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Dieu au risque de la religion
Benoît Bourgine, Joseph Famerée et Paul Scolas (sous la dir. de)
Dieu au risque de la religion
Sous la direction de BENOÎT BOURGINE, JOSEPH FAMERÉE ET PAUL SCOLAS
Dans la même collection : 1. Pierre Collart, Les abuseurs sexuels d’enfants et la norme sociale, 2005. 2. Mohamed Nachi et Matthieu de Nanteuil, Éloge du compromis. Pour une nouvelle pratique démocratique, 2006. 3. Lieven Vandekerckhove, Le tatouage. Sociogenèse des normes esthétiques, 2006. 4. Marco Martiniello, Andrea Rea et Felice Dassetto (éds.), Immigra-tion et intégration en Belgique francophone. État des savoirs, 2007. 5. Francis Rousseaux, Classer ou collectionner ? Réconcilier scientifiques et collectionneurs, 2007. 6. Paul Ghils, Les théories du langage au xxe siècle. De la biologie à la dialogique, 2007. 7. Didier Vrancken et Laurence Thomsin (dir.), Le social à l’épreuve des parcours de vie, 2008. 8. Pierre Collart (dir.), Rencontre avec les différences. Entre sexes, sciences et culture, 2009. 9. Jean-Louis Dufays, Michel Lisse et Christophe Meurée, Théorie de la littérature. Une introduction, 2009. 10. Caroline Sägesser et Jean-Philippe Schreiber, Le financement public des religions et de la laïcité en Belgique, 2010. 11. Ariel Mendez (dir.), Processus. Concepts et méthode pour l’analyse temporelle en sciences sociales, 2010. 12. Dominique Deprins, Parier sur l’incertitude, à paraître. 13. Luc Albarello, Société réflexive et pratiques de recherche, 2010. 14. Paul Servais (dir.), L’évaluation de la recherche en sciences humaines et sociales. Regards de chercheurs, 2011. 15. Jean-Luc Brackelaire, Anne-Christine Frankard, Christophe Janssen, Sophie Tortolano (dir.), Objet transitionnel et objetlien. Regards croisés, 2011. 16. François Morvan, Vers une réponse juridique au totalitarisme, 2012. 17. Anne Meyer-Heine (sous la dir. d’), Maladie d’Alzheimer. Évolution des dispositifs, évolution des métiers, quelles politiques publiques ?, 2012. 18. Paul Ghils, Le langage est-il logique ? De la raison universelle à la diversité des cultures, 2012. 19. Véronique Meuriot, Une histoire des concepts des séries temporelles, 2012. 20. Jean-Louis Dufays et Paul Servais (dir.), Publier en sciences humaines, 2013. 21. Jean-Luc Brackelaire, Marcela Cornejo et Jean Kinable (dir.), Violence politique et traumatisme. Processus d’élaboration et de création, 2013. 22. Anne Meyer-Heine (sous la dir. d’), Éthique, droit et maladie d’Alzheimer, 2014. 23. Benoît Bourgine, Joseph Famerée et Paul Scolas (dir.), Dieu au risque de la religion, 2014.
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Dieu au risque de la religion
Sous la direction de BENOÎT BOURGINE, JOSEPH FAMERÉE ET PAUL SCOLAS
D/2014/4910/28
ISBN : 978-2-8061-0171-6
© ACADEMIA-L’HARMATTAN s.a. Grand’Place 29 B-1348 Louvain-la-Neuve Tous droits de reproduction ou d’adaptation par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous pays sans l’autorisation de l’éditeur ou de ses ayants droit.
www.editions-academia.be
Sommaire Avant-propos 7 Joseph Famerée 1 La problématique Paul Scolas 2 La religion : affaire de l’homme, affaire de Dieu ? Perspectives hégéliennes Gilbert Gérard 3 Religions meurtrières Élie Barnavi 4 Dieu au risque de la religion comme art et de l’art comme religion Ralph Dekoninck 5 Foi et religion dans le Nouveau Testament Camille Focant
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19 33
41 53
6 Les conditions sociales et culturelles du religieux dans l’ultramodernité contemporaine Jean-Paul Willaime
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7 Les charismatiques et l’autorité établie dans les communautés chrétiennes des trois premiers siècles Marie-Françoise Baslez
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8 La mystique, une contestation de la religion ? Jouissance et beauté dans le Cantique spirituel de Jean de la Croix Geneviève Fabry 9 La spiritualité et l’irrévérence. Un christianisme sans religion. Résonances littéraires René de Ceccatty
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137
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Dieux au risque de la religion
10 Le risque de la religion ou le pari de la liberté Benoît Bourgine
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Index des noms de personnes
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Liste des auteurs
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Table des matières
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Avant-propos
Avant-propos Joseph Famerée
Dieu au risque de la religion ? N’assistons-nous pas à un nouveau « retour du religieux » au sein du christianisme, et plus particulièrement du catholicisme ? Les catégories « sacrales », typiques du « religieux » (sacré, sacerdoce, sacrifice…) et souvent solidaires d’une sacralisation indue du culte, de la loi et du pouvoir religieux, n’y font-elles pas leur retour en force ? Est-ce compatible avec l’Évangile, si critique à l’égard de toute sacralisation ou absolutisation de réalités religieuses (temple, sacrifice, sacerdoce aaronique, sabbat…) du fait qu’elle constitue un écran entre Dieu, l’unique Absolu, et les humains ? « L’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. (…) L’heure vient, – et maintenant elle est là – où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité »1(Jn 4, 21.23). Si Dieu vient lui-même à l’homme, la religion ne perd-elle pas son statut d’accès privilégié à Dieu ? Si la religion est le lieu où l’homme peut s’ouvrir à Dieu, n’est-elle pas aussi le lieu où il peut enfermer Dieu et prétendre mettre la main sur lui ? Anthropologiquement, faut-il d’ailleurs tenir que l’homo est nécessairement religiosus toujours et partout2 ? Si la religion est un fait très répandu et d’une signification très riche dans l’humanité jusqu’à présent3, il n’en est pas moins vrai qu’il y a toujours eu des individus agnostiques, voire « athées », ou « libertins », indifférents aux préoccupations proprement religieuses4, et ces indifférents sont de plus en plus nombreux en 1 2 3 4
Traduction TOB, 1972. Voir, par exemple, Julien Ries, L’« homo religiosus » et son expérience du sacré. Introduction à une nouvelle anthropologie religieuse, Paris, Cerf, coll. « Patrimoines. Histoire des religions », 2009. Voir François Boespflug, « Une notion sur la sellette : “la religion” », Revue théologique de Louvain, 36 (2005), p. 476-507. De Lucrèce à certains contemporains « sceptiques » de Pascal, à l’intention desquels précisément il écrit ses Pensées (nombreux fragments sur 7
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notre temps. Ceux-ci devraient-ils nécessairement passer par une religion ou des formes religieuses pour pouvoir accueillir l’Évangile et accéder au Dieu de Jésus-Christ ? Les païens n’ont-ils pas été dispensés de certains signes religieux du judaïsme pour adhérer à la Bonne Nouvelle de grâce en Christ5 ? Simultanément, la foi chrétienne, dès lors qu’elle se vit dans l’histoire et qu’elle se vit collectivement, peut-elle échapper aux lois de l’incarnation effective, et donc à certaines formes religieuses d’expression et d’institutionnalisation, à charge, cependant, à cette foi, au nom même de la nouveauté évangélique du Règne de Dieu et de l’agapè qui la caractérise, de se montrer vigilante vis-à-vis de toute réalité religieuse qui entraverait la liberté chrétienne dans l’Esprit ou, pire, tendrait à idolâtrer ce qui n’est pas Dieu ? Tel est le paradoxe au cœur de notre thématique : Dieu risque gros dans la religion, mais il ne peut sans doute pas ne pas en prendre le risque, le risque de la liberté humaine et d’une de ses plus hautes possibilités, quelle que puisse être par ailleurs son ambiguïté6. La question de ce XIe Colloque Gesché7, dont les actes sont ici publiés, est donc éminemment théologique, sans être exclusivement chrétienne. Aussi, comme à l’accoutumée, doit-elle être abordée de manière pluridisciplinaire. C’est un théologien, Paul Scolas (UCL), qui campe avec vivacité la problématique : est-il possible qu’une religion laisse vraiment Dieu être Dieu et lui rende de la sorte un culte en esprit et en vérité ? Il n’est pas certain, au vu de l’histoire, que ce soit possible. Mais, toujours au vu de l’histoire et pour l’histoire, n’est-ce pas nécessaire ? La foi peut-elle d’ailleurs totalement se passer de ce lieu d’immanence qu’est la religion, même si elle en est une instance critique permanente ? En s’inspirant de Hegel, le philosophe Gilbert Gérard (UCL) tient que Dieu ne peut pas ne pas prendre le risque de mise à distance avec lui-même que représente la religion, par une le « divertissement »), pour m’en tenir à l’Antiquité romaine et à l’aube des temps modernes. 5 Ac 15, 5-21 ; Ga 3, 23-29 ; Ep 2, 11-22. 6 Voir la réflexion nuancée et ample de Michel Fédou, « Les religions et l’humanisme séculier. Enjeux pour la mission chrétienne », Revue théologique de Louvain, 43 (2012), p. 321-340. 7 Ce colloque, intitulé « Dieu au risque de la religion », s’est déroulé les 3 et 4 novembre 2011 à l’Université catholique de Louvain (UCL, Louvain-la-Neuve, Belgique). Pour les colloques précédents, voir https://www.uclouvain.be/355407.html. 8
Avant-propos
nécessité interne à son être : Dieu, ni plus ni moins, en vient ainsi à confier son propre destin, celui de sa divinité même, à l’homme, quels que soient les risques d’égarement de celui-ci, car le risque serait bien plus désastreux pour l’authentique divinité de Dieu de le figer dans une transcendance aussi lointaine que vaine, qui ne saurait correspondre à cette religion accomplie de la modernité qu’est, aux yeux de Hegel, le christianisme. L’historien Élie Barnavi (Université de Tel Aviv) questionne néanmoins sans complaisance la potentialité meurtrière des religions en tant que productrices d’un système idéologique légitimant l’action politique radicale, et donc la violence. En historien de l’art, Ralph Dekoninck (UCL) montre qu’à la fois l’esthète et le croyant sont invités à s’interroger aussi sur l’art comme refuge du sacré et sur les religions comme lieu d’expression et d’expérience esthétiques permettant de réanimer en permanence une foi anémiée par toute forme d’institutionnalisation excessive de la religion. L’exégète Camille Focant (UCL), pour sa part, démontre rigoureusement que le christianisme originel postule, et de manière centrale, la subversion du religieux ; il l’illustre à partir de Marc et de Paul tout spécialement. De façon originale, Jean-Paul Willaime, sociologue des religions (EPHE, Paris), retourne le titre du colloque en « La religion au risque de Dieu », celui-ci se portant plutôt bien dans l’ultramodernité contemporaine, tandis que la religion peine à trouver les formes culturelles et sociales pour y exprimer Dieu. C’est en historienne des religions que Marie-Françoise Baslez (Sorbonne, Paris) étudie le courant charismatique dans le christianisme des IIe et IIIe siècles, qu’on ne saurait réduire à quelques figures d’itinérants radicaux et marginaux, combattus comme un danger par l’Église établie et finalement éliminés au nom de la religion : jusqu’au IVe siècle, au moins, des charismatiques sont actifs dans certaines communautés, sans récuser pour autant l’institution ni les médiations qu’elle impose. D’un point de vue littéraire et philologique, Geneviève Fabry (UCL) explore jouissance et beauté dans le Cantique spirituel de Jean de la Croix, y détectant l’« épaisseur » des expressions mystiques qui transgressent et contestent, sans le rejeter, le langage religieux officiel. Vient ensuite le témoignage personnel, pudique et « irrévérencieux », d’un écrivain et critique littéraire, René de Ceccatty (Paris) : que peut être une spiritualité, un christianisme devenu sans religion ? Quelles en sont les résonances littéraires, de Pasolini à Leopardi ou Bianciotti ? « Qui suis-je sinon le rêve d’un autre en moi ? » Enfin, Benoît Bourgine (UCL), en théologien, s’efforce de clarifier certains enjeux du différend séculaire entre christianisme et religion : le Dieu biblique se révèle en prenant le
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Dieu au risque de la religion
risque de la religion, sans s’épargner l’ambivalence de celle-ci, sans éviter de traverser l’épaisseur de l’homme, par un respect infini de la liberté humaine. Une dialectique traverse, d’une manière ou d’une autre, toutes les réflexions qui constituent cet ouvrage : une dialectique de transcendance (divine) et d’immanence (humaine), d’immédiateté (Révélation, foi) et de médiations (religieuses). Si la foi chrétienne se doit d’être vigilante face à l’ambiguïté, voire parfois la perversion et l’idolâtrie de la religion, elle ne peut pas non plus ne pas se donner des formes religieuses (sociales, culturelles…) sous peine de ne pas prendre corps dans l’histoire. Frédéric Blondeau, Benoît Bourgine, Benoît Lobet, Paul Scolas et moimême avons, une fois encore, pris beaucoup de plaisir à l’élaboration intellectuelle de ce symposium. Nous exprimons notre gratitude à la Faculté de théologie de Louvain-la-Neuve pour l’aide qu’elle a apportée à la réalisation et à la publication de ce XIe Colloque Gesché, qui a également reçu l’appui du Fonds national (belge) de la recherche scientifique (FNRS). Un merci particulier est adressé à Monsieur Raoul Baziomo, qui a uniformisé les notes de bas de page de cet ouvrage et réalisé l’index des noms de personnes. Nous remercions aussi Madame Annie Dervaux et l’ensemble du secrétariat de la Faculté de théologie, qui ont assuré la préparation matérielle des deux journées de colloque.
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La problématique
1 LA PROBLÉMATIQUE Paul Scolas
De quoi allons-nous parler ? D’une part, de Dieu, dont il est écrit que nul ne l’a jamais vu. D’autre part, de la religion, réalité sur la définition de laquelle il n’y a pas d’accord. Le terme charnière de notre titre : risque, semble donc bien à sa place. Il l’est surtout, c’est en tout cas l’avis des initiateurs de ce colloque, si Dieu et la religion sont mis en relation. La question qui va retenir notre attention est inscrite au cœur du christianisme. Si nous regardons, non d’abord la religion en général, mais la religion telle que le christianisme l’invente ou la réinvente, nous nous trouvons en présence de ce que l’on peut considérer comme deux inventions chrétiennes de la religion en tension l’une avec l’autre. D’une part, celle de l’Évangile comme critique et véritable conversion sinon subversion de la religion, qui n’empêche pourtant pas Jésus d’observer la Loi et le culte du temple, non sans certaines transgressions particulièrement significatives. D’autre part, l’invention d’une religion chrétienne qui advient assez rapidement après Jésus et qui prendra tous les traits de la religion et au sein de laquelle, à moins que ce soit malgré elle, l’Évangile s’est transmis. Notre question appartient ainsi en quelque sorte à l’essence du christianisme. Elle est aussi d’une forte actualité. En ce qui concerne le christianisme, on peut se demander si elle ne constitue pas l’entrée décisive dans sa profonde crise actuelle. Ce qui se produit pour des réalités tellement typiques de la religion comme la transmission par héritage et la pratique n’est-il pas révélateur d’une sorte d’écroulement du christianisme comme religion ? Dans ce contexte, les autorités religieuses réaffirment volontiers des thématiques proprement religieuses comme le sacré ou le sacerdoce et font peu entendre le retournement 11
Dieu au risque de la religion
que représente l’Évangile au lieu religieux. L’actualité de notre question, c’est aussi la résurgence plutôt effervescente du religieux sinon des religions, y compris sur la scène publique, jusque dans les sociétés les plus sécularisées. À tel point qu’il est devenu inévitable de s’interroger sur la signification anthropologique du phénomène religieux et même de se demander s’il ne constitue pas un invariant anthropologique. Beaucoup des formes actuelles de cette permanence demandent que l’on s’interroge aussi sur le lien entre la religion et ses pathologies. Pour ouvrir quelque peu l’interrogation qui retiendra ici l’attention, je propose sept réflexions que j’espère apéritives. 1. Il est peu contestable que l’Évangile porte en lui une très profonde et même radicale critique de la religion. Cette critique fait partie de l’appel à la conversion qui ne fait qu’un avec l’Évangile. En annonçant la proximité du Règne, l’Évangile du Christ Jésus annonce une nouveauté qui concerne le point le plus caractéristique de la religion : la relation au transcendant, à Dieu. Si Dieu vient à l’homme jusqu’à rejoindre dans la chair les humains et en particulier celles et ceux que la religion considère comme maudits de Dieu ; s’il va jusqu’à s’identifier à eux, alors la religion perd son privilège de passage obligé vers Dieu. C’est sur la croix que ce retournement de la religion s’accomplit : « Et voici que le voile du sanctuaire se déchira du haut en bas. » (Mt 27, 51) Cette subversion est partout présente dans le Nouveau Testament. Elle atteint le sommet de son expression dans la Lettre aux Hébreux qui utilise le vocabulaire cultuel et sacrificiel en le retournant totalement à partir du don de sa vie que Jésus accomplit sur la croix. « En entrant dans le monde, le Christ dit : […] Sacrifice, offrandes, holocaustes, sacrifices pour le péché, tu n’en as pas voulu, ils ne t’ont pas plu. Il s’agit là, notons-le, des offrandes prescrites par la loi. Il dit alors : Voici, je suis venu pour faire ta volonté. C’est dans cette volonté que nous avons été sanctifiés par l’offrande du corps de Jésus-Christ, faite une fois pour toutes. » (He 10, 8-10). Et les deux sacrements chrétiens fondamentaux ne constituent des actes de culte qu’en ce sens, ce culte que la même Lettre nomme le second culte. Ils associent à l’offrande unique du corps humain du Christ, une offrande qui se noue, non dans un rite religieux,
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La problématique
mais dans la manière d’assumer ce corps d’homme, celui du Christ Jésus et le corps de ceux qui lui sont configurés. 2. Cet Évangile qui retourne le religieux advient pourtant au lieu religieux et même au sein d’une tradition religieuse précise. On peut affirmer que l’Évangile est inscrit dans la religion qu’on entende celle-ci selon l’une ou l’autre des principales approches du fait religieux. Si celui-ci est caractérisé par le fait que, d’une manière ou d’une autre, il met en relation avec le Transcendant que souvent les hommes nomment Dieu, il faut reconnaître que c’est bien là que l’Évangile annonce, non la fin de cette relation, mais son profond et radical renouvellement. Si la religion est plutôt regardée comme système social et tradition, il faut là aussi reconnaître que l’Évangile est porté par un homme qui appartient à une tradition religieuse déterminée, qui la pratique et qui n’en annonce pas la fin. C’est d’ailleurs dans des termes venus de cette tradition que le rôle de Jésus est identifié, particulièrement la figure du Messie ou Christ. C’est donc de l’intérieur de ce qu’elle cherche que la religion est interrogée : le Messie est un Messie crucifié. Et la conversion qui lui est proposée vise sans doute moins à sa suppression qu’à la rendre à sa visée la plus profonde en manifestant, comme le fait la Lettre aux Hébreux, qu’elle n’atteint pas et ne peut pas atteindre son but. 3. L’Évangile est donc tout autre chose qu’un geste de fondation et d’institution d’une nouvelle religion. Et pourtant il est, au moins indirectement, à l’origine d’une tradition religieuse. C’est, du reste, dans cette tradition qu’il vient jusqu’à nous à tel point qu’il apparaît à la plupart comme inséparable de cette religion. En même temps et pour cette raison, l’histoire de la religion chrétienne est marquée de bout en bout par la tension, sans doute irréductible, entre foi et religion, tension que réactivent tous les renouveaux chrétiens. La nouvelle religion naît dans un rapport très particulier avec la tradition religieuse d’Israël dans laquelle l’Évangile est proclamé. Il n’y survient pas comme une rupture, mais comme un appel à la metanoia, à la conversion de ce qui est institué. Il faut relever que le style de cet appel à la conversion est lui-même puisé dans cette tradition : la parole des prophètes avec en particulier leur critique du temple et de l’institution royale. Celui qui est l’Évangile de Dieu pratique cette religion et c’est de l’intérieur même de ce qu’elle vise, de ses ressources les plus profondes qu’il lui pose question : « Les scribes et les Pharisiens siègent dans la chaire de
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Dieu au risque de la religion
Moïse : faites donc et observez tout ce qu’ils peuvent vous dire, mais ne vous réglez pas sur leurs actes, car ils disent et ne font pas. » (Mt 23, 2-3) Et, au centre de la rupture avec Israël et de l’émergence d’une nouvelle religion se situe comme une radicalisation de la critique de la religion que comporte l’Évangile. Et cela vise un point central : l’accès au Règne de Dieu dont l’Évangile annonce l’inauguration. Cet accès est offert sans conditions non seulement ethniques, mais aussi proprement religieuses. C’est l’enjeu du combat de Paul. L’accès au Royaume est offert dans un renouvellement de la relation à Dieu qui transforme en même temps les identités et les relations telles que la religion les fige le plus souvent : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec » (Ga 3, 28). 4. Mais voilà que, jusqu’ici, j’ai parlé en termes de rapport entre Évangile et religion alors que notre colloque met en évidence le rapport entre Dieu et religion. Nous n’en sommes pas loin avec l’Évangile puisque ce que l’Évangile annonce c’est la proximité du Règne de Dieu, c’est l’offre d’une réconciliation avec Dieu ouverte à tous. « C’est grâce au Christ, dit la Lettre aux Éphésiens, que les uns et les autres (en l’occurrence, les Juifs et les païens), dans un seul Esprit, nous avons accès auprès du Père. » (Ep 2, 18) Dieu est donc au centre de cette subversion de la religion. Dieu dans sa relation aux hommes, plus précisément dans sa relation au salut des hommes. Et le risque que fait ici courir la religion, c’est celui d’une appropriation de Dieu et surtout de l’accès à Dieu : « Malheureux êtes-vous, légistes, vous qui avez pris la clé de la connaissance : vous n’êtes pas entrés vous-mêmes, et ceux qui voulaient entrer, vous les en avez empêchés. » (Lc 11, 52) Ce qui est en jeu ici, c’est ce que les prophètes et toute l’Écriture dénoncent lorsqu’ils stigmatisent l’idolâtrie. C’est précisément le risque que la religion fait courir à Dieu. La religion, et en particulier le temple mais aussi les observances religieuses, est à la fois le lieu où l’homme peut s’ouvrir à Dieu et celui où il peut prétendre enfermer Dieu et mettre la main sur lui. Parce qu’elle nomme Dieu, parce qu’elle parle en son nom, parce qu’elle indique les voies qui mènent à sa rencontre, la religion, y compris et peut-être surtout celle que l’on considère comme vraie, est sans doute le lieu où le risque de l’idolâtrie est le plus grand. C’est ce qu’avait bien vu l’initiateur de ces colloques, Adolphe Gesché, lorsque dans un texte Sur l’idolâtrie toujours possible, il 14
La problématique
pointait trois types de faux dieux dont le pire, à ses yeux, était celui qu’il appelait le faux dieu théologique. « On peut se demander, écrivait-il, si ce n’est pas cette idolâtrie-là qui constitue l’objet essentiel de la lutte des prophètes et l’une des pointes du combat de salut. (…) Le vrai Dieu redevient le dieu d’une superstition. Car le voici traité (…) comme un Dieu de satisfaction immédiate, de réponse à des besoins ; au lieu d’être précisément cet Absolu, cette instance critique, cette différence, cet écart qui nous permet de nous construire, non pas en idole et reflet de nousmêmes, mais dans l’altérité. »1 Remarquons qu’ici Gesché ne désigne pas nommément la religion, mais plutôt la théologie ! En fait, il reconnaît à la religion un rôle positif et se démarque de ceux qui prônent une foi épurée, une foi sans religion. C’est ce que nous avons pu constater à la lecture des notes de son impressionnant fichier qui traitent de la religion. C’est la portée de la pensée proposée en exergue de ce colloque : « On vole la transcendance, quand on la prive d’un lieu d’immanence. »2 Ou encore : « La foi a purifié la religion, mais / et ne peut s’en passer. »3 C’est bien le même souci qui est présent selon deux angles différents et apparemment presque antagonistes, celui de faire effectivement place à l’Absolu, la Transcendance, l’Altérité de Dieu. Par rapport à cela, la religion constitue un risque et rien moins que celui de faire de Dieu une idole. Elle semble cependant être un risque nécessaire pour que cette altérité soit évoquée effectivement dans l’humanité. 5. Ce qui est la visée et l’enjeu de la critique évangélique de la religion comme lieu toujours possible de l’idolâtrie, c’est le salut de l’homme. La parole sur le sabbat est immense et pourrait suffire à indiquer ce qu’il s’agit de mettre en évidence dans ce colloque. Elle est d’autant plus précieuse qu’elle vise une heureuse et bienfaisante observance religieuse qu’elle ne condamne d’ailleurs pas. Elle la restitue dans la vérité de ce qu’elle vise. C’est aussi la portée de la critique du temple qui traverse du reste l’ensemble des Écritures et aboutit dans la contemplation de la source de vie jaillie d’un corps d’homme livré jusqu’à l’extrême de l’amour. Un corps dans lequel tout humain en son corps mortel peut être 1 Adolphe Gesché, Dieu pour penser, t. 3 : Dieu, Paris, Cerf, 1994, p. 159. 2 Adolphe Gesché, Ne pereant, LXXIV, 118 (21.5.97), be.uclouvain.fichiergesche.foi_religion_74 3 Adolphe Gesché, Ne pereant, LXI, 86-87 (8.4.91), be.uclouvain.fichiergesche.foi_religion_66 15
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reconnu comme demeure de l’Esprit de Dieu. L’homme est encore l’enjeu de la transgression des identités que la religion contribue à figer en les sacralisant : « Pour vous, ne vous faites pas appeler Maître, car vous n’avez qu’un seul Maître et vous êtes tous frères » (Mt 23, 8). Il apparaît ainsi qu’en faisant courir un risque à Dieu, la religion fait courir un risque aux humains. Mais aussi qu’en sauvegardant l’ouverture à Dieu, elle peut contribuer à sauver l’homme. Ne peut-on pas espérer que quelque chose de ce souci soit présent dans toutes les grandes traditions religieuses ? On peut en tout cas poser, me semble-t-il, qu’une religion ne peut mettre authentiquement en présence de Dieu que dans la mesure où elle est habitée et travaillée par ce souci-là. La subversion de la religion qui habite l’Évangile est clairement, quant à elle, porteuse d’une très haute idée de la vocation humaine. Et c’est cela même qui est le ressort de sa critique de la religion. 6. Il n’est pas si curieux dès lors que l’on puisse percevoir la visée humaniste du christianisme, en faire l’éloge et même en partager largement la vision de l’homme sans pour autant adhérer à la religion chrétienne. Un christianisme au-delà de la religion coexiste aujourd’hui, chez nous du moins, avec les résurgences religieuses. Il s’exprime chez des philosophes, mais aussi – et est-ce surprenant ? –, chez des artistes. Il n’est pas étonnant, et il est finalement bienfaisant pour la religion chrétienne elle-même, que le christianisme soit reconnu de l’extérieur comme porteur d’humanisme car c’est bien cela qu’il vise, c’est même là qu’il se vérifie. C’est pourquoi on peut défendre la thèse, et on l’a fait, d’affinités et même de liens généalogiques entre le christianisme et la sécularité née en Occident. N’empêche que, pour l’Évangile, la relation à Dieu qui est ouverte par le Christ est fondatrice de cet humanisme qui, en ce sens-là au moins, est religieux. « Tu es mon Fils bien-aimé », cette parole adressée à Jésus et dont la déclaration à tout homme devient l’enjeu de sa mission messianique, est comme la carte de visite humaniste et pourtant radicalement théologale de l’Évangile et de tout le christianisme. 7. Je terminerai avec une question. La question qui a suscité ce colloque et qui en constituera sans doute la trame. Est-il possible qu’une religion soit vouée à entretenir, pour nous les hommes et 16
La problématique
pour notre salut, la mémoire de la critique radicale de la religion dont est porteur l’Évangile ? Est-il possible qu’une religion laisse vraiment Dieu être Dieu et lui rende de la sorte un culte en esprit et en vérité ? Il n’est pas certain, au vu de l’histoire, que ce soit possible. Mais, toujours au vu de l’histoire et pour l’histoire, n’est-ce pas nécessaire ?
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2 LA RELIGION : AFFAIRE DE L’HOMME, AFFAIRE DE DIEU ? PERSPECTIVES HÉGÉLIENNES Gilbert Gérard
Je commencerai par situer mon intervention dans le cadre du colloque. « Dieu au risque de la religion », cela peut s’entendre de deux manières différentes : d’une part, dans une perspective que je qualifierais volontiers de dualiste ; de l’autre, dans une perspective davantage unitaire bien qu’elle n’ait rien de simple ni, surtout, d’abstraitement simplificateur. Dans le premier cas, le risque que représente la religion pour Dieu est perçu comme quelque chose qui lui est essentiellement extérieur et étranger, n’ayant rien à voir avec sa divinité authentique, tandis que dans le deuxième cas, au contraire, ce même risque est pour ainsi dire internalisé et entendu comme part intégrante de la vie même de Dieu, à quoi celui-ci ne saurait en conséquence se soustraire. Mais commençons par le commencement en nous demandant tout d’abord si la religion constitue bien un risque pour Dieu et si oui, dans quel sens. À la première de ces deux questions, il faut, me semble-t-il, répondre sans hésitation par l’affirmative : oui, la religion est bien un risque pour Dieu, et cela non pas simplement et un peu superficiellement parce qu’elle menace à tout moment de dégénérer en idolâtrie et en superstition, mais parce que, plus fondamentalement, elle compromet en tant que telle la divinité même de Dieu dont elle met en crise l’une des représentations les plus couramment avérées. De fait, ce qui se produit dans la religion, au principe même de celle-ci, c’est que Dieu devient Dieu pour l’homme, qu’en elle il se décline, se découvre, se donne à voir ou à entendre, quelle que soit 19
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la forme sous laquelle s’opère cette manifestation du divin et que ce soit même pour le dire inconnaissable ou ineffable, tant il est vrai que la religion en tant que rapport de l’homme à Dieu suppose quelque chose comme une théophanie ou une « révélation ». Disons la même chose autrement en mobilisant une des étymologies classiques du mot « religion » : la religion comme telle relie1, elle instaure une relation à Dieu ou, plutôt, elle met Dieu en relation, et en relation avec autre chose que lui-même qui est le monde et plus spécifiquement l’homme. En ce sens, elle sort Dieu de sa divinité, c’est-à-dire de son absoluité en vertu de laquelle, détaché de tout lien et de toute dépendance – totalement délié : absolutus –, il est strictement autosubsistant, pur rapport à soi parfaitement bienheureux qui n’a besoin de rien ni de personne, à ce titre radicalement séparé et transcendant. Ainsi, pour nous résumer, si la religion constitue bien en tant que telle un risque pour Dieu, c’est dans la mesure où le tournant d’origine vers nous – vers nos prières, notre vénération, nos cultes et nos pensées –, elle instaure du fait même une brèche dans sa divinité qu’elle met en relation avec autre chose qu’elle-même. En ce sens, dès qu’entrée en religion et quoi que celle-ci en ait, la divinité de Dieu se trouve mise en péril. Toute la question est alors celle de la nature et de la provenance de ce péril, et c’est ici qu’interviennent les deux perspectives que j’évoquais en commençant. De fait, cette brèche dans le divin qu’opère la religion, on peut l’imputer soit à l’homme, soit à Dieu même. Dans la première perspective, que je qualifiais de dualiste, la religion, avec la menace qu’elle constitue, n’a rien à voir avec Dieu et ne saurait provenir de lui. Elle est affaire strictement humaine, issue du seul besoin de l’homme avec toutes les équivoques qui entourent celui-ci, et, comme telle, elle doit être l’objet de toutes les méfiances. L’apparence et la fausseté la guettent consubstantiellement, celles en 1
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Une des étymologies classiques du mot « religion » est en effet celle qui le dérive du latin religare, relier. Elle est en concurrence avec cette autre étymologie, elle aussi de provenance latine, qui tire religion de relegere, littéralement « relire » et qui, de là, renvoie pour sa part à l’idée d’une attitude scrupuleuse, attentive et respectueuse, en un mot recueillie. Quelle que soit celle de ces deux étymologies qui, sur le plan scientifique, est la plus convaincante, elles ne me semblent en tout cas, quant au sens qu’elles visent, nullement incompatibles, s’il est vrai que la religion qui relie l’homme à Dieu le fait dans le cadre d’une attitude qui se caractérise par son scrupule et son recueillement.
La religion : affaire de l’homme, affaire de Dieu ? Perspectives hégéliennes
particulier qui consistent à corrompre Dieu en le profanant et le rabaissant : en le ramenant à hauteur d’homme et en le proportionnant au désir de celui-ci. Bref, elle est foncièrement idolâtrique, constitutivement déchéante et suspecte. Dieu est par essence au-delà de toute espèce de rapport à autre chose que lui-même et donc au-delà de toute religion qui ne peut que le dénaturer : il n’a en somme rien de religieux. Dans ces conditions, la vraie religion, c’est la critique de la religion, c’est la religion qui se sait constitutivement en défaut par rapport à l’authentique divinité de Dieu et qui se suspend en regard de celle-ci qu’elle situe toujours au-delà, toujours ailleurs et plus loin, scellée à tout jamais dans le mystère de sa pure égalité à soi sans faille. On ne saurait bien entendu ignorer l’importance et l’intérêt de pareille vigilance critique exercée par la religion à l’endroit d’ellemême : elle est requise par le danger toujours présent de l’idolâtrie et du dogmatisme. Il me paraît toutefois tout aussi clair que la perspective qui vient d’être évoquée ne va pas sans soulever de très sérieuses difficultés. Qu’il me suffise ici d’en pointer brièvement deux qui sont d’ordres et de niveaux différents. Du point de vue de la cohérence logique tout d’abord, il faut, me semble-t-il, convenir que quoi que nous puissions dire à propos de Dieu, ce que nous en disons l’inscrit par définition dans un rapport à nous : Dieu est toujours déjà Dieu pour nous, auprès de nous, même lorsque nous prétendons l’invoquer dans la pureté de sa divinité indemne de tout rapport à autre chose que lui ; pour cela, nous arrivons en réalité toujours trop tard. Par ailleurs, du point de vue chrétien cette fois, qui est celui de la tradition dans laquelle nous nous insérons, le Dieu qu’on nous enseigne est un Dieu foncièrement atypique, à la divinité pour le moins décalée et même contradictoire, en l’espèce un Dieu de bonté et d’amour, qui est comme tel « diffusif de soi »2, c’est-à-dire dont la nature est de se communiquer, de se révéler, de se donner, fût-ce au risque de sa divinité et dans le sacrifice de celle-ci. Ces considérations nous engagent à nous tourner vers la deuxième perspective, celle où loin d’être affaire simplement humaine, la religion est aussi affaire de Dieu. Situer ou enraciner la religion en Dieu même, c’est dire que l’essence de Dieu est d’être Dieu pour nous, que, contrairement à la représentation habituellement reçue de l’absolu, il n’est pas un Dieu 2
Selon le principe néoplatonicien du bonum diffusivum sui qui convient dès lors suprêmement à Dieu en tant que bonté absolue. 21
Dieu au risque de la religion
lointain, séparé, solitairement fermé sur sa perfection souveraine, mais qu’il est un Dieu intrinsèquement religieux qui, du dedans de lui-même, se tourne vers l’autre que lui, qui court donc le risque d’une telle relation avec tout ce qu’elle implique de possible falsification idolâtrique et qui, en fin de compte, n’est nulle part ailleurs que dans le danger de cette brèche qui le sort de sa divinité autarcique pour l’exposer à la finitude du monde et de l’homme. Mais, fera-t-on aisément valoir, est-ce que pareille perspective n’entraîne pas à son tour de très réels problèmes, au moins aussi épineux – sinon davantage – que celle qui a été évoquée en premier lieu ? Ne conduit-elle pas, en particulier, à abdiquer la divinité même de Dieu, à concevoir un Dieu par trop humain, par trop proche de l’homme et de ses limites que pour être encore réellement Dieu ? Bref – et voilà notre question qui se profile –, la religion : affaire simplement humaine ou affaire de Dieu ? Est-ce l’homme qui, dans la religion, se tourne du dedans de sa faiblesse et de son inquiétude vers le divin comme vers une norme souveraine qui, de haut et de loin, est censée réguler sa conduite et son monde ? Ou bien faut-il dire de façon assurément plus mystérieuse que c’est Dieu qui institue la relation religieuse en la nourrissant de sa propre vie dès lors intrinsèquement ouverte à son autre ? C’est face à cette hésitation fondamentale concernant la nature du religieux que je souhaite me tourner vers Hegel, car il me semble que ce philosophe, qui a très puissamment pensé la religion, permet d’y apporter une réponse qui, pour n’être assurément pas elle-même exempte d’ambiguïté et de difficulté, présente en tout cas l’intérêt d’éviter toute unilatéralité simplificatrice en articulant l’un à l’autre les deux bouts de la chaîne : la religion est à la fois, dans l’union la plus intime, affaire de l’homme et affaire de Dieu, concernant chacun des deux au plus profond de lui-même au sein d’une relation croisée qui les renvoie essentiellement l’un à l’autre. C’est ce qu’il nous faut à présent examiner d’un peu plus près. Mais, tout d’abord, il convient de préciser par où nous allons aborder la philosophie de la religion de Hegel. En effet, d’un bout à l’autre de son œuvre, de ce qu’il est convenu d’appeler ses Écrits de jeunesse jusqu’à ses textes les plus tardifs, Hegel n’a cessé de méditer le thème religieux au sein d’une réflexion ample et foisonnante qui, de surcroît, a connu en cours de route d’importantes modifications. Mon propos n’est évidemment pas de retracer ici l’évolution de la problématique religieuse chez Hegel, pas plus que de l’envisager dans toute 22
La religion : affaire de l’homme, affaire de Dieu ? Perspectives hégéliennes
l’ampleur de ses développements. C’est uniquement en rapport avec le problème qui nous occupe – celui, en somme, de la religion comme lien entre l’homme et Dieu – que j’entends le consulter. Et encore ne pourrai-je le faire que de façon forcément schématique et sommaire. À cet effet, pour bien cibler notre propos, je me référerai prioritairement aux Introductions aux leçons que Hegel a consacrées à la philosophie de la religion dans le cadre de son enseignement à l’Université de Berlin entre 1821 et 18313. Nous trouverons en effet dans ces textes introductifs, qui n’ont rien de simples prologues oratoires ou programmatiques, mais qui nouent déjà quelques-uns des axes majeurs de la pensée hégélienne de la religion parvenue à la pleine maturité de son propos, de quoi alimenter notre réflexion. Que la religion soit tout d’abord affaire humaine, davantage : qu’elle soit l’affaire centrale de l’homme, l’alpha et l’oméga de sa vie d’homme en quoi il trouve le sens et le but ultime de tout ce qu’il est et fait, de toute la diversité d’activités et d’occupations de son existence quotidienne, autrement indéfiniment morcelée dans le labyrinthe d’une finitude aliénante, voilà qui pour Hegel n’a jamais fait aucun doute et qu’il proclame solennellement au seuil de chacune des Introductions à ses leçons de Berlin. C’est que, expliquet-il, l’homme est un être de pensée et de conscience – il est un être d’esprit – et, comme tel, il est originairement ouvert à la vérité, intimement traversé par le besoin et l’exigence de celle-ci, entendons : de la vérité pure et simple, totale et absolue, qui, l’affranchissant entièrement de la finitude et de ses entraves, est seule à même de l’amener à la liberté à laquelle il aspire essentiellement et, par là, de lui apporter le contentement véritable. Non pas – précisons-le d’emblée – qu’il s’agisse dès lors de fuir unilatéralement le fini pour se réfugier dans un pur au-delà de celui-ci, ce qui ne pourrait au contraire que pervertir toute l’entreprise. Non, ce qui constitue l’horizon de toute la philosophie de l’absolu développée par Hegel, c’est, comme on le sait, celui de la réconciliation de l’infini et du fini, et la religion elle-même, dans sa figure la plus accomplie, celle du christianisme, n’a à ses yeux pas d’autre propos que celui-là, même s’il n’est pas assuré qu’elle puisse, en tant que religion, y parvenir 3 Nous disposons du texte de trois de ces introductions, relatives aux leçons de 1821, 1824 et 1827. Je les cite dans la traduction française de Pierre Garniron : Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, Première partie, Paris, PUF, 1996, sous la forme suivante : LPhR, suivi de l’année et de la page concernées. 23
Dieu au risque de la religion
parfaitement4. Donc pas question chez Hegel d’une quelconque fuite en dehors du monde, d’autant qu’un des traits de la modernité dont il est particulièrement conscient est précisément d’avoir recentré l’attention et l’intérêt sur celui-ci et de l’avoir globalement revalorisé, mais, en revanche, la conviction que le fini, réduit à sa seule finitude, ne saurait constituer le séjour de l’homme comme être d’esprit et que d’une telle finitude, refermée sur elle-même, il ne peut chercher qu’à se libérer. Or la religion est ce dans quoi s’exprime, de la façon la plus originaire et la plus universelle, cette exigence d’absolu qui fait corps avec l’être d’esprit qu’est l’homme. Elle est, si l’on veut, le mode premier, en quelque manière immédiat et, à ce titre, nécessaire et incontournable de l’ouverture de l’homme à la vérité. Bref, l’homme est comme tel homo religiosus, la religion étant symétriquement « ce qui fait que l’homme est homme »5, le témoin irrécusable de sa constitution intrinsèquement spirituelle. Certes, remarque Hegel, la liberté de l’homme – plus exactement, ce qui en celle-ci constitue la puissance de l’arbitraire (Willkür) – peut faire en sorte qu’il en vienne à s’écarter de cette « nécessité de la nature spirituelle universelle »6 et à « travailler à l’encontre de sa destination »7. Mais, assure-t-il aussitôt, « il n’est en fait aucun homme si corrompu, si perdu, si mauvais et si misérable qu’il serait absolument dépourvu de religion, qu’il [ne] la connaîtrait [pas], n’en aurait aucune conscience, ne fût-ce que la crainte, la nostalgie ou la haine qu’il en aurait »8. Et il conclut ce développement par ces mots : « Du fait que l’homme est homme, et non pas un animal, [la religion] n’est pas une sensation ou une intuition qui lui serait étrangère »9. On notera au passage, sans pouvoir ici s’y attarder, qu’il y a là, aux yeux de Hegel, une pierre de 4
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En toute religion demeure en effet, pour Hegel, une inéliminable dimension de séparation et d’extériorité de l’infini par rapport au fini, c’est-àdire de Dieu par rapport au monde et à l’homme, ce qui fait que leur réconciliation, effectivement inscrite au cœur de la religion, ne peut cependant trouver sa pleine concrétisation qu’au-delà d’elle, en l’espèce dans la philosophie. LPhR, 1827, p. 57. LPhR, 1821, p. 8. Ibid., p. 9. Ibid., p. 10. Ibid. – Ce qui veut dire : Hegel ne conçoit pas que l’homme puisse, au plus profond de lui-même, être indifférent à la religion et à la question qu’elle soulève, s’il est vrai qu’il est comme tel, dans son humanité la plus intime et la plus initiale, travaillé par le souci de la vérité.
La religion : affaire de l’homme, affaire de Dieu ? Perspectives hégéliennes
touche décisive permettant de distinguer religion et philosophie. Car toutes deux ont pour lui le même objet, le même contenu, qui est la vérité, l’absolu, en termes religieux : Dieu. Et c’est dans cette mesure qu’il peut soutenir que « la philosophie est théologie » et « service de Dieu »10. Mais, de la manière dont chacune se rapporte à ce même objet et cultive ce même souci de la vérité – en bref, la manière de la représentation, apparentée à la pensée commune, dans la religion, celle du concept ou de la pensée pure dans la philosophie –, il résulte que la religion est le mode sous lequel la vérité est donnée pour tous les hommes, directement présente et accessible à chacun, quels que soient l’époque et le peuple auxquels il appartienne de même que sa position en celui-ci, tandis que, telle que développée dans la philosophie, la vérité est seulement pour quelques-uns tant du point de vue de son émergence dans l’histoire, qui remonte à la Grèce ancienne, que des capacités particulières qu’elle requiert de ceux qui s’y adonnent. J’ajoute, sans pouvoir une fois de plus le détailler ici davantage, qu’il n’est pas du tout sûr que cette confidentialité et cet ésotérisme de la philosophie soient, dans l’esprit de Hegel, tout uniment à son avantage et lui assurent une suprématie indiscutable sur la religion, comme on le pense souvent chez les interprètes du philosophe. Quoi qu’il en soit de ce dernier point, qui concerne la question fort complexe et délicate du rapport religion / philosophie chez Hegel, retenons pour notre propos ceci : la religion, en tant que relation de l’homme au divin, c’est ce qui, inscrit au plus intime de l’humanité même de l’homme en tant qu’être d’esprit, se retrouve « chez tous les peuples et tous les hommes », « comme le dimanche de la vie »11 qui en illumine les jours ouvrables. Maintenant, si la religion s’enracine bien ainsi au plus profond de l’homme, cela ne veut toutefois pas dire qu’elle soit seulement son affaire, un pur et simple produit de l’homme qui ne serait que de son fait. La religion « n’est pas une invention de l’homme »12, observe Hegel, elle n’est donc pas d’ordre simplement anthropologique, auquel cas elle risquerait fort bien de n’être qu’une illusion ou une supercherie. Or si ceci, elle peut assurément toujours le devenir, si, en d’autres mots, elle peut à tout moment dégénérer en tromperie et en superstition, cela ne correspond cependant pas à la vérité de son essence en vertu de laquelle, loin d’être simplement affaire humaine, 10 Ibid., p. 4. 11 LPhR, 1827, p. 58. 12 Ibid., 1824, p. 43. 25
Dieu au risque de la religion
elle est aussi affaire de Dieu. Ce que Hegel exprime en ces termes : « La religion est une production de l’esprit divin »13. Le concept à tous égards ici décisif est celui d’esprit, dont on se souviendra que Hegel l’avait déjà imputé à l’homme en tant qu’il est essentiellement concerné par la religion. Autrement dit, c’est sur le terrain de ce qu’il nomme l’esprit que Hegel fait se croiser divin et humain au sein de la religion. Aussi bien nous trouvons-nous ici au cœur de notre recherche. Posons donc la question : qu’en est-il de l’esprit selon Hegel ? Et pour prendre la question par le bout où elle vient de se présenter à nous : qu’en est-il de Dieu en tant qu’« esprit divin » ? Concevoir Dieu comme esprit, c’est le saisir en vérité, de façon vivante et concrète. Ce que Hegel oppose aux deux tendances dominantes de son temps en matière théologique – mais qui, à vrai dire, n’ont rien perdu de leur actualité – : celle, tout d’abord, incarnée par la théologie naturelle de l’Aufklärung, laquelle, dans son rationalisme étroit, ramène Dieu à « une abstraite entité d’entendement »14 sous l’appellation d’« Être suprême »15 ; celle, ensuite, qui fait, à l’inverse, de la pure intériorité subjective de la certitude immédiate de la foi – du pur sentiment religieux – la seule voie d’accès authentique à Dieu, à l’exclusion de tout savoir médiatisé16. En fait, soutient Hegel, ces deux orientations, en dépit de leur apparente opposition, convergent dans un même résultat : la représentation d’un Dieu vide, strictement indéterminé et, par là, totalement inconnaissable, en quoi elles s’inscrivent bien, l’une et l’autre, dans l’esprit de l’époque dont l’un des leitmotive est « que nous ne pouvons rien savoir de Dieu »17. Or, ce faisant, elles tournent le dos au véritable concept de Dieu, celui-là même qui a été décisivement valorisé au sein du christianisme, le concept de Dieu en tant qu’esprit. Car un premier trait du Dieu esprit, c’est, à l’encontre de la pauvreté du « fantôme infini »18 en lequel on veut ici le transformer, d’être concret, c’est-à-dire riche d’un contenu déterminé et différencié, qui est celui-là même qu’exposent la doctrine et les dogmes de la religion et par lequel il se donne à connaître. Relevons-le d’emblée : particulièrement importante et significative à même ce contenu, il y a, comme nous aurons l’occasion de brièvement y 13 14 15 16 17 18 26
Ibid. Ibid., p. 31. Ibid., p. 40. Cf. LPhR, 1827, p. 66-67 sq. LPhR, 1821, p. 5. Ibid., p. 6.
La religion : affaire de l’homme, affaire de Dieu ? Perspectives hégéliennes
revenir, la détermination trinitaire de Dieu : « Sans cette détermination de la Trinité, Dieu ne serait pas esprit et “esprit” serait un mot vide »19. Mais – et voici l’objection qui semble alors toute prête pour restituer aux deux tendances dont il vient d’être question une certaine légitimité –, doter ainsi Dieu d’un contenu formé d’un ensemble de déterminations censées le spécifier et le donner à connaître, n’est-ce pas du même coup compromettre sa divinité en l’immergeant dans le fini et en le mêlant à celui-ci ? L’objection serait à coup sûr pertinente s’il ne s’agissait en l’occurrence que d’accoler de telles déterminations au divin en les lui attribuant extérieurement comme on attribue à un substrat inerte une série de prédicats au sein d’une proposition : on ne ferait alors effectivement rien d’autre que souiller Dieu en le plongeant indûment dans le fini, c’est-à-dire dans un élément qui contredit son infinité essentielle. Mais justement, il en va tout différemment dans le cas du Dieu esprit, lequel, en tout premier lieu, n’a rien d’un infini figé, bloqué dans son infinité – pareil « blocage » étant d’ailleurs ici le seul élément réellement corrupteur –, mais qui, dans son infinité vraie, est au contraire le mouvement même de se déterminer et d’aller ainsi de lui-même et à partir de lui-même vers le fini pour le reprendre en soi et se l’intégrer, tant il est vrai que le véritable infini est celui qui inclut en soi le fini plutôt que de l’exclure abstraitement. Ce qui nous amène au deuxième trait, à vrai dire le plus fondamental, du Dieu esprit qu’entend promouvoir Hegel, à savoir qu’il n’a rien d’une entité figée en elle-même, quels que soient la nature et les attributs qu’on entende lui imputer, mais qu’il est essentiellement vie, mouvement, processus, mieux : acte, l’acte de se déterminer soi-même. C’est ce cœur actif et processuel de l’esprit qu’il nous faut à présent considérer d’un peu plus près. Que signifie donc « se déterminer » ? Le sens de cette expression est riche et complexe, et il est certain que Hegel est attentif à tout l’éventail de nuances qui s’y trouvent impliquées. Pour notre part, tenons-nous-en à ceci : se déterminer, c’est sortir de l’indécision où tout est encore vague, obscur et indifférencié, pour ainsi dire latent, et se dévoiler, se manifester en s’extériorisant sous une forme définie, en termes religieux : se révéler. Ce qu’il est ici capital de bien comprendre mais qui est aussi ce qui est le plus difficile à saisir correctement, c’est que dans le cas de l’esprit, pour autant qu’il est, comme on vient de le voir, l’acte même de se déterminer lui-même, 19 LPhR, 1824, p. 38 (apparat). 27
Dieu au risque de la religion
pareil dévoilement n’a rien d’extorqué, je veux dire d’étranger ou de surajouté à sa nature qui, d’elle-même, se tiendrait dans le retrait. Non, le propre de l’esprit, son essence même, c’est de se révéler, et Hegel peut écrire à ce sujet : « L’esprit est ce qui se manifeste, ce qui apparaît […] ; l’esprit qui n’apparaît pas n’est pas »20. Remarquons-le : appliquée au divin, pareille logique « phénoménologique » de l’esprit prend le contre-pied d’une certaine représentation traditionnelle du Dieu lointain, secret, retranché sur sa divinité et imbu de celle-ci, pour épouser au contraire, en la radicalisant, l’image qu’en donne le christianisme, celle d’un Dieu d’alliance, essentiellement ouvert sur son autre et se débordant du dedans de lui-même en direction de celui-ci, à ceci près – et c’est sans doute là le cœur du débat de Hegel avec une certaine orthodoxie chrétienne – qu’il ne s’agit nullement chez lui d’en rester à la simple juxtaposition de la transcendance de Dieu et de sa révélation, mais bien, dans un déplacement du sens habituel de la transcendance divine, de soutenir que celle-ci ne consiste en rien d’autre qu’à activement se transcender elle-même dans le processus de révélation au sein duquel Dieu se fait Dieu pour nous21. J’ajoute, sans pouvoir ici le développer davantage, qu’en cela réside pour Hegel le sens profond du christianisme en tant que religion accomplie – que religion de l’esprit – et que ce sens est celui qui se trouve d’emblée formulé dans ce qui constitue à ses yeux le dogme central de la religion chrétienne, le dogme trinitaire par lequel, observe-t-il, « la nature de l’esprit est explicitée »22. 20 Ibid., p. 35. 21 Certes, il y a bien entre les notions de révélation et de transcendance une connexion qui est au cœur de la logique religieuse : ce qui est révélé, c’est ce qui est donné à l’homme du dehors comme un contenu positif qu’il ne tire pas de son propre fond. Hegel est parfaitement conscient de ce point et, comme on l’a vu, il insiste lui-même sur le fait que la religion, loin d’être une simple invention de l’homme, est « une production de l’esprit divin », que donc elle provient de celui-ci. Mais, prolongeant et approfondissant cette réflexion, il relève en même temps que cette extériorité du révélé ne saurait être totale, qu’au contraire, en se révélant, Dieu se rend disponible à l’homme, qu’il s’ouvre et se manifeste à lui, mieux, qu’il éveille en lui une résonnance qui ne lui est rien d’étranger, mais qui touche son essence la plus propre et la plus intime, de sorte que la transcendance du divin se nie, qu’elle se transcende elle-même dans le mouvement par lequel elle se communique. En somme, il s’agit pour Hegel de passer du concept d’une transcendance substantielle et statique à celui d’une transcendance dynamique, entendue comme l’acte de se transcender. 22 LPhR, 1824, p. 40. 28
La religion : affaire de l’homme, affaire de Dieu ? Perspectives hégéliennes
Tel est donc le Dieu esprit de Hegel : un Dieu qui, essentiellement, se manifeste, qui est à ce titre en soi dépassement de soi en direction de son autre, la finitude du monde et de l’homme, bref un Dieu qui est comme tel, dans sa divinité même, Dieu pour nous. On commence à comprendre comment un tel Dieu d’alliance, que l’on dira dès lors aussi intrinsèquement kénotique, est du fait même un Dieu essentiellement religieux pour lequel le lien qui le rattache à l’homme fait partie de sa divinité même. Il nous reste, pour approfondir quelque peu ce point, à accomplir un dernier pas en soulevant la question que voici : quel est le ressort de ce que nous avons appelé la « logique phénoménologique » du Dieu esprit tel que le conçoit Hegel ? Avec cette question nous parvenons au cœur de la notion hégélienne d’esprit et, du même coup, comme on va le voir, au plus proche de la réponse qu’il apporte à notre problématique concernant la situation de la religion dans son double rapport à l’homme et à Dieu. Répondant à la question de savoir ce qu’est l’esprit, Hegel, dans l’Introduction de ses Leçons sur la philosophie de la religion de 1827, déclare ceci : « être esprit, c’est se manifester, être pour l’esprit »23. Et il poursuit : « L’esprit est pour l’esprit, et il ne l’est pas seulement de manière extérieure, contingente : il n’est esprit que dans la mesure où il est pour l’esprit ; c’est là ce qui constitue le concept de l’esprit luimême »24. Il n’est guère besoin de longs développements pour saisir combien cette déclaration à propos de la nature de l’esprit rejoint celle – fameuse – que l’on trouve dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit touchant ce qui forme l’authentique teneur de la vérité, qu’il s’agit, nous dit Hegel à cet endroit, de concevoir non pas simplement comme substance, mais « tout autant comme sujet »25. Sans chercher à faire ici l’exégèse de cette phrase fameuse et difficile, on voit que ce qui s’y exprime, c’est en tout cas le refus d’une conception étroitement substantialiste du vrai, laquelle – pour faire bref – l’appréhende simplement dans le registre de la chose, de l’objet ou encore de l’étant, comme quelque chose de simplement là, de tout prêt et de donné. Pareil registre, estime en effet Hegel, est impropre à l’expression du vrai dans son absoluité, car il s’y trouve alors rendu contradictoirement dépendant d’un autre, en l’espèce de ce pour 23 Je souligne. 24 LPhR, 1827, p. 69. 25 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit, trad. Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 68. 29
Dieu au risque de la religion
quoi et vis-à-vis de quoi il est objet et qui le pose en tant que tel, tant il est vrai qu’il n’est d’objet que pour un sujet qui le réfléchit comme objet. Aussi bien la vérité ne peut-elle être appréhendée « en vérité » que là où loin d’être ainsi pour un autre que soi, simple objet inerte d’une conscience étrangère qui la pose et en dispose, elle est au contraire appréhendée comme étant essentiellement pour soi, en ellemême rapport à soi, c’est-à-dire comme sujet et conscience de soi qui, librement, dispose de soi. Or cela, cette appréhension du vrai en termes spirituels d’être pour soi, c’est ce que, dans sa philosophie de la religion, Hegel transfère sur Dieu, lequel est, ne l’oublions pas, l’expression de la vérité en termes religieux : « Dieu, observe en effet Hegel, consiste à être non seulement en soi, il est tout aussi essentiellement pour soi »26. Qu’implique donc cet être pour soi essentiel du Dieu esprit ? La première chose à bien noter à ce sujet, c’est que l’on n’est véritablement pour soi que dans la mesure où on se fait pour soi, que donc il ne s’agit là en aucune façon d’un simple état immédiat, avec toute la fixité, l’immobilité réifiante que cela implique, mais bien d’un acte, en l’espèce de l’acte de se manifester que nous avons tout à l’heure déjà discuté et dont nous découvrons ici le véritable sens : se manifester, ressaisi à l’aune de l’être pour soi essentiel de l’esprit, cela veut dire s’objectiver, se poser (ou, mieux, se projeter) en dehors et vis-à-vis de soi, pour, moyennant pareille objectivation, se faire alors seulement pour soi, conscience et savoir de soi. Mais il convient alors d’examiner de plus près cet acte d’objectivation de soi qui est au cœur de l’esprit et qui, à ce titre, s’applique par excellence à Dieu en tant qu’esprit absolu. Une telle objectivation, où Dieu en quelque façon se redouble au-dedans de soi, signifie une sortie hors de soi, elle implique une séparation, un écart ou encore une différence d’avec soi sans laquelle, en effet, aucune conscience, aucun être pour soi ne saurait advenir. Se manifester, écrit en ce sens Hegel, revient à se scinder27. C’est ce que préfigure à l’intérieur même de Dieu son essence trinitaire, dans laquelle, observe-t-il, « Dieu est […] saisi tel qu’il se fait objet de lui-même », l’objet demeurant toutefois alors « identique à Dieu dans cette distinction de soi »28. Mais ceci ne suffit pas encore car pareille distance réflexive ne devient authentiquement 26 LPhR, 1824, p. 33. 27 Cf. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Premières publications, trad. Marcel Méry, Gap, Ophrys, 1952, p. 147. 28 LPhR, 1824, p. 38 (apparat). 30
La religion : affaire de l’homme, affaire de Dieu ? Perspectives hégéliennes
effective que là où Dieu, faisant le deuil de sa divinité, consent à sortir de celle-ci, c’est-à-dire à affronter la finitude adverse et à l’endosser en se faisant lui-même homme. Ce qui veut dire : Dieu ne se fait authentiquement pour soi, rapport à soi et conscience de soi, c’est-àdire effectivement esprit, que dans l’homme et par lui. De fait, en produisant l’homme, Dieu produit un être de pensée et d’esprit, un être qui, à ce titre, est constitutivement travaillé par le souci de la vérité et dont la préoccupation la plus centrale et la plus irréductible est dès lors, comme nous l’avons vu, la préoccupation religieuse. Ce qui se passe en effet dans la religion, c’est que l’homme y explicite, qu’il y déploie sa spiritualité intrinsèque, en se faisant conscience de Dieu, car la religion dans son concept n’est rien d’autre que cela : la relation consciente de l’homme à Dieu. Or, soutient Hegel – et c’est là le nœud de toute l’affaire –, en se faisant ainsi conscience de Dieu, l’homme ne répond pas à une simple impulsion anthropologique, auquel cas Dieu ne serait jamais dans la religion que l’objet inerte de la conscience humaine et la religion, du fait même, au plus proche de l’idolâtrie ; il y répond, bien plus originairement, à l’appel même de Dieu qui, activement, en tant qu’essentiellement sujet, le sollicite et l’investit, passe donc en lui et dans sa finitude, pour s’y faire, moyennant l’écart ainsi produit d’avec sa divinité immédiate, conscience de soi et se réaliser du même coup comme esprit au sein du lien religieux. La thèse hégélienne, unissant dès lors de la façon la plus étroite homme et Dieu au sein d’une seule et même sphère qui est celle de l’esprit, soutient en effet que c’est Dieu lui-même qui est au principe d’un tel lien, non pas à vrai dire qu’il se borne du dehors à l’instituer, mais que, plus essentiellement, il s’institue lui-même en lui en s’y réalisant en tant que Dieu esprit. Aussi bien, la religion faitelle pour Hegel partie intégrante de la divinité même de Dieu et, précisant dans ce sens ce qui forme l’objet de ses leçons sur la philosophie de la religion, il remarque dans l’Introduction de 1824 que « notre objet n’est pas seulement Dieu en tant que tel, le contenu de notre science est la religion », car, ajoute-t-il, nous saisissons Dieu comme esprit et « ce concept inclut en soi le côté subjectif, qui dans la détermination de la religion vient s’ajouter à ce contenu »29. Ainsi, et je terminerai là-dessus en renouant avec le thème du colloque que j’évoquais au début de mon intervention, le risque que représente la religion pour Dieu, en l’espèce la brèche qu’elle ouvre au sein de sa divinité en la référant à autre chose qu’elle-même, cela 29 Ibid., p. 31. 31
Dieu au risque de la religion
s’enracine pour Hegel – on le voit à présent clairement – en Dieu même et est donc pour lui strictement incontournable. Ce risque est-il pour autant, à se jouer ainsi au sein même de Dieu, diminué et ne constitue-t-il en fin de compte qu’un risque apparent, un simple jeu de la divinité avec elle-même, pour paraphraser Hegel30, où celle-ci se retrouverait sans s’être jamais réellement perdue ? Je ne le pense pas, car, si l’on prend en compte la distance que Dieu y prend avec sa propre divinité, comme il convient de le faire pour donner à cette séparation toute la force et l’intensité, toute l’effectivité qu’elle requiert, cela signifie en fait que Dieu en vient à confier son propre destin, celui de sa divinité même, à l’homme, avec tous les égarements et les illusions dont celui-ci est capable. Le risque n’est donc pas mince, mais il est, pour Hegel, le prix à payer pour conjurer cet autre risque, bien plus désastreux pour l’authentique divinité de Dieu et qui est de le figer dans une transcendance aussi lointaine que vaine, ce qui a bien pu correspondre, estime-t-il, à un certain stade du développement de la conscience religieuse, mais qui ne saurait en revanche convenir à cette religion de la modernité qu’est essentiellement, à ses yeux, le christianisme en tant que religion accomplie.
30 Cf. Phénoménologie de l’esprit, p. 69. 32
Religions meurtrières
3 RELIGIONS MEURTRIÈRES Élie Barnavi
La question de la violence religieuse a surgi dans notre monde prétendument « sorti de la religion » avec une force que nul ne pouvait prévoir, du moins en Europe. C’est même sous cet aspect que la montée en force de la passion religieuse partout – sauf, précisément, en Europe – s’est signalée à l’attention de nos contemporains. C’est assurément injuste. S’il est vrai que la religion porte la violence comme la nuée l’orage, ce n’est ni plus ni moins que dans tout autre système idéologique total. Comme on sait, on a beaucoup tué au nom de la race, de la classe, de la nation… Beaucoup plus, en fait, qu’au nom de Dieu. C’est de cela qu’il sera question dans ces lignes : de la religion comme productrice d’un système idéologique légitimant l’action politique radicale, et donc la violence, voire la guerre dite de religion. Le colloque Gesché impose de bâtir un propos autour d’une thèse unique et fortement argumentée. La voici, sous forme de question : sommes-nous en train de revivre un chapitre que nous croyions clos depuis des siècles, la guerre religieuse1 ? * Qu’est-ce qu’une guerre de religion ? Lorsqu’un Européen évoque cette notion, le modèle qui lui vient à l’esprit est la série de conflits qui a mis aux prises catholiques et réformés de différentes dénominations aux XVIe et XVIIe siècles, en Allemagne d’abord, puis en France et aux Pays-Bas, puis derechef en Allemagne et dans le 1
On trouvera l’essentiel de cette argumentation dans mon essai Les religions meurtrières, Paris, Flammarion, coll. « Café Voltaire », 2006. 33
Dieu au risque de la religion
Saint-Empire. L’Angleterre, secouée par deux révolutions, l’une, sanglante, au milieu du XVIIe siècle, l’autre, pratiquement sans effusion de sang, vers la fin de ce siècle, est une exception puisque le conflit a opposé pour l’essentiel deux lectures théologico-politiques différentes au sein du camp réformé. Les causes de cet embrasement ont été à la fois religieuses et politiques, dans une combinaison complexe dont l’étude détaillée dépasserait le cadre de cette analyse. La première est évidemment l’émergence d’une nouvelle interprétation du christianisme, qui a fait concurrence à l’ancienne. Bien entendu, une guerre de religion n’est jamais seulement une guerre de religion. On y trouve, dans des proportions diverses en fonction du lieu et du temps, des mobiles politiques, dynastiques, sociaux, économiques. Mais l’élément déclencheur est toujours d’ordre religieux – en l’occurrence, l’apparition d’une religion nouvelle qui prétend supplanter l’ancienne au nom d’une même vérité transcendante et en prenant appui sur les mêmes textes fondateurs. La deuxième cause est une configuration politique inédite, que l’élément religieux révèle et exacerbe : des camps militarisés dont l’affrontement a pour enjeu une création relativement récente : l’État territorial moderne. Cet État est désormais assez puissant pour servir de cadre de référence et d’arène de combat, mais trop faible pour imposer la paix – faiblesse occasionnelle, due à une crise passagère, comme en France, ou faiblesse structurelle comme dans les Allemagnes. La troisième cause, enfin, est la jonction du religieux et du politique. Les protagonistes font des textes fondamentaux une lecture politique militante ; autrement dit, la religion se mue en idéologie politique de combat. Dès lors, tout fait social, politique, culturel, international, est lu au prisme de la religion – d’une lecture particulière de la religion. C’est précisément cette rencontre fusionnelle du politique et du religieux qui confère à la guerre de religion son caractère cruel et inexpiable. Il ne s’agit plus simplement de vaincre l’ennemi pour lui imposer ses conditions, mais d’en purifier la cité. Dans un conflit de ce type, si les camps sont livrés à eux-mêmes, ils iront jusqu’au bout de leur logique meurtrière, jusqu’à l’annihilation de l’adversaire. *
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Religions meurtrières
Aujourd’hui, il apparaît que les conditions sont réunies pour de nouvelles « guerres de religion ». En effet, la mondialisation, l’effondrement des grandes idéologies séculières qui ont fonctionné comme des religions de substitution et l’anomie mondiale née de la fin du système bipolaire que rien pour l’heure n’est venu remplacer, se sont combinés dans une configuration nouvelle – celle de cette troisième modernisation qui est la nôtre. Historiquement, on peut distinguer cinq types de conflit religieux : entre différentes religions, comme dans l’Europe prémoderne ; entre les pouvoirs sacerdotal et temporel ; entre la hiérarchie ecclésiastique et les détenteurs du pouvoir charismatique ; entre orthodoxie et hérésie ; et entre la foi et d’autres manières d’appréhender la réalité – agnosticisme, scepticisme philosophique, science… Évidemment, tous ces conflits ne se sont pas nécessairement « épanouis » en véritables guerres de religion. De nos jours, il en reste trois formes pertinentes : ceux qui opposent les religions entre elles (et qui prennent souvent un caractère ethnique ou national) ; ceux qui mettent aux prises, dans un même cadre étatique et au sein d’une même religion, des mouvements religieux intégristes et le pouvoir d’État ; et l’affrontement planétaire entre l’islam radical et l’Occident « athée ». Seule cette troisième forme, corollaire évident de la mondialisation, est une vraie nouveauté. Les deux premières sont des réalités souvent très anciennes, mais exacerbées par des situations politiques et sociales inédites. Dans la première catégorie, celle des conflits interreligieux, on rangera : les affrontements entre musulmans et chrétiens dans les Balkans, en Afrique (Sénégal, Nigeria, Soudan), au Proche-Orient (Liban) et en Asie du sud-est (Philippines) ; entre musulmans et les populations dites animistes du Soudan méridional ; entre musulmans et hindous, hindous et Sikhs en Inde ; entre musulmans et Juifs au Proche-Orient, avec ses prolongements en Europe, notamment en France ; entre Tamouls bouddhistes et Cinghalais hindouistes au Sri Lanka ; et entre chrétiens de différentes dénominations dans les Balkans et en Irlande du Nord. Certains de ces conflits sont en voie de règlement, d’autres ont encore de beaux jours devant eux. La deuxième catégorie regroupe les tenants d’une orthodoxie ultra dressés contre un pouvoir jugé corrompu et mécréant. Les fondamentalistes chrétiens aux États-Unis et les intégristes hindous en Inde, qui agissent au sein de sociétés politiques fondées sur la
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séparation rigoureuse de l’Église et de l’État, sont des exceptions. Le plus souvent, les radicaux sont en dissidence contre un État qui se réclame de la même famille spirituelle qu’eux et ils ne reculent pas devant la violence pour s’en emparer afin de le rendre conforme à leur propre version de la religion. C’est ce que j’ai appelé le fondamentalisme révolutionnaire, qui n’est rien d’autre qu’une lecture politique jusqu’au-boutiste de la religion entendue comme idéologie totale. Dans cette perspective, traiter le président iranien Ahmadinejad de « conservateur » est un pur contresens. C’est le cas des franges extrêmes du camp national-religieux en Israël, où la redécouverte du cœur de l’Israël biblique dans la foulée de la guerre des Six-Jours, puis la colonisation de ces territoires rebaptisés Judée et Samarie, ont donné naissance à un sionisme messianique très minoritaire mais bien organisé, actif et extraordinairement motivé. Et c’est, à une tout autre échelle2, le cas des organisations de l’islam radical dans l’ensemble du monde musulman, de l’Indonésie et des Philippines à l’Arabie saoudite et à l’Afghanistan, en passant par le Maghreb et le Machrek. Leurs objectifs sont similaires. Pour les premiers, il s’agit non seulement d’assurer la pérennité des frontières du « Grand Israël », mais aussi d’imposer un État régi par la halakha, le droit religieux juif, voire de réinstaurer la royauté. Pour les seconds, d’imposer un État régi par la charia, le droit religieux musulman, voire de réinstaurer le califat. Pour l’observateur non averti, les assassins du président Sadate en octobre 1981 voulaient le punir d’avoir fait la paix avec Israël ; en fait, ils ont exécuté le chef d’un État impie qui, étant donné sa nature, ne pouvait que s’abaisser à faire la paix avec Israël. Le cas le plus intéressant est celui de l’Arabie saoudite, fondée et gouvernée par une dynastie se réclamant d’une lecture particulièrement rigoureuse de l’islam sunnite, le wahhabisme. Or, même ce régime passe pour vendu à l’Occident, et est donc voué à la mort par les islamistes.
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Privé par le caractère ethnique de la religion juive de toute prétention universaliste, le fondamentalisme révolutionnaire juif est circonscrit à l’intérieur de l’État juif. S’il peut verser dans la violence, comme on l’a constaté à l’occasion de l’assassinat du Premier ministre Yitzhak Rabin et comme on le constate quotidiennement dans les Territoires occupés, son incidence sur les affaires du monde est indirecte, par le biais des retombées du conflit israélo-palestinien. Il en va de même du fondamentalisme révolutionnaire évangélique, notamment aux États-Unis.
Religions meurtrières
Ce qui nous conduit à la troisième et dernière catégorie, celle du conflit religieux entendu comme combat planétaire entre un islam purifié, débarrassé des scories étrangères, revenu aux sources de la foi et ayant ainsi retrouvé ses vertus conquérantes, et l’Occident athée, corrompu et corrupteur et ses valets du monde arabo-musulman. Si le régime islamique en Iran a largement perdu sa charge révolutionnaire, le réseau al-Qaïda a pris le relais. Aussi bien, voir dans Ben Laden et ses émules les champions des revendications sociales des laissés-pour-compte de la globalisation ou des combats nationaux de musulmans opprimés (Cachemire, Palestine, Philippines, Tchétchénie), c’est se condamner à ne rien comprendre à la logique de leur action. Celle-ci est religieuse, trouve sa justification dans une interprétation militante de l’islam et s’alimente aux sources pluriséculaires d’une frustration culturelle. Le choix des mots est éclairant : ce n’est pas aux Israéliens et aux Occidentaux qu’ils font la guerre, mais aux « Juifs » et aux « croisés ». Leurs objectifs n’ont rien à voir avec ceux des mouvements de libération nationale et de justice sociale du Tiers-Monde ; ils sont religieux, et s’affichent comme tels : l’établissement d’une base de pouvoir en Arabie saoudite dans un premier temps, et, à terme, l’établissement du califat mondial. Considéré depuis leurs madrasas et leurs camps d’entraînement de la frontière pakistano-afghane, leur combat s’apparente bel et bien à un « choc de civilisations ». * Lorsqu’on considère la carte des conflits religieux contemporains, on constate que la plupart impliquent des musulmans. C’est sur l’islam qu’il nous faut nous attarder maintenant, ou plutôt sur l’islamisme, c’est-à-dire sur l’islam politique radical. Il est impossible de comprendre l’islamisme sans se référer à la grande crise du monde musulman, dont l’islamisme est l’expression paroxystique moderne. Les racines de cette crise sont anciennes. L’une plonge dans les conditions mêmes de la naissance de l’islam, lesquelles ont rendu d’emblée quasi impossible l’autonomie du politique par rapport au religieux. En effet, contrairement au christianisme, qui a trouvé sur sa route un État puissant avec lequel il lui a fallu composer – en un sens, la laïcité se trouve déjà dans l’Évangile, elle est, pour ainsi dire, consubstantielle au christianisme –, l’islam, lui, a précédé l’État, conçu comme un outil de la diffusion de son message. Dans un tel système, la « laïcité », qui ne peut émerger
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que dans un conflit perpétuel entre deux pouvoirs également légitimes, est difficilement concevable. Ce n’est pas un hasard si les mots « laïc » et « séculier », à l’origine mots d’Église, sont introuvables en arabe, comme en hébreu. Pas un hasard non plus si la notion de « religion », en tant que domaine distinct de l’activité humaine, se confond dans l’islam avec la loi (dîn). Que la « porte de l’interprétation » (ijtihâd) ait été fermée pour de bon au Xe siècle, ou laissée entrouverte au bénéfice de savants en droit coranique reconnus, le résultat en fut une lecture rigoriste du Coran, et, surtout, un État musulman frappé d’illégitimité foncière, et donc incapable de légiférer de manière autonome. Or, nous le savons depuis Bodin, c’est la capacité de donner la loi qui en dernière analyse définit la souveraineté. À la question toujours difficile du conflit entre les deux légitimités concurrentes, l’Occident chrétien a apporté une réponse radicale, rendue possible, on l’a vu, par les conditions historiques particulières qui l’ont vu naître : la séparation. Dans l’affrontement millénaire entre les deux pouvoirs, l’« épée spirituelle » et l’« épée temporelle », le pape et le roi, c’est ce dernier qui a fini par avoir le dessus. Les modalités qui ont conduit de la distinction à la confrontation et de la confrontation à la séparation ont été différentes d’un pays à l’autre, d’une aire confessionnelle à une autre, plus radicales en pays catholique, plus amènes en pays protestant. Mais le résultat a été partout le même : la neutralisation religieuse de l’État. Cette solution s’avérant difficilement transposable en terre d’islam, les tentatives d’y épouser la modernité occidentale en adoptant tour à tour les « ismes » que celle-ci proposait – libéralisme, socialisme, nationalisme, ou une combinaison des trois –, ont toutes échoué. C’est cet échec qui rend compte de l’émergence de l’islam politique, « solution » de « retour » à un âge d’or dont l’abandon des valeurs fondamentales de la société islamique expliquerait la disparition. Dans les années 1970, dans le sillage de l’organisation des Frères musulmans née en Égypte un demi-siècle auparavant, des mouvements radicaux font leur apparition aussi bien dans le Maghreb que dans le Machrek, lesquels visent à l’instauration par la violence révolutionnaire de sociétés et d’États « authentiquement » islamiques. Avant que, à partir des années 1990, les outils de la mondialisation confèrent à cette tendance une dimension planétaire.
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Face à ce défi, l’État arabe, autoritaire mais en manque de légitimité, a adopté une double stratégie : absolutisme politique et compromis socio-culturel. D’un côté, une répression policière féroce visant à supprimer toute velléité de mise en cause de son monopole politique ; de l’autre, l’acceptation tacite de la suprématie islamiste dans le domaine normatif. À l’État, l’armée, la police, les services secrets, les affaires étrangères ; aux confréries, les services sociaux, l’éducation et la culture. À celui-là, la maîtrise des corps ; à celles-ci, la domination des esprits. C’est cette stratégie qu’a balayée la vague révolutionnaire arabe. La chute en cascade des dictatures a privé l’accord tacite d’un de ses contractants, en laissant le champ libre à l’autre. Comme on l’a vu lors des élections en Tunisie, en Égypte et au Maroc, comme on le devine au Yémen et en Libye, les partis islamistes, forts de leur implantation ancienne, de leur organisation et de leur discipline, de la longue préparation des esprits surtout, se sont engouffrés sans peine dans le vide politique ainsi créé. C’était prévisible, et prévu. Pour autant, leur arrivée aux affaires ne simplifie pas notre problématique, elle la complique. Deux phénomènes de nature différente et d’inégale importance rendent la tâche des islamistes malaisée et divisent leurs rangs. L’un est le discrédit dont souffre le terrorisme jihadiste mondial du style al-Qaïda au sein des masses arabes. L’autre est la démocratie. En effet, une chose est d’agir dans l’ombre contre des pouvoirs dictatoriaux et corrompus, une tout autre de se trouver aux manettes, au grand jour, dans la foulée d’une révolution lancée au nom des idéaux de liberté, de justice sociale et de participation. C’est dans cette configuration inédite, où le monopole du pouvoir est impossible et la coalition avec des forces laïques incontournable, qu’une créature fuyante, l’« islamisme modéré », va subir l’épreuve des faits. Il est évidemment trop tôt pour préjuger de la validité de ce qui apparaît jusqu’à preuve du contraire comme un oxymore. S’il est vain d’en espérer la mise en place de régimes authentiquement démocratiques, car il n’est pas de démocratie sans neutralisation religieuse de l’espace public, sans séparation des deux « épées », du moins peut-on espérer une baisse significative de la charge révolutionnaire de l’islam politique, et donc de son potentiel de violence. *
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Dans cette partie planétaire, l’Occident a son rôle à jouer, qui ne saurait se réduire à la seule dimension sécuritaire. Sur le plan national, les pays d’accueil feraient bien d’abandonner pour de bon la fiction multiculturaliste, qui conduit inévitablement à la ghettoïsation des sociétés, et de réactiver l’éthique intégrationniste au moyen d’une véritable politique d’intégration. Le moins qu’on puisse dire est que la prise de conscience croissante du premier impératif n’a pas encore débouché sur la réalisation du second. Sur le plan international, l’aide au développement doit s’accompagner d’un effort plus convaincant de résolution des conflits régionaux, notamment au Proche-Orient. Non que l’apaisement de ces foyers de tension puisse en lui-même mettre fin à la violence religieuse. Mais, en rendant le recrutement des fous de Dieu plus difficile, il y contribuerait puissamment. Il importe de garder à l’esprit qu’il a fallu deux siècles à l’Europe pour en venir à bout. La lutte contre le spectre de la guerre de religion est une affaire de longue haleine.
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Dieu au risque de la religion comme art et de l’art comme religion
4 DIEU AU RISQUE DE LA RELIGION COMME ART ET DE L’ART COMME RELIGION Ralph Dekoninck
1. Critique de la religion comme art « L’art a tellement de force pour tromper, lui qui, pour les hommes épris d’amour, a été le corrupteur entraînant à l’abîme »1. Ces mots, on les doit à Clément d’Alexandrie qui, dans son Protreptique, s’en prend avec virulence aux pouvoirs trompeurs de l’art, un art qui, écrit-il encore, « vous fascine […], en vous entraînant, sinon à l’amour, du moins au respect, à l’adoration des statues et des peintures »2. Ces pouvoirs sont à l’origine, selon lui, des pires déviances morales et religieuses, qui se laissent toutes résumer par un seul mot, celui d’« idolâtrie ». Il s’agit bien là, pour citer à présent Tertullien, du « plus grand crime du genre humain, du forfait qui comprend tous les autres »3, et je serais pour ma part tenté d’ajouter qu’il s’agit également de la marque la plus éloquente des effets pervers d’une religiosité auto-suffisante, voire autotélique. Or toujours selon Clément d’Alexandrie, la figure prototypique de cette folie 1 2 3
Clément d’Alexandrie, Protreptique, IV, 57, 3, trad. fr. de Claude Mondésert, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes, 2 », 3e éd., 1976, p. 121. Ibid. Tertullien, De idololatria, II, 3, trad. Antoine de Genoude, Œuvres, II, Paris, Vivès, 1852, p. 219. 41
Dieu au risque de la religion
idolâtre n’est autre que celle de Pygmalion, le bien connu roi de Chypre qui, selon une version antérieure à celle d’Ovide, s’éprit éperdument d’amour pour une œuvre sculptée d’une beauté irradiante représentant Aphrodite4. La démence érotique – puisque Pygmalion s’unit littéralement à une pierre – se confond ici avec le délire religieux sous l’effet des seuls sortilèges de l’art, alliant beauté et illusion. « Ce que l’on désire, on le croit aussi », comme l’écrit Clément d’Alexandrie en s’inspirant d’une formule de Démosthène (Olynthienne III, 19). C’est précisément contre cette religion conçue comme art, faisant se confondre adoration religieuse et adoration artistique, que va s’ériger le christianisme5. Ainsi, pour citer à nouveau Clément d’Alexandrie, « il est ridicule que l’homme, jouet de Dieu, se mette à fabriquer Dieu, ce dernier devenant ainsi le jeu de l’art »6. Quelle réponse faut-il donc donner à cette eidôlomania (Athanase, Contre les Païens, 11), cette « folie des idoles » engendrée par la beauté séductrice de la statuaire païenne ? Comme l’écrit Augustin dans la Cité de Dieu, seule « la grâce du très véritable Sauveur délivre l’homme des dieux que fait l’homme et le soumet au Dieu qui a fait l’homme »7. Seul le Christ apparaît donc à même de mettre fin au règne des idoles conçues comme la marque la plus évidente d’une religiosité dévoyée. Car si l’idole désigne tout à la fois les vraies images des faux dieux et les fausses images du vrai Dieu, dans les deux cas cette idolâtrie s’apparente à une ritualisation à outrance dont le symptôme est la multiplication des médiations qui tendent à devenir des fins en soi. Même si les Évangiles ne relatent aucune scène de destruction d’idole, l’iconographie chrétienne va, dès le bas Moyen Âge, rendre compte visuellement de cette confrontation entre les images mortes de l’art païen et l’image vivante du Christ. Il est en particulier un épisode tiré des Évangiles apocryphes qui illustre parfaitement cette guerre des images et des imaginaires : la Fuite en Égypte. Inspiré en 4 5
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Clément d’Alexandrie, Protreptique, p. 121. Je me permets de renvoyer à Ralph Dekoninck, « “Ils inventèrent l’art de fabriquer des dieux”. Image du corps et corps des images entre paganisme et christianisme », in Adolphe Gesché et Paul Scolas (eds), Le corps, chemin de Dieu, Paris, Cerf, 2005, p. 125-143. Clément d’Alexandrie, Stromates, VII, V, 28, 3, trad. fr. de Pierre Voulet, Paris, Cerf, coll. « Sources chrétiennes, 278-279 », 1981, p. 107. Augustin, La Cité de Dieu, VIII, 23, in Œuvres de saint Augustin, t. 34, trad. fr. de Gustave Combés, Paris, Desclée de Brouwer, 1959, p. 313.
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particulier de l’Évangile du Pseudo-Matthieu, cet épisode relate le moment de l’entrée de la sainte Famille dans le temple appelé le « Capitole d’Égypte » où « se trouvaient 365 idoles auxquelles chaque jour on rendait des honneurs divins en des cérémonies sacrilèges »8. « Or il advint, continue le texte, que lorsque la bienheureuse Vierge Marie entra dans le temple avec l’Enfant, toutes les idoles furent jetées à terre, si bien que toutes gisaient en morceaux, la face brisée, et ainsi leur néant fut prouvé »9. Accomplissant la prophétie d’Isaïe, cette chute des idoles, premier miracle du Christ, apparaît être le signe le plus manifeste du triomphe du Verbe incarné sur toutes les images désincarnées, pétrifiant le regard et la conscience. Or, il convient de remarquer que la transposition visuelle de cet épisode constitue un véritable défi pour l’image fixe, car il est soustendu de part en part par le mouvement, celui de la fuite et celui de la chute, laquelle est souvent suggérée par une idole dont les membres disloqués se précipitent vers le sol (fig. 1). Dans les premières versions, les idoles sont fréquemment situées au sein d’un temple qui symbolise la religion païenne, alors que la sainte Famille est plutôt placée au sein d’un paysage qui ne cessera de prendre de l’ampleur, comme l’attestent les paysages panoramiques du XVIe siècle (fig. 2), donnant l’idée d’une nature comme temple de Dieu, un Dieu pour ainsi dire sans résidence fixe. Les idoles quant à elles prennent les apparences soit de statues dénudées lointainement inspirées de la statuaire antique, soit d’images démoniaques qui rappellent l’origine diabolique des fausses religions. Comme on le voit, l’extrême beauté et l’extrême laideur constituent les deux faces d’une même médaille, celle d’une religion réifiée, pour ne pas dire pétrifiée dans des images déifiées. L’iconographie de la Fuite en Égypte que l’on pourrait dire dynamique va toutefois avoir tendance à se figer. On assiste en effet vers la fin du Moyen Âge à une forme d’arrêt sur image : à l’épisode cinétique de la Fuite est préféré celui du Repos exhibant la Mère et l’Enfant dans une composition non plus narrative mais dévotionnelle (fig. 3). Ce qui compte désormais, plus que la relation visuelle de l’histoire évangélique, est l’attitude empathique à adopter face à cette scène intimiste qui une fois isolée constitue une image de dévotion assez classique. On pourrait dire, comme le feront un peu plus tard les protestants, qu’une idole en remplace une autre. 8 9
Évangile du Pseudo-Matthieu, chap. XXII. Ibid., chap. XXIII. 43
Dieu au risque de la religion
2. Critique de l’art sans religion À partir du XVIe siècle, ces images chrétiennes deviennent en effet à leur tour les cibles d’une rage iconoclaste qui n’a rien à envier à celle des premiers siècles du christianisme. Je ne vais cependant pas m’arrêter sur cet autre moment clé car il ne fait, mutatis mutandis, que répéter jusqu’à un certain point l’idolophobie des origines. Je vais m’attarder plutôt sur la réaction de l’Église catholique dont les médiations institutionnelles et matérielles ont été violemment remises en question. Une des réactions fut de reprendre en main ferme les arts en voie d’autonomisation. Ainsi le Concile de Trente rappelle-t-il que « les images n’auront ni à être peintes ni à être ornées d’une beauté provocante »10. Car ce qui inquiète alors les hommes d’Église, c’est cette forza dell’arte11, pour reprendre les célèbres mots de MichelAnge dont le Jugement dernier, situé dans le saint des saints, la chapelle Sixtine, cristallise alors les plus intenses débats sur le rôle de l’art dans l’Église12. La célèbre fresque exemplifie en effet les excès de l’art à un moment où les intérêts esthétiques et religieux tendent à diverger. En prétendant au statut de chef-d’œuvre, l’image artistique trahirait sa mission dévotionnelle, elle détournerait le message religieux en exhibition de l’art pour l’art. Andrea Gilio, un auteur ecclésiastique, s’exprime à ce sujet de la façon suivante en 1564 : « J’estime beaucoup plus ingénieux le peintre qui accommode l’art à la vérité du sujet, que celui qui déforme la pureté du sujet pour l’adapter à la beauté de l’art »13. Dans cette formule, tout est dit : l’art doit se plier au decorum, c’est-à-dire à la convenance ou à l’adéquation avec le sujet traité ; autrement dit, il doit rester au service de la religion et non poursuivre des fins qui lui sont propres.
10 « […] ita ut procaci venustate imagines non pingantur nec ornentur ». De invocatione, veneratione et reliquiis sanctorum, et de sacris imaginibus, Sessio XXV, 3-4 décembre 1563. Conciliorum œcumenicorum decreta, Bologne, éd. Istituto per le scienze religiose, 1973, p. 774, trad. fr. Gervais Dumeige, Textes doctrinaux sur la foi catholique, Paris, éd. de l’Orante, 1975, p. 322. 11 Giovanni Andrea Gilio, Degli errori e degli abusi de’ pittori circa l’istorie, Camerino, 1564, in Paola Barocchi (ed.), Trattati d’arte del Cinquecento, t. 2, Rome-Bari, Laterza, coll. « Scrittori d’Italia, 222 », 1960-1962, p. 46. 12 Voir Romeo de Maio, Michelangelo e la Contra-Riforma, Bari, Laterza, 1978. 13 Gilio, Degli errori e degli abusi de’ pittori, p. 39. 44
Dieu au risque de la religion comme art et de l’art comme religion
Après la critique d’une religion comme art, on découvre donc la critique d’un art sans religion, voire pire d’un art s’opposant à la religion, ses fins apparaissant contraires à celles de l’institution ecclésiale, laquelle fait primer le collectif sur l’individuel, la tradition sur la nouveauté, l’obéissance sur la liberté d’expression. Toutefois, il fallait alors bien se rendre à l’évidence que cette volonté d’un retour à l’ordre n’avait guère d’effet, le divorce entre art et religion étant en voie d’être consommé définitivement, comme le démontre un autre cas assez célèbre, celui du procès intenté à Véronèse pour ce qui était censé être une dernière Cène destinée à un couvent vénitien (1573, Gallerie dell’Accademia, Venise). Le tribunal de l’Inquisition s’en mêla, condamnant Véronèse à repeindre son œuvre jugée blasphématoire du fait de son caractère trop profane, voire profanatoire. Véronèse se contentera de répondre à ses juges par une formule devenue célèbre : « Nous autres peintres, nous prenons des licences que prennent les poètes et les fous »14. Ne retouchant aucunement sa peinture, il en modifia simplement le titre : d’une dernière Cène, on passe à un repas chez Lévi, nouveau thème qui se prête un peu mieux à un traitement aussi mondain. Cette pirouette en dit long sur la liberté conquise par l’artiste. Et cette liberté ne cessera d’ailleurs de croître à mesure que l’on avance vers notre modernité, tandis que l’Église tendra à se replier sur un art académique donnant lieu au XIXe siècle à l’esthétique saintsulpicienne.
3. Critique d’une religion sans art C’est contre cette esthétique mièvre, frisant le kitsch, que va s’affirmer au XXe siècle la critique d’une religion sans art. Cette critique, on la doit essentiellement aux pères Régamey et Couturier, principaux promoteurs d’un renouveau de l’art sacré au siècle dernier. Directeurs de la revue L’Art sacré, ces deux dominicains déplorèrent la décadence de l’art chrétien coupé de la création vivante et moderne, et témoignant d’une religion malade. Comme l’écrit Régamey, l’« architecture de compromis, les bondieuseries “Saint-Sulpice” ou navets commis par la foule des médiocres artistes […] composent à l’Église un masque horrible, un masque tel que les meilleurs parmi les 14 Cité dans André Chastel, Chronique de la peinture à la Renaissance, 1280-1580, Fribourg, Office du livre, 1983, p. 123. 45
Dieu au risque de la religion
hommes qui ne connaissent pas son vrai visage la prennent en haine […] »15. Une Église donc au risque d’un art religieux jugé médiocre, constituant une espèce d’affront ou de blasphème visuel à l’égard de la grandeur divine. D’où l’appel lancé par Régamey à cette « communion de véritables chrétiens (fidèles et prêtres) et d’authentiques créateurs dans l’accomplissement d’œuvres qui tentent d’être dignes de l’Église »16. Car des « chefs-d’œuvre même profanes, écrit-il encore, seront toujours plus efficaces que des œuvres “religieuses” de valeur moindre »17. Notons en passant que ces propos, qui apparaissent fort engagés pour l’époque, étaient déjà tenus quatre siècles plus tôt par sainte Thérèse d’Avila pour qui « nous n’aurions pas une moindre estime pour une très belle image si nous apprenions qu’elle est l’œuvre d’un méchant homme ; le peu de cas que nous ferions du peintre n’entamerait pas notre dévotion. Le bien et le mal ne sont pas dans la vision, mais en celui qui reçoit sans humilité ce qu’il voit »18. C’est plus ou moins en ces termes que s’expriment Régamey et Couturier puisqu’il s’agit pour eux d’être à l’écoute d’une certaine forme de spiritualité travaillant de l’intérieur les arts modernes dont les artistes sont pourtant majoritairement incroyants et les sujets comme les formes profanes. Cette ouverture donnera lieu, dans les années 1950 et 1960, à la querelle de l’art sacré qui va se cristalliser en particulier autour d’une œuvre que d’aucuns jugeront blasphématoires, à savoir le Christ d’Assy sculpté par Germaine Richier (fig. 4). Ce cas particulier apparaît assez symptomatique d’une incompréhension mutuelle entre critiques et défenseurs quant à la nature et aux finalités d’un art proprement religieux. Car l’on ne sait plus vraiment si le talent artistique doit primer sur la foi personnelle ou s’il faut plutôt encourager le contraire. Quoi qu’il en soit, la tentative de régénération artistique du christianisme va s’opérer parallèlement à une forme de régénération spirituelle de l’art moderne en quête de sens. Ainsi on peut dire que foi et art poursuivent le même combat en vue d’une reconquête de la liberté spirituelle et créatrice face à toute institution sclérosante, que ce soit celle du monde ecclésial ou celle du monde de l’art. 15 Pie-Raymond Régamey, « Discernement du mal », L’Art sacré, mai-juin 1951, p. 3. 16 Ibid. 17 Marie-Alain Couturier, « La liberté », L’Art sacré, janvier 1937, p. 22. 18 Thérèse d’Avila, Œuvres complètes, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Bibliothèque européenne », 1964, p. 651-652. 46
Dieu au risque de la religion comme art et de l’art comme religion
4. Dieu au risque de l’art comme religion Après le premier acte d’un Dieu au risque d’une religion artistique, le deuxième acte d’un Dieu au risque d’une religion sans art, on touche à présent au troisième acte d’un Dieu au risque de l’art comme religion. En un temps, comme le disait Malraux, où nos églises sont devenues des musées et nos musées des églises, il n’est pas rare de découvrir, à l’occasion de l’une ou l’autre polémique déclenchée par des œuvres exploitant, voire détournant des symboles religieux, des critiques dénonçant une certaine forme de sacralisation de l’art qui s’opère aux dépens des religions, tout en les mimant ou les parodiant pour s’auto-consacrer. On peut en effet parler d’une religiosité diffuse qui sous-tend bon nombre de pratiques artistiques et leur exégèse depuis les années 1960. D’aucuns y fustigent la façon de vouloir faire passer la transgression pour de la transcendance, de faire équivaloir le pulsionnel et le spirituel, de conjuguer la scatologie et l’eschatologie, pour finalement faire passer une mystification pour du mystère. Ainsi pour Christine Sourgins, l’une des détractrices les plus acerbes de l’art contemporain, ce dernier « affiche l’ambition de concurrencer le religieux jusqu’à singer et démolir les grands thèmes théologiques chrétiens »19. Non seulement, il « s’approprie indûment et dépèce sa proie, mais il fait retour sur elle pour la recomposer à son image »20. Et dans ce jeu, l’Église serait la grande dupe. Dans ce débat sans fin, l’exemple que l’on pourrait dire paradigmatique, puisqu’il a fait l’objet de tant de commentaires, est le Piss Christ d’Andres Serrano (fig. 5). Cet artiste américain se présente comme profondément croyant même si non pratiquant. Choisissant la photographie comme moyen d’expression, il s’illustre très tôt par plusieurs suites qui traduisent une véritable obsession pour la religion. Son atelier situé à Brooklyn atteste clairement de cette obsession, puisqu’on y découvre une multitude d’objets hétéroclites, parmi lesquels de nombreuses sculptures religieuses et des icônes, un lutrin et des bras reliquaires, notamment. Il se dit en effet particulièrement fasciné par l’esthétique catholique qui vacille entre la chair et le sacré. En 1987, il réalise une photographie en apparence tout à fait orthodoxe d’un Christ en croix. On distingue en effet un crucifix qui 19 Christine Sourgins, Les mirages de l’Art contemporain, Paris, éd. Table ronde, 2005, p. 220. 20 Ibid., p. 222. 47
Dieu au risque de la religion
transparaît au travers d’un halo lumineux aux tonalités ambres parsemé de gouttelettes, aura qui irradie l’espace à partir du Christ. Ce dernier apparaît comme transfiguré par cette lumière aux apparences surnaturelles. Le mystère de l’image semble de la sorte entrer en résonance avec le mystère christique. Rien donc a priori de très sulfureux. Que du contraire, on pourrait inscrire cette œuvre au sein d’une tradition dont l’artiste se revendique d’ailleurs clairement : celle des icônes. Le problème ne vient toutefois pas de l’image mais du titre qui laisse présager le pire. En effet, les choses se compliquent lorsqu’on découvre ce titre beaucoup plus irrévérencieux, amorçant en tout cas une charge qui va se révéler oh combien explosive : Piss Christ. Il s’agit là d’une expression difficilement traduisible en français, ou du moins qui se laisse interpréter de différentes manières : un Christ d’urine, une urine de Christ, un Christ urinant… Voici donc que le choc des mots confronté au poids symbolique de l’image nous ouvre une autre dimension. Quel est alors le rapport entre ce Christ d’urine et cette œuvre empreinte d’un mystère luminescent ? Le titre ne ferait que désigner de manière assez littérale le liquide dans lequel aurait été plongé un simple crucifix en plastique, l’effet produit ayant été photographié par l’artiste. Le problème s’envenime lorsque cette œuvre devient publique à l’occasion d’une exposition en 1989 et d’un prix qui lui est décerné la même année par le National Endowment for the Arts, agence officielle du gouvernement des États-Unis qui supporte et finance des projets artistiques. S’ensuivent une série de plaintes et d’attaques en justice, la question remontant même jusqu’au Sénat des États-Unis. Deux sénateurs républicains en appellent à la destruction pure et simple de l’œuvre au titre qu’elle constitue un blasphème. Et l’un des deux sénateurs de déchirer une reproduction de cette œuvre devant le Sénat. Les mots et les qualificatifs utilisés sont éloquents : il est question de vulgarité, d’ordure, d’obscénité, de perversité, de diffamation, d’outrage, de blasphème, d’insulte, d’injure, de disgrâce, etc. Derrière des arguments en apparence liés au mésusage des deniers publics, se cachent des arguments mélangeant les registres esthétiques et religieux : ce n’est pas de l’art et c’est blasphématoire, ou plutôt ce n’est pas de l’art parce que c’est blasphématoire. On ne retient bien sûr de l’œuvre que son titre, et à chacune de ses expositions la polémique se ravive, comme ce fut encore le cas récemment à l’occasion d’une exposition dans une galerie à Avignon, l’œuvre ayant été iconoclastée comme elle le fut déjà en 1997 lors d’une autre exposition à Melbourne. 48
Dieu au risque de la religion comme art et de l’art comme religion
Parmi les réactions majoritairement négatives des hommes d’Église, il est toutefois intéressant de souligner l’existence de quelques voix dissonantes ou divergentes qui prirent la défense de cette œuvre au nom d’arguments esthético-théologiques, parmi lesquels on ne retiendra que celui qui apparaît le plus en phase avec le thème de ce volume. L’argument en question fut avancé notamment par un certain Damien Casey21. Ce théologien australien s’interrogea sur la propriété des symboles religieux et sur les frontières entre sacré et profane qu’ils ont tendance à rigidifier. De ce point de vue, l’œuvre de Serrano peut être perçue comme profondément religieuse, dans le sens où elle engage un questionnement sur l’identité chrétienne, telle qu’elle se traduit à travers ses symboles dont la familiarité a fini par ne plus poser question, l’image vivante et souffrante du Dieu fait homme étant remplacée par un symbole qui risque par usure de se dévitaliser et qu’une œuvre comme celle de Serrano invite à repenser en déplaçant les frontières entre sacré et profane. Quel que soit le caractère fondé ou non de cet argument de nature tout à la fois sociologique et théologique (on pourrait notamment s’interroger sur la survalorisation de la dimension sacrificielle) et au-delà de tout jugement porté sur une œuvre qui n’en reste pas moins problématique, il me semble que de tels arguments et une telle œuvre ne peuvent qu’interpeller l’esthète comme le croyant, tous deux invités à s’interroger sur l’art comme refuge du sacré et sur la religion comme lieu d’expression et d’expérience esthétique permettant de réanimer en permanence une foi anémiée par toute forme d’institutionnalisation excessive de la religion.
21 Damien Casey, « Piss Christ, sacrifice and liberal excess », Law, Text, Culture, 6 (2000), p. 19-34. 49
Dieu au risque de la religion
Fig. 1 : Lucas Gassel, La Fuite en Égypte, 1542, huile sur bois, 71 x 91 cm, Bonnefanten Museum.
Fig. 2 : Pieter Bruegel l’Ancien, La Fuite en Égypte, 1563, huile sur toile, 37 x 56 cm, Londres, Courtauld Gallery.
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Dieu au risque de la religion comme art et de l’art comme religion
Fig. 3 : Gérard David, Le Repos pendant La Fuite en Egypte, 1510, huile sur bois, 42 x 42 cm, Washington, National Gallery of Art.
Fig. 4 : Germaine Richier, Christ en Croix, 1950, bronze, église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du plateau d’Assy. 51
Dieu au risque de la religion
Fig. 5 : Andres Serrano, Pis Christ, 1987, cibachrome, silicone, plexiglass, 152 x 101 cm, New York, Paula Cooper Gallery.
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Foi et religion dans le Nouveau Testament
5 FOI ET RELIGION DANS LE NOUVEAU TESTAMENT Camille Focant
Au seuil de cet exposé, je vous rapporte deux petits épisodes vécus récemment. D’abord dans une librairie, je suis tombé sur un petit livre présentant les religions1. Voici les titres sous lesquels était décliné le fait religieux : les grandes interrogations métaphysiques ; la nature et le surnaturel ; cosmogonies et mythologies ; religion et philosophie ; religion et pouvoir ; les rites, face visible des religions ; la spiritualité, face cachée du religieux. Comme chacun peut le voir, il n’est nulle part question de foi dans cette présentation. En second lieu, alors que je me demandais comment interpréter les termes du titre et en particulier le mot « religion », je suis tombé sur une définition dans un entrefilet du journal Le Soir : « Panoramix coupait le gui en Bretagne et non pas sur les îles britanniques, mais il aurait sans doute apprécié cette information : samedi, le druidisme a officiellement accédé au statut de religion au Royaume-Uni. Le “Druid Network”, un groupe d’environ 350 druides, sera désormais exonéré de taxes sur les donations, après la décision de la commission des organisations caritatives de lui conférer le statut dont bénéficient les religions principales du pays. “Il y a une foi suffisante dans un être ou une entité suprême pour constituer une religion”, a estimé la commission à l’issue d’un long processus mené depuis près de cinq ans. Les druides (…) vénèrent des forces naturelles comme le tonnerre et le soleil, ainsi que des esprits 1
Michel Malherbe, Les religions, Paris, Nathan, 2006. 53
Dieu au risque de la religion
de lieux comme les montagnes et les rivières. Ils n’ont pas le culte d’un seul Dieu ou d’un créateur, mais cherchent à cultiver une relation sacrée avec la nature »2. Ce n’est pas en ce sens courant dans les mentalités actuelles que j’utiliserai les mots foi (croyance en l’existence d’un être suprême) et religion (organisation de cette foi et des rites qui y sont liés permettant de les considérer comme religion subsidiable ou qu’on peut exonérer de taxes). Je ne vais d’ailleurs pas prédéfinir les mots. Ils se préciseront au fur et à mesure de mon exposé. À mon avis, dans le dialogue interreligieux actuel, le christianisme présente l’originalité d’être la seule religion à postuler la subversion possible du religieux comme élément central de son credo. Ma thèse est que, ce faisant, le christianisme est en tous points fidèle à son origine, parce que son fondateur, Jésus, a été condamné à mort et crucifié au nom de la Loi, de la Torah. C’est ce qu’exprime déjà Paul dans la lettre aux Galates : « Christ a payé pour nous libérer de la malédiction de la Loi en devenant lui-même malédiction pour nous, puisqu’il est écrit : Maudit quiconque est pendu au bois » (3,13). Mais c’est le texte de 1 Co 1,18-25 qui est emblématique comme expression ultime de la foi dans un homme condamné par la Loi, c’est-à-dire pour motif religieux. Paul fait ainsi la critique de la quête religieuse comme telle, et c’est une critique de toute quête religieuse, aussi bien grecque – pour laquelle le Messie crucifié est une folie – que juive – pour laquelle il est un scandale. C’est donc, compte tenu des catégories de l’époque, une critique à portée universelle. La critique de la religion est ainsi introduite au cœur de la foi et c’est une spécificité chrétienne. C’est pourquoi il importe de voir que la dialectique foi-religion relève du théologique et non du seul sociologique. Cette critique de la religion comme constitutive de la foi, je vais montrer sa présence dans les évangiles d’abord, en privilégiant celui de Marc, puis j’examinerai ce qu’elle devient dans la théorisation paulinienne.
1. L’Évangile de Marc Cet évangile est rythmé par trois ensembles polémiques. Il y a d’abord les controverses galiléennes autour du sabbat, du pardon des péchés 2 54
Le Soir, 4 octobre 2010, p. 9.
Foi et religion dans le Nouveau Testament
et des relations avec les pécheurs (Mc 2,1 – 3,6). Vient ensuite la discussion sur le pur et l’impur avec l’abolition des rites de pureté alimentaire (Mc 7,1-23). Enfin, à Jérusalem, on retrouve un ensemble de polémiques (Mc 11, 12 – 12,40). Je vais les parcourir rapidement sous l’angle de la mise en question d’éléments structurants de la religion à laquelle appartenait Jésus : le temps sacré, les lois de pureté rituelle, le lieu sacré.
a) Le temps sacré Dans l’évangile, l’essentiel de l’œuvre de Jésus se résume à la prédication de la proximité du Règne de Dieu non seulement en paroles, mais aussi en actes témoignant de son énergie de vie, sa dunamis, dans la libération de ceux qui sont victimes d’aliénations spirituelles ou de maladies. C’est tellement vital qu’il n’y a pas de repos, de temps mort pour cette œuvre libératrice. Même le temps sacré du sabbat et son repos obligatoire ne peuvent l’interrompre. Ce que Jean théorisera à sa manière si particulière en prêtant à Jésus cette parole juste après la guérison d’un paralytique un jour de sabbat : « Mon Père, jusqu’à présent, est à l’œuvre et moi aussi je suis à l’œuvre » (Jn 5,17). Chez Marc, c’est au terme d’une telle guérison, qu’est mentionné pour la première fois le complot des Pharisiens et des Hérodiens pour faire périr Jésus (Mc 3,6). La radicalité du débat est souligné d’emblée par ce dernier lorsqu’il leur demande : « Ce qui est permis le jour du sabbat, est-ce de faire le bien ou de faire le mal ? De sauver une vie ou de tuer ? » (Mc 3,4). Dans la logique du Règne de Dieu annoncé par Jésus et de son urgence, face aux besoins humains, l’inaction serait déjà un mal, tandis que le bien fait à une personne est la mise en acte du Règne. Bref, « les contraintes légales juives [ici liées au respect du temps sacré] ne pouvaient pas faire obstacle à l’œuvre urgente du Règne »3. Alors que le sabbat fonctionne pour ses adversaires comme un marqueur identitaire religieux qu’il faut respecter à la lettre, Jésus le visualise comme lieu de la volonté divine que l’homme soit sauvé et tant pis si cela transgresse la lettre des conventions normatives reçues.
3
Stephen H. Smith, « Mark 3 :1-6 : Form, Redaction and Community Function », Biblica, 75 (1994), p. 153-174, voir p. 172. 55
Dieu au risque de la religion
b) La pureté rituelle Un deuxième marqueur identitaire pharisien concerne non plus le respect du temps sacré, mais celui de règles de pureté rituelle. Elles induisent de ne pas partager la table des pécheurs pour ne pas être contaminé par la souillure. Règle de protection que Jésus transgresse, car « ce ne sont pas les bien portants qui ont besoin de médecin, mais les malades » et il est venu « appeler non pas les justes, mais les pécheurs » (Mc 2,17). On retrouve la question du franchissement des barrières protégeant la pureté du peuple élu dans une longue controverse sur le pur et l’impur qui sert de pivot entre le don de la nourriture à Israël (Mc 6,35-44) et son élargissement en direction de tous, même les païens (Mc 8,1-10). La controverse proprement dite (Mc 7,1-13) naît d’une réaction des pharisiens et des scribes inquiets de ce que les disciples de Jésus mangent de manière impure, en ne se lavant pas les mains avant le repas, ainsi que l’exige la tradition des anciens ; celle-ci consiste en un ensemble de prescriptions orales transmises de génération en génération et qui appliquent la Loi écrite aux situations concrètes de la vie. Le narrateur l’explique dans une parenthèse à destination des lecteurs peu au courant des usages juifs. Ces règles ne s’appliquaient à l’origine qu’aux prêtres (Ex 30,18-21). Mais les pharisiens souhaitaient en étendre l’usage pour sanctifier la vie du peuple tout entier en le préservant des souillures rituelles contractées involontairement par contact physique. À leur question scandalisée (v. 5), Jésus répond en s’attaquant au fondement de leur position et à son incohérence (v. 6-13). Une citation du prophète Isaïe (29,13) lui permet d’abord de dénoncer l’éloignement de leur cœur à l’égard de Dieu. C’est leur hypocrisie qui est mise à jour, car leurs enseignements aboutissent à une pratique religieuse extérieure qui cache mal une profonde indifférence du cœur. Ils se revendiquent de la tradition des anciens, mais c’est, aux yeux de Jésus, une tradition d’hommes, des préceptes humains bien éloignés de la parole de Dieu (v. 13) exprimée dans son commandement4. Non seulement ils délaissent celui-ci (v. 8) au profit de leur tradition humaine, mais ils le repoussent, ou mieux l’invalident 4
56
Rainer Kampling, « Das Gesetz im Markusevangelium », in Thomas Söding (ed.), Der Evangelist als Theologe. Studien zum Markusevangelium, Stuttgart, Katholisches Bibelwerk, coll. « Stuttgarter Bibel Studien, 63 », 1995, p. 119-150, voir p. 129.
Foi et religion dans le Nouveau Testament
(atheteô, v. 9). Ce n’est pas tant qu’ils transgressent le commandement ; plus radicalement, ils lui ôtent toute autorité. Et Jésus le leur montre par un exemple. En effet, ils dispensent du devoir d’assister son père et sa mère – obligation pourtant légitimée par les commandements de Dt 5,16 et Ex 21,7 – ceux qui font vœu de donner au trésor du Temple la somme qui aurait servi à les aider. Or, bien que légitimes, les vœux doivent rester subordonnés aux commandements de la Torah et non l’inverse ; ils ne peuvent pas amener à contrevenir à la solidarité sociale qui relève de la volonté divine5. La controverse est suivie par un enseignement en public aux foules (v. 14-15) où est indiqué de manière générale ce qui est de nature à rendre l’homme impur. Bien qu’il soit énoncé clairement, le principe posé (« Il n’y a rien d’extérieur à l’homme qui puisse le rendre impur en pénétrant en lui, mais ce qui sort de l’homme, voilà ce qui rend l’homme impur », v. 15) reste toutefois énigmatique dans sa brièveté et ouvert à diverses interprétations. C’est pourquoi il va aussitôt après être qualifié de « parole énigmatique » (parabolè, v. 17). L’interprétation en privé destinée aux disciples (v. 16-23) répond à leur interrogation sur le sens à donner au principe qui vient d’être énoncé. Jésus souligne combien le cœur est le lieu déterminant pour la pureté ou l’impureté. Pour expliciter son point de vue, il reprend successivement les deux parties du principe énoncé au v. 15. D’abord il montre que le cœur ne peut pas être souillé par les aliments. Alors que les règles de pureté se centrent sur tout ce qui se passe en amont de l’ingestion des aliments, Jésus attire l’attention de manière un peu triviale sur ce qu’il advient à ceux-ci en aval, après qu’ils ont pénétré dans le corps et que donc les pratiques rituelles ne peuvent plus s’en occuper. Et cela change tout à fait l’appréciation ! L’évangéliste en tire la leçon dans une incise au v. 19 qui attribue à Jésus l’abrogation des lois alimentaires. Pour les pharisiens et les scribes, les règles rituelles sont destinées à protéger l’homme de l’impureté en l’entourant de barrières. L’impureté ne doit pas pénétrer dans le temple. Mais elle ne doit pas non plus entrer dans l’homme qu’il faut préserver. La différence avec la manière de voir de Jésus est bien résumée dans le tableau suivant emprunté à Jerome Neyrey6 : 5 6
Kampling, « Das Gesetz im Markusevangelium », p. 130. Jerome Neyrey, « The Idea of Purity in Mark’s Gospel », Semeia, 35 (1986), p. 91-128, voir p. 116. Dans son étude, J. Neyrey s’est largement 57
Dieu au risque de la religion Pharisiens
Jésus
et ses disciples
- Les règles de pureté sont étendues à 613 lois - Les règles de pureté sont concentrées dans les qui font barrière autour de la Torah. dix commandements, cœur de la Torah. - Le souci de la pureté se centre sur le lavage - Le souci de la pureté se centre sur le cœur, des mains et de la vaisselle, les surfaces l’intérieur. extérieures. - Les règles visent à empêcher l’impureté - Les règles visent à empêcher l’impureté de d’entrer dans l’homme. sortir de l’intérieur vers l’extérieur. - La pureté tient à des actions extérieures - La pureté tient à l’intérieur de la personne, à spécifiques liées aux mains et à la bouche. sa foi et à sa confession de Jésus. - Les règles de pureté sont particularistes et - Les règles de pureté sont inclusives et séparent Israël de son entourage impur. permettent l’entrée dans le Règne de Dieu aux païens et aux impurs.
Les conséquences de telles différences sont multiples. Dans la logique du second évangile, certains aspects de la loi sont remis en question. Ce sont ceux qui auraient limité la mission chrétienne vers les païens. En rompant avec certaines limites qu’imposait la loi dans la vision pharisienne, Jésus ouvrait, selon Marc, une voie qui justifie la tradition missionnaire ultérieure. La nouvelle carte, qui se dessine progressivement à travers son évangile, n’est plus une carte de la terre sainte seule, mais bien du monde. C’est en fonction de cette intention missionnaire que le Jésus de Marc prône le dépassement des règles de pureté liées à une société particulière, voire particulariste, qu’elles devaient protéger. Dès lors, l’objectif n’est plus d’exercer de l’extérieur un contrôle à l’entrée du corps physique. En revanche, l’élément du corps qui se trouve placé sous contrôle, c’est le cœur. Mais il s’agit d’un élément intérieur qui ne permet pas un contrôle social du même type. La préoccupation n’est plus de monter la garde aux frontières, mais bien de surveiller une instance intérieure à l’homme et donc invisible. On trouve plusieurs échos d’une telle problématique en Marc. Il suffit pour s’en rendre compte de parcourir rapidement les textes où l’on retrouve le mot « cœur ». En Mc 2,6.8, les scribes raisonnent dans inspiré des idées développées par Mary Douglas, De la souillure. Essais sur les notions de pollution et de tabou, Paris, François Maspero, coll. « Bibliothèque d’anthropologie », 1971 (trad. par Anne Guérin de Purity and Danger, London, Routledge and Kegan Paul, 1966). 58
Foi et religion dans le Nouveau Testament
leurs cœurs pour condamner comme blasphème le pardon des péchés octroyé par Jésus au paralytique. Mais Jésus perce à jour leurs raisonnements fallacieux. À terme c’est pourtant l’accusation de blasphème qui déclenchera sa mise à mort (Mc 14,64). Dans la même ligne, en Mc 3,5, Jésus s’afflige de la dureté de cœur des pharisiens, dureté qui les mène à comploter sa mise à mort (Mc 3,6). Les disciples ne se voient jamais reprocher par Jésus quelque impureté que ce soit, mais bien l’endurcissement de leur cœur qui les conduit à l’incompréhension (Mc 8,17 ; voir aussi Mc 6,52). En Mc 7, Jésus oppose successivement le cœur aux lèvres (v. 6), puis au ventre (v. 19), pour manifester combien ce n’est pas ce qui sort des lèvres ou du ventre qui importe, mais seulement ce qui vient du cœur. Et les v. 21-23 proposent une liste de tout ce qui peut en sortir de mauvais. Cette liste commence d’ailleurs par les raisonnements mauvais ; elle renvoie ainsi à ce qui habite le cœur des scribes lors de la première controverse (Mc 2,6.8). Les trois derniers emplois du mot « cœur » en Marc en expriment le côté positif. En Mc 11,33, Jésus exprime la grande importance pour la prière d’un cœur confiant, et en Mc 12,30.33, l’amour de Dieu est présenté comme provenant d’abord du cœur. Dans un tel contexte, on comprend que, pour le Jésus de Marc, ce ne sont pas la bouche et les lèvres qu’il faut surveiller, mais bien le cœur dont il faut prendre soin. Selon le système du pur et de l’impur développé par les pharisiens, il est vital de prévenir l’impureté en évitant ce qui la provoque. Ce qui induit une stratégie passive et défensive. Si, malgré les précautions prises, on est tout de même contaminé par une quelconque impureté, les préceptes de purification précisent comment retrouver l’état de pureté. Dans le récit de Marc, la purification d’un lépreux (Mc 1,4045), de l’hémorroïsse (Mc 5,25-34) et les nombreux exorcismes, particulièrement celui où Jésus s’attaque à une légion de démons en terre païenne7 (Mc 5,1-20), montrent que Jésus ne recule pas devant le contact avec des sources sérieuses d’impureté. Il y apparaît comme une source de sainteté. Sa force sanctifiante écarte l’impureté contagieuse et chasse les esprits impurs ou démons. Sa volonté de 7
Stuart T. Rochester, Good News at Gerasa. Transformative Discourse and Theological Anthropology in Mark’s Gospel, Berne, Peter Lang, 2011, p. 160-162, a bien vu la portée anthropologique de la puissance transformative mise en œuvre par Jésus : sa visée est la transformation de l’homme. Il note : « His behaviour demonstrates a kind of independence and autonomy that is socially deviant » (p. 161) ; mais il ne l’exprime pas en termes de stratégie offensive. 59
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sanctifier la vie induit une stratégie offensive. Les concepts de pureté et de sainteté sont liés au combat central dans l’évangile de Marc : la sainteté, qui est transmissible et combative, est liée à la venue sur terre du Règne de Dieu. On peut parler d’une stratégie offensive8. La question de la pureté ne reste donc pertinente qu’à condition d’être appréhendée d’un autre point de vue. Pour ne pas se souiller, l’être humain doit éviter de laisser se lever en son cœur une série de choses mauvaises. C’est une manière de souligner que la vraie pureté, celle qui provient du cœur, est d’ordre moral et non rituel. Le mal qui vient du cœur et qui nourrit les désordres sociaux, lui, rend réellement impur. En abrogeant les préceptes rituels qui excluaient les païens, Jésus ouvre à ceux-ci l’accès à la Bonne nouvelle qu’il annonce. Il brise ainsi les barrières du particularisme et ouvre les perspectives vers le monde païen.
c) Le lieu sacré Un troisième marqueur identitaire, plus important encore, se situe sur le plan de la sacralité localisée ; c’est le Temple. Marc n’en dit mot avant l’entrée à Jérusalem au chapitre 11. Mais à partir d’alors, il joue un rôle clé en parallèle avec le parcours final de Jésus juste avant et pendant sa Passion9. Le déclencheur de la polémique autour du Temple, c’est le geste prophétique que Jésus y pose : il chasse les marchands et les changeurs de l’aire du Temple, alors que ceux-ci y étaient légitimement établis pour permettre aux pèlerins d’offrir un sacrifice (Mc 11,15-17). On a beaucoup glosé sur la portée de cet incident. Pour l’évangéliste Marc, il ne peut en tout cas pas être réduit à une purification du Temple qu’il s’agirait de débarrasser de ses pratiques mercantiles. Deux éléments imposent d’y lire une mise en cause radicale de l’institution du Temple10.
8
Willem Klamer, « Het verhaal van een exorcisme : Marcus 7, 24-31 »,Tijdschrift voor Theologie, 30 (1990),p. 117-145, voir p. 140-141. 9 Je résume ce que j’ai largement développé dans mon article : « Vers une maison de prière pour les nations (Mc 11 – 15) », Revue théologique de Louvain, 33 (2002), p. 3-27. 10 Il faut d’ailleurs se rappeler que, selon les Écritures, Dieu lui-même doute de la pertinence de sa construction (2 S 7,1-7). 60
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D’abord, il y a l’interprétation de l’évangéliste qui coince ce récit en sandwich entre les deux épisodes du figuier stérile (Mc 11,12-14.2025). Si la recherche de fruits symbolise celle de justes, ne pas en trouver revient à constater l’inutilité, la stérilité des institutions qui auraient dû contribuer au développement de la justice dans le peuple. C’est un désastre pour le figuier-temple de ne pas produire de fruits au moment de la visite messianique alors que Jésus proclame la venue du Règne de Dieu. Il y a ensuite la phrase de Jésus interprétant lui-même la portée de son geste, en recourant à des expressions des prophètes Isaïe (56,7) et Jérémie (7,11) : « N’est-il pas écrit : Ma maison sera appelée maison de prière pour les nations ? Mais vous, vous en avez fait une caverne de bandits » (Mc 11,17). Ce geste et cette parole prophétiques ne pouvaient laisser les autorités indifférentes. L’apprenant, les grands prêtres et les scribes décident de faire périr Jésus, sans pouvoir immédiatement passer à l’acte à cause de la faveur dont il bénéficie auprès de la foule (v. 18). Leur projet va encore se renforcer à l’audition de la parabole des vignerons meurtriers (Mc 12,1-12). Ceux-ci ont rejeté les serviteurs du maître de la vigne – figure du peuple de Dieu – et ils ont poussé l’outrecuidance jusqu’à tuer son fils sans toutefois pouvoir capter l’héritage contrairement à leur intention. Jésus les compare aux bâtisseurs du Ps 118,22-23 : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs, c’est elle qui est devenue la pierre angulaire. C’est là l’œuvre du Seigneur : quelle merveille à nos yeux ! » Dans le contexte, par là il faut entendre la pierre d’angle d’un nouveau temple non fait de main d’homme, de « la maison de prière pour toutes les nations » dont il a été question en Mc 11,17. Ce geste bâtisseur de Dieu est une merveille. Par la suite, Jésus approuve un scribe qui affirme la supériorité de l’amour de Dieu et du prochain sur le culte sacrificiel du Temple : « cela vaut mieux que tous les holocaustes et les sacrifices » (Mc 12,33). Après tout cela, Jésus ne peut qu’être étonné par l’étourderie d’un disciple qui s’extasie sur la beauté des pierres et des constructions du Temple (Mc 13,1). En écho, il répond : « Tu vois ces grandes constructions ! Il ne restera pas pierre sur pierre ; tout sera détruit » (v. 2). Les fils pour bien comprendre tout cela ne se dénouent que dans le récit de la Passion. Devant le sanhédrin, Jésus est accusé d’avoir dit : « Moi, je détruirai ce sanctuaire (naos) fait de main d’homme et, en trois jours, j’en bâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d’homme » 61
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(Mc 14,58). Mais l’évangéliste précise aussitôt qu’il s’agit là d’un faux témoignage. Serait-ce qu’il n’a rien dit de tel ou seulement que sa parole a été déformée ? Si on se réfère à Mc 13,2 que je viens de citer, on repère trois déformations : (a) attribuer à Jésus lui-même la destruction ; (b) parler de destruction du sanctuaire (naos) et non plus du temple en général (hieron) ; (c) y ajouter l’annonce de la construction d’un nouveau sanctuaire adéquat parce que non fait de main d’homme. Il y a une certaine ironie narrative de la part de Marc à placer dans la bouche de ces faux témoins une annonce qui se révèlera vraie au plan symbolique, si on la situe sur l’arrière-fond des trois annonces de la passion-résurrection. L’allusion est alors transparente : le sanctuaire non fait de main d’homme, c’est-à-dire œuvre de Dieu, ce sera le Crucifié-Ressuscité11. Ce qui reste allusif chez Marc sera explicité dans le texte parallèle de Jean :« Mais lui parlait du sanctuaire (naos) de son corps » (Jn 2,21). Après avoir été rejeté par les bâtisseurs de l’ancien Temple, c’est par sa résurrection que Jésus deviendra la pierre d’angle d’un nouveau sanctuaire (Mc 12,10-11), maison de prière pour toutes les nations (Mc 11,17) pouvant rassembler ceux qui ont été dispersés (Mc 14,27). Lorsque, face à Jésus en croix, des moqueurs reprendront des propos semblables à ceux des accusateurs du procès (Mc 15,29), ils seront loin de se douter que la mort de Jésus en croix va réaliser l’abolition de l’ancien ordre religieux symbolisé par le sanctuaire en même temps que le rejet de celui qui deviendra pourtant la pierre d’angle12. Enfin, au moment de la mort de Jésus, l’action de Dieu va confirmer que le sanctuaire ne fonctionne plus comme espace séparé, saint des saints, puisque le voile qui le sépare est détruit (v. 38). Cet épisode, chez Marc, est le dernier où il est question du sanctuaire. Le déchirement du voile coïncide avec la mort de Jésus. Il est immédiatement suivi par la confession du centurion romain qui est en face de Jésus et reconnaît en lui le fils de Dieu (v. 39). On ne peut mieux suggérer que la mort de Jésus révèle sa véritable (alèthôs, v. 39) 11 Kurt Paesler, Das Tempelwort Jesu. Die Traditionen von Tempelzerstörung und Tempelerneuerung im Neuen Testament, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, coll. « Forschungen zur Religion und Literatur des Alten und Neuen Testaments, 184 », 1999, p. 228, souligne que cette mention des trois jours ne permet pas de négliger la portée christologique de la phrase qui renvoie à la résurrection de Jésus. 12 Donald Harrisville Juel, Messiah and Temple. The Trial of Jesus in the Gospel of Mark, Missoula, MT, Scholars, coll. « Society of Biblical Literature. Dissertation Series, 31 », 1977, p. 206. 62
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identité et qu’elle est accessible à un païen. Le rôle du déchirement du voile doit s’éclairer à partir de son insertion entre la mention de l’expiration de Jésus et la confession du centurion. En juxtaposant le déchirement du voile immédiatement après l’expiration de Jésus, « Marc ne veut pas simplement rapporter une conséquence réelle de la mort de Jésus, mais aussi tout particulièrement exprimer métaphoriquement la puissance auto-révélatrice de cette mort »13. Le Crucifié est le fils de Dieu, dont la véritable identité vient au jour, ce que reconnaît aussitôt le centurion païen. La présence de Dieu n’est plus derrière le voile du saint des saints qui peut donc être déchiré, ce qui prélude à la destruction annoncée du temple14. Elle se trouve dans le Crucifié, pierre rejetée qui devient la pierre d’angle d’une maison de prière pour toutes les nations. Sur base d’un parallèle souvent fait avec la scène du baptême de Jésus (Mc 1,10-11), Reinhard Feldmeier propose à juste titre d’interpréter le déchirement du voile du temple dans son cadre littéraire actuel comme « une action de Dieu qui confirme la prédication du fils de Dieu » et le Crucifié comme « lieu de la rencontre avec Dieu »15. Une ultime confirmation survient avec le dernier récit de l’évangile, la visite au tombeau dont Jésus n’est pas resté prisonnier contrairement aux espoirs des autorités. Sa mort a mis fondamentalement en question les distinctions traditionnelles. Alors que les pierres du temple sont vouées à la destruction future et que la pierre du tombeau est roulée en signe de victoire sur la mort, Jésus est la pierre rejetée qui est devenue pierre d’angle au lieu d’avoir sombré dans la destruction. Il ne peut être gardé à l’intérieur d’aucun espace, qu’il soit sacré ou profane ; il précède dorénavant ses disciples (16,7), en 13 Harry L. Chronis, « The Torn Veil : Cultus and Christology in Mark 15:3739 », Journal of Biblical Literature, 101(1982), p. 97-114, voir p. 110. 14 Selon Robert Gerald Hamerton-Kelly, The Gospel and the Sacred. Poetics of Violence in Mark, Minneapolis, MN, Fortress, 1994, p. 57, la déchirure du voile révèle l’inefficacité du système sacrificiel : « The message, in any case, is clear : the holy of holies has been exposed to public view, its mystery has been removed ; the system has been demystified and so deprived of the efficacy that depended on its operating behind a veil. (...) The sacrifice of this innocent victim shows that sacrifice is just plain murder. » 15 Reinhard Feldmeier, « Der Gekreuzigte im “Gnadenstuhl” ». Exegetische Überlegungen zu Mk 15, 37-39 und deren Bedeutung für die Vorstellung der göttlichen Gegenwart und Herrschaft », in Marc Philonenko (ed.), Le trône de Dieu, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament, 69 », 1993, p. 213-232, voir p. 227 et 229. 63
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vue de la proclamation de l’Évangile à toutes les nations (13,10). Le Temple n’est plus un espace de séparation du sacré et du profane et il deviendra un amas de pierre, sens dessus dessous. Le tombeau n’est plus la prison du mort (sombre et fermée), mais (vide et ouvert) il est devenu le seuil de la vie renouvelée. En conclusion de cette première partie, l’évangile de Marc met bien en valeur que l’action de Jésus a subverti les idéaux religieux de temps et de lieux sacrés aussi bien que ceux de pureté rituelle. Cela a profondément irrité les autorités religieuses et provoqué leur décision de le faire périr. C’est pourtant dans le Crucifié que Dieu se reconnaît, et tant pis pour les autorités religieuses. Telle est la vision du croyant, celui qui croit en ce Crucifié-Ressuscité et professe sa seigneurie. C’est ce qu’a bien exprimé Jean-Pierre Manigne dans un commentaire du cri de Thomas (« Mon Seigneur et mon Dieu » Jn 20,28) : « La foi n’est pas un cri, mais (…) le cri en manifeste l’origine et l’intuition fondatrice, autrement dit : la reconnaissance. Dans la vue de ce vivant supplicié, le Père transparaît comme en un éclair »16. Selon l’évangile de Jean, cet homme, Jésus, est l’espace où se manifeste désormais la gloire de Dieu, c’est-à-dire sa présence parmi les humains (Jn 1,14) ; en tant que Verbe incarné, il est le chemin qui permet de connaître Dieu. C’est à travers son histoire racontée dans les évangiles que se dévoile le visage de Dieu parmi les hommes.
2. Théorisation paulinienne de la justification par la foi a) Le Crucifié, puissance et sagesse de Dieu Dans le prolongement de ce qui vient d’être dit, il est frappant de voir que le Christ crucifié est au cœur du message paulinien. Certes, comme dans les diverses expressions du kérygme primitif qu’on retrouve dans les Actes des apôtres, la prédication de Paul s’articule, elle aussi, autour du Crucifié-Ressuscité. Mais l’insistance sur le rôle de la crucifixion dans sa réflexion théologique est assez caractéristique. 16 Jean-Pierre Manigne, Solitaire dans la foi ou comment je crois, Paris, Bayard, 2011, p. 19. 64
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Je voudrais montrer comment elle ressort dans deux passages clé : la réflexion sur le langage de la croix dans le premier chapitre de la première lettre aux Corinthiens et l’hymne christologique de la lettre aux Philippiens (2,5-11). Le langage de la croix (1 Co 1,18-25) En raccourci, Paul affirme que « la parole de la croix (ho logos ho tou staurou) (…), pour nous, est puissance de Dieu (dunamis theou) » (1 Co 1,18). Il est bien conscient du caractère paradoxal d’une telle affirmation. Elle n’est guère acceptable pour le sage (sophos), le scribe ou docteur de la loi (grammateus), le chercheur ou savant17 (suzètètès) (v. 19-20). Pour eux, cette parole est folie : « logiquement Dieu n’aurait pas dû… ou aurait dû… » Aussi bien, ils se perdent, c’est-à-dire qu’ils se coupent de la puissance de vie divine. Le langage de la croix ne correspond aux attentes ni des Juifs, ni des Grecs. En effet, les premiers, dans la perspective de l’élection et de l’alliance, s’attendent à ce que Dieu donne des signes clairs, indubitables de ses interventions dans l’histoire en faveur de son peuple. Un Messie crucifié ne cadre pas du tout avec cette attente. C’est même l’extrême opposé ; le seul fait d’y penser constitue un scandale. Ce n’est pas compatible avec l’attente religieuse revendiquant des signes forts en faveur des élus. Les seconds, les Grecs, représentent non la religion, mais la raison, la quête de la sagesse. Prétendre que Dieu se révèle, et même se révèle ultimement, dans la mort d’un crucifié leur paraît une folie tout simplement. La puissance de Dieu, selon Paul, n’est donc pas une force surnaturelle qui se manifesterait dans des phénomènes extraordinaires ; elle n’est pas davantage l’aboutissement attendu de la quête de la sagesse humaine. Elle ne couronne pas les attentes de la religion ni celles de la raison humaine, en les prolongeant jusqu’à leur paroxysme. Elle est plutôt en décalage ; elle bouleverse leurs logiques. Le langage de la croix infirme donc la quête religieuse dans la mesure où celle-ci se centre sur le privilège d’un groupe d’élus et l’exigence 17 Hans Conzelmann, Der erste Brief an die Korinther, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, coll. « Meyers kritisch-exegetischer Kommentar über das Neue Testament, 5 », 1981,(1re éd. 1969), traduit « Wortfechter » (p. 58) ou « Disputierer » (p. 61) ; Gordon Donald Fee, The First Epistle to the Corinthians, Grand Rapids, Eerdmans, coll. « The International Commentary on the New Testament », 1987, p. 71 traduit par « philosopher », mais signale que littéralement suzètès signifie « debater ». 65
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de signes merveilleux ; cela trahit une maldonne et une incompréhension de qui est Dieu et de ce qu’il désire. Le langage de la croix infirme tout autant la raison lorsqu’elle est marquée par l’orgueil (hubris), et qu’elle se veut, comme dit Paul Ricœur, transparente et maîtresse d’ellemême ; elle est alors inapte à saisir la révélation divine ou du moins à entrer en dialogue fécond avec ses diverses expressions18. Mais comment comprendre l’affirmation surprenante que la parole de la croix puisse être associée à la puissance de Dieu, alors que la crucifixion est un supplice infamant réservé aux condamnés. Comment la puissance de Dieu peut-elle se révéler dans une défaite et une mort ignominieuse ? D’abord, il importe de s’entendre sur le mot dunamis habituellement traduit par puissance : il ne désigne pas ici un pouvoir, une force imposée, mais plutôt une aptitude à être ou à devenir, une dynamique. Au sens où Paul l’emploie, la meilleure traduction serait peut-être « énergie de vie ». Cette énergie de vie divine se révèle selon lui dans ce condamné à mort, ce rejeté disqualifié par des autorités religieuses qui lui récusent radicalement toute place dans leur société. Il occupe la place dont personne ne voudrait. Et pourtant, la foi reconnaît en ce Crucifié la sagesse ultime de Dieu, celui en qui Dieu se révèle ; il se révèle comme un Dieu qui a pris le parti de l’homme du côté non pas de ce qui fait son assurance, mais du côté de ses failles, de ses fragilités. Dans la croix du Christ, c’est l’amour de Dieu qui se révèle, cet agapè dont Paul fait un éloge circonstancié et bien connu en 1 Co 13. Rien n’est plus indispensable. Sans lui, même les prophéties, même le parler en langues, même l’aumône et l’héroïsme ne sont que du bruit inutile. L’amour, lui, ne tombe jamais. Il est plus grand même que la foi et l’espérance.
La kénose du Christ (Ph 2,5-11)
Au service d’un plaidoyer pour l’amour, la communion dans l’Esprit et l’unité, Paul déploie au deuxième chapitre de sa lettre aux Philippiens un hymne christologique célèbre. Je vous en propose d’abord une traduction littérale :
18 Paul Ricoeur, « Herméneutique de l’idée de révélation », in Paul Ricoeur et al., La révélation, Bruxelles, Facultés Universitaires Saint-Louis, coll. « Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 7 », 1977, p. 15-54. 66
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5 Ayez en vous ces dispositions qui (étaient) aussi en Christ Jésus : 6 lui qui, se trouvant en condition de Dieu, n’a pas considéré (comme) une proie d’être à égalité avec Dieu, 7 mais il s’est vidé lui-même, prenant condition d’esclave. (lui qui) devenant en ressemblance d’hommes et par l’aspect étant trouvé comme un homme 8 il s’est abaissé lui-même, devenant
obéissant jusqu’à (la) mort, et (la) mort de la croix.
9 C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement-élevé et il lui a donné-par-grâce le nom qui est au-dessus de tout nom, 10 afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse, des (êtres) célestes et terrestres et souterrains 11 et que toute langue confesse que (le) Seigneur (c’est) Jésus Christ à la gloire de Dieu le Père. À mon avis, cet hymne permet de préciser quel était l’état d’esprit, la pensée de Jésus sur la croix selon Paul, surtout dans sa première partie. Celle-ci (v. 6-8) concerne le rapport entre homme et Dieu dans un monde de l’humain touché par l’esclavage et la mort, tandis que la seconde (v. 9-11) traite plutôt du rapport entre le cosmos et Dieu. La première partie comporte deux strophes. Dans la première (v. 6ab-7ab), il est question du passage d’une condition (morphè) à une 67
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autre, de celle de Dieu à celle d’esclave (doulos). Le passage se réalise par le biais d’une double action : d’abord ne pas considérer comme une proie d’être à égalité avec Dieu et se vider soi-même. Attention, il ne s’agit donc pas de quelqu’un en condition de Dieu qui se viderait pour prendre la condition humaine, mais bien pour prendre celle de serviteur ou d’esclave. La seconde strophe (v. 7cd-8ab) marque le passage d’un devenir à un autre : de devenir homme à devenir obéissant jusqu’à la mort en croix. Cela se fait par l’abaissement. Dans la première strophe (v. 6ab-7ab), il s’agit donc du passage de la condition de Dieu à celle d’esclave. Mais le participe présent huparchôn indique un aspect permanent (la condition divine) qui ne disparaît pas avec la condition de serviteur. La condition de Dieu n’est pas opposée à celle de serviteur. Les deux sont concomitantes. Le Christ n’est pas moins Dieu parce que serviteur. Ceci va à l’encontre de la conception selon laquelle Jésus serait venu faire un petit temps de service. En fait son service est constitutif de sa révélation de qui est Dieu. La seule chose dont il s’est vidé pour y parvenir, c’est de tenir pour une proie (une propriété avaricieuse) d’être à égalité avec Dieu. Cette interprétation va à l’encontre de la compréhension fausse du Christ se vidant de la condition divine pour devenir homme. La seconde strophe (v. 7cd-8ab) ajoute que, lorsque Dieu devient homme, il pousse le service à son paroxysme jusqu’à la mort sur une croix. Littéralement, il devient « obéissant jusqu’à la mort ». Comme le texte ne précise pas à qui il obéit, il est légitime de comprendre cette obéissance comme l’acceptation jusqu’au bout de la logique du service librement choisie19, telle qu’elle a été développée dans les versets précédents. La seconde partie de l’hymne (v. 9-11) manifeste la dimension universelle de ce qui se joue sur la croix. Elle manifeste que c’est l’entièreté du créé et le créateur lui-même – autrement dit, Dieu – qui sont concernés par le nom de Jésus, le nom de celui qui s’est révélé sur la croix. Il est Seigneur, car en lui, Jésus-Christ, c’est le rapport Dieu-homme qui est restauré dans sa vérité20. C’est une merveille qui appelle toute la création à la louange. Et dans ce nom, c’est la gloire, 19 Bien que formulée différemment la phrase de Gerald F. Hawthorne, « As a slave, he set himself not only to obey God by serving humankind » (Philippians, Nashville, Thomas Nelson, coll. « Word Biblical Commentary, 43 », 1983, p. 89) peut aussi être interprétée en ce sens. 20 Ce thème est remarquablement développé en Rm 7 – 8. 68
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autrement dit la réalité vraie pleinement manifestée, de Dieu le Père qui constitue la visée ultime. C’est l’exact opposé de Gn 2 – 3 où l’homme a voulu mettre la main sur le don, ne pas le recevoir par grâce. Si on situe l’hymne dans son cadre à partir du v. 5, il en ressort qu’être disciple de Jésus-Christ, c’est avoir en soi ces dispositions, cet état d’esprit, cette mentalité : ne pas tenir pour une proie de vouloir l’égalité avec Dieu, mais recevoir par grâce le don qu’il offre dans une vie de service.
b) C’est la foi et non l’élection ou les œuvres qui justifie Pour Paul, on vient de le voir, le Crucifié est au cœur du kérygme, de la Bonne nouvelle. Cet Évangile doit être proposé à la libre adhésion de tous, païens comme Juifs, sans entrave d’aucune sorte. Cela va l’entraîner dans une polémique avec ses frères juifs et une contestation vigoureuse non seulement des marqueurs identitaires de la religion juive, mais aussi du rôle donné à la Torah. Il le fait en restant dans le cadre du monothéisme éthique qui caractérise la religion juive21. Comme Juif, il a vécu dans la perspective d’être par naissance membre du peuple élu. En signe de sa volonté de demeurer dans l’alliance avec Dieu reçue gratuitement, il a été circoncis le huitième jour et s’est montré irréprochable dans l’observance de la Loi (Ph 3,5-6). Cela a façonné son identité. Au point de se montrer profondément irrité par les chrétiens hellénistes de la diaspora à cause des libertés qu’ils prennent avec la Loi. Là se révèle l’identité fermée de Paul, plutôt intégriste en matière de Loi. Du coup, il s’érige en défenseur farouche de l’élection et de l’alliance et part pour Damas dans une volonté d’épuration théologique. Il est ainsi entraîné dans une dérive perverse de son identité fermée vers une identité meurtrière22 ; il devient persécuteur de l’Église de Dieu et cherche à la détruire (Ga 1,13 ; 1 Co 15,9). 21 Voir à ce sujet les intéressants développements de Gerd Theissen, « La nouvelle perspective sur Paul et ses limites. Quelques réflexions psychologiques », Études théologiques et religieuses, 83 (2008), p. 529-551, voir p. 536-540. 22 J’ai développé ce point plus longuement dans un article intitulé « L’expérience paulinienne d’une identité en tension », in Éric Gaziaux et Dominique Jacquemin (éd.), Être soi dans l’institution : un défi pour la théologie (Revue d’éthique et de théologie morale, hors série, 9), Paris, Cerf, 2012, p. 143-164. 69
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Quoi qu’il se soit passé sur le chemin de Damas, le sens de l’événement est clair pour Paul : il prend conscience que Dieu est du côté des hérétiques qu’il persécute et non des pharisiens protecteurs de l’identité d’un peuple élu barricadé dans sa Loi. C’est à la fois pour lui une grâce et un appel (Ga 1,15-16 ; 1 Co 15,10). Sa vocation sera désormais d’évangéliser les païens puisque le don de Dieu ne s’adresse pas au seul peuple élu, mais au monde entier. Au service de cette vocation, Paul va développer la théorie de la justification par la foi. Pour les païens non membres du peuple élu par naissance, ses adversaires judaïsants voulaient faire de la circoncision et de la Torah les conditions d’entrée dans l’alliance. Pour Paul, ce n’est pas possible, car cela reviendrait à annuler la priorité du don gratuit de Dieu et à désarticuler la juste balance des sources du salut. Dorénavant, selon lui, ce don gratuit s’expérimente pour tous dans la foi au Christ, au Crucifié-Ressuscité. Et l’obéissance à la loi, l’éthique, vient en second pour manifester la volonté des Grecs comme des Juifs de demeurer dans l’alliance. Cette vision de Paul lui permet de prendre ses distances avec les marqueurs identitaires religieux23 (circoncision, sabbat, fêtes, prescriptions alimentaires) ; il valorise la foi au détriment de la religion ou à tout le moins en instance critique de la religion. L’ébranlement de sa représentation élitiste de l’élection, avec les conséquences d’exclusion qu’elle comportait, lui a permis de retrouver la veine profonde de la tendresse de Dieu pour tous les hommes à partir de la perspective de la création. Toutefois cet universel est particulier, au sens où, comme le dit Jacob Taubes, il « passe à travers le chas de l’aiguille du Crucifié »24. Ce n’est donc pas un universel par surplomb du monde, mais par contestation et renversement des valeurs de ce monde. On connaît le célèbre adage paulinien : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car, tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ » (Ga 3,28). Mais comment s’atteint cette universalité ? Non pas, selon Giorgio
23 Cet aspect est bien mis en valeur par James Douglas Grant Dunn, The Epistle to the Galatians, London, Black, coll. « Black’s New Testament Commentaries », 1993. Voir aussi Id., The Theology of Paul the Apostle, Edinburgh, T & T Clark, 2003 (1re éd. 1998), p. 354-366. 24 Jacob Taubes, La théologie politique de Paul. Schmitt, Benjamin, Nietzsche et Freud, Paris, Seuil, 1999, p. 47. 70
Foi et religion dans le Nouveau Testament
Agamben25, par recours à un principe supérieur, mais par la division des divisions, par exemple, en distinguant les Juifs selon ce qui se voit, la chair, et les Juifs selon ce qui est caché, qui relève du cœur et de l’Esprit (Rm 2,28-29). C’est aussi en en appelant au niveau constitutionnel (la promesse faite à Abraham) contre le droit positif (les préceptes de la Loi mosaïque). Sans oublier le rôle messianique du Crucifié-Ressuscité auquel Paul se sent uni pour toujours (Ga 2,20).
3. Conclusion J’espère avoir convaincu de la validité de la thèse affichée d’entrée de jeu : lorsqu’il postule la subversion du religieux comme élément central de son credo, le christianisme se montre fidèle à son origine. J’ai illustré à partir des controverses évangéliques les distances prises par Jésus avec plusieurs éléments caractéristiques de la religion, qu’il s’agisse de pureté, de temps ou de lieux sacrés. Sur un plan moins narratif, plus réflexif, Paul opère une critique de la quête religieuse en prolongement des aspirations humaines. Selon lui, le Crucifié, scandale ou folie à visée humaine religieuse ou sapientielle, est tout de même le Messie mais en renversant ces attentes. Entrer avec lui dans une relation de foi, c’est rejoindre Dieu en sa vérité, recevoir son don gracieux. C’est ouvert à tous et cela fait entrer dans une alliance de justice et d’amour. Alors quid de la religion ? L’expérience des Églises chrétiennes montre combien cette Bonne nouvelle et la foi se sont transmises dans des cadres religieux. Et c’est sans doute inévitable. Mais cette religion chrétienne doit rester toujours en tension dynamique avec la foi qui constitue son cœur et la conteste. L’examen de l’histoire des Églises montre combien c’est difficile et combien elles ont souvent sombré dans la dérive religieuse de la religion pour elle-même. Ceci a été remarquablement illustré dans la Légende du grand inquisiteur de Dostoïevski. Dans l’évangile, Jésus demande à ses disciples : « Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Lc 18,8). Ayant imaginé le retour de Jésus sur terre, Dostoïevski montre combien il est insupportable pour le grand inquisiteur, cette figure 25 Giorgio Agamben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains, Paris, Payot & Rivages, 2004. 71
Dieu au risque de la religion
symbolique d’une Église qui entend répondre aux besoins humains et qui prétend les connaître mieux. Au Fils de l’homme, il dit : « Il y a trois forces, les seules qui puissent subjuguer à jamais la conscience de ces faibles révoltés, ce sont : le miracle, le mystère, l’autorité ! (…) Nous avons corrigé ton œuvre en la fondant sur le miracle, le mystère, l’autorité. Et les hommes se sont réjouis d’être de nouveau menés comme un troupeau et délivrés de ce don funeste [la liberté] qui leur causait de tels tourments. (…) Fâche-toi, je ne veux pas de ton amour. (…) Demain, sur un signe de moi, tu verras ce troupeau docile apporter des charbons ardents au bûcher où tu monteras, pour être venu entraver notre œuvre. Car si quelqu’un a mérité plus que tous le bûcher, c’est toi. Demain, je te brûlerai. Dixi »26. Au bout d’un long temps de silence, « le Prisonnier s’approche (…) du nonagénaire et baise ses lèvres exsangues. C’est toute la réponse. Le vieillard tressaille, ses lèvres remuent : il va à la porte, l’ouvre et dit : “Va-t’en et ne reviens plus… plus jamais !” »27.
26 Fedor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Paris, Le livre de poche, 1962, t. 1, p. 299-305. 27 Dostoïevski, Les Frères Karamazov, t. 1, p. 308. 72
Les conditions sociales et culturelles du religieux...
6 LES CONDITIONS SOCIALES ET CULTURELLES DU RELIGIEUX DANS L’ULTRAMODERNITÉ CONTEMPORAINE Jean-Paul Willaime
En élaborant cette contribution au colloque « Dieu au risque de la religion » qui, de par son intitulé, focalise sur « Dieu » tel qu’Il est présenté et exprimé dans les cadres langagiers et institutionnels de la religion, j’ai pensé que l’on pouvait retourner la formule et parler de « La religion au risque de Dieu ». Pour le dire de façon provocatrice et caricaturale, aujourd’hui c’est moins Dieu qui se porte mal que la religion, une religion qui peine à trouver les formes culturelles et sociales pour exprimer Dieu dans le contexte contemporain de sociétés occidentales en pleine interrogation sur elles-mêmes. En effet, du point de vue sociologique auquel je me place, il s’agit moins de focaliser sur Dieu que de focaliser sur le religieux en tant qu’il constitue le registre dans lequel on tente de dire et de vivre Dieu dans des conditions sociales et politiques spécifiques. Des conditions dans lesquelles il est sans doute devenu plus difficile de socialiser un rapport à Dieu et de le transmettre. Bref de trouver les mots pour dire Dieu et pour stabiliser ce dire dans des formes sociales qui permettent à la fois d’assurer une transmission d’une génération à l’autre et de vivre collectivement ce rapport à Dieu. La conjoncture religieuse contemporaine est en effet moins caractérisée par une crise du religieux que par un affaiblissement social de l’encadrement institutionnel et culturel du religieux. Cet affaiblissement du pouvoir social d’encadrement institutionnel et culturel du religieux manifeste une dissémination de religiosités plus ou moins « sauvages » et volatiles qui traduit une difficulté de mettre en mots et de socialiser
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Dieu au risque de la religion
en liens le rapport contemporain à Dieu. Le temps de l’ultramodernité contemporaine, ce n’est pas moins de religieux, mais du religieux autrement. Après avoir rappelé comment le religieux apparaît lorsqu’on le considère d’un point de vue sociologique, je rappellerai les principaux traits de la modernité sécularisante avant d’expliquer en quoi le régime de l’ultramodernité sécularisée constitue une nouvelle configuration socio-culturelle pour le religieux. Ce qui me permettra de conclure sur les défis que représente cette ultramodernité contemporaine pour le religieux.
1. Une approche sociologique de la religion respectueuse de son objet La sociologie des religions ayant, comme toute la sociologie, partie liée avec l’avènement de la modernité occidentale, elle a eu tendance à s’identifier à des paradigmes de la sécularisation qui sont allés jusqu’à postuler des scénarios de « sortie de la religion », comme si les évolutions pouvaient être lues à travers un jeu à somme nulle établissant que plus de modernité équivalait à moins de religion. Cela a généré des tendances réductionnistes qui, de diverses manières, revenaient toutes à réduire le religieux à ce qui n’est pas lui, à ne pas lui accorder une consistance propre, à ne pas prendre en compte les spécificités de ce fait social singulier. Or l’approche sociologique du fait social qu’est la religion ne saurait ni se réduire à l’étude des facteurs non religieux du religieux ni consister en une approche présupposant que, puisqu’il serait anormal d’être religieux dans des sociétés réputées modernes, les gens qui persistent à l’être, ne pourraient dès lors être perçus que comme des individus aliénés n’ayant pas encore accédé aux lumières de la raison. La sociologie des religions telle que je la pratique tente au contraire de cerner la spécificité de ce fait social singulier qu’est le religieux, en particulier de prendre en compte le fait que, dans le religieux, les hommes et les femmes disent leur condition en se rapportant à diverses figures d’entités invisibles (Dieu, dieux, esprits, forces…). Les religions m’apparaissent dès lors comme des mises en formes symboliques de la condition humaine en relation avec des entités invisibles, mises en formes à travers lesquelles les hommes vivent et interprètent la vie et la mort, le bonheur et le malheur. Ces mises en formes font sens dans la triple assertion de ce terme : elles signifient (signification), orientent 74
Les conditions sociales et culturelles du religieux...
(direction) et font sentir (sensibilité, expérience). Il s’agit donc de faits sociaux éminemment sensibles qui engendrent des identités, des sentiments d’appartenances, des « nous » tant dans la synchronie (le fait de vivre des solidarités entre coreligionnaires dans l’espace) que dans la diachronie (le fait de s’inscrire dans une filiation traversant les siècles). Deux dimensions intéressent particulièrement le sociologue dans son approche de ces langages et pratiques symboliques que sont les religions : celle de la légitimité et du pouvoir d’une part, celle du lien social d’autre part. La première, celle du pouvoir et de l’autorité (cette dernière étant le pouvoir en tant qu’il est reconnu comme légitime par ceux auprès de qui il s’exerce) s’intéresse à la question de savoir comment s’est historiquement construite une autorité religieuse, comment elle a été reconnue et contestée. La religion représentant une prétention à dire la vérité sur l’homme et sur Dieu, elle génère obligatoirement des autorités et des conflits d’autorités, des débats constants sur la légitimité de dire et de faire. La seconde question, celle du lien social, est également classique dans l’approche sociologique puisqu’il s’agit d’étudier la genèse et l’évolution d’une solidarité sociale, d’un sentiment communautaire : comment fait-on société en religion ? Comment ce nous communautaire se traduit chez les chrétiens, les juifs, les musulmans, les bouddhistes…? Quelle forme et quelle importance sociales prend l’identification religieuse des individus par rapport notamment à d’autres identités et appartenances (nationales, ethniques, culturelles, politiques) ? Pour l’analyse sociologique, le défi est de rendre compte d’une activité sociale singulière qui crée des liens sociaux singuliers et qui se manifeste par des formes spécifiques d’autorités. En effet, s’il y a une spécificité du phénomène social de la religion, la tâche propre de la sociologie est de rendre compte de cette spécificité du point de vue qui est le sien, à savoir un point de vue qui porte particulièrement attention aux liens sociaux, aux formes de sociabilités et aux modes de légitimation. D’un point de vue sociologique, la religion peut à mon sens être définie comme une activité sociale et symbolique régulière liée à des représentations et des pratiques qui, en se rapportant à des entités invisibles, donne un sens à la vie et à la mort, au bonheur et au malheur, oriente des comportements, génère une filiation et un sentiment communautaire, permet de se situer dans la temporalité. Dans cette activité, la religion met donc en jeu les trois acceptions du terme de sens : la signification, l’orientation, la sensibilité.
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Dieu au risque de la religion
Cette approche sociologique du religieux se déploie sur une base empirique. L’approche sociologique partage cette caractéristique avec l’ethnologie et l’histoire : ces trois disciplines, même si leurs méthodologies diffèrent, appuient leurs propos sur l’examen de sources (documents, images, observations, enquêtes). Il s’agit en effet tout d’abord de décrire minutieusement des représentations et des pratiques et de rendre compte de la façon dont des hommes et des femmes les mettent en œuvre, les interprètent, interagissent entre eux à cette occasion. Ces pratiques et ces représentations mettent en jeu la présence-absence d’un ailleurs, d’une entité invisible, qu’il me paraît important de prendre en compte dans l’observation et l’analyse de ce phénomène social qui s’impose tout d’abord à l’appréhension comme un fait, un fait collectif (les acteurs), matériel (les traces, les œuvres), symbolique (les représentations et leur sens) et sensible (le vécu et les sensibilités à l’échelle individuelle et collective)1.
2. La modernité sécularisatrice Quant à la modernité, d’un point de vue sociologique, elle apparaît comme un concept synthétisant les profondes évolutions qui ont marqué les sociétés occidentales particulièrement dans les XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Des évolutions qui se sont déployées dans différents domaines : politique avec le processus de démocratisation, économique avec le processus d’industrialisation, sociale avec le processus d’urbanisation, scientifique avec le développement des sciences et des techniques, culturel avec le développement d’une éducation scolaire ouverte à tous, philosophique avec la critique de la métaphysique. Si tous ces processus de modernisation se sont déroulés dans des temporalités et modalités différentes selon les pays – les trajectoires de modernisation de l’Allemagne et de la France ont par exemple chacune leurs spécificités –, leurs effets cumulés ont dessiné ce que nous appelons la modernité. Si je qualifie cette modernité d’occidentale, ce n’est pas pour identifier la modernité à l’Occident, c’est, tout au contraire, pour souligner le fait qu’il y a des 1
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Cf. le chapitre « Qu’est-ce qu’un fait religieux ? », in Dominique Borne et Jean-Paul Willaime (eds), Enseigner les faits religieux. Quels enjeux ?, Paris, Armand Colin, 2007, p. 37-57 et notre article « faits religieux », in Dictionnaire des faits religieux (sous la direction de Régine Azria et Danièle Hervieu-Léger), Paris, PUF, 2010, p. 361-367.
Les conditions sociales et culturelles du religieux...
modernités multiples (comme dit Shmuel Eisenstadt) et que d’autres formes de modernités existent (japonaise, coréenne, chinoise, indienne, arabe, perse, latino-américaine, africaine…). Même au sein de l’Europe, en particulier dans les différents mouvements des Lumières qu’elle a connus, il y a des différences intéressantes à relever, dans les façons dont se sont articulés les différents vecteurs de modernisation, entre l’Angleterre, l’Écosse, l’Allemagne, la France, l’Italie… En particulier, d’ailleurs, dans les rapports plus ou moins conflictuels que ces processus de modernisation ont générés avec les religions. Les rapports entre religion et modernité ont en effet été, il ne faut pas le cacher, difficiles, voire très conflictuels. Il suffit de penser aux rapports entre science et religion (du procès de Galilée aux remous face aux thèses évolutionnistes de Darwin), et aux rapports entre politique et religion (les luttes entre cléricaux et anticléricaux, la difficile acceptation par les religions en situation de majorité d’une stricte séparation entre le religieux et le politique). Mais ces rapports conflictuels entre religion et modernité ne doivent pas faire oublier que les religions n’ont pas été passives face à ces différents processus de modernisation, elles ont également été actives et l’on peut parler aussi de diverses formes de modernités religieuses, les traditions religieuses cherchant à réinterpréter leurs fondamentaux à la lumière de la modernité. On l’a en particulier constaté, au sein du christianisme, avec le développement d’une exégèse des textes bibliques intégrant peu à peu les résultats des recherches savantes sur la genèse de ces textes et l’histoire de leur réception. D’un point de vue plus théorique, les sociologues décèlent dans la modernité occidentale quatre grands processus : 1) la rationalisation ; 2) la différenciation ; 3) l’individualisation ; 4) la pluralisation. 1) La rationalisation consiste dans le développement de la rationalité instrumentale, type de rationalité qui, pour atteindre un but, se caractérise par la meilleure mobilisation des moyens et leur agencement optimal pour l’atteindre efficacement (on parle aussi, comme Max Weber de rationalité par rapport à un but). Max Weber a ainsi analysé le développement économique de l’Occident comme le déploiement généralisé de ce type de rationalité. 2) La différenciation fonctionnelle, c’est le développement autonome des différentes sphères d’activité (l’économique, la science, la politique, la santé, le religieux…) selon leur logique propre et la différenciation des institutions respectives qui s’en occupent. 3) L’individualisation, c’est l’émancipation des personnes par rapport aux cadres collectifs, en particulier par rapport aux normativités prescrites par diverses 77
Dieu au risque de la religion
institutions en matière de conduite de la vie et comportements. Ce processus d’individualisation s’est en particulier manifesté à travers l’urbanisation et la possibilité qu’elle offrait aux personnes d’échapper au contrôle social des sociétés rurales. L’individualisation, cela a été aussi la possibilité pour les femmes de s’affirmer en se libérant des codes traditionnels du féminin et du masculin. 4) La pluralisation enfin, c’est l’éclatement des schémas homogénéisants et unificateurs au profit du respect, voire de la valorisation, des différences. Ce fut en particulier le long processus de la reconnaissance de la pluralité religieuse au sein d’une même collectivité politique, la sortie du schéma : « une loi, un roi, une religion » qui ne pouvait concevoir un pays sans homogénéité religieuse. À bien des égards, l’on a jugé que ces quatre processus de rationalisation, de différenciation, d’individualisation et de pluralisation représentaient un « progrès » et une « émancipation » pour les populations. Ils ont en effet été vecteurs de « progrès » et d’« émancipation ». Mais une analyse objective doit aussi reconnaître que chacun de ses processus a aussi son versant négatif, voire un côté oppresseur. Avec la rationalisation, c’est aussi la bureaucratie, la société froide et de performance où l’individu peut se sentir écrasé aussi bien comme personne qui a aussi des sentiments, des valeurs, des affects que comme personne sociale qui aspire aussi à des liens communautaires « gratuits » et pas seulement à des relations sociales instrumentales et utilitaires. Avec la différenciation fonctionnelle, c’est aussi la perte de contrôle et de sens si les logiques économiques et scientifiques ne pouvaient plus être régulées et que l’on était condamné, au nom de leur autonomie propre, à subir leur loi. L’individualisation, c’est aussi la « foule solitaire » (David Riesman) et la difficulté d’être soi dans des sociétés où les individus doivent disposer de beaucoup d’atouts pour se construire eux-mêmes dans des sociétés qui ne leur offrent beaucoup moins de cadres collectifs pour le faire. La pluralisation enfin, c’est aussi le risque de l’éclatement du vivre-ensemble si les options des uns et des autres se développent de façon autonome sans un minimum de valeurs communes et d’objectifs communs. Risque d’autant plus fort que la pluralisation aujourd’hui va beaucoup plus loin avec une véritable pluralisation anthropologique engageant des façons différentes de concevoir les rapports sociaux de filiation (entre les parents et les enfants, entre les générations) et d’alliance (entre hommes et femmes, les différentes conjugalités). Tout en ayant été touché, comme d’autres secteurs de la vie sociale, par la rationalisation, la différenciation, l’individualisation et la pluralisation, le religieux a 78
Les conditions sociales et culturelles du religieux...
également développé des antidotes par rapport à la radicalisation de ces processus. Le religieux, ce n’est pas seulement la raison, c’est aussi le cœur, ce n’est pas seulement, pour les croyants, un secteur parmi d’autres de leur vie, mais un cadre englobant pour tous les aspects de leur vie, ce n’est pas seulement de l’individualisation, mais aussi de la communautarisation, ce n’est pas seulement de la pluralisation, mais aussi de la communion unitaire autour d’éléments essentiels. Bref, le religieux est aussi au cœur des tensions propres à la modernité. Cette modernité, avec ses ambivalences, a été sécularisatrice. Elle l’a été au sens originel du terme de sécularisation, c’est-à-dire à travers des processus de transferts de tutelles religieuses à des tutelles séculières : la politique, la science, l’école se sont peu à peu « émancipées » des magistères religieux pour s’autonomiser comme des sphères d’activités se développant selon leurs propres logiques et rationalités. Ce processus de sécularisation a réduit le pouvoir social de la religion : de cadre englobant des institutions et activités sociales, la religion devenait un secteur particulier d’activité auquel pouvaient participer les personnes qui le désiraient. C’est la sécularisation elle-même qui a contribué au repérage du religieux comme catégorie particulière. Cette perte du pouvoir social de la religion a aussi entraîné des transferts de sacralité et de croyances du religieux au séculier, les espérances séculières se substituant aux espérances religieuses, notamment dans le domaine politique avec ce que l’on a appelé les « religions politiques » ou les « religions séculières ». Cette modernité sécularisatrice, cette modernité en train de se faire a en effet généré des idéologies du progrès tant à gauche qu’à droite. Le projet de la modernité n’ayant pas seulement un versant émancipateur propice à l’affirmation et à l’épanouissement des libertés, mais aussi un versant de domestication imposant au nom de la civilisation et du progrès des évolutions réputées « modernes » face aux traditions réputées « obsolètes ». La modernité sécularisatrice, ce n’est donc pas seulement une réelle émancipation des individus et un précieux développement des libertés, c’est aussi l’imposition d’une certaine discipline des corps et des esprits, ainsi que des projets coloniaux se proposant d’apporter « la civilisation » dans d’autres aires socio-culturelles. Cette phase conquérante de la modernité qui a valorisé le changement au nom des certitudes modernistes a généré de l’optimisme social et a contribué à ce que les religions soient perçues comme des représentations et des pratiques disqualifiées culturellement et en perte de vitesse. Selon les paradigmes les plus radicaux des théories de la sécularisation, on est même allé jusqu’à pronostiquer la fin du religieux. 79
Dieu au risque de la religion
3. L’ultramodernité contemporaine Le terme d’ultramodernité mérite explication ; c’est en effet par ce terme que je caractérise l’état présent de la modernité occidentale, un état qui, loin de signifier une sortie de la modernité – de là ma récusation du paradigme de la postmodernité –, incarne au contraire une radicalisation de la modernité dans la mesure où celle-ci ne démythologise pas seulement les religions, mais aussi les idéologies séculières qui, dans le registre du politique, de l’économique, de l’éducatif et du scientifique, avaient prétendu se substituer aux religions comme ressources de sens et d’espérances. Ce que j’appelle l’ultramodernité représente en réalité une radicalisation de la sécularisation. La sécularisation ne touche désormais plus seulement le religieux, mais les institutions séculières elles-mêmes qui, en affirmant leurs prétentions normatives et progressistes, ont contribué à la sécularisation du religieux. C’est ce que j’ai appelé la sécularisation au carré (la sécularisation puissance 2). De quoi s’agit-il ? Dans diverses contributions2, j’ai développé, en m’appuyant sur les analyses d’Anthony Giddens et d’Ulrich Beck, la thèse de l’ultramodernité comme sécularisation de la modernité. Alors que, dans un premier temps, la modernité occidentale, ce fut le mouvement plus la certitude – le changement accompli au nom de la croyance missionnaire au progrès – aujourd’hui, la modernité occidentale, c’est le changement plus l’incertitude. La modernité triomphante, soit le changement plus les certitudes modernistes, avait eu tendance à sacraliser des idéaux séculiers : « dans les phases ascendante et hégémonique de la modernité, les institutions séculières possèdent […] de fortes capacités symboliques à donner normes, sens et espérances » écrit Jean Baubérot3. C’est ce que j’appelle la sécularisation-transfert : le transfert de sens et d’espérances du registre religieux au registre séculier dans différents domaines, en particulier le politique (aussi bien dans des versions de gauche que de droite), l’éducatif (où le magistère du maître succéda à 2
Voir en particulier « Religion in Ultramodernity », in James Arthur Beckford and John Walliss (eds), Theorising Religion and Contemporary Debates, Aldershot, Asghat, 2006, p. 77-89 et « La sécularisation : une exception européenne ? Retour sur un concept et sa discussion en sociologie des religions », Revue Française de Sociologie, 47, 4 (2006), p. 755-783. 3 Jean Baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, La Tour d’Aigues, éd. de l’Aube, 2006, p. 235. 80
Les conditions sociales et culturelles du religieux...
celui du prêtre) et le scientifique (croyance au bonheur et au progrès à travers la rationalisation). L’échec des enchantements marxistes et libéraux du politique, la sécularisation même de l’école laïque (le magistère de l’instituteur, qui a eu tendance à se poser contre le magistère du prêtre, est désormais lui-même désacralisé) et le questionnement sur les limites écologiques et éthiques d’un progrès voulant appliquer sans limites les possibilités ouvertes par les avancées technico-scientifiques, tout ceci a contribué à nous faire basculer dans un régime de modernité plus lié à des incertitudes qu’à des certitudes. Par ailleurs, alors que la modernité fut très liée à l’affirmation des sociétés nationales et aux projets civilisateurs (tant en interne avec l’éducation scolaire qu’en externe avec les colonisations), l’ultramodernité relativise les cadres nationaux de l’exercice de la souveraineté politique ainsi que les magistères éducatifs et civilisateurs. Autant la modernité fut liée à l’affirmation des États-nations, autant l’ultramodernité est liée aux dimensions transnationales des échanges de biens et de savoirs ainsi qu’à l’affirmation transnationale des droits de l’homme. Les logiques d’incertitudes et les dimensions transnationales, caractéristiques de l’ultramodernité, s’opposent aux logiques de certitudes et aux dimensions nationales de la modernité. On passe des certitudes modernistes des sociétés nationales aux incertitudes ultramodernes de la société-monde. L’ultramodernité représente un processus de sécularisation de la modernité, de démythologisation des idéaux séculiers au nom même desquels la modernité a contribué à la sécularisation du religieux, c’est le désenchantement des désenchanteurs. Le mouvement même de modernisation critique qui avait frappé le religieux atteint désormais toutes les sphères d’activités et toutes les institutions, y compris la modernité elle-même. J’ai même été amené à parler d’une « laïcisation de la laïcité ». Cette ultramodernité conjuguant incertitude, pluralité et mondialisation atteint tous les secteurs d’activité et de légitimation. Le politique, le scientifique et l’économique s’en trouvent interrogés dans leur capacité à faire le bonheur individuel et collectif des humains alors que ces domaines et registres d’activités avaient pu avoir tendance à nourrir des espérances séculières se substituant aux espérances religieuses. Les démythologisateurs sont eux-mêmes démythologisés et la modernité occidentale est questionnée dans ses prétentions hégémoniques à représenter le stade avancé de la civilisation. Revient dès lors sur la scène la question des finalités, du choix à effectuer entre différents possibles. Si le souhaitable a pu être identifié au possible du temps de la modernité triomphante, cela n’est plus le cas 81
Dieu au risque de la religion
aujourd’hui et la question anthropologique resurgit dans sa radicalité : qu’est-ce que l’humain de l’homme et quelles sont les limites à imposer et les interdits à signifier pour sauvegarder la dignité et l’irréductibilité de l’humain ?4 Qu’est-ce que la nature et quel comportement doit-on adopter à son endroit ? On comprend dès lors pourquoi, l’incertitude ultramoderne se manifeste tout particulièrement dans le domaine bioéthique et dans le domaine écologique5. Le temps de l’ultramodernité, c’est aussi celui de la sécularisation du politique, de la démythologisation des utopies enchanteresses qu’il a pu produire au temps de la modernité triomphante. C’est également le temps de la sécularisation de la science au sens où, tout en restant un domaine qui suscite intérêt et qui fascine, la science subit aussi un désenchantement comme vecteur de progrès6. On est devenu beaucoup plus sensible aux risques des innovations scientifiques et aux incertitudes sur leurs conséquences. Plus exactement, c’est un découplage entre science et morale qui s’effectue, la science, en tant que telle, n’apparaissant plus que de façon problématique comme porteuse de prescriptions. Henri Atlan décrit très bien cette évolution : « Il y eut jusqu’à présent deux grandes attitudes dans l’Histoire : la première a consisté à croire en l’existence de vérités révélées qui étaient garantes de toute forme de savoir, y compris du savoir scientifique, qui devait se débrouiller pour coïncider avec la révélation religieuse. La seconde attitude, celle des Lumières, a voulu tirer des connaissances scientifiques des valeurs d’orientation pour les conduites humaines. Nous sommes arrivés aujourd’hui au moment où il convient de renoncer à ces deux solutions sans renoncer pour
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La distinction de l’humain et de l’animal est elle-même fortement relativisée par les recherches en sociobiologie menées par des scientifiques comme le Français Yves Christen. Voir son ouvrage : L’animal est-il une personne ?, Paris, Flammarion, 2008. Dans un très riche ouvrage collectif réunissant anthropologues, philosophes et théologiens et dirigé par Dominique Bourg et Philippe Roch (Crise écologique, crise des valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité, Genève, Labor et Fides, 2010), les auteurs interrogent les conceptions culturelles et spirituelles que l’Occident nourrit à l’égard de la nature. Selon eux, il devient urgent, si l’on veut éviter un désastre écologique, de remettre en discussion « les substrats culturels et spirituels de notre civilisation ». On peut d’ailleurs se demander si cela ne constitue pas un élément, parmi d’autres, du moindre intérêt manifesté par les jeunes pour les études scientifiques.
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autant ni à la science ni aux valeurs »7. Mais le désenchantement de la science est sans doute moins poussé que celui de la politique car, dans les représentations sociales, la science continue à être enchantée à travers les possibilités extraordinaires qu’elle ouvre dans différents domaines (la biologie bien sûr, mais aussi dans les domaines des nanotechnologies, des explorations spatiales…). Les sciences continuent à faire rêver, mais les risques réels de manipulation de l’humain que représentent les techniques découlant de maintes découvertes ne finissent pas d’interroger les uns et les autres, y compris les scientifiques eux-mêmes : de là la création de comités d’éthique associant des scientifiques et des représentants de diverses philosophies et religions qui visent à réguler ces questions et à élaborer de façon raisonnée quelques limites. En ultramodernité, nous sommes bien plongés dans des logiques d’incertitudes et de prévention des risques ramenant au-devant de la scène la question même du sens de l’humain et des finalités raisonnables que l’on peut poursuivre. Dans le débat international relatif à la sécularisation8, on a eu de plus en plus tendance, ces dernières années, à congédier les problématiques de la perte selon lesquelles plus de modernité signifiait obligatoirement moins de religion et à privilégier des approches moins unilatérales. Ce jeu à somme nulle qui postulait une corrélation entre le développement de la science et de la technique d’une part, un déclin des appartenances et des pratiques religieuses institutionnelles d’autre part, a aujourd’hui laissé la place à diverses analyses arguant que la modernité, ce n’est pas moins de religieux, mais du religieux autrement. En particulier un religieux moins encadré institutionnellement et culturellement, l’affaiblissement de certaines institutions religieuses (comme les Églises chrétiennes dans les sociétés européennes), aussi bien au niveau de leur base sociale que de leur impact social, ne correspondant ni à une baisse drastique de la religiosité ni à une montée spectaculaire de l’athéisme. Pris entre l’individualisation des comportements et la mondialisation des échanges, le religieux se transforme aussi bien dans sa façon de faire valoir sa prétention à la vérité que dans sa façon de se vivre socialement. On observe notamment un rapport plus 7 8
Cité par Claude Lafon dans La biologie et les controverses sur l’Homme, Paris, Ellipses, coll. « L’esprit des sciences, 46 », 2008, p. 122. Voir notre étude : « La sécularisation : une exception européenne ? Retour sur un concept et sa discussion en sociologie des religions », Revue Française de Sociologie, 47, 4 (2006), p. 755-783. 83
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complexe et diversifié aux « vérités » que prétendent incarner les religions, les individus ayant une relation moins exclusive à la religion qu’il professe : en 2008, il n’y a plus que 9 % des Français à penser qu’« il y a une seule vraie religion » ; 44 % pensent au contraire qu’« il n’y a pas une seule vraie religion car toutes les grandes religions contiennent des vérités de base » tandis que 15 %, tout en considérant qu’« il y a une seule vraie religion », estiment que « d’autres religions contiennent aussi des vérités de base »9. Cette intégration de la pluralité des religions et visions du monde dans la conscience même de nos contemporains est renforcée par la diversité interne à chaque monde religieux : les mille et une manières d’attester une identification au catholicisme, au protestantisme, au judaïsme et à l’islam (ou à d’autres traditions religieuses) venant encore complexifier le rapport au religieux. Cette évolution marquée par un caractère moins exclusif à la vérité d’une religion s’accompagne de changements dans la manière de vivre socialement son rapport au religieux. On appartient moins qu’on ne participe à, autrement dit on choisit ses lieux de socialisation et de vécus collectifs ainsi que ses degrés de participation et d’implication en fonction de ses préférences personnelles. Aux régulations institutionnelles verticales imposant de haut en bas un menu religieux, on privilégie des mises en réseaux affinitaires horizontales correspondant aux options choisies par les uns et les autres. L’ultramodernité, c’est le temps des religiosités fluides, disséminées, volatiles, le temps donc d’expressions religieuses plus difficilement transmissibles car moins encadrées institutionnellement et moins structurées culturellement. La désinstitutionalisation du religieux et sa déculturation favorisant ces religiosités plus fluides. En même temps, cette conjoncture ultramoderne du religieux engendre des crispations identitaires, des réactions fondamentalistes et intégristes qui veulent restaurer un religieux plus orthodoxe. Ces évolutions pointant vers un « religieux autrement » ne signifie pas qu’il n’y a plus d’indicateurs à la baisse, ni de progression de personnes se déclarant « sans religion ». Il y a ainsi une baisse globale de la croyance en Dieu : 53 % des Français déclaraient croire en Dieu 9
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En pensant qu’« aucune des grandes religions n’a des vérités à offrir », 30 % manifestent un point de vue déniant aux religions une quelconque pertinence de vérité. Ces indications, provenant de la dernière enquête européenne sur les valeurs (European Values Survey) effectuée en France en 2008, sont présentées par Pierre Bréchon dans La France à travers ses valeurs (sous la direction de Pierre Bréchon et Jean-François Tchernia), Paris, Armand Colin, 2009, p. 234.
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en 2008 alors qu’ils étaient 62 % à le faire en 1981. Baisse incontestable donc, même si c’est toujours un peu plus d’un Français sur deux qui déclarent croire en Dieu. Reste que, de 1981 à 2008, un renversement spectaculaire s’est produit au sein de la population française : de 17 % de catholiques pratiquants réguliers et de 9 % d’athées convaincus en 1981, on est passé en 2008 à une rigoureuse inversion : 9 % de catholiques pratiquants réguliers et 17 % d’athées convaincus. Si, à ces 17 % d’athées convaincus, l’on ajoute les 33 % de Français qui se déclarent « sans appartenance », on obtient une proportion de 50 % des Français qui, sans être forcément hostiles à la religion, se tiennent au minimum à distance des formes instituées du religieux. Mais ce qui est intéressant à noter, ce sont les évolutions selon les âges et les générations. L’enquête européenne sur les valeurs effectuée en 2008 en France révèle en effet une inversion du rapport entre niveau de diplômes et croyance en Dieu. Si globalement, plus on est jeune et diplômé, moins on est croyant (68 % des moins diplômés et 50 % des plus diplômés croient en Dieu), cette corrélation dépend en fait de l’âge : chez les moins de 45 ans, les plus diplômés croient plus en Dieu que les moins diplômés alors que chez les 45 ans et plus, c’est l’inverse : les moins diplômés croient plus en Dieu que les plus diplômés10. La corrélation observée entre religion et niveau de diplôme (15 % de personnes ayant effectué des études supérieures chez les catholiques pratiquants alors que le taux est de 34 % chez les « sans appartenance » et de 24 % chez les « athées convaincus) est essentiellement due à l’âge (les personnes ayant fait peu d’études étant surtout des personnes âgées). Si 41 % des Français expriment un intérêt pour le spirituel, le sacré, le surnaturel, c’est le cas de 49 % des plus diplômés contre 36 % des moins diplômés (alors qu’il n’y a pas de corrélation avec l’âge). La corrélation entre religion et niveau de diplôme encore observable globalement semble donc être en cours d’inversion. Chez les plus jeunes enquêtés, plus de formation et donc de science, n’apparaît pas incompatible avec la croyance en Dieu et / ou l’intérêt pour le spirituel11. Cela vaut aussi pour des croyances plus populaires. À la question « Pensez-vous qu’un porte-bonheur comme une mascotte ou un talisman puisse vous protéger ou vous aider ? », 58 % disent « non certainement pas » (62 % en 1999), mais 18 % donnent une réponse positive (14 % en 1999). Là aussi, on observe une 10 La France à travers ses valeurs, p. 249. 11 Ibid., p. 231. 85
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évolution selon les générations car les jeunes sont plus nombreux que leurs aînés à donner une réponse positive : 25 % des 18-29 ans contre 13 % des 60 ans et plus et 28 % des étudiants. Pierre Bréchon en conclut que « dans les générations antérieures, avoir fait des études longues rendait plus méfiant et même défavorable aux porte-bonheur. Chez les jeunes, c’est l’inverse : ceux qui ont fait des études longues sont les plus réceptifs »12. Dans un article remarqué13, Guy Michelat avait pour sa part montré que les catholiques les plus intégrés – c’està-dire les pratiquants hebdomadaires – étaient, avec les athées, les catégories de Français qui étaient les moins réceptives aux croyances parallèles (croyances à l’astrologie, au paranormal, à la sorcellerie, aux extraterrestres…). Pourquoi ? Tout simplement parce que ces deux catégories de Français étaient intégrées dans un système structuré : le catholicisme ou l’athéisme, qui leur fournissait un cadre d’appréhension du monde. C’est leur intégration dans un monde symbolique cohérent, respectivement ici celui de la religion catholique ou du rationalisme scientifique, qui les « protégeait » de la croyance au paranormal. Un autre constat manifestant bien la complexité de la situation est celui relatif aux croyances des personnes se déclarant « sans religion » : toujours selon l’enquête EVS de 2008, en France 44 % des « sans religion » affirment croire en « la réincarnation » et 33 % en « une vie après la mort ». Autrement dit, se déclarer « sans religion » ne signifie pas ne pas avoir de croyances et l’on est amené à distinguer les « sans religion croyants » et les « sans religion incroyants ». C’est le développement du believing without belonging selon la célèbre expression de la sociologue anglaise Grace Davie. Entre des personnes s’identifiant à une tradition religieuse et qui sont peu croyantes et pratiquantes et les personnes qui s’identifient comme « sans religion » et qui adhèrent à certaines croyances, le clivage n’est peut-être pas aussi profond qu’on le pense. À partir d’enquêtes quantitatives européennes, Kristoff Talin14 parle ainsi d’un pluralisme des religiosités, autrement dit des façons différentes d’assumer et de vivre une spiritualité. Il distingue ainsi quatre catégories : les « non-reli12 Ibid., p. 256. 13 Guy Michelat, « L’essor des croyances parallèles », Futuribles, 260 (2001), p. 69-70. 14 Kristoff Talin, « Pluralisme religieux et citoyenneté multidiniste : essai d’analyse comparative dans l’Union européenne », in Pluralisme religieux et citoyenneté (sous la direction de Micheline Milot, Philippe Portier et Jean-Paul Willaime), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010, p. 19-48. 86
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gieux flottants », les « non religieux fermes », les « religieux fermes » et les « religieux flottants ». Les deux catégories de « flottants » pourront avoir une grande affinité, même si les uns sont classés dans l’univers des « croyants » et les autres dans l’univers des « incroyants ». Ces catégorisations effectuées par les sociologues sur la base d’indicateurs empiriques sont évidemment relatives, mais elles ont l’avantage de montrer qu’il n’est pas aussi facile de distinguer clairement entre les personnes réputées « croyantes » et les personnes réputées « incroyantes ». « Toute croyance est un phénomène de langage » rappelle à juste titre Henri Rey-Flaud et, comme le dit René Major, « on ne croit pas toujours à ce que l’on croit croire ».15 Les façons même de s’identifier à une tradition religieuse, comme les façons même de se décliner agnostique ou athée, évoluent et l’agnosticisme n’est pas l’apanage des « incroyants ». Tout en n’aimant guère être assignés à résidence ecclésiastique, nos contemporains manifestent une curiosité tous azimuts dans le domaine religieux et philosophique. L’affaiblissement de l’encadrement institutionnel et du formatage culturel du religieux, autrement dit la moindre capacité d’encadrement des grandes institutions du croire, favorise la pluralisation des offres, voire le développement de divers petits entrepreneurs dans l’offre de sens et de spiritualités (y compris laïques). Comme dans le domaine économique où les frontières nationales se voient bousculées par la mondialisation des échanges, les phénomènes migratoires, la dérégulation et la libre concurrence dans le domaine religieux relativisent les frontières symboliques des mondes religieux et favorisent toute sorte de juxtapositions et de perméabilités. Dans une conjoncture aussi complexe, c’est la mise en forme culturelle et sociale de la religiosité qui constitue le grand défi, une double mise en forme qui est nécessaire pour toute stabilisation et transmission d’une religion.
15 Croyance et communauté (sous la direction de Jean-Daniel Causse et Henri Rey-Flaud), Paris, Bayard, 2010 : Henri Rey-Flaud, « Avant-Propos », p. 8 ; René Major, « Croyance en la communauté et communauté de croyance », p. 21. 87
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4. Les défis de la mise en forme culturelle et sociale du religieux Le défi est donc double : c’est tout d’abord le défi culturel de la mise en mots de la religion, en particulier chrétienne ; c’est ensuite le défi social de la mise en liens de la religion dans des formes sociales de rassemblements adaptés à notre époque. Au plan culturel, peut-on parler d’une déculturation du christianisme, voire, comme le pense Danièle Hervieu-Léger à propos du catholicisme, d’une exculturation16 ? Les deux termes ne sont pas équivalents. Le premier, déculturation, indique une perte de familiarité avec la culture chrétienne, une méconnaissance de celle-ci, des mots, des récits, des figures et des symboles à travers lesquels elle se signifie. Le second, l’exculturation, indique une évolution plus radicale : un processus de véritable expulsion, de sortie de la culture chrétienne, comme si celle-ci devenait totalement étrangère, même sous des formes sécularisées, à la population française. Danièle Hervieu-Léger entend signifier, en parlant d’« exculturation du catholicisme », « l’ébranlement qui atteint les structures culturelles que le catholicisme a contribué à former dans la société française », « la déliaison de l’affinité élective que l’histoire a établie en profondeur entre les représentations partagées des Français (la culture qui leur est commune) et la culture catholique »17. S’il y a incontestablement une véritable déculturation qui affecte le catholicisme comme le protestantisme d’ailleurs, je me demande s’il n’est pas excessif de parler d’une « exculturation » du christianisme et même d’une exculturation du catholicisme. Il y a incontestablement, à mon sens, une véritable déculturation du christianisme en France qui est particulièrement due au fait qu’aujourd’hui, c’est seulement environ un tiers des jeunes qui sont socialisés dans le christianisme à travers leur famille et le suivi d’un catéchisme dans les paroisses. Qu’une des conséquences en soit la perte de familiarité et de compréhension du vocabulaire chrétien est d’autant moins étonnant que les médias séculiers véhiculent une culture fort différente. Des expressions bibliques comme « faire son chemin de Damas », « l’ouvrier de la dernière heure » ou même 16 Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003. 17 Ibid., p. 93 et p. 97. 88
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« porter sa croix » ne sont plus comprises des jeunes collégiens et lycéens français de même que toutes sortes d’œuvres d’art évoquant telle ou telle scène biblique. Les anecdotes sont nombreuses à ce sujet tels ces élèves qui interprétèrent un martyre de Saint Sébastien percé de flèches peint par Andrea Montegna come une victime des Indiens lors de la conquête de l’Ouest américain ! Pour un étudiant, Vatican II n’était pas le grand Concile de 1962-1965, mais « la résidence d’été du pape » ! Des textes littéraires très connus deviennent énigmatiques aux élèves dans certains de leurs passages : qu’un des poèmes des Fleurs du Mal parle d’« encensoir », de « reposoir » et d’« ostensoir » et Baudelaire devient un casse-tête. La messe ellemême entre au musée : à Pont-Saint-Esprit, dans le département du Gard, s’est ouvert en 1995 un Musée départemental d’art sacré qui, entre autres, permet de découvrir à travers une série d’images le sens des différentes séquences de la liturgie catholique… Et le « bon anabaptiste Jacques » dont parle Voltaire dans Candide reste une figure mystérieuse pour beaucoup, faute d’une connaissance minimale des différenciations protestantes. Précisons au passage que la perception du christianisme reste très catholico-centrée en France où médias aidant, l’on oublie facilement que la version catholique romaine du christianisme n’est pas la seule (cela est beaucoup moins vraie en Alsace). Des enquêtes quantitatives permettent de mesurer l’inculture, en particulier biblique, des Français. Dès 1988 une enquête nous apprenait que 15 % seulement des Français pouvaient citer les auteurs des quatre Évangiles du Nouveau Testament et que 48 % seulement ne parvenait à citer qu’un évangéliste (sondage SOFRES / Encyclopaedia de 1988). Il est vrai que 37 % seulement des Français possèdent une Bible à domicile18 (ce pourcentage est beaucoup plus élevé en Allemagne). Si Noël reste une fête qui, malgré sa profonde sécularisation et sa forte commercialisation, continue à être religieusement identifiée (en 1992, 85 % des Français identifiaient Noël à la célébration de la naissance de Jésus selon le sondage BVA / France 2 / La Croix), c’est beaucoup moins le cas de Pâques et, surtout de l’Ascension et de Pentecôte. La médiatisation du ramadan musulman a contribué à ce que la période du carême soit perçue comme le « ramadan des chrétiens », indice parmi d’autres du poids des représentations médiatiques du religieux sur la perception et la connaissance qu’en ont les Français. 18 Selon une enquête de Bayard-Presse cité dans Jean-François BarbierBouvet, Les Français et la Bible, Paris, Direction du développement. Bureau d’études, 1991. 89
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Selon l’enquête sur « les Français et la Bible » réalisée en 2010 par Ipsos pour l’Alliance Biblique Française, peu de Français lisent la Bible : seulement 26 % et encore moins, 20 %, chez les moins de 25 ans. À la question aujourd’hui, avez-vous le sentiment que la Bible est une référence culturelle très, plutôt, plutôt pas ou pas du tout présente dans la société française ? seulement 27 % répondent « très et plutôt présente ». Quant à la connaissance de divers épisodes de la Bible, si 74 % des Français disent connaître l’épisode de « Marie, Joseph et la naissance de Jésus » et 70 % connaître « la mort et la résurrection de Jésus », seulement 20 % disent connaître « l’apôtre Paul et le chemin de Damas » et 13 % « les malheurs de Job ». Toutes ces données témoignent incontestablement d’une déculturation du christianisme. Mais, même en matière de déculturation, il faut nuancer. Il y a aujourd’hui en France de nombreuses appropriations séculières de la Bible. Outre les ouvrages et études savantes des spécialistes, mentionnons la Bible des écrivains parue chez Bayard en 2001 et qui est une réécriture littéraire des textes bibliques par une pléiade d’écrivains ayant travaillé en relation avec des exégètes. Il s’agit précisément de rendre la Bible accessible à un public qui n’est pas familier du vocabulaire religieux chrétien. Rappelons aussi que la Bible reste un best-seller en France : plus de 250 000 exemplaires en sont vendus chaque année et de nombreuses sessions et groupes qui attirent un public non négligeable sont consacrés à son étude. De façon plus générale, le christianisme est très présent dans les arts et au cinéma. Un film comme Des hommes et des dieux qui, réalisé par Xavier Beauvais, évoque l’assassinat par des islamistes des moines catholiques de Tibhirine (Algérie) a connu un vif succès d’audience et obtenu le prix du meilleur film de l’année 2010. Un autre indicateur, celui de l’édition religieuse, témoigne que la référence chrétienne est loin d’être absente, même si elle s’inscrit désormais dans un kaléidoscope de références. En 2008, on dénombrait 1844 parutions de nouveaux livres relatifs au religieux, soit 7 % de plus qu’en 2007 et 40 % de plus qu’en 2002. Que révèle la liste des 50 meilleures ventes de livres religieux en 2008 ?19 Non seulement Sœur Emmanuelle arrive en tête du classement (avec en numéro un : Confessions d’une religieuse et, en numéro deux : J’ai 100 ans et je voudrais vous dire), mais elle est également présente avec quatre autres titres dans ce top 50 des livres religieux de 2008. 19 Voir Livres Hebdo, 10 avril 2009, p. 76-78. 90
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Cette année fut certes l’année de son décès, mais il reste néanmoins significatif qu’une telle figure associant, dans un engagement radical, spiritualité et action caritative suscite un tel intérêt. Nos contemporains ne sont pas très religieux, mais ils restent quelque part fascinés par les virtuoses du religieux. Les trois autres titres qui suivent dans ce top 50 sont : L’art de la méditation de Matthieu Ricard (bouddhiste), La Bible et Apprendre à vivre de Luc Ferry qui représente une spiritualité laïque. Dans ce top 50 figurent également Benoît XVI, Saint Augustin, le dalaï lama, Sogyal Rinpoché et Le livre tibétain de la vie et de la mort, Michel Onfray et son Traité d’athéologie, André Comte-Sponville et L’esprit de l’athéisme, Paul Coelho, les 40 hadiths… Bref les bestsellers de l’édition religieuse concernent aussi bien le christianisme, le bouddhisme, l’islam, l’athéisme, le bonheur, la méditation. Ce kaléidoscope est éminemment révélateur de la religiosité flottante et disséminée qui caractérise nos contemporains. Si donc l’on peut parler d’une déculturation du christianisme, et notamment du catholicisme, version du christianisme la plus familière en France, il me paraît excessif de parler d’exculturation. D’abord parce que la société française reste, plus profondément qu’on ne le pense, imprégnée par l’importance du fait catholique dans son histoire, sa culture, son calendrier, sa langue même. Ensuite parce que, de façon plus générale, le christianisme constitue en France, comme dans d’autres sociétés européennes, une infrastructure culturelle qui, même sous des formes sécularisées, reste présente. Le christianisme est en effet aussi une infrastructure culturelle, philosophique, anthropologique et éthique qui a fortement façonné la France comme d’autres sociétés européennes. Cela n’empêche pas une multiculturalisation du christianisme manifestée par la présence dans les grandes agglomérations françaises, en particulier la Région parisienne, d’Églises africaines, antillaise et asiatiques fort dynamiques. Plutôt donc d’exculturation, je préfère parler de déculturation et de multiculturisation du christianisme. Quant au défi social, remarquons tout d’abord qu’à l’âge ultramoderne de la modernité, ce n’est plus le choc frontal entre magistères séculiers et magistères religieux pour le contrôle de la société qui apparaît la caractéristique dominante de la situation, mais la reconfiguration du religieux comme du politique dans des sociétés désenchantées (ce qui ne signifie pas que des chocs frontaux ne continuent pas à se produire dans certains contextes nationaux et sur certaines questions : avortement, mariage gay, homoparentalité…).
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C’est l’hypersécularisation des sociétés contemporaines qui invite à reconsidérer la place et le rôle du religieux, et ce, dans le respect même des acquis fondamentaux de la laïcité, bien commun des croyants comme des incroyants. Dès lors, les religions apparaissent comme des ressources convictionnelles, identitaires et éthiques dont les multiples apports au vivre-ensemble peuvent être reconnus. Pour le christianisme en Europe, c’est le passage d’une religion par héritage à une religion par choix. Autrement dit, la fin de la « christianitude » (Émile Poulat), la fin du christianisme comme culture englobante de la société, même sous forme sécularisée, et l’évolution vers un christianisme comme sous-culture particulière dans la société globale. Ce n’est pas seulement la séparation du politique et du religieux, en particulier la séparation entre Églises-État, c’est aussi la séparation de la culture globale et de la religion. C’est une tout autre situation sociale et culturelle pour le christianisme. De là le sentiment que le christianisme, même lorsqu’il est majoritaire au plan des identifications et appartenances, est devenu minoritaire dans les sociétés issues de la chrétienté. Individualisation, déprise institutionnelle et atomisation d’une part, quêtes identitaires et affirmations communautaires de l’autre. La mondialisation et la déterritorialisation du religieux entraînent sa reconfiguration comme sous-cultures et comme communautés-réseaux dans des sociétés sécularisées et pluralistes. Le christianisme constitue désormais, dans la diversité de ses expressions confessionnelles, une sous-culture offrant à ses membres un sens leur permettant de s’orienter dans une société pluraliste, un groupe de référence, une enceinte convictionnelle que les individus choisissent individuellement. Le religieux opère ici, en articulant ces acceptions de diverses manières, dans les trois acceptions du sens : comme signification (horizon de sens), comme orientation (voie à suivre), comme sensation (sensibilité du cœur, de l’ouïe, de la vue et des autres sens). Et dans ces trois acceptions, il opère aussi bien au plan individuel que collectif. Le religieux, ce n’est plus le dais sacré des sociétés (« sacred canopies » de Peter Berger), ce sont les « sacred umbrellas » dont parle Christian Smith20. À vrai dire, plutôt que de parler de « parapluies sacrées », je parlerais plus volontiers de « chapiteaux sacrés » ou de « tentes sacrées » pour mieux marquer le caractère communautaire et individuel à la fois de ces sous-cultures 20 Christian Smith, American Evangelicalism. Embattled and Thriving, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1998, p. 106. 92
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religieuses dans les sociétés pluralistes. C’est ce que montre Olivier Roy dans son livre sur La Laïcité face à l’islam21 : la sécularisation renforce la spécificité du religieux, elle entraîne la reconstruction de l’identité religieuse comme identité minoritaire, l’installation du religieux comme sous-cultures et cadres communautaires dans une société globale sécularisée et pluraliste. Cela génère aussi des niches communautaires et diverses formes de radicalismes religieux. Face à la macdonalisation culturelle, il est devenu chic d’incarner sa différence alors qu’elle tendait à être taxée de « retard culturel » dans une période de modernité triomphante. Ainsi, autant les religions ont pu paraître comme des expressions traditionnelles résistant à une modernité conquérante qui tendait à les percevoir comme des réalités obsolètes en voie avancée de déliquescence, autant elles peuvent aujourd’hui apparaître comme des groupes de référence socialement signifiants dans le contexte d’une société ultramoderne tellement sécularisée qu’elle en est devenue impuissante à signifier un sens collectif au nom d’une mythologie mobilisatrice. Tant pour les groupes religieux majoritaires que minoritaires, le religieux se recompose sous la forme de sous-cultures identifiables dans un environnement pluraliste et ayant un aspect contre-culturel plus ou moins prononcé. Il se recompose également sous la forme de groupes militants auxquels les individus adhèrent par un choix personnel et non par héritage. Sous la forme donc d’une religion individuelle de convertis qui est moins liée à des territoires qu’à des réseaux transrégionaux et transnationaux de militants. C’est en ce sens que l’on peut parler de glocalisation, d’articulation du global et du local. La thèse de la religion ressource dans des sociétés post-séculières ne signifie pas que l’idée de sécularisation soit devenue obsolète. Il y a bien un réaménagement profond et durable tant de la place de la religion dans les sociétés modernes que de la façon d’être religieux dans ces sociétés, un réaménagement qui n’est pas réductible à un effacement des pratiques religieuses. L’ultramodernité, ce n’est pas moins de religieux, c’est du religieux autrement. Il est significatif que, si l’on parle de « sociétés post-chrétiennes », Jürgen Habermas, lui, parle de « sécularisation dans une société post-séculière »22, ce qui n’est pas contraire à la première qualification. On est ainsi invité à se demander ce qu’il advient aussi bien du religieux dans des sociétés 21 Olivier Roy, La laïcité face à l’islam, Paris, Stock, 2005. 22 Jürgen Habermas, Glauben und Wissen (Friedenspreis des Deutschen Buchhandels 2001), Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2001, p. 12. 93
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européennes « post-chrétiennes » que de la sécularisation dans des sociétés « post-séculières », le séculier, comme le religieux bouge et il est plus que jamais nécessaire de rompre l’illusion d’une étanchéité entre ces deux sphères. Grace Davie, quant à elle, pense qu’« il est tout aussi moderne de critiquer le séculier à partir des ressources de la religion que de critiquer le religieux à partir du séculier »23. On ne peut en tout cas plus penser la sécularisation en termes de triomphe d’une modernité face à des traditions religieuses considérées comme obsolètes. Alors que des choix anthropologiques qui concernent les deux rapports sociaux fondamentaux que sont les rapports de genre et les rapports de filiation, sont à l’agenda de la décision politique, alors que des défis écologiques considérables questionnent le mode de vie occidental, alors que les phénomènes migratoires et l’inégalité d’accès aux ressources engendrent des réactions xénophobes, le christianisme peut faire valoir son éthique de la fraternité et l’universalité de son humanisme. Simplement, il ne peut plus le faire sans s’inscrire dans un contexte pluraliste et il ne peut plus présupposer qu’il s’adresse à des populations familiarisées avec son langage et sa culture. C’est donc bien dans des sociétés sécularisées et pluralistes que les religions tentent de réapprendre à dire son message.
5. Conclusion Les religions sont des ressources identitaires et éthiques qui, précisément parce qu’elles représentent des forces convictionnelles, peuvent exercer un rôle positif dans des sociétés démocratiques et laïques. Comme le remarque Arnaud Leclerc, entre « l’écueil d’un républicanisme crispé et intransigeant nostalgique d’une assimilation réalisée par l’État et la tentation d’un multiculturalisme débridé prônant une simple coexistence négociée »24, il y a place pour une « appropriation critique des traditions » qui permette de redécouvrir l’apport essentiel 23 Grace Davie, Europe : The Exceptional Case. Parameters of Faith in the Modern World, London, Darton, Longman and Todd Ltd., 2002, p. 161. 24 Arnaud Leclerc, « La contribution de la théorie procédurale de John Rawls à la redéfinition de la laïcité », in La laïcité. Une valeur d’aujourd’hui ? Contestations et renégociations du modèle français, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 229-246. 94
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du décentrement et du débat pour la vie démocratique. Ceci ne peut se faire que si les traditions religieuses réinterprètent le contenu de la raison publique dans leur propre langage, ce qui signifie aussi qu’elles doivent se montrer capables de traduire leur propre conception dans le langage de la raison publique. Jürgen Habermas, dans un fameux dialogue avec le cardinal Ratzinger25, a reconnu que les défis de « sociétés post-séculières » autant que post-chrétiennes appelaient sans doute de nouvelles façons de concevoir, en raison et en pleine autonomie réciproque, le rôle des institutions religieuses dans l’élaboration démocratique du bien commun. Entre la sectarisation communautaire des identités religieuses et un espace public qui ne serait universel que par abstention des identités, il y a place pour une reconnaissance citoyenne et laïque des religions dans la sphère publique. C’est ce que de nombreux pays d’Europe ont compris en aménageant une certaine place aux organisations religieuses dans la vie sociale. Les valeurs de la démocratie, en particulier celle des droits de l’homme, sont fragilisées si elles ne sont pas résolument transmises et légitimées à travers des cultures particulières, qu’elles soient religieuses ou philosophiques, et portées par des organisations ayant une base sociale large. La démocratie, ce n’est pas seulement la séparation des pouvoirs et un certain ordre juridique. La démocratie n’est pas que procédurale, elle est aussi constituée de démocrates qui la font vivre, c’est-à-dire de personnes authentiquement et profondément convaincues et militantes des valeurs qui la caractérisent. S’il n’y a pas de démocratie sans démocrates, alors il faut se soucier des ressources convictionnelles susceptibles de transmettre et d’appuyer la ferveur démocratique. « Aucun État, même s’il garantit universellement la liberté de religion et se doit de respecter la neutralité religieuse et idéologique, n’est en mesure de se désintéresser totalement des valeurs culturelles et historiques dont dépendent la cohésion sociale et la réalisation d’objectifs publics » affirme pertinemment la Cour constitutionnelle allemande dans une décision de 1995 relative à la présence de crucifix dans une salle de classe. Il ne s’agit pas de nier que les religions peuvent être des menaces pour la démocratie. Elles peuvent effectivement l’être, l’ont été et le seront toujours dans certaines de leurs expressions et dans certaines circonstances. Comme toutes les ressources convictionnelles – les philosophies athées et les idéologies politiques sont logées à la même enseigne – les religions peuvent devenir violence, fanatisme, intégrisme. 25 Jürgen Habermas - Joseph Ratzinger, « Les fondements prépolitiques de l’État démocratique », Esprit, 7 (2004), p. 5-28. 95
Dieu au risque de la religion
L’actualité mondiale en apporte malheureusement tous les jours la preuve. Mais les religions sont aussi des sources de sens, de solidarité et d’espérance qui peuvent être d’autant plus pertinentes que les sociétés occidentales quelque peu désenchantées ne sont pas à l’abri de dérives pouvant remettre en cause l’humanisme démocratique. Si cet humanisme s’est souvent construit en opposition aux religions, ces dernières pourraient, dans un monde séculier désenchanté, en devenir de précieux garants.
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Les charismatiques et l’autorité établie dans les communautés chrétiennes...
7 LES CHARISMATIQUES ET L’AUTORITÉ ÉTABLIE DANS LES COMMUNAUTÉS CHRÉTIENNES DES TROIS PREMIERS SIÈCLES Marie-Françoise Baslez
La publication, cette année, du petit ouvrage collectif intitulé L’intuition prophétique, enjeu pour aujourd’hui1 relance l’intérêt pour l’histoire du christianisme aux trois premiers siècles. Cette actualité incite à réexaminer l’opinion convenue selon laquelle le prophétisme inspiré et novateur des origines, héritage du judaïsme2, aurait assez vite disparu dans le processus de construction d’une religion établie, stabilisée par une tradition et un système de croyances définitif, encadrée par une autorité, celle de l’évêque, et par une hiérarchie, devenue, enfin, religion d’Empire. On en mesure ainsi les conséquences : une Église cléricale, dont les ministres constituaient un ordre de la société civile ; une Église misogyne, maintenant les femmes dans une position d’infériorité, ainsi qu’elles l’étaient dans la cité antique ; une Église associée au pouvoir politique dans le même 1 André Vauchez (dir.), L’intuition prophétique. Enjeu pour aujourd’hui, Ivry-sur-Seine, éd. de l’Atelier, 2011, 191 pages. 2 Étienne Trocmé, « Les prophètes dans le christianisme primitif », in JeanGeorges Heintz (ed.), Oracles et prophéties dans l’Antiquité, Paris, éd. de Broccard, coll. « Travaux du Centre de Recherche sur le Proche-Orient et la Grèce Antiques, 15 », 1997, p. 262-269. Voir encore André Tuilier, « Les charismatiques itinérants dans la Didachè et dans l’Évangile de Matthieu », in Hubertus vaande Sandt (ed.), Matthew and the Didache, Assen - Minneapolis, MN, Royal Van Gorcum-Fortress Press, 2005, p. 157-172. 97
Dieu au risque de la religion
dessein de « concorde » ; une Église souvent considérée, aujourd’hui, comme en rupture avec le premier âge du christianisme. Personne n’a jamais nié le caractère charismatique des communautés chrétiennes de la première génération, fondées et animées par des inspirés et des thaumaturges. Mais la mise en perspective habituelle, même dans les ouvrages de sociologie religieuse les plus récents, comme celui de Gerd Theissen3, continue de dépendre d’une littérature spécifique, celle des Pères de l’Église, relus à la lumière des sciences humaines4. C’est pourquoi on considère les manifestations et l’esprit prophétiques (ou plus largement charismatiques, puisque l’inspiration est un don charismatique) comme une tendance déclinante, bientôt marginale et souvent hérétique. On les étudie habituellement comme une caractéristique de l’âge des fondateurs5, correspondant au premier stade de l’histoire des religions en général6. En utilisant toute la documentation disponible – actes apocryphes, littérature de persécution, témoignages recueillis dans l’histoire de l’Église d’Eusèbe de Césarée – je voudrais d’abord montrer qu’il s’est agi d’une tendance longue et durable du christianisme antique, correspondant d’ailleurs à une tendance lourde de l’époque. Le phénomène des charismatiques a aussi touché les milieux grecs et renouvelé un courant philosophique qui se rattachait aux présocratiques7. Je circonscrirai ensuite l’analyse à deux problèmes 3 Gerd Theissen, « L’exercice de l’autorité dans la communauté : charisme et ministère », in Psychologie des premiers chrétiens. Héritages et ruptures, Genève, Labor et Fides, 2011. 4 L’article « Charismes », in Dictionnaire Encyclopédique du Christianisme Ancien, Paris, Cerf, 1990, p. 462-463, au demeurant précis et complet dans ses limites, ne fait référence qu’aux Pères de l’Église. 5 Victor Saxer, « L’organisation des Églises héritées des apôtres (70-180) », in Histoire du christianisme. 1. le Nouveau Peuple (des origines à 250), Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 430-434, construit classiquement un tournant dans l’histoire du christianisme au IIe siècle sur la disparition des prophètes et ministres itinérants et l’émergence des prêtres et des évêques comme responsables de communautés. 6 Les historiens des religions voient couramment dans l’autorité charismatique une caractéristique des religions primitives ou du premier stade des religions : voir Paul Gifford, « Religious Authority : Scripture, Tradition, Charisma », in John Hinnells (ed.), The Routledge Companion to the Study of Religion, New York, NY, Routlege, 2e éd., 2010, p. 406-407. 7 Déjà souligné par quelques historiens : voir David Edward Aune, Prophecy in Early Christianity and the Ancient Mediterranean World, Grand Rapids, MI, Eerdmans, 1983 et André Motte, « Aspect du prophé98
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structurels qui en découlent : d’abord les conflits d’autorité entre les charismatiques et les évêques ; puis, la place des itinérants et des femmes dans les communautés du IIe siècle, tout cela se faisant au nom d’une légitimité particulière fondée sur des charismes personnels. Je parlerai de « charismatique » au sens actuel et wébérien du terme8, en réservant ce terme à des individus dont l’autorité est fondée sur des qualités personnelles et un pouvoir qui sort du quotidien. C’est ainsi que Paul parle des « charismes », dans le sens technique et limitatif de dons spirituels, qui ont un caractère exceptionnel et manifeste9. En utilisant d’autres modes de communication, grâce à l’inspiration, à des visions ou des miracles, les leaders charismatiques peuvent proposer des idées innovantes, une nouvelle révélation et une nouvelle manière de vivre. La relation immédiate à Dieu a-t-elle donc été irréductiblement considérée comme un danger par la religion nouvelle, en train de se construire ? Ou s’est-on en réalité efforcé de trouver une voie moyenne ?
1. Une tendance dans la longue durée La première prédication chrétienne a été une prédication charismatique. Paul insiste sur sa qualité particulière d’apôtre qui tire sa légitimité directement du Christ, comme le prophète Jérémie auquel il se compare10 : il a été « appelé par sa grâce », mis à part pour accomplir une fonction qui repose sur une révélation particulière, et il le justifie ailleurs par ses charismes personnels de visionnaire11. C’est Paul, d’ailleurs, qui invente le concept de « charisme », charisma en grec, terme qui était jusque-là d’usage très rare dans le judaïsme tisme grec », in Prophéties et oracles II : en Égypte et en Grèce, Cerf, Paris, coll. « Cahiers évangile, 89 », 1994, p. 41-78. 8 Le concept d’autorité charismatique a été défini par Max Weber, Économie et société. 1. Les catégories de la sociologie, Paris, Pocket, 2003, p. 320-321 ; voir aussi Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 2e éd., 2006. 9 Voir l’article « Charisme », in Dictionnaire des miracles et de l’extraordinaire chrétiens, Paris, Fayard, 2002, p. 159-160, qui se déploie entre théologie paulinienne et perspectives modernes, en renvoyant à AlbertMarie de Monléon, Charismes et ministères, Paris, Desclée de Brouwer, 1995. 10 Ga 1, 1 ; 1, 6 et 2, 15 11 2 Co 12, 1-6. 99
Dieu au risque de la religion
hellénophone12. Paul fonde des communautés charismatiques au sens où, pour lui, chaque membre de la communauté possède un charisme ou un don particuliers13. Au risque d’introduire désordre et instabilité dans la communauté14, aucune expression charismatique n’est exclue, même quand les inspirés utilisent un langage ésotérique pour lequel Paul invente une autre expression qui est devenue technique, celle de « glossolalie »15. Ce langage n’a pas la clarté rationnelle de la prophétie, puisqu’il s’agit de sons dépourvus de sens grammatical et linguistique, mais c’est « une proclamation des grandeurs de Dieu »16, un mode de communication surnaturel, authentiquement inspirée par l’Esprit. La liturgie communautaire, les lectures, l’homélie, la prière ne sont pas des passages obligés de l’accès à Dieu, bien que les expériences de glossolalie aient lieu lors de célébrations. Paul insiste, cependant, sur le caractère profondément individualiste de ce charisme, qui n’a de valeur communautaire qu’à condition d’être complété par un autre don de la grâce, celui de l’interprétation17. L’auteur des Actes des apôtres est lui aussi sensible à l’importance du « parler en langues » dans les communautés de l’âge apostolique18. Il 12 Voir Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, s.v. « Charis » et « Charisma ». Il n’est pas employé en grec profane et exceptionnellement dans la Septante (Si 7, 33), chez Philon et dans les Oracles Sibyllins qui identifient tous deux les « charismes » comme des dons et des signes de Dieu (voir Dieter Zeller, Charis bei Philon und Paulus, Stuttgart, Katholisches Biblewerk, coll. « Stuttgarter Bibelstudien, 142 », 1990). 13 Voir les listes de charismes dans 1 Co 12, 7-11 et Rm 12, 6-7 (qui distingue charismes exceptionnels et charismes ministériels) ; cette conception est conservée par Ignace d’Antioche (Lettre aux Smyrniotes, adresse), qui considère que l’Église de Smyrne détient la totalité et la plénitude des charismes. 14 1 Co 14. 15 Voir l’ouvrage de référence de Christopher Forbes, Prophecy and Inspired Speech in its Hellenistic Environment, Tübingen, Mohr Siebeck, coll. « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament, 75 », 1995. Bon article « Glossolalie », in Dictionnaire des miracles et de l’extraordinaire chrétien, p. 318-319 : après avoir disparu au IVe siècle avec l’institution de l’Église établie, la glossolalie revint en force dans les milieux piétistes au XIXe siècle et dans le pentecôtisme au XXe ; il est redécouvert dans l’Église catholique dans les années 1960 (René Laurentin, Pentecôtisme chez les catholiques. Risque et avenir, Paris, Beauchesne, 1974). 16 La formule est de Luc, Ac 2, 11. 17 1 Co 14, 4 et 17 ; voir aussi 14, 2 et 28. 18 Au total, vingt mentions du « parler en langues » dans les épîtres de Paul et les Actes des apôtres. Mise au point de Patrick Faure, « Parler en lan100
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fait des charismatiques la première et principale dynamique de la mission chrétienne. Les quatre figures retenues dans le livre sont celles d’individus aux pouvoirs hors du commun. La parole de Pierre est inspirée quand il s’adresse au Sanhédrin19 ; sa mission chez le Romain Corneille est celle d’un thaumaturge et d’un visionnaire, qui installe dans cette maisonnée une communauté chrétienne glossolale20. Étienne, le leader de la composante helléniste, est un personnage « plein de foi et d’Esprit », « de grâce (charis) et de puissance »21 ; ce sont les membres de son groupe qui, après sa mort, portent pour la première fois l’Évangile hors de la Judée22. Philippe justement, issu de ce groupe, agit non seulement par la parole, mais en donnant des signes23 ; plus tard, il est présenté comme le père de quatre prophétesses, figure d’inspiré qui ne cesse de se complexifier dans la tradition chrétienne24. Enfin, le Paul de Luc agit lui aussi sous l’inspiration quand il affronte un magicien à la Cour du proconsul de Chypre et c’est une communauté charismatique qu’il fonde à Éphèse, car « elle parle en langues et prophétise »25, fondation qui constitue un doublet de celle de Pierre à Césarée tout en fournissant un parallèle aux réalités décrites dans l’épître aux Corinthiens. D’autres silhouettes d’inspirés et de prophètes traversent les Actes des apôtres26, encore que la place donnée aux charismatiques ne soit pas exclusive, puisque prophètes et docteurs de la Loi, interprètes savants des
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gues : la Pentecôte et Corinthe », in Pentecôte et Parousie. Ac 1, 6-3, 26, Paris, Gabalda, coll. « Études Bibliques N.S., 50 », 2003, p. 238-244, qui conclut que le « parler en langues » renvoie bien à des expériences de glossolalie et non pas à l’usage de langues étrangères. Ac 4, 8. Ac 10, 1-7 (vision angélique du centurion), 9-23 (extase de Pierre à Joppé et vision indicative), 44-46 (venue de l’Esprit sur le groupe rassemblé et parler en langue, expérience mystique qui redouble au bénéfice de non-Juifs celle de la Pentecôte), 47-48 (baptême de la maisonnée). Ac 6, 5 et 7, 1. Il meurt en extase (7, 55-56). Ac 8, 1, 4, 14 ; 11, 19. Il prêche l’Évangile en Samarie et convertit un Éthiopien. Ac 8, 5-7.26-40. Voir Patrick Fabien, Philippe « l’évangéliste » au tournant de la mission dans les Actes des apôtres, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina, 232 », 2010, surtout p. 53-54, sur les charismatiques « remplis d’Esprit ». Ac 21, 9 ; voir ci-dessous. Ac 13, 6 et 19, 6. Ac 11, 24 (Barnabé est un inspiré) ; 11, 27-28 et 21, 10-11 (itinérances et prédictions du prophète Agabos) ; 13,1 (prophètes dans la communauté d’Antioche) ; 15, 32 (les porteurs du décret apostolique pris à Jérusalem sont des prophètes inspirés). 101
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Écritures, coexistent dans la même communauté d’Antioche27. On remarquera que Luc met systématiquement ces figures charismatiques en rapport avec la conversion de non-Juifs, Samaritains ou craignant Dieu. Ce mode de mission lui apparaît donc comme un facteur d’inculturation du message évangélique, plutôt que de rupture, ce que l’on peut aisément comprendre en considérant la place prise par l’« homme divin », le theios aner, dans le monde gréco-romain28. Prophète, thaumaturge, visionnaire, il s’impose par son don de prescience et par sa puissance29. Tout cela témoigne d’une effervescence religieuse, toutes religions confondues30, qui place les apôtres sur le fil du rasoir quand il s’agit de manifester la différence chrétienne. Dans le livre des Actes, les scènes d’affrontement entre Philippe, Pierre ou Paul et un « magicien », fonctionnent comme des scènes d’investiture31. Au IIe siècle et encore au IIIe, beaucoup de communautés gardaient un caractère charismatique. Justin atteste que « jusqu’à son époque,
27 Ac 13, 1. 28 L’ouvrage de référence est celui de Graham Anderson, Sages, Saints and Sophists : Holy Men and their Associates in the Early Roman Empire, Londres et New York, Routledge, 1994, outre la thèse de Ludwig Bieler, JEIOS ANHR. Das Bild des « Gottlichen Menschen » in Spätantitke und Frühchristentum (1935-1936), réédité Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1967. 29 En particulier Apollonios de Tyane, sage et thaumaturge itinérant du Ier siècle, dont la vie fut écrite au début du IIIe siècle (traduction française de Pierre Grimal, Romans grecs et latins, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade, 134 », 1958) : voir Erkki Koskenniemi, « Apollonius of Tyana : a Typical JEIOS ANHR ? », JBL, 117 (1998), p. 455-467. 30 Voir Robin Lane Fox, Païens et chrétiens : la religion et la vie religieuse dans l’empire romain de la mort de Commode au concile de Nicée, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1997, p. 219-228. Cet élément de comparaison manque dans l’analyse des figures charismatiques du Nouveau Testament parTrocmé, « Les prophètes dans le christianisme primitif », p. 267, qui conclut à leur disparition dès la consommation de la rupture entre judaïsme et christianisme. Au contraire, Forbes, Prophecy and Inspired Speech, p. 75-102 refuse de considérer le prophétisme comme un phénomène du judaïsme et du christianisme palestiniens, en soulignant qu’il n’est pas du tout secondaire chez Luc. 31 Sur la construction de la figure de Simon « le magicien » en anti-apôtre et en charlatan, voir Florent Heintz, Simon « le magicien ». Actes 8, 5-25 et l’accusation de magie contre les prophètes thaumaturges dans l’Antiquité, Paris, Gabalda, coll. « Cahiers de la Revue biblique, 39 », 1997. 102
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des charismes prophétiques brillaient sur l’Église »32, de même que Tertullien au IIIe siècle33, puis encore Novatien34. Surtout, Irénée le confirme, sans réduire cette expression particulière du religieux aux hérésies qu’il pourfend. Il signale que certaines communautés de son temps donnaient des preuves « extraordinaires »35 de la puissance divine : ainsi, on obtenait des résurrections par le jeûne collectif et la prière commune. Les charismes sont diversifiés : certains exorcisent ; d’autres ont la « prescience » (prognosis) de l’avenir, des visions, des paroles prophétiques ; d’autres enfin sont des thaumaturges36. Ce qu’on appelle alors le « charisme prophétique » de nombreux chrétiens est caractérisé comme le don de clairvoyance, qui permet de révéler aux interlocuteurs les secrets dont ils sont porteurs, « quand cela est utile », et aussi comme un accès aux mystères de Dieu37. La glossolalie est toujours attestée38. C’est la crise montaniste, en définitive, à partir des années 170, qui documente le plus complètement le christianisme charismatique à la fin du IIe siècle. Rappelons que la prédication de Montan se présentait comme la « Nouvelle prophétie » et posait la question de l’inspiration comme seul accès à la connaissance de Dieu : il attendait la révélation par l’Esprit, après la révélation par le Christ. Il s’agissait évidemment d’une religion très individualiste, qui forma de surcroît une communauté séparée en regroupant ses adeptes dans une « Nouvelle Jérusalem », installée dans les localités phrygiennes de Pepuza et de Tymion39. Eusèbe attribue le succès de la prédication et 32 Dialogue avec Tryphon 31, retenu par Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique 4, 18, 8. 33 Selon Tertullien, Contre Marcion 5, 8, les communautés marcionites pratiquaient la glossolalie et reconnaissaient l’inspiration des femmes. Voir aussi Apologétique 23 et Ad Scapulam 1, 2-4. 34 Traité sur la Trinité 29, qui pose l’origine trinitaire des charismes et reconnaît le charisme de l’inspiration dans le prophétisme, le don des langues, la thaumaturgie. 35 Paradoxos en grec, dans la terminologie d’Eusèbe, Histoire Ecclésiastique 5, 7, 1-2, citant Irénée, Contre les hérétiques 2, 31, 2. 36 Ibid., 5, 7, 4-5. 37 Ibid., 5, 7, 6. Le don de clairvoyance, qui doit conduire l’autre au repentir et à la conversion range le charismatique chrétien parmi les theioi andres (voir par exemple Vie d’Apollonios de Tyane 4, 20 ; 6, 2). 38 Irénée, Contre les hérétiques 5, 6, 1 : de nombreux fidèles « parlent en langues, par l’Esprit ». 39 Histoire Ecclésiastique 5, 18, 2. Voir Peter Lampe, « La découverte et l’exploration archéologique de Pepouza et Tymion, les deux cités princi103
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de cette « conception du prophétisme » à l’attente créée par toutes « les manifestations extraordinaires du charisme divin en différentes Églises »40. La polémique anti-montaniste, conservée en partie dans l’Histoire Ecclésiastique41, n’a donc pas consisté à remettre en cause le prophétisme chrétien, mais à opposer aux Montanistes d’autres personnalités inspirées, fidèles à la tradition apostolique. Eusèbe de Césarée, qui invente ou reprend la notion de « charisme prophétique »42, rappelle quelques figures remarquables, comme Quadratus ou comme Ammia de Philadelphie43. La tradition apostolique de Philippe et de ses quatre filles prophétesses, dont on vénérait le tombeau à Hiérapolis44, semble avoir légitimé un courant charismatique du christianisme asiate, dont participent plusieurs évêques de la fin du IIe siècle. Papias de Hiérapolis s’imprégnait de récits merveilleux et répandait l’histoire d’une résurrection arrivée de son temps, non sans dévier dans l’ésotérisme et le millénarisme45 ; Méliton de Sardes avait vécu toute son existence dans le Saint-Esprit, en poussant le radicalisme jusqu’à se faire castrer, ce qui ne suscitait apparemment aucune réticence46. Surtout, les traités antimontanistes donnent une idée précise du courant charismatique du IIe siècle, à condition d’être correctement décodés. Selon une méthode déjà éprouvée par les Actes des Apôtres, dans le récit sur Simon le Magicien, mais aussi par l’historiographie grecque47, les pratiques sont décrites exactement, tout en étant systématiquement affectées d’un coefficient négatif, qu’il importe donc de supprimer. Montan était « emporté par l’esprit »
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pales du montanisme en Phrygie », in Béatrice Bakhouche - Philippe le Moigne,« Dieu parle la langue des hommes » : études sur la transmission des textes religieux, 1er millénaire, Lausanne, éd. du Zèbre, 2007, p. 203217. Ibid., 5, 3, 4. Ibid., 5, 16-18. Histoire Ecclésiastique 5, 16, 8. Ibid., 5, 17, 2, 3 et 4. Ibid., 3, 37, 1 et 5, 17, 2, 3 et 4. Philippe et les quatre prophétesses sont mentionnés auprès de Paul dans Ac 21, 8-9 : selon Luc, Philippe fait partie des Sept, c’est-à-dire des Hellénistes, du groupe d’Étienne, et il porte le surnom d’« Évangéliste ». Ibid., 3, 39, 9 et 11-12. Ibid., 5, 24, 5 (C’est l’application littérale de Mt 19, 12). Procédés décodés et analysés par Heintz, Simon « le Magicien » : Actes 8,5- 25 et les accusations de magie.
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(pneumatophorethenai48), mais c’était l’effet de sa démesure ; il entrait dans une « sorte de transe » et une « contre-extase »49 ; il avait le don des langues et pratiquait la glossolalie, mais c’était une habitude de prophétiser contraire à la tradition et à la chaîne de succession de l’Église, ce qui représente quand même une interprétation restrictive des textes pauliniens50. Les deux femmes qui l’accompagnaient étaient inspirées par un « esprit bâtard » et recouraient à la glossolalie à contre-sens et à contre-temps51. Or, des oracles montanistes, qui ont été conservés, sont rédigés en langage clair52. Ce ne sont donc pas les charismes en eux-mêmes qui sont contestés, sinon la lévitation53, mais des artifices et une exhibition personnelle qui identifient le faux prophète. Pour ce faire, on dénonce une façon de vivre : les fidèles de la « Nouvelle prophétie » n’ont pas eu de martyrs54, ils poussaient à la rupture des couples et à l’abandon des familles et, surtout, ils étaient cupides et vénaux55, ce dernier critère de discernement, parfaitement stéréotypé, étant repris à la société civile et remontant à Platon56. Bien sûr, il y eut un moment où le courant charismatique est devenu résiduel et marginal, sans doute vers la fin du IVe siècle. Ambroise et Jean Chrysostome considèrent qu’il s’agit là d’un état du passé, d’un état dépassé de l’Église ; il est possible que des inspirés glossolales et des thaumaturges se manifestent encore autour d’Ambroise de Milan, 48 Composé forgé par la Septante pour des prophètes qui délirent : LXX Je 2, 24 ; Za 3, 4 ; Os 9, 7. 49 Histoire Ecclésiastique 5, 16, 7 : le composé parektasis est un néologisme et un hapax. 50 Plus tard radicalisée par la polémique : l’ouvrage de Miltiade démontrait qu’« il ne fallait pas qu’un prophète parle en extase » (Histoire Ecclésiastique 5, 17, 1). 51 Ibid., 5, 16, 9. 52 Ibid., 5, 16, 17 d’après un recueil de prophéties, attribué à Asterius Urbanus. 53 Ibid., 5, 16, 14-15 : un responsable de la secte, en transe, le tente, mais retombe à terre et en meurt. Le polémiste est d’ailleurs réservé sur l’historicité de ce récit. 54 Ibid., 5, 16, 12-13 ;18, 6-9. 55 Ibid., 5, 18, 3 ; 4-5 et 11. 56 Bonne mise au point de Andy Melford Reimer, « The Charges against Miracle-Workers », Miracle and Magic. A Study in the Acts of the Apostles and the Life of Apollonius of Tyana, Sheffield, Sheffield Academic Press, coll. « Journal for the Study of the New Testament. Supplement Series, 235 », 2002, p. 223 et n. 30. 105
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mais Jean Chrysostome avoue son ignorance de ce que fut la glossolalie57 ; Grégoire de Nazianze exprime des doutes sur l’existence de charismes dans l’Église de son temps58. Cependant, le courant charismatique ne survit pas seulement dans le milieu monastique, comme on l’écrit trop souvent59. Au milieu du IVe siècle, une communauté, située il est vrai dans une région reculée des hautes terres de Phrygie, se regroupe autour d’une personnalité visionnaire et inspirée, qui plus est une femme, « la prophétesse Nanas »60. Se trouve ainsi posée la question du leadership charismatique et du leadership féminin, en rapport avec l’autorité épiscopale en train de se construire.
2. Leadership charismatique et conflit d’autorité61 On pense habituellement que tout le travail des premières générations d’évêques, depuis l’époque des épîtres pastorales, a consisté à objectiver les charismes au sein des communautés en les affectant aux ministres du culte, à travers une procédure d’investiture normalisée62. Mais cette objectivation nécessaire ne fut ni complète, ni exclusive : l’histoire de l’Église montre que le charisme pouvait rester attaché à des personnes individuelles63. Dans la réalité des faits, le collège des Anciens n’est pas le seul détenteur de charisme, ainsi que le voulaient les épîtres à Timothée, qui associe l’intervention prophétique au rituel 57 Ambroise de Milan, Sur le Saint-Esprit 2, 150-152 ; Jean Chrysostome, In Epist :1 ad Cor, PGLXI, col. 239, cité par Faure, Pentecôte et Parousie, p. 238, n. 608. Voir encore Forbes, Prophecy and Inspired Speech, p. 82-83. 58 In Job 24, 2. 59 Forbes, Prophecy and Inspired Speech, p. 81-82. 60 Épitaphe publiée et datée par Caroline Henriette Émilie Haspels, The Highlands of Phrygia. Sites and Monuments, Princeton, Princeton University Press, 1971, n° 107 et p. 115-116. 61 La question a été récemment abordée autour de quelques grands axes par Simon Claude Mimouni, « Les imposteurs dans les communautés chrétiennes des Ier et IIe siècles », ASE, 27 (2010), p. 255-264, le conflit d’autorité étant étudié à travers son révélateur, la « chasse à l’imposture » et les procédures de délégitimation de l’adversaire. 62 Voir Saxer et surtout Theissen, cités plus haut : les conflits sont réduits à une différence sociologique. 63 Nuancer l’alternative posée par Theissen. 106
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d’ordination par imposition des mains et à la succession apostolique64. D’autres peuvent prétendre à cette légitimité : la réaction anti-montaniste utilise ainsi, on l’a vu, des figures individuelles de charismatiques asiates, dans la tradition des quatre prophétesses d’Éphèse, dont les montanistes revendiquaient d’ailleurs aussi l’héritage65. Dans le christianisme, charisme et tradition n’ont pas toujours ni inévitablement fonctionné en relation conflictuelle, contrairement au point de vue généralement défendu par les historiens des religions66. La question du leadership charismatique est déjà posée à l’époque apostolique. L’inspiration est un charisme donné au croyant qui libère la parole, qui permet d’agir et qui justifie donc la prise de responsabilités dans la communauté67. Elle transcende la séparation des genres puisque les charismes relèvent de l’être spirituel (« pneumatique ») et non pas de l’être biologique (ou « psychique) et sexué : ainsi, Luc, comme Paul, évoque des femmes inspirées qui prophétisent – Élisabeth et Anne68 – en les enracinant dans la tradition juive. Dès la première génération, le personnage d’Apollos semble cristalliser les problèmes posés par l’autorité charismatique. Tout à la fois charismatique et savant, il est présenté par Luc sous un jour favorable, comme « brûlant de l’Esprit », ce qui est un charisme paulinien69. Mais Paul le dénonce comme un principe de division70, et peut-être même plus si l’on estime qu’il est la cible des accusations anonymes portées dans les épîtres aux Corinthiens contre les faux apôtres, qui falsifient la parole de Dieu71. Dans tous les cas, la collaboration de Paul avec Apollos 64 1 Tm 4, 14 et 2 Tm 1, 6 : le charisme n’est envisagé que dans un contexte d’ordination, d’imposition des mains par le collège des Anciens. 65 Histoire Ecclésiastique 3, 31, 4-5. 66 Voir Gifford, « Religious authority : Scripture, tradition, charisma », p. 507. 67 L’exemple emblématique fourni par Ac 6, 3 est celui des premiers diacres, choisis parce qu’ils sont « remplis d’espritet de sagesse ». 68 Lc 1, 41 et 2, 36-38. À rapprocher de 1 Co 11, 5. 69 Ac 18, 25, à rapprocher de Rm 12, 11 (liste des charismes). On remarquera que les traductions variées de zeôn tô pneumati sont significatives de surinterprétation implicite, selon que l’on comprend « avec un esprit fervent » ou « brûlant de l’Esprit Saint » et qu’on fait ou non d’Apollos un charismatique. Dans ce cas précis, chaque traduction est une interprétation. 70 1 Co 1,12 et 3, 4. 71 Point de vue défendu par Pier Franco Beatrice, « Apollos of Alexandria and the Origins of the Jewish-Christian Baptist Encratism », in Aufstieg 107
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paraît davantage relever d’une pieuse reconstruction que de la réalité des faits72 : selon l’apôtre, le leadership charismatique fait courir à la communauté le risque d’un éclatement ; il l’analyse en termes de comportement déviant, sinon de déviance doctrinale. Autour des années 100, la Didachè se livre à une analyse d’ordre sociologique, puisqu’il s’agit particulièrement des charismatiques itinérants, qui doivent être jugés sur leur conduite extérieure, en utilisant pour critère « la façon de vivre du Seigneur »73. Aux yeux des Grecs, en effet, l’itinérance est un style de vie déviant qui implique le déracinement, la rupture avec la famille, l’abandon des biens et le refus de l’argent, tout ceci pouvant susciter la vénalité74. Dans ce texte normatif émanant sans doute de communautés syriennes, les réserves sont nombreuses, si bien qu’on peut supposer les dérives d’une prédication improvisée et d’un prophétisme incontrôlé. La voie tracée est celle d’une intégration de ces itinérants dans la communauté, avec une fonction ministérielle, comme présidents de l’Eucharistie75. Le but est d’objectiver le charisme personnel dans le rituel et d’en faire un charisme ministériel : les« prophètes » inspirés célèbrent la même liturgie que les évêques et les diacres76. Mais la question de l’autorité charismatique rebondit avec les crises marcionite et montaniste de la deuxième moitié du IIe siècle, le risque de déviance doctrinale étant désormais associé à la déviance sociale. La stigmatisation des charismatiques devient alors un lieu commun de la polémique contre les sectes. Ainsi, Tertullien présente le courant de Marcion comme une communauté charismatique, qui exhibait des prophètes, des prophétesses et des visionnaires, recourant à la glossolalie et se signalant par leurs dons de prescience et de clairvoyance77, alors que le clivage était d’abord doctrinal et théologique, puisqu’il s’agissait d’enraciner ou non la révélation chrétienne dans la Bible hébraïque. En cette période, qui est dominée par les débats doctrinaux et où se fixe le Canon, il importait de fixer und Niedergang des Römischen Welt II.26.2, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1995, p. 1232-1276. 72 1 Co 3, 5-9. 73 Didachè 11, 7-8. 74 Didachè 11, 12 75 Ibid.,13, 1 et 3 ; 15, 1. 76 Rapprocher Didachè 13, 3 et 15, 1-2. Voir Tuilier, « Les charismatiques itinérants dans la Didachè ». 77 Tertullien, Contre Marcion 5, 8. Voir Forbes, Prophecy and Inspired Speech, p. 79. 108
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les limites et les modalités des charismes sur des bases permettant de distinguer ceux qui venaient de la tradition et de l’orthodoxie et ceux qui étaient revendiqués par des communautés que l’on va considérer comme déviantes. Autant sinon plus que les questions doctrinales, l’épreuve des persécutions semble avoir porté à leur paroxysme des conflits d’autorité jusque-là latents entre évêques et charismatiques, nous ouvrant une source documentaire réellement sous-estimée. La documentation déborde très largement le milieu montaniste, bien qu’on ait eu tendance pendant longtemps à taxer indûment de « montanistes » tous les textes exaltant l’inspiration et les visions des martyrs, comme la Lettre des chrétiens de Lyon ou la Passion de Perpétue78. Conformément à la promesse même du Christ79, martyrs et confesseurs revendiquent dans leur épreuve l’intuition prophétique80. Le moment des tortures et du supplice est donc perçu comme une étape accélérée de la métamorphose du corps « psychique » en corps « spirituel », selon le processus de résurrection tel que se le représente Paul81. Le temps du martyre transcende les frontières entre la sphère de l’humain et celle du divin en créant les conditions d’une inspiration privilégiée : la lettre des chrétiens de Vienne et de Lyon sur la persécution de 177 le considère comme celui d’une « visite de la grâce de Dieu »82. Participant dans une certaine mesure de la polémique anti-montaniste et se préoccupant de discerner l’inspiré authentique, cette lettre reconnaît le « charisme apostolique » chez le Phrygien Alexandre, figure de la libre parole83, la parrhésia. Plus tard, 78 Voir Heinrich Kraft, « Die lyoner Märtyrer und der Montanismus », in Les martyrs de Lyon (177), Paris, éd. du CNRS, 1978, p. 233-247. 79 Mt 10, 19-20 : « Lorsqu’ils vous livreront […], ce que vous aurez à dire vous sera donné à cette heure-là, car ce n’est pas vous qui parlerez, c’est l’Esprit de votre Père qui parlera en vous ». 80 Voir Marie-Françoise Baslez, Les persécutions dans l’Antiquité. Victimes, héros, martyrs, Paris, Fayard, 2007, p. 202-216. 81 1 Co 15, 35 : « Comment les morts ressuscitent-ils ? Avec quel corps reviennent-ils ? » Et les v. 42-44 pour le processus de métamorphose : du corruptible à l’incorruptible, du sans-gloire à la gloire, de la faiblesse à la puissance, du « psychique » (psychè traduit l’hébreu nephesh et renvoie au principe vital) au spirituel. Voir maintenant Pierre-Marie Beaude, Saint Paul. L’œuvre de métamorphose, Paris, Cerf, coll. « Théologies », 2011, p. 76-80. 82 Histoire Ecclésiastique 5, 3, 3 : « L’Esprit Saint était pour eux un conseiller ». 83 Ibid., 5, 1, 49. 109
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témoin du martyre de son maître Pamphile et de ses disciples, Eusèbe de Césarée identifie lui aussi en eux « la manifestation du charisme apostolique et prophétique »84. Pour Philéas, évêque de Thmuis en Égypte et victime de la persécution de Dioclétien, les martyrs acceptent la souffrance et la mort « par désir de plus grands charismes »85 ; ils deviennent « Christophores », « Porteurs du Christ », sur le modèle d’Ignace, qui prend le nom de « Porteur de Dieu »,« Théophore » dans l’adresse de toutes ses lettres, revendiquant ainsi une autorité de nature charismatique, supérieure à son investiture épiscopale. Les récits de martyre développent et entretiennent une culture visionnaire depuis le plus ancien d’entre eux, la mort d’Étienne86. Mais c’est surtout le charisme prophétique qui est reconnu aux martyrs et confesseurs, puisqu’il s’agit de témoigner. Par leur charisme, les martyrs ont la prescience de leur fonction particulière d’intercesseur : ainsi, l’une des visions de Perpétue lui révèle qu’elle a obtenu par ses prières et le sacrifice de sa vie le salut de son jeune frère, mort prématurément, avant d’être baptisé87. C’est ce rôle d’intercesseur, au profit des lapsi, que vont revendiquer les confesseurs, entrant ainsi en conflit avec l’autorité épiscopale, au nom d’une autre légitimité. La correspondance de Cyprien de Carthage documente parfaitement ce conflit d’autorité. Dans une lettre à l’évêque, que celui-ci a conservée, les confesseurs affirment que martyrs et survivants constituent une communauté mystique prééminente, à laquelle l’évêque doit adhérer88. Ils fonctionnent collégialement, à l’unanimité (nos universos), se posant donc comme une sorte de contre-pouvoir, un peu à l’image des prophètes de l’Ancien Testament. Dans un esprit identique, les confesseurs de Lyon proclament que leur lettre a un contenu inspiré89 ; par une autre lettre, 84 Eusèbe de Césarée, Martyrs de Palestine 11, 1 h. 85 Lettre citée dans Histoire Ecclésiastique 8, 3, 4. L’expression est tirée de Paul, 1 Co 12, 31, à la fin d’une liste des charismes, qui ne précisait pas quels étaient pour lui les charismes les plus grands. 86 Ac 6, 8 : Étienne « plein de charisme et de puissance » multiplie les prodiges et les signes ; 7, 55 : « plein du saint Esprit », il a une vision du ciel. 87 Passion de Perpétue 7, 4-6 et 8, 1. 88 Cyprien, Lettres XXIII : « Nous souhaitons que tu sois en paix avec les saints martyrs ». 89 Histoire Ecclésiastique 5, 4, 3 : elle est porteur de paix de gloire, mais aussi de « grâce » (charis), « de la part de Dieu le Père et du Christ Jésus ». 110
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ils interviennent directement dans la succession épiscopale en recommandant Irénée au nom de leur légitimité particulière, tout en minorant son charisme ministériel de « prêtre de l’Église »90. L’autorité épiscopale a utilisé cette contestation pour s’affirmer et se légitimer : toute l’œuvre de Cyprien, des évêques d’Alexandrie et d’ailleurs91, affrontés à la question des lapsi, travaille à faire reconnaître que l’évêque est le seul habilité à remettre les péchés et à réintégrer dans la communauté les membres défaillants, au nom d’une autorité fondée sur la tradition apostolique et sur un rituel d’ordination. Jusqu’à la fin du IIIe siècle, les charismatiques se sont donc impliqués dans les affaires et les tensions des communautés du moment. C’étaient peut-être des radicaux, pour qui le martyre faisait tout particulièrement sens, mais certainement pas des marginaux, coupés du monde, indifférents au monde.
3. À la recherche d’une voie moyenne dans la relation à Dieu : le témoignage des Actes apocryphes C’est cette question de la marginalisation, voire de la répression de toute relation immédiate à Dieu que je voudrais reprendre pour terminer, en utilisant une autre source documentaire : les Actes apocryphes des apôtres, en particulier les Actes de Paul. Ils me paraissent témoigner moins d’une résistance résiduelle et sectaire de courants charismatiques à l’évolution d’ensemble de la Grande Église vers des médiations institutionnelles que de tentatives pour chercher une voie moyenne. Dans son édition de La Pléiade, Willy Rordorf considère que les Actes de Paul véhicule ce « Wanderradicalismus » identifié par Gerd Theissen comme l’expression de l’idéal évangélique originel. Les héros des Actes apocryphes sont des gens sans domicile, sans famille, sans argent92, opposés par tous ces caractères à une Église établie 90 Ibid., 5, 4, 2. 91 Références rassemblées dans Baslez, Les persécutions dans l’Antiquité, p. 249-253. 92 Willy Rordorf, in Écrits apocryphes chrétiens I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade, 442 », 1997, p. 1120-1121. Gerd Theissen, 111
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stabilisée ; ce sont des « charismatiques chrétiens itinérants 93 », propulsés aux extrémités du monde, à travers une nature sauvage, parcourue de bêtes fauves, ce qui accentue l’impression de marginalité94. Il peut s’agir d’une femme, apôtre au féminin : intégré aux Actes de Paul, le cycle de Thècle fait passer celle-ci d’une prédication dans l’espace domestique à des voyages missionnaires indépendants, où elle apparaît de plus en plus marginale et asexuée, les cheveux coupés court, habillée en homme95. Dans le cycle de Paul, deux femmes, qui avaient hébergé une Église domestique à Damas96, s’attachent à l’apôtre au point de le suivre jusqu’à Jéricho97. Ces figures de femmes, celle de Thècle surtout, ont éclipsé tout le reste : les études se sont focalisées – de manière sans doute exagérée98 – sur la situation et le rôle du genre féminin dans la communauté chrétienne et sur l’accession des femmes à certains ministères99. Mais au-delà, s’articule un éventail de questions doctrinales et disciplinaires beaucoup plus large, surtout quand on utilise la correspondance des Corinthiens avec Paul, qui remplit toute une
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« Radicalisme itinérant », in Histoire sociale du christianisme primitif, p. 17-l 46, qui ne prend toutefois pas en compte les Actes apocryphes. L’expression est de Theissen, « Radicalisme itinérant », p. 30. Le modèle le plus radical est sans doute véhiculé par les Actes de Philippe : périple dans la nature sauvage, enthousiasme spirituel, ascèse immodérée, visions et apparitions multiples. AcPl 2, 25 et 40. Cette thématique de la femme apôtre ou martyre asexuée apparaît dans la Passion de Perpétue 10, 7 et dans des écrits gnostiques d’Égypte : « Je me suis faite mâle » (Évangile de Thomas, 22). AcPl 9, 7-8. AcPl 7, l. 6-7 et 8, l. 22-23 du fragment copte. Toutes ces femmes sont présentées comme « enchaînées » ou « accrochées » à Paul, ce qui souligne la force de l’attraction charismatique. Jusqu’à faire de ce livre la production d’un cénacle féministe : voir la mise au point d’Hélène Cillières, « L’utilisation des sources canoniques et apocryphes dans les études féministes chrétiennes : lecture de l’œuvre d’Élisabeth Schüssler Fiorenza », ASE, 22 (2005), p. 445-454. Voir aussi Esther Yue Lo Ng, « Acts of Paul and Thecla : Women Stories and Precedents », JThSt, 55 (2004), p. 1-29 et Peter W. Dunn, « Women’s Liberation, the Acts of Paul and Other Apocryphal Acts of the Apostles : A Review of Some Recent Interpreters », Apocrypha, 4 (1993), p. 245-261. C’est le traité de Tertullien Sur le baptême 17, 5 et sa polémique sur le baptême dispensé par des femmes, qui signale pour la première fois les Actes de Paul et renseigne un peu sur son auteur, un prêtre d’Asie. La raison en est que l’héroïne, Thècle, s’administre elle-même le baptême.
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section des Actes dans leur mise en forme finale100. Elles touchent aux structures des communautés chrétiennes, puisque les figures de charismatiques ne sont pas seulement des personnages itinérants, mais peuvent être intégrées dans les communautés101. Celles-ci prescrivent l’abandon des biens de ce monde102, pratique de la première Église de Jérusalem qui est encore documentée en Asie Mineure au milieu du IIe siècle103 ; héritée de certains courants juifs, elle était considérée comme sectaire par le droit romain104. Hermippos de Myre tient un discours particulièrement radical : « Ce monde n’est rien. L’argent n’est rien. Toutes les richesses ne sont rien »105. Presque à chaque étape, des gens quittent leur maison pour suivre Paul, au moins un certain temps106. La place donnée aux inspirés et aux charismatiques dépasse la simple question du féminisme : dans l’épisode d’Éphèse, l’apôtre est lui-même un visionnaire ; un inspiré, Cléobios, apparaît dans la séquence corinthienne et un « bienheureux prophète », Judas, dans le récit rétrospectif de Damas107. Les femmes 100 Découverte en 1644 dans un manuscrit arménien et connue maintenant par sept manuscrits, cette Correspondance n’est intégrée aux Actes de Paul que dans le manuscrit copte. Se pose donc le problème du rapport que les deux œuvres ont eu entre elles à l’origine : voir désormais l’état de la question dans St. Johnston, « Nature de la relation entre les Actes de Paul et la correspondance apocryphe entre Paul et les Corinthiens », OLA, 163 (2007), p. 481-500, ainsi que l’édition commentée de Michel Testuz, Papyrus Bodmer X-XII.X. Correspondance apocryphe des Corinthiens et de l’apôtre Paul, Cologny-Genève, Bibliothèque Bodmer, 1959, surtout aux p. 14-25. 101 AcPl 10, 2. 102 AcPl 3, 18 (Thècle se dépouille de sa parure) et 23 (Onésiphore renonce à ses biens et sa famille mendie sa nourriture) ; 4, 14 et 16 (la reine Tryphaine met ses biens au nom de Thècle « pour le service des pauvres ») ; 5, 4 (Hermocratès redistribue ses biens pour venir en aide aux veuves). 103 Lucien, Peregrinus 13, à utiliser dans l’édition commentée de Peter Pilhofer, Lukian. Der Tod des Peregrinus, vol. 9, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellchaft, 2005. Voir aussi Aelius Aristide, Discours IV, « Sur les sectes ». 104 Bonne mise au point de Richard Pervo, Acts. A Commentary, Minneapolis, Fortress, 2009, p. 125-137. 105 AcPl 5, 4. 106 Outre les deux femmes de Damas, la mère et la fille (AcPl 9, 7-9), Onésiphore et sa famille à Iconion (3, 23), quelques personnes de Pergè (6, 1). 107 AcPl 4 (à Myre, vision en rêve), 9,3 (vision angélique, visible à tous, à Corinthe) et 9, 6 (Damas). 113
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inspirées, nommées dans les deux sources de l’épisode corinthien, interprètent une révélation ou une inspiration au cours de l’assemblée liturgique108. Confirmant le témoignage d’Irénée, cité plus haut, ces Églises ont des pratiques charismatiques de prière et de jeûne en commun, pour obtenir le salut de l’un des leurs : ainsi, à Iconion, alors que Thècle est conduite au supplice de fauves dans l’amphithéâtre et en grand danger de mort, Paul et l’Église d’Onésiphore observent un jeûne de six jours et obtiennent son salut109. La thématique du martyre est le dernier point qui mérite d’être relevé, car on peut concevoir la structure narrative des Actes de Paul comme une marche de l’apôtre vers le martyre, selon une claire progression, scandée par des visions prémonitoires et des prédictions110. En présentant un Paul souffrant ou participant de la souffrance d’autres chrétiens, il s’agit d’établir le fondement christologique de la souffrance – thématique essentielle des épîtres autobiographiques et des Actes canoniques, mais qui était devenue peu présente à la génération des Pastorales111. Les Actes de Paul veulent sauvegarder une sensibilité prophétique et une structure charismatique, ce qui semble bien conduire l’auteur à prendre parti dans la crise suscitée par la « Nouvelle Prophétie » montaniste dans les communautés d’Asie112. Dans le livre, en effet, des figures d’inspirés, nommés Ammia et Judas113, peuvent renvoyer à des personnages connus par un traité antimontaniste intitulé Il ne faut pas qu’un prophète parle en extase114. Ammia de Philadelphie, ville 108 AcPl 10, 2 (3 Corinthiens) et 12, 5. 109 AcPl 3, 23. Voir ci-dessus. Cette pratique est héritée du judaïsme (2 Mc 13, 10-12 ; Jdt 4, 13 ; Est 4, 16). Voir aussi 11, 5. 110 AcPl 5, 4 ; 12, 2 et 3 ; Thècle est présentée, elle aussi, comme une visionnaire, mais seulement au moment de son martyre. 111 Ainsi que le souligne Daniel Marguerat, « Paul après Paul : une histoire de réception », New Testament Studies, 54 (2008), p. 329-334. Voir Ph 3, 10 ; 2 Co 1, 5 ; 4, 10 ; 10-13 ; Ga 6, 17. 112 On ne peut s’en tenir à l’affirmation péremptoire de Léon Vouaux, Les Actes de Paul et ses lettres apocryphes, Paris, Letouzey et Ané, coll. « Documents pour servir à l’histoire des origines chrétiennes. Les Apocryphes du Nouveau Testament, 2 », 1913, p. 111-112, qui utilise ce silence apparent pour dater les Actes de Paul d’avant l’explosion du montanisme, dont il discute d’ailleurs l’importance, c’est-à-dire des années 160 plutôt que 180. La citation de l’anonyme antimontaniste dans Histoire Ecclésiastique 5, 16, 9, qui minimise les effets du montanisme à la première génération, est peut-être une interpolation. 113 AcPl 9, 5 et 7-8. 114 Histoire Ecclésiastique 5, 17, 3. 114
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située aux confins du berceau du montanisme, avait laissé le souvenir d’une inspirée authentique, dont on refusait qu’elle soit revendiquée par les montanistes115. La figure du « bienheureux prophète Judas » relève davantage d’une construction qui agglomère plusieurs personnages : ce n’était qu’un nom et une adresse fournis par les Actes des apôtres dans l’épisode de Damas116, mais ce nom évoquait implicitement un prophète homonyme, envoyé par la communauté de Jérusalem à Antioche où sa route croise celle de Paul117. Ces figures de prophétisme authentique et d’autorité reconnue, opposées aux Montanistes, sont réactualisées par l’auteur des Actes de Paul118, qui reste pourtant assez proche des interprétations montanistes quand il relie les charismes prophétique et visionnaire de Paul et de Thècle à l’épreuve du martyre119. Dans la séquence éphésienne, Paul s’exprime « en langues » pendant sa vision angélique, c’est-à-dire que l’auteur envisage une expérience extatique de glossolalie, qui « affole » la communauté ; pourtant, l’apôtre considérait ce charisme avec réserve, on l’a vu, et les réticences, pour ne pas dire plus, n’avaient fait que croître au cours du IIe siècle120.Toutefois, dans un deuxième temps, la révélation extatique est interprétée en langage clair dans l’intérêt de toute l’assemblée, l’auteur suivant alors ce que préconise l’apôtre dans la première épître aux Corinthiens121. On peut penser qu’il cherchait une voie moyenne entre mysticisme et rationalité122. D’autre part, en faisant prophétiser une femme inspirée, Myrtè, lors d’une assemblée liturgique de Corinthe123, il se conforme à une situation considérée comme normale au chapitre onze de la première épître aux 115 Ibid., 5, 17, 3 et 4. 116 AcPl 9, 6, à rapprocher d’Ac 9, 11. 117 Ac 15, 22, 27, 32. 118 La référence à Paul, comme garant du prophétisme authentique, apparaissait déjà dans les écrits antimontanistes Histoire Ecclésiastique 5, 17, 4, s’appuyant sur 1 Co 1, 7. 119 AcPl 3, 21 et 9. 120 AcPl 9, 2-3 (épisode connu par le papyrus de Hambourg) : la scène se passe dans la maison d’Aquilas. À comparer avec 1 Co 12, 10 ; 13, 2 et 14, 2-35 et 26-28. Voir encore Didachè 11, 7-8 : celui qui « parle en langues » (lalein) sous l’inspiration de l’Esprit. 121 1 Co 14, 13. 122 Peter W. Dunn, « The Influence of 1 Corinthianson the Acts of Paul », Atlanta, GA, Scholar Press, coll. « Society of Biblical Literature 1996 Seminar Paper », 1996, p. 451. 123 AcPl 12, 5. 115
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Corinthiens, en ignorant l’injonction au silence du chapitre quatorze de la même épître, qu’Origène a utilisée contre les montanistes124. En définitive, il maintient aux femmes inspirées le droit à la parole que leur reconnaissait Paul et que confirme la Troisième épître aux Corinthiens, mais qui leur fut refusé à la génération des Pastorales125 et par l’auteur de l’Apocalypse, quand celui-ci s’en prend à la « Jézabel de Thyatire », une femme « qui se dit prophétesse » et « qui enseigne »126. C’est sans doute la défense du prophétisme et plus généralement de l’inspiration, qui explique l’insertion dans les Actes de Paul, d’une correspondance apocryphe, qui remplit la séquence corinthienne et dont le motif en est l’arrivée de deux prédicateurs itinérants qui enseignent entre autres de « ne pas recourir aux prophètes »127. Les Actes de Paul et la Troisième Épître aux Corinthiens défendent en définitive un radicalisme modéré. La communauté de Corinthe accueille des itinérants et maintient des inspirés en son sein, y compris des femmes, mais elle présente une structure ministérielle achevée, avec un presbyterium bien organisé, exerçant une autorité collégiale. On a peut-être pu tirer de l’histoire de Thècle, s’administrant elle-même le baptême au moment de son martyre, un argument en faveur d’un rôle ministériel dévolu aux femmes, mais cela n’apparaît jamais dans les Actes de Paul et c’est avec le temps, seulement, que les montanistes revendiquèrent pour les femmes l’autorité du ministère et des fonctions cléricales128. Jusque-là, conformément à toute la tradition biblique, l’autorité féminine est exclusivement liée au charisme de l’inspiration. À titre de confirmation, l’épitaphe de la prophétesse Nanas, déjà citée, ne mentionne aucun titre ni fonction ministérielle, mais rappelle seulement son leadership charismatique ; d’ailleurs, elle est mariée et reste inscrite au centre d’une communauté 124 1 Co 14, 34-35, que l’on a pu considérer comme une interpolation antimontaniste,connue de Tertullien et d’Origène, mais non de l’auteur des AcPl, ni d’Irénée (Dunn, « The Influence of 1 Corinthians », p. 452-453, avec des considérations étonnantes sur la circulation des variantes, qui serait plus rapide [à cette date !] vers l’Afrique qu’en Asie). 125 1 Tm 2, 11-12. 126 Voir Étienne Trocmé, « La Jézabel de Thyatire », RHPhR, 79 (1999), p. 51-55 et Marie-Françoise Baslez, Bible et histoire. Judaïsme, hellénisme, christianisme, Paris, Fayard, 1998, p. 340-342. 127 AcPl 10, 2, 10. 128 Les sources sont tardives : Épiphane, Panarion 49, 2 ; Ambrosiaster, Comm. I Tm 3, 11. 116
Les charismatiques et l’autorité établie dans les communautés chrétiennes...
sociale, en dépit de sa vie ascétique129. Pareillement, dans les Actes de Paul, quand des membres des communautés décident de quitter leur lieu de vie au passage de l’apôtre, pour le suivre, ils le font en famille : Onésiphore se réfugie dans une grotte pour y vivre en ascète, mais avec femme et enfants et cela ne dure en définitive qu’un temps, celui de la persécution ; des fidèles de Pergè partent en couples, de même que Lamia et Ammia130. Les familles n’éclatent donc pas, contrairement à ce que l’on sait du milieu montaniste ou qu’évoquent certains récits de martyres, émanant sans doute de groupes plus rigoristes131. La structure familiale subsiste, gage pour l’avenir de la communauté, et elle est même sublimée par des miracles dans l’intérêt des familles, puisque des résurrections d’enfants sont rapportées à de nombreuses étapes132. On est ainsi conforté dans l’idée que des communautés pauliniennes, à la fin du IIe siècle, ont tenté de tracer une voie moyenne du paulinisme en reconnaissant le charisme de l’inspiration et en maintenant aux femmes inspirées un rôle dans la mission et dans le fonctionnement d’Églises domestiques, se démarquant ainsi de l’ecclésiologie des Pastorales sans tomber dans le sectarisme ni les excès des montanistes. La figure de l’apôtre donne une garantie de légitimité à ces communautés charismatiques, en leur permettant de se placer dans la tradition apostolique et de rester dans la Grande Église. En conclusion, l’étude du courant charismatique dans le christianisme des IIe et IIIe siècles ne saurait se réduire à quelques figures d’itinérants radicaux et marginaux, redoutés comme éléments de déstabilisation, combattus comme un danger pour l’Église établie et finalement éliminés au nom de la religion. Il faut certainement abandonner une lecture de l’évolution du christianisme réduite à un antagonisme irréductible entre deux conceptions du religieux, deux modèles d’Église. Jusqu’au IVe siècle, au moins, des charismatiques sont présents et actifs dans certaines communautés et certaines régions, sans récuser l’institution ni les médiatisations qu’elle impose.
129 Citée ci-dessus n. 60. 130 AcPl 6, 1 ; 9, 7 ; 8, 23. 131 Les persécutions dans l’Antiquité, p. 239-249. 132 AcPl 2, 1-2 ; 5, 1 ; 11, 1. 117
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La mystique, une contestation de la religion ?
8 LA MYSTIQUE, UNE CONTESTATION DE LA RELIGION ? JOUISSANCE ET BEAUTÉ DANS LE CANTIQUE SPIRITUEL DE JEAN DE LA CROIX Geneviève Fabry
La question de la littérature n’est pas seconde par rapport à l’enjeu proprement philosophique et théologique sous-jacent à la tension entre « Dieu » et « la religion » envisagée comme « risque ». La présente étude présuppose que la tension entre Dieu et la religion ne peut être pensée en dehors de la question du langage dont la littérature, dans ses réalisations les plus hautes, explore les limites et les potentialités. Quel meilleur cas d’étude, dans cette perspective, que l’œuvre de Saint Jean de la Croix, à la fois docteur de l’Église et auteur d’une œuvre considérée comme l’une des cimes de la poésie espagnole de tous les temps ? Après quelques réflexions préliminaires concernant le cadre conceptuel, le contexte de l’Espagne du XVIe siècle et la présentation sommaire de l’œuvre de saint Jean de la Croix, l’on s’attachera, dans une perspective philologique et herméneutique, à une lecture attentive d’une des strophes du Cantique spirituel de saint Jean de la Croix, ce qui nous amènera à reprendre à nouveaux frais la notion de « risque », à la lumière cette fois de l’expérience de la jouissance en lien avec la beauté.
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1. Mystique et religion D’une manière générale, à la suite de Martín Velasco, on peut définir la mystique (dans l’usage comme substantif qui n’est attesté que depuis le début du XVIIe siècle, ainsi que le fait remarquer Michel de Certeau), comme un ensemble « d’expériences intérieures, immédiates, sensibles, qui ont lieu à un niveau de conscience qui dépasse celle qui régit l’expérience ordinaire et objective, [expériences] de l’union – quelle que soit la forme dans laquelle elle est vécue – du fond du 1 sujet avec le tout, l’univers, l’absolu, le divin, Dieu ou l’Esprit » . Martín Velasco, s’empresse de la nuancer cependant en spécifiant qu’au-delà des quelques traits communs qui viennent d’être spécifiés, on ne peut appréhender une tradition mystique qui soit séparable du 2 système religieux dans lequel elle s’insère . Certes, dans la plupart des cas, cette insertion implique une mise sous tension de la religion ellemême, voire une contestation plus ou moins ouverte. La mystique, une contestation de la religion ? Oui, assurément : le but de notre auteur était de réformer radicalement l’ordre du Carmel en proposant à ses membres le chemin le plus audacieux qui soit : la divinisation de l’âme transformée par l’Amour. Mais, dans le cas de Jean de la Croix, ce n’est là qu’un aspect de sa démarche. En effet, son génie réside dans la dimension critique qu’il exerce non seulement contre l’institution religieuse qu’il faut réformer, mais contre la critique ellemême. En d’autres termes, chez Jean de la Croix, la mystique apparaît comme un dispositif critique et contestataire, mais elle instaure aussi et en même temps une suspicion face à sa propre démarche critique qu’elle entend tenir en suspens.
2. Contexte : l’Espagne du XVIe siècle Juan de Yépez naît en 1542 et meurt en 1591 : sa vie tout entière s’inscrit dans le cadre de l’Espagne impériale du XVIe siècle, ou, pour être plus précis, de la seconde moitié du XVIe siècle. Rappelons en effet qu’en 1555, ont lieu à Bruxelles les cérémonies d’abdication de 1 2 120
Juan Martín Velasco, El fenómeno místico. Estudio comparado, Madrid, Trotta, 2003, p. 23. Comme pour les autres sources mentionnées en espagnol, c’est moi qui traduis, sauf indication contraire explicite. Ibid., p. 10.
La mystique, une contestation de la religion ?
Charles Quint. Certes, les dimensions inouïes de l’empire ont pu faire croire que s’était réalisé le rêve de l’établissement d’une chrétienté universelle soumise au roi très catholique d’Espagne. Mais en réalité, l’abdication scelle un bilan qui est loin d’être positif tant du point de vue de la politique intérieure (les tensions restent vives après l’écrasement de la révolte qui marque le début du règne du souverain) qu’en ce qui concerne l’échec face aux protestants et aux Turcs. L’année 1555 signe donc un basculement dans l’histoire culturelle de l’Espagne. Le règne de Charles Quint – surtout les quinze premières années – avait été marqué par une ouverture aux courants les plus féconds de l’humanisme européen et, en particulier, de l’érasmisme. Par contre, le règne de Philippe II (1555-1598) va être caractérisé par un mouvement de repli et de fermeture sur les racines catholiques de l’Espagne. C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’efflorescence de la littérature ascétique et mystique en Espagne. Le Carmel va y occuper une position centrale : une sorte de moyen terme entre l’intellectualisme des jésuites et des augustiniens, et l’affectivité des franciscains. La mystique castillane, et singulièrement celle du Carmel, présente comme traits communs : l’importance des œuvres (et pas de la seule foi), le symbolisme privilégié des noces (plutôt l’union que la fusion), le caractère central de l’humanité du Christ, la reprise et l’approfondissement des trois voies traditionnelles de l’itinéraire spirituel (purgative, illuminative et unitive), le lien indissoluble entre expérience et langage, et enfin, l’usage de la langue vernaculaire. Les œuvres phares de cette période sont celles de Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, mais il convient aussi de mentionner les travaux de l’érudit et également poète Fray Luis de León, augustinien. Ces trois personnalités sont représentatives d’une certaine forme de marginalisation sociale (dans les trois cas, une ascendance juive est suspectée) et d’une persécution de la part des autorités religieuses qui débouche, pour Fray Luis et Jean de la Croix, sur une incarcération. Ce qui est 3 remarquable, c’est que la « vitalité historique » de la culture espagnole ne sera pas annihilée par la répression bien réelle menée dans l’esprit de la Contre-Réforme, mais donnera lieu à l’union féconde de l’action et de l’écriture, dans la fidélité à une vocation singulière qui expose ceux qui la vivent aux foudres de l’Inquisition et des courants les plus conservateurs de l’ordre religieux qui est le leur. 3
José Luis Abellán, Historia crítica del pensamiento español, t. 2, Madrid, Espasa Calpe, 1979, p. 301. 121
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3. Jean de la Croix et son œuvre C’est bien sûr le cas de Jean de la Croix et de Thérèse. C’est en 1567, alors que Juan a déjà revêtu l’habit du Carmel et étudie pour quatre ans à Salamanque, qu’il rencontre Thérèse et que celle-ci convainc celui-là de la rejoindre dans son entreprise de réforme du Carmel, réforme qu’il entreprend dès 1568, à Duruelo. Cette réforme suscite enthousiasme et défiance. Dans la nuit du 3 au 4 décembre 1577, Jean est emmené par des frères de la branche non-réformée dans leur couvent de Tolède, où il est emprisonné dans des conditions très dures. Il s’échappera de sa cellule le 15 août de l’année suivante, avec, dans ses poches, l’ébauche d’un long poème dont il a déjà rédigé une trentaine de strophes : il s’agit des « Chansons entre l’âme et l’Époux », qu’il va compléter par d’autres strophes (il y en aura quarante au total). Ce poème va rapidement circuler chez les carmes et surtout les carmélites déchaussés. À l’intention des religieuses dont il est le confesseur et parfois même l’ami privilégié (c’est vraisemblablement le cas d’Anne de Jésus, prieure du Carmel de Grenade), il rédige non seulement de brèves notes qui circuleront sous la forme d’aphorismes (los dichos de luz y amor) mais il élabore bientôt une explication systématique de l’itinéraire spirituel dont les poèmes sont le témoin et la trace. C’est ainsi qu’en 1584, Jean de la Croix finalise un commentaire qui explique strophe par strophe le long poème commencé dans la geôle de Tolède. Le texte en prose circulera lui aussi longtemps avant d’être publié. Les écrits du carme réformateur sont censurés, même après la reconnaissance officielle de la branche réformée en 1580 par le pape Grégoire XIII. Leur publication sera posthume et soumise aux aléas d’une transmission sous le manteau. Ce n’est qu’en 1618 que sont publiées ses œuvres à Alcalá mais sans 4 le Cantique spirituel. La première édition de celui-ci se fait en français à Paris en 1622, tandis que la première publication en espagnol est de 1627 à Bruxelles, plus de trente ans après la mort de l’auteur. L’histoire philologique du Cantique est particulièrement complexe et l’on ne s’y attardera pas. Cependant, il importe pour notre propos de mentionner le fait que le poème et son commentaire en prose nous sont parvenus sous deux formes principales, que la critique a pris l’habitude de nommer A et B. Dans sa forme A, le Cantique compte 4
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Le titre de Cantique spirituel est donné par l’éditeur et est celui que retiendra la tradition pour les Chansons entre l’âme et l’Époux.
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39 strophes. La version B est postérieure et présente une strophe de plus. L’ordre des strophes est modifié au profit d’un développement plus linéaire et des modifications substantielles sont apportées aux commentaires. Dans le cadre de cette étude, il n’est pas pertinent d’étudier dans le détail les divers problèmes philologiques que pose le Cantique. Il s’agira plutôt de voir dans la lettre même du poème et de son commentaire par l’auteur comment le sujet lyrique, qui est indissolublement un sujet mystique, s’expose au risque et de Dieu, et de la religion.
4. La strophe 35 dans le contexte du Cantique : la question de la beauté Le Cantique spirituel est un long poème dialogué entre deux voix amoureuses, l’une masculine et l’autre féminine. Le genre choisi par l’auteur emprunte à la fois au Cantique des cantiques et à la poésie pastorale italianisante en vogue à l’époque. On peut discerner grosso modo quatre temps dans le Cantique. Les douze premières strophes nous présentent un personnage féminin blessé par l’amour et qui part, éperdu, à sa recherche. La strophe CA12 / CB13 marque un changement de registre et de ton : une première rencontre a lieu, l’aimée semble prendre son envol et percevoir le monde transfiguré par l’amour. Bientôt (CA 27 et CB 22), la rencontre se fait plénière et l’aimée devient l’épouse. Les strophes finales évoquent la culmination de cet amour dans un mouvement sans cesse renouvelé, qui convoque à la fois la beauté du monde et l’intériorité des amants. Le poème se ferme sur une image énigmatique. La strophe que l’on se propose d’examiner plus particulièrement (CA35 / CB36) appartient à ce déploiement final du lien amoureux et sponsal : Gocémonos amado y vámonos a ver en tu hermosura al monte o al collado
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do mana el agua pura 5
entremos más adentro en la espesura . En voici une traduction littérale : elle donne à comprendre le sens mais échoue à rendre les jeux phoniques et métaphoriques très élaborés du poème. Réjouissons-nous aimé / jouissons de nous aimé et allons voir en ta beauté le mont ou la colline d’où sourd l’eau pure entrons plus avant dans l’épaisseur. Ces quelques vers comptent parmi les plus beaux du Siècle d’Or espagnol. La triple invitation à jouir, aller, pénétrer, semble, par-delà le dialogue avec l’aimé, emporter le lecteur dans une contemplation qui est indissolublement mouvement. Ce mouvement délie le rapport d’objectivation qui guette tout regard : « nous voir en ta beauté », c’est aussi « entrer plus avant dans l’épaisseur ». En contraste complet avec l’incipit du poème qui consistait en une sortie de l’aimée à la recherche de son amant (« salí tras ti clamando y eras ido »/ « je sortis derrière toi mais tu étais parti »), cette strophe radicalise le mouvement d’intériorisation déjà exprimé plus haut dans le poème. Le face-à-face amoureux est inscrit dans une structure ternaire : alors que les premiers vers semblent privilégier des groupes binaires (« réjouissons-nous » et « allons », « au mont » et « à la colline »), la strophe entière se structure autour de trois impératifs (« réjouissons-nous »/ « allons »/ « entrons ») auxquels répondent trois compléments de lieux (« le mont », « la colline » et la source). Le tu et le je ne s’exaltent pas dans une union qui serait considérée comme un point d’aboutissement mais au 6 contraire leur jouissance, à moins qu’il ne faille dire leur joie , est d’aller plus avant dans l’énigme même de ce qui les enivre. Comment penser ce rapport entre jouissance, beauté et intériorité que met en Jean de la Croix, Nuit obscure. Cantique spirituel, préface de José Angel Valente, trad. de Jacques Ancet, Paris, Gallimard / UNESCO, éd. bilingue, 1997, p. 70-73. 6 Voir infra. 5
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exergue cette strophe ? Afin de tenter de répondre à cette question, il n’est pas sans intérêt de considérer conjointement diverses traductions françaises de ces cinq vers : leurs divergences sont pleines d’enseignement.
5. La strophe 35. Approche par la traduction : la question de l’éros L’un des premiers traducteurs français de ces vers a choisi de faire entendre très librement sa propre lecture du poème et de mettre ainsi l’accent moins sur le double mouvement d’aller et d’entrer et davantage sur la dimension proprement visuelle de la beauté : Sus allons Amy pour nous voir, Et pour considérer nos faces, En vos beautez, ce clair miroir, Où l’on découvre toutes grâces : Au mont d’où l’eau plus pure sourd, 7
Au bois plus espais et plus sourd . Les deux derniers vers de cette transposition très personnelle déploient joliment le doublet du vers 3 de l’original. Ils rendent plus perceptible le paradoxe qui affleure dans le délicat entrelacs des vers impairs : voir en « ce clair miroir », c’est accepter – peut-être – de ne pas voir et de ne pas entendre. Mais on peine à retrouver en français la vigoureuse interpellation des premiers vers. Le silence est total sur le « gocémonos » initial. Dans cette 35e strophe du Cantique spirituel, Jean de la Croix chante pourtant l’étape finale du long chemin que l’âme, désormais complètement transformée par l’amour, a parcouru avant de trouver l’aimé 7
Traduction du Père Cyprien de la Nativité citée dans Les œuvres spirituelles du bienheureux père Jean de la Croix. Cantique spirituel, Vive flamme et Opuscules, Lucien-Marie de Saint-Joseph (ed. et trad.), Bruges, Desclée de Brouwer, 1959, p. 1223. 125
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(se laisser trouver par lui), célébrer avec lui fiançailles et épousailles. C’est une ivresse sans mélange, sans fausse pudeur, qui l’habite : « Gocémonos », s’exclame-t-elle. « Qui, parmi les traducteurs français, [...], a eu l’audace de traduire vraiment ce scandaleux “gocémo8 nos” ? » , s’enorgueillit J. Ancet, lequel propose, dans la traduction publiée en 1997 par Gallimard : Faisons l’amour ami allons tous deux nous voir en ta beauté sur le mont où jaillit l’eau en sa pureté 9
pénétrons plus profond dans les fourrés . Jacques Ancet a sans doute raison de vouloir dépoussiérer nos lectures d’un platonisme suranné qui s’accommode mal de l’extraordinaire vigueur du verbe de Jean de la Croix. « Mon ami, 10 soyons en joie » (Lucien Marie de Saint Joseph) , « Réjouissons-nous, 11 mon Bien-Aimé » (Dom Chevallier) ou même « Jouissons de nous 12 aimé » (Benoît Lavaux) : autant de traductions qui paraissent un peu faibles, en regard de l’intense charge affective et érotique du verbe « gozar ». Rappelons que c’est ce verbe qui revient sans cesse sur les lèvres du séducteur de Tirso de Molina, comme, par exemple dans cette déclaration sans ambages : « gozarla esta noche espero »/ « J’espère jouir d’elle cette nuit » (acte III, v. 1970). Dans la bouche du séducteur, « gozar » devient même transitif direct, ce qui exprime davantage encore, si besoin en était, l’objectivation dont est victime la femme dès lors qu’elle est entrevue et aussitôt désirée par don Juan. Le dictionnaire de l’Académie royale espagnole rappelle que la dimension sensuelle reste très présente dans la signification Jacques Ancet, Nuit obscure. Cantique spirituel, p. 47. C’est moi qui souligne. 9 Ibid., p. 89.91. 10 Œuvres complètes de Jean de la Croix, p. 700. 11 Dom Chevallier, Le Cantique spirituel de Saint Jean de la Croix, docteur de l’Église, Paris-Bruges, Desclée de Brouwer, 1930, p. 136. 12 Trad. de Benoît Lavaud (1985) citée dans Anthologie bilingue de la poésie espagnole, Nadine Ly (coord.), Paris, Gallimard, 1995, coll. « Bibliothèque de la Pléiade, 419 », p. 337. 8
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contemporaine de ce verbe, puisqu’il se réfère tout à la fois au fait de « posséder quelque chose d’utile et d’agréable », de « connaître charnellement une femme », de « sentir du plaisir et d’expérimenter 13 de douces et agréables émotions » . De même, les deux principaux substantifs dérivés de « gozar »/ jouir désignent tout autant le plaisir 14 des sens (goce) que la joie la plus spirituelle (gozo, du latin « gaudium »). Faut-il dès lors suivre Jacques Ancet dans sa radicale réorientation du sens, fût-ce dans la direction opposée à celle d’une spiritualisation qui semble désuète ? De même que le long processus de déprise décrit dans la Nuit Obscure défait les tenaces inclinations à la possession qui habitent les esprits et les corps, l’intellect et l’affectivité, de même l’union de l’être avec Dieu touche-t-elle toutes les dimensions de l’humain. Le français échoue à rendre compte de cette corporéité de l’esprit si intimement vibrante dans la langue espagnole. C’est pourtant au creux de cette jointure qu’il faut retrouver l’un des miracles qu’opère la poésie de Jean de la Croix : donner à penser ensemble le corps et le cœur, la sexualité et Dieu.
6. La strophe 35. Du côté des commentaires : jouissance et horizon christologique Mais qu’en dit l’auteur lui-même ? Comment cette référence au Mystère de l’Incarnation est-elle déployée dans les commentaires du Saint ? Les deux vers les plus longs de la strophe qui nous occupe, le second et le cinquième, mettent en exergue les deux substantifs finaux : « hermosura »/ « espesura », beauté et épaisseur, comme si le lecteur lui-même devait aller, par-delà les apparences, dans l’épaisseur d’une intimité où rien n’est plus à voir. Il faut noter que le mot « hermosura » est très présent dans le Cantique spirituel. Ainsi, dans la cinquième strophe, l’aimée constate que les créatures, qui ne savent pas lui dire où est son aimé, sont cependant revêtues de sa beauté : « vêtus les laissa de beauté »/ « vestidos los dejó de hermosura ». Dans son commentaire de cette strophe, l’auteur souligne que le Mystère de l’Incarnation embellit les créatures ; en 13 Cf. www.drae.es (consulté, le 15 octobre 2011). 14 C’est en ce sens que le Larousse bilingue français/espagnol différencie les deux substantifs. 127
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écho à l’épitre aux Hébreux (1, 3), il rappelle que le Fils de Dieu est 15 « splendeur de sa gloire et figure de sa substance » et qu’ainsi il a pu vêtir les créatures de beauté, « en leur communiquant l’être surnaturel, ce qui fut quand il se fit homme, l’exaltant dans la beauté 16 de Dieu » . La beauté est, pour Jean de la Croix, l’attribut le plus contagieux du Dieu trinitaire, la trace sensible de sa présence au monde, un monde qu’il recrée sans cesse. Cette recréation dans 17 l’amour s’opère grâce au regard : « regarder pour Dieu, c’est aimer » , affirme Jean de la Croix dans le commentaire d’une strophe où ce regard atteint sa pleine potentialité de recréation dans la nouvelle économie christique, c’est-à-dire dans le face-à-face : « [l’âme] ne se contente pas de la connaissance et la communication de Dieu vu de dos – comme le fit Dieu avec Moïse –, ce qui est une manière de le connaître par ses effets et ses œuvres, mais avec la face de Dieu, qui 18 est une communication essentielle de la divinité » . Cependant, la beauté du monde peut également être trompeuse puisque l’âme qui cherche Dieu ne peut s’attacher à rien qui soit moins que Dieu, c’est-à-dire aux manifestations mondaines de la beauté divine elle-même. L’âpre traversée des nuits des sens et de l’esprit est précisément ce qui va permettre le dénudement de l’âme, son dépouillement et sa transformation profonde en un cœur vibrant pour et avec Dieu, ce qui lui permet, paradoxalement, de réinstaurer une relation libérée de tout désir d’appropriation avec le cosmos et sa 19 beauté . Les strophes A13-14 (B14-15) manifestent cette contemplation 15 He 1, 3 cité par San Juan de la Cruz, Obras completas, Luciano Ruano de la Iglesia (ed.), Madrid, Biblioteca de autores cristianos, 1982, p. 457. 16 Loc. cit. 17 Ibid., p. 542. 18 Ibid., p. 541. 19 Michel Messier rappelle qu’il s’agit là d’un mouvement dialectique présent au cœur même de la tradition philosophique occidentale : « Le beau comme propriété de l’être (A) et reflet de Dieu (C), éminemment au niveau de l’esprit (B), signale son mystère toujours au-delà ou en-deçà de ses manifestations. D’où la tentation première de rompre avec cellesci pour mieux atteindre celui-là « auto kath’auto », lui-même en luimême ; c’est seulement dans un deuxième temps que l’on retrouve, d’une autre manière ou à niveau supérieur, l’intégration des deux, l’imbrication réciproque du mystère et de sa manifestation. Ainsi chez Platon […]. Même dialectique chez Jean de la Croix : d’abord peintre et sculpteur sur bois, il renonce à tout, s’enfonce dans les terribles nuits des sens et de l’esprit avant de redécouvrir la beauté essentielle sur toutes choses répandue (CS str. 35 ; Oraison de l’âme énamourée) » (Michel Messier, 128
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souverainement libre et aérienne du monde transfiguré dans et par la 20 beauté de l’Amour. Comme en un itinéraire pascal , le chemin nocturne de la négation est transmuté en contemplation intensément joyeuse et sensuelle de tout le cosmos : « Mon aimé les montagnes,/ les vallées solitaires boisées,/ les îles étrangères,/ les fleuves sonores,/ le sifflement des souffles amoureux,/ […], la musique tue,/ la solitude 21 sonore,/ la cène qui recrée et énamoure » . Comme dans le vers cité supra (5,5), la fin de la strophe A14 semble pointer (l’allusion n’est pas explicitée dans le commentaire du Saint) le ressort intime de cette transmutation : le moment culminant de l’Incarnation dans l’offrande eucharistique. C’est le motif de la « cène qui recrée et énamoure ». De quelle manière l’invitation à « aller voir en ta beauté » de la strophe 35 suit-elle un mouvement christologique ? Le commentaire de ce vers ne semble pas répondre immédiatement à cette préoccupation : Ce qui veut dire : Faisons en sorte que par cet exercice d’amour déjà dit nous arrivions à nous voir en ta beauté ; c’est-à-dire, que nous soyons semblables en beauté, et que ta beauté soit de sorte que, l’un regardant l’autre, il te ressemble en ta beauté et se voie en ta beauté, ce qui sera en me transformant en ta beauté ; et ainsi je te verrai toi en ta beauté, et toi tu me verras en ta beauté, et tu te verras en moi en ta beauté, et je me verrai en toi en ta beauté ; et ainsi que je paraisse toi en ta beauté, et que tu paraisses moi en ta beauté, et que ma beauté soit ta beauté et que ta beauté soit ma beauté, et je serai toi en ta beauté et tu seras moi en ta beauté, parce que ta beauté même sera ma beauté. C’est là l’adoption des fils de Dieu, qui diront vraiment à Dieu ce que le Fils lui-même a dit par saint Jean (17, 10) au Père éternel en disant : Omniat mea tua sunt, et tua mea sunt ; ce qui veut dire : Père, toutes mes choses sont à toi, tes choses sont à moi ; Lui par essence, pour être « Esthétique et religion ou les fondements philosophiques et théologiques du rapport entre l’art et la liturgie selon Hans Urs von Balthasar », Mélanges de sciences religieuses, 55 [1998], p. 39). 20 Jean-Daniel Loye a bien montré combien « le Christ est la norme et la forme de toute beauté » (48) et que « la relation à la beauté revêt des caractéristiques pascales de mort et de résurrection » (Jean-Daniel Loye, « La beauté, un lieu pascal. Une réflexion à partir des écrits de saint Jean de la Croix », Mélanges de sciences religieuses, 55 [1998], p. 56). 21 San Juan de la Cruz, Obras completas, p. 477, c’est moi qui traduis. 129
Dieu au risque de la religion
Fils naturel, nous par participation, pour être fils adoptifs ; et ainsi Lui l’a dit non seulement pour lui-même, mais aussi 22 pour tout son corps mystique, qui est l’Église . 23
Dans un texte dont on a souvent loué la « pulsion poétique » , il convient d’abord de mettre en évidence le caractère extrêmement construit d’un discours qui emprunte à la rhétorique ses moyens de 24 structuration et d’expression . L’introduction et la conclusion appartiennent à la sphère du dire et tracent un itinéraire qui va du commentaire explicatif n’engageant que l’intellect (« ce qui veut dire ») à une parole assumée personnellement devant Dieu (« qui diront vraiment à Dieu »). Entre le point de départ et d’arrivée, le discours se déploie en une « espèce d’explosion littéraire, que provoque le mot “hermo25 sura” [beauté] » . Il n’en reste pas moins que cette « explosion » s’inscrit dans une construction syntaxique extrêmement maîtrisée. Si l’on analyse la structure phrastique du fragment, l’on peut dégager dans le corps de la démonstration trois amplifications progressives de la vision réciproque « en tu hermosura »/ « en ta beauté » : - (a) : et ainsi je te verrai en ta beauté, et toi tu me verras en ta beauté, et tu te verras en moi en ta beauté, et je me verrai en toi en ta beauté ; - (b) et ainsi que je paraisse toi en ta beauté, et que tu paraisses moi en ta beauté,
22 Ibid., p. 548, c’est moi qui traduis. 23 Emilio Lledó, « Juan de la Cruz : Notas hermenéuticas sobre un lenguaje que se habla a sí mismo », in José Angel Valente y José Lara Garrido, Hermenéutica y mística : san Juan de la Cruz, Madrid, Tecnos, 1995, p. 119. 24 L’on trouvera également une fine analyse de ce passage dans Molho. Sa conclusion rejoint la nôtre mais en partant d’une hypothèse de lecture qui met l’accent sur le jeu des pronoms et des possessifs (Maurice Molho, « Hermosura / espesura : sobre la canción CA 35 (CB 36) del Cántico espiritual de Juan de la Cruz », Voz y Letra, 3, 2 (1992), p. 12. 25 Ibid., p. 120. 130
La mystique, une contestation de la religion ?
- (c) et que ma beauté soit ta beauté et que ta beauté soit ma beauté, et je serai toi en ta beauté et tu seras moi en ta beauté, parce que ta beauté même sera ma beauté. La solide architecture phrastique et sémantique saute aux yeux : on passe des verbes « voir » et « paraître » à « être ». La démonstration débouche alors naturellement sur l’identification : « parce que ta beauté même sera ma beauté ». La contraction autour du verbe copulatif culmine dans la citation évangélique finale : « Omnia mea 26 tua sunt, et tua mea sunt » . Il est vrai que cette architecture rhétorique et théologique est comme masquée par la réitération du mot que le commentaire est censé expliquer : « hermosura ». Cette insistante répétition estompe – mais jusqu’à un certain point seulement – la structuration rigoureuse du discours et lui surimpose un autre rythme : la progression linéaire, scandée par des amplifications successives, est mise en tension avec une pulsation plus brève et plus irrégulière marquée par le mot « hermosura ». Nadine Ly a soignement analysé dans le commentaire de la Vive flamme d’amour les divers procédés par lesquels « les 27 commentaires excèdent considérablement leur vocation doctrinale » . On retrouve ici le plus significatif d’entre eux, à savoir l’expansion du signifiant : Enfin, là où la contamination poétique pénètre le plus et modifie la prose doctrinale est dans ces fragments qui 26 L’on s’attendrait ici à une mention du verset de la première épître de Jean (3, 2) qui semble sous-tendre l’affirmation de l’assimilation à l’essence divine lors de la vision de Dieu. Cette référence n’apparaît pas dans le Cantique spirituel ; on la trouve cependant dans le second livre de La nuit obscure, pour qualifier le plus haut degré de l’échelle secrète qui mène à l’union de l’âme et de Dieu (San Juan de la Cruz, Obras completas, p. 407). 27 Nadine Ly (1995), « La poética de los Comentarios (algunos rasgos lingüísticos) », in José Angel Valente y José Lara Garrido, Hermenéutica y mística : san Juan de la Cruz, p. 221. C’est moi qui traduis. Nadine Ly distingue quatre procédés : l’insertion programmée des vers commentés, les effusions lyriques, les amplifications comparatives et les chaînes d’expansion du signifiant. 131
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surgissent au milieu des commentaires comme des sommets soigneusement annoncés et orchestrés, dans lesquels la démonstration de l’exégète achoppe avec le signifiant, entrant en lui et le répétant allègrement, l’explorant sans sortir de ses limites phoniques, comme si c’était un abîme de potentialités 28 sémantiques indicibles en dehors de sa propre réitération . Or, c’est précisément ce déplacement vers le signifiant que l’on retrouve dans le commentaire du second vers de la 35e strophe, où dans l’ivresse de la répétition du mot « hermosura » s’approfondit une expérience qui résiste au langage rationnel et renvoie le commentaire à la paradoxale entreprise poétique qui tente de dire l’ineffable, une entreprise où l’objet et le medium s’abîment ensemble dans la « beauté ». Comme l’a souligné Jean-Daniel Loye, « une fois l’union de l’âme scellée avec son Bien-Aimé, la beauté du Christ se découvre être foncièrement présente dans toutes les beautés créées. Ainsi la beauté tient lieu de tout ; elle englobe tout. On dirait qu’en se donnant à Dieu, c’est en la beauté que l’homme spirituel doit se 29 perdre… » . Cela dit, il importe de ne pas perdre de vue que la strophe est structurée comme un tout organique autour de deux axes : les mots hermosura y espesura, beauté et épaisseur. C’est dans le commentaire de ce dernier mot que l’ivresse de la contemplation amoureuse dans la beauté de l’Aimé est ramenée vers son horizon christologique : celui 30 non seulement de la « sagesse abondante » de Dieu mais aussi et surtout « l’épaisseur des travaux et tribulations », c’est-à-dire, in fine, « l’épaisseur de la croix, qui est le chemin de la vie par lequel peu 31 entrent ! » , comme si l’aimée était invitée à entreprendre une fois encore un chemin de purification (« d’où sourd l’eau pure »), de sortir 32 vers le plus intérieur pour y rencontrer celui qui est beauté et amour . Mais le rencontrer quand ? Jean de la Croix lui-même semble avoir hésité à ce sujet. La version B est en effet quelque peu différente de la A. En voici le texte (les ajouts sont indiqués en caractères gras) :
28 29 30 31 32 132
Ibid., p. 230-231. Loye, « La beauté, un lieu pascal », p. 53. San Juan de la Cruz, Obras completas, p. 549. Ibid., p. 550. Voir aussi à ce sujet Molho, « Hermosura / espesura », p. 22.
La mystique, une contestation de la religion ?
« Ce qui veut dire : Faisons en sorte que par cet exercice d’amour déjà dit nous arrivions à nous voir en ta beauté dans la vie éternelle. C’est-à-dire,que je sois de telle façon transformée en ta beauté, que, en étant semblable en beauté, nous nous voyons chacun dans ta beauté, possédant déjà ta même beauté ; de sorte que, l’un regardant l’autre, chacun voie dans l’autre sa beauté, étant celle de l’un et de l’autre ta seule beauté, absorbée que je suis en ta beauté, et ainsi je te verrai en ta beauté, et toi tu me verras en ta beauté, et tu te verras en moi en ta beauté, et je me verrai en toi en ta beauté ; et ainsi que je paraisse toi en ta beauté, et que tu paraisses moi en ta beauté, et que ma beauté soit ta beauté et que ta beauté soit ma beauté, et je serai toi en ta beauté et tu seras moi en ta beauté, parce que ta beauté même sera ma beauté, et ainsi nous nous verrons l’un l’autre dans ta beauté. C’est là l’adoption des fils de Dieu, qui diront vraiment à Dieu ce que le Fils lui-même a dit par saint Jean (17, 10) au Père éternel en disant : Omnia mea tua sunt, et tua mea sunt ; ce qui veut dire : Père, toutes mes choses sont à toi, tes choses sont à moi ; Lui par essence, pour être Fils naturel, nous par participation, pour être fils adoptifs ; et ainsi Lui l’a dit non seulement pour lui-même, mais aussi pour tout son corps mystique, qui est l’Église, laquelle participera à la beauté de l’Époux le jour de son triomphe, qui sera quand elle verra Dieu face à face. Qu’à cause de cela, l’âme demande ici qu’ils aillent voir elle 33 et l’Époux en sa beauté le mont et la colline » . L’on se contentera de relever ici l’importance cruciale de l’ajout, à la fin de la première phrase, du syntagme : « dans la vie éternelle ». Cet ajout est renforcé, en fin de paragraphe, par une explicitation finale qui va dans le même sens, et insiste également sur le fait que la rencontre avec Dieu « face à face » ne se réalisera que lors de la Parousie. Comme le précise Maurice Molho, « l’obsession de celui qui élabore CB36 est d’éviter que le lecteur du Cantique puisse penser que la voie unitive est possible en cette vie, réservant l’union avec Dieu pour l’au-delà de toute expérience humaine, c’est-à-dire : la mort, ce qui, selon les [auteurs] de CB, sauvegarde le pénitent de 34 toute déviation hors des chemins tracés par l’Église » . Pour Molho,
33 San Juan de la Cruz, Obras completas, p. 712. 34 Molho, « Hermosura / espesura », p. 20. 133
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on l’aura compris, la version B ne réunit pas toutes les garanties d’authenticité et n’est donc qu’une concession à la censure ecclésiale. De fait, l’audace d’une rencontre plénière et sensible avec le Dieu chrétien incarné était difficilement tenable dans l’Espagne du XVIe siècle. Et aujourd’hui ? Tout se passe comme si la censure s’était retournée et que la glorification de l’éros ne pouvait se faire au contraire que sur un fond d’immanence radicale, ainsi que le suggère la traduction-interprétation de Jacques Ancet. Or, même si les mots nous manquent, une lecture respectueuse du Cantique spirituel nous amène à nous tenir sur cette crête où la beauté de l’Amour incarné se rend accessible au cœur même de cette vie et de ce monde mais où, en même temps, la déliaison de cet amour dans son chemin pascal est habitée, ipso facto, par une tension eschatologique. En guise de conclusion, nous pouvons rappeler ce que nous affirmions à l’entame de cette étude. Le génie de Jean de la Croix tient, entre autres, à un double mouvement : le dispositif contestataire au centre de l’audacieuse démarche spirituelle est combiné à une mise à distance critique de ce dispositif même. On l’a vu, dans la strophe qui a retenu notre attention, ce jeu de mise à distance rebondit sans cesse. La tension entre le poème et son commentaire est souvent comprise aujourd’hui comme une opposition entre l’élan audacieux d’une expérience spirituelle et poétique inouïe et sa traduction réductrice dans une doctrine prosaïque, a fortiori quand l’on sait que l’histoire éditoriale du texte l’a particulièrement exposé aux contraintes du pouvoir ecclésial, sous la forme de la censure et de l’autocensure. Mais ces commentaires ne se réduisent pas à un tel arraisonnement du poème, voire à sa mise sous tutelle (cf. les addenda de la version B). Ils ne transposent pas un indicible que seul le poème pourrait approcher et pointer, à défaut de le dire. Les commentaires euxmêmes sont aux prises avec l’indicible et déploient à leur manière l’ivresse du verbe qui se fait écho de la joie éprouvée au contact de la beauté retrouvée dans la gratuité de la contemplation amoureuse. Cependant, et c’est là un aspect que l’herméneutique laïque contemporaine rechigne à reconnaître, cette jouissance incarnée de et dans la beauté, n’échappe pas à l’inscription humaine dans la temporalité et la finitude, ce que le texte désigne par le mot 35 Cependant, d’autres occurrences du Cantique B reprennent textuellement la version A, même quand celle-ci insiste sur le caractère plénier du mariage spirituel. Voir par exemple le commentaire de la strophe CA11-CB12. 134
La mystique, une contestation de la religion ? 36
« espesura », c’est-à-dire l’épaisseur ou la « compacité » , et que le commentaire réfère à l’horizon christologique – mort et résurrection – de tout cheminement spirituel. Le jeu infini du poème et de son commentaire renvoie dos à dos mystique et religion : ni mystique sans religion, ni religion assujettissant la mystique.
36 Traduction de « espesura » proposée dans la version française du Cantique qui figure sur le site web du Carmel de France (http://www.carmel. asso.fr/Traduction-contemporaine-du-poeme.html, consulté le 10 octobre 2011).
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La spiritualité et l’irrévérence. Un christianisme sans religion
9 LA SPIRITUALITÉ ET L’IRRÉVÉRENCE. UN CHRISTIANISME SANS RELIGION. RÉSONANCES LITTÉRAIRES René de Ceccatty
1. Né dans une famille catholique, baptisé, éduqué dans la religion catholique, dans un milieu familial lié, en partie, à une gauche chrétienne, j’ai grandi dans une culture où les valeurs évangéliques primaient. Mes parents se sont rencontrés dans des camps « jecistes », de la jeunesse chrétienne, sous l’influence d’un musulman converti et politisé, Marcel Reggui, catholique militant de gauche, qui était un ami commun à eux deux. Ma mère, fille d’un Tunisien athée et d’une Française catholique, a été baptisée, par respect de la religion de sa famille maternelle. Mes parents lisaient beaucoup. C’étaient deux jeunes gens cultivés, conscients de vivre, en Tunisie, dans un pays où les catholiques français ne faisaient pas preuve du plus grand respect de la leçon évangélique de tolérance et d’amour de l’autre. Ils avaient un regard critique sur les dérives de la religion dans laquelle ils avaient été élevés. Ma mère ayant souffert d’ostracisme, à cause de la consonance arabe de son patronyme, et se souvenant des leçons d’agnosticisme de son père (mort quand elle était enfant), ne renonçait toutefois pas à la religion catholique dans laquelle elle puisait des réflexions transcendantes, spirituelles. Tout comme mon père qui était un être de tolérance, bien sûr, mais aussi de renoncement à toute fausse valeur matérialiste. Mariés religieusement en avril 1946, ils ont continué à pratiquer la religion catholique jusqu’à la mort de leur premier enfant, le
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28 mai 1947. Il avait quatre mois. Et la monstruosité arbitraire de cette tragédie les a détournés définitivement pour ma mère, provisoirement pour mon père de toute foi. Ma mère a cessé de croire en Dieu. Mon père a cessé de pratiquer. Ils nous ont toutefois, mon frère et moi, élevés religieusement, en nous inscrivant au catéchisme, sans doute aussi sous l’influence d’amis militants d’un socialisme chrétien. Mes parents, quand j’étais enfant, lisaient Léon Bloy, Georges Bernanos, Julien Green, Graham Greene, François Mauriac. Autrement dit des auteurs chrétiens du doute, sinon, dans le cas de Bloy et de Bernanos, du scandale recherché, de la provocation. Mes parents ont été surpris de mon goût prononcé pour la foi catholique, de ma fréquentation volontaire de l’église. J’y allais seul, le dimanche. Au point qu’un prêtre remarqua ma présence solitaire insolite, régulière dimanche après dimanche. Ma solitude l’avait intrigué. J’avais douze ans. Il me proposa de devenir enfant de chœur, ce qui théâtralisait ma présence et ne la rendait, soit dit en passant, non moins insolite. Ce prêtre, l’Abbé Rivat, joua un rôle important dans ma formation, car il m’invita à suivre un pèlerinage à Turin, en l’honneur de saint Dominique Savio. Durant le voyage, sachant que, autre bizarrerie de ma jeune vie, j’avais appris seul l’italien, il me proposa de servir la messe en italien (on venait d’abandonner le latin dans les pays européens) au Dôme de Turin. Il m’offrit un livre italien sur Emmanuel Mounier et le personnalisme (je rappelle que j’avais douze ans). Étrange prémonition. Mounier était le philosophe chrétien de référence d’une maison d’édition pour laquelle bien des années plus tard je devais travailler et je travaille encore, les éditions du Seuil. Évidemment, ce prêtre percevait en moi un rapport à la religion en quelque sorte « autonome », délibéré, volontaire. Il sentait que mon rapport au rite, au sacré, au spirituel n’avait rien d’automatique, de mécanique, de conformiste, de conventionnel. Apprenant que ma mère était institutrice et que nous vivions dans une école laïque, il en fut encore plus surpris, tant, à cette époque (le début des années 1960), l’école publique semblait en conflit avec la religion. Il rencontra mes parents pour s’assurer qu’ils ne s’opposaient pas à mon voyage et qu’ils ne prenaient pas son initiative comme une manipulation ambiguë. Mes parents, comme ils l’ont toujours fait par la suite, dans les différentes orientations 138
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de ma vie, m’ont laissé libre et ont clairement exprimé leur respect de ma volonté. Ils ont été touchés par l’honnêteté de ce prêtre qui s’excusa de venir en soutane, espérant que l’apparition d’un prêtre ne choquerait pas des convictions laïques, ce qui fit beaucoup rire mes parents, qui ne se laissaient guère intimider par le qu’en dirat-on. Ils expliquèrent à ce prêtre qu’ils avaient perdu la foi et avaient renoncé à toute pratique religieuse, mais qu’ils respectaient mes choix. Mon frère, lui, ne fréquentait plus les églises. C’est en commençant à écrire que j’ai cessé d’aller à l’église et de croire en Dieu, mais non à m’intéresser à l’Évangile, à en respecter la leçon d’humanité, d’amour et de tolérance. La vision du film Théorème, la lecture du roman que Pasolini avait écrit parallèlement au tournage du film ont été, si l’on peut dire, une révélation. Révélation et coïncidence. Car j’écrivais, quand je vis ce film et lus le roman, un roman, L’enfant unique, qui avait avec Théorème, bien des points communs. J’avais eu l’idée de suivre la structure du rituel de la messe pour écrire mon roman, où spiritualité et sexualité s’entremêlaient à la manière de l’œuvre de Pasolini qui, je le rappelle, est la métaphore sexuelle d’une visitation. Un « ange » vient bouleverser une famille bourgeoise en apportant un message d’amour (symbolisé par une rencontre sexuelle avec chacun d’eux, père, mère, fille, fils et bonne) qui va détrôner leurs valeurs, leur mode de vie, leurs convictions. L’écriture, la lecture établissaient en moi une mise à distance trop troublante. Nombre de mes premiers essais littéraires étaient inspirés de mes lectures bibliques. J’ai écrit sur la Samaritaine, sur la destruction de Sodome, sur Abraham, Agar et Sarah, sur sainte Cécile, sur saint Gervais et saint Protais, sur Achillée et Nérée, sur le Cantique des Cantiques, sur l’Apocalypse, sur Mère Jeanne des Anges et les possédées de Loudun. Il en reste des traces dans mon premier livre, Personnes et personnages. Je lisais des vies de saints (La Légende dorée), des Bibles commentées. Mais c’étaient des formes extrêmes de l’expression de la foi, qui confinaient à la folie, qui m’intéressaient. Avec toujours une forte composante sexuelle, exacerbée par la représentation picturale du martyre, comme l’a si bien montré Julien Green dans son œuvre autobiographique. L’incrédulité réactive de mes parents, leur détestation de toute forme institutionnelle ou conventionnelle de la religion affichée et superficielle m’ont certainement influencé. La religion catholique pratiquée était pour eux attachée à une bourgeoisie bien-pensante, 139
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paresseuse, réactionnaire. La disparition de leur foi était attachée à un autre problème individuel. L’arbitraire du mal, semblant venu d’un Dieu tout-puissant, s’accablant sur leur enfant, suscitait en eux un sentiment de trahison. Pour être un peu simpliste, je dirai que je cherchais une spiritualité par d’autres moyens que la religion. Sans aucun doute, l’origine de mon grand-père maternel (né musulman) relativisait toute appartenance à une religion, à une culture. Et donc Pasolini est apparu dans mon univers mental. 2. Pasolini, c’était d’abord l’auteur de L’Évangile selon saint Mathieu, film de 1964, que j’ai dû voir durant l’hiver 1964-1965, peu de temps avant d’écrire mes premiers textes (qui datent de 1966 et deviennent systématiques à partir de 1967). Mon père a vu seul avant nous ce film et nous a enjoints de le voir. Le Christ de Pasolini correspondait à l’image que mon père avait du Christ. Un Christ révolté, reprochant aux Pharisiens leur hypocrisie, insultant les marchands du temple, venant au secours de tous les démunis. Bien que fortement impressionné par ce film, je l’ai été encore plus par Théorème. Quand Pasolini a tourné L’Évangile, il se disait avant tout marxiste. Il avait publié certes deux recueils de poèmes aux titres ambigus, Le Rossignol de l’Église Catholique (1958, mais ce sont des poèmes écrits bien plus tôt dans les années 1940) et La Religion de mon temps (1961). Mais son grand recueil auquel il devait sa gloire de poète était Les Cendres de Gramsci (1957), qui est une description d’une Italie pauvre, désespérée, après la guerre. Gramsci mort, quel espoir reste-t-il ? Telle est la question posée. Pasolini, né en 1922 à Bologne, dans une famille petite-bourgeoise (père militaire fasciste, mère institutrice catholique), était avant tout un esthète. Il se destinait à des études d’histoire de l’art, quand la mort de son petit frère Guido, victime communiste d’une faction communiste ennemie, en pleine guerre (le 12 février 1945) vient lui donner une très mauvaise conscience. Jusque-là, ses écrits personnels sont obsédés par la poésie, la langue poétique, la spécificité des langues perdues (entre autres le frioulan) qui étaient réprimées par le fascisme et par sa sexualité (homosexuelle) qui le culpabilise profondément, mais pas au point de l’inhiber physiquement. Il n’était pas politiquement engagé et c’est alors qu’il s’engage plus délibérément. Notamment en s’inscrivant à son tour au parti
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communiste. Son rapport à la religion est complexe : il respecte le catholicisme de sa mère et du monde paysan dans le Frioul, il a une vénération pour la peinture inspirée par cette religion (la peinture de la Renaissance, à partir du quattrocento), il a un très fort sentiment du sacré, mais ce sacré s’exprime poétiquement plus que religieusement. C’est une sorte de panthéisme, de pansexualisme à la D.H. Lawrence, si l’on veut mâtiné de culpabilisation homosexuelle à la T. E. Lawrence. Au fond, dans son monde esthétique aussi, il louvoiera entre les deux Lawrence, celui d’une sexualité tous azimuts et celui de l’appel du monde arabe, du Tiers-Monde, du désert, de la révolté des peuples opprimés. Il y a dans les premiers poèmes une très forte composante catholique, mais c’est que le catholicisme appartient à sa culture. Il se représentera dans une pièce de jeunesse sous les traits d’un jeune prêtre. La figure du prêtre ou du jeune professeur hantera toute l’œuvre de Pasolini. Mais ce qui compte pour lui est surtout la représentation du sacré, non pas simplement d’une spiritualité, mais d’un rapport avec la réalité qui, en quelque sorte, la divinise. C’est la pauvreté, l’exclusion qui le fascinent et l’inspirent essentiellement. Quand il débarque à Rome en 1950, contraint de quitter le Frioul où un scandale énorme a éclaté (il a été accusé de détournement de mineurs et exclu du Parti communiste et l’Éducation nationale), il découvre les faubourgs et entreprend de les décrire, dans deux romans, Une vie violente et Ragazzi di vita. Ces deux livres dérangent à la fois la droite et la gauche (qui lui reproche un regard trop particulier, trop peu politique sur le sousprolétariat qu’il représente comme un ramassis de voyous, de voleurs, de prostitués) et l’Église simplement outrée de la crudité de son langage et des scènes sexuelles. Mais l’Église, rappelons-le, venait de mettre à l’index Moravia pour ses Nouvelles romaines. Pasolini sait donc qu’il n’a pas sa place dans l’Italie du Vatican. Mais il ne se détourne pas pour autant de son projet de tourner une vie du Christ. Rappelons qu’il avait, dans une scène qui fut censurée, représenté une sorte de Christ laïque dans Les Nuits de Cabiria de Fellini (il avait collaboré au scénario pour toutes les scènes religieuses et pour le langage des prostituées, qu’il connaissait bien). Dans ses épigrammes publiées dans la revue Officina, il s’adresse au pape qui vient de mourir, Pie XII, en comparant sa mort à celle d’un pauvre clochard et en lui reprochant son peu d’humanité :
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« Il suffisait d’un geste de ta part, d’un mot / pour que ces enfants qui sont les tiens aient une maison :/ ce geste tu ne l’as pas fait, ce mot, tu ne l’as pas dit…/ On ne te demandait pas de pardonner à Marx ! Une vague / immense qui déferle depuis des millénaires de vie / te séparait de lui, de sa religion :/ mais dans ta religion, on ne parle pas de pitié ?/ (…) Tu le savais, pécher ne signifie pas faire le mal :/ C’est ne pas faire le bien, que signifie pécher. / Que de bien tu pouvais faire ! Et tu ne l’as pas fait :/ il n’y a pas eu plus grand pécheur que toi. » Lors de la sortie de L’Évangile selon saint Matthieu, Pasolini avait été amené à parler de l’influence du catholicisme et du marxisme sur l’aspect sacré de sa conception artistique. Et, ses interlocuteurs, Pasolini (dans un débat public qui eut lieu à Alessandria, le 21 novembre 1964) les renvoyait à son premier recueil de poèmes, Poesie a Casarsa publiés quand il avait vingt ans (1942) et en particulier à un vers : « Le Christ m’appelle, mais sans lumière » « Crist al mi clama ma sensa lus » (dans Le dimanche des rameaux). Ce long poème en frioulan est un dialogue entre une mère-petite fille et son fils, sorte de pietà joyeuse, claire et douce qui se termine sur un Pater noster réinventé. Il rappelle que ce poème a été écrit dans sa première adolescence et dont il cite un vers : « Et pourtant, Église, je suis venu à toi » (Le Rossignol de l’Église catholique). La plupart de ses spectateurs ont été frappés par l’analogie avec Accattone, son premier film (1961) qui raconte le calvaire d’un voyou vieillissant. C’est, dit-il, à propos d’Accattone « un film fondamentalement religieux et carrément catholique » « dont le contenu est le salut d’une âme ». Cette religiosité d’Accattone, Pasolini ne l’attribue pas seulement à sa thématique ou au point de vue adopté sur le destin d’un jeune homme perdu des faubourgs de Rome, mais à la technique même de son cinéma. « J’avais un sens de la sacralité technique des mouvements de la caméra, du travelling, du panoramique, du goût de la photographie. Accattone, je voudrais le définir, indépendamment des réussites et du résultat, un film roman : un film vu frontalement, presque hiératiquement. » Or juste avant L’Évangile, il a réalisé, à la demande de son producteur, Alfredo Bini, le moyen-métrage La Ricotta, pour un film à sketches. Le scénario, qui raconte la mort d’un figurant au cours du tournage d’une superproduction sur la vie du Christ, a été écrit pendant l’été. Pasolini y mêle déjà son évangile, des réminiscences 142
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de 8 1 / 2 de Fellini (auquel il a collaboré) (la rencontre du réalisateur avec les journalistes) et Accattone (le héros étant un homme très pauvre, surnommé Stracci, « Haillons »). Le film a été interdit, puis a pu être redistribué mais censuré, Pasolini ayant été contraint de couper une voix off qui criait « Enlevez les croix ! » pendant la lecture du Stabat Mater de Jacopone da Todi : cette réplique, totalement justifiée (le metteur en scène, incarné par Orson Welles, veut simplement tourner une autre scène et les assistants demandent un changement de décor) a été jugée « anticatholique »… Pasolini n’entend pas faire un film sur la religion, mais un film sur la divinité d’un être humain, non pas sur Dieu, mais sur la poésie sacrée. En février 1963, il sollicite carrément l’aide d’une section culturelle de l’Église (le « Cinéma de la Citadelle »). Il prépare le scénario et le tournage, avec l’accord d’Alfredo Bini, sur une période particulièrement longue dans son cas : jusqu’en juillet 1963, en pensant tourner le film en Israël. Assez découragé par l’idéologie nationaliste et messianique d’Israël, où il fait des repérages (qu’il montera pour un court-métrage plus tard), il décide finalement de tourner plutôt en Italie, dans les Pouilles et en Lucanie (Jérusalem est transposée à Matera, Bethléem à Barile, Capharnaüm à Crotone et à Massafra). Il est certain que la thématique du Christ est présente depuis toujours dans l’œuvre de Pasolini qui ne manque pas de le rappeler à ceux qui s’étonnent ironiquement d’une conversation tardive. Il se défend d’avoir fait un film catholique et soutient qu’il s’est contenté de poursuivre, dans ce film, une quête poétique, sous le signe de Jean XXIII dont il aime tant « cette assurance absolue qu’a celui qui croit et donc ne peut haïr » : « Ce n’est qu’extérieurement, dira-t-il à Jon Halliday, que le film présente les caractères typiques de l’œuvre catholique. Mais du point de vue intérieur, je ne crois pas avoir jamais fait œuvre plus personnelle, plus taillée sur mesure que L’Évangile (…) : [à cause] de ma tendance à voir toujours et en toute chose, même dans les objets et dans les événements les plus banals, répétitifs, simples, quelque chose de sacré, de mythique, d’épique. Le film est bourré de mes thèmes et motivations personnelles : par exemple tous les personnages mineurs, tirés du sous-prolétariat agricole et pastoral du Sud, sont complètement à moi ; et je m’en suis rendu compte vraiment simplement en le revoyant récemment [en 1968], et je 143
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me suis aperçu que même la figure du Christ m’appartient entièrement, à cause de la terrible ambiguïté qu’il y a en elle ». Je me suis arrêté longuement sur ce film, en reprenant des analyses que j’ai déjà faites dans mes livres sur Pasolini, parce que, bien sûr, Pasolini m’apparaît comme un excellent interprète de mon propre rapport à la religion catholique et à ses institutions. 3. À propos d’institution, j’aimerais me référer à certaines analyses proposées par Pierre Bourdieu lors de sa leçon inaugurale au Collège de France, le 23 avril 1982 (Leçon sur la leçon, Minuit, 1982). Ce texte très beau, très dense sur la sociologie dans la société, sur les fonctions (ou « fictions », dit-il ironiquement) sociales, sur le sacré, évoque à plusieurs reprises le « champ religieux » et son habitus, pour reprendre le vocabulaire de Bourdieu, c’est-à-dire les relations sociales qu’un individu entretien avec les valeurs qu’il estime primordiales pour la fonction qu’il exerce dans ce champ (quel qu’il soit, artistique, politique, religieux, en l’occurrence religieux). Ce qui est « sacré » dans ce champ ne l’est pas pour un regard extérieur qui n’entre pas dans ce jeu-là. Car pour un sociologue tout est jeu et enjeu, et donc illusion, au sens de « illudere », entrer dans le « ludo », dans le jeu social. La religion est une illusion comme une autre. Cela ne signifie pas qu’elle soit nécessairement mensonge ou opium. Mais elle implique une règle du jeu. « Il n’y a de sacré que pour le sens du sacré qui rencontre néanmoins le sacré comme pleine transcendance ». Dire que le sentiment du sacré, pour s’épanouir, a besoin d’un certain champ où il apparaît comme la valeur suprême, ne signifie pas qu’il ne soit pas perçu comme transcendance. Il ne s’agit donc pas de dire que tout esprit religieux, toute attitude religieuse soit nécessairement illusoire, trompeuse, mensongère, destinée à se tromper et à leurrer les autres. Et un peu plus haut, Bourdieu précise qu’un « champ ne peut fonctionner que s’il trouve des individus socialement prédisposés à se comporter en agents responsables, à risquer leur argent, leur temps, parfois leur honneur ou leur vie, pour poursuivre les enjeux ou obtenir les profits qu’il propose et qui, vus d’un autre point de vue, peuvent paraître illusoires, ce qu’ils sont toujours puisqu’ils reposent sur la relation de complicité ontologique entre l’habitus et le champ qui est au principe de l’entrée dans le jeu, de l’adhésion au jeu, de l’illusio » (p. 47).
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Je peux, bien entendu, me réclamer de ce point de vue étranger face à la religion, dans la mesure où je n’entretiens pas ce rapport de complicité avec ceux qui ont la foi, ni ce rapport de foi, a fortiori, avec l’objet de leur foi. En cela, je rejoins l’athéisme sociologique de Bourdieu quand il fait cette analyse terrible de l’existence humaine : « Voué à la mort, cette fin qui ne peut être prise pour une fin, l’homme est un être sans raison d’être. C’est la société et elle seule qui dispense, à des degrés différents, les justifications et les raisons d’exister : c’est elle qui, en produisant les affaires ou les positions que l’on dit “importantes”, produit les actes ou les agents que l’on juge “importants”, pour eux-mêmes et pour les autres, personnages objectivement et subjectivement assurés de leur valeur et ainsi arrachés à l’indifférence et à l’insignifiance. Il y a, quoi qu’en dise Marx, une philosophie de la misère qui est plus proche de la désolation des vieillards clochardisés et dérisoires de Beckett que de l’optimisme volontariste traditionnellement associé à la pensée progressiste. Misère de l’homme sans Dieu1, disait Pascal. Misère de l’homme sans mission ni consécration sociale. En effet, sans aller jusqu’à dire avec Durkheim, “la société, c’est Dieu”2, je dirais : Dieu, ce n’est jamais que la société. Ce que l’on attend de Dieu, on ne l’obtient jamais que de la société qui seule a le pouvoir de consacrer, d’arracher à la facticité, à la contingence, à l’absurdité ; mais – et c’est là sans doute l’antinomie fondamentale – 1
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« Les grandeurs et les misères de l’homme sont tellement visibles, qu’il faut nécessairement que la véritable religion nous enseigne et qu’il y a quelque grand principe de grandeur en l’homme, et qu’il y a un grand principe de misère. Il faut donc qu’elle nous rende raison de ces étonnantes contrariétés. Il faut que, pour rendre l’homme heureux, elle lui montre qu’il y a un Dieu ; qu’on est obligé de l’aimer ; que notre unique félicité est d’être en lui, et notre unique mal d’être séparé de lui ; qu’elle reconnaisse que nous sommes pleins de ténèbres qui nous empêchent de le connaître et de l’aimer ; et qu’ainsi nos devoirs nous obligeant d’aimer Dieu, et nos concupiscences nous en détournant, nous sommes pleins d’injustice. Il faut qu’elle nous rende raison de ces oppositions que nous avons à Dieu et à notre propre bien. Il faut qu’elle nous enseigne les remèdes à ces impuissances, et les moyens d’obtenir ces remèdes. Qu’on examine sur cela toutes les religions du monde, et qu’on voie s’il y en a une autre que la chrétienne qui y satisfasse ». Pascal, Pensées (1670), 430. « La société est à ses membres ce que Dieu est à ses fidèles ». (Les formes élémentaires de la vie religieuse). 145
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seulement de manière différentielle, distinctive : tout sacré a son complémentaire profane, toute distinction produit sa vulgarité et la concurrence pour l’existence sociale connue et reconnue, qui arrache à l’insignifiance, est une lutte à mort pour la vie et la mort symboliques. “Citer, disent les Kabyles, c’est ressusciter.” Le jugement des autres est le jugement dernier ; et l’exclusion sociale la forme concrète de l’enfer et de la damnation. C’est aussi parce que l’homme est un Dieu pour l’homme que l’homme est un loup pour l’homme. » Ce très beau texte désabusé sur la misère humaine qui ne peut se retourner vers une transcendance qu’elle n’ait pas élaborée ellemême dans un jeu social ressemble aux grands textes athées que j’ai commentés et aimés dans mes livres sur Sade (Laure et Justine) et Leopardi (Noir souci). 4. Le pessimisme de Leopardi rejoint le nihilisme de Sade. Leur pessimisme, leur nihilisme leur interdisent de penser l’Histoire des hommes comme un progrès providentiel ou de se représenter une volonté divine. J’écrivais dans Noir souci : « L’idée de Dieu répond à notre besoin d’imaginer une nécessité et une perfection là où il n’y a qu’arbitraire, chaos, néant. Tout est néant, ne cesse de répéter Leopardi. L’idée de Dieu comme bonté absolue et souci de l’humanité est une absurdité pour lui. La nature est destructrice, l’unique nécessité de l’existence est dans l’existence même, sous la forme qu’elle a. Aucune intention divine, aucun progrès à attendre. Contre Leibniz, Leopardi pense Dieu comme la totalité des possibilités et non comme la volonté de créer le meilleur des mondes possibles. L’existence renferme la totalité des possibilités : tout est donc relatif puisque chaque réalité peut être remplacée par une autre possibilité. Il n’y a pas de sens de l’histoire. « Rien n’est vrai ni faux absolument », « rien n’est bon ni mauvais absolument », « peut être bon dans un mode d’être ce qui est mauvais dans un autre ». « Je considère Dieu non pas comme le meilleur de tous les êtres possibles, car il n’y a pas de meilleur ni de pire possible, mais comme renfermant en lui-même toutes les possibilités, et existant de toutes les façons possibles » (3 septembre 1821). Ce relativisme, cette absence de l’absolu est ce que Leopardi appelle « le principe de néant ». Comment penser alors l’Histoire, l’évolution de l’humanité, la volonté d’améliorer la vie communautaire, les gouvernements, la liberté individuelle ?
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Leopardi résuma son athéisme dans son poème « Le coucher de lune » : Quand elle quitte l’horizon, la lune laisse le monde dans les ténèbres et ce qu’elle faisait briller dans la nuit de son éclat qui n’était lui-même que la réfraction d’une autre source lumineuse disparaît dans le néant : nos anciennes illusions ne produisent plus aucun effet sur nous. « Les ombres et les apparences De plaisantes illusions s’enfuient ; Et s’évanouissent les lointaines espérances, Sur lesquelles la nature humaine prend appui. Abandonnée, la vie Reste obscure. » Nous n’avons plus que la perspective de la mort. Mais avant cette échéance qui ne sera même pas une délivrance, nous allons subir une épreuve qui sera le plus cruel cadeau des « dieux », une déchéance dans la vieillesse. « Digne trouvaille de génies immortels, Le pire de tous les maux Fut découvert par les éternels : La vieillesse, laissant tout désir intact, Tout espoir éteint, toute source De plaisir tarie, des souffrances De pires en pires, et tout bonheur interdit. » La nature, elle, peut se réjouir que l’aurore puisse faire revenir l’éclat du soleil. Mais nous savons que nous n’aurons pas cette consolation. « Car la vie mortelle, après que la belle Jeunesse a fui, ne connaîtra plus Ni nouveau jour ni nouvelle aube. Veuve jusqu’à la fin ; les Dieux pour marque D’une nuit qui enténèbre le temps Ont désigné la sépulture. » 5. On m’a parfois dit que les titres de mes livres pouvaient laisser entendre qu’ils contenaient une réflexion sur la spiritualité. Sontils trompeurs ? L’Accompagnement, Aimer, Consolation provisoire, L’Éloignement, Fiction douce, L’Hôte invisible. Je ne crains pas de mettre en exergue des vers de Suor Ines de la Cruz, de Jacopone da Todi. Et j’ai même consacré un livre à Saint François Xavier.
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Mais, pour commencer par celui-ci, c’est le récit d’une désillusion. Les lecteurs catholiques (si l’on excepte bien entendu Benoît Lobet) ont été choqués par un récit qui leur a semblé scabreux ou blasphématoire. J’ai pourtant pour écrire cette autobiographie imaginaire cité de nombreuses lettres rédigées par François Xavier et le plus souvent destinées à son roi, à son pape et au directeur de la compagnie de Jésus. Il y disait ouvertement son découragement. Parti convertir les Indes, l’Indonésie, la Chine, le Japon, il découvre, à Goa puis à Kyôto, des religions et des cultures d’une complexité intimidante. Prenant conscience de n’être rien de plus qu’un éclaireur sur la route du commerce et de la colonisation, il se rétracte, recule, se décourage. Il n’y arrivera pas. Pourquoi imposer un catéchisme simplifié et caricaturé à des peuples qui disposent d’une réflexion spirituelle d’un très grand raffinement (qu’il s’agisse des religions indiennes ou du bouddhisme dans ses différentes versions) ? Le mal y reçoit une autre définition qui le trouble. La rédemption s’obtient autrement. L’au-delà, le rapport de l’âme et du corps, la faute, les châtiments, le salut ont d’autres statuts. Pourquoi les contraindre à adopter une culture qui n’est pas la leur. Ne vaudrait-il pas mieux la comprendre et apprendre à relativiser ? Étrange qu’un esprit modeste et curieux soit devenu le symbole de la colonisation religieuse, lui qui, précisément, en mourant aux portes de la Chine, après l’échec du Japon, avait renoncé ? La colonisation s’arrêta là, contrairement à ce qui se passa dans le sang, de l’autre côté du monde, en Amérique centrale et du Sud. Certes il y eut des martyrs chrétiens pendant une cinquantaine d’années et une pratique clandestine (un peu à la manière des juifs marranes) du christianisme au Japon. Mais la catéchisation s’arrêta. Pourquoi ai-je voulu retracer le destin de Xavier ? Bien sûr, pour retrouver le « premier » regard d’un Occidental sur le Japon (où il demeura le même temps que moi, vingtet-un mois), mais aussi pour définir le doute. Le doute est la plus grande des forces intellectuelles, chacun le sait. Rien n’est plus stérile qu’une certitude. Rien n’est plus vain qu’une autorité imposée par le dogmatisme. Mais le doute est aussi une force spirituelle. Mon cheminement est littéraire. Mon rapport fondamental au monde passe par la littérature, écrite et lue, traduite souvent aussi. Dans mes livres, quand ils sont inspirés par ma vie, j’aime décrire l’attente d’une transcendance que comporte aussi le sentiment amoureux. Cette attente est le plus souvent accompagnée d’analyses psychologiques et sociales. Il y 148
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a peut-être une complaisance à représenter la souffrance amoureuse comme une forme de chemin de croix. C’est sans doute pour ceux qui ne partagent pas ce point de vue quelque chose d’assez dérisoire. Quand mon livre Aimer est sorti, je me rappelle une déconvenue éclairante. Comme ce livre, contrairement à ceux qui l’ont précédé et hélas ceux qui l’ont suivi, avait intéressé un lectorat relativement nombreux, j’étais souvent invité dans des librairies. Un jour, c’était à Belfort, dont le libraire m’avait fait une telle publicité que la foule était venue en nombre impressionnant. Phénomène très nouveau, et à vrai dire assez unique pour que j’en parle aujourd’hui. Et parmi les auditeurs, se trouvait une femme handicapée qui m’écoutait éberluée. Elle s’attendait à un tout autre amour que celui que je décrivais. « Aimer », pour elle, avait un tout autre sens. Elle m’interpella assez sèchement. « Aimer… aimer… je n’ai pas entendu parler d’amour ce soir. Aimer, c’est autre chose ! » Elle parlait, je l’avais bien sûr compris, de l’amour qu’attend un être handicapé, exclu, abandonné. Elle me mouchait. J’étais affreusement gêné, parce que je lui donnais raison, je n’osais pas non plus lui répondre de façon argumentée, comme j’aurais pu le faire. Il aurait fallu que je relativise, à la Bourdieu, mes valeurs et les siennes. C’est-à-dire que je relativise ce qui ne pouvait fonctionner, en réalité, que comme un absolu. Un être humain n’inspire, le plus souvent, de l’amour qu’à un nombre très limité d’autres êtres humains, parce que la définition même de cet amour est, précisément, de n’être pas universel et partageable par le reste de l’humanité. Et le partage est même plutôt très mal ressenti par celui qui aime. Mais celui qui aime vit cet amour comme un absolu, sans partage, sans limites, sans fin, sans substitut possible. L’autre amour, l’amour de l’être humain pour l’humanité (c’est-à-dire aussi la divinité) qu’il y a en lui est par définition un absolu, une sorte d’impératif catégorique de l’Évangile. Il est incarné, mais il n’est pas sexualisé. Il est incarné, parce que ce n’est pas un simple amour de principe, un amour intentionnel. C’est un amour qui doit être prouvé, qui est mis à l’épreuve. Alors le relativiser, cela aussi, c’est bien mal ressenti par celui qui veut en être l’objet. Il faut sans doute pour lire une histoire d’amour, au premier sens des deux que je viens d’envisager, une extraordinaire faculté métaphorique, que mon auditrice n’avait évidemment pas. Elle était venue pour se sentir comprise, elle se sentait encore plus abandonnée. Son intervention fit sourire. Mon propre silence en la décevant la fit se taire. Et
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pourtant les grands mystiques, de Jacopone da Todi à sainte Thérèse d’Avila, en passant par saint Jean de la Croix et suor Ines de la Cruz ou Rose de Lima, n’ont pas craint d’user de métaphores érotiques pour exprimer l’amour mystique. 6. Je voudrais dire un dernier mot d’un mystique qui n’est pas à proprement parler un chrétien et que connaît bien Benoît Lobet, puisque c’est notre ami commun Hector Bianciotti. Nostalgie de la Maison de Dieu, Seules les larmes seront comptées, Sans la miséricorde du Christ, La quête du Jardin (si l’on traduit littéralement le titre espagnol du livre qui en français parut sous celui du Traité des saisons) : les titres disent, eux aussi, assez clairement l’univers sacré et religieux dans lequel ces livres ont été écrits. Mais quand il parle de Dieu, Hector Bianciotti décrit un silence, une absence, une architecture invisible. Des négations. Lui qui à l’origine se destinait au sacerdoce et qui a souvent exprimé le désir de mourir dans un couvent de Franciscains, qui a fait, comme Benoît peut en témoigner, des séjours à la Trappe, qui a fait ses études au Séminaire de Cordoba, a renoncé à la vie religieuse, a préféré même l’usine (aéronautique en Argentine), avant d’être rattrapé par le cinéma, puis la littérature. Mais la littérature est devenue chez lui une forme de religion. Il aimait à percevoir chez les jeunes écrivains une forme de « vocation ». Il aimait reconnaître cette sorte de respect naturel pour des forces qui dépassaient l’humain. Hector déteste le mot de liberté pour définir sa propre vie. Il lui préfère de loin celui de destin. Il a suivi un parcours qui n’est pas ordinaire : né dans une ferme italienne de la Pampa, il s’est installé à Cordoba, puis à Buenos Aires. Envoûté par Borges et par Paul Valéry, il a cru devoir répondre à l’appel de l’Europe. En Italie, l’attendaient la très grande pauvreté (puisqu’il a même été clochard) et quelques fées. Il a cru pouvoir vivre de sa beauté en Espagne (il s’est prostitué, il a fait du cinéma). Et c’est à Paris que grâce à Leonor Fini, Kot Jelenski et Stanislao Lepri il a été intégré, après un bref passage à l’Opéra comme assistant lumières, au monde littéraire et intellectuel où il épanouirait son œuvre. Cette vie étrange était constamment accompagnée par la certitude de n’être qu’un jouet dans la main d’un démiurge invisible qui décidait, malgré lui, de son destin. Il a lu les innombrables écrivains qui ont construit son monde intérieur comme des guides 150
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(Borges, Dagerman, Savinio, Saint Augustin, Bossuet, Larbaud, Valéry, Sarraute) dans une forêt de mots, dans une forêt de stèles comme il aime à dire (« stèles dans le désert, emblèmes »), dans une longue aspiration à l’effacement, à l’abstraction. « Convertir en possible ce qui existe, réduire ce qu’on voit à la pure visibilité », ainsi définit-il sa recherche des mots justes. Et le monde comme le rêve d’invisibles rêveurs. « Dans leur sommeil les hommes travaillent et collaborent au projet de l’univers. » Et qui suis-je sinon le rêve d’un autre en moi ?
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Dieu au risque de la religion
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Le risque de la religion ou le pari de la liberté
10 LE RISQUE DE LA RELIGION OU LE PARI DE LA LIBERTÉ Benoît Bourgine
Entre christianisme et religion, s’élève un différend séculaire, toujours pendant. Le texte qui suit prend parti sur les enjeux théologiques s’y référant. Par souci de clarté, on adopte pour toile de fond le contraste entre religion et révélation – religion étant entendue comme relation de l’homme à Dieu à l’initiative de l’homme, et révélation comme relation de Dieu à l’homme, instaurée à l’initiative du Dieu biblique. Ce contraste, trop simple mais commode, sous-entend que la religion peut à tout moment devenir idolâtrique et déboucher sur une relation biaisée, parce que le vrai Dieu est évité ou qu’un faux dieu lui est substitué. La révélation du Dieu biblique est alors, selon ce schéma, le salut de la religion, non pas à la manière d’un deus ex machina qui court-circuiterait le lieu de la religion, mais comme le travail discret, patient, persévérant du Dieu de l’Évangile qui se donne tel qu’il est, sous couvert d’approximations et de corrections successives au sein de la dimension religieuse1. S’il y a ainsi subversion évangélique de la religion, il faut aussi lucidement envisager la subversion religieuse du christianisme. La transcendance ne se frotte pas à l’immanence sans courir un risque – un risque nécessaire dès lors qu’elle entend rejoindre l’homme là où il est. Dans l’acte de se révéler, Dieu ne s’épargne ni l’ambiguïté 1
On renvoie ainsi de manière schématique à la proposition de Karl Barth, Dogmatique, §17, vol. I, t. 2**, trad. Fernand Ryser, Genève, Labor et Fides, 1954. 153
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du monde, ni l’ambivalence du religieux. Se donner dans l’immédiateté, tout entier et en une fois, eût été à la fois plus simple et plus direct, sans risque de brouillage ni de détournement. Mais comment s’adresser à l’homme sans traverser son épaisseur, sans habiter son temps et son lieu, sans s’aventurer dans ses zones d’ombre ? Dieu se révèle avec puissance, certes, mais en s’interdisant brusquerie ou raccourcis, dans un respect infini de la liberté. La liberté de l’homme vaut bien un détour ; la réserve et le retrait de Dieu ménagent, sous le voile du religieux, le jeu nécessaire au libre consentement du croyant. Le clair-obscur de la foi est préféré au plein soleil d’une révélation indubitable. Par la médiation religieuse, le choix de Dieu s’humanise. Un libre consentement peut-il vraiment prendre corps dans l’instant de la décision et sous l’éblouissement de l’évidence ? Une foi est-elle réellement libre, d’une liberté authentiquement humaine, en s’épargnant le temps du mûrissement, l’opacité du rituel et le poids d’une pratique quotidienne ? Or le temps, c’est aussi l’incertitude du lendemain et les aléas d’un parcours de vie, la possibilité de la mémoire et de l’oubli ; le rite, c’est aussi l’équivoque du signe, le flou du sacré ; l’action à reprendre au jour le jour, c’est aussi une volonté rebelle et fragile, exposée à la lâcheté et à l’erreur. La liberté est décidément pleine de dangers, ceux-là mêmes auxquels s’expose la révélation biblique. En prenant le risque de la religion, Dieu fait le pari de la liberté. Pour le manifester, un parcours est à entreprendre. Il s’agit en effet d’une histoire en train de s’écrire dans laquelle Dieu assume librement, jusqu’au bout, le risque de la liberté humaine. C’est un homme libre qu’il souhaite rencontrer, non un esclave ou un fantoche. Plutôt que de forcer son obéissance ou le contraindre à la soumission, c’est son désir qu’il veut enflammer afin de le tourner vers la communion ; c’est sa vie qu’il veut convertir – « retourner » – pour s’unir à lui, intimement. Voilà pourquoi dans l’histoire biblique la révélation de Dieu va de pair avec la libération de l’homme. C’est bien de libertés, celle de Dieu et celle de l’homme, qu’il y va dans ce risque pris par Dieu de rencontrer l’homme au lieu de la religion. Une logique d’incarnation est à l’œuvre, respectueuse de l’humanité telle qu’elle est, avec ses failles et ses pesanteurs, son désir et son inconstance. Le Dieu biblique assume de la sorte l’instance religieuse, en la travaillant de l’intérieur, sans s’épargner désillusions, refus, échecs. En ce lieu de la religion, l’homme se révèle tel qu’il est – inconstant : Dieu peut-il 154
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donc réellement s’étonner que là aussi, là surtout, ses dons soient détournés, ses appels ignorés ? En dépit de tout, contre vents et marées, l’offre est maintenue, relancée, inlassablement : au lieu de la religion, Dieu se révèle lui aussi tel qu’il est – fidèle. Loin de suivre une trajectoire linéaire, cette histoire déjoue les prévisions ; elle est faite de parole tenue autant que de trahison, d’aveuglement, voire d’aliénation volontaire. Dieu maintient sa Parole : les reculs sont prétextes à avancées décisives et les refus tournés en occasion de surenchérir sur l’offre, démesurément. Dans l’Évangile, c’est vers le pécheur que Jésus fait le premier pas et l’ultime parole qu’il prononce, en tant qu’Envoyé du Père, est celle de la miséricorde ; il enclenche de la sorte le processus de conversion que l’Esprit de Pentecôte, le vivificateur, ne cesse de dynamiser au cœur de l’Église et du monde. C’est donc un itinéraire qui sera proposé, rythmé par trois moments : le premier rappelle la misère et la grandeur de la religion (1. La religion pour le meilleur et pour le pire) ; le deuxième décrit le point de vue évangélique sur la tradition religieuse qui le porte, la tradition d’Israël, et la subversion qu’opère l’Évangile sur ce dispositif religieux (2. La subversion évangélique de la religion) ; le troisième moment, enfin, apprécie l’ampleur du risque pris par une transcendance qui refuse de se priver d’un lieu d’immanence (3. Subversion religieuse du christianisme ?).
1. La religion, pour le meilleur et pour le pire Le premier moment entend dégager l’ambiguïté des phénomènes religieux, mais aussi la grandeur de la dimension religieuse. Misère de la religion L’ambiguïté de la religion est d’abord sémantique : aucune définition ne s’impose, il faut dire à chaque fois de quoi l’on parle2. Le terme 2
Le jugement porté sur les religions, ou sur la sphère religieuse comme réalité anthropologique et sociologique, dépend de la définition que l’on adopte. Or d’innombrables définitions de la religion ont été proposées, sans qu’aucune ne s’impose – signe qu’avec la religion, nous avons affaire à une réalité qui échappe à une saisie simple et à un point de vue 155
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« Religion » est pris ici en deux sens distincts : le phénomène historique des religions, d’une part, pour dire son ambivalence ; la dimension religieuse, d’autre part, pour rappeler le poids d’humanité qu’elle représente. Ces deux significations ne s’identifient pas tout à fait, mais on ne peut les disjoindre, tellement elles sont enchevêtrées. La dimension religieuse ne peut prendre corps hors des religions concrètes, où elle trouve forme et pérennité. Pourtant il y a beaucoup plus dans les religions historiques qu’une réponse pure et simple à la dimension religieuse comprise comme quête de sens et ouverture à la transcendance. La distinction est donc nécessaire même s’il serait trop simple de vouer les religions concrètes aux gémonies pour mieux exonérer la dimension religieuse de toute ambivalence. Les religions historiques nous apparaissent, aujourd’hui plus que jamais, caractérisées par leur ambiguïté. Marqueur d’identité individuelle et collective pour la majorité des sept milliards d’hommes et de femmes qui peuplent notre planète, l’affiliation religieuse correspond à ce qu’ils ont de plus précieux et de plus élevé : être religieux, c’est, en règle générale, adopter un ethos et une certaine vision du monde, c’est trouver sens à son existence, c’est appartenir à une communauté et trouver une filiation symbolique en s’inscrivant dans la continuité d’une tradition. Matrice de civilisation, la religion inspire l’organisation et les représentations collectives ; elle détermine les modes de vie et de pensée en tant que source de sens et de valeurs. Mais ce qui fait la prégnance existentielle et sociale des religions est aussi ce qui les rend problématiques. Volontiers portées à l’immobilisme parce qu’enracinées dans une tradition séculaire, quand elles ne s’adossent pas carrément à l’immutabilité d’un passé mythique, les religions sont lentes à enregistrer les évolutions anthropologiques. Elles font régulièrement obstacle à des progrès, et des progrès au-dessus de tout soupçon : obstacle au savoir scientifique et à la liberté politique, obstacle aux valeurs de respect et de tolérance, par-delà les croyances, obstacle aux valeurs d’égalité entre humains indépendamment du sexe. Pesanteur des religions, quand elles n’encouragent pas elles-mêmes à prendre unique. On s’efforcera dès lors de préciser ce que l’on désigne par « religion » aux différentes étapes du parcours. Sur la difficulté à définir la religion, voir François Boespflug, « Une notion sur la sellette : “la religion” » Revue théologique Louvain, 36 (2005), p. 476-507. 156
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les armes. Mais là, le danger vient aussi du dehors, du politique en particulier. Source d’identification symbolique, la religion revêt ipso facto une portée politique : enjeu de pouvoir, elle devient aussi nécessairement source d’abus de pouvoir et lieu de conflits. Il est si tentant pour le pouvoir politique d’instrumentaliser cette ressource symbolique. Il est si tentant pour le pouvoir religieux d’empiéter sur le registre politique. Le politique et le religieux – ces deux modalités essentielles de la socialité, ces deux « existentiaux » de la communion humaine condamnés à se rencontrer, avec plus ou moins de sérénité, dans l’espace public tout autant que dans la conscience individuelle des citoyens. Dans le meilleur des cas, à tout le moins : cela suppose, en effet, qu’on distingue entre religieux et politique, même pour en transgresser les domaines ; cela suppose dès lors une tradition politique que ne partagent pas toutes les civilisations. De cette distinction et de cette transgression, le totalitarisme politique comme le modèle théocratique affranchissent pour leur part définitivement et le citoyen et le fidèle, mais en les privant dans le même temps de toute liberté politique et religieuse. La religion donc, pour le pire, comme l’atteste aujourd’hui le sort réservé aux chrétiens et aux autres minorités religieuses en tant de pays musulmans. Il arrive aux desseins en apparence les plus saints d’enfanter le pire. Invoquer le sacré, c’est prendre le risque de poursuivre, protégés par l’incognito, des intérêts, des visées, des projets qui n’ont à voir avec lui. À ceux qui mettent le religieux à la remorque d’autres pathos : science, art, morale, socialisme, jeunesse, communauté nationale, État, la funeste association « religion et… », Barth prédit que la perversion est proche. Essentiellement ambiguë et ambivalente, telle apparaît la religion à nos yeux d’occidentaux, au temps de la sécularisation. La religion qui, d’un côté, concerne en profondeur l’identité des individus et des peuples, en façonnant un idéal à habiter au quotidien, se révèle, d’un autre côté, un redoutable accélérateur de passions humaines, capable de cristalliser les énergies avec une force toute particulière, pour le meilleur et pour le pire. Sans doute notre histoire européenne – la mémoire des guerres de religion, en particulier – a-t-elle la vertu de nous prémunir efficacement contre tout retour de la barbarie à visage religieux. Peut-être que, dans notre nouvel horizon, celui d’un humanisme où aucun but n’est à poursuivre au-delà de l’épanouissement humain, la question qui se pose est plutôt de savoir de quoi la religion est signe et demeure le gardien.
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Grandeur de la religion Est ici visée l’ouverture au religieux comme dimension anthropologique, mais peut-être est-il utile de ne pas rester dans le vague, tant il est risqué de prétendre à l’universalité en ce domaine. Max Weber et Jürgen Habermas se sont déclarés dépourvus de toute disposition au religieux comme on peut se dire dépourvu de toute aptitude à la musique (religiös unmusikalisch). Le nombre de nos contemporains qui se reconnaissent dans cette attitude est croissant, dans le cadre du « changement d’horizon » qui s’est opéré dans nos sociétés sécularisées. Voilà une première limite à l’universalité de la dimension religieuse. Il est une autre raison de ne pas rester dans le vague et de ne pas prétendre à l’universalité : c’est la diversité infinie des formes du religieux selon les temps et les lieux. Aussi, comme le fait Charles Taylor dans son étude de l’ère de la sécularisation, partons ici d’une définition de la religion, suffisamment large mais suffisamment typique de l’occident, afin de mieux l’opposer à l’humanisme séculier, devenu l’option par défaut dans nos sociétés3. Selon cette définition, la religion y est structurée par la distinction entre immanence et transcendance, entre la vie humaine et un hors d’ellemême où cette vie est censée trouver sa plénitude. Pour les religieux, pris en ce sens, il y a un bien supérieur au seul bien-être humain, au nom d’une foi en une transcendance qui fait espérer une vie par-delà les limites de la naissance et de la mort. Si, en ce sens large, l’on entend par religion ce par quoi l’homme passe infiniment l’homme (Pascal), si l’on désigne par religion cette dimension de la hauteur, ouverte par un désir absolu, qui met l’homme en relation avec un invisible, comme avec l’altérité du TrèsHaut (Levinas), si l’on vise par religion une signification ultime qui donne sens à l’existence et l’oriente vers une destinée (Tillich), alors la mémoire de ce mot mérite d’être entretenue. Si tel est le cas, la religion désigne en l’homme ce qui fait signe vers un excès qui lui fait éprouver les limites de l’immanence. Cet excès habite le dynamisme de son action, de sa pensée et de sa vie, s’il est vrai qu’en lui « ce qui veut et ce qui agit demeure toujours supérieur à ce qui est voulu et fait »4. La religion, prise en ce sens, met l’homme face à une question absolue ; elle définit l’homme lui-même comme question – question 3 Charles Taylor, L’âge séculier, trad. Patrick Savidan, Paris, Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 2011. 4 Maurice Blondel, L’action (1893), Paris, PUF, 1950, p. 323. 158
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sur le tout de l’être, sur le tout de l’existence, question sur lui-même. Mais la religion prise en ce sens désigne aussi bien, en tout acte de connaissance et d’amour que l’homme pose, un manque, une blessure, une béance qui le donne à lui-même en le mettant en mouvement, une tension qui l’invite à se dépasser en direction d’une origine et d’une fin – l’énigme de l’origine d’où chacun se sent obscurément provenir, le mystère d’un chez-soi vers où le porte une secrète motion (Rahner). Définie de la sorte, la possibilité religieuse porte un double témoignage : d’une part, le témoignage d’une transcendance à l’intime de l’homme lui-même, telle la trace de l’haleine qu’un dieu aurait insufflée en Adam comme son principe vital, qui lui signifierait aussi sa grandeur sans égale ; d’autre part, le témoignage d’une transcendance vers laquelle l’homme se porte de lui-même comme l’horizon vaste, immense, infini, le seul à la mesure de la démesure de son désir. Ce double témoignage parle de l’homme et de sa dignité, inaliénable, incommensurable, et il rend compte du désir qui l’habite et le pousse sans cesse tantôt en avant de lui, tantôt au-dedans de lui ; il signifie à lui seul un manifeste et un interdit – un manifeste : l’homme lui-même est transcendance ; un interdit – l’interdit d’interdire l’accès à une transcendance. Un manifeste est par là adressé à ceux qui voudraient réduire l’homme à ses capacités neuronales, à sa rentabilité économique ou à son empreinte écologique. Comment dire le caractère sacré de toute vie humaine sans employer le vocabulaire religieux de la transcendance ? Par quel sortilège, les droits de l’homme tiendraientils face à la réduction du monisme scientifique, aux calculs cyniques du capitalisme ou aux nouveaux impératifs de la conscience collective ? À s’en tenir à l’orthodoxie du scientisme, impossible de ne pas réduire la vie à ses processus biologiques ; à s’en tenir à l’orthodoxie du capitalisme, impossible de ne pas chiffrer le coût d’une vie ; à s’en tenir à l’orthodoxie du nouveau dogme social, impossible de ne pas mesurer la vie humaine au poids qu’elle fait peser sur la planète. Le témoignage de la religion, du moins dans l’acception qu’on a définie, oppose aux idéologies post-humanistes une protestation, un avertissement, peut-être même un cran d’arrêt, en tout cas une justification puissante à la maxime kantienne selon laquelle l’humanité est à traiter toujours comme fin en soi, et jamais simplement comme moyen. Même sécularisé, le message religieux du christianisme a une force dont on serait mal avisé de se passer.
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La possibilité religieuse est donc un manifeste opposé à quiconque réduit l’homme à moins que l’homme ; elle signifie également un interdit opposé à qui, d’autorité, assignerait l’homme à l’immanence. Lourd est le soupçon pesant sur le chercheur de sens qui regarde au-delà de l’utilité sociale, de l’urgence humanitaire ou du bien-être personnel : sourcier d’arrière-mondes (Nietzsche), sujet aux illusions de son désir (Freud) ou victime d’addiction à de vaines consolations (Marx), peu importe les noms d’oiseau dont on l’affuble, celui qui se pose sérieusement la question suivante : « Oui ou non, la vie humaine a-t-elle un sens, et l’homme a-t-il une destinée ? »5, et qui se la pose non pas sur le mode du passe-temps, ni en fonction de l’impératif de l’épanouissement individuel, mais avec l’angoisse du salut, celui-là ne trouvera pas sur sa route que des alliés. Or en se posant sérieusement cette question, il se peut fort bien que l’ici-bas de l’immanence le laisse sans réponse et que se lève en lui l’appel insistant d’un ailleurs, et que vibre en lui l’écho de la transcendance. « Transcendance ici veut dire ce qui nous emporte de loin et au loin, mais pour nous reconduire à nous-même »6. Un manifeste est produit en faveur de la transcendance de l’homme et contre la réduction de l’homme à moins que lui – témoignage de son inestimable valeur ; un interdit est opposé à ceux qui voudraient river l’homme à l’immanence et obstruent le chemin de la transcendance comme quête de sens – témoignage de la noblesse d’une recherche de ce qui le dépasse et pourrait le sauver : tel est, à l’âge de l’humanisme séculier, le double témoignage par lequel, en dépit de son ambiguïté, la religion, pour le meilleur, préserve l’homme de l’enfermement de l’immanence.
2. La subversion évangélique de la religion Avec ce deuxième moment, on en vient à l’Évangile comme instance critique de la religion, une religion comprise cette fois, non d’abord comme dimension anthropologique, mais au sens d’une religion historique, avec ses pratiques et ses croyances, ses clercs et ses fidèles, ses textes et ses rites. Le christianisme a en effet une réputation 5 Blondel, L’action (1893), p. VII. 6 Adolphe Gesché, Dieu pour penser, t. 5 : La destinée, Paris, Cerf, 2004, p. 11. 160
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de n’être pas tout à fait chez lui dans le monde des religions. Un double constat nuance cette impression : l’Évangile, même lorsqu’il insinue un déplacement vis-à-vis de la pratique de la religion d’Israël, opère sur fond d’une confirmation de cette tradition religieuse ; l’Évangile, même lorsqu’il subvertit la pratique des courants contemporains du judaïsme, s’appuie sur la tradition prophétique de cette religion. Illustrons-le. Confirmation de l’alliance et critique prophétique On peut partir du tableau que rapporte l’évangéliste Luc au chapitre 4 : Jésus inaugure son ministère à la synagogue de Nazareth, là où il fut élevé, là où il vient de manière habituelle le jour du sabbat, précise l’évangile. Jésus, pratiquant de la religion juive. Luc ne fait pas que raconter, il nous fait voir les différentes actions de Jésus, presque cinématographiquement, comme s’il voulait insister sur leur séquence, il nous rend contemporains de l’événement comme si la mémoire devait en être gardée : Jésus entre, se lève pour faire la lecture, on lui donne le livre, il le déroule et il tombe sur Isaïe qu’il lit ; puis roule le livre, le rend au servant et s’assied. Jésus, observant du judaïsme. Annonce-t-il un autre Dieu, une autre écriture, un autre culte ? Non, de cette écriture, il proclame l’accomplissement, en sa personne, dans l’événement de la lecture : « cette écriture est accomplie aujourd’hui à vos oreilles », dit Jésus (Lc 4,21). Et les auditeurs de s’émerveiller de ses paroles de grâce. Difficile de mieux confirmer la religion d’Israël ! Et pourtant l’évangéliste Luc, sans d’ailleurs se soucier de vraisemblance ni de cohérence narrative, anticipe à ce moment même le refus qu’auront à essuyer les communautés pauliniennes de la part d’un certain nombre de Juifs lors de la première prédication chrétienne, ainsi qu’il le racontera dans les Actes des Apôtres. Tout d’un coup, l’assistance est retournée, de louangeuse elle devient homicide et veut précipiter Jésus dans le ravin. Jésus se réclame alors de l’exemple d’Élie et d’Élisée, des prophètes majeurs du judaïsme, pour stigmatiser le rejet qu’il subit de la part des siens. Il faudrait citer d’innombrables exemples pour confirmer et affiner ce double constat, mais le principe est acquis. D’une part, le Nouveau Testament confirme, sans ambiguïté aucune, la fidélité du Dieu d’Israël à son peuple, à son élection et à sa promesse ; Jésus ne pouvait mieux exprimer sa confiance dans la pratique de la religion
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d’Israël qu’en la vivant lui-même au lieu de la synagogue, le jour du sabbat, dans la lecture et l’interprétation de l’écriture. Dans l’épisode scénarisé par Luc, il y a coïncidence entre la vérité de l’alliance vécue dans la religion d’Israël et la venue de Jésus, l’Envoyé proclamant l’année de grâce. D’autre part, en plein accord avec l’Ancien Testament, le Nouveau confirme également la liberté du Dieu d’Israël veillant à l’accomplissement de sa parole, que nul ne peut confisquer ni domestiquer – liberté que Dieu met en œuvre en particulier lorsque vient à faillir le partenaire à l’alliance ; au lieu même de cette coïncidence entre religion d’Israël et manifestation du Messie, Jésus renvoie ses auditeurs au message prophétique selon lequel la bienveillance divine se reçoit et ne se possède pas ; ce qui est donné librement par amour demande d’être reçu librement et par amour. La critique de la religion est donc d’abord une invention prophétique qui oppose la liberté de Dieu à l’instance religieuse, d’elle-même idolâtre, c’est-à-dire tentée de se refermer sur elle-même, de se sauver elle-même par sa propre justice, au point d’annuler l’altérité de Dieu, préférant une idole muette et sans vie à un Dieu libre et vivant – beaucoup moins facile à gérer, il est vrai. L’idolâtrie, c’est « faire de Dieu une chose parmi les choses de son monde »7, dans la tentative dérisoire de piéger la transcendance de Dieu dans l’immanence de la religion. Selon l’heureuse expression de Calvin, « l’esprit de l’homme est une boutique perpétuelle et de tout temps pour forger idoles »8. Pour sortir de la prison que se construit volontiers l’homme religieux, les prophètes font le départ entre ce qui vient des hommes et ce qui vient de Dieu, entre religion et révélation, entre d’un côté la relation de l’homme à Dieu qui relève plus de l’homme que de Dieu et, de l’autre, la relation de Dieu à l’homme, soit la parole que Dieu adresse à l’homme et que l’Évangile appelle aussi grâce, cadeau, beauté – don gratuit, bienveillance inconditionnelle. Et en effet, Jésus proteste contre la confiscation de la parole de Dieu au nom de la tradition des hommes ; dans le plus pur style prophétique, il dénonce l’hypocrisie religieuse prompte à inverser la transcendance en immanence, prête à confondre entre pratique extérieure et sincérité du cœur, prête à 7 Karl Barth, L’épître aux Romains, trad. Pierre Jundt, Genève, Labor et fides, 1972, p. 236 (trad. modifiée). « Er macht Gott zu einem Ding unter Dingen in seiner Welt » ; Karl Barth, Der Römerbrief (Zweite Fassung) 1922, heraugegeben von Cornelis van der Kooi und Katja Tolstaja, GA II, Zurich, Theologischer Verlag, 2010, p. 336. 8 Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne, Livre Premier, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », 1957, p. 129. 162
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inverser le don de Dieu en domination d’autrui et à sacrifier l’essentiel à l’insignifiant : voilà en quoi consiste filtrer l’insecte et avaler le chameau (Mt 23,24). Jésus s’inscrit là dans la lignée des prophètes9 ; c’est une critique virulente de la religion juive, mais sans quitter le lieu de la religion. Par cette prédication prophétique, Jésus débarrasse le sanctuaire de ce qui l’encombre mais sans le mettre à bas. De fait, Jésus commande à ceux qu’il a guéris d’accomplir ce qu’impose leur religion en pareil cas ; il commande d’obéir à la parole des responsables religieux mais sans suivre leur exemple : Faites ce qu’ils disent, mais pas ce qu’ils font, car ils disent mais ne font pas (Mt 23,3). Le mot d’ordre est en quelque sorte un « chemin du milieu » : c’est ceci qu’il fallait faire, sans négliger cela (Mt 23,23). Pour Jésus, la transcendance du Dieu d’Israël requiert l’immanence de la pratique de la Loi et de la parole de ses interprètes patentés. La critique est sans concession, mais elle n’est pas un procès en légitimité de la religion. Évangile et subversion du religieux Or l’Évangile comporte davantage : pas seulement une critique prophétique, mais une subversion décisive de la religion. L’événement même de la présence de Jésus, actualisant la parole et l’alliance, lui qui est plus qu’un prophète, fait passer à une autre ère, l’ère de l’accomplissement : la présence de l’époux fait passer à un vin nouveau exigeant de nouvelles outres ; mais c’est l’événement pascal qui subvertit de fond en comble le lieu de la religion, en poussant à la limite la crise entre religion et révélation. Tel est bien le sens du signe du temple : détruisez ce temple et, en trois jours, je le relèverai ; lui parlait du temple de son corps (Jn 2,19.21). La résurrection corporelle de Jésus fait passer à un autre régime du religieux. En conséquence ce n’est ni à Jérusalem ni aucun autre lieu religieux qu’il convient d’adorer, mais c’est en esprit et en vérité, qu’il faut adorer Dieu qui est esprit (Jn 4,23-24) ; d’ailleurs la Jérusalem céleste est une Cité qui n’a pas de temple, puisque Dieu est son temple, ainsi que l’Agneau (Ap 21,22) – l’immanence de la religion s’est effacée au profit de la transcendance. La réalité de l’accomplissement, c’est le corps crucifié du Ressuscité d’où l’Esprit est répandu sans mesure. La mort de Jésus manifeste une fin de la religion : le Messie est condamné en exécution d’une sentence prononcée conformément à la Loi de Moïse, par les responsables religieux qui l’accusent de blasphèmes et 9
Voir à titre d’illustration : Mt 15,3-9 ; 23,1-36. 163
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de paroles contre le temple. Cela fait beaucoup sur la balance de la religion ! Il y a donc dans l’événement de la croix comme un terme mis à la religion. Le voile de temple se déchire, selon les évangiles (Mt 27,51) ; le Christ est fin (telos) de la loi, selon Paul (Rm 10,4). Telle est en effet pour Paul la révélation décisive opérée par la mort du Christ en application de la Loi : « Le péché, afin de paraître péché, se servit d’une chose bonne pour me procurer la mort » (Rm 7,13). La suppression de la religion à la croix porte au paroxysme la division intérieure en chaque conscience humaine, puisque la loi sainte de Moïse a fait éprouver en ce lieu toute la puissance de cette autre loi, la loi du péché qui enchaîne et qui a montré là son vrai visage – le visage de l’injustice et de la mort. La suppression de la religion à la croix fait aussi connaître l’universalité de l’état de désobéissance : à l’ombre de la croix, Juifs et Gentils apparaissent également sous l’emprise universelle du péché (Rm 1,18 – 3,20). La croix est révélation de l’extrême du péché. L’homme religieux, seul, sait que le péché habite en lui. « Ce n’est pas l’homme d’argent, le jouisseur ou le potentat qui le dit mais bien l’homme consacré à Dieu »10. La religion, comme la Loi, donne la connaissance du péché ; mais à la croix, la religion à travers la Loi a poussé le péché à son comble ; c’est là aussi que ce péché a été condamné en vue de notre libération (Rm 8,3). Car là où le péché a abondé, la grâce a surabondé. Un autre régime se met en place : au régime de la religion par laquelle l’homme cherche Dieu sans l’atteindre, se substitue un régime de donation – le don d’un Esprit ouvrant à une liberté nouvelle, la liberté de la gloire des enfants de Dieu (Rm 8,20-21). Comment se produit cette rencontre entre le cœur fatigué par la religion et le don que Dieu a résolu de lui offrir ? Quel point d’intersection entre religion et révélation ? L’événement de la Pentecôte met à jour une logique de conversion produite sous l’effet d’un choc, l’annonce d’un incommensurable excès de bonté. Le récit décrit l’ébranlement intérieur des auditeurs des apôtres s’opérant à l’annonce du don de l’Esprit que Dieu envoie en réponse à la mort de son Envoyé. Ce Jésus que vous avez crucifié, Dieu l’a ressuscité (Ac 2, 23.32). À l’extrême de l’injustice humaine et religieuse, Dieu répond en se donnant lui-même. D’entendre cela ils eurent le cœur bouleversé (Ac 2,37). L’ébranlement même des Zachée, Matthieu et autres publicains et prostituées au-devant desquels Jésus se pressait en signe de la miséricorde gratuite du Père, sans exiger de repentir préalable 10 Barth, L’épître aux Romains, p. 362. 164
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– l’urgence de l’amour fait sortir du droit commun –, voilà ce que fait éprouver à ses auditeurs le discours de Pierre au jour de la Pentecôte. En ceci Dieu prouve son amour envers nous : Christ est mort pour nous alors que nous étions encore pécheurs (Rm 5,8). Le cœur en est bouleversé et ainsi rendu perméable au don de l’Esprit. La relation de Dieu à l’homme ou révélation a pris le pas sur la relation de l’homme à Dieu ou religion. Le tableau évangélique est donc nuancé : il reconduit la critique prophétique du religieux ; il subvertit aussi la signification de la religion en inaugurant une ère du salut dans laquelle la relation entre Dieu et son peuple prend la figure d’une communion vitale, plénière, immédiate. Devant cette réalité, non encore présente mais en train d’advenir, la religion s’efface. En attendant l’accomplissement final, quelle place accorder au religieux dans la condition chrétienne ?
3. Subversion religieuse du christianisme ? Poursuivons avec deux questions et une figure. La première question, d’abord : le christianisme peut-il se passer de la religion ? La seconde, ensuite : Le christianisme est-il condamné à l’ambiguïté du religieux ? La figure, enfin, celle du Grand Inquisiteur. L’hypothèse d’un christianisme non-religieux Le christianisme peut-il se soustraire à la religion ? Le christianisme doit-il renoncer à se comprendre au sein du monde des religions, comme une religion à côté d’autres ? Il y a de bonnes raisons de répondre positivement. Étant donné le déplacement qu’opère l’Évangile au lieu de la religion, n’est-on pas autorisé à échapper aux pesanteurs du religieux et à prendre ses distances de phénomènes religieux compromettants ? En outre, la « sortie de la religion » (Gauchet) et le « changement d’horizon » (Taylor) de nos sociétés sécularisées ne recommandent-ils pas l’émergence d’un christianisme non religieux, comme l’a envisagé Dietrich Bonhoeffer, de manière à entrer en dialogue avec l’humanisme séculier majoritaire depuis la position d’un humanisme évangélique ? Ce sont des arguments de poids. Mais le christianisme ne le peut pas, pour des arguments qui pèsent encore plus lourd. Le risque est grand, en effet, de sacrifier la 165
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transcendance à l’immanence. Priver le christianisme de son fonds religieux, ce serait l’amputer d’une dimension constitutive, à savoir l’ouverture à l’altérité de la transcendance qui distingue la proposition chrétienne de tout autre humanisme autosuffisant. Qu’on y pense : un christianisme non-religieux reviendrait à priver la transcendance d’un lieu d’immanence. Sevrer le christianisme de ses formes rituelles, de ses normes doctrinales, de ses autorités instituées, ce serait poser une âme sans corps et un esprit sans la lettre qui le porte11. Autant retirer le christianisme du monde et les chrétiens de l’humaine condition. Le christianisme peut-il renoncer à courir le risque de l’immanence que Dieu lui-même a pris dans sa révélation ? L’Église n’y est nullement autorisée. Même J. Moingt affirmant à propos de l’Église que « la religion n’est pas son essence » concède qu’« il lui est nécessaire d’être religion pour exister en tant qu’institution porteuse de l’Évangile du Christ »12. Le contraire reviendrait à prétendre s’affranchir des conditions d’existence où la religion demeure une possibilité humaine – la plus haute des possibilités et la plus ambiguë. Il y a une raison positive tout à fait décisive de ne pas couper les ponts avec la religion : ne pas se soustraire à la sphère religieuse, c’est faire l’expérience de la limite. Karl Barth explore cet aspect dans son fameux Commentaire de l’épître aux Romains (1922) où, contrairement à une rumeur persistante, il ne se contente pas d’opposer brutalement foi et religion. La religion, c’est le lieu où l’homme se révèle à luimême en faisant l’épreuve de sa mort et de son péché, c’est le lieu aussi où l’homme s’interroge sur ce qu’il est en vérité.
11 Dans L’Action, Blondel a parlé avec éloquence de la nécessité de la pratique littérale. « La lettre c’est l’esprit en action » (p. 404), écrit-il. « Ce qui est vrai de toute intention particulière, forcée qu’elle est de chercher dans l’opération qui la réalise son vivant commentaire, l’est donc davantage encore de l’aspiration religieuse. Où tend-elle, sinon à faire passer à l’acte l’homme tout entier, et à produire en lui la plénitude d’une vie nouvelle, comme si, pour être achevée, toute action devait être une communion ? Or cette communion nécessairement convoitée ne peut s’opérer que par la pratique ; car la pratique seule est capable de relier entre eux deux ordres qui semblaient incommunicables ; et c’est dans les actes seulement que Dieu, apportant l’immensité de son don, peut prendre pied en nous » (p. 409-410) – ce qui est impossible à une religion seulement intérieure et à un sentiment délié de toute pratique. 12 Joseph Moingt, Dieu qui vient à l’homme, t. 2 : De l’apparition à la naissance de Dieu, II. Naissance, Paris, Cerf, coll. « Cogitatio Fidei, 257 », 2007, p. 984. 166
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Car elle est la possibilité qu’a l’homme de se souvenir qu’il nous faut mourir, la possibilité de ne pas oublier Dieu. Elle est, au sein du monde du temps, des choses et de l’homme, le lieu où s’exprime, d’une manière insupportable, la question : Qui donc es-tu ?13 Comment prétendre s’épargner cette expérience qui dispose à connaître le Tout-Autre dans son altérité ? Car la vraie crise, dans laquelle se trouve la religion, consiste en ce que l’homme, non seulement est incapable de se défaire d’elle, aussi longtemps qu’il vit, mais encore a le devoir de ne pas s’en défaire non plus, justement parce qu’elle est un trait si caractéristique de l’homme en tant qu’homme (de l’homme de ce monde !), justement parce qu’en elle les possibilités humaines sont limitées par la possibilité divine, et parce que, conscients que Dieu n’est pas ici, mais que nous ne pouvons non plus faire aucun pas de plus, nous sommes contraints de faire halte et de persévérer auprès de cette possibilité humaine afin de rencontrer Dieu au-delà de la limite marquée par elle14. Qui reconnaît ce qu’il a voulu dans ce qu’il a fait ? Cela est vrai par excellence en matière de religion. C’est au meilleur de lui-même, c’est-à-dire dans la possibilité religieuse, que l’homme est aussi capable du pire. Voilà ce qui ressort de tout vécu religieux où s’attestent mieux qu’ailleurs nos limites. Mais dans cet aveu d’impuissance et dans ce constat d’absence au cœur de l’expérience religieuse, il y a un appel authentique, une prière secrète et forte, peutêtre même irrésistible – l’attente d’une relation vraie avec l’absolu. Le christianisme non-religieux est une impasse ; cela ne veut pas dire que tout christianisme non-religieux soit illégitime. L’Évangile, en devenant christianisme, a ensemencé les cultures qu’il a rencontrées. L’Évangile n’appartient pas qu’aux chrétiens. Pour ce qui regarde notre culture, les valeurs évangéliques sécularisées imprègnent le projet moderne de rationalité ; c’est en grande partie ces valeurs, reçues par les Lumières européennes, qui ont rendu possible le meilleur de nos sociétés : la rationalité et la défense des droits de l’homme, la liberté et l’égalité des individus, l’impératif de la justice et de la solidarité. 13 Barth, L’épître aux Romains, p. 367-368. 14 Barth, L’épître aux Romains, p. 235. 167
Dieu au risque de la religion
La révélation comme salut de la religion La deuxième question peut se formuler ainsi : le christianisme est-il condamné à l’ambiguïté de la religion ? Le christianisme historique est-il à la hauteur de l’ère nouvelle du salut qu’il proclame ? Est-il retombé de la religion ? Il est aisé d’esquiver la question en décidant de s’en tenir à l’Évangile et de se laver les mains des réalisations historiques du christianisme. Mais l’Évangile lui-même écarte cette échappatoire : la vérité de l’Évangile est une vérité à faire ! Il n’y a pas une pure vérité du Dieu de Jésus-Christ à laquelle nous pourrions renvoyer en nous lavant les mains de ce que nous faisons nous-mêmes. Si le chrétien n’est pas conforme dans sa vie à sa vérité, il n’y a plus de vérité15. Pas de vérité hors de celle qui prend corps dans la vie. C’est là un point essentiel : comme l’a dit pour sa part Adolphe Gesché, la vérité du christianisme ne se prouve pas, elle s’éprouve. C’est affaire d’existence, d’expérience, de témoignage. Le verdict de l’histoire est mitigé : ni tout blanc ni tout noir, tant de pages glorieuses mais aussi des pages sombres. À la suite de Jacques Ellul, il est nécessaire de se pencher sur la subversion religieuse du christianisme. En tant d’occasions, l’Église et les chrétiens n’ont pas su protéger des compromissions la force libératrice de l’Évangile. Au plan religieux, Ellul invoque l’influence néfaste de l’islam sur le christianisme s’agissant de la guerre sainte et de l’esclavage16. Mais le christianisme a-t-il vraiment besoin de l’islam pour s’enfermer dans l’immanence de la religion ? Nul mieux que J. Moingt n’a décrit le processus conduisant l’Église du second millénaire à occulter la signification de son message et à brouiller le sens de sa mission17. Autant d’essais, parfois dérisoires, parfois tragiques, pour mieux contrôler l’action de Dieu. Et ce n’est pas la dernière « querelle des rites », ordinaire ou extraordinaire, qui peut nous convaincre que le temps d’une dialectique sereine avec la sphère religieuse est arrivé dans la chrétienté catholique. Le christianisme, comme phénomène humain, ne saurait échapper à la logique du 15 Jacques Ellul, La subversion du christianisme, Paris, Seuil, coll. « Empreintes », 1984, p. 13. 16 Pour l’islam, notamment esclavage (dans la mesure où la traite arabe a devancé la traite atlantique) et guerre sainte. 17 Voir Moingt, Dieu qui vient à l’homme, t. 2 : De l’apparition à la naissance de Dieu, II. Naissance. 168
Le risque de la religion ou le pari de la liberté
péché portée à son comble au lieu de la religion. Si l’ambiguïté de la religion est le lot du christianisme, le Christ nous a libérés des servitudes de la religion, au sens de pratiques censées produire le salut. Il y a une tension irréductible entre religion et révélation, où sans cesse la religion doit attendre son salut de la grâce. Le salut chrétien, c’est Dieu se donnant librement par amour pour être reçu librement et par amour. Comme le Verbe a assumé la chair, la révélation assume la religion. C’est une logique d’incarnation qui est à l’œuvre dans cette assomption de la religion par la révélation. Et l’Église est le lieu de la vraie religion dans la mesure – et cette mesure seulement – où elle vit de la grâce de Dieu18. « L’homme aspire à faire le dieu : être dieu sans Dieu et contre Dieu, être dieu par Dieu et avec Dieu, c’est le dilemme »19. L’ombre du Grand Inquisiteur Au terme de ce parcours, mentionnons la figure littéraire du Grand Inquisiteur. Ce passage des Frères Karamazov de Dostoïevski met en récit l’hypothèse-limite d’un christianisme qui s’est érigé en système autosuffisant et prétend mener les hommes au bonheur, en toute sûreté, à condition qu’ils renoncent à leur liberté. « L’action se passe en Espagne, à Séville, aux plus sinistres jours de l’Inquisition, lorsque pour la gloire de Dieu des bûchers flambaient chaque jour dans le pays et que En de magnifiques autodafés On brûlait les méchants hérétiques »20. Le Christ décide alors de visiter son peuple souffrant, mais le Grand Inquisiteur veille ; il le fait saisir et le condamne au bûcher. La veille de l’exécution, le vieil inquisiteur, « un vieillard presque nonagénaire, grand et droit au visage décharné, aux yeux creux mais où l’éclat brille encore comme une étincelle »21, visite son prisonnier ; il lui reproche d’avoir pris la liberté d’une visite imprévue : « Tu es venu nous déranger et tu le sais bien », mais surtout d’avoir respecté la liberté des hommes en proposant le salut sans l’imposer. 18 Barth, Dogmatique, §17, vol. 1, t. 2**, p. 89. 19 Blondel, L’action (1893), p. 356. 20 Fedor Dostoïevski, Les Frères Karamazov, trad. Elisabeth Guertik, Paris, Le livre de Poche, 1972, p. 285. 21 Dostoïevski, Les Frères Karamazov, p. 286. 169
Dieu au risque de la religion
Ce n’est à première vue « qu’un poème absurde d’un étudiant absurde qui n’a jamais écrit deux vers »22. Il est en réalité la parabole d’un Dieu exposé au risque mortel de la religion – non pas la religion comme telle, il est vrai, mais une religion qui annule le pari de la liberté. La force du poème tient à ce qu’il met face à face le Grand Inquisiteur, représentant d’une religion dévoyée, et le Christ luimême, médiateur de la révélation, revenu incognito sur terre. Dostoïevski personnalise ainsi de manière incomparable la tension entre religion et révélation, qui nous a servi de toile de fond. Le long monologue par lequel l’Inquisiteur expose à son Prisonnier, muet et sans défense, les motifs de son exécution prochaine, comporte un seul et unique argument, que Dostoïevski ne craint pas de développer à satiété, multipliant les répétitions : la révélation a pris un risque inconsidéré en faisant une telle place à la liberté dans la réponse humaine ; une religion, qui veut garantir le bonheur de l’humanité, doit corriger cette révélation en confisquant cette liberté. Le poème illustre donc puissamment la thèse que nous avons voulu accréditer dans les propos développés jusqu’ici, à savoir que le risque couru par Dieu lorsqu’il choisit le lieu de la religion pour y rencontrer l’homme n’a d’autre fin que de ménager l’espace sacré de sa liberté. Le risque ultime de la religion, c’est la possibilité qu’elle recèle de profaner ce sanctuaire de la liberté qui en fait le prix. N’est-ce pas là le propre de la liberté, en ses conséquences extrêmes et paradoxales, que de pouvoir librement démissionner, se démettre, se “défaire” d’elle-même ? Le danger ne vient donc pas de la religion comme telle, mais d’une religion qui déjoue le pari divin de la liberté. L’insistance de Dostoïevski sur la liberté ménagée par la révélation christique étonne. Du récit évangélique des tentations, il livre un impressionnant commentaire selon lequel le Christ renonce aux voies qui léseraient la libre réponse des hommes23. À ce respect 22 Dostoïevski, Les Frères Karamazov, p. 301. 23 « Mais tu n’as pas voulu priver les hommes de la liberté, et Tu as repoussé l’offre, car où sera la liberté, as-Tu jugé, si l’obéissance est achetée au prix des pains ? » « Au lieu de T’emparer de la liberté humaine, Tu l’as accrue et Tu as accablé à jamais le domaine spirituel de l’homme des souffrances de cette liberté. Tu as souhaité le libre amour de l’homme pour qu’il Te suivît librement, séduit et captivé par Toi. Au lieu de l’ancienne loi solide, l’homme devait désormais décider luimême d’un cœur libre ce qui est le bien et ce qui est le mal, n’ayant pour seul guide que Ton image devant lui » ; Dostoïevski, Les Frères Karamazov, p. 290.292. 170
Le risque de la religion ou le pari de la liberté
inconditionnel de la liberté, l’Inquisiteur oppose l’efficacité d’un système qui épargne aux hommes la souffrance d’être libres et leur procure le bonheur, infailliblement24. Au fond, l’Inquisiteur explique au Christ qu’il a tout simplement commis une erreur anthropologique en se faisant une trop grande idée de l’homme – l’excès encore ! … « jamais ils ne pourront être libres, car ils sont chétifs, dépravés, médiocres et rebelles (…). Tu avais soif de foi libre et non pas inspirée par le miracle. Tu désirais ardemment un amour libre et non les extases serviles de l’esclave devant la puissance qui l’a terrifié une fois pour toutes. Mais là encore Tu Te faisais une trop haute idée des hommes, car ce sont certes des esclaves, quoiqu’ils aient été créés rebelles »25. Le poème d’Ivan, « imaginé avec passion »26, vise expressément le catholicisme romain, accusé de substituer l’illusion d’un bonheur sans liberté à la vérité de l’Évangile de liberté. Le Cardinal Inquisiteur s’adresse à Jésus, qui ne dit mot tout au long du poème : « Tout a été confié par Toi au pape, et tout est donc maintenant entre les mains du pape, quant à Toi, Tu ne peux plus venir du tout, ne nous dérange pas, du moins pas avant l’heure »27. Difficile de reconnaître le catholicisme actuel dans la caricature imaginée par Ivan. Il n’échappe cependant à personne qu’elle fait écho aux graves distorsions de la théologie catholique du XIXe siècle, où la centralisation romaine le disputait à la dénonciation des libertés civile, politique et religieuse. On peut même encore souhaiter que ces pages figurent dans les séminaires, les sacristies et les évêchés du monde entier tant il est vrai qu’une propension à restreindre le champ de la liberté de jugement des fidèles, dans des matières pourtant éloignées de l’Évangile, au même moment où la revendication légitime d’une prise en compte de cette liberté ne s’est jamais fait plus distinctement entendre, ne laissent pas de conférer au poème d’Ivan une nouvelle actualité. Si l’on en croit Paul qui la défend avec une virulence passionnée, la liberté chrétienne est cet espace de salut qui a été ouvert par la résurrection du Crucifié 24 « Il n’est rien de plus séduisant pour l’homme que la liberté de sa conscience, mais rien n’est plus douloureux non plus » (…) « est-il possible que Tu n’aies pas prévu qu’à la fin il rejettera et contestera même Ton image et Ta vérité, si on l’accable sous un fardeau aussi terrible que la liberté du choix ? » ; Dostoïevski, Les Frères Karamazov, p. 292. 25 Dostoïevski, Les Frères Karamazov, p. 290.293. 26 Dostoïevski, Les Frères Karamazov, p. 282. 27 Dostoïevski, Les Frères Karamazov, p. 287. 171
Dieu au risque de la religion
et où l’Esprit ne cesse de conduire les fidèles : elle appartient au cœur du message évangélique. Une telle liberté inclut le devoir mutuel de la correction fraternelle, mais elle exclut un régime de liberté surveillée. Si ce poème peut sans doute aussi préfigurer les ravages de l’idéologie communiste, cette religion séculière qui, sept décennies durant, affligera sans merci les compatriotes de Dostoïevski, sous prétexte de faire leur bonheur, tout en les privant de liberté et en persécutant le christianisme, il rappelle surtout à quiconque revendique le nom de chrétien une vérité première et dernière contenue dans cette parole du Christ : Hors de moi, vous ne pouvez rien faire (Jn 15,5).
172
Index des noms de personnes
INDEX DES NOMS DE PERSONNES L’astérisque après un numéro de page signale une référence où le nom n’apparaît que dans les notes. A
BASLEZ, M.-F. 9, 97, 109*, 111*, 116*
ABELLÁN, J. L.
121*
BAUBÉROT, J.
80
AGAMBEN, G.
70
BAUDELAIRE, C.
89
AHMADINEJAD, M
36
BEATRICE, P. F.
107*
AMBROISE DE MILAN 105,106*
BEAUDE, P.-M.
109*
ANCET, J. 124*, 126, 127, 134
BEAUVAIS, X.
90
ANDERSON, G.
BECK, U.
80
ANNE DE JÉSUS
102* 122
BECKETT, S.
145
ARISTIDE, A.
113*
BECKFORD, J. A.
80*
ASTERIUS URBANUS
105*
BEN LADEN, O.
37
ATHANASE 42
BENOÎT XVI
91
ATLAN, H.
BERGER, P.
92
82
AUGUSTIN D’HIPPONE 42, 91, 151 AUNE, D. E.
98*
AZRIA, R.
76*
BARBIER-BOUVET, J.-F. BARNAVI, É. BAROCCHI, P.
138
BIANCIOTTI, H.
9, 150
BIELER, L. BINI, A. BLONDEAU, F.
B BAKHOUCHE, B.
BERNANOS, G.
104* 89* 9, 33 44*
BARTH, K. 153*, 157, 162*, 164, 166, 167*, 169*
102* 142, 143 10
BLONDEL, M. 158*, 160*, 166*, 167*, 169* BLOY, L. BOESPFLUG, F. BODIN, J. BONHOEFFER, D.
138 7*, 156* 38 165
173
Dieu au risque de la religion
BORGES, J. L.
150, 151
BORNE, D.
76*
D DAGERMAN, S.
151
BOSSUET 151
DALAÏ-LAMA 91
BOURDIEU, P.
DAVIE, G.
144, 145, 149
86, 94
BOURG, D.
82*
DEKONINCK, R.
BOURGEOIS, B.
29*
DÉMOSTHÈNE 42
9, 10, 153
DIOCLÉTIEN 110
BOURGINE, B. BRÉCHON, P.
84*, 86
9, 41, 42*
DOMINIQUE SAVIO
138
DOSTOÏEVSKI, F. M. 69, 70, 169, 170, 171*, 172
C CALVIN, J.
162
DOUGLAS, M.
58*
CASEY, D.
49
DUMEIGE, G.
44*
DUNN, J. D. G.
70*
CAUSSE, J.-D.
87*
DUNN, P. W. 112*, 115*, 116*
CECCATTY, R. DE
9, 137
CERTEAU, M. DE
120
CHARLES QUINT
121
CHASTEL, A.
45*
E
CHEVALLIER, D.
126
EISENSTADT, S.
CHRISTEN, Y.
82*
ELLUL, J.
CHRONIS, H. L.
63*
ÉPIPHANE 116*
CILLIÈRES, H.
112*
CLÉMENT D’ALEXANDRIE 41, 42
DURKHEIM, É.
145
77 168*
EUSÈBE DE CÉSARÉE 104, 110
98, 103,
F
COELHO, P.
91
COMBÉS, G.
42*
FABIEN, P.
101*
91
FABRY, G.
9, 119
COMTE-SPONVILLE, A. CONZELMANN, H.
65*
COUTURIER, M.-A.
45, 46
FAMERÉE, J. FAURE, P.
CYPRIEN DE CARTHAGE 110, 111
FÉDOU, M.
CYPRIEN DE LA NATIVITÉ 125*
FELDMEIER, R.
FEE, G. D. FELLINI, F. FERRY, L. FINI, L.
174
7 100*, 106* 8* 65* 63 141, 143 91 150
Index des noms de personnes
FOCANT, C.
9, 53
FORBES, C. 108*
100*, 102*, 106*,
HEGEL, G.W. F. 8, 9, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 30, 31, 32 HEINTZ, F.
FOX, R. L.
102*
FRANÇOIS XAVIER
147, 148
FRAY LUIS DE LEÓN
121
102*, 104
HEINTZ, J.-G. HERVIEU-LÉGER, D. HINNELLS, J.
97* 76*, 88 98*
FREUD 160 I G GARRIDO, J. L.
130*, 131*
GAUCHET, M.
165
GAZIAUX, É.
69*
GENOUDE, A.DE
41*
GÉRARD, G.
8, 19
GESCHÉ, A. 14, 15, 42*, 160*, 168 GIDDENS, A.
80
GIFFORD, P.
98*, 107*
GILIO, G. A.
44
GREEN, J.
138, 139
GREENE, G.
138
IGNACE D’ANTIOCHE 110
100*,
IRÉNÉE DE LYON 103, 111, 114, 116* J JACOPONE DA TODI 143, 147, 150 JACQUEMIN, D.
69*
JEAN CHRYSOSTOME 105, 106 JEAN DE LA CROIX 9, 119, 120, 121, 122, 124*, 125, 126, 127, 128, 129*, 131*, 132, 133*,134, 150
GRÉGOIRE DE NAZIANZE 106
JEAN XXIII
143
GRÉGOIRE XIII
122
JELENSKI, K.
150
GRIMAL, P.
102*
JUEL, D. H.
62*
GUÉRIN, A.
58*
GUERTIK, E.
169*
H HABERMAS, J.
JUNDT, P.
162*
JUSTIN 102 K
93, 95, 158
KAMPLING, R.
56*, 57*
HALLIDAY, J.
143
KLAMER, W.
HAMERTON-KELLY, R. G.
63*
KOSKENNIEMI, E.
102*
KRAFT, H.
109*
HASPELS, C. H. É. HAWTHORNE, G. F.
106*
60*
68*
175
Dieu au risque de la religion
L
MÉRY, M.
LAFON, C.
83*
LAMPE, P.
102*
LARBAUD, V.
151
LAURENTIN, R.
100*
30*
MESSIER, M.
128*
MICHEL-ANGE 44 MICHELAT, G.
86
MILOT, M.
86*
LAVAUX, B.
126
MIMOUNI, S. C.
LAWRENCE, D. H.
141
MOINGT, J.
LAWRENCE, T. E.
141
MOLHO, M.
LE MOIGNE, P.
104*
106* 166, 168
130*, 132*, 133
MOLINA, T. DE
126
MONDÉSERT, C.
41*
LEIBNIZ 146
MONLÉON, A.-M. DE
99*
LEOPARDI, G.
MONTAN 103
LECLERC, A.
94 9, 146, 147
LEPRI, S.
150
MONTEGNA, A.
LEVINAS, E.
158
MORAVIA, A.
89 141
LLEDÓ, E.
130*
MOTTE, A.
98*
LO NG YUE, E.
112*
MOUNIER, E.
138
LOBET, B.
10, 148, 150
LOYE, J.-D.
129*, 132
N
LUCIEN 113*
NEYREY, J.
LUCRÈCE 7*
NIETZSCHE, F.
160
LY, N.
NOVATIEN
103
126*, 131
M
57
O
MAIO, R.DE
44*
MAJOR, R. MALHERBE, M.
ONFRAY, M.
91
87
ORIGÈNE 116
53*
OVIDE 42
MALRAUX, A.
47
MANIGNE, J.-P.
64
P
MARCION 108
PAESLER, K.
62*
MARGUERAT, D.
PAPIAS DE HIÉRAPOLIS
104
114*
MARTÍN VELASCO, J. MARX, K.
120
7*, 145, 158
MAURIAC, F.
138
PASOLINI, P. P. 9, 139, 140, 141, 142, 143, 144
MÉLITON DE SARDES
104
PERVO, R.
176
142, 145, 160
PASCAL
113*
Index des noms de personnes
PHILÉAS 110
S
PHILIPPE II
SADATE, A. EL-
121
PHILON 100* PHILONENKO, M.
63*
PIE XII
141
PILHOFER, P. PLATON PORTIER, P. POULAT, É.
113* 105, 128*
36
SADE (Le marquis de)
SAINT-JOSEPH, L.-M. DE 125*, 126 SARRAUTE, N.
151
86*
SAVIDAN, P.
158*
92
SAVINIO, A.
151
SAXER, V. SCOLAS, P.
R RABIN, Y. RAHNER, K. RATZINGER, J. RÉGAMEY, P.-R. REGGUI, M. REIMER, A. M.
36*
SERRANO, A.
159
SMITH, C.
95 45, 46 137 105*
REY-FLAUD, H.
87
RICARD, M.
91
RICHIER, G.
46
RICŒUR, P.
66
RIES, J.
7*
RIESMAN, D.
78
RINPOCHÉ, S.
91
RIVAT (abbé)
138
ROCH, P.
82*
ROCHESTER, S. T.
59*
RORDORF, W.
111
ROSE DE LIMA
150
ROY, O.
146
93
98*, 106* 8, 10, 11, 42* 47, 49 92
SMITH, S. H.
55*
SÖDING, T.
56*
SŒUR EMMANUELLE SOURGINS, C.
90 47
SUOR INES DE LA CRUZ 147, 150 T TALIN, K. TAUBES, J. TAYLOR, C. TCHERNIA, J.-F. TERTULLIEN 112*, 116* TESTUZ, M. THEISSEN, G. 111, 112*
86 70 158,165 84* 41, 103, 108, 113* 69*, 98, 106*,
RUANO DE LA IGLESIA, L. 128*
THÉRÈSE D’AVILA 46,121, 122, 150
RYSER, F.
TILLICH, P.
153*
TOLSTAJA, K.
158 162*
177
Dieu au risque de la religion
TROCMÉ, É.
97*, 102*, 116*
TUILIER, A.
97*, 108*
VON BALTHASAR, H. U. 129* VOUAUX, L. VOULET, P.
V VAANDE SANDT, H.
114* 42*
W 97*
WALLISS, J.
80*
VALENTE, J. A. 124*, 130*, 131*
WEBER, M.
77, 99*, 158
VALÉRY, P.
WELLES, O.
143
VAN DER KOOI, C. VAUCHEZ, A.
150, 151 162*
WILLAIME, J.-P. 9, 73, 76*, 86*
97*
VÉRONÈSE 45
Z
VOLTAIRE 89
ZELLER, D.
178
100*
Le risque de la religion ou le pari de la liberté
LISTE DES AUTEURS Élie Barnavi, professeur émérite à l’Université de Tel Aviv, ancien ambassadeur d’Israël en France. Marie-Françoise Baslez, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne. Benoît Bourgine, professeur à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve. René de Ceccatty, écrivain et critique littéraire, Paris. Ralph Dekoninck, professeur à la Faculté de philosophie, arts et lettres de l’Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve. Geneviève Fabry, professeur à la Faculté de philosophie, arts et lettres de l’Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve. Joseph Famerée, professeur à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve. Camille Focant, professeur émérite à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve. Gilbert Gérard, professeur à la Faculté de philosophie, arts et lettres de l’Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve. Paul Scolas, chargé de cours invité à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve. Jean-Paul Willaime, Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, Paris.
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Dieu au risque de la religion
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Le risque de la religion ou le pari de la liberté
TABLE DES MATIÈRES Avant-propos 7 Joseph Famerée 1 La problématique Paul Scolas 2 La religion : affaire de l’homme, affaire de Dieu ? Perspectives hégéliennes Gilbert Gérard 3 Religions meurtrières Élie Barnavi
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19 33
4 Dieu au risque de la religion comme art et de l’art comme religion Ralph Dekoninck
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1. Critique de la religion comme art 2. Critique de l’art sans religion 3. Critique d’une religion sans art 4. Dieu au risque de l’art comme religion
41 44 45 47
5 Foi et religion dans le Nouveau Testament Camille Focant
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1. L’Évangile de Marc
54
2. Théorisation paulinienne de la justification par la foi
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3. Conclusion
71
6 Les conditions sociales et culturelles du religieux dans l’ultramodernité contemporaine Jean-Paul Willaime
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a) Le temps sacré b) La pureté rituelle c) Le lieu sacré a) Le Crucifié, puissance et sagesse de Dieu b) C’est la foi et non l’élection ou les œuvres qui justifie
1. Une approche sociologique de la religion respectueuse de son objet
55 56 60 64 69
74 181
Dieu au risque de la religion
2. La modernité sécularisatrice 3. L’ultramodernité contemporaine 4. Les défis de la mise en forme culturelle et sociale du religieux 5. Conclusion
7 Les charismatiques et l’autorité établie dans les communautés chrétiennes des trois premiers siècles Marie-Françoise Baslez
76 80 88 94
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1. Une tendance dans la longue durée 99 2. Leadership charismatique et conflit d’autorité 106 3. À la recherche d’une voie moyenne dans la relation à Dieu : le témoignage des Actes apocryphes 111
8 La mystique, une contestation de la religion ? Jouissance et beauté dans le Cantique spirituel de Jean de la Croix Geneviève Fabry
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1. Mystique et religion 120 e 2. Contexte : l’Espagne du XVI siècle 120 3. Jean de la Croix et son œuvre 122 4. La strophe 35 dans le contexte du Cantique : la question de la beauté 123 5. La strophe 35. Approche par la traduction : la question de l’éros 125 6. La strophe 35. Du côté des commentaires : jouissance et horizon christologique 127
9 La spiritualité et l’irrévérence. Un christianisme sans religion. Résonances littéraires René de Ceccatty
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10 Le risque de la religion ou le pari de la liberté Benoît Bourgine
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1. La religion, pour le meilleur et pour le pire 2. La subversion évangélique de la religion 3. Subversion religieuse du christianisme ?
155 160 165
Index des noms de personnes
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Liste des auteurs
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Le risque de la religion ou le pari de la liberté
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I
l y a comme deux inventions chrétiennes de la religion en tension l’une avec l’autre. D’une part, celle de l’Évangile comme critique et véritable conversion, sinon subversion de la religion, qui n’empêche pourtant pas Jésus d’observer la Loi et le culte du Temple, non sans certaines transgressions particulièrement significatives. D’autre part, l’invention d’une religion chrétienne qui advient assez rapidement après Jésus et qui prendra tous les traits de la religion et au sein de laquelle, à moins que ce soit malgré elle, l’Évangile est transmis. Cette question de la relation risquée entre Dieu et la religion n’est-elle pas aujourd’hui au cœur même de la crise du christianisme, comme de la résurgence plutôt effervescente du religieux, sinon des religions, jusque dans les sociétés les plus sécularisées? N’oblige-t-elle pas à se demander, selon une approche pluridisciplinaire, si le phénomène religieux ne constitue pas un invariant anthropologique, mais aussi à s’interroger sur le lien entre la religion et ses pathologies? Auteurs Elie Barnavi • Marie-Françoise Baslez • Benoît Bourgine • René de Ceccatty • Ralph Dekoninck • Geneviève Fabry • Joseph Famerée • Camille Focant • Gilbert Gérard • Paul Scolas • Jean-Paul Willaime Benoît Bourgine, Joseph Famerée et Paul Scolas, directeurs de la publication, enseignent la théologie systématique à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve), respectivement la théologie dogmatique, l’ecclésiologie et la théologie sacramentaire. Ils publient ici les actes du XIe colloque Gesché.
Prix : 18 € ISBN : 978-2-8061-0171-6
www.editions-academia.be
9 782806 101716