi enim est ultimus finis hominis ubi expectat finalem retributionem pro bonis aut malis : unde si in hac vita homo remuneratur a Deo pro bene actis et punitur pro malis, ut Eliphaz astruere nitebatur, consequens videtur quod in hac vita sit ultimus hominis finis. Hanc autem sententiam intendit Iob reprobare et vult ostendere quod praesens vita hominis non habet in se ultimum finem, sed comparatur ad ipsum sicut motus ad quietem et via ad terminum ». 182 Contre Eliphaz et quelque conception d’une félicité d’ordre terrestre, Job argumente, selon Thomas, en fonction des distinctions des ordres des moyens et des fins correspondant à la providence divine, soutenant par exemple que le chef militaire fait subir parfois à ses hommes des peines nécessaires pour parvenir à un but, et de manière plus générale : « Ubi considerandum est quod licet omnia subsint divinae providentiae et omnia secundum statum suum magnitudinem consequantur a Deo, aliter tamen et aliter. Cum enim omnia particularia bona quae sunt in universo ordinari videantur ad commune bonum universi sicut pars ad totum et imperfectum ad perfectum, eo modo aliqua disponuntur secundum divinam providentiam secundum quod habent ordinem ad universum ; sciendum est autem quod secundum modum quo aliqua participant perpetuitatem, essentialiter ad perfectionem universi spectant, secundum autem quod a perpetuitate deficiunt, accidentaliter pertinent ad perfectionem universi et non per se : et ideo secundum quod aliqua perpetua sunt, propter se disponuntur a Deo, secundum autem quod corruptibilia sunt, propter aliud. Quae igitur perpetua sunt et specie et individuo, propter se gubernantur a Deo ; quae autem sunt corruptibilia individuo, perpetua specie tantum, secundum speciem quidem propter se disponuntur a Deo, secundum individuum propter speciem tantum, sicut bonum et malum quod accidit in brutis animalibus, utpote quod haec ovis occiditur ab hoc lupo vel aliquid aliud huiusmodi, non dispensatur a Deo propter aliquod meritum vel demeritum huius lupi vel huius ovis, sed propter bonum specierum, quia divinitus unicuique speciei ordinatus est proprius cibus. Et hoc est quod dicit aut quia ponis erga eum cor tuum, dum scilicet ei provides propter eius bonum ; non ponit autem erga animalia singularia cor suum, sed erga bonum speciei quod potest esse perpetuum. Quomodo autem ponat erga eum cor suum ostendit cum subdit visitas eum diluculo, idest a principio nativitatis tua providentia administras ei quae sunt necessaria ad vitam et magnificationem, tam corporalia quam spiritualia ; et subito probas illum per adversa in quibus apparet qualiter se habeat

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La matière est pour la forme et ne peut être livrée au mal seul ou, comme le pensaient les platoniciens, repris sur ce point par Origène, ne consister qu’en une prison de l’âme. Il demeure pour Thomas que la meilleure façon de connaître la providence et d’éviter le péché réside dans la connaissance rationnelle et la maîtrise des passions par la raison183, ce qui dans le livre de Job est avancé par les amis, surtout Baldad, mais également par Job. Seul l’intellect permet d’obtenir quelque connaissance du plan divin et par là, d’ordonner la souffrance et la misère à des finalités supérieures184. Cela ne suffit cependant pas à atteindre la félicité selon Thomas, et son exégèse s’attache surtout à souligner la cohérence et l’unité de l’existence soumise à la providence divine. Dans ce cadre, l’aboutissement réside pour l’homme en sa vision de Dieu dans une vie future, et non sur cette terre. Aussi la survie de l’âme acquiert-elle force d’argument fondamental dans le discours tenu par Job, et permet d’affirmer la prise en charge de la totalité de l’existence par la providence divine, jusqu’à la possibilité du châtiment qui attend les méchants après leur mort. Réfutant toute possibilité de rétribution ou châtiment dès cette vie terrestre, Job proclame que le juste a son regard tourné vers la vie ad virtutem quia, sicut habetur Eccli. XXVII 6, vasa figuli probat fornax, et homines iustos tentatio tribulationis. Dicitur autem Deus hominem probare non ut ipse addiscat qualis est homo sed ut alios eum cognoscere faciat et ut ipsemet se ipsum cognoscat. Haec autem verba Iob non sunt intelligenda tamquam improbantis divinam circa homines sollicitudinem, sed tamquam inquirentis et admirantis : id enim quod de homine videtur exterius parvum quid est, fragile et caducum, unde mirum videretur quod Deus tantam sollicitudinem haberet de homine nisi aliquid lateret in eo quod esset perpetuitatis capax. Unde per hanc inquisitionem et admirationem sententia Eliphaz excluditur, quia si non esset alia vita hominis nisi quae est super terram, non videretur condignus homo tanta Dei sollicitudine circa ipsum: ipsa ergo sollicitudo quam Deus specialiter habet de homine demonstrat esse aliam vitam hominis post corporis mortem » (Idem). 183 Cfr Idem : « Sciendum est autem quod ratio fortior est inter omnes animae virtutes, cuius signum est quod aliis imperat et eis utitur ad suum finem ; contingit tamen quod ratio interdum ad modicum absorbetur per concupiscentiam vel iram aut alias inferiorum partium passiones, et sic homo peccat ; non tamen inferiores vires sic possunt rationem ligatam tenere quin semper redeat ad suam naturam, qua in spiritualia bona tendit sicut in proprium finem. Sic igitur pugna quaedam fit etiam hominis ad se ipsum ratio renititur ei quod per concupiscentiam vel iram absorpta peccavit ; et quia ex peccato praeterito inferioribus viribus est addita pronitas ad similes actus propter consuetudinem, ratio non potest libere uti inferioribus viribus ut eas in superiora bona ordinet et ab inferioribus retrahat : et sic homo dum fit contrarius Deo per peccatum fit etiam sibimet ipsi gravis, et hoc est quod subdit et factus sum mihimet ipsi gravis? In quo apparet quod peccatum statim suam poenam habet ; et sic post hanc poenam facilius videtur homini esse parcendum ». 184 Il faut, précise en outre Thomas, parvenir à maîtriser les passions par l’intellect pour acquérir quelque vue sur la providence, car le bien qui peut résider dans une souffrance, ou une misère, les passions ne le perçoivent pas, seul l’intellect est capable d’en saisir la finalité. Cfr à ce sujet, Ibidem, cap. 3.

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future185. Ce n’est d’ailleurs pas de sa propre activité seule que l’homme peut atteindre sa perfection ultime, nous y insisterons encore, mais avec le secours de la grâce divine.

IV.5.3. Le mal et sa cause Il est évident que l’enseignement du christianisme avait singulièrement complexifié le problème de la théodicée, dès lors qu’il y introduisit une dimension anthropologique forte par le biais de la notion de péché originel. L’homme, innocent selon toute sa nature telle qu’elle fut originellement créée, semble précipiter de lui-même la création dans sa chute, et y introduire le mal par une responsabilité propre. N’était-ce pas, dès lors, de sa seule libre volonté et en dépit de ses caractères matériels, que l’homme s’était tourné vers le mal ? Comment admettre que l’on fasse de la matière, un élément immédiatement créé par Dieu, la cause du mal ? Nous l’avons vu, Pierre Lombard ne s’y était pas résolu : les fonctions essentielles de l’organisme ne pouvaient être mauvaises en soi. Si l’homme était fait d’une matière qui semblait le rendre sujet aux passions, la raison supérieure qui avait présidé à le façonner ainsi était exempte de tout soupçon. Nombreux sont alors ceux qui, pensant que l’influence des astres s’étendait, au-delà des simples corps, aux passions et à l’âme, leur attribuaient la présence du mal en ce monde. Et à se fier à saint Augustin lui-même, on pouvait penser que la région spirituelle, intermédiaire entre les sens et le domaine de la pure intellection, était encore un lieu offert à l’influence d’esprits, bons ou mauvais : les démons. Apulée, les néo-platoniciens, les gnostiques, Hermès Trismégiste, sont à l’origine d’une véritable démonologie et d’une angéologie accompagnant la course des astres, dont on trouve encore les traces les plus explicites chez les Arabes et au Moyen Age. L’astrologie sera plusieurs fois condamnée par Thomas, avec les pratiques magiques et alchimiques qui l’accompagnaient parfois. Selon Thomas, l’homme ne peut, en cette vie présente, s’élever à la vision d’essences spirituelles et incorporelles, et n’intellige rien sans les 185 Cfr Ibidem, cap. 21 : « Sic igitur Iob per ordinem suam sententiam explicavit, primo quidem supra XIX 25 ostendens spem iustorum tendere in remunerationem futurae vitae, hic autem exprimit poenam reservari malis post mortem, et ideo ex utraque parte confutata adversariorum sententia subdit quomodo igitur consolamini me frustra, scilicet promittendo temporalem prosperitatem, cum responsio vestra repugnare ostensa sit veritati? In hoc quod dicitis hominibus deputari praemia et poenas in hac vita, quod supra multipliciter est improbatum ». Sur la résurrection, cfr aussi Ibidem, cap. 14.

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phantasmes. Si de telles visions décrites par Augustin ont lieu, l’Aquinate concède que ce ne peut certes être que sur l’initiative de substances spirituelles elles-mêmes. Ces dernières n’ont cependant pas le pouvoir d’influere de nouvelles formes dans la matière, et par extension dans le sens et l’imagination. Thomas explique dès lors l’influence que peuvent avoir les démons sur l’imagination d’une manière toute aristotélicienne, et se fonde sur le De somno et vigilia pour affirmer que, conformément au pouvoir que ces esprits conservent sur le seul mouvement local des corps186, ils sont capables de mouvoir esprits (au sens de souffles physiologiques) et humeurs afin d’induire de nouvelles impressions sur le sens, allant jusqu’à fausser par là jugements de la raison et appréhensions intellectives : « [...] aliquid preexistat in corpore quod per quandam transmutationem localem spirituum et humorum reducitur ad principa sensualium organorum, ut sic uideantur ab anima, ymaginaria uel sensuali uisione. Dictum est enim supra quod demones uirtute propria possunt localiter corpora mutare ; ex transmutatione autem locali spirituum et humorum etiam secundum nature operationem contingit aliqua secundum ymaginationem uel sensum uideri. Dicit enim Philosophus in libro De sompno et uigilia, assignans causam apparitionis sompniorum, quod cum animal dormierit, descendente plurimo sanguine ad principium sensitiuum simul descendunt motus siue impressiones relicte ex sensibilium motionibus que in spiritibus sensibilius conseruantur, et mouent principium apprehensiuum, ita quod aliqua apparent ac si tunc principium sensitiuum a rebus istis exterioribus immutaretur. Et per hunc modum demones possunt immutare ymaginationem et sensum, non solum dormientium set etiam uigilantium »187. 186 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de malo, q. 16, a. 10, c. Cfr encore THOMAS D’AQUIN, Expositio super Iob ad litteram, cap. 1. Les anges et démons n’ont la capacité d’exercer leur pouvoir que sur le mouvement local des corps et non sur la matière corporelle, elle-même considérée comme sujet des formes. 187 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de malo, q. 16, a. 11, c. ; THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de malo, q. 16, a. 11, ad 9 : « [...] demon non immutat potentiam sensitiuam et ymaginatiuam se ei obiciendo, ut ostensum est, set eam transmutando ; non quidem alterando nisi consequenter ad motum localem, quia non potest de se imprimere nouas species, ut dictum est. Immutat autem transituando siue localiter mouendo, non quidem substantiam organi diuidendo ut sic consequatur sensus doloris, set muendo spiritus et humores. Quod autem ulterius obicitur quod sequetur quod secundum hoc demon non possit aliquid nouum homini demonstrare secundum ymaginariam uisionem, dicendum est quod nouum aliquid potest intelligi dupliciter. Vno modo, totaliter nouum et secundum se et secundum sua principia : et secundum hoc demon non potest aliquid nouum homini secundum uisionem ymaginariam demonstrare ; non enim potest facere quod cecus natus ymaginetur colores uel quod surdus natus ymaginetur sonos. Alio modo dicitur aliquid nouum secundum speciem totius : puta si dicamus esse nouum in ymaginatione quod aliquis ymaginetur montes aureos quos numquam uidit ; quia tamen uidit et aurum et montem, potest naturali motu ymaginationi offerre, secundum diuersas compositiones motuum et specierum, quasi quorundam seminum in organis sensibilibus latentium quorum uirtutem ipse cognoscit » ; THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de malo, q. 16, a. 12, c. :

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Il reste que l’influence des démons est très réelle pour la plupart des médiévaux. On pouvait encore leur attribuer, à eux comme aux astres, la responsabilité de certaines maladies188. La matière n’en est pas innocentée pour autant. Pour les médecins, forgés à la physique d’Aristote et à Galien, mais pour de nombreux philosophes ou théologiens également, la matière, cause de corruptibilité, entraîne la perte de l’être. Elle conduit donc au néant et peut bien en cette mesure être considérée comme la source du mal. Il reste que s’il s’agit d’attribuer une cause réelle au mal, l’histoire de la pensée ne semble avoir ouvert aux yeux de Thomas que peu de possibilités jusqu’ici. Admettre la présence d’un mal réel ou essentiel au sein de la création, c’est soit le faire dépendre de la cause créatrice, pourtant réputée absolument bonne en tant que pourvoyeuse même de l’être en toute sa positivité, soit concéder un dualisme premier à la manière des manichéens et admettre une source du mal indépendante de Dieu, tout aussi originaire que lui-même. Le mal, explique Thomas, ne peut être présent en Dieu lui-même. Si Dieu est son propre acte d’être, parfaitement subsistant, rien ne peut lui être attribué par participation. Lui attribuer le mal ne serait donc rien d’autre qu’en faire son essence même. Or le mal ne peut constituer l’essence de quoi que ce soit selon Thomas. Puisque le bien est ce vers quoi tend l’entière nature de la chose et correspond à son acte, le mal « Est autem considerandum quod intellectualis hominis operatio secundum duo perficitur, scilicet secundum lumen intelligibile et secundum species intelligibiles, ita tamen quod secundum species fit apprehensio rerum, secundum lumen intelligibile perficitur iudicium de apprehensis. Inest autem anime humane naturale lumen intelligibile ; quod quidem ordine nature est infra lumen angelicum : et ideo, sicut in rebus corporalibus superior uirtus adiuuat et confortat inferiorem uirtutem, ita per lumen angelicum confortari potest lumen intellectus humani ad perfectius iudicandum. Quod angelus bonus intendit, non autem angelus malus ; unde hoc modo angeli boni mouent animam ad intelligendum, non autem demones. Ex parte autem specierum angelus bonus uel malus potest immutare hominis intellectum ad aliquid intelligendum non quidem influendo species in ipsum intellectum, set quedam signa exterius adhibendo quibus intellectus excitatur ad aliquid apprehendendum, quod etiam homines facere possunt. Set etiam ulterius angeli boni uel mali possunt interius quodammodo disponere et ordinare species ymaginarias secundum quod competit ad aliquid intelligibile apprehendendum ; quod quidem boni angeli ordinant ad hominis bonum, demones autem ad hominis malum : uel quantum ad affectum peccati, prout scilicet homo ex his que apprehendit mouetur ad superbiam uel ad aliquod aliud peccatum, uel ad impediendum ipsam intelligentiam ueritatis secundum quod per aliqua apprehensa inducitur homo in dubitationem quam soluere nescit, et sic trahitur in errorem ; unde Augustinus dicit in libro LXXXIII questionum quod ‘demon quibusdam nebulis implet omnes meatus intelligentie per quos pandere lumen rationis radius mentis solet’ ». 188 Cfr le cas de l’incubus par exemple. A ce propos : VAN DER LUGT, M., Le ver, le démon et la vierge, pp. 195ss.

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doit au contraire être défini comme l’imperfection, le défaut, c’est-à-dire ce qui manque d’être ou en est privé. Quant à Dieu, il est l’Acte pur, la bonté et la perfection même189. Dieu est le bien universel, et c’est en participant à sa ressemblance que tous les êtres sont qualifiés de bons. Une chose est dite mauvaise, au contraire, dans la mesure où elle ne participe pas à la divinité ou à quelque ressemblance de celle-ci ; manquant de toute forme, et puisque la ressemblance est précisément une forme partagée par divers étants, la chose en question ne peut avoir aucune similitude avec Dieu. Le mal n’aura donc aucun caractère intelligible. Aucune idée ne pourra même lui correspondre en Dieu, puisqu’à l’idée divine répond toujours une forme en tant que principe d’information des choses190. Il semble donc que ce soit au sein des créatures seules que le mal puisse prendre place. Nous avons vu pourtant que toute chose tend naturellement à sa perfection, à son acte, c’est-à-dire que tout recherche le bien. Le mal ne peut par conséquent advenir qu’en dehors de toute intention, alors que l’homme tend au bien qui lui est proportionné, mais en raison de quelque défaillance, n’aboutit point à celui-ci. L’advenue du mal est accidentelle, au contraire de la fin vers laquelle l’agent est naturellement porté. C’est donc toujours en contraste avec le mouvement naturel que Thomas tente d’apporter une explication au mal : « Non autem intentio et appetitus materiae est ad privationem, sed ad formam : non enim tendit ad impossibile ; est autem impossibile materiam tantum sub privatione esse, esse vero eam sub forma est possibile. Igitur quod terminetur ad privationem est praeter intentionem ; terminatur autem ad eam inquantum pervenit ad formam quam intendit, quam privatio alterius formae de necessitate consequitur. Transmutatio igitur materiae in generatione et corruptione per se ordinatur ad formam, privatio vero consequitur praeter intentionem »191.

« Le bien, ajoute Thomas, consiste en ce que la matière est perfectionnée par sa forme et la puissance par son acte propre, le mal en ce qu’elle est privée de l’acte qui lui est dû »192. Par souci de précision, il faut, nous l’avons vu, distinguer le mal qui affecte une substance de celui qui affecte l’agir de cette dernière. « Malum quidem in substantia aliqua est ex eo quod deficit ei aliquid quod natum est et debet habere : si enim homo non habet alas, non est ei malum, quia non est natus eas habere ; si etiam homo capillos flavos non habet, non 189 190 191 192

Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 39. Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 3, a. 4, c. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 4. Idem.

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est malum, quia etsi natus sit habere, non tamen est debitum ut habeat ; est tamen malum si non habeat manus, quas natus est et debet habere, si sit perfectus, quod tamen non est malum avi. Omnis autem privatio, si proprie et stricte accipiatur, est eius quod quis natus est habere et debet habere. In privatione igitur sic accepta semper est ratio mali »193.

Il faut ajouter que toute privation n’est qu’en vertu de son sujet. Telle privation n’est le mal que de tel sujet. Le mal ne sera dès lors absolu que pour un sujet déterminé, non pour la matière en elle-même qui, en puissance de toutes les formes, n’est au sens propre privée d’aucune194. En ce qui concerne l’action de la substance, « la privation de son ordre et de sa perfection native est son mal, et comme aucune action ne peut être sans un certain ordre et une certaine proportion, une telle privation est pour l’action un mal absolu »195. Si le mal est une privation, « la privation de ce que quelqu’un est apte à posséder et qu’il doit avoir »196, alors il n’est pas une essence, il n’est aucune réalité. Il n’est en aucune manière naturel à quoi que ce soit ; il est plutôt la privation de ce qui est naturellement dû, ou de ce vers quoi tend tout être selon sa nature. Le mal ne peut être une cause agente, ni un effet, car toute cause agente est en acte et possède une perfection qu’il communique, et tout effet, en tant que terme de la génération, est un bien et une forme. Il ne peut être non plus une cause matérielle, car tout être en puissance tend à l’actualité, et donc, à la perfection ou au bien197. La cause formelle est, quant à elle, une certaine actualité, et la cause finale ne peut être qu’étrangère au mal, si celui-ci n’a lieu qu’hors de toute intention198. Le mal n’est donc pas de soi une cause, puisque tout être cherche son bien, ou ne peut être qualifié de cause que de manière « accidentelle », dans la 193 Ibidem, III, 6. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 48, a. 5, ad 1 : « […] quia malum privatio est boni, et non negatio pura, ut dictum est supra ; non omnis defectus boni est malum, sed defectus boni quod natum est et debet haberi. Defectus enim visionis non est malum in lapide, sed in animali, quia contra rationem lapidis est, quod visum habeat. Similiter etiam contra rationem creaturae est, quod in esse conservetur a seipsa, quia idem dat esse et conservat. Unde iste defectus non est malum creaturae ». 194 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 6. 195 Idem. 196 Ibidem, III, 7. 197 « Ens per actum et potentiam dividitur. Actus autem, inquantum huiusmodi, bonum est : quia secundum quod aliquid est actu, secundum hoc est perfectum. Potentia etiam bonum aliquid est : tendit enim potentia ad actum, ut in quolibet motu apparet ; et est etiam actui proportionata, non ei contraria ; et est in eodem genere cum actu ; et privatio non competit ei nisi per accidens. Omne igitur quod est, quocumque modo sit, inquantum est ens, bonum est. Malum igitur non habet aliquam essentiam » (Idem). 198 Cfr Ibidem, III, 10.

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mesure où il n’advient qu’hors de l’intention de l’agent, alors que celui-ci cherchait à atteindre le bien qui lui est propre. Toute cause accidentelle ne doit-elle point en définitive être réduite à une cause par soi ? Il semble donc qu’il faille se résoudre à soutenir que « le mal est causé par le bien », quoique de manière accidentelle seulement199. Il suit, soit d’un défaut dans l’activité de l’agent lui-même − or tout agent agit en vertu de sa force et non de ses déficiences, c’est donc par accident qu’une telle faiblesse est susceptible d’advenir −, soit d’un défaut de l’effet vis-à-vis de la forme qu’il reçoit, que ce soit du côté de sa matière, et alors cette dernière n’est pas disposée à recevoir une forme de ce type, soit du côté de sa forme, lorsque l’advenue de telle forme engendre la corruption ou la privation de quelque autre200. Le mal n’étant tel que pour un sujet déterminé, il arrive fréquemment qu’il soit un bien sous une autre perspective. Un mal pour la raison peut être un bien pour les sens ; un mal pour tel individu peut être un bien pour tel autre. Le mal n’est donc rien en soi ; toute essence, au contraire, est bonne, et n’apparaît mauvaise que sous une perspective particulière et pour un sujet déterminé, secundum quid 201. « Malum non causatur nisi a bono, et per accidens tantum. Omne autem quod est per accidens, reducitur ad id quod est per se. Oportet igitur semper cum malo causato, quod est effectus boni per accidens, esse bonum aliquod quod est effectus boni per se, ita quod sit fundamentum eius : nam quod est per accidens, fundatur supra id quod est per se »202.

Plus fondamentalement encore, il faut dire que si le mal n’a point d’essence en lui-même, c’est qu’il doit affecter quelque sujet. Or tout sujet, en tant que substance, est un certain bien. Il faudra donc dire que « tout mal a un bien pour sujet »203. L’Aquinate affirme encore : « Nam bonum communiter dicitur sicut et ens : cum omne ens, inquantum huiusmodi, sit bonum, […]. Non est autem inconveniens ut non ens sit in ente sicut in subiecto : privatio enim quaelibet est non ens, et tamen subiectum eius est substantia, quae est ens aliquod. Non tamen non ens est in ente sibi opposito sicut in subiecto. Caecitas enim non est non ens universale, sed non ens hoc, quo scilicet tollitur visus : non est igitur in visu sicut in subiecto, sed in animali. Similiter autem malum non est sicut in subiecto in bono sibi opposito, sed hoc per malum tollitur : sed in aliquo alio bono ; sicut malum 199 200 201 202 203

Cfr Idem. Cfr Idem. Cfr Ibidem, III, 9. Ibidem, III, 11. Idem.

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moris est in bono naturae ; malum autem naturae, quod est privatio formae, est in materia, quae est bonum sicut ens in potentia »204.

Le mal doit avoir une cause. Il ne prend place en effet qu’en un sujet qui est en puissance à son endroit autant qu’il l’est à son opposé, et ce qui est en puissance à deux formes contraires ne pourra être réduit à l’acte de l’une de ces formes que sous l’action d’une cause étrangère. En outre, le mal n’affecte l’être que pour des raisons étrangères à la nature de celui-ci, qui tend au contraire au bien. Or tout ce qui affecte un être indépendamment des principes de sa nature suit de quelque cause étrangère. Le mal n’émanera de sa cause que par accident cependant ; tout mal suit de l’intention de quelque bien, comme la corruption suit de la génération. Le mal suit donc par accident de la cause d’un bien205. Il ressort de cela qu’il ne peut exister de souverain mal, absolument séparé de tout bien. Le bien est le sujet du mal. Un être absolument mauvais le serait selon son essence. Or cela est impossible puisque le mal n’a pas d’essence. Le mal ne peut être un premier principe car il a sa cause dans un bien et n’agit qu’en vertu du bien. Le mal n’est en outre produit que par accident, il ne peut donc être premier, puisque tout ce qui est par accident se réduit à ce qui est par soi. C’est par ces arguments que Thomas écarte l’opinion de Mani, qui admettait un mal souverain, principe de tous les maux206. En soulignant le caractère accidentel du mal, l’Aquinate rejoint une veine ancienne de la philosophie, qui depuis Socrate et Platon déjà, tendait à déresponsabiliser l’homme du mal, attribué alors aux révolutions cosmiques ou à quelque défectuosité indépendante de l’intention de l’agent. Le mal est le corrélat d’un défaut, soit dans le fait du patient, soit dans celui de l’activité même de l’agent. « Le mal qui touche l’agir d’un agent naturel provient d’un défaut dans sa virtualité »207. Et alors qu’en l’homme, animal raisonnable, la vertu est liée au savoir, le mal l’est à l’ignorance. Selon Thomas, la raison est mesure de la moralité. C’est alors en regard de la fin de la raison qu’une chose sera qualifiée de bonne ou de mauvaise au sein de l’ordre moral. « On dira qu’une chose est spécifiquement bonne si elle est spécifiée par une fin conforme à la raison, mais spécifiquement mauvaise si elle est spécifiée par une fin contraire à celle de la raison »208. 204 205 206 207 208

Idem. Cfr Ibidem, III, 13. Cfr Ibidem, III, 15. Ibidem, III, 6. Ibidem, III, 9.

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De telles affirmations cristallisent l’opposition devenue traditionnelle entre la morale thomiste, fondée sur la nature rationnelle de l’homme − pour laquelle le bien émerge de la participation des facultés à la loi naturelle, qui les oriente vers leur perfection et en fait ainsi des vertus −, et la morale « volontariste », pour laquelle la bonté se concentre essentiellement dans la libre volonté de consentir ou non aux jugements de la raison, ce qui fait par la même occasion du mal un véritable choix responsable. Thomas admettra toutefois que le bien et le mal moral dépendent du caractère volontaire de l’acte, ainsi « l’ignorance qui rend un acte involontaire lui enlève sa valeur de bien et de mal moral, mais non l’ignorance qui ne le rend pas involontaire »209. « Si igitur ratio vel conscientia erret errore voluntario, vel directe, vel propter negligentiam, quia est error circa id quod quis scire tenetur ; tunc talis error rationis vel conscientiae non excusat quin voluntas concordans rationi vel conscientiae sic erranti, sit mala. Si autem sit error qui causet involuntarium, proveniens ex ignorantia alicuius circumstantiae absque omni negligentia ; tunc talis error rationis vel conscientiae excusat, ut voluntas concordans rationi erranti non sit mala »210.

L’ignorance excuse du péché dans la mesure seule où elle rend involontaire l’acte dont elle est l’une des causes, puisqu’il est essentiel au péché d’être volontaire211. L’ignorance, en tant que privation de la science qui perfectionne la raison, peut être dite une cause accidentelle du mal ou du péché212. Mais dans la mesure où « elle implique une privation de science, qui a lieu lorsqu’on ne sait pas des choses qu’on est naturellement apte à savoir », elle est susceptible d’être elle-même un péché, car parmi ces choses, il y en a, tels les vérités de foi et les préceptes universels du droit, que nous sommes tenus de connaître213. C’est alors parce qu’elle est négligence, que l’ignorance est péché. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 19, a. 6, c. Idem. « Omnis autem causa per accidens reducitur ad causam per se. Cum igitur peccatum ex parte inordinationis habeat causam agentem per accidens, ex parte autem actus habeat causam agentem per se ; sequitur quod inordinatio peccati consequatur ex ipsa causa actus. Sic igitur voluntas carens directione regulae rationis et legis divinae, intendens aliquod bonum commutabile, causat actum quidem peccati per se, sed inordinationem actus per accidens et praeter intentionem, provenit enim defectus ordinis in actu, ex defectu directionis in voluntate » (Ibidem, Ia IIae, q. 75, a. 1, c.). 211 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 76, a. 3, c. 212 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 76, a. 1, c. 213 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 76, a. 2, c. ; Ibidem, Ia IIae, q. 6, a. 8, c. ; Ibidem, Ia IIae, q. 19, a. 6, c. On notera que selon Thomas, le mal est possible encore selon deux ordres, l’un contrevient à la raison, l’autre aux lois divines : « In homine autem est duplex apprehensio superiori regula dirigenda : nam cognitio sensitiua debet dirigi per rationem, et cognitio 209 210

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Si notre intention n’est en aucune façon orientée vers le mal, ce dernier peut pourtant être dit volontaire, non de soi, mais par accident. L’intention en effet peut bien être portée sur la fin dernière, seule voulue pour ellemême, l’homme n’en est pas moins confronté à de multiples choix et poussé à désirer nombre d’intermédiaires en vue de cette ultime fin, parfois même sans les vouloir eux-mêmes, mais seulement en fonction d’autres fins, c’est-à-dire par accident. « C’est le cas de celui qui en vue de quelque bien sensible, accepte une action désordonnée ; il ne recherche pas le désordre, ni le veut purement et simplement, il le veut en raison de ce bien. Et de la sorte on dit de la malice et du péché qu’ils sont volontaires […] »214. Il en est de même au sein de la nature, lorsque la génération de quelque chose engendre la corruption d’autre chose. La privation n’est alors pas voulue par la nature pour elle-même, mais seulement par accident, alors que la forme de ce qui est engendré est, quant à elle, voulue pour elle-même215. La défaillance, expliquait Thomas dans la Ia pars notamment, advient lorsque l’on dévie d’une règle, non que l’on se donne à soi-même et dont on est la seule mesure, mais qui répond à un ordre supérieur. « […] peccare nihil est aliud quam declinare a rectitudine actus quam debet habere ; sive accipiatur peccatum in naturalibus, sive in artificialibus, sive in moralibus. Solum autem illum actum a rectitudine declinare non contingit, cuius regula est ipsa virtus agentis. Si enim manus artificis esset ipsa regula incisionis, nunquam posset artifex nisi recte lignum incidere, sed si rectitudo incisionis sit ab alia regula, contingit incisionem esse rectam et non rectam. Divina autem voluntas sola est regula sui actus, quia non ad superiorem finem ordinatur. Omnis autem voluntas cuiuslibet creaturae rectitudinem in suo actu non habet, nisi secundum quod regulatur a voluntate divina, ad quam pertinet ultimus finis, sicut quaelibet voluntas inferioris debet regulari secundum voluntatem superioris, ut voluntas militis secundum voluntatem ducis exercitus. Sic igitur in sola voluntate divina peccatum esse non potest, in qualibet autem voluntate creaturae potest esse peccatum, secundum conditionem suae naturae »216. rationis per sapientiam seu legem diuinam. Dupliciter igitur potest esse malum in appetitu hominis : uno modo quia apprehensio sensitiua non regulatur secundum rationem, et secundum hoc Dionisisius dicit IV cap. De diuinis nominibus quod malum hominis est preter rationem esse ; alio modo quia ratio humana est dirigenda secundum sapientiam et legem diuinam, et secundum hoc Ambrosius dicit quod peccatum est transgressio legis diuine » (THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de malo, q. 16, a. 2, c.). En l’absence d’une règle d’ordre supérieur, les animaux ont ceci en commun avec Dieu qu’ils ne peuvent faire le mal (Idem). 214 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 86, a. 2, c. 215 Cfr Idem. 216 Ibidem, Ia, q. 63, a. 1, c.

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Plus profondément, le péché peut résulter d’une décision orientée vers une chose certes bonne en soi, mais sans que soit pris en considération l’ordre supérieur auquel devait correspondre l’action. On le voit, selon Thomas, la faute consiste essentiellement pour l’agent dans la prise en compte de son seul bien pour mesure, dût-il correspondre à sa nature intime, là où sa condition de nature raisonnable créée lui intime de se conformer à l’ordre supérieur tenu par la providence divine. L’on pèche en ce cas, écrit Thomas, par libre arbitre, « […] eligendo aliquid quod secundum se est bonum, sed non cum ordine debitae mensurae aut regulae ; ita quod defectus inducens peccatum sit solum ex parte electionis, quae non habet debitum ordinem, non ex parte rei electae ; sicut si aliquis eligeret orare, non attendens ad ordinem ab Ecclesia institutum. Et huiusmodi peccatum non praeexigit ignorantiam, sed absentiam solum considerationis eorum quae considerari debent. Et hoc modo Angelus peccavit, convertendo se per liberum arbitrium ad proprium bonum, absque ordine ad regulam divinae voluntatis »217.

Ce qui vaut pour l’ange vaut ici pour toute créature rationnelle. Aussi, si l’ignorance réside certainement à la source de l’action coupable, elle tient encore du simple manque d’attention accordé à la règle supérieure, de l’absence de consentement actif qui fait que seul l’effort de recherche de la vérité supérieure fait participer l’être humain de ce dynamisme ontologique qui donne la mesure de l’univers thomasien. Le mal ne réside 217 Ibidem, Ia, q. 63, a. 1, ad 4. « Respondeo dicendum quod quidam dixerunt quod Angelus naturali dilectione diligit Deum plus quam se, amore concupiscentiae, quia scilicet plus appetit sibi bonum divinum quam bonum suum. Et quodammodo amore amicitiae, inquantum scilicet Deo vult naturaliter Angelus maius bonum quam sibi, vult enim naturaliter Deum esse Deum, se autem vult habere naturam propriam. Sed simpliciter loquendo, naturali dilectione plus diligit se quam Deum, quia intensius et principalius naturaliter diligit se quam Deum. Sed falsitas huius opinionis manifeste apparet, si quis in rebus naturalibus consideret ad quid res naturaliter moveatur, inclinatio enim naturalis in his quae sunt sine ratione, demonstrat inclinationem naturalem in voluntate intellectualis naturae. Unumquodque autem in rebus naturalibus, quod secundum naturam hoc ipsum quod est, alterius est, principalius et magis inclinatur in id cuius est, quam in seipsum. Et haec inclinatio naturalis demonstratur ex his quae naturaliter aguntur, quia unumquodque, sicut agitur naturaliter, sic aptum natum est agi, ut dicitur in II Physic. Videmus enim quod naturaliter pars se exponit, ad conservationem totius, sicut manus exponitur ictui, absque deliberatione, ad conservationem totius corporis. Et quia ratio imitatur naturam, huiusmodi inclinationem invenimus in virtutibus politicis, est enim virtuosi civis, ut se exponat mortis periculo pro totius reipublicae conservatione ; et si homo esset naturalis pars huius civitatis, haec inclinatio esset ei naturalis. Quia igitur bonum universale est ipse Deus, et sub hoc bono continetur etiam Angelus et homo et omnis creatura, quia omnis creatura naturaliter, secundum id quod est, Dei est ; sequitur quod naturali dilectione etiam Angelus et homo plus et principalius diligat Deum quam seipsum. Alioquin, si naturaliter plus seipsum diligeret quam Deum, sequeretur quod naturalis dilectio esset perversa ; et quod non perficeretur per caritatem, sed destrueretur » (Ibidem, Ia, q. 60, a. 5, c.).

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ici pas tant dans la positivité d’un acte que dans le manque de tension ou d’intentio vers le perfectionnement de l’être. Le mal en effet, n’est rien en soi, mais toujours envisagé dans le dynamisme de l’opération et de l’acte. Et l’Aquinate souligne qu’il n’y aurait pas défaut ou manquement sans prescription d’un ordre supérieur. Cette idée fait voir comment, pour Thomas, l’ordre naturel doit être référé à des fins qui le dépassent. L’action bonne ou mauvaise représente à cet égard une notion médiatrice qui renvoie la nature essentielle à un ordre de considération supérieur218, et laisse transparaître le plan qui donne à tout être sa destination. Au contraire d’une longue tradition platonicienne, l’homme ne peut imputer le mal à sa nature matérielle et à son lien avec le corps219. Pour Thomas, l’âme n’a pas non plus échoué dans un corps comme dans une prison ou en raison de quelque faute. La nature humaine était, en Adam et avant la chute, matérielle et mortelle. Le corps du premier homme n’était point préservé de la dissolution en vertu de sa propre nature, mais seulement parce que son âme « possédait une force surnaturelle donnée par Dieu, grâce à laquelle elle pouvait préserver le corps de toute corruption, aussi longtemps qu’elle serait demeurée soumise à Dieu »220. Cette force conférée à l’âme afin de préserver le corps de toute corruption ne lui était pas plus naturelle qu’elle ne l’était au corps ; il s’agissait d’un don de grâce221. Sous cette condition de « justice originelle », l’homme était préservé de tout défaut. Mais la situation présente de notre monde, issue du péché, et les inégalités qu’elle fait voir, met en question la justice et la providence divine. Si tous, nous sommes issus des premiers parents, ne 218 Si le fait de pouvoir pécher appartient bien à la nature de toute créature rationnelle créée, ne pas pouvoir pécher provient d’un don de grâce : « […] tam Angelus quam quaecumque creatura rationalis, si in sua sola natura consideretur, potest peccare, et cuicumque creaturae hoc convenit ut peccare non possit, hoc habet ex dono gratiae, non ex conditione naturae » (Ibidem, Ia, q. 63, a. 1, c.). Ainsi Thomas explique-t-il la peccabilité de l’ange : « Ad secundum dicendum quod corpora caelestia non habent operationem nisi naturalem. Et ideo sicut in natura eorum non potest esse corruptionis malum, ita nec in actione naturali eorum potest esse malum inordinationis. Sed supra actionem naturalem in Angelis est actio liberi arbitrii, secundum quam contingit in eis esse malum » (Ibidem, Ia, q. 63, a. 1, ad 2) ; « Ad tertium dicendum quod naturale est Angelo quod convertatur motu dilectionis in Deum, secundum quod est principium naturalis esse. Sed quod convertatur in ipsum secundum quod est obiectum beatitudinis supernaturalis, hoc est ex amore gratuito, a quo averti potuit peccando » (Ibidem, Ia, q. 63, a. 1, ad 3). 219 Pour un état de la question plus nuancé sur la doctrine du lien entre la matière et le mal chez Platon et dans le néoplatonisme, on peut encore renvoyer à la contribution classique, bien qu’un peu datée de HAGER, F.-P., Die Materie und das Böse im antiken Platonismus, pp. 427-474. 220 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 97, a. 1, c. 221 Cfr Ibidem, Ia, q. 97, a. 1, ad 3.

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méritons-nous pas tous une peine identique ? Le mal et les défaillances du monde ne peuvent en vérité s’expliquer selon la mesure de notre jugement humain ; ils n’apparaissent tels que sous la perspective limitée de la nature créée et si, certainement, la faiblesse et le besoin d’assistance perpétuelle éprouvés par l’homme résultent de la faute originelle, ils relèvent en outre de la providence ou de la manière dont Dieu exerce son gouvernement sur la création222. La matière participe, quant à elle, une nature ordonnée de soi au bien. En soi indéterminée, elle n’est pas une fin, mais tend, dans son unité avec la forme, au bien de la substance. Le devenir de cette dernière, s’il n’est 222 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de malo, q. 5, a. 4, c. : « Nam homini in primordio suae conditionis fuerat a Deo datum quoddam auxilium originalis iustitiae, per quod praeservabatur ab omnibus huiusmodi defectibus : quo quidem auxilio privata est tota humana natura propter peccatum primi parentis, ut ex supradictis patet : ad cuius auxilii privationem consequuntur diversa incommoda, quae diversimode inveniuntur in diversis, licet habeant aequalem culpam originalis peccati. Hoc tamen interesse videtur inter Deum punientem et hominem iudicem, quod homo iudex non potest praevidere eventus sequentes, unde nec eos potest ponderare, dum infert poenam pro culpa ; propter quod rationabiliter huiusmodi incommodorum inaequalitas, eius iustitiae non derogat ; sed Deus omnes eventus futuros praenoscit, unde videretur ad eius iniustitiam pertinere, si aequaliter subiacentibus culpae, inaequaliter huiusmodi incommoda provenirent. Ad hanc ergo dubitationem tollendam posuit Origenes, quod animae antequam corporibus unirentur, diversa merita habuerunt, pro quorum diversitate consequuntur in corporibus quibus uniuntur, maiora vel minora incommoda ; et inde est, ut ipse dicit, quod quidam mox nati vexantur a Daemone, vel caeci nascuntur, vel aliqua huiusmodi incommoda patiuntur. Sed hoc repugnat apostolicae doctrinae ; dicit enim apostolus, Rom. IX, 11, de Iacob et Esau loquens: cum nondum nati essent aut aliquid boni vel mali egissent, et cetera. Eadem autem est ratio de omnibus. Unde non est dicendum, quod animae habuerint merita bona vel mala, antequam corporibus unirentur. Est etiam contra rationem. Nam cum naturaliter anima sit pars humanae naturae, imperfecta est sine corpore existens, sicut est quaelibet pars separata a toto. Inconveniens autem fuisset quod Deus ab imperfectis suam operationem inciperet ; unde non est rationabile quod animam creaverit ante corpus, sicut neque quod manum formaverit extra hominem. […] dicendum, quod huiusmodi diversitas quae circa hos defectus accidit in hominibus, est a Deo praevisa et ordinata, non quidem propter aliqua merita in alia vita existentia, sed quandoque quidem propter aliqua peccata parentum. Cum enim filius sit aliquid patris secundum corpus quod ab ipso trahit, non autem secundum animam, quae immediate a Deo creatur ; non est inconveniens quod pro peccato patris filius corporaliter puniatur, licet non poena spirituali, quae pertinet ad animam, sicut etiam homo punitur in aliis rebus suis. Quandoque vero ordinantur huiusmodi defectus non ut poena peccati alicuius, sed ut remedium contra peccatum sequens, vel propter profectum virtutis, aut eius qui hoc patitur, aut alterius ; sicut dominus dicit, Ioan. cap. IX, 3, de caeco nato : neque hic peccavit neque parentes eius ; sed ut manifestentur opera Dei in illo ; quod expediens erat ad humanam salutem. Sed hoc ipsum quod homo talis conditionis est ut ei subveniatur, vel ad vitandum peccatum, vel ad profectum virtutis per huiusmodi incommoda sive defectus, ad infirmitatem humanae naturae pertinet, quae ex peccato primi parentis derivatur ; sicut quod corpus hominis sit sic dispositum quod ad eum sanandum indigeat sectione, ad eius infirmitatem pertinet. Et ideo omnes isti defectus respondent peccato originali ut poena concomitans ».

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point issu de la composition de deux principes seulement comme le pensaient les platoniciens, mais est repensé en fonction de la triplicité de principes aristotélicienne, laisse une place plus importante à la « subjectivité » ou « substantialité » des étants, qui font désormais preuve d’une dynamique naturelle ordonnée à leur bien. La matière n’est donc point de soi au principe du mal, ni une privation, mais donne plutôt, dans l’exacte mesure où elle participe de l’être, le principe substantiel d’une ouverture au bien, avec lequel elle ne s’identifie certes pas de soi, mais dont elle offre le substrat : « […] materia prima, sicut non est ens nisi in potentia, ita nec bonum nisi in potentia. Licet, secundum Platonicos, dici possit quod materia prima est non ens, propter privationem adiunctam. Sed tamen participat aliquid de bono, scilicet ipsum ordinem vel aptitudinem ad bonum. Et ideo non convenit sibi quod sit appetibile, sed quod appetat »223.

Ce que Jean de saint Thomas commente ainsi, renvoyant encore au troisième livre de la Somme contre les Gentils : « Quod vero materia dicitur esse bona, respondetur, quod non dicitur bona formaliter et in actu, sed secundum capacitatem et ordinationem ad bonum. […] materia est bona ratione ordinis ad bonum, non ratione bonitatis actualis in se. Et ita materia non est privatio, ut dicebat Plato, quia privatio non ordinatur ad bonum, sed opponitur illi, et similiter non est mala, quia malum opponitur bono, materia autem non opponitur formae, et hac ratione dicitur utilis formae et composito, quia ad rationem utilis sufficit bonum bonitate ordinis ad alterum, non bonitate actualis in se »224.

IV.6. AMITIÉ,

MISÉRICORDE, CHARITÉ COMME CIMENTS DE L’ORDRE SOCIAL

La maladie résulte, pour le médecin du Moyen Age, d’une perturbation des mélanges des qualités élémentaires dans le corps. Mais alors que pour le médecin antique, toutes les maladies sont somatiques et possèdent une cause de ce type, le Moyen Age ne sépare pas le phénomène corporel de sa signification spirituelle225. Pour l’homme médiéval en effet, la maladie n’est qu’une résultante du péché originel et constitue en quelque sorte l’état naturel de l’ensemble du genre humain, voué à la mortalité après THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 5, a. 3, ad 3. JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia Pars, q. 3, a. 2, p. 68a. 225 Cfr GRMEK, M. D., « Le concept de maladie », p. 225. 223 224

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la chute226. Isidore de Séville désigne la maladie comme la « faculté de mort » (mortis vis)227. Selon M. D. Grmek, la doctrine chrétienne puise d’une part à la pensée sémitique archaïque, qui fait découler la maladie d’un comportement fautif et pécheur, et d’autre part à une conception naturaliste gréco-romaine, qui considère que l’homme se comporte mal parce que la maladie le prive de son jugement. Le traitement doit donc être double et le Christ, « premier médecin », « guérit les corps pour prouver que sa puissance curative s’étend aussi aux âmes »228. Ainsi Grmek soutient-il que « si le Moyen Age a apporté très peu à l’élaboration du modèle médicinal de la maladie, il a valorisé son vécu. Tout en liant l’étiologie de la maladie au péché, il a fait d’elle une voie de la rédemption. Dans le milieu chrétien, l’infirmitas, insuffisance sociale ressentie par le malade et perçue par ceux qui l’entourent, devient pour le premier une épreuve morale et pour les seconds une occasion d’exercer leur vertu. Opposée à la sanitas, l’infirmitas est néanmoins une voie vers le salus »229.

Une longue tradition patristique établit le lien entre la maladie et les fautes de l’âme. C’est le salut de l’âme qui prime et le chrétien peut dans ce cadre supplier Dieu de le corriger par la maladie. Chez Grégoire le Grand, le salus cordis passe par la molestia corporalis et le lien entre infirmité du corps et salut de l’âme est couramment évoqué jusqu’au 226 Cfr Ibidem, p. 226 ; Cfr AGRIMI, J., CRISCIANI, C., « Charité et assistance dans la civilisation chrétienne médiévale », p. 154. 227 ISIDORE DE SÉVILLE, Etymologiae, IV, 5, n. 2, col. 184. 228 Cfr GRMEK, M. D., « Le concept de maladie », p. 226. 229 Cfr Idem ; Cfr aussi AGRIMI, J., CRISCIANI, C., « Charité et assistance dans la civilisation chrétienne médiévale », p. 154 : « Dans ses manifestations et sous ses différents aspects, la maladie fait l’objet d’une mise en valeur religieuse radicale qui reste toutefois ambivalente. Le pauper egrotus n’est pas l’incarnation de symptômes, classés d’un point de vue neutre et scientifique, mais en premier lieu l’incarnation de valeurs et d’admonitions religieuses. Il devient donc l’objet d’une pédagogie de la souffrance et de la charité concernant autant sinon plus que lui-même les gens en bonne santé qui l’entourent. Le malade est ainsi un rejeté en même temps qu’un élu. Il est l’image du péché qui est la cause de sa maladie, mais il est aussi remède et médecin, donc admirable en tant qu’exemple vivant de la justice divine directe et foudroyante qui frappe en lui des fautes dont il ne s’aperçoit même pas. Haïssable, car il incarne et exhibe le péché, ce qui provoque des méditations salutaires mais aussi la répugnance, le malade est aussi l’objet de notre amour, car il reproduit et multiplie indéfiniment l’image du Christ souffrant, pèlerin et nécessiteux. C’est avec piété et charité qu’il faut alors se tourner vers Lui. Le malade nous montre dans la souffrance de sa chair la ressemblance avec le Christ qui a revêtu pour nous ‘l’abonimable vêtement du corps’. Ce même malade manifeste aussi la juste sévérité de Dieu le Père, qui n’en est pas pour autant moins miséricordieux, car Il corrige plus durement avec les flagella de la maladie celui qu’Il aime le plus ».

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XIIe siècle230. Mais la réflexion philosophico-théologique ultérieure n’attribue plus les phénomènes naturels à l’action immédiate de Dieu. De même, l’infirmitas et la santé ne seront plus considérées comme châtiments et rétributions issus d’une intervention divine immédiate, mais plutôt comme des phénomènes découlant de la nature même des choses, dès lors intelligibles pour l’esprit humain en cette vie, et plus précisément pour le médecin231. D’autre part, la maladie est un « médicament spirituel » également pour celui qui est en bonne santé et apporte son réconfort au malade par ses gestes de miséricorde et son assistance matérielle232. Ainsi le malade coopère-t-il à la rédemption ; il est à la fois le pénitent et l’occasion de faire pénitence pour autrui. C’est évidemment le Christ qui représente de manière paradigmatique infirmitas et caritas. Non seulement il guérit miraculeusement et apporte le salut à l’humanité corrompue par le péché, mais il le fait en s’incarnant, c’est-à-dire en reprenant à son compte l’infirmitas corporis, et nous enseigne par là comment le corps peut être instrument de salut233. Modèle d’un martyr accepté dans le haut Moyen Age, on insiste surtout à partir du XIIe siècle sur le Christ qui, dans sa souffrance, compatit envers les nécessiteux et les infirmes234. La miséricorde est, selon saint Thomas, la plus grande des vertus. Etre miséricordieux, c’est donner à l’autre et soulager son indigence, traits qui n’appartiennent qu’à un être supérieur. Aussi la miséricorde est-elle avant tout le fait de Dieu et le moyen par lequel il manifeste sa toute-puissance. Elle ne sera cependant pas la plus grande des vertus du point de vue du sujet qui la possède, si du moins celui-ci n’est pas lui-même un être ultime auquel tous les autres sont subordonnés, car « pour quiconque a un supérieur, il est plus grand et meilleur de s’unir à lui, que de suppléer au défaut d’un inférieur. Voilà pourquoi, chez l’homme, qui a Dieu au-dessus de lui, la charité qui l’unit à Dieu vaut mieux que la miséricorde, qui lui fait secourir le prochain »235. Ainsi, précise Thomas, la miséricorde est la plus excellente parmi les vertus relatives au prochain et son acte est le meilleur « car celui qui supplée au défaut d’un autre est, sous ce rapport, supérieur et meilleur »236. Si toute la vie chrétienne réside dans la miséricorde envers le prochain quant aux œuvres extérieures, c’est la charité 230 231 232 233 234 235 236

Cfr Ibidem, pp. 154-155. Cfr Ibidem, p. 159. Cfr Ibidem, p. 155. Cfr Ibidem, p. 155. Cfr Ibidem, pp. 155-156. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, IIa IIae, q. 30, a. 4, c. Idem.

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intérieure, qui nous unit à Dieu, qui doit cependant l’emporter237. La miséricorde doit être considérée comme l’accomplissement de la ressemblance des œuvres de Dieu même, alors que la charité, précise l’Aquinate, nous rend semblables à Dieu en nous unissant à lui par l’affection238. La miséricorde est en quelque sorte la similitude de la charité, en tant cependant qu’elle manifeste l’union intime de charité en s’épanchant à l’extérieur, c’est-à-dire par l’action sur autrui. Lorsque l’homme en est le sujet, elle apparaît comme la ressemblance des œuvres de Dieu, qui la possède en son plus haut degré, envers sa création. Or, affirme Thomas : « […] cum Dei substantia sit eius actio, summa assimilatio hominis ad Deum est secundum aliquam operationem. Unde, […] felicitas sive beatitudo, per quam homo maxime Deo conformatur, quae est finis humanae vitae, in operatione consistit »239.

L’infirmitas provoquée par le dérèglement matériel offre un exemple médiéval typique de sujet possible pour l’exercice de la misericordia ou de la caritas, « reine » de toutes les vertus. L’infirmitas semble jouer, pour la société médiévale, un rôle défini dans le projet divin. D’une signification particulièrement large dans le haut Moyen Age, qui n’établit pas de véritable distinction entre le pauvre, le malade ou le pèlerin, l’infirmitas se marque socialement par l’incapacité au travail, le manque de statut social et de dignité, la dépendance240. C’est à partir du XIIe siècle surtout qu’elle signifie essentiellement une carence corporelle, à laquelle il est possible de remédier par quelque art mécanique et par la charité241. Cette dernière fait partie des vertus théologales, ajoutées surnaturellement aux hommes par Dieu afin qu’ils puissent atteindre leur béatitude parfaite242. Elle révèle, par l’amour, la conformité de la chose avec sa fin243. L’ordre des vertus théologales est le suivant : dans l’ordre de la génération, il faut dire premièrement que la foi précède l’espérance et la charité car c’est par la foi que l’esprit perçoit ce qu’il espère et ce qu’il aime, il faut soutenir ensuite que c’est parce que nous apercevons une chose comme bonne pour nous et portons notre espoir en celui qui nous l’apportera, que nous en venons à 237

Cfr Ibidem, IIa IIae, q. 30, a. 4, ad 2. Cfr Ibidem, IIa IIae, q. 30, a. 4, ad 3. 239 Ibidem, Ia IIae, q. 55, a. 2, ad 3. 240 Cfr AGRIMI, J., CRISCIANI, C., « Charité et assistance dans la civilisation chrétienne médiévale », p. 153. 241 Cfr Ibidem, p. 157. 242 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 62, a. 1, c. et a. 3, c. 243 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 62, a. 3, ad 3. 238

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aimer ce dernier ; dans l’ordre de la perfection par contre, c’est la charité qui est la mère et la racine des autres vertus, dans la mesure où elle en est la forme244. La charité en effet, puisqu’elle ordonne l’homme à sa fin ultime, est le principe de toutes les œuvres bonnes ordonnées à cette fin. Avec elle sont donc infusées toutes les vertus morales qui permettent à l’homme d’accomplir ces œuvres245. Les vertus, dans la mesure où elles sont disposées à l’acquisition d’une béatitude surnaturelle et sont infusées par Dieu, ne peuvent exister sans la charité246. La mesure de la volonté est donnée par la charité, qui la parfait. Tout mouvement qui est droit dans la volonté, disait Augustin, procède d’un amour droit247. La charité, précise Thomas, n’est cependant pas seulement l’amour de Dieu, mais aussi une certaine amitié avec lui ; « celle-ci ajoute à l’amour la réciprocité dans l’amour, avec une certaine communion mutuelle, comme il est expliqué au livre VIII de l’Ethique »248. Cette charité est un « commerce familier » avec Dieu où, dès ici-bas, par la grâce, Il demeure, comme le dit Saint Jean, en nous et nous en lui249. Cet amour de charité est celui par lequel nous chérissons Dieu comme l’objet de notre béatitude, auquel sont ordonnées notre foi et notre espérance250. La charité est une condition fondamentale pour l’acquisition de la béatitude. Source formelle de toutes les vertus morales et de la rectitude de la volonté, elle est le fondement de la bonté des œuvres effectives. C’est la relation mutuelle ou l’amour réciproque que se portent les amis qui doit donner à la société le mode de son fonctionnement. Dans son commentaire du VIIIe livre de l’Ethique à Nicomaque, Thomas donne, à la suite du Stagirite, une série d’exemples pour lesquels l’amitié est utile : parmi ceux-ci, il souligne que les amis sont souvent le seul refuge dans la pauvreté, qu’il sont capables de détourner les jeunes gens des péchés, qu’ils sont utiles aux personnes âgées en leur portant assistance dans leurs infirmités corporelles, qu’ils sont également utiles aux hommes en pleine possession de leurs moyens, dans la mesure où ils permettent une plus grande efficacité lors de l’entreprise d’une action − deux hommes en effet, travaillent plus efficacement qu’un seul en général251. L’amitié requiert la 244

Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 62, a. 4, c. ; Ibidem, IIa IIae, q. 23, a. 8. Ibidem, Ia IIae, q. 65, a. 3, c. 246 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 65, a. 2, c. 247 Cfr Ibidem, Ia IIae, q. 65, a. 4, c.; AUGUSTIN D’HIPPONE, De Civitate Dei, XIV, 9, 1, p. 387. 248 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 65, a. 5, c. 249 Cfr Idem. 250 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 65, a. 5, ad 1. 251 Cfr THOMAS D’AQUIN, In VIII Ethic., 1, n. 1540. 245

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mutualité des relations252. Ensuite, c’est pour son ami lui-même que l’autre veut son bien et non pour soi-même253. Ainsi les amis se veulent-ils du bien l’un à l’autre, et se considèrent-ils mutuellement comme fins en soi. Une société d’amis est sans conteste nécessaire à l’acquisition de la béatitude de l’homme en cette vie présente, « […] non quidem propter utilitatem, cum sit sibi sufficiens ; nec propter delectationem, quia habet in seipso delectationem perfectam in operatione virtutis ; sed propter bonam operationem, ut scilicet eis benefaciat, et ut eos inspiciens benefacere delectetur, et ut etiam ab eis in benefaciendo adiuvetur. Indiget enim homo ad bene operandum auxilio amicorum, tam in operibus vitae activae, quam in operibus vitae contemplativae »254.

Quant à la béatitude parfaite en tant que telle, une société d’amis n’y est pas nécessairement requise, car c’est en Dieu que l’homme trouve la plénitude de sa perfection. Thomas ajoute que « […] perfectio caritatis est essentialis beatitudini quantum ad dilectionem Dei, non autem quantum ad dilectionem proximi. Unde si esset una sola anima fruens Deo, beata esset, non habens proximum quem diligeret. Sed supposito proximo, sequitur dilectio eius ex perfecta dilectione Dei. Unde quasi concomitanter se habet amicitia ad beatitudinem perfectam »255.

Si la charité consiste essentiellement en l’amour de Dieu, elle s’étend cependant nécessairement au prochain, dans la mesure où celui-ci est également appelé à participer à la béatitude. Mais toute société humaine n’a pour unité que celle d’un ordre, c’est-à-dire une unité de multiples substances individuelles irréductibles l’une à l’autre256. La société thomiste, loin de représenter quelque unité substantielle par elle-même, n’est constituée que des relations entretenues entre ses parties, seules véritables substances et noyaux personnels, libres d’agir au sens propre257. A considérer la cause matérielle de la société comme les multiples substances naturelles qui la composent, la cause formelle de l’unité d’ordre s’identifiera avec sa cause finale : la réalisation du bien propre à la nature des diverses substances mises en présence, qui s’identifie en bout de course au Bien 252

Ibidem, 2, n. 1557. Ibidem, 2, n. 1558. 254 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 4, a. 8, c. 255 Ibidem, Ia IIae, q. 4, a. 8, ad 3. 256 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Ethic., 1, n. 5 : « Civilis multitudo, vel domestica familia habet solam unitatem ordinis, secundum quam non est aliquid unum simpliciter ». 257 Cfr à ce sujet KREMPEL, A., La doctrine de la relation chez saint Thomas, p. 617. 253

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le plus communément admis et recherché258. La perfection de chaque substance naturelle singulière requiert en effet l’expansion de sa propre action sur un patient − tout agent perfectionné produit un semblable à soi − et donc la relation aux autres membres de la société. Il n’y a certes là rien d’impossible à la simple amitié, qui mène ainsi la société vers sa perfection naturelle. Il faut toutefois encore se demander si cette perspective, qui suit essentiellement des causalités matérielle et naturelle, n’est pas la préparation nécessaire à une société plus élevée, qui ne soit pas simplement régie par une unité d’ordre, mais par la providence divine et qui trouve son unité la plus intime dans la participation à l’être divin luimême. Cette société, rendue possible uniquement par l’union avec Dieu dans la charité, est celle de l’unité de l’être même comme substance de Dieu diversement participée, et perfection la plus intime de toutes choses. Cette unité de perfection, loin de purement et simplement réduire la multiplicité des êtres à une identité absolue et indifférenciée, régit bien chaque chose en sa nature et en son essence même, composée de forme et de matière, puisqu’afin de réaliser le plus grand bien et la plus grande perfection dans l’être dont il est capable, ce nouvel « ordre » requiert, comme l’ancien, la multiplicité et l’inégalité de ses parties ; deux conditions qui, dans le monde sublunaire, sont essentiellement dues à la matière, comprise comme principe de multiplicité numérique et de variabilité de perfection ontologique au sein des substances physiques. Chez Thomas, la matière est donc un principe qui réside, en tant qu’il participe à la définition de la nature de la substance, au fondement même de l’agir moral. L’âme, écrit-il, est dans la matière car celle-ci permet la disposition de celle-là par le mérite259. Si la matière, très certainement, ne détermine pas l’agir moral, elle offre certaines conditions de possibilités qui lui permettent de s’appliquer. Le bien a besoin, pour se diffuser, d’inégalité et de multiplicité. Il requiert une matière à mettre en mouvement et à informer. Cette structure de l’action témoigne chez l’Aquinate de l’ordre unifié conféré à l’univers, où chaque substance, au sein même du mouvement qu’elle poursuit vers sa perfection propre, renvoie aux autres : aux substances qui exercent sur elle un rôle de moteur, mais également, puisque la perfection d’une substance réside en son action et en sa diffusion sur l’autre, à celles qu’elle meut. « Agir n’est rien d’autre 258 Puisque, comme l’écrit Thomas : « Cum societas nihil aliud esse videatur, quam adunatio hominum ad unum aliquid communiter agendum » (THOMAS D’AQUIN, Contra impugnantes, pars 2, cap. 2, c.). 259 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de anima, a. 17, ad 3.

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que communiquer ce par quoi l’agent est en acte autant qu’il est possible »260. Le thomisme, écrivait A. Forest, « est une philosophie des rapports de l’insuffisance des choses et des conditions dernières de leur suffisance »261. C’est au cœur de la contingence même des choses que se manifeste la solidarité ou le lien de l’univers. La perfection de l’univers n’apparaît que dans le réseau relationnel tissé en son sein. Il permet seul à la création d’atteindre son statut de ressemblance. Cette relation même cependant, jamais n’est hypostasiée, mais toujours rendue possible par les actes qui en constituent les termes et les origines, c’est-à-dire par les substances personnelles elles-mêmes. Aussi la relation, l’universalité de l’être ou du bien si l’on veut, qui garantit l’harmonie de l’univers, est-elle toujours fondée dans la liberté substantielle, c’est-à-dire dans la subsistance des actes d’être infiniment diversifiés. L’ordonnancement n’advient que par l’accomplissement des tendances ontologiques ancrées dans le perfectionnement de chaque acte d’être. L’unité intime de l’être et de l’ordre formel demeure ainsi continûment garantie par l’unité des parties. M.-J. Nicolas qualifiait la doctrine morale de Thomas d’« optimisme extraordinaire », puisqu’elle permet de dire « que toute inclination naturelle, comme telle, est bonne et même qu’elle fait loi, puisqu’elle est l’expression de la volonté même du Créateur […] »262. Mais cet optimisme, précise-t-il, « est en réalité plein d’exigence. Car enfin la nature humaine est une et polarisée par ce qu’il y a de plus haut en elle. Ses inclinations, pour rester humaines, ont été maîtrisées et librement assumées ; aucune ne doit faire tort aux autres, chacune, au-delà de son objet propre, tend à la réalisation des plus hautes, des plus spécifiques. Et s’il est déjà vrai que toute nature s’accomplit dans un ordre qui la dépasse, il appartient à l’homme de situer son bien propre à l’intérieur d’un ordre universel qu’il perçoit, auquel il consent »263.

On pourrait, pour prolonger cette réflexion, renvoyer à quelques considérations de J. Maritain. La racine du mal moral, disait-il, se trouve dans la libre décision de ne pas agir en fonction de la règle264. Or un tel choix THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 2, a. 1, c. FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 328. 262 NICOLAS, M.-J., « L’idée de nature dans la pensée de saint Thomas d’Aquin », p. 568. 263 Idem. 264 MARITAIN, J., De Bergson à Thomas d’Aquin, pp. 230-244. 260

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résulte toujours de quelque déficience ontologique265. On le sait, le mal n’est jamais pour Thomas que par accident. Il est toujours le bien d’un autre. Maritain place en vérité cette réflexion sur le plan de la nature corrompue, où dans le monde de la matière, le bien de l’un est souvent, par accident, le mal ou la privation de l’autre. Maritain donne l’exemple du microbe ; il aurait pu, à la manière de son contemporain russe V. Soloviev, évoquer les animaux qui se nourrissent les uns des autres266. La déficience ontologique, le jeu des contraires dont la nature offre constamment le spectacle, peuvent bien offrir le terreau même de la mauvaise action. Ils ne contraignent pourtant pas la volonté. La décision volontaire est en soi détachée de tout organe et ne répond pas à une chaîne de causalité matérielle qui soit déterminante. Si la corruptibilité de ce monde peut bien rendre possible le mal, elle constitue également le lieu de sa reprise par le bien, ou de la réassomption du jeu des contraires vers le perfectionnement de l’être. Et à envisager les choses très concrètement, nous avons vu comment l’exemple de la maladie, issue de la corruptibilité propre à la cause matérielle, loin de réduire cette dernière à un principe de division ou d’abstraction, pouvait bien au contraire lui permettre d’endosser un rôle de ciment pour l’unité de la société médiévale.

265 266

Cfr Ibidem, p. 231. SOLOVIEV, V., Les fondements spirituels de la vie, pp. 25-35, 102-111.

V. LA MATIÈRE ET LE BEAU

L’on pourrait à bon droit nous interroger sur la pertinence de consacrer un chapitre à la doctrine thomasienne du beau. L’existence même d’un enseignement systématisé à ce propos chez Thomas demeure en effet problématique, et si les occurrences de termes comme pulchrum ou pulchritudo abondent au fil de l’œuvre du saint docteur, bien peu de textes sont explicitement consacrés au développement d’une doctrine du beau en tant que tel1. Il faut donc reconnaître, comme le déclare un interprète récent, que « le beau n’était […] visiblement pas au cœur des préoccupations les 1 Il faudra nous contenter essentiellement de : THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 5, a. 4, ad 1 ; Ibidem, Ia, q. 39, a. 8 ; Ibidem, Ia IIae, q. 27, a. 1, ad 3 ; IDEM, Super de divinis nominibus, cap. 4, l. 5, 6 et 8. Gilson écrivait à ce propos : « On a tiré des philosophies de l’art de la doctrine de saint Thomas d’Aquin. Il faut plutôt les lui prêter que les en tirer. A ma connaissance, saint Thomas n’a presque rien dit des arts du beau en tant que tels. Il n’y a dans ses écrits ni philosophie de l’art ni esthétique. On y trouve seulement les éléments d’une calologie, que lui suggérait la lecture du platonisant Denis l’Aréopagite, mais la métaphysique du beau fait partie de l’ontologie ; elle déborde l’art de toutes parts » (GILSON, E., Matières et formes, p. 16). Gilson distinguait calologie, esthétique et philosophie de l’art en ces termes : « La calologie fait partie de la métaphysique. Elle a pour objet le beau comme transcendental de l’être. C’est donc un département de l’ontologie. L’être en tant que beau déborde largement le champ de l’art. […] L’esthétique est la science de l’expérience du beau tel que les beaux-arts le produisent. J’ignore si cette discipline est ou non une science ; en tout cas, je n’en ai jamais trouvé l’entrée. La philosophie de l’art a pour objet, s’il s’agit des arts du beau, l’activité humaine, de l’ordre général du faire, dont la fin propre est de produire de beaux objets. Ces objets sont communément nommés ‘œuvres d’art’. On tiendra ici pour accordé que ces deux dernières disciplines ont en commun l’œuvre d’art elle-même, mais qu’elles sont réellement distinctes. Ayant en commun l’œuvre d’art, elles communiquent, mais elles sont distinctes comme le faire l’est du connaître, l’art ayant pour fin de produire l’œuvre, alors que l’esthétique la suppose faite » (Ibidem, pp. 10-11). La philosophie de l’art et l’esthétique sont deux disciplines distinctes, écrit encore Gilson : « Il est vrai que l’œuvre d’art est au centre de l’une et de l’autre, mais la philosophie de l’art la considère dans son rapport à l’artiste qui la produit, au lieu que l’esthétique la considère dans son rapport au spectateur, à l’auditeur ou au lecteur qui la perçoit » (Ibidem, pp. 31-32). La philosophie de l’art, écrit-il encore d’une façon assez proche, nous semble-t-il, de ce que nous voulons souligner, « implique une métaphysique de l’art, c’est-à-dire une ontologie, qui considère les œuvres dans leur structure substantielle et dans leur rapport à leur cause. Prises comme êtres singuliers actuellement existants, les œuvres d’art sont essentiellement des objets matériels donnés dans la connaissance sensible. L’esthétique s’occupe de la connaissance que nous en prenons, mais la philosophie de l’art a droit de regard sur la matière dont ces œuvres sont faites, et cette considération offre un moyen objectif de les distinguer, peut-être même d’en ébaucher une sorte de classification » (Ibidem, pp. 34-35).

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plus immédiates de Thomas »2. Nombres d’études de valeur ont pourtant fleuri à ce propos. Les plus importantes demeurent les ouvrages de U. Eco, F. Kovach, W. Czapiewski et G. Pöltner3. On soulignera également les articles que P. Dasseleer a dédiés à ce sujet et le chapitre qu’y consacre J. A. Aertsen dans son étude de référence sur les transcendentaux4. Consacrée à la notion de manifestation, la doctrine du beau5 qui peut être mise au jour dans l’oeuvre de Thomas pourrait cependant bien nous en apprendre plus sur l’épistémologie de notre auteur, notamment sur la manière dont l’être de la substance peut se révéler tout en se « contractant » dans les limites d’une forme et d’une matière particulières, se donnant ainsi à connaître par notre sensibilité. Le beau offre un terrain de choix pour l’investigation des liens qui doivent unir l’être et la matière au sein de la métaphysique thomiste, par le truchement notamment d’une étude de la pratique de l’analogie. V.1.

CONDITIONS ONTOLOGIQUES DU BEAU

Selon Thomas, la beauté requiert trois conditions au sein des étants : « Primo quidem, integritas sive perfectio, quae enim diminuta sunt, hoc ipso turpia sunt. Et debita proportio sive consonantia. Et iterum claritas, unde quae habent colorem nitidum, pulchra esse dicuntur »6.

La chose doit, afin de posséder les traits de la beauté, être intègre ou (sive) parfaite. Il en faudrait peu pour que la perfection et l’intégrité soient ici deux notions synonymes. La perfection, en effet, exprime positivement ce que l’intégrité dit seulement négativement. Une chose, déclare tantôt DASSELEER, P., « Esthétique ‘thomiste’ ou esthétique ‘thomasienne’ ? », p. 313. ECO, U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin ; KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin ; CZAPIEWSKI, W., Das Schöne bei Thomas von Aquin ; PÖLTNER, G., Schönheit. Eine Untersuchung zum Ursprung des Denkens bei Thomas von Aquin. 4 DASSELEER, P., « Esthétique ‘thomiste’ ou esthétique ‘thomasienne’ ? » ; IDEM, « Etre et beauté selon saint Thomas d’Aquin » ; IDEM, « L’expérience du beau et la connaissance naturelle de Dieu » ; AERTSEN, J. A., Medieval philosophy and the transcendentals. The case of Thomas Aquinas, pp. 335-359. 5 Nous éviterons le terme d’esthétique, non que nous pensions que le beau doive être entièrement au Moyen Age rapporté à l’être même, sans qu’il dénote un rapport à la subjectivité, mais bien parce que dès son apparition avec Baumgarten, et selon ses racines grecques mêmes, l’esthétique dénote un rapport privilégié aux sens, qui ne nous semble pas correspondre à la compréhension thomiste du beau, essentiellement rendue possible, au contraire, par la spécificité intellectuelle du sujet qui l’appréhende. Nous pouvons également renvoyer aux remarques d’E. Gilson, citées ci-dessus, n. 1 6 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 39, a. 8, c. 2 3

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Thomas, est dite intègre s’il ne lui manque rien de ce qu’elle doit posséder. Elle est dite parfaite si elle possède tout ce qu’elle doit, c’est-à-dire comme nous le précise P. Dasseleer, si l’étant considéré « est tout ce qu’il peut et doit être conformément aux limites de son essence »7. La synonymie est forte, à n’en point douter, puisqu’en d’autres lieux, Thomas affirme qu’est parfait « ce à quoi rien ne manque »8. Cela signifie que la chose est parfaite si elle possède tout ce qui convient à sa nature ainsi que toutes les parties nécessaires à constituer le tout de son essence. La chose, pour être belle, devra donc l’être en toutes ses parties, et se montrer pleinement proportionnée ou ordonnée9. La perfection n’est qu’une « forme particulière de proportio »10, un ordre formel accompli appliqué aux diverses parties de la chose. La beauté requiert donc la disposition ordonnée des parties, c’est-à-dire de la matière de la substance. Elle ne se révèle que dans l’accomplissement de la forme, qui donne son achèvement aux préparations matérielles de la constitution de la substance et confère à cette dernière son unité par soi. Ainsi les raisons propres des parties se voient-elles intégralement soumises à celle du tout composé. U. Eco dira que l’intégrité ou perfection est « l’adéquation de l’objet à lui-même, à ce qu’il doit être pour répondre aux exigences de sa forma propre. […] la réalisation achevée de ce que la forme devait être »11. La 7 DASSELEER, P., « Esthétique ‘thomiste’ ou esthétique ‘thomasienne’ ? », p. 318 ; Cfr aussi KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 108. Maritain en donnait une interprétation particulièrement aristotélisante : « Elles [la proportion, la convenance ou l’harmonie] se diversifient selon les objets et selon les fins. La bonne proportion de l’homme n’est pas celle de l’enfant. Les figures construites selon le canon grec ou le canon égyptien sont parfaitement proportionnées dans leur genre. Mais les bonshommes de Rouault sont aussi parfaitement proportionnés, dans leur genre. Intégrité et proportion n’ont aucune signification absolue, et doivent s’entendre uniquement par rapport à la fin de l’œuvre, qui est de faire resplendir une forme sur la matière. […] La beauté n’est donc pas la conformité à un certain type idéal et immuable, au sens où l’entendent ceux qui confondent le vrai et le beau, la connaissance et la délectation, veulent que pour percevoir la beauté, l’homme découvre ‘par la vision des idées’, ‘à travers l’enveloppe matérielle’, ‘l’invisible essence des choses’ et leur ‘type nécessaire’. Saint Thomas était bien éloigné de ce pseudo-platonisme, comme du bazar idéaliste de Winckelman et de David. Il y a beauté pour lui dès que le rayonnement d’une forme quelconque sur une matière convenablement proportionnée vient faire le bien-être de l’intelligence, et il prend soin de nous avertir que d’une certaine manière la beauté est relative, − relative non pas aux dispositions du sujet, au sens où les modernes entendent le mot relativité, mais à la nature propre et à la fin de la chose, et aux conditions formelles sous lesquelles elle est prise » (MARITAIN, J., Art et scolastique, pp. 44-48). 8 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 91, a. 3, ad 2. 9 Cfr KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 107. 10 ECO, U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, p. 114. 11 Idem.

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chose belle doit détenir toutes les caractéristiques proprement essentielles à sa définition ou quiddité, et ce au degré de perfection le plus élevé. Les choses seront en effet plus ou moins belles selon le degré d’intégrité qu’elles possèdent12. Il existe donc une hiérarchie dans l’ordre de l’intégrité et de la perfection, et par conséquent du beau. La créature finie, composée d’acte et de puissance, ne possède de perfection que relative, finie et limitée. Elle est, en effet, « en route » vers la perfection de son acte, mais ne réalise pas pleinement son essence, c’est-à-dire toutes les potentialités qui l’achemineront vers sa fin. Elle n’atteint point l’acte qui consiste en la pleine réalisation de son opération. S’il faut considérer la beauté comme une réalité universelle, il faudra dire que les choses y participent plus ou moins selon le degré atteint d’actualisation de leur propre essence. Ainsi Dieu sera-t-il dit parfait de manière absolue, et l’étant créé, dans la mesure où il n’a pas atteint son acte, de manière relative. Nous voici menés tout droit au second critère du beau. Le beau est ce qui est parfait, c’est-à-dire ce qui possède les proportions qui lui sont dues selon son essence. La proportion signifie plus généralement une relation entre plusieurs termes, qu’elle prenne place au sein d’une même réalité ou entre plusieurs réalités différentes. Au sein de la créature finie, l’acte et la puissance, l’être et l’essence, ou encore la matière et la forme, peuvent exister selon des proportions différentes. Des relations proportionnelles peuvent également être entretenues entre différents étants finis, selon que la puissance appétitive sera par exemple de proportion plus importante chez les animaux que chez les hommes, ou encore de grandeur variable entre divers individus de la même espèce. L’on peut dire également qu’en Dieu même, il y a proportion. Mais l’harmonie d’une telle proportion est en Lui perfecta consonantia13. Tous ses attributs sont parfaitement Un en Dieu, c’est-à-dire absolument identiques avec son essence, tout comme avec son existence. Une proportion peut également être établie entre Dieu et les créatures. Les idées de tous les étants créés sont unifiées en Dieu. Et toutes les essences, comme toutes les proportions qu’elles ont entre elles, ont la sagesse divine pour source originaire. Toute proportion, au sein de l’essence même d’une créature particulière tout comme entre diverses créatures, est pénétrée et rendue possible par la relation établie entre ces étants et Dieu lui-même. Dieu en effet est cause efficiente, formelle et finale de la créature14. A vrai dire, 12 13 14

Cfr KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 107. THOMAS D’AQUIN, Super de divinis nominibus, cap. 1, l. 2, n. 59. Cfr KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 114.

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chaque proportion créaturelle trouve, par l’intermédiaire d’une certaine proportion existant entre le monde et Dieu, son origine dans la parfaite proportion divine elle-même, qui en constitue le modèle. C’est là le fondement de la doctrine de l’analogie appliqué au problème de la connaissance de Dieu. Le troisième caractère du beau est, selon Thomas, la clarté. Cette dernière est parfois désignée comme l’élément proprement formel du beau, qui vient s’ajouter à la proportion, alors considérée comme matière de celui-ci. La clarté est plus précisément la manifestation de la beauté ellemême au sein de la forme proportionnée, composée et limitée de l’étant. Principe formel de communicabilité de la chose, elle doit toujours être pensée à partir du composé15. La clarté est la manifestation de l’acte, qui ira jusqu’à mouvoir les sens corporels avant de se révéler aux facultés spirituelles. La lumière, afin de resplendir de tout son éclat, a besoin d’une surface sur laquelle se refléter. De la même manière, l’acte de la forme naturelle a besoin des limites et des proportions de la composition de l’essence afin de rayonner. A cet égard, on peut bien dire que la clarté tire son sens des deux moments précédents16 et qu’elle vient en quelque sorte les couronner. La claritas, comme le souligne justement Eco, est également celle des corps des bienheureux, ou encore du corps du Christ transfiguré ; c’est la clarté de l’âme glorifiée qui se manifeste au travers de l’image corporelle17. Une telle beauté ou luminosité de l’âme qui se réfléchit sur le corps n’existe que dans l’assimilation à Dieu, c’est-à-dire par la grâce. C’est la claritas divine qui est source de toute clarté ; elle irradie sur tout et tout resplendit en elle18. La clarté possède également une signification proprement « physique ». Certains corps, tels le soleil et les étoiles, possèdent la lumière ou la clarté comme l’une de leurs qualités propres. L’air, précisera l’Aquinate, participe la lumière du soleil19. Le caractère analogue entre ces deux types de clarté − une lumière d’ordre proprement physique d’une part, et d’ordre 15 Cfr à ce point de vue la juste mise au point d’U. Eco : ECO, U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, p. 134. 16 PÖLTNER, G., Schönheit, p. 184. Elle est le moment de manifestation de la perfection ou de la proportion due comme telle selon Pöltner. 17 Cfr ECO, U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, p. 132. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 57, a. 4, ad 1; Ibidem, IIIa, q. 45. 18 Cfr KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 127 ; THOMAS D’AQUIN, In IV Sent., d. 18, q. 1, a. 2, qc. 1, c. ; In I Sent., d. 31, q. 2, a. 1, c. 19 Cfr THOMAS D’AQUIN, Expositio libri Boethii de ebdomadibus, 2 ; Cfr également KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 131.

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non-physique et spirituel d’autre part −, est leur puissance de manifestation20. Selon Kovach, c’est ici qu’il faut voir la clé de la compréhension de la théorie thomasienne de la clarté en son entier et selon ses divers aspects (métaphysique, épistémologique, esthétique) : « Thomas trouve très facilement, et avec grande sûreté, dans le monde spirituel, les analogata de cette théorie de la lumière physique : au soleil avec sa lumière correspond Dieu lui-même, qui est nommé prima lux et fons luminis et dont la substance est absolument identique avec la clarté de son intellect ; d’autre part, correspond au lumen visibile du soleil, le lumen intelligibile, qui rayonne à partir de la prima lux ; tout à fait comme à la splendor du soleil, correspond l’auto-manifestation divine, le Verbum, ou le Père divin manifesté par son fils »21.

De telles analogies cependant, soulignait Kovach22, rendent certes compte du caractère subjectif ou relatif de la clarté, mais insistent encore trop peu sur son essence propre, absolue, « objectale ». Cette dernière voie, tout comme celle de l’essence objective de la beauté elle-même, semblait suffisamment délaissée par Thomas dans ses œuvres de jeunesse23, pour qu’U. Eco interprète le concept de clarté à l’aune principalement du visa placet. La chose est, écrivait-il, en raison de sa perfection et de sa proportion, « ontologiquement disposée à être jugée belle, mais, pour qu’elle soit déclarée telle, il faut qu’une vision humaine la focalise, et que se réalise une nouvelle proportion essentielle, celle de l’objet au sujet connaissant : c’est seulement alors que le sujet peut isoler l’objet et le contempler dans sa structure formelle. A ce point, l’organisme parfait, la forme, s’exprime, se déclare : chose complète en elle-même, elle ne renvoie à rien hors d’elle-même, mais d’abord et avant tout, elle se signifie elle-même. Elle se signifie elle-même au sujet : ou, pour mieux dire, le sujet rend signifiante, expressive, cette structure ontologique qui était seulement opérative, et principe essentiel de vie et de subsistance. Ce qui était principe de définibilité (essence), principe de consistance existentielle (la substance), principe d’opération (la nature) nous apparaît également comme ‘forme’. La proportion se fait clarté pour soi : elle est clarté pour soi, mais elle réalise cette capacité qu’elle a d’être connue (pleine cognitivité, parce que pleine rationalité, pleine formalité) dans le rapport avec le regard contemplant »24.

20 21 22 23 24

Cfr KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 131. Idem. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 13, q. 1, a. 2. Cfr KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, pp. 135-136. Cfr Ibidem, p. 137. ECO, U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, pp. 133-134.

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Eco en tire cette définition de la claritas : « la ‘claritas’ se constitue comme principe communicatif de la forme, en se réalisant comme telle dans le rapport de visualisation de l’objet. La rationalité propre à chaque forme se fait lumen qui se manifeste lui-même à la vision esthétique »25.

Kovach relit quant à lui de manière génétique le parcours thomasien et perçoit, dans les textes contemporains du Commentaire aux Noms divins, une certaine évolution par rapport aux premiers écrits concernant le beau. Dieu, déclare Thomas dans la droite ligne de son Commentaire des Sentences, est lumière, et toute créature est manifestée par l’intermédiaire du Verbe, en tant que lumen, dans la mesure où les choses tiennent le principe selon lequel elles se manifestent, c’est-à-dire la forme, du Verbe, et deviennent ainsi intelligibles. Tout être participe ainsi de la lumière divine26. L’évolution, affirme Kovach, se trouve dans la thématisation d’une doctrine dont le fond n’est certes pas récent. Mais la puissance de manifestation par laquelle les choses sont rendues intelligibles est désormais explicitement attribuée à la forme surgie de la lumière divine. La clarté n’est plus simplement l’intelligibilité pour un sujet connaissant, mais au sein de la forme substantielle, « produit de la lumière spirituelle », elle est principe de cette intelligibilité pour la chose elle-même27. La clarté possède donc sa source dans l’esprit ; elle est auto-manifestation de celui-ci28. Et la forme a son origine dans la clarté de la beauté divine elle-même29. Selon nombre d’interprètes, c’est chez Denys qu’il faut trouver les sources de la notion thomasienne, mais aussi albertinienne, de claritas. Denys représentait l’univers « comme un ruissellement de beauté jaillissant en cascade de la Source Première, comme une éblouissante irradiation de splendeurs sensibles qui se diversifient en chaque être créé »30. Le beau suprasensible est la beauté au sens propre du terme, et dispense cette dernière, selon les propriétés de chacun, à tous les êtres existant. Selon le schéma traditionnel néo-platonicien d’exitus-reditus, la Beauté en tant que telle donne harmonie (consonantia) et clarté à tous les êtres en lançant sur eux ses rayons, et ramène d’autre part à soi tout ce qui existe, permettant ainsi de qualifier de beau la totalité des choses, qu’elle assemble ainsi 25 26 27 28 29 30

Ibidem, p. 134. Cfr KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 138. Cfr Ibidem, pp. 138-139. Cfr Ibidem, p. 143. Cfr Ibidem, p. 141. ECO, U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, p. 39.

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dans son tout31. L’univers néo-platonicien est hiérarchisé en raison de la participation de chaque chose à l’être le plus parfait, qui n’est autre que le Bien en soi, mais aussi le Beau en soi. Ainsi la beauté des choses n’est-elle que par participation au Beau suprême, considéré d’ores et déjà comme un attribut divin. Si Thomas commente les Noms divins relativement tardivement, vers 1265-1266, il fut confronté à l’ouvrage de Denys dès l’époque où il suivait l’enseignement d’Albert à Paris (1245-1248). L’on sait que l’Aquinate a peut-être exécuté auprès du maître allemand une fonction de copiste, d’assistant ou d’une sorte de secrétaire, et copié le commentaire d’Albert aux Noms divins. A cet égard, il est vraisemblable que l’enseignement de Denys ait accompagné l’entière carrière scientifique du docteur angélique. Dieu, explique Denys, est cause de claritas, et donne à chaque créature un certain éclat. Les rayons divins dont parle ainsi Denys doivent selon l’Aquinate être compris comme une similitude exprimant la participation32. En conséquence, « […] omnis autem forma, per quam res habet esse, est participatio quaedam divinae claritatis ; et hoc est quod subdit, quod singula sunt pulchra secundum propriam rationem, idest secundum propriam formam […] »33.

Kovach voit dans le Commentaire aux Noms divins un approfondissement et une progression dans la théorie du beau thomasienne, correspondant au développement de la doctrine de la clarté34. Thomas y réaffirme d’une part la proportionnalité nécessaire à la beauté, et fait ainsi ressortir son caractère analogue, mais souligne en outre que chaque chose possède une clarté sui generis35, renvoyant par là à la forme propre de chaque créature, par laquelle cette dernière est manifestée, réalisée et rendue intelligible. Corrélativement, Thomas accomplit sa pensée de la clarté en signifiant non seulement que Dieu est la source originaire de la lumière, mais aussi que la clarté divine communique, sous le mode de la participation, clarté et beauté par la forme des créatures, rendant ainsi chaque chose créée semblable à Lui-même36. Aveuglés par l’éclat de la lumière dyonisienne, les commentateurs n’ont cependant que trop peu porté leur attention sur les « brillantes couleurs » directement accolées à la notion d’éclat dans le texte de la 31 32 33 34 35 36

THOMAS D’AQUIN, Super de divinis nominibus, cap. 4, l. 5, n. 135. Cfr ECO, U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, p. 130. THOMAS D’AQUIN, Super de divinis nominibus, cap. 4, l. 5, n. 349. Cfr KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 143. Cfr THOMAS D’AQUIN, Super de divinis nominibus, cap. 4, l. 5, n. 339. Cfr KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, pp. 140-141.

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Somme théologique Ia, q. 39, a. 837. Ils se sont ainsi obstrué l’accès à une autre lecture encore de ce texte, qui suit le processus de constitution de la substance. Rien n’interdit en effet d’attribuer l’intégrité ou la perfection à la substance elle-même, dont la forme substantielle ne doit manquer de rien si elle doit accéder à l’être. A celle-ci sont ajoutées les proportions dues ou la quantité de la matière (nombre, figure, etc.) due à cette forme substantielle déterminée, c’est-à-dire les dimensions qui lui correspondent nécessairement afin qu’elle puisse advenir à l’existence. A ce composé seront enfin conférées diverses qualités sensibles, comme la couleur précisément. Une telle lecture a le mérite d’insister sur l’aspect sensible de l’expérience du beau, mais n’est pas pour autant incompatible avec les interprétations précédentes. Car il est bien évident que c’est au cœur de sa propre concrétisation sensible que l’être de la substance se manifeste en son éclat et comme la lumière qui fait naître l’étant au monde naturel. La forme substantielle ne se manifeste précisément dans sa formalité que lorsqu’elle s’exprime au sein des proportions de sa matérialité. C’est que la matière elle-même et ses dispositions sont de part en part orientées vers l’achèvement de la forme qui leur advient. Cette dernière est présente à titre virtuel au sein de la totalité du processus qui prépare à son avènement comme acte unifiant de la substance, et donne l’être à celle-ci. La matière, en tant qu’elle constitue le sujet de proportions dues à cette forme, est intégralement ordonnée par cette dernière. Elle participe en son tout à l’advenue finale de la forme. Aussi cette dernière, se manifestant, soumet la raison de la matière, et par sa densité propre d’acte unifiant, la relègue à vrai dire à l’obsolescence. L’advenue de l’acte en sa perfection, en effet, consacre l’avènement d’une substance unifiée, qui annihile en son ordre la raison des parties en tant que parties, et réduit toute potentialité à la présence de l’acte. Mais l’aspect aristotélicien de constitution de la substance, qui aboutit à considérer cette dernière comme, en son acte, l’accomplissement des dispositions propres à l’essence ellemême, doit être complété par un aspect plus proprement platonicien ou dionysien, qui met en évidence la dépendance de la clarté propre à la forme de la créature vis-à-vis de la source de toute lumière que constitue le Créateur, révélant ainsi l’existence d’un autre rapport, ou d’un ordre supérieur. 37 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 39, a. 8, c. : « Nam ad pulchritudinem tria requiruntur. Primo quidem, integritas sive perfectio, quae enim diminuta sunt, hoc ipso turpia sunt. Et debita proportio sive consonantia. Et iterum claritas, unde quae habent colorem nitidum, pulchra esse dicuntur ».

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V.2. LA TRANSCENDENTALITÉ DU BEAU Le caractère transcendental du pulchrum est l’objet de controverses38. C’est un fait avéré que Thomas n’a jamais explicitement enseigné la transcendentalité du beau, et que la liste « canonique » des transcendentaux présentée dans le premier article de la question 1 du De Veritate n’en fait aucunement mention. La plupart des auteurs ayant consacré une étude d’ampleur à la question du beau chez l’Aquinate, tels Eco, Kovach, Czapiewski, Pöltner, Dasseleer, ont pourtant apporté nombre d’arguments en faveur de la transcendentalité du pulchrum. Il faut tout d’abord souligner que Thomas, dans les textes ultérieurs au De Veritate, ne tentera plus jamais d’établir la liste complète des transcendentaux. Ainsi demeurera-t-il impossible, en raison même de l’absence de référence au beau dans telle ou telle mention des transcendentaux, de conclure à la non-transcendentalité de celui-ci. Il faudrait peut-être, tout comme Kovach, admettre une perspective génétique et affirmer que Thomas défend, au plus tard à partir du Commentaire aux Noms divins, la doctrine de la transcendentalité du beau. Admettre la transcendentalité du beau, c’est dire que tout étant, en tant même qu’il est un étant, peut être considéré comme beau. C’est à la structure ontologique même de l’étant de manifester sa beauté. Proportion, perfection et clarté sont présentes en chaque étant et manifestent la structure dynamique qui conditionne la réalisation (actualisation) de toute essence. Toute chose sera belle en tant qu’elle réalise son essence, c’està-dire selon qu’elle possède ce qui convient à cette dernière, sa proportion d’acte et de puissance, et sa clarté ou la manifestation de sa forme substantielle39. Dieu est, quant à lui, la perfection et la clarté même ; toute proportion est en lui réduite à l’identité. Il est la Beauté paradigmatique et originaire elle-même. Cause agente autant qu’exemplaire, il agit sibi simile et fait participer toute créature à son être et à sa beauté, comme l’avait déjà fort bien mis en évidence Denys. Dieu, Beau en soi, beauté suprême, « crée chaque chose suivant un ordre et une splendeur qui sont justement les facteurs constitutifs de cette valeur qui fait participer de Lui »40. Le monde est beau en tant qu’il correspond à un certain ordre. Ordonné en son tout comme en chacune de ses parties par la providence 38 Cfr notamment AERTSEN, J. A., Medieval philosophy and the transcendentals. The case of Thomas Aquinas, pp. 335-359. 39 Cfr KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 188. 40 ECO, U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, p. 43.

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divine, afin, nous l’avons vu, de manifester la plus grande ressemblance qui lui soit possible avec Dieu lui-même, le monde sera dit participer à la beauté. Thomas soutient d’une part que les transcendentaux sont convertibles entre eux, d’autre part que le beau est convertible avec le bien41. Il affirme en outre : « […] pulchrum et bonum in subjecto quidem sunt idem, quia super eandem rem fundantur, scilicet super formam ; et propter hoc bonum laudatur ut pulchrum »42. Le beau ne doit-il donc pas également être considéré comme un transcendental ? Il entretient à tout le moins des relations privilégiées avec le bon et le vrai, telles que l’on peut considérer qu’il concilie les deux en une synthèse unique. Plus précisément, « pulchrum addit supra bonum quendam ordinem ad vim cognoscitivam »43, affirme Thomas. Le beau entretient une relation tant avec l’appétit qu’avec l’intellect. Si le beau et le bien satisfont à la volonté, qu’ils sont tous deux ce qui est désirable, appétible, aimable, qu’ils sont identiques encore en leur sujet, ils diffèrent cependant sous la perspective de leur raison propre : « Sed ratione differunt. Nam bonum proprie respicit appetitum, est enim bonum quod omnia appetunt. Et ideo habet rationem finis, nam appetitus est quasi quidam motus ad rem. Pulchrum autem respicit vim cognoscitivam, pulchra enim dicuntur quae visa placent »44.

C’est le propre des transcendentaux d’être identiques dans leur sujet mais de différer ratione, c’est-à-dire selon le point de vue dont ils sont considérés45. L’Aquinate dit encore : « […] pulchrum est idem bono, sola ratione differens. Cum enim bonum sit quod omnia appetunt, de ratione boni est quod in eo quietetur appetitus, sed ad rationem pulchri pertinet quod in eius aspectu seu cognitione quietetur appetitus.[...] Et sic patet quod pulchrum addit supra bonum, quendam Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 5, a. 4, ad 1 ; THOMAS D’AQUIN, Super de divinis nominibus, cap. 4, l. 22, n. 590. 42 THOMAS D’AQUIN, Summma theologiae, Ia, q. 5, a. 4, ad 1. Cfr à ce propos KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, pp. 190-191. 43 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 27, a. 1, ad 3 ; Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Super de divinis nominibus, cap. 4, l. 5, n. 356 : « Quamvis autem pulchrum et bonum sint idem subiecto, quia tam claritas quam consonantia sub ratione boni continentur, tamen ratione differunt : nam pulchrum addit supra bonum, ordinem ad vim cognoscitivam illud esse huiusmodi ». 44 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 5, a. 4, ad 1. 45 Cette doctrine, fondamentale pour la définition médiévale des transcendantaux, trouve notamment son origine dans ARISTOTE, Métaphysique, 1003b22-24 : « L’étant et l’un sont une et une seule nature par là qu’ils suivent l’un de l’autre […] mais non en ce qu’ils seraient tous deux déterminés par une seule raison ». 41

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ordinem ad vim cognoscitivam, ita quod bonum dicatur id quod simpliciter complacet appetitui ; pulchrum autem dicatur id cuius ipsa apprehensio placet »46.

C’est dans la mesure où le Beau est un mode de manifestation du Bien qu’il est quelque chose de désirable. La même chose peut être affirmée par rapport au Vrai. « […] pulchritudo non habet rationem appetibilis nisi inquantum induit rationem boni : sic enim et verum appetibile est : sed secundum rationem propriam habet claritatem »47.

On pourrait sans doute appliquer aux relations entretenues entre le beau et le bon celles que nous avons reconnues entre l’intellect et la volonté. Ainsi la beauté sera-t-elle immédiatement reconnue par l’intellect, avant d’éveiller l’appétit de la volonté. C’est cependant sous la raison du vrai, et non sous celle du bien, que ce qui attire l’appétit, c’est-à-dire l’appétible, apparaît manifesté sous une forme ordonnée. Nos sens et notre esprit ne se délectent en effet que dans les choses proportionnées, en tant que celles-ci, en vertu de l’ordre qu’elles manifestent, comportent une ressemblance avec la faculté cognitive, elle-même ordonnée48. Et puisque la connaissance se fait par assimilation et que la similitude concerne la forme, alors le beau appartient à la raison de la cause formelle49, c’est-àdire à la raison de l’objet de l’intellect. De manière synthétique, on peut sans doute affirmer que le beau est une expression de la vérité du bon, une manifestation du bien sous la raison du vrai. Le beau, selon Kovach, est comme le composé résultant de la vérité et de la bonté. Il n’est pas la simple somme des deux, ou encore, comme le pensait Maritain, « la splendeur de tous les transcendentaux réunis »50, mais plutôt une espèce dont le bon constituerait le genre et le vrai la différence. Ainsi le beau, dans la mesure où il est postérieur au bien et lui ajoute une détermination cognitive, pourrait-il bien être dit, à la suite de Cajétan, l’espèce du bien, mais dans la stricte mesure où l’on garde à l’esprit qu’il s’agit ici d’une analogie car, prise au sens strict, cette affirmation devrait impliquer une plus grande extension du bien que du beau, ce qui compromettrait inévitablement le caractère transcendental de ce dernier51. 46 47 48 49 50 51

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 27, a. 1, ad 3. THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 31, q. 2, a. 1, ad 4. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 5, a. 4, ad 1. Cfr idem. MARITAIN, J., Art et scolastique, p. 183. Cfr KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, pp. 210-211.

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Le beau doit plutôt être compris comme une contractio boni, tout comme chaque propriété transcendentale est une contractio entis, c’est-à-dire l’addition logique d’une certaine raison à l’ens, sans que ce dernier ne puisse être considéré comme un genre à strictement parler52. Ainsi, comme toute propriété transcendentale, la notion de beau ajoute à celle d’ens. Elle en est différente virtuellement seulement et lui est formellement secondaire, puisque l’ens, principe commun à toutes les propriétés transcendentales, est inclus dans leur notion, alors que l’inverse n’est pas vrai53. Si le beau est un transcendental et qu’il convient dès lors à tout étant en tant même qu’il est un étant, il est judicieux de s’interroger sur la possibilité de l’existence de la laideur. Tout comme le mal par rapport au bien ou le faux par rapport au vrai, le laid est l’opposé (oppositum) du beau et la privation de celui-ci. Les choses sont belles selon leur essence, mais aussi selon la beauté de leurs accidents. C’est pourtant accidentellement seulement qu’une chose pourra être dite laide, tel le monstre qui n’advient que selon une cause accidentelle, non hors de la nature mais bien de son intention première. La laideur advient ex secunda intentione naturae54. Toute chose demeure belle en raison de son essence cependant, ordonnée par le principe formel, et dont la réalisation donne son intention première à la nature. « Le laid, commente P. Dasseleer, ne se comprend que relativement au beau qu’il ‘parasite’ et qui est sa condition de possibilité, tout comme le mal n’est possible que relativement au bien ou que le faux n’est possible que relativement au vrai. Il n’y a aucun manichéisme dans la pensée de Thomas, de telle manière que le beau et le laid seraient des principes équivalents. Le laid n’est qu’un non-être relatif à l’être, un non-être qui affecte indûment l’être, mais n’est possible que par lui »55.

En termes aristotéliciens, il faudrait sans doute admettre que comme toute privation, le laid s’assimile à la « raison » d’un contraire au sein d’un mouvement. Il est en quelque sorte une manifestation, mais une manifestation par défaut56, c’est-à-dire la manifestation du manque de la forme recherchée (ou de proportion, d’intégrité et de clarté dans la forme). En tant que privation, le laid est un contraire, ou mieux, une contradiction, un 52

Cfr Ibidem, p. 211. Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 8, q. 1, a. 13, c.: « ens includitur in intellectu eorum, et non e converso ». Cfr aussi KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 201. 54 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 23, a. 2, c. Cfr KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 196. 55 DASSELEER, P., « Esthétique ‘thomiste’ ou esthétique ‘thomasienne’ ? », p. 322. 56 Ibidem, p. 321. 53

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non-être, la manifestation d’une absence de manifestation57. Il n’a, comme le mal, aucune essence de soi, et n’advient qu’à un substrat tout entier orienté à la réalisation de la beauté naturelle de la forme. Tout comme le mal a le bien pour cause, le laid advient en vertu de la réalisation du beau et hors de toute intention naturelle, en raison d’un manque au sein des différentes causes, lorsque la matière n’est pas disposée à recevoir telle forme par exemple, ou en fonction d’une déficience de l’agent. Le beau, s’il peut être dit de tout étant, doit correspondre à la structure ontologique qui fait de l’étant précisément un étant. Il se doit de manifester ce qui, au sein des proportions entre matière et forme revendiquées par l’essence, révèle la perfection de l’être de la substance, c’est-à-dire son éclat propre. Ainsi le beau appartient-il à l’étant dans la mesure où il se voit considéré sous la raison de son acte, c’est-à-dire en tant que forme ordonnant une matière en vertu de l’advenue à sa perfection de l’être de l’essence. A cet égard, la beauté de l’étant composé requiert la matière propre à l’espèce de ce dernier comme son sujet. Mais si le beau doit en outre être considéré comme un transcendental, il faut l’envisager dans son rapport avec le sujet qui le considère. Les transcendentaux relatifs tels que le vrai, le bon et le beau en effet, non seulement diffèrent en vertu de la perspective selon laquelle l’étant est envisagé, mais se définissent précisément par le rapport qu’ils instaurent entre le sujet considérant et l’étant considéré. Ainsi la beauté se manifestet-elle au sujet par l’intermédiaire de l’analogie que celui-ci conçoit entre la structure proportionnée de la chose et celle de sa faculté cognitive. Or cette analogie, en tant qu’elle fait intervenir une proportion, dépend tant des raisons de la forme que de celle des parties matérielles qu’elle ordonne. Pour reconnaître une telle proportion, l’intellect se voit en effet contraint de scinder l’unité originaire du composé. 57 Aristote reconnaît pourtant que la connaissance des choses sensibles, de leur singularité et de leur mouvement, n’est possible qu’au moyen de l’universel, c’est-à-dire de l’eidos. Le terme d’eidos, qu’Aristote hérite de Platon, doit être compris en un sens précis, distinct de celui de forme (morphè). La forme est en quelque sorte la manifestation phénoménale de l’eidos. La privation également peut être appréhendée de cette manière, ou comme la manifestation de l’absence de la forme, contreposée à cette dernière. La forme, comme d’une certaine façon la privation, sont des eidè. En tant qu’elle est en devenir, la forme est comme guidée par l’« idée » de la chose vers son plein accomplissement. Ce dernier n’advient bien évidemment que lorsque la forme atteint sa propre fin, qui n’est autre que l’expression épanouie de l’idée. L’étant naturel, dans sa multiplicité catégoriale et dans le dédoublement formel (ou selon une autre perspective forme-privation) qui lui échoit lors du changement, reste unifié sous la perspective de l’eidos. Cfr JAEGER, W., Aristote. Fondements pour une histoire de son évolution, p. 399. Jaeger parle justement de l’eidos comme de la « norme » qui oriente le devenir. Cfr aussi COULOUBARITSIS, L., La Physique d’Aristote, pp. 189-190, 192-193.

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L’analogie de proportion peut certes, comme l’affirme d’ailleurs saint Thomas, être dite appartenir à la raison de la cause formelle, qui constitue, par le truchement de la doctrine des species intelligibles, le cœur de toute intellection comme réalisation de l’identité en acte du connaissant et du connu. La proportion n’appartiendra cependant, en tant même que proportion, à la raison de la cause formelle, que dans la mesure où la ressemblance ou assimilation formelle est considérée comme l’unification des parties dont l’intellect abstrayant est capable de distinguer les raisons. L’abstraction du tout à partir de ses parties ne délaisse pas la matière intelligible propre à la forme substantielle. De cette matière, dépend toute proportion au sein de la substance. Or, s’élever ainsi aux conditions mêmes de constitution de la substance, mène à envisager la forme à partir de son être substantiel même, au sein duquel toutes les différences matérielles qui le particularisent sont contenues fontalement. La reconnaissance du caractère fondamental unificateur du plan de l’être substantiel propre donne son cœur métaphysique et son fondement possibilisateur, incarné comme nous l’avons vu dans la species intelligible, à la totalité du processus spirituel, jusqu’en ses moments les plus abstraits et les plus analytiques. Ce qui nous met en présence des deux sens accordés par Thomas à l’analogie, dans la mesure où des rapports divers de proportions − ici les relations entretenues entre matière et forme − sont analogués en fonction de leur relation à une ressemblance première et fondamentale, en l’occurrence : l’identification formelle du connaissant et du connu au sein de l’espèce intelligible. Nous sommes confrontés, au cœur de l’expérience du beau, à une triple proportion ou un triple rapport : celui de la forme accidentelle manifestée (comme la couleur par exemple) avec sa matière sensible, celui de la forme substantielle et de sa matière intelligible, révélé par l’abstraction, et enfin celui de l’être et de l’essence, impliqué dans la considération de la forme en son être substantiel même, c’est-à-dire en rapport à sa matérialité propre et sa quantité due, et qui, sans être issu d’une abstraction, en constitue la condition de possibilité première. Ainsi l’expérience du beau apparaît-elle vraiment comme une expérience spirituelle totale, qui implique toutes les strates de notre connaissance du monde. Elle se rapproche par là indubitablement de l’entreprise métaphysique et touche au transcendantal58. 58 Il nous faut sur ce point préciser ce qui nous différencie d’une démarche telle que celle inaugurée par Pöltner. Celui-ci s’essaye à apporter une dimension plus spéculative à la dimension du pulchrum en en faisant la dimension originaire de l’unité ontologique du vrai et du bien, qui complète ce que ces deux derniers avaient encore de relatif. Le beau, en unifiant les perspectives propres au bien et au vrai, serait ce qui ouvre la dimension ontologique de l’unité originaire de l’être et par là l’expression la plus accomplie de

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V.3. LA CONNAISSANCE DU BEAU Albert le Grand rapporte le beau à la cause formelle et le définit comme « l’éclat (splendor) de la forme substantielle ou accidentelle sur les parties proportionnées de la matière »59. Ainsi le platonisme se mêle-t-il à l’hylémorphisme aristotélicien. Le fondement objectif du beau se voit attribué à la forme, interprétée comme acte de l’étant60. Chez Albert cependant, aucune considération d’ordre psychologique n’intervient encore. Le Beau constitue, comme le Bien auquel il est uni, une valeur concrète objective, et ne tire aucune particularité du fait qu’il plaise à l’appréhension : « la vertu, affirme Albert, possède en soi une certaine clarté, par laquelle elle est belle, même si elle n’est connue de personne »61. Eco remarque à la suite de De Bruyne, que « le fait qu’une conscience contemple le Beau avec une émotion de nature plus ou moins pratique demeure pour Albert le Grand chose accessoire. De sorte que ses catégories esthétiques sont des catégories ontologiques, et que la vision pancaliste propre aux platonisants y est présente et y pèse de tout son poids »62. Chez Thomas, le beau est dit avec constance : « ce qui plaît à l’appréhension » ou « à la vue »63. De cette affirmation, on a souvent cru pouvoir conclure à l’étonnante modernité de Thomas en matière esthétique. l’accord entre l’âme et l’étant. « Les deux modes d’accord de l’anima et de l’ens sont imparfaits. Aucun des deux n’est la convenientia animae et entis simpliciter perfecta. La possibilité la plus originaire de la convenientia n’est réalisée, ni dans la bonitas (perfecta), ni dans la veritas (perfecta). En elles, l’anima et l’ens ne viennent pas à l’accord de manière absolue. Le bonum simpliciter est un verum secundum quid (et vice versa), parce que le règne de la différence empêche la thématisation de leur unité comme unité, et que celle-ci est encore réduite à la distinction de leur différence. La bonitas et la veritas (dans le sens de leur ratio propria) assujettissent le moment de leur incomplétude à la perspective d’une mutua inclusio perfecta, c’est-à-dire d’une compénétration parfaite et d’une unification du bonum et du verum. De la détermination de son lieu transcendental, nous savons que cette compénétration advient dans le pulchrum. Dans le pulchrum, le bonum et le verum sont présents en leur unité originaire » (PÖLTNER, G., Schönheit, p. 171). Cette présentation nous paraît problématique à divers points de vue. Tout d’abord, Pöltner tend à relativiser la perfection des ordres du vrai et du bien, relativisant ainsi, à notre sens, leur caractère de participation transcendentale à l’être. La métaphysique demeure cependant une démarche essentiellement intellectuelle, qui fait participer à ses raisons le bien et le beau. Cherchant l’unité originaire des transcendentaux dans le beau, Pöltner met entre parenthèses la nécessaire proportio (impliquant essentiellement différence) commandée par l’essence de toute démarche intellectuelle spécifiquement humaine. 59 ALBERT LE GRAND, De pulchro et bono, q. 1, a. 2, c. 60 Cfr ECO, U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, p. 59. 61 Cfr Idem. 62 Ibidem, p. 60. 63 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 27, a. 1, ad 3 ; Ibidem, Ia, q. 5, a. 4, ad 1.

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Ce qui est considéré comme beau varierait en fonction du sujet « spectateur », et loin de la transcendentalité attribuée au bon et au vrai, on serait tout au plus susceptible d’établir une théorie psychologisante du beau, sans pouvoir gratifier ce dernier de l’universalité ontologique qu’on lui promettait. Si Thomas, incluant l’indéfectible part du plaisir subjectif au cœur de sa définition du beau, s’éloigne indubitablement de l’objectivisme de ses prédécesseurs (tel Albert le Grand), nous sommes pourtant loin du sensualisme ou du subjectivisme empiriste que voulait y voir de Munnynck64. Thomas soutient sans nul doute que le beau ne peut s’achever comme tel que lorsqu’il est appréhendé par un sujet, mais les conditions subjectives de l’esprit humain n’en constituent point pour autant la mesure absolue du beau65, qui doit plutôt être trouvée dans les critères ontologiques de perfection, proportion et clarté. Le beau est analogique, ainsi ne plaît-il à l’appréhension subjective que dans la mesure où l’intellect y reconnaît un ordre et une proportion similaires aux siennes. Si le beau, comme le vrai ou le bien, est un transcendental, il n’ajoute à la notion d’être qu’une relation au sujet. Mais c’est bien l’être lui-même qui fournit à l’étant tout ce qu’il doit posséder afin de pouvoir être considéré comme beau. C’est donc à l’horizon de la saisie de l’être que sera reconnu le beau. Et la lumière, critère formel du beau, jouera le rôle de moyen terme au sein de l’admirable proportion qui unit l’être et l’esprit. Le beau ajoute au bien un certain rapport avec la puissance connaissante. Ainsi est-il lié également aux sens qui procurent le plus de connaissance, c’est-à-dire la vue et l’ouïe. On n’entend guère parler, souligne Thomas, de belles odeurs ou de belles saveurs66. L’étude de la sensibilité n’a pas reçu de la part des commentateurs l’attention qu’elle méritait au sein de l’« esthétique » thomasienne. Et la connaissance du beau, puisqu’elle comporte un lien nécessaire avec la sensibilité, ne peut être dissociée chez Thomas de l’étude du « milieu ambiant », sans lequel l’objet des sens ne peut se présenter. Nous avons vu l’importance de la lumière comme splendeur formelle effusée du principe pour la caractérisation thomasienne du beau. Mais elle possède également un rôle primordial au sein de l’acte visuel. La couleur affecte le diaphane en acte. Ainsi, puisque le diaphane n’est amené à l’acte que par la lumière, il appert que la couleur n’est pas visible sans lumière67. 64 Cfr DE MUNNYNCK, M., L’esthétique de saint Thomas d’Aquin, pp. 228-246 ; ECO, U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, pp. 51-52. 65 Cfr DASSELEER, P., « Esthétique ‘thomiste’ ou esthétique ‘thomasienne’ ? », p. 328. 66 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 27, a. 1, ad 3. 67 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 14, n. 403.

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Sont transparents, notamment l’air et l’eau, ou divers corps solides comme le verre, mais aussi certains corps célestes. Nous ne pourrions en effet contempler les étoiles fixes, remarque Thomas, portées par la huitième sphère, si les sphères inférieures n’étaient pas transparentes ou diaphanes68. « La lumière est l’acte du transparent comme tel » et « […] lumen autem hoc modo comparatur ad dyaphanum sicut color ad corpus terminatum, quia utrumque est actus et forma sui susceptiui. Et propter hoc dicit quod lumen est quasi quidam color dyaphani secundum quod dyaphanum est actu factum dyaphanum ab aliquo corpore lucente, siue illud sit ignis aut aliquid aliud huiusmodi, sicut aliquod corpus celeste : esse enim lucens actu et illuminatiuum commune est igni et corpori celesti, sicut esse dyaphanum commune est aeri et aque et corpori celesti »69.

La lumière n’est, selon Thomas, ni corporelle, ni de nature spirituelle. Elle n’est pas non plus la forme substantielle du soleil, comme certains l’ont cru, car une forme substantielle ne peut être par elle-même l’objet d’une sensation, soutient Thomas. Elle n’est pas la forme substantielle de l’air, car sinon celui-ci se corromprait lorsque la lumière disparaît70. L’Aquinate définit la lumière comme la « qualité active des corps célestes »71. Ceux-ci, dont les rayons affectent toutes choses sur terre, sont actifs par leur lumière72. La lumière est plus précisément qualitas primi corporis alterantis, c’est-à-dire du corps le plus parfait et le moins matériel73. Ceux parmi les autres corps, ajoute Thomas, qui sont les plus formels et les plus mobiles, sont aussi actuellement lumineux ; ensuite viennent les corps diaphanes, puis les plus matériels, qui ne sont ni lumineux d’eux-mêmes, ni réceptifs à la lumière, c’est-à-dire les corps opaques74. L’effet de la lumière dans le diaphane, précise Thomas, est appelé lumen. Si cet effet vient en ligne directe sur le corps illuminé, c’est un rayon. Et s’il est causé 68

Cfr Ibidem, 14, n. 404. Ibidem, 14, n. 405. 70 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 67, a. 3, c. 71 THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 14, n. 420. 72 Cfr Idem. 73 Cfr Ibidem, 14, n. 422. Il y a peut-être une certaine évolution dans la pensée de Thomas sur ce point qui, dans la Somme théologique, avouait son incertitude quant à la luminosité intrinsèque des astres, pour ne l’attribuer sans la mettre en doute qu’au soleil : « Dicendum est ergo quod, sicut calor est qualitas activa consequens formam substantialem ignis, ita lux est qualitas activa consequens formam substantialem solis, vel cuiuscumque alterius corporis a se lucentis, si aliquod aliud tale est. Cuius signum est, quod radii diversarum stellarum habent diversos effectus, secundum diversas naturas corporum » (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 67, a. 3, c.). Thomas affirme toutefois déjà que la lumière n’a point de contraire, parce qu’elle « est la qualité naturelle du premier corps principe d’altération, lequel est éloigné de toute contrariété » (Ibidem, Ia, q. 67, a. 3, ad 2). 74 Cfr THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 14, n. 422. 69

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par la réflexion d’un rayon sur un corps, il est appelé splendor75. Ce n’est donc pas la forme substantielle du soleil que nous voyons, mais la splendeur de cette forme76. Les corps célestes exercent leur causalité sur le medium physique de la connaissance, c’est-à-dire l’air ou le milieu diaphane, dans la mesure où la lumière l’actualise et rend ainsi les couleurs visibles en acte77. La lumière est un référent symbolique omniprésent dans la pensée thomasienne. Thomas relève une analogie entre la lumière et l’être lui-même, lorsqu’il désire présenter la façon dont les créatures sont conservées dans l’être par Dieu : « l’être est de soi consécutif à la forme de la créature, à condition que l’on pose l’intervention de Dieu ; de même, la lumière est une conséquence de la diaphanéité de l’air, mais demande l’intervention du soleil »78. De manière plus précise, Thomas déclare : « Aer autem nullo modo natus est recipere lumen secundum eandem rationem secundum quam est in sole, ut scilicet recipiat formam solis, quae est principium luminis, et ideo, quia non habet radicem in aere, statim cessat lumen, cessante actione solis. Sic autem se habet omnis creatura ad Deum, sicut aer ad solem illuminantem. Sicut enim sol est lucens per suam naturam, aer autem fit luminosus participando lumen a sole, non tamen participando naturam solis ; ita solus Deus est ens per essentiam suam, quia eius essentia est suum esse ; omnis autem creatura est ens participative, non quod sua essentia sit eius esse. Et ideo, ut Augustinus dicit IV super Gen. ad Litt., virtus Dei ab eis quae creata sunt regendis si cessaret aliquando, simul et illorum cessaret species, omnisque natura concideret. Et in VIII eiusdem libri dicit quod, sicut aer praesente lumine fit lucidus, sic homo, Deo sibi praesente, illuminatur, absente autem, continuo tenebratur »79.

G. Siewerth a donné une excellente exégèse de ce texte dans son Schicksal der Metaphysik80. Thomas compare dans ce passage la manière dont l’air reçoit la lumière à celle dont les créatures reçoivent leur être. Il distingue au préalable deux manières pour une cause d’exercer son 75

Cfr Ibidem, n. 421. Cfr Ibidem, n. 420. 77 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 67, a. 3, ad 3 : « sicut calor agit ad formam ignis quasi instrumentaliter in virtute formae substantialis, ita lumen agit quasi instrumentaliter in virtute corporum caelestium ad producendas formas substantiales, et ad hoc quod faciat colores visibiles actu, inquantum est qualitas primi corporis sensibilis ». Ajoutons que Thomas parle plus généralement de la lumière comme d’un attribut de l’air, car l’air devient lumineux en acte. La couleur par contre, n’est pas un attribut de l’air. On ne parle pas, dit Thomas, d’air coloré. Cfr Ibidem, Ia, q. 67, a. 3, c. 78 Ibidem, Ia, q. 104, a. 1, ad 1. 79 Ibidem, Ia, q. 104, a. 1, c. 80 Cfr SIEWERTH, G., Das Schicksal der Metaphysik von Thomas zu Heidegger, pp. 381383. 76

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action. Lorsque la cause et l’effet sont du même genre, comme par exemple lors de l’engendrement d’un homme par un autre homme, la matière reçoit une forme dont le mode est identique à la forme de la cause. L’effet devient ainsi un étant autonome dans le genre concerné. Il conserve son être indépendamment de sa cause prochaine et en vertu de sa propre puissance. Il devient cause de son propre être. L’air par contre, ne reçoit en rien la lumière selon un mode identique à celui dont le soleil la possède. L’air devrait, sinon, être informé par la forme du soleil lui-même. Le soleil diffuse sa lumière à l’extérieur de lui et illumine l’air qui, quant à lui, reste dans l’impossibilité de garder cette lumière, de se l’approprier. La lumière, qui n’a aucune racine dans l’air, disparaît dès que le soleil cesse d’exercer son action illuminante. On parle alors de qualité fluente. Selon ce deuxième mode de causalité, l’essence ne possède donc pas en son fondement propre l’acte d’être, et conserve en elle une sorte de béance de potentialité81. L’être n’a pas d’abord ses racines dans la forme ou dans la matière de l’étant particulier, mais toujours en Dieu lui-même, qui en est la cause première. L’être est « réfléchi », pour exploiter encore un peu plus l’analogie de la lumière, par les étants, et vient ainsi, pour suivre Siewerth, à l’intériorité ou à la subsistance, tout comme la lumière en effet n’accomplit son rôle de référent et de mode de participation à la théophanie divine, qu’en se réfléchissant sur les corps, permettant ainsi la visibilité de la création. La forme, dira Siewerth, n’est alors rien d’autre qu’un « medium donnant ‘escorte’ (Geleit) et ‘direction’ à la réflexion de l’acte d’être envers sa propre profondeur »82. Mais au-delà de cette présence « par » les formes des créatures, l’être est surtout soutenu par l’action efficace de Dieu qui le donne sans discontinuer, hors du mouvement et du temps83, et dont dépend tout ens, en tant même qu’il est ens. Tout comme la lumière, diffusée, dé-fluée du soleil, est en quelque sorte la présence du soleil dans l’air, l’être, émané, dé-flué de Dieu, est la présence de Dieu en sa création et possède son « lieu » plus en l’efficace divine elle-même qu’au sein des créatures. Comme la lumière en effet, l’esse ne peut subsister en lui-même84. Il ne subsiste qu’en vertu de sa cause, c’est-à-dire Dieu, 81 Cfr Ibidem, p. 382 : « On en déduit tout d’abord, que la forme ou l’essence (Wesen) n’est pas menée (perducere) à l’acte d’être jusqu’en son fondement récepteur, c’est-à-dire qu’elle n’atteint pas sa simplicité de manière à ce que celle-ci demeure de quelque manière transcendante à l’acte de l’essence au sein de la différence réale ». 82 Idem. 83 Les créatures sont constamment maintenues dans l’être par Dieu, sous peine de tomber immédiatement dans le néant. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 104, a. 1, ad 4 ; IDEM, Quaestiones disputatae de potentia, q. 5, a. 2, ad 2. 84 Cfr SIEWERTH, G., Das Schicksal der Metaphysik von Thomas zu Heidegger, p. 383.

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à la manière dont la lumière n’illumine qu’en fonction de l’action du soleil. L’être et la lumière appartiennent à leur cause. Ce qui les reçoit, c’est-àdire les créatures ou l’air, participent à leur action sans en acquérir une nature identique. L’effet ne s’approprie pas ici la forme de la cause première elle-même. Il reste qu’à la manière même dont la lumière devient chaleur ou couleur au contact du monde physique, l’être non-subsistant prend dans les étants une détermination et une forme propre et originale. Il doit être clair que l’être ne vient à la subsistance que par l’efficace de sa cause, c’est-à-dire par l’action créatrice effective, à l’origine d’une multiplicité d’étants capables de faire venir l’être à cette subsistance ; c’est-à-dire encore, par la médiation d’un mouvement certes encore grevé de potentialité, mais dynamiquement approprié par la constitution d’un réseau en tension vers une unité ontologique plus accomplie, qui marque en même temps un véritable retour de l’être sur sa propre « profondeur ». Sans doute l’influence du néo-platonisme est-elle assez forte dans la caractérisation thomasienne de la lumière. Mais il faut encore se demander si elle peut s’accorder au cadre de la cosmologie aristotélicienne. Si la lumière actualise le diaphane, qu’elle illumine ainsi les voûtes célestes, l’air du monde sublunaire et va jusqu’à entrer en contact avec la pupille dans l’œil, ne faut-il point admettre l’existence d’un milieu auquel peut être attribuée une qualité identique tant aux sphères célestes qu’au monde sublunaire ? Il faudra alors se demander, tout d’abord, si un tel milieu fonctionne à la manière du substrat unique et commun d’une contrariété (la présence ou l’absence de luminosité) partagée par les sphères supérieures comme inférieures à celle de la lune. On répondra vraisemblablement que les sphères célestes remplissent parfaitement leur puissance et que par conséquent, elles sont toujours actuellement lumineuses et ne souffrent point de contrariété. Le sujet de la lumière en général, c’est-à-dire le diaphane, est en outre disposé au plus haut point envers sa forme (in ultima dispositione ad formam). Aussi l’action de la lumière apparaît-elle sans résistance et instantanée85. La réponse de Thomas semble bien se limiter à l’admission d’un sujet propre à la lumière (lumen), entièrement disposé par celle-ci86, qui en garantit la communication aussi bien par les sphères célestes transparentes que par l’air ou l’eau et permet la visibilité : le diaphane. Si et de quelle manière ce sujet, qui ne dépend pas directement des différences essentielles aux qualités élémentaires de sa matière physique – puisqu’on peut le trouver tant au sein de l’air et de l’eau que de l’éther 85 86

Cfr THOMAS D’AQUIN, In II de anima, 14, n. 421. Cfr Ibidem, nn. 424-426.

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propre aux corps incorruptibles –, mais paraît plutôt constituer une qualité formelle plus universelle, peut en quelque façon donner un substrat commun à quelque action partagée par le monde sublunaire et les sphères célestes, n’est jamais éclairci en tant que tel. Plutôt qu’à la manière d’un substrat physique, il semble d’ailleurs qu’il faille en parler comme d’une qualité produite par l’action de la lumière même, émanée des corps les plus formels sur les corps qui leur sont inférieurs, selon une hiérarchie de formalité qui s’éteint avec la terre, la plus matérielle et la plus opaque87. Il demeure pourtant clair que selon Thomas, seule une perspective logique – ni physique, ni métaphysique par conséquent –, permet d’attribuer quelque propriété commune aux corruptibles et aux incorruptibles. La notion de corps elle-même, était soumise à cette restriction. Si l’on accepte une différence de matière ou de genre entre les substances célestes et le monde sublunaire, il faudra alors admettre que, tout comme le mouvement causé ici-bas par les sphères célestes, la lumière n’est point une grandeur dont l’advenue serait produite par une continuité toute mécanique. Là où la sphère cause le mouvement des sphères inférieures et contiguës par une certaine force, la lumière adviendrait de même au monde sublunaire, par l’exercice de l’influence des astres, sans représenter par là une grandeur continue qui s’étendrait à travers les sphères jusqu’à la pupille. La lumière n’est pas un corps tout d’abord ; elle n’advient point à la manière d’une continuité dénombrée progressivement de la puissance à l’acte, mais, nous l’avons vu, instantanément. La question reste ouverte : ne faut-il pas conclure à une différence de nature entre la lumière des astres et celle du monde sublunaire ? C’est alors notre capacité à posséder quelque perception sensible des astres en eux-mêmes qu’il faut mettre en doute, puisqu’aucune matière sensible n’est commune. Ce que l’on en perçoit ne serait donc qu’une lumière participée, ou plus précisément l’action de l’astre dans l’air. Nous avons là le fondement d’un raisonnement analogique, manifestant une gradation de lumières de natures fondamentalement différentes, qui renvoie toujours à la nature plus parfaite qui la cause. La communication de l’être pourrait fonctionner d’une manière similaire chez Thomas. A bien y réfléchir, l’épistémologie thomiste peut, elle aussi, concorder avec un tel modèle. Le redoublement de l’image dans la species qui, une fois acquis, endosse le rôle d’a priori pour toute connaissance, et de ressemblance de l’objet connu au sein de l’âme, peut bien être qualifié à certains égards de « platonicien ». Il est d’ailleurs hérité de la doctrine augustinienne des vérités éternelles et se voit présidé par la distinction 87

Cfr Ibidem, n. 422.

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qu’il faut établir entre le corporel sensible et l’incorporel intelligible88. L’image, lorsqu’elle est illuminée par l’intellect agent, fournit la matière d’une abstraction qui donne accès, par similitude, à la vérité éternelle présente au sein de l’intellect divin. Il s’ensuit qu’en fonction de la rupture entre le sensible et l’intelligible, corrélative à la brèche révélée au sein du monde physique lui-même, la médiation offerte par le milieu diaphane et la lumière sensible qui l’actualise, doit renvoyer analogiquement à une médiation supérieure, transposée dans la sphère transcendante du divin, à laquelle correspond une lumière purement spirituelle, propre au dévoilement de l’intelligible. Le mot lumière, nous dit Thomas : « […] est institutum ad significandum id quod facit manifestationem in sensu visus, postmodum autem extensum est ad significandum omne illud quod facit manifestationem secundum quamcumque cognitionem. Si ergo accipiatur nomen luminis secundum suam primam impositionem, metaphorice in spiritualibus dicitur, ut Ambrosius dicit. Si autem accipiatur secundum quod est in usu loquentium ad omnem manifestationem extensum, sic proprie in spiritualibus dicitur »89.

Thomas fait également référence au texte biblique, qui dit que la lumière fut créée au premier jour. Or nombreux sont ceux qui entendent cette lumière comme la « lumière spirituelle ». C’est alors la formation de la créature spirituelle qui serait signifiée par ce texte, dans la mesure où « la formation de la créature spirituelle vient de ce qu’elle est illuminée pour pouvoir adhérer au Verbe de Dieu »90. Il en résulte que la lumière visible, tout comme la lumière intelligible de l’intellect agent d’ailleurs, ne sont que des lumen, ou des lumières participantes par rapport à la prima lux91, c’est-à-dire Dieu même, chez qui substance et clarté de l’intellect s’identifient92. La puissance de l’intellect 88 Cfr à ce propos VASILIU, A., Du diaphane, pp. 137-143. A cet égard, la conversio ad phantasmata apparaît à A. Vasiliu comme une tentative purement formelle de résolution de la rupture ontologique consommée entre le sensible et l’intelligible. 89 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 67, a. 1, c. 90 Ibidem, Ia, q. 67, a. 4, c. 91 Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 1, a. 4, sed contra 2. 92 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 55 : « […] modus cognitionis sequatur efficaciam principii cognoscendi. Lumen autem praedictum est quoddam divinae cognitionis principium : cum per ipsum elevetur intellectus creatus ad divinam substantiam videndam. Oportet ergo quod modus divinae visionis commensuretur virtuti praedicti luminis. Lumen autem praedictum multo deficit in virtute a claritate divini intellectus. Impossibile est ergo quod per huiusmodi lumen ita perfecte divina substantia videatur sicut eam videt intellectus divinus. Intellectus autem divinus substantiam illam videt ita perfecte sicut perfecte visibilis est : veritas enim divinae substantiae, et claritas intellectus divini, sunt aequalia ; immo magis sunt unum ».

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agent est comparée à une lumière émanant de Dieu et participée par et dans nos âmes. Tout comme la lumière en effet, en actualisant le diaphane, permet la vision des couleurs et des corps et fait donc passer le visible de la puissance à l’acte, l’intellect agent fait passer à l’acte l’intelligible en puissance, c’est-à-dire le phantasme. L’intellect est une lumière participée dans nos âmes, dont la cause n’est autre que Dieu lui-même. La lumière de l’intellect agent, comme celle de la foi ou de la prophétie, est infusée en nous par Dieu. Toujours, la lumière symbolise ce qui, prenant sa source dans la réalité suprême, déflue, se diffuse et s’étend sur un mode de réalité inférieur afin de le baigner, de le faire participer à un mode d’être supérieur. La beauté n’est issue que du croisement de divers réseaux référentiels. Ontologiquement si l’on peut dire, la beauté d’une chose dépend de la perfection de son être et du mode selon lequel l’étant participe, en vertu de ses plus ou moins parfaites proportions, à l’acte d’être déflué de Dieu. La beauté de la chose ou la splendeur de sa forme dépendent de sa participation à la lumière du soleil qui rend visibles en acte ses couleurs, son éclat et ses admirables proportions. Par la médiation de cette lumière physique et sensible, la faculté cognitive a accès à la beauté de l’étant, dans laquelle elle peut analogiquement reconnaître sa propre constitution, puisqu’elle est elle-même participation à la lumière de l’intellect agent, causée par Dieu. La pensée thomasienne du beau, nous l’avons constaté tout au long des quelques pages que nous lui avons consacrées, met particulièrement en valeur la structure analogique du réel. La reconnaissance des proportions correspondant à l’essence de la substance implique une distinction des parties du composé qui met en évidence la matérialité et la contingence du sujet auquel le beau peut être attribué. Le manque de disposition de la matière peut dès lors, tout comme il l’était pour le mal, servir de sujet à quelque privation de beauté. La juste proportion des éléments matériels, qui permet à la forme d’atteindre la perfection qui lui est propre, offre au contraire à la beauté de l’être de la chose de se manifester. La puissance cognitive y reconnaît alors sa structure fondamentale, participative d’une lumière supérieure, ce qui la conduit à s’élever à l’expérience du beau au sens propre93. Ainsi cette dernière peut-elle se révéler comme un analogue, 93 On trouvera un écho de cette thèse dans certaines formulations de Kovach. Par exemple : « Lorsque l’élément de beauté de la splendor formae, mais aussi sa source, la lux divina, est claritas intelligibilis et spiritualis, alors la beauté qui en est constituée ne doit précisément être connaissable que spirituellement et doit, comme connue spirituellement, être aimable et permettre le ravissement. Ce par quoi on a reconnu, d’une part, dans la

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sans doute inconscient, de l’expérience métaphysique94. Le Beau, très certainement, laisse apparaître l’harmonie, la consonance ou la convenance originaire en vertu de laquelle corps et intellect s’entre-appartiennent95. Il manifeste en tout étant la proportion des éléments, due à la vérité ou à la raison intrinsèque de l’étant, et ce jusqu’en la matérialité de celui-ci, c’està-dire en définitive, jusqu’en l’effectivité qui appartient à l’essence même de la chose et rend compte de la consonance existant entre son opération ou sa manifestation vers l’extérieur et son être.

connaissabilité suprasensible de la beauté, d’autre part dans son double rapport à l’intellect et à la volonté, deux piliers importants de la théorie thomiste de la beauté » (KOVACH, F. J., Die Ästhetik des Thomas von Aquin, p. 142). 94 Il faut rappeler dans ce contexte l’opinion très nuancée de Gilson : « […] Henri Bergson prête à Ravaisson cette pensée, dont on ne sait au juste si elle est de lui ou de Bergson même : ‘c’est la même intuition, diversement utilisée, qui fait le philosophe profond et le grand artiste’. Cette formule me procure la grande satisfaction de dire exactement le contraire de ce que je crois vrai. A partir de là, on ne s’entendra plus sur rien ; inutile d’en discuter, mais il est bon de s’en souvenir, car si elles ne sont pas ‘la même intuition’, ces deux intuitions se ressemblent peut-être en leurs profondeurs respectives. En distinguant, souvenons-nous de ne pas toujours opposer » (GILSON, E., Matières et formes, p. 16). Il reste que Gilson admet que l’art soit pour Thomas une vertu avant tout intellectuelle (Cfr Ibidem, p. 17), tout en critiquant sévèrement le rationalisme épuré des commentateurs, de Cajétan et Jean de Saint-Thomas jusqu’à J. Maritain, car si l’art peut bien se tenir pour une part du côté de l’esprit, « c’est bien dans le corps et par lui que s’exerce le faire, qui est l’essence même de l’art » (Ibidem, p. 19). 95 Cfr PÖLTNER, G., Schönheit, p. 175. Ibidem, p. 188: « Si le beau nous élève au rapport mutuel approprié de l’intellectus et du sensus, il est également tributaire de cette proportio. Seul celui qui est en situation de réaliser la debita proportio de l’intellectus et du sesus est capable de beau. Le mode et la manière selon lesquels nous nous laissons déterminer par notre corporéité, contribuent au lever de l’aurore de la beauté du beau ».

VI. MATIÈRE ET TRANSCENDANCE

Il nous faut maintenant tenter d’extraire quelque résultat systématique de la somme des questions traitées par Thomas qui se rapportent à la notion de matière, et remettre en évidence les éléments qui semblent les plus significatifs à notre propos. Pour ce faire, nous tenterons de resituer dans ses grandes lignes la position adoptée par le Docteur angélique envers les doctrines de Platon et d’Aristote, dont nous avons considéré qu’elles circonscrivaient déjà, dans une large mesure, le champ de notre investigation sur la matière. Nous tâcherons d’en dégager la structure générale de l’ontologie thomiste et principalement la manière dont elle articule esse, essence et substance. Il apparaît en effet que la critique aristotélicienne de la théorie des Idées est encore le prisme qui pousse Thomas, en s’opposant aux résurgences médiévales du platonisme, à enraciner l’essence dans l’être à partir de la substance. Nous nous pencherons ensuite sur les implications de la conception thomiste de la matière et de la nature dans la constitution d’un savoir méta-physique ou de quelque connaissance des réalités immatérielles, particulièrement dans la manière dont elle permet de délimiter les caractères de la démarche philosophique en confrontation avec la théologie. Nous nous efforcerons à cet égard de mettre en valeur, à partir des débats tenus par les thomistes et les antithomistes, quelques lignes d’interprétations qui nous semblent parfois occultées au sein de l’historiographie récente concernant les voies empruntées par la métaphysique au sortir du Moyen Age. VI.1. STRUCTURE DE L’ÊTRE THOMISTE ENTRE PLATONISME

ET

ARISTOTÉLISME

« Participation » et « causalité » peuvent bien être considérées comme les maîtres-mots de l’investigation philosophique thomasienne sur l’essence du monde et des rapports que celui-ci entretient avec son créateur. Nos questions ont trouvé de manière récurrente le principe de leur résolution au sein de la distinction qu’il convient d’établir entre, d’une part, un ordre qui appartient de soi à la nature, et d’autre part, la causalité première de Dieu qui, à la fois, inaugure et parachève cet ordre. Ce lien entre la nature et l’activité libre de Dieu doit être particulièrement mis en

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évidence à partir de l’interprétation thomasienne de l’être comme ressemblance de Dieu. Cette compréhension à la fois exemplaire et médiatrice de l’être en effet, écartée de toute hypostasiation émanatiste, devait permettre d’articuler causalité créatrice, opérant par un acte d’être nonsubsistant par soi, et réception participative en une subsistance propre pour les étants créés. Ce réseau conceptuel trouve bien entendu ses origines au sein des tendances fondamentales appartenant à l’aristotélisme d’une part, et à la philosophie de Platon d’autre part. Le débat initié par le Stagirite avec la doctrine de son maître donna matière à nombre de tentatives de conciliations, au sein du néo-platonisme grec notamment, mais aussi dans la pensée arabe et au Moyen Age latin. La doctrine de Thomas fait partie d’une telle tradition, de nombreux commentateurs ont cherché à le montrer depuis la première moitié du XXe siècle, revalorisant ainsi, au-delà de la lettre thomasienne, au premier abord entièrement dévouée à la cause aristotélicienne, les nombreux éléments platoniciens et néo-platoniciens intégrés à la synthèse philosophique et théologique du saint docteur. Si les principes de la philosophie aristotélicienne ainsi que nombre de conclusions tirées par le Stagirite ont constitué le cadre fondamental de l’expression conceptuelle de la pensée thomiste, cette dernière serait également née de la maturation, dans l’esprit du Docteur angélique, de plusieurs autres éléments, caractérisés par une appartenance notable à la tradition de pensée platonicienne ou néo-platonicienne. Il est bien connu que Thomas fut l’un des premiers, voire le premier à déceler l’origine néo-platonicienne du De Causis, jusqu’alors attribué à Aristote. L’Aquinate souligna en effet que les doctrines présentées dans ce traité se trouvaient originellement dans l’Elementatio theologica de Proclus, et toujours de manière plus élaborée1. Pour un certain nombre d’interprètes, le commentaire de cet ouvrage, exécuté tardivement, plus précisément vers 12722, serait un signe de la sympathie croissante qu’aurait éprouvée Thomas pour le platonisme. L. Elders avait pourtant fait remarquer que les références explicites au De causis sont en fait bien plus nombreuses dans les traités de jeunesse, dans le Commentaire des Sentences notamment, et s’étiolent au fil du temps pour devenir fort rares dans la Somme contre les Gentils par exemple3. On relève bien entendu plusieurs 1 Cfr ELDERS, L., « Saint Thomas d’Aquin et la métaphysique du ‘Liber de causis’ », p. 430. Cfr THOMAS D’AQUIN, Super Librum de causis expositio, Prooemium, p. 3. 2 Cfr TORRELL, J.-P., Initiation à saint Thomas d’Aquin, pp. 324-326. 3 Cfr ELDERS, L., « Saint Thomas d’Aquin et la métaphysique du ‘Liber de causis’ », p. 429. Cfr également ELDERS, L. J., « Saint Thomas d’Aquin et Aristote », p. 363 : « On

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éléments platoniciens au sein du commentaire aux Noms divins de Denys ou du De Trinitate et du De hebdomadibus de Boèce, mais ceux-ci sont de facture plus ancienne4. Les arguments apportés à la thèse d’une véritable évolution en faveur du platonisme ne sont à vrai dire pas déterminants. D’autre part, il est certain que si celle-ci eut lieu, le platonisme n’a jamais remplacé ni même égalé les cadres solides de l’aristotélisme dans l’esprit de l’Aquinate. Il faut souligner par ailleurs que si Thomas a commenté certains écrits néo-platoniciens dans les dernières années de sa vie, cette même période était également consacrée, et ce dans une bien plus large mesure (d’environ 1268 à 1273), au commentaire des œuvres d’Aristote. Ensuite et surtout, le néo-platonisme a toujours été présent, au moins de manière implicite, au sein des écrits thomasiens. L’aristotélisme fut transmis au Moyen Age par les commentateurs arabes, dont un grand nombre développa une interprétation manifestement néo-platonisante de l’œuvre du Stagirite. Thomas se réfère en outre aux commentateurs grecs d’Aristote, parfois néoplatoniciens, et aux Pères grecs et latins, pour lesquels l’influence du maître de l’Académie fut la plupart du temps majeure. Enfin, Aristote n’était-il pas lui-même à certains égards, comme le rappelle M. Bastit, « le meilleur élève de Platon »5 ?

soulève parfois l’objection suivante : le fait que, à la fin de sa vie, saint Thomas ait commenté l’ouvrage néoplatonicien De Causis, est quand même caractéristique de sa sympathie croissante pour le platonisme. Disons d’emblée que, à notre avis, il n’en est rien : sous plusieurs égards, la doctrine du De Causis est très éloignée de la métaphysique thomiste, même si saint Thomas emprunte un certain nombre de propositions à ce texte pour les citer dans ses ouvrages. D’ailleurs l’Aquinate était convaincu du caractère imparfait du DC et on peut relever un bon nombre d’observations critiques tout au long du commentaire. Il y a enfin peu de références au De Causis dans la Somme de théologie et la Somme contre les Gentils. La présence de quarante-cinq références dans le De Veritate et de trente dans le De potentia semble refléter l’intérêt porté à ce texte dans les cercles universitaires. Cela suggère aussi la réponse à la question de savoir pourquoi l’Aquinate a écrit un commentaire sur ce traité : dans son dessein de jeter les fondements d’une philosophie vraie et cohérente, il devait situer aussi ce traité un peu étrange, mais célèbre, pour permettre ainsi aux étudiants d’en récupérer tout ce qui pouvait servir dans la construction de la métaphysique. Ainsi il protégeait d’avance l’édifice de doctrines philosophiques qu’il s’était proposé de construire, contre la critique qu’il aurait méconnu le platonisme ». 4 Selon Torrell, il faudrait dater le commentaire aux Noms divins du séjour de Thomas à Orvieto (1261-1265) ou de la période suivante, passée à Rome (1265-1268). Quant aux commentaires des œuvres de Boèce, celui du De Trinitate devrait être situé entre 1257 et 1259, au cours du premier séjour parisien de Thomas. Nous ne disposons actuellement pas de renseignements suffisants qui permettrait de dater de manière précise le commentaire du De ebdomadibus (Cfr TORRELL, J.-P., Initiation à saint Thomas d’Aquin, pp. 97-101, 185-189). 5 Cfr BASTIT, M., « Le thomisme est-il un aristotélisme ? », p. 101.

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Selon M. Grabmann, Thomas fut en quelque sorte le représentant par excellence au Moyen Age d’une volonté de purification et de redécouverte du véritable Aristote, au-delà des commentaires arabes6. L’ensemble de la réception d’Aristote par Thomas pourrait être compris, selon cette perspective, comme un « mouvement de déplatonisation d’Aristote »7. Cette interprétation semble encore largement justifiée aujourd’hui. Il ne s’agit cependant pas d’attribuer ainsi à l’Aquinate une épuration intégrale des éléments platoniciens transmis avec l’œuvre du Stagirite, ni de dénier la présence de quelque thèse proche des doctrines issues de Platon au sein de la pensée thomasienne elle-même. Outre les médiations d’Augustin, Némésius et Boèce, Proclus et Denys, outre les nombreux éléments platoniciens que comportait l’enseignement des Pères, Thomas reçoit encore le platonisme, entendu en un sens très large, et à l’instar de la plupart de ses contemporains, par l’intermédiaire de Chalcidius, Macrobe, Cicéron, divers auteurs arabes et plusieurs philosophes et théologiens du XIIe siècle. C’est un Platon passé au prisme du moyen et du néo-platonisme. On sait encore que Thomas utilisait l’In praedicamenta Aristotelis de Simplicius, qui regorge de références à, entre autres, Boéthus, Andronicus, Arrchytas, Alexandre d’Aphrodise, Théophraste, Plotin, Damascius, Porphyre, Jamblique8. L’accès de première main à l’œuvre même de Platon reste par ailleurs au XIIIe siècle très restreint. Il se résume essentiellement au fragment du Timée traduit par Chalcidius – certes massivement utilisé depuis le XIIe siècle – et aux traductions du Ménon et du Phédon réalisées par Aristippe de Catane9. Le « platonisme » de Thomas, quasi 6 Cfr GRABMANN, M., Thomas von Aquin. Persönlichkeit und Gedankenwelt. Eine Einführung, p. 57. On retrouvait une opinion similaire chez J. Mc Evoy par exemple : « En philosophie de la nature, l’intention de S. Thomas fut, à mon avis, de restaurer la doctrine aristotélicienne dans toute sa pureté originelle, en la purifiant des additions et des développements d’origine stoïcienne et néoplatonicienne qui l’entouraient et même l’affaiblissaient, comme les notions de matière spirituelle ou de puissance active. Cette œuvre de clarification est apparentée au but général que S. Thomas poursuivait quand il se tournait vers les sciences aristotéliciennes : il était, en effet, tout à fait conscient que de nombreux écrits douteux ou faussement attribués au Stagirite étaient alors en circulation et que l’aristotélisme pur n’avait pas encore atteint les penseurs de son époque, car ceux-ci avaient connu cette philosophie tout d’abord à travers Avicenne, puis, à partir de 1240 environ, à travers Averroès, et ils lisaient encore du Proclus (par exemple, le Liber de Causis) sous le nom d’Aristote. C’est pourquoi notre saint docteur entreprit de présenter à ses contemporains un aristotélisme plus authentique, en substituant ses propres commentaires à ceux d’Averroès, qu’il considérait souvent comme trompeurs et même parfois comme carrément dangereux » (MCEVOY, J., « ‘Finis est causa causarum’ : le primat de la cause finale chez S. Thomas », pp. 96-97). 7 DE LIBERA, A., La philosophie médiévale, p. 359. 8 Cfr Ibidem, p. 358. 9 Cfr Ibidem, p. 356.

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intégralement passé au crible d’innombrables filtres, ne manquerait pas de paraître pour le moins hétérodoxe aux historiens modernes de la philosophie antique. On pourra encore signaler que chercher à retrouver le substrat même de la pensée aristotélicienne au-delà de ses commentateurs et rejeter unilatéralement Platon lui-même, ne sont pas une seule et même chose. C. Fabro, L. B. Geiger, R. te Velde ou encore W. N. Clarke par exemple, n’ont pas tort de souligner l’origine platonicienne de la notion de participation qui rythme la pensée de l’être thomasienne10. On ne pourra non plus nier la teneur dyonisienne de la conception de la lumière développée par Thomas, si fondamentale pour une juste compréhension de la « révélation » divine au sein de sa création. La doctrine de la création développée par saint Thomas aura puisé aux sources platoniciennes plus aisément qu’aux péripatéticiennes. Le Timée jouissait déjà d’une tradition interprétative au XIIe siècle11, dont le XIIIe s’inspira largement pour formuler sa propre manière d’aborder la question. Enfin et surtout, le schéma de l’émanation créatrice, la manière dont être et intellect se diffusent de la source première pour se substantifier selon différents modes moins parfaits, mêle manifestement influences dionysiennes, proclusiennes, avicéniennes et boéciennes en une interprétation renouvelée d’un schéma de l’univers constamment repris au Moyen Age. A cet égard d’ailleurs, nous avons vu comment l’on pourrait considérer que Thomas, tout en conservant le fond de cette doctrine, tend à dynamiter de l’intérieur ce schéma d’allure générale plutôt néoplatonicienne, à l’aide d’une conception de l’être substantiel héritée de l’aristotélisme. Pour J. A. Aertsen encore, en dépit de l’argument célèbre, déjà nettement mis en avant par la Physique, selon lequel le mouvement circulaire est le plus parfait12, l’idée de circulation qui structure les ordres étagés de la création est également de provenance néoplatonicienne13. L’identification du principe à la cause finale, ou du commencement et de la fin, dans la tension éprouvée par tout être vers son accomplissement, le désir d’être uni pour toute chose à sa cause comme ce dont provient son plus grand bien, en bref, le caractère 10 Cfr FABRO, C., Participation et causalité selon S. Thomas d’Aquin ; GEIGER, L. B., La participation dans la philosophie de S. Thomas d’Aquin ; TE VELDE, R. A., Participation and substantiality in Thomas Aquinas ; CLARKE, N. W., « The meaning of participation in St. Thomas ». 11 Cfr SPEER, A., Die entdeckte Natur. 12 Argument auquel se réfère pourtant Thomas. Cfr notamment THOMAS D’AQUIN, In I Metaphys., 1, n. 4. 13 Cfr AERTSEN, J. A., Nature and creature, pp. 40-45.

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circulaire ou d’exitus-reditus qui caractérise le mouvement de l’être en toute créature, Thomas le tient pour une part vraisemblablement d’origines néoplatoniciennes, de sa lecture de Proclus ou de Denys notamment14. Sans aucun doute cependant, la description du mouvement des sphères et les théories du ciel et des intelligences développées par le Stagirite pouvaient également mener à de telles conclusions, d’une manière peut-être moins explicite et directe. Ce n’est aussi que par le retour de l’intellect sur soi que l’homme trouve accès à l’ordre supérieur des substances ou intelligences séparées15. Il est mené ainsi à participer les intelligences qui lui sont supérieures, non cependant d’une manière telle qu’il s’assimile à leur pureté, ou encore que sa fin se situe simplement dans une continuité avec l’intellect agent, comme le pensait Averroès. L’intellect humain demeure en cela, selon son mode d’être substantiel propre, discursif, et soumis à l’initiative de la révélation divine, inaccessible par des moyens simplement naturels. Les noces du platonisme et de l’aristotélisme sont sanctifiées chez Thomas par la foi chrétienne. Et on ne peut réduire l’inspiration thomasienne à ses seules sources philosophiques, antiques ou arabes. Si Thomas puise les fondements conceptuels de sa doctrine chez Aristote, c’est avant tout parce qu’il y trouve un mode d’expression rationnelle estimé capable de rendre compte de certaines vérités corrélatives à la foi. La philosophie d’Aristote, d’Avicenne et d’Averroès forment le soubassement naturel et rationnel susceptible d’offrir au champ théologique le soutien universel dont il a besoin. En outre, le champ de la rationalité antique elle-même se voit radicalement transformé ou élargi à la lumière d’une philosophie de l’universalité de l’être même, étrangère au Stagirite. Mais il faut certes jouer de beaucoup de nuances en ce problème, puisque si la pensée d’Aristote est étudiée par Thomas à partir du prisme d’une telle philosophie de l’être, cette dernière fut néanmoins érigée à partir de, et en fidélité avec les principes fondamentaux qui forment le cadre de la philosophie aristotélicienne (l’irréductibilité des genres, les notions d’acte et de puissance, de forme et de matière, de substance et d’accident, etc.)16. 14 THOMAS D’AQUIN, Super de divinis nominibus, cap. 1, l. 3, n. 94 : « Est autem ulterius considerandum quod omnis effectus convertitur ad causam a qua procedit, ut Platonici dicunt. Cuius ratio est quia unaquaeque res convertitur ad suum bonum, appetendo illud ; bonum autem effectus est ex sua causa, unde omnis effectus convertitur ad suam causam, appetendo ipsam. Et ideo postquam dixerat quod a deitate deducuntur omnia, subiungit quod omnia convertuntur ad ipsam per desiderium […] ». 15 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Metaphys., 1, n. 4. 16 Ainsi peut-on comprendre, sans y souscrire intégralement, l’indignation de L. J. Elders : « Faut-il dire que saint Thomas a transformé Aristote? La question centrale est la suivante :

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VI.1.1. La confusion du logique et du réel : le cas d’Avicébron Thomas rejette sans équivoque les Idées séparées au profit de la doctrine aristotélicienne de la substance et de sa composition hylémorphique, bien plus à même de garantir à ses yeux l’unité de tout étant concret. Nous avons suffisamment souligné l’unité qu’accordent Aristote et Thomas d’Aquin à la substance composée naturelle, objet propre de la science physique. Contre les platoniciens qui n’admettaient de véritable savoir que des Idées, c’est-à-dire de pures déterminations formelles séparées, Thomas affirme, avec le Stagirite, la possibilité d’une science de la nature basée sur l’abstraction de la forme à partir de son substrat sensible. Or, puisque tout ce que désigne la définition appartient à l’espèce, la matière appartient également à l’espèce. On perçoit bien la distinction si l’on ramène le problème à celui des conceptions de la matière propres à Aristote d’une part et Avicébron d’autre part. Chez Aristote, le terme de matière est susceptible d’être appliqué quasi-indifféremment tant au substrat naturel duquel provient la chose en devenir (matière sensible) qu’au genre dans la définition (matière intelligible), ou encore à la matière locale des sphères célestes. Le terme de « matière », dans le langage conceptuel qu’Aristote est en train d’élaborer au prix de multiples tâtonnements, ne semble avoir de manière générale que la fonction d’une sorte de principe ou concept réflexif, et se rapproche donc en définitive du rôle d’une intention « seconde » ou catégorie « formelle » permettant de discourir sur le réel17. Or cette thèse ne doit pas être confondue avec celle que développe le philosophe juif Ibn Gabirol, qui admet un substrat réel unique pour toutes les formes de ce cadre dans lequel l’Aquinate interprète Aristote, est-il un alien framework, c’est-à-dire un cadre étranger à la pensée aristotélicienne, comme le veut Owens? S’agit-il de principes non aristotéliciens, comme le veut Jaffa? Notre réponse est un ‘non’ catégorique : l’anthropologie thomiste de la métaphysique de l’être ainsi que l’éthique fondée sur les inclinations naturelles de l’homme ne sont pas des développements qui faussent la pensée d’Aristote : ces doctrines découlent des principes posés par Aristote. Saint Thomas lui-même l’indique d’ailleurs pour la métaphysique de l’être : ce sont ceux qui ont suivi Platon et Aristote qui ont compris cette dépendance de tous les étants de Dieu ainsi que la composition réelle de l’être et de l’essence dans les créatures. Ce qui arrive c’est que saint Thomas ne limite pas ses interprétations au seul exposé d’un texte, prout jacet, mais il en pénètre la doctrine, pour la relier aux principes d’Aristote lui-même et à la veritas rerum. Grâce à cette insertion dans un ensemble plus profond, la vérité contenue dans un passage ressort dans toute sa signification » (ELDERS, L. J., « Saint Thomas d’Aquin et Aristote », p. 374). 17 W. Wieland faisait des principes de la Physique essentiellement des concepts réflexifs et « des structures du discours sur le réel physique » (COULOUBARITSIS, L., La physique d’Aristote, p. 27). Selon lui, la matière représentait à cet égard l’exemple par excellence (WIELAND, W., Die aristotelische Physik, pp. 209-211). Notons qu’il ne fait là que rejoindre, sous une forme plus moderne, l’opinion de Dietrich de Freiberg à propos de la matière.

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l’Univers, une matière universelle qui, sur le plan logique, s’identifie au genre le plus commun, et permet finalement de discourir de manière univoque sur toute réalité. Saint Thomas maintiendra fermement l’immatérialité des substances spirituelles séparées, tout comme la différence irréductible des matières supportant les mondes sub- et supra-lunaires, établissant par là un discours métaphysique fondé sur l’analogie ou la proportion de rapports, et qui dépend de la distinction des genres du savoir en fonction de leurs sujets opérée par Aristote. Alors qu’Avicébron tend indéfectiblement à faire de la matière un substrat réel unique pour toutes les formes, le concept de matière ne fonctionne univoquement que sur le plan logique chez le Stagirite, tout en faisant signe vers l’irréductible diversité des genres. L’ambiguïté à laquelle mena cette attitude poussa les interprètes arabes et médiévaux à préciser le vocabulaire du Stagirite et à distinguer plus nettement l’objet des sciences logiques et métaphysiques. Alors que les premières s’attachent aux intentions univoques, la métaphysique prend pour objet, chez Thomas, l’être séparé pour toute chose. Il suffit pour nous de suivre les inébranlables conclusions d’A. Forest : aux yeux de Thomas, « la véritable différence entre Platon et Aristote, c’est que, pour le premier, les notions intelligibles subsistent dans la réalité avec le caractère même qu’elles présentent dans la pensée »18. Platon tenait en effet pour séparées les Idées par exemple d’Un et d’Etre, tout autant que celles d’animal et d’homme, les faisant toutes demeurer par elles-mêmes. Ainsi Socrate était-il homme et animal selon deux raisons différentes, correspondant chacune à une réalité dont la distinction ne pouvait que mettre en danger l’unité concrète du composé. Or, « nulla pars integralis praedicatur de suo toto » : « il ne faut pas considérer le genre comme une réalité à part et séparée de chacune de ses espèces, mais il représente la réalité même de l’espèce, quoique d’une façon indéterminée »19. Souvenons-nous des critiques adressées par le Stagirite à l’enseignement oral de Platon, qui faisait de l’Un et de la Dyade indéterminée les principes substantiels de tout être en devenir. Ce fut l’incrimination de cette idée, dont la clef doctrinale était identique à celle des Eléates, qui poussa Aristote à établir sa propre doctrine des trois principes de la nature, lui permettant d’élaborer une science du devenir et des différents modes de prédication. Aussi le Stagirite distingua-t-il l’unité de la substance, des principes qui président à l’abstraction. 18 FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 309 ; Cfr THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 9, ad 6. 19 FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 309.

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De l’assimilation platonicienne des ordres réel et logique proviennent entre autres, selon Thomas, les doctrines de la multiplicité des formes substantielles et de l’universalité de la matière20. La première cherche à relever, au sein de chaque composé concret, une multiplicité de formes correspondant à la hiérarchie des genres et des espèces. Avicébron d’autre part, figure de proue de la seconde, « a pensé que la composition intelligible devait être aussi considérée comme une composition réelle, de telle sorte que, pour tout ce qui existe dans le genre, ce genre lui-même serait la matière et la différence la forme »21. C’est de tels principes logiques que dérive également, bien qu’elle se distingue à strictement parler de la thèse d’une universalité de la matière, la théorie, célébrée surtout parmi les théologiens franciscains, de la composition matérielle des anges. La doctrine de la création s’en voit déformée de manière similaire. Une large part de la théologie de souche platonicienne suppose que le principe premier n’explique que les caractères communs présents dans les effets. Chaque différence dépend alors de l’intervention d’une forme nouvelle, spécifiant ou déterminant formellement le principe premier. Or on ne peut admettre ainsi que l’humanité et l’animalité dépendent, au sein d’un même homme, de principes séparés22. C’est encore là l’une des sources de l’opposition de l’Aquinate à la procession des médiations néo-platoniciennes, reprises par les Arabes. C’est un certain platonisme qui se trouve donc au principe de ces doctrines scolastiques incriminées par Thomas ; un platonisme sans aucun doute perverti et passé par le prisme d’Avicébron, qui demeure l’un des adversaires majeurs de l’Aquinate23. 20 Cfr Ibidem, p. 310. Il faut relativiser cependant l’influence de la conception logique des platoniciens et d’Avicébron sur les tenants du pluralisme au Moyen Age. Cet héritage, indiqué par Thomas lorsqu’il s’agissait de défendre le point de vue de l’unité, n’apparaît en vérité que très peu visible dans l’argumentation pluraliste. R. Zavalloni l’avait très bien remarqué : « Le principe fondamental sur lequel s’appuie la théorie pluraliste se greffe sur la réalité physique : un être comporte autant de formes qu’il a d’actions et d’opérations différentes. Ce sont les partisans de l’unité qui mettent en avant, contre les pluralistes, des arguments d’ordre logique, relatifs à la praedicatio per accidens. Par contre, il arrive très rarement que des arguments de cette sorte soient invoqués par les partisans de la pluralité des formes. Leurs arguments sont, en général, d’ordre physique » (ZAVALLONI, R., Richard de Mediavilla et la controverse sur la pluralité des formes, p. 484 ; Cfr également Ibidem, pp. 498-499). C’est là peut-être l’angle le plus clair sous lequel peut être comprise la manifeste incompréhension des deux factions en présence. Ils argumentent en effet à partir de perspectives radicalement différentes. 21 THOMAS D’AQUIN, De substantiis separatis, cap. 5 ; Cfr FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 310. Thomas avait bien pu voir en Avicébron un tenant du platonisme. L’un des textes les plus explicites que l’on trouvera sous la plume de l’Aquinate se situe en Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 3, c. 22 Cfr Idem. 23 Ainsi A. Forest pouvait-il écrire : « On peut donc dire que Saint Thomas rencontre devant lui, dans la plupart des doctrines qu’il examine, le même adversaire qui est ‘Platon’,

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VI.1.2. Réfutation du panthéisme matérialiste de David de Dinant Cette confusion des ordres logiques et réels, Thomas la voit également à l’œuvre dans le panthéisme matérialiste de David de Dinant, dont il convient toujours de dire un mot au sein d’une étude consacrée à la notion de matière au Moyen Age. L’Aquinate rapproche par ailleurs explicitement cette doctrine, à la manière d’Albert avant lui, de celle d’Avicébron24. C’est alors qu’il traite le problème de la nature de l’âme que Thomas en vient à exposer la doctrine de David de Dinant : « […] quorumdam antiquorum philosophorum error fuit, quod Deus esset de essentia omnium rerum : ponebant enim omnia esse unum simpliciter, et non differre, nisi forte secundum sensum vel aestimationem, ut Parmenides dixit : et illos etiam antiquos philosophos secuti sunt quidam moderni ; ut ou encore Avicébron, mais il faut bien voir que les thèses scolastiques, auxquelles il s’oppose, avaient elles-mêmes fait subir des modifications importantes à la doctrine primitive » (Ibidem, p. 311). 24 Un parallélisme qui perdurera d’ailleurs longtemps dans l’école dominicaine, puisqu’il est encore évoqué par G. Bruno (1548-1600) (Cfr BRUNO, G., Des liens (De vinculis in genere), p. 78. Albert rapprochait déjà explicitement la doctrine de David et celle de l’hylémorphisme universel d’Avicébron : « Et quod obicitur de noy et materia, dicendum, quod si noys primum formabile est ad incorporeas substantias et materia primum formabile ad corporeas, concedunt quidam, quod noys et materia prima id quod sunt, idem sunt ; hoc enim necesse est concedere omnes illos qui corporalium et incorporalium dicunt esse materiam unam. Super quam positionem fundatus videtur esse liber, qui dicitur Fons Vitae, quaem quidam dicunt factum esse ab Avicebron philosopho. Quod tamen ego non credo esse verum. Puto enim corporalium esse materiam unam primam, incorporalium autem nullam, ut expresse in libro de Trinitate dicit Boethius, esse tamen in ipsis incorporalibus, in quantum facta sunt, aliquid primum subiectum, quod quasi fundamentum eorum est quibus ad esse perfectum determinatur, quod cum materia nec idem specie nec genere est, sed similitudinem habet ad ipsam secundum proportionem. Sicut enim materia ad formas, quibus determinatur, se habet, sic istud se habet ut primum subiectum ad se determinantia » (ALBERT LE GRAND, Summa theologiae, Ia, tr. 4, q. 20, cap. 2, p. 104a). IDEM, Physica, L. I, tr. III, cap. 11, p. 57a : « Ex his autem quae dicta sunt secundum sententiam Peripateticorum, patet, quod materia per analogiam cognoscitur, quia sicut informe in artibus se habet ad formatum, sic ipsa se habet in naturalibus. Et ideo ipsa est id quod formatur et distinguitur omni forma, ut dicit Avicebron in libro, quem fecit de materia et forma, quem Fontem vitae vocavit, eo quod ex ipso sicut ex fonte vita fluat intellectus et scientiae, quod omnium si materia una prima. Et sunt eius rationes multae, quarum tamen quattuor magis sunt aliis efficaces ». Ibidem, L. I, tr. III, cap. 11, p. 59a : « Et nos quidem hic non habemus loqui de his, sed in scientia divina, nisi pro tanto, quod dicit omnium esse materiam unam. Huic enim non omnes concordaverunt Peripatetici, et ipse Avicebron magis videtur fuisse Stoicus, virtutes ponens incorporeas in nullo existentes corpore, quam Peripateticus. Et ideo volumus ponere sententiam Peripateticorum, quam putamus fuisse Aristotelis, et ostendere, in quo deviavit ab eis Avicebron. Dico ergo, quod non fuit sententia Peripateticorum intelligentias compositas fuisse ex forma et materia, sed esse formas simplices, non tamen in fine simplicitatis, et ideo posse eas reflecti super se in scientia essentiae suae, et in hoc habere eas dicunt modum compositionis et non compositionem essentialem ».

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David de Dinando. Divisit enim res in partes tres, in corpora, animas, et substantias aeternas separatas ; et primum indivisibile, ex quo constituuntur corpora, dixit yle ; primum autem indivisibile, ex quo constituuntur animae, dixit noym, vel mentem ; primum autem indivisibile in substantiis aeternis dixit Deum ; et haec tria esse unum et idem : ex quo iterum consequitur esse omnia per essentiam unum »25.

Ainsi David identifierait-il en un seul et même être à la fois Dieu, l’esprit et la matière. Thomas tirait sans doute l’essentiel de sa connaissance de la doctrine de David des critiques que lui avait déjà adressées Albert le Grand. Ce dernier avait souligné que le fondement de la doctrine de David devait être cherché dans son matérialisme, qu’il tirait surtout d’Alexandre d’Aphrodise26. Albert rapprochait David d’Avicébron et Alexandre, mais aussi des anciens philosophes grecs Mélissus et Parménide, et de Démocrite et l’école hylozoïste grecque. Tous ceux-ci, remarquait en effet Albert, soutenaient que la matière est non seulement l’unique principe de toutes les réalités corporelles, mais également la substance commune de tous les êtres27. David aurait donc été moniste, et aurait fait de la matière même la substance de toutes choses, en ce compris de l’esprit séparé (νοῦς) et de Dieu. C’est en raison d’un tel monisme panthéiste, qui fait en quelque sorte entrer Dieu dans la composition même du monde, que Thomas le rapproche des erreurs de ceux qui font de Dieu l’âme du monde ou du premier ciel, ou encore le principe formel de toutes choses, comme Amaury de Bène28. David en aurait fait quant à lui la « matière première », ou « le principe matériel » de l’univers. Albert semble s’être encore opposé à la théorie de l’abstraction défendue par David, selon laquelle l’esprit parviendrait par éliminations successives à une réalité commune à tous les êtres. Un passage significatif apparaît dans la IIa pars de la Summa theologiae, dont l’authenticité est cependant mise en doute. Le principe de l’erreur attribuée à David est que resolutio nec univoca est, nec una in omnibus : THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 17, q. 1, a. 1, c. Théry s’est attaché à montrer comment cette parenté ne reposait selon lui sur aucun fondement solide. T. Dagron affirmait par contre récemment qu’Albert avait eu raison de rapprocher David d’Alexandre. David est en tout cas un authentique naturaliste et non un simple dialecticien. Le nœud du problème réside dans l’interprétation qu’en a donnée Thomas, qui faisait de David un tenant de plus de la confusion entre le réel et le logique, et poussait ainsi Théry à étudier sa doctrine au prisme de son « incapacité à comprendre l’analogie de l’être » (Cfr THÉRY, G., Autour du décret de 1210 : I. – David de Dinant, pp. 5772 ; DAGRON, T., « David de Dinant. Sur le fragment des Quaternuli », pp. 420-422). 27 Cfr ALBERT LE GRAND, Physica, L. I, tr. II, cap. 10. 28 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 3, a. 8, c. 25 26

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« Ad aliud dicendum, quod omnis iste error provenit ex prava intelligentia dictorum Aristotelis. Quando enim dicit, quod scientia est res scita, non intelligit, quod per eumdem modum sit scientia et res scita : sed, sicut dicit in principio Physicorum, quod eadem sunt principa essendi et sciendi, aliter et aliter accepta : quia accepta in esse rato rei sunt principia essendi : accepta autem secundum rationem et esse intentionale, quod habent in ratione, sunt principia sciendi. Et ideo dicit Aristoteles in V Metaphysicorum, quod unumquodque sicut se habet ad esse, ita se habet ad verum scire. Ad ultimum dicendum, quod resolutio nec univoca est, nec una in omnibus. Aliter enim resolvitur compositum in simplex, et aliter posterius in prius, et aliter causatum in causam, et aliter particulare in universale, et aliter totum integrale in suas partes, et aliter totum potestativum in partes : et ideo non oportet, quod ultimum in quo stant tales resolutiones, sit idem per substantiam et esse in omnibus : quinimo sequitur, quod sint penitus diversa. Unde licet causae per resolutionem stent in causa prima, non oportet tamen, quod materialia quae resolvuntur ad primam materiam, habeant talem materiam, quae sit idem in substantia et esse cum efficiente primo »29.

Thomas reprendra ces critiques : « In hoc autem insania David de Dinando confunditur, qui ausus est dicere Deum esse idem quod prima materia, ex hoc quod, si non esset idem, oporteret differre ea aliquibus differentiis, et sic non essent simplicia ; nam in eo quod per differentiam ab alio differt, ipsa differentia compositionem facit. Hoc autem processit ex ignorantia qua nescivit quid inter differentiam et diversitatem intersit. Differens enim, ut in X Metaph. determinatur, dicitur ad aliquid, nam omne differens aliquo est differens : diversum autem aliquid absolute dicitur, ex hoc quod non est idem. Diff erentia igitur in his quaerenda est quae in aliquo conveniunt : oportet enim aliquid in eis assignari secundum quod differant ; sicut duae species conveniunt in genere, unde oportet quod differentiis distinguantur. In his autem quae in nullo conveniunt, non est quaerendum quo differant, sed seipsis diversa sunt. Sic enim et oppositae differentiae ab invicem distinguuntur : non enim participant genus quasi partem suae essentiae : et ideo non est quaerendum quibus differant, seipsis enim diversa sunt. Sic etiam Deus et materia prima distinguuntur, quorum unus est actus purus, aliud potentia pura, in nullo convenientiam habentes »30.

Les rapports de Dieu au monde ne peuvent être conçus exclusivement sous le prisme d’une composition de matière et de forme. Selon Thomas, il faut ajouter la perspective d’une composition entre esse et essence d’une part, et la diversité formelle, plus proprement aristotélicienne, d’autre part. L’Aquinate fait de David de Dinant un simple logicien. Ce dernier tente en effet de ramener toute différence à l’unicité d’un substrat générique, 29 ALBERT LE GRAND, Summa theologiae, IIa, tr. 12, q. 72, membr. 4, a. 2, ad 8-9, p. 45a. 30 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 17.

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auquel il donne le nom de matière et qui seul peut prétendre à quelque réalité. Toute différence formelle ne serait donc qu’apparente, ou une simple modalité de l’unique réalité substantielle. A ce titre, David est coupable des mêmes erreurs formelles que Platon, à savoir d’une identification indue des ordres logiques et réels, dont on trouvait selon Aristote la source première dans la doctrine des Eléates31. Cette interprétation de la doctrine de David gouvernera la recherche jusqu’aux travaux de Théry qui, empêché par l’absence de sources de première main, ne reconstitua la pensée du Dinantais qu’au prisme des comptes-rendus qu’en avaient donnés Albert et Thomas 32. Cfr ARISTOTE, Métaphysique,1089a1-1090a15. Selon Théry, c’est une véritable dialectique de l’être et de l’apparence qui est à la source de la doctrine de David de Dinant. Les formes et la diversité dont elles sont l’origine, ne seraient qu’apparence. Elles n’auraient de réalité que pour les sens. Il en est de même pour le temps, le lieu et tout type de changement. Selon la réalité de la raison, il n’y aurait en vérité ni changement, ni grandeur, mais seulement un tout immobile et indivisible (Cfr THÉRY, G., Autour du décret de 1210 : I. – David de Dinant, p. 31). Toutes les différences accidentelles qui adviennent à un être, qui vont et viennent sans cesse, n’appartiennent point à la substance de cet être. Toutes les déterminations formelles et leurs variations ne sont qu’adventices à la véritable substance de la chose, unique et immuable, à laquelle on ne peut désormais plus donner pour nom que « matière ». Seule la matière serait donc un être véritable (Cfr Ibidem, pp. 32-33). Théry en concluait, dans la droite ligne d’Albert mais surtout de Thomas, que « David de Dinant est un pur logicien. Un des grands principes qui domine sa philosophie des identités, c’est que tout ce qui sort d’un même genre, vient s’y confondre. Les espèces comme telles n’ont point d’existence véritable ; le genre seul représente quelque réalité ; mais un genre donné peut toujours être considéré comme une espèce vis-à-vis d’un genre plus exhaustif diversifié en plusieurs catégories par l’intermédiaire des différences spécifiques ; et on peut remonter ainsi jusqu’aux trois indivisibles, l’hylè, le νοῦς et Dieu, en qui tous les genres viennent s’unir, et qui n’entrant plus dans aucun genre et ne pouvant être considérés comme des différences spécifiques, se confondent nécessairement » (Ibidem, pp. 34-35). Le νοῦς et la matière première sont reconnus avoir une similitude de fonction. Comme la matière est le substrat de toutes les manifestations du monde sensible, le νοῦς est le substrat unique de toutes les manifestations de l’esprit. Mais de cette unité de fonction, nous dit Théry, David conclut à une identité absolue. « Admettons pour l’instant qu’il existe entre ces deux principes-réalités, des différences spécifiques : ces différences ne pourront se justifier, s’expliquer que par une réalité commune dont elles procèdent : si differunt, sub aliquo communi a quo illa differentia egreditur, differunt. C’est la définition même de la différence spécifique qui ne se conçoit qu’en fonction d’une réalité commune aux espèces : le genre ; si le νοῦς et l’hylè diffèrent, il faudra dire par conséquent, que la matière première – le νοῦς pour les âmes, l’hylè pour les corps – suppose une autre matière première, et celle-ci, encore une autre. Il faudrait remonter ainsi à l’infini – ce qui n’est point admissible en preuve philosophique. Après avoir constaté entre le νοῦς et l’hylè une similitude de fonction, il faut donc conclure aussi à l’identité réelle, pour une raison toute simple : il n’y a pas de genre commun à l’indivisible spirituel et à l’indivisible corporel – jouant tous deux le rôle de principe matériel ; le νοῦς et l’hylè ne sont donc pas des différences spécifiques, vis-à-vis d’un genre qui n’existe pas ; et s’il n’y a entre eux aucune différence, ils sont identiques » (Ibidem, pp. 35-36). Ainsi le matérialisme de David de Dinant ne 31 32

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Les erreurs de tout panthéisme, et de tout monisme en général, reposaient, selon Théry, sur une incompréhension de l’analogie de l’être33. serait-il en définitive pour Théry qu’un pur conceptualisme logique, car ce que chercherait David avant tout, c’est un genre unique qui unirait le monde des corps et celui des esprits en une seule réalité véritable, dépourvue de toute détermination particulière. Tout processus intellectuel procède du multiple au simple par abstraction progressive jusqu’à une réalité absolument commune à tous les êtres. Or cet être commun ne peut être la forme, selon David, puisque celle-ci est principe de différenciation, mais seulement la matière première. Le cas de David de Dinant est encore aujourd’hui loin d’être réglé. S’il semble qu’aux yeux de G. Théry ou d’A. Forest, inspirés par les critiques d’Albert et de Thomas et en l’absence de source première, David passe pour avoir confondu les ordres logique et réel, et montre par là un trait fondamental propre au platonisme et à l’éléatisme rejeté par Aristote, il est plutôt, selon Peter Dronke, un aristotélicien, naturaliste et médecin, opposant au dualisme platonicien l’union foncière de l’âme et du corps. A cet égard, il peut passer pour avoir plutôt préparé une interprétation profane du monde (Cfr DRONKE, P., A History of Twelfth-Century Western Philosophy, Cambridge, 1988, « Introduction », p. 10 ; IDEM, « Profane Elements in Literature », in R. L. Benson, C. Constable (éds.), Renaissance and Renewal in the Twelfth Century, Cambridge, 1982, pp. 589-590). Selon A. Speer, il est en fait un produit des réflexions menées au XIIe siècle par l’école de Chartres sur le Timée et la difficile articulation que ce dernier suggérait entre Dieu, les Idées et la matière première (Cfr SPEER, A., « Von Plato zu Aristoteles. Zur Prinzipienlehre bei David von Dinant »). Tristan Dagron s’est récemment élevé contre l’interprétation de Théry pour faire de David, à la lumière des recherches récentes mais en remarquant également la référence à Alexandre qu’y avait faite Albert, un authentique aristotélicien. « David est parfaitement clair : la forme, principe de différence, est une affection du substrat. La définition n’est pas ‘dialectique’, au sens où David confondrait la composition logique (du genre et de la différence) avec la composition physique (de la matière et de la forme), la différence logique et la diversité ontologique, comme le lui reproche Thomas d’Aquin. Si, pour Thomas, la différence est abstraite et la diversité réelle, c’est au sens où elle est, dans les choses créées, l’indice de la différence absolue qui existe entre l’acte divin et la privation d’être. Pour David, c’est au contraire la différence qui est réelle ou ‘physique’ : la diversité n’est qu’une différence abstraite. Penser la diversité comme première revient, par conséquent, à priver le substrat de toute dignité ontologique et, en fin de compte, à régresser, en deçà d’Aristote, en direction de ce ‘platonisme’ qui interdit toute science rationnelle du mouvement faute de distinguer la matière de la privation, en séparant les formes du sujet dont elles sont des déterminations immanentes (voir Physique, I, 9 et II, 2). Allant un peu plus loin, on dira que c’est également prendre pour argent comptant une définition ‘logique’ de la substance comme sujet de la prédication ou encore comme ‘ceci déterminé’ (Catégories, 2, et Métaphysique, Z, 3). Le point de vue de la forme est finalement toujours abstrait et imaginaire : il suffit au grammairien, parfois au naturaliste, mais pas au philosophe » (DAGRON, T., « David de Dinant. Sur le fragment des Quaternuli », pp. 434-435). Rappelons encore que si Albert s’attaque si violemment à David, c’est vraisemblablement aussi parce qu’il veut dédouaner Aristote, en le lavant de toute suspicion de rapport avec les élucubrations du dinantais, condamné avec le Stagirite et Amaury de Bène au sein du décret parisien de 1210. David de Dinant connaissait Aristote mieux qu’Albert ne voulait bien l’admettre. Il est peut-être le seul avec Grosseteste à l’avoir commenté et interprété avec assiduité tout en l’ayant traduit directement du Grec (sur l’origine grecque des références constantes des Quaternuli à Aristote, cfr VUILLEMIN-DIEM, G., « Zum Aristoteles latinus in den Fragmenten der Quaternuli des David von Dinant »). 33 Cfr THÉRY, G., Autour du décret de 1210 : I. – David de Dinant, pp. 94-100.

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L’être en effet n’est pas un genre, et un genre universel, qu’il s’agisse de l’être ou de la matière, n’existe pas. Pensant trouver en toute chose, Dieu y compris, une substance commune spécifiée par une différence, ces philosophes sont avant tout des dialecticiens, affirmait Théry. David aurait conclu, de l’absence de genre commun et par conséquent de différence spécifique, entre le domaine purement intellectuel (le νοῦς) et la ὕλη, à leur pure et simple identité34. Il reste que cette matière prime unique est bien mystérieuse. Selon Théry, reprenant Albert, il ne s’agirait là que d’un genre logique univoque, d’un pur concept qui, unissant tant le monde des corps que celui des âmes (des substances composées hylémorphiquement), se révélerait dès lors absolument vide de détermination spécifiante35. Certains comptes-rendus d’Albert invitent à penser que David chercha également par là à donner unité substantielle au composé d’âme et de corps. Puisque la matière corporelle et l’âme sont des sujets, ou substances, impassibles sous la variété de leurs déterminations, mais que seuls des contraires sont susceptibles de mouvement, alors, ces sujets étant impassibles, ils ne sont point contraires, et sont uns36. En bref, la dialectique des pures intelligences et de la matière se répète sur le plan des âmes et des corps37. Ce que Thomas et Albert reprocheront à David, c’est d’unir la matière et l’esprit, non à la faveur d’une forme substantielle unique – quelle que fût la manière dont on l’entende –, mais plutôt d’un principe censément supérieur, la matière première, qui vide l’âme et le corps de toute participation propre à l’être38. En ce qui concerne l’identité de Dieu et de la matière, David avance, toujours selon la recension d’Albert le Grand, l’argument suivant : Dieu est en dehors de tout genre39. Or l’être 34

Cfr Ibidem, p. 36. Cfr Idem. 36 Selon le compte-rendu de la Summa de creaturis d’Albert : « […] Omne passibile per contrarias formas est passibile, et non per subjectum quod subjicitur contrarietati formarum. Anima et hyle passibilia sunt. Ergo per contrarietatem formarum, et non per subjectum qud subjicitur illis. Prima probatur per hoc quod subjectum in passivis omnibus et activis est unum. Secunda vero probatur ex hoc, quod sentire est quoddam pati et similiter intelligere, ut dicit Philosophus. Inde proceditur sic : Omnium activorum et passivorum propter hoc subjectum est impassibile per se solum, quia ipsum est in omnibus unum. Anima autem et corpus sunt activa et passiva. Ergo subjectum quod est in eis, est propter hoc impassibile, quia est in omnibus unum. Ergo intellectus et hyle sunt unum secundum substantiam materiae » (ALBERT LE GRAND, Summa de creaturis, IIa pars, q. 5, a. 2, arg. 2, p. 68b). 37 Cfr THÉRY, G., Autour du décret de 1210 : I. – David de Dinant, pp. 36-37, note 1. 38 Cfr Ibidem, pp. 37-38. 39 Cfr ALBERT LE GRAND, In I Sent., d. 20, a. 1, arg. 2, p. 545b : « […] Deus abstrahit ab omni ente quod trahitur in partem entis : sed omne actu ens tractum et determinatum est in partem entis : ergo abstrahit ab omni ente actu : ergo relinquitur tantum ens in potentia : 35

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catégorial n’est rien d’autre que l’être en acte. Dieu doit donc se trouver hors et antérieurement à l’être en acte, c’est-à-dire qu’il doit être en puissance. Et puisque l’être absolument en puissance n’est rien d’autre que la matière première, il faut dire que Dieu est la matière première. Poser en outre une différence spécifique entre Dieu et la matière, c’est encore les distinguer en fonction d’un genre commun et affirmer leur identité fondamentale40. Si certes tout changement présuppose, selon Aristote, un fond commun à la contrariété, cela n’implique pas l’identité substantielle des êtres soumis à ce changement. Il y a certes, souligne Albert, unité du sujet selon Aristote, mais non unité d’être et d’essence. Et chez Thomas, la diversité générique des êtres dépend avant tout d’un rapport immédiat avec la cause première, seule proprement créatrice41. Selon l’Aquinate, l’unité des choses entre elles ne se trouve pas tant dans une nouvelle unité qui soit substantielle par soi, que dans la relation qu’elles tissent en participant à la perfection de l’être émané de Dieu. Or cet être n’a rien de subsistant et n’est pas un principe matériel. Il est un acte, un exercice, qui ne trouve son propre mode que de la manière dont il s’approprie un substrat propre et particulier. La réponse thomasienne implique une doctrine de l’analogie, à laquelle nous aurons l’occasion de revenir. ergo ens in potentia est primum. Primum autem est ante quod non est aliquid possibile intelligere : illud autem primum ante quod nihil possibile est intelligere, est Deus : ergo ens in potentia et Deus idem sunt : ens autem primo in potentia ponit materiam primam : ergo Deus et materia sunt idem ». 40 Cfr THÉRY, G., Autour du décret de 1210 : I. – David de Dinant, p. 40 ; ALBERT LE GRAND, In II Sent., d. 1, a. 5, pp. 16-17. 41 FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 102 : « Après avoir établi que la matière est la seule substance des choses, David de Dinant veut montrer qu’elle s’identifie avec Dieu. Supposons, en effet, que nous tenions pour l’établir notre axiome : Idem est a quo non differi differentia. Il faudrait dire alors que la matière étant simple comme Dieu l’est aussi, l’une s’identifie à l’autre, ou bien, pour éviter cette conclusion, il faudrait trouver une réalité qui soit extérieure à la matière comme à Dieu, et pourrait ainsi jouer le rôle d’une différence. A cela, Albert le Grand répond en corrigeant les principes d’une fausse logique qui se trouvent ici impliqués. Il n’est pas vrai que deux êtres distincts supposent une différence, les natures premières et simples doivent différer par elles-mêmes, sinon il faudrait aller à l’infini. La réponse, on le voit, reste encore imprécise. Elle devait être complétée par saint Thomas. La philosophie de David, dit-il, procède d’une confusion entre la diversité et la différence ; l’affirmation dont il part est vraie dans ce deuxième cas, et non dans le premier. Nam simplicia diversa sunt seipsis, non autem differunt aliquibus differentiis ex quibus componantur. Saint Thomas fait encore intervenir une remarque qui ne se trouve pas chez Albert le Grand : Dieu est la cause efficiente ; or on comprend peut-être qu’une réflexion insuffisante confonde la cause efficiente et la forme, parce que l’une et l’autre sont identiques, encore que ce ne soit que d’une identité spécifique, non numérique, mais il n’y a plus rien de commun entre la cause efficiente et la matière ».

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Albert s’est sur ce point opposé à la simplicité « divine » attribuée à la matière par Avicébron et David de Dinant, d’une manière somme toute sensiblement différente de celle de l’Aquinate. Il souligne d’abord qu’un principe ne peut être absolument simple, car il entretient une relation avec ce dont il est principe. Simple en sa passivité d’une part, abstraite de toute forme, la matière est d’autre part en puissance de toutes les formes et leur est relative, tant en vue de la connaissance que de l’être. Il apparaissait ainsi nécessaire à Albert, nous l’avons déjà souligné, de distinguer l’essence de la matière et sa puissance42. Si certes la matière porte le caractère de la simplicité, c’est avant tout parce qu’elle manque de toute détermination. Mais dans la matière, la puissance même doit être distinguée de ce qui peut entrer en relation avec la forme. Elle perd par là toute simplicité de mode absolu43. En tant que principes de la substance, matière et forme sont indéfectiblement corrélées. La matière n’a pour tout acte que la forme, et cette dernière n’a d’existence effective et distincte que supportée par celle-là. D’autre part, la matière est, comme toute créature, sujet d’une relation de causalité ad extra, qui met en question sa simplicité. Puisque sa relation à une cause efficiente ne suffit point cependant, selon Albert, à expliquer la composition de la matière, il faut dire qu’elle provient en outre du fait que cette causalité est ex nihilo, ce qui suppose l’instabilité potentielle intrinsèque à la matière comme à toute créature. Tirée du néant, la créature comporte en effet toujours une part de puissance, une tension même vers le non-être, empêchée par une action continue de Dieu pour préserver l’être. « […] sola relatio ad causam efficientem non facit in eis compositionem, sed hoc quod relinquitur in eis ex tali exitu in esse : quod per simile videri potest : quod enim per generationem exit in esse est ex materia quae est 42 Voir dans ce contexte ALBERT LE GRAND, Physica, L. I, tr. 3, cap. 13, p. 63a : « Si autem aliquis dicat propter hoc et similia, quod materia est simplex et sua potentia est idem ipsi, videbitur tunc esse materia in fine simplicitatis, per hoc quod ipsa materia est idem ei quod habet in se ; habet enim potentiam, qua formae subici potest, in se ipsa et ipsa est illa potentia. Hic autem modus simplicitatis non convenit nisi primae causae ; illa enim est omne id quod habet in se, quia illa est sua voluntas et sua potentia et sua intelligentia ». Cfr au sujet de la distinction établie par Albert entre simplicité de la matière et simplicité de Dieu RODOLFI, A., Il concetto di materia nell’opera di Alberto Magno, pp. 54-59. 43 « Sed tunc videtur taliter considerata materia esse omnino simplex, quia simplex est id quod caret parte essentiali et quantitativa ; materia autem, tantum in se accepta et ab omni forma separata, caret parte essentiali et quantitativa ; ergo est omnino simplex. In contrarium autem huius est, quod talis materia aut potest esse subiectum formae aut non. Si non potest esse subiectum formae, ergo impossibile est ipsam umquam formae subici, quod falsum est, cum nos videamus eam esse subiectum. Si autem potest, aliqua potentia potest. Sed non est idem id quod potest, et potentia eius ; ergo ipsa simplex non est » (Cfr ALBERT LE GRAND, Physica, L. I, tr. 3, cap. 13, p. 62b).

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potentia et sub privatione : et licet per generationem non sit potentia in materia quae fuit ad illam formam quae per generationem accepta est, tamen remanet potentia ad formam aliam ex hoc ipso quod sic exivit in esse. Similiter etiam ex hoc ipso quod res exit in esse post nihil, remanet potentia tendendi in nihil nisi contineatur ab alio »44.

Rien n’est, selon Albert, sa propre essence, excepté Dieu. Seul ce dernier présente une pure et simple identité d’essence et de puissance. Au sein de la matière, qui comporte en outre quelque activité, puisqu’elle est inchoatio formae, elles ne s’identifient pas. Thomas se refuse, cependant, à admettre une telle présence inchoative, et là où, sans aucun doute, l’essence de Dieu s’identifie purement et simplement avec sa puissance active infinie, ce qui ne peut advenir pour aucune autre essence, le fait que la puissance de la matière puisse être qualifiée de purement passive – ce qui implique à la fois le fait qu’elle ne possède de soi aucune forme et soit en même temps ouverte et relative à la multiplicité de celles-ci –, semblait suffire à l’Aquinate pour en écarter d’emblée quelque prétention à une simplicité comparable à celle de Dieu45. Thomas s’attache à systématiquement écarter tout semblant d’activité au sein de la matière elle-même. Mais puisque la matière, en sa pure puissance, ne peut donc impliquer d’elle-même une distinction des ordres de substance et contrecarrer l’hylémorphisme universel, il fallait, dans la perspective de Thomas, placer le point névralgique des explications concernant la création sur la causalité efficiente et sur la manière dont un agent communique sa forme à son effet. Un trait appartenant à l’essence de la créature, tel que sa matérialité, ne pouvait dès lors plus posséder la raison explicative que lui accordaient un Bonaventure ou un Henri de Gand par exemple, lorsqu’ils faisaient en quelque sorte de la matérialité le signe même de la contingence de toute créature. Plus généralement, l’explication ne pouvait prendre son impetus des simples concepts ou des essences universelles correspondant à la forme, la matière etc., à la manière des chaînes émanatistes arabes et platoniciennes, mais seulement de la considération de la causalité de la substance en son effectivité. Albert, tout en échappant à la solution d’un dator formarum, notamment par la 44 ALBERT LE GRAND, In I Sent., d. 8, a. 24, ad 3, pp. 253b-254a ; Cfr RODOLFI, A., Il concetto di materia nell’opera di Alberto Magno, pp. 57-58. 45 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 2, q. 1, a. 1, ad 3 : « Ad tertium dicendum, quod simplex principium habet rationem unitatis ; et quia materia est potentia tantum, ideo est una numero, non per unam formam quam habeat, sed per remotionem omnium formarum distinguentium ; et per eamdem rationem actus purus et primus est unus, non multiplicabilis sicut materia multiplicatur per adventum formarum, sed omnino impossibilis ad diversitatem ».

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médiation d’une doctrine de l’eductio de la forme à partir de la matière, reste rivé à une approche essentialiste, focalisée sur la manière dont l’essence participe l’esse. L’intérêt de Thomas va quant à lui immédiatement à la substance en son unité ontologique, ce qui le conduit à sa perspective proprement analogique. Certes, l’image de David de Dinant doit être aujourd’hui considérablement amendée. Loin de le réduire comme le faisait un peu vite Théry, à un simple dialecticien, la recherche récente parvint à le resituer avec succès au tournant des XIIe et XIIIe siècles, au cœur du changement de paradigme qui survient alors dans l’étude philosophique de la nature, du Timée de Platon aux Libri naturales aristotéliciens. David peut alors être compté à la fois parmi les naturalistes et médecins inspirés du Stagirite et, comme le fit brillamment A. Speer, dans la mouvance des débats éveillés à la lecture du Timée à Chartres au XIIe siècle. Cette nouvelle vision de David semble d’ailleurs bien mieux correspondre à la place que lui réservera l’histoire immédiatement subséquente, alors qu’il est repris par Giordano Bruno comme l’une des sources de l’hylozoïsme renaissant, et prépare ainsi à certains égards les mystiques du type de Paracelse et de J. Böhme. Ce détour par les critiques adressées au maître de Dinant par Thomas, outre qu’il présente la position adoptée par l’Aquinate face à ce qui reste le représentant par excellence du matérialisme au Moyen Age, nous a permis de concevoir comment la structure de l’être thomasien, en ses rapports avec l’essence et la substance, s’est érigée dans une mise à l’écart constante des risques représentés par les tendances logiciennes et platoniciennes du matérialisme médiéval, et plus précisément par sa dialectique des contraires, dont le monisme latent avait clairement été révélé par les critiques d’Aristote à son maître.

VI.1.3. Matière et substance Face à l’identification des classes logiques, telles que genre et espèce, à des réalités distinctes les unes des autres en elles-mêmes, l’aristotélisme soutenait l’identité réelle du genre et de l’espèce au sein de l’étant concret, dans la mesure où le premier contient la seconde en puissance. De même, les parties qui composent la substance naturelle, si elles ne peuvent être assemblées à la manière d’un simple agrégat d’éléments divers, doivent posséder entre elles une relation de puissance à acte. La forme et la matière ne peuvent exister, dans la chose sensible, à part l’une de l’autre. Mais l’intelligence de ces principes ne peut faire autrement que de trahir

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cette unité. Elle la dissout par la pensée abstraite, et s’illusionne en attribuant aux composantes, ainsi isolées, une réalité séparée. Le matérialisme universel d’Avicébron, quant à lui, tend à considérer la matière comme le sujet universel dont les formes ne constitueraient plus que les accidents. La forme ne serait dès lors plus le principe à la source de la substantialité46. « Il faut donc, déclare A. Forest, considérer que si la forme donne l’acte, cette fonction ne peut se comprendre que si l’on suppose une matière dont elle sera l’acte et l’unité. L’aristotélisme est donc la doctrine qui insiste sur la nécessaire corrélation de la matière et de la forme. Or il se trouve que cette interprétation est en accord avec les exigences de la philosophie religieuse de saint Thomas. L’univers qui se présente à nous est fait de perfections solides qui manifestent, non seulement par ce dont elles manquent, mais surtout par ce qu’elles sont, la perfection absolue de leur Créateur »47.

Le rejet de ce que Forest appelait le « réalisme logique » de Platon et d’Avicébron, au profit de la conception de la substance aristotélicienne, est étroitement lié à la prise de position thomasienne en faveur de l’unicité de la forme substantielle. L’opposition de Thomas à quelque matérialisme universel, ainsi que les distances qu’il établit entre sa propre doctrine et celle des raisons séminales de tradition augustinienne, lui permettent de prendre la juste mesure de la distinction existant entre une simple altération d’une part, et la génération et la corruption d’autre part. Pour les défenseurs de la doctrine de la multiplicité des formes substantielles, la forme primitive, à laquelle se superposent de multiples autres au cours du perfectionnement du composé, subsiste. D’un point de vue thomiste, la superposition de formes nouvelles à une forme primitive perdurant en son acte fait irrémédiablement penser à la simple adjonction de formes accidentelles, c’est-à-dire à ce qu’Aristote dénommerait une altération. La génération pose au contraire l’être substantiel en son unité. Elle ne peut résulter de l’ajout progressif de formes accidentelles à une réalité primitive, puisque le sujet de la génération ne constitue en rien quelque actualité, mais seulement une pure puissance. La génération porte donc à l’existence un étant substantiel tout à fait original, qui contient déjà sous le mode de la puissance tout ce qu’il sera à l’avenir. A l’encontre de l’addition quantitative des formes soutenue par les platoniciens, Thomas prône, comme résultant de sa prise de parti pour la logique aristotélicienne, l’indivisibilité de la forme au sein de chaque 46 Cfr FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 312. 47 Idem.

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être concret. Une forme substantielle n’est en tant que telle pas exposée au plus ou au moins ; elle est une unité qui remplace entièrement les formes précédentes, dont il ne subsiste rien. Thomas s’accorde donc avec Aristote lorsque ce dernier, s’opposant à la matière « trop mathématique »48 de Platon, réduit plutôt cette dernière à quelque attribut de la notion véritable de matière et, distinguant les divers genres logiques, relève l’impossibilité de les dériver l’un de l’autre ou de la participation à l’Un de la Dyade indéfinie. Les étants naturels et leurs qualités ne peuvent être dérivés de leur constitution mathématique ou de la participation à l’Un de la Dyade. Opposer la Dyade ou la matière à l’Un ou à la forme comme une substance à une autre substance ne permet d’ailleurs, selon Aristote, aucun engendrement du multiple, mais seulement l’annihilation d’un terme au profit de son opposé. « Là où Platon espérait réduire toute la réalité à deux principes contraires, l’Un et la Dyade indéterminée, Aristote a développé la doctrine des prédicaments, comme autant de modes d’être irréductibles les uns aux autres »49. Thomas s’oppose encore à l’introduction de quelque forme que ce soit entre la matière et sa forme substantielle. Il s’éloigne ainsi également des restes de néoplatonisme que pouvait comporter la conception arabe de la quantité, préparant la matière à l’introduction de la diversité des êtres. En définitive, il ne s’agit à chaque fois là de rien d’autre que de tâcher de 48 ARISTOTE, Métaphysique, 992b1-992b20 : « […] ce qui est présenté par ces philosophes comme le sujet et la substance des êtres, peut être considéré comme une matière trop mathématique ; c’est plutôt un attribut et une différentiation de la substance et de la matière que la matière elle-même ; tel est le cas, par exemple, pour le Grand et le Petit, qui correspondent au Rare et au Dense dont parlent les physiologues et qu’ils définissent comme les premières différenciations du substrat ; ce n’est là, en effet, qu’une espèce de l’excès et du défaut. Quant au mouvement, si l’on veut que ces déterminations soient mouvement, il est évident que les Idées seront mues. Sinon, d’où le mouvement est-il venu ? C’est l’étude toute entière de la Nature qui est ruinée. Ce qui semble être facile, c’est de démontrer que tout ce qui est se ramène à l’unité, et pourtant on n’y parvient pas ; car de la preuve par ecthèse il ne résulte pas que tout soit un, mais seulement qu’il existe un certain Un en soi séparé, si toutefois on accorde tout (ce que les platoniciens demandent), et encore ne peut-on l’accorder que si on admet également que l’Universel est un genre : or cela, dans certains cas, est impossible. On ne peut pas non plus expliquer comment les notions postérieures aux Nombres, à savoir les Longueurs, les Surfaces et les Solides, existent ou peuvent exister, ni quelles sont leurs fonctions. Les Grandeurs en effet, ne peuvent être ni des Idées (puisqu’elles ne sont pas des Nombres), ni des Etres intermédiaires (qui sont seulement les choses mathématiques), ni les êtres corruptibles ; ce serait donc manifestement un nouveau et quatrième genre d’êtres. En général, rechercher les éléments des êtres sans distinguer les différentes acceptions de l’être, c’est se rendre incapable de les trouver, surtout si on recherche de cette façon les éléments dont une chose est constituée ». 49 ELDERS, L., « Saint Thomas d’Aquin et Aristote », p. 359.

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rendre compte de l’être du tout par celui de ses parties et de ramener la raison de l’acte à celle de la puissance qui repose à son fondement. Mais les conceptions développées par Thomas de la création, de la primauté de l’acte, comme de l’unicité absolue de la forme substantielle, lui interdisaient d’adopter tel mode de pensée, qui lui paraissait toujours tacitement impliquer la primauté de la matière sur la forme ou de la puissance sur l’acte. L’incarnation de l’âme en un corps est toujours à la faveur de la première. Aussi la création des formes ne peut-elle avoir pour principe une puissance plus fondamentale encore, telle la matière première par exemple. Celle-ci ne pouvait conserver qu’un rôle très subordonné, et possédait à peine une idée dans l’esprit divin. « […] quanto aliquid est plus in actu tanto perfectius est, quanto autem aliquid est plus in potentia tanto est imperfectius ; imperfecta autem a perfectis sumunt originem et non e conuerso. Vnde non oportet quod omne quod quocumque modo est in potentia hoc habeat a pura potentia, que est materia. Et in hoc uidetur fuisse deceptus Auicebron in Libro fontis uite, dum credidit quod omne illud quod est in potentia uel subiectum quodammodo hoc habeat ex prima materia »50.

La matière, avons-nous dit en commençant notre étude, n’a d’être que relatif à la forme. Elle ne possède de soi, ni être, ni intelligibilité. Cette thèse découle immédiatement de la compréhension aristotélicienne de l’hylémorphisme. La matière, en puissance de ce que la forme est en acte, ne doit pas être opposée à cette dernière. Seules deux entités en acte peuvent entrer en contradiction. Or la matière appartient à une raison différente, à savoir celle de l’être en puissance. Forme et matière tendent en vérité à s’identifier sous la raison de la substance qu’elles composent. Mais la notion de matière, qui appartient à la raison du mouvement, exprime dynamiquement ce dont la forme, acte et fin du mouvement, rend compte en quelque sorte statiquement. Ainsi la matière pouvait-elle bien être qualifiée de « nature » de la chose en un certain sens – certes moins accompli que la forme –, dans la mesure où elle ne doit pas être différenciée de l’être substantiel même, considéré toutefois sous la raison de sa puissance seulement. Bien qu’elle soit une puissance toujours susceptible de recevoir de nouvelles formes, et par là principe de mouvement, elle est aussi, en tant précisément que réceptrice, ce qui exprime la permanence d’un sujet soumis à l’altération, ou plus généralement au mouvement. En tant que principe passif, la matière exerce en quelque sorte la même fonction envers la 50

THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata de spiritualibus creaturis, a. 1, ad 25.

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forme que la couleur pour la vue ; elle est ce qui permet à la forme, manifestation proprement dite de la substance, de s’appliquer à la chose et d’ainsi lui conférer l’acte, la rendre perceptible et connaissable. Le concept de matière, en tant même qu’il renvoie ainsi au substare de la forme, est le fondement ou le substrat de l’intelligibilité de la substance matérielle et réside au principe de toute connaissance de celle-ci. Elle est, en tant même que principe, ce qui supporte la série des déterminations qui pourront être, sur fondement de la quantité, perçues premièrement par les sens. On voit par là comment elle doit être qualifiée tant de principe intrinsèque à l’essence même de la substance, que de fondement du lien unissant l’esprit à ce qui s’y donne. Elle est fondement de ce qui unit la chose au sujet qui l’appréhende, et corrélativement, ce dont la raison (le logos) même est le mouvement. Elle n’est cependant pas seulement principe de la science de la nature ; elle comporte également un aspect de causalité duquel provient l’être de la substance. Alors qu’un principe ne signifie que le point de départ d’une série, la cause est à la source de l’être même de son effet. En dépit de l’impressionnante étendue de ses signifiés, la notion de matière ne se résume point à une fonction logique ou à sa simple relation avec la forme. Plus qu’une simple relation, elle est un être relatif, c’est-à-dire qu’elle renvoie à un sujet. Ainsi la véritable signification de la notion de matière ne peut être appréhendée chez Thomas qu’en fonction de l’unité substantielle qu’elle compose avec la forme, c’est-à-dire en fonction de l’être d’une essence. C’est finalement le processus même de l’institution du langage qui nous éclaire le mieux sur ce sujet. L’élaboration aristotélicienne du concept de matière n’a pu se faire qu’à partir des tribulations du mot ὕλη qui, de la signification d’arbuste, en vint à signifier essentiellement, au sein de la Physique, le matériau modelé par l’artiste, puis finalement, dans la Métaphysique cette fois, purement et simplement ce qui est en puissance au mouvement. De même, Thomas ne raisonne pas en pur logicien, mais toujours à partir de l’expérience. Puisqu’il est entièrement soumis chez Thomas à l’émergence de la forme et qu’il répond ainsi à ses conditions, le concept de matière n’a de pertinence qu’au sein des diverses occurrences de la mise en oeuvre d’une forme. La matière, c’est l’humidité radicale et nutrimentale, les vertus, les esprits, etc. pour le corps animal ; c’est le corps humain pour l’homme ; la matière locale ou l’éther pour les sphères célestes ; les éléments en général pour les corps ; c’est encore la quantité pour les êtres mathématiques ou les prémisses pour le raisonnement, etc. Relever le caractère relatif de la matière par rapport à la forme ne résout cependant pas toutes les questions ; aussi peu que de ramener

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systématiquement, comme le faisait Fichte, le Non-Moi au Moi. Et l’esprit humain est ainsi fait que toujours, il est bien en peine de déterminer le statut, l’utilité et la valeur de vérité de tels principes qui ne semblent correspondre à rien de réel, puisqu’ils se voient réduits à quelque notion sans valeur pour soi et toujours relative. C’est bien dans cet esprit, si nous pouvons nous permettre de prolonger notre parallèle avec l’idéalisme allemand, que F. W. J. Schelling qualifiera la matière de « la plus obscure des choses », et qu’il relatera cet épisode selon lequel F. H. Jacobi, interrogé par Napoléon sur la nature de la matière, ne trouva pas un mot à lui répondre51. Pour en revenir à notre enquête, N. Luyten affirmait à propos de la conception thomasienne de la matière : « […] le concept de matière apparaît premièrement comme concept complémentaire d’une activité productrice, non de la nouvelle production qui en découle. En d’autres mots, le rapport matière-forme, qui exprime le statut ontologique des réalités matérielles, acquiert sa signification du rôle que la matière joue dans l’activité de l’engendrement d’une réalité déterminée. En d’autres mots encore, la problématique de la génération, et donc du devenir, est le cadre dans lequel le concept de matière acquiert sa signification philosophique »52.

Mais en découle-t-il nécessairement que le concept de matière soit, comme en conclut Luyten, « par extension toujours vide de contenu, indéterminé, pour être finalement entièrement généralement compris comme fonction dans la constitution d’une effectivité »53 ? Il semble qu’il faille, SCHELLING, F. W. J., « Exposé de la philosophie rationnelle pure », pp. 394-395. LUYTEN, N., « Der Begriff der materia prima nach Thomas von Aquin », p. 30. 53 Idem. Luyten ira jusqu’à considérer que l’expression materia prima est malheureuse, eu égard notamment à la matière ionienne, toujours déjà effectuée. La matière première, loin de désigner un substrat fondamental, est vide de contenu et ne fait que donner un nom au surgissement du non-être concomittant toujours à celui de l’être même. Ce qui est affirmé, lorsque l’on dit que la matière première n’est pas en soi connaissable, soutient Luyten, c’est « au fond, qu’il n’y a pas de materia prima comme telle. En d’autres mots, la materia prima n’est pas un concept subsistant en soi – ce qui semble affirmé de manière erronnée dans la terminologie courante – mais une référence à une dimension qui se terre en toute effectivité matérielle, et ne se laisse voir que principalement dans la transformation d’une réalité en une autre. Au sens propre, on ne devrait pas pouvoir parler de materia prima, même seulement de cette manière, parce que même seulement ainsi, elle n’est pas non plus. Il serait mieux de dire que chaque réalité matérielle a en soi la possibilité de son propre nonêtre, parce que l’être-autre précisément, qui provient d’elle, signifie son propre n’être-plus (Nicht-mehr-Sein). Et la même chose vaut encore pour la réalité nouvellement produite. Cette dernière possède aussi la possibilité de son n’être-plus. C’est la possibilité radicale de l’être et du non-être présente en chaque étant matériel déterminé que l’on appelle d’une expression inconfortable et au fond malheureuse, materia prima » (Ibidem, pp. 40-41). « Malgré tout, continue Luyten, ce concept limite n’est pas une simple comparaison qui peut servir à quelque illustration. Fondamentalement, le concept de materia prima signifie 51 52

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en cette affaire, se contenter toujours d’une « réponse de Normand », et que toute affirmation sur la notion de matière s’accompagne nécessairement d’une négation. Car si le constat de N. Luyten est de part en part justifié selon la perspective qui lui est propre, c’est-à-dire sous la raison de la fonction même de la matière comme principe du discours scientifique, à tout le moins est-il fort incomplet ; la matière ne peut en tout cas pas être considérée comme une pure et simple fonction entendue comme « abstraite » de son sujet. On aurait alors tôt fait de faire de la matière une pure et simple relation, ce que Thomas interdit explicitement54. Quitte à parler de la matière à la manière d’une forme, ce à quoi le discours est toujours nécessairement contraint dès lors qu’il l’objective, autant, si l’on veut, qu’elle n’apparaisse pas de surcroît comme une forme séparée ! A. Krempel, auteur d’une étude déjà ancienne sur la compréhension thomasienne de la relation, remarquait à propos des accidents absolus, que si nous ne pouvions en espérer que des définitions impropres, ils suppléaient largement à ce manque en s’ouvrant aux sens. La substance par contre, toujours invisible, se dévoile à l’intelligence dans la mesure où, à proprement parler, c’est d’elle seule qu’une définition est possible55. Quant à la relation, elle « […] se dérobe, autant que faire se peut, à la perception sensible et intellectuelle : on ne peut ni la voir ni l’entendre, ni la toucher, ni immédiatement la comprendre. A nos sens ne se révèle que le sol d’où fréquemment elle surgit : les accidents absolus, quand ce n’est pas la substance invisible qui la aussi que chaque réalité matérielle, pour ainsi dire, bute intrinsèquement sur une limite. Elle n’est pas une affirmation d’être illimitée. L’étant matériel est essentiellement fragile. Son affirmation d’être est intérieurement menacée, ce qui se montre avec évidence dans le fait de la corruption. Lorsqu’elle se corrompt en effet, cela signifie équivalemment qu’elle porte en elle la possibilité de son Non-être. Cette réflexion est proprement le fondement ultime et essentiel de la doctrine de la materia prima, et éclaire au mieux sa signification et son statut au sein d’une réflexion sur l’être matériel. Au fond, on soutient par là que l’affirmation d’être d’une réalité matérielle est toujours inadéquate. Ce caractère inadéquat se montre de la manière la plus évidente au sein de la corruptibilité : ‘generabile et corruptibile’ est le stigmate de toute réalité matérielle » (LUYTEN, N., « Der Begriff der materia prima nach Thomas von Aquin », pp. 41-42). 54 « Eorum quae sunt ad aliquid, una est scientia. Sed materia est de numero eorum quae sunt ad aliquid, quia dicitur ad formam. Quod non ideo dicitur quasi ipsa materia sit in genere relationis, sed quia cuilibet formae determinatur propria materia […] » (THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 4, n. 174). En ce sens: « […] actus et potentia dividunt quodlibet genus entium, ut patet in IX Metaphys. et in tertio huius. Unde sicut potentia ad qualitatem non est aliquid extra genus qualitatis, ita potentia ad esse substantiale non est aliquid extra genus substantiae. Non igitur potentia materiae est aliqua proprietas addita super essentiam eius ; sed materia secundum suam substantiam est potentia ad esse substantiale » (THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 15, n. 131). 55 ARISTOTE, Métaphysique, 1031a1-1031a14.

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produit. […] En face de cette doctrine, le profane se demandera si la relation occupe encore une place parmi les réalités. – La réponse de saint Thomas n’est pas rassurante […] ; en soi, dit-il, la relation n’est pas une réalité objective, en soi, elle ne représente que le vers-quelque-chose »56.

A lire la description qu’en donnait Krempel, il nous semble que l’on peut bien remarquer quelque analogie avec les interrogations qu’éveille la notion de matière. La relation elle-même se définit en quelque sorte par son terme et son substrat, elle est l’ordre d’une chose à une autre, elle est « ad » aliquid57. De même, la matière ne représente-t-elle pas l’être en puissance éprouvé par un substrat en vue d’une autre forme ? La matière elle-même est dite ad aliquid ; aussi n’a-t-elle sa raison d’être qu’au sein de la relation, en tant que celle-ci lie un sujet à autre chose. Mais la scolastique ne finit-elle pas par faire de la relation, avec la privation, les êtres de raison par excellence ?58 Si l’objet premier de l’intellect doit être la forme universelle et que ce qui se donne en premier à l’esprit est l’étant dans le mouvement, la matière ne fait-elle pas toujours l’objet d’une saisie accidentelle et par abstraction ? Elle ne serait là qu’un « concept réflexif », forgé par et pour la science. L’analogie n’est pas fantaisiste et elle a été effectivement pratiquée. Au XIIIe siècle déjà, Dietrich de Freiberg par exemple, reproche à ses confrères de confondre dans leur considération de la matière, le réel et ce qui n’est en vérité qu’une intention seconde59. Mais chez Dietrich, la quiddité écarte la matérialité, et l’objet apparaît constitué par la pensée60. D’une certaine façon, l’approche qu’avait faite W. Wieland de la notion de matière chez Aristote n’était pas très différente. Les principes du savoir naturel, et la matière spécialement, n’étaient selon lui pas tant destinés à simplement décrire le réel que des outils heuristiques et dialectiques permettant de construire, à partir du donné, de véritables objets scientifiques61. Cette interprétation n’est pas dénuée de fondement ; elle fut d’abord inspirée du simple constat de la grande variété des applications du concept de matière. Or celle-ci est caractéristique, tant chez Thomas que chez Aristote. KREMPEL, A., La doctrine de la relation chez saint Thomas, pp. 50-51. Cfr Ibidem, pp. 42-43, 52-53. 58 Cfr par exemple SUAREZ, Disputationes Metaphysicae, LIV, 1, n. 5 ; Ibidem, LIV, 4, nn. 2-6. 59 Cfr DIETRICH DE FREIBERG, De quiditatibus entium, 4-5. Pour Dietrich, la matière donne une unité de raison : IDEM, De origine rerum praedicamentalium, IV, 23-24. 60 Cfr à ce propos l’article de référence de FLASCH, K., « Kennt die Mittelalterliche Philosophie die konstitutive Funktion des menschlichen Denkens ? », pp. 182-206. 61 Cfr WIELAND, W., Die aristotelische Physik, pp. 209-211 ; IDEM, « Das Problem der Prinzipienforschung und die aristotelische Physik », pp. 216-217. 56 57

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Sans doute pouvait-on dès lors bien s’interroger sur la teneur proprement ontologique que possédait ce concept. Sous le règne logique des « abstractions totales »62, tant usées par la scolastique, chez Cajétan, Suarez, jusque Zigliara, la matière ne représente dans sa relation à la forme qu’une intentio logique, diversement spécifiée. Si la matière pourtant, semble avant tout jouer le rôle d’une simple fonction du discours de la raison abstractive, et qu’elle ne possède sous cette perspective aucune entité par elle-même, elle n’en est pas moins fréquemment qualifiée de puissance « réelle ». Cette insistance pourra être menée jusqu’à l’ambiguïté, alors que la métaphysique thomasienne est confrontée à l’essor des doctrines matérialistes et évolutionnistes modernes. Chez Zigliara par exemple, le concept de matière première s’applique à une réalité physique de soi, indépendamment de la forme. La forme et la matière sont des parties réelles et vraies, qui certes se présupposent nécessairement quant à la constitution du composé substantiel. Mais pour Zigliara, il est erroné d’affirmer, comme le font certains scolastiques, entre autres thomistes, que la matière prime, en soi, ou sans la forme, n’est rien63. Si le nom d’essence désigne quelque réalité physique lorsque celle-ci est considérée hors de sa cause et du néant, « rien n’interdit que la matière prime, de soi et indépendamment de la forme, ait essence et existence propre, comme elle possède de soi et indépendamment de la forme, une réalité propre »64. Si la matière première doit certes être qualifiée de potentia pura, ce n’est point en un sens « idéel et ontologique » (in potentia), mais bien « réel et passif » (potentia), non en un sens « absolu », mais « relatif » à l’essence 62 Dans la suite de Cajétan, qui réélabora, précisa, compléta considérablement la double doctrine thomasienne de l’abstraction – abstraction de la forme par rapport à la matière et abstraction du tout à partir des parties –, nous faisons ici de l’abstraction du tout l’instrument privilégié de la logique lorsqu’elle raisonne sur les concepts objectifs de genre, espèce, etc. et sur leurs liens. 63 Cfr ZIGLIARA, Th. M., De Mente Concilii Viennensis, p. 79 : « Materia prima est ex se vera atque physica realitas, independenter a forma, non secus ac forma est vera atque physica realitas independenter a materia : sunt enim partes verae et reales, quae ad invicem se necessario praesupponunt ad formandum totum illud, quod compositum substantiale dicimus […]. Errarent ergo qui dicerent, iuxta scholasticos vel iuxta thomistas, materiam primam in se aut sine forma esse nihilum » 64 Idem : « Si nomine essentiae et essentiae existentis intelligatur quaecumque realitas physica, quatenus est extra causam et nihilum, nihil prohibet quonimus materia prima ex se et independenter a forma, habeat essentiam et existentiam propriam, sicut habet ex se et independenter a forma propriam realitatem. Hoc sensu materia prima non est in potentia […]. Errarent ergo qui, confundentes essentiam specificam cum essentia incompleta, assererent materiam primam, iuxta thomistas, omni in se essentia carere, et insuper conditionem formae ad coëxistendum requisitam in materia, cum ipsa existentia confunderent ».

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complète ou spécifique65. Le terme même de « matière » devient en quelque sorte purement technique ou dialectique, puisque la réalité qu’il désigne est bien une substance existant de soi. L’unité de la substance peut être entendue en deux sens. Les thomistes, affirme Zigliara, soutiennent toujours la présence de deux substances en l’homme, la matière et l’âme (qui sont chacune une substance), ce qui ne signifie pas que l’homme n’est pas un d’essence spécifique. L’unité substantielle est en l’homme l’unité de deux substances incomplètes quant à l’espèce. Cette unité en effet, ou l’essence spécifique, est commune aux substances incomplètes que sont matière et forme et reçoit l’appellation d’unité substantielle plus que celle d’unité de substance, réservée à ce qui est une substance selon son mode propre (quod simpliciter sit una solummodo substantia, sine additio)66. Alors que dans le composé humain, soutient Zigliara, l’âme est incomplète seulement dans la ligne de l’espèce, la matière l’est dans la ligne de la substance même67, ce qui pousse généralement celui qui n’est ni thomiste, ni scolastique, à dire que la matière n’existe pas. Mais il faut lui répondre qu’elle n’existe pas « d’existence spécifique » ou selon l’essence spécifique. La matière n’existe pas per se mais coexiste avec la forme. Ainsi faut-il distinguer le fait d’être en puissance, que l’on ne peut attribuer selon Zigliara à la matière, et le fait d’être puissance passive, c’est-à-dire le fait d’être une réalité substantielle ne possédant pas de soi d’espèce complète, mais pouvant la recevoir de la forme. C’est en ce dernier sens que la matière est dite pura potentia passiva68. Sous la raison spécifique de l’homme, la matière ne possède pas son acte d’existence, mais le reçoit de l’âme seulement69. Zigliara entend pourtant clairement se départir du scotisme. Selon Scot, l’âme ne donne pas comme tel l’être au corps, mais présuppose la disposition de la matière et des organes pour sa réception. L’âme requiert que 65 Idem : « Nam essentia specifica hoc in casu, est essentia compositi, cuius materia et forma sunt partes reales et physicae : pars autem sicut non est totum, ita nec est essentia totius. Hoc sensu exclusivo, nempe respectu essentiae specificae, materia prima dicitur a thomistis cum S. Thoma, pura potentia, non quidem idealis et ontologica (in potentia), sed realis et passiva (potentia) et non in sensu absoluto, sed in sensu relativo, ad essentiam completam seu specificam […] Errarent ergo qui sine ulla distinctione et sine ulla declaratione vocabuli potentia, asserent a thomistis doceri materiam primam esse puram potentiam, confundentes potentiam cum in potentia ». 66 Cfr Ibidem, pp. 80-81. 67 Cfr Ibidem, p. 81. 68 Cfr Ibidem, p. 82. 69 Cfr Ibidem, pp. 80-82.

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la matière soit organisée et prédisposée à la réception de sa forme. Cette organisation ne peut cependant venir de l’âme elle-même, mais seulement d’une forme de corporéité. Cette position favorise, selon Zigliara, le « darwinisme » et le « matérialisme ». « Atqui hoc est vere principium vitalismi, quod est radix darwinismi, seu generationis et evolutionis spontaneae vitae a materia, quae per organismum pertingit imprimis ad gradum vitae vegetativae, et postea successive ad gradus vitae sensitivae et rationalis »70. Zigliara n’intellige rien sous le nom de corps qui soit une partie purement physique ou simple matière, mais toujours une matière sous une forme d’un certain degré métaphysique ou un composé de matière et d’âme, dont le principe est vital ou spirituel71. Bien que les scotistes admettent l’unicité de forme substantielle dans les composés inorganiques, ils la refusent dans le règne du vivant et posent, outre l’âme, une forme de corporéité. Cette forme, selon les scotistes, n’est pas forme spécifique qui conférerait quelque être corporel déterminé à la matière, car alors l’unité substantielle serait détruite, mais une forme générique, conférant à la matière une dimension corporelle indéterminée et nullement spécifique72. Cependant, soutient Zigliara, l’unité substantielle de la nature humaine ne peut être sauvée qu’en admettant une unité de forme substantielle spécifique qui est en même temps forme dans l’être générique du sujet73. La Ia, q. 76, a. 4, obj. 1 et réponse de la Summa theologiae74 donnent au thomiste de la Minerve l’argument pour affirmer que l’âme n’est pas 70

Ibidem, p. 171. Cfr Ibidem, p. 172. 72 Cfr Ibidem, p. 140 : « Anima humana non solum est unica anima in homine (cuius est forma substantialis), attamen non est unica forma substantialis ; sed datur etiam forma corporeitatis, qua materia in homine habet non solum esse proprium (quod thomistae concedunt), sed esse corporeum, non quidem specificum, seu humanum (quod etiam iuxta scotistas, imo iuxta Concilium Viennense est ab anima humana) sed genericum, seu corporeum sine addito ». 73 Cfr Ibidem, p. 196. 74 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 76, a. 4, arg. 1 : « Videtur quod in homine sit alia forma praeter animam intellectivam. Dicit enim philosophus, in II de anima, quod anima est actus corporis physici potentia vitam habentis. Comparatur igitur anima ad corpus, sicut forma ad materiam. Sed corpus habet aliquam formam substantialem per quam est corpus. Ergo ante animam praecedit in corpore aliqua forma substantialis ». Ibidem, ad 1 : « Ad primum ergo dicendum quod Aristoteles non dicit animam esse actum corporis tantum, sed actum corporis physici organici potentia vitam habentis, et quod talis potentia non abiicit animam. Unde manifestum est quod in eo cuius anima dicitur actus, etiam anima includitur ; eo modo loquendi quo dicitur quod calor est actus calidi, et lumen est actus lucidi ; non quod seorsum sit lucidum sine luce, sed quia est lucidum per lucem. Et similiter dicitur quod anima est actus corporis etc., quia per animam et est corpus, et est organicum, et est potentia vitam habens. Sed actus primus dicitur in potentia respectu actus secundi, qui est operatio. Talis enim potentia est non abiiciens, idest non excludens, animam ». 71

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purement et simplement l’acte du corps, mais l’acte du corps physique organique « ayant puissance à la vie ». Aussi nul ne niera que l’homme possède une âme et un corps qui puissent être distingués selon leur nature. La véritable question est la suivante : a quo corpus in homine habeat quod sit corpus specifice tale ? Quel est ce qui compose ainsi avec l’âme une essence spécifiquement humaine ? La matière n’est pas cause de la vie, mais simplement sa condition75. Elle dépend intrinsèquement de la forme avec laquelle elle compose l’essence spécifique. L’ordre des raisons formelles ou des intentions logiques (forme, espèce, genre, essence) devient le principe majeur qui préside à la compréhension des rapports unissant le tout et ses parties. C’est là l’indéniable tendance qui, de Cajétan à Zigliara et Garrigou-Lagrange, en passant encore par Jean de Saint-Thomas, caractérise le mieux la méthode de cette école du thomisme, qui dans ses controverses avec les voies scolastiques, et notamment scotistes, finissait par lui emprunter son langage. Elle participera ainsi, sans aucun doute, à l’abandon de l’explication du domaine anorganique au moyen de l’hylémorphisme, de plus en plus visible de Suarez76 à Descartes. L’âme humaine est la seule forme substantielle que Descartes soit encore prêt à admettre77. 75 Cfr Ibidem, pp. 173-174 : « Dicere igitur quod in homine habemus corpus et animam quae sunt aliud et aliud, seu quae distinctam in se habent naturam, et addere quod haec distinctio a Patribus inculcatur, est nihil explicare, et inutiles cantilenas recinere. Quis enim negat in homine corpus habere naturam corporis, et animam habere naturam animae ? Quaestio vera est a quo corpus in homine habeat quod sit corpus specifice tale (qua detracta specificatione non illud corpus dicimus sed materiam primam), et, quod simul cum anima constituat illud unum, quod revera constituitur, et quod homo dicitur nempe essentia specifica hominis, ut omnes Patres affirmant et ratio naturalis dictat. Adducere ergo distinctionem, quam nemo negat, animae a corpore, et exinde velle inferre falsitatem systematis thomistici, est ad arbitrium procedere et confundere quaestiones inter se diversas. Considerent adversarii corpus nostrum in primordio suae formationis. Semina uniuntur in ovulo ; sed concursus seminum in ovulo est conditio non causa vitae, sicut est conditio non causa formationis embryonis et organismi sucessivi : principium informans et vera causa activa formans organismum est anima. Ideo enim ovulus foecundantus et vitalis est, ideo formatur nodus vitellinus, globuli polares apparent, secatur vitellus et successive habentur cellulae embryonariae per ovuli segmentum, partes denique omnes tam multiplices et tam mirabiliter disponuntur ad prima rudimenta corporis nostri nempe ad embryonem efformandum, quia vita et vita propria intrinsece informat, seu trahit ad communionem sui esse […] materiam organizabilem ovuli. Tolle vitam, tolle animam ; et nonnisi materiam inertem atque ineptam generationi habebis. Quod si anima format organismum sibi proportionatum et specificum, nempe humanum, quare adversarii nobis opponunt hominem ex distinctis substantiis partialibus resultantem, anima et corpore, quasi corpus nostrum sit aliunde id quod est quam ab anima ? » 76 Cfr JUNK, N., Die Bewegungslehre des Franz Suarez, p. 21. 77 Cfr la célèbre lettre à Regius de janvier 1642, in DESCARTES, Œuvres de Descartes, t. III, p. 503. Cfr à ce sujet GARBER, D., La physique métaphysique de Descartes, pp. 158160, 176-184.

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Affirmer la réalité de la puissance correspondait donc essentiellement au souci de réinscrire la distinction des intentions logiques au sein d’une étude de la substance réelle, et d’affirmer la primauté de la substance sur l’intention abstraite. Il s’agissait de réaffirmer la primauté réelle de la forme substantielle unique, tant sur le plan des intentiones que sur celui du réel. La difficile quête du thomisme résidait alors en ce souci d’éviter toute confusion des actes notionnels et réels dans le monde créé, tout en maintenant leur forte correspondance, voire leur adéquation. Il s’agissait, d’une part, d’insister sur l’inscription nécessaire des ordres logiques au sein du réel, et par là sur la primauté de ce dernier, et de montrer d’autre part la pertinence réelle et métaphysique de la distinction des « intentions ». Or, cela se traduit notamment dans la manière dont le thomisme tente d’appréhender la notion de matière. Si certes son objet premier demeure l’ens en sa formalité, son enracinement second dans la matière ne peut en être séparé. Les évolutions du scotisme et du nominalisme ne verront pas tant de difficulté à appréhender l’unité de la substance ou la continuité de son mouvement par une simple addition ou succession de formes intelligibles. Dans la conception scotiste de la science, la matière acquiert elle-même un acte, dont le contenu conceptuel peut simplement être ajouté aux notions de forme et d’heccéité. La négation de la réalité du mouvement, ou sa forte relativisation, opérée par les nominalistes, les pousse à ne plus en donner qu’une simple description mathématique, abstraite de toute considération ontologique. On peut donc se demander pourquoi le thomisme tenait tant à sa conception de matière comme pure puissance, si ce n’est précisément pour inscrire indéfectiblement la relation intentionnelle au sein même d’une potentialité réelle ; soit pour expliquer le mouvement subi par la substance en son ordre comme une nécessité proprement ontologique et d’essence métaphysique, dépassant le plan simplement catégorial. D’autre part, le fond du réel ne pouvait être au contraire purement et simplement identifié à la relation. Là où ces deux ordres tendent à la confusion, le réel n’est plus lui-même que relation, pure et simple béance en l’ouvert de l’être, et tend à se confondre avec le néant. C’est là le fond des rapprochements entre la pensée heideggerienne et le néo-platonisme ou la mystique eckhartienne78. 78 La relation entre le créateur et le créé, privée de la positivité discriminante de ses termes (ou d’au moins l’un d’entre eux), tend à l’Unité pure et simple, proprement indicible. Sur Eckhart et Heidegger, cfr CAPUTO, J. D., The mystical element in Heidegger’s thought ; BRITO, E., Heidegger et l’hymne du sacré, pp. 448-454 ; CAPELLE, Ph., « Heidegger et Maître Eckhart ». Voir aussi les remarques suggestives de B. Welte dans WELTE, B., « La métaphysique de saint Thomas d’Aquin et la pensée de l’histoire de l’être chez Heidegger », pp. 613-614. Quant au néoplatonisme, c’est au cœur du jeu dialectique entretenu

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Mais selon une perspective thomiste, c’est ne plus faire de l’être qu’un fond potentiel au lieu de l’enraciner dans l’acte. Pour les thomistes, il fallait, contre les scotistes, enraciner l’ordre intentionnel de l’être au sein de la substance réelle ; contre les nominalistes, souligner la pertinence proprement ontologique de la relation ; et contre une mystique de la fusion, maintenir la réalité de la diversité logique des ordres. Il fallait certes, à la manière d’Averroès, traiter l’enchaînement logique des essences en leur ordre, mais sans pour autant séparer la considération du subsistere logique ou virtuel du substare réel. C’est-à-dire que, contre la veine incarnée par Eckhart et plus visiblement par Dietrich de Freiberg, il fallait maintenir que la distinction avicénienne des ordres de substare ou des modes d’être avait elle-même un sens proprement métaphysique et tenait à l’essence véritable de l’être même. Aussi les médiations métaphysiques devaient-elles être créatrices de sens et montrer comment la substance pouvait « ouvrir » à l’infini sans s’y perdre. Or, si la substance peut conditionner quelque ouverture à l’infini de l’être, c’est sans aucun doute, dans l’esprit du thomisme, parce que Dieu lui a donné de la conditionner. C’est aussi pourquoi la vérité de la chose est à la rencontre de deux raisons selon Thomas. entre le fini et l’infini, le déterminé et l’indéterminé, l’Un et le multiple, que les rapprochements entre la notion heideggerienne d’Ereignis et l’hénologie plotinienne prennent sens. On consultera par exemple les travaux suivants : NARBONNE, J.-M., « ‘Henôsis’ et ‘Ereignis’. Remarques sur une interprétation heideggérienne de l’Un plotinien », pp. 105-121 ; PASQUA, H., « ‘Henôsis’ et ‘Ereignis’. Contributions à une interprétation plotinienne de l’Etre heideggérien », pp. 681-697. A la façon dont l’Etre heideggerien se dévoile dans sa différence avec l’étant, l’Un néo-platonicien n’est rien d’étant, mais au-delà de celui-ci, bien qu’il en soit la source. L’Un plotinien doit être considéré comme une hypostase cependant, principe du tout qui se tient en lui-même au-delà de ce tout. Il est, quant à son existence, absolument indépendant de sa relation aux autres choses. En tant que pure simplicité, l’Un doit être absolument « non-relationnel ». L’Un n’est pas « le rapport de tous les rapports » ; il précède toute composition et donc toute relation (Cfr Ibidem, pp. 685-686). Mais si son absolue transcendance lui confère son caractère indéterminé, il est la détermination même en vertu de sa simplicité. Tout être naît en effet chez Plotin, fidèle à la dialectique posée par le Philèbe entre l’illimité et le limité, de la participation de l’indéterminé à l’Un déterminé. Par là, l’être est en soi-même multiple et l’Un se tient au-delà de lui. Alors que l’Un plotinien est une identité pure en laquelle tout doit être en dernière instance ramené et par là simplifié, l’Etre heideggérien advient à partir de la différence et ne se manifeste de manière authentique qu’au sein de la différence. Cfr Ibidem, p. 683 : « Les conceptions diffèrent : l’Un plotinien n’est pas l’Etre heideggérien. Le premier est identité pure dans laquelle tout doit se simplifier, le deuxième est pure différence par laquelle tout se diversifie ». Sans doute une réflexion plus approfondie devrait-elle être menée, pour préciser ces comparaisons, à propos de la notion d’infini propre à tous ces auteurs, ainsi que sur les rapports mutuels qu’entretiennent l’indéterminé et le déterminé. Chez Eckhart, l’infini est premier et tend à s’identifier à un intellect en ebullitio ; son statut reste difficile à déterminer dans la métaphysique néo-platonicienne entre la pureté de l’Un et l’indétermination de la matière comme principe métaphysique ; chez Thomas tel que nous le comprenons aujourd’hui, nous serions tentés de le rapprocher d’un mode de substare.

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Que pouvait signifier en effet le qualificatif de « réelle » accolé à la puissance matérielle, si ce n’est que la fonction même de la matière apparaît comme formellement et ontologiquement déterminée, qu’elle n’est de soi pas indifférente à la forme qu’elle reçoit, mais en vérité toujours déterminée par celle-ci ? En tant que telle, la matière participe à l’être ; elle est puissance de la substance ou puissance de la forme, c’est-à-dire déterminée par l’être de la substance en chemin vers son accomplissement, actuellement donné par la forme. En cette mesure, la matière présuppose toujours l’unité du composé et, par extension, l’être qui advient à celui-ci. La matière est « réelle » dans l’exacte mesure où elle est sujet, et participe ainsi à l’être de la substance. Elle n’est donc point une pure et simple relation, mais un relatif, ou le sujet d’une relation. Aussi l’intention logique ou l’ens rationis présupposent-ils toujours chez Thomas un fondement réel ou un terme substantiel.

VI.1.4. La matière, l’essence et l’être La matière appartient, avec la forme, au processus de constitution de la substance sensible, c’est-à-dire à l’advenue à soi ou à sa propre perfection de l’être de cette substance. La causalité matérielle n’est cause et ne participe à l’advenue de l’être de la substance qu’en vertu de la fin, cause de la causalité de toutes les autres causes. Ainsi la matière est-elle au service de l’accomplissement de la substance même, c’est-à-dire de son actuation. Seul le tout de la substance reçoit l’acte d’être au sens propre, et non la matière ou la forme pour elles-mêmes. L’advenue à l’être de la substance matérielle doit dès lors être régulée par les exigences propres à son essence en son intégralité, c’est-à-dire à sa composition de matière et de forme. Les déterminations propres de l’essence président de quelque manière, en vertu plus précisément de ce que nous avons appelé une nécessité conditionnelle, à l’advenue de l’être de la substance même. Si l’on admet que telle composition d’essence représente la condition ou le principe intrinsèquement lié à l’advenue à l’être de telle substance, alors l’être, qui est l’acte de la substance, son bien et sa perfection, constituera la raison propre à la condition, c’est-à-dire la raison de la fin en vertu de laquelle l’essence est disposée, alors que le caractère nécessitant sera dû aux aspects matériels. Cette nécessité ne pourra cependant être dite contraindre absolument l’avènement de l’être lui-même, puisque toute contrainte absolue ne pourrait lui advenir que de l’extérieur. Mais hors de l’être, il n’y a que le nonêtre. Matière et forme doivent donc être considérées comme internes au

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déploiement de l’être même vers sa propre perfection et à partir de lui. L’attention à la logique de l’essence ne remet pas en cause la primauté absolue de l’acte d’être. Si quelque nécessité doit donc advenir à l’être, il s’agira d’une nécessité interne, propre à la logique même de l’essence, mais appliquée de manière accidentelle seulement à l’être en tant que tel par la Première cause. Plus simplement, les contraintes de l’essence ne sont que des déterminations internes de l’acte d’être même. Ainsi la liberté absolue de Dieu peut-elle être préservée. Si l’on se risquait à une formulation peut-être provocante, nous dirions que ce n’est point, comme chez Avicenne, l’être qui est un accident de l’essence, mais plutôt la nécessité de l’essence qui advient accidentellement à l’être79. L’Aquinate, on le sait, avait dans son Commentaire de la Métaphysique emboîté le pas aux critiques émises par Averroès à l’encontre d’Avicenne, pour refuser de faire de l’esse un simple accident ou une « disposition intentionnelle » de l’essence80. Thomas se détache toutefois radicalement du Commentateur en affirmant que l’être doit toujours être conçu comme autre que l’essence, ce qui lui permet de maintenir la radicale contingence de la créature : « Esse enim rei quamvis sit aliud ab eius essentia, non tamen est intelligendum quod sit aliquod superadditum ad modum accidentis, sed quasi constituitur per principia essentiae. Et ideo hoc nomen ens quod imponitur ab ipso esse, significat idem cum nomine quod imponitur ab ipsa essentia »81.

Nombre d’interprètes ont compris ce passage dans le sens d’une distinction réelle entre l’être et l’essence. L’accent propre de ce texte, très certainement, est mieux rendu encore en parlant de composition réelle. Le contexte général du passage, inséré au sein d’une discussion portant sur l’unité et sa convertibilité avec l’ens, invite à considérer la distinction d’être et d’essence au sein du processus de constitution de la substance unifiée et individuelle. La critique adressée par Averroès à Avicenne déjà, avait commencé par pointer les difficultés auxquelles menait une identification entre l’unité transcendantale et l’unité numérique, puisqu’elle semblait conduire à concevoir tant l’unité que l’étant à la manière de dispositions accidentelles seulement, ou extérieures à l’essence même de 79 Nous avons vu plus haut, en effet, que nécessité et contingence étaient attribuées de manière accidentelle à la substance par la providence divine. Nous renvoyons à cet égard à notre section I.2.2.3. notamment. 80 Cfr THOMAS D’AQUIN, In IV Metaphys., 2, nn. 555-558. Pour une présentation succincte de la critique d’Averroès à Avicenne, on peut consulter KÖNIG-PRALONG, C., Avènement de l’aristotélisme en terre chrétienne, pp. 39-41. 81 THOMAS D’AQUIN, In IV Metaphys., 2, n. 558.

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la chose. Nous avons insisté sur l’aspect transcendantal que pouvait revêtir l’individuation même de la substance chez Thomas. La systématique des rapports de priorité ontologique/chronologique, conditionnelle/absolue qui jouent en ce dernier problème, peut être largement appliquée au couple formé par l’être et l’essence. A insister sur la distinction indiquée dans ce court passage entre l’être et l’essence, et dont certains interprètes reconnurent d’ailleurs à l’occasion le caractère d’hapax82, il ne faut cependant pas négliger la ligne suivante, et peut-être surtout doit-on chercher à expliquer comment l’être est quasi constituitur per principia essentiae. Pour Gilles de Rome, la composition de matière et de forme substantielle ne pouvait résulter qu’en un modus essendi, réellement distinct de l’esse lui-même83. C. Fabro, de même, distinguera esse essentiae et esse ut actus essendi, pour ramener l’être donné par la forme à une sorte de contraction ou de détermination prédicamentale de l’universalité de l’acte d’être comme tel84. La forme « donne l’être » dans l’ordre prédicamental, en ce 82 GILSON, E., L’Etre et l’essence, p. 94 : « Acceptons ce texte tel qu’il est. Si l’on ne disposait d’aucun autre, rien n’autoriserait à supposer que saint Thomas ait jamais distingué l’existence de l’essence ». 83 Par exemple : « Dicemus etiam quod, sicut quantitas dando suo subiecto esse extensum non imprimit ei extensionem aliquam quasi rem tertiam differentem, sic forma substantialis perficiendo materiam et dando ei substantiale esse non imprimit ei rem aliquam tertiam quae sit realiter differens a materia et a forma » (GILLES DE ROME, Theoremata de esse et essentia, XVI, p. 103). 84 Il est notable que les deux penseurs voient une difficulté dans l’expression « forma dat esse rei » (Cfr FABRO, C., Participation et causalité selon S. Thomas d’Aquin, p. 357). Selon Gilles, cette formule confond l’effet de la forme substantielle, qui est un modus essendi, avec l’esse proprement dit. « Dicimus ergo quod materia se ipsa determinatur et perficitur per substantialem formam nec est aliquod esse medium inter materiam et formam nisi vellemus appellare esse ipsum modum essendi vel ipsam determinationem quam habet materia per formam ; secundum quem modum loquendi aequivocamus in esse, quia per esse proprie sumptum intelligitur id quod facit compositionem cum essentia et est ab essentia realiter differens, ex quo esse et essentia componuntur omnia citra Primum » (GILLES DE ROME, Theoremata de esse et essentia, XVI, p. 109). On ne doit point trop rapprocher cependant les tentatives de Gilles de Rome et de Fabro. Du moins ce dernier prit-il clairement ses distances vis-à-vis de son illustre devancier médiéval. Il faut parler selon Fabro, et ce dès la réaction de Gilles de Rome aux attaques qui lui furent lancées et dont Henri de Gand donna l’impulsion, d’un « fléchissement formaliste » de l’acte d’être dans l’école thomiste (Cfr FABRO, C., « L’obscurcissement de l’‘esse’ dans l’école thomiste », p. 444) qui aboutit au regrettable glissement de vocabulaire du couple thomasien esse-essentia jusqu’à celui constitué de l’existentia et de l’essentia et qui, « spécialement à partir du XVIIe siècle et comme par système, […] devient la formule du rationalisme éclairé qui, à sa manière, s’appropriait le formalisme de la seconde scolastique et le transmettait à la néoscolastique » (Ibidem, pp. 445-446). Comme le commente judicieusement G. Prouvost : « la réification égidienne permet d’admettre que les principes constitutifs du réel ont une réalité en dehors de leur corrélation et, par conséquent, d’introduire la double notion d’un être de l’essence et d’un être de l’existence (esse essentiae et esse existentiae) » (PROUVOST, G.,

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qu’elle est l’acte constitutif de toute essence réelle. Mais à l’aune de l’ordre transcendantal, la forme n’apparaît en définitive à Fabro que comme un simple intermédiaire ; l’essence ne peut être qu’une sorte de sujet récepteur pour l’actus essendi, jamais sa cause, qui ne présuppose même pas une matière première85 : « Causer, c’est produire en dehors de soi, en distinguant de soi. Mais la première production est de donner l’acte qui est, et la première distinction est de le donner selon la première différence métaphysique qui est précisément la participation. La causalité comporte donc, du côté de la formalité participée une ‘chute ontologique’, le saut infini de ce qui est par essence (la cause) à ce qui est par participation (l’effet). L’effet qui participe est certainement semblable à la cause participée quant à la formalité reçue, mais en même temps il est dissemblable quant au mode d’avoir, constitué par la différence métaphysique de la participation »86. « L’esse, acte reçu par l’essence qu’il actualise, est à son tour déterminé par elle dans l’ordre réel. Ainsi l’esse devient matériel si l’essence est matérielle, spirituel si l’essence l’est ; de même il devient corruptible ou incorruptible suivant l’essence qui le reçoit, et ceci revient à dire qu’il est contingent ou nécessaire. L’hypothèse d’un être créé nécessaire ne contredit pas sa dépendance à l’égard de Dieu, car celle-ci appartient au plan de la participation où rentre toute créature parce que finie en être »87. Thomas d’Aquin et les thomismes, p. 83). Selon Hocedez, il faut dire qu’avant Gilles de Rome, on n’avait pas distingué entre l’esse quod dat forma et l’esse actualis existentiae ; avant Henri de Gand, on n’avait pas distingué entre esse essentiae et esse actualis existentiae (Cfr HOCEDEZ, E., « Introduction », in GILLES DE ROME, Theoremata de esse et essentia, p. 100). 85 L’agent naturel inscrit dans le processus de génération et corruption peut être dit cause d’existence, selon Fabro, sur le plan seul de la causalité de l’être de la forme, mais pas de l’esse ut actus. L’agent particulier engagé dans le processus naturel n’atteint jamais directement, écrit Fabro, « ni la matière première comme telle, ni l’esse en tant qu’acte premier profond ». Il ne peut exercer sa causalité que sur les changements substantiels et accidentels, non sur les principes fondamentaux de la création : « Sa causalité a comme terme direct la forme (substantielle et accidentelle), non l’esse et comme terme adéquat l’essence et non l’être. L’esse (et aussi la matière première) est présupposé, créé et conservé par Dieu de manière immuable, par la création et la conservation de la totalité du créé dans ses extrémités, qui sont précisément la matière première et l’esse comme acte fondamental. Les agents naturels peuvent s’appeler tout au plus causes de l’existence qui est le résultat des procès naturels suivant la situation concrète spatio-temporelle. La causalité de la nature atteint l’esse de manière indirecte. Mais il vaut peut-être mieux dire avec les textes, que cet esse est présupposé. Car c’est seulement sur le fond de cette atualité première de l’esse que l’action peut se développer et être soutenue. Mais encore, puisque le terme adéquat de la causalité est l’être, le concret subsistant, cette causalité de la nature atteint par la génération l’esse qui est l’acte de l’être et donc de la forme elle-même » (FABRO, C., Participation et causalité selon S. Thomas d’Aquin, pp. 358-359). 86 Ibidem, p. 425. 87 Ibidem, p. 482.

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Tant les substances matérielles que purement spirituelles se voient également soumises à « la loi éternelle qui établit pour chaque chose son propre mode d’être et sa loi propre »88. Forma dat esse ; ainsi telle sera la forme, tel sera l’esse. La créature est conçue comme véritable cause de l’esse en son ordre propre. « Si donc la causalité première de l’esse reste réservée à Dieu, pour la constitution première des êtres, il reste cependant que les créatures, chacune dans sa propre sphère, concourent à la constitution secondaire du réel, et en sont même les causes prochaines »89. Aussi C. Fabro en venait-il à radicalement distinguer les modes d’être de l’essence et l’actus essendi transcendantal, effet propre de l’acte créateur divin. C’était là toujours, dans la perspective sur l’histoire de l’être qui l’orientait, répondre au réquisit heideggerien de la différence fondamentale de l’être et de l’étant, et surtout de la fondation du second dans le premier, tout en relativisant corrélativement l’éventuelle fondation en retour du premier par le second. Mais n’est-il point permis de penser que pour Thomas, l’être se déploie, en ses différences, par les principes de l’essence ? C’est la forme certes qui rend la substance apte à recevoir l’acte d’être et qui, en cette mesure, le lui donne90. Mais il faut donc dire tout autant, et préalablement, que la forme donne l’être à la matière, en tant qu’elle la parfait. La matière, qui 88

Ibidem, p. 484. Ibidem, p. 488. Si cependant les causes secondes spécifient ou déterminent l’esse commune, « il s’agit là d’une ‘determinatio’ non de la puissance par l’acte, comme dans le rapport de matière et de forme, mais inversement de l’acte de la part de la puissance (de la créature). En termes précis : cette détermination ne doit pas être conçue à la manière de celle que la différence donne au genre (formalité indéterminée) pour constituer l’espèce. Ici la différence indique l’acte formel par rapport au genre qui est en puissance. Mais la causalité divine présente plutôt la relation inverse. En effet, selon saint Thomas, l’influence divine est la causalité fondamentale et totale, elle est cause de la cause et de son effet en même temps, et elle l’est d’une manière plus intime et plus complète que la cause seconde même. C’est le concept de la cause première en tant qu’on l’appelle cause ‘per se’ de l’esse. L’expression : ‘esse commune quod praesupponitur… quod substernitur’, n’indique donc nullement l’indétermination du genre, et encore moins le vide de la matière première, ainsi que le P. de Finance semble craindre ; mais on doit lui donner un sens diamétralement opposé : l’esse causé par Dieu signifie l’indétermination de plénitude et d’actualité ; c’est l’acte qui actualise tout autre acte substantiel et accidentel, et qui est présupposé afin que toute autre chose soit en acte et puisse agir. Alors intervient par les causes secondes la ‘determinatio’ qui est la naissance des actes particuliers, par la décision libre, jaillissant de l’énergie de l’acte fondamental commun de l’esse. Cette détermination est à la fois effet et limitation de la plénitude originaire de l’esse commune et de l’actualité fondamentale de l’esse commune participé. Toute la métaphysique thomiste de la participation est basée sur cette notion simple et inépuisable de l’esse : l’esse est l’acte premier intensif qui embrasse et contient tout » (Ibidem, p. 508). 90 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 55. 89

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signifie les éléments qui composent la substance ou les parties de celle-ci, les unes hors des autres (partes extra partes), n’acquiert quelque unité que par l’ordre que lui intime la forme. Aussi la matière n’est-elle comprise que dans sa relation à la forme et dans sa tension vers elle. La matière n’appartient point de soi à la raison de l’être en acte. Elle n’a donc aucune vertu explicative quant à l’étant sous la raison de l’acte, mais seulement dans la mesure où ce dernier est en puissance à une forme, et donc en mouvement vers un autre état. Ainsi l’advenue de l’être matériel à la subsistance n’est-elle compréhensible que par la médiation d’une réflexion sur l’essence en tant que composée de matière et de forme. Car c’est l’essence qui donne à l’être le chemin qu’il doit suivre vers sa propre perfection. La matière n’a sa vertu explicative et sa raison pour l’être créé sensible que dans le mouvement de l’être vers sa propre perfection substantielle. Elle appartient ainsi intrinsèquement à ce qu’on pourrait appeler au sens propre, la raison d’être de l’essence. La matière apparaît en son pur concept, bien qu’il ne nous apparaisse point que l’on trouve ce terme tel quel dans l’œuvre de Thomas, comme potentia realis, c’est-à-dire une puissance que l’essence réelle de la chose requiert pour sa forme, mais une pure puissance dans la mesure où elle se voit entièrement déterminée par l’advenue de l’être de la substance luimême en vue de sa propre perfection. Ainsi la matière n’est-elle chez Thomas aucune puissance qui par elle-même serait subjective ou substance, comme elle le sera chez Duns Scot par exemple. Elle n’a aucun caractère entitatif qui pourrait l’opposer à la forme ; elle ne peut d’ailleurs tout simplement être sans elle. La matière ne pourra être éclaircie que sous la raison de la nécessité essentielle – elle-même comprise dynamiquement comme relation de la matière avec la forme qui la perfectionne – qui médiatise l’être de la substance matérielle dans son advenue à la subsistance. Une essence ne parvient à sa perfection qu’en raison de sa forme et de sa matière. L’être même de la substance n’adviendra qu’en raison de l’actualisation de son essence, c’est-à-dire en fonction de la relation entretenue entre telle forme et telle matière. Ainsi l’essence limite-t-elle l’esse de la substance à telles proportions particulières, telles quantités et qualités qui correspondent à son espèce. L’essence est composée en effet d’une matière et d’une forme, communes à une espèce propre. L’analyse du lien que la substance entretient avec ses accidents, c’est-à-dire son processus de concrétisation, doit nous faire comprendre comment se constitue la substance elle-même. Nous sommes arrivés à la conclusion que l’esse n’adviendra à la subsistance qu’au sein d’une forme substantielle

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particulière, à laquelle ne convient qu’une matière supportant telle quantité ou qualité. Mais plus profondément, nous avons mis en évidence le rôle absolument directeur qu’exerçait la raison de l’être même de la substance dans le processus de constitution de celle-ci. Car la matière est en puissance de recevoir les raisons de l’acte dans un certain ordre seulement. Or l’acte premier est celui de l’être. Ainsi la matière ne recevra-t-elle telle qualité et quantité que dans la mesure où elle est déjà intégrée de quelque manière à la raison de l’acte d’être, c’est-à-dire dans son union avec une forme substantielle. La matière paraissant sous la forme de la corporéité sera donc en acte et capable de recevoir une quantité, mais seulement dans la mesure où cette disposition première de la matière n’est autre que la forme substantielle elle-même, présente virtuellement sous la forme du corps. Ainsi tout se voit-il ordonné à l’avènement de la forme substantielle, qui seule donne l’être à proprement parler à l’essence composée, et plus particulièrement à telle substance déterminée par ses accidents. La matière n’est donc pas en puissance à toute quantité et qualité, mais seulement à celles qui conviennent à la forme essentielle qui lui est communiquée. A une certaine forme doit nécessairement correspondre, sous la perspective de l’advenue de l’être de l’essence, une certaine quantité de matière, ce que Thomas exprime avec les notions de quantité ou de proportion due. Telle forme en effet, ne peut être, de nécessité conditionnelle, attribuée qu’à telle matière déterminée, sous peine de ne point voir la substance advenir à l’esse. Ainsi l’esse n’advient-il que sous les raisons de l’essence, c’est-à-dire d’une composition déterminée de telle forme avec telle matière commune. Si la matière première, considérée abstraitement de toute forme, peut bien être dite indifférente à la forme qu’elle recevra, dès qu’elle se trouve ordonnée à telle forme substantielle, elle ne peut plus présenter que les déterminations qui correspondent à son déploiement et son actualisation la plus accomplie. Le principe d’individuation est ce sur quoi s’applique la forme et ce qui l’oriente vers la constitution quantitative de la substance, comme la couleur est ce que peut informer l’espèce sensible dans le processus de vision. Mais fondamentalement, il ne s’agit là que des proportions quantitatives dues, qui seules correspondent à l’avènement de la forme substantielle appelée à l’être. A ce titre, elles ne font que répondre à la logique interne de la constitution ontologique de la substance et à l’advenue effective de son être. Il est ainsi parfaitement clair que la théorie prédicative d’Aristote semble déterminer ou cloisonner la médiation de l’être à soi. Elle lui est à tout le moins intimement liée. La force de Thomas sera de montrer que cette détermination n’est pas tant une contrainte imposée de l’extérieur

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que l’auto-déploiement même de l’être. Ce dernier ne fait que se donner ses propres puissances ou potentialités ; la substance se donne sa matière, l’unité se donne ses différenciations. Aussi la causalité horizontale aristotélicienne est-elle, chez Thomas, parfaitement pénétrée d’une doctrine de la création et de la libéralité de l’être qui, par son immédiatisme, écarte d’une façon décidée l’émanatisme arabe et ne trouve sa juste expression que dans la tension entretenue entre les principes intrinsèques essentiels à la réalisation de la substance singulière et l’acte d’être. La matière quantifiée nous est apparue comme l’extension de l’être même de la substance au sein de la nature effective, par laquelle il reçoit les qualités sensibles selon une proportion déterminée, et qui en font un objet des sens et de l’intellect auquel pourra être attribué le vrai, le bien ou encore le beau. La matière est comme l’instrument de l’advenue de l’être de la substance à sa propre perfection, réalisée essentiellement dans son ouverture à l’altérité et l’action opérative qui en dépend. Ce n’est point la forme qui est faite pour la matière mais bien la matière pour la forme.

VI.1.5. Individu et relation La relation, nous l’avons vu, est inscrite jusqu’en ses accomplissements moraux et intra-personnels, au cœur de la constitution ontologique de l’étant fini. Il y a là une correspondance analogique avec les relations intra-trinitaires, dont nous savons qu’elles s’identifient chez Thomas à l’essence même des personnes, et constituent le fondement de leurs opérations propres. Les personnes ne sont ainsi que les relations conçues en leur subsistance. C’est cependant ce dernier trait qui distingue radicalement les relations telles que pensées en Dieu, de celles qui ont cours au sein du monde naturel. La personne humaine par exemple, n’est pas une relation subsistante. S’il ne peut y avoir de composition en Dieu, où l’essence s’identifie aux puissances et les termes abstraits aux concrets, il n’en est rien pour la réalité mondaine. Si la potentia generandi peut être qualifiée de personnelle en Dieu, elle appartient plutôt à l’espèce et se tient strictement sur le plan essentiel dans le monde animal ; elle doit être considérée comme un prédicat attribué à un substrat qui ne s’y identifie pas purement et simplement91. La relation appartient cependant chez Thomas à l’expression de l’acte d’être même de la nature créée, en tant qu’elle en donne la règle et la 91

A ce propos : BOYLE, J. F., « Analogy of potentia generandi », pp. 584-585.

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direction. La nature matérielle créée n’acquiert en effet l’unité de son être que par la relation ; elle n’est en soi que dans la différence et le lien dont la matérialité constitue le fondement. La matière chez Thomas, qui n’est rien en soi et par elle-même, ne peut être considérée que sous la raison du mouvement ; elle renvoie à une dimension qui, en chaque étant naturel, s’ouvre à l’autre pour lui permettre d’exercer sur elle un rôle de moteur et la mener ainsi vers son bien. La matière est une ouverture à l’altérité au cœur de chaque étant sensible ; la source de l’interaction qui permet à la chose d’être menée à l’être tout comme à l’altérité d’exercer son agir et par là de communiquer son être. Elle apparaît alors comme le principe de multiplicité et d’inégalité entre les étants qui permet à ceux-ci de pallier leurs manques individuels en vertu de la plus grande perfection du tout, c’est-à-dire la ressemblance dans l’être de la perfection divine. Ces relations entre les étants paraissent inexplicables sans l’introduction d’un concept de matière au cœur des noyaux substantiels unitaires que représentent les choses naturelles. La relation trouve son enracinement au sein de la nature essentielle même de tout étant mondain, et la matière exerce la fonction d’un principe du perfectionnement naturel, qui seul permet de faire advenir la substance à sa perfection ontologique première, à partir de laquelle l’opération spirituelle peut alors être menée. Le concept de matière n’apparaît donc qu’en fonction d’une théorie de la relation. On conçoit ainsi combien la compréhension thomasienne se distingue de la constitution de l’individu moderne telle qu’on la voit présagée dans la métaphysique scotiste. Les traits caractéristiques de la « personne » scotiste sont, – tout d’abord de manière assez traditionnelle dans la conception médiévale de l’individu – son incommunicabilité, mais aussi son indépendance92. Ce qui ne doit pas être compris négativement seulement, mais aussi positivement, à savoir comme ce qui détermine ce que la personne possède en propre, en vertu de l’accomplissement de son essence ou de son actualité. La personne scotiste, si elle apparaît négativement comme ce que l’autre n’est pas93 ou ce qui ne possède pas de rapport intrinsèque ou essentiel avec l’autre, est constituée positivement, non par la nature individuelle elle-même, déjà acquise en quelque sorte par son Cfr SCHULZ, M., Sein und Trinität, pp. 101-102. Cfr Ibidem, p. 108 : « L’homme se tient en face d’une autre personne dans la mesure où il n’est pas lui-même cette autre personne, où il la nie ainsi actuellement. Il ne peut affirmer son propre Soi que dans la mesure où il nie actuellement le Soi de l’autre ». Cfr aussi JEAN DUNS SCOT, Ordinatio, III, d. 1, q. 1, n. 17 : « Quia ad personalitatem requiritur ultima solitudo, sive negatio dependentiae actualis et aptitudinalis ad personam alterius naturae ». 92

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incommunicabilité essentielle, mais par une actualisation dernière (ultima actualitas) qui lui procure en quelque sorte subsistance94. Cette constitution de la substance individuelle acquise sur le seul terrain de l’acte et de la forme assoit l’indépendance ontologique de l’étant créé sur le plan naturel. L’indifférence de la natura scotiste d’autre part, laissée à son état de pure idéalité, soumet irréductiblement la réalisation de l’étant à la volonté absolue de Dieu. La sécularisation progressive de la philosophie pouvait bien reposer, après avoir pris son inspiration de la philosophie averroïste, sur les fondements de la science transcendantale fondée par Scot. Prenant désormais pour base une natura existant pour elle-même et, à l’inverse du docteur subtil, déracinée de l’esprit divin, la métaphysique se transformerait en science purement abstraite, visant à déterminer les entrelacs de relations logiques pouvant être tissés entre des entités ayant pris consistance en et pour elles-mêmes. Parallèlement, ou subsidiairement, la conception moderne de la personne, caractérisée par la mise en évidence de l’autonomie de l’individu, ne permet plus de penser l’unité des individus que sous un modèle de relations de type formel et non plus, comme le prônait le thomisme, à la manière d’un trait intrinsèquement intégré à la constitution ontologique de la substance même. Sous une perspective métaphysique, c’est sans doute ce que conserve de plus propre l’utilisation thomiste des concepts de matière et de relation, qu’elle intègre une théorie somme toute aristotélicienne des relations prédicamentales à une compréhension analogique de l’être renvoyant, par la puissance passive inhérente au monde et au-delà des relations mutuelles entre les substances créées, à l’action supérieurement informante de l’être divin sur la création. C’est jusqu’à la matière première même que l’action divine s’étend, pour faire participer sa création à sa ressemblance. Aussi Dieu inscrit-il l’harmonie du monde jusqu’en ses composantes les plus contingentes, dont il fait dépendre l’unité du tout. L’action divine est continuée et donne son unité en acte au monde et aux relations entretenues entre les divers étants créés. En cette mesure, la nature thomasienne présente une indéfectible analogie avec l’effusion spirituelle du Bien, qui dans un vaste réseau de communications, fait participer l’entière chaîne des étants à l’Unité principielle. Si l’on prend bien la mesure de la doctrine thomasienne de la relation, on s’apercevra que la constitution de la substance est chez lui de part en part dynamique, puisqu’elle est établie dans le mouvement vers la perfection que rend possible l’interaction avec l’autre ; par opposition à une 94

Cfr Ibidem, III, d. 1, q. 1, n. 1.

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conception que l’on pourrait qualifier de statique, où l’émergence de la substance ne s’expliquerait que par la simple réception limitative en soi et par soi d’une certaine forme, requérant dès lors l’existence d’un principe récepteur en attente de forme existant lui-même de quelque façon par soi.

VI.1.6. Analogie et participation La tradition thomiste a voulu rendre compte de l’émergence relationnelle du multiple précédemment décrite et de son rapport avec l’unité au moyen de la célèbre doctrine de l’analogie. Il est vrai qu’à la suite d’Aristote, Thomas distingua l’identité selon le nombre, l’espèce, le genre et selon l’analogie. La perfection attribuée par analogie diffère des trois autres dans la mesure où elle ne se rencontre pas de la même manière dans les termes qui la partagent, ce qui définirait plutôt l’univocité. Aristote avait révélé le caractère plurivoque de l’être, tout en affirmant que ses diverses acceptions pouvaient être ramenées à un sens fondamental, celui de substance. La substance toutefois n’aura en commun, avec la quantité par exemple, aucune unité générique, mais seulement une unité selon l’analogie, dans la mesure où elles ne s’accordent que sous la raison d’étant. Puisque ce dernier n’est pas un genre en effet, il ne peut être prédiqué univoquement, mais seulement analogiquement, de ses différences95. On distingue donc trois modes de prédication. Est prédiqué univoquement ce qui l’est selon le même nom et avec la même signification, comme par exemple l’animal est prédiqué de l’homme et de l’âne. Des termes équivoques possèdent un nom identique, mais selon une signification tout à fait différente, comme le terme de chien peut par exemple être attribué à l’animal du même nom ou à une constellation d’étoiles. Enfin, est analogique ce qui est « prédiqué de plusieurs de sorte que les significations sont diverses, mais sont attribuées à quelque chose d’un et identique, comme le sain est dit du corps d’un animal et d’une urine et d’une potion, mais ne signifie pas totalement la même chose en tous »96. Les perfections analogues demeurent semblables selon un certain point de vue Cfr THOMAS D’AQUIN, De principiis naturae, 6. Idem : « Analogice dicitur predicari quod predicatur de pluribus quorum rationes diuerse sunt, sed attribuuntur uni alicui eidem, sicut sanum dicitur de corpore animalis et de urina et de potione, sed non ex toto idem significat in omnibus : dicitur enim de urina ut de signo sanitatis, de corpore ut de subiecto, de potione ut de causa. Sed tamen omnes iste rationes attribuuntur uni fini, scilicet sanitati ». 95 96

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ou selon tel rapport. Elles sont fréquemment dites analogues en référence à un premier terme, qui possède l’attribut envisagé selon un mode parfait. C’est principalement le cas lorsque les choses identiques par analogie sont prédiquées d’un sujet, comme lorsque l’ens est attribué à la substance et aux catégories. Si l’ens se voit attribué à la substance et aux catégories, ce n’est pas sous la même raison, mais toutes les catégories ne sont susceptibles de se voir prédiquer l’être que dans la mesure où elles sont attribuées à la substance, qui est le sujet de celles-ci. Ainsi l’ens se dit prioritairement de la substance et ensuite des autres catégories97. Si l’élaboration de l’analogie thomiste suppose l’éviction de toute substantialisation d’une forme d’être abstraite et rejette ainsi toute univocité réelle et intrinsèque, elle ne se conçoit cependant que dans la dépendance des analogués seconds par rapport à l’analogué premier, qui seul peut être de soi prédiqué de l’analogue98. Comme l’écrit toutefois très justement M. Bastit, inspiré sur ce point par Cajétan, la « promotion » thomasienne « du rapport d’un premier analogué identifié à l’analogue […] se paie […] d’un prix assez lourd, puisqu’alors l’analogue ne se dit plus intrinsèquement des seconds analogués »99. On trouve cependant chez Thomas une autre conception de l’analogie, mise en évidence surtout par Cajétan, Sylvestre de Ferrare ou encore Jean de Saint-Thomas, et qui s’identifie à une ressemblance entre deux rapports100. Sa formulation aristotélicienne était la suivante : « ce qui est un l’est, ou selon le nombre, ou selon l’espèce, ou selon le genre, ou par analogie. Selon le nombre, ce sont les êtres dont la définition est une ; selon le genre, ce sont les êtres dont on affirme les mêmes prédicats ; enfin par analogie, toutes les choses qui sont l’une à l’autre comme une troisième l’est à une quatrième »101. 97 Cfr Idem : « […] et ideo ens non est genus substantie et quantitatis, quia nullum genus predicatur per prius et posterius de suis speciebus, sed predicatur analogice. Et hoc est quod diximus, quod substantia et quantitas differunt genere sed sunt idem analogia ». 98 P. Aubenque a montré comment une telle élaboration de l’analogie ad unum ne pouvait se réclamer d’Aristote, mais plutôt des néo-platoniciens, notamment Dexippe (Cfr AUBENQUE, P., « Les origines de la doctrine de l’analogie de l’être »). 99 BASTIT, M., « Le thomisme est-il un aristotélisme ? », pp. 103-104. A cet égard, les remarques du P. Blanche sont encore valables aujourd’hui : l’analogie d’attribution porte ce nom « non pas, comme on pourrait le croire, parce que le nom qui convient proprement à un caractère réel, ou à l’analogue principal possédant ce caractère, serait entendu par dérivation, par attribution, aux autres analogues, mais bien parce que les divers analogues sont tous rapportés (attribuuntur) à un même caractère réalisé seulement dans l’analogue principal » (BLANCHE, F. A., « Notes sur le sens de quelques locutions concernant l’analogie », p. 54). Mais il ne s’agit plus, dès lors, que d’une attribution extrinsèque. 100 Cfr BASTIT, M., « Le thomisme est-il un aristotélisme ? », p. 104. 101 ARISTOTE, Métaphysique, 1016b31-1016b35. Cfr aussi 1018a13-1018a15.

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L’analogie est ainsi définie comme un rapport de proportionnalité à quatre termes : A est à B comme C est à D. Deux rapports sont mis en proportion et considérés selon leur ressemblance. Si on l’applique à l’être, comme le fait Thomas notamment dans le De Veritate, q. 2, a. 11, il faut affirmer que « l’être qui est propre à une chose ne peut être communiqué à une autre »102. Chaque chose sera donc prise en compte avant tout selon son esse propre, ce qui rejoint les considérations du commentaire au De Trinitate de Boèce, notamment à propos du sujet propre de la métaphysique. Car les choses qui ont des déterminations formelles identiques mais sont dans des sujets séparés, sont communes aux mêmes sujets du point de vue de la substance ou de la quiddité, mais non sous la perspective de l’acte d’être103. « […] Une seule et même ratio ne saurait ni englober des genres différents, ni des êtres dont l’esse est différent […] »104. Comme le montre bien M. Bastit, cette autre définition de l’analogie permet d’éviter les impasses de la première car « […] entre l’accident et la substance il existe une réalité analogiquement commune qui est dite premièrement de la substance et secondairement de l’accident. Mais, […] une telle convenance implique que la perfection possédée par le premier analogué soit néanmoins déterminée par le second, selon le rapport qu’il possède avec le premier : ainsi l’être éminemment possédé par la substance est néanmoins déterminé par l’accident, précisément parce qu’il est accidentel. Il y a donc ainsi, entre le premier analogué et le second, un rapport réciproque qui fait que si l’un est premier, sa primauté n’est pas totale puisqu’à son tour il est déterminé et mesuré par le second »105.

C’est avant tout selon ses propres principes que chaque réalité devra donc être envisagée. Ainsi le terme d’analogia recouvre chez Thomas deux théories distinctes, issues de divers courants d’interprétation de l’aristotélisme106 : « Il correspond d’une part à l’unité de proportion, conformément au sens étymologique, mais il s’applique également à l’unité des sens multiples par référence à un premier, c’est-à-dire à l’unité d’ordre, qu’on appelle analogie THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 2, a. 11, c. Cfr Idem : « Creatura autem quantumcumque imitetur Deum, non tamen potest pertingere ad hoc ut eadem ratione aliquid sibi conveniat qua convenit Deo : illa enim quae secundum eamdem rationem sunt in diversis, sunt eis communia secundum rationem substantiae sive quidditatis, sed sunt discreta secundum esse ». 104 BASTIT, M., « Le thomisme est-il un aristotélisme ? », p. 105. 105 Idem. 106 Nous transformons ici l’affirmation de Montagnes (MONTAGNES, B., La doctrine de l’analogie de l’être d’après saint Thomas d’Aquin, p. 20), datée depuis l’article d’Aubenque paru dans Les Etudes philosophiques de 1978 (AUBENQUE, P., « Les origines de la doctrine de l’analogie de l’être. Sur l’histoire d’un contresens »), puisque Montagnes parlait de « deux théories aristotéliciennes distinctes » là où l’analogie ad unum apparaît être de souche néoplatonicienne surtout. 102

103

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‘d’attribution’ suivant la traduction arabo-latine de la Métaphysique d’Aristote. Bref, analogia désigne tantôt l’unité de proportion, tantôt l’unité d’ordre, et on parlera suivant les cas d’analogie de proportionnalité ou d’analogie d’attribution »107.

B. Montagnes écrivait que « la doctrine de l’analogie est faite de la synthèse de deux thèmes, l’un d’origine aristotélicienne, celui de l’unité d’ordre par référence à un premier, l’autre de provenance platonicienne, celui de la participation »108. Le saint docteur accepte à n’en point douter la façon dont le Stagirite séparait les divers genres logiques, réduits à l’unité dans la mesure seule où les accidents étaient attribués à la substance. Cette unité de composition, toute horizontale ou prédicamentale, n’était cependant qu’insuffisamment équilibrée par l’ordonnancement vertical induit par la doctrine du premier moteur, censé, en vertu seulement de son état de cause motrice, première et unique source du mouvement, assurer l’unité des diverses substances composées109. Les spéculations chrétiennes au sujet de la création ne pourront s’en satisfaire et s’évertueront à mettre au jour une dépendance plus profonde des substances créées à l’égard de l’Etre qui seul subsiste pleinement par soi. Ce dernier sera conçu comme la source de l’être de tout ce que les autres substances sont. Il n’est plus seulement la source du mouvement de l’univers, qui n’exerce que des relations purement externes avec les différentes substances qu’il meut, mais son influence s’étend jusqu’à l’être le plus intime de ces dernières. On se demandera donc en quelle mesure l’unité de la création ne résulte pas de la participation de chaque créature, en son être même, à l’Etre, Idée de l’intelligence divine et premier effet de Dieu. Thomas, bien qu’il partage dans une très large mesure les critiques adressées par le Stagirite à la doctrine platonicienne de la participation aux Idées, apporte sur ce point nombre de solutions qui s’éloignent des principes aristotéliciens. A. Forest écrivait à ce propos que « sur le problème de la création, de la participation et de la distinction d’essence et d’existence, saint Thomas adopte les positions contraires à celles d’Aristote », sans pourtant jamais marquer entre Aristote et lui-même « une différence d’orientation ou d’esprit »110. 107

MONTAGNES, B., La doctrine de l’analogie de l’être d’après saint Thomas d’Aquin,

p. 20. 108

Ibidem, p. 23. Il faut noter que Thomas semble interpréter le rôle du Premier moteur en un sens que l’on ne peut attribuer au Stagirite, puisque selon le saint Docteur, le premier moteur d’Aristote n’est pas seulement la cause motrice du ciel et de la terre, mais bien la source de leur existence : Cfr THOMAS D’AQUIN, In XII Metaphys., 7, n. 2534. 110 FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 321. 109

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Le refus de la théorie des Idées et de quelque séparation entre la forme et la matière – qui ne composent une substance qu’à elles deux, puisque la matière est maintenant le substrat des contraires et non plus l’un d’eux –, la réduction de toute puissance et de toute matière à une substance déjà informée sous un autre rapport, c’est-à-dire l’évincement de toute matière première en soi au profit d’une matière première toujours déjà informée par les éléments ; tout cela, loin des « métaphores poétiques » des platoniciens111, était le spectacle que nous offrait la nature et se trouvait, selon Aristote, intrinsèquement corrélé à l’éternité du monde. Le premier moteur n’est susceptible que d’une activité motrice sur les substances qui lui sont inférieures ; ce qui s’accommode parfaitement de l’incorruptibilité foncière de la matière première, qui perdure là où les formes et les substances particulières se succèdent. En un tel univers, le devenir comme l’existence de l’essence sont régis par la nécessité intrinsèque à cette essence même, c’est-à-dire par sa nature en tant même qu’οὐσία. Ainsi n’est-il plus nécessaire de poser, au-delà de l’expérience, un monde purement intelligible d’idées séparées. L’aristotélisme est certes un système où la génération substantielle a sa place dans la nature, mais non la creatio ex nihilo attribuée à Dieu par les chrétiens. Quant à la participation, les commentateurs ont montré comment Thomas, ici comme pour la doctrine de la création, s’éloignait certes d’Aristote, mais demeurait fidèle aux principes fondamentaux de la philosophie péripatéticienne et tentait de s’y accommoder. La définition thomasienne de la participation est connue. Participer, c’est « […] quasi partem capere et ideo quando aliquid particulariter recipit id quod ad alterum pertinet uniuersaliter, dicitur participare illud, sicut homo dicitur participare animal quia non habet rationem animalis secundum totam communitatem ; et eadem ratione Socrates participat hominem. Similiter etiam subiectum participat accidens et materia formam quia forma substantialis uel accidentalis, que de sui ratione communis est, determinatur ad hoc uel ad illud subiectum. Et similiter effectus dicitur participare suam causam, et praecipue quando non adequat uirtutem sue cause ; puta, si dicamus quod aer participat lucem solis, quia non recipit eam in ea claritate qua est in sole »112.

Ici, l’Aquinate souligne certes la manière seulement partielle et limitée dont le participant participe le participé, et se rapproche ainsi du néoplatonisme, qui le premier peut-être en vint à parler d’une infinité de la source première et de sa limitation par les occurrences au sein desquelles elle se stabilise, alors que Platon comme Aristote insistaient surtout sur 111 112

Cfr ARISTOTE, Métaphysique, 991a20-991a22. THOMAS D’AQUIN, Expositio libri Boethii de ebdomadibus, 2.

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le caractère fini, synonyme de perfection, du principe premier ou spirituel, et sur l’indétermination de la matière. La doctrine de la participation se voit cependant transposée par Thomas au sein du couple aristotélicien d’acte et de puissance. Thomas s’évertue ainsi à corriger le défaut de toute la tradition platonicienne, c’est-à-dire l’impossibilité de sauvegarder l’unité de la substance composée, en inscrivant la dynamique de la participation au sein même du couple acte-puissance, qui déjà était proposé par Aristote en vue des mêmes desseins, et permet de penser l’entière structure comme une unité par soi. Ainsi, « Omne participans aliquid comparatur ad ipsum quod participatur ut potentia ad actum : per id enim quod participatur fit participans actu tale. Ostensum autem est supra quod solus Deus est essentialiter ens, omnia autem alia participant ipsum esse. Comparatur igitur substantia omnis creata ad suum esse sicut potentia ad actum »113.

Tout comme la matière et la forme ne peuvent être conçues l’une sans l’autre et composent, l’une en tant que puissance, l’autre comme acte, une réalité parfaitement une, l’essence d’une chose et son être doivent être considérés, dans la mesure où la première est en puissance de ce que l’autre est en acte, comme formant une et une seule réalité concrète. Thomas affirme en ce sens : « Esse enim rei quamvis sit aliud ab eius essentia, non tamen est intelligendum quod sit aliquod superadditum ad modum accidentis, sed quasi constituitur per principia essentiae »114.

C’est d’ailleurs la forme, premier principe essentiel de la substantialité, qui donne l’être. Ainsi l’esse apparaît fondamentalement comme « actus existentis, inquantum ens est »115. Il est l’acte de la forme en tant que cette dernière donne l’être. Si l’être est l’acte de la forme, il faut dire que l’étant possède l’être à la manière dont il exerce l’acte de ce qu’il est116. L’esse ne fait donc pas nombre avec l’essence, puisqu’il est l’acte de cette dernière, qui en retour le détermine et fait précisément de l’esse l’acte de cette essence. On ne pourra nier que le champ d’application de la doctrine de l’acte et de la puissance dépasse largement chez Thomas celui des catégories, et aille jusqu’à embrasser l’ordre de l’être lui-même. Sans aucun doute, THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 53. THOMAS D’AQUIN, In IV Metaphys., 2, n. 558. 115 THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 19, q. 2, a. 2, c. 116 Cfr à ce propos les analyses de BASTIT, M., « Le thomisme est-il un aristotélisme ? », pp. 110-112. 113 114

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il va sur ce point plus loin que l’aristotélisme. A l’esse comme acte, qui doit être dit perfection sous la perspective du bien, pouvait bien être appliquée une doctrine de la participation, dont les origines platoniciennes sont incontestables. Il faut ajouter dans ce cadre que Thomas, dans sa définition de la participation, ne parle point de quelque infinité de la forme, mais seulement de son caractère commun, ou universel, qui la rend susceptible de multiples participations. Il nous faut rappeler ici la distinction établie par Thomas entre l’infinité propre à la forme, et celle de la matière : « […] infinitum […], dupliciter dicitur. Uno modo, secundum rationem formae. Et sic dicitur infinitum negative, scilicet id quod est forma vel actus non limitatus per materiam vel subiectum in quo recipiatur. Et huiusmodi infinitum, quantum est de se, est maxime cognoscibile, propter perfectionem actus, licet non sit comprehensibile a potentia finita creaturae, sic enim dicitur Deus infinitus. Et tale infinitum anima Christi cognoscit, licet non comprehendat. Alio modo dicitur infinitum secundum potentiam materiae. Quod quidem dicitur privative, ex hoc scilicet quod non habet formam quam natum est habere. Et per hunc modum dicitur infinitum in quantitate. Tale autem infinitum ex sui ratione est ignotum, quia scilicet est quasi materia cum privatione formae, ut dicitur in III Physic.; omnis autem cognitio est per formam vel actum. Sic igitur, si huiusmodi infinitum cognosci debeat secundum modum ipsius cogniti, impossibile est quod cognoscatur, est enim modus ipsius ut accipiatur pars eius post partem, ut dicitur in III Physic. Et hoc modo verum est quod eius quantitatem accipientibus, scilicet parte accepta post partem, semper est aliquid extra accipere. Sed sicut materialia possunt accipi ab intellectu immaterialiter, et multa unite, ita infinita possunt accipi ab intellectu non per modum infiniti, sed quasi finite, ut sic ea quae sunt in seipsis infinita, sint intellectui cognoscentis finita. Et hoc modo anima Christi scit infinita, inquantum scilicet scit ea, non discurrendo per singula, sed in aliquo uno ; puta in aliqua creatura in cuius potentia praeexistunt infinita ; et principaliter in ipso verbo »117.

De cette distinction, il ressort que l’in(dé)fini quantitatif se tient du côté de l’indétermination de la matière et ne peut donc être attribué à quelque forme, qui limite au contraire cette quantité118. Et à y regarder de plus près, on constate que Thomas ne s’éloigne point fondamentalement de la conception développée par Platon et Aristote, en accordant essentiellement la perfection à la détermination formelle, et l’imparfait à l’indétermination de la matière. L’infini ressortissant à la perfection s’avère être d’un tout autre type, n’étant accordé à la forme que pour autant que celle-ci soit immatérielle, et divine en vérité. L’infinité formelle n’apparaît 117 118

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, IIIa, q. 10, a. 3, ad 1. Ibidem, Ia, q. 7, a. 3, ad 2.

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en quelque sorte, selon le texte du commentaire au Liber de Causis, que comme substrat de l’individualité divine. Les limitations de la forme par la matière et de la matière par la forme ne sont pas équivalentes et chacune d’elles intervient sous une perspective différente : « Materia autem perficitur per formam per quam finitur, et ideo infinitum secundum quod attribuitur materiae, habet rationem imperfecti ; est enim quasi materia non habens formam. Forma autem non perficitur per materiam, sed magis per eam eius amplitudo contrahitur, unde infinitum secundum quod se tenet ex parte formae non determinatae per materiam, habet rationem perfecti »119.

Par là, c’est une fois de plus à l’unité de la substance que nous sommes ramenés, car Thomas souligne en outre qu’une quantité infinie est impossible, puisque toujours limitée par une forme déterminée. Une puissance matérielle infinie ne peut être, car il n’y a pas de matière sans forme qui la limite120. La matière première n’est d’ailleurs pas elle-même infinie absolument parlant, même en tant que puissance, car sa potentialité ne s’étend qu’à celle des formes possibles dans la nature. Cette unité concrète ou synthétique de l’acte et de la puissance répond tant aux réalités naturelles qu’aux rapports qu’entretient le transcendant avec le monde, et structure toute la démarche rationnelle du retour de la créature à son principe immatériel. L’être de Thomas n’est pas un accident qui s’ajouterait à l’essence. Il n’est pas un acte qui s’ajouterait de manière extrinsèque pour venir actualiser une essence seulement possible. Mais la puissance au contraire se définit d’abord, en tant qu’être, par sa ressemblance de Dieu. Ainsi le possible dépend-il toujours de la primauté absolue d’un acte et la chose, en son essence même et ses principes constitutifs, de l’être de Dieu. C’est en vertu d’une logique de causalité exemplaire et efficiente, selon laquelle l’acte pur ne crée qu’à sa ressemblance, c’est-à-dire, par conséquent, selon la logique propre de l’être comme acte, que la matière ne peut être créée sans forme. Une matière sans corrélation, quelle qu’elle soit, avec la forme, est un non-sens, un pur néant que l’être même de Dieu exclut. L’idée d’une matière ne germera donc dans l’esprit divin qu’en lien avec la forme qui doit l’actuer. La matière n’est que principe d’un certain mode de substantialité ; sa raison d’être n’est que dans l’imitation de la perfection de l’être divin. Ainsi peut-elle d’ailleurs participer à l’ordre providentiel. L’être en puissance, nous l’avons répété, vient occuper le rôle de médiation de l’actuation. Cette idée de l’univers comme un tout harmonique à la 119 120

Ibidem, Ia, q. 7, a. 1, c. Ibidem, Ia, q. 7, a. 3.

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ressemblance de Dieu, basée sur la relation qu’entretiennent les parties entre elles, fait bien entendu penser au néoplatonisme, puisque chaque degré fait participer son inférieur à la perfection supérieure. La doctrine de la participation s’exerce cependant chez Thomas au cœur de la matière même, par la matière et l’être en puissance qui réside en tout étant créé. Cette revalorisation de la matière, en tant même que déficience ontologique, pour en faire l’instrument de la relation universelle et de la perfection du monde semble aller, quant à elle, à l’encontre du platonisme traditionnel. Il ne faut pas négliger le fait qu’il n’est donné à la substance de participer l’esse que par la médiation de son essence. C’est la forme qui « donne l’être » ; c’est la matière qui, faisant vaciller l’essence au bord du néant, rend manifeste la participation de cette dernière à un ordre plus large, qui implique un rapport à la différence, à la non-identité à soi, ou une dépendance vis-à-vis d’autre chose, qui donne l’être. La matière exerce sous cette perspective comme un rôle de médiation entre l’ordre de l’essence et celui de l’advenue de l’être. Elle fait signe vers l’ouverture de l’être même qui surplombe l’ordre des essences. Corrélativement à cette ouverture à l’altérité cependant, qu’elle rend possible tant au cœur de l’ordre naturel ou de l’essence que vis-à-vis de l’ordre métaphysiquement supérieur de l’être, son enracinement dans l’identité du sujet ne peut être perdu. Là où la distinction de l’esse et de l’essence pointe vers la différence de la créature avec Dieu, puisqu’unis en Lui, ils sont clairement distingués en nous, manque à cette dichotomie classique le point de vue réconciliateur de l’analogie de la substance, c’est-à-dire de l’attribution à un premier. L’essence et l’esse ne composent et ne se différencient que sous la perspective d’une unité analogue, qui est celle de la substance particulière au cœur de laquelle se joue cette dialectique, non celle d’une unité universelle univoque. Ce sont les conséquences, pour la démarche métaphysique elle-même, de cette analogique de l’identité et de la différence, structurée par les pôles de l’essence, de l’esse et de la substance, qu’il faut explorer.

VI.2. STRUCTURE DE

LA MÉTAPHYSIQUE THOMISTE COMME RETOUR AU PRINCIPE

Bien entendu, il s’agit encore de saisir comment les rapports qui structurent la constitution intrinsèque de la substance, notamment dans la manière dont Thomas établit les liens qui unissent l’essence et l’esse, déterminent les capacités de notre âme à appréhender les réalités immatérielles.

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Outre la structure ontologique de la substance, c’est l’analyse du dynamisme de notre âme, mis au jour dans notre examen de la connaissance du vrai, de l’appétit naturel du bien et de la délectation du beau, qui doit nous guider dans l’étude de la dialectique éprouvée par l’esprit fini, entre dépendance et autonomie, au sein du cheminement qui le mène vers sa fin.

VI.2.1. Contingence et « preuves » de l’être de Dieu C’est d’une déficience ontologique, révélatrice de la contingence et de la dépendance intrinsèque à tout être créé, que partiront les voies proposées par Thomas vers l’être de Dieu. L’Aquinate développe, en s’inspirant souvent de la physique aristotélicienne, une série de voies a posteriori, qui partent de l’expérience afin de dévoiler l’être à sa source. Tout ce qui se meut, le principe aristotélicien est bien connu, est mû par un autre. Si le mouvement en effet est un passage de la puissance à l’acte et que rien ne peut être à la fois en acte et en puissance en même temps et sous le même rapport, il faut que soient d’une part un étant en puissance au mouvement, et d’autre part un autre étant, en acte – puisque rien ne peut être mené à l’acte autrement que par un être en acte –, susceptible de mener le premier de la puissance à l’acte. Ainsi tout étant dépend, en son mouvement vers la perfection de l’acte, de l’action d’un autre. Or, dans la chaîne des moteurs, on ne peut remonter ainsi à l’infini. Un premier moteur, mû par aucun autre, doit donc être posé, sous peine de ne pouvoir concevoir ni le mouvement des moteurs seconds, ni leur faculté de mouvoir à leur tour. Ensuite, Thomas souligne qu’il est impossible, dans l’ordre des causes efficientes, de trouver une chose qui soit la cause efficiente d’elle-même, ce qui supposerait qu’elle soit antérieure à elle-même. Il n’est pas davantage possible de remonter à l’infini dans l’ordre des causes efficientes que dans celui du mouvement « Quia in omnibus causis efficientibus ordinatis, primum est causa medii, et medium est causa ultimi, sive media sint plura sive unum tantum, remota autem causa, removetur effectus, ergo, si non fuerit primum in causis efficientibus, non erit ultimum nec medium. Sed si procedatur in infinitum in causis efficientibus, non erit prima causa efficiens, et sic non erit nec effectus ultimus, nec causae efficientes mediae, quod patet esse falsum »121.

La troisième voie est plus métaphysique. Elle est basée sur les notions de contingence et de nécessité. Certaines choses en effet naissent et 121

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 2, a. 3, c.

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disparaissent. Elles ont donc la possibilité d’être ou de n’être pas. Or, affirme Thomas, les choses qui peuvent ne pas être, ne sont pas à un certain moment. Dès lors, si tout peut ne pas être, à un certain moment, rien n’a été. Mais par conséquent, rien ne serait non plus, car ce qui n’est pas ne commence d’être que par quelque chose qui est. Or l’on constate d’expérience l’absurdité d’une telle conclusion. Cette implication surprenante s’explique, selon Gilson, si l’on présuppose un monde éternel, car « dans une durée infinie, un possible digne de ce nom ne peut pas ne pas se réaliser »122. Le problème n’en est pas pour autant résolu. F. Van Steenberghen l’avait justement remarqué : la disparition d’un étant corruptible s’accomplit chez Thomas comme chez Aristote par transformation substantielle et s’accompagne de la production d’une ou de plusieurs substances nouvelles. « Dès lors le fait que chaque être contingent cesse un jour d’exister n’entraîne nullement la disparition totale des êtres contingents »123. D’autre part, l’hypothèse d’un monde éternel suppose l’éternité et l’incorruptibilité de la matière première, puissance paradoxale puisque nécessaire, qui soutient la totalité du monde physique. Or cela ne peut s’accorder avec l’opinion de Thomas, qui entend plutôt dans le passage étudié, souligne Van Steenberghen, que rien, pas même la matière première, n’existerait. On précisera les affirmations du professeur de Louvain en remarquant que, pour Thomas comme pour Aristote, la matière première n’existe pas en tant que telle ; elle est conditionnée par l’émergence d’une forme. Selon Van Steenberghen, il faut comprendre que, « puisque tout ‘possible’ commence par ne pas être (quandoque non est), dans l’ordre total des ‘possibles’, le néant a précédé l’être »124. Mais un autre problème apparaît alors. Si le monde et la matière en tant que puissance à toute génération substantielle n’étaient pas éternels, le néant préexisterait de manière absolue à toute génération et le possible lui-même ne pourrait jamais advenir en tant que possible, ni bien entendu jouir de quelque actualisation. « La réponse s’impose, conclut Van Steenberghen, l’hypothèse d’un monde exclusivement constitué de ‘possibles’ requiert sans doute l’éternité du monde ; mais elle l’exclut en même temps. En effet, cette hypothèse ne change rien à l’antériorité, pour tout ‘possible’, du non-être sur l’être, puisque tout ‘possible’ commence d’être ; dès lors, pour tout l’univers des ‘possibles’, le néant a précédé l’être et, par conséquent, cet univers n’est pas éternel. Bref, supposer un GILSON, E., Le thomisme, p. 81. VAN STEENBERGHEN, F., Le problème de l’existence de Dieu dans les écrits de S. Thomas d’Aquin, p. 196. 124 Cfr Ibidem, p. 198. 122

123

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monde exclusivement composé de ‘possibles’, c’est exclure l’existence d’un monde éternel, d’une matière éternelle et de n’importe quoi »125.

Un monde constitué entièrement de « possible » ou de contingent est en vérité « impossible » car il ne permet d’expliquer l’avènement de quoi que ce soit. C’est d’ailleurs là le fondement thomiste de la doctrine philosophique de la création du monde. Sans doute Thomas n’admet-il pas réellement l’éternité du monde, mais le contraire ne lui semble pas démontrable rationnellement. Aussi abstrait-il totalement sa compréhension philosophique de la création de toute notion de temporalité. L’éternité présupposée selon Gilson au raisonnement de la troisième voie, pourrait en ce sens tout aussi bien être interprétée comme l’éternel présent par lequel toute chose est présente à l’intellection divine, ce qui n’est pas différent en quelque façon de l’être même de toute chose et manifeste ainsi la contingence appartenant à l’être même de la création matérielle. Le saint docteur emprunte une voie méthodologique déjà foulée d’une manière tout à fait similaire par Maïmonide126, alors qu’il exigeait en outre que l’on affermisse « l’existence de Dieu dans notre croyance par une méthode démonstrative sur laquelle il ne puisse y avoir aucune contestation, afin de ne pas appuyer ce dogme vrai, d’une si grande importance, sur une base que chacun puisse ébranler et chercher à démolir, et que tel autre puisse même considérer comme non avenue »127. La démonstration thomasienne repose sur le fait que « ce qui n’est pas n’advient à l’être que par quelque chose qui est ». Ainsi le contingent, le possible, ne possède pas son être de soi-même, mais en vertu d’une cause efficiente et d’un acte nécessaire. La démonstration suppose la distinction d’essence et d’être. S’il n’y avait donc que du contingent, rien n’existerait, car si rien n’était à proprement parler, rien ne pourrait commencer d’être. Or cela nous apparaît être faux. Il faut donc qu’il y ait du nécessaire dans les choses, et non seulement du possible. « Omne autem necessarium vel habet causam suae necessitatis aliunde, vel non habet. Non est autem possibile quod procedatur in infinitum in necessariis quae habent causam suae necessitatis, sicut nec in causis efficientibus, ut probatum est. Ergo necesse est ponere aliquid quod sit per se necessarium, 125

Idem. Wohlman souligne d’ailleurs la proximité de cette voie avec les arguments développés par Maïmonide en MAÏMONIDE, Le Guide des égarés, II, 1, pp. 245-247 (troisième spéculation) ; Cfr WOHLMAN, A., Thomas d’Aquin et Maïmonide, pp. 60-67. 127 MAÏMONIDE, Le Guide des égarés, I, 71, p. 180. 126

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non habens causam necessitatis aliunde, sed quod est causa necessitatis aliis, quod omnes dicunt Deum »128.

La quatrième voie procède des degrés que l’on trouve dans les choses. On dit ces dernières plus ou moins bonnes, vraies, etc., en fonction de leur proximité à l’égard de la chose qui possède la qualité attribuée selon un mode suprême. Il doit donc exister quelque chose de souverainement bon, vrai, etc., que l’on assimile à Dieu. Si l’on s’arrête ici dans la présentation de cette voie, on sera sans doute tenté de la rapprocher de l’argument anselmien, qui dérive, à partir du concept d’un être parfait, l’être de celui-ci. Mais cette voie ne doit pas être considérée différemment des précédentes ; ce que Thomas indique par ces mots : « Quod autem dicitur maxime tale in aliquo genere, est causa omnium quae sunt illius generis, sicut ignis, qui est maxime calidus, est causa omnium calidorum, […]. Ergo est aliquid quod omnibus entibus est causa esse, et bonitatis, et cuiuslibet perfectionis […] »129.

L’expérience prend pour sujet les perfections présentes dans les êtres sensibles, abstraites par l’esprit, mais il s’agit, de manière similaire aux autres voies, de remonter des effets visibles à leur cause130. La cinquième voie est tirée de la finalité constatée au sein de la nature. Des êtres privés de raison agissent en effet le plus souvent de la même manière, et ce de façon à réaliser ce qui leur est le meilleur. Il semble donc que ces actions ne soient pas le fait du hasard, mais résultent d’une intention. « Ea autem quae non habent cognitionem, non tendunt in finem nisi directa ab aliquo cognoscente et intelligente, sicut sagitta a sagittante. Ergo est aliquid intelligens, a quo omnes res naturales ordinantur ad finem, et hoc dicimus Deum »131. « […] cum natura propter determinatum finem operetur ex directione alicuius superioris agentis, necesse est ea quae a natura fiunt, etiam in Deum reducere, sicut in primam causam. Similiter etiam quae ex proposito fiunt, oportet reducere in aliquam altiorem causam, quae non sit ratio et voluntas humana, quia haec mutabilia sunt et defectibilia ; oportet autem omnia mobilia et deficere possibilia reduci in aliquod primum principium immobile et per se necessarium, sicut ostensum est »132. 128 129 130 131 132

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 2, a. 3, c. Idem. Cfr GILSON, E., Le thomisme, pp. 82-87. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 2, a. 3, c. Ibidem, Ia, q. 2, a. 3, ad 2.

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On découvre là ce qui unit les arguments de la finalité et de la contingence, c’est-à-dire les troisième et cinquième voies, mais aussi ce qui constitue, de manière implicite, le principe au fondement de la totalité des cinq voies vers Dieu. Il s’agissait pour Thomas de montrer comment la substance naturelle – dont le mouvement, et donc une certaine part de puissance, sont inséparables – a besoin, afin d’accéder à son propre acte, d’une cause supérieure et absolument nécessaire, susceptible de lui assurer l’être et de la mener à sa perfection. Ainsi la substance finie dépendelle en son être même d’une substance supérieure, et cela ne peut être montré avec force qu’en partant de la nature et de sa déficience ontologique même. A. Forest l’avait souligné de fort belle manière : au cœur du monde de Thomas, « l’abstrait n’est qu’un incomplet, et par un progrès de notions abstraites, on n’aura jamais rien à quoi on puisse s’arrêter, on n’aboutira jamais au concret »133. « La substance comporte une structure, mais les éléments qui la composent ne sont jamais susceptibles d’exister à part »134 et la matière et la forme n’existeront jamais à part au sein de l’être de la nature. Elles appartiennent, en tant que parties, au tout qu’elles composent et qui leur est présupposé. Le tout, en effet, rappelait Forest, « n’est pas postérieur aux parties, mais il leur préexiste au contraire, en ce sens qu’elles trouvent en lui leur raison dernière, et que leur être est d’être relatives. Le point de vue de la synthèse domine finalement celui de l’analyse préalable et indispensable »135. Or cette structure, qui domine les relations entre tout et parties, forme et matière, se retrouve tant au sein de la substance concrète que dans l’ordre instauré entre l’univers et l’acte auquel il est ordonné. Ce qui semblait une multiplicité irréductible de substances composant l’univers, est intégré à un ordre unifié supérieur, dont les conditions peuvent être décelées dans la constitution même de chaque chose. C’est alors, pour suivre Forest, que dans chaque substance, l’on trouvera l’exigence de toutes les autres, et de Dieu lui-même. Si la substance en acte ne peut entrer dans la composition d’une autre substance à titre d’élément, l’ordre de l’univers requiert pourtant, nous l’avons vu, l’action des substances les unes sur les autres. C’est également sur la base de cet ordre unifié, que l’on pourrait bien qualifier d’essentiel, entre les choses, que doit être mise au jour la nécessité d’une 133 FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 326. 134 Idem. 135 Idem.

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première cause nécessaire, incarnant en outre la plénitude de l’être : un absolu que l’on nomme habituellement Dieu. A. Forest le soutenait en ces termes : « Il nous faut saisir, dans chaque être créé, l’exigence de Dieu même. La multiplicité est, en effet, dans cette philosophie, un point de départ suffisant pour s’élever jusqu’à Dieu ; elle ne se comprend que si l’essence des êtres est distincte de leur existence, car dans toute autre hypothèse il faudrait revenir à l’être un des Eléates ; par suite, l’existence reçue du dehors dans l’essence pose irrésistiblement le problème de son origine qui est Dieu. Le thomisme est donc finalement cette analyse métaphysique qui, sous la moindre réalité concrète, affirme la réalité de l’absolu, qui la fonde dans l’existence. C’est une philosophie des rapports de l’insuffisance des choses et des conditions dernières de leur suffisance. Ainsi l’être concret subsiste en soi-même, il possède une rigoureuse unité, parce qu’un seul acte vient combler des puissances diverses, et cette même analyse de la puissance nous montre que, loin d’être limité en lui-même, chaque être exige en un sens tous les autres dans l’ensemble de l’univers, rapporté à Dieu »136.

C’est au cœur de la contingence elle-même, de la matérialité propre aux substances sublunaires, sans cesse soumises à contrariété et véritablement offertes à la disparition, que l’Absolu se manifeste. L’être de chaque chose concrète et singulière ne tient littéralement qu’à un fil. Or c’est l’opération de l’Absolu qui, dans le monde, joue le rôle de ce fil, ou du lien qui unit toutes substances et seul permet à l’étant d’être conservé dans son être. C’est bien entendu l’ordonnancement général de l’univers à sa perfection qui rend compte en dernière instance de sa relativité intrinsèque. Mais les voies de notre connaissance empruntent un chemin inverse, et partent de l’étant matériel pour tenter de s’élever à ses principes et ses causes premières. Cet acte d’être ou ce principe Absolu qui semble donc nécessairement présupposé à toute considération unifiée du monde, peut-on cependant sans plus de question le nommer Dieu ? N’est-ce point là se contenter d’un usage trop commun, non suffisamment réfléchi, et masquer ce que ce nom a de plus propre ? Mais peut-être Thomas était-il lui-même conscient de ne mener là, par les voies de l’insuffisance physique et métaphysique du monde, qu’à l’être de Dieu (an est), et qu’il fallait encore en déterminer plus avant l’essence (quid est)137. 136

Ibidem, pp. 327-328. Les remarques à propos de la question « an est » soulevées par J. A. Aertsen sont intéressantes et nous semblent toucher juste (Cfr AERTSEN, J., Nature and Creature, pp. 23-25, 50-52). Ontologiquement, soutient-il, c’est bien évidemment la question quid est qui est antérieure, et Thomas n’élabore de démonstration an est que de ce dont l’être n’est pas 137

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L’explication générale que donne G. Siewerth des cinq voies est parmi les plus pénétrantes au point de vue métaphysique et fait voir loin, sans doute plus loin que l’intention originelle de saint Thomas138. On ne peut nier pourtant qu’il y ait là une systématisation à laquelle tous les principes métaphysiques mis en place par l’Aquinate pouvaient conduire. Les cinq voies, et peut-être celle de la contingence le plus explicitement, montrent comment la subsistance de la cause première peut être induite de l’ouverture de l’être même, échappant par là à une simple déduction évident selon les sens, au contraire de la nature ou du mouvement (THOMAS D’AQUIN, In II Phys., 1, n. 148 ; IDEM, In Boethii de Trinitate expositio, q. 6, a. 3, c. ; IDEM, In II Post. anal., 8, n. 484 : « De eo enim quod est nobis penitus ignotum, non possumus scire si est aut non »). De l’être des négations, des privations ou des êtres immatériels, il faut établir une démonstration, car ils ne tombent pas sous les sens. Cela implique que l’on ne pose la question « s’il est » que d’un quid « présupposé », connu ou supposé, et afin de donner un point de départ pour en déterminer plus précisément la nature. De la réponse de Thomas selon laquelle, lorsque nous ne connaissons pas l’essence, il faut se contenter du nom (Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 2, a. 2, ad 2 ; IDEM, In Boethii de Trinitate expositio, q. 6, a. 3, c.), Aertsen tire que la question quid précède la question an est, non en ce qu’elle se rapporterait exhaustivement à l’essence, mais au moins à ce que le nom signifie. La question an est, qui surgit au premier étonnement causé par la manifestation d’un être encore indéterminé, n’offre dès lors qu’un moyen terme vers la connaissance de l’essence, qui reste première et est au premier titre concernée par la question de l’esse même de la chose, c’est-à-dire ce qui la constitue en son plus intime et en ce qu’elle a de plus propre. La question an est en définitive, est seconde ontologiquement, et consiste essentiellement à mettre au jour les voies de l’existence à partir de la perspective des effets. Dans le cas de Dieu, il ne s’agit donc pas d’une démonstration d’existence au sens propre, mais d’une position de principe à partir de la constatation des effets. De même la nature ou le mouvement ne se démontrent pas. Le de principia naturae n’interroge pas les principes de la nature elle-même ou les causes qui lui conféreraient l’existence. Celle-ci étant en quelque sorte constatée, ou son existence présupposée, il s’agit plutôt d’interroger les principes qui de l’intérieur, régissent ses phénomènes. Cfr THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 34, q. 1, a. 1, c. ; Quaestiones disputatae de potentia, q. 3, a. 5, ad 1 : « […] esse, quod rebus creatis inest, non potest intelligi nisi ut deductum ab esse divino ; sicut nec proprius effectus potest intelligi nisi ut deductus a causa propria » ; Summa theologiae, Ia IIae, q. 3, a. 8, c. : « Secundum est, quod uniuscuiusque potentiae perfectio attenditur secundum rationem sui obiecti. Obiectum autem intellectus est quod quid est, idest essentia rei, ut dicitur in III de anima. Unde intantum procedit perfectio intellectus, inquantum cognoscit essentiam alicuius rei. Si ergo intellectus aliquis cognoscat essentiam alicuius effectus, per quam non possit cognosci essentia causae, ut scilicet sciatur de causa quid est ; non dicitur intellectus attingere ad causam simpliciter, quamvis per effectum cognoscere possit de causa an sit. Et ideo remanet naturaliter homini desiderium, cum cognoscit effectum, et scit eum habere causam, ut etiam sciat de causa quid est. Et illud desiderium est admirationis, et causat inquisitionem, ut dicitur in principio Metaphys. […] Si igitur intellectus humanus, cognoscens essentiam alicuius effectus creati, non cognoscat de Deo nisi an est ; nondum perfectio eius attingit simpliciter ad causam primam, sed remanet ei adhuc naturale desiderium inquirendi causam ». 138 On pourra lire à ce propos TILLIETTE, X., « Argument ontologique et ontothéologie », pp. 105-116.

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tirée de la raison abstraite de causalité qui, au fil des abstractions, resterait engoncée dans les raisons du fondé et de ce qui le fonde en raison139. C’est bien de l’expérience même dont partent les cinq voies. Le nonêtre au bord duquel vacille continuellement l’étant contingent dévoile, par sa potentialité intrinsèque, par le non-être relatif d’un mouvement qui le ballotte incessamment entre matière et privation, le manque de constance impliqué par la non-subsistance ou l’ouverture même de l’être en sa différence avec l’étant. L’enchaînement des causes et la relativité intrinsèque à l’étant naturel ne peuvent elles-mêmes rendre compte du monde qu’à la manière d’une totalité relative, intrinsèquement habitée par la néantité du potentiel. Mais cette négativité, marquée du sceau de la différence intime à toute créature entre son être et son agir, ne mène, à distendre ainsi le concept de causalité de l’étant à la totalité de l’être, qu’à penser le principe sous le mode de ce qui ne vient à soi que par la médiation d’une productivité autre que son être, c’est-à-dire à la causa sui140. Bien loin d’être parti du champ de l’ouverture de l’être et du néant qu’il rend manifeste à l’intuition, nous n’évoluerions là qu’au sein d’une dialectique contrainte par le logos entre l’être et le non-être, où chaque terme semble nécessiter son autre141. Partir de l’effectivité même de l’étant conduit bien plutôt, selon Siewerth, à ne plus penser le néant qu’à la manière d’une modalité intrinsèque de l’être. Aussi le mouvement et la contingence de notre monde ne peuventils trouver leur fondement dernier dans la totalité relative que constitue 139 On pourra consulter également sur ce point le célèbre chapitre qu’E. Gilson rédigea sur « les principes et les causes », qui conserve à nos yeux son actualité : GILSON, E., « Les principes et les causes », in Constantes philosophiques de l’être, pp. 53-84. 140 Cfr encore SIEWERTH, G., Das Schicksal der Metaphysik von Thomas zu Heidegger, pp. 479-480, dont le propos principal est excellemment résumé de la sorte par X. Tilliette : « […] entre le réel et l’agir règne une unité analogique englobante. C’est donc que l’agir lui-même est conforme à l’être et à l’étant. L’agir n’est que le produit (Austrag) de son être réel, sa différence d’avec l’être se change intérieuremment en unité. Alors surgit la question de savoir si cette analogie de l’agir n’indique pas une unité plus profonde où l’activité ne serait pas le produit de quelque chose de plus originel, mais lui serait simplement identique. Car si l’on maintient la différence (de l’étant et de son activité), le produit serait un processus de déploiement dans lequel le terme fondateur accéderait à soi par sa fondation (Gründen) à la manière d’une autoréalisation ; le néant déterminerait le fondateur comme la fondation, et ne s’effacerait que dans le cours du processus. Mais si l’on appelle être et le fondement et l’agir, le processus est toujours déjà surmonté dans la pure insistance de l’Etre, et le rapport de fondation sombre dans l’achèvement antérieur de l’Etre, d’un ens actu, ou d’un pur réel au-dessus de lui et en lui » (TILLIETTE, X., « Argument ontologique et ontothéologie », p. 109). 141 Avec les mots de X. Tilliette : « Etre et Non-Etre s’érigeraient en une Verspannung nécessitante et réciproque, le mouvement dialectique du logos serait le produit du conflit, le cercle tournant sur soi de l’Aufhebung mutuelle ne découvrirait l’Etre que comme causa sui fondatrice, et le fondement serait le cercle roulant éternellement » (TILLIETTE, X., « Argument ontologique et ontothéologie », p. 110).

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l’univers créé. Ils ne sont l’expression que de la non-subsistance de l’acte d’être et l’effectivité même de l’étant montre la décision initiale qui dans l’ouvert de l’être s’est produite en faveur de l’effectivité plutôt que du non-être. Ce qui conduit à considérer l’in-sistance en soi d’un premier, qui pointe du doigt l’antériorité de l’Etre même en son fondement sans fond, pur être réel et pure libéralité productive. Le problème de l’être de Dieu et de sa créature ne peut être réglé dans les cadres d’une simple dichotomie d’être et d’essence, mais se doit d’impliquer la subsistance effective de l’être créé tout comme, à titre de médiation, sa néantité intrinsèque. On ne peut donc parler d’un simple saut effectué du néant des étants à la positivité de l’être ; cette dernière est bien plutôt tirée de l’effectivité de l’essence de l’étant et manifeste la primauté de l’acte premier. La présence effective seule de l’étant contraint à penser la priorité de la positivité et d’une cause donatrice de l’être, là où sans elle, il n’y aurait que possibilité non-subsistante. L’effectivité même de l’acte d’être, en soi pourtant non-subsistant, révèle l’unité foncière de l’agir avec son fondement subsistant premier. C’est ainsi l’ouverture du champ de l’être en sa totalité, fondement possible de l’être comme du non-être, qui par son non-être intrinsèque et la non subsistance de son acte même, doit pour marquer l’effectif, renvoyer à sa subsistance première et dévoiler en définitive le caractère seulement modal du non-être ou de la contingence. C’est bien la nécessité de l’acte en sa primauté, pour le dire autrement, qui donne chez Thomas sa mesure à la puissance toujours contingente. C’est l’acte qui est premier, tant dans l’ordre de l’intention que dans celui de la perfection. L’acte seul est en outre parfaitement nécessaire. Un acte pur n’est pas soumis à la contingence de pouvoir être ou n’être pas. Or le nécessaire doit également être premier, sans quoi rien ne subsisterait142. L’acte est ce à quoi toute chose tend, et se communique en suite même de sa possession. Tout agent agit lui-même selon qu’il est en acte, et communique ce par quoi il est lui-même en acte. Omne agens agit sibi simile. Toutes ces propositions peuvent être attribuées chez Thomas à l’esse même, acte de tous les actes, perfection de toutes les perfections, et doivent montrer comment tout non-être n’est que relatif à son mode de participation à la positivité de l’être. L’ouvert de l’être comme acte, s’il se voit en quelque sorte modalisé et médiatisé dans son advenue à la subsistance par les déterminations de 142 Cfr THOMAS D’AQUIN, In IX Metaphys., 9, n. 1873 ; Cfr également AERTSEN, J., Nature and Creature, pp. 276-278.

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l’essence, n’en demeure pas moins préservé en sa généreuse profondeur. Il ne se laisse pas réduire à l’essence et la surplombe d’une telle manière que l’altérité puisse toujours advenir. Aussi, selon Siewerth, demeure ouverte au sein de l’être, puisque ce dernier surpasse toute essence et détermination, une « […] dimension qui surgit en tant que pur ‘non-être’, en tant que pur ‘apeiron’, en tant que ‘mauvaise infinité de l’illimité et de l’inconstitué’, en tant que ‘pure partition et exinanition sans essence’, c’est-à-dire en tant qu’abîme de la ‘matérialité’ sans essence et sans forme. Et dans la mesure où cet abîme provient de l’être même, il lui reste nécessairement lié, de sorte qu’il est déterminé, en tant que fondement réceptif, comme ‘dynamis de l’être même’ »143.

Véritable lieu mondain de manifestation de la désappropriation ontologale de l’essence, ou plus simplement de la manière dont l’être ne peut se laisser enfermer dans quelque essence particulière, la matière reste cependant une potentiation interne, mue par l’appétit d’une participation plus grande à l’esse. Siewerth rend compte d’une négativité multiple de la matière : « Premièrement la négativité qu’elle a en commun avec toutes les formes potentielles qui prennent source à l’acte ; deuxièmement la négativité de l’absence de forme, c’est-à-dire une non-réflectivité et une absence de constitution caractérisées par l’écoulement (verströmend) ; troisièmement la négativité de la ‘non-subsistance’, c’est-à-dire l’impossibilité de recevoir immédiatement l’acte d’être ; quatrièmement la ‘négativité’ dans l’actualisation par la forme, dans la mesure où celle-ci n’actualise que partiellement l’‘appetitus ad esse’. C’est pourquoi la matière ouvre toujours un espace à de nouvelles actualisations, qui ne se produisent à chaque fois que seulement ‘privativement’. Ce qui signifie que toute essence matérielle porte avec son actualisation formelle d’autres possibilités à accomplir et peut toujours être exposée à de nouvelles [actualisations] »144.

La matière pourtant appartient à ce qui définit de soi toute chose mondaine, et constitue le lieu naturel au sein duquel l’être vient à la subsistance. « L’être s’imprime en tant qu’acte, qui vient à la subsistance par son altérité, c’est-à-dire la puissance réceptrice, dans la sphère de l’essence même, et s’offre à la représentation comme à toute saisie, par la forme matérielle »145. C’est alors dans la matière comme ce fond de possibilité et de nouveauté, qui toujours transgresse l’étant, que se dévoile l’appel de l’être, un appétit qui se déploie et s’étend dans l’espace et dans l’histoire, 143 144 145

SIEWERTH, G., « Die Differenz von Sein und Seiend », p. 162. Ibidem, p. 163. SIEWERTH, G., Das Schicksal der Metaphysik von Thomas zu Heidegger, p. 399.

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pour faire participer la multiplicité mondaine à son mouvement vital. Ce dernier cependant, et c’est en quelque sorte tout le sens des voies vers Dieu, ne peut avoir selon Siewerth sa fin en lui-même. Son mouvement finalisé ne peut atteindre de fin qu’en se transcendant vers l’admission d’un acte pur, surplombant la capacité de l’être à se donner ou non. Ainsi perçoit-on sous un angle proprement métaphysique, comment la matière prime, parce qu’elle est à la lisière de la néantisation, médiatise le passage de la considération physique du mouvement, à celle de l’acte pur qui transcende toute division de matière et de forme ou de puissance et d’acte, vers le point d’une subsistance pure. Avec la contingence, soutiendra-t-on à la suite des admirables analyses d’E. Boutroux, maître de M. Blondel, la liberté autant que le finalisme peuvent être sauvegardés dans la considération de la nature146. C’est un véritable appel que lançait A. Forest dans les toutes dernières pages de son étude consacrée à la structure métaphysique du concret chez saint Thomas, lorsque, avant de rappeler quelques mots opportuns de M. Blondel147, il déclare : « la première et la dernière chose qu’il faut comprendre si l’on a le souci de pénétrer dans l’intelligence du thomisme, c’est […] la signification de l’argument tiré de la contingence »148. Dieu, s’il ne peut faire partie du monde, puisque selon les principes d’Aristote, une substance en acte ne peut entrer à titre de partie dans la composition d’une autre substance en acte, demeure immanent par son action à chaque réalité créée, et donne à chacune de celles-ci un être propre et une nature libre149. La voie de la contingence est sans doute celle qui souligne le Cfr BOUTROUX, E., De la contingence des lois de la nature. « Ainsi compris, l’argument a contingentia mundi a un tout autre caractère, un ressort plus puissant qu’on ne l’a cru d’ordinaire. Au lieu de prouver simplement l’impossibilité d’affirmer le contingent seul, il prouve l’impossibilité de nier le nécessaire qui le fonde. Au lieu de s’appuyer sur la fiction d’un idéal nécessaire, il s’appuie sur la nécessité même du réel. Au lieu de dire : qu’à un moment donné rien ne soit, éternellement rien ne sera, il conclut : Du moment que quelque chose a été, l’unique nécessaire est. Il ne faut pas prétendre, en effet, que nos actes ne sont rien et que les faits sont entièrement vides. Ce serait mentir à l’expérience commune. Dans ce qu’il fait, dans le vide des sens, dans ses actes et ses plaisirs, l’homme éprouve à la fois une étrange indigence et une plus étonnante plénitude » (BLONDEL, M., L’Action, p. 343, cité in FOREST, A., La structure métaphysique du concret, p. 330). La citation donnée par Forest et que nous reproduisons ici est en réalité abrégée, mais elle garde l’essentiel du propos de Blondel. 148 FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 329. 149 « Mais on le voit, la seule façon de dire que Dieu est immanent par son action à chaque réalité particulière, en sauvegardant son originalité propre, c’est d’affirmer qu’il n’est pas dans le monde comme une partie du monde. Tale igitur indivisibile non applicatur ad continuum sicut aliquid ejus sed inquantum contingit illud sua virtute. Autrement 146 147

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mieux la nécessité de l’action, c’est-à-dire la nécessité pour chaque substance créée d’être perfectionnée et de perfectionner l’autre. La contingence ou le non-être relatif à notre nature, lorsqu’il est identifié comme une possibilité de réception de nouvelles formes intrinsèque à notre substance même, c’est-à-dire comme matière, manifeste l’attente qui caractérise notre nature envers le perfectionnement de l’autre, mais aussi le néant de ce qui est en attente de notre propre action. Ainsi la constitution ontologique de la création est-elle tout entière orientée vers l’acquisition de sa perfection, c’est-à-dire l’actualisation de son être, qui se réalise par l’intermédiaire de l’action libre et mutuelle notamment, et suppose, en vertu même de cet être propre et de cette action volontaire, l’action et l’être divins. « Si l’on nous demandait où se trouve pour nous le plus clairement indiqué l’esprit du thomisme, nous répondrions sans doute que c’est dans ces nombreuses formules, déjà souvent commentées, où saint Thomas nous enseigne que l’action divine consiste à donner les natures à elles-mêmes, sans que Dieu s’ajoute à ces natures ou aux actions qui en procèdent comme une partie qui ferait nombre avec elles. Le thomisme serait ainsi l’effort le plus décidé pour pénétrer entièrement d’idéal, le réel lui-même ».

Le commentateur ajoute alors que pour Thomas, « plus nous attribuons aux choses créées, et plus nous laissons resplendir la Gloire de Dieu. Les déterminations particulières des choses ne sont donc pas, suivant la formule célèbre de Spinoza, des négations seulement, mais elles sont des affirmations et des gains »150.

Forest qualifie le thomisme de « réalisme mystique », « parce que le réel a de la profondeur et nous permet de déceler sans cesse la présence divine »151. Et le commentateur va jusqu’à affirmer, non sans hardiesse : « Peut-être pourrions-nous dire qu’à force de rigueur le thomisme est devenu ‘la philosophie pure’ ; la réalité des choses est ce que voit le sens commun, mais cette réalité ne tient pas seulement dans ce qu’elle livre au sens commun, elle est devenue pour le philosophe entièrement idéale, sans qu’il soit nécessaire de séparer aucunement ces deux caractères »152.

C’est donc à un réal-idéalisme, à un aristotélisme alimenté par la tradition platonicienne d’obédience chrétienne, à une pensée forgée par le dit, c’est justement parce que Dieu est transcendant par son être qu’il peut être immanent par son action » (Idem). 150 Ibidem, p. 328. 151 Idem. 152 Ibidem, pp. 328-329.

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concept philosophique et traversée du souffle de la quête théologique, que nous convient les réflexions de Thomas d’Aquin. Le réel lui-même, au cœur de son intolérable contingence, dans son absurdité même, est entièrement pénétré des raisons de la révélation de l’être divin. Cette doctrine se distingue cependant de la position héritée d’Erigène, très présente au Moyen Age, en fonction de laquelle toute chose, issue de la chute du monde au cours de l’émanation divine, n’est en son être même que renvoi153. Cette position trouve un certain aboutissement chez Maître Eckhart, pour qui la matière n’est plus qu’un néant illuminé par les essences des choses, de manière telle qu’elles ne sont authentiquement que dans l’esprit divin. Chez Thomas, tout étant créé possède un acte propre authentique, bien qu’il soit également participation. Le fini n’est pas d’abord une chute, mais surtout un bien. La relation tissée entre le fini et l’infini n’est pas d’abord une privation, mais une expression consistante et une positivité. « Omnia similantur Deo qui est actus purus inquantum habent formas per quas fiunt in actu »154. Le retour au créateur n’advient pas tant dans le détachement des choses du monde que dans l’expression d’une perfection propre, ou la diffusion d’une opération bénéfique au profit de l’harmonie du monde, seule à même d’apporter ses déterminations positives ultimes à la complétion de toute nature composée. Aussi Forest pouvait-il qualifier le thomisme de « réalisme mystique », « parce que les choses, loin d’avoir une existence d’emprunt, possèdent au contraire une nature telle qu’elles nous permettent de saisir l’infini qui donne ces natures à elles-mêmes »155.

VI.2.2. On ne peut connaître l’essence de Dieu C’est l’expérience de la relation ontologique, ou de la déficience et du perfectionnement inhérent à tout être créé, qui mène l’esprit humain sur le chemin de l’être de Dieu. L’homme doit en passer par la matière et les sens pour s’élever, par perfectionnement positif de sa propre nature, au transcendant. Jean Damascène affirmait, nous dit Thomas, que « la connaissance du Dieu existant est naturellement infuse en tous »156. L’Aquinate nuance pourtant considérablement le propos : 153 154 155

p. 36.

Cfr à ce propos ECO, U., Le problème esthétique chez Thomas d’Aquin, p. 60. THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, II, 43. FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin,

156 JEAN DAMASCÈNE, De fide orthodoxa, I, 1 ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 2, a. 1, arg. 1.

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« […] cognoscere Deum esse in aliquo communi, sub quadam confusione, est nobis naturaliter insertum, inquantum scilicet Deus est hominis beatitudo, homo enim naturaliter desiderat beatitudinem, et quod naturaliter desideratur ab homine, naturaliter cognoscitur ab eodem. Sed hoc non est simpliciter cognoscere Deum esse ; sicut cognoscere venientem, non est cognoscere Petrum, quamvis sit Petrus veniens, multi enim perfectum hominis bonum, quod est beatitudo, existimant divitias ; quidam vero voluptates ; quidam autem aliquid aliud »157.

Ainsi ne possédons-nous par nature qu’une connaissance confuse de l’esse de Dieu. Si l’être de Dieu, précise Thomas, peut être qualifié d’évident par lui-même, puisque le prédicat « est » doit être identifié au sujet dans le cas de Dieu (Ipsum esse), il n’est pourtant pas évident pour nous, car nous ne connaissons pas cet être, c’est-à-dire l’essence de Dieu. La proposition « Dieu est » doit dès lors être démontrée par ce qui est plus connu de nous, c’est-à-dire par les œuvres de Dieu158. Dès son commentaire des Sentences, Thomas affirme qu’une connaissance de Dieu n’est possible, excepté une illumination exceptionnelle dont Dieu serait la source même, que par l’intermédiaire de ses effets159. Une connaissance 157 Ibidem, Ia, q. 2, a. 1, ad 1. THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 3, q. 1, a. 2, ad 1 : « Ad primum ergo dicendum, quod auctoritas Damasceni intelligenda est de divina cognitione nobis insita, secundum ipsius similitudinem et non secundum quod est in sua natura ; sicut etiam dicitur, quod omnia appetunt Deum : non quidem ipsum prout consideratur in sua natura, sed in sui similitudine ; quia nihil desideratur, nisi inquantum habet similitudinem ipsius, et etiam nihil cognoscitur ». 158 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 2, a. 1, c. THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 3, q. 1, a. 2, c. : « Respondeo, quod de cognitione alicujus rei potest aliquis dupliciter loqui : aut secundum ipsam rem, aut quo ad nos. Loquendo igitur de Deo secundum seipsum, esse est per se notum, et ipse est per se intellectus, non per hoc quod faciamus ipsum intelligibile, sicut materialia facimus intelligibilia in actu. Loquendo autem de Deo per comparationem ad nos, sic iterum dupliciter potest considerari. Aut secundum suam similitudinem et participationem ; et hoc modo ipsum esse, est per se notum ; nihil enim cognoscitur nisi per veritatem suam, quae est a Deo exemplata ; veritatem autem esse, est per se notum. Aut secundum suppositum, idest considerando ipsum Deum, secundum quod est in natura sua quid incorporeum ; et hoc modo non est per se notum ; immo multi inveniuntur negasse Deum esse, sicut omnes philosophi qui non posuerunt causam agentem, ut Democritus et quidam alii. Et hujus ratio est, quia ea quae per se nobis nota sunt, efficiuntur nota statim per sensum ; sicut visis toto et parte, statim cognoscimus quod omne totum est majus sua parte sine aliqua inquisitione. Unde philosophus : principia cognoscimus dum terminos cognoscimus. Sed visis sensibilibus, non devenimus in Deum nisi procedendo, secundum quod ista causata sunt et quod omne causatum est ab aliqua causa agente et quod primum agens non potest esse corpus, et ita in Deum non devenimus nisi arguendo ; et nullum tale est per se notum. Et haec est ratio Avicennae ». Ibidem, d. 3, q. 1, a. 2, ad 2 : « Ad secundum dicendum, quod visus noster est proportionatus ad videndum lucem corporalem per seipsam ; sed intellectus noster non est proportionatus ad cognoscendum naturali cognitione aliquid nisi per sensibilia ; et ideo in intelligibilia pura devenire non potest nisi arguendo ». 159 THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 3, q. 1, a. 1, ad 5.

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immédiate de Dieu ne serait point proportionnée à nos facultés, rivées aux êtres matériels et qui procèdent de la puissance à l’acte. Pourtant le fait que Dieu « soit » et les autres vérités le concernant accessibles à la raison naturelle, ne sont point non plus de purs et simples articles de foi. Ce sont plutôt « des vérités préliminaires qui nous y acheminent »160. « La foi, précise Thomas, présuppose la connaissance naturelle, comme la grâce présuppose la nature, et la perfection le perfectible »161. La raison naturelle peut bien parvenir au fait que Dieu « est », mais au moyen d’une démonstration quia, c’est-à-dire par les effets, ayant pour point de départ ce qui est premier dans l’ordre de notre connaissance, par opposition à la démonstration propter quid, qui part de ce qui est antérieur en soi à ce qui est démontré, c’est-à-dire de la cause de ce dernier162. « Ex quolibet autem effectu potest demonstrari propriam causam eius esse (si tamen eius effectus sint magis noti quoad nos), quia, cum effectus dependeant a causa, posito effectu necesse est causam praeexistere. Unde Deum esse, secundum quod non est per se notum quoad nos, demonstrabile est per effectus nobis notos »163.

S’il est avéré que, selon Thomas, les limitations de notre intellect, essentiellement lié à la matière, nous imposent d’en passer par l’expérience pour nous élever à la connaissance de l’être de Dieu, il faut encore établir à quel concept de Dieu répond l’esse ainsi découvert, c’est-à-dire quel contenu effectif une telle démarche permet d’atteindre. Car on peut bien se demander en effet si le problème de l’être de Dieu peut être résolu au terme des cinq voies de la Somme de théologie. Le principe qui semble résider au fondement de ces voies, c’est-à-dire le principe de causalité en tant que condition essentielle, c’est-à-dire ontologique, dont dépend l’être du monde, nous mène-t-il à Dieu tel qu’il est entendu au sein du Christianisme, ou seulement au principe fondamental qui gouverne l’univers physique, c’est-à-dire au Premier Moteur aristotélicien ? Les cinq voies, nous l’avons vu, peuvent mener à un Premier moteur et une première cause, voire à quelque être nécessaire. Des présupposés de cette dernière affirmation, peut-être pouvait-on encore conclure avec G. Siewerth, en remontant aux conditions ontologiques mêmes qui rendent possible toute chaîne de causalité, à l’être subsistant par soi. A la lumière de la conception 160 161 162 163

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 2, a. 2, ad 1. Idem. Cfr Ibidem, Ia, q. 2, a. 2, c. Idem.

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heideggerienne de l’être, sans doute la philosophie peut-elle pousser jusqu’à invalider la réduction conceptuelle à laquelle menait la médiation de la raison de la cause, pour montrer le lien proprement métaphysique qui unit dans l’ouverture de l’être même, le néant de la créature et la source de son être. Selon F. Van Steenberghen, l’on peut cependant douter d’être abouti, au terme des cinq voies, au Dieu unique, personnel, créateur et providentiel. Comment passer en effet sans un saut singulier, de la première cause, de l’intelligence ordonnatrice de l’univers, ou de l’acte subsistant à l’origine de l’ouverture de l’être même, au Dieu révélé du Christianisme ? En langage plus thomasien, sans doute dira-t-on que l’on peut bien être parvenu à l’esse même, encore faudrait-il déterminer en quelque manière de quel « quid » au juste on a ainsi découvert l’esse en posant la question « an est ». Or de Dieu, répète Thomas, on ne connaît en définitive jamais ce qu’il est. En ce qui concerne l’unicité divine, on peut peut-être dire, écrit Van Steenberghen, que « dans la perspective du géocentrisme et de la cosmologie des sphères célestes, l’unité du cosmos et celle du Premier Moteur paraissaient évidentes ; par sa conception de l’Un et de l’émanation, le néoplatonisme avait confirmé et même accentué la stricte unité de l’univers aristotélicien et de son Premier Principe, puisque cette fois l’Un s’imposait comme la seule Cause incausée (Secunda via), le seul Etre nécessaire par soi (Tertia via) et la Source unique de l’ordre universel (Quinta via) et la preuve apparentée par l’ordre de l’univers. Bref, dans le contexte culturel du XIIIe siècle, l’unicité divine ne faisait pas problème […] »164.

Mais il faut s’accorder avec le constat du philosophe belge : « lorsqu’on se propose d’établir l’existence de n’importe quoi, il faut évidemment commencer par dire de quoi on parle ; on ne va pas à la découverte d’un X ; il est dépourvu de sens d’enquêter sur l’existence de quelque chose sans définir au préalable l’objet de l’enquête. Avant de procéder à la démonstration de l’existence de Dieu, il faut donc préciser le sens que l’on donne au mot ‘Dieu’ ; en d’autres mots, il faut choisir une définition nominale de Dieu. Cette définition ne préjuge en rien de la ‘définition réelle’ à laquelle on aboutira, ni même de la solution à donner au problème posé : la réponse pourrait être négative (on ne peut pas prouver l’existence d’un Créateur provident de l’univers) ou partiellement négative (on peut prouver l’existence d’un Créateur, mais non de sa providence) ; elle pourrait aussi aboutir à une notion de Dieu plus riche que celle dont on est parti. En somme, la définition nominale joue le rôle d’une ‘hypothèse de travail’ dans la recherche scientifique : 164 VAN STEENBERGHEN, F., Le problème de l’existence de Dieu dans les écrits de S. Thomas d’Aquin, pp. 287-288.

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elle oriente l’effort du chercheur, mais elle n’a qu’une valeur provisoire, qui sera infirmée ou confirmée par les résultats de la recherche »165.

Car l’enjeu en effet, ce n’est pas d’aboutir à un Absolu quelconque, Etre nécessairement existant. Cela, la plupart des systèmes théoriques y parviennent, qu’ils définissent cet absolu comme personnel ou impersonnel, comme immanent ou transcendant au monde. Le besoin pressant de répondre à la question du sens, de comprendre les tenants et les aboutissants de notre existence et de notre action, de pouvoir discerner entre le bien et le mal, toutes ces problématiques imposent un questionnement sur l’existence du Dieu personnel, soucieux de sa création et garant de la moralité. Au-delà de la démonstration théorique qui en vient à présupposer un fondement absolu à ses constructions systématiques, c’est un questionnement « existentiel », le besoin pratique d’une décision prise en amont de toute action, qui en appelle de toute son espérance au Dieu personnel. Le principe de toute démonstration, et par la même occasion de toute science, est le « ce-que-c’est » de la chose étudiée. Thomas, et Van Steenberghen à sa suite, ne font là que s’accorder avec le principe fondamental posé par Aristote dans ses Analytiques seconds (II, 7). Or notre intellect ne peut, par ses simples puissances naturelles, accéder à la connaissance de la substance divine. Ce qui ne tombe pas sous les sens ne peut être saisi adéquatement par notre intelligence, qui toujours prend appui sur ceux-ci. Les objets sensibles permettent cependant parfois d’inférer la connaissance d’une substance séparée de toute matière. Et si les objets sensibles ne peuvent mener à la connaissance de la substance divine, Thomas soutient dans la Somme contre les Gentils qu’ils peuvent nous mener à une certaine connaissance du divin, notamment du fait que Dieu « soit », qu’il soit un, et toutes choses que l’on peut attribuer au premier principe166. Il faudra pourtant se demander de quels principes partent les démonstrations de la science de Dieu (au sens objectif du génitif), si l’homme ne possède aucune connaissance préalable de l’essence de son objet. Si l’on admet 165 Ibidem, p. 292. A cet égard, la critique émise par Barbellion contre l’opinion de Van Steenberghen ne tient pas (Cfr BARBELLION, S.-M., Les « preuves » de l’existence de Dieu, p. 254). Car ici, Van Steenberghen, loin de mécomprendre la manière dont Thomas rejette l’argument a priori pour établir une voie proprement philosophique et objectivement rationnelle ou naturelle – ce qui notons-le aurait été un comble pour le fervent opposant à la notion de « philosophie chrétienne » qu’était Van Steenberghen –, conteste plus profondément et plus radicalement la possibilité même d’un tel projet, c’est-à-dire celui d’une voie proprement et intégralement philosophique vers l’existence du Dieu personnel du christianisme. 166 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, I, 3.

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qu’il faut poser au principe de nos démonstrations une certaine définition nominale de Dieu167, qui peut éventuellement varier sur plusieurs points, mais présentera nécessairement certains fondements identiques sous peine de ne posséder aucune pertinence, encore faut-il déterminer d’où cette idée et la nécessité éprouvée d’y accoler certains attributs proviennent. Il faut en outre se demander si l’acception d’une telle définition nominale comme a priori de la recherche philosophique appartient en propre au domaine de la raison ou si l’on n’a pas affaire ici à la plus regrettable confusion des genres. 167 Henri de Gand déjà, avait élevé contre Thomas que l’on ne pouvait nier la possibilité de quelque chose dont on ne connaissait en rien le quid est (HENRI DE GAND, Summa quaestionum ordinariarum, a. 24, q. 1, c., pp. 178-180 : « Sed hoc non videtur conveniens quoniam negatio eorum quae sunt circa creaturam in quantum huiusmodi, nihil ponit omnino entis, sed removet quod est. Privatio autem et quod non est, non est principium cognoscendi aliquid in ente, sed magis e converso, secundum quod dicit Avicenna : ‘Esse notius est quam non esse. Esse enim cognoscitur per se ; non esse vero cognoscitur per esse aliquo modo’. Et ita talia cognoscere de Deo quae solum dicunt privationem eorum quae habent esse in creaturis, si nihil aliud positive omnino cognoscamus de eo quod est secundum substantiam eius, quia non est nisi simplex esse, non est nobis omnino cognoscibile aliquid de eo. Ut nihil plus dicamur scire de Deo quid scit quam sciamus de homine sciendo quod non est lapis aut lignum, et quod amplius est nec hoc quod non est posset circa ipsum cognosci, non cognoscendo aliquo modo quid est, ut infra dicetur. Unde cum ut dicitur Augustinus De orando Deum ad Probam : ‘Quod sicuti est cognoscere non possumus, utique nescimus’. Si igitur Deum omnino quid sit nesciremus, omnino eum non amaremus, quia invisa diligere possumus, incognita nequaquam, ut dicit sexto De trinitate. Neque etiam eum invocaremus, secundum quod dicitur in principio Confessionum : ‘Quis te invocat nesciens te ?’ Concedere ergo oportet quod quiditatem Dei hominem cognoscere est possibile quoquo modo ». Aussi, continue Henri, les conditions ou les principes de tout savoir résident dans la connaissance préalable du quid est, ne fût-ce que sous un concept confus et sous une simple ratio nominis. On reconnaît bien évidemment là l’un des traits fonciers de l’épistémologie d’Henri, sur lequel prendra appui la critique scotiste de l’analogie, et qui consiste à admettre au fondement de tout processus de connaissance, une unité confuse de signification, indifférente en soi tant à l’être qu’au non-être. Ibidem, a. 24, q. 3, c., p. 192 : « Quid est enim praecognitio est nuda, et simplicter cognitio, et intellectus confusus eius quod significatur per nomen, nihil in significato nominis determinando, neque quod sit eius quod est ens in rerum natura neque quod sit non ens, sed solum quod de se sit conceptus aliquis, et ‘res’ non a ratitudine, sed a ‘reor, reris’ dicta, quae ex sua intentione non determinat aliquod esse essentiae vel existentiae, neque non esse, sed se habet per indifferentiam ad id quod purum nihil est, ut hircocervus vel tragelaphus, et quod est essentia et natura aliqua, secundum quod supra expositum est. Et ideo ex cognitione eius quod quid est ut est praecognitio, solum quod dicitur per nomen intelligere oportet, ut dicitur in principio Posteriorum. Et est primum quod per vocem apprehenditur, et praecedens omnem aliam notitiam et scientiam de re quacumque ». Cette détermination première et confuse dès lors, précède d’une manière tout avicennienne, la question de l’an est. C’est seulement consécutivement à la détermination confuse de la ratio nominalis de ce qui est étudié qu’Henri s’interroge sur l’éventuelle existence de l’objet de son étude. (On pourra consulter pour une brève analyse de ces passages : AERTSEN, J. A., « ‘Von Gott kann man nichts erkennen, ausser dass er ist’ », pp. 30-32).

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Dieu a beau être Acte pur et le plus connaissable en soi, l’intellect humain reste rivé en cette vie à la contemplation d’essences abstraites du monde matériel et en tant que tel, ou de soi-même, il ne peut posséder quelque connaissance, si imparfaite soit-elle, d’une réalité suprême séparée. L’essence divine ne peut être l’objet de l’abstraction. La Somme de théologie est sur ce point très claire, et écarte la voie purement philosophique de connaissance des substances spirituelles ouverte par Avempace : « […] sicut Averroes narrat in III de anima, quidam Avempace nomine, posuit quod per intellectum substantiarum materialium pervenire possumus, secundum vera philosophiae principia, ad intelligendum substantias immateriales. Cum enim intellectus noster natus sit abstrahere quidditatem rei materialis a materia, si iterum in illa quidditate sit aliquid materiae, poterit iterato abstrahere, et cum hoc in infinitum non procedat, tandem pervenire poterit ad intelligendum aliquam quidditatem quae sit omnino sine materia. Et hoc est intelligere substantiam immaterialem. Quod quidem efficaciter diceretur, si substantiae immateriales essent formae et species horum materialium, ut Platonici posuerunt. Hoc autem non posito, sed supposito quod substantiae immateriales sint omnino alterius rationis a quidditatibus materialium rerum; quantumcumque intellectus noster abstrahat quidditatem rei materialis a materia, nunquam perveniet ad aliquid simile substantiae immateriali. Et ideo per substantias materiales non possumus perfecte substantias immateriales intelligere »168.

Ainsi n’y a-t-il pas de rapport suffisant entre les réalités immatérielles et matérielles pour que nous puissions nous élever de la connaissance de celles-ci à la connaissance de celles-là. Leur mode d’être est, selon Thomas, radicalement différent, et c’est à la métaphysique principalement, en tant précisément qu’elle s’occupe de l’être des choses, de le révéler. Thomas évoque également une autre voie de connaissance, fondée sur une éventuelle similitude entre la nature de notre âme et celle des substances incorporelles. Mais la connaissance que nous possédons de notre propre âme, elle-même incorporelle, ne peut pourtant pas aboutir à une connaissance parfaite des substances séparées169. Une similitude de nature « n’est pas une raison suffisante pour connaître »170 et « il faut qu’il y ait proportion entre l’objet et la puissance connaissante »171. Or, THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 88, a. 2, c. Cfr Ibidem, Ia, q. 88, a. 1, ad 1. 170 Ibidem, Ia, q. 88, a. 1, ad 2. 171 Ibidem, Ia, q. 88, a. 1, ad 3. THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 3, q. 1, a. 2, ad 3 : « Ad tertium dicendum, quod quamvis Deus sit in anima per essentiam, praesentiam et potentiam, non tamen est in ea sicut objectum intellectus ; et hoc requiritur ad cognitionem. Unde etiam anima sibi ipsi praesens est ; tamen maxima difficultas est in cognitione animae, nec devenitur in ipsam, nisi ratiocinando ex objectis in actus et ex actibus in potentias ». 168 169

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« Unde quod excellentia sensibilia non capiantur a sensu, non sola ratio est quia corrumpunt organa sensibilia ; sed etiam quia sunt improportionata potentiis sensitivis. Et hoc modo substantiae immateriales sunt improportionatae intellectui nostro, secundum praesentem statum, ut non possint ab eo intelligi »172.

Par son acte d’intelligence, qui est son acte propre, l’âme acquiert une connaissance de sa nature, mais ne peut parvenir pour autant à la connaissance de ce dont le mode d’être est supérieur et dont la réalité demeure fondamentalement inadéquate à toute compréhension que possède l’âme humaine par elle-même, qu’elle se fasse en cette vie au moyen d’une abstraction des réalités matérielles ou qu’elle ait lieu dans son état séparé173. La seule solution qui semble rester à Thomas consiste à recourir à une certaine compréhension des substances spirituelles au moyen d’analogies « fort lointaines »174. « […] substantiae immateriales creatae in genere quidem naturali non conveniunt cum substantiis materialibus, quia non est in eis eadem ratio potentiae et materiae, conveniunt tamen cum eis in genere logico, quia etiam substantiae immateriales sunt in praedicamento substantiae, cum earum quidditas non sit earum esse. Sed Deus non convenit cum rebus materialibus neque secundum genus naturale, neque secundum genus logicum, quia Deus nullo modo est in genere, ut supra dictum est. Unde per similitudines rerum materialium aliquid affirmative potest cognosci de Angelis secundum rationem communem, licet non secundum rationem speciei ; de Deo autem nullo modo »175.

Dans l’in Boethii de Trinitate, Thomas rappelait que si le physicien et le métaphysicien ne pouvaient envisager les corps corruptibles et les incorruptibles sous la raison du même genre, parce qu’ils ne possédaient aucune communauté de matière et donc aucune possibilité de génération mutuelle, le logicien pouvait bien les considérer sous la raison commune de substance. « Ce qui domine le problème », comme l’écrivait Gilson, c’est le fait que l’être appréhendé par notre intellect n’est pas l’être de Dieu lui-même176, THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 88, a. 1, ad 3. Cfr Ibidem, Ia, q. 88, a. 2, ad 3. 174 Cfr Ibidem, Ia, q. 88, a. 2, ad 1. 175 Ibidem, Ia, q. 88, a. 2, ad 4. Cfr aussi Ibidem, Ia, q. 88, a. 2, ad 2 : « […] de superioribus rebus in scientiis maxime tractatur per viam remotionis, sic enim corpora caelestia notificat Aristoteles per negationem proprietatum inferiorum corporum. Unde multo magis immateriales substantiae a nobis cognosci non possunt, ut earum quidditates apprehendamus, sed de eis nobis in scientiis documenta traduntur per viam remotionis et alicuius habitudinis ad res materiales ». 176 Cfr GILSON, E., le thomisme, p. 63 : « Ce qui domine le problème, c’est le fait que l’être que nous connaissons n’est pas celui de Dieu. Parce que tout objet d’expérience 172 173

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c’est-à-dire, diront certains, l’être même, mais plutôt, d’une part un être déflué de Dieu, un effet de Dieu et sa plus haute ressemblance sans doute, mais que nous participons selon un mode différent ; d’autre part, il ne s’agit que de la présence de cet être laissée dans notre intellect et non de cet être même. C’est en vertu de telles distinctions que Thomas ne pourra accepter ni l’évidence immédiate de l’existence de Dieu pour notre intellect, professée notamment par Jean Damascène, ni l’argument ontologique anselmien. Dieu n’est pas, selon Thomas, le premier objet de notre connaissance, comme l’affirmera pourtant Henri de Gand. Et toute intelligence philosophique du transcendant ne pourra qu’être médiatisée par ce qui est effectivement premièrement connu pour nous en cette vie, c’est-à-dire les quiddités des substances matérielles, objets propres de notre intelligence177.

VI.2.3. A propos des noms divins Au moyen de la connaissance qui lui est naturelle, l’âme ne parviendra à aucune connaissance adéquate (du point de vue de l’objet) de Dieu et des substances spirituelles. Si l’on veut s’élever à la connaissance de Dieu et des réalités séparées à partir des réalités matérielles, il faudra découvrir une certaine proportion entre ces deux mondes. « Proportion », note Thomas, se dit en deux sens : « Uno modo, certa habitudo unius quantitatis ad alteram ; secundum quod duplum, triplum et aequale sunt species proportionis. Alio modo, quaelibet habitudo unius ad alterum proportio dicitur. Et sic potest esse proportio creaturae ad Deum, inquantum se habet ad ipsum ut effectus ad causam, et ut potentia ad actum. Et secundum hoc, intellectus creatus proportionatus esse potest ad cognoscendum Deum »178.

Ainsi la créature aura-t-elle une certaine « proportion » ou relation avec le Créateur, dans la mesure où elle en est l’effet et se comporte envers Lui comme une puissance vis-à-vis de son acte. A partir des réalités sensibles, en tant qu’elles sont considérées comme des effets de la puissance divine et que les effets dépendent d’une cause, il sera possible de connaître de Dieu qu’il est, et les attributs qui lui conviennent en tant que requiert Dieu comme cause, on peut en partir pour démontrer que Dieu existe, mais parce que l’existence qui nous est donnée n’est pas celle de Dieu, il nous faut la démontrer ». 177 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 88, a. 3, c. 178 Ibidem, Ia, q. 12, a. 1, ad 4.

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cause universelle et première des créatures. Bref, à défaut d’une connaissance de Dieu, il nous sera possible d’atteindre celle de la Cause Première. Il sera également possible de dire de lui tout ce que ses effets ne sont pas et d’affirmer enfin que tous les attributs qui lui sont ainsi refusés ne le lui sont pas parce qu’ils lui feraient défauts, mais parce qu’il est au-dessus d’eux179. C’est ce qui advient lorsque nous cherchons à attribuer un nom à Dieu. Nous connaissons Dieu, dit Thomas, « […] ex creaturis, secundum habitudinem principii, et per modum excellentiae et remotionis. Sic igitur potest nominari a nobis ex creaturis, non tamen ita quod nomen significans ipsum, exprimat divinam essentiam secundum quod est, sicut hoc nomen homo exprimit sua significatione essentiam hominis secundum quod est, significat enim eius definitionem, declarantem eius essentiam ; ratio enim quam significat nomen, est definitio »180.

Si nous ne connaissons Dieu que par l’intermédiaire des créatures, et plus précisément des noms que nous attribuons aux étants matériels, dont la connaissance, dans la mesure où elle se rapporte à celle de la quiddité, nous est connaturelle, alors on ne peut à proprement parler attribuer de nom à Dieu, puisqu’il est au-delà de tout ce que nous connaissons de lui et de ce que nous sommes capables d’exprimer par nos paroles181. Les noms que nous lui attribuons sont donc établis soit par négation, et ils manifestent la différence entre ce qu’il est et ce que sont les créatures matérielles ; soit de manière affirmative, mais selon un mode de suréminence182. Les noms attribués à Dieu de façon affirmative, ou « absolue », 179 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 12, a. 12, c. ; IDEM, Summa contra gentiles, I, 30 : « Modus autem supereminentiae quo in Deo dictae perfectiones inveniuntur, per nomina a nobis imposita significari non potest nisi vel per negationem, sicut cum dicimus Deum aeternum vel infinitum; vel etiam per relationem ipsius ad alia, ut cum dicitur prima causa, vel summum bonum. Non enim de Deo capere possumus quid est, sed quid non est, et qualiter alia se habeant ad ipsum […] ». 180 Ibidem, Ia, q. 13, a. 1, c. 181 Cfr Ibidem, Ia, q. 13, a. 1, ad 1. 182 Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 3, q. 1, pr. : « Dicit enim quod ex creaturis tribus modis devenimus in Deum : scilicet per causalitatem, per remotionem, per eminentiam. Et ratio hujus est, quia esse creaturae est ab altero. Unde secundum hoc ducimur in causam a qua est. Hoc autem potest esse dupliciter. Aut quantum ad id quod receptum est ; et sic ducimur per modum causalitatis : aut quantum ad modum recipiendi, quia imperfecte recipitur ; et sic habemus duos modos, scilicet secundum remotionem imperfectionis a Deo et secundum hoc quod illud quod receptum est in creatura, perfectius et nobilius est in creatore ; et ita est modus per eminentiam […] ». Le texte suivant du Commentaire des Sentences montre bien l’ambiguïté ou le paradoxe selon lequel il apparaît à la fois le plus convenable et radicalement insuffisant, d’user de similitudes avec les choses corporelles pour parler de Dieu. C’est en raison précisément de leur plus grande dissimilitude avec Lui, qui facilite pour l’esprit la prise de distance entre ce qu’est Dieu en vérité et la grossièreté des choses mondaines, que ces dernières doivent être utilisées : « […] convenientissimum

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tels que « bon », « sage », « vivant », etc., expriment la substance même de Dieu, et non simplement sa relation avec sa créature, mais sans parvenir à la représenter adéquatement. Ils sont issus de la connaissance que nous possédons des créatures matérielles, qui représentent, en vertu de la ressemblance que possède l’effet vis-à-vis de sa cause, mais de façon imparfaite et déficiente, les perfections que possède Dieu sous un mode universel et primordial. Ainsi la bonté, la sagesse ou encore la vie, préexistent-elles en Dieu selon un mode supérieur183. Ces perfections, signifiées de lui par nous d’une manière déficiente, lui conviennent en vérité en propre, et d’une manière bien plus excellente que ce que nous pouvons en concevoir184. « Significant enim sic nomina Deum, secundum quod intellectus noster cognoscit ipsum. Intellectus autem noster, cum cognoscat Deum ex creaturis, sic cognoscit ipsum, secundum quod creaturae ipsum repraesentant. Ostensum est autem supra quod Deus in se praehabet omnes perfectiones creaturarum, quasi simpliciter et universaliter perfectus. Unde quaelibet creatura intantum eum repraesentat, et est ei similis, inquantum perfectionem aliquam habet, non tamen ita quod repraesentet eum sicut aliquid eiusdem speciei vel generis, sed sicut excellens principium, a cuius forma effectus deficiunt, cuius tamen aliqualem similitudinem effectus consequuntur ; sicut formae corporum inferiorum repraesentant virtutem solarem. Et hoc supra expositum est, cum de perfectione divina agebatur. Sic igitur praedicta nomina divinam substantiam significant, imperfecte tamen, sicut et creaturae imperfecte eam repraesentant »185. est divina nobis similitudinibus corporalibus designari, cujus ratio potest assignari quadruplex : prima et principalis propter materiae altitudinem, quae nostri intellectus capacitatem excedit ; unde non possumus veritatem divinorum secundum modum suum capere ; et ideo oportet quod nobis secundum modum nostrum proponatur. Est autem nobis connaturale a sensibilibus in intelligibilia venire, et a posterioribus in priora ; et ideo sub figura sensibilium intelligibilia nobis proponuntur, ut ex his quae novimus ad incognita animus surgat. Secunda ratio est, quia cum in nobis sit duplex pars cognoscitiva, scilicet intellectiva et sensitiva : providit divina sapientia ut utraque pars, secundum quod possibile esset, in divina reduceretur ; et ideo figuras corporalium adhibuit, quae sensitiva parte capi possunt, quia ipsa intellectualia divinorum non poterat attingere. Tertia ratio est, quia de Deo verius cognoscimus quid non est, quam quid est ; unde Dionysius dicit, quod in divinis affirmationes sunt incompactae, negationes verae ; et ideo cum de omnibus quae de Deo dicimus, intelligendum sit quod non eodem modo sibi conveniunt sicut in creaturis inveniuntur, sed per aliquem modum imitationis et similitudinis ; expressius ostendebatur hujusmodi eminentia Dei, per ea quae sunt magis manifesta ab ipso removeri. Haec autem sunt corporalia ; et ideo convenientius fuit speciebus corporalibus divina significari, ut his assuefactus humanus animus disceret, nihil eorum quae de Deo praedicat, sibi attribuere nisi per quamdam similitudinem, secundum quod creatura imitatur creatorem. Quarta ratio est propter occultationem divinae veritatis : quia profunda fidei occultanda sunt et infidelibus, ne irrideant, et simplicibus, ne errandi occasionem sumant : et hae omnes causae assignantur a Dionysio in principio Cael. Hier. et in epistola ad Titum. » (THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 34, q. 3, a. 1, c.). 183 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 13, a. 2, c. 184 Cfr Ibidem, Ia, q. 13, a. 3, c. 185 Ibidem, Ia, q. 13, a. 2, c.

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Les qualités attribuées de cette manière à Dieu préexistent en lui selon un mode supérieur. La beauté et la bonté ne lui sont pas attribuées simplement à partir de la beauté et de la bonté des créatures dont il est la cause, mais plutôt parce que beauté et bonté des choses n’existent qu’en tant que dérivées de Sa beauté ou bonté suréminente et première186. Il apparaît donc que selon Thomas, les perfections signifiées par de tels noms correspondent bien en propre à Dieu, mais la manière dont ces derniers le signifient, c’est-à-dire notre mode d’expression de ces perfections, est celui qui convient aux créatures et se montre déficient, puisqu’im-propre187. L’effet n’égale point ici la vertu de sa cause agente et ne reçoit donc pas de similitude de cette cause selon une raison formelle identique, mais seulement sous un mode imparfait. Il est dès lors clair que rien ne pourra être attribué univoquement à Dieu et aux créatures. D’autre part pourtant, on ne peut dire non plus, souligne Thomas, qu’un nom soit attribué à Dieu et à quelque créature de manière tout à fait équivoque, car dans ce cas, on ne pourrait absolument rien connaître de ce qui appartient authentiquement à Dieu à partir de ses créatures. « Dicendum est igitur quod huiusmodi nomina dicuntur de Deo et creaturis secundum analogiam, idest proportionem. Quod quidem dupliciter contingit in nominibus, vel quia multa habent proportionem ad unum, sicut sanum dicitur de medicina et urina, inquantum utrumque habet ordinem et proportionem ad sanitatem animalis, cuius hoc quidem signum est, illud vero causa ; vel ex eo quod unum habet proportionem ad alterum, sicut sanum dicitur de medicina et animali, inquantum medicina est causa sanitatis quae est in animali. Et hoc modo aliqua dicuntur de Deo et creaturis analogice, et non aequivoce pure, neque univoce. Non enim possumus nominare Deum nisi ex creaturis, ut supra dictum est. Et sic, quidquid dicitur de Deo et creaturis, dicitur secundum quod est aliquis ordo creaturae ad Deum, ut ad principium et causam, in qua praeexistunt excellenter omnes rerum perfectiones. Et iste modus communitatis medius est inter puram aequivocationem et simplicem univocationem. Neque enim in his quae analogice dicuntur, est una ratio, sicut est in univocis ; nec totaliter diversa, sicut in aequivocis ; sed nomen quod sic multipliciter dicitur, significat diversas proportiones ad aliquid unum ; sicut sanum, de urina dictum, significat signum sanitatis animalis, de medicina vero dictum, significat causam eiusdem sanitatis »188.

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Cfr Idem. Cfr Ibidem, Ia, q. 13, a. 3, c. ; IDEM, In I Sent., d. 2, q. 1, a. 3, c. 188 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 13, a. 5, c. IDEM, In I Sent., prol., q. 1, a. 2, ad 2 : « Ad secundum dicendum, quod creator et creatura reducuntur in unum, non communitate univocationis sed analogiae. Talis autem communitas potest esse dupliciter. Aut ex eo quod aliqua participant aliquid unum secundum prius et posterius, sicut potentia et actus rationem entis, et similiter substantia et accidens ; aut ex eo quod unum esse et rationem ab altero recipit, et talis est analogia creaturae ad creatorem : creatura enim 187

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Les perfections préexistant en Dieu de manière unifiée se retrouvent divisées et sous de multiples formes dans les créatures. Ce qui en l’homme n’est qu’un attribut parmi d’autres et doit être distingué tant de son essence que de son être, telle la sagesse par exemple, ne signifie rien d’autre en Dieu que son essence et son être même189. C’est ainsi sans doute, en raison de leur universalité, que les transcendentaux jouissent d’un certain privilège lorsqu’il s’agit d’être élevé à la divinité, comme dans ce texte des questions disputées de veritate : « Sed hoc differebat inter ideam boni et ideam hominis, quod idea hominis non se extendebat ad omnia, idea autem boni se extendit ad omnia etiam ad ideas. Nam etiam ipsa idea boni est quoddam particulare bonum, et ideo oportebat dicere quod ipsum per se bonum esset universale omnium rerum principium, quod Deus est »190. non habet esse nisi secundum quod a primo ente descendit : unde nec nominatur ens nisi inquantum ens primum imitatur ; et similiter est de sapientia et de omnibus aliis quae de creatura dicuntur ». 189 « […] omnis effectus non adaequans virtutem causae agentis, recipit similitudinem agentis non secundum eandem rationem, sed deficienter, ita ut quod divisim et multipliciter est in effectibus, in causa est simpliciter et eodem modo […] » (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 13, a. 5, c.). « Et sic, cum hoc nomen sapiens de homine dicitur, quodammodo circumscribit et comprehendit rem significatam, non autem cum dicitur de Deo, sed relinquit rem significatam ut incomprehensam, et excedentem nominis significationem. Unde patet quod non secundum eandem rationem hoc nomen sapiens de Deo et de homine dicitur. Et eadem ratio est de aliis » (Idem). IDEM, In I Sent., d. 2, q. 1, a. 2, c. : « Respondeo dicendum, quod quidquid est entitatis et bonitatis in creaturis, totum est a creatore : imperfectio autem non est ab ipso, sed accidit ex parte creaturarum, inquantum sunt ex nihilo. Quod autem est causa alicujus, habet illud excellentius et nobilius. Unde oportet quod omnes nobilitates omnium creaturarum inveniantur in Deo nobilissimo modo et sine aliqua imperfectione : et ideo quae in creaturis sunt diversa, in Deo propter summam simplicitatem sunt unum. Sic ergo dicendum est, quod in Deo est sapientia, bonitas, et hujusmodi, quorum quodlibet est ipsa divina essentia, et ita omnia sunt unum re. Et quia unumquodque eorum est in Deo secundum sui verissimam rationem, et ratio sapientiae non est ratio bonitatis, inquantum hujusmodi, relinquitur quod sunt diversa ratione, non tantum ex parte ipsius ratiocinantis sed ex proprietate ipsius rei : et inde est quod ipse non est causa rerum omnino aequivoca, cum secundum formam suam producat effectus similes, non univoce, sed analogice ; sicut a sua sapientia derivatur omnis sapientia, et ita de aliis attributis, secundum doctrinam Dionysii. Unde ipse est exemplaris forma rerum, non tantum quantum ad ea quae sunt in sapientia sua, scilicet secundum rationes ideales, sed etiam quantum ad ea quae sunt in natura sua, scilicet attributa. Quidam autem dicunt, quod ista attributa non differunt nisi penes connotata in creaturis: quod non potest esse : tum quia causa non habet aliquid ab effectu, sed e converso : unde Deus non dicitur sapiens quia ab eo est sapientia, sed potius res creata dicitur sapiens inquantum imitatur divinam sapientiam : tum quia ab aeterno creaturis non existentibus, etiam si nunquam futurae fuissent, fuit verum dicere, quod est sapiens, bonus et hujusmodi. Nec idem omnino significatur per unum et per aliud, sicut idem significatur per nomina synonima ». 190 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 21, a. 4, c.

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Toute attribution de perfection à Dieu repose sur une analogie avec les créatures et se voit forgée à partir de l’œuvre ou de l’activité qu’Il exerce sur ces dernières. Rappelons-nous cependant que dans un texte de la Somme de théologie cité précédemment (Ia, q. 12, a. 1, ad. 4), Thomas avait ramené la proportion existant entre Dieu et ses créatures, non seulement aux rapports d’une cause avec ses effets, mais aussi d’un acte à sa puissance. A suivre le cheminement des cinq voies, un être en acte s’est vu nécessairement présupposé à toute considération cohérente de la puissance et de la contingence en ce monde. La miséricorde humaine en outre, en tant que vertu suscitant l’opération, permet la véritable mise en place d’un réseau d’actuations des êtres déficients les uns par les autres ; elle apparaît par là comme la ressemblance des œuvres de Dieu même envers sa création. Nous avons vu comment la plus grande ressemblance de la perfection divine ne pouvait advenir au sein de la création que par la multiplication des êtres et leurs différences de degrés, seules aptes à la diffusion du bien et de la perfection. Bonum rationi perfecti. Ainsi avons-nous assisté à la réunification progressive des transcendantaux sous la notion de perfection, dans la mesure où le mouvement naturel de la substance spirituelle enjoint celle-ci à atteindre la perfection de son être par l’opération. La réflexion de la substance sur son être propre et sur la finalité qui lui est intrinsèque lui permet d’acquérir les vertus morales nécessaires à l’acquisition de son bien ou de sa béatitude. Tout l’être même de la substance en général tend à la réalisation de son bien, ou de sa perfection, ce qui ne se réalise que par l’opération. Ainsi la substance n’obtient-elle quelque ressemblance avec Dieu que par le perfectionnement de sa nature, sous la raison du bien191. Permettons-nous de rappeler ce passage, déjà cité précédemment : 191 Rappelons dans le même ordre d’idées l’interprétation de la doctrine des transcendantaux donnée par J.-B. Lotz lorsque, identifiant par ailleurs l’être à un agir, il affirme que « la doctrine des transcendantaux tente de saisir l’être dans son mouvement intérieur, dans son essentielle explication de soi » (LOTZ, J. B., Le jugement et l’être, p. 18). Ramenant les transcendantaux aux trois qu’il estime les plus essentiels, Lotz écrit encore : « L’être traverse dans son développement interne trois moments : l’unité, la vérité, la bonté. Que ces déterminations soient presque toujours énumérées dans le même ordre révèle le rapport nécessaire qui les unit et assigne à chacun sa place immuable au sein de tout le processus. L’unité est la plus proche de l’être en repos ; il ne lui est assigné précisément aucune mobilité qui l’éloignerait davantage du commencement indéterminé. La vérité et la bonté sont caractérisées au contraire par leur rapport à la connaissance et à la tendance, et elles se situent dans l’accomplissement d’un mouvement. Traversant l’unité et la vérité, l’être s’achève dans la bonté ; mais celle-ci ne signifie pas une rechute dans une immobilité rigide, elle signifie que l’être s’est retrouvé lui-même dans un mouvement qui se referme sur luimême » (Ibidem, p. 21).

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« […] cum Dei substantia sit eius actio, summa assimilatio hominis ad Deum est secundum aliquam operationem. Unde […] felicitas sive beatitudo, per quam homo maxime Deo conformatur, quae est finis humanae vitae, in operatione consistit »192.

Il est évident, puisque tout étant naturel apparaît comme foncièrement en mouvement de la puissance à l’acte, qu’il doit pouvoir parvenir de quelque manière à son accomplissement. Or un étant s’oriente vers la perfection de son être au travers des rapports d’activité, d’actuation-réception, qu’il entretient avec le monde qui l’entoure. « L’acte d’existence de tout étant (son ‘être’ ou esse) est son ‘acte premier’, son acte interne conforme, qui tend naturellement, par le dynamisme très intime de l’acte d’existence lui-même, à déborder en un ‘acte second’, qui est appelé action ou activité. Chaque acte second d’un être renvoie à son acte premier comme à son fondement et source, et chaque acte premier, en retour, pointe en direction de son auto-expression naturelle en un acte second. Cette action peut être une action immanente, qui se termine au sein de l’agent luimême, comme dans le cas de la connaissance ou de l’amour, ou une action transitive, qui se termine à l’extérieur de l’agent par l’exercice de quelque influence sur un autre, comme une cause sur un effet, se manifestant donc à l’autre que soi-même »193.

Ainsi l’action par laquelle, comme le dit N. Clarke, l’étant se déborde (to overflow), est une auto-communication de soi, une auto-donation194. C’est sa forme propre que l’étant communique, par son action, à son effet. Omne agens agit sibi simile. Et « natura cuiuslibet actus est, quod seipsum communicet quantum possibile est. Unde unumquodque agens agit secundum quod in actu est »195. Il est de la nature même de la perfection, qui est surabondante, que ce qui la possède la communique à un autre196. Bonum diffusivum sui. Ainsi : « Res enim naturalis non solum habet naturalem inclinationem respectu proprii boni, ut acquirat ipsum cum non habet, vel ut quiescat in illo cum habet ; sed etiam ut proprium bonum in alia diffundat, secundum quod possibile est. Unde videmus quod omne agens, inquantum est actu et perfectum, facit sibi simile. Unde et hoc pertinet ad rationem voluntatis, ut bonum quod quis habet, aliis communicet, secundum quod possibile est. Et hoc praecipue THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 55, a. 2, ad 3. CLARKE, W. N., « Action as the Self-Revelation of Being : A Central Theme in the Thought of St. Thomas », pp. 46-47. 194 Cfr Ibidem, p. 47. 195 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 2, a. 1, c. Cfr également THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 4, q. 1, a. 1, c. : « La communication suit de la raison de l’acte. Puisque toute forme est, de soi, communicable ». 196 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 69. 192 193

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pertinet ad voluntatem divinam, a qua, per quandam similitudinem, derivatur omnis perfectio. Unde, si res naturales, inquantum perfectae sunt, suum bonum aliis communicant, multo magis pertinet ad voluntatem divinam, ut bonum suum aliis per similitudinem communicet, secundum quod possibile est »197.

Toute définition nominale de Dieu partira d’une analogie avec les créatures et se verra forgée à partir de Son œuvre ou de l’activité qu’il exerce sur ces dernières. Le nom « Dieu » lui-même, remarquait l’Aquinate, « nomme une opération, si l’on considère sa signification étymologique. Car ce nom a été donné en raison de la providence universelle que Dieu exerce pour les choses, et tous ceux qui parlent de Dieu entendent appeler Dieu l’être à qui incombe le gouvernement de toutes choses »198. Il ne peut y avoir d’analogia entis chez Thomas sans analogia operationis. Mais là où Dieu possède son être dans l’unité et la parfaite simplicité, où son opération même ne requiert pas nécessairement de matière préalable – que l’on pense à la création mais également à la subsistance des âmes séparées ou, lors de l’eucharistie, au maintien de la quantité sans sujet – et prend sa source dans la pure actualité de son être, la substance matérielle n’a d’être que dans la différence et la multiplicité, de la forme et de la matière, de la puissance et de l’acte, c’est-à-dire dans le processus opératoire qui la mène vers son perfectionnement. Dans la mesure où le type de matérialité ou l’absence de celle-ci détermine le mode d’être en puissance de la substance, il faudra dire que c’est au cœur du mode d’être ou de la nature propre de l’étant créé que Dieu se manifestera à lui. C’est donc dans l’ordre même de la nature et de ses raisons que se manifeste librement le surnaturel. 197 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 19, a. 2, c. N. Clarke a raison de souligner la différence entre les conceptions néo-platonicienne et thomasienne de cette communication du bien. Alors que pour le néo-platonisme, la diffusion du bien se réalise en fonction d’une hiérarchie où l’être constitue déjà une certaine dégradation du principe originel, le bien constitue pour Thomas la perfection de l’esse propre de l’étant. Ainsi rien ne peut être bon selon l’Aquinate, sans qu’il soit tout d’abord (Cfr CLARKE, W. N., « Action as the Self-Revelation of Being : A Central Theme in the Thought of St. Thomas », pp. 4849). On pourrait ajouter à ces remarques que la diffusion ou la communication du bien représente chez Thomas la surabondance de l’acte ou d’une réalité parvenue à un certain accomplissement. La réalisation et l’épanchement que constitue la relation à l’autre sont le perfectionnement même d’une réalité, alors qu’il semble que la diffusion du bien dans le néo-platonisme, révèle certes l’accomplissement de la réalité originaire, mais dénote également sa limitation, sa contraction et sa dégradation au sein des réalités de moindre dignité. Analogiquement, là où le néo-platonisme affirme la limitation de l’acte infini par la puissance, le thomisme insiste sur l’actuation de la nouvelle puissance formellement constituée par la relation. 198 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 13, a. 8, c.

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L’esse est décrit par Thomas comme l’intimum cuilibet199. Il est l’acte de ce qui est, en tant même qu’il est200, le plus intime de l’acte de la substance, par lequel cette dernière elle-même est effectivement. Actualité de tous les actes, il est perfection de toutes les perfections201. Complet et simple, l’esse est pourtant de soi-même non subsistant202. Comment pourra-t-il donc participer à la constitution de la substance même et parvenir ainsi de quelque façon à la subsistance au sein de l’étant si, en outre, rien « ne peut être ajouté à l’esse qui lui soit extérieur, puisque rien n’est extérieur à lui excepté le non étant, qui ne peut être ni la forme, ni la matière »203 ? Il faut comprendre par là que ni la forme, ni la matière, ne peuvent être comprises indépendamment du mouvement effectué par l’être vers sa propre subsistance et perfection204. La matière première n’est certes rien en soi. Elle n’est rien d’étant, dit encore Thomas205. Néanmoins, elle participe au bien et à l’être dans la mesure où elle l’appète. La matière tend vers la forme et y possède sa fin, comme la puissance tend vers l’acte. Ainsi voyons-nous comment la matière participe du mouvement de la substance vers sa perfection ontologique et ne peut être envisagée qu’à partir de ce mouvement. Si l’on admet que l’être n’atteint sa perfection que sous la raison de l’effectuation du bien, la plus parfaite ressemblance de Dieu, et par là l’analogie de l’être, n’atteindra sa manifestation la plus accomplie que dans l’ordre (ordo) intimé par le bien. On concevra ainsi comment attribution et proportionnalité n’atteindront leur accomplissement que de concert. Tout être, en effet, tend vers un bien propre à sa nature, analogue proportionnellement au lien unissant tout autre être à sa fin propre, par lequel il participe au bien commun voulu par Dieu pour sa création. Le bien d’une chose étant convertible avec son acte ou son être même, chaque chose participe à l’être dans l’exacte proportion où elle participe au bien et acquiert par le biais de cet être une plus grande ressemblance avec l’être divin lui-même. Le nom « Dieu », Thomas le rappelait, nomme une opération. Mais il n’est pas nécessaire, précise l’Aquinate, que tous les noms divins impliquent une relation aux créatures, « il suffit qu’ils soient empruntés à des perfections procédant de Dieu dans les créatures. Or entre celles-ci, la première 199 200 201 202 203 204 205

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 8, a. 1, c. THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 19, q. 2, a. 2, c. THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 7, a. 2, ad 9. Cfr Ibidem, q. 1, a. 1, c. Ibidem, q. 7, a. 2, ad 9. Cfr ULRICH, F., Inwiefern ist die Konstruktion, p. 106. Cfr par exemple THOMAS D’AQUIN, de substantiis separatis, cap. 6.

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est l’être même, duquel est pris ce nom : ‘Celui qui est’ »206. Il ne s’agit plus d’appréhender le lien unissant Dieu à la créature comme tel et directement, mais plutôt de considérer Dieu à partir de la raison propre à une perfection même, et par priorité celle de l’être. S’il est également vrai que l’être est fréquemment caractérisé comme le premier effet de Dieu et que l’on peut donc compter avec lui pour s’élever de l’effet à la cause207, absolument parlant toutefois, il faut être avant même de pouvoir causer quoi que ce soit. Agere sequitur esse. L’action par laquelle Dieu semble nous devenir accessible, est indéfectiblement subordonnée au fond insondable de son être propre et personnel. A cet égard sans doute, concèdera Thomas, le Tétragramme est encore plus propre, car il exprime la substance propre incommunicable de Dieu et à ce titre, absolument singulière208. Au-delà de toute médiation essentielle ou analogique, il est cependant « incommunicable » précisément. Peut-être est-ce pour cette raison que l’Aquinate l’évoque relativement peu. Il ne constitue pas au sens propre une nomination du divin par sa créature et fait voir surtout une incapacité à nommer. Le nom « Celui qui est » est le nom le plus propre de Dieu, affirme Thomas, et ce pour trois raisons : « Primo quidem, propter sui significationem. Non enim significat formam aliquam, sed ipsum esse. Unde, cum esse Dei sit ipsa eius essentia, et hoc nulli alii conveniat, ut supra ostensum est, manifestum est quod inter alia nomina hoc maxime proprie nominat Deum, unumquodque enim denominatur a sua forma. Secundo, propter eius universalitatem. Omnia enim alia nomina vel sunt minus communia ; vel, si convertantur cum ipso, tamen addunt aliqua supra ipsum secundum rationem ; unde quodammodo informant et determinant ipsum. Intellectus autem noster non potest ipsam Dei essentiam cognoscere in statu viae, secundum quod in se est, sed quemcumque modum determinet circa id quod de Deo intelligit, deficit a modo quo Deus in se est. Et ideo, quanto aliqua nomina sunt minus determinata, et magis communia et absoluta, tanto magis proprie dicuntur de Deo a nobis. 206 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 13, a. 11, ad 3 : « […] non est necessarium quod omnia nomina divina importent habitudinem ad creaturas ; sed sufficit quod imponantur ab aliquibus perfectionibus procedentibus a Deo in creaturas. Inter quas prima est ipsum esse, a qua sumitur hoc nomen qui est ». 207 « […] si qua causa nominetur a suo effectu, convenientissime nominatur a principali et dignissimo suorum effectuum. Ipsum autem esse inter alios Dei effectus est principalius et dignius. Ergo Deus, qui a nobis nominari non potest nisi per suos effectus, convenientissime nominatur nomine entis » (THOMAS D’AQUIN, Super de divinis nominibus, cap. 5, l. 1, n. 633). Ainsi n’atteignons-nous Dieu qu’à titre de cause, sans jamais saisir ce qu’est en son essence la substance divine. Le nom d’être est en fait le plus indéterminé (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 13, a. 11, c.). 208 Cfr Ibidem, Ia, q. 13, a. 11, ad 1.

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Unde et Damascenus dicit quod principalius omnibus quae de Deo dicuntur nominibus, est qui est, totum enim in seipso comprehendens, habet ipsum esse velut quoddam pelagus substantiae infinitum et indeterminatum. Quolibet enim alio nomine determinatur aliquis modus substantiae rei, sed hoc nomen qui est nullum modum essendi determinat, sed se habet indeterminate ad omnes ; et ideo nominat ipsum pelagus substantiae infinitum. Tertio vero, ex eius consignificatione. Significat enim esse in praesenti, et hoc maxime proprie de Deo dicitur, cuius esse non novit praeteritum vel futurum, ut dicit Augustinus in V de Trin. »209.

Il ne s’agit pas de dire, précise l’Aquinate, que Dieu ne peut être connu en quelque manière que ce soit, mais de même que l’on doit en toute rigueur affirmer que Dieu « n’est » pas, parce qu’il est au-delà de tout étant et que, dépassant tout rapport de distinction entre la subjectivité de son Soi et ses attributions, il est lui-même son être, il dépasse également toute connaissance ou tout intellect créé, incapable de l’embrasser parfaitement, car Il est lui-même l’intellect et la science. Le fait de connaître l’être même subsistant, nous l’avons déjà dit, n’est connaturel qu’à l’intellect divin lui-même, puisqu’aucune créature n’est son propre être, et possède plutôt un être participé. Il faut y ajouter que la faculté intellectuelle de la créature est vue par Thomas comme l’effet de Dieu, qui, sans être l’essence divine elle-même, est « […] aliqua participata similitudo ipsius, qui est primus intellectus. Unde et virtus intellectualis creaturae lumen quoddam intelligibile dicitur, quasi a prima luce derivatum, sive hoc intelligatur de virtute naturali, sive de aliqua perfectione superaddita gratiae vel gloriae. Requiritur ergo ad videndum Deum aliqua Dei similitudo ex parte visivae potentiae, qua scilicet intellectus sit efficax ad videndum Deum »210.

Si du côté de la chose vue, aucune similitude ne peut exister qui soit susceptible de faire voir l’essence divine, puisqu’aucune créature ne possède une proportion suffisante par rapport à la simplicité divine, seule une similitude de la faculté de voir, explique Thomas, permet à la créature de s’élever à la vision de Dieu211. 209 Idem. Thomas remarque cependant que : « […] hoc nomen qui est est magis proprium nomen Dei quam hoc nomen Deus, quantum ad id a quo imponitur, scilicet ab esse, et quantum ad modum significandi et consignificandi, ut dictum est. Sed quantum ad id ad quod imponitur nomen ad significandum, est magis proprium hoc nomen Deus, quod imponitur ad significandum naturam divinam. Et adhuc magis proprium nomen est tetragrammaton, quod est impositum ad significandam ipsam Dei substantiam incommunicabilem, et, ut sic liceat loqui, singularem » (Ibidem, Ia, q. 13, a. 11, ad 1). 210 Ibidem, Ia, q. 12, a. 2, c. 211 Idem : « Dicendum ergo quod ad videndum Dei essentiam requiritur aliqua similitudo ex parte visivae potentiae, scilicet lumen gloriae, confortans intellectum ad videndum

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« […] divina essentia est ipsum esse. Unde, sicut aliae formae intelligibiles quae non sunt suum esse, uniuntur intellectui secundum aliquod esse quo informant ipsum intellectum et faciunt ipsum in actu ; ita divina essentia unitur intellectui creato ut intellectum in actu, per seipsam faciens intellectum in actu »212.

Bref, c’est Dieu qui fait voir, dans la mesure où il fait participer l’intellect agent à la lumière de son propre intellect, en lui infusant la connaissance des premiers principes par lesquels seuls une connaissance est possible. « Propter Deum autem alia cognoscuntur, non sicut propter primum cognitum, sed sicut propter primam cognoscitivae virtutis causam »213.

« Dieu est celui qui est ». Affirmer ainsi l’être de Dieu, en dépit de l’indéniable valeur que possède cette assertion pour elle-même, peut sous l’aspect de l’essence même être compris comme un énoncé particulièrement pauvre. En effet, simplement dire que quelque chose est, ce n’est au premier Deum, de quo dicitur in Psalmo, in lumine tuo videbimus lumen. Non autem per aliquam similitudinem creatam Dei essentia videri potest, quae ipsam divinam essentiam repraesentet ut in se est ». 212 Ibidem, Ia, q. 12, a. 2, ad 3. Comme l’expliquait déjà Thomas dans son Commentaire des Sentences, Dieu n’est pas connu selon son essence même, ou selon son mode propre, mais par celui du sujet connaissant. Mais la species par laquelle il nous et donné d’avoir quelque connaissance de Dieu, si elle doit résider dans la puissance connaissante selon le mode de cette dernière, devra pourtant résulter d’un autre ordre de connaissance que celui de nos abstractions simplificatrices habituelles. Elle ne pourra dès lors être produite dans notre intelligence que par une impression, que l’Aquinate apelle encore « influentia divini luminis » : THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 3, q. 1, a. 1, c. : « […] non est hic quaestio, utrum Deus in essentia sua immediate videri possit, hoc enim alterius intentionis est; sed utrum quocumque modo cognosci possit. Et ideo dicimus quod Deus cognoscibilis est; non autem ita est cognoscibilis, ut essentia sua comprehendatur. Quia omne cognoscens habet cognitionem de re cognita, non per modum rei cognitae, sed per modum cognoscentis. Modus autem nullius creaturae attingit ad altitudinem divinae majestatis. Unde oportet quod a nullo perfecte cognoscatur, sicut ipse seipsum perfecte cognoscit » ; Ibidem, d. 3, q. 1, a. 1, ad 3 : « […] species, per quam fit cognitio, est in potentia cognoscente secundum modum ipsius cognoscentis : unde eorum quae sunt magis materialia quam intellectus, species est in intellectu simplicior quam in rebus ; et ideo hujusmodi dicuntur cognosci per modum abstractionis. Deus autem et Angeli sunt simpliciores nostro intellectu ; et ideo species quae in nostro intellectu efficitur, per quam cognoscuntur, est minus simplex. Unde non dicimur cognoscere ea per abstractionem, sed per impressionem ipsorum in intelligentias nostras » ; Ibidem, d. 3, q. 1, a. 1, ad 5 : « […] philosophus, loquitur de cognitione intellectus connaturali nobis secundum statum viae ; et hoc modo Deus non cognoscitur a nobis nisi per phantasmata, non sui ipsius, sed causati sui per quod in ipsum devenimus. Sed per hoc non removetur quin cognitio aliqua possit esse intellectus, non per viam naturalem nobis, sed altiorem, scilicet per influentiam divini luminis ad quam phantasma non est necessarium ». 213 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 88, a. 3, ad 2.

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abord rien d’autre que lui attribuer le concept le plus commun et le plus indéterminé qui soit. D’autre part, cette affirmation peut être la plus riche, dans la mesure où l’être est ce qu’il y a de plus intime aux choses. Il est en effet le fondement de la substance ; il contient en lui tout ce que celleci possède en propre et toutes les dimensions de sa réalité. On remarquera en effet que, dans sa référence au Damascène, Thomas fait de Dieu le sujet de l’être. « Celui qui est », est lui-même l’intellect et la science, lui-même océan infini de substance. Aussi est-il la source et le sujet de toute détermination, et non l’objet de l’être. Ne s’agit-il donc pas, pour Thomas, de donner un nom au divin dont il soit le sujet ? Non qu’il soit ainsi appréhendé à partir de l’être, mais au contraire l’être à partir de Lui. Il est le sujet de l’être et de la science métaphysique au sens propre, que nous ne faisons que participer. VI.2.4. Remarque sur la science de Dieu, la sacra doctrina et la métaphysique Sans vouloir nous engager trop avant dans la houle des débats qui ont entouré la signification qu’il fallait attribuer à la sacra doctrina dans la célèbre première question de la Somme de Théologie, sans doute est-il judicieux de rappeler la manière dont Thomas la différencie de la philosophie quant à leur objet formel respectif214. Si la philosophie, en effet, semble couvrir tout le champ de l’être et se révèle par là parfaitement universelle, ce n’est précisément que sous la raison ou le prisme de l’être. Or la doctrina sacra procède de la révélation divine et n’envisage son objet qu’en raison de la lumière conférée par cette dernière. A cet égard, elle se différencie, selon le genre même, d’un certain type de théologie qui est une partie de la philosophie215. La progression qui forme l’ensemble de 214 On consultera notamment, pour une analyse de la première question de la Somme de théologie, HUMBRECHT, Th.-D., Théologie négative et noms divins chez saint Thomas d’Aquin, pp. 127-143 ; mais aussi COURTINE, J.-F., « Philosophie et théologie », pp. 323330, qui met particulièrement en évidence l’accomplissement de la détermination de la théologie poursuivie par l’Aquinate en scientia Dei dans les deux acceptions du génitif (Cfr Ibidem, p. 329). 215 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 1, a. 1, ad 2 : « […] diversa ratio cognoscibilis diversitatem scientiarum inducit. Eandem enim conclusionem demonstrat astrologus et naturalis, puta quod terra est rotunda, sed astrologus per medium mathematicum, idest a materia abstractum ; naturalis autem per medium circa materiam consideratum. Unde nihil prohibet de eisdem rebus, de quibus philosophicae disciplinae tractant secundum quod sunt cognoscibilia lumine naturalis rationis, et aliam scientiam tractare secundum quod cognoscuntur lumine divinae revelationis. Unde theologia quae ad sacram doctrinam pertinet, differt secundum genus ab illa theologia quae pars philosophiae ponitur ».

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la quaestio est remarquable. Il faut, précise en effet Thomas, distinguer les sciences qui s’appuyent sur les seuls principes tirés de l’intelligence naturelle, de celles qui se fondent sur la perspective ou les principes acquis en une science supérieure. Or la doctrine sacrée appartient à ce second type de science, en cette mesure où « elle procède de principes connus à la lumière d’une science de Dieu et des bienheureux »216. Mais Thomas va plus loin, puisqu’il considère que l’unité de sa perspective fait de la sacra doctrina en l’homme quaedam impressio divinae scientiae, qui est une et simple à l’égard de tout217. La science divine s’élabore donc sous les auspices d’une raison qui, parce qu’elle est supérieure, est univoque et réunit sous elle la diversité des sciences qui avaient été distinguées selon leurs matières et leurs habiti218. Aussi la science divine rassemble-t-elle encore, en raison de l’unité de son objet formel, à la fois les perspectives spéculative et pratique, tout comme Dieu lui-même, ajoute l’Aquinate, « par une même science, se connaît et connaît ses œuvres »219. L’article cinq établit ensuite que la doctrina sacra est une science supérieure à toutes les autres, tant sur le plan pratique que spéculatif : « Speculativarum enim scientiarum una altera dignior dicitur, tum propter certitudinem, tum propter dignitatem materiae. Et quantum ad utrumque, haec scientia alias speculativas scientias excedit. Secundum certitudinem quidem, quia aliae scientiae certitudinem habent ex naturali lumine rationis humanae, quae potest errare, haec autem certitudinem habet ex lumine divinae scientiae, quae decipi non potest. Secundum dignitatem vero materiae, quia ista scientia est principaliter de his quae sua altitudine rationem transcendunt, aliae vero scientiae considerant ea tantum quae rationi subduntur. Practicarum vero scientiarum illa dignior est, quae ad ulteriorem finem ordinatur, sicut civilis militari, nam bonum exercitus ad bonum civitatis ordinatur. Finis autem huius doctrinae inquantum est practica, est beatitudo aeterna, ad quam sicut ad ultimum finem ordinantur omnes alii fines scientiarum practicarum »220. 216

Ibidem, Ia, q. 1, a. 2, c. Ibidem, Ia, q. 1, a. 3, ad 2. 218 Idem : « nihil prohibet inferiores potentias vel habitus diversificari circa illas materias, quae communiter cadunt sub una potentia vel habitu superiori, quia superior potentia vel habitus respicit obiectum sub universaliori ratione formali. Sicut obiectum sensus communis est sensibile, quod comprehendit sub se visibile et audibile, unde sensus communis, cum sit una potentia, extendit se ad omnia obiecta quinque sensuum. Et similiter ea quae in diversis scientiis philosophicis tractantur, potest sacra doctrina, una existens, considerare sub una ratione, inquantum scilicet sunt divinitus revelabilia, ut sic sacra doctrina sit velut quaedam impressio divinae scientiae, quae est una et simplex omnium ». 219 Ibidem, Ia, q. 1, a. 4, c. 220 Ibidem, Ia, q. 1, a. 5, c. 217

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La doctrine sacrée, précise Thomas, peut librement emprunter aux sciences qui lui sont subordonnées afin de faciliter sa manifestation à l’esprit naturel. Mais cette démarche ne lui est en rien nécessaire ou constitutive, car ses principes lui viennent de Dieu même. Aussi la théologie peut-elle user des autres sciences, non comme si ces dernières lui étaient supérieures, mais au contraire à la manière d’inférieures et de servantes221. Cette supériorité n’implique point qu’elle bride l’autonomie laissée à la philosophie ou aux savoirs naturels par exemple. Au contraire, dans l’esprit de Thomas, une science naturelle servira d’autant mieux la théologie qu’elle sera elle-même plus parfaite en son ordre. Cela s’explique notamment par le fait que la constitution même de l’esprit humain, faillible, s’élèvera plus aisément aux objets qui dépassent la nature à partir de la connaissance de celle-ci. Et le mouvement de la question d’aboutir en définitive à qualifier la doctrina sacra de « sagesse » par excellence, en ce qu’elle juge ce à quoi elle s’applique en le renvoyant toujours à sa cause suprême. Aussi n’emprunte-t-elle ses principes à aucune science humaine, mais seulement à la science divine elle-même, « qui règle, en tant que sagesse souveraine, toute notre connaissance »222. Si le propre du sage est donc de juger, et que la doctrina sacra emprunte ses principes à la révélation divine seule, il ne lui appartient pas en propre de démontrer les principes sur lesquels s’appuyent les autres sciences, mais seulement d’en juger. Ce qui est à la fois peu, puisqu’elle laisse ainsi à chaque science l’occasion de déployer son mode propre de raisonnement, et beaucoup, dans la mesure où seul le jugement éclairé des principes mêmes de la révélation possède le dernier mot sur ce qui peut être déclaré vrai ou faux223. Et peut-être pouvons-nous estimer ainsi que la sacra doctrina, 221

Cfr Ibidem, Ia, q. 1, a. 5, ad 2. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 1, a. 6, ad 1. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, In III Sent., d. 35, q. 2, a. 2, qc. 3, c. « [...] intellectus videtur nominare simplicem apprehensionem ; sed sapientia nominat quamdam plenitudinem certitudinis ad judicandum de apprehensis : et ideo intellectus videtur pertinere ad viam inventionis, sed sapientia ad viam judicii. Sed quia judicium non potest esse de apprehensis nisi per suprema, quibus sapiens mente unitur, ut quasi in superiori collocatus de omnibus judicet, quae quidem unio ad divina per dilectionem est ; ideo sapientia circa divina principaliter est, et habet circa ea delectationem ex dilectione causatam ; intellectus autem est indifferenter circa omnia apprehensa spiritualia, et delectationem ex amore ad apprehensa causatam, quantum est in se, non importat ». 223 « […] aliarum scientiarum principia vel sunt per se nota, et probari non possunt, vel per aliquam rationem naturalem probantur in aliqua alia scientia. Propria autem huius scientiae cognitio est, quae est per revelationem, non autem quae est per naturalem rationem. Et ideo non pertinet ad eam probare principia aliarum scientiarum, sed solum iudicare de eis, quidquid enim in aliis scientiis invenitur veritati huius scientiae repugnans, totum condemnatur ut falsum, unde dicitur II Cor. X, consilia destruentes, et omnem 222

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en tant qu’elle prend ses principes de la science divine elle-même, identifie ces derniers aux principes mêmes des choses au sein de l’intellect divin, mesure de tout, nous l’avons vu, et par là de toute vérité. Il apparaît ainsi que la science qui considère son objet à partir de la source même de l’être dans l’intellect divin224, s’élèvera au-delà de la science de l’être commun. La détermination de la métaphysique au double sens du génitif est, comme y insistait notamment J.-F. Courtine, constitutive, et renvoie à la Métaphysique d’Aristote (982b30-983a10), ou encore à Platon lui-même, qui tendait déjà à assimiler les Idées universelles et séparées aux dieux, bien qu’il hésitât à attribuer quelque savoir du monde à l’être le plus parfait225. Il semble que le Stagirite ait conclut à la même aporie : Dieu ne peut dans sa perfection qu’être « pensée qui se pense » et ne jamais se préoccuper des choses du monde226. Si cette détermination est constitutive, on ne peut s’étonner de la voir accomplie dans ce qui paraît parfois le plus haut accomplissement de la métaphysique rationaliste, à savoir la Logique hégélienne, tant comparée il y a quelques décennies à la métaphysique thomasienne227. Cette dernière s’inscrit pleinement dans cette altitudinem extollentem se adversus scientiam Dei » (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 1, a. 6, ad 2). 224 Ce qui, notons-le, est une détermination qui ne fait qu’ancrer la doctrine augustinienne des idées dans l’être divin. Dans son commentaire aux livres des Sentences, Thomas avait déjà remarqué que métaphysique et doctrina sacra avaient un même sujet, en fonction duquel elles pouvaient toutes deux êtres dites « divines », mais différaient quant à leur raison ou modus accipiendi : « Respondeo dicendum, quod ista scientia, quamvis sit una, tamen perfecta est et sufficiens ad omnem humanam perfectionem, propter efficaciam divini luminis, ut ex praedictis patet. Unde perficit hominem et in operatione recta et quantum ad contemplationem veritatis : unde quantum ad quid practica est et etiam speculativa. Sed, quia scientia omnis principaliter pensanda est ex fine, finis autem ultimus istius doctrinae est contemplatio primae veritatis in patria, ideo principaliter speculativa est. Et, cum habitus speculativi sint tres, secundum philosophum, scilicet sapientia, scientia et intellectus ; dicimus quod est sapientia, eo quod altissimas causas considerat et est sicut caput et principalis et ordinatrix omnium scientiarum : et est etiam magis dicenda sapientia quam metaphysica, quia causas altissimas considerat per modum ipsarum causarum, quia per inspirationem a Deo immediate acceptam ; metaphysica autem considerat causas altissimas per rationes ex creaturis assumptas. Unde ista doctrina magis etiam divina dicenda est quam metaphysica : quia est divina quantum ad subjectum et quantum ad modum accipiendi ; metaphysica autem quantum ad subjectum tantum. Sed sapientia, ut dicit philosophus, considerat conclusiones et principia ; et ideo sapientia est scientia et intellectus ; cum scientia sit de conclusionibus et intellectus de principiis » (THOMAS D’AQUIN, In Sent., q. 1, a. 3, qc. 1, c.). 225 Cfr PLATON, Parménide, VII. 226 On peut se référer bien entendu à AUBENQUE, P., Le problème de l’être chez Aristote, pp. 330ss. 227 Cfr par exemple SIEWERTH, G., Der Thomismus als Identitätssystem ; PUNTEL, L. B., Analogie und Geschichtlichkeit ; BRITO, E., Dieu et l’être d’après Thomas d’Aquin et Hegel ; BECK, H., Der Akt-Charakter des Seins.

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tradition, et peut-être ne peut-on même pas, comme le faisait Rousselot, reconnaître quelque originalité au christianisme et à Thomas dans le fait d’assimiler les Idées à des personnes. Sans doute la remarque du jésuite français était-elle d’ailleurs surtout dirigée contre l’idéalisme allemand plutôt que contre l’idéalisme des platoniciens et des gnostiques. En distinguant comme il le fit la scientia divina de la métaphysique, science de l’être en tant qu’être, Thomas, selon les mots de J.-F. Courtine, « délivrait l’entreprise aristotélicienne du poids presque paralysant que faisait peser sur elle l’idée de cette science aussi parfaite qu’inaccessible »228. Pour J.-F. Courtine, en distinguant les raisons de l’être et de la révélation divine, Thomas s’engage sur une voie qui offre son véritable accomplissement à la détermination onto-théologique de la métaphysique, puisqu’elle semble en appeler également à leur articulation, et par là, ayant exclu le Dieu de la révélation de la métaphysique, à ne plus le considérer au cœur de cette science que sous la modalité de l’ens, à l’exclusion de tous ses traits propres et personnels. La chose paraît historiquement entendue et la perspective thomiste se caractérisera, après la mort du maître, par une doctrine bien connue, qui connut sa figure paradigmatique chez Gilles de Rome : Dieu ne peut être considéré sujet de la métaphysique qu’à titre d’étant supérieur et de manière concomitante comme principe de cette science229. Loin de s’identifier à la détermination que Scot donnera ultérieurement à la métaphysique, on peut cependant bien imaginer que la compréhension égidienne en facilite l’accès. C’est alors l’ens qui deviendra sans équivoque le sujet principal et premier de la métaphysique, au sein duquel sera virtuellement contenu, sous la forme de l’habitus de cette science, la totalité des principes des objets et des conclusions auxquels elle peut mener. Le glissement majeur opéré depuis Thomas est en définitive celuici : d’un habitus formel, prisme filtrant et rassemblant les divers objets particuliers pouvant être saisis, le sujet de la métaphysique devient objet contenant en lui ce qui constitue par un ensemble de liens formels, la totalité des déterminations pouvant affecter l’étant230. COURTINE, J.-F., « Philosophie et théologie », p. 337. Cfr à ce propos ZIMMERMANN, A., Ontologie oder Metaphysik ?, pp. 137-141. 230 HONNEFELDER, L., Ens inquantum ens, pp. 5-6 : « Le ‘Premier’ auquel l’ordre essentiel des propositions dérivées et des principes d’une science se rapporte, est aussi un sujet déterminé, dans lequel sont déjà virtuellement contenus, lorsqu’il est saisi au sein d’une connaissance quidditative, de contenu, bien que pas encore tout à fait développée, tous les principes et toutes les conclusions de la science concernée, c’est-à-dire l’ensemble de ce que l’on peut savoir de ce sujet et dans la forme du savoir habituellement (habituell) possédé de la science concernée. L’habitus ‘science’ n’est donc pas, selon Scot, constitué 228 229

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Si, selon Scot, la considération de l’étant en tant qu’étant est logiquement et noétiquement préalable à la connaissance de Dieu et de ses attributs, c’est qu’il est également possible d’étudier l’étant comme tel. Or ce rôle, lorsque la métaphysique est définie comme science de Dieu, doit être dévolu à une autre science, à savoir une scientia transcendens231. Face à la conception de l’analogie défendue par Henri de Gand, Scot élabore une doctrine de l’univocité de l’ens. J.-F. Courtine souligne que de cette manière, « Duns Scot s’oppose résolument à toute métaphysique dont le sujet premier serait Dieu et qui n’envisagerait tous les autres étants que dans la mesure où ils se réfèrent à Dieu. La priorité de la considération de l’étant comme étant, de l’étant selon sa raison d’être, sur la considération qui reconduit universellement tous les étants à Dieu comme à leur cause, se trouve ainsi nettement réaffirmée. La métaphysique comme ontologie doit précéder la métaphysique comme théologie, ainsi que le confirme déjà à sa façon cette métaphysique à laquelle on prétend assigner Dieu comme sujet, connu seulement d’une connaissance quia, puisque même celle-ci ne conclut de l’esse Dei qu’à partir des étants en tant qu’étants. D’une scientia Dei propter quid, il ne saurait, comme nous l’avons vu, être ici question, puisque celle-ci doit être réservée à Dieu seul. En insistant ainsi sur la possibilité de connaître d’emblée et comme a priori les entia inquantum entia, Scot s’oppose directement à saint Thomas qui affirmait dans le Prologue de son Commentaire des Sentences par exemple que l’attributio ad Deum appartient essentiellement à l’essence de tout étant, à son entitas. Notons ici en passant que c’est autour de cette par le fait que sont considérés en lui plusieurs objets sous une perspective commune (comme l’enseigne plus ou moins Thomas d’Aquin), mais par là que cet habitus est ordonné formellement et en priorité à la considération d’un sujet déterminé (qui comme tel peut être aussi une détermination commune), et virtuellement à toutes les autres vérités qui sont contenues dans ce sujet, ou, comme Scot l’exprime dans la Lectura et les Reportationes, qu’il possède un ‘sujet premier’ (subjectum primum), c’est-à-dire un sujet qui contient premièrement et virtuellement l’habitus correspondant et tout ce qui lui appartient. La science est ainsi, dans sa forme idéale, le savoir d’une quiddité déterminée développé en un système axiomatique-déductif de propositions, et donc tout autant le savoir de ce qui concerne cette quiddité en général, que de ce qui concerne ses parties et ses propriétés essentielles ». Même si Scot distingue entre la science en soi et la science pour nous, c’est le sujet qui donne chez Scot son unité à la science. Aussi « science en soi » et « science pour nous » peuvent bien caractériser une seule et même science, pour autant que leur sujet soit identique : « Même si la science en soi possède un concept déterminé du sujet et que la science en nous ne possède de concept qu’indéterminé, il s’agit cependant du même sujet, et il ne peut être question au sens strict de deux concepts, mais d’un concept parfait et moins parfait. De la même manière, la science en soi se différencie de la science en nous comme une science parfaite et déterminée d’une science imparfaite et indéterminée » (ZIMMERMANN, A., Ontologie oder Metaphysik ?, p. 262). Pour une présentation plus précise de l’habitus scotiste, dans son contraste avec les positions nominaliste et thomiste, on consultera : Ibidem, pp. 250-254. 231 Cfr COURTINE, J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, p. 148.

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opposition principielle que se cristalliseront, dans leur différend, les doctrines respectives, thomiste et scotiste, de l’analogie vs. univocité »232.

L’être de la créature, renchérira Suarez, n’est point défini par l’être de son créateur, c’est-à-dire par quelque participation à celui-ci, mais sous la raison de l’être comme tel (esse ut sic), compris comme extra nihil233. Le jésuite espagnol se rallie, par cette double négation, à l’univocité de l’être scotiste, dont le fonds consiste bien dans cette indifférence ou non-contradiction, dans cette possibilité « réelle » que représente l’essence. La métaphysique devient principalement, chez Suarez, l’étude de l’ens ut sic nominaliter sumptum, ou plus précisément, comme nous le dit J.-F. Courtine, l’explication du concept objectif d’être234. Suarez écrit encore : « […] praecipue intendimus explicare conceptum obiectivum entis ut sic, secundum totam abstractionem suam, secundum quam diximus esse metaphysicae obiectum »235. Or, précisait très justement Courtine, l’étant en son concept objectif se laisse appréhender comme essentia realis. Et selon les mots de Suarez, « […] sic dicimus essentiam esse realem, quae a Deo realiter produci potest, et constitui in esse entis actualis »236. L’essence réale n’est autre que l’essence qui peut être produite par Dieu, posée ainsi dans l’existence hors de sa cause237. Elle est l’être possible de l’être réel. En tant qu’être réel en effet, l’étant doit également être possible. L’essentia realis et l’étant réel sont la même chose ; celui-ci n’est autre que l’acte de ce qu’est celle-là en tant qu’être possible. « Si l’on demande maintenant ce qu’est l’être ‘réel’ ou mieux ‘réal’, la réponse suarézienne est que sa réalité est précisément constituée par la possibilité, au sens de l’esse objective in intellectu, au sens du pensable non-contradictoirement. L’essence réale est en effet cette essence ‘quae in esse nullam involvit repugnantiam’ (DM., II, 4, 7). C’est donc à la faveur d’une double négation que Suárez entend définir expressément le sens d’être comme objectité : ce qui peut s’objecter au penser dans sa détermination minimale – le cogitabile entendu comme non-nihil (etwas-aliquid). Par où il est le véritable initiateur de l’‘ontologie’, au sens moderne du terme, comme 232

Ibidem, pp. 148-149. « Constat creaturam ut ens est non definiri per creatorem aut per esse Dei, sed per esse ut sic et quia est extra nihil ; nam si addatur habitudo ad Deum, verbi gratia, creaturam esse ens quia est participatio divini esse, sic non iam definitur creatura ut ens est, sed ut tale ens est, nimirum creatum. Denique iam supra ostensum est ens uno conceptu dici de omnibus sub illo contentis ideoque posse esse medium demonstrationis » (SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XXVIII, 3, n. 15). 234 Cfr COURTINE, J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, pp. 294-295. 235 SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, II, 1, n. 1 236 Ibidem, II, 4, n. 7. 237 Cfr COURTINE, J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, p. 295. 233

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‘tinologie’, enquête qui porte moins sur l’ὄν ᾗ ὄν que sur le pensable comme tel : τὸ νόητον ᾗ νόητον »238.

Suarez finit donc par identifier ens et res, qui elle-même se dit aussi bien de l’aliquid, c’est-à-dire de l’étant réel, que du fictum239. L’étant est identifié à l’objet de la représentation, indifférent à l’existence réelle. C’est dès lors le concept objectif qui devient terme propre de la démarche métaphysique, plus que la chose individuelle existante. Détaché de toute dimension « existentielle », l’ens ut sic se tient comme en-deçà de la distinction métaphysique entre puissance et acte240. Si l’essence réelle est définie comme ce qui peut être produit par Dieu, il ne faudrait pas pour autant considérer l’ens ut sic comme un ordre « essentiel », constitué en soi, et qui s’imposerait en quelque sorte à la volonté divine. Et Suarez se range au côté des thomistes dans la polémique qu’ils mènent à ce propos contre les « subtils ». Ce qui n’a pas été posé dans l’être par Dieu n’est rien à proprement parler. Une essence envisagée en et pour elle-même et qui appartiendrait à un ordre éternel en quelque sorte indépendant de Dieu, ne peut être qualifiée de réelle. Elle échoue immédiatement dans le néant241. « […] et thomistae graviter reprehendunt Scotum, quod asseruerit creaturas habere quoddam esse aeternum, quod est esse diminutum earum, scilicet esse obiectivum seu essentiae in esse cognito […] »242. Alors cependant que les thomistes prêtent en général à Scot la thèse selon laquelle cet esse cognitum aurait un être réel hors de l’être de Dieu, Suarez cherche à rendre plus complètement justice au docteur subtil, qui énonce en vérité que l’esse cognitum découlant de la science divine ne possède aucun être réal intrinsèque au sein des créatures ou des êtres possibles243. Ainsi Suarez, précise Courtine, pouvait-il conforter la thèse scotiste tout en condamnant la thèse incriminée par les thomistes : COURTINE, J.-F., Nature et empire de la loi. Etudes suaréziennes, p. 70. Sur l’identification de l’ens à la res chez Suarez, cfr SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, II, 4, n. 15 : « […] ens in vi nominis sumptum et rem idem omnino esse seu significare, solumque differre in etymologia nominum ; nam res dicitur a quidditate, quatenus est aliquid firmum et ratum, id est, non fictum, qua ratione dicitur quidditas realis ; ens vero in praedicta significatione dicit id quod habet essentiam realem : eamdem ergo omnino rem seu rationem realem important. Unde Avicenna, tract I suae Metaph., c. 6, quia non distinxit illam duplicem significationem entis, eam divisit inter ens et rem ; nam ens dixit de formali significare actualem existentiam, rem vero solum quidditatem seu essentiam realem, ut notavit D. Thomas, in II, dist. 37, q. 1, a. 1 ». Cfr encore COURTINE, J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, pp. 228-231, 240-245. 240 Cfr Ibidem, p. 297. 241 Cfr Ibidem, p. 299. 242 SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XXXI, 2, n. 1. 243 Cfr COURTINE, J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, p. 300. 238

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« […] hac in parte Scotus nobiscum convenit in principio posito, quod essentiae creaturarum, etiamsi a Deo sint cognitae ab aeterno, nihil sunt nullumque verum esse reale habent antequam per liberam Dei efficientiam illud recipiant »244.

En vérité, comme l’a à nouveau très bien montré J.-F. Courtine, Suarez s’éloigne résolument de l’enseignement thomiste pour rejoindre les avancées de G. Vasquez (1549-1604). Selon Thomas, Dieu connaît les autres étants dans la mesure où il se connaît soi-même, puisque tout étant participe son être. Se connaissant dans toute l’étendue de sa causalité ou plutôt de sa virtualité d’efficience, au sens où nous avons compris le statut des Idées chez Thomas, Dieu reconnaît en chaque chose un effet dont la similitude préexiste en Son être même. Or, chez Vasquez, comme pour Suarez un peu plus tard, la connaissance de la chose ne passe plus par sa participation à l’être divin ou la causalité divine. La chose sera connue en elle-même, hors de ses causes, en ce qui précisément la distingue de son créateur245. Cette thèse s’accompagne chez Suarez du retournement de la priorité qu’avait accordée Thomas à l’omnipotence sur l’omniscience, dans le sens où l’Aquinate soutenait que c’était en raison de sa toutepuissance que Dieu possédait une connaissance adéquate de toute chose. Or selon Suarez, bien qu’on ne puisse séparer l’omniscience divine de sa toute-puissance, il faut accorder une antériorité logique à celle-là sur celleci : « […] Deus non ideo omnia scit quia est omnipotens ; sed e converso, ideo est omnipotens, quia cognoscit omnia, nam per scientiam suam operatur, et ideo per scientiam constituitur omnipotens »246. Suarez fait donc aboutir ce raisonnement en soutenant que la science de simple intelligence possédée par Dieu, qui est orientée vers les essences en leur possibilité, n’a plus pour objet premier la connaissance de sa propre essence. Si la connaissance que possède Dieu de sa propre essence constitue bien le terme et la fin de cet acte de connaissance, et que cela peut bien suffire à en préserver la perfection, elle prend cette fois la place d’objet second247. Seul un tel glissement en effet, garantit la possibilité d’une connaissance des choses en leur entité propre, c’est-à-dire abstraction faite de leur cause. La vérité d’une chose créée telle qu’elle apparaît en raison de son rapport à la cause ou aux idées divines est de l’ordre de la scientia practica248. Mais si la science de simple intelligence a 244 245 246 247 248

SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, XXXI, 2, n. 1. Cfr COURTINE, J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, pp. 310-311. SUAREZ, F., Tractatus de divina substantia, III, 2, n. 9, p. 198b. Cfr COURTINE, J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, p. 313. Cfr SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, VIII, 5, n. 5.

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pour objet l’essence des choses telle qu’elles sont en elles-mêmes, il faut admettre qu’elles possèdent d’elles-mêmes quelque réalité intrinsèque, « antérieure » à la connaissance que Dieu en prend, et suffisante pour fonder la vérité des propositions les concernant. La connaissance que Dieu a de l’essence des choses ne la détermine donc pas. L’homme, écrit Suarez, « non […] est animal rationale quia Deus talem illum cognoscit, seu quia in exemplari divino talis repraesentatur, sed potius ideo talis cognoscitur, quia ex se postulat talem essentiam »249. Et de même, ces propositions ne sont pas vraies parce que Dieu les connaît. C’est parce qu’elles sont vraies au contraire, que Dieu les connaît. Dès lors, en conclut Courtine, il faut d’ores et déjà formuler l’hypothèse, « impie aux yeux de Descartes, que si Dieu n’existait pas ces vérités n’en seraient pas moins vraies »250. La vérité désormais, provient de l’essence même des choses et des relations qui font l’objet de notre représentation, abstraites de la causalité divine ou de leur participation à l’être divin : « […] nimirum quod omnis intellectus etiam divinus cessaret ab actuali rerum conceptione, nihilominus adhuc esse in rebus veritas, nam et compositum ex corpore et anima rationali esset verus homo et aurum esset verum aurum, etc. […] »251. Et encore : « Denique etiamsi fingas nullum actu esse intellectum, res erit intelligibilis ex se et vera »252. On ne saurait être plus éloigné des affirmations tenues par Thomas dans son de Veritate. La vérité, bien loin maintenant de l’opinion thomiste, se mesure abstraction faite de l’acte d’esse et des relations de causalité. La recension des diverses positions tenues au Moyen Age à propos du sujet de la métaphysique qu’avait tenue A. Zimmermann montrait suffisamment comment le rejet de l’opinion thomasienne, qui faisait de Dieu le principe ou la cause du sujet de la métaphysique, reposait en général sur l’admission d’un principe avicénien, à savoir l’interdiction d’attribuer quelque cause à l’étant comme tel253. Tout au plus Dieu peut-il faire 249

Ibidem, I, 4, n. 21. COURTINE, J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, p. 315. 251 SUAREZ, F., Disputationes Metaphysicae, VIII, 7, n. 27. 252 Ibidem, VIII, 7, n. 16. 253 L’équivocité de la métaphysique aristotélicienne est thématisée de manière particulière au Moyen Age, où l’on cherche tant bien que mal à harmoniser, au sein d’une discipline unique, une multiplicité de sujets, à savoir Dieu et les substances séparées d’une part, et l’étant en tant qu’étant d’autre part. Le problème apparaît de manière aiguë chez Siger de Brabant notamment, « qui tient la pensée décisive de Thomas d’Aquin à propos de la position de Dieu au sein de la philosophie première pour intenable, manifestement sous l’influence d’Avicenne. Si Dieu doit être pensé comme cause, et de surcroît comme cause extérieure de l’étant, alors il doit être absolument possible de penser une cause de l’étant comme tel, et donc du sujet de la métaphysique. C’est précisément ce qui ne 250

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partie du sujet de la métaphysique, qui n’est autre que l’ens in quantum ens, premier connu sur lequel doit être fondée toute science. Ainsi voiton s’imposer progressivement l’oubli de l’analogie telle que la concevait Thomas, au profit d’un acte d’être compris comme ce qui vient s’appliquer ultimement à l’étant, et non plus comme ce qui fonde la substantialité particulière elle-même. Zimmermann concluait son enquête avec bonheur en liant intrinsèquement la thématisation heideggerienne ou post-leibnizienne de la question métaphysique comme : « Pourquoi il y a l’étant plutôt que rien ? », aux hésitations de Siger de Brabant face aux thèses thomistes : « Siger de Brabant pose cette question même, à l’endroit précis où il se demande si le projet thomasien de science de l’étant comme tel peut être reconnu, ou devrait plutôt être rejeté parce qu’il ne peut être mené à bien par la pensée. La thèse de Thomas d’Aquin selon laquelle Dieu doit être considéré comme cause du sujet de la métaphysique, présuppose selon Siger que cette question fondamentale peut être posée de manière sensée. Mais puisque cette question n’a aucun sens, la solution thomiste du problème onto-théologique de la métaphysique doit être écartée. Ce qui vaut ici pour Siger, vaut pour tous les penseurs médiévaux qui tiennent pour impensable quelque origine à la tota universitas entium, ou à ce que comprend l’ens communissime sumptum, parce que l’étant en sa totalité ne peut être pensé, sans penser également Dieu comme un étant »254.

Peut-être faudra-t-il attendre Schelling, pour pouvoir lire à nouveau dans l’histoire de la métaphysique, d’une manière tout à fait explicite, que Dieu est la « cause de l’étant »255. On peut parler, nous l’avons constaté, d’une certaine « amphibologie » de l’esse chez Thomas. L’être serait en effet, dans la doctrine du docteur angélique, susceptible d’au moins deux significations : d’une part, il serait convient pas à la perspective de Siger ; car il n’y a pour lui rien hors de ce qui est déterminé par le sujet de la Métaphysique. L’étant pris absolument ou l’étant en son mode le plus universel, qui est selon Henri de Gand le sujet de la métaphysique, correspond exactement à cette conception de Siger. Henri de Gand s’exprime cependant de façon plus claire en disant que cet étant le plus général ne peut être trouvé que dans la pensée. Sa doctrine selon laquelle l’étant qui est le sujet de la métaphysique n’est pas un concept univoque et ne peut être saisi en un acte de pensée unique, montre déjà en toute clarté comment la question du sujet de la métaphysique se mue en question du concept d’étant » (ZIMMERMANN, A., Ontologie oder Metaphysik ?, pp. 357-358). Ainsi ne reste-t-il plus que la possibilité de penser l’étant soit comme un concept univoque, soit comme un terme qui contient et dénomme de manière purement extrinsèque deux contenus différents de pensée, Dieu d’une part et l’étant créé d’autre part. 254 Ibidem, p. 359. 255 Cfr SCHELLING, F. W. J., Exposé de la philosophie rationnelle pure, p. 341, 375379.

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perfection de toutes les perfections, actus essendi comme fondement de l’effectivité de l’essence ; d’autre part concept englobant qui, sans être générique, serait le concept universel advenant le premier à l’esprit connaissant. B. Montagnes, et à sa suite G. Prouvost, ont tenté d’établir une typologie des différents thomismes en fonction de leur interprétation de l’esse. On aurait d’une part un thomisme de l’acte d’être, qui affirmerait la primauté de l’acte d’être sur l’étant et regrouperait entre autres Thomas Sutton, Bernard d’Auvergne, Domingo Banez, E. Gilson et C. Fabro ; d’autre part un thomisme de tradition essentialiste, dont le centre des préoccupations ne serait point l’acte par lequel la chose est, mais plutôt l’analyse de la quiddité ou de l’essence de l’étant, et serait représenté par Pierre d’Auvergne, Gilles de Rome, Hervé de Nédellec, Jean de Saint-Thomas, Cajétan, Suarez256. Cette classification reste bien entendu sommaire et nombre de ces penseurs, même s’ils possédaient une conception similaire de l’être ou de l’étant, se sont opposés sur d’autres problèmes. Leurs doctrines de l’être même étaient nuancées et ne s’accordaient pas en tous points. Loin d’être inconciliables, ces deux tendances dans l’interprétation de l’esse thomasien constituent le nerf même de la compréhension analogique de l’être. Les notions de similitudo ou encore de convenientia structurent la majeure partie du discours thomasien à propos du divin. Si toute attribution de quelque qualité à Dieu se fait à partir de ses effets et par conséquent de l’acte qu’Il exerce sur ces derniers, l’analogie thomasienne sera tout naturellement structurée par le principe de causalité : omne agens agit sibi simile. L’être étant le premier effet de Dieu, il faudra lui reconnaître une ressemblance particulière avec sa cause, participée a fortiori par toutes les choses qui sont. Et Thomas dira en effet que toute chose qui est possède une ressemblance avec Dieu de quelque manière. Or nous voyons très bien comment cette caractérisation de l’être comme ressemblance de Dieu implique d’une part, en raison de sa référence à la relation de cause à effet entretenue entre Dieu et sa création, une compréhension de l’esse comme fond de l’effectivité de la chose même, et d’autre part le rassemblement au sein d’une même notion (ens commune) de toutes les choses qui, dans la mesure où elles participent de cette relation de causalité, c’est-à-dire de l’être, ont reçu quelque ressemblance avec Dieu. Ainsi Thomas peut-il attribuer une telle ressemblance à la matière elle-même, dans la seule mesure cependant où elle participe, en tant qu’être en puissance et 256 Cfr PROUVOST, G., Thomas d’Aquin et les thomismes, p. 11, 123-134 ; MONTAGNES, B., La doctrine de l’analogie de l’être d’après saint Thomas d’Aquin, pp. 159-168.

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par conséquent comprise dans la notion d’ens commune, à l’être comme ressemblance de Dieu. Si la proportion entre le Créateur et sa créature se dit en outre du rapport de puissance à acte, alors on comprendra aisément comment la matière, en tant qu’être en puissance, est encore de l’être en une certaine manière. Participant à l’être, elle participe également de l’action créatrice de Dieu qui s’étend jusqu’aux degrés les plus élémentaires des choses et révèle l’insondable nécessité d’un acte fondamental. Il semble qu’une telle méthode, basée sur l’analogie appliquée à la connaissance de Dieu, puisse nous mener à plus qu’un simple premier moteur aristotélicien. La causalité motrice fait place maintenant aux causalités exemplaire et formelle pour nous révéler un Dieu à la source de ce que les médiévaux appelaient les transcendantaux et qui, considéré comme le principe subjectif même de notre activité intellectuelle, prend les traits de la personnalité. C’est Dieu même qui paraît maintenant à l’initiative de notre quête de béatitude. Une énigme envahit la raison humaine, et ce dès que s’éveille en cette dernière le désir de connaître la source transcendante de toutes choses. Soutenir que nul intellect créé ne peut atteindre l’essence divine pour cette simple raison que celle-ci, pourtant la plus connaissable en soi, n’a aucune proportion avec notre intelligence, ne peut être admis sans nuances. La béatitude de l’homme en effet consiste en sa plus haute opération, c’est-à-dire précisément la connaissance intellectuelle du principe même de son être, « parce que toute chose est parfaite dans la mesure même où elle rejoint son principe »257. Si l’intellect créé ne peut voir l’essence divine, il n’atteindra donc jamais la béatitude, à moins que cette dernière soit autre chose que Dieu. Or ces deux solutions, nous dit Thomas, sont contraires à la foi258. Que l’intellect créé ne puisse en aucune manière accéder à la connaissance de Dieu est en outre contraire à la raison, car un désir naturel ne peut demeurer vain. Or l’« homme a le désir naturel, quand il voit un effet, d’en connaître la cause »259. La possibilité d’un accès au divin semble donc inscrite en notre nature même. Mais si l’on admet d’autre part que ce désir est naturel à l’homme, la nature dont il est question ne se voit-elle pas transgressée en son principe, puisqu’elle ne peut être ultimement comblée que par une intervention proprement surnaturelle ? Thomas soutient en effet que seule une connaissance de gloire nous donnera de connaître Dieu : Dieu « ne peut être vu que par grâce »260. THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 12, a. 1, c. Cfr Idem : « […] si nunquam essentiam Dei videre potest intellectus creatus, vel nunquam beatitudinem obtinebit, vel in alio eius beatitudo consistet quam in Deo ». 259 Idem ; THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 25. 260 Ibidem, Ia, q. 89, a. 2, ad 3. 257 258

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En substance, si notre nature nous prépare et nous incline à poursuivre notre fin dernière, ce n’est que par grâce que nous pourrons proprement y accéder261.

VI.2.5. Nature et surnature C’était là tout l’enjeu de la controverse engagée autour du Surnaturel d’Henri de Lubac ; ultime complexification d’une dispute née au Moyen Age à propos des rapports que devaient entretenir philosophie et théologie, ou savoir naturel et révélation divine. Cette discussion prit différentes formes au XIIIe siècle, qu’il s’agisse des prises de position, officielles ou non, de théologiens opposés aux prétentions d’autosuffisance affichées parfois par les tenants de la philosophie d’Aristote au sein de la faculté des arts, ou des développements d’une conception de la béatitude philosophique qui se transmit d’Albert le Grand à Dietrich de Freiberg ou à Maître Eckhart. Aussi cette question est-elle très loin de n’intéresser que la théologie, et s’adresse tout autant au philosophe et aux limites qu’il est en droit d’impartir à ses propres prétentions. La question fondamentale soulevée par toutes ces controverses en effet, demeure, en suite de la réception de l’aristotélisme et de ses commentateurs, de savoir si nos facultés de volonté et d’intellect peuvent ou non être ordonnées de nature à la vision de Dieu262. Elle engageait en définitive deux positions divergentes concernant les rapports qu’entretenaient le naturel et le surnaturel : soit le surnaturel était vu comme extrinsèque à la perfection même et aux exigences de la nature, qui pouvaient paraître dès lors cloisonnées en leur ordre, soit il représentait l’aboutissement en quelque sorte intensif du désir naturel. Si la première position était défendue par la plupart des thomistes de manière explicite depuis Cajétan, la seconde appartenait plutôt à Duns Scot263. Aussi la parution en 1946 du célèbre ouvrage du P. de Lubac Surnaturel, suscita-t-elle l’émoi des thomistes, et valut d’ailleurs au jésuite 261 THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 6, a. 4, ad 5 : « nobis sunt indita principia, quibus nos possimus praeparare ad illam cognitionem perfectam substantiarum separatarum, non autem quibus ad eam possimus pertingere. Quamvis enim homo naturaliter inclinetur in finem ultimum, non tamen potest naturaliter illum consequi, sed solum per gratiam, et hoc est propter eminentiam illius finis ». 262 Cfr FEINGOLD, L., The natural desire to see God according to St. Thomas Aquinas and his interpreters, p. XXV. 263 Ce dernier qualifie expressément la controverse engagée autour de la potentia neutra de « controverse entre les théologiens et les philosophes » (Cfr JEAN DUNS SCOT, Lectura, Prooemium, n. 5).

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l’interdiction d’enseigner dès 1950. Le théologien français affirmait en effet que le désir de voir Dieu est bien selon Thomas naturel à l’esprit humain, qu’il est dès lors absolu, mais inefficace, car il ne peut atteindre sa fin par ses propres capacités, et plus fondamentalement encore, inconnu, car sa destinée ne lui deviendra explicite que par les lumières de la grâce et de la Révélation. VI.2.5.1. Position du problème à partir de l’analyse du P. de Lubac Le P. de Lubac s’était efforcé de dénoncer, à renfort de minutieuses enquêtes historiques, l’inconsistance de la thèse scolastique de la « natura pura », et l’extrinsécisme des ordres de la grâce et de la nature qu’elle impliquait264. La notion de nature pure renvoyait en effet à un ordre 264 On connaît les linéaments historiques qui supportaient cette thèse : au XVe siècle, Denys le chartreux, s’opposant explicitement à saint Thomas, affirme que sans une fin surajoutée par Dieu à la finalité naturelle de l’esprit humain, il ne pourrait y avoir pour ce dernier aucun désir de voir Dieu. Toute nature en effet, la nature humaine y compris, tend exclusivement vers la fin qui lui est propre, c’est-à-dire sa fin strictement naturelle. Or cette thèse sera reprise au XVIe siècle par Cajétan et constituera l’enseignement thomiste traditionnel jusqu’à la fin du XIXe siècle (Cfr SALES, M., « Préface », in DE LUBAC, H., Surnaturel, pp. III-IV). Mais le XVIe siècle fut également le théâtre d’une trahison au cœur de la tradition augustinienne, qui allait similairement contribuer à la thématisation d’un ordre « purement » naturel, à partir pourtant de principes radicalement opposés. Pour Baius comme pour Augustin, « un état où l’homme serait remis à sa propre sagesse et réduit à ses propres forces, où il aurait à se développer et à s’achever seul, un tel état est inconcevable. Aucun des deux ne fait donc de place, en ce sens, à l’idée d’une ‘pure nature’ ». Baius cependant, continue de Lubac, « se révolte à la pensée d’admettre que l’homme, avant d’avoir péché, doive déjà s’abandonner, dans l’affaire de son salut, au bon plaisir de son Créateur. Du coup, les conclusions divergent. D’une thèse qui, sous sa forme négative, paraissait de part et d’autre identique, Augustin conclut que rien, dans l’homme, n’échappe à la grâce ; Baius, que la grâce n’a rien à voir, sinon en un sens tout à fait impropre, avec l’homme innocent : de par la loi même de la nature, l’homme a sur Dieu des droits stricts, si bien que l’indispensable secours divin n’est plus l’initiative dictée par un débordement de bonté tout gratuit, mais le payement d’une dette de justice » (DE LUBAC, H., Surnaturel, pp. 15-16). « Selon le baianisme, ajoute de Lubac, la créature raisonnable ne peut d’ellemême parvenir à sa fin : d’où une discontinuité, un recours forcé à l’intervention divine ; mais elle peut cependant y prétendre : d’où une affirmation persistante d’autonomie. Ce que Dieu lui donne n’est par reçu comme un bienfait : ce lui est encore quelque chose de naturel ; non sans doute naturel de constitution, comme eût pu dire Pélage, mais naturel d’exigence. Ce n’est pas une partie intégrante de sa nature, mais ce n’en est pas moins quelque chose de nécessaire à l’intégrité de cette nature, et par conséquent d’essentiellement requis par elle » (Ibidem, pp. 17-18). Les fondations pour l’émergence de la doctrine d’une « nature pure » étaient donc posées : il fallait, afin de préserver la liberté du don de grâce face à cet inadmissible abaissement de la liberté divine aux exigences nécessitantes impliquées par la nature humaine, souligner la séparation stricte des ordres de la nature et de la « surnature ».

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indépendant, accompli en lui-même et incluant sa propre fin en soi. Or, à n’en point douter, Thomas avait lui-même ouvert la possibilité d’une telle interprétation, grâce à sa notion de béatitude imparfaite notamment. Ainsi l’homme pouvait-il, en principe, accomplir sa nature en son ordre propre et strict, au moyen de ses facultés de connaissance et d’action. A s’en tenir là, la gratuité d’un don de grâce, proprement surnaturel, semblait parfaitement préservée. Mais Thomas ne cache pas son pessimisme quant à cet accomplissement tout naturel : « […] quia intelligere omnia intellecta materialia vix contingit alicui in hoc mundo ; et sic nullus, vel pauci ad felicitatem pervenirent. Quod est contra philosophum, in I Ethic., qui dicit quod felicitas est quoddam bonum commune, quod potest pervenire omnibus non orbatis ad virtutem. Est etiam contra rationem quod finem alicuius speciei ut in paucioribus consequantur ea quae continentur sub specie »265.

Cet état de fait tire sa raison d’une situation d’ordre théologique, à savoir la chute issue du péché originel. Dans l’état de nature intègre, qui précédait le péché des premiers parents, « la puissance active de l’homme avait suffisamment d’efficacité pour être capable, par ses forces naturelles (per sua naturalia), de vouloir et de faire le bien proportionné à sa nature ». Par contre, « […] dans l’état de nature corrompue (in statu naturae corruptae), l’homme ne peut même pas faire tout ce dont sa nature serait capable, de sorte qu’il ne peut accomplir par ses forces naturelles (per sua naturalia) tout le bien qui lui est proportionné »266. Dans l’état de nature corrompue, l’homme est donc déficient même de ce dont sa propre nature est foncièrement capable. « Sic igitur virtute gratuita superaddita virtuti naturae indiget homo in statu naturae integrae quantum ad unum, scilicet ad operandum et volendum bonum supernaturale. Sed in statu naturae corruptae, quantum ad duo, scilicet ut sanetur ; et ulterius ut bonum supernaturalis virtutis operetur, quod est meritorium. Ulterius autem in utroque statu indiget homo auxilio divino ut ab ipso moveatur ad bene agendum »267.

THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 88, a. 1, c. Ibidem, Ia IIae, q. 109, a. 2, c. : « […] in statu naturae integrae, quantum ad sufficientiam operativae virtutis, poterat homo per sua naturalia velle et operari bonum suae naturae proportionatum, quale est bonum virtutis acquisitae, non autem bonum superexcedens, quale est bonum virtutis infusae. Sed in statu naturae corruptae etiam deficit homo ab hoc quod secundum suam naturam potest, ut non possit totum huiusmodi bonum implere per sua naturalia ». 267 Idem. 265 266

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Dans l’état de nature déchue, l’homme peut sans doute accomplir quelque bien, agir droitement en fonction des fins auxquelles il est proportionné par nature, mais il ne peut accomplir tout le bien qui lui est connaturel et dont il aurait été capable s’il était demeuré dans un état de nature intègre. Or le fait que, dans l’état de nature corrompue, l’homme ne puisse plus aimer Dieu par-dessus tout sans le secours d’une grâce guérissante, en est pour l’Aquinate l’attestation la plus claire268. Selon Thomas en effet, rappelle J.-P. Torrell, « aimer Dieu par-dessus tout est connaturel à l’homme ainsi qu’à toute créature, non seulement rationnelle, mais irrationnelle et même inanimée, selon le mode d’amour qui peut convenir à chaque créature »269 : « Il en est ainsi car toutes choses tendent naturellement à leur fin ; les créatures rationnelles ayant seulement à assumer cet appétit naturel au plan de leur volonté libre, de façon à consciemment choisir le bien comme leur fin. […] Or, c’est précisément cela qui n’est plus possible dans l’état de nature corrompue ; l’homme en est incapable car, en raison de la corruption de sa nature et à moins d’être guéri par la grâce de Dieu, son appétit rationnel ne peut que poursuivre son bien privé […] : l’homme, dans l’état de nature corrompue ne peut plus accomplir seul tout le bien dont il aurait été capable ; en particulier, il est incapable d’atteindre, sans le secours de la grâce, le couronnement qu’aurait représenté à son plan l’amour naturel de Dieu plus que de soi-même »270.

L’homme était bien, de ses seuls principes naturels, « capable » d’aimer Dieu plus que lui-même, même si cet amour semblait pouvoir demeurer inefficace. En tant que créature rationnelle, l’être humain ne pouvait atteindre sa fin de nature que dans la subordination des puissances sensibles. Mais à ne considérer les principes naturels que pour eux-mêmes, il fallait admettre que les sens ne pouvaient que tendre à la fin qui leur était la plus propre, risquant ainsi de mettre à mal la priorité des fins de raison. Selon Thomas, il fallut bien une intervention divine pour que l’homme se voie conforté dans les fins propres à sa nature rationnelle, et se montre ainsi susceptible de contrôler avec constance ses pulsions ou 268 Cfr TORRELL, J.-P., « Nature et grâce chez Thomas d’Aquin », p. 194. « Et ideo dicendum est quod homo in statu naturae integrae non indigebat dono gratiae superadditae naturalibus bonis ad diligendum Deum naturaliter super omnia […]. Sed in statu naturae corruptae indiget homo etiam ad hoc auxilio gratiae naturam sanantis » (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 109, a. 3, c.). 269 Idem : « Diligere autem Deum super omnia est quiddam connaturale homini ; et etiam cuilibet creaturae non solum rationali, sed irrationali et etiam inanimatae, secundum modum amoris qui unicuique creaturae competere potest ». 270 TORRELL, J.-P., « Nature et grâce chez Thomas d’Aquin », pp. 194-195.

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appétits sensibles. Aussi Thomas distingue-t-il encore, des pura naturalia, un ordre de nature tel qu’en son sein, l’homme se vit institué par Dieu dans l’empire des puissances rationnelles sur les puissances sensibles. C’est cet ordre de nature instituée qui se vit brisé par le péché. L’homme, en suite du péché, s’est vu privé des grâces surnaturelles qui permettaient à ses éléments naturels de se maintenir en une stricte domination des puissances rationnelles sur les sensibles271. Rien cependant de ce qui constituait l’essence même de la nature humaine, définie par la composition de ses éléments formels et matériels, n’en fut perdu pour autant. Les pura naturalia persistent, tant dans la nature intègre que dans la nature corrompue ; le péché ne les détruit pas. Il faut d’ailleurs préciser que si, de ses seules forces, et sans don originel de grâce, la nature humaine, fût-elle indemne de tout péché, ne pouvait atteindre Dieu en lui-même, il demeure que ce sont bien les forces ou vertus naturelles mêmes de l’être humain que Dieu s’employa seulement à renforcer selon Thomas. Aussi rappellet-il que les appétits sensibles ne sont en vérité là (de nature) que pour recevoir leur fin d’une volonté ordonnée rationnellement. L’inclination à la vertu est bien, en ce sens, naturelle à l’être humain272. Il faut renvoyer à cet égard à deux longs passages, qui nous semblent suffisamment explicites : « Respondeo dicendum, quod ea quae sunt ad finem, disponuntur secundum necessitatem finis, ut ex 2 Physic. patet. A finis autem ad quem homo ordinatus est, est ultra facultatem naturae creatae, scilicet beatitudo, quae in visione Dei consistit ; soli enim Deo hoc connaturale est, […]. Unde oportuit naturam humanam taliter institui ut non solum haberet illud quod sibi ex principiis naturalibus debebatur, sed etiam aliquid ultra, per quod facile in finem perveniret. Et quia ultimo fini amore inhaerere non poterat, nec ad ipsum tenendum pervenire nisi per supremam partem suam, quae est mens et intellectus, seu ratio, in qua imago Dei insignita est ; ideo, ut illa pars in Deum tenderet, subjectae sunt sibi vires inferiores, ut nihil in eis accidere posset quod mentem retineret et impediret ab itinere in Deum : pari ratione corpus hoc modo dispositum est ut nulla passio in eo accidere posset per quam mentis contemplatio impediretur. Et quia haec omnia ex ordine ad finem, ut dictum est, homini inerant ; ideo facta deordinatione a fine per peccatum, haec omnia in natura humana esse desiere, et relictus est homo in illis tantum bonis quae eum ex naturalibus principiis consequuntur. Et hoc expresse Dionysius dicit, sic inquiens : proprium autem 271 Thomas parle en ce contexte de la concupiscence, dans le simple sens, non connoté moralement, d’appétit sensible, comme du fomes peccati, pour autant qu’elle soit « delectabilium praeter ordinem rationis » (Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, IIIa, q. 15, a. 2, ad 2). 272 On pourra consulter aussi par exemple CHARDONNENS, D., L’homme sous le regard de la providence, pp. 143-146.

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principium habens homo in generationibus corruptibilibus, merito ad principii consequentem ductus est finem ; idest, hoc ex peccato meruit ut cum ex principiis suis, ex quibus compositus est, sibi corruptio deberetur, reduceretur per peccatum ad talem finem qui suis principiis congrueret : et hoc accipitur ex hoc quod dictum est Genes. 3, 19 : terra es, et in terram ibis. Secundum hoc ergo dico, quod isti defectus possunt ad naturam humanam dupliciter comparari : vel ad eam, secundum quod in principiis naturalibus suis tantum consideratur, et sic proculdubio non sunt poenae ejus, sed naturales defectus, sicut etiam esse ex nihilo, vel indigere conservatione, est defectus quidam naturalis omnem creaturam consequens et nulli est poena : vel ad eam, prout instituta est ; et sic proculdubio poena sunt sibi : quia etiam ex privatione ejus quod gratis alicui conceditur postquam concessum est, puniri dicitur aliquis »273. « […] homo in sui conditione taliter institutus fuit a Deo ut corpus omnino esset anime subiectum ; rursumque inter partes anime inferiores uires rationi absque repugnantia subicerentur, et ipsa ratio hominis esset Deo subiecta. Ex hoc autem quod corpus erat anime totaliter subiectum, contingebat quod nulla passio in corpore posset accidere que dominio anime super corpus repugnaret, unde nec mors nec infirmitas in homine locum habebat. Ex subiectione uero inferiorum uirium ad rationem erat in homine omnimoda mentis tranquillitas, quia ratio humana nullis inordinatis passionibus turbabatur. Ex hoc uero quod uoluntas hominis erat Deo subiecta, homo referebat omnia in Deum sicut in ultimum finem, in quo eius iustitia et innocentia consistebat. Horum autem trium ultimum erat causa aliorum : non enim hoc erat ex natura corporis, si eius componentia considerentur, quod in eo dissolutio siue quecumque passio uite repugnans locum non haberet, cum esset ex contrariis elementis compositum. Similiter etiam non erat ex natura anime quod uires etiam sensibiles absque repugnantia rationi subicerentur, cum uires sensibiles naturaliter moueantur in ea que sunt delectabilia secundum sensum, que multociens recte rationi repugnant. Erat igitur hoc ex uirtute 273 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 30, q. 1, a. 1, c. ; Cfr aussi Ibidem, d. 30, q. 1, a. 3, c. : « Sicut autem peccatum actuale consistit in deordinatione actus, ita etiam peccatum originale consistit in deordinatione naturae. Unde oportet quod ipsae vires deordinatae, vel deordinatio virium, sint sicut materiale in peccato originali ; et ipsa deordinatio a fine sit ibi sicut formale. Illa autem pars quae per se nata est conjungi fini, est ipsa voluntas, quae habet ordinem finis omnibus aliis partibus imponere ; et ideo destitutio ipsius voluntatis ab illa rectitudine ad finem quam habuit in institutione naturae, in peccato originali formale est : et hoc est privatio originalis justitiae. Vires autem appetitus sensibilis sunt natae recipere ordinem ad finem ab ipsa voluntate, secundum quod sibi subjectae sunt ; et ideo subtractio illius vinculi quo quodammodo sub potestate voluntatis rectae detinebantur, materiale in peccato est. Ex hac autem subtractione sequitur quod unaquaeque vis in suum objectum inordinate tendat, concupiscendo illud ; et ideo concupiscentia qua habiles sumus ad male concupiscendum, peccatum originale dicitur, quasi materiale in peccato originali existens. Est enim considerare materiale et formale in actibus moralibus sicut in rebus artificialibus, in quibus materia de toto praedicatur ; ut possit dici, cultellus est ferrum : et similiter de peccato praedicari potest illud quod est materiale in ipso ; et per hunc modum peccatum originale concupiscentia dicitur ».

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superioris, scilicet Dei, qui sicut animam rationalem corpori coniunxit, omnem proportionem corporis et corporearum uirtutum cuiusmodi sunt sensibiles, transcendentem, ita dedit anime rationali uirtutem ut supra condicionem corporis ipsum continere posset et uires sensibiles, secundum quod rationali anime competebat. Vt igitur ratio inferiora sub se firmiter contineret, oportebat quod ipsa firmiter sub Deo contineretur, a quo uirtutem predictam habebat supra condicionem nature »274.

Deux remarques corrélatives semblent donc devoir s’imposer. Tout d’abord, si Thomas soutient que la nature fut créée telle qu’instituée par la grâce dans une supériorité de la raison sur les sens, un état de nature pure ne peut demeurer qu’hypothétique. Il n’a aucune effectivité réelle et la nature humaine fut dès toujours ouverte et pénétrée de surnaturel. Ensuite, si la perfection de l’ordre naturel lui-même s’est montrée, de fait, hors d’atteinte pour les seules vertus naturelles, comment le thomisme ultérieur en vint-il à postuler un ordre de nature pure, susceptible d’accomplissement en lui-même, si ce n’est dans le but exprès et peut-être artificiel – il apparaîtra à tout le moins tel à la « simple raison » –, de sauvegarder la gratuité de la grâce divine en la rendant radicalement extrinsèque ? Selon de Lubac, Cajétan introduisit l’hypothèse d’une nature pure de manière encore seulement implicite, et comme la conséquence inévitable de sa position d’une double finalité pour l’homme275. Pour Cajétan, comme pour Koellin ou Javelle après lui, le désir de Dieu ne sera considéré « naturel » que par le théologien qui a reçu les lumières de la révélation. La seule nature de l’intellect créé – c’est-à-dire si l’on considère ce dernier absolument –, ne possède d’elle-même aucun accès à un tel désir276. Selon THOMAS D’AQUIN, Compendium theologiae, I, cap. 186. Ce sont, selon de Lubac, les Salmanticenses qui sont les premiers auteurs de l’expression de « pure nature », comprise comme cet état où la créature spirituelle pourrait être considérée comme impeccable. Comme le souligne de Lubac, ceux-ci ont bien essayé de rendre leur hypothèse acceptable « en précisant que l’élévation surnaturelle ne constituait pas un ordre ‘extraordinaire’ à proprement parler, puisque, selon l’ordre commun de la Providence, toute créature spirituelle était ‘elevabilis’. Mais cette précision, qui semblait distinguer le cas du surnaturel de celui du miracle, était toute verbale. Dès avant eux, la majorité des thomistes, infidèles sur ce point encore à l’ancienne école, ne reconnaissait plus dans la nature à l’égard du surnaturel qu’une simple ‘puissance obédientielle’ » (DE LUBAC, H., Surnaturel, p. 317). 276 De Lubac renvoie, entre autres, aux textes suivants de Cajétan, tirés du commentaire de la Ia, q. 12, a. 1 et de la IIa IIae, q. 3, a. 8 : « Et propterea desiderium visionis divinae, etsi non sit naturale intellectui creato absolute, est tamen naturale ei supposita revelatione talium effectuum » ; « […] creatura rationalis potest dupliciter considerari : uno modo absolute, alio modo ut ordinata est ad felicitatem » ; « Auctor tractat de homine ut theologus, cuius, ut in II Contra Gent., cap. IV, dicitur, est considerare craturas non secundum proprias naturas, sed ut ad Deum sunt relatae » (Cfr DE LUBAC, H., Surnaturel, p. 105, 131). Concernant Javelle : « Ipsa natura intellectualis alio modo a theologo : nam 274 275

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Cajétan, la nature ne pouvait donc être incitée à s’élever à la vision divine que de manière historique, au moyen de la révélation positive et de la connaissance d’effets surnaturels. Si le désir de vision divine ne naît pas naturellement de soi, écrit Cajétan – instaurant là, en quelque sorte implicitement selon de Lubac, et comme par hypothèse, un ordre de considération purement naturel –, ce désir est pourtant naturale homini ordinato a divina Providentia in illam patriam, sous la modalité d’un désir naturel, « induit en nous », de rechercher les premières causes de ce dont nous prenons connaissance277. Cajétan définissait ainsi, en quelque sorte négativement, l’existence d’un ordre appartenant de soi à la nature seule, et semblait distinguer, au moins théoriquement, un double ordre de considération possible : l’un déterminé par la révélation divine historique, et l’autre, hypothétique, pour lequel aurait pu n’advenir aucune révélation. Ce dernier, livré aux seules lois de la nature, aurait pu n’être ordonné qu’aux fins convenant aux perfections limitées de sa propre condition. Si Cajétan ne formule pas explicitement la thèse de la nature pure, ou d’un état hypothétique de l’humanité régi par ses seules forces naturelles, sa doctrine d’une « nature historique » allait en ouvrir la voie, à tel point que Suarez lui en attribue la paternité de la manière la plus explicite : « Cajetan et moderniores theologi tertium considerarunt statum, quem pure naturalium appellarunt […] »278. De Lubac, comme il le rappelait lui-même, ne faisait que répéter le constat émis plus de deux siècles plus tôt par Macedo, un jésuite qui endossa l’habit des franciscains par amour pour le scotisme et qui montra comment Cajétan, « par son invention de la nature ‘historique’, par sa théorie de la puissance obédientielle et sa négation de tout appétit naturel de voir Dieu, est l’auteur responsable, avec ses deux acolytes Koellin et Javelle, de toute la théologie dualiste qui a suivi »279. Cajétan, dans son commentaire de la première partie de la Somme de théologie, q. 113, soutient il est vrai que la puissance de l’âme à la grâce a philosopho consideratur ut est talis naturae, habet tales proprietates consequentes naturam, ut potest operari, et tantum operari ex principiis activis suis intrinsecis ; a theologo consideratur ut creata est a Deo ad ipsum Deum, ut objectum beatificum » (JAVELLE, In primum tractatum Primae Partis, cité in DE LUBAC, H., Surnaturel, p. 131). 277 Cfr CAJÉTAN, Th. De Vio, In Iam IIae, q. 3, a. 8. 278 SUAREZ, De gratia, prolegomenum 4, c. 1, n. 2, p. 179b. Et de Lubac d’étayer les propos de Suarez en montrant que l’on trouvait les traces d’une telle doctrine chez la plupart des grands scolastiques : Sylvestre de Ferrare, Barthélémy de Médina, Banez, mais aussi chez les jésuites Suarez, Vasquez ou Molina (Cfr à ce sujet DE LUBAC, H., Surnaturel, pp. 115-117). 279 DE LUBAC, H., Surnaturel, p. 312.

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« non est naturalis, sed obedientialis »280. De Lubac voudra lui opposer qu’il est impensable de tenir une transformation historique de la destination de l’univers sans admettre par là quelque modification au sein de la structure ontologique même de ce dernier et de l’essence des êtres qui le composent281. Si l’homme reçut une grâce en sa première institution, qu’il perdit avec la chute, il doit encore, selon de Lubac, infailliblement rester dans notre état présent un « sel » de cet état originaire, qui « provoque la soif » et attire tout notre être, véritablement transformé par ce lien historiquement rompu. Le jésuite est certes prêt à admettre qu’une étude de la nature en son ordre propre – mais quel est-il dès lors qu’il est intégralement pénétré de surnaturel ? –, demeure nécessaire. L’Aquinate lui-même écrivait : « Creaturarum consideratio pertinet ad theologos, et ad philosophos ; sed diversimode. Philosophi enim creaturas considerant, secundum quod in propria natura consistunt ; unde proprias causas et passiones rerum inquirunt : sed theologus considerat creaturas, secundum quod a primo principio exierunt, et in finem ultimum ordinantur qui Deus est […] »282.

Selon de Lubac, laisser la philosophie œuvrer en son ordre strict constitue d’ailleurs le meilleur moyen de préserver l’originalité irréductible du surnaturel, non cependant dans la mesure où l’étude de la nature permettrait de s’abstraire de ce dernier, mais parce qu’au contraire, elle manifeste partout en elle son incomplétude et les traces mystérieuses de ce qui la dépasse. C’est ainsi, rappelle de Lubac, que pour saint Thomas, « detrahere perfectioni creaturarum est detrahere perfectioni divinae virtutis »283. La nature est empreinte des vertus divines. Ce qui se traduit encore par l’insatisfaction perpétuelle devant laquelle nous laissent les perfectionnements mêmes des savoirs. La quête d’un absolu, l’idée même d’un dieu et la souffrance engendrée par notre incapacité congénitale à en éprouver quelque expérience sensible, définissent bien le drame de l’existence humaine. Signalons que c’était là, pour de Lubac, connoter moralement notre savoir naturel, c’est-à-dire lui faire prendre conscience de son élan surnaturel congénital et l’extraire ainsi d’un carcan purement rationaliste ou technique. Nous y reviendrons. Le théologien affirmera que ce désir de voir Dieu n’est pas en nous comme un accident quelconque, il l’est plutôt 280 CAJÉTAN, Th. De Vio, In Iam IIae, q. 113, a. 10. Cfr DE LUBAC, H., Surnaturel, p. 137. 281 DE LUBAC, H., Le mystère du surnaturel, p. 100. 282 THOMAS D’AQUIN, In II Sent., Prooemium. 283 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 69.

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« du fait de mon appartenance à l’humanité actuelle, à cette humanité qui est, comme on dit, ‘appelée’. Car l’appel de Dieu est constitutif. Ma finalité, dont ce désir est l’expression, est inscrite en mon être même, tel qu’il est posé par Dieu dans cet univers. Et, de par la volonté de Dieu, je n’ai pas aujourd’hui d’autre fin réelle, c’est-à-dire réellement assignée à ma nature et offerte sous quelques espèces que ce soit, à mon adhésion libre, que de ‘voir Dieu’ »284.

Aussi, sauvegarder la gratuité du don de grâce tout en esquivant quelque recours à la notion de natura pura demandait, outre la thèse du caractère inconscient de notre désir de Dieu, une insistance particulière sur la liberté divine, tant dans le processus de création, c’est-à-dire du don de la nature elle-même, que dans le don de grâce, qui appelle l’homme à la vue surnaturelle. « Si Dieu l’avait voulu, il aurait pu ne pas nous donner l’être, et cet être qu’il nous a donné, il aurait pu ne point l’appeler à Le voir » ; Dieu « ne peut davantage être contraint par rien d’imprimer à mon être une finalité surnaturelle. Et s’il est vrai qu’en Dieu tout s’identifie dans une simplicité parfaite, je dois distinguer soigneusement et maintenir toujours une double gratuité, un double don divin, donc, s’il est permis de parler de la sorte, une double liberté divine. Il y a là comme deux plans étagés, comme deux paliers sans communication de bas en haut. Double passage ontologique, doublement infranchissable à la créature sans la double initiative qui la suscite et qui l’appelle »285. 284 DE LUBAC, H., Le mystère du surnaturel, p. 81. Quant à savoir si l’homme fut créé en état de grâce, on peut nettement distinguer deux opinions : soit l’homme n’a possédé en son premier état que ses seules forces naturelles, pour n’obtenir la grâce qu’ensuite, soit l’homme a été créé dès l’origine dans la grâce, opinion nous dit Thomas, qui semble s’accorder avec la pensée d’Augustin, puisque ce dernier « assure que toutes choses ont été créées parfaites et simultanément dans leur matière et leur forme » (THOMAS D’AQUIN, In II Sent., d. 29, q. 1, a. 2, c.). La première opinion, précise Thomas, possède à l’inverse plus d’affinités avec l’enseignement d’autres saints, alléguant que les choses ont été créées d’abord, pour n’être conduites à leur accomplissement qu’ensuite, au cours du temps. Laquelle de ces deux opinions est la plus vraie, voilà ce qu’il ne paraît guère possible de prouver par la raison : « Quae tamen harum opinionum verior sit, multum efficaci ratione probari non potest, sicut nec aliquid eorum quae ex voluntate Dei sola dependent. Hoc tamen probabilius est, ut cum homo creatus fuerit in naturalibus integris, quae otiosa esse non poterant, quod in primo instanti creationis ad Deum conversus, gratiam consecutus sit ; et ideo hanc opinionem sustinendo dicendum est » (Idem ; Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 95, a. 1, c.). Comme l’a bien noté Torrell, la position de Thomas, encore hésitante dans son commentaire des sentences, ne cessera de s’affermir (Cfr TORRELL, J.-P., « Nature et grâce chez Thomas d’Aquin », pp. 178-179). Dans le De malo, on peut lire ces lignes : « […] originalis iustitia includit gratiam gratum facientem, nec credo verum esse quod homo sit creatus in naturalibus puris » (THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de malo, q. 4, a. 2, ad 3.1). Et encore : « […] cum originalis iustitia primordialiter consisteret in subiectione humane mentis ad Deum, que firma esse non potest nisi per gratiam, iustitia originalis sine gratia esse non potuit […] » (Ibidem, q. 5, a. 1, ad 13). 285 DE LUBAC, H., « Le mystère du surnaturel », p. 104. G. Cottier écrivait cependant à ce sujet : « C’est une méprise ruineuse que d’absorber la gratuité propre à la grâce et

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Il ne suffit point, pour comprendre la nature humaine, de la considérer comme le suppôt de la grâce. En tant même que créée, il faut également y voir l’image de Dieu, et y reconnaître ainsi une orientation naturelle ou ontologique, dès son origine, vers sa fin surnaturelle. Nous avons pourtant vu également que la matière n’est point chez Thomas inchoatio formae. Pour le dire avec le P. de Lubac : « le fait que la nature de l’être spirituel, telle qu’elle existe, ne soit pas conçue comme un ordre appelé à se clore définitivement sur lui-même, mais comme ouverte à une finalité inéluctablement surnaturelle, ce fait n’entraîne pas qu’elle ait déjà en elle-même et comme de son propre fonds le moindre élément positivement surnaturel. Il n’entraîne pas que cette nature, ‘comme nature et par nature, soit élevée’. ‘Sans la présence d’un certain sel dans la bouche, personne n’aurait envie de boire’ : il est bien clair cependant que le sel qui donne soif n’est pas l’eau qui désaltère […] le même fait n’entraîne pas que Dieu soit par là lié le moins du monde. Il n’entraîne pas non plus que cette nature soit sans consistance propre ou sans structure définie »286.

L’ordre naturel jouera le rôle de substrat du surnaturel et de la grâce. C’est ce sur quoi insiste d’ailleurs Thomas, dans son étude du rôle accordé aux vertus notamment287. Et plus généralement, la nature, de manière analogue à la matière vis-à-vis de la forme, ou aux puissances végétatives et sensitives par rapport à l’intellect, peut bien être considérée assumer au surnaturel dans la gratuité radicale de la création. […] Les dons impartis par le Bien infini ne sont pas tous équivalents : les biens naturels, y compris ceux des natures intellectuelles, n’impliquent nullement par eux-mêmes l’exigence du don de la filiation divine » (COTTIER, G., « Le désir naturel de voir Dieu », p. 41). 286 DE LUBAC, H., Le mystère du surnaturel, p. 55. 287 « Si Dieu faisait faire à l’homme des actes divins sans avoir d’abord divinisé son être, il n’y aurait pas harmonie et continuité entre l’être et l’opération. La grâce, avant d’être une motion divine, est donc une qualité permanente qui transforme le principe même de l’action humaine. Mais cette qualité disposant à l’acte est-elle autre chose que la vertu et, dans ce cas, la grâce est-elle autre chose que la charité qu’on appelle grâce pour exprimer son origine divine et gratuite, et ‘vertu’ pour exprimer qu’elle est le principe du bien agir ? C’était la pensée de saint Bonaventure. Ce sera celle de Scot. Mais la notion même de vertu amène à creuser les choses plus profondément. La vertu est ce qui dispose un être à agir conformément à sa nature et de manière à l’accomplir, à lui faire atteindre harmonieusement et heureusement sa fin. La vertu d’un être présuppose donc sa nature et ne peut s’appeler vertu que par rapport à cette nature. C’est ainsi que les vertus humaines, acquises par nos actes, sont appelées vertus parce que comportements parfaits de la nature selon laquelle nous sommes des hommes. Est vertu ce qui nous fait agir en hommes. La nature que supposent les vertus infuses, données par Dieu en vue des actes déiformes qui unissent à lui, est la nature divine elle-même, mais participée, qu’on appelle la grâce. C’est de cela que parle saint Pierre quand il dit : Dieu nous a fait des promesses suprêmes et précieuses au point que par elles nous sommes participants de la divine nature (II Pet. I, 4). Et c’est en recevant en nous une ‘nature’ de telle sorte que nous sommes dits régénérés en fils de Dieu » (NICOLAS, M.-J., « L’idée de nature dans la pensée de saint Thomas d’Aquin », p. 575).

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vis-à-vis de la grâce la fonction de « principe » entendu comme un principe passif ou comme le premier terme en vertu duquel une chose est mue par un agent extérieur, « tout comme la couleur est le principe de la vision ». La grâce, affirme Thomas, « parfait la nature »288. Elle suppose à cet égard le développement de son substrat, jusqu’à ce que ce dernier soit apte à la recevoir. La problématique des rapports entre nature et surnature ne se comprend pas sans référence à la doctrine de la causalité, et plus particulièrement, aux rapports entretenus entre cause première et causes secondes. Dieu, commentait M.-J. Nicolas, ne meut les êtres que selon la forme ou la nature qu’il leur a donnée289. Agere sequitur esse, répète inlassablement Thomas. Et non seulement Dieu meut les êtres selon leurs actes naturels, mais il leur donne en outre les principes mêmes de leurs actes, de sorte qu’ils y soient inclinés selon eux-mêmes290. Ainsi l’homme n’atteint-il Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 62, a. 7, ad 1. NICOLAS, M.-J., « L’idée de nature dans la pensée de saint Thomas d’Aquin », p. 575. On retrouve cette idée chez Denys, que la providence conserve l’intégrité des natures (Cfr DENYS L’ARÉOPAGITE, de divinis nominibus, cap. IV, § 33, col. 733). 290 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 110, a. 2, c. : « Creaturis autem naturalibus sic [Deus] providet ut non solum moveat eas ad actus naturales, sed etiam largiatur eis formas et virtutes quasdam, quae sunt principia actuum, ut secundum seipsas inclinentur ad huiusmodi motus ». J. Schmutz interprétait cette doctrine à partir de Ia, q. 19, a. 8 et écrivait : « Thomas d’Aquin interprétait ainsi la notion de concours divin, de manière à ce que Dieu ne fournisse et ne conserve pas seulement le pouvoir d’agir dans toute cause seconde, mais qu’il agisse également sur la cause seconde pour produire ses opérations actuelles selon un mode qui est propre à cette dernière. A l’égard de la volonté et du libre arbitre de la cause seconde, cette doctrine entend signifier que les décisions libres de la créature sont produites par le fait que Dieu oriente la volonté vers tel ou tel côté librement, et qu’à l’égard des causes naturelles, il le fait de manière naturelle » (SCHMUTZ, J., « La doctrine médiévale des causes et la théologie de la nature pure (XIIIe – XIVe siècles) », p. 223). Schmutz continue très justement en soulignant que l’Aquinate pouvait tenir à la fois la dépendance et l’autonomie de la créature par rapport au Créateur « en les distinguant, d’une part, par le biais d’une doctrine de l’analogie et, d’autre part, en marquant la dépendance à travers la doctrine de la participation essentielle de la cause seconde par rapport à la cause première. Les créatures peuvent provoquer du mouvement ou du changement, mais elles ne sont pas leur cause adéquate, dans la mesure où Dieu est l’agent actif, immédiat et donateur d’être. Thomas d’Aquin, au même titre qu’Albert le Grand, utilise ici volontiers les termes d’influxus ou d’influentia pour désigner cette action de la cause première dans la cause seconde, ce qui permet dès lors d’inscrire une dimension ontologique dans la théorie de la causalité. La cause première donne l’être, les causes secondes ne font que le déterminer: c’est ce qu’affirme Thomas qui dévoile l’origine néoplatonicienne de cette conception en citant régulièrement l’autorité du Liber De causis ainsi que l’autorité d’Avicenne selon laquelle la cause doit être vue par le théologien non comme un principe de mouvement mais bien comme un principe donateur d’être. [...] L’être se communique per influentiam à partir de la cause première, qui donne la forme et l’être, selon l’axiome affirmant que esse est intimius quam ea, quae ipsum determinant » (Ibidem, pp. 224-225). 288

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pas sa perfection ultime immédiatement, comme en un seul coup, ce qui advient à l’ange, mais au cours de son histoire et comme en un mouvement allant de la puissance à l’acte291. La grâce n’agira pas en l’homme de manière différente. Elle « parfait la nature selon le mode de la nature, comme toute perfection est reçue dans ce qu’elle parfait selon le mode de celui-ci »292. Or la nature humaine est faite d’une âme et d’un corps293. Et plus fondamentalement, elle est composée d’une matière et d’une forme. Le perfectionnement de la nature par la grâce, s’il doit se réaliser selon le mode de cette composition, se fera donc selon le mode de l’acte et de la puissance, et en vertu du dynamisme propre au perfectionnement ontologique de la nature humaine. La perfection de la nature consiste à vrai dire en ceci que Dieu institue les choses en leur condition première selon tout ce qui est dû à leur nature. « […] Set supra debitum nature adduntur postmodum humano generi alique perfectiones ex sola diuina gratia, inter quas est fides, que est Dei donum, ut patet Eph. II.»294. Ce sont là des principes auxquels, pensons-nous, ne s’oppose jamais de Lubac, tant que l’on se garde bien entendu de comprendre le perfectionnement surnaturel de la nature exclusivement à partir de son sujet, c’està-dire à la manière d’une « ‘surnature’ qui reproduit, à un degré déclaré ‘supérieur’, tous les traits qui caractérisaient déjà la nature »295, ce qui Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 62, a. 5. Ibidem, Ia, q. 62, a. 5, c. 293 « Or la nature humaine n’est pas qu’esprit. On ne pourrait pas dire qu’elle est transformée en tant que nature si elle ne l’était qu’en tant qu’esprit, et rien de ‘spirituel’ ne peut se produire en elle qui n’ait son retentissement et son expression dans la chair, elle-même toute enracinée dans l’univers. L’âme, ‘divinisée’ par la grâce, demeure partout elle-même ‘forme’ d’un corps qui devient son instrument sur la terre pour ‘les œuvres de justice’ en attendant de recevoir d’elle un rejaillissement de sa gloire. Toute la théologie de la résurrection est fondée là-dessus. C’est ce qui fait le mieux comprendre la liaison que mettaient les Pères grecs entre ‘divinisation’ et immortalité. L’immortalité à laquelle ils pensaient était participation à l’incorruptible et éternelle vie divine par l’être humain intégral. Et le mystère de la ‘transfiguration’ du Christ leur paraissait exprimer dès cette terre ce destin de l’homme commencé en Jésus-Christ, cette manifestation corporelle de la grâce parvenue à son comble dans l’âme. Mais c’est déjà dans la condition charnelle corruptible que toutes les valeurs humaines (dont ce qui est corporel est inséparable) sont sauvées et assumées par la grâce, et cela déjà sous leur forme terrestre par laquelle passe nécessairement le devenir humain, le ‘long chemin’ vers l’ultime accomplissement. Cela se traduit par le fait que tout ce qui, de quelque manière, est selon la nature humaine demeure un vrai ‘bien humain’ dont il est en soi ‘vertueux’ de poursuivre l’accomplissement. Et ce bien humain garde valeur de fin quoique non dernière : non dernière parce qu’ordonnée à ce qui est devenu la fin immédiatement voulue d’une nature en état de grâce, mais nullement détruite par cette ordination, et même pas réduite à l’état de pur moyen parce qu’ayant valeur en soi » (NICOLAS, M.-J., « L’idée de nature dans la pensée de saint Thomas d’Aquin », p. 580). 294 THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 3, a. 1, ad 2. 295 DE LUBAC, H., Le mystère du surnaturel, p. 61. 291 292

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aurait pour effet d’introduire la grâce dans le champ d’investigation de la philosophie, c’est-à-dire de la raison « naturelle ». Le pas serait dès lors vite franchi vers une assimilation pure et simple des dons surnaturels aux exigences de la nature seule, et la relation entretenue entre l’homme et Dieu, loin d’être gouvernée par l’amour, serait celle de la revendication des hommes et du devoir enjoignant Dieu à leur conférer ce qui « reviendrait » à leur nature. On verrait ainsi toute révélation réduite aux exigences de la raison humaine ; la liberté divine ne pourrait trouver en ce cadre aucune expression adéquate. C’est en quelque sorte le destin de la métaphysique occidentale tel que nous l’a décrit Heidegger où ni l’être, ni Dieu n’ont plus été laissés à l’initiative de leur dévoilement. Il faut donc affirmer plutôt, si l’on se refuse encore à faire de la surnature une réalité purement extrinsèque, que la nature de l’homme elle-même serait d’emblée différente en l’absence de destinée surnaturelle – on ne peut dire en effet, comme le tenta Nicolas, d’une part que la surnature est ajoutée en quelque sorte extrinsèquement et comme un accident à un ordre naturel qui, sans elle, serait resté identique à lui-même, et d’autre part que le don de la grâce ne donne point simplement plus d’être au suppôt qui le reçoit, mais transforme radicalement son mode d’être296. Il faut rappeler en outre que si la grâce consent à épouser l’ordre de la nature humaine, c’est que Dieu est à l’origine même de ce dernier, et qu’il possède en dépit de celui-ci, la pleine liberté de le suivre ou non, comme en témoignent les 296 La grâce, disait M.-J. Nicolas, n’est pas une seconde nature, ou une sur-nature, greffée à la première, mais appartient plutôt à l’ordre de l’« accidentel », en ce sens qu’elle advient à une nature constituée et n’a pas d’autre réalité ontologique que de faire exister selon un être différent, la substance qu’elle affecte. La grâce n’est pas une seconde nature, mais plutôt une qualification nouvelle, une transformation de la nature qui la supporte (Cfr NICOLAS, M.-J., « L’idée de nature dans la pensée de saint Thomas d’Aquin », pp. 576577). Thomas, disait de Lubac, comprend la grâce ajoutée à la nature à la manière d’une forme ou d’un habitus. La grâce n’apparaît point comme un surnaturel, surajouté de l’extérieur. Ce qui est surajouté, c’est tout au plus « l’ensemble des moyens destinés à procurer cette fin », c’est la gloire ou la grâce, mais considérées sous le point de vue de leur réalité particulière, en tant que distinctes de la fin de la nature spirituelle et comme des moyens ou des dispositions aptes à procurer celle-ci (Cfr DE LUBAC, H., Surnaturel, p. 393). Il s’agit pour de Lubac de distinguer le lumen gloriae de la beatitudo elle-même, ou de la visio Dei. « Peu à peu cependant, par suite de l’analogie de structure entre les deux mots, par suite aussi de leur emploi conjugué pour désigner les mêmes réalités, les deux adjectifs superadditum et supernaturale tendaient à devenir interchangeables. Le moyen, étant en lui-même homogène à la fin, était surnaturel aussi bien que surajouté : la fin risquait donc d’apparaître surajoutée aussi bien que surnaturelle. Un jour devait même venir où le premier de ces deux mots serait donné comme la définition du second. Ce jour-là, pour toute une école – et presque pour toute l’Ecole – supernaturale sera superadditum naturae, non pas seulement au sens de ‘bien surajouté au bien naturel’, mais au sens de ‘finalité surajoutée à la finalité naturelle’ » (DE LUBAC, H., Surnaturel, pp. 393-394).

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miracles. Il est évident à cet égard que l’on ne pourrait considérer la nature humaine à la manière d’un cadre transcendantal, au sein duquel seul une grâce pourrait se manifester. Mais précisément, ne doit-on pas dès lors rester plus fidèle à Cajétan et n’inscrire, au sein de la nature même, qu’une puissance obédientielle à la révélation divine ? VI.2.5.2. Cajétan De Lubac interprétait Cajétan de manière unilatérale, comme si ce dernier avait posé la puissance humaine ordonnée à la vision de Dieu hors ou contre la nature. Aussi le jésuite entendait-il opposer au cardinal italien que Thomas « n’entend pas du tout signifier que la nature humaine doive être conçue d’abord comme douée normalement d’une finalité ‘purement naturelle’ et qu’elle soit seulement apte à recevoir une finalité surnaturelle ‘praeter naturam’ ou ‘contra naturam’, par une intervention proprement miraculeuse. Pour lui, tout au contraire, comme aussi bien pour son émule saint Bonaventure, c’est précisément parce que la finalité dernière de cette nature humaine est surnaturelle, qu’elle peut recevoir en elle la grâce sanctifiante. Il y a en elle, non pas seulement une ‘potentia obedientiae’, mais un certain ‘ordo naturalis’ à la réception de cette grâce, tandis que dans le cas du miracle cet ‘ordo naturalis’ n’existe pas »297.

Selon Cajétan, affirmait de Lubac, seule la puissance obédientielle définit les rapports de la nature à la grâce, qu’il réduit à un cas particulier du miracle298. Cajétan récuserait ainsi le principe énoncé par Thomas : « naturaliter anima est gratiae capax »299. Le fondement de cette erreur, de Lubac le trouve en ceci que Cajétan « a commencé par réduire le cas de la nature humaine à un simple cas d’espèce dans sa considération des êtres naturels »300. L’interprétation que donnait de Lubac de la doctrine de Cajétan est injuste à maints égards, comme l’était également celle de Gilson301. L. Feingold DE LUBAC, H., Le mystère du surnaturel, pp. 180-181. Cfr Ibidem, p. 182. 299 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 113, a. 10, c. 300 DE LUBAC, H., Le mystère du surnaturel, p. 183. 301 Gilson voyait essentiellement dans la pensée de Cajétan une corruption aristotélicienne de l’oeuvre de Thomas d’Aquin. Cfr GILSON, E., « Cajetan et l’existence » ; « Cajetan et l’humanisme théologique ». Cajétan ne jouit pas vraiment depuis le XXe siècle de ce que l’on pourrait appeler une « bonne réputation ». Aristotélicien formaliste pour les philosophes, il est le représentant d’une scolastique périmée et figée dans son opposition au protestantisme pour les théologiens. Les épigones ont beaucoup contribué à forger cette image, qui tend à négliger l’inscription du penseur en son contexte et à masquer ce que pouvait avoir souvent de flamboyant, un écrivain inscrit au cœur des bouleversements de 297 298

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par exemple, a effectué récemment une mise au point nécessaire, soulignant la fidélité du cardinal de Vio au langage du docteur angélique. Feingold se réfère notamment au texte de la Ia IIae, q. 5, a. 5, ad 2 ; texte fondamental s’il en fût, puisqu’il fait intervenir une référence à l’argumentation du de caelo lui-même, ouvrage dont les commentaires ont façonné toute la question qui nous occupe en posant la capacité pour des corps naturels de posséder un acte parfaitement proportionné à leur puissance naturelle. Or ici, Thomas souligne que toute nature capable d’atteindre un bien plus parfait avec un auxiliaire extérieur, est plus noble que celle qui ne peut se contenter que du bien imparfait qu’elle atteint par sa nature seule. L’Aquinate marque en outre de cette manière la différence entre les créatures rationnelles et irrationnelles, semblant lier cette capacité de recevoir ou non un bien plus grand à leur nature spécifique : « Ad secundum dicendum quod nobilioris conditionis est natura quae potest consequi perfectum bonum, licet indigeat exteriori auxilio ad hoc consequendum, quam natura quae non potest consequi perfectum bonum, sed consequitur quoddam bonum imperfectum, licet ad consecutionem eius non indigeat exteriori auxilio, ut philosophus dicit in II de caelo. Sicut melius est dispositus ad sanitatem qui potest consequi perfectam sanitatem, licet hoc sit per auxilium medicinae ; quam qui solum potest consequi quandam imperfectam sanitatem, sine medicinae auxilio. Et ideo creatura rationalis, quae potest consequi perfectum beatitudinis bonum, indigens ad hoc divino auxilio, est perfectior quam creatura irrationalis, quae huiusmodi boni non est capax, sed quoddam imperfectum bonum consequitur virtute suae naturae »302. la Renaissance. Il est vrai que derrière les structures rigides de la forme souvent scolastique qu’il donne à sa pensée, c’est d’une véritable « distillation » qu’il faut user pour redécouvir la matière spirituelle. Il faut rendre justice à B. Pinchard avant tout pour avoir réussi le premier à en donner la teneur métaphysique authentique. On ne peut encore parler à proprement parler d’un retour en grâce du cardinal italien, mais plusieurs études ont récemment fleuri, se réclamant du grand thomiste renaissant. Déjà un peu ancienne, il faut mentionner, dans le domaine de la théologie, la très belle étude de B. Hallensleben (HALLENSLEBEN, B., Anthropologie und Gnadenlehre bei Thomas de Vio Cajetan). Récemment, l’étude de Feingold, dont nous allons discuter, se base sur Cajétan, mais il est à craindre que son opposition un peu rigide à la thèse de de Lubac ne résulte au final qu’en une controverse figée avec la Radical orthodoxy, et par un repli de chaque tendance sur ses positions. On mentionnera pour être complet la thèse de G. de Tanoüarn qui, de manière prometteuse, soutient la thèse du « personnalisme intégral » (DE TANOÜARN, G., Cajétan. Le personnalisme intégral). Signalons encore que R. McInerny n’a jamais renié l’héritage de l’analogie selon Cajétan. Il vient de publier un nouvel ouvrage où il réaffirme sa position contre les voies trop unilatéralement centrées sur l’esse (Cfr MCINERNY, R., Praeambula fidei). Mais son thomisme aristotélicien n’atteint pas selon nous la profondeur des suggestions métaphysiques d’un Pinchard ou d’un B. Braun (BRAUN, B., Ontische Metaphysik). 302 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 5, a. 5, ad 2.

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La possibilité de recevoir un effet surnaturel apparaissait bien ici intrinsèque à la nature même de la chose. Comme l’écrivait Cajétan lui-même : « Potentia siquidem obedientialis ad fidem et caritatem, est in natura hominum, quia intellectiva est : non autem in natura leonina, quoniam sibi repugnat »303.

La puissance obédientielle n’est donc pas séparée de la nature de l’homme qui, par elle, possède une capacité, spécifique à sa nature spirituelle, d’atteindre un bien disproportionné304. Le fait qu’une telle puissance obédientielle, sans aucun doute promue par Thomas, soit en outre naturelle, est ce que semblait nier de Lubac. Et à certains égards, il avait raison, tant elle devait être distinguée de la simple potentialité qui concerne la substance en ses rapports avec les autres êtres naturels305. Il demeure que Thomas la place in humana natura306, et qu’elle ne se distingue de la nature que comme un ordre de causalité première par rapport à un ordre de causalité seconde en quelque sorte. Si elle ne participe pas d’abord aux relations entretenues entre les substances naturelles, c’est surtout parce que, comparable à l’ordre transcendantal, elle a trait à l’action de Dieu jusqu’à l’être même de la chose. La puissance obédientielle est offerte à l’action immédiate de Dieu dans les choses, sans qu’il passe par l’intermédiaire de l’ordre de causalité dessiné par leurs formes naturelles307. Elle se situe dans l’ordre de la relation de puissance à acte entretenu envers le créateur, plutôt que dans celui qui gouverne l’ordre fini des substances créées. Comme le commentait F. Pouliot, la puissance obédientielle « n’est pas autre chose que la propriété immanente à la substance de tout être, se confondant avec cette substance, et en vertu de laquelle tout être créé, par cela seul qu’il est créé, est et demeure soumis à la puissance du CAJÉTAN, Th. de Vio, In Iam, q. 1, a. 1, X. Cfr FEINGOLD, L., The natural desire to see God, p. 116 ; Voir aussi THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de malo, q. 5, a. 1 ; IDEM, Summa theologiae, Ia IIae, q. 109, a. 4, ad 2. 305 Ibidem, IIIa, q. 11, a. 1, c. : « Est autem considerandum, quod in anima humana, sicut in qualibet creatura, consideratur duplex potentia passiva, una quidem per comparationem ad agens naturale ; alia vero per comparationem ad agens primum, qui potest quamlibet creaturam reducere in actum aliquem altiorem actu, in quem reducitur per agens naturale ; et haec consuevit vocari potentia obedientiae in creatura ». 306 Ibidem, IIIa, q. 1, a. 3, ad 3 : « […] duplex capacitas attendi potest in humana natura. Una quidem secundum ordinem potentiae naturalis. Quae a Deo semper impletur, qui dat unicuique rei secundum suam capacitatem naturalem. Alia vero secundum ordinem divinae potentiae, cui omnis creatura obedit ad nutum. Et ad hoc pertinet ista capacitas [gratiae]. Non autem Deus omnem talem capacitatem naturae replet, alioquin, Deus non posset facere in creatura nisi quod facit ; quod falsum est, ut in primo habitum est ». 307 Cfr AERTSEN, J., Nature and Creature, pp. 290-291. 303

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Créateur »308. Si elle se confond avec la substance de l’être créé, c’est encore qu’elle ne lui fait pas violence en sa nature, mais s’ajoute en quelque sorte à cette dernière, compose avec elle, et va jusqu’à en constituer un fondement d’origine indépendante. Ce caractère extérieur, qui rend compte certes des miracles, veut encore montrer que la puissance obédientielle entre en composition avec une essence créée, instituée en son ordre. Aussi fait-elle partie d’un plan de salut, et ne détruit-elle pas la nature, voulue pour elle-même309. Elle s’adresse au cœur même de la substantialité, dans la mesure où celle-ci est immédiatement créée de Dieu, comme y insistait Cajétan lui-même, c’est-à-dire, pour quitter cette fois le langage du cardinal de Vio mais, selon nous, à peine son intention, à l’acte d’être de la substance, ou à ce qui précède en elle tous ses accidents catégoriels, pour la tenir en une dépendance totale de Dieu, créateur de l’être même de toute chose. Sans doute pourrait-on pousser un peu plus vers son interprétation métaphysique en soutenant qu’elle intervient au sein de l’ordre transcendantal de l’être même, à la manière dont ce dernier compose avec l’essence. Cajétan accordait, on le sait, une actualité propre à l’essence elle-même (actualis essentia), en quelque sorte indépendante de l’acte d’être ultérieurement conféré par l’esse (esse actualis existentiae)310. Le thomiste soutenait en conséquence que : « l’existence de la substance en effet est la substance, et l’existence de l’accident est l’accident, et comme il est montré plus haut, l’existence de la substance n’est pas la matière, ni la forme, ni le composé, mais l’actualité de tous ceux-ci et ainsi est réductible au genre de la substance »311. Ainsi l’être actuel de l’existence intervenait-il, pour le grand commentateur de Thomas, en tant qu’actualité ultime de l’essence, qui possédait par ailleurs une certaine actualité en tant que telle. L’existence semblait donc réduite à l’ultime actualité et perfection de l’essence. C’est là une interprétation un peu simplificatrice cependant. On peut penser en effet, comme le suggère B. Pinchard312, que selon Cajétan l’esse quo id est, c’est-à-dire l’esse transcendantal qui se détermine POULIOT, F., La doctrine du miracle chez Thomas d’Aquin, p. 62. Cfr Ibidem, pp. 62-63. 310 Cfr PROUVOST, G., Thomas d’aquin et les thomismes, p. 94. Voir aussi Ibidem, p. 95 : « L’étant complètement constitué se compose de l’essence et de l’acte d’être et la réciprocité entre ces deux principes est telle que si l’essence n’est rien sans son acte d’être, ce dernier n’est rien s’il n’est pas l’être de quelque chose : ‘Non sic proprie dicitur quod esse sit, sed quod per esse aliquid sit’ (Commentaire des noms divins, n° 751) ». 311 CAJÉTAN, Th. de Vio, In de ente et essentia, p. 159. 312 Nous nous inspirons ici librement de PINCHARD, B., Métaphysique et sémantique, p. 66. 308 309

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dans les catégories, est la plupart du temps appréhendé par Thomas à partir même de l’id quod est, en ce sens particulier où il serait avant tout considéré, non comme la source transcendante de l’être de la chose, mais comme émergeant des principes mêmes de ce qui est. Sans pouvoir être pour autant prédiqué quidditativement de la chose, il appartiendrait ainsi à la raison propre de celle-ci. Emergeant des principes intrinsèques de la chose, antérieurs à toute dénomination prédicative, l’être quo ne se réduit pas à proprement parler à l’essence de la chose et ne peut en constituer le simple prédicat, mais il appartient à ses principes fondamentaux. L’être n’est pas, dans ces conditions, purement et simplement soumis à la quiddité ou à l’essence logique de la chose ; il fait signe plutôt vers le mystère originaire de sa constitution fondamentale ou offre le fond premier, la condition unitaire originale, la constitution de sens première qui rend possible toute prédication ultérieure. Il demeure ce par quoi la chose est, et fondement de toute prédication, mais n’est pas rejeté en dehors de l’essence à la manière d’un accident qui s’y accolerait, et dont toute chose pourrait être indifféremment prédiquée. C’est le premier usage de l’être, dans sa confusion même, qui dans son unité avec quelque sujet, forme le simple id quod est, et ouvre le champ des possibilités prédicamentales, ou l’horizon de sens premier de la prédication. C’était là souligner un sens premier de constitution de la substance individuelle en son être, antérieur à toute prédication accidentelle. Il y a là l’affirmation d’un certain sens accordé prioritairement à la nature de l’étant comme tel (en tant qu’id quod est). Ainsi Cajétan nous invite-t-il à penser l’être à partir des principes constitutifs intrinsèques de ce qui est, c’est-à-dire comme partie intégrante du processus de constitution de l’ens. Contrairement à l’opinion de B. Montagnes, il nous semble que les commentaires de Cajétan sont à cet égard parmi les premiers à valoriser à sa juste mesure la notion d’essence313. Nous devons saluer à cet égard les recherches de B. Braun314. A partir notamment d’une analyse très pertinente de la matérialité de la substance composée, ce dernier souligne la place fondamentale que possède l’essence au sein de la doctrine de l’analogie de proportionnalité telle que la défendait Cajétan. Fidèle à Thomas, le cardinal originaire de Gaète insiste fortement sur l’appartenance de la matière, non seulement à l’individu, mais également à l’espèce de la chose. La matière appartient à la quiddité de la substance composée, a fortiori à 313 Cfr MONTAGNES, B., La doctrine de l’analogie de l’être d’après saint Thomas d’Aquin, p. 165. 314 Cfr BRAUN, B., Ontische Metaphysik.

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son essence même315. Une telle conception de l’essence, qui renvoie d’ellemême à son ancrage réel dans le sensible, s’éloigne nettement de tout essentialisme de type platonicien. La chose matérielle n’est plus d’emblée considérée comme une déchéance de l’idée, mais renvoie au contraire, par la médiation même de son essence complète, à l’acte de sa création. C’està-dire que la matérialité apparaît comme un élément constitutif de la substance matérielle créée en son essence même. Les essences créées sont, à partir de l’acte même de leur création, posées dans l’être en leur composition. Il s’agit bien d’un élément essentiel et constitutif, non d’une prison dans laquelle serait enfermée la forme après coup. Ainsi l’idée, ou plus précisément l’essence de la chose matérielle, possède-t-elle, et ce dans l’acte même de sa création – ce qui signifie non à la manière d’un manquement à son essence, mais bien comme un élément constitutif de celle-ci –, un aspect irréductiblement contingent316. Fidèle à Thomas, Cajétan souligne, dans son Commentaire à la Somme de théologie, la composition matérielle de l’homme originel317, immédiatement formé tel par Dieu318. L’homme est « omnium perfectionem habens per compositionem ex omnibus »319. Cajétan lie intelligemment cette thèse à la doctrine de la création et au rejet de l’émanation avicennienne ou platonicienne. Il s’oppose à la dérivation des formes matérielles à partir de formes immatérielles, ce qui introduirait quelque intermédiaire entre Dieu et les substances composées, sujets prochains de Sa création : 315 CAJÉTAN, Th. de Vio, In de ente et essentia, p. 45 : « […] essentia in substantiis compositis significat compositum ex materia et forma, […] Id quo tamquam principio completo denominante substantia composita est ens, est compositum ; sed essentia ipsius substantiae compositae est id quo tamquam principio completo denominante substantia composita est ens : ergo essentia ipsius substantiae compositae est composita ». THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 9, nn. 1467-1468 : « Et ex hoc volunt, quod nullae partes materiae ponantur in definitione indicante speciem, sed solum principa formalia speciei. Et haec opinio videtur Averrois et quorundam sequentium eum. Sed videtur esse contra intentionem Aristotelis. Dicit enim superius in sexto, quod res naturales habent in sui definitione materiam sensibile, et in hoc differunt a mathematicis. […] Unde relinquitur quod materia sensibilis sit pars essentiae substantiarum naturalium, non solum quantum ad individua, sed etiam quantum ad species ipsas. Definitiones enim non dantur de individuis, sed de speciebus ». 316 Cfr notamment BRAUN, B., Ontische Metaphysik, p. 75. 317 CAJÉTAN, Th. de Vio, In Iam, q. 91, a. 1, p. 391. 318 Ibidem, q. 91, a. 2, pp. 392-393. 319 Cfr notamment Ibidem, q. 91, a. 1, p. 391 : « Subintellecta enim illa maxima, quod quae in superiori sunt unite, ab inferioribus sparsim participantur gradatim, optime infertur quod perfectum esse secundum omnia in Deo simpliciter existens, ad intelligentias intellectualiter derivatur ; ad hominem vero, ultimam creaturarum nobilium, composite et materialiter devenit ; et consequenter homo est omnium perfectionem habens per compositionem ex omnibus ».

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« Opinio contraria est, quod quidam putaverunt hanc disiunctivam assumptam insufficientem, ac per hoc falsam, ponentes tertium agens immediatum, scilicet formas immateriales. Et hi sunt Avicenna, et Plato ante ipsum, et multi sequaces, dicentes formas materiales derivari immediate a formis sine materia ; corporalia autem agentia esse dispositiva agentia tantum. Improbatio est. Forma non fit nisi ratione compositi : ergo non fit a forma immateriali. – Antecedens supponitur ex dictis : quia esse et fieri non est nisi subsistentium. – Consequentia probatur. Compositum fit a composito : ergo non fit a forma immateriali : ergo nec forma quae solum fit ad factionem ipsius compositi. Antecedens probatur : quia factum et faciens oportet esse similia. Consequentia est per se nota ex eodem fundamento, tam prima quam secunda : quia forma immaterialis nec est similis composito, nec formae in materia. Obiectio autem exclusa est, quia si ista ratio concludit, sequitur quod nec Deus possit esse causa proxima compositi aut formae materialis »320.

Il faut dire en outre que « Deus instituit corpus humanum in optima dispositione secundum convenientiam ad animam rationalem et eius opera », c’est-à-dire prioritairement, « secundum convenientiam ad finem proprium illius effectus »321. Il reste que si l’homme est incorruptible de fait (effective) dans l’état d’innocence, il ne l’est point formaliter, précise Cajétan322. Le premier homme jouissait avant sa chute d’un don de justice originelle, par lequel il était préservé du conflit auquel se livrent ses natures rationnelle et sensible323. Sa nature intègre était donc, en vertu de l’action divine, 320

Ibidem, q. 91, a. 2, p. 392. Ibidem, q. 91, a. 3, p. 394. 322 Cfr Ibidem, q. 97, a. 1, p. 432. 323 CAJÉTAN, Th. de Vio, In Iam IIae, q. 109, a. 2, p. 292. Cajétan établit une distinction très claire entre « état de nature intègre » ou « don de justice originelle », « naturalibus » purs et simples, c’est-à-dire à l’exclusion expresse de tout don de grâce, et « état de don de grâce ». Ce que l’homme peut par don de justice originelle, il ne le peut pas par ses simples naturalia. La nature intègre peut réaliser tout bien, la nature corrompue seulement certains. Ainsi le bien est-il le propre de la nature intègre ou de ce qu’il en reste au sein d’une nature défectueuse, mais substantiellement identique (Cfr Ibidem, p. 294). Cajétan fait encore une distinction intéressante entre anima et spiritus, qui correspond à l’état d’innocence et à notre vie future : « […] differentia est inter utrumque statum, quia in statu innocentiae erat vita animalis egens alimento ; in statu futuro erit vita spiritualis non egens alimentis. Prima enim pars differentiae est conclusio responsiva quaesito affirmative. […] Anima humana est anima et spiritus. Ergo, ut anima, congruebat primo statui : ergo secundum id quod convenit omni animato : ergo secundum opera partis vegetativae, alere, augere, generare, etc. – Et rursus : ergo, ut spiritus, convenit ultimo statui : ergo secundum id quod est proprium ei : ergo secundum immortalitatem, impassibilitatem, gloriam, etc. – Igitur in primo statu erat vita animalis cum alimentis ; in ultimo, spiritualis sine eis » (CAJÉTAN, Th. de Vio, In Iam, q. 97, a. 3, p. 433). Selon de Lubac : « Contre Baius, malgré l’autorité apparemment contraire de saint Augustin et malgré les principes thomistes sur le rôle de la justice originelle, on va s’attacher à mettre l’hypothèse des pura naturalia en valeur. On professera donc que l’homme aurait fort bien pu connaître, non à titre de peine du péché, mais en raison même de sa nature, la mortalité, la concupiscence et tout le cortège des misères dont les 321

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empêchée de tomber sous l’influence exclusive de la matière324. Il faut dire que cette subordination des puissances matérielles aux rationnelles n’était pas de soi « naturelle », explique Cajétan, parce que sinon, un état naturel aurait été aboli avec le péché. Or la nature ne peut être purement et simplement abolie325. Dans son Commentaire au de ente, Cajétan distinguait deux aspects de la matérialité. Il ne tenait pas alors la matière appartenant spécifiquement à l’étant, et qui se trouve au principe de l’individuation et de la constitution de la substantialité de l’étant matériel, pour responsable de l’erreur ou de quelque défaillance en l’homme par exemple, et plus généralement, pour responsable de la corruptibilité, mais seulement la matière quantitative particulière, à l’origine des déterminations accidentelles de la substance. héritiers d’Adam portent la lourde expérience. Dans son cours de Louvain, Bellarmin y insiste et la plupart des théologiens l’imiteront. Il était de tradition de compter trois états successifs dans le déroulement de l’histoire du salut : nature intègre, nature tombée, nature réparée ; ou encore : innocence, misère, gloire. Désormais, par un mélange des points de vue concret et abstrait, on en comptera presque toujours quatre, dans une série qui dès lors ne sera plus homogène. Le premier de ces quatre états sera l’état de pure nature, état non réel comme les trois autres, non historique, mais simplement possible, ou plus exactement futurible, dont la position sera destinée à garantir le caractère gratuit des prérogatives qui ornaient au paradis l’humanité innocente » (DE LUBAC, H., Surnaturel, pp. 144-145). 324 Cfr CAJÉTAN, Th. de Vio, In Iam, q. 95, a. 1, p. 421. 325 Il écrit par exemple : « Constat enim naturalia non esse ablata per peccatum : quin ex hac ratione paulo superius probatum est quod subiectio virium inferiorum rationi non erat naturalis, quia non remansit post peccatum » (CAJÉTAN, Th. de Vio, In Iam, q. 96, a. 1, p. 427). Selon Thomas, si l’homme, certes, est immortel et impassible en cet état originel, il n’en est pas pour autant impeccable. La volonté de l’homme n’était pas encore confirmée dans le bien, et il fallait lui reconnaître une certaine ignorance, non seulement privative, mais essentiellement liée à tout intellect créé, qui ne peut appréhender toutes choses en acte (Cfr TORRELL, J.-P., « Nature et grâce chez Thomas d’Aquin », pp. 176177, note 21 ; Thomas d’Aquin, In II Sent., d. 43, q. 1, a. 6, c.). Thomas l’a souvent répété, les privilèges de la justice originelle pouvaient être perdus sans pour autant que la nature de l’homme en soit affectée en ses principes constitutifs essentiels. « La soumission du corps à l’âme et des puissances inférieures à la raison n’était pas naturelle ; autrement, elle aurait perduré après le péché » (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 95, a. 1, c.). On consultera également THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de malo, q. 4, a. 1, ad 14 : A l’objectant qui soutient que la privation de la vision béatifique n’est pas une peine résultant du péché originel puisque cette vision est inaccessible à la nature humaine en tant que telle, Thomas répond que la privation peut être envisagée ici à un double point de vue. A celui qui est grevé du péché originel ou actuel, elle est due comme un châtiment. Si l’on suppose un homme sans péché mais in solis naturalibus, cet homme ne serait passible d’aucun châtiment, et néanmoins il ne pourrait jouir de la vision de Dieu, puisqu’aucune créature ne le peut ex suis naturalibus. Dès lors, l’homme ne peut voir Dieu sans grâce (Cfr DE LUBAC, H., Surnaturel, p. 456).

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« Ad ultimam confirmationem de passionibus materiae dicitur, quod illa sequuntur materiam particulariter existentem, et non sequuntur abstractam a singularibus, quae est pars quiditatis specificae : et ideo non oportet illa inesse quiditati, nec oportet materiam removeri a quiditate propter hoc quod illorum opposita quiditati insunt »326.

La matière n’est liée à l’erreur et à la corruptibilité que dans sa dimension quantitative particulière, cause des composantes accidentelles. L’individuation elle-même pourtant, qui fait partie intégrante de la constitution de la substance, se voit dédouanée de toute responsabilité dans l’éventuelle chute de celle-ci. Dès son commentaire au De ente et essentia, Cajétan ne s’accorde en effet pas à faire de la « materia signata quantitate » le principe d’individuation, du moins dans la mesure où cette formulation est comprise comme un « aggregatum ex materia et quantitate », la matière conférant à la substance l’incommunicabilité, et la 326 CAJÉTAN, Th. de Vio, In de ente et essentia, p. 49 : « Hic respondet obiectioni destruendo majorem cum sua probatione dicens quod materia dupliciter accipitur : signata scilicet et non signata. Signata est principium individuationis, non signata ponitur pars essentiae specificae ; signata poneretur in diffinitione Socratis si diffeneretur, non signata ponitur in diffinitione universalium ; unde et patet universalia diffiniri, et tamen materiam includere, sed non signatam, quae particularitatis est principium ». « Quantitas ista, quae ad individuationem concurrit, aut est quantitas terminata aut interminata : non terminata, quia illa sequitur formam in materia et per consequens singularitatem substantiae, quia sicut substantia est causa ejus, ut est terminata, ita haec substantia est causa ejus, ut est hic terminata. Et confirmatur hoc, quia cum quantitas terminata varietur sola rarefactione, idem individuum erit multis singularitatibus idem : quod est impossibile. Si autem interminata, contra : illa manet eadem in genito et corrupto » (Ibidem, p. 57). Cfr à ce propos BRAUN, B., Ontische Metaphysik, p. 75 : « Cajétan ôte d’une manière extraordinairement subtile la responsabilité de la corruptibilité à la matière individuante, pour la mettre à la charge de la matière quantitative particulière, qui est cause de la composante accidentelle. […] La matière doit être différenciée en cette mesure. Elle ne mène pas toujours à l’erreur, mais seulement lorsqu’elle est soumise à la mesure de son caractère quantitatif. Cela correspond exactement à la distinction thomasienne entre matière terminée et interminée ». « Ad id quod additur ex Aristotele dicitur quod (VII Metaph.) non removet materiam a quidditate, sed materiam particularem et eas partes quae per accidens se habent ad speciei intellectum, ut manus et pedes, verbi gratia, ab hominis ratione, et has carnes et haec ossa. Quod autem partes diffinitionis in genere causae formalis collocentur non est contra id quod dicimus. Meminisse enim oportet quodomne superius se habet ut formale respectu inferioris ut ibidem ab Aristotele habetur. Masculus quoque et foemina etsi non differant specie in genere animalis, sicut album et nigrum, differunt tamen specie in genere sexus, cujus differentiae ad genus animalis per accidens se habent, et ex pate materiae ; et propterea in illo genere non causant diversitatem specificam. Ad ultimam confirmationem de passionibus materiae dicitur, quod illa sequuntur materiam particulariter existentem, et non sequuntur materiam abstractam a singularibus, quae est pars quidditatis specificae : et ideo non oportet illa inesse quiditati, nec oportet materiam removeri a quiditate propter hoc quod illorum opposita quiditati insunt » (CAJÉTAN, Th. de Vio, In de ente et essentia, pp. 48-49).

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quantité la distinction327. L’individuation intervient à un stade plus potentiel, antérieur à l’adjonction d’une quantité en acte. Cajétan part du principe, certes « hypothétique », d’une nature ou d’un radical naturel inaltérable en raison de l’immédiateté de sa création par Dieu, ce qu’il lie au présupposé d’une bonté intrinsèque de l’acte créateur. VI.2.5.3. Distinction et composition des ordres transcendantal et prédicamental au principe d’une solution Ce n’est pas tant dans la dépendance radicale que Cajétan, comme de Lubac, assignent aux raisons de la nature comme telle vis-à-vis de l’acte de création divine, qu’il faut donc pointer leur différence. Selon L. Feingold328, de Lubac a mélangé deux intentions théologiques radicalement incompatibles en inscrivant le désir naturel de voir Dieu scotiste – qui n’est en soi pas dépendant des divisions nature-surnature, ou du moins qui peut transcender de soi sa nature – dans les catégories de l’aristotélisme des essences repris par Thomas, et pour lesquels une essence ne peut atteindre d’elle-même que les fins qui sont proportionnées à ses facultés « naturelles ». Cajétan, au contraire, en serait resté, dans son commentaire à la Ia IIae, q. 3, a. 8, à l’authentique doctrine thomiste, qui considère qu’il n’y a de désir naturel de voir Dieu qu’élicite, éduit du désir de connaître la cause à partir de ses effets329. CAJÉTAN, Th. de Vio, In de ente et essentia, p. 53. La position incriminée est en fait celle de Soncinas, que Cajétan ne nomme pas. On consultera aussi SOLÈRE, J.-L., « Cajétan et le problème de l’individuation », pp. 96-99 ; BRAUN, B., Ontische Metaphysik, pp. 8182. 328 FEINGOLD, L., The natural desire to see God, pp. 56-57, 63. 329 Cfr Ibidem, p. 180 : « Dans le commentaire de Cajétan à ST I-II, q. 3, a. 8, […], le désir naturel de voir Dieu ne vient pas directement de l’élévation de l’homme à une destinée surnaturelle (comme pour de Lubac), ou de la possibilité d’une telle perfection (Scot), ou de la révélation d’effets surnaturels de Dieu [comme Cajétan l’avait supposé dans son commentaire de Ia, q. 12, a. 1]. Il vient simplement du fait de posséder une nature intellectuelle avec un désir naturel de connaître l’essence d’une cause, dont on a vu les effets. Cela produit un désir naturel de voir Dieu en tous ceux qui considèrent qu’il doit y avoir une cause première de tous les effets naturels. Cette perspective est la seule en accord avec les textes de saint Thomas. Scot, le premier commentaire de Cajétan et de Lubac accordent tous – contre saint Thomas – que l’existence d’un désir naturel ne peut être naturellement connue par l’homme, et qu’elle dépend directement soit du fait, soit de la possibilité que notre être soit ordonné à une fin surnaturelle. Cajétan (dans ses deux commentaires) et saint Thomas accordent – en opposition à Scot et de Lubac – que le désir dépend de la connaissance, est conscient, et qu’il ne peut être conçu comme une inclination naturelle innée, ou une puissance naturelle au sens propre ». 327

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Chez Duns Scot, le désir naturel de voir Dieu provient de l’élévation possible de l’homme au surnaturel. L’acte surnaturel n’excède pas la nature du patient, de soi ordonnée à l’étant en sa totalité. Il ne fait qu’excéder l’activité « habituelle » de la nature. En cette vie, notre intelligence a certes besoin des images sensibles et de l’activité abstractive de l’intellect agent. Mais l’intellection humaine, en soi, est identique en cette vie ou au ciel. D’une capacité intuitive, elle n’est limitée que de facto à l’activité abstractive. L’admission d’une puissance neutre de nos facultés signifie que ces dernières ne sont pas de soi inclinées à certains actes, et se comportent donc indifféremment vis-à-vis de leur acquisition, c’est-àdire encore que ces actes supérieurs, s’ils se présentent, n’exercent aucune violence sur la puissance qui les reçoit330. Là où Scot, cependant, laisse en définitive la puissance à sa neutralité et sa pure réceptivité, y compris face à l’initiative divine et les formes sous lesquelles Dieu aura choisi de se dévoiler, de Lubac aurait, en quelque sorte contre ses propres déclarations explicites et déterminé par le schéma de la puissance non-indifférente à son acte, poussé jusqu’à déduire l’existence d’un désir fondé en raison dans la structure même de la nature, et par là la réalité du surnaturel. Non que chez de Lubac, nous l’avons vu, de se ou en son concept, la nature exige son complément par le surnaturel, mais de facto et historiquement, il en serait ainsi : la nature, d’emblée comprise sous la présupposition de sa création dans la grâce, manifesterait partout les traces du surnaturel et ne pourrait se désolidariser de sa quête d’un accomplissement supérieur. C’est à peu de choses près ce à quoi Cajétan lui-même réduisit l’intention de Scot, et ce à quoi il s’opposait : « puisque la puissance réceptive de l’acte surnaturel est réceptivement capable de cet acte, elle est naturellement parachevée par lui quand elle l’a, et elle le désire naturellement quand elle ne l’a pas »331. « Nous sommes donc en puissance naturelle envers les perfections surnaturelles, et pourtant nous ne pouvons les acquérir que surnaturellement, car il faut que cette acquisition soit causée par un agent surnaturel, le Dieu empli de gloire »332. Comme l’écrit justement O. Boulnois, « Cajétan rejette la théorie de la potentia neutra parce qu’il n’y a pour lui de puissance que déterminée à un objet générique […] », or Aristote avait clairement établi qu’il n’y avait point d’unité réelle supérieure à celle des genres, aussi « […] son refus est 330 331 332

Cfr BOULNOIS, O., « Puissance neutre et puissance obédientielle », p. 57. CAJÉTAN, Th. de Vio, De potentia neutra, q. 2, n. 2. Nous soulignons. Idem.

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d’emblée le rejet de l’univocité scotiste, et par conséquent celui d’une ontologie transcendantale telle que Scot en forme le projet »333. La mesure de l’accès au surnaturel est ultimement donnée selon Cajétan par le rapport de l’acte à la puissance en soi, et non par les virtualités de l’agent : « la surnaturalité se trouve non seulement en comparant la puissance à l’agent, à cause d’une acquisition surnaturelle de l’acte ; mais aussi en comparant la puissance à l’acte en raison de la surnaturalité de l’acte en soi »334. Si toute inclination naturelle se doit de pouvoir atteindre son but, qu’il doit donc exister au sein de l’âme une puissance active correspondant à cette finalité, il faut également, remarque Cajétan, si cette puissance est véritablement inclinée par nature au surnaturel, qu’elle puisse tout aussi naturellement être satisfaite, et posséder d’une manière identique son accès à l’acte même du surnaturel, ce qui rendrait par ailleurs la révélation inutile. Selon de Lubac cependant, le cardinal de Vio raisonne ainsi sur l’âme comme il raisonne sur la matière ; il la « naturalise »335 pour mieux la distinguer du surnaturel. Le surnaturel ne peut dès lors que s’imposer de l’extérieur et comme un ordre distinct. La thèse était encore défendue par Javelli par exemple : « Naturale desiderium non se extendit ultra naturae facultatem », ou « Nihil est (homini) naturale, nisi in quod potest per mera principia activa sibi intrinseca ». Javelli écrivait en outre : « ex consequenti dicet philosophus, quod cum desiderium absolute sit possibilium, homo non desiderat scire nisi quot potest cognoscere per intellectum agentem et possibilem »336. Ainsi Boulnois : « Pour Cajétan, le naturel et le surnaturel sont séparés comme deux finalités distinctes, qui ne communiquent pas ; pour Scot, la finalité de la nature est le surnaturel, quoique celui-ci soit inaccessible par ses propres moyens »337. Or selon le Père de Lubac, qui s’inscrit là dans une longue tradition, d’ailleurs encore très vivace en Orient, l’homme possède, en tant même que spirituel, une part de divinité qui le distingue radicalement de ce que l’on appelle d’ordinaire un être naturel. Sa situation de créature rationnelle ou spirituelle le distingue radicalement des êtres qui ne seraient que « matériels » ou « corporels » et « que leur nature condamne à n’être que ce BOULNOIS, O., « Puissance neutre et puissance obédientielle », p. 56. CAJÉTAN, Th. de Vio, De potentia neutra, q. 2, n. 4. 335 DE LUBAC, H., Le mystère du surnaturel, p. 179. Cfr aussi sur ce point PINCHARD, B., « Le retour à Aristote et la question de l’infini », surtout pp. 135-137. 336 JAVELLI, In primum tractatum primae Partis Angelici Doctoris, f. 21 (cité in DE LUBAC, H., Le mystère du surnaturel, p. 176, note 3). 337 BOULNOIS, O., « Puissance neutre et puissance obédientielle », p. 63. 333 334

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qu’ils sont ». Pour de Lubac, il faut reconnaître qu’en un certain sens, « l’esprit s’oppose à ‘la nature’ »338. La perspective du père de Lubac est en outre liée à celle de Joseph Maréchal339. Ce dernier cherchait à unifier l’être sous une structure d’acte unissant le sujet connaissant à son objet, de telle manière qu’il en manifestait méthodologiquement les conditions de possibilité. Le jésuite belge établissait de la sorte une conceptualité englobante de l’être, déterminée à partir de l’activité d’une subjectivité transcendantale, et qui pouvait bien posséder un certain nombre de points communs avec l’univocité de l’ens établie par Scot au point de départ méthodologique de l’entreprise métaphysique. On pouvait se demander, cependant, s’il était judicieux de restreindre ainsi, à la manière de Maréchal, l’ordre de manifestation du transcendant au déploiement d’une subjectivité transcendantale. A la rigueur pouvait-on l’admettre formellement seulement, et sous une perspective de philosophie strictement rationnelle. Mais on ne pouvait dire que la vision de Dieu même était ainsi obtenue comme résultat d’une simple mise au jour des conditions de possibilité de l’acte de judication. Maréchal liait les sens médiévaux et modernes (post-kantiens) du terme transcendental pour élever les fondements de l’activité intellectuelle à la mise au jour de l’être supra-catégorial lui-même. Mais il menaçait ainsi de lier en quelque sorte le divin, à la manière d’un objet, aux structures de la subjectivité connaissante, et de le priver d’une liberté originaire de manifestation, c’est-à-dire qu’il risquait d’en faire un objet seulement, et non plus un acte d’être subsistant et subjectif. Selon Hans Urs von Balthasar, de Lubac ne fait en quelque sorte que transposer, et si l’on veut « dépasser » cette structure, en l’inscrivant au sein d’une compréhension historique de l’humanité340, conditionnée donc, non plus par la subjectivité Cfr DE LUBAC, H., Le mystère du surnaturel, pp. 136-140. Cfr sur la découverte de l’œuvre de Maréchal par H. de Lubac : CHANTRAINE, G., « Les cahiers de Maréchal découverts par de Lubac, Fessard, Hamel et de Montcheuil (1923-1926) ». 340 Cfr VON BALTHASAR, H. U., Karl Barth, pp. 306-307. La solution de de Lubac consistait essentiellement à distinguer deux ordres de donation divine. La création même devait être considérée comme une première donation, accompagnée d’une grâce en quelque sorte originelle vers laquelle notre nature était, de fait, orientée comme vers sa source. Mais cela ne pouvait en rien compromettre la distinction des ordres de la nature et de la grâce, pour faire de cette dernière un accomplissement nécessité, ou exigé, par le déploiement de la nature pour et par elle-même. L’incarnation du fils de Dieu doit être considérée comme une œuvre supérieure qui, historiquement située, lave le péché qui a corrompu le monde afin de pouvoir l’élever à nouveau. Seule cette seconde donation divine et la conversion en la personne du Christ constituent la grâce « définitive » en quelque sorte. Le centre de la solution proposée par de Lubac réside alors dans la mise en évidence de la pure historicité 338 339

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transcendantale, mais par le contexte instauré par les faits de la création et de l’incarnation. Certes, de Lubac proposait de réduire ce désir de nature à quelque chose qui n’ait rien d’actif : « […] la ‘capacité’ naturelle à laquelle correspond le ‘désir’ naturel n’est […] point une ‘faculté’ ; elle n’est qu’une ‘aptitudo passiva’, et si l’être qui désire voir Dieu est bien en effet ‘capax illius beatae cognitionis’, il ne s’ensuit pas que sa nature soit par elle-même ‘efficax ad videndum Deum’. Le désir lui-même n’est point un ‘appétit parfait’. Il ne constitue pas encore la moindre ‘ordination’ positive au surnaturel. C’est encore la grâce sanctifiante, avec son cortège de vertus théologales, qui doit ‘ordonner’ le sujet à sa fin dernière […] »341.

Ce désir n’est ni une activité, ni une inclination suffisante, ni proportionné, ni une possession inchoative342. Qu’est-il donc ? Une privation, un manque, une pure passivité ? Il faut bien reconnaître qu’à vouloir en rendre compte à partir d’une perspective issue de la seule nature, on sera en porte à faux. S’il s’agit de quelque privation ou manque naturel, c’est qu’il doit être supporté par un substrat matériel, lui-même naturel. Mais il semble en outre qu’il ne puisse être envisagé comme tel manque inscrit au fond de la nature que du point de vue de son créateur, non de sa créature, manifestement inconnue à elle-même en sa propre profondeur ontologique. Aussi ce désir naturel n’apparaît-il qu’à s’élever d’emblée au point de vue descendant de la grâce, avec tous les risques que cela peut comporter, en ce compris l’arbitraire. Ce n’est donc pas, comme l’écrit de Lubac lui-même : « le surnaturel qui s’expliquerait par la nature, au moins comme postulé par elle : c’est au contraire la nature qui s’explique, aux yeux de la foi, par de l’événement de donation, au sein de la création de la nature d’une part comme moment originaire, et dans l’incarnation de Dieu dans la personne effective du Christ d’autre part comme don de salut. « Toute la pensée de de Lubac, écrivait Balthasar, part, plus radicalement encore que Maréchal, du présupposé d’un renversement de perspective : il ne pense pas seulement comme Maréchal, à partir de l’acte accompli, vers la puissance comme condition de sa possibilité, il pense à partir du factuel historique [de la fin surnaturelle comme pure grâce] vers le naturel pensé comme état (vom Historisch-Faktischen…zum Naturhaft-Zuständlichen) » (Ibidem, p. 307). Cette conception, centrée sur l’événement de l’incarnation et toute orientée sur l’initiative de Dieu, pouvait bien, comme le remarqua d’ailleurs Balthasar lui-même, être caractérisée d’aristocratique (Cfr Idem). Toute l’entreprise pourtant de de Lubac trouvait son impetus dans le refus de considérer la grâce comme un ordre s’adjoignant de manière extrinsèque à la nature. De Maréchal à de Lubac, c’est un pas du naturel philosophique au théologique historique qui était accompli (Cfr Ibidem, p. 308). 341 DE LUBAC, H., Le mystère du surnaturel, p. 117. 342 Cfr Ibidem, p. 118.

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le surnaturel, comme voulue pour lui. ‘C’est la fin qui est première et qui convoque et recrute les moyens’. Considérée en elle-même, statiquement pour ainsi dire, ma nature ou mon essence n’est que ce qu’elle est. Il n’y a pas en elle, répétons-le, le moindre élément surnaturel, ni la moindre force capable de s’y hausser, ni le moindre principe apte à le réclamer. Mais pas plus qu’on n’avait le droit d’envisager, sinon par manière de se représenter humainement les choses, un sujet réel avant sa position dans l’être par l’acte créateur, pas davantage on ne pourrait réellement envisager aujourd’hui cette nature dans toute sa réalité concrète avant d’y voir inscrite sa finalité : or, cette finalité, de par le libre vouloir de Dieu, est une finalité surnaturelle. Ainsi, ce n’est en aucun cas la nature qui d’elle-même appellerait le surnaturel : c’est le surnaturel, si l’on peut ainsi parler, qui suscite la nature avant de la mettre comme en demeure de l’accueillir »343.

Si de Lubac marquait certes ainsi la nécessité d’un renversement de l’ordre traditionnel de considération, la contrainte ne s’était-elle pas cependant retournée et l’événement salvateur ne réclamait-il pas ses conditions ? La grâce pouvait-elle en quelque manière être librement refusée ? On pouvait questionner le parti pris méthodologique de de Lubac et se demander s’il ne continuait pas finalement à se priver de la possibilité de prendre la substance libre pour véritable point de départ. Schelling déjà l’avait admirablement montré : la dialectique rationaliste de l’élimination des puissances, qui se traduit notablement par la mise au jour et le surpassement progressif des conditions requises à l’advenue d’un acte, ne mène le philosophe qu’à l’acte d’être nécessairement existant, jamais au Maître de l’Etre lui-même ou à la cause de l’étant. Si l’on voulait tenir une position qui soit de part en part philosophique et « mondaine », on ne verrait rien qui puisse forcer à passer outre la nature. Cette dernière absorberait le divin comme le résultat d’un mouvement initié en elle. Duns Scot l’avait déjà très bien vu : ce n’est que par un raisonnement déjà théologique que peuvent être montrés les défauts de notre nature. Ainsi la raison ne montre pas d’elle-même qu’elle est ordonnée à une fin surnaturelle que la connaissance naturelle ne suffit pas à atteindre344. La position de Cajétan pouvait paraître, à cet égard, tout aussi ambiguë. Elle ne rendait possible l’éveil au surnaturel qu’en suite de la Révélation, mais continuait à définir essentiellement le surnaturel en référence au naturel, ou comme « ce qui est au-dessus de la capacité de l’ordre dû à la créature ». Ainsi le surnaturel était-il défini en fonction de la puissance créée et des limitations propres de celle-ci. Peut-être est-ce, 343 344

Ibidem, p. 128. Cfr JEAN DUNS SCOT, Ordinatio, Prooemium, n. 12 et 53.

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au XXe siècle, Hans Urs von Balthasar qui, notablement dans son Karl Barth, livra les pages les plus précises sur ce sujet. Selon Balthasar : « l’indérivabilité de la grâce au sens propre est à ce point totale que le concept même de [non]-correspondance ne peut intervenir dans sa définition – un concept qui demeure déjà problématique dans la sphère intra-mondaine –, et que bien plus, la grâce doit s’être manifestée elle-même dans son essence interne, de sorte qu’une détermination essentielle de son effectivité mystérieuse, obtenue au-delà de toute nature, puisse être donnée. La définition positive de la grâce ne peut être donnée que par la grâce elle-même : ce qui est intime à Dieu, il doit le révéler lui-même »345.

Il est encore caractéristique de la tendance de Maréchal et Rousselot, suivis en ceci par Gilson et de Lubac, qu’ils tendent à inscrire la structure d’appréhension de l’être de la chose en une dynamique en définitive platonicienne, qui voit la matérialité comme une privation à surmonter ou une étape à dépasser. N’était-ce pas là la réduire d’une certaine façon à l’accidentalité, ce que précisément Cajétan avait réussi à éviter. Maréchal et Rousselot cherchèrent à faire dépendre l’unité d’acte présupposée au sujet connaissant de la manière exemplaire dont elle était réalisée en Dieu, censée pouvoir être retrouvée par une élimination progressive des puissances liées à la matière. De Lubac s’inscrivait sur leurs traces en ceci qu’il s’inspirait de la distinction opérée par l’Aquinate entre immutatio naturalis et immutatio spiritualis pour écarter progressivement l’ordre des relations naturelles des cadres structurant les rapports unissant l’âme humaine à la vision de Dieu. Le Père Nicolas avait déjà souligné l’ambiguïté d’une acception trop stricte d’une telle hiérarchie ontologique346. De Lubac n’avait cependant point là l’intention de réduire la vision humaine de Dieu à quelque intellection rationaliste. Bien au contraire, il s’agissait pour le thomisme transcendental issu de Rousselot de battre en brèche le thomisme fixé dans les rapports logiques des essences et des concepts pour y introduire un « sens » du divin, une harmonisation des facultés intellectuelles et volontaires, une capacité intime de l’âme à s’ouvrir, au-delà de ses facultés d’abstraction, rivées aux rapports des genres et des espèces, au transcendant. Ce projet demandait une implication nouvelle des facultés d’action et d’amour, qui accompagnaient le dynamisme inhérent à l’activité de l’âme. C’est en ceci que résident certainement les résultats les plus durables de cette tentative. Mais était-il légitime de réduire en conséquence la part des médiations logiques et de l’intellection ratiocinante d’une part, 345 346

VON BALTHASAR, H. U., Karl Barth, p. 290. Cfr NICOLAS, M.-J., « L’idée de nature dans la pensée de saint Thomas d’Aquin ».

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et des limitations que semblaient impliquer les conditions matérielles des essences d’autre part ? Si l’on admet, à la suite de Thomas, que la matière fut créée « au profit de la forme », peut-être était-il judicieux de s’interroger sur une possible révélation du divin, non dans l’unité exclusivement, mais également au sein de la part d’ouverture et d’altérité même de la substance. On ne peut être que troublé par une telle mise à l’écart progressive des conditions matérielles dans le chemin qui mène à la béatitude – et ce même si leur statut de fondement nécessaire est reconnu –, là où Thomas lui-même avait tant insisté sur l’harmonisation des composantes essentielles de la substance en vue d’atteindre la complétion de la nature spécifique de cette dernière, et où l’importance des déterminations matérielles elles-mêmes, dans l’accomplissement d’un ordre d’opération analogique qui réponde de la manière la plus parfaite à la providence, avait tant été mise en avant. La vérité de la nature humaine, de sa création immédiate par Dieu jusqu’à sa restitution finale, ne se comprend que dans une relation explicite et jamais démentie à sa matérialité. Il ne s’agit bien entendu pas de refuser a priori la possibilité pour le divin de se manifester au cœur d’une structure « spirituelle » comme telle. Mais l’on ne peut non plus cloisonner, de manière tout aussi apriorique, l’ouverture au transcendant, pour autant que l’on suppose qu’il supporte une subjectivité personnelle et parfaitement libre, à la nature même de l’esprit humain et de lui seulement, ce qui aurait pour effet de ramener à son profit la révélation. Comment garantir cependant cette ouverture neutre à la totalité de l’être révélé sans tomber dans la pure indifférence du possible scotiste et de son univocité de l’étant ? Une piste demeure peut-être le dynamisme éprouvé par tout être vers son Bien ou sa perfection, quête d’un être plus plein qui exclut tout non-être. Ce dernier s’identifie en effet, dans la mentalité scolastique, encore à la privation et au mal. En un style emprunté à la tradition dionysienne, il arrive à Thomas d’affirmer que le bon est antérieur à la notion d’étant, non certes selon l’ordre de la connaissance, mais selon celui de la causalité. Il s’agissait d’ailleurs là de la raison qui présidait chez Denys à l’ordre des noms divins. Le bien a le caractère de la cause finale, qui est la première de toutes les causes. Il est donc, sous la perspective de la cause elle-même, antérieur à l’étant347. Mais le rapport causal que Dieu entretient avec le monde peut être caractérisé d’une triple manière : selon la cause efficiente, exemplaire et finale. Thomas lie à cette triple causalité les déterminations transcendentales de 347

Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa Theologiae, Ia, q. 5, ad 1.

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l’ens ou unum, du vrai et du bon, ce qui est un schéma courant au Moyen Age et que l’on retrouve dans les Sommes attribuées à Philippe le Chancelier et Alexandre de Hales348. Aussi l’univers est-il, dans sa multiplicité immédiate, orienté vers le Bien, ce qui lui donne son unité formelle. C’est à cet ordonnancement à l’être en son acte premier que répond encore l’admission d’un ordre transcendantal, distinct de la dialectique prédicamentale, présidée, au sein de l’essence, par les rapports entretenus entre matière et forme349. Selon de Lubac, la nature est « appelée » à voir Dieu. Aussi le désir naturel de vision est-il considéré avant tout comme une composante ontologique, et donc absolue, de l’humanité. Selon l’interprétation de L. Feingold par contre, il faudrait admettre qu’il n’y a, dans les textes de Thomas, de désir naturel de voir Dieu qu’élicite, conditionnel, éveillé par la considération des effets de celui-ci dans sa création. Un désir naturel ne doit pas nécessairement être inconditionnel, remarque Feingold350. Et si ce désir ou cet appétit est élicite, il faut observer que notre liberté doit permettre d’écarter ce que l’intellect nous montre être l’objet naturel de notre volonté351. Les fins secondaires ou les moyens qui mènent à l’actualisation de ce désir, n’en sont pas pour autant nécessairement choisis. C’est-à-dire encore que la volonté doit être distinguée selon sa spécification et selon son exercice352. Dans la même ligne, le P. Gagnebet avait opposé au Père de Lubac l’existence d’une doctrine de l’amour naturel de Dieu chez saint Thomas, qui n’est pas purement physique, mais volontaire et 348

Cfr AERTSEN, J. A., « Die Transzendentalienlehre bei Thomas von Aquin », pp. 98-

99. 349 Il faudra d’ailleurs corriger la thèse platonicienne en conséquence, et garder à l’esprit que la matière participe à l’être, ce qui permet de ne pas la réduire à un simple principe contraire. On pourrait lire, par exemple, Forest à ce propos : « Il faut même dire de la matière et de la puissance, qui n’existent pas en acte, qu’elles désirent la forme ou l’acte. C’est à ce point de vue que se plaçaient les Platoniciens pour soutenir que le bien a plus d’extension que l’être, puisque le bien, qui peut s’attribuer à la puissance et à la matière, est ainsi antérieur à l’existence en acte. On voit quelle est aux yeux de saint Thomas leur méprise : c’est que la puissance, dont on dit qu’elle s’oriente au bien, est encore de l’être ; l’on ne pourrait établir la priorité absolue du bien que si, par ailleurs, on ramenait la matière et la privation au non-être, détruisant justement ainsi une des premières vérités de l’ontologie » (FOREST, A., La structure métaphysique du concret selon saint Thomas d’Aquin, p. 5). 350 Cfr FEINGOLD, L., The natural desire to see God, p. 26. 351 Cfr Ibidem, pp. 20-23. 352 Feingold se base sur THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia IIae, q. 3, a. 8, voir aussi IDEM, Quaestiones disputatae de malo, q. 6, où Thomas distingue volonté par spécification et par exercice ; IDEM, In II Cor., 5, 1-5, où le cas d’une âme préférant demeurer dans son corps, plutôt que de posséder la béatitude immédiatement, est envisagé, ce qui montre encore l’existence d’une volonté susceptible de refuser l’appétit spécifique.

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libre, s’accomplit en voluntas ut ratio, et possède par conséquent une teneur authentiquement morale353. Toute l’ambiguïté de la thèse du Père de Lubac résidait d’une part dans la distinction nette qu’il instaurait entre l’ordre de la nature, nécessaire, et celui de l’esprit, où seule pouvait régner le libre, le moral et le méritoire ; d’autre part dans la fusion sur le plan de l’objet de la béatitude entre le naturel et le surnaturel, toute pure nature étant impossible puisqu’orientée de soi à l’amour de Dieu. Il n’a cessé d’affirmer la liberté et la peccabilité de toute créature spirituelle créée, sur base d’une distinction des ordres physique et spirituel (volontaire et intellectuel) qui peut apparaître excessive à certains égards. Une grande part de la discussion entretenue entre thomistes et Duns Scot est héritée des débats entre « intellectualistes » et « volontaristes » au XIIIe siècle, et se joue sur le rôle de la volonté et de la délibération. Comme le rappelle encore Feingold, Thomas distingue volonté naturelle spécifique et en exercice, et acte élicite naturel et délibéré, qui chez lui peuvent coexister354. A vrai dire, le nœud de la solution chez Thomas se situe dans sa compréhension de la délibération et du consentement, là où chez Scot, le désir naturel semble exclusivement inné. Scot raisonne en quelque sorte à l’envers de Thomas, présupposant que la volonté est naturellement orientée vers son maximum d’une part, qui ne peut être que Dieu, et d’autre part que le désir général de béatitude est élicite, dans la mesure où il provient d’une connaissance préalable de ce qu’est le bien (universel)355. Or chez Thomas, nous avons vu comment le consentement à l’être révélait un véritable cheminement, dynamisé par le désir naturel de connaissance, apte à offrir les dispositions nécessaires à l’acquisition ultérieure des vertus surnaturelles. Il manifestait en outre comment le choix libre semblait essentiellement se porter sur les moyens, mais ne pouvait de lui seul déterminer sa fin. C’est sans doute l’un des défauts majeurs de l’entreprise de Feingold que, se concentrant sur le désir élicite, elle considère exclusivement l’appétit sous son mode prédicamental et se refuse à admettre un plan proprement 353 Cfr GAGNEBET, R., « L’amour naturel de Dieu chez saint Thomas et ses contemporains », pp. 42-45. Cfr DONNEAUD, H., « Surnaturel au crible du thomisme traditionnel », pp. 58-64. Si comme l’a remarqué le P. Gagnebet, de Lubac n’a pas pris en considération un ensemble important de textes du docteur angélique mettant en évidence cette doctrine de l’amour naturel, H. Donneaud a pu montrer que Gagnebet néglige à son tour tout à fait les textes allégués par le P. de Lubac en faveur de l’existence pour saint Thomas d’un désir naturel d’une fin disproportionnée à notre propre nature telle quelle, ou d’un désir naturel du surnaturel. 354 Cfr FEINGOLD, L., The natural desire to see God, p. 50. 355 Cfr Ibidem, p. 52.

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inconscient et transcendental. On ne peut, selon nous, nier la présence, concomitante au désir naturel élicite, d’un ordonnancement ontologique de la création à sa perfection. A partir des textes de la Summa Theologiae (Ia IIae, q. 63, a. 1-3) et du Commentaire des Sentences (In III sent., d. 23, q. 1, a. 4), Feingold argumente que notre ordination à la vision de Dieu et notre inclination effective à cette fin viennent de la grâce et des vertus théologales, non de notre nature356. Sans doute, mais l’on ne peut nier que l’Aquinate conçoive d’autre part les vertus naturelles à la manière des suppôts des vertus théologales et comme des dispositions naturelles favorables à l’infusion de ces dernières. Ce n’est pas là chez Thomas purement et simplement réduire l’acquisition des grâces surnaturelles aux opérations initiées par le mouvement naturel. Car il est d’autre part parfaitement clair que la charité constitue l’acte ultime qui préside à l’ordonnancement de ses puissances, d’une manière similaire à l’âme intellectuelle vis-à-vis de ses inférieures (végétative et nutritive). Sans aucun doute, l’on ne trouvera, au sein des textes de Thomas, aucun passage qui contrevienne au principe métaphysique selon lequel l’acte doit être proportionné à sa puissance et vice-versa. On admet en général que l’acte tend à compléter la puissance selon le mode de celle-ci. C’est tout à fait vrai de fait. On peut se demander si ça l’est également formellement. Ne serait-ce pas plutôt la puissance qui ultimement répond aux exigences de l’acte d’une part ? Et d’autre part, l’engendrement seul montre déjà comment l’advenue de l’âme intellectuelle, certes préparée par les autres puissances, instaure une sorte de rupture, car seule, elle vient de Dieu et nécessite la reprise de l’acte premier par un acte supérieur. Aussi l’ordonnancement chronologique ou matériel de la puissance à son acte est-il toujours rendu possible par la priorité ontologique absolue de l’acte lui-même ou de la substance qui se donne ses puissances. Or cette priorité est bien celle de l’acte d’être, et renvoie à l’ordre proprement transcendantal de la création. Peut-être s’étonnera-t-on dès lors de voir Feingold ramener de manière quasi exclusive l’interrogation qui nous occupe aux prérogatives ou aux voies de l’âme humaine en son histoire et ses processus de connaissance ou de volonté, et l’exposer ainsi sous la modalité d’une dialectique catégoriale entre le déploiement naturel des puissances et leurs capacités d’appréhension élicite, alors qu’à proprement parler, et comme il avait pourtant cherché à le souligner sur les traces de Cajétan, aucune puissance passive ne peut, au sein de ce qui appartient à la raison de l’essence même de l’homme au sens strict, être proportionnée à l’acte 356

Cfr Ibidem, p. 91.

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divin, si ce n’est cette puissance obédientielle ouverte à la dimension même de l’être et qui semble défier les voies simplement naturelles. Si Feingold souligne bien la pertinence du concept de potentia obedientialis, il considère cette dernière uniquement sous l’angle élicite du signe, du miracle ou de la révélation, sans vouloir en révéler le fondement propre : la création de l’acte d’être et sa convertibilité immédiate avec le bien. Or, c’est essentiellement en raison même de l’immédiateté de la création – Cajétan l’a suffisamment bien montré – que les naturalia immédiats ne sont pas détruits avec la chute, et demeurent en tension vers leur statut originel, alors même qu’ils sont mêlés d’une matière corrompue par le péché. Feingold s’étonne de voir de Lubac tenter d’harmoniser deux affirmations qu’il juge totalement contradictoires, à savoir d’une part l’impossible tension de notre nature vers Dieu antérieurement à la grâce ; et d’autre part l’affirmation qu’une finalité surnaturelle fut imprimée en nous lors même de la création de l’âme, de manière antérieure à la grâce. Il écrit : « être intrinsèquement ordonné à une fin et avoir une finalité imprimée sur sa nature semble être des notions équivalentes »357. Or précisément, rien n’est moins sûr, comme y a suffisamment insisté le thomisme transcendantal, dont s’est tant inspiré de Lubac, et en parfaite fidélité à Thomas : être en acte premier n’est pas être en acte second. Une forme, telle une species, peut bien être imprimée en notre esprit sans qu’elle ne soit actualisée par quelque connaissance en acte. En adaptant ce langage à une question contemporaine, on remarquera par exemple qu’un enfant pourra bien porter les gènes – ou les vertus formelles – de ses parents, il tendra à certains actes qui trahissent cet héritage, sans pour autant en connaître explicitement la cause. En outre, il apparaît assez clairement que Thomas s’est passablement distingué de ses contemporains, alors qu’il admit la présence simultanée des ordres de la nature et de la grâce en l’homme originaire358. La nature humaine, pour Thomas, fut créée dans la grâce, et ne suppose donc aucun moment antérieur à celle-ci, où la nature aurait été livrée à ses seules puissances. Il est caractéristique à notre avis du manque de l’interprétation de Feingold qu’elle relativise la question initiale de de Lubac, à savoir la critique de la notion de nature pure, et tende en conséquence à ramener certains thomistes à sa propre cause, de manière parfois étonnante. On mentionnera par exemple la position de Maritain, alors que ce dernier s’était pourtant, 357 358

Ibidem, p. 319. Cfr TORRELL, J.-P., « Nature et grâce chez Thomas d’Aquin ».

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non certes sans nuance, accordé sur nombre de points avec de Lubac et Gilson. S’inspirant du principe selon lequel « il y a en chaque être un désir naturel de conserver son être » (Ia q. 63, a. 3), Maritain écrivait : « Ce n’est pas moi qui aspire à l’esse divinum, je n’aspire pas à être Dieu ; ni l’ange ni aucune créature ne peut désirer être ut Deus per aequiparantiam. Mais l’être en moi aspire à l’esse divinum, désire, oui, passer à une condition divine. Et c’est à cause de cela que moi j’aspire à ressembler à Dieu, et que toute créature désire être ut Deus per similitudinem. […] Il est clair que l’aspiration du transcendantal être, considéré dans sa ligne propre, à l’esse divinum, n’est pas une aspiration du sujet lui-même qui a l’être et qui est constitué à tel degré spécifique et générique. Il n’y a dans le sujet créé aucun désir naturel élicite, même conditionnel et inefficace, d’être Dieu ; la nature ne fait naître dans les puissances de notre âme aucune aspiration aussi insensée. Mais en tant même que transcendantal et dans cette pure ligne métaphysique l’être tend à l’Etre par soi, se dirige vers lui, veut entrer dans sa condition incréée, parce que c’est ainsi que l’être a la plénitude absolue de sa perfection et de son intelligibilité. C’est là le fondement dernier pour lequel tout sujet créé aime naturellement Dieu plus que lui-même. C’est aussi le fondement dernier de tous les désirs (élicites) conditionnels et inefficaces qui habitent le sujet humain, et dont le principal est le désir de voir la Cause première dans son essence »359.

Bien que nous ne soyons pas sûrs de nous accorder avec Maritain dans le détail de ce passage, on y trouvera à tout le moins une articulation des ordres transcendental et « naturel » particulièrement explicite. C’est pourquoi Maritain pouvait encore acquiescer aux intuitions fondamentales de Gilson, lorsque ce dernier lui écrivait : « Je me souviens alors de la pensée maîtresse de saint Thomas, qu’il n’y a qu’un motif concevable de la création de ce monde-ci, tel qu’il est, c’est qu’il contient des créatures intellectuelles et que la seule fin concevable de la création par Dieu de telles créatures, anges ou hommes, c’est que leur fin naturelle est de connaître Dieu. Le salut est la perfection surnaturellement réalisée de cette fin naturelle. Tout cela est cinquante fois affirmé par saint Thomas lui-même. D’où cette impression, personnelle cette fois, d’un optimisme sans faille de la part de saint Thomas. Il a créé les hommes pour le bonheur, qu’ils ne peuvent pas ne pas désirer ; il les conserve à cette fin ; il les meut à cette fin ; je suis donc entièrement d’accord avec vous pour refuser tout caractère positif aux actes qui rendent impossible l’obtention par l’homme de la fin que Dieu veut pour tous »360.

Et en effet, nous avons, pensons-nous, suffisamment montré comment le mal ne pouvait être compris dans son sens de privation que de manière MARITAIN, J., De Bergson à Thomas d’Aquin, pp. 193-194. GILSON, E., Lettre à J. Maritain du 28 novembre 1963, in GILSON, E., MARITAIN, J., Correspondance 1923-1971, p. 214. 359 360

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dynamique et non seulement statique. En d’autres termes, il est subordonné à l’accomplissement du bien, seul absolu, et ne peut advenir que par accident. La distinction des ordres prédicamental et transcendantal fut, dans le thomisme contemporain, particulièrement remise à l’honneur par C. Fabro et L.-B. Geiger, dans leurs études de référence sur la notion de participation chez saint Thomas. Il doit apparaître comment, pour toute substance, le fait d’être ordonnée à sa finalité est en vérité, jusque dans ses caractères les plus conscients, déterminé intrinsèquement par son esse. C’est sa doctrine de l’esse qui donne à Thomas le fin mot du problème. C’est en effet d’abord selon son être même que toute chose participe de la bonté divine, et se voit ordonnée par un plan providentiel vers sa fin dernière. C’est son être même encore qui se trouve à la source des déterminations offrant les moyens du développement de la substance vers son Bien. A ce titre, on ne peut abstraire de la recherche qu’entreprend chaque substance de son bien dernier en ce monde, les conditions de la causalité première à laquelle elle reste constamment soumise. Par l’être même de chaque créature, Dieu reste présent à toute chose et l’ordonne providentiellement. Que Dieu interrompe son action, écrit Thomas dans la Somme contre les Gentils, et toute opération cessera361. VI.2.5.4. L’essai de conciliation de L.-B. Geiger Chez Scot, la première division de l’ens, considéré comme noncontradictoire, court entre le fini et l’infini, avant même l’intervention des catégories362. Cette division première implique bien entendu un concept d’étant qui soit caractérisé prioritairement par son indifférence tant envers le fini que l’infini, c’est-à-dire qui puisse être indifféremment attribué à l’un comme à l’autre et demeure, au-delà de cette disjonction, absolument simple. Ce concept, qui soutient tout l’édifice de l’univocité scotiste et confère son objet propre à ce qu’il caractérise comme notre métaphysique, est aussi, nous dit J.-F. Courtine, « l’ultime présupposé, jamais remis en question par Suarez, et qui, comme tel, a déjà ruiné toute possibilité d’élaborer une ‘authentique’ et satisfaisante doctrine de l’analogie de l’être »363, contrairement d’ailleurs aux prétentions explicites du grand jésuite espagnol. D’autre part, il faut encore affirmer que 361 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, III, 67 : « […] cessante influentia divina, omnis operatio cessaret ». 362 Cfr JEAN DUNS SCOT, Ordinatio, I, d. 8, q. 3, n. 139. 363 COURTINE, J.-F., Suarez et le système de la métaphysique, p. 387.

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« […] c’est également cette doctrine, dans la mesure où elle permet d’assurer l’unité d’un discours sur l’être, qui amorce le développement de ce qui prendra déjà nettement dans l’œuvre de Suarez la figure d’une ontologie générale, sans pourtant exclure de la recherche portant sur l’être lui-même le divin, comme ens infinitum, et sans méconnaître non plus la distance ou la différence (prima divisio=prima differentia) qui s’établit entre Dieu et l’ensemble de l’étant, antérieurement même à l’opposition de l’ens increatum aux res creatae »364.

La latitudo entis qui s’étend entre le fini et l’infini délimite le champ de l’être réel et permet d’établir la distinction quantitative comme une division première365. A partir de l’unité du concept transcendantal d’ens, il devient possible d’établir pour Suarez, sur les traces de Scot, un concept a priorique immédiatement adéquat du divin comme ens infinitum. Ce n’est en définitive qu’à partir de cette thématisation que l’infini reçoit une telle importance philosophique366. Et l’on pourrait bien, à l’instar de J.-F. Courtine, renvoyer aux analyses d’E. Gilson, qui déjà avait entrepris de comparer les notions thomiste et scotiste de l’infini367. Ce qui détermine l’infinité de Dieu, c’est chez Thomas son actus essendi. L’infinité, affirmait Courtine en se basant quant à lui sur les textes de la Somme théologique368, découle en quelque sorte de la nature de Dieu. Plus précisément, nous avons vu en suivant le commentaire du Liber de causis, comment l’infinité constituait d’une certaine manière la modalité propre de l’esse divin, ou son mode proprement individuel de subsistance. En ceci, nous ne pouvons nous accorder dans le détail aux explications de J.-F. Courtine, bien qu’il nous semble que son présupposé fondamental, à savoir faire dépendre chez Thomas l’infinité de l’actus essendi, soit correct. On ne peut en effet soutenir, croyons-nous, que l’infinité soit attribuée à Dieu par le docteur angélique d’une manière seulement seconde ou « dérivée », comme une simple « conséquence qui résulte de la nature » de l’esse divinum, et sousentendre ainsi que l’infinité n’appartiendrait pas à ce dernier de façon essentielle, entitative. Thomas l’identifie en vérité à la pureté de l’esse divin, qui constitue précisément sa manière d’être en propre, individuelle et transcendantale. A peine l’infinité souligne-t-elle à vrai dire un caractère quantitatif selon Thomas ; elle est bien plutôt invoquée pour mettre en 364

Idem. Cfr à ce propos Ibidem, pp. 392-401. 366 Cfr Ibidem, p. 397. 367 GILSON, E., Jean Duns Scot. Introduction à ses positions fondamentales, p. 209. 368 THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 7, a. 1, c. : « […] illud autem quod est maxime formale omnium est ipsum esse […] cum igitur esse divinum non sit esse receptum in aliquo, sed ipse sit suum esse subsistens, […] manifestum est quod ipse Deus sit infinitus et perfectus ». 365

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évidence l’absence de proportion régnant entre le fini et l’infini. Une quantité ne peut d’ailleurs jamais être que finie pour l’Aquinate, et limitée par une forme. Il faut en toute vraisemblance prendre au sérieux à ce propos la réserve et la prudence de Thomas, qui ne s’aventura pas jusqu’aux élaborations modales de Gilles de Rome369. Ce dernier, emboîtant le pas aux explications de l’Aquinate concernant l’eucharistie et cherchant à rendre compte du fait que la quantité semble, sous l’action surnaturelle de Dieu, subsister sans sujet et adopter pour les accidents du pain et du vin le rôle de substance, élargit à l’explication de la nature même des choses le principe selon lequel tout mode d’être peut en définitive être attribué à quelque catégorie que ce soit, sans influer sur la nature même de l’étant. Mais pour Thomas au contraire, il apparaît que le substare comme modus existendi est intrinsèque à la nature de la substance. En tant que support même de l’actus essendi, il est aussi au fondement de la distinction des genres de l’être et rend impossible toute univocité. La précision est importante, car elle permet seule d’extraire Thomas de l’ontothéologie dans laquelle on veut parfois l’enfermer, en distinguant radicalement l’entreprise du docteur angélique des développements qu’entre autres Gilles de Rome fit subir à sa compréhension de la métaphysique, et en resituant l’acte d’être et le mode d’être de la substance comme la source originaire, et seule propre, de toutes ses modifications. En d’autres termes, la métaphysique thomasienne n’aborde pas tant les différents étants sous le prisme d’un concept d’être au sein duquel seraient étudiées diverses variations modales, qu’à partir de la primauté de leur acte d’être substantiel, seule source authentique de leurs déterminations. Tant chez Scot que chez Suarez, l’attribut de l’infinité ne permet au premier abord de distinguer Dieu qu’au sein d’un champ transcendantal ontologique unifié, et sous les rets d’une ontologie générale préalablement supposée. Si seule l’intensité spécifique de son être distingue Dieu, c’est qu’il est ramené sur un même fond intensif de réalité que l’étant créé ; seule une différence quantitative le distinguera, quant à l’être même, de celui-ci. On peut comprendre que la science formelle par excellence, censée ordonner toutes les autres, finisse par osciller à l’époque moderne entre métaphysique et mathématiques370. 369 A propos de la classification égidienne des accidents dans leurs rapports aux divers modes de causalité, cfr GILLES DE ROME, Theoremata de corpore Christi, prop. 37-41 ; DONATI, S., « ‘Utrum accidens possit existere sine subiecto’ », pp. 586-590. 370 La scolastique a progressivement réduit la pluralité des savoirs aristotéliciens en les systématisant sous l’unité d’un objet commun, auquel correspond désormais un processus continu et unifié de connaissance. Goclenius par exemple, interprète les différents types

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Cette tentation n’a pas toujours épargné le thomisme. Dans la version transcendantale que lui donnèrent Maréchal ou Rahner par exemple, le spectre d’une idéalité univoque de l’être intelligible structure la totalité de la démarche de l’esprit. Même si cette dernière paraît entièrement suspendue à la parfaite identité divine, l’univers apparaît précisément en cette mesure, pour l’esprit humain, indéfectiblement lié à la hiérarchisation de perfections identiquement attribuées à Dieu et à sa créature. C’est la différence réelle qui tend à s’estomper en conséquence. On peut se demander si les levées de bouclier d’un Garrigou-Lagrange par exemple, étaient cependant bien à même de corriger la perspective, alors que ce dernier accordait une forte prédominance à l’abstraction formelle dans la démarche métaphysique. Certes le moyen terme de l’analogie de proportionnalité élaborée par Garrigou-Lagrange sur le modèle de Cajétan est celui de « cause », et reflète sur ce point fidèlement la teneur opérative qui accomplit la pensée de l’analogie défendue par Thomas de Vio. Mais GarrigouLagrange ne tombe-t-il pas dans l’univocité lorsqu’il semble abstraire le terme analogué de ses inférieurs, sous forme d’un concept « relatif » ? « […] le concept relatif de cause, qui va nous servir de moyen terme dans toutes nos démonstrations, doit désigner, dans la majeure et dans la mineure, non pas précisément la causalité telle qu’elle est dans la créature, mais ce en quoi cette causalité de la créature est proportionnellement semblable à une causalité d’un autre ordre »371.

Garrigou-Lagrange se réfère explicitement, au fil de la même argumentation, à Jean de saint-Thomas, qui déclarait : « L’analogue de proportionnalité qui convient intrinsèquement aux analogués s’exprime en un concept un, inadéquat et imparfait. En effet, ce concept n’abstrait pas des analogués en ce sens qu’il contiendrait seulement en puissance et non pas en acte ce qui différencie les analogués, mais en ce sens qu’il n’explicite pas ces différences, bien qu’il les contienne actuellement »372. d’abstraction comme les degrés distincts d’un processus de ce genre, commun à toutes les sciences contemplatives. Ainsi s’élève-t-on comme progressivement, par abstraction successive et continue, de la physique aux mathématiques. Le degré d’abstraction qui cherche à laisser de côté, selon la raison seule, la matière aussi bien singulière qu’universelle, correspond tant aux mathématiques qu’à l’ontologie. Là où chez Thomas, la difficulté résidait dans la distinction qu’il fallait établir entre la métaphysique entendue comme science de l’Etre, et la logique comme science des concepts universels, elle se situe paradigmatiquement chez Goclenius, au niveau immédiatement inférieur, en celle qui doit régner entre l’onto-logie comme science de l’ens qua ens entendu en son univocité, et les mathématiques (Cfr GOCLENIUS, R., Lexicon philosophicum, quo tanquam clave philosophiae fores aperiuntur, p. 16). 371 GARRIGOU-LAGRANGE, R., Dieu, p. 209. 372 Selon la traduction de Garrigou-Lagrange, in Ibidem, p. 210, note 1 ; JEAN DE SAINTTHOMAS, Cursus Philosophicus thomisticus. Logica, IIa Pars, q. 13, a. 5, p. 417b : « Analoga proportionalitatis propriae possunt habere conceptum unum respectu omnium analogatorum

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Et Garrigou-Lagrange de noter que c’est là affirmer, après Aristote, que l’être n’admet pas de différences extrinsèques, desquelles il pourrait être abstrait373. Cela étant, le thomiste français en vient à atténuer lui-même la différence entre scotistes et Cajétan, pour soutenir que nous pouvons bien posséder une certaine connaissance quidditative de Dieu, conçue comme une simple saisie de prédicats essentiels, et non comme une connaissance adéquate de tous les prédicats divins, jusqu’en leur différence ultime. Aussi l’abstraction formelle devient-elle l’outil premier de la métaphysique, qui permet d’appréhender les perfections, abstraites de leurs occurrences finies. Connaître ces formalités en leur abstraction ne veut pas encore dire cependant les connaître selon leur mode divin. Il ne s’agit là que de comprendre qu’il n’implique pas contradiction pour ces raisons formelles de posséder un mode parfait374. L’erreur, écrit Garrigou Lagrange, de certains thomistes, fut identique à celle de Maïmonide, et consistait à appliquer à ces formes ce que Thomas ne disait que du mode divin, à savoir qu’il ne pouvait être connu que per viam causalitatis, negationis et eminentiae. Choisir une telle option, c’est se priver de tout mode d’affirmation positif des perfections absolues375. Si la théologie philosophique ne pourra jamais dire ce qu’est en soi l’essence divine et connaître les perfections telles que Dieu même les incarne, elle pourra dire que l’intelligence, la bonté, la beauté etc., sont en Dieu. Garrigou-Lagrange cherche ainsi à quitter tout anthropomorphisme ou subjectivisme par une saisie des concepts purs, objets d’une intelligence conçue en tant même qu’intelligence, abstraction faite de son humanité376. Le concept le plus adéquat reste à cet égard celui d’être même, objet formel le plus général de l’intelligence en tant que telle. La démarche de Garrigou-Lagrange part d’une résolution aux concepts abstraits pour faire dépendre leur exercice d’une causalité première : « […] les notions les plus universelles d’être, unité, vérité, bonté, ne répugnent pas à exprimer un être infiniment parfait, s’il existe, parce qu’elles signifient des perfections absolues et analogiques, et de ce point de vue la notion d’être avait la priorité sur celle de cause. Mais l’attribution actuelle de ces perfections à Dieu repose, pour nous, sur ceci : le monde exige une cause première possédant ces perfections. Le concept de cause, n’étant pas inadaequatum et imperfectum, nec praescindentem ab inferioribus per aliquid quod in potentia illa includat et actu excludat, sed per aliquid quod actu non explicet, actu autem includat seu implicet ». 373 GARRIGOU-LAGRANGE, R., Dieu, p. 210, note 1. 374 Cfr Ibidem, pp. 212-213. 375 Cfr Ibidem, pp. 213-214. 376 Cfr Ibidem, p. 216.

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absolu, mais relatif au monde causé, peut servir de pont entre l’inférieur et le supérieur, entre le fini directement connu et l’Infini que nous cherchons à connaître ; d’autant que l’exigence d’une cause première est fondée en fin de compte, elle aussi, sur la notion d’analogue d’être, comme le principe de causalité se rattache indirectement au principe de contradiction »377.

La proximité de cette démarche avec le scotisme devient évidente dans le passage suivant : « […] un Dieu transcendant et infini diffère plus de la créature que la créature du néant, quant au mode d’être de Dieu et à celui de la créature, je le concède, car un de ces modes est infini et l’autre fini ; quant à la raison formelle d’être, je le nie, car cette raison formelle se trouve dans la créature et dans la cause transcendante qu’elle requiert, et elle ne se trouve pas dans le néant. […] Mais alors cette raison formelle d’être a une priorité vis-à-vis de Dieu, et est plus universelle que lui. Or, rien n’est antérieur à Dieu. Donc la réponse est insuffisante et la difficulté subsiste. […] La raison formelle d’être a une priorité logique relativement à Dieu et est logiquement plus universelle que lui, selon notre mode imparfait de concevoir ; mais elle n’a pas une priorité réelle, ni l’universalité réelle de contenance et de causalité. Notre connaissance étant abstraite, nous concevons par abstraction des choses sensibles l’être en général, analogue, avant de connaître le suprême analogué qui est l’Etre premier ; mais lorsque nous comprenons que ce dernier est l’Etre même subsistant, la plénitude infinie de l’être, capable de produire tout ce qui est susceptible d’exister, il devient manifeste que l’être abstrait des choses sensibles lui est réellement postérieur » 378.

Garrigou-Lagrange pose donc d’une part, un concept d’être ou une intention logique objectivement antérieure à ses distinctions, et le juxtapose d’autre part à une connaissance plus réelle, capable de saisir l’existence singulière à la manière d’une intuition. On peut se demander si les critiques émises par Montagnes à l’encontre de Cajétan et de ses prétendues proximités avec le scotisme ne touchent pas plutôt les disciples proclamés tels que Garrigou-Lagrange379. On perçoit en outre mieux pourquoi il s’avéra nécessaire à Gilson de repréciser, aux yeux des thomistes euxmêmes, quelles étaient les différences essentielles entre le docteur subtil et Thomas, et de montrer comment selon Duns Scot également, l’univocité logique n’impliquait pas l’identité réelle380. 377

Ibidem, p. 218. Ibidem, pp. 221-222. 379 Cfr MONTAGNES, B., La doctrine de l’analogie de l’être d’après saint Thomas d’Aquin, pp. 152-153. 380 Cfr GILSON, E., Jean Duns Scot. Introduction à ses positions fondamentales, pp. 8889. 378

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Les recherches de Fabro et Geiger à propos de la participation ont marqué un pas vers une thématisation plus explicite de la distinction régnant entre les ordres transcendantal et prédicamental. Cette dernière fut pourtant mise en évidence dès les origines du thomisme, et peu en ressentirent la nécessité comme Gilles de Rome. Les solutions de Fabro se tiennent d’ailleurs assez près de celles de ce grand devancier médiéval. Fabro conçoit une distinction réelle entre les ordres de l’être et de l’essence, qui peine cependant à rendre compte de l’unité d’acte de la substance comme telle. Raisonnant encore, de manière trop strictement dualiste, dans les termes du couple formé par l’essence et l’esse, il enracine à la manière de Heidegger l’étant dans l’être, sans parvenir à rendre compte du rapport de fondation inverse, ce qui suppose à notre sens la prise en compte de l’intime corrélation qui lie l’acte d’être à la substance singulière. Tout acte d’être est, chez Thomas, d’abord celui d’une substance. C’est ce qu’avait mieux saisi L. B. Geiger, alors qu’il cherchait à articuler la « participation par composition » promue par C. Fabro à une participation par limitation ou similitude formelle, jugée plus fondamentale381. Geiger montrait bien comment la première, alors qu’elle tend à considérer la composition d’être et d’essence sous le prisme de la limitation de la forme par sa matière, cherche en définitive à relever, sous les différences, un élément participatif commun. Mais selon Geiger, la participation par composition laisse hors de son horizon toute explication valable, tant de l’origine de la multiplicité formelle, que de l’émergence du sujet qui limite les formes. La participation par limitation, quant à elle, semble incapable de rendre raison de la composition de matière et de forme, d’essence et d’existence, de substance et d’accident, de quod est et de quo est382. Elle ne présente qu’une multiplicité immédiate et des éléments formés en leur unité brute. 381 Cfr GEIGER, L.-B., La participation dans la philosophie de S. Thomas d’Aquin, pp. 27-29 : « Une première espèce, que nous proposons d’appeler participation par composition, se fonde essentiellement sur la dualité d’un sujet récepteur et d’un élément reçu. L’élément fondamental en est la composition. Participer, c’est avant tout posséder quelque chose qu’on a reçu. […] Dans une deuxième participation que nous appellerons participation par similitude ou par hiérarchie formelle, on vise immédiatement les états plus ou moins parfaits d’une même forme et leur hiérarchie, fondée précisément sur cette inégale perfection. La participation exprime l’état diminué, particularisé, et, en ce sens, participé, d’une essence, chaque fois qu’elle n’est pas réalisée dans la plénitude absolue de son contenu formel. La composition peut y intervenir. Elle n’est pas, du moins elle n’est pas nécessairement, le principe de la limitation, ni surtout de toute limitation formelle. Un système de participation par hiérarchie formelle sera donc un système où le multiple, surtout sous la forme fondamentale où il s’oppose à l’unité du Principe Premier, s’explique d’abord, non plus par une composition, mais par une inégalité formelle ». 382 Cfr Ibidem, pp. 301-302.

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La multiplicité prédicamentale, soumise à l’unité formelle de l’essence, est, insiste justement Geiger, intrinsèquement liée aux pouvoirs de la raison. Les termes d’« Etre » et d’« homme » par exemple, renvoient, au cœur d’une même proposition, à une seule et même réalité. S’ils ne recouvrent pas la même signification, ils visent, dans la mesure où ils sont appliqués à un sujet identique, une seule et même chose et la totalité de cette chose. Ainsi Geiger attribue-t-il, très fidèlement à Thomas, l’émergence du multiple à l’incapacité de notre esprit à pénétrer le sens profond des mots, ou plus précisément « à leur faire rejoindre parfaitement tout ce qu’ils devraient contenir »383. La multiplicité n’est qu’une sorte de pis-aller dont nous sommes obligés de nous contenter, faute de pénétrer l’unité ontologique profonde de ce qui nous est présenté tout d’abord par les sens. Cette unité pourtant, doit être perçue de quelque façon sous la multiplicité de ce qui nous apparaît. Il semble, insiste Geiger, que nous en ayons conscience, et toute définition désigne la multiplicité des propriétés tout en restant ordonnée à l’unité d’un être. « Toute connaissance, si humble soit-elle, vise ce qui est, à travers le multiple, mais cette visée demeure le plus souvent inaperçue. Le multiple occupe le premier plan, et ne livre que rarement, de manière explicite, l’être sous la dualité de structure qu’il comporte en fait »384. Mais à l’inverse, « être ne désigne point une réalité indépendamment du multiple, encore que l’illusion soit ici particulièrement tenace »385. A tout le moins l’être de l’homme, par exemple, n’est-il connu que sous les modalités de la multiplicité que nous offrent les sens. L’être et le multiple se répondent comme un même être conçu par des pouvoirs différents. Le multiple du monde réel, saisi par les sens, représente « la réalité telle qu’elle apparaît à un corps matériel, capable de connaître grâce à des pouvoirs corporels, sensibles à l’influence des autres corps »386. L’être ne répond pas à une réalité différente, mais saisie cette fois par l’intelligence. Voilà pourquoi, écrit Geiger, « il n’y a ni nécessité, ni utilité, ni possibilité d’abstraire, de négliger le multiple pour saisir l’être. L’un contient l’autre et le livre. Le multiple signifie l’être pour une intelligence à qui l’être n’est accessible que par les sens. L’être est le sens ontologique du multiple. Il est le multiple même, tel qu’il est entrevu par l’intelligence humaine »387. 383 384 385 386 387

Ibidem, Ibidem, Idem. Ibidem, Ibidem,

p. 327. p. 328. pp. 330-331. p. 331.

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L’intention de Geiger, nous le comprenons, n’est donc pas de réduire l’unité de l’être même à celle d’une unité purement formelle au sens d’une unité abstraite. C’est le fondement réel même de toutes choses qu’il comprend sous le terme d’être. S’il faut donc parvenir à dégager l’unité d’être qui rassemble la multiplicité des essences, l’unité que pourrait offrir un simple concept d’être commun se révèlerait en définitive inefficace. Une unité analogique, seule, certes imparfaite, reflètera les limites de notre esprit face au fondement unifié qui sourd à l’origine de toute réalité. « Puisque chaque essence diversifie l’être et n’est cependant que de l’être en tout ce qu’elle est, et qu’il en serait de même pour n’importe quel aspect de l’être, l’unité ne saurait être celle d’une notion commune, qui ne retiendrait que l’aspect commun pour négliger les différences. Une telle notion commune serait d’ailleurs parfaitement impossible, puisqu’il n’existe point d’aspect commun isolé d’un aspect différentiel. L’unité de l’être va dans le sens d’une interprétation de la diversité, d’une plénitude simple et riche, non d’une abstraction, fût-elle analogique et confuse. Inutile de faire remarquer qu’une telle unité ne nous est point donnée. Nous en percevons la nécessité, exigée par l’immanence absolue de l’être en tout ce qui est. Nous pouvons l’attribuer à des intelligences plus pures et plus puissantes que la nôtre. Mais nous devons bien reconnaître que l’effort de synthèse ou de sommation qu’elle requiert dépasse notre pouvoir. Pour tenir lieu de cette unité par simplicité et plénitude, nous possédons l’être analogique, sorte de concept imparfait, qu’invinciblement d’ailleurs nous formons en remarquant l’unité de l’être en toutes choses. C’est l’ens commune, l’ens universale, qui peut convenir à tout sans appartenir en propre à rien »388.

Les conclusions de Geiger mènent à constater l’incapacité naturelle de notre esprit à saisir parfaitement l’unité du réel même qui se terre sous la multiplicité des apparences. Incapables d’appréhender adéquatement par l’intelligence les liens intrinsèques que tissent l’unité et la multiplicité, nous attribuons d’une part le terme ens à la diversité substantielle perçue, que nous cherchons d’autre part à englober sous le mot d’esse ou d’entitas, tout en l’en distinguant radicalement. Agissant de la sorte, l’esprit en vient en général, soit à perdre de vue ce qui fonde le caractère communément partagé par la multiplicité des étants, soit à purement et simplement oublier qu’en dernier ressort, ce sont seuls des êtres substantiels qui peuvent exister en soi389. La multiplicité réelle ne peut être, selon Geiger, purement et simplement déduite des diverses modalités abstraites de la raison commune d’être. Et les multiples voies du sensible, en dépit de leur complexification croissante, ne parviennent pas, quant à elles, à 388 389

Ibidem, pp. 337-338. Cfr Ibidem, pp. 339-340.

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s’assurer de l’être véritable de leur objet390. Or cette difficulté se répercute au sein des systèmes qui accordent un privilège trop unilatéral à la composition. Chez Fabro, comme chez Gilles de Rome avant lui, la transcendance affirmée de l’être comme tel pousse à relativiser le lien intime qui l’unit avec l’essence ou l’être de l’étant, ce qui mène inévitablement à la possibilité d’une considération séparée de l’être de l’essence et tend, comme on le voit particulièrement chez Gilles de Rome, à permettre les modalisations toujours plus complexes des liens qui forment l’être essentiel. La compositio realis semble dépendre d’une distinctio realis qui peine à saisir comment l’unité de l’être n’est que dans la multiplicité elle-même. Si l’esprit ne peut donc se contenter du pouvoir d’abstraction de notre raison, qui irrémédiablement distingue ce qui demeure réellement uni, il lui faut découvrir le lien qui court entre l’être même et les sens qui le perçoivent. Au-delà donc de ce qui permet de comprendre chaque chose à partir des genres plus compréhensifs, au-delà de la simple analyse logique, il faut redécouvrir un pouvoir de synthèse. Mais il ne s’agit pas non plus, selon Geiger, de se contenter d’une synthèse schématisante, qui simplifie et appauvrit la complexité du réel. Il faut, soutient Geiger, « si on ne veut remplacer toute connaissance par la logique, tenir l’immanence absolue de l’être en tout ce qui est, son caractère nécessairement substantiel, une connaissance aussi précise et aussi exacte du sensible qui nous livre la diversité de l’être, et l’identité finale entre le sensible et l’intelligible »391. Si donc, continue-t-il, « […] la métaphysique est une science du réel, il faut admettre que l’acte de connaissance qu’elle requiert est, dans son unité la plus haute, l’un des plus complexes qui soient. Or c’est cette complexité unifiée, où la connaissance de l’être et la connaissance rationnelle, fondée sur notre connaissance sensible, concourent à nous donner la seule vue réelle, encore qu’imparfaite, de ce qui réellement est, qui fournira le centre autour duquel se construira la synthèse de S. Thomas relative au problème de la participation »392.

L’acte complexe qui nous offrira pleine compréhension de la multiplicité des degrés dans l’être n’est ni concret, ni abstrait. Il ne porte ni sur le premier, ni sur le second de manière isolée, mais conçoit leur « intime connexion ». Il ne peut atteindre de manière immédiate l’unité réelle et synthétique de l’être, mais la multiplicité des apparences qui constitue la 390 391 392

Cfr Ibidem, p. 340. Idem. Idem.

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matière de l’abstraction ne lui permettra jamais de concevoir l’être qui la fonde. Il ne consiste donc point en une simple appréhension, qu’elle soit intellectuelle ou sensible, mais dans un jugement393. Ou plus exactement, écrit Geiger : « […] il est la conscience de ce qui fait la véritable portée de tout jugement, c’est-à-dire de tout acte humain de connaissance se prononçant sur ce qui est et sur la manière dont il est. Il y aurait lieu d’opposer le concret et l’abstrait, les concepts, les essences et l’être, si c’étaient là des données extérieures les unes aux autres et homogènes en quelque manière. Elles le sont si peu, qu’au contraire elles se rapportent toutes à un seul et même terme, et que le vœu de l’intelligence et la signification de son effort naturel est d’obtenir leur identité finale »394.

La première diversité de l’être tient à sa propriété la plus fondamentale, à savoir la substantialité. Certes la tâche se facilite considérablement si l’on s’abstrait de la substantialité : les essences apparaissent alors simplement comme les notions plus déterminées d’un concept commun, mais elles perdent par la même occasion cela même qui constitue le fondement de leur réalité, ou plus précisément ce qui leur est « indispensable pour en faire des principes de l’être réel »395. La constitution même de l’unité substantielle de l’essence, qui fait intervenir tant la matière que la forme, doit intervenir en toute sa complexité dans le processus cognitif. Lisons une nouvelle fois Geiger : « Si nous rappelons maintenant que nous ne connaissons rien des essences qui ne nous vienne par la définition abstraite, et que cette définition doit comprendre matière et forme pour les essences du monde matériel, se tenir enfin en contact avec les phantasmes, il sera manifeste que toute unification de la multiplicité des essences dans l’être par une voie purement conceptuelle, analogue à une abstraction, est chose difficile, sinon impossible. Les données en présence sont trop complexes pour qu’on puisse les traiter comme des éléments homogènes, à grouper sous une accolade commune. Le multiple n’est plus constitué par une série d’objets juxtaposés les uns aux autres. Chacun des éléments est lui-même un tout qui normalement doit manifester à l’intelligence sa structure rationnelle interne et son ordre à l’être »396.

C’est cet ordonnancement à l’être qui confère à la multiplicité des éléments leur principe d’unification. L’être est ce qui, immanent à toutes choses, à toute essence, à tous les aspects du réel comme du discours, 393 394 395 396

Cfr Ibidem, p. 345. Idem. Cfr Ibidem, p. 348. Idem.

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soutient la diversité même inhérente à la dialectique des degrés. Par cette immanence à la diversité même de tous les aspects qui lui sont propres, l’être ne peut être posé par quelque abstraction. Il ne demande pas, comme l’écrit Geiger, que l’on abandonne la diversité, qu’elle soit sensible ou obtenue rationnellement par l’ensemble des définitions dont usent les constructions scientifiques. « Opérer une pareille abstraction, sous prétexte d’obtenir l’être en toute sa pureté, c’est s’exposer à contempler simplement, sous le nom d’être, un phantasme plus pauvre et plus schématique, ne serait-ce que le mot même d’être. Il importe au contraire de maintenir virtuellement présente au regard de l’intelligence la diversité sensible la plus précise. Elle seule nous permet de parler vraiment des degrés de l’être, puisque la diversité de l’être nous est inaccessible en elle-même, en raison de la nature de notre connaissance. On ne peut forcer un ordre de nature »397.

Ce que nous invite à penser Geiger, c’est l’unité immanente et substantielle elle-même, non la simple communauté d’abstraction. Sans doute, et depuis toujours, l’image d’une réalité fluide et pénétrante est-elle la plus parlante : « La diversité des essences et de toute autre multiplicité réelle de l’être ne constitue point l’ensemble des modes d’une notion, ou d’un concept d’être. Elle est la participation d’une plénitude d’être qui contient éminemment toute sa simplicité, ‘des bras secondaires d’un même fleuve’. L’unité est aussi réelle, aussi concrète que la diversité. Elle exprime la similitude profonde de la diversité réelle dans l’unique réalité. Loin d’éliminer les éléments différentiels, elle les ramasse tous dans la plénitude simple de l’être qui les imprègne tous »398.

L’unité d’un concept d’être abstrait ne suffit pas à en exprimer l’immanence absolue. En faire une réalité substantielle d’autre part semble devoir séparer radicalement cette réalité des diverses essences particulières, elles-mêmes substantielles. La substantialité de chaque essence appelle également son indépendance. La gageure demeure donc de faire tenir ensemble immanence et distinction ; deux termes qui, admet Geiger, restent parfaitement contraires pour nos facultés de connaissance. C’est que notre pensée ne peut concevoir l’immanence que, soit par une unité abstraite, qui autorise la conservation d’une certaine transcendance réelle, soit par la pénétration substantielle d’une entité comparable au panthéisme hindou.

397 398

Ibidem, p. 349. Idem.

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« L’unité positive nous échappe. Elle va au rebours de la pente naturelle de notre connaissance, qui tend à se représenter l’unité de toute multiplicité avant tout comme celle d’un élément commun, abstrait d’un ensemble de cas complexes. Invinciblement l’unité de l’être nous ramène à concevoir un concept de l’être qui se comporte à l’égard de la multiplicité des êtres et des modes de l’être comme la nature humaine à l’égard des diversités individuelles. Nous en corrigeons la tendance vers l’univocité par l’appel à l’analogie. Mais nous ne sortons pas des abstractions. C’est la raison pour laquelle l’immanence nous entraîne vers le panthéisme. Le panthéisme implique toujours une erreur sur la portée exacte de notre affirmation touchant l’unité »399.

Il faut dire, selon Geiger, que l’immanence exploite certains caractères de l’être, et la transcendance d’autres. Dans l’être, l’immanence et la transcendance ne s’opposent pas plus que l’unité et la substantialité. « Si […], en même temps qu’à l’analogie, on s’attache à l’immanence réelle de l’être en tout ce qui est, on est amené à constater, entre les êtres, une parenté qui ne peut plus s’expliquer par la communion à une forme générale, fût-elle analogique. Chaque être, en effet, diffère de tout autre être, bien qu’il lui soit semblable précisément en tant qu’être, c’est-à-dire par tout ce qu’il est, puisque rien n’est qui ne soit être. Il faut donc conclure que tout être particulier est comme une partie, un fragment – disons le mot, une participation – d’une plénitude substantielle d’être, dont il a reçu tout ce qu’il est. C’est en termes physiques qu’il faut exprimer les rapports entre les êtres réels et leur source réelle. Les relations sont ici non point logiques mais ontologiques, comme l’être même dont elles expriment la structure à la fois une et diverse. La considération de la seule immanence formelle conduirait nécessairement à une unité formelle et donc immanente elle aussi. On ne pourrait éviter le panthéisme sous sa forme émanatiste »400.

Considérer la donation de l’être à partir d’une conception de la participation par limitation formelle évite de faire de créatures supérieures le principe de l’être même des inférieures et de tomber ainsi dans une compréhension de la création de type émanatiste, car elle permet au contraire de souligner « pour tous les êtres finis une sorte d’égalité dans l’indigence ». La limitation dans l’être est la marque partagée d’une dépendance envers Dieu401. Toute création par intermédiaire est donc supprimée, puisque seul L’Etre Absolu donne l’être. Et dans la mesure où l’être moins parfait ne peut plus être considéré comme une émanation de la créature qui lui est supérieure, puisqu’ils participent tous deux d’une même plénitude absolue d’être, « il est possible et il est même nécessaire que les perfections limitées qu’ils sont l’un et l’autre ne se recouvrent point comme la 399 400 401

Ibidem, pp. 350-351. Ibidem, pp. 371-372. Ibidem, p. 388.

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partie et le tout »402. Les systèmes fondés essentiellement sur la participation par composition reposent sur une confusion des genres logiques et physiques. Traditionnellement, ils s’évertuent à atteindre les propriétés appartenant exclusivement à certains individus en éliminant peu à peu ce qui leur apparaît commun à plusieurs. Mais ils confondent le plus souvent, au cours de ce processus, une notion commune à plusieurs êtres et qui joue à l’égard de leur définition le rôle de genre, avec un élément matériel qui leur est commun selon l’être même403. Ainsi les concepts, au lieu de demeurer les intermédiaires par quoi la chose réelle est connue, deviennent l’objet même de la connaissance, le réel lui-même en quelque sorte, dont les relations, précise Geiger, ne peuvent être que celles d’une participation404. La participation demeure cependant l’une des clefs fondamentales de la synthèse thomiste, dans la mesure où « elle représente exactement le point où notre intelligence finie saisit dans l’unité imparfaite de notions générales qu’elle appelle analogies ou perfections absolues, l’irréductible multiplicité formelle des êtres, qui repose en dernière analyse sur leur inégale participation à un Etre Absolu »405. La participation par composition appartient essentiellement à l’ordre logique ; elle naît au moment même où nous élaborons les éléments rationnels destinés à appréhender le réel. C’est d’ailleurs à ce point précis qu’elle acquiert sa parfaite légitimité, car elle doit être ce qui permet la distinction même des ordres du réel et du concept406. Dans la mesure, explique Geiger, où notre connaissance n’est en acte que lorsqu’elle saisit un objet, les distinctions qu’elle opère doivent en quelque façon avoir leur fondement, sinon dans l’objet seul, à tout le moins « dans les conditions naturelles de nos différents pouvoirs de connaître »407. Ainsi la logique, alors même qu’elle est fondée sur le processus d’abstraction, exprime en propre « les conditions naturelles de l’opération intellectuelle humaine ». Elle « est fondée directement sur la manière dont une intelligence liée à un corps atteint les objets qui lui sont proportionnés »408. Elle est à cet égard le propre de l’homme, c’està-dire d’une intelligence discursive, liée à un corps matériel. La théorie thomasienne de la participation, nous dit Geiger, repose sur une conscience 402 403 404 405 406 407 408

Ibidem, p. 389. Cfr Ibidem, p. 404. Cfr Ibidem, p. 405. Ibidem, p. 391. Cfr Ibidem, p. 407. Ibidem, p. 425. Idem.

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serrée de la nature humaine, en ses éléments spirituels et corporels. C’est grâce à cette fondation au sein de la nature humaine réelle que la hiérarchie des modes d’appréhension de l’objet prend valeur objective et, plus profondément, touche au réel lui-même409. Assoyant ainsi la légitimité de la participation par composition sur la nature même de notre pensée, Geiger la subordonne et la fait intrinsèquement dépendre de la participation par limitation formelle, qui certes correspond sans doute plus exactement à la brutale extériorité du réel, mais demeure par le fait même inaccessible en ses principes ultimes de fonctionnement. Il en découle une difficulté indéniable, et une relative absence de proposition concrète chez Geiger, au moment de mieux cerner quelle structure pourra prendre une connaissance apte à marier l’intimité substantielle de l’être à ses diverses manifestations. Le commentateur parle bien du jugement, ou plus précisément de la conscience du jugement, c’est-à-dire de la réflexivité intrinsèque à tout acte de judication, mais sans doute fallait-il insister davantage sur les modalités concrètes prises par les médiations qui nous confrontent à la multiplicité prédicamentale et offrent ainsi le soubassement de tout acte judicatif. Seulement ainsi pourrons-nous saisir explicitement la part active prise par le sujet et la manière dont il se fond dans la multiplicité du réel comme pour en relever du dedans l’être intime. Car il s’agissait bien pour Geiger de montrer comment le recours nécessaire à la matière et à son extension apparente pour notre raison, empêche de se perdre dans quelque connaissance purement formelle. Alors que le mouvement de la raison purement abstractive s’achemine vers un concept de plus en plus vide de toute détermination effective et rejoint ainsi la pure puissance d’une univocité absolument 409 Cfr Ibidem, p. 453. Cfr Ibidem, p. 392 : « Il suit de là, comme dernière conclusion, que notre connaissance précise des êtres finis et des différences qui les constituent ne pourra point s’appuyer sur la participation par hiérarchie formelle ; car ou bien elle concerne les rapports entre les êtres finis et le Premier Etre, et nous savons que le principe propre de cet ordre échappe à notre compréhension, ou bien elle concerne les degrés finis, et elle n’aura qu’une valeur relative : tout d’abord parce que cette participation n’est elle-même que provisoire et demande à être appuyée sur la première ; ensuite, parce que la connaissance analogique offrant la similitude la plus confuse avec son objet est la plus imparfaite dans l’ordre de la distinction. L’étude des êtres finis doit se faire pour notre connaissance humaine par recours à des données plus humbles que la participation par hiérarchie formelle, mais plus précises, plus rationnelles ; elles seront prises des structures physiques telles qu’elles apparaissent à notre connaissance sensible, des actions et des réactions réciproques, des ressemblances et des différences. Par elles, nous pourrons définir les êtres avec une rigueur croissante, en usant des méthodes appropriées à l’objet tel qu’il se présente à notre pouvoir humain de connaître. Nous y décèlerons les compositions d’essence et d’existence, de matière et de forme, de suppôt et de nature, et toute la systématisation philosophique des différents degrés d’être ».

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indifférente, le processus qui retrace opérativement et comme par analogie avec l’activité de l’artiste, les étapes de constitution de la substance, en tant qu’il suit le déploiement explicite de l’effectivité même de la chose réelle, s’origine en vérité dans la concaténation des puissances ou des perfections que constitue l’acte d’être de la substance, tel encore qu’il correspond aux idées divines présidant à leur création. Geiger pointe vers une conception de la connaissance plus intuitive, certes déjà pressentie par Rousselot, mais qui, parce qu’elle visait chez ce dernier à s’abstraire en définitive de toute matérialité, pouvait ne pas emporter entièrement l’adhésion. On trouve chez Geiger une conscience plus vive de l’indéfectible lien qui unit spécifiquement toute activité humaine à la matérialité, ou à une certaine opacité substantielle, rendant impossible toute maîtrise intelligible de l’ens. Sa solution, encore embryonnaire, unissait de manière certes paradoxale, les tendances tant blondélienne que cajétanienne. C’est dans les liens logiques délimités par les formes en leurs genres que devait être révélé le vinculum substantiel, le lien matériel et fluide capable d’unir les substances. Un texte de Thomas tiré du de Veritate (q. 2, a. 2, c.) envisage la connaissance comme un moyen de « remédier » en quelque sorte à l’imperfection du devenir matériel. Or il ne s’agit pas ainsi de s’élever au-delà du monde et de son mouvement, mais bien de l’embrasser en son devenir même. Il ne s’agit pas de s’en évader par quelque élévation au commun abstrait, au-delà du devenir et des singularités, mais bien de parvenir à y remédier par l’action, ou à intégrer le matériel en l’étendant littéralement devant soi, pour en détailler de manière simultanée les différents moments. Le devenir réel de la matière procède par élimination des contraires au profit d’une forme unique. Et si certes l’engendrement ou la médecine que constitue la connaissance, consiste bien en une communication de forme identique entre le connaissant et le connu, au-delà de toute particularisation matérielle, la fin de l’âme demeure bien d’être « toutes choses » et de pouvoir reconnaître au sein d’un être singulier « toutes les perfections de l’univers »410. La raison permet l’analyse des diverses formes en leur succession et, en une sorte d’intuition, la présentification comme partes extra partes, ou à la manière d’une étendue, des moments temporellement 410 THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de veritate, q. 2, a. 2, c. : « […] in III de anima dicitur, anima esse quodammodo omnia, quia nata est omnia cognoscere. Et secundum hunc modum possibile est ut in una re totius universi perfectio existat. Unde haec est ultima perfectio ad quam anima potest pervenire, secundum philosophos, ut in ea describatur totus ordo universi, et causarum eius […] ».

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distincts. La connaissance procède par une sorte d’intériorisation des moments étendus successivement dans le temps, et procède à la réunification d’un devenir. A cet égard, les médiations quantitatives, logiques et conceptuelles, ou les étapes de potentiation de la substance, c’est-à-dire la médiation de l’advenue de l’acte à soi-même au travers des modalités essentielles de la substance, offrent le contenu nécessaire à toute étude métaphysique. Le fait que l’être ne soit pas pensable en dehors de ses différences, et donc jamais accessible à la manière d’un genre, poussa les disciples de Rousselot et Maréchal (A. Hayen, K. Rahner, J.-B. Lotz, H. de Lubac, J. de Finance, A. Marc, etc.), dans le but de sauver la métaphysique rationnelle, à chercher à la compléter par des élans personnalistes et volontaires. Si l’être est amour, l’intelligence est dynamique et ne s’unit à son objet que par une action qui la mêle à la volonté. C’était cependant toute la tendance conceptuelle et notionnelle de notre connaissance qui s’en trouvait relativisée. En dépit des procès souvent injustes que l’histoire du thomisme du XXe siècle lui a intentés, c’est précisément ce que chercha à articuler Cajétan : une conception de l’analogie accomplie à la fois dans l’opération et dans la mise en oeuvre des médiations intentionnelles, conceptuelles et logiques, auxquelles tenaient particulièrement les lettrés renaissants. Le véritable point de départ de la pensée philosophique de Cajétan se situe au sein de la substance composée créée, pensée en sa pleine nature et, comme substance même, en une certaine autonomie. Si Cajétan est certes avant tout théologien, un élan pris de la nature même de la substance ouvre sans aucun doute à ses yeux la condition de possibilité et de validité d’une recherche et d’une démonstration philosophique autonome. Et si, pour ce digne héritier de l’averroïsme padouan, l’argumentation n’a de validité qu’en son ordre et dans la mesure où elle use des moyens termes qui lui sont appropriés, c’est que la forme qui préside à une topique des savoirs doit acquérir pour elle-même une force réelle, et donner la représentation la plus adéquate du contenu visé par les connaissances. Cajétan, en quelque sorte précurseur de l’ingenium cartésien411, 411 Cfr à propos de l’ingenium cartésien, de son mode de fonctionnement et de son rôle dans l’ontologie : CARRAUD, V., « la matière assume successivement toutes les formes » ; FICHANT, M., « L’ingenium selon Descartes » ; GUÉNANCIA, P., Lire Descartes, p. 41 ; F. Alquié avait justement noté que c’est sur une distinction de l’objectif et de l’ontologique que repose le libre exercice de l’explication scientifique chez Descartes (Cfr ALQUIÉ, F., La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, p. 114. Mais on lira surtout pp. 123-126).

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peut bien être vu comme « le practicien d’une scolastique inventive »412, en outre appuyée sur l’usage concret du sens commun. Comme les mathématiciens, de l’antiquité jusqu’au XIVe siècle au moins, l’avaient souligné, c’est l’ymaginatio qui constitue l’outil de la découverte, et le primat dialectique de la méthode d’ordonnancement détermine le terme de la recherche. Mais l’imagination ou l’intuition mathématique, chez Euclide comme chez Proclus413, chez Oresme414 comme chez Descartes, Galilée, Leibniz415 ou encore Kant416, n’en est pas encore à s’abstraire du mouvement de traçage de la ligne, et par là de la matière en son extension. L’argumentation scientifique est similaire lorsque Cajétan met au jour la mathématicité, certes élémentaire, de la proportionnalité qui, dans son exercice seul, ou son extension par l’opération, en vient à signifier ce qu’elle vise. La proportionnalité analogique ne peut avoir de sens que dans l’extension de ses différences mêmes, et non dans quelque abstraction, formalisante et évidée, d’un terme unique. L’esprit humain n’œuvre que par la médiation d’une intuition « expansive ». Dans son texte sur la puissance infinie de Dieu, Cajétan est encore loin de s’abstraire de cette prodigieuse naïveté417 qui voudrait que, des proportions et des lois de notre monde fini, nous soyons en quelque manière capable de nous élever à l’être infini de Dieu. La proportionnalité entre Dieu et sa créature requiert certes une raison unique sur laquelle s’établir. Mais cette dernière se réduit plutôt au simple fait de posséder quelque faculté d’exercice ou mode de production causale, bref quelque mode d’action partagé par les étants, plutôt qu’à l’unité d’un concept d’être commun. Cajétan occupe à cet égard une place dans le cheminement qui mène la pensée philosophique à l’universalité moderne du principe de causalité. La sauvegarde du monde des phénomènes et des proportions qui le régissent le pousse ainsi à maintenir un accès ou une proportionnalité (habitudo) au divin sur le plan de la philosophie, qu’il nie par ailleurs radicalement sur celui de la théologie418. Il faut admettre, chez Cajétan, Cfr à cet égard PINCHARD, B., « Le retour à Aristote et la question de l’infini », p. 119. Cfr à cet égard le très bel ouvrage de RABOUIN, D., Mathesis Universalis. L’idée de « mathématique universelle » d’Aristote à Descartes. 414 Cfr CLAGETT, M., « Some novel trends in the science of the fourteenth century » ; IDEM, « The use of points in medieval natural philosophy » ; MAIER, A., « La doctrine de Nicolas Oresme sur les ‘configurationes intensionum’ ». 415 Cfr RANÉA, A. G., « From Galileo to Leibniz : motion, qualities and experience at the foundation of natural science » ; FICHANT, M., « De la puissance à l’action. La singularité stylistique de la dynamique ». 416 Cfr PIEROBON , F., Kant et les mathématiques. 417 Cfr PINCHARD, B., « Le retour à Aristote et la question de l’infini », p. 136. 418 Cfr Ibidem, p. 121. 412

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et en dépit d’Averroès, que Dieu puisse restreindre l’intensité infinie de sa puissance afin de laisser être le monde. Le fait que Dieu soit une cause équivoque lui permet d’échapper aux lois des genres naturels, où la cause naturelle épuise son pouvoir en son effet. C’est là la liberté de la cause419. Or si le premier moteur peut agir ainsi, c’est qu’il n’est pas de l’ordre de la quantité, mais est proprement immatériel. Si Dieu peut ainsi modaliser sa puissance afin de laisser subsister l’harmonie des proportions naturelles, c’est que son action ne s’adresse pas d’abord à la quantité, mais à l’être et au bien. Comme le commentait B. Pinchard : « Loin d’être un principe de destruction, l’infini est donc un principe de position dans l’être de la finitude et un principe d’harmonie, et ce parce qu’il est un principe de modalisation de la puissance. En ces paroles Cajétan signe son appartenance à l’humanisme, humanisme non pas ‘théologique’ ou ‘historique’, mais humanisme de la proportion et, comme tous les humanismes, un humanisme de la fragilité. L’humanisme est fragile parce qu’il tient à un discours plus qu’à un être et à l’espoir que la puissance infinie va se plier aux lois compliquées d’un tel discours plutôt que faire valoir la seule loi de son être. S’il y a une pensée de la surnature chez Cajétan, elle se tient dans la grâce qui est faite à la nature d’exister dans son ordre, plus que dans la subvertion (sic) de la nature par la surnature elle-même »420.

Bien sûr, Cajétan est indéfectiblement poussé à ne plus considérer le monde que comme un réseau de proportionnalités. Comme l’a bien vu B. Pinchard, c’est l’occasionalisme de Malebranche qui achèvera cette tendance, en ne trouvant plus dans la création qu’un ensemble de lois déterminées. Peut-être une insistance plus appuyée sur ce que, partout, sa doctrine présupposait, à savoir la priorité de la substance, aurait élevé le cardinal de Vio à une conception plus assurée de l’acte d’être comme source de l’exercice, et lui aurait évité les dures critiques qu’il dut essuyer au XXe siècle. Il fallait pour cela élever la différence et la liberté à un degré quasi transcendantal et les faire immédiatement dépendre de l’acte d’être même. Certes Thomas s’y était employé en concevant la perfection de l’univers dans la relation opérative entretenue entre les diverses substances. Si cette priorité de la substance doit trouver son fondement premier en Dieu cependant, c’est, comme nous l’avons déjà esquissé lorsque nous évoquions la question des Idées divines, à une argumentation tirée de la révélation qu’il faut la prendre chez l’Aquinate, à savoir dans le caractère exemplaire des relations trinitaires. 419 420

Cfr Ibidem, pp. 126-127. Ibidem, p. 132.

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VI.2.5.5. Le fondement de l’acte substantiel au sein des relations trinitaires Si la relation de Dieu au monde trouve son caractère exemplaire au sein de celle qui unit les personnes de la Trinité, il faudra donc penser le déploiement des rapports entre l’être, l’essence et la subsistance à partir de leur émergence paradigmatique en Dieu lui-même. C’est sans doute G. Siewerth qui l’a vu le mieux parmi les néo-thomistes du XXe siècle. Ainsi dépassera-t-il sa première conception de la différence comme néant rationnel, c’est-à-dire comme prenant sa source dans la réflexion divine en tant qu’elle s’oppose au non-être et révèle par là sa positivité comme « non-non-être »421, pour élaborer une doctrine de la différence entre l’être comme acte et l’être comme subsistance, trouvant son modèle dans la différence intra-divine entre l’unique nature et les hypostases. Si la première hypothèse pouvait bien s’autoriser d’une compréhension de la doctrine thomasienne des Idées – concentrée cependant ici dans l’unité de l’être comme Idée –, conçues comme médiations du rapport rationnel que Dieu possède avec l’imitabilité et impliquant par là identité et différenciation avec ses créatures, la seconde devait permettre de mieux rendre justice à l’immédiate multiplicité substantielle des étants. Si l’être unitaire conservait son caractère de médiation purement idéelle, c’était maintenant qu’il n’avait aucune consistance en soi, ou hors des relations entretenues entre les substances qui le supportent. Et dans la mesure où l’être n’est jamais que l’être de l’étant, la différence règne en lui d’une façon tout aussi originaire que l’être même422. Ainsi la différence de l’être doit-elle toujours être pensée au sein de l’être, comme l’être toujours au sein de la différence. Pourtant Siewerth a indéniablement tendance, dans sa considération exemplaire des relations intradivines et créées, à penser la différence qui advient à l’acte d’être à partir de l’accomplissement de celui-ci ou de sa réalisation pour lui-même ; c’est-à-dire qu’il envisage la différence en tant que réalisation de l’acte d’être idéal, et tend à relativiser, malgré tout, le rôle de fondement joué par la substance au sein des relations personnelles. Or l’unité d’un acte d’être non-subsistant ne peut déterminer aucune multiplicité en acte en se réalisant comme de soi-même. Une plus grande attention à ses propres principes aurait sans doute dû mener le néothomiste allemand à néantiser l’acte d’être, ou à le potentier à tout le Cfr SIEWERTH, G., Der Thomismus als Identitätssystem, pp. 35-37; CABADA CASM., L’Etre et Dieu chez Gustav Siewerth, pp. 80-83. 422 Cfr SIEWERTH, G., Das Schicksal der Metaphysik von Thomas zu Heidegger, p. 497. 421

TRO,

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moins, vis-à-vis de la détermination en acte présentée par la multiplicité des substances. Siewerth tend en définitive à faire de l’acte d’être, vraisemblablement sous l’influence encore très prégnante de Heidegger, une puissance en quête de réalisation, au lieu de le penser comme l’être de la substance réelle, c’est-à-dire la fin et surtout la perfection en acte à laquelle est destinée l’essence, et qui donne à celle-ci son caractère réel même. Sans faire appel à quelque « révélation », la pensée ne peut passer de l’unité de la nature à quelque détermination de la multiplicité des formes ; aucune contrainte rationnelle, prenant son point de départ dans l’indétermination de la puissance idéelle, ne poussera l’être à se réaliser dans un nombre déterminé de formes423. D’une pure et simple identité indéterminée, on ne dérivera aucune multiplicité déterminée de formes. Sans pour autant accéder au domaine d’une telle actualité ou détermination pure, révélée seulement par la foi sous la forme numérique précise des trois personnes divines, il est certain que la raison ne s’élèvera à quelque compréhension de la différence en Dieu que si elle ne se contente pas de partir de la différence entre l’acte d’être et la subsistance, mais trouve le fondement de sa réflexion dans la notion de relations intradivines, dont les personnes sont les sujets. Ce sont en outre par les relations que les personnes sont dites être distinguées424, et en Dieu seul, considéré maintenant comme principe philosophique, ou clé de voûte d’une élaboration de la multiplicité du monde, coïncident relation réelle et substance, alors que bien entendu, aucune relation réelle créée ne s’identifie à quelque absolu425. Les relations trinitaires, rappelait A. Krempel, diffèrent des relations créées sur deux points essentiels :

423 J. F. Boyle en fait, quant à lui, la force du discours thomasien, en expliquant précisément l’insistance à faire de la potentia generandi un acte essentiel plutôt que personnel par la volonté d’établir une analogie entre le créé et les relations intratrinitaires, permettant de ramener ces dernières à l’ordre de la raison : « Pourquoi ce souci constant de dénier un caractère purement personnel à la potentia generandi ? La réponse se trouve dans le caractère analogique de l’analyse. Si la potentia generandi était purement personnelle, alors il n’y aurait aucune analogie puisqu’il n’existe tout simplement pas de potentiae de ce type dans l’ordre créé. Ce n’est pas que l’on ne pourrait s’engager en de telles spéculations, ni que de telles potentiae divines soient impossibles ; mais plutôt que de telles potentiae n’aident pas à une compréhension plus profonde de la Trinité de manière analogique » (BOYLE, J. F., « The analogy of potentia generandi », p. 584). 424 « […] cum id quod est absolutum, communiter sit in Patre et Filio, non distinguuntur secundum aliquid, sed secundum ad aliquid tantum » (THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 2, a. 5, c.). 425 Cfr à ce sujet KREMPEL, A., La doctrine de la relation chez saint Thomas, p. 174. Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 2, q. 1, a. 3 ; Ibidem, d. 22, q. 1, a. 3, ad 2 ; IDEM, Quaestiones disputatae de potentia, q. 10, a. 5, c.

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« Elles s’identifient avec la substance absolue, […], ce qui ne se réalise pour aucune relation créée. D’où cette seconde différence, fondamentale elle aussi […], que la relation créée possède l’être le plus faible, tandis que les relations réelles divines possèdent l’être de Dieu, sont Dieu. Car tout ce qui est en Dieu, est Dieu, comme saint Thomas le répète après saint Augustin »426.

Ainsi le mode même d’expression des relations répondra-t-il plus parfaitement à la réalité en Dieu qu’en nous-mêmes, puisque le morcellement des perspectives en abstrait et concret n’a pas cours en Lui. Dieu est en effet, par exemple, essentiellement Père et paternité, dans la mesure où les relations réelles en Lui sont identiques à sa substance427. Les relations comme les personnes s’identifient à l’acte pur divin en tant que parfaite identité de son être et de ses prédicats, et ne se révèlent que comme telles. Il y a cependant, nous l’avons vu, analogie selon l’être entre les relations créées et les relations intra-divines, qui s’inscrivent, de part et d’autre, au sein de la constitution même de l’essence. N’atteignant la perfection de son être que dans la relation, ce n’est également que par celle-ci que la chose créée acquiert quelque ressemblance avec Dieu. Cette thèse interdit toute compréhension statique de la participation dans les simples termes d’une réception passive de quelque perfection dans un sujet. De même l’absolu n’est-il Un que dans la relation des personnes. Il est cependant parfaitement identique à lui-même au sein des personnes, dont les relations sont parfaitement identiques à leur substrat. Aussi Dieu est-il Un, et les relations comme la distinction des personnes qui s’y rattache sont-elles toujours parfaitement en acte428. Sans doute est-il possible de penser rationnellement certaines relations en Dieu, tournées vers la créature et fondées sur l’être et le principe de causalité. Mais l’analogie selon l’être implique une différence radicale du mode d’être même des analogués et interdit, de l’être participé ou créé comme effet, quelque remontée adéquate au sein de l’intimité divine. C’est un article de foi que d’affirmer qu’au sein même de la Trinité des personnes, Dieu demeure une essence parfaitement unique et identique à soi, et c’est en raison d’un tel article que Thomas s’oppose à l’hérésie arienne, qui en vint à professer l’inégalité des personnes divines. Il s’agit là selon Thomas d’une conclusion dérivée du platonisme, pour KREMPEL, A., La doctrine de la relation chez saint Thomas, p. 91. Cfr Ibidem, p. 141. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 40, a. 2 ; THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 9, a. 5, ad 17 ; Ibidem, q. 8, a. 3, ad 10. 428 Il n’y a aucune passivité en Dieu. Ainsi le Fils et l’Esprit procèdent-ils activement du Père. Cfr à ce sujet THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 42, a. 6, ad 3 ; THOMAS D’AQUIN, Quaestiones disputatae de potentia, q. 9, a. 9, ad 3. 426

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lequel il existe trois substances premières : à savoir le dieu créateur, l’intellect qui contient les idées de toutes choses et qui a été fait par le premier principe, et enfin l’âme du monde429. L’inégalité ou l’égalité en Dieu ne pourraient quoiqu’il en soit consister qu’en relations de raison selon Thomas430, et présupposeraient l’introduction d’une quantité corporelle en Lui431 ; ce que l’Aquinate sous-entend également lorsqu’il affirme que les ariens, en affirmant l’inégalité du Père et du Fils, confondent la divinité et l’humanité de ce dernier432. Quant aux relations réelles en Dieu, qui s’identifient à l’acte de la Trinité des personnes et à leurs relations strictement internes, Thomas s’interdit de les ramener sur le plan de la raison. Se faisant, il reste en quelque sorte fondamentalement aristotélicien, dans la mesure où il s’en tient à une notion de matière sensible, et récuse toute introduction du concept de matière au sein du domaine de l’absolu. Il faut donc très certainement s’interroger sur la possibilité pour la raison d’accéder naturellement à quelque intellection de la différence en Dieu et du dogme de la Trinité. Est-il possible d’aller plus loin en ce domaine qu’une simple analogie ? Thomas manque-t-il les virtualités philosophiques de la notion de Trinité ? Et est-il possible de s’élever par nos seules puissances naturelles au-delà d’une compréhension de ce dogme qui se satisferait de l’aspect systématique de la dialectique trinitaire ? Chez Thomas, il n’est pas question de tout cela. La Trinité est en ses fondements, en son acte si l’on veut, affaire de pure et simple foi. Les personnes sont parfaitement en acte, éternelles, et expriment la relation sous un mode paradigmatique certes, analogue, mais dès lors, sous un mode propre, accompli, inaccessible car indemne de toute potentialité et donc de tout mouvement comme de tout rapport au sens d’une relation créée. Ainsi certains auteurs ultérieurs, les théosophes allemands notamment, soucieux de ramener la vie au cœur du divin, établiront-ils leur spéculation trinitaire dans la ligne spirituelle du platonisme en ramenant la puissance, sous les auspices de la notion de matière elle-même, en Dieu, et ce au risque de la rationalisation des processions divines433. La considération des relations trinitaires, après les débats qui agitèrent Gilbert de la Porrée et Boèce par exemple, demeurait la pierre d’achoppement de tout essai de définition de la personne au Moyen Age. En réactualisant cette question, Siewerth donnait les principes d’une pensée des 429 430 431 432 433

Cfr THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 3, a. 4, c. Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 28, a. 4, ad 4. Cfr notamment Ibidem, Ia, q. 42, a. 4, ad 2. Cfr THOMAS D’AQUIN, In Boethii de Trinitate expositio, q. 3, a. 4, ad 1-2. Que l’on pense à J. Böhme ou à Franz von Baader par exemple.

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relations de l’essence avec son acte d’être au cœur de la substance, qui allait pousser L.-B. Puntel par exemple ou R. Te Velde434, à réévaluer la doctrine de la participation mise en avant par Geiger, c’est-à-dire la composition entre esse et essence envisagée de manière interne aux modes d’être considérés en leur limitation formelle, et à la thématiser d’une manière plus adéquate à partir des modes de subsistance de l’être435.

VI.2.6. Les deux tendances issues d’Albert le Grand et la métaphysique La question des rapports qu’entretiennent chez Thomas surnaturel et naturel, ou théologique et philosophique, est particulièrement délicate. Alors que la vision thomiste issue de Cajétan et sa constitution d’un ordre de nature pure, qui pouvait sembler propice à l’exercice d’une philosophie autonome, devait selon de Lubac mener droit à l’athéisme ou à la sécularisation moderne, il existait au Moyen Age déjà d’autres tendances, parfois vigoureusement opposées à Thomas, qui s’étaient élevées pour défendre explicitement l’autonomie de la démarche philosophique. La 434 Cfr PUNTEL, L.-B., Analogie und Geschichtlichkeit ; TE VELDE, R. A., Participation and substantiality in Thomas Aquinas. 435 La plupart des commentateurs de la fin du XXe siècle s’entendaient sur une volonté de concilier les voies de la participation par composition d’essence et d’esse défendue par Fabro, et de la composition par hiérarchie formelle de Geiger. Nous ne souhaitons pas nous engager plus avant ici dans l’étude de ces diverses tentatives d’harmonisation, ni même dans le débat explicite qui opposa Fabro à Geiger, et reportons une discussion plus précise sur ce sujet à d’autres lieux. Une telle exposition nous mènerait en effet à nombre de considérations annexes et de détails qui alourdiraient considérablement encore notre travail. Nous nous refusons en effet à présenter la controverse de manière tronquée ou dans ses grandes lignes, dans la mesure où nous pensons que la position de Geiger est elle-même bien souvent l’objet de jugements simplifiés. Qu’il nous suffise ici de rappeler que Geiger posait la composition immédiate d’être et d’essence en toute substance créée, et s’était réjoui de la découverte de la primauté de l’esse et du jugement chez Gilson. On pourrait évoquer ce passage par exemple : « En réalité, l’attribution de l’être ou des autres propriétés transcendantales aux êtres finis n’est jamais une attribution purement absolue. Elle suppose toujours l’action divine d’une part, la totale référence, d’autre part, de l’être créé à son principe dont il est la similitude déficiente et dont il reçoit l’être. Il faut supposer par conséquent, dans l’attribution intrinsèque de la perfection analogique à la créature, cette relation à Dieu, qui seule la rend possible, puisqu’à aucun moment la créature n’est existante, bonne ou vraie indépendamment de sa référence à Dieu. La participation fonde en ce sens l’attribution analogique » (GEIGER, L. B., « Bulletin de métaphysique », pp. 329-330). Il ne manquait à notre sens à Geiger que l’expression adéquate pour parvenir aux solutions d’un Puntel ou d’un Te Velde. Il faudrait relire sous ce prisme et sous celui de la médiation unificatrice des modes de substare les critiques que lui ont adressées Wippel (Cfr WIPPEL, J. F., The Metaphysical Thought of Thomas Aquinas, pp. 127-130) et Doolan notamment (DOOLAN, G. T., Aquinas on the divine Ideas as exemplar causes, pp. 199-242).

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plupart révélaient une influence certaine de l’averroïsme. Cajétan lui-même avait fortement subi l’influence de l’averroïsme padouan. Au XIIIe siècle, les « averroïstes » Siger de Brabant et Boèce de Dacie sont considérés comme les cibles principales des condamnations de 1277, suspects d’avoir promu l’auto-suffisance de la faculté des arts. Et depuis quelques années maintenant, suite aux recherches de K. Flasch, Dietrich de Freiberg et son admission d’une possible béatitude philosophique focalisent les attentions de bons nombres d’historiens de la pensée médiévale. Ce dominicain s’était opposé à celui qui, pourtant, passait déjà comme maître en son ordre, et développa une doctrine qui, si elle se ressent tout autant de l’influence d’Albert le Grand que la pensée de Thomas, en met plus particulièrement les aspects averroïstes en valeur. Elle possède en outre de nombreux points communs avec un autre dominicain allemand célèbre, à savoir Maître Eckhart, que nous évoquerons ensuite. Nous pencher brièvement sur leurs enseignements nous permettra de faire entrer en contraste leur conception de la nature et de la métaphysique avec celles de Thomas. VI.2.6.1. L’antithomisme de Dietrich de Freiberg à propos de la nature de l’accident et sur la question eucharistique C’est autour des débats menés sur une question théologique, celle de l’eucharistie, que Dietrich élabora ses plus vives critiques, en reprochant à Thomas d’avoir trop vite abandonné les principes régissant la nature et la philosophie aristotélicienne, entraînant par là une conception faussée des rapports que devaient entretenir révélation et savoir naturel. La question eucharistique impliquait en effet celle de la nature de la substance et de l’accident. Après que Bérenger de Tours (mort en 1088) ait introduit les concepts de matière et forme autant que de sujet et de id quod in subiecto est afin d’expliquer l’eucharistie, il lia les accidents sensibles de la chose à la substance de manière telle que celle-ci ne pouvait plus être conçue sans ceux-là et relativisa considérablement la présence réelle du Christ au sacrement de l’autel. Il s’agit alors pour ses opposants de pouvoir expliquer la présence réelle du Christ en dépit d’une conceptualisation rigide mais établie, et qui dépendait essentiellement de la philosophie. Suite encore aux définitions du Concile du Latran IV, il fallut concevoir une véritable « transsubstantiation » dans l’eucharistie, malgré l’identité des espèces436. C’est la problématique dont héritent Albert le 436 « […] Iesus Christus cuius corpus et sanguis in sacramento altaris sub speciebus panis et vini veraciter continentur, transsubstantiatis pane in corpus, et vino in sanguinem potestate divina » (Denzinger, n. 802).

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Grand et Thomas, alors qu’ils affirment une transsubstantiation réelle et totale de la substance du pain et du vin en celle de la chair et du sang du Christ437. C’est au détail de la solution offerte dans sa figure thomasienne principalement que s’oppose Dietrich de Freiberg. Dans un article célèbre, R. Imbach résume l’opposition de la manière suivante : « Cette doctrine de la conversion substantielle comporte comme corrolaire celle de la rémanence des accidents ou de la séparabilité des accidents de la substance. Alors que Thomas tente de montrer que cette thèse n’inclut aucune impossibilité philosophique, son confrère dominicain la rejette irrémédiablement parce que non seulement elle est contraire à la nature, mais encore elle détruit selon lui la philosophie elle-même »438.

Thomas, pourtant, ne s’était-il pas lui-même fixé pour « impératif méthodologique » 439, dans sa Somme contre les Gentils, et à la suite de son maître Albert, d’exclure toute « impossibilité », afin que « la doctrine de l’Eglise à propos de ce sacrement ne soit pas considérée comme impossible par les infidèles » ?440 Aussi Thomas cherche-t-il à rendre compte des doctrines de foi sans faillir aux règles qui régissent les choses naturelles, et notamment aux propriétés que, par soi, possèdent la substance et l’accident. Si le fond de la doctrine eucharistique, sans nul doute, repose dans une action surnaturelle, il s’agira pour Thomas, mais aussi pour Albert ou encore Bonaventure, d’en ménager un accès par la raison naturelle. Ces auteurs s’attachent en conséquence à démontrer, autant qu’il est possible, l’existence séparée des accidents selon les principes de la philosophie, sans se leurrer toutefois quant au fin mot de cette démarche : « manifestum est autem quod plus potest Deus in operando quam intellectus in apprehendendo »441. Dans son Quodlibet IX, 3, l’Aquinate entame son argumentation par une mise en évidence de l’omnipotence divine. Mais comme le signale bien R. Imbach, le recours au Liber de Causis en ce passage est particulièrement significatif442, puisqu’il juxtapose en définitive à l’argumentation théologique une justification d’ordre philosophique à propos de l’universalité de la causalité première : Pour Albert, voir ALBERT LE GRAND, In IV Sent., d. 11, a. 1, pp. 265ss. IMBACH, R., « Pourquoi Thierry de Freiberg a-t-il critiqué Thomas d’Aquin ? », p. 117. 439 Selon l’expression de R. Imbach (Cfr Ibidem, p. 118). 440 THOMAS D’AQUIN, Summa contra Gentiles, IV, 63 : « […] ne tamen doctrina Ecclesiae circa hoc sacramentum infidelibus impossibilis videatur conandum est ad hoc quod omnis impossibilitas excludatur ». 441 Ibidem, IV, 65. 442 Cfr IMBACH, R., « Pourquoi Thierry de Freiberg a-t-il critiqué Thomas d’Aquin ? », pp. 118-119. 437

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« Dicendum quod procul dubio in sacramento altaris accidencia sunt ibi sine subiecto. Quod qualiter esse possit, hinc considerandum est quod in omnibus causis ordinatis, secundum Philosophum in Libro de causis, uehementius inprimit in causatum cause secunde causa prima quam etiam causa secunda, unde fit ut causa prima non retrahat operationem suam ab effectu etiam postquam causa secunda retraxerit, ut dicitur ibidem in commento. Vniuersalis autem causa et prima omnium entium Deus est, non solum substantiarum, set etiam accidencium : ipse enim est creator substancie et accidentis. Set entia prodeunt ex eo quodam ordine : nam mediantibus substancie principiis accidencia producuntur ; unde secundum nature ordinem accidencia a principiis substancie dependent, ut sine subiecto esse non possint. Tamen per hoc non excluditur quin Deus quasi causa prima possit accidencia in esse conseruare substancia remota. Et per hunc modum accidencia miraculose sunt in sacramento altaris sine subiecto, uirtute scilicet diuina ea tenente in esse »443.

Ainsi Dieu agit-il immédiatement sur l’esse de l’accident pour le préserver sans la substance, et passe-t-il outre la causalité seconde444. Mais Thomas et Albert dépendent, en leur définition de la substance et de l’accident, essentiellement d’Avicenne. S’il ne fait aucun doute que l’être même de l’accident n’est pour ces auteurs que dans son inesse, c’est-àdire que l’accident n’a d’être que de la substance à laquelle il est attribué, ils suivent cependant le philosophe persan pour attribuer à l’accident un être absolu dans l’intellect 445. Selon les mots d’Albert : « accidens est cuius esse est absoluti intellectus, et est dependens ad subjectum »446. THOMAS D’AQUIN, Quodlibet IX, q. 3, a. unique, c. Cfr aussi THOMAS D’AQUIN, In IV Sent., d. 12, q. 1, a. 1, qc. 1, c. : « Dicendum ad primam quaestionem quod sicut dicitur prima propositione libri De causis, ‘causa prima est vehementioris impressionis supra causatum causae secundae quam ipsa causa secunda’. Unde quando causa secunda removet influentiam suam a causato, adhuc potest remanere influentia causae primae in causatum illud : sicut remoto rationali, remanet vivum, quo remoto remanet esse. Cum ergo causa prima accidentium et omnium existentium Deus sit ; causa autem secunda accidentium sit substantia, quia accidentia ex principiis substantiae causantur ; poterit Deus accidentia in esse conservare remota tamen causa secunda, scilicet substantia ». Thomas constate que tout ce qui apparaît aux sens, c’est-à-dire les accidents du pain et du vin, demeure à la suite de la consécration (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, IIIa, q. 75, a. 5, c.). Or il faut admettre que ces accidents subsistent sans sujet. En effet, les accidents du pain et du vin ne peuvent avoir comme sujet ni la substance du pain et du vin, puisque cette dernière ne subsiste pas, ni la substance du corps et du sang du Christ, car la substance d’un corps humain ne peut être affectée de ce type d’accidents, et à plus forte raison le corps du Christ, « qui existe dans la gloire et l’impassibilité » (Ibidem, IIIa, q. 77, a. 1, c.). 445 Cfr à ce propos JORISSEN, H., Der Beitrag Alberts des Grossen zur theologischen Rezeption des Aristoteles am Beispiel der Transsubstantiationslehre, p. 9. 446 ALBERT LE GRAND, In IV Sent., d. 12, a. 16, ad 12, p. 330 b ; Cfr aussi IDEM, Liber de sacramento eucharistiae, d. 6, tr. 2, c. 1, p. 385a-b : « […] non est idem esse accidentis in subjecto proprio et in medio et in sensu : quia in esse medii et sensus est perfectio 443 444

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Thomas comme Albert distinguent pour l’accident un « esse quod habet in subjecto » et un « esse essentiae »447. Selon Thomas, l’intellect peut saisir les accidents d’eux-mêmes, même si leur mode d’être est qu’ils ne peuvent exister de la sorte448. Aussi l’essence de l’accident, à la différence de son être même, ne participe-t-elle plus intégralement de la substance. Albert va jusqu’à attribuer à l’essentialité de l’accident ses raisons propres, dont il fait résulter ses capacités d’action et de passion : « […] ideo accidens apud naturam nec agit nec patitur ab alio sine subiecto : quia non est sine subiecto : et ideo subjectum non confert ipsi virtutem agendi, vel patiendi, sed potius sustinet ipsum tantum : […] sed si esset secundum se sine subjecto, absque dubio propria virtute ageret et pateretur »449.

Le maître colonais conclut donc à la possibilité pour un accident de subsister sans sujet, ce qui, au cours de l’eucharistie notamment, advient par virtus divina450, mais également de posséder de soi, sans inhérence medii et sensibilis potentiae : et sic potest esse sine subjecto proprio : secundum esse autem materiale ipsius non potest esse sine ipso, nec intelligi : et sic secundum diversitatem esse accidentis intelligitur id quod dicit Avicenna, quod accidens est, cujus intellectus est absolutus et esse concretum : si enim intelligeret Avicenna, quod intellectus accidentis secundum esse materiale quod est in subjecto, esset absolutus, ipse falsum diceret, sicut probat objectio, sed esse suum intentionale et sensibile est absolutum a subjecto. Similiter dicendum est ad tertium objectionem : quia per esse materialis dispositionis multitudo accidentium reducitur ad substantiam. Quod autem forma accidentalis tale intentionale esse accipit in sacramento, ideo contingit, quia propria substantia ipsius in qua habuit esse materiale, et agebat per principia materialia, transsubstantiatur et non manet in sacramento : et ipsum accidens solum manet sicut sola forma sigillorum et species manet in cera post sigillationem […] » ; Cfr aussi IDEM, Super Ethica, L. I, l. 6, p. 26a. 447 ALBERT LE GRAND, In IV Sent., d. 12, a. 16, ad 2, ad 4, ad 8, pp. 329a-330a ; cfr JORISSEN, H., Der Beitrag Alberts des Grossen zur theologischen Rezeption des Aristoteles am Beispiel der Transsubstantiationslehre, p. 10. 448 Cfr THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 1, n. 1254: « Licet autem modus essendi accidentium non sit ut per se sint, sed solum ut insint, intellectus tamen potest ea per se intelligere, cum sit natus dividere ea quae secundum naturam coniuncta sunt. Et ideo nomina abstracta accidentium significant entia quae quidem inhaerent, licet non significent ea per modum inhaerentium. Essent autem significata per huiusmodi nomina non entia, si non inessent in re ». Il faut noter que l’adoption de la thèse avicénienne d’une possible appréhension par l’intellect de l’essence de l’accident indépendamment de son sujet semble pourtant contredite par ces passages : « Et quod [substantia] sit prima secundum definitionem, patet, quia in definitione cuiuslibet accidentium oportet ponere definitionem substantiae » (Ibidem, 1, n. 1258) ; « Sicut enim alia praedicamenta non habent esse nisi per hoc quod insunt substantiae, ita non habent cognosci nisi inquantum participant aliquid de modo cognitionis substantiae, quae est cognoscere quid est » (Ibidem, 1, n. 1259). 449 ALBERT LE GRAND, In IV Sent., d. 12, a. 10, c., p. 313a. 450 Ibidem, d. 12, a. 16, ad 4, p. 329 b. Aristote n’a, écrit cependant Albert, pu s’élever à cette considération, parce qu’il était rivé au mode d’être que régissent les principes purement naturels : « […] Philosophus non dicit nisi de operatione illa in qua transmutatur

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en quelque sujet, un certain nombre de déterminations. Le pas est maintenant facilement accompli vers l’admission d’une subsistance de la quantité, seul sujet d’inhérence, lors du sacrement de l’autel, des espèces sensibles du pain et du vin. Cette priorité absolue d’inhérence de la quantité parmi les accidents appartient à la conception que se fait Albert de la constitution de la substance naturelle et de la priorité de la forme substantielle, telle que nous l’avons vue défendue par Thomas également. Albert considère alors qu’il suffit à Dieu d’exercer son action sur la quantité pour que toutes les autres propriétés accidentelles du pain et du vin soient conservées. Cette priorité de la quantité doit s’entendre en effet en un sens fort chez Albert, qui va jusqu’à affirmer que cette dernière prend ainsi, d’une certaine manière, part au mode d’être même de la substance, sans pour autant qu’elle soit elle-même substance451. A la manière de la position adoptée par Albert, la définition que donne Thomas de l’accident permet l’exception eucharistique. Aussi l’Aquinate emboîte-t-il le pas de son maître et d’Avicenne avant lui. Dans son Quodlibet, peut-être s’avance-t-il un peu plus loin cependant, ce qui lui sera vertement reproché par Dietrich, en parlant de l’union de l’accident à sa substance sous un mode conditionnel (debetur), qui semble équivaloir à la simple « aptitude » dont avait déjà usé Bonaventure à des desseins similaires : « Ad secundum dicendum quod secundum Avicennam in sua Metaphysica, esse non potest poni in diffinitione alicuius generis vel speciei, quia omnia particularia uniuntur in diffinitione generis vel speciei, cum tamen genus vel species non sit secundum unum esse in omnibus. Et ideo hec non est vera diffinitione substancie : ‘Substancia est quod per se est’ vel accidentis : unum in aliud quae abjicit a subjecto, et non de quacumque operatione : quia Philosophus non considerat accidens nisi causatum et contentum in esse a subjecto : eo quod ipse per rationem a principiis naturalibus rei sumptam, aliud investigare non potest : ideo dicit, quod non agit sine subjecto : sed ubi continetur virtute superiori ad opus divinum in sacramento demonstrandum, nihil prohibet etiam remanere suam operationem » (Ibidem, d. 12, a. 16, 2a via ad 1, p. 330b). 451 Cfr JORISSEN, H., Der Beitrag Alberts des Grossen zur theologischen Rezeption des Aristoteles am Beispiel der Transsubstantiationslehre, p. 12 ; ALBERT LE GRAND, In IV Sent., d. 12, a. 16, ad 11, p. 330a-b : « […] unde superficiei et quantitati quae secundum aliquid convenit cum subjecto, scilicet in suscipiendo qualitates quasdam, datur ad usum sacramenti in toto cum subjecto convenire, scilicet quantum ad ejus per se existere sine subjecto » ; Ibidem, 3a via ad 2, p. 331b : « […] sicut quantitas in hoc convenit cum substantia, quod ipsa est subjectum quorumdam accidentium, ita etiam convenit cum proprietate substantiae, quod ipsa secundum sui mutationem recipit contraria : non tamen est substantia : quia hoc non convenit ei per se et primo, sed per accidens, scilicet per substantiam tenentem eam in esse : et hoc est ex eo quod virtute divina loco subjecti in esse continetur, et ideo naturaliter corrumpuntur corruptione contrarii ».

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‘Accidens est quod est in alio’. Set est circumlocutio vere descriptionis, que talis intelligitur : ‘Substancia est res cuius nature debetur esse non in alio’. ‘Accidens vero est res cuius nature debetur esse in alio’. Unde patet quod, quamvis accidens miraculose sit non in alio, non tamen pertingit ad diffinitionem substancie : non enim fit ut eius nature sit debitum esse non in alio ; nec egreditur rationem accidentis, quia adhuc natura eius remanet talis ut ei debeatur esse in alio »452.

Thomas distingue les raisons de l’être et de l’essence à propos tant de la substance que de l’accident. Aussi ce dernier possède-t-il des caractères propres indépendamment de son existence en un sujet453. L’être n’étant pas un genre, il ne peut entrer dans la définition de l’accident, ni d’ailleurs de la substance. Aussi être par soi ou être dans un autre ne peuvent caractériser des définitions au sens propre454. Comme l’explique encore E. Gilson, si la définition de l’accident était entièrement relative à son esse, le fait d’être par soi lors de l’eucharistie l’aurait transformé ni plus ni moins en substance455. La définition thomasienne de l’accident ne présente en quelque sorte plus qu’un rapport de possibilité face à l’inhérence effective en un sujet, qui dès lors ouvre à l’efficace divine tout le champ du non contradictoire à son propos456. Ce n’est pas à l’essence même des accidents qu’il revient de les faire subsister sans sujet lors du 452 THOMAS D’AQUIN, Quodlibet IX, q. 3, a. unique, ad 2 ; BONAVENTURE, In IV Sent., d. 12, p. 1, a. 1, q. 1, c. : « Notandum igitur quod sicut comparatio accidentis ad operationem est dupliciter, scilicet secundum actum et secundum aptitudinem, ita etiam ad subiectum. Comparatio vero accidentis ad propriam operationem secundum aptitudinem est essentialis et inseparabilis ; unde non potest esse quod sit albedo et non sit disgregativa. Comparatio secundum actum consequitur essentiam, unde posset accidens separari ab actuali operatione ; unde albedo non semper disgregat. – Sic dicendum quod comparatio accidentis ad subiectum secundum aptitudinem est essentialis ; et haec nunquam privatur ab accidente nec ab illis speciebus : verum est enim dicere quod sunt natae esse in subiecto. Comparatio vero actualis, quamvis semper insit actu secundum naturam, tamen sequitur essentiam, et ideo ab isto potest separari sine aliquo inconvenienti potentia supra naturam ». 453 « […] cum ens non sit genus, hoc ipsum quod est esse, non potest esse essentia vel substantiae vel accidentis. Non ergo definitio substantiae est ens per se sine subiecto, nec definitio accidentis ens in subiecto : sed quidditati seu essentiae substantiae competit habere esse non in subiecto ; quidditati autem sive essentiae accidentis competit habere esse in subiecto. In hoc autem sacramento non datur accidentibus quod ex vi suae essentiae sint sine subiecto, sed ex divina virtute sustentate. Et ideo non desinunt esse accidentia : quia nec separatur ab eis definitio accidentis, nec competit eis definitio substantiae » (THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, IIIa, q. 77, a. 1, ad 2). 454 Cfr les éclaircissements importants à ce propos de GILSON, E., « Quasi definitio substantiae », p. 115, 124. 455 Cfr Ibidem, p. 123. 456 Cfr IMBACH, R., « Le traité de l’eucharistie de Thomas d’Aquin et les averroïstes », p. 316.

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sacrement de l’autel, mais à la puissance divine, qui seule les soutient. Aussi l’accident ne cesse-t-il d’être accident, puisqu’il n’est pas séparé de sa définition et ne tombe pas, bien qu’il subsiste, sous la définition de la substance457. On connaît la troisième étape de l’argumentation de Thomas, suivie par Albert avant lui. Elle se base sur un présupposé dont nous avons plusieurs fois relevé l’importance, à savoir celui de la priorité accordée à l’accident quantité dans l’ordre de constitution de la substance. Ainsi, selon Thomas, la quantité sera-t-elle susceptible de jouer un rôle de sujet des accidents du pain et du vin au cours de l’eucharistie458. Cette priorité, nous y avons longuement insisté, est directement impliquée dans l’analyse métaphysique du détail de la perception sensible ou de l’individuation de la substance. De nombreux éléments, nous l’avons constaté, permettent de penser que la métaphysique de l’Aquinate repose, en relative indépendance de considérations purement théologiques, sur une priorité accordée à la substance considérée de manière séparée de ses déterminations. L’analyse des processus d’abstraction et de séparation tels que les présentait l’Aquinate, a montré l’emphase mise par Thomas sur la substance, « matière intelligible », et sa primauté, sous la perspective de la separatio proprement métaphysique. Il nous est apparu à tout le moins tronqué de n’envisager en outre la méthodologie métaphysique thomiste qu’à l’aune de la seule resolutio abstractive. Elle suit tout autant un chemin de constitution et de composition de la substance, qui prend son origine dans l’intimité de l’action créatrice, ou dans l’esse comme acte et opération. Si l’être n’est pas un genre, c’est à la fois parce qu’il est absolument universel, transgénérique, et comporte parallèlement autant de significations que de choses qu’il actualise. En d’autres termes, l’action immédiate de la cause première sur la créature ne prend-elle point l’allure du miracle parce qu’elle se situe directement au plan de l’esse, plus fondamental que les mouvements apparents de la nature ? Affirmer en conséquence que Thomas dut considérablement adapter son ontologie en raison des questions théologiques qui se posaient à lui, est un pas qui nous paraît parfois franchi sans les précautions suffisantes459. On Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, IIIa, q. 77, a. 1, ad 2. Cfr par exemple Ibidem, IIIa, q. 77, a. 2, c. 459 Cfr par exemple KÖNIG-PRALONG, C., Avènement de l’aristotélisme en terre chrétienne, p. 22 : « Lorsque Thomas d’Aquin infléchit les principes généraux de sa philosophie pour rendre compte rationnellement du mystère de l’eucharistie, il est impossible d’y voir un progrès de sa pensée ». R. Imbach, bien qu’il soit plus prudent et reconnaisse la 457 458

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ne peut certes pas exclure que cette métaphysique cohérente de la substance ait pu s’élaborer sous l’impetus des interrogations que posait la foi chrétienne. Mais c’est encore autre chose de dire qu’au cœur du réseau conceptuel intrinsèque que pose cette métaphysique, la foi chrétienne ait un rôle décisif à jouer. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier que l’eucharistie relève essentiellement du mystère de la foi, ce que soutient explicitement Thomas lui-même. Mais soutenir que l’Aquinate ait dû transformer les principes mêmes de sa philosophie de la nature ou les adapter en fonction du mystère eucharistique, ne peut être admis sans discussion. La structure interne des naturalia et du rapport métaphysique instauré entre la substance et ses accidents demeure en effet inchangée ; l’explication de l’eucharistie développée par Thomas ne peut à cet égard être considérée comme un scandale au vu de l’ontologie et de l’épistémologie qui lui sont propres. Ce qui se révèle essentiellement dans la controverse avec Dietrich n’est, selon nous, point tant l’inconséquence philosophique de Thomas qu’une conception radicalement différente de la métaphysique et, en quelque sorte, de sa « direction ». Dans son traité de accidentibus, Dietrich commence par élargir la définition de l’accident aux propriétés par soi. Il affirme ensuite, ce qui contraste immédiatement avec les thèses d’Albert et de Thomas : « Si igitur de huiusmodi proprietatibus et per se passionibus quaeratur, utrum possint esse sine omni subiecto ita, ut per se absolutam existentiam habeant sine fulcimento cuiuscumque subiecti, dicendum, quod si loquamur de his, quas proprie per se passiones dicimus, qualia sunt illa, quae in mathematicis concluduntur, ut habere tres aequales duobus rectis et par et impar quoad numerum et sic de aliis, si etiam sit sermo de respectibus, quantum ad ipsos respectus, qui respectu sui fundamenti habent rationem et modum per se passionum, ut pater, filius et similia, nulla vi naturae sive creatae sive increatae agente potest fieri, ut talia sint sine suis subiectis, ex quorum principiis talia eliciuntur et constituuntur in esse »460.

La raison en est, précise Dietrich, que ces propriétés sont des privations ou des relations, et demandent par le fait même leur inhérence en un sujet, sous peine de n’avoir aucun être. Vouloir séparer les propriétés, qui appartiennent par soi à la substance, de cette dernière, ne serait rien d’autre que séparer la chose de ses principes mêmes, desquels elle tire pourtant son essence et sa définition. Le défini serait, comme l’écrit Dietrich, séparé de parfaite cohérence de la démarche de Thomas, affirme dans le même temps qu’il modifie son ontologie pour répondre au problème théologique de l’eucharistie (Cfr IMBACH, R., « Le traité de l’eucharistie de Thomas d’Aquin et les averroïstes », p. 316, 319). 460 DIETRICH DE FREIBERG, De accidentibus, 5.

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sa définition propre et essentielle461, ce qui, manifestement, implique contradiction. Dès lors, Dieu même ne peut séparer une substance et les propriétés qui appartiennent à sa définition462. « Quod enim aliqua res sit et non habeat suam propriam quiditatem nec propriam suam definitionem nec sit in suo proprio genere vel specie, manifeste contradictionem importat, sicut si quis diceret, quod homo est et non est animal rationale »463. Dietrich clame que l’accident ne possède de soi aucune quiddité. Privé d’essence, il se rapproche du néant, première division de l’ens, ou prima ratio dividendi de la science de l’étant464. Dietrich entend raisonner en strict philosophe. Aussi nie-t-il purement et simplement que l’accident puisse être sans sujet ou se tenir per se indépendamment de quelque autre nature465. La position de ses adversaires, écrit-il, est celle d’ignorants, qui éradiquent les fondements de la nature et de la science. En détruisant la raison propre des substances comme des accidents, ils s’interdisent toute définition assurée de ceux-ci466. Dietrich s’en prend à la position tenue par Bonaventure, Thomas d’Aquin et Gilles de Rome : « Nec potest dici, quod accidentia dicantur esse dispositiones substantiae aptitudinaliter ; non tamen oportet, quod semper in actu, et sic non necessarium et semper inesse, sed possunt virtute saltem supernaturali non inesse »467. 461 « Sequeretur enim rem separari a suis principiis, ex quibus et essentiam et definitionem habet. Ex quo sequitur definitum separari a definitione. Ex quo consequenter infertur rem separari a sua quiditate et propria et essentiali definitione ; sic enim hic accipimus definitionem, quae designativa et determinativa est rei secundum suam quiditatem » (Idem). 462 La thèse d’une impossibilité pour l’accident d’exister sans la substance qui le supporte avait fait l’objet d’une condamnation en 1277 (art. 140 surtout), même si, comme l’a remarqué S. Donati, on peut douter de l’efficacité de celle-ci à l’étude des commentaires de la Physique datant de la fin du XIIIe siècle (Cfr DONATI, S., « ‘Utrum accidens possit existere sine subiecto’ », pp. 615-616). 463 DIETRICH DE FREIBERG, De accidentibus, 5. 464 Cfr Ibidem, 9, 16 : « Ex his igitur manifestum est, quod accidens non habet essentiam absolutae quiditatis secundum se, sed tota eius essentia est esse dispositionem et aliquem modum substantiae, et quod in hoc per se et primo differt a substantia ». 465 Ibidem, 19 : « Si iuxta praedicta quaeratur, utrum accidens quacumque virtute hoc agente possit esse sine subiecto et in sua essentia per se stare absque omni distinctione, quod non » ; Idem : « Solent auten communiter distinguere de existentia accidentis, utrum videlicet agatur de existentia eius secundum naturam ; et tunc dicunt, quod accidens esse et existere sine subiecto est omnino impossibile. Si autem quaeratur, utrum possit esse sine subiecto virtute supernaturali, divina hoc agente, concedunt simpliciter, quod possibile est ea sine subiecto et stare in se in sua propria essentia, et quod hoc aliquando contingit ». 466 Ibidem, 22 : « sed haec cavillatoria instantia, ruditatis et ignorantiae filia, eradicat fundamenta et naturae et scientiae : destruit enim propriam rationem substantiarum et accidentium et eorum ad invicem differentias ». 467 Idem ; cfr encore Ibidem, 6 : « Nec obstat, si fortassis aliquis fingeret definitiones talium proprietatum et per se passionum dari secundum aptitudinem, ut videlicet ipsum subiectum secundum suam propriam definitivam rationem sit aptum natum recipere tales

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Si l’homme n’était un animal rationnel que selon l’aptitude, il ne serait jamais en acte, et l’on ne peut dire que le triangle possède ses trois angles égaux à deux angles droits seulement secundum aptitudinem468. C’est là une propriété qui appartient nécessairement à sa définition. Dietrich oppose en outre sa propre lecture du Livre des causes à celle de Thomas, et met en avant la distinction des ordres de causalité. Dieu est cause efficiente, alors que, dans le cas qui nous occupe, c’est de la causalité matérielle attribuée au sujet dont il s’agit469. Silvia Donati avait, à la lecture de plusieurs traités anonymes notamment, dressé le tableau suivant sur cette question470. Si certains auteurs, à l’instar de Siger de Brabant, pensent que Dieu ne peut passer outre la causalité seconde et que priver ainsi les substances de leur opération propre est contraire à la philosophie471, plusieurs théologiens avancent qu’une telle opération serait également contraire à la théologie, car pourquoi l’action de Dieu démentirait-elle un ordre qu’il a lui-même instauré ? Certains, plus modérément, assurent que s’il le peut quant à la causalité efficiente ou exemplaire par exemple, il ne le peut pas quant à la causalité proprietates seu passiones in se et saepe dictae passiones sunt aptae natae inesse talibus subiectis, sed non necessario insunt actu ». L’expression « secundum aptitudinem » ne se retrouve pas tant chez Thomas que chez Bonaventure. Dans le Quodlibet IX, Thomas emploie comme nous l’avons vu debetur. Dans son Commentaire des Sentences, Bonaventure écrit : « Quod enim obiicit quod definitum non potest separari a definitione, dicendum quod nomina in definitione posita, similiter verba, dicunt aptitudinem, non semper actum. Et ideo dico quod accidens, quamvis non sit in subiecto, non tamen separatur a sua definitione, immo ei convenit, quia aptum est esse in subiecto. Patet etiam responsio ad sequens de operatione, quia illa definitio, si intelligatur secundum actum est separabilis ; si secundum aptitudinem, neutra est separabilis » (BONAVENTURE, In IV Sent., d. 12, pars 1, a. 1, q. 1, c.). Gilles de Rome : « Cum ergo accidens in sacramento altaris ponitur esse absque subiecto, licet illud accidens actualiter subiecto non insit, et virtute divine ablata sit ab eo actualis inhaerentia, tamen quia aptitudo inhaerendi inseparabiliter concomitatur naturam accidentis, cum illud accidens maneat accidens, et non sit amota ab eo natura propria, non est amota ab eo aptitudo inhaerendi ; possemus enim dicere de illo accidente, quod non inest, est tamen aptum natum inesse […] » (GILLES DE ROME, Theoremata de corpore Christi, prop. 41). Cfr à ce propos IMBACH, R., « Pourquoi Thierry de Freiberg a-t-il critiqué Thomas d’Aquin ? », p. 125 ; PRALONG, C., « note 1 », p. 65, in DIETRICH DE FREIBERG, Œuvres choisies I. Substances, quidités et accidents. Pour une belle présentation synthétique de la position de ces trois auteurs, cfr peut-être surtout DONATI, S., « ‘Utrum accidens possit existere sine subiecto’. Aristotelische Metaphysik und christliche Theologie in den Physikkommentaren des 13. Jahrhunderts », pp. 582-590. 468 DIETRICH DE FREIBERG, De accidentibus, 6. 469 Cfr Ibidem, 23. 470 Cfr DONATI, S., « ‘Utrum accidens possit existere sine subiecto’ », pp. 601-606. 471 Sur la position de Siger à ce propos, notamment sa réaction face à la thèse de Thomas, cfr IMBACH, R., « Le traité de l’eucharistie de Thomas d’Aquin et les averroïstes », pp. 322-328. R. Imbach évoque en outre une possible influence de la position de Siger sur celle de Dietrich von Freiberg.

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matérielle, qui est précisément celle qu’exerce la substance sur son accident. L’on compare encore la situation de la substance et de son accident à celle de la matière et de la forme pour soutenir que Dieu ne peut faire advenir matière ou accident que par la médiation de l’advenue d’une forme substantielle. Ce sont là cependant, selon Thomas, deux questions très différentes, puisqu’alors que la forme substantielle assume l’entière actualité de la matière, qui n’est que pure puissance dans le premier cas, le sujet n’est que causa sustentans de l’esse de l’accident. Son rôle en tant que causalité secondaire en est radicalement différent. Comme l’a encore très bien remarqué S. Donati, l’argument tenu dans le Quodlibet III se déplace dans la Somme théologique pour insister de manière significative, plutôt que sur le mode de causalité, sur la différence de nature régnant entre la matière, simple puissance, et l’accident qui, par sa formalité, possède un certain acte472. Et très certainement, l’absence d’actualité attribuée à la matière par Thomas a-t-elle un rôle discriminant dans une comparaison qui fut pourtant encore si fréquemment utilisée qu’elle ira jusqu’à fournir l’argument de condamnations en 1277. Plusieurs théologiens, sous l’influence de Gilles de Rome surtout, s’attachèrent à distinguer, d’une manière finalement assez proche de l’argumentation de Dietrich de Freiberg, les genres de causalité473, pour aboutir à une solution pourtant exactement inverse à celle de ce dernier. Selon Gilles de Rome, les créatures ne dépendent point des causes premières selon l’ordre des causalités formelle et matérielle, mais seulement selon les causalités exemplaire, efficiente et finale. Aussi la présence immédiate de la cause première à ses effets n’est-elle avérée que dans le cas de ces trois dernières. Or précisément, la quantité présumée subsister sans son sujet dépend selon Gilles exclusivement de la causalité efficiente, et n’advient qu’avec l’existence. On se souvient que chez Thomas déjà, mais aussi pour Bonaventure, la matière apparaît responsable du modus existendi. Le mode d’existence n’est lui-même qu’un mode d’inhérence de l’étant. L’inhérence n’est chez Gilles de Rome qu’un modus essendi pour l’accident. Or un tel modus 472 Cfr Ibidem, p. 605, note 60. Cfr THOMAS D’AQUIN, Quodlibet III, q. 1, a. 1, ad arg. : « Ad illud ergo quod in contrarium obiicitur, dicendum, quod accidens secundum suum esse dependet a subiecto sicut a causa sustentante ipsum. Et quia Deus potest producere omnes actus secundarum causarum absque ipsis causis secundis, potest conservare in esse accidens sine subiecto. Sed materia secundum suum esse actuale dependet a forma in quantum forma est ipse actus eius ; unde non est simile » ; THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 66, a. 1, ad 3 : « […] dicendum quod accidens, cum sit forma, est actus quidam, materia autem secundum id quod est, est ens in potentia. Unde magis repugnat esse in actu materiae sine forma, quam accidenti sine subiecto ». 473 Cfr DONATI, S., « ‘Utrum accidens possit existere sine subiecto’ », p. 612.

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essendi ne semble être chez Gilles qu’une propriété en quelque sorte dérivée, qui ne compromet en rien la nature de l’étant. Un étant appartenant à une catégorie peut donc emprunter le modus essendi d’une autre catégorie sans perdre par là sa nature474. Aussi un accident tel que la quantité ne peut-il certes pas devenir substance, mais bien adopter le mode d’être de celle-ci475. On constate l’aspect résolument secondaire qu’acquiert la causalité matérielle dans la conception égidienne, et comment elle ne possède un rôle que postérieur, voire accidentel, dans la détermination de la nature de l’étant. Lors du XVe de ses Theoremata de esse et essentia, Gilles avait défendu l’existence d’une double extension dans les corps : celle de la matière et celle de la quantité476. L’esse que donne la forme accidentelle à son sujet n’est qu’une manière d’être (modus essendi), non une troisième réalité distincte de la forme accidentelle et du sujet. Ainsi le modus essendi que la matière reçoit de sa quantité n’est-il jamais compris comme une troisième nature qui ferait nombre avec cette quantité et la matière. L’extension 474

Cfr à ce sujet Ibidem, p. 589. GILLES DE ROME, Theoremata de corpore Christi, prop. 40 : « […] Non naturaliter ergo, sed miraculose in sacramento altaris est quantitas per se existens, non tamen propter hoc quantitas illa erit substantia, sed habebit quemdam modum substantiae ; per se enim esse dicit quemdam modum essendi substantiae, sicut inesse dicit modum essendi accidentis ». 476 Gilles a par ailleurs établi une argumentation similaire dans son De Gradibus formarum, qu’il reprendra dans ses Theoremata de corpore Christi, prop. 28, et surtout de manière plus élaborée dans les Quaestiones disputatae, q. 8. On sait que Gilles s’était évertué à donner un sens nouveau au mot corps. Outre les sens convenus de corps naturel et de corps mathématique, « corps » pourrait être entendu en un troisième sens, à savoir une matière étendue et organisée (materia extensa in partes et organisata), qui aurait pour avantage de faire comprendre comment le corps du Christ vivant et mort serait idem univoce et idem numero, sans recourir à une pluralité de formes. Cette position dépendait de l’hypothèse de quantités interminées permettant la préservation du corps en l’absence de forme substantielle, déjà émise par saint Thomas dans son Commentaire des sentences et inspirée de doctrines averroïstes. Gilles affirme en outre que toute action naturelle advient dans le temps en raison de l’indisposition de la matière, puisque la forme substantielle advient dans l’instant, ce qui présuppose selon lui la réintroduction de dimensions interminées dans la matière avant la forme substantielle (GILLES DE ROME, Theoremata de esse et essentia, VII, pp. 32-36). La matière et la forme matérielle n’ont d’être dans un lieu déterminé que secondairement et par accident, ou par l’extension quantitative qui leur advient. Seules les dimensions quantitatives peuvent être dites posséder un lieu déterminé par soi (Cfr GILLES DE ROME, Quodlibet I, q. 5). Notons que Gilles avait encore tenté d’expliquer le problème de la conservation du cadavre du Christ et surtout la présence continue de celui-ci en son corps par une doctrine de la bilocalité de l’âme, inspirée de celle des anges. L’âme pouvait très bien demeurer présente au sein du corps par son énergie, alors que sa forme même était séparée du corps et remplacée par une autre forme substantielle (Cfr GILLES DE ROME, Apologia, n. 49 ; WIELOCKX, R., « Commentaire », in GILLES DE ROME, Apologia, p. 214). Cfr aussi à ce sujet BOUREAU, A., Théologie, science et censure au XIIIe siècle, pp. 84-85. 475

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propre à la matière, distincte de l’extension de la quantité, n’est pas une chose autre que la matière. Et c’est cette extension matérielle, distincte de l’extension quantitative, qui doit être qualifiée de quidam modus essendi477. Hocedez commentait : « En approfondissant le problème de la nature du corps, de la matière et de la quantité, Gilles s’était aperçu que la terminologie courante était imprécise et ambiguë et que souvent en croyant donner une solution, les maîtres ne touchaient même pas le problème réel. Dans la terminologie classique, on dit que l’extension est un accident de la blancheur (ei accidit), que cette extension est reçue par la blancheur (aliquid receptum), qu’elle diffère réellement de la blancheur (facit realem differentiam), et pourtant, tout le monde convient que dans un corps blanc, l’extension de la blancheur n’est pas une réalité surajoutée à la blancheur (nec tamen dicit aliam essentiam), il ne résulte pas de cette union une nature nouvelle (natura tertia) mais seulement un mode nouveau d’être pour la blancheur (modus essendi). Par conséquent dire que l’existence est un accident de l’essence, s’ajoute à l’essence, est reçue dans l’essence, et en diffère réellement, n’est pas encore avoir résolu le problème, car il reste à déterminer, ce qui est le principal, si l’existence est un simple mode, comme l’extension par rapport à la blancheur, ou si l’existence et l’essence sont deux choses distinctes (duae res). C’est ce problème-là qu’il faudrait approfondir, si on ne veut pas se contenter de formules creuses : et c’est ce problème qui sera le sujet des Theoremata »478.

Si l’objet propre de l’intellect est la quiddité des choses matérielles, avance Gilles, c’est-à-dire ni la forme seule, ni la matière seule, mais la nature composée d’une matière parfaite par une forme et d’une forme 477

« Nam si partes materiae sunt materia, cum materia extensa non sit aliud quam materia habens partes, materia et sua extensio solam materiam nominabit. Nam si extensio materiae diceret aliam rem realiter differentem a materia oportet quod partes materiae quae conveniunt ei ratione extensionis non essent ipsa materia et quia, ut dicebatur, materia est substantia, si partes materiae non sunt materia, partes substantiae non sunt substantia, quod plane patet esse falsum. Imaginabimur itaque materiam esse omnino quid in potentia ad extensionem et ad quamlibet aliam actualitatem vel imaginabimur eam de se esse omnino quid indeterminatum et esse in potentia ad omnem determinationem. Ergo materia de se est in potentia ut extendatur et ut determinetur per extensionem sicut determinatur potentia per actum. Cum vero actu coniungitur quantitati, actu extenditur et actu determinatur. Quare materia non extensa et extensa non differt nisi sicut indeterminatum et determinatum, propter quod ipsa extensio quae competit materiae per quantitatem non est res tertia, differens a materia et a quantitate, sed est quaedam determinatio materiae vel est quidam modus se habendi, sive quidam modus essendi, quem habet materia ut est quantitati coniuncta. Et sicut esse quod dat quantitas non est res tertia differens a quantitate et suo subiecto, sed illud esse nihil est aliud quam quaedam determinatio materiae per quantitatem, sic esse quod dat quaelibet alia accidentalis forma, non est res tertia differens a forma illa accidentali et suo subiecto, sed est quaedam determinatio subiecti per huiusmodi formam » (GILLES DE ROME, Theoremata de esse et essentia, XV, pp. 95-96). 478 HOCEDEZ, E., « Introduction », in GILLES DE ROME, Theoremata de esse et essentia, pp. 14-15.

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parfaisant la matière, puisqu’une telle nature composée ne peut être intelligée sans que soit intelligée la perfection même par laquelle la matière est parfaite et la forme parfait, et si cette perfection dit l’être de la chose, alors l’esse appartiendra à la quiddité de la chose et la chose même ne pourra être intelligée sans qu’en soit intelligé l’esse. Ce qui, remarque Gilles, est manifestement faux. La perfection de la matière n’est qu’un modus essendi, une simple détermination de la matière par la forme, et non une troisième chose réellement différente de la forme et de la matière. Ainsi la perfection ou la détermination conférée à la matière par la forme n’est pas l’esse dont les Theoremata font l’enquête, c’est-à-dire celui qui se distingue realiter de l’essentia479. La quiddité composée de matière et de forme ne donne pas l’esse, mais est en puissance à cet esse. Dès lors, comme le démontrera le théorème XVII, une pluralité de formes n’implique point une pluralité d’esse mais seulement de modi essendi ou de déterminations de la matière. S’il existe plusieurs formes (forma partis) dans la chose composée, une seulement (la forma totius) est l’esse même de la chose. Cet éclatement de la substance en de multiples modalités formelles, soutenu en outre par la distinction qu’il établissait entre extension matérielle et quantitative, permettait bien à Gilles de considérer abstraitement toute forme accidentelle et de lui attribuer quelque modus essendi. L’isolement de la quantité pouvait paraître moins facile à la pensée thomasienne qui, nous semble-t-il, concevait en général l’essence, l’esse et le mode de substare sous des rapports sensiblement plus intrinsèques. Sans doute Thomas lui-même doit apparaître comme l’une des sources majeures des réflexions de Gilles de Rome. Nous avons vu comment il soutint la thèse d’une quantité interminée attribuée à la matière pour rendre compte de l’eucharistie et de la résurrection. Dans son commentaire de la première lettre aux Corinthiens, l’Aquinate distingue encore les « dimensions » ou la « quantité » qui appartiennent à la substance propre du Christ, des dimensions du pain sous lesquelles cette dernière est présente ; seule façon de maintenir la présence réelle et entière du Christ dans chaque fraction de pain480. Et l’on pourrait encore gloser, après Cajétan, sur la Cfr GILLES DE ROME, Theoremata de esse et essentia, XVI, pp. 110-111. Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Corinth., cap. 11, v. 24 : « Et ideo conversiones naturales dicuntur formales, ista autem conversio dicitur substantialis vel transsubstantiatio. Et accidit contrarium eius quod accidit in conversionibus naturalibus : ibi enim manet subiectum et mutatur formam, hic vero manet forma accidentalis ad occultationem sacramenti et fit conversio in substantiam. Sed tunc remanet quaestio de fractione quod in pane consecrato frangatur. Dixerunt autem quidam quod non est ibi fractio vera sed apparens tantum : 479 480

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différence qu’il convient d’établir entre matière et matière quantifiée. De manière générale, il faut admettre avec l’Aquinate que la transsubstantiation eucharistique, effectuée par la puissance divine – qui seule a pouvoir tant sur la forme que sur la matière – sans altérer les formes accidentelles, diffère en tout de l’action naturelle, où, au contraire, le substrat demeure sous les changements formels481. Selon Thomas, l’esse, acte supérieurement individuel de la substance, est quasi constituitur per principia essentiae. C’est en d’autres termes sans aucune hésitation que Thomas fait dépendre l’esse de l’avènement d’une forme substantielle unique, présidant à l’apparition successive de l’ensemble de ses déterminations. Ainsi l’esse n’advient-il que sous les raisons de l’essence, c’est-à-dire, pour les substances de la nature, d’une composition déterminée de telle forme avec telle matière commune. Si la matière première, considérée abstraitement de toute forme, peut bien être dite indifférente à la forme qu’elle recevra, dès qu’elle se trouve ordonnée à telle forme substantielle, elle ne peut plus présenter que les déterminations qui correspondent au déploiement et à l’actualisation la plus accomplie de cette dernière. La matière quantifiée n’est donc que l’extension de l’être même de la substance au sein de la physis et la traduction du mode propre et littéralement essentiel sous lequel l’être se donne au mouvement naturel. Instruments de l’advenue de l’être de la substance naturelle à luimême, sans doute faut-il garder à l’esprit que la matière et par extension, le mode d’existence ou de substare, sont constitutifs de l’être de la substance quod non potest esse quia in sacramento veritatis non debet esse aliqua fictio ; unde quidquid ibi sensus deprehendit quasi per se sensibile, ut color et sapor et huiusmodi, vere est ibi ; substantia vero est sensibilis per accidens. Alii vero dixerunt quod fractio est ibi, sed non in subiecto. Sed hoc etiam falsum est : omnia enim alia accidentia sensus ibi esse deprehendit in aliquo quanto ; unde solae dimensiones sunt ibi sine subiecto ; non autem potest dici quod ipsa substantia corporis Christi sit fractionis subiectum propter eius impassibilitatem ; unde relinquitur quod subiectum fractionis sint ipsae species, et hoc est quod apostolus dixit supra X : panis autem frangimus et cetera. Sic cum species panis frangitur, (oportet) quod sub qualibet parte remanet totum corpus Christi ; quod ideo est quia corpus Christi sub hoc sacramento est per vim conversionis panis in ipsum, substantia autem panis conversa est in substantia corporis Christi, dimensionibus panis remanentibus ; unde dimensiones corporis Christi non sunt in sacramento nisi per naturalem concomitantiam, quia scilicet sine his substantia corporis Christi esse non potest ; non ergo comparatur substantia corporis Christi ad dimensiones sacramentales mediantibus propriis dimensionibus, sed potius dimensiones mediante substantia, et propter hoc etiam non commensuratur loco sacramenti secundum dimensiones proprias, sed secundum dimensiones panis remanentes. Ubicumque autem substantia comparatur ad aliquod quantum non per dimensiones, oportet quod totum sit in toto et in qualibet parte, sicut patet de anima ; unde et substantia corporis Christi tota est sub qualibet parte fractionis ». 481 Cfr Idem.

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même, et plus généralement de toute détermination formelle. La distinction de l’essence et de son esse est alors conservée grâce à la thèse de la potentia pura qui grève l’essence de corruptibilité. Représenté paradigmatiquement par la matière première, concrée plus que créée, causée plus que cause même surenchérissait Jean de Saint-Thomas, le substrat se voit intégralement déterminé par l’acte formel qui en est la source, en dernière instance, par l’esse projeté qui doit advenir. Au sein de cette vision très hiérarchisée des rapports ontologiques, l’être de la matière dépend de la forme comme celui de l’accident dépend de la substance, dont l’être se donne successivement l’ensemble de ses déterminations. Aussi la matière est-elle faite pour la forme, comme la détermination accidentelle l’est pour la substance. Au risque de nous aventurer ici, aux besoins de la réflexion métaphysique, dans des déductions dont l’Aquinate lui-même semble s’être gardé, nous nous permettrons, approchant du terme de notre étude, de simplement poser cette question : qu’implique cette primauté radicale accordée à la substance en son acte d’être pour l’Aquinate ; ce souci de rendre compte de la constitution successive de la substance ne donne-t-il pas en quelque sorte une direction particulière à la métaphysique ? Dietrich reprochera à Thomas sa proposition de faire de la quantité le sujet des accidents du pain et du vin. Et de manière constante, l’Aquinate semble affirmer que la quantité elle-même se trouve, au sacrement de l’autel, dépourvue de sujet. Il aborde à ce propos quantité de difficultés, s’interroge notamment sur la vertu nutritive des espèces eucharistiques privées de leur substantialité propre, pour s’en remettre en définitive à l’action miraculeuse opérée par Dieu482. Si l’accident se réduit, comme y insiste Dietrich, à être une simple disposition de l’étant, les accidents qui, dans la solution thomiste, ont la quantité pour sujet, doivent être considérés comme des dispositions de disposition. Il faudrait alors parler d’une quantité blanche ou froide, etc., ce qui, selon Dietrich, est absurde. Il s’agit pour ce dernier d’une grave inconséquence méthodologique : « recurrunt ad miraculum, scilicet quod miraculose […] fiat hoc, quod in sua positione defendunt »483. Cette disposition d’un accident à constituer le sujet d’un autre est une thèse qui ne fait d’ordinaire pas tant difficulté à l’Aquinate, pour autant que cette capacité soit entée sur la substance même, qui agit dès lors par la médiation d’un accident sur un autre : « Ad secundum dicendum, quod accidens ex seipso non habet virtutem producendi aliud accidens ; sed a substantia potest unum accidens procedere 482 483

Cfr Ibidem, cap. 11, v. 21. DIETRICH DE FREIBERG, De accidentibus, 23.

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mediante alio, secundum quod illud praesupponitur in subjecto ; et ita etiam accidens non potest esse per se subjectum accidentis, sed subjectum mediante uno accidente subjicitur alteri ; propter quod dicitur superficies esse subjectum coloris »484.

Peut-être s’agit-il d’une problématique qui ne doit pas se limiter à la définition que l’on adopte de l’accident, mais appartient plus fondamentalement à une métaphysique de la forme substantielle, véritable opérateur, selon l’Aquinate, de la constitution naturelle. Thomas ne pouvait soutenir, selon l’exemple de Dietrich, que l’âme rationnelle est un accident séparable de la substance de l’homme. Elle en est au contraire la forme substantielle même ; non un accident qui ne posséderait qu’une aptitude à exister dans le sujet. C’est chez Thomas toujours l’ontologiquement supérieur qui se donne ses propres conditions de possibilité d’existence, ou ses fondations ontologiques, et est, à ce titre, virtuellement dans son inférieur. Au regard de cette primauté accordée à la substance, la position thomiste d’une quantité dépourvue de sujet propre lors de l’eucharistie posera problème au philosophe. Sans aucun doute demeure-t-elle à certains égards ambiguë. Mais peut-être faut-il éviter tout autant de l’interpréter sous un prisme étranger selon nous à la métaphysique thomiste elle-même, en envisageant la question à partir de la seule question de l’accident. En d’autres termes, ce sont aussi le primat et la séparation accordés à l’esse de la substance qui ouvrent la perspective thomasienne sur l’eucharistie. « Et quod [substantia] sit prima tempore aliis, ex hoc probatur, quod nullum aliorum praedicamentorum est separabile a substantia, sola autem substantia est separabilis ab aliis : nullum enim accidens invenitur sine substantia, sed aliqua substantia invenitur sine accidente »485.

Si certes les passions et les accidents ne sont pas sans substance, nous avons vu comment l’âme peut bien subsister sans ses passions et peut être considérée comme se les conférant à elle-même. Bien sûr, un pas doit encore être franchi avant d’affirmer que les accidents peuvent subsister sans substance, mais il n’est sans doute pas absurde de soutenir qu’avec l’aide de la vertu divine, la substance nouvelle se maintient sous des passions ou des accidents différents. C’est bien, sur le plan de l’ontologie, ce que rend possible en définitive la doctrine de l’unicité de la forme chez Thomas ; cette dernière se donne sa matière et ses passions. L’agir divin, qui d’ordinaire, projetant la réalisation d’une forme substantielle, use pour tout processus naturel d’une matière afin d’y déployer les accidents qui 484 485

THOMAS D’AQUIN, In I Sent., d. 3, q. 4, a. 3, ad 2. THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 1, n. 1257.

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mèneront le composé à développer l’ensemble de ses virtualités, œuvre ici directement sur les accidents. Autrement dit, c’est la primauté de l’esse de la substance, pensé en sa séparation, ou encore l’esse comme opération divine qui doit être considéré comme le point nodal de toute explication des rapports entre la substance et l’accident, qu’ils soient naturels ou miraculeux. Affirmer à cet égard que Thomas a compromis l’autonomie de la philosophie aux besoins de sa théologie486 ne nous semble que partiellement vrai. Ce qui n’est pas faire fi de toute difficulté, et sans doute R. Imbach a-t-il raison de soutenir que la tension existant chez Thomas entre l’omnipotence divine et l’autonomie des causes secondes n’est pas entièrement résolue487. Mais il nous paraît à tout le moins intéressant de se demander si, dans sa critique de Thomas, Dietrich n’a pas singulièrement inversé la priorité ontologique que l’Aquinate reconnaît à la substance, et induit ainsi une logique du dictat de la forme accidentelle sur la forme substantielle qui mène à terme à l’oubli de la matière prime et par là, à la restauration d’un dualisme platonicien des principes du devenir. Les conceptions de la métaphysique défendues par Dietrich d’une part, et Thomas d’autre part, sont, on le devine, fort différentes. Comme l’avait souligné K. Flasch, la compréhension de l’accident défendue par Dietrich fait de l’accidentalité la marque du développement de la substance vers sa forme488. En cela, Dietrich ne diffère pas tant, selon nous, de Thomas, et soutient d’ailleurs avec lui l’unicité de la forme substantielle. L’Aquinate considère la constitution de la substance à la manière d’une explicitation de l’être et de son acte vers son propre bien. Chez Dietrich, les accidents manifestent le déploiement physique de la chose vers la perfection de sa définition, où elle acquiert sa forme stable et accomplie. C’est cependant, dans la pensée de Dietrich, exclusivement sous cet état dernier que l’ens devient proprement objet de la métaphysique. Cette manière de déterminer les rapports entre la substance et l’accident, mais aussi l’acte et le 486 Cfr SYLLA, E., « Autonomous and handmaiden Science », p. 367, 372 ; FLASCH, K., « Einführung », in DIETRICH DE FREIBERG, Opera Omnia, t. III, pp. L-LX. 487 Cfr IMBACH, R., « Pourquoi Thierry de Freiberg a-t-il critiqué Thomas d’Aquin ? », p. 121. 488 Flasch écrit : « Les accidents sont des instruments du processus naturel, ils servent aux substances corporelles pour atteindre leur fin ou perfection. Lorsque les processus accidentellement médiés sont atteints, l’essence repose dans sa forme. On peut alors dire que la chose naturelle est au sens propre du terme, c’est-à-dire qu’elle a atteint sa forme essentielle. On ne la considère alors plus comme le physicus sous l’aspect de la génération et de la corruption ni comme une substantia du point de vue de son substare. C’est au contraire le métaphysicien qui la considère sous l’aspect d’un étant accompli ou parfait en soi, un étant présent ou formé, comme forme substantielle ou essence » (FLASCH, K., D’Averroès à Maître Eckhart, p. 111).

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devenir, dénote une métaphysique entièrement vouée aux essences et aux rapports qu’elles entretiennent par soi. Et là où Thomas ne semble pas favoriser la possibilité d’un parfait accomplissement, en cette vie, du savoir philosophique ou de pure intelligence, pour n’évoquer de béatitude possible que dans le don grâcieux d’un lumen gloriae, Dietrich affirme au contraire la possibilité d’un accomplissement en soi du savoir, et la possibilité d’une béatitude philosophique489. Alors que Thomas ne considère les natures que dans leur inaccomplissement et leur composition d’acte et de puissance, elles deviennent chez Dietrich des essences pures. Les essences immuables et les rapports des définitions à leurs définis sont fondés dans cette vérité éternelle et immuable qu’est Dieu même490. A la manière platonicienne, les essences pures possédées par les intelligences séparées se matérialisent dans la possession qu’en a l’intellect humain. Présentes à l’état latent au sein d’un intellectus absconditus emprunté à Augustin, elles n’attendent qu’à être retrouvées au terme de notre activité intellectuelle expresse. A cet égard, Dietrich tend à considérer la matière, à la manière de l’accident, comme ce qui, en vertu de la division fondamentale de l’ens, se rapproche surtout du néant. Son traité De origine rerum praedicamentalium souligne le rapport existant entre les couples matière/forme et puissance/ acte, dont les termes se comportent à chaque fois comme duo extrema et quasi termini simplices omnis naturae sive essentiae491. En raison de cette proximité de la matière et de la puissance, Dietrich exclut la matière de la quiddité dans son autre court traité De quiditatibus entium : « Quod autem assumitur, quod quiditas est principium secundum actum, removetur materia, quae est altera pars compositi, vel quod modum materiae habet in composito. Ex hoc enim, quod huiusmodi materiale principium est principium secundum potentiam quantum ad proprietatem suae naturae, nec quidificativum nec notificativum est eius rei, cuius est principium. Quiditas igitur est aliquid formale intrinsecum rei quantum ad actum rei. Et ideo additur, quod ab ipso sumitur ratio rei et quantum ad rationem essendi et quantum ad rationem notificandi seu innotescendi ipsam talem rem »492. 489 Cfr DIETRICH DE FREIBERG, De visione beatifica, dont nous n’avons pas la possibilité de détailler les thèses ici. On se référera à ce sujet, parmi une nombreuse littérature, à par exemple : FLASCH, K., Dietrich von Freiberg, pp. 209-252 ; DE LIBERA, A., La mystique rhénane d’Albert le Grand à Maître Eckhart, pp. 171-195 ; MOJISISCH, B., Die Theorie des Intellekts bei Dietrich von Freiberg ; IMBACH, R., « Die deutsche Dominikanerschule : drei Modelle einer Theologia mystica », pp. 118-122. 490 Cfr DIETRICH DE FREIBERG, De accidentibus, 22. 491 DIETRICH DE FREIBERG, De origine rerum praedicamentalium, IV, 9, 23. 492 DIETRICH DE FREIBERG, de quiditatibus entium, 2. Et il prépare son affirmation en établissant que la quiddité se conçoit de ce qui est hors de ses causes : « Quod autem hic

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Il se fonde encore en ceci sur l’équivocité établie par Aristote entre le corps vivant et mort : « […] qui dicunt quiditatem comprehendere totum compositum in rebus compositis ex materia et forma, quod etiam in abstracto significatur ut humanitas, ut dicunt, hi, inquam, sentiunt contra Philosophum et contra veritatem. Nulla enim secundum hoc esset differentia inter composita et simplicia. Sicut enim in rebus compositis totum significatur in abstracto, sic in simplicibus ; nec est aliqua ratio, quare in compositis quiditas rei importet totum compositum et non in simplicibus. Compositio enim in rebus compositis nihil facit ad propositum in eo videlicet, quod potius ipsa composita dicantur habere quiditatem quam simplicia. Ex quo in utroque istorum tota essentia potest significari in abstracto et in concreto. Considerando igitur magis in speciali, ut praemissum est, proprietatem et modum et rationem quiditatis removetur quiditas et per consequens definitio a simplicibus, sed solum in compositis invenitur non sic, quod quiditas in eis sit totum compositum, sed aliquid eius quasi intrinsecum principium secundum actum formalem »493.

Dietrich identifie la quiddité des substances à leur forme substantielle494. Dans l’accident, c’est la substance qui tient lieu de quiddité495. La première division de la métaphysique apparaît chez Dietrich entre ens et néant496. Or c’est en fonction de ses déterminations positives que la dicitur, quod quiditas est principium intrinsecum, excluduntur causae extrinsecae, scilicet efficiens et finis et materia, ex qua fit generatio in rebus, quae exeunt in esse per generationem ex determinato aliquo principio generationis materiali, cuiusmodi est menstruum in generatione aliquorum animalium ut hominis et equi. Huiusmodi enim principia seu causae, scilicet efficiens, finis et materia ex qua, non sunt quiditas rei. Quiditas enim vult esse aliquod principium intrinsecum rei secundum suam essentiam absolute secundum se, inquantum est ens, a quo circumscribuntur omnes causae extrinsecae, quibus constituitur res non inquantum ens, sed inquantum ens naturae » (Idem). 493 Ibidem, 3. 494 Ibidem, 7 : « Attenditur igitur in eo, quod vere et simpliciter et essentialiter est quid, quaedam per se et essentialis identitas seu unitas inter quiditatem et ipsum, quod quid est. Et hoc ostendit Philosophus versus principium VII Metaphysicae, scilicet quod quiditas substantiae est eadem cum substantia, cuius est quiditas. Non autem, ut ipse ibi pertracat, convenit hoc accidentibus, quia ipsorum quiditates non sunt eadem cum ipsis accidentibus, ut infra patebit, cum sermo fuerit de accidentibus. Est autem haec quiditas substantiae, quam etiam significat definitio, forma substantialis, quae essentialiter et per se est unum et idem cum substantia, cuius est forma ». 495 « Igitur substantia tenet locum quiditatis in accidentibus sicut forma substantialis in substantiis » (Ibidem, 13). 496 Attention qu’il ne faut point, chez Dietrich, considérer le non-être comme ce qui s’exclut purement et simplement de l’étant. L’étant est bien la source la plus fondamentale du réel et s’il ne peut être considéré à la manière d’une chose dont pourrait être exclu sa contrariété, mais bien plutôt comme l’intention intellectuelle première, il inclut de soi son rapport au néant. Ce qui signifie encore que le néant n’est pas tant exclu de l’être qu’intégré en son déploiement. On consultera à ce propos le chapitre que consacre à la question de la Kontrarietät Kurt Flasch, dans FLASCH, K., Dietrich von Freiberg, pp. 439-470. Il est d’autre part indéniable cependant que la potentialité subjective (pour une part attachée à

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chose s’éloigne du néant. On retrouve une division similaire à celle de Dietrich chez Maître Eckhart. VI.2.6.2. Etre virtuel et être créé. La métaphysique selon Maître Eckhart Toute créature, dit Eckhart, a un être double. Le premier est dans ses causes originaires, c’est-à-dire dans le Verbe de Dieu. Cet être est ferme et stable et la chose y est connue dans ses causes. Il est encore appelé par Maître Eckhart « virtuel ». Le second est l’être des choses à l’extérieur, dans les choses de la nature. Il s’agit de l’être que les choses possèdent en leur forme propre. Au contraire de l’être virtuel, cet être formel est inconstant (infirmum) et variable. Ces deux êtres sont associés aux eaux supérieures et inférieures en lesquelles Dieu a divisé le firmament, les supérieures étant fixes et stables, les inférieures s’écoulant sans cesse. La référence philosophique la plus évidente utilisée par Eckhart est bien entendu Platon, qui distingue le monde intelligible et véritable, du monde sensible, seulement vraisemblable et fait à l’image du premier 497. Mais le maître rhénan renvoie également au texte biblique et évoque de manière très profonde les thématiques développées lors de ses sermons. Jn 1 : « Ce qu’il fit, en lui était Vie ». « en effet, ce qui en soi est extérieur, en tant que fait ou créé, est vie dans le Verbe même, quant à l’être premier ; et de même le coffre est fait à l’extérieur dans la matière, alors que dans l’esprit de l’artisan il n’est pas fait, mais vie ou vivre. Connaître proprement et véritablement est vivre pour ceux qui connaissent, et vivre être »498. la matière) semble devoir être surpassée au profit d’une actualisation parfaite de l’être. Le problème du retour sur soi de l’intellect agent, du dévoilement de ses vérités objectives en leur lien avec la subjectivité de l’agir ; en d’autres termes, le lien entretenu entre intellect agent et intellect possible d’une part, entre l’intellect comme substance, Dieu et l’homme comme image de Dieu d’autre part, ne nous semble pas encore suffisamment éclairci. On se rapportera à cet égard aux travaux de A. Colli, notamment COLLI, A., « Intellectus agens als abditum mentis », pp. 368-370 surtout. Ou encore : COUNET, J.-M., « La métaphysique d’Aristote comme science de l’étant en tant qu’étant dans l’école dominicaine allemande », pp. 162-167. Quant à la représentation thomiste, elle offre la possibilité de considérer le retrait inhérent au subjectif et à son fond vivant en l’homme, dans son attachement au fond potentiel matériel d’une part, et comme participation à l’acte de Dieu d’autre part. En multipliant ainsi analogiquement les niveaux, elle se tient plus franchement à l’écart des virtualités gnostiques de l’intellectualisme. 497 Cfr MAÎTRE ECKHART, In I Gen., n. 78. 498 Idem : « Ipsum enim quod in se est extra, utpote factum sive creatum, in ipso verbo est vita, quantum ad primum esse, sicut arca extra in materia facta est, in mente autem artificis non est facta, sed vita quaedam sive quoddam vivere. Cognoscere siquidem proprie et vere vivere est cognoscentibus, et vivere esse ».

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L’être virtuel, précise encore Eckhart, est de loin plus noble et plus éminent que l’être formel des choses499. Ainsi les choses en elles-mêmes, faites dans la nature, ou à l’extérieur, ne sont-elles que néant et possèdentelles vie et dignité dans le Verbe, qui leur est intime, car il est l’intériorité même. La vertu séminale des choses se trouve dans les replis de leurs principes les plus secrets (in obstrusis abditissimorum principiorum), tels que sont le genre et la différence, qui fondent et constituent l’espèce ou la nature et l’essence. Tout être qui engendre par la vertu de la semence, engendre naturellement son semblable quant au genre et à l’espèce. Eckhart renvoie ici à la doctrine augustinienne des raisons séminales, en tant que causes originelles (originales) des choses500. La vertu séminale rend compte, souligne Eckhart, de l’intériorité de la chose ; une intériorité parfaite qui plus est, puisque la semence est contenue dans la chose même. Elle est plus intérieure à la chose que la qualité, qui n’est pas intérieure à la chose purement et simplement, mais seulement à la chose quantifiée. Elle est plus intérieure encore que le fait même d’être raisonnable par exemple, fait qui appartient certes à l’espèce humaine, mais reste extérieur au genre, qui est antérieur501. Selon Eckhart, « […] l’acte d’engendrer est le fait de l’âme et appartient aux êtres animés, aux êtres parfaits. En effet, est parfait ce qui peut engendrer son semblable. C’est pourquoi les Anciens aussi disaient que Dieu est l’Ame du monde »502. Et dans le même ordre d’idées : « [...] viva altiori gradu participant bonitatem et perfectionem dei, tum quia ‘quod factum est, in ipso’ non factum est sive creatum sed ‘vita’ est, tum quia ipse deus proprie vivit, utpote non ab extra motus, sed ab intra, a semet ipso. Unde scriptura ipsi frequenter vitam sive vivere appropriat »503.

Ainsi la doctrine augustinienne des raisons séminales pouvait-elle être ramenée à l’enseignement de l’être double des choses. Prise en sa raison séminale, la chose possède un être plus élevé que son être terrestre ; elle peut être rapprochée de l’être virtuel, c’est-à-dire de cet être parfait en 499

Cfr Ibidem, n. 83. Cfr Ibidem, n. 98. 501 Cfr Ibidem, n. 99 : « Rursus albedo aut qualitas huiusmodi, quamvis dicatur esse in me, tamen non est in memet, sed potius et proprie in me quanto. Rursus quod sum rationalis ex specie, foris stat respectu generis, quod prius est, intimius et proprie est in memet ipso. Et sic perfecta intraneitas in tribus perficitur, quae sunt longitudo, latitudo, profundum sive sublimitas rei cuiuslibet, et notantur in tribus, quae exprimit li in semet ipso ». 502 Ibidem, n. 112 : « [...] generare ab anima est, animatorum est, perfectiorum est. Perfectum enim est quod potest generare sibi simile. Antiqui etiam dicebant ipsum deum esse animam mundi ». 503 Idem. 500

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raison de son rapport à l’intériorité première, assimilé dans la Genèse aux eaux au-dessus des cieux504. Par sa conception hiérarchique de l’être, Eckhart s’éloigne de l’aristotélisme, qui faisait du centre par exemple le lieu naturel de la terre, et ne requérait donc pour celle-ci aucune tension vers les sphères extérieures. Pour Aristote, la perfection de la terre est le centre du monde. Pour Eckhart, à moins de comprendre que la terre, matière à l’état le plus concentré, trouve son lieu naturel en elle-même, en son centre, et tende à persévérer ainsi hors des sphères spirituelles, ce qui en ferait le lieu du mal par excellence – ce que nous n’excluons pas –505, il faut accepter que tout trouve sa perfection en un mouvement de spiritualisation et d’élévation vers les éléments supérieurs, dont la causalité est plus universelle. Fidèle ici à une veine de tradition platonicienne, Eckhart identifie en définitive, dans sa représentation concentrique du monde, le lieu au plus spirituel, le localisé au plus matériel. Ce sont, selon une échelle hiérarchique stricte, les éléments les plus matériels qui se voient localisés au centre des éléments plus spirituels. Pour asseoir cette thèse, Eckhart ne manque pas de renvoyer au Fons vitae d’Avicébron506. Dans son Sermon 58, il rappelle l’image de la nacelle dans la mer et de l’oiselet qui voltige dans l’air, utilisée dans le livre III du Fons vitae, pour signifier la différence des rapports entretenus entre le corporel, le spirituel et leurs milieux respectifs. C’est par ce biais que Maître Eckhart introduit un développement cher à Avicébron à propos de la hiérarchie des choses spirituelles, qui sont d’autant plus hautes, plus grandes et plus puissantes dans leurs effets, qu’elles sont plus spirituelles507. Dans son Sermon 75, c’est pour illustrer l’élévation à laquelle est appelé l’esprit que Maître Eckhart se 504 Cfr Ibidem, n. 100 : « […] altius habet esse res in ratione sua seminali, quam sit esse terrenum, materiale, palpabile, visibile, ad modum aquarum quae super caelos sunt, ut dictum est prius ». 505 Cfr par exemple MAÎTRE ECKHART, In Iohannem evang., n. 554, où il réduit la matière à un élément purement passif, incapable dès lors de se mouvoir vers les sphères supérieures, ce qui en fait le lieu même du mal : « […] magis forma est altioris gradus et perfectioris, tanto plus separatur et superexcedit materiam et minus immergitur materiae usque ad intellectum hominis. Adhuc etiam in potentiis animae, quanto est aliqua perfectior, tanto est separatior et abstrahit a materia. Sed etiam in ipsis elementis quod minus habet de materia, puta ignis, altius et nobilius et magis activum est, quod vero plus habet de materia, puta terra, infimum est et ignobilius est et faex elementorum dicitur. Ait ergo : ostende nobis unum, et sufficit nobis ; unum enim opponitur materiae, utpote multo et malo sive nihilo, ut iam supra dictum est. Hinc est quod auctor Fontis vitae l. II c. 9 et 10, item l. III c. 4, negabat omni corpori composito ex materia actionem, sed esse tantum passivum propter materiam. De quo Thomas p. I q. 115 a. 1 ». 506 Cfr à ce propos BRUNNER, F., « Maître Eckhart et Avicébron ». 507 Cfr MAÎTRE ECKHART, Predigt 58, pp. 750-751.

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souvient du Livre III du Fons Vitae, et plus particulièrement de la façon dont Avicébron marque chaque étape de l’élévation de l’esprit au travers de la hiérarchie des substances spirituelles, par une union de l’âme avec le degré immédiatement supérieur508. Eckhart traduit « substance intelligible » par « ange », mais reprend trait pour trait au philosophe juif sa description de la démarche de l’âme qui, parvenant à contempler une substance intelligible, en vient à voir, en sa propre âme, la totalité de ces substances et comment, au fond, il n’y a pas de différence entre l’âme et elles toutes. Il faut suivre à ce propos les intuitions de F. Brunner : « La présence chez Eckhart du passage du Fons vitae où il est question de l’expérience de la montée au sein des substances spirituelles et de leur union avec elles, et même avec elles toutes, n’est pas un simple ornement, mais l’aveu d’une rencontre, s’il est vrai que le Thuringien invite auditeurs et lecteurs à éprouver les choses divines et non pas à les étudier comme des objets. Cette intention est largement représentée dans la tradition augustinienne et dionysienne, mais elle trouve ici chez Avicébron une formulation si audacieuse et si précise qu’elle demeure naturellement liée chez Eckhart au souvenir de cet auteur. Dans ces conditions, n’est-il pas permis de se rappeler Avicébron chaque fois que Maître Eckhart mentionne l’égalité de l’homme et de l’ange ou même le dépassement des anges par l’homme ? Ne peut-on pas associer à son souvenir ces mouvements par lesquels le Thuringien nous invite à pénétrer à travers le ciel en nous élevant jusqu’à l’esprit qui le meut et même jusqu’à la cime et l’origine d’où vient l’esprit ? »509.

La métaphysique eckhartienne s’accomplit dans le détachement de toute chose terrestre, de toute image, de toute formation extérieure à l’être intime de Dieu. La théologie est essentiellement une éthique510 et s’accomplit dans la perfection de l’homme, qui n’est autre que son union avec Dieu. Elle retrouve dans les profondeurs de l’âme, le Verbe même qui donne sa raison à toutes choses. Elle s’accomplit dans l’engendrement en soi de ce Verbe, abditum mentis qu’il s’agit de dévoiler. Les influences arabes sont manifestes. Nous avons mentionné Avicébron, mais les thèses sont proches d’Avicenne, qui insista sur l’ange qui accompagne tout esprit créé. Et la dialectique des essences et de l’intellect agent fait bien entendu penser à Averroès. Avec Dietrich, Eckhart est souvent rangé parmi les disciples allemands d’Albert le Grand. E. Zum Brunn et A. de Libera par exemple écrivaient :

Cfr MAÎTRE ECKHART, Predigt 75, pp. 297-300. BRUNNER, F., « Maître Eckhart et Avicébron », p. 137. 510 Cfr à ce propos SPEER, A., « ‘Ethica sive theologia’. Wissenschaftseinteilung und Philosophieverständnis bei Meister Eckhart », pp. 683-693. 508 509

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« La notion eckhartienne de l’âme intellective est étroitement inspirée de celle proposée par Albert : il s’agit de cette âme noble, image de Dieu, qui constitue la nature humaine indépendamment de son rapport au corps. Elle est définie par l’intellect qui est ‘l’homme dans l’âme’ parce qu’il connaît Dieu sans les voiles qui empêchent les puissances inférieures, liées au corps, d’accéder directement à l’incréé. Eckhart suit en cela Albert, qui suit luimême Avicenne, et complète comme eux la définition aristotélicienne de l’âme, forme du corps, par celle de l’âme, substance séparée. Cette notion, seule cohérente avec le platonisme d’une doctrine de l’émanation et de la conversion, situe d’emblée la doctrine eckhartienne de l’homme séparé dans la tradition proprement albertinienne de l’Ecole colonaise. D’autre part, pour expliquer la nature profonde de l’âme, le Thuringien s’inspire aussi librement d’une notion traditionnelle reprise par Albert le Grand : la syndérèse. Il s’agit de cette étincelle qui ne s’éteint jamais, véritable semence de Dieu en l’âme »511.

Aussi la pensée eckhartienne invite-t-elle essentiellement à se tourner vers l’intimité de l’âme, ou vers l’homme intérieur, et par la faculté supérieure de l’intellect, à plonger dans les profondeurs de l’esprit, d’où elle tirera les raisons du Verbe incréé lui-même. Placer la mystique de souche eckhartienne au confluent de l’extase dyonisienne et de l’intimité augustinienne est devenu pratique courante chez les commentateurs. Selon A. de Libera, Eckhart « concilie l’immédiatisme de la contemplation intérieure augustinienne avec la conception dyonisienne de l’extase comme ‘dépassement de tout le créé’ : l’homme noble est celui qui, ‘sortant de lui-même par une extase totale’, revient au vrai centre de lui-même, dans un espace intérieur pur de tout le créé, l’espace de la ‘libre vacuité’ (ledicheit) où ne subsistent aucune image ni aucune pensée susceptibles de faire écran entre l’âme purifiée et le Dieu dévêtu de tout caractère, de toute qualité, propriété ou nom issus de la considération de ses effets créés. […] Eckhart réconcilie le ‘laisse toutes choses !’, l’aphélé panta !, de Plotin avec la théôria d’Aristote, saisie de l’intelligible séparé par la pensée de la gangue ou du voile du sensible. En fait, comme al-Fârâbî et Albert le Grand, il fait de la connaissance abstractive aristotélicienne, génératrice d’une connaissance de l’intelligible à partir de l’empirie – autrement dit, de l’univers des formes engagées dans une matière – la préparation ascétique d’une réception de l’intelligible pur ‘qui n’a jamais été et jamais ne sera dans une matière’ : l’essence ou l’archétype tel qu’il est dans le Verbe »512. 511 ZUM BRUNN, E., DE LIBERA, A., Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et théologie négative, pp. 48-49. 512 DE LIBERA, A., « Introduction », in MAÎTRE ECKHART, Traités et sermons, pp. 31-32. De Libera écrit encore : « Toute la pensée d’Eckhart oscille en permanence entre Augustin et Denys. A Augustin il emprunte la théologie de la réformation de l’homme dans une conformité au Christ atteinte par le retour de l’âme à elle-même, le regressus animae, le

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C’est là toute la richesse des influences qui ont forgé la prédication eckhartienne : la faculté que possédait le maître thuringien de tenir ensemble la conversion augustinienne et l’extase dyonisienne, tout en donnant parfois, comme le remarquait de Libera, au fond de l’âme les traits de l’intellect agent des philosophes arabes. Ce n’est pas une moindre difficulté pour ses interprètes, que Maître Eckhart, malgré le fond indéniablement platonicien de la doctrine, use d’une terminologie essentiellement aristotélicienne, héritée pour une grande part des préoccupations thomistes (unicité de la forme substantielle, analogie d’attribution extrinsèque, langage emprunté à l’altération et à la génération aristotéliciennes)513. Lorsqu’Eckhart fait de l’homme au commencement, un être purement intellectuel, il opère de fait une distinction franche entre l’être de l’homme et sa matière. Il fait de l’intellectualité le tout de son essence spécifique. Eckhart reprend à ce sujet Maïmonide : « chez le premier homme, il n’y avait aucune puissance référée aux choses sensibles ni destinée à les appréhender. Aucun mal ne se trouvait en lui, il ignorait toute défaillance. Tel est le sens de la nudité de ses membres »514. Adam, pourvu de repli sur l’intériorité véritable, l’‘homme intérieur’, la Vérité, le Verbe. A Denys il emprunte l’idée que ce retour s’accomplit par une pratique de l’‘abstraction’ (aphairesis), du dépassement des images et des pensées, qui, d’une certaine manière, fait sortir l’homme de lui-même pour laisser Dieu y entrer et y régner. C’est dans la tension, plus apparente que réelle, entre le modèle augustinien de la conversion et le modèle dionysien de l’extase que réside la première difficulté de la pensée d’Eckhart. Une difficulté redoublée par le fait que, tel Dietrich de Freiberg, il semble parfois identifier le ‘fond secret’ de l’âme, abditum mentis d’Augustin, avec l’intellect agent des philosophes arabes. Penser que sous des doctrines aussi différentes se cache une même vérité, celle de la hénôsis, de l’unité de l’âme et de Dieu dans l’‘unique Un’ (einic ein) qui précède toute différenciation entre Dieu et l’âme, et, dans l’âme elle-même, entre le fond de l’âme et ses puissances, voilà l’intuition qui a animé l’essentiel du travail philosophique et théologique d’Eckhart – un travail qui, malgré la condamnation de 1329, a connu son aboutissement dans l’exaltation ‘platonicienne’ de l’homo divinus par Berthold de Moogsburg, son successeur au studium generale de Cologne et l’unique commentateur médiéval des Elements de théologie connu à ce jour » (Ibidem, pp. 26-27). 513 Cfr à ce sujet Ibidem, pp. 27-29. 514 MAÎTRE ECKHART, In I Gen., n. 202 : « ‘[…] non erant in eo [Adam] potentiae, per quas intenderet sensibilibus, nec apprehendebat illa’, ‘nec erant mala apud eum, nec cognoscebat defectum suum’ ; ‘et haec est discoopertio membrorum suorum’ ». « Vult igitur breviter dicere Rabbi Moyses quod ante peccatum versabatur homo in intellectualibus, in quibus est verum, non proprie bonum, nec intendebat nec afficiebatur sensibilibus, in quibus cadit bonum et malum, – ex VI Metaphysicae – et pertinent ad appetitum, ad concupiscentiam, quae sunt rationabilia per participationem tantum, quae subiecta erant plene rationali per essentiam, ne ipsum afficerent nec praevenirent, sed ratio ipsis praeerat, ut ipsa imperaret et praeveniret, secundum illu Ioh. II : ‘Turbavit semet ipsum’ Iesus. […] ‘Cum’ autem ‘secutus est desideria’ sensibilium, ‘incidit in necessitatem comedendi cibos malos’ et adaequatus est iumentis in ‘modis ciborum suorum’, secundum illud Psalmi : ‘Homo cum in honore esset, non intellexit. Comparatus est iumentis insipientibus

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la perfection de sa nature spécifique, était donc purement intellectuel et « abaissé seulement un peu au-dessous des anges »515. Brunner remarquait que trois obstacles devaient selon le maître thuringien être surmontés pour entendre Dieu : la corporéité, la multiplicité et la temporalité516. Aussi, « Maître Eckhart affecte la créature d’un coefficient de négativité plus prononcé que son confrère italien (Thomas) » en soulignant bien plus que lui « la dégradation ou même le néant des créatures »517. On peut certes relativiser ce néant intrinsèque à la créature en soulignant, encore avec Brunner, « […] que si la créature comparée à Dieu est un moindre être et même un non-être, si elle est néant en dehors de Dieu et si son essence est indigence, une autre perspective demeure possible dans laquelle ce statut de misère s’évanouit. En effet, toute créature est déchéance, mais aussi participation : l’avilissement n’est donc pas son seul caractère. On lit souvent – par exemple dans le Prologue général, n. 10, dans le Livre des paraboles de la Genèse, n. 15 – que l’un ne se divise pas en produisant le multiple ; l’un est donc transcendant au multiple. Mais on lit aussi que l’un n’abandonne pas le multiple à sa dégradation ; il demeure présent en lui, car ‘tout nombre est un nombre, mille non moins que huit’. Il suit que Dieu est partout, comme la cause dans l’effet ; la créature n’existe que parce que Dieu descend en elle et se l’assimile. Certes, l’apparition de la créature implique un moment de négativité, mais il reste que, pour être, la créature est traversée par l’être de Dieu. C’est pourquoi Maître Eckhart présente aussi la création comme une grâce, la grâce première, gratis data, accordée à toutes choses et aux bons comme aux méchants (sermon latin XXV, 2, LW IV, p. 235) »518. et similis factus est illis’. In primo enim statu ‘licentiam habebat vesci delectabilibus’ intelligibilibus ‘et delectari in quiete et pace’, secundum illud supra secundo : ‘Ex omni ligno paradisi comede’, quantum ad intellectualia ; ‘de ligno autem scientiae boni et mali ne comedas’, quantum ad sensibilia, in quibus est bonum et malum » (Ibidem, n. 203). Eckhart se réfère alors à Thomas : « Praedictis concordat quod frater Thomas dicit, quod primus homo vidit deum ‘multo eminentius per intelligibiles effectus quam per sensibiles’. ‘A consideratione autem lucida intelligibilium effectuum impeditur homo in statu’ quo nunc sumus ‘per hoc, quod distrahitur a sensibilibus et occupatur circa ipsa’. ‘Primus autem homo non impediebatur per res exteriores a clara contemplatione intelligibilium effectuum’, quae incipiebat ‘ex irradiatione primae veritatis’ naturali vel gratuita. Ad hoc autem inducit ‘Augustinum XI Super Genesim ad litteram’ qui ait : ‘Fortassis deus primis hominibus loquebatur, sicut cum angelis loquitur, ipsa incommutabili veritate illustrans mentes eorum, etsi non tanta participatione divina essentiae, quantam capiunt angelis » (Ibidem, n. 204). 515 Ps. 8, 6. 516 Cfr BRUNNER, F., Maître Eckhart. Approche de l’œuvre, p. 77. 517 Cfr Ibidem, p. 48. 518 Ibidem, p. 49. On peut d’ailleurs peut-être affirmer que cette double facette accordée à la finitude sensible, parfois difficile à conceptualiser, se retrouve pour une large part dans les accentuations données aux intuitions eckhartiennes par ses successeurs directs. A. de Libera écrivait très justement, à propos de ce qui distinguait Eckhart de Suso : « Ce

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La détermination ne se réduit pas à sa négativité. Si elle divise l’être et restreint son universalité, elle seule rend ce dernier manifeste. Aussi la détermination positive appartient-elle à un ordre de causalité, bien que second. Eckhart s’inscrit cependant dans la lignée du Liber de causis, pour souligner que cet ordre second de causalité dépend intrinsèquement du premier. La détermination essentielle que lui procure sa cause prochaine dépend du fondement de la causalité première qui la maintient dans l’être. « Si l’on s’en tient, écrivait F. Brunner, au point de vue qui domine dans les Prologues, il faut dire que Dieu cause l’être et que la créature cause la détermination essentielle. Ainsi, le père produit en son fils la détermination ‘humanité’ sur un fond d’être qui ne vient pas de lui, mais de Dieu. Mais, à parler rigoureusement, le père ne produit pas cette détermination, il la transmet. L’essence de l’homme vient de plus haut que l’homme, et il faut admettre, avec la tradition platonico-augustinienne, qu’elle a sa racine en Dieu. Nous ne sommes pas faits d’être seulement : il faut qu’en nous l’essence détermine l’être. Cette détermination a son origine dans les quiddités ou raisons qui sont les formes telles qu’elles sont en Dieu. On voit donc que deux perspectives sont possibles : on peut considérer que la créature se distingue de Dieu par sa forme ou par son être créé. Dans le premier cas, elle se rapporte à Dieu par son aspect d’être, et, dans le second, par son aspect d’essence. Ce qui signifie que la créature n’a rien par elle-même et qu’elle doit tout à Dieu, l’essence comme l’être »519.

Cette conception de la causalité tend à traduire l’instant de l’engendrement de la forme substantielle en un moment de véritable extase temporelle. Zum Brunn et de Libera ont bien insisté sur le caractère rationnel des fondements de la métaphysique eckhartienne. Le cadre au sein duquel le Thuringien intègre sa thèse de l’instantanéité de la création dans le Verbe « repose sur l’idée d’une simultanéité de l’être et du devenir dans l’instant de la génération où commencement et fin coïncident […] »520. qui distingue le maître et le disciple, ce sont plutôt les voies d’accès à la contemplation. Eckhart ne connaît d’autre acheminement vers l’essence que celui de l’entbildung, c’està-dire l’aphairesis de Denys, le dépassement des images, le détachement, menant à la ‘connaissance inconnaissante’ et à la ‘pauvreté en esprit’ ou ‘nudité’ parfaite. Suso est, au contraire, pédagogiquement plus attaché à l’image : les terribles scènes de mortification qui émaillent l’‘autobiographie’, les visions et les rêves qui rythment le récit de la Vita, ont une fonction didactique : les manuscrits de l’Exemplar sont d’ailleurs conçus comme des livres d’images, et Suso explique qu’il ‘parle en images’ de ‘ce qui est au-dessus de tous les sens et au-dessus de l’intellect humain’. Chez Eckhart, l’image n’est là que pour être supprimée. Chez Suso, c’est l’accumulation même des images qui mène au ‘sans image’ : il faut, dit-il ‘chasser l’image par l’image’ (bild mit bilden us triben) » (DE LIBERA, A., Maître Eckhart et la mystique rhénane, p. 109). 519 BRUNNER, F., Maître Eckhart. Approche de l’œuvre, pp. 31-32. 520 ZUM BRUNN, E., DE LIBERA, A., Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et théologie négative, p. 109.

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En tant qu’instant d’une génération substantielle, la création dans le Verbe est l’instant d’une coïncidence des opposés. C’est l’être même de Dieu qui en constitue le commencement et la fin, en un instant où se rassemble tout. Or si l’on en croit Zum Brunn et de Libera, cette thèse n’a d’autre fondement conceptuel que les théories aristotélo-thomistes de l’instant du changement substantiel et de l’unicité de la forme521. L’instant ponctuel du changement en effet ne se rapporte point au temps qui le précède et le prépare comme une simple suite (consequenter), mais plutôt comme son terme ou sa fin522. Ainsi le devenir et le résultat sont-ils ramenés, sous la raison des causalités formelle et finale, en un seul temps, sans nécessiter par conséquent la partition à l’infini de l’engendrement d’une forme nouvelle par la recherche du chaînon manquant qui unit l’état qui précède le changement et celui qui lui succède immédiatement. Eckhart, à la suite de Thomas, rejette d’une part tout intermédiaire formel entre la matière et la forme substantielle dans le composé, et admet d’autre part que seule la forme substantielle introduite dans la matière après un mouvement continu d’altération donne l’être en totalité à la chose. Le Thuringien accepte ainsi l’idée d’une intention continue de la disposition à la forme523. Nous avons vu en outre comment ce type de raisonnement présidait à l’argumentation thomasienne en faveur de l’unicité de la forme substantielle, présente virtuellement ou au principe de l’organisation de la matière et de sa disposition en vue de la recevoir. Il est bien clair en effet que ce n’est point la matière qui par elle-même est au principe de sa propre organisation, par la possession par exemple de formes encore à l’état inchoatif. Ainsi, tout comme l’instant n’ajoute rien au temps qu’il termine, ou de même encore que la forme substantielle n’est pas autre que la matière qui y est disposée, le résultat et le devenir qui y mène coïncident dans le principe. « Le retour de la créature en Dieu, écrivaient Zum Brunn et de Libera, son engendrement dans le Verbe ne disent rien d’autre que le thème johannique de la ‘création dans le principe’. La création in principio n’est donc ellemême rien d’autre que cette soustraction du patient à l’ordre du temps, que son détachement et son évanouissement dans le terme signant la fin de son approximation continue de l’être de Dieu. En se soustrayant au monde, le disciple et, par extension, toute chose, à chaque fois qu’il s’en engendre 521

Cfr Ibidem, pp. 110-120. Cfr THOMAS D’AQUIN, In V Phys., 5, n. 686. 523 Cfr ZUM BRUNN, E., DE LIBERA, A., Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et théologie négative, p. 124. 522

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une, est pour ainsi dire toujours et à chaque fois créé dans le principe. La création ‘dans le principe’ signifie donc que ce qui est engendré, en tant qu’il est engendré, ne quitte pas le principe et ne le quitte que pour aller à sa distinction ou à son retour »524.

De Libera et Zum Brunn soulignaient avec raison comment l’altération aristotélicienne était essentiellement devenue, chez Eckhart, un mouvement d’« expulsion progressive » de l’altérité, un détachement destiné à retrouver en soi l’image parfaite du Père, c’est-à-dire le Fils ou le Verbe, à la fois « pure de toute différence et de toute dissemblance avec le Père, et riche de tout ce qu’Il est ». Il ne s’agit que de retrouver en notre for intime ce que l’on a toujours déjà été. « Ainsi l’altération de la matière est-elle une épuration continuée, c’est-à-dire rien d’autre que la suppression progressive de tout ce qui, dans le composé, n’est pas disposition à recevoir la forme substantielle et donc, par là même, intension continue de cette disposition formelle »525. Si l’importance de l’engendrement de la forme substantielle unique et la manière dont elle ordonne le déploiement de ses virtualités sont particulièrement soulignées par Maître Eckhart, comme elles l’étaient chez Thomas, l’accent est ici porté sur le détachement et le retour par soi à l’unité, là où Thomas le mettait sur l’ensemble du réseau de relations tissées entre les substances. C’est alors la richesse qu’offrait la multiplicité des déterminations ordonnées qui permettait la ressemblance du divin pour le docteur angélique. Il ne faudrait certes pas forcer les différences, car cet ensemble de relations ou de déterminations n’est pas un ensemble chaotique, sans règle ou ligne directrice. L’être même et son ordonnancement à sa propre perfection offrent au contraire le fondement hors duquel aucune relation à l’altérité n’est possible. C’est d’ailleurs bien là le rôle de la notion d’être en puissance endossé par la matière chez Thomas. La richesse des nouvelles déterminations apportées à la substance apparaît, tout comme dans la doctrine d’Eckhart, en quelque sorte prédéterminée par la forme substantielle. Aussi les déterminations sont-elles soit « dues », soit « aptes » à la forme substantielle. La différence d’accent n’en demeure pas moins importante, puisque Thomas intègre indéniablement les virtualités matérielles ainsi que leurs accidents sensibles au perfectionnement ou à la complétion de la vérité de la nature substantielle, qui passe chez l’homme par la connaissance du monde, alors que Maître Eckhart tend systématiquement à les écarter au profit d’une illumination de style augustinien. 524 525

Ibidem, pp. 100-102. Ibidem, pp. 96-97.

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Notons encore que si Eckhart fonde sa métaphysique de la création sur les bases rationnelles de l’analyse de la génération substantielle qu’il trouve chez Aristote et Thomas, il s’éloigne pourtant considérablement de ses sources en cherchant à rendre compte du rapport ontologique entretenu entre Dieu et sa création sur le modèle de l’engendrement naturel. Une telle tentative possède peut-être quelque pertinence sous l’angle de la théologie trinitaire. Mais Thomas comme Boèce526 excluaient tout sujet présupposé à la création divine. « Eckhart pense la création ou factio mundi sur le mode de la génération ou mutation pour la raison même qui fait que Boèce s’y refuse : la nécessité d’un sujet de la création »527. Or puisque ce sujet ne peut être distinct de Dieu, qui crée absolument tout et qui, pour Eckhart, s’identifie purement et simplement à l’être, le sujet ontologique de la création ne pourra être que l’être de Dieu lui-même. Il en est finalement de même dans le fameux passage d’Exode 3, 14 : « ego sum qui sum »528. Si le premier « je suis » signifie le sujet, le second n’est autre que le prédicat. Et là où, en toute parole finie, le prédicat détermine ou in-forme le sujet, d’une manière analogue à l’information de la matière par une forme, ici, sujet et prédicat sont purement et simplement identiques. Il n’y a, dans le cas de l’affirmation divine, aucune détermination ni aucun perfectionnement. Le sujet est déjà le plus parfait qui soit. Le prédicat ne le détermine donc pas, et n’a le rôle que d’une auto-affirmation, ou d’une auto-explication du sujet529. « […] repetitio, quod bis ait : sum qui sum, puritatem affirmationis excluso omni negativo ab ipso deo indicat ; rursus ipsius esse quandam in se ipsum et super se ipsum reflexivam conversionem et in se ipso mansionem sive fixionem ; adhuc autem quandam bullitionem sive parturitionem sui – in se fervens et in se ipso et in se ipsum liquescens et bulliens, lux in luce et in lucem se toto se totum penetrans, et se toto super se totum conversum et reflexum undique, secundum illud sapientis : ‘monas monadem gignit – vel genuit – et in se ipsum reflexit amorem – sive ardorem’. Propter hoc Ioh. 1 dicitur : ‘in ipso vita erat’. Vita enim quandam dicit exseritionem, qua res in se ipsa intumescens se profundit primo in se toto, quodlibet sui in quodlibet sui, antequam effundat et ebulliat extra »530.

526

Cfr à ce propos Ibidem, pp. 118-119. Ibidem, p. 118. 528 Cfr à propos de l’interprétation eckhartienne d’Exode 3, 14 : BEIERWALTES, W., Platonismus und Idealismus, pp. 38-66 ; BRUNNER, F., Maître Eckhart. Approche de l’oeuvre, pp. 34-39. 529 Cfr BEIERWALTES, W., Platonismus und Idealismus, p. 44. 530 MAÎTRE ECKHART, In Exod., n. 16. 527

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La répétition du « je suis » doit donc être comprise comme une confirmation réflexive ; un retour à soi de la lumière, dans la lumière, qui assied la présence et la conforte en sa toute puissante tranquillité. En tant que répétition de l’affirmation, elle est, sous une forme positive, l’équivalent d’une negatio negationis ou d’une privatio privationis. La voie allemande au sein de laquelle s’inscrivent Dietrich et Eckhart thématise le dynamisme de l’être même comme pensée qui se pense531. L’identification eckhartienne de l’être et de la pensée de Dieu donne le fondement d’une théologie spéculative qui énonce la saisie de soi par l’Absolu en son être-même ou en son intellect, pour constituer ainsi, comme l’affirmait W. Beierwaltes, une « médiation de soi réflexive absolue » (absolute reflexive Selbstvermittlung)532. Les rapports de la pensée et de l’être en Dieu ne doivent point être conçus de manière statique, mais plutôt comme une dynamique constante qui est pur acte, ou processus hors de toute temporalité, et s’accomplit dans l’acte de la Trinité. Le penser n’est autre que la vie de l’être divin533. L’engendrement du Verbe à partir du Père ne va que du pur être à l’être même. Le premier « je suis » se redouble sans se dédoubler au sens quantitatif. Ce primat de l’activité intellectuelle, à la source de la création, ira dans une certaine mesure jusqu’à supplanter celui de l’être même, comme il apparaît dans la première question parisienne. Dieu n’est, écrit Maître Eckhart, que parce qu’il pense : « quia intelligit, ideo est »534. Cette primauté s’entend à la fois de celle du Verbe et de celle du principe fondamental. Car si, à la suite du Liber de Causis, on peut dire que l’être est la première chose créée, c’est qu’il faut à ce dernier un principe qui 531 La répétition du « je suis », mise en rapport avec l’évocation du bouillonnement (bullitio, bulliens) de l’être qui est à la source de la création et de la Trinité, fait signe vers ce dynamisme. F. Brunner souligne que « Dietrich de Freiberg, témoin antérieur à Eckhart du courant néo-platonicien entretenu par les dominicains allemands, utilise déjà l’image du bouillonnement : elle désigne chez lui le pouvoir, propre aux substances intelligibles, de produire sans sortir d’elles-mêmes, en vertu de leur seule activité interne. C’est exactement ce que Plotin appelle la production par surabondance. Eckhart considère d’abord cette activité en elle-même sous le nom de bullitio (bouillonnement), puis dans son action à l’extérieur, qu’il appelle ebullitio, (débordement dû au bouillonnement) » (BRUNNER, F., Maître Eckhart. Approche de l’oeuvre, p. 38). Ces images symbolisent la profusion précédant l’effusion ; « c’est le schéma même de la théologie chrétienne, repensé par une imagination puissante, pour laquelle toute vie est d’abord dynamisme interne et croissance en elle-même avant d’être engendrement hors d’elle-même » (Ibidem, pp. 38-39). Cfr à propos de Dietrich, PUTALLAZ, F.-X., La connaissance de soi au XIIIe siècle, pp. 303-380. 532 Cfr BEIERWALTES, W., Platonismus und Idealismus, p. 47. 533 Cfr Ibidem, pp. 54-55. 534 MAÎTRE ECKHART, Quaestiones parisienses I : Utrum in Deo sit idem esse et intelligere, n. 4.

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le cause. L’être appartient à l’ordre de la créature et trouve son fondement dans l’intelligere même535. A la manière des néo-platoniciens, la primauté de l’intellect se pense au-delà de l’être536. Aussi « […] deus, qui est creator et non creabilis, est intellectus et intelligere et non est ens vel esse »537. Comme il le montrera dans la deuxième question parisienne, l’intellect en soi n’est rien, car si l’être renvoie à la détermination, lui, ne peut être rien de déterminé : « intellectus, in quantum intellectus, nihil est […] »538. Aussi ne peut-on concevoir à partir de l’être (essentiellement créé), toujours déterminé et singulier, l’Unité profonde qu’il entretient avec la pensée. L’objet de la métaphysique, c’est traditionnellement pour Eckhart, l’ens inquantum ens, qu’il définit à partir d’Avicenne comme la chose en tant qu’en son quod quid est, elle n’a ni cause efficiente, ni finale, puisque ces dernières ne sont que des causes extrinsèques539. Il s’agit là de la chose abstraction faite de son existence, ou de son esse : « […] la chose, en sa cause essentielle ou originelle, n’a pas l’être »540. Dès lors : « […] creaturarum raciones non sunt creature, set nec creabiles, ut sic. Sunt enim ante rem et post rem, causa tamen originalis ipsarum rerum. Propter quod per ipsas, res mutabiles cognoscuntur, ut per causas, et sciencia immutabili, sicut patet in sciencia naturalium »541.

Les choses créées sont, quant à leur être formel, muables et créables. En leur raison, par contre, elles ne le sont pas ; elles sont simplement au principe. « In principium erat verbum ». Ainsi les choses sont-elles, en leur principe, dans le verbe ou leur raison seule. Toutes les choses sont en Dieu intellectualiter. Elles n’ont d’être formel que produites à l’extérieur542. La création ne consiste donc pas tant dans l’actualisation d’êtres potentiels, mais dans le passage d’un mode d’être divin, à un mode d’être extérieur à Dieu, qu’Eckhart appelle formel et qui trouve sa cause au sein de la quiddité elle-même, cause de la chose. La quiddité, exemplaire de la chose au sein de l’intellect divin, est aussi la cause de l’attribution de son être hors de Dieu et par là de sa spécification formelle. 535

Cfr Idem. Cfr à ce propos IMBACH, R., Deus est intelligere, pp. 148-149. 537 MAÎTRE ECKHART, Quaestiones parisienses I : Utrum in Deo sit idem esse et intelligere, n. 4. 538 MAÎTRE ECKHART, Quaestiones parisienses II : Utrum intelligere angeli, ut dicit actionem, sit suum esse, n. 2. 539 MAÎTRE ECKHART, Commentaire sur le Livre de la Sagesse (I), pp. 338-339. 540 Ibidem, p. 342. 541 Ibidem, p. 343. 542 Cfr Ibidem, p. 342. 536

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Doit-on dès lors réduire purement et simplement la métaphysique, selon Maître Eckhart, à une science de l’étant en tant qu’étant, c’est-à-dire de la quiddité en tant que cause exemplaire de l’étant et qui possède son site propre au sein de l’intellect divin ? Comment cependant expliquer cette sortie de soi, cette production de l’extériorité qui peut sembler mettre en difficulté la métaphysique ? Comment expliquer que cette métaphysique des idées divines se mue en métaphysique de la création ? Eckhart introduit dans son Commentaire à la sagesse deux principes qui nous semblent d’importance à cet égard. Tout d’abord, il rappelle la sentence célèbre du De Causis : « prima rerum creatarum est esse », ce qu’il interprète par ce genre de retournement dialectique dont il est coutumier : « hoc est dicere secundum unum intellectum, quod rerum creatarum ipsum esse est prima causa earum, id est, finis ; prima enim causa creatarum est finis »543. Si l’être est donc première cause des choses, c’est parce qu’il en est la fin. L’être est donc terminal selon Eckhart, et vient s’ajouter à l’essence. Cette conception de la finalité – et c’est la deuxième idée fondamentale –, lui permet de faire de la génération, dans un premier temps, un simple modèle permettant d’expliquer la création, mais dans un second, bien plus profondément, de redéfinir sa métaphysique de la création comme une métaphysique de l’engendrement du Verbe544. L’être advient par la forme substantielle et l’engendrement545. Or l’engendrement, au contraire de l’altération, n’est pas de ce monde, ni dans le temps546. Il entraîne le repos de la délectation dans l’œuvre, qui efface toute dissimilitude – le Fils est image parfaite du Père –, et de cette complaisance du Père en sa progéniture spire l’amour547. La pensée de Maître Eckhart s’accomplit en une théologie du Verbe incarné, véritable instigateur d’une nouvelle ontologie, régénératrice de la première. C’est en effet dans le Christ que l’on peut dire que l’être extérieur sera ré-généré, au sens propre d’un nouvel engendrement, qui fait accéder à la vie, maître mot d’une ontologie intérieure, spirituelle548. 543

Ibidem, p. 346. Cfr Ibidem, pp. 346-349. 545 Ibidem, p. 349. 546 Cfr Ibidem, p. 350. 547 Cfr Ibidem, pp. 347-350. 548 On pourra lire à ce propos ZUM BRUNN, E., DE LIBERA, A., Maître Eckhart. Métaphysique du Verbe et théologie négative, p. 73. La véritable métaphysique chrétienne est donc une métaphysique du Verbe, de la médiation entre le fini et l’absolu, entre le néant et l’être, par le retour de la créature à elle-même dans sa ré-génération dans le Christ. Par là, elle parachève et dépasse, écrivaient De Libera et Zum Brunn, la métaphysique de l’exode, à la manière dont le Christ est supérieur à Moïse et le Nouveau Testament à l’Ancien (Cfr Ibidem, pp. 72-73). 544

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Le Christ engendre en celui qui le reçoit, un être nouveau. Maître Eckhart lui-même y insiste : « […] patet quod etiam in natura omnia, quae imperfectionis sunt, fieri puta, alterari, mutari, tempus, corporale, divisio, corruptio, numerus, multum sive multitudo et huiusmodi, ad Moysen pertinent et ad vetus testamentum – ‘tempus enim vetus facit’, ut ait philosophus – nondum ad Christum, ad filium, ad veritatem pertinent, sed horum opposita, puta esse, generatio, immutabilitas, aeternitas, spiritus, simplicitas, incorruptio, infinitas, unum sive unitas »549.

C’est là sans doute, le sens profond de l’enseignement eckhartien lorsqu’il fonctionne par analogie avec l’engendrement. Bien sûr, Dieu n’a besoin d’aucun suppôt préalable pour exercer son œuvre, mais il offre lui-même le substrat d’un être nouveau, et soutient toute créature en son être extérieur, ou en sa forme. Comme l’expliquait bien de Libera : « La plus grande perfection de l’homme viateur, en tant que composé d’un corps et d’une âme, est ‘que l’homme extérieur soit totalement maintenu’ afin que la vérité soit possédée totalement dans un corps et dans une âme. Par lui-même, l’homme extérieur ne peut que défaillir dans le néant. Il faut donc qu’un autre le porte dans l’être. Cet autre est le Christ : le maintien de l’homme extérieur s’accomplit dans la perte de son propre suppôt, lorsque ‘l’être personnel du Christ lui prête son suppôt’. L’homme extérieur est ainsi maintenu, autrement dit : supposé, ‘lorsqu’il possède’ dans le Christ ‘le suppôt de son être personnel’, bref : lorsque celui qui vit en moi, plus exactement : à ma place, n’est plus Conrad ou Henri, mais l’humanité et la divinité qui, dans le Christ, sont un seul et même être personnel »550.

* Les commentateurs ont remarqué comment deux tendances distinctes pouvaient être issues de la métaphysique d’Albert le Grand551. La première s’inspire d’Avicenne et de la paraphrase à la Métaphysique d’Albert. Elle MAÎTRE ECKHART, In Iohannem evang., n. 186. DE LIBERA, A., La mystique rhénane, p. 256. Le mode selon lequel l’homme parvient à sa béatitude est un « mode d’engendrement », expliquait également Suso : « comme il est écrit dans l’évangile de saint Jean, qu’il a donné puissance et pouvoir de devenir fils de Dieu à tous ceux qui sont nés de rien d’autre que de Dieu. Et cela advient sous mode égal à ce que l’on nomme engendrement selon un mode communément reçu. Ce qui engendre l’autre sous un tel mode le façonne selon lui et dans soi et lui donne égalité de son être et de son opération. Et c’est pourquoi, dans un homme abandonné, là où Dieu seul est père, en lui ne s’engendre rien de temporel selon un esprit de propriété, en lui s’ouvrent les yeux, en sorte que là il se retrouve et prend là son essence et sa vie bienheureuse et est Un avec lui, car tout ici est un dans le Un » (SUSO, H., Petit livre de la vérité, p. 53). 551 Cfr par exemple DE LIBERA, A., Métaphysique et noétique. Albert le Grand, pp. 4145 ; COUNET, J.-M., « La métaphysique d’Aristote comme science de l’étant en tant qu’étant dans l’école dominicaine allemande ». 549 550

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conçoit essentiellement la métaphysique comme une étude de la substance en général et dans ses différents modes de substare. Inspirée encore du traité des Catégories d’Aristote, elle s’attache surtout à distinguer les différents genres de l’étant. L’autre courant, plus proche de l’averroïsme, recherche la conjonction des intellects agent et patient qui permet en définitive de placer le métaphysicien lui-même dans la position de l’intellect séparé, et de prendre ainsi ce mode supérieur de l’étant comme objet propre. On a pu constater comment l’interprétation que donnent Dietrich ou Eckhart de cette dernière tendance, tend à rejoindre également la conception avicénienne d’une ontologie générale, puisque cette position supérieure s’identifie à concevoir les étants dans leur nature originelle, et en tant précisément qu’ils sont le plus intensivement étant. Chez Thomas, l’interrogation qui concerne le caractère séparé de l’intellect, constitutive pour la métaphysique, mène à considérer que seul Dieu est en son acte d’être le sujet le plus propre de cette science. C’est lui, aussi, qui illumine l’esprit de l’homme singulier et lui confère la forme par laquelle il sera susceptible de s’élever, moyennant l’exercice adéquat de la raison, à une certaine intelligence des êtres séparés, c’est-à-dire l’objet de la métaphysique. La matière conserve pleinement, dans ce cadre, son caractère intrinsèque et quidditatif pour l’être humain. Elle n’est jamais, chez Thomas, écartée de la quiddité ou réduite à une sorte de néant. Principe réel de pure potentialité, la matière première offre cependant une opacité irréductible à l’acte de l’intellect humain. Elle est une marque de dépendance, constitutive de l’être même qu’elle reçoit de l’acte de création divine. Le substare ou le mode d’être en vertu duquel l’étant reçoit ses déterminations n’est ainsi pas écarté de la considération métaphysique, et dépend immédiatement de l’acte créateur. Mais au contraire de la forme substantielle ou même accidentelle, la matière ne possède d’ellemême aucun acte et n’appartient à aucun genre d’être en propre. Elle n’est qu’être en puissance et dépend donc, en son être comme en son intelligibilité, de l’acte qui lui donne sa direction. Aussi la métaphysique, ou la substance métaphysique, n’est-elle jamais comprise hors des causes efficientes et finales qui lui confèrent son acte d’être. Dietrich au contraire, cherche à considérer l’étant, hors de ses causes efficientes et finales, et dans ses simples liens essentiels. C’est en vertu de cette conception de la science réduite aux rapports entretenus per se entre les essences, héritée d’Averroès, que Dietrich voudra établir une distinction stricte entre le subsistere et le substare. Comme l’expliquait K. Flasch :

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« Pour ce qui est du concept de substantialité, cela conduisait à un approfondissement de la distinction traditionnelle entre le subsistere (subsister en soi, existere dans sa propre essence, être hors du néant et hors de la cause efficiente, avoir sa propre forme substantielle) et le substare (l’étant en tant que support ou porteur de propriétés ou d’accidents). Cette distinction, […], Dietrich en avait surtout besoin parce qu’il voulait décrire les êtres spirituels ou intellectuels comme exempts de propriétés. Dietrich limite ainsi la substantialité au sens strict du terme substare au monde corporel, alors que le subsistere peut s’appliquer aux intelligences : elles subsistent, mais elles ne peuvent pas être conçues comme les porteurs de propriétés. Elles ne peuvent pas admettre de dispositions supplémentaires, ce qui l’avait mené à exclure toute la conception thomiste de la grâce et de la lumière de gloire »552.

Nous avons perçu l’importance que Thomas accordait au substare, ramené à la part matérielle dans la constitution des substances individuelles mondaines. Bonaventure ne disait pas les choses très différemment sur ce point. Or un mode de substare, c’était bien ce qui était également accordé par l’Aquinate aux substances spirituelles, bien qu’il n’allât point jusqu’à accorder une matière aux anges. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que, suite à l’exclusion, opérée par Dietrich, de la diversité des modes de substare dans la considération de la quiddité même des choses, les modalités de l’être s’en trouvent radicalement ramenées sur un même plan, et que la métaphysique semble susceptible de s’élever de soi à quelque béatitude. Les positions de Thomas et de Dietrich représentent deux partis pris radicalement différents vis-à-vis de la métaphysique : une métaphysique des essences séparées, ou une sorte de logique concrète d’une part553, et une métaphysique indéfectiblement liée à la composition d’autre part, qui se distingue de l’averroïsme par son avicénisme, mais se sépare encore de ce dernier en ce que l’ange de chaque chose recherché en définitive par Avicenne, n’apparaît à Thomas que dans le lien de l’intellect agent aux phantasmes. Alors que la métaphysique de Dietrich s’accomplit, chez Eckhart, dans la fuite arabisante des images sensibles, la métaphysique thomiste s’établit au contraire sur l’affermissement de ces dernières et par leur mise en relation proportionnelle. Par le biais de la doctrine trinitaire, le maître thuringien met en place une métaphysique centrée sur le retour à l’Un intensif et à l’intériorité, alors que Thomas accentue surtout le jeu des relations entretenu par la multiplicité des personnes, qui donne le FLASCH, K., D’Averroès à Maître Eckhart, pp. 108-109. Les concepts fondamentaux et premiers de la métaphysique ne sont pas de simples concepts logiques, nécessairement réflexifs et réduits à l’usage qu’en fait le discours de la démonstration, mais ils déterminent l’intimité de la chose en ses diverses contractions. Cfr à ce propos par exemple FLASCH, K., Dietrich von Freiberg, pp. 454-455. 552 553

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fondement analogique, dans les relations tissées au sein du monde créé, de l’extension de soi que constitue l’opération transitive. Il n’y a, chez Thomas, retour à soi pour les êtres mondains, que dans l’extension effective de l’opération. Leur bien ne trouve son accomplissement que dans et par la multiplicité. Eckhart quant à lui, prône en définitive surtout le détachement du multiple. Thomas ouvre ainsi une brèche dans la voie du dualisme des mondes céleste et terrestre – ou de l’intellect et de la matière –, qui court, par la médiation notamment de Maïmonide, de Platon à Maître Eckhart. Un tel système dualiste, s’il soutient, comme Maïmonide et Maître Eckhart, l’immatérialité native de l’homme tel que créé, voit en général l’incarnation de son âme comme une dégradation pure et simple. Cette dernière ne trouvera de remède que, soit grâce à l’activité même du Dieu provident, qui seule fait participer l’homme d’une intelligence supérieure, soit par l’action d’un principe issu d’un monde corrompu. En d’autres termes, la séparation des ordres terrestre et intellectuel finit par ouvrir les voies, tant d’une théologie négative fondée sur un théisme absolu554, que d’une obtention des lumières de la béatitude et de la rédemption laissée à des forces seulement terrestres ; deux thèses foncièrement rejetées par les principes de la doctrine thomiste, lors qu’au lieu de partir de la composition d’une simple dualité de principes, elle prend leçon auprès d’Aristote pour hiérarchiser plus subtilement une multiplicité irréductible de rapports de matière et de forme, ou plus précisément, puisque ni les anges ni Dieu n’ont de matière, de substare et de subsistere. Thomas le met particulièrement bien en évidence dans son exégèse du livre de Job : selon lui, l’existence humaine ne dévoile son unité fondamentale, et par là, l’unité du plan divin à son égard, que dans la réconciliation de l’activité terrestre de l’esprit et du consentement à l’opération du Dieu créateur et sauveur, qui seul fait parvenir l’âme humaine à son accomplissement dernier. L’exigence d’intelligibilité intégrale, d’inspiration averroïste, menait d’une part, chez Siger de Brabant tout comme chez Maître Eckhart ou Dietrich de Freiberg, à relativiser le point d’ancrage de la connaissance au sein du sujet humain fini, au profit d’un intellect agent universel ou du Verbe de Dieu lui-même, et d’autre part, paradigmatiquement chez Dietrich – mais, sous une expression différente, il en est de même de la doctrine eckhartienne du détachement –, au rapatriement foncier des 554 Pour Maïmonide, cfr WOHLMAN, A., Thomas d’Aquin et Maïmonide, pp. 236-237, 258. Selon Maïmonide, l’homme participe à la providence divine à mesure de sa participation à l’Intelligence. Mais le fin mot de l’ordre divin est en vérité en soi aussi inaccessible que la science divine elle-même.

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déterminations positives au domaine du par soi, c’est-à-dire à leur inséparabilité vis-à-vis de la substance. Il ne faudrait cependant pas accentuer artificiellement les différences au sein de l’école dominicaine au XIIIe siècle. On y retrouve bien en quelque sorte un « esprit » similaire : une accentuation de la quête de soi qui, par le détour du monde et de ses catégories, cherche à se détacher de ce qui, dans l’être, n’est pas lui au sens propre. Il s’agit bien, tant pour Thomas que pour Dietrich et Maître Eckhart, de parvenir à quelque perfectionnement par l’éloignement du non-être conçu comme privation ou comme mal. Leur « vision du monde » ne se conçoit que dans la hiérarchie des sphères et souligne l’universalité des causalités premières, qui permet d’appréhender le réel en fonction des principes qui président au perfectionnement de l’être en son intelligibilité. A cet égard, on pouvait bien hésiter à qualifier la métaphysique thomiste de pure et simple métaphysique de l’esse. R. Imbach a émis des doutes fondés à ce propos, qui permettent de ne pas écarter Thomas de cette lignée dominicaine555. Mais la perspective de Gilson – la si célèbre « métaphysique de l’Exode » –, ne peut être pour autant écartée. S’interroger sur le primat d’une métaphysique de l’esse ou de l’intelligence, vu un peu superficiellement, semble seulement donner une nouvelle perspective à la sempiternelle dispute qui oppose priorité du point de vue de l’essence intelligible ou de l’esse réel. Si Thomas s’inscrit bien, dans une certaine mesure, au sein d’une lignée dominicaine d’inspiration intellectualiste, ce qui le singularise reste ses prises de distance plus marquées face à l’averroïsme et sa volonté appuyée de supplanter le Commentateur dans la lecture qu’il offre de l’aristotélisme. Thomas demeure en ce contexte, l’un des jalons les plus incontournables de l’histoire du concept de subjectivité. Contre les averroïstes de la faculté des arts, tel Siger de Brabant, l’Aquinate est parvenu à imposer une certaine idée de la subjectivité de l’intellect. Les relations avec le monde sensible et la matière que celle-ci impliquait, allaient permettre l’élaboration d’une véritable doctrine de la subjectivité du corps. Cette avancée, largement étrangère à l’averroïsme « radical », n’est certes pas absente de l’école dominicaine. Chez Eckhart, c’est le Verbe qui donne son unité ou encore sa raison séminale au monde de la matière, et l’âme demeure l’unique forme substantielle dans le corps. Thomas cependant, accentue la subjectivité propre de l’intellect humain en son rapport avec son corps et, la distinguant plus radicalement de la 555 Cfr IMBACH, R., « Prétendue primauté de l’être sur le connaître. Perspectives cavalières sur Thomas d’Aquin et l’Ecole dominicaine allemande ».

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subjectivité divine ou de l’intellection pure, lui donne une grande consistance en soi. Cette dernière perspective devait rester relativement étrangère à une école vouée à l’universalité de l’intelligibilité. Ce qui transparaît en définitive au sein de ce débat, c’est que la métaphysique de Thomas n’est pas tant une métaphysique de l’esse ou de l’intellect que de la substance ou de la diversité des modes d’être, en un sens qui doit cependant réconcilier les deux interprétations précédentes, puisque la substance ne se comprend que dans le lien que nouent esse et essentia. La primauté de la métaphysique des modes d’être ou des substances en leur substare, est aussi la primauté chez Thomas d’une métaphysique de la relation à l’extériorité ou de l’expression dans l’opération, c’est-à-dire dans l’acte d’être de la substance ou ce qui l’individualise, qui est encore sa manière propre d’habiter son substare. C’est à notre sens la nuance qui distingue Thomas de l’école dominicaine allemande, que la métaphysique thomiste trahit une relation à l’altérité plus grande, qui pousse à accentuer la subjectivité et la détermination positive de la personne. Cette compréhension se traduit encore par une vision plus contrastée des liens qui règnent entre la substance en sa nature et ses accidents, et pousse à accentuer le rapport opératoire de la substance subjective avec son monde, là où l’école dominicaine tendait surtout à enraciner celle-ci dans l’universalité de la subjectivité. Si, très certainement, R. Imbach a raison de réinscrire l’homme thomasien au sein d’une hiérarchie d’intelligences et d’une diffusion d’intelligibilité qui seule peut faire parfaitement comprendre comment l’ens se convertit avec le vrai, c’est là qu’il semble également arrêter sa déduction des transcendentaux. Or l’Aquinate la continuait au moins jusqu’au bien, au sein duquel toute chose atteint sa perfection, revient certes de manière très platonicienne à soi, mais sans avoir échappé de manière concomitante à une essentielle diffusion. Bonum diffusivum sui. La métaphysique thomiste est une métaphysique des modes d’être ou des manières d’habiter son être et son monde. VI.3. CONCLUSION ET PERSPECTIVES Les différents traits que nous venons de soulever montrent suffisamment pour l’instant comment la constitution thomasienne de la science première n’advient que par et dans l’intuition. La pensée ne tend pas ses efforts vers des essences abstraites en tant que telles, mais bien vers les Idées des choses réelles prises comme au départ de leur intuition. En d’autres termes, les Idées qui font l’objet du philosophe ne sont point,

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pour Thomas, des essences purement formelles et figées, mais l’acte d’être même de celles-ci, en tant donc qu’elles possèdent une relation à quelque substrat (éventuellement matériel), c’est-à-dire ultimement, la substance en sa constitution ontologique. Or ces substances ne peuvent être connues qu’en raison même de la manière dont elles se manifestent, liée à leur propre mode d’exister. Cette relation à leurs déterminations est seule à garantir la possibilité d’un accès « positif » ou analogique à ces essences telles qu’elles sont au sein de l’esprit divin. La détermination n’est qu’une expression de l’être même et le truchement par lequel il parvient à la présence. Ainsi l’étant ne manifeste-t-il pas l’être uniquement par l’intermédiaire de sa différence avec lui, ou de manière seulement négative. L’être de l’étant n’est pas le pur et simple néant, qui ne se dévoile que là où l’étant vacille. L’étant se montre bien plutôt comme l’avènement de l’être à la subsistance et par là, comme son plus haut accomplissement. L’étant est, en tant que différencié, l’expression positive de l’être lui-même. Aussi la pensée de Thomas conserve-t-elle son fondement métaphysique le plus assuré dans une doctrine de l’analogie de l’être et de la composition, bien plus que dans une simple différence ontologique. Il demeure également que, comprise de cette manière, l’essence métaphysique dépend, dans sa manifestation à la pensée, d’une doctrine de la causalité, ou plus précisément de la création, qui confère à la raison substantielle son modus existendi propre et les déterminations positives qui en découlent. A étudier le problème de l’individuation, c’est Cajétan qui l’a compris le mieux, ou du moins parmi les premiers : tout se passe comme si la constitution transcendantale de la substance impliquait de soi, ou selon sa nature, une relation aux déterminations concrètes, notamment quantitatives, aptes à donner à la forme substantielle toute sa complétude. Un même constat nous est apparu à l’étude des notions d’humidum radical ou nutrimental, et sans doute le concept central des rapports unissant la matière à sa forme substantielle est-il, chez Thomas, celui d’une quantité ou d’une proportion due. La matière apparaît comme entièrement dépendante et ordonnée à la forme qu’elle est destinée recevoir. Cette tension vers la forme lui est conférée par un agent extérieur qui tend à l’ordonnancement le plus accompli des parties à leur tout. Aussi la matière ne fait-elle, sous l’action des ordres de causalité supérieurs, que participer à la providence générale de l’univers. Certes, la philosophie continue à buter sur cette tâche décidément impossible qui consiste à déterminer l’indétermination même. Il faut en passer par la forme et sans nul doute, la pensée de l’Aquinate demeure entièrement vouée à la perfection de l’acte, de l’intelligible, du bien, de

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l’esse, le plus formel et l’acte même. Il a fallu approcher la notion de matière selon deux aspects fondamentaux : sa « valence » ontologique, ou comment elle participe l’être, et sa fonction dans l’opération même de l’esprit et de la connaissance en particulier. Quant à son être même, pure puissance, indétermination, la matière semble devoir être reléguée, dans une pensée telle que celle de l’Aquinate, à ce qui n’est pas vraiment la nature, et ne semble rien. Sa causalité est supplantée par celle de la forme, de l’efficience, de la fin. Il reste peu de place pour une considération véritable de la matière et pourtant, elle possède un ressort dynamique et ontologique de première importance. C’est du point de vue de la substance qu’il faut en parler, affirment tant le Stagirite que l’Aquinate, et très certainement, elle manifeste, selon eux, une dimension infrangible du réel. Elle est forgée et distinguée de la privation par Aristote afin de rendre compte du mouvement naturel de la puissance à l’acte. On ne peut en parler que sous l’éclairage de la forme, mais par contraste, la puissance éclaire ainsi l’ordre de la finalité, au sein duquel la perfection première se modalise au travers de ses potentialités. Lorsqu’elle devient pure puissance, en tant que materia prima, dont le corrélat est la forme substantielle, elle explique génération et corruption et médiatise ordres physique et métaphysique en mettant en question la contingence556 et l’émergence même de l’être de la chose. Sur ce point, Thomas s’est montré bien plus radical que ses contemporains. On ne peut être que frappé, en étudiant la conception thomasienne de la matière, par la posture très originale que prend le docteur angélique au sein du choeur des opinions du XIIIe siècle. La débarrassant de tout acte en elle-même, l’Aquinate s’éloigne tant de la veine augustinienne des raisons séminales et du radical matériel défendu par Alexandre de Hales, Bonaventure et les franciscains qui les ont suivis, que de la tendance averroïste à distinguer l’essence même de la matière et sa puissance. Si Albert le Grand sans doute, considère la matière comme le substrat propre du mouvement et ne lui confère en ce sens un être que dans sa relation à la forme et comme sujet de cette dernière557, la façon dont il maintient, à la suite du « Commentateur », la distinction essentielle de la matière et de sa puissance, laisse la porte ouverte à une conception de la matière admise comme principe métaphysique en soi, unique, abstraction faite de sa relation avec les formes. 556 La matière est bien entendu responsable de la contingence : cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 86, a. 3, c. : « Est autem unumquodque contingens ex parte materiae, quia contingens est quod potest esse et non esse ; potentia autem pertinet ad materiam ». 557 Cfr à ce propos RODOLFI, A., Il concetto di materia nell’opera di Alberto Magno, p. 68, 90.

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La question touche celle du statut épistémologique des principes. Selon Thomas, la Physique établit l’existence d’un substrat par induction à partir de l’expérience du mouvement ; une preuve qui dépend de la raison même des choses (per rationem) à ce sujet, est réservée à la Métaphysique558. Si l’expérience du mouvement permet de démontrer l’existence des principes (an est) de la physique, ils ne sont pas en propre ou selon leur raison, objets de cette science, mais bien de la métaphysique. La question se pose à peine pour la forme. Elle n’est objet du physicien que dans la mesure où elle informe une matière, mais en soi, séparée, c’est-à-dire en tant même que forme et dans la mesure où c’est elle qui donne l’être, objet principal de la métaphysique, elle est elle-même l’objet de cette dernière science559. Qu’en est-il cependant de la matière ? Principe du mouvement inséparable de la forme, peut-elle occuper un rôle hors de la physique ? D’un point de vue épistémologique, il est d’une part indéniable que la matière contribue à la définition de la substance sensible, partant, à l’essence même de l’homme et de son opération intellectuelle foncièrement discursive. La métaphysique d’autre part, si elle prend pour objet premier la substance même, ne doit-elle pas aborder l’être de la matière, à tout le moins en tant que principe de toute substance sensible ? La nuance apportée par l’Aquinate sera en définitive de faire de la puissance, et donc de sa relation à la forme, cet être même de la matière. Dans son Commentaire à la Métaphysique, Thomas établit la nécessité de distinguer matière et forme substantielle en utilisant une méthode explicitement différenciée de l’induction physique. Il prend appui sur l’unité de la définition et de la prédication dénominative ou concrétive. Le fait que l’on ne puisse dire que « la matière est l’humanité », mais bien seulement que « cette chose matérielle est un homme », montre comment, non seulement, la matière n’est de soi pas une forme – et donc le substrat premier n’est ni quiddité, ni substance, ni quantité, etc. –, mais aussi que l’on ne peut attribuer de prédicat qu’à une substance une selon la définition, c’est-à-dire une limitation concrétive et unifiée de forme et matière, à l’encontre de l’éclatement ou de la multiplication platonicienne des formes en acte. L’unité définitionnelle de la substance sensible requiert cette limitation réciproque des principes et manifeste la priorité de la forme qui, faisant passer à l’acte la matière avec laquelle elle ne fait qu’un, lui donne un être nouveau560. Il faut insister sur le fait que forme et matière ne sont pas différentes en substance ; elles font signes vers un être identique, l’une sous la raison de l’acte, et l’autre sous 558 559 560

THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 12, n. 107. Cfr THOMAS D’AQUIN, In I Phys., 15, n. 140; In II Phys., 4, n. 175. Cfr THOMAS D’AQUIN, In VII Metaphys., 2; In VIII Metaphys., 5.

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celle de puissance. Seule la substance unifiée est à proprement parler. Ainsi ne peut-il exister non plus de troisième terme entre forme et matière, entre âme et corps pour l’homme. Ces composantes ne sont qu’un seul et même être, exprimé selon les différences fondamentales de l’acte et de la puissance. Si l’étude de la matière n’appartient pas à titre premier à la métaphysique, qui s’occupe particulièrement de la substance immatérielle, mais aussi des causes et des principes de la substance en tant que telle et en général, elle y appartient à titre dérivé, en tant que principe de la substance naturelle, et parce que c’est par l’étude de la substance et de son mouvement d’abord, c’est-à-dire sur base de la philosophie naturelle, que la raison discursive s’élève à l’objet propre de la métaphysique. Ce n’est en outre qu’à avoir débusqué les principes qui font la substance sensible que l’on s’élève au point de vue de son être séparé, c’est-à-dire par soi. C’est là, en d’autres termes, le rôle propre du couple formé par la matière première et la forme substantielle, d’expliquer par la génération et la corruption, la contingence et l’advenue d’un être un, original, et d’ainsi élever de soi la spéculation à la perspective métaphysique. Maître Eckhart, par la médiation de l’idée d’unicité de la forme substantielle, se trouve en ceci très proche de Thomas : l’engendrement fait advenir l’être et passe ce monde. Le problème de la forme substantielle fait, de soi, signe vers la métaphysique. Matière et forme effectuent ainsi la médiation de la physique vers la métaphysique, en ouvrant le champ de la question de l’émergence de l’ordre plus large de l’être même, qui donne à toute substance son unité foncière, se montrant là encore principes en leur ordre, ou commencement, point même d’ancrage de l’action d’une causalité extérieure sur le mouvement de la substance. C’est encore à ce point limite que forme et matière assument parfaitement leur rôle de nature, entendue comme principe du mouvement ordonné à l’activité d’une cause extérieure. Thomas unifie ainsi plus radicalement forme et matière sous le point de vue de la substance à chaque fois singulière, pour définitivement mettre à mal tout reste de manichéisme métaphysique des principes. Il centre sa conception de la création sur les modes de substance plutôt que sur la généralité présupposée de la matière et de la forme ou du « flux » divin. Il en résulte une emphase considérable posée sur l’unicité métaphysique du composé substantiel singulier, déterminée par la fameuse thèse de l’unicité de la forme substantielle et une compréhension de la matière première comme pure puissance, détachée des contraintes que semblaient imposer les préoccupations de la physique et de la médecine du temps. Selon la formule de Jean de Saint-Thomas, « At vero forma substantialis

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dat primum et substantiale esse, et ideo non recipit aliquod esse a materia »561. Dire que la matière n’est une que negative, c’est soutenir qu’elle ne possède de soi aucune détermination apte à la diversifier, du fait même de la tension qu’elle possède toujours vers son acte, et de sa spécification par la forme qui lui advient. Son lien avec la forme n’est pas, écrit encore Jean de Saint-Thomas, surajouté à sa puissance, mais bien intrinsèque et transcendantal562. A cet égard, il nous paraît indéniable que l’intérêt de la conception thomasienne de la matière soit avant tout d’ordre métaphysique. S’il entre moins dans les détails de l’étude de la nature que nombre de penseurs médiévaux, c’est à partir de sa perspective métaphysique propre que l’Aquinate donne à la philosophie d’Aristote une cohérence nouvelle. Or, la conception thomasienne de la matière y contribue en plusieurs points. L’étant matériel semble posséder tout d’abord, de soi et en son essence, une possibilité de tomber dans le néant. La matière première en effet, entendue comme potentia pura et substrat en propre de la forme substantielle, représente encore la possibilité d’une perte de cette forme substantielle qui incarne l’unité métaphysique dispensatrice de l’être. Ouverte à de nouvelles formes, elle fait signe vers ce moment trans-essentiel qui pousse à dépasser le dynamisme de la substance vers la dimension de l’être même. Face à ce néant potentiel de la chose, ce fond de contingence et de néant, la « quatrième voie » opposait déjà la nécessité d’un acte pur qui confère un être unifié à l’ensemble de la création. La puissance ne se suffit pas à elle-même. De manière en quelque sorte analogue à l’intervention du premier moteur au terme de la Physique, il semble que l’étude du mouvement nécessite de s’en remettre à un acte proprement original à son principe. Le mouvement conçu comme via ne se comprend selon Thomas que finalisé, par rapport à une intention première d’une part, et un terme final d’autre part, tous deux représentés par la forme. La forme substantielle en particulier, qui n’est comme telle pas soumise au mouvement, confère son être à toute la série. Le fait d’ainsi ne pouvoir être compris sans référence à quelque finalité ne fait qu’exacerber le caractère réflexif du principe matériel. Toute nature est ordonnée par une intelligence. Aussi l’observation du mouvement occupait-elle une place déterminante dans les cinq voies vers Dieu proposées par Thomas. Mais il faut se demander encore si ces cinq voies, qui tendent à manifester l’insuffisance 561 JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus philosophicus thomisticus. Philosophia naturalis, Ia Pars, q. 3, a. 2, p. 67a. 562 Cfr Ibidem, Ia Pars, q. 3, a. 4, p. 82b.

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de la considération du mouvement, du hasard et de la contingence pour eux-mêmes, ouvrent encore à un ordre de considération supérieur. Car si la pure puissance ne se suffit point à elle-même, mais nécessite l’acte qui lui donne ses termes, ne se pose-t-elle point ainsi comme ce qui conditionne l’idée d’acte pur ? Et si Thomas semble bien avoir démontré qu’une pure puissance nécessite rationnellement la considération d’un acte pur, rien n’a encore été véritablement dit des conditions de possibilité d’apparition de cette pure puissance, au principe métaphysique du mouvement, c’est-à-dire de la création de la matière première elle-même. La question pouvait bien se poser en effet, là où Averroès s’y était arrêté, présupposant nécessairement quelque sujet à l’activité divine jusqu’en son acte créateur. A cet égard, la logique qui encadrait la corrélation de la puissance pure et de son acte semblait encore insuffisante. Il fallait dès lors soumettre cette logique de la composition à une diversité des modes de substance immédiatement tirée de la liberté créatrice. Au-delà de cette nécessité rationnelle, enceinte encore dans la logique de l’essence, Thomas allait poser un acte de sagesse et de bonté, un acte de donation libre de l’être même que la matière ne puisse revendiquer comme la condition pure de sa possibilité, mais qu’elle participe dès le principe. Loin d’être posée face à l’être, elle devenait possibilité même, ressemblance et expression contractante de l’être divin, sans cesse poussée vers une positivité plus pleine et de nouvelles actualisations, vers le plein déploiement productif, opératif de l’être même. L’Aquinate donne par suite à la matière une telle unité avec sa forme substantielle, qu’il tend à subjectiviser radicalement l’origine du monde créé sensible. La matière comme être en puissance devient par ce biais même, ressemblance de Dieu. Aussi la doctrine de l’être développée par Thomas est-elle une doctrine de l’être subjectif ou de la substance divine intelligente, et de sa participation par la finitude. Tout attribut ne devient plus que la contraction particulière des idées divines, c’est-à-dire une facette de son être même, contractée dans une détermination singulière. A cet égard, c’est de l’être de Dieu que dépend continuellement toute chose et que jaillit ou se conserve en son être toute perfection créée et toute détermination. Aussi ces attributs ne peuvent-ils être vus comme simplement extérieurs à la substance divine. C’est dans ce cadre propre, qui met en évidence les principes tant de la physique que de la métaphysique à partir des modes d’être – ou de la primauté du point de vue de la constitution de l’être – des substances, que se met en place le schème célèbre de l’analogie selon Thomas, par lequel sa métaphysique ne peut s’insérer sans autre forme de procès dans le schéma de composition à deux termes

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qui a dominé l’historiographie de la métaphysique depuis Heidegger. A cet égard, il faut peut-être repenser à nouveau frais la composition de l’être et de l’essence à partir de la perspective de la substance en sa constitution, et plus spécifiquement de son mode d’opération. Sur le plan épistémologique encore, appréhender le problème de la matière exige de se confronter à ce paradoxe : condition même de l’exercice de la raison humaine, la matière semble faire obstacle à la connaissance. Ce serait une erreur cependant de tomber dans un dualisme qui prendrait pour paradigme et état achevé de la connaissance humaine, celui que posséderait l’âme en son mode séparé. Ce n’est pas l’intellect ou les sens mais l’homme par ceux-ci qui appréhende l’objet de connaissance. Et la substance humaine au sens propre ne s’entend que de la composition de son âme avec son corps. La vision béatifique elle-même s’accomplit dans la résurrection du corps, par une vision face à face avec Dieu, dans notre chair et par nos yeux563. La matière n’a rien d’un accident ou de quelque élément provisoire, dont la substance humaine aurait à se débarrasser. Le corps glorifié, en chacun de ses membres, reste la matière d’une âme organisatrice. Cette indéfectible composition qui constitue notre substance humaine ne doit-elle pas dès lors être radicalement prise au sérieux, jusqu’aux profondeurs de la démarche métaphysique ? Cette dernière peutelle être limitée à une dialectique prédicamentale, œuvrée par abstraction progressive de la multiplicité vers une universalité vide d’être ? La démarche par laquelle l’homme réalise sa plus haute virtualité intellectuelle, spécifique, et touche ainsi au Vrai et aux principes premiers de toutes choses, ne devrait-elle pas correspondre en quelque façon à sa source antéprédicative, à la constitution de sa substance telle que créée ? Part indéfectible de notre humanité qui pourtant semble ouvrir de soi une dimension appelant à la complétude et à l’œuvre perfectionnante de l’opération, la matière nous conduit à nous interroger sur la façon dont Thomas sollicite l’intégralité de ce qui constitue la nature humaine, afin de rendre compte du chemin poursuivi par le viator en quête de béatitude. Notre perspective essentiellement philosophique nous a contraint à limiter nos incursions dans les questions théologiques, bien que nous soyons convaincus qu’elles demeurent le sujet principal des réflexions de Thomas et qu’elles orientent toujours à quelque degré les raisonnements menés sur le plan des savoirs « naturels ». Ses prises de positions les plus philosophiques 563 On soulignera à cet égard encore les passages où Thomas rend compte de la résurrection et de l’espoir, par exemple dans son commentaire au livre de Job, d’une vision face à face avec Dieu, dans notre chair et par nos yeux (Cfr THOMAS D’AQUIN, Expositio super Iob ad litteram, cap. 19).

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elles-mêmes, ne peuvent être abstraites du contexte des Sommes théologiques du XIIIe siècle et notre étude ne pourra apporter qu’une très mince contribution à la compréhension des rapports entre corruptibilité, contingence et vision béatifique au Moyen Age. Il est acquis cependant qu’une dialectique de la nature et de la surnature qui prend au sérieux le problème de la matière, doit inévitablement mener à poser la question des formes concrètes que prendra la participation du savoir humain à la sagesse divine, non seulement dans le sens d’une métaphysique comprise comme participation naturelle de l’activité intellectuelle à la science divine, mais de manière plus générale, pour un savoir et une action qui prennent forme matérielle tout en se rapprochant de la finalité qui aimante toute chose. Il nous semble avoir dégagé dans cette direction deux principes fondamentaux. L’inhérence du mode de substare à la conception de la substance même et la manière dont il détermine l’opération d’une part ; l’accomplissement de la nature et de l’être même de la substance dans son opération d’autre part, qui implique, à tout le moins dans le cas de l’être matériel, un ordre de relations mutuelles entre substances. Le propre de la separatio métaphysique est de dévoiler l’absolue primauté de la raison propre de la substance sur celle de ses accidents. Si cette separatio dans l’esprit cependant, qui isole la substance, ne se réduit pas à la mise en évidence d’un pur et simple concept abstrait et vide, elle rend manifeste à chaque fois l’acte d’être de la substance, et comment celui-ci, non seulement contient toujours ses différences, mais les domine en révélant la nature de la substance telle qu’elle est immédiatement créée par Dieu, et dans la relation première qu’elle entretient avec lui. Thomas ouvrait ainsi théoriquement le champ d’une duplicité d’ordres ou d’états pour la substance : sa relation immédiate à l’acte créateur d’une part, et le plan de ce qui la détermine dans ses relations prédicamentales avec les autres créatures. Il semble que la fin et la cause de la médiation ou du passage effectué de l’être en soi isolé de la substance, reflet en quelque sorte d’une idée divine particulière, à l’ordre de ses relations, soit essentiellement l’expression du bien et la tension de toute substance vers son perfectionnement. Car chez Thomas, l’accomplissement de la substance singulière dans le bien passe par la relation avec l’altérité et la diffusion de son propre bien, c’est-à-dire par la sortie de soi de l’être de la substance dans le monde. Cette sorte d’auto-transcendance requiert pour les étants finis, tant une matérialité qui permette de recevoir des déterminations sous l’action d’autres agents, qu’une matérialité étrangère sur laquelle exercer leur acte, ouvrant ainsi un véritable réseau de relations ordonnées à de toujours nouvelles informations. C’est l’opération propre de l’étant qui manifeste

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le mode par lequel il trouve son accomplissement564 ; le mal en est la privation. Aussi apparaît-il comment la métaphysique de l’être thomasienne s’accomplit dans une analogie de l’opération ou de l’acte créateur et informant, dont la possibilité n’est maintenue au sein du monde sensible que par la persistance du substrat matériel. Sans doute l’activité esthétique nous offre-t-elle à cet égard un analogon de la science première en sa constitution, dans la mesure où, plus que l’abstraction sur laquelle se fonde toute philosophie naturelle, elle permet, en chacun de ses produits, la considération pour elle-même de toutes ses parties matérielles, comme si, en quelque sorte, l’être ou l’idée nous étaient présentés à l’intuition en toutes leurs différences explicitées565. L’activité de connaissance humaine elle-même nous est apparue, en tant que matérielle et liée à la constitution sensible de la substance, comme une tentative de mise au jour des proportions qui structurent les correspondances existant entre le sujet connaissant et la chose connue. Ce dont il s’agit en effet, n’est-ce pas de trouver, comme J. Maréchal le reprit de Fichte, le point de jonction entre l’acte et la matière, où l’acte se reconnaît producteur de ses déterminations, et plus loin que le grand idéaliste, de reconnaître, au sein de sa nature originaire même, la justification de la convenance de cette production ? Somme toute, il ne s’agit de rien d’autre que d’exploiter jusqu’au bout ce que cet acte comporte d’intuition et de part matérielle, en d’autres termes, de construction, dans la constitution du savoir, et de prendre en compte tout ce que la construction conceptuelle charrie de médiation intuitive, symbolique, matérielle, avant de trop vite en dégager un concept métaphysique, qui risquerait de paraître mort. Cheminer vers Dieu, ou plus simplement, vers le principe qui réside au 564 Cfr THOMAS D’AQUIN, Summa theologiae, Ia, q. 48, a. 5 ; Ia, q. 105, a. 5 ; Ia IIae, q. 3, a. 2 ; In II De caelo, 4, n. 334. 565 En un sens similaire, que nous détournons un peu ici, E. Gilson soulignait qu’à la différence de la nature, c’est la pluralité des formes qui semble être de mise dans le domaine de l’art. La forme supérieure en effet, ne parvient jamais tout à fait à supplanter les inférieures. Si dans l’ordre naturel, la forme substantielle qui advient fait disparaître les formes antérieures, dans l’art, la forme supérieure ne fait qu’unifier, ordonner les formes qui lui sont subordonnées et n’ont selon la raison propre de celle-ci, que raison de parties matérielles, sans jamais les remplacer intégralement. Il s’agit toujours dans l’art, avait dit Gilson, de matière seconde. « Chaque forme reste donc présente, animée d’une tendance naturelle à s’affirmer pour elle-même, non sans péril pour l’unité du tout » (GILSON, E., Matières et formes, pp. 140-141). La vertu de la métaphysique comme de l’œuvre réussie, en ce cas, serait peut-être de parvenir à saisir autant la multiplicité des formes que leur intégration au sein d’une forme totale unifiée. On pourrait noter ici, comme il nous est arrivé plusieurs fois au cours de notre étude, que Gilson rechigne étrangement toujours à intégrer la multiplicité des formes ou des Idées à l’unicité du tout ou de l’acte d’être, et semble se refuser à chercher à les penser ensemble ou les articuler.

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fondement de la nature substantielle de l’esprit, ne requiert-il pas de ce dernier qu’il assume la totalité de sa nature substantielle et y consente, c’est-à-dire, en conséquence, qu’il recoure tant à la matière qu’à l’âme, tant à l’abstraction notionnelle qu’aux facultés d’amour et d’union de l’âme intellectuelle? Si très certainement, la pensée de Thomas, du moins en son instance la plus philosophique, n’a rien montré de très explicite à cet égard, il nous semble qu’elle pourrait en avoir établi les principes métaphysiques. Pour relever enfin un dernier point, soulignons que l’union métaphysique de l’identité et de la différence dont rendent compte les thèses de la transcendantalité de la matière et du suppôt comme principe d’individuation, n’a pour fondement chez Thomas, ni quelque confusion originaire de l’être et du néant lui-même, ni la mise en relation de deux principes en acte. La voie métaphysique tracée par l’Aquinate s’écarte notamment de celle des subtils descendants, directs ou indirects, de Duns Scot qui, tout en forgeant une ontologie générale à partir des modes prédicamentaux de l’étant, finissent par réduire ceux-ci aux déterminations intelligibles en acte d’un concept univoque unifié et hiérarchisé. La différence n’est alors plus que formelle ou intentionnelle ; la matière acquiert un acte qui la précipite au rang d’un objet de la science parmi d’autres. L’intelligence en soi possède en outre le caractère d’un absolu ; la seule faculté qui lui soit supérieure est la volonté, capable de la précipiter dans l’obscurité. Si l’Aquinate refusait quant à lui tout acte propre à la matière, il n’en faisait pas non plus un néant, et lui accordait une certaine ressemblance avec l’être de Dieu. Son mode d’être, à savoir la potentialité, lui est d’emblée conféré par sa relation avec l’acte. Thomas cherche à résoudre le problème métaphysique classique posé par le Parménide de Platon à la manière d’Aristote et passe l’identité elle-même au prisme de sa relativisation potentielle et de ses modes d’admission des déterminations (substare). Aussi l’identité de l’acte est-elle toujours première. La différence cependant, comme faisant partie intrinsèque du déploiement de l’identité pour ellemême, ne peut être réduite à quelque mode de relativisation prédicamentale seulement, et se voit posée en son originarité, comme un acte d’être lui-même transcendantal, c’est-à-dire une substance à la fois unie et autonome en face de Dieu. Aussi la matière ou l’ouverture d’une substance est-elle chez Thomas toujours en même temps la position de l’acte d’une autre substance qui lui fait face, tant d’ailleurs sur le plan transcendantal que dans l’ordre des prédicaments naturels. De ce point de vue, la perspective d’un néo-thomisme inspiré de Fichte et de Hegel doit être dépassée, pour accorder à la « différence » un statut plus originaire.

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Nous avons montré, sur les traces de L.-B. Geiger et de G. Siewerth par exemple, sous quelle modalité il semble possible de penser, dans le cadre de la réflexion thomiste, non seulement l’inséparabilité foncière, mais une certaine identification de l’identité et de la différence. Seule la multiplicité prédicamentale, affirmait Geiger, manifeste à l’esprit humain l’identité réelle de l’être et la plénitude des perfections positives partagées par le créateur et la création. La différence revendique ainsi un caractère quasi-transcendantal, en ce sens où elle invite à penser la multiplicité des déterminations comme immédiatement fondée dans les idées divines. La composition substantielle continue certes à assurer la possibilité d’une étude proprement prédicamentale. Mais la matérialité sensible acquiert aussi une légitimité nouvelle, celle de support des déterminations, ou de fondement de leur être en tant que modus existendi. Principe récepteur donnant leur modalité finie aux déterminations créées, elle est ressort de l’opération, l’expression de l’acquisition nouvelle ou de la détermination positive en tant que ce qui la porte au monde et au visible. Nous avons vu comment elle constituait ainsi une condition de ressemblance et de raisonnement analogique. Car à vrai dire, il n’y a pas de « différence » au sens absolu sur le plan prédicamental dans la conception thomiste. Des points de vue de l’explication du monde physique et de la théorisation du mal, la différence n’est en cet ordre subordonné qu’une simple privation. Elle est donc dynamiquement toujours déjà surpassée, c’est-à-dire réduite à une potentiation relative. En rigueur de terme, le thomisme n’admet pas de mal radical566. La seule véritable apparition de la différence se situe dans la relation que cette relativité permet, c’est-à-dire dans l’ouverture à et l’expression de l’acte d’être libre qu’elle rend possible. Par là, la différence est essentiellement transcendantale, au sens où elle n’est que dans l’opposition de deux actes d’être ou de deux substances autonomes. L’admission d’une telle différence transcendantale, fondée dans l’autonomisation des substances, devait mener à la relativisation du primat 566 Cajétan n’en évoque-t-il cependant pas en quelque sorte la possibilité ? Sa conception absolument positive de la nature composée telle que créée en son état originel, pousse le commentateur de l’Aquinate à ne pas la spécifier moralement, en dépit même de l’absence de maîtrise qu’exerce alors l’intellect sur la matière. Aussi toute créature est-elle, en son fond, positive et ne semble guère avoir à craindre de péché mortel. Ne souhaitant cependant pas, en bonne orthodoxie, écarter la possibilité de ce dernier, Cajétan est contraint de l’attribuer à une nature pervertie dès sa création. Il écrit alors dans son commentaire de la Summa : « […] consequens est ut homo existens in peccato mortali habeat positivum principium ex natura sua inclinans ad peccandum mortaliter » (CAJÉTAN, Th. de Vio, In Iam IIae, q. 97, a. 8). Le mal serait donc, nous semble-t-il, en ce cas, non une privation de grâce ou de don, mais une positivité de nature.

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épistémologique de l’esse commune ou de l’Idée d’être, qui fit pourtant les beaux jours de l’onto-théo-logie philosophique. Si G. Siewerth porta au jour, de la manière la plus convaincante sans doute en milieu thomiste, cette priorité de la substance et le caractère originaire de la différence qu’elle devait impliquer, il recula en quelque sorte devant des conséquences qui lui semblaient peut-être destructrices pour la philosophie, surdéterminé qu’il restait par le primat heideggerien de l’être même. Le caractère purement idéel qu’il attribue à l’être, dépourvu de toute subsistance hors des actes qui le portent, garde indéfectiblement enraciné en lui le risque d’une dépotentiation radicale, à la fois dans le sens d’une élévation définitive de l’être au rang d’un concept purement déterminé à partir du sujet divin, déterminant – non plus réflexif – pour la métaphysique, et dans celui d’un évidement de l’être et du concept, où l’absence de toute médiation potentiatrice mènerait à ne plus prendre en compte que la « distance infinie » béant entre Dieu et sa création567 ; identité radicalement théologique d’un côté, ou différence radicalement mystique de l’autre. La force de Thomas fut précisément de ne réduire cette médiation, ni à une sorte d’acte intelligible par soi, ni à un pur néant, mais à une puissance, ou une médiation potentielle, qui conserve tant de l’unité que de la différence. Le lien entre Dieu et le monde, immédiat en soi, n’advient ni comme une pure continuité identitaire, ni par délitement de l’altérité dans le néant, mais par potentiation relative, qui crée relation et participation active. La matière apparaît, à cet égard, fondamentale au philosophe. Non que son concept, comme le pensèrent les partisans modernes de J. Böhme, soit adéquat à la différence en Dieu, qui est toujours en acte et parfaite, mais il est comme nécessaire à la compréhension analogique et dialectique de cette différence à partir des relations substantielles entretenues au sein du monde. Aussi le fait que Dieu s’oppose son Verbe ne peut-il être philosophiquement appréhendé que par la médiation de la création. A supposer comme nous l’avons fait que la matière et la différence ou la détermination ne doivent être comprises qu’à la manière d’automédiations potentielles de la substance en son accomplissement, nous en sommes menés à poser la primauté de l’acte d’être de la substance par rapport à son développement catégorial et à inscrire la possibilité de toute science de l’être en cette position même. Aussi la philosophie en seraitelle ramenée à interroger avant tout l’être de ces médiations symboliques et à présupposer le sens ou les constructions relationnelles de sens afin 567 La tentative de L. Dümpelmann, qui s’inscrit explicitement sur les traces de Siewerth pour tenter de le corriger par Maître Eckhart, est significative d’une telle possibilité. Cfr DÜMPELMANN, L., Kreation als ontisch-ontologisches Verhältnis, 1969.

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d’en interroger réflexivement la rationalité et les possibilités. La science première ne se déploie et ne se constitue qu’à épouser ces structures de sens. Nous avons souligné comment le sens transcendental de la métaphysique, chez Thomas, ne peut se comprendre qu’à partir même du lien unissant l’ens à son fondement dans l’esprit divin. Plutôt qu’une objectivation de l’ens, la métaphysique thomasienne est une participation à l’intellection divine elle-même, médiatisée par les structures de sens qui unissent l’étant aux concepts transcendentaux. Ce n’est qu’avec Scot et Suarez que, comme le notait O. Boulnois, le sens même du transcendantal a entamé son évolution. L’objet de la métaphysique cesse d’être le « transcendant » en tant que participation de l’étant au divin, pour devenir le « transcendantal », c’est-à-dire le concept d’étant en général, prédiqué de manière univoque et qui ne peut lui-même être contenu dans quelque genre que ce soit. L’ens, appréhendé désormais dans un concept unique, devient le transcendantal, conçu comme l’objet absolument premier de la pensée568. L’histoire du concept de matière accompagne ces évolutions. La voie thomiste de l’analogie ne fait de la matière, ni quelque néant, ni une entité en soi réductible en définitive au concept. La matière reste une opacité potentielle, une pure puissance passive irréductible en dernière instance à la pensée, mais ouverte à l’acte de l’altérité. Plus que purement et simplement intellectualisée, la matière doit révéler chez Thomas son unité foncière et immédiate avec l’esprit humain. Ce dernier endosse alors le rôle de véritable forme substantielle, présidant à l’orientation de la matière. Pour le docteur angélique, il ne s’agit pas seulement de comprendre les essences des choses telles qu’elles sont en Dieu, mais bien leur acte d’être même, ou ce qui en fait des substances possédant un mode d’être ou d’existence en vertu duquel elles se révèlent cependant essentiellement contingentes, créées et inscrites en un réseau relationnel. A cet égard, la métaphysique renvoie à l’acte d’être divin lui-même en sa personnalité substantielle comme source de toutes les perfections mondaines. Elle n’apparaît, semble-t-il, chez Thomas, que comme une modalité de la théologie, considérée en sa généralité comme sacra doctrina ou sagesse chrétienne. Ce statut ancillaire ne doit point l’empêcher, aux yeux de l’Aquinate, d’évoluer selon une méthode propre et des principes scientifiques autonomes. Fondée cependant dans la dynamique d’un acte d’être en son exercice, elle se déploie dans la modalisation ou la médiation potentiatrice des déterminations différenciantes d’un acte ou d’un agir. La tension des disciplines théologiques et philosophiques est apparue particulièrement 568

Cfr BOULNOIS, O., Etre et représentation, p. 12.

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intéressante chez Cajétan. Vouloir maintenir l’autonomie de la philosophie et la validité des démarches naturelles de l’esprit humain, contre tout quiétisme ou occasionalisme, demandait chez lui, B. Pinchard l’avait admirablement remarqué, d’une part la restriction de l’effectuation de la toutepuissance divine, et d’autre part la mise en exercice d’un certain ingenium ou d’une interprétation du sens commun prête à soutenir la consistance des lettres, des symboles ou des proportionnalités mises en place par l’esprit. Il semble que dans le hiatus béant entre la nature et le divin, là où l’imagination et l’ingenium paraissent philosophiquement seuls à pouvoir combler les écarts, la métaphysique se mue indéfectiblement en herméneutique ontologique d’un sens qui d’abord se manifeste dans l’histoire ou quelque ensemble de réseaux symboliques. Aussi la philosophie devientelle médiation ou retour à l’intellection d’une foi première. Le sens précède l’être et la métaphysique devient l’ontologie d’un étant qui se raconte dans l’histoire. Et si l’on pouvait se permettre quelque prospective historique au-delà de l’enquête que nous venons de mener, nous soutiendrions qu’afin d’évaluer en connaissance de cause quelque injonction à dépasser la métaphysique, il faudrait reprendre les cheminements de cette science jusqu’à son aboutissement, fixé par Heidegger en son moment schellingien. Car Schelling fut le penseur de l’art, de l’imagination productive, du symbole et le philosophe du mythe par excellence, bien avant Cassirer ou Ricoeur. Il faudrait donc, pour mieux jauger la condamnation heideggerienne de la métaphysique moderne, réemprunter les chemins de cette discipline en son histoire, et particulièrement dans son rapport aux mathématiques, à l’alchimie etc., bref à tous les rejetons de ce que les idéalistes post-kantiens appelèrent imagination productive, et qui trouvèrent leur mode de constitution en un déploiement spatial, génétique et symbolique de l’idée. La médiation de l’imagination ou du schématisme en ses rapports à la matière, qui constitue également un point de départ de la pensée de la finitude heideggerienne, doit être réévalué dans le sens d’une pensée de la substance médiatisée potentiellement par une matière intelligible et sensible. On y découvrira alors une métaphysique qui, loin d’arraisonner d’un point de vue supérieur et fixe ce qu’elle appréhende sous le prisme seul de l’objet, se montre en perpétuelle constitution dynamique, au sens où toujours, elle tend à manifester, dans le concept, l’être d’une participation toujours différenciée – en tant que culturellement, historiquement et symboliquement médiatisée –, du sujet à l’absolu. Bien entendu, les circonvolutions ultérieures à l’Aquinate de l’histoire d’une telle métaphysique portent encore une bonne part des conflits qui opposaient déjà au Moyen

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Age interprétations avicennisantes et averroïstes. L’analyse de l’imagination visionnaire allait être déterminante d’Avicenne à l’interprétation que Marsile Ficin donna de Gémiste Pléthon, avant de passer à la mystique théosophique allemande. Les médiations structurées des intentions logiques d’autre part, allaient déterminer l’essor de l’école de Padoue, dans l’esprit d’Averroès. Or nous croyons que Thomas, certes au détour d’un bon nombre de malentendus, offre un point de départ qui n’est pas contingent ou forcé pour retracer une telle histoire. Certains commentateurs ont pu dire que la conception thomasienne de la vérité n’avait pas grand-chose à dire à la philosophie moderne, en ceci qu’elle se détache radicalement des tendances constitutives affichées le plus explicitement par Kant569. On se portera en faux à cet égard, car refonder la chose « entre deux raisons » ou dans l’entité, l’idée ou l’acte d’être de la substance tel qu’il est dans l’esprit divin, c’est fondamentalement potentier la constitution catégoriale de la substance. C’est dès lors chercher à comprendre la métaphysique comme une métaphysique de la substance-sujet, conçue comme matière intelligible et fond obscur à la source de sa médiation catégoriale. C’est-à-dire, pour s’inspirer d’un vocabulaire schellingien, chercher à envisager la liberté donnée à cette substance, de donner et de se donner l’être.

569 Cfr FLASCH, K., « Kennt die Mittelalterliche Philosophie die konstitutive Funktion des menschlichen Denkens ? », pp. 182-186.

BIBLIOGRAPHIE

Nous avons choisi, par souci de transparence, de reproduire le plus fidèlement possible la graphie propre des éditions citées, au risque d’une certaine disparité lors de la lecture des textes latins. Le cas est frappant notamment si l’on compare les nouvelles parutions de l’édition léonine et les anciennes. SAINT THOMAS est cité, lorsque le texte est disponible, à partir des Opera omnia iussu Leonis XIII P. M. edita, Cura et studio fratrum praedicatorum, Roma – Paris, 1882ss. Nous renvoyons en outre, au cours de notre travail, à : THOMAS D’AQUIN, Scriptum super libros Sententiarum Magistri Petri Lombardi Episcopi Parisiensis, tomes 1 et 2, Ed. Lethielleux, Paris, 1929 ; Scriptum super libros Sententiarum Magistri Petri Lombardi, tomes 3 et 4, Ed. Lethielleux, Paris, 1933-1947. — In duodecim Libros Metaphysicorum Aristotelis expositio, Ed. Marietti, Torino-Roma, 1950. — In Librum Beati Dionysii de divinis nominibus, Ed. Marietti, Torino – Roma, 1950. — Super Librum de causis expositio, Ed. Société philosophique de Fribourg – Béatrice Nauwelaerts, Fribourg – Louvain, 1954. — Quaestiones disputatae, volumen II, De potentia, De anima, De spiritualibus creaturis, De unione Verbi incarnati, De malo, De virtutibus in communi, De caritate, De correctione fraterna, De spe, De virtutibus cardinalibus, Ed. Marietti, Torino – Roma, 1965. — Super Evangelium s. Ioannis lectura, Ed. Marietti, Torino – Roma, 1972. — Super Epistolam ad Colossenses lectura, in Super Epistolas S. Pauli lectura, tome 2, Ed. Marietti, Torino – Roma, 1953, pp. 125-161. — Super Epistolam ad Hebraeos lectura, in Super Epistolas S. Pauli lectura, tome 2, Ed. Marietti, Torino – Roma, 1953, pp. 335-506. — Contre Averroès, Ed. Flammarion, Paris, 1994. I. AUTEURS ANCIENS ET MÉDIÉVAUX : ALBERT LE GRAND, De spiritu et respiratione, in Opera omnia (Borgnet), tome 9, Ed. Vivès, Paris, 1890, pp. 213-255. — De motibus animalium, in Opera omnia (Borgnet), tome 9, Ed. Vivès, Paris, 1890, pp. 257-303. — De intellectu et intelligibili, in Opera omnia (Borgnet), tome 9, Ed. Vivès, Paris, 1890, pp. 477-525. — Ethica, in Opera omnia (Borgnet), tome 7, Ed. Vivès, Paris, 1891.

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