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French Pages [248]
L'ORIENT DANS L'HISTOIRE RELIGIEUSE DE L'EUROPE
BIBLIOTHEQUE DE L'ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES SCIENCES RELIGIEUSES
VOLUME
110
@j BREPOLS
L'ORIENT DANS L'HISTOIRE RELIGIEUSE DE L'EUROPE L'INVENTION DES ORIGINES
Édité par Mohammad Ali AMIR-MOEZZI et John SCHEID Préface de Jacques
LE BRUN
@j BREPOLS
La Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences Religieuses La collection Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences Religieuses, fondée en 1913 et riche de plus de cent volumes, reflète la diversité des enseignements et des recherches qui sont menés au sein de la Section des Sciences Religieuses de l'École Pratique des Hautes Études (Sorbonne, Paris). Dans l'esprit de la section qui met en œuvre une étude scientifique, laïque et pluraliste des faits religieux, on retrouve dans cette collection tant la diversité des religions et aires culturelles étudiées que la pluralité des disciplines pratiquées: philologie, archéologie, histoire, droit, philosophie, anthropologie, sociologie. Avec le haut niveau de spécialisation et d'érudition qui caractérisent les études menées à l'E.P.H.E., la collection Bibliothèque de l'École des Hautes Études, Sciences Religieuses aborde aussi bien les religions anciennes disparues que les religions contemporaines, s'intéresse aussi bien à l'originalité historique, philosophique et théologique des trois grands monothéismes -judaïsme, christianisme, islam- qu'à la diversité religieuse en Inde, au Tibet, en Chine, au Japon, en Afrique et en Amérique, dans la Mésopotamie et l'Égypte anciennes, dans la Grèce et la Rome antiques. Cette collection n'oublie pas non plus 1'étude des marges religieuses et des formes de dissidences, 1' analyse des modalités mêmes de sortie de la religion. Les ouvrages sont signés par les meilleurs spécialistes français et étrangers dans le domaine des sciences religieuses (chercheurs enseignant à l'E.P.H.E., anciens élèves de l'École, chercheurs invités, ... ).
> des cultes «orientaux>> de l'Empire romain............................................................................................
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Brouria BITION-ASHKELONY, Jérôme en Orient: une transformation identitaire
37
Bernard FLUSIN, Construire une nouvelle Jérusalem: Constantinople et les reliques..........................................................................................................
51
Francis SCHMIDT, L'Evangile selon Saint Gustave, ou la construction de l'Orient dans l'Hérodias de Flaubert.........................................................................
71
Guy G. STROUMSA, Homeros Hebraios: Homère et la Bible aux origines de la culture européenne (17e-lse siècles).............................................................
87
Simon MIMOUN!, Les origines du christianisme aux XIXe et xxe siècles en France. Questions d'épistémologie et de méthodologie...............................
101
Jean Pierre BRACH, L'Orient messianique chez Guillaume Postel....................
121
Antoine FAIVRE, Figures d'Hermès Trismégiste à la fin du XVIIIe siècle.........
131
François LAPLANCHE, De la philologie à l'histoire de 1' esprit humain: 1' Inde originaire d'Eugène Burnouf ........................................................................
139
Galit HASAN-ROKEM, Ex Oriente Fluxus: The Wandering Jew. Oriental Crossings of the Paths of Europe..................................................................
153
Etan KüHLBERG, Western Accounts of the Death of the Prophet Mul.tammad..
165
Robert BoNFIL, La chronique des rois de France et des sultans ottomans de Joseph ha-Cohen...........................................................................................
197
Pierre LORY, L'Orient intérieur. A propos de conversions à l'Islam d'occidentaux au xxe siècle.........................................................................................
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A PROPOS DES AUTEURS
Nicole BELAYCHE est Maître de Conférences d'Histoire romaine à l'Université de Paris IVSorbonne et traYaille sur les identités religieuses et les confluences culturelles dans le monde romain impérial. Après plusieurs articles sur les contacts communautaires et un ouvrage, Rome, la péninsule italienne et la Sicile de 218 à 31 avant notre ère. Crises et mutations, Paris, SEDES, 1994, elle publie chez J.C.B.Mohr (Paul Siebeck), Tübingen (parution en 2001) une étude intitulée The pagan cults in the Roman Palaestina. Brouria BITTON-ASHKELONY est "lecturer in Comparative Religion" à l'Université Hébraïque de Jérusalem. Poursuivant des recherches sur le mouvement monastique à Gaza dans l'Antiquité tardive ainsi que sur des prières mystiques dans les traditions juives et chrétiennes, elle termine une monographie intitulée Pi!grimage: Perceptions and Reactions in Patristic and Monastic Literature in Late Antiquity. Robert BONFIL est Professeur de "Jewish History" à l'Université Hébraïque de Jérusalem. Parmi ses publications: Rabbis and 1 ewish Communities in Renaissance Italy, Oxford, Oxford University Press, 1990, 1993;Jewish !ife in renaissance Italy, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1994 (traduction française: Les Juifs d'Italie à l'époque de la Renaissance. Stratégies de la différence à l'aube de la modernité, Paris, L'Harmattan, 1995). Jean Pierre BRACH, spécialiste de la mystique des nombres et de la kabbale chrétienne en ésotérisme occidental moderne, est Chargé de Conférences à la section des sciences religieuses de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il est notamment l'auteur deLa symbolique des nombres, Presses Universitaires de France, Paris, 1994 et prépare actuellement, chez l'éditeur Vrin, l'édition critique d'un ouvrage de Guillaume Postel sur la kabbale et les nombres platoniciens. Antoine FAIVRE, titulaire de la chaire "Histoire des courants ésotériques et mystiques dans l'Europe moderne et contemporaine", est Directeur d'Etudes à la section des sciences religieuses de 1'EPHE. Co-directeur de la revue ARIES et directeur des collections "Cahiers de l'Hermétisme" (Albin Michel) et "Bibliothèque de l'Hermétisme" (Dervy), il a notamment publié: Accès de l'ésotérisme occidental, Paris, Gallimard, 2 vol., 1996; Philosophie de la Nature (Physique sacrée et théosophie, XVIIIe-xxe siècles), Paris, Albin Michel, 1997. Bernard FLUSIN est Professeur de "Langue et littérature byzantines" à l'Université de Paris IVSorbonne et Directeur d'Etudes à la section des sciences religieuses de l'EPHE où il est titulaire de la chaire "Christianisme byzantin". Parmi ses ouvrages: Miracle et histoire dans l'œuvre de Cyrille de Scythopolis, Paris, 1983; Saint Anastase le Perse, Paris, 1992; "Le panégyrique pour la translation des reliques de Grégoire le Théologien", Revue des Etudes Byzantines, 57(1999), pp.5-97. Galit HASAN -ROKEM est titulaire de la chaire Max and Margarethe Grunwald of Folklore et Professeur de littérature hébreu à l'Université Hébraïque de Jérusalem. Présidente de "The International Society of Folk Narrative Research" et co-éditeur de la revue 1 erusalem Studies in Jewish Folklore, elle est auteur, entre autres, de Proverbs in Israeli Folk Narratives: A Structural Se man tic Analysis, Helsinki, Academia Scientiarum Fe mina, 1982; Web of !ife: Folklore and Midrash in Rabbinic Literature, Stanford, Stanford University Press, 2000. Etan KOHLBERG, membre de The Israel Academy of Sciences and Humanities, est Professor of Arabie au "Department of Arabie Language and Literature" de l'Université Hébraïque de Jérusalem. Islamologue et spécialiste de l'Islam chiite, il est l'auteur, entre autres, de l'édition critique de Jawâmi' âdâb al-sûfiyya et 'Uyûb al-nafs wa mudâwâtuhâ d'al-Sulamî, Jérusalem, 1976; Belief and Law in Imâmî Shî'ism, Variorum Reprints, Aldershot, 1991; A Medieval Muslim Scholar at Work. Ibn Tâwûs and his Library, Leiden, 1992. François LAPLANCHE, Directeur de Recherche honoraire au Centre National de la Recherche Scientifique et membre du Centre d'Etude des Religions du Livre (CNRS/EPHE), est spécialiste de l'histoire culturelle du christianisme du XVIe au xxe siècle et de l'histoire des sciences des religions. Parmi ses travaux récents: L'Ecriture, le sacré et l'histoire. Erudits et
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A propos des auteurs politiques protestants devant la Bible en France au XVIIe siècle, APA-Holland University Press, Arnsterdan-Maarssen, 1986; La Bible en France entre mythe et critique, Paris, Albin Michel, 1994. Jacques LE BRUN est titulaire de la chaire "Histoire du catholicisme moderne, XVIe-xvme siècles" à la section des sciences religieuses de l'EPHE. Parmi ses ouvrages les plus récents: l'édition de Fénelon, Œuvres, "Bibliothèque de la Pléiade", Paris, Gallimard, 2 vol., 19831997 et Fénelon, Correspondance, édition de Jean Orcibal, Genève, Droz, 17 vol.: tomes 16 et 17, 1999, ainsi qu'en collaboration avec Guy G.Stroumsa, Léon de Modène et Richard Simon, Les juifs présentés aux Chrétiens, Paris, Les Belles Lettres, 1998. Pierre LORY, islamisant et arabisant, est Directeur d'Etudes à la section des sciences religieuses de l'EPHE où il est titulaire de la chaire "Mystique musulmane". Spécialiste de la spiritualité et de l'ésotérisme musulmans, il a notamment publié: Les commentaires ésotériques du Coran selon 'Abd al-Razzâq al-Qâshânî, Paris, Les Deux Océans, 1980, 1991; Dix traités d'alchimie de Jâbir ibn Hayyân, Paris, Sindbad, 1983, 1996; Alchimie et mystique en terre d'Islam, Paris, Verdier, 1989. Simon C. MIMOUNI, titulaire de la chaire "Origines du christianisme", est Directeur d'Etudes à la section des sciences religieuses de l'EPHE. Actuellement directeur de la Revue des Etudes Juives, il étudie depuis plusieurs années l'histoire de la formation du mouvement de Jésus dans et hors du judaïsme aux 1er et 2e siècles. Dernier ouvrage paru: Le judéo-christianisme ancien. Essais historiques, Paris, Cerf, 1998. Francis SCHMIDT, Directeur d'Etudes, est titulaire de la chaire "Histoire du judaïsme à l'époque hellénistique et romaine" à la section des sciences religieuses de l'EPHE. Parmi ses travaux: la direction de 1' ouvrage collectif L'impensable polythéisme. Etudes d'historiographie religieuse, Paris, éditions des archives contemporaines, 1988 ainsi que La Pensée du Temple. De Jérusalem à Qoumrân, Paris, Seuil, 1994. Guy G. STROUMSA est Martin Buber Professor of Comparative Religion et directeur de "Center for the Study of Christianism" à l'Université Hébraïque de Jérusalem. Il est l'auteur, entre autres, de Savoir et salut, Paris, 1992; Barbarian Philosophy: the Religious Revolution of Early Christianity, Tübingen, 1999, et en collaboration avec Jacques Le Brun, de l'édition de Léon de Modène et Richard Simon, Les Juifs présentés aux Chrétiens, Paris, 1998.
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PRÉFACE
Que les grandes religions de l'Europe d'aujourd'hui aient des origines orientales, plus exactement proche-orientales, est un fait qui peut être étudié sur le mode d'une recherche des influences, de l'analyse des voies d'une translation ou d'une expansion géographique et de la façon dont les grands monothéismes se sont, par étapes, imposés sur le champ de religions primitives, de paganismes lointains ou plus récents et dans la suite des religions de l'Antiquité classique. Une étude de cette conquête comme des survivances et des résurgences perceptibles jusqu'à nos jours, encore plus lisibles dans l'Europe médiévale et aux temps modernes, peut être fort instructive: souvent amorcée, support d'enjeux idéologiques divers, comme l'attestent les vifs débats entre historiens contemporains sur les problématiques de la «christianisation» et de la «déchristianisation» de l'Occident, cette histoire serait sans doute susceptible de révéler encore au chercheur attentif mainte surprise. Ce n'est néanmoins pas cette voie qui a été suivie dans ce volume qui rassemble des communications présentées en février 1999 au colloque organisé, à Paris, par la Section des sciences religieuses de l'Ecole pratique des Hautes Etudes et par l'Université Hébraïque de Jérusalem. L'objet de ce colloque était plutôt d'analyser sur des dossiers précis, portant sur différentes époques depuis l'Antiquité jusqu'au XX:ème siècle, comment, à partir de données historiques, de textes, de récits, de mythes ou de représentations imaginaires, s'est «construit» dans la pensée et la praxis religieuses de l'Europe, au lieu de l'inaccessible origine, un Orient qui en tînt la place. Les réalités historiques, géographiques ou linguistiques y ont bien entendu leur part: depuis les récits de voyages jusqu'à l'étude rigoureuse des textes, aux déchiffrements linguistiques et aux traductions exactes, les peuples, les littératures et les religions de l'Orient sont de mieux en mieux connus depuis environ trois siècles. Même l'enquête de Guillaume Postel se situe dans la préhistoire de cette connaissance «Scientifique», mais c'est au XVIIème siècle que l'on pourrait situer, parallèlement à tout un mouvement de recherche des sources et de publication de récits de voyages, les débuts de l'histoire des religions. Analyse des textes, comparaison entre les religions du paganisme et les textes bibliques, réflexion philosophique sur les faits religieux, y préparaient déjà le travail rigoureux que le XIX ème siècle consacrera aux langues et religions de l'Orient. Mais il s'agit moins ici d'une progressive connaissance scientifique de ces langues et de ces religions que de l'élaboration passionnée d'un Orient qui se constitue à la fois comme l'origine toujours présente et souterraine, et comme l'autre, fascinant et menaçant à la fois, des représentations, des croyances et des rites de l'Europe. Déjà, pour les Romains, l'Orient constituait non pas l'autre absolu qu'était le barbare, mais un autre intérieur, aussi étranger que proche. Lorsqu'il y a un siècle fut dessinée la figure historiographique des «religions orientales», le surprenant succès de cette construction et de cette formule montre peut-être que l'on retrouvait là en quelque sorte un modèle des complexes rapports entre l'Europe et l'Orient. Mais, en même temps, l'idée que des «religions orientales» inscrites au cœur du monde romain auraient pu, en une féconde subversion, être à l'origine de l'essor religieux de l'Europe, mettait cette question de l'origine en étroit rapport avec un Orient dont la parenté étymologique se révélait lourde de sens. Car sous les figures de l'Orient et de récurrentes IX
Préface
«renaissances orientales», pour reprendre le titre d'un ouvrage de R. Schwab qui a fait date, ce sont, à chaque étape de l'histoire, des origines qui se sont construites puis défaites et qui ont aussi suscité des mouvements de «retour» à ces mêmes origines. Et sans doute ce mouvement de retour aux sources (les textes fondateurs, les histoires canoniques, les grandes figures emblématiques) a constitué l'élément dynamique de l'évolution des religions en Europe (et de celles de nombre de sociétés, d'ordres religieux, de groupes spirituels en chaque religion), mais, paradoxalement, en les fixant dans un ailleurs et un passé idéal, a représenté un frein constant à leurs renouveaux. C'est vers l'Orient que, tel Jérôme, l'on se tourne pour découvrir son identité; c'est Jérusalem qui apparaît comme l'idéal modèle de Constantinople devenue une sorte de reliquaire de l'origine; tandis que le corpus de textes hermétistes sera considéré comme le plus ancien document écrit du genre humain. Même l'exemplaire travail philologique et historique d'un Eugène Burnouf n'aurait pas été accompli s'il n'avait pas été soutenu par l'intense fascination de son auteur pour le «monde primitif» qu'il croyait retrouver dans l'Inde originaire que ses travaux reconstruisaient avec une rigoureuse érudition. Etc' est une même attirance ambiguë qui conduisait Renan à scruter les «Origines du christianisme», introduisant dans l'historiographie une notion qui sera reprise dans l'intitulé d'une des premières directions d'études de la Section des sciences religieuses de l'Ecole pratique des Hautes Etudes. Cependant ce n'est pas seulement comme objet de science que l'Orient a attiré les Européens et les a conduits à en reconstruire l'histoire: en tant que lieu postulé ou désiré de l'origine, donc pour eux de la vérité, l'Orient est le point vers lequel les fondateurs de religions ou d'ordres religieux, tels Ignace de Loyola ou Vincent de Paul, portent leurs pas ou leurs désirs, et si en 1686 Fénelon vole en esprit vers les «beaux lieux» et les «ruines précieuses» de la Grèce, c'est pour y retrouver l'esprit de l' Aréopagite, la trace du «Dieu inconnu» et, au delà, «l'Asie qui soupire jusqu'aux bords de l'Euphrate» et «la terre arrosée par les pas du Sauveur», alors que l'année suivante il salue les missionnaires, «hommes apostoliques» qui partent «pour illuminer l'Orient». Enthousiasme lui aussi ambigu, au delà d'un Orient «proche», le zèle convertisseur des missionnaires renverra à l'Europe les leçons du «philosophe des Chinois», «Confucius Sinarum Philosophus», qui, plus ou moins exactes, marqueront tellement la pensée religieuse et la méditation philosophique du siècle des Lumières. Mais il y a plus radical déplacement, la conversion; un René Guénon, s'il est le plus connu de ces «Convertis» ne fut ni le premier ni le seul qui pensa avoir trouvé dans l'Orient de l'Islam un salut que les religions traditionnelles ne semblaient plus pouvoir lui apporter. Ainsi c'est la trace d'une origine perdue ou celle d'une transcendance effacée que l'inlassable construction d'un idéal Orient n'a cessé de révéler à l'Europe. Il était important d'analyser à travers les formes les plus diverses le double mouvement, de départ et de retour, où se mêlent réalité et imagination, érudition et enthousiasme, dynamisme et esprit de réaction, et qui rythme, dans le champ des religions établies, ou dans celui des groupes sectaires, des pratiques et des rêves privés, les rapports de l'Europe avec ce que, dès l'Antiquité, elle a exprimé sous le terme d'Orient. Jacques LE BRUN
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Préface
Le comité d'organisation du colloque «l'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe» (Paris, 1er et 2 février 1999) , composé des Professeurs Guy Stroumsa (Université Hébraïque de Jérusalem), Mohammad Ali Amir-Moezzi, Jacques Le Brun et John Scheid (Ecole Pratique des Hautes Etudes), tient à exprimer sa gratitude envers les collègues et amis suivants dont le soutien et la collaboration ont permis le bon déroulement de cette manifestation: le Professeur Philippe Hoffmann, Directeur d'Etudes à l'EPHE et directeur du Centre d'Etude des Religions du Livre dans les locaux duquel à Villejuif eut lieu le colloque, Mesdames Mercedes Fernandes, Sadia Messaoui et Dominique François ainsi que Monsieur Timothée Lopacki, du personnel administratif de l'EPHE, section des sciences religieuses. Qu'ils soient tous cordialement remerciés.
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L'ORONTE ET LE TIBRE: L'«ORIENT» DES CULTES «ORIENTAUX» DE L'EMPIRE ROMAIN* Nicole
BELAYCHE
«Le levant et le couchant sont à Dieu» Le Coran, Sourate 2, 115. Pour des polythéistes comme les Romains, le multiculturalisme est naturel, puisqu'ils considèrent qu'il est dans l'ordre des choses que chaque peuple suive ses pratiques propres 1. Pourtant, la constitution par Rome d'un Empire unifié à la taille du monde habité aurait pu gommer les différences, et en particulier la distinction entre Orient et Occident. Mais l'organisation juridico-politique impériale qui a promu un équilibre subtil entre autonomie et centralisation2, tout comme la nature ferme mais souple de la romanisation n'ont pas opposé d'obstacle à la conservation des traditions locales 3 . Le bilinguisme persistant de l'Empire manifeste très concrètement le maintien des singularités et rappelle opportunément les emprunts que les Romains ont contractés auprès des Grecs et de leurs schèmes de représentation, même s'ils les ont réinsérés dans des faciès culturels bien plus composites que ceux des cités grecques. Dans un cadre aussi ouvert4 , qui fournit à Aelius Aristide le compliment central de son Éloge de Rome, la tentative de replacer les cultes dits «Orientaux» dans les réalités religieuses et les représentations mentales romaines conduit à examiner certaines modalités des grandes mutations culturelles des premiers siècles de notre ère. Cette interrogation relative à la sphère religieuse suppose d'envisager d'abord la nature des identités et des relations culturelles dans le monde romain impérial.
"' Je remercie P. Cordier, D. Prévot et F. Vannier pour leur lecture généreuse et avertie des choses grecques et romaines. [Table des abréviations à la fin]. 1 Cf. Origène, C. Cels. V, 25, 12-13 et VII, 62. D'où la rupture de l'approche exclusiviste chrétienne contre laquelle «les derniers païens>> se sont élevés, cf. Symmaque, Rel. III, 10 et Augustin, Epist. 16 (lettre de Maxime de Madaure vers 390). Cf. E. Gibbon, The his tory of the decline and fall of the Roman Empire, Londres (Bell and Daldy), 1867, I, p. 36: «the devout polytheist, though foundly attached ta his national rites, admitted, with implicit faith, the different religions of the earth>>; et J. North, , The J ews among Pagans and Christians in the Roman Empire, J. Lieu, J. North et T. Rajak édd., LondresNew York, 1992, pp. 174-193. Sur >, Mélanges W. Seston, Paris, 1974, pp. 207-215. 3 Cf. G. Wolff, , Proceedings of the Cambridge Philological Society, 40, 1994, pp. 116-143. 4 Cf. A. Bendlin, , H. Cancik et J. Rüpke édd., Romische Reichsreligion und Provinzialreligion, Tübingen, 1997, pp. 44-54.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe Pour un esprit moderne, la question de l'Orient des cultes orientaux évoque d'abord une catégorie géographique que les Romains connaissaient et dans laquelle, en bonne définition, devraient entrer tous les pays sis à l'est de Rome, au premier rang desquels la Grèce. Mais la colonisation grecque puis la diffusion de l'hellénisme sur les pas d' Alexandre 5 ont rendu caduque, au plan culturel, une délimitation techniquement géographique. L'emploi latin d'ariens 1 orientalis est seulement géopolitique et astronomique6 et les Romains n'ont jamais utilisé ces termes dans des contextes religieux. Lorsque, en des moments de crise propices au rejet de l' «autre», des formes de manifestations religieuses non-romaines 7 étaient dénoncées parce qu'elles apparaissaient comme scandaleuses, l'appréciation ne variait pas en fonction de l'origine géographique des religions 8. Elles étaient appelées indistinctement «externae religiones» 9 ou bien, surtout à partir du début du ne siècle quand elles se diffusent plus largement dans un espace à la taille de l'oikoumène, dénoncés par les Maccabées (II Mace. 4, 10-17) et par les détracteurs d'Étienne dans le christianisme naissant (Act. 6, 1). Cf. A.H.M. Jones, The Greek City from Alexander tolustinian, Oxford, 1940, pp. 27-50 et F. Millar, «The problem of Hellenistic Syria>>, Hellenism in the East, A. Kuhrt et S. Sherwin-White, Londres, 1987, pp. 110-133. 6 Cf. les deux emplois par Auguste dans ses RGDA 26-27 ou le triomphe d'Aurélien sur , Eutrope IX, 13; TLL IX, 2 (1978-1981), s.v. ariens et orientalis, coll. 974-976 et 1001-1004. Cf. H. Inglebert, , Des Sumériens aux Romains d'Orient. La perception géographique du monde, A. Sérandour éd., Paris, 1997 (Antiquités Sémitiques II), pp. 177-198; Ch. Jacob, Géographie et ethnographie en Grèce ancienne, Paris, 1991. Sur les représentations géographiques des confins, cf. Cl. Nicole!, L'inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l'Empire romain, Paris, 1988, pp. 31-131. 7 Cf. chez Suétone, Néron 56, l'opposition entre «religionum ... contemptor>> et «superstitione captus>>. 8 Cf. Tac., Hist. IV, 61,4 (les Germains), 54,4 (les Gaulois), 81, 2 (les Égyptiens),Ann. III, 60, 2 (les Grecs); Hist. V, 13, 1 (les Juifs); Suétone, Nér. 16, 2 (les Chrétiens). Pour lamentalité face aux peuples du nord, cf. D.B. Saddington, «Roman attitudes to the "externae gentes" of the North>>, Acta Classica 4, 1961, pp. 90-102. Sur les comme «religioni straniere>>, S. Calderone, «Superstitio>>,ANRWI, 2 (1972) pp. 384-387; J. Scheid, >, Pallas 35, 1989, pp. 95-113 (p. 95 pour la citation). Cf. la belle collection de M.J. Vermaseren, Études Préliminaires aux Religions Orientales [devenue depuis 1992, signe des temps, Religions of the Graeco-Roman World, Leiden (Brill)]. 21 Cf. R. Turcan, «Franz Cumont, un fondateur>>, Kernos 11, 1998, pp. 235-244. 22 La première édition de Die Hellenistischen Mysterien Religionen paraît à Leipzig en 1910. 23 Cf. E. Said, L'orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, Paris, 1980. 24 Cf. Turcan, CO, p. 9 et surtout A. Rousselle, «La transmission décalée. Nouveaux objets ou nouveaux conceptS>>, Annales ESC 1989, pp. 161-171. En dernier lieu, Franz Cumont et la science de son temps, Table ronde organisée par A. Rousselle etH. Lavagne, Paris, 5-6 décembre 1997, ENS Ulm (non publiée), en part. les communications de F. Laplanche, «L'histoire des religions et ses problèmes en France au début du XXeme siècle>> et J.-M. Pailler, «Les religions orientales, une création continuée>>.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe qui, confronté aux effets identitaires des mouvements de population 25 , avait accrédité l'image d'un irrésistible déferlement de l'Oronte dans le Tibre. Pourtant, dès 1911 avec le premier volume de ses Cultes païens, J. Toutain en avait minimisé la réalité dans son étude des religions dans les différentes provinces de l'Empire; les tableaux plus récents sont venus conforter sa position26 . Outre qu'il est désormais impossible de soutenir que «les religions orientales ... [ont] désagrégé radicalement 1'ancienne foi nationale des Romains» 27 , notre herméneutique a changé 28 . Pour faire court- et donc en forçant le trait-, les «religions orientales» de F. Cumont se sont alignées sur le schéma téléologique des auteurs chrétiens. Ils constituent l'une de nos sources littéraires principales, mais leur propos est polémique puisqu'ils voyaient ces cultes comme des rivaux démoniaques 29 , parodiant les rites chrétiens comme celui de l'eucharistie 30 et singeant par des mystères la Révélation 31 . Dans la préface à la première édition des Conférences qu'il prononça au Collège de France en 1905, le savant belge, qui avait exclu les monothéismes de son étude tout en les prenant comme référent permanent32 , avouait qu'il entendait par «religions orientales»- expression empruntée à E. Renan -les «mystères païens» de «l'Asie hellénisée bien plus que de la Grèce propre, malgré tout le prestige qui entourait Eleusis» 33 . Il ne retenait donc que les religions dites mystériques qui, à son sens, ouvraient la voie à ce qu'Alfred Loisy théorisera quelques années plus tard dans Les Mystères païens et le mystère chrétien 34 • Du coup, Éleusis, par principe, et, dans son sillage, Dionysos35 ne faisaient pas partie du dossier. Mais 25 Cf. Sénèque, La vie heureuse 26, 8 et R. Turcan, Sénèque et les religions orientales, Bruxelles, 1967 (Coll. Latomus 91). 26 Les cultes païens dans l'Empire romain, Paris, 1911-1917. Cf. les statistiques épigraphiques de MacMullen [1987] pp. 21-24 et 184-185. 27 RO, p. XII. Cf. récemment MacMullen [1987] en part. pp. 111-117 et J. Scheid, La religion des Romains, Paris, 1998, en part. chap. 1 et 10. Pour l'analyse de t'herméneutique à t'œuvre dans cette théorie, J. Scheid, >. 30 Sur la polémique pagano-chrétienne autour du repas rituel, cf. J.P. Kane, , Mithraic Studies, II, Manchester, 1975, pp. 313-351. 31 Cf. Justin Martyr, l Apol. 54-55 et Tertullien, De Praescriptione haereticorum 40, 1-2. 32 RO p. 124: «comment la propagation des cultes orientaux a aplani les voies au christianisme et annoncé son triomphe>>. Cf. la réévaluation deR. Lane Fox, Pagans and Christians in theMediterranean world from the second century AD to the conversion of Constantine, Londres, 1988, pp. 35-39. 33 P. VIII. Cf. Turcan, CO pp. 9-21. 34 Paris, 1919. Cf. les mises au point de SDB VI (1960), art. (K. Prümm), coll. 151-172; les remarques critiques de W. Burkert, Les cultes à mystères dans l'Antiquité, Paris, 1992, pp. 13-15; et Sartre [1991] p. 465. 35 Cf. Les Bacchantes d'Euripide et Strabon X, 3, 10: >, CO pp. 289-324. En revanche, CO accorde une grande attention au matériel épigraphique, ce qui affine l'appréciation historique. 37 Cf. C. Gallini, Protesta e integrazione nella Roma antica, Bari, 1970 et J.-M. Pailler, Bacchanalia. La répression de 186 av. 1.-C. à Rome et en Italie. Vestiges, images, traditions, Rome, 1988 (BEFAR 270), pp. 69 ss () et Bacchus. Figures et pouvoirs, Paris, 1995, pp. 105-191. 38 Quelle que soit la responsabilité d'Hannibal dans l'affaire (mon propos n'étant pas de grossir le dossier controversé de l'impérialisme romain), cf. Polybe, 1, 3, 6 et The Imperialism of Mid-Republican Rome, W.V. Harris dir., no spéc. PMAAR 29, 1984. 39 Hérodien, II, 8, 7. 40 Cf. Ferrary [1988], pp. 45-132. 41 Dion Cassius 51, 20, 6; cf. le serment de Gangres (Paphlagonie), OGIS 532: >. Ce n'est pas le lieu d'étudier la nature réelle du culte impérial en Occident, sur lesAugustalia, cf. J. Scheid, , RHDFE 77, 1999, pp. 1-19.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe rien désigne d'abord juridiquement les citoyens non-romains des cités grecques 42 • Après la constitution antonine de 212 qui étendit la citoyenneté romaine à tous les habitants de l'Empire, il ne garda qu'un sens culturel et en vint à définir les peuples hellénophones et pétris de culture grecque. La confrontation avec le christianisme contribua à le charger d'une dimension religieuse et «hellène»se confondit bientôt avec «païen» 43 • Les Romains sont arrivés dans les contrées du Levant armés d'une catégorie mentale héritée des Grecs qui opposait Grecs et Barbares44 . Pour les Grecs, la structure d'opposition était simple car elle n'engageait que deux termes. Elle s'appuyait sur une typologie linguistique objective distinguant l'hellénophone du barbarophonos45 et définissant le monde grec comme «uni par la langue et par le sang, les sanctuaires et les sacrifices qui nous sont communs, nos mœurs qui sont les mêmes» 46 . Dans la deuxième moitié du ne siècle de notre ère, Lucien de Samosate reprit cette catégorie qui créait le «barbare» et sépara, dans un écrit sarcastique, en fonction d'un critère «politique» les dieux métèques et les dieux étrangers (m:pt Twv !-LETOLKwv KaL (Évwv)». La langue grecque était le critère discriminant pour être citoyen de droit à l'assemblée des dieux. Il épinglait ainsi une liste de dieux étrangers domiciliés dont le statut douteux tenait, entre autres, à ce qu'ils ne parlaient pas grec. Tels étaient Dionysos «même pas grec par sa mère, mais le petit-fils d'un marchand syra-phénicien nommé Cadmos» et Mithra 47 . Lorsque les Romains reprennent cette structure d'opposition, ils doivent l'ajuster à cause de l'hellénisation de l'Orient depuis l'époque alexandrine et parce que Rome intervient comme un tiers terme 48 ... à moins qu'elle
42 Cicéron, Verr. IV, 21: et F. de Visscher, Les édits d'Auguste découverts à Cyrène, Louvain, 1940, 1, 11. 9 et 21, III 11. 58, 64 et 67. À Césarée de Palestine, en 59-60 de notre ère, Josèphe, GJ II, 266 et 268, appelle indistinctement la population non juive ou . 43 L'emploi existe déjà dans les Évangiles, cf. Mc 7, 26: >, Ktèma 9, 1984 (aa. vv.), pp. 5-155; J. Teixidor, , Le Temps de la Réflexion 2, 1981, pp. 257-274; et G.G. Stroumsa, «Philosophy of the Barbarians: On Early Christian Ethnological Representations>>, Geschichte-Tradition-Reflexion. Festschrift M. Hengel, II, Griechische und romische Religion, H. Cancik éd., Tübingen, 1996, pp. 339-368. 45 Homère, Il. II, 867. 46 Hdt VIII, 144. 47 Ass. des dieux 9; cf. Jcaromenippus 27. En outre Dionysos est accompagné de satyres phrygiens. Dans la liste, parce qu'en plus ils sont demi-dieux, Pan, Attis, Sabazios, les Corybantes, les dieux égyptiens thériomorphes. 48 Cf. Plutarque qui, en plus de ses Questions romaines et de ses Questions grecques, avait prévu des Questions barbares, Plutarque, Grecs et Romains en parallèle. Questions Romaines -Questions Grecques, M. Nouilhan, J.-M. Pailler et P. Payen édd., Paris, 1999, pp. 9-15.
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L'Oronte et le Tibre: l' «Orient» des cultes «orientaux» de l'Empire romain ne soit une «Ville grecque». Dès la période archaïque, Rome a assimilé des influences grecques, directement ou par le truchement des Étrusques, au point qu' Héraclide du Pont, contemporain de la prise de Rome par les Gaulois, appelle déjà l' Urbs une «TTÔÀ.Lç ÉÀ.À.T]Vk» 49 . Au début du Principat, Denys d'Halicarnasse en fait une démonstration systématique50 . En pleine période antonine, Aelius Aristide a beau féliciter l'Empire d'avoir réparti sa population en Romains et non-Romains51 , il n'en continue pas moins d'utiliser la vieille division entre Grecs et Barbares52 . Aussi, la place des Grecs dans l'organisation mentale romaine est-elle nécessairement ambiguë et variable, ce qui n'est pas sans influer, comme nous le verrons, sur l'appréciation des réalités religieuses originaires d'Orient. Prenant acte des limites et de l'adaptation nécessaire du concept de «barbare» et en utilisant les enseignements géographiques, la tradition romaine, nourrie des visions grecques, a peint un tableau des pays situés à l'est de la Grèce, puis de l'empire romain, où figurent deux imaginaires antinomiques, évoqués concurremment et perméables l'un à l'autre: la sagesse divine et la monstruosité barbare, la légèreté et l'immoralité face à la spéculation philosophique et spirituelle la plus antique, bref ce qu'A Momigliano a baptisé les «sagesses barbares»53 . Selon un schéma déjà à l'œuvre dans la pensée grecque classique54, Numénios d' Apamée, au ne siècle de notre ère, en appelait à l'Orient dans son livre Sur le Bien. Dans la compagnie de Platon et Pythagore, il convoquait «les peuples de bon renom ... tout ce qu'ont établi les Brahmanes, les Juifs, les Mages et les Egyptiens»55 , ce qui permit à H.-Ch. Puech d'analyser «l'orientalisme de Numénius» 56 . Cette réputation établie poussa le philosophe Plotin à rejoindre l'armée de Gordien III en route vers l'Euphrate pour «prendre une connaissance directe de la sagesse qui se pratique chez les Perses et de celle qui est en honneur chez les Indiens» 57 . La tradition n'en resta pas confinée aux seuls cercles spéculatifs. Elle se
49 Ap. Plutarque, Camille 22, 3. Cf. E.S. Gruen, Culture and National Identity in Republican Rome, Londres, 1992, pp. 6-51. 50 Antiq. rom. I, 11; 72, 3; et 79. Cf. E. Gabba, >. 55 Ap. Eusèbe, PE IX, 7. Sur l'influence des Mages dans la formation religieuse de Pythagore, cf. Porphyre, Vie de Pythagore 6 et Bidez-Cumont, Mages hellénisés, p. 36. 56 En quête de la gnose, Paris, I, 1978, pp. 25-54. 57 Porphyre, Vie de Plotin 3, 15-17.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe diffusa grâce aux romans grecs qui fleurirent à partir du ne siècle de notre ère. L'Orient merveilleux qu'ils mettent en scène est parfois sous domination romaine et cède aux prestiges de l'Égypte dans Leucippè et Clitophon d'Achille Tatius. Mais il ne s'arrête pas aux frontières de l'imperium romanum. Les aventures entraînent les lecteurs jusqu'aux «limites de l'Orient (Orientis orae)» 58 , vers l'Éthiopie, la Perse et l'Inde, comme chez Héliodore «phénicien d'Émèse» dans la deuxième moitié du IVe siècle59 . Depuis Hérodote, ces lieux jouissaient de 1'attirance pour les «régions extrêmes» 60 et l'Égypte des «mystères» était une des destinations du «tourisme sacré» 61 . Sous les Sévères, Philostrate rédige la Vie d'Apollonios de Tyane, prophète et sage du 1er siècle qu'il sanctifie, et il y développe un modèle achevé de représentation fabuleuse de ces confins orientaux62 . L'Antiquité avait donc déjà développé un arsenal de fantasmes sur un Orient plus ou moins lointain et historique, que les exploits d'Alexandre avaient rendu plus proche et plus réel tout en contribuant à en multiplier les mirages. Cet Eldorado fantastique, où le roi «s'élève dans le ciel en même temps que le soleil (uuvavaTÉÀÀwv 'HHcv)», selon l'autoproclamation de Darius 63 , fournit au biographe de l'Histoire Auguste son «morceau de bravoure» littéraire quand il compose une version très romanesque du triomphe d'Aurélien en 274, dont l'image de l'Orient s'inspire beaucoup du tableau des Éthiopiques 64 • Dans la ménagerie symbolique, l'aigle sert de symbole royal pour les dieux comme pour les dynastes de l'Orient grec ou perse, mais sans aucune connotation exotique. Le véritable animal «Oriental» est l'éléphant. Monture du char triomphal de Dionysos65 , «animaux célestes» devenus l'attelage consacré du triomphe et
Horace, Od. 1, 12, 56. Éthiopiques 10, 41, 3. Sur la date des Éthiopiques d'Héliodore d'Émèse, cf. Chuvin, Chronique pp. 321-325 et G.W. Bowersock, «TheAethiopica of Heliodorus and the Historia Augusta», Historiae Augustae Colloquium Genevense, G. Bonamente et F. Paschoud édd., Bari, 1994, pp. 43-52. 60 Hdt. III, 116 et 106. Cf. M. Casevitz, , Frontières terrestres, frontières célestes dans l'Antiquité, A. Rousselle éd., Perpignan, 1995, pp. 19-30. 61 Cf. SHA McAnt. 26, 3 et SHA Sev. 17, 4. Cf. N. Belayche, , Histoire des pélerinages non chrétiens, J. Chélini et H. Branthomme, Paris, 1987, pp. 148-151 et J.-M. André et M.-F. Basiez, Voyager dans l'Antiquité, Paris, 1993 pp. 366-372. 62 Cf. E.L. Bowie, «Apollonius de Tyane. Traditions et réalités>>, ANRW II, 16, 2, pp. 1652 ss. La V. Apoll. fut traduite en latin par Nicomaque Flavien à la fin du IVe siècle, Sidoine Apollinaire, Epist. VIII, 3, 1. 63 Ps.-Callisthène, Roman d'Alexandre 1, 36, 2. 64 Cf. Vie d'Aurélien, F. Paschoud éd., Paris (CUF), 1996, commentaire pp. 161-169, qui reprend pour 1'essentiel E.W. Merten, Zwei Herrscherfeste in der Historia Augusta, Bonn, 1968, pp. 101-140. À comparer avec l'entrée de Constance Il à Rome en 357 (Arnm. 16, 10, 6-8) dont s'inspire aussi l'Histoire Auguste mais qui n'évoque aucune tonalité exotique. 65 La geste de Dionysos était réputée passer par la Syrie lors de son retour triomphal d'Inde, cf. Lucien, Dea Syria 16, Nonnos de Panopolis, Dionysiaques XL, 292-352 et la belle mosaïque de Sepphoris en Galilée, E.M. Mey ers, E. Netzer et C.L. Meyers, >, Syria 48, 1971, pp. 337-373. 69 Cf. Plutarque, Alex. 45, 1. 70 Amm. 15, 5, 18. Le passage de la salutatio à l' adoratio date de Dioclétien, Eutrope IX, 26. 71 Juvénal, Sat. XII, 106. Aurélien est le seul privatus à avoir reçu du roi des Perses un éléphant, SHA Aur. 5, 6. Cf. H.H. Scullard, The Elephant in the Greek and Roman World, Londres, 1974, pp. 254-259. 72 Hdt. III, 23. Cf. Horace 3, 24, 2: et Tibulle 2, 2, 5: «felicibus Indis>>. 73 Cf. la liste des peuples et des animaux dans le triomphe d'Aurélien, SHA A ur. 33, 4 et le commentaire de F. Paschoud, pp. 165-166. Cf. SHA Gord. 3, 33, 1 et 3, 6-7. 74 Juvénal, Sat. XII, 104 et les prêtres à la peau foncée (Éthiopiens) sur la célèbre fresque d'Herculanum, Malaise, Inventaire, pp. 251-253 no 3 et 4 et pl. 35 et 36. Cf. Balsdon [1979] pp. 217-219. 75 Dion. Hal., Origines de Rome Il, 20. Cf. par ex. Plutarque, De /side et Osiride. - 6 Cf. Aristote, Pol. VII, 7, 2-3.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe ont déclarée envers les étrangers naturalisés, ignorant du chemin de la Curie 77 , dont le langage manquait de «l'urbanitatis colon> chère à Cicéron78 et qui prétendaient pourtant s'agréger à l'élite nobiliaire. Dès l'époque de Plaute, on avait ri au théâtre des Graeculi- sosies à bien des égards des Poenuli- et les entourages d'affranchis gréco-orientaux des empereurs Claude ou Néron ont contribué à en dévaloriser l'image. L'hostilité latente envers les Romains récents condamne à plus forte raison une acculturation qui se fait en sens contraire, ces «Soldats qui ont pris goût à la vie grecque (Graecanicis militibus)» 79 , avec une terminologie péjorative constante jusque dans l'HistoireAuguste8°. Ces préjugés ont été mobilisés en période de crise et leur expression a tout naturellement suivi le cours des événements historiques. Pendant le conflit qui a opposé le futur Auguste à Marc Antoine, le double visage de l'Orient a été successivement manipulé. Enfourchant l'exemple de son père8 1, César le Jeune et sa propagande déromanisent pour le barbariser «le mari de l'Égyptienne» et renversent 82 l'image d'une Égypte terre de l'aurore et des dieux en un pays de débauche et d'amollissement des valeurs ancestrales où s'engloutit le projet antonien d'un rééquilibrage de l'empire vers l'est83 . Dès le dernier siècle de la République, l'attitude officielle envers les cultes égyptiens à Rome et en Italie a été guidée par des considérations principalement politiques où l'étrangeté servait d'alibi, comme l'a bien analysé M. Malaise 84 • Bientôt c'est l'Orient sans distinction qui jouera le rôle de repoussoir au gré des besoins. D'après Dion Cassius, lui-même originaire de Bithynie, Marc Aurèle galvanisa en ces termes ses troupes occidentales contre les recrues orientales que commandait l'usurpateur Avidius Cassius: «Jamais Ciliciens, Syriens, Juifs et Égyptiens ne se sont montrés supérieurs à vous, soldats, et jamais ils ne le seront» 85 . Cela prête à sourire quand on sait combien de sénateurs orientaux se sont assis sur les bancs de l'auguste assemblée à partir des Flaviens, et ont donc commandé les légions 86 et quand
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Cf. Suétone, César 80, 3, rapportant les quolibets contre les nouveaux sénateurs gaulois. Brutus 46, 170-171; cf. Balsdon [1979] pp. 18-29: . Juvénal est redécouvert vers 360/370, cf. Amm. 28, 4, 14 et éd. CUF p. 290 n. 412. Cf. Sherwin-White [1967] pp. 62-86. 81 Cf. César sur les soldats de Gabinius, GC 3, 110: «in consuetudinemAlexandrinae ... licentiae>>. 82 Virgile le fait d'un vers sur l'autre, En. VIII, 685-688 (les soumis par Rome se changent en ) et 696-700. 83 Cf. F. Chamoux, Marc Antoine, Paris, 1986, pp. 226 ss. La propagande reprend des stéréotypes grecs et la thématique de la décadence, cf. H. Heinen, «L'Égypte dans l'historiographie moderne du monde hellénistique>>, L. Criscuolo et G. Geraci édd., Egitto e Storia antica dall' Ellenismo al!' età araba. Bilancio di un confronta, Bologne, 1989, pp. 115-135. 84 Conditions, pp. 362-384; cf. Turcan, CO pp. 87-95 et Merkelbach [1995] pp. 130-133. 85 Dion Cassius 71, 25, 1-2. Wheeler [1996] examine la manipulation du thème. Cf. B. Isaac, «Ethnie groups in Judaea under Roman Rule>>, The Near East under Roman Rule, Selected Papers, Leiden-New York, 1998 (Mnemosynè Suppl. 177), pp. 255-267. 86 Cf. W. Eck, Senatoren von Vespasian bis Hadrian, Munich, 1970 (Vestigia 13) et A. Chastagnol, Le Sénat romain à l'époque impériale, Paris, 1992, pp. 161-162. Cf. M.-F. Basiez, «La famille de Philopappos de Commagène. Un prince entre deux mondeS>>, DHA 18/1, 1992, pp. 89-101, dont la biographie illustre >, The Near East under Roman Rule, Selected Papers, Leiden-New York, 1998 (Mnemosynè Supp!. 177), pp. 268-283. 98 Balsdon [1979] p. 30. Cf. G. Woolf, «Becoming Roman, Staying Greek: Culture, Identity and the Civilizing Process in the Roman East>>, Proceedings of the Cambridge Philological Society, 40, 1994, p. 120: «Roman responses to Hellenism consisted of a complex and part/y incoherent mixture of adoption, adaptation, imitation, rejection and prohibition>>. 99 Ép. II, 1, 156. 100 Ap. Augustin, Civ. D. VI, 11. Cf. Pline, HN 24, 1, 5 (à propos des médecins grecs): >. 101 Au sein de l'aristocratie romano-italienne, l'engouement pour l'égyptomanie et l'isiasme a fait naître de superbes mosaïques nilotiques comme celles de Préneste, H. Lavagne, Operosa antra. Recherches sur la grotte à Rome de Sylla à Hadrien, Rome, 1988 (BEFAR 272), pp. 243256. Cf. Ferrary [1988] pp. 527 ss et ce que J.-M. David a appelé >, il entonne donc une antienne vieille de plusieurs siècles mais dans une situation territoriale de l'Empire fort différente. Pour en apprécier le sens, il faut resituer ces vers dans leur contexte souvent négligé 106 . Dans la lignée des Satires Ménippées de Varron qui écorchaient le culte phrygien de Cybèle 107 , le poète pourfend, dans sa troisième Satire, les turpitudes de son temps 108 , la frénésie de luxe et toutes les nuisances et embarras d'une Rome échevelée devenue insupportable pour son brave Umbricius. Il s'en prend aux auteurs de la dégénérescence: «Je ne puis, ô Quirites, supporter une Rome grecque (Graeca Urbs) 109 • Et encore! Qu'est-ce que représente l'élément proprement achéen (quota portia ... Achaei) dans cette lie? Il y a beau temps que l'Oronte syrien se dégorge dans le Tibre (lam pridem Syrus in Tiberim defluxit Orantes), charriant la langue, les mœurs de cette contrée (mores), la harpe aux cordes obliques, les joueurs de flûte, les tambourins exotiques (non gentilia tympana), les filles dont la consigne est de guetter le client près du cirque ... ces prostituées barbares à la mitre bariolée (picta lupa barbara mitra)>> 110 . Dans une réaction de défense de «vieux Romain>>, Juvénal, qui a vu débarquer dans les ports de sa Campanie natale marchands et esclaves syriens en grand nombre 111 , dénonce une Rome envahie de praticiens grecs
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Les Macédoniens , Liv. 38, 17, 11. Florus, 1, 47, 6. La méfiance envers l'Orient grec qui se façonne alors ne touche pas encore l'Asie plus intérieure où Rome n'a pas profondément pénétré. On le voit bien pendant la guerre contre les Cimbres et les Teutons lorsque Martha, la prophétesse syrienne de Marius, et Batacès, grand-prêtre de Pessinonte, sont interdits de parole devant le peuple romain. On ne critique pas leurs origines mais on fait respecter la pratique institutionnelle du ius agendi cum populo, cf. Plutarque, Marius 17, 3, 9 et 10. Batacès est bien traité de «charlatan (àyvpTTJÇ)>> mais par méfiance envers les pratiques divinatoires, qui entrent généralement dans la superstitio. 106 Sauf par Tureau, CO pp. 129-132. Fr. Cumont ne cite pas ce vers dans son chapitre sur la Syrie, RO pp. 95-124. 107 134, 138-140 (Cèbe, 4 pp. 531 et 533-534). !08 Le thème de Rome capitale du vice et de la corruption existe chez les Grecs (cf. Lucien, Nigrinus 15-16) mais sans référence à l'Orient, cf. Sherwin-White [1967] pp. 62-66. 109 Cf. Sat. VI, 190-191, contre les femmes romaines qui . Pour la graecophobia de Juvénal, cf. W.J. Watts, , Acta Classica 19, 1976, pp. 83-104. llO Avec un jeu évidemment sur la «louve>>, Sat. III, 60-66; cf. E. Courtney, A commentary on the Satires of Juvenal, Londres, 1980, ad loc. Je remercie A. Dubourdieu de m'avoir aidée de ses remarques. 111 Cf. à Pouzzoles, la statio des Tyriens spécialisés dans le commerce de la pourpre (OGIS 595) et les dédicaces aux dieux syriens, CIL X 1554 (Dea Suria), 1576 (Jupiter Damascenus), 1579 (Jupiter Héliopolitain), 1634 (Jupiter Dolichenus). Sérapis a un temple public dès 105 avant notre ère, CIL X 1781. Cf. Ch. Dubois, Pouzzoles antique, Paris, 1907 (BEFAR 98), pp. 83-110 et H. Solin, «Juden und Syrer im westlichen Teil der romischen Welt. Eine ethnisch-demographische Studie mit besonderer Berücksichtigung der sprachlichen Zustande>>, ANRW II, 29, 2 (1983), pp. 727-729.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe qui se faufilent dans les grandes maisons aristocratiques en en évinçant les Romains 112 • Sa graeca Urbs n'a plus rien de la polis hellenîs de Denys d'Halicarnasse. Le réquisitoire anti-grec déguisé s'appuie sur les stéréotypes de l'imaginaire orientai1 13 langues bizarres, musiques entêtantes 114 , vêtements excentriques et mœurs dépravées -tel qu'il nous est parvenu dans les descriptions littéraires des cortèges de la Déesse Syrienne ou de Cybèle 115 . Malgré la référence syrienne percutante, ce ne sont pas les Levantins qui sont spécialement visés quand, poursuivant l'invective, Juvénal donne les origines géographiques de ces «Graeculi esurientes» méprisés: Grèce balkanique, îles égéennes et Ionie grecque 116, donc trois hauts-lieux de l'hellénisme impérial 117 • L'Oronte lui sert d'expression métonymique 118 des influences hellénistiques, cette civilisation grecque mâtinée d'éléments orientaux qui a donné une unité culturelle certaine aux pays de l'Asie romaine. R. Turcan a proposé une lecture géographique de la référence à l'Oronte qui arrose peu ou prou les grands sanctuaires syriens 119 . Je doute pour ma part que le poète satiriste ait eu une connaissance si exacte du cours brisé du fleuve 120 • Si l' «honnête bourgeois» 121 trajanien a choisi l'Oronte pour véhiculer l'image des provinces orientales, c'est que le fleuve, connu pour sa capacité à charrier de grosses quantités d'eaux 122 , pouvait résumer un Orient cette fois-ci proche et autrement fantasmatique, qui trahit une xénophobie diffuse et affichée envers tous les étrangers 123 , 112 Cf. Pline, HN 29, 19: . Même agacement dans une réaction populaire sur un graffita non daté gravé sur les rochers du Wadi Mukatteb dans le Sinaï: «Cessent Syri ante Latinos Romanos>>, CIL III, 86. 113 Cf. Dion. Hal., Origines de Rome II, 19 et l'arrivée de Cléopâtre à Tarse, Plutarque, Mc Ant. 26, 1-3. Cf. S.H. Braund, «Juvenal and the East: Satire as an Historical Source>>, The Eastern Frontier of The Roman Empire, D.H. French et C.S. Lightfoot édd., Oxford, I, 1969 (BAR IS 553/1), pp. 45-52. 114 Cf. Ovide, F. IV, 194: . l15 Pour Dea Syria, Apulée, Métam. 8, 24 et Lucien, Dea Syria 43-44. Pour Cybèle, cf. Ovide et Lucrèce infra. 116 Sat. III, 69-70: Sicyone (Péloponnèse), Amy don (Macédoine), Andros (Cyclades), Samos (Dodécanèse), Tralles (Lydie), Alabanda (Carie). Cf. Sherwin-White [1967] pp. 71-76: «Most of the section about the Syrians is unrelevant to the rivaby theme which dominates the rest of the Urbs graeca passage>> (p. 75). 117 Cf. Sartre [1998] pp. 380-381. 118 Le dieu-fleuve sert couramment de représentation symbolique pour un pays ou une ville et la métaphore des fleuves a déjà été utilisée par Properce dans un contexte d'hostilité semblable, II, 33, 20: >.
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L'Oronte et le Tibre: l' «Orient» des cultes «orientaux» de l'Empire romain provoquée par la coexistence des cultes que Juvénal rencontrait quotidiennement dans une Urbs cosmopolite 124 . En effet, même si, conformément à une tendance générale de l'émigration, les étrangers qui s'installaient à Rome se regroupaient dans certains quartiers déjà occupés par des coreligionnaires 125 , Rome n'a pas connu de phénomène de «ghetto». Dès les premières attestations dans la capitale de divinités originaires d'Orient, les quartiers historiques intra-pomériaux reçurent des lieux de culte 126 et les diverses communautés religieuses vivaient en bon voisinage 127 . Cybèle avait raison: «Rome est digne d'être le rendez-vous de tous les dieux» 128 . Donc, pour Juvénal, comme pour son contemporain Pline le Jeune, la «vera et mera Graecia» 129 s'est perdue en Orient, alors que pour Tacite, on le sait, c'est la civilisation qui par essence amollit 130 . La Grèce, bien qu'à l'est de Rome, n'est pas toujours un Orient pour Rome. Seule une certaine Grèce l'est, évidemment pas celle «OÙ ont été découvertes à leur naissance la civilisation (humanitas), les lettres (litterae) et même la culture de la terre (jruges)» 131 , mais la Grèce hellénistique informée par les influences proche-orientales 132 . En dehors de ce vers, Juvénal ne parle jamais des cultes syriens 124 T. Frank a évalué à 70% la proportion de noms grecs dans les inscriptions funéraires de Rome, cf. I. Kajanto, ,Latomus 27,1968, pp. 517534. Cf. l'étude minutieuse de La Piana [1927] pp. 183-403 et J. Scheid, «La religion au quotidien à Rome>>, Annuaire EPHE Ve Section 107, 1998-1999 (à paraître). 125 Cf. par ex. pour les Juifs, le Trastévère, cf. La Piana [1927] pp. 341-71; S. Collon, , MEFR 1040, pp. 72-94 (carte p. 74); H. Solin, «Juden und Syrer im westlichen Teil der réimischen Welt. Eine ethnisch-demographische Studie mit besonderer Berücksichtigung der sprachlichen Zustande>>, ANRW II, 29, 2 (1983), pp. 694-697. 126 Cf. Isis Capitoline, Malaise, Inventaire pp. 184-187 no 340 et 341 et, plus généralement, plan 4 (carte des trouvailles égyptiennes à Rome); F. Coarelli, «Iside Capitolina, Clodio e i mercanti di schiavi>>, Alessandria e il monda ellenistico-romano. Studi A. Adriani, Palerme, 1984, III, pp. 461-475; M. Le Glay, «Sur l'implantation des sanctuaires orientaux à Rome>>, L 'Urbs. Espace urbain et histoire, fer siècle avantl.-C.- Ille siècle après 1.-C., Rome, 1987 (CEFR 98), pp. 545-562 (avec carte p. 558). F. Coarelli donne un répertoire par culte, «Monumenti dei culti orientali in Roma. Questioni topografiche e cronologiche (con una carta)>>, La soteriologia dei culti orientali nell' Impero Romano, Leiden, 1982 (EPRO 92), pp. 33-67. Dans «Topografia mitriaca di Roma (con una carta)>>, Mysteria Mithrae, Roma-Ostia 1978, Leiden, 1979 (EPRO 80) pp. 69-79), le spécialiste italien de la topographie romaine a conclu que les mithrea «dovevono concentrarsi sopratutto nelle parti più intensamente abitate della città>> (p. 76). 127 À la différence d'Alexandrie, les conflits dont nous avons connaissance ont été intracommunautaires, cf. au sein de la communauté juive, Suétone, Claud. 25, 11. 128 Ovide, F IV, 270. Cf. Athénée, Deipnosophistes I, 36 [20b]: «La ville de Rome est un abrégé du monde (ÈmTo~ijv TI]ç oLKou~Évllç) car on y peut d'un coup voir réellement installées toutes les cités, et la plupart avec leur caractère propre, telles que la «Ville d'Of>> des Alexandrins, la «belle ville>> des Antiochiens, la «ville splendide>> des Nicomédiens>>. 129 Epist. 8, 24, 2. 130 Tacite,Agric. 21,3: «peu à peu on [=les Bretons] céda à l'attrait de nos vices ... ; ils appelaient cela civilisation alors que c'était un élément de leur esclavage>>. Déjà chez Vitruve, Arch. II, 8, 12 (à propos des Barbares d'Asie Mineure). 131 Pline, loc. c. dans une lettre à Maximus nommé gouverneur d'Achaïe. Pour l'expression dans la biographie de l'éloge de cette Grèce et de son appartenance au même univers moral que Rome, cf. les couples de Plutarque, J. Boulogne, Plutarque, un aristocrate grec sous l'occupation romaine, Lille, 1994, pp. 58-71. 132 Cf. les Grecs d'Asie déconsidérés par eux-mêmes, Cicéron, Flace. 27, 64-66. La tradition grecque avait depuis longtemps conspué le luxe lydien.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe alors qu'il ridiculise à l'envi les autres cultes originaires d'Orient comme Cybèle, Isis ou Dionysos, pour ne rien dire de son anti-judaïsme bien connu 133 • L'équivalence opérée par Juvénal entre Grecs et Syriens est à la fois culturelle et affective, comme, trois siècles plus tard, l'appréciation que l'anonyme de l'HistoireAuguste porte sur Hérodès, fils d'Odenath de Palmyre: «il s'adonnait totalement au luxe de l'Orient et de la Grèce (prorsus orientalis et graecae luxuriae)» ... à l'imitation des Perses puisque Palmyre défie Rome 134 . Cette équivalence se moque d'une typologie linguistique à la grecque qui pourrait opposer légitimement hellénophones et araméophones, dont les relations civiques furent souvent conflictuelles 135 . Dans les témoignages littéraires, ce symbole oriental a occulté la réelle diversité religieuse de l'Orient. Or, l'épigraphie et l'archéologie ne cessent de mettre en lumière à la fois la permanence d'une infinité de dévotions de formes différentes - et pas nécessairement exotiques - chez les populations indigènes ou gréco-romaines installées 136 et la diffusion de dévotions orientales sous des formes gréco-romanisées. Les orientaux pour leur part reconnaissaient volontiers leur dette envers le monde grec, malgré quelques voix discordantes dénonçant cette acculturation comme une trahison 137 . Un Flavius Josèphe, dans son tableau des peuples issus de Noé, insistait sur une hellénisation de forme grecque 138 . Un Philon d'Alexandrie, sans s'arrêter à la soumission au joug romain, avait félicité Auguste d'avoir «agrandi l'Hellade d'une foule d'autres Hellades (6 T~v 'E\.M8a 'EÀÀ.ciCJL TToÀÀaLç TTapauÇfÎCJaç) et hellénisé le monde barbare (T~v 8È ~ap~apov ... àcpEMTf VLCJaç) dans les régions les plus importantes». 139 . Les mythographes orientaux comme Philon de Byblos écrivaient leurs théogonies en faisant leurs les concepts grecs 140 • Les 133 Dans une satire misogyne acérée, Juvénal passe en revue les diverses religiosités débridées (Bellone, Cybèle, les cultes égyptiens) auxquelles il mêle les Juifs au rituel pourtant austère et les devins et mages de tous bords, Sat. VI, 511-556; cf. J. Gérard, Juvénal et la réalité contemporaine, Paris, 1976, pp. 384-430. 134 SHA Trig. Tyr. 16, 1. 135 Par ex., à Séleucie sur le Tigre, Josèphe, Al XVIII, 374. Cf. F. Millar, , Hellenism in the East, A. Kuhrt et S. Sherwin-White, Londres, 1987, pp. 110-133. 136 Cf. S. Mitchel!,Anatolia. Land, Men and Gods inAsia Minor, Oxford, I, 1993; Millar [1993] passim: et Sartre [1991] pp. 486-497. Cela est vrai aussi pour les exégèses théologiques des cultes orientaux, cf. l'exégèse astronomique de D. Ulandsey, The origins ofMithraic Mysteries. Cosmology and salvation in the Ancient World, Oxford UP, 1991, qui «dépersianise» Mithra et met l'accent sur les origines ciliciennes du culte et son lien avec Persée, le dieu de Tarse. 137 Cf. dans le mouvement apocalyptique juif, F. Schmidt, , OSUR pp. 261-276. En Dacie (CIL Ill, 7954), les dei patrii Bebellahamon et Benefal honorés en contexte privé par un duovir de la colonie de Sarmizégétuse. 148 Cf. à Rome une dédicace à Sol Sanctissimus (CIL VI 710) où une version bilingue, latine et palmyrénienne, permet de reconnaître Malakbel. Id. pour Cybèle romanisée en Mater Idaeae, Borgeaud [1996] p. 100. 149 SHA Aur. 29, 1, à propos d'un pallium de laine pourpre, unique en son genre, rapporté par Aurélien de Palmyre et offert à Jupiter Capitolin, cf. commentaire de F. Paschoud, pp. 151152. 150 Lucien, Dea Syria 16. Cf. la symbolique cosmique de l'ivoire dans le programme iconographique du Forum de Trajan, M. Galinier, «L'Empire pour mémoire>>, Autour des morts. Mémoire et identité, ve Colloque Intern. sur la Sociabilité, Rouen, novembre 1998 (sous presse).
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe ÉTTWVUf1Lav)» 151 . Aussi, le jeune empereur, présenté comme «exécrant les vêtements romains ou grecs» parce qu'ils étaient en vulgaire laine, fut-il supplié par sa mère «de troquer son vêtement contre celui des Romains» avant de pénétrer dans l' Urbs, «de crainte que son costume ne passât pour étranger, voire franchement barbare (ànooanov fl TTŒVTâTTaCJL ~âp~apov)» 152 . La requête de Julia Soaemias était prudente et avertie de la signification politique et codifiée du vêtement 153 qui qualifie le célébrant dans les pratiques liturgiques romaines 154 . Depuis Tibère, la destruction des vêtements rituels était l'une des premières mesures en cas de répression et des dispositions similaires sont prises jusque pendant la Grande Persécution sous Dioclétien 155 . On comprend donc que celui qu'Antonin Artaud a aimé «écrasé d'amulettes, de pierres vives, d'émaux précieux, ... statue de chair humaine Qetant) des feux sans se consumer» 156 ait été représenté sur le monnayage d' adventus en Imperator revêtu du paludamentum157. L'image de Rome était sauve même si l'empereur n'en restait pas moins prêtre de l'Émésien. L'étrangeté des divinités orientales culminait dans les formes rituelles les plus révoltantes pour les Romains, la prostitution sacrée, la castration et l'inversion sexuelle, parce que leurs déviances portaient atteinte à la définition sexuée de la société et court-circuitaient le contrôle social de la sexualité 158 . On a quitté alors l'Orient merveilleux pour l'Orient barbare qui déployait une théatralisation cérémonielle propre à susciter l'effroi, comme ces statues d'Aiôn léontocéphale où l'on ménageait un trou
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HR 79, 11, 2. Hérodien, V, 5, 3-5. Cf. G.W. Bowersock, , YClSt 24, 1975, pp. 229-236. 153 Pour le port de la toga, cf. H.-R. Goette, Studien zu romischen Togadarstellungen, Mayence, 1990. 154 Cf. le protocole des Jeux séculaires de Septime Sévère, IV, 4 et 5 et Va, 48 et le commentaire des séries monétaires, J. Scheid, , Images romaines. Cl. Auvray-Assayas éd., Paris (ENS), 1998 (Études de Littérature Ancienne 9), pp. 24-25. Pour l'adaptation du vêtement aux séquences successives du culte sacrificiel, J. Scheid, Romulus et ses frères. Le collège des frères Arvales, modèle du culte public dans la Rome des empereurs, Rome, 1990 (BEFAR 275), pp. 519-520, 631 et 636 ss. Pour la mutatio vestris lors des funérailles, id., «Contraria face re: renversements et déplacements dans les rites funéraireS>>, AJON ArchStAnt 6, 1984, pp. 126-127. Plus généralement, S. Stone, , The World of the Roman Costume, J.L. Sebesta et M. Bonfante édd., Uni v. of Wisconsin Press, 1994, pp. 13-45. 155 Suétone, Tib. 36, 1. Valère Max. VII, 3, 8 s'indigne qu'un magistrat du peuple romain ait dû entrer dans Rome . Cf. l'application du premier édit de Dioclétien en 303 à Cirta, Gesta ap. Zenophilum, éd. CSEL 26, p. 187, 11. 8-10. 156 Héliogabale ou l'arnarchiste couronné, Paris, 1934, p. 77. Cf. Hérodien V, 3, 6. A. Artaud a pu s'inspirer de la description de l'archigalle phrygien par Varron, Sat. Men. 138 (Cèbe 4, p. 533): >, Aevum inter utrumque, Mélanges G. Sanders, La Haye, 1991 (Instrumenta Patristica 23), pp. 433-441. Sur la damnatio d'Elagabal, cf. G. Alfi:ildi, Die Kr ise des romischen Reiches, Stuttgart, 1989, pp. 217-228. 162 Frey [1989] s'est précisément attaché à replacer les conduites religieuses d'Elagabal, que les sources romaines rangeaient dans la dépravation psychotique, dans les traditions des religions sémitiques occidentales: , p. 43. 163 Cf. Dion Cassius 80, 11-13. Cf. Th. Optendrenk, Die Religionspolitik des Kaisers Elagabal im Spiegel des Historia Augusta, Bonn, 1969 et Turcan, Héliogabale pp. 120-124. F. Chausson, «Vel lovi vel Soli: Quatre études autour de la Vigna Barberini (191-354)>>, MEFRA 107, 1995, pp. 709-711, à la suite de S.B. Platner et Th. Ashby, A topographical Dictionary of Ancient Rome, Rome, 1965, p. 199, situe le temple suburbain du rituel de juillet (Hérodien V, 6, 6) sur le Trastévère. La démonstration est habile mais manque de preuves. Chaque été, «KŒT~YE (Tàv 8Eàv) àTià T~ç 1TOÀEwç É1TL Tà TipociaTELOV (on descendait le dieu depuis la cité [=le Palatin] jusqu'aux faubourgs)>>. Le temple suburbain était garni de tours hautes et massives, à la façon des temples orientaux, ce qui suppose une architecture monumentale que rien n'atteste au Trastevère, mais qui était possible dans la villa monumentale des Jardins du Vieil Espoir, au Palais Sessorien, résidence sévérienne.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe de cognomen syrien, après autorisation des pontifes 164 . Le culte de Sol Alagabalus y est attesté sous Commode, avec une organisation à la romaine et une belle intégration sociale du desservant, qui n'a pu que se renforcer une fois que des princesses syriennes sont devenues impératrices 165 • Quant à la prétention de l'empereur à donner à un dieu syrien topique, 8Eôç /;EVLKÔç, le premier rang dans la liste des dieux invoqués lors des sacra publica 166 , elle était franchement inconvenante car le seul dieu public universel de l'Empire ne pouvait être que celui qui avait accru et conservait la Roma aeterna, Jupiter Capitolin. En 270-275, Aurélien, qui n'est pas orientail 67 , mais à qui l'Histoire Auguste prête une tradition solaire familiale mise en relation avec le Soleil oriental168 , installa un culte romain du dieu solaire, latinisé en Deus Sol Invictus Cornes du Prince. Malgré les traditions solaires romaines gentilices poursuivies par le sérapisme officiellement installé sur le Champ de Mars et sur le Quirinal 169 , le Sol Invictus d'Aurélien est un dieu solaire syrien, à la fois héliopolitain, émésien et palmyrénien 170 . L'empereur n'en a pas caché les antécédents orientaux quand il a fait frapper à son retour d'Orient des monnaies légendées au revers «Oriens Augusti», dans une tradition héliaque inaugurée par Néron 171 , qui assimilait l'Imperator Invictus au Soleil Invincible 172 . Son temple installé au Champ de Mars se parait «des offrandes rame-
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CIL VI, 31034b 11. 1-2; cf. aussi 712. Cf. S.M. Savage, , MAAR 17, 1940, pp. 43-56. Pour J. Scheid, , Annuaire EPHE Ve Section 107, 1998-1999 (à paraître), ces terrains faisaient partie des Jardins de César donnés au peuple romain en héritage. 165 Cf. les sacerdotes Titus Iulius Balbillus (CIL VI, 1603, 2129 et 2269) et Aurelius Iulius Balbillus (CIL VI, 2130). Un des prêtres offre sa dédicace à un préfet de l'annone (CIL VI, 1603) et l'autre à deux Grandes Vestales (CIL VI, 2130). Sur les Balbilli, cf. Gagé, Basileia pp. 324325 et le dossier épigraphique réuni par F. Chausson [n. supra]. L'auteur, qui surinterprète les inscriptions en concluant que le dieu du Trastévère recevait sous Septime Sévère et Caracalla les dévotions >. 187 Cf. la Liste de Vérone et l' excursus géographico-ethnographique d'Ammien Marcellin, XIV, 8, qui ne donne pas d'informations religieuses. 188 Zénobie de Palmyre aurait composé un abrégé de >; cf. aussi 8, 1-5: la pseudo lettre d'Hadrien où se reconnaissent des réminiscences de Juvénal, Chastagnol, HA p. 1122 nn. 4 et 6. Cf. R. Syme, Ammianus and the Historia Augusta, Oxford, 1968, pp. 28-30. 192 Cf. H.I. Bell, Cults and creeds in Graeco-Roman Egypt, Liverpool, 1953, pp. 56-68 et D. Frankfurter, Religion in Roman Egypt, Assimilation and Resistance, Princeton UP, 1998. 193 Cf. l'iconographie «alexandrino-romaine>> d'Isis en Italie, avec une «égyptianisation>> au rre siècle, Malaise, Conditions pp. 176-181. 194 Cf. le monnayage isiaque des impératrices, Malaise, Inventaire no 446-447 et 450, pp. 241-242 et Merkelbach [1995] pp. 67-84 et 94-99. 195 Cf. en dernier lieu, Z. Yavetz, , JJS 44, 1993, pp. 1-22 et P. Schafer,Judeophobia, [supra n. 158). 196 Jos. et Aséneth 10-17. Cf. M. Philonenko, «Un mystère juif?>>, Mystères et syncrétismes, Paris, 1975, pp. 65-70 et Momigliano, Sagesses, pp. 131-132. 197 Cf. l'attirance-répulsion de Tacite, Hist. V, 5; L.H. Feldman, «Pro-Jewish intimations at Tacitus>>, REJ 150, 1991, pp. 331-360. Plus généralement, L.H. Feldman, «Jewish «sympathisers>> in classicalliterature and inscriptions>>, TAPA 81, 1950, pp. 200-208 et Jew and Gentile in the Ancient World. Attitudes and interactions from Alexander to Justinian, Princeton UP, 1993, pp. 201-232; J.G. Gager, The origins ofAntisemitism.Attitudes towardsJudaism in Pagan and Christian Antiquity, Oxford, 1983, pp. 67-88; J. Reynolds et R. Tannenbaum, Jews and God-fearers at Aphrodisias, Cambridge, 1987; etE. Will et C. Orrieux, , Corps romains, Colloque SFARA, Paris 28-30 janvier 1999 (à paraître). Cicéron, Flace. 67 («barbara superstitio>>) rapproche les quêtes (stips) de la superstition, cf. Leg. II, 16.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe taux considérées comme condamnables, enfin leurs professions de médecins et leur réputation de magiciens renvoyaient les Juifs dans le camp des extravagants. Le peuple juif ne valait décidément guère mieux que les Égyptiens ou les Syriens cloués au pilori, parce qu'ils ont témoigné à deux reprises au moins d'un esprit belliqueux et rebelle capable de déstabiliser l'Orient romain 200 et qu'ils se flattent d'un orgueil national qui relève de 1'hybris déraisonnée et dont la situation historique démontre la vanité 201 . Enfin, alors que Pline qualifie par deux fois le christianisme de superstitio dans sa célèbre lettre à Trajan202 , les chrétiens ne sont jamais évoqués dans les listes d'orientaux. D'après les critères qui se sont dégagés, on ne les attend pas. L'évangélisation toucha bien en premier les provinces orientales203 . Mais, depuis Paul, le discours chrétien est universaliste et, même lorsque les martyrs ont répondu aux interrogatoires d'identité qu'ils étaient originaires de Nazareth204, ils faisaient comprendre très vite qu'ils désignaient par là la cité céleste. L'image orientale n'est pourtant pas absente de la confrontation entre païens et chrétiens au IVe siècle. L'évêque Ambroise de Milan, sensiblement contemporain du rédacteur de l'Histoire Auguste friand du stéréotype oriental, comme on l'a vu, a repris la thèse du délitement de Rome sous l'effet des influences orientales. Il répondait à Symmaque, venu soi-disant défendre auprès de Valentinien II la vertu des traditions romaines, que les païens de Rome ne pratiquaient plus qu'une religion phrygienne, perse ou punique. «Pourquoi ont-ils accueilli ... des rites exotiques (peregrinos ritus), rivalisant ainsi de zèle dans les cérémonies d'une superstition qui leur était étrangère (sacrorum alienae superstitionis aemuli)?» 205 . Il suffit de lire les épigraphes honorifiques des clarissimes contemporains de très haut rang pour mesurer la partialité d'Ambroise. Il passe sous silence, pour les besoins du réquisitoire, leurs prêtrises de la religion publique traditionnelle, pontificat, quindecemvirat, augurat, épulonat206 . Quant aux «derniers païens» en lutte contre la prétention universaliste chrétienne207 , ils n'ont pas confondu les cultes des régions grécoorientales en une catégorie unique. Certes, les systématisations religieuses des penseurs et des prêtres 208 mettaient l'accent sur la myrionymie divine et l'équivalence entre elles des grandes divinités209 . Mais rituellement, les fidèles ne tombaient pas dans le confusionnisme puisqu'ils prenaient la peine de multiplier les initiations et les prêtrises, depuis le Lucius des Métamorphoses d'Apulée jusqu'aux sénateurs déterminés de la
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Cf. SHA Hadr. 5, 2; Th. Liebmann-Frankfort, «Les Juifs dans l'Histoire Auguste>>, Latomus 33, 1974, 579-607. 201 Cf. Cicéron, Flace. 69, Apion ap. Josèphe, C. Ap. II, 125, Celse ap. Origène, C. Cels. V, 41. Id. dans la tradition chrétienne, Minucius Felix, Octavius 10, 4. 2o2 Epist. 10, 96, 8 et 9. 203 Cf. Ch. Piétri, >. 213 AJ 1, 144; cf. aussi VII, 154. Cf. Millar [1993] pp. 489-523. 214 Cf. Thémistios, Orat. 5 [70a] (en 364 à Jovien) dans un plaidoyer sur la tolérance. Zosime II, 29 appelle le prêtre qui, dans sa version, décida de la «conversion>> de Constantin, F. Paschoud, Cinq études sur Zosime, Paris, 1975, pp. 39-43. 215 En effet, la situation du judaïsme est paradoxale parce que c'est une religion officiellement reconnue. 21 6 Auguste lui-même y fut initié, Suétone, Aug. 93, 1. 217 La !evitas des différents peuples orientaux est régulièrement soulignée, cf. La Piana [1927] pp. 231-232. 21 8 Cf. aussi chez Virgile, En. VI 847-850. 219 Cicéron, Flace. 4, 9. 220 Salluste, Jugurtha 108, 3. Cf. G. Freyburger, Fides. Étude sémantique et religieuse depuis les origines jusqu'à l'époque d'Auguste, Paris, 1986, pp. 222-225.
25
L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe Syriens restent fidèles à leur parole (rarum est ut Syri fidem servent, immo difficile )» 221 . À une religion où la pietas se reconnaissait au respect tâtillon du rite et à la maîtrise des gestes et des paroles dont dépendait la validité de la cérémonie 222 s'opposaient «les gesticulations du rite syrien (iactatione Syriaci cultus)» 223 , rituels débridés destinés précisément à la sortie de soi pour l'entrée dans la divinité 224 , et que les Romains regardaient selon les circonstances et leurs dispositions d'esprit avec amusement, curiosité ou indignation. Il n'est pas fortuit que les divinités réputées avoir le pouvoir d' «enthousiasmer» un individu - Pan, Hécate, les Corybantes, la Mère des Montagnes - se retrouvent dans la liste des «dieux métèques et étrangers» de Lucien 225 . En matière de conception religieuse, la religion romaine fondée sur le droit - ius et fas - et sanctionnant la liberté du Romain face à ses dieux s'opposait aux religions où le fidèle a un rapport de type «Oriental» à la divinité, celui d'un doulos/servus 226 , sceau parfait de l'attitude superstitieuse pour un Romain. Cette définition radicalement autre de la relation entre le religiosus et la divinité s'exprime dans la fréquence des noms théophores en Égypte et dans les pays sémitiques. Elle permet de comprendre pourquoi Tacite méprise 1'orthopraxie juive, «nation adonnée aux croyances superstitieuses mais ennemie des pratiques cultuelles (gens superstitioni obnoxia, religionibus adversa)» 227 • Elle est disqualifiée à ses yeux par la soumission aveugle à des Livres 228 - «arcanum volumen» 229 - , alors que, pour un Romain, les documents religieux écrits ne sont qu'un «Outil du culte» 230 . L'image gréco-orientale a pu traverser toutes les évolutions
221
SHAAur. 31, 1. Cf. le beau résumé de l'attitude religieuse gréco-romaine donné par Apollonios de Tyane, Philostrate, V: Apoll. VI, 19: «bâtir des temples, consacrer des autels, fixer les sacrifices à leur offrir et ceux qu'il ne faut pas leur offrir, le moment et la quantité, les mots à prononcer, les gestes à accomplir>>. Cf. M. Linder et J. Scheid, >. 225 Cf. supra et Ph. Borgeaud, Recherches sur le dieu Pan, Rome, 1979 (Bibliotheca Helvetica Romana 17). 226 Cette attitude d'abandon du fidèle est particulièrement bien illustrée dans les stèles de confession de Lydie, cf. G. Petzl, , Epigr. Anat. 22, 1994, no spécial. 227 Hist. V, 13, 2. 228 Je remercie J. Scheid pour cette remarque. Pour le statut de l'écrit en paganisme grécoromain, cf. M. Beard, >, Literacy in the Roman World, J.H. Humphrey éd., IRA Suppl. series n° 3, Ann Arbor, 1991, pp. 35-58. 229 Juvénal, Sat. XIV, 102. 230 J. Scheid, , Lire l'écrit. Textes, archives, bibliothèques dans l'Antiquité, B. Gratien et R. Hanoune édd.,Ateliers. Cahiers de la maison de la recherche 12, 1997, pp. 99-108 (p. 107 pour la citation). 222
26
L'Oronte et le Tibre: l' «Orient» des cultes «orientaux» de l'Empire romain de Rome depuis l'époque tardo-républicaine jusqu'à la christianisation de l'Empire parce que l'Orient- avec ses composantes ethnico-géographiques, diverses et variables selon les époques- a été l'un des marqueurs de la définition de l'autre des Romains à l'intérieur de l' oikoumènè231 , tandis que le «barbare» continuait, du moins jusqu'au Ive siècle 232, d'être l'autre de l'extérieur.
231 232
Cf. E. Saïd, L'orientalisme, Paris, 1980, p. 73. Cf. A. Chauvot, Opinions romaines face aux Barbares au IVe siècle après J. -C., Strasbourg,
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe Ainsi Jérôme décrit son départ pour le désert en faisant allusion à Genèse 12:1 comme «Abraham qui sort de son pays et de sa parenté», il s'agit d'une immigration ou d'une pérégrination à la recherche de Dieu6 . À mon sens, son attrait pour la Syrie ne se réduit pas simplement à sa curiosité intellectuelle vers le monachisme; il reflète profondément son désir de changement d'identité culturelle. Comme nous allons le voir par la suite, Jérôme est tout à fait conscient de la nécessité du changement qu'il veut accomplir dans sa vie, mais ce désir n'a pas toujours été suivi de succès. La lettre 22 de Jérôme à Eustochium (datée de 384), présente magnifiquement ce désir, et atteste des difficultés d'un intellectuel d'Occident à adopter la vie monastique. La partie la plus émouvante de cette lettre est le passage où il décrit son expérience du désert, et son combat qui s'achève par une scène dramatique: la rencontre avec le tribunal céleste dans le rêve qu'il fit dans le désert, entre 375 et 377, et qui devint l'un des plus fameux de l'antiquité et du MoyenÂge7. On a beaucoup écrit sur ce rêve8 . Je voudrais seulement suggérer de voir ces mots ici comme le point de départ d'une transformation identitaire: «Tout d'un coup, j'ai un ravissement spirituel. Voici le tribunal du juge; on m'y traîne. La lumière ambiante était si éblouissante que, du sol où je gisais, je n'osais pas lever les yeux en haut. On me demande ma condition: "Je suis chrétien", ai-je répondu. Mais celui qui siégeait: "Tu mens", dit-il; "c'est cicéronien que tu es, non pas chrétien"; "où est ton trésor, là est ton cœur" ... Aussitôt je deviens muet. Parmi les coups- car il avait ordonné que l'on me flagellât- ma conscience me torturait davantage encore de sa brûlure ... aussi je me suis mis à jurer, à prendre son nom à témoin: Seigneur, disais-je, si jamais je possède des ouvrages profanes, ou si j'en lis, c'est comme si je te reniais!" Après que j'eus prononcé ce serment, on me relâcha.>> 9
Jérôme, qui flotte souvent entre la réalité et la fiction, sent le besoin de défendre l'authenticité de son rêve. «Ce n'était pas du sommeil, ni de ces songes vains qui nous illusionnent souvent>>, dit-il 10 . Qu'il faille considérer ce rêve comme un songe mensonge, un délire de malade, ou comme un fait réel n'est pas ici mon objectif11 . Toutefois, si l'on accepte la théorie de Patricia Cox et David Gallop, selon laquelle «Dreams, then, are traces of waking perception and ... a sort of replay of previous waking experience, sometimes bizarrely scrambled as a result of physiological experience>> 12, on peut considérer ce rêve, profondément marqué par un sentiment de culpabilité, comme un reflet de son dilemme vis-à-vis de la culture païenne et comme le premier pas de Jérôme vers Ascetics,Authority, pp. 43-49; E. Lanne, >, Journal of Early Christian Studies 1/1 (1993), 21-45; pour la date, voir J.-J. Thierry, , Vigiliae Christianae 17 (1963), 28-40; Kelley,Jerome, pp. 41-42. 9 Lettre XXII, 30, I, p. 145. 10 Ibid., XXII, 30, I, p. 146. 11 Voir par exemple, Antin (, pp. 364-365) 12 Cox, Dreams, p. 43.
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Jérôme en Orient: une transformation identitaire une transformation identitaire. Le rêve doit être analysé, bien entendu, dans son contexte historique et géographique: peut-être serait-il un peu exagéré de dire que Jérôme ne pouvait faire ce rêve que loin de son milieu littéraire romain. Mais comme on le voit dans ses lettres du désert, la rencontre avec le monachisme a créé un choc qui fait de son désir de changement culturel une nécessité et non un choix. Jérôme n'a pas tenu sa promesse, et il n'a jamais mis sa bibliothèque païenne aux enchères. Pour lui, cela restera une tentative de conversion intellectuelle jamais achevée. Il a délibérément continué d'adhérer à la littérature païenne, bien qu'il témoigne qu' «avant de lire Cicéron, je me livrais au jeûne» 13 • Quelques années plus tard, il défendra son usage, et indiquera dans sa lettre 70 à Magnus (vers 397-398), comment la littérature païenne peut être utilisée par le christianisme. Soulignons encore qu'il est parmi les rares auteurs chrétiens à n'avoir pas composé un traité contre les païens, bien que cela fût encore à la mode au début du 0 siècle, comme il apparaît dans la Cité de Dieu de saint Augustin 14 . Jérôme possédait une très belle image du désert: «Paradis printanier du Christ» 15 , mais ce paradis se transforme rapidement en enfer. Il chante l'hymne de la solitude, alors qu'il hait la solitude, qu'elle est sa pire ennemie. Il supplie son ami Héliodore de le rejoindre dans le désert de Chalcis, mais Héliodore ne l'écoute pas 16 . Jérôme apprend le syriaque pour communiquer avec les moines voisins, et y reçoit des visiteurs 17 . Il maintient une correspondance intensive avec l'Occident et le reste du monde civilisé par l'intermédiaire de son ami Évagre d' Antioche 18 . Plus important encore est le fait qu'il emporte avec lui au désert de Chalcis son trésor, c'est-à-dire sa vaste bibliothèque, en affirmant «qu'à Rome je l'avais composée avec beaucoup de soin et de peine, je n'avais pas pu m'en passer» 19 . Il y installe des copistes, ainsi son activité scripturale rend le désert très mondain et le transforme en véritable petit centre culturel 20 . Malgré son intense activité intellectuelle, Jérôme souffre dans le désert. On a l'impression que cette mortification est trop dure pour celui qui se montrait si enthousiaste lors de son arrivée. Quelques années plus tard, il décrit ses combats intérieurs dans la lettre 22: 21 13 14
Lettre XXII, 30, II, p. 144. P. Antin, «Jérôme antique et chrétien>>, REAug 16 (1970), 35-46; Recueil sur Saintlérôme (Bruxelles, 1968), pp. 47-56; 328-330. 15 Cavallera, Saint Jérôme, I, p. 37. 16 Lettre XIV, I, pp. 33-45; G. F.M. Bartelink, «Ep. 14>>, Studia Monastica 15 (1973), 7-15. 17 Lettre VII, 1-2, I, pp. 21-22; XVII, I, pp. 51-53. Sur les relations de Jérôme avec Évagre, S. Rebenich, Hieronymus und sein Kreis (Stuttgart, 1992), pp. 67-75. 18 Lettre VII, 1, I, p. 21. 19 Ibid., XXII, 30, I, p. 144. 20 Ibid., V, 2, I, pp. 18-19. 21 Ibid., XXII, 7, I, p. 117.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe Il adopte la méthode selon laquelle, à son avis, un désir est éteint par un autre désir 22, et il profite de la présence d'un Juif converti pour apprendre à lire le texte hébraïque 23 . «Je ne supportais pas les excitations des passions et l'ardeur de la nature. J'avais beau chercher à les briser par la fréquence des jeûnes, mon âme était tout embrasée par les pensées mauvaises. Pour la dompter, je me mis sous la conduite d'un moine hébreu converti.>> 24
C'est donc dans le désert qu'il s'initie à l'hébreu choisi comme remède, et dont il consolidera plus tard la connaissance à Rome (382-385). Cette «conversion» à l'hébreu dans le désert de Chalcis devient le principal sujet de ses études 25 . Peu satisfait de la traduction latine et de la version des Septante, il fait ses premiers pas vers l'original, le hebrica veritas 26 . Jérôme ne trouvera pas la paix dans le désert de Syrie, et à la suite des querelles qui divisent l'Église d'Antioche et qui parviennent jusqu'à lui, il est obligé de quitter ce désert en 37927 . Il faut souligner que le séjour de Jérôme parmi les moines de Syrie ne faisait pas exception à l'époque. Basile le Grand a parcouru les centres monastiques de l'Orient en 356-357, avant de commencer à écrire ses traités ascétiques 28 ; Évagre le Pontique suivit le modèle de son maître, passa quelques mois en compagnie de Mélanie en Palestine, puis partit pour l'Égypte où il s'installa définitivement29 . Ainsi, Cassian a passé quelques mois à Bethléem avant l'arrivée de Jérôme, puis s'est installé dans le désert égyptien pour plus de dix ans 30 . Basile, Évagre et Cassian ont acquis la philosophie monastique dans les centres monastiques de l'Orient, et par la suite ont offert une contribution essentielle à la théologie du monachisme et à la transmission de la tradition égyptienne et ses règles de vie à l'Occident et à l'Orient. Ce n'était pas le cas de Jérôme. L'expérience du désert n'a pas stimulé chez lui un nouveau développement de théologie de la vie monastique, ou une conception nouvelle de la vie ascétique. Même dans la lettre 22 qui est habituellement considérée comme une théorie systématique de la vie monastique de Jérôme, où il trace un bref programme de la vie ascétique, il n'y a rien d'original. Jérôme donne dans cette lettre des conseils à Eustochium sur la vie monastique et décrit de façon assez schématique et banale le monachisme égyptien. Ainsi, par exemple, un problème courant dans la vie des moines- comment 22
Ibid., XXII, 17, I, p. 127. Ibid., CXXV, 12; Kelly,lerome, pp. 46-56, 117-121; Scourfield, , JThS 37 (1986), 117-21; Kamesar, Jerome, Greek Scholarship, and the Hebrew Bible: A Study of the Quaestiones Hebraicae in Genesim (Oxford, 1993), pp. 41-49. 24 Lettre CXXV, 12. 25 Kamesar, Jerome, Greek Scholarship, and the Hebrew Bible, p. 41. 26 Cavallera, Saint Jérôme, I, pp. 39-58; 68-72; Kelly, Jerome, pp. 153-163. 27 Lettre XVII; XV. A. J. Festugière, Antioche païenne et chrétienne. Libanius, Chrysostome et les moines de Syrie (Paris, 1959), pp. 415-418; Cavallera, Saint Jérôme, I, pp. 50-55; Kelly, Jerome, pp. 52-56. 28 Sur le voyage de Basile en Orient, voir sa lettre 223, LCL, III, pp. 286-312; Lettre 2, LCL, I, pp. 14-16; Grégoire de Nazianze, Orat. 43.25, SC 384, p. 182. Pour une analyse de ses traités ascétiques, voir, P. Rousseau, Basil of Caesarea (Berkeley, Los Angeles, Oxford, 1994), pp. 190-232. 29 Les données biographiques d 'Évagre sont fournies par Palladius, Historia Lausiaca, ch. 38, ed. C. Butler, pp.116-123. 30 O. Chadwick, John Cassian (Cambridge, 1968); C. Stewart, Cassian the Monk (Oxford, 1998), pp. 6-12. 23
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Jérôme en Orient: une transformation identitaire concilier les deux préceptes, apparemment contradictoires, de prière continuelle et de travail- auquel il fait allusion dans sa lettre 22, sera l'objet d'une réflexion superficielle offrant une solution assez vague 31 . Il n'a nulle part fait un exposé systématique de la vie monastique. Même plus tard, quand il s'installe à Bethléem et y établit son propre monastère, il n'écrit pas de règles pour ses moines ni de traités ascétiques, il se contente juste de traduire les règles de Pachôme en 404 32 . En d'autres termes, bien que le voyage au désert soit resté un élément important dans sa démarche vers une conversion intellectuelle, il n'a pas eu de valeur formative sur le plan monastique. Jérôme ne fut pas un théologien de la vie monastique bien que le monachisme fût au centre de son existence33 . Son génie se situait dans un autre domaine. Cependant, la contribution de Jérôme au mouvement monastique dans l'antiquité n'est pas négligeable34. Elle est dans le domaine de la propagande ascétique qu'il dirigea vers l'élite romaine. À Antioche et à Chalcis, Jérôme était bien placé pour se tenir au courant de ce qui intéressait les deux mondes, l'Orient et l'Occident35 . Après sa fuite du désert, Jérôme rentre à Antioche et. quelques mois plus tard, il arrive à Constantinople pour un complément d'érudition en compagnie de Grégoire de Nazianze 36 . Après le départ de son maître en Cappadoce, Jérôme revient à Rome en 382. Il a amené avec lui ses mauvaises expériences du désert, un peu de «langue barbare»37 et un peu d'hébreu, et aussi le best seller de l'époque, bien évidemment la Vita Antoni traduite en latin depuis 374 par son cher ami Évagre d' Antioche38 .
Égypte La Vie d'Antoine nous amène à la prochaine rencontre de Jérôme avec 1' Orient, cette fois le monachisme égyptien. À cette époque, la rencontre de Jérôme est principalement une rencontre littéraire car il ne se rendra en Égypte qu'en 386 au moment de son pèlerinage en Palestine avec Paula, et il passe quelques semaines en compagnie
31 Lettre XXII, 37, II, p. 153. Sur ce précepte voir L'Épître aux Thessaloniciens 5, 17; Luc, 18, 1. K. Ware, «"Pray without Ceasing". The Ideal of Continuai Prayerin Eastern Monasticism>>, Eastern Churches Review 2 (1968-1969), 253-261; A. Guillaumont, «Le problème de la prière continuelle dans le monachisme ancien>>, dans A. Guillaumont, Études sur la spiritualité de l'Orient chrétien (Spiritualité Orientale, 66), Abbaye de Bellefontaine, 1996, pp. 131-141. 32 Cavallera, Saint Jérôme, 1, pp. 295-296; Kelly, Jerome, pp. 280-282. 33 La théologie de la vie monastique chez Jérôme est analysée par P. Antin, , Mélanges bénédictins (1947), 71-105; idem, , dans Théologie de la vie monastique (Paris, Aubier, 1961), pp. 191-199. Pour une vue d'ensemble, voir A. de Vogüé, Histoire littéraire du mouvement monastique dans l'antiquité (Paris, 1991), 1, pp. 228325. 34 La conclusion de Vogüé (Histoire littéraire, 1, p. 325) selon laquelle «L'auteur de la lettre à Eustochium a posé en 384 la première pierre du monachisme occidental>>, me semble être excessive. 35 Concernant la propagande ascétique de Jérôme, Cavallera, Saint Jérôme, 1, pp. 93-96. 36 Sur le séjour auprès de Grégoire de Nazianze, Cavallera, Saint Jérôme, 1, pp. 59-62; Kelly, Jerome, pp. 68-79. Le séjour de Jérôme à Constantinople est analysé par S. Rebenich, , Studia Patristica 33 (1997), pp. 358-377. 37 Lettre VII, 2, 1, p. 21.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe de Didym39 . Autrefois, Jérôme a connu le monachisme égyptien par la Vie d'Antoine et celui qui était encore son ami à l'époque, Rufin. La Vie d'Antoine va stimuler Jérôme vers un nouveau genre littéraire, l'hagiographie40. La figure athanasienne du moine Antoine servira de modèle pour Jérôme et pour toute l'hagiographie monastique grecque et latine des siècles suivants. Jérôme veut prouver à l'Occident érudit qu'un moine peut réaliser la rencontre des deux cultures41. La Vie de Paul, qu'il a écrite en 378, est un exemple de métamorphose d'Antoine en héros que l'Occident va aimer. Mais les écrits hagiographiques de Jérôme ne sont pas de simples mimétismes littéraires, ou des traités historiques stricto sensu. Il est évident que dans les trois Vies de moines (Paul, Hilarion et Malchus) Jérôme a mis l'hagiographie au service de ses propres besoins concernant sa transformation identitaire42. Jérôme n'a pas souhaité seulement connaître le monachisme oriental ou transmettre cette culture monastique, mais plutôt reconstruire une nouvelle tradition de genèse de monachisme palestinien et égyptien. On discerne très clairement cette tendance dans la Vie de Paul, où il manifeste pour la première fois sa rivalité avec la Vie d'Antoine. D'après Jérôme, ce genre de vie -la vie anachorétique- Paul, originaire de la Basse Thébaïde, l'a inauguré, Antoine l'a rendu célèbre 43 . C'est à Bethléem, aux environs de l'année 390-391 qu'il compose la Vie de Malchus et d'Hilarion où il tente à nouveau de rivaliser avec le monachisme égyptien44 . Dans la Vie d'Hilarion Jérôme n'imite pas simplement le modèle littéraire de la Vie d'Antoine, mais ille dépasse, et Antoine apparaît comme le rival d'Hilarion 45 . Son héros, Hilarion fait des miracles plus spectaculaires qu'Antoine, et, plus important encore, il est cultivé, tandis qu'Antoine «était illettré» 46 . Jérôme écrit pour l'Occident et c'est la raison pour laquelle il insiste pour présenter Hilarion et Paul comme des héros cultivés, et bien évidement il adopte une esthétique conforme au goût romain de son époque 47 . Dans la Vie d'Hilarion Jérôme voulait raconter l'histoire de la genèse du monachisme dans sa nouvelle patrie, ainsi présente-t-il Hilarion en initiateur du monachisme palestinien comme Antoine l'était du monachisme égyptien. Il prétendait décrire la vie de celui qui était à ses yeux le premier moine de la Palestine et le premier à introduire
38 Sur la traduction d'Évagre d'Antioche, voir Vogüé, Histoire littéraire, 1, pp. 20-22; Vie d'Antoine, G. J. M. Bartelink (ed. et trad.), SC 400 (Paris, 1994), pp. 97-98. 39 Pour la description de son pèlerinage avec Paula, voir Lettre CVIII, 7-14, V, pp. 163-176; XLVI, 13, Il, 113-114; Apologie contre Rufin III, 22, SC 303 (Paris, 1983), p. 272. Pour son séjour en Égypte, Kelly, Jerome, pp. 124-127. 40 Pour une analyse de ce développement, voir J. Gribomont, , pp. 97-123. 43 Lettre XXII, 36, 1, p. 152; LVIII, 5, III, p. 79. 44 Kelly, Jerome, pp. 170-173; Cavallera, Saint Jérôme, 1, pp. 130-133; E. Coleiro, >, dans Ascetic Behaviour in Greco-Roman Antiquity. A Sourcebook, V. L. Wimbush (ed.), (Minneapolis, 1990), pp. 393-421. Sur les débuts du monachisme palestinien, voir L. Perrone, «Monasticism in the Holy Land: From the beginnings to the Crusaders>>, Proche-Orient Chrétien 45 (1995), 31-34. 49 Sozomène, HE III, 14; VI, 32, 2; 5-7. Je cite d'après l'édition J. Bidez et G.C. Hanson (Berlin, 1960). 50 Voir par exemple, HE V, 10. Sur la vie de Sozomène voir l'introduction de B. Grille! & G. Sabbah, Sozomène, Histoire Ecclésiastique, SC 306 (Paris, 1983), pp. 9-31. 51 Ibid., V, 15. 52 Ibid., VI, 32.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe de la Vie d'Antoine 53 , mais il semble que Jérôme, plus que les autres, a su tirer profit de cette œuvre pour la mettre au service de la propagande monastique, ainsi que pour ses intérêts propres. La vie d'Antoine représente une source d'inspiration et de rivalité, un modèle qui stimule un peu trop notre auteur.
Palestine La dernière étape de son itinéraire en Orient fut la Palestine, un voyage qui était dans ses projets déjà en 376, quand il séjournait encore en Syrie. Jérôme déclarait qu'il était «prêt à mourir à Jérusalem» 54 . À cette même période, il écrivait à son ami Florentinus, qui était à Jérusalem, que son désir de partir en Palestine s'était rallumé55, mais il ne partira que dix ans plus tard, à la suite d'une autre querelle à Rome, en 385. Il écrit à son ami Asella en 385, au moment de s'embarquer pour l'Orient: 56
Jérôme cherche une nouvelle patrie loin de ses adversaires de Rome, donc il s'agit ici d'une migration plutôt qu'un pèlerinage. Dans une autre lettre envoyée à son arrivée à Bethléem en 386, il choisit l'image d'Abraham pour illustrer le motif de son départ pour la Palestine 57 . Abraham représente la figure biblique par excellence, symbolisant les moines qui veulent exercer la peregrinatio 58 . Jérôme décrit son voyage en Palestine en terme de retour au pays après l'exil de Babylone, un pays qu'il a connu à travers la Bible et ses amis. Cependant, Jérôme n'a pas perçu ce pays comme la terre promise, une conception qui lui était étrangère59 . Il s'agit presque d'un refuge. Il est évident qu'il pouvait trouver un autre «refuge» que la Palestine, mais il fait un choix qui, dans le fond, est son intérêt pour la Bible. Malgré le fait qu'il cherche une nouvelle patrie, il se montre aussi un pèlerin enthousiaste en terre sainte. Il s'est rendu en pèlerinage avec Paula, et ils ont entrepris un grand tour qui incluait l'Égypte, un parcours qu'il raconte une vingtaine d'années plus tard dans la lettre 108. Jérôme ne prétend pas décrire un itinéraire comme Égérie, mais il nous annonce qu'il veut plutôt nommer que les localités qui sont mentionnées dans les saints livres 60 , autrement dit: la géographie sacrée de la Palestine chrétienne n'était pas le seul but de leur pèlerinage. 53 Voir par exemple l'influence qu'a exercée la Vie d'Antoine sur Cyrille de Scythopolis, B. Flusin, Miracle et histoire dans l'œuvre de Cyrille de Scythopolis (Paris, 1983), pp. 44-45; Bartelink, Vie d'Antoine, pp. 68-70. 54 Lettre XIV, 3, 1, pp. 36-37. 55 Ibid., V,1, 1, p. 17. 5 6 Ibid., XLV, 6, II, p. 99. 57 Ibid., XLVI, 2, II, p. 101. 58 Voir par exemple, Vita S. Theognii Episcopi Beteliae, ed. J. van den Gheyn, Analecta Bollandiana 10 (1891), 78-118; S. Vailhé, «Saint Théognius, Évêque de Béthélie>>, Échos d'Orient 1 (1897/8), 380-382. 59 Lettre CXXIX. R. Wilken, The Land Called Holy: Palestine in Christian History & Thought (New Haven and London, 1992), pp. 128-137. 60 Lettre CVIII, 8, V, p. 165.
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Jérôme en Orient: une transformation identitaire Ce pèlerinage est un voyage vers son identité culturelle et vers une patrie biblique qui se trouve au centre de son activité intellectuelle. Il ne visite pas systématiquement les lieux saints, dont le choix est guidé par son intérêt intellectuel. Il s'intéresse par exemple moins à Nazareth, «fleur de la Galilée», qu'il visite avec Paula «à vive allure» qu'à certains lieux bibliques peu connus 61 . C'est un pèlerinage dans le texte biblique par lequel il baptise le pays comme un pays chrétien. Jérôme décrit un pays imaginaire, biblique, qu'il cherche à magnifier, bien qu'il y vît Andromède attachée sur un rocher au port de Jaffa 62 . Il visite aussi Silo «OÙ encore aujourd'hui on montre les ruines de l'autel, et où la tribu de Benjamin devança l'enlèvement des Sabines par Romulus» 63 . L'itinéraire dans le texte biblique est aussi très sélectif. Jérôme raconte, par exemple, que Paula «ne voulut pas se rendre à Cariath Sepher, c'est-à-dire "la ville des lettres", parce que, dédaignant la lettre qui tue, elle avait trouvé 1'esprit qui vivifie»: le christianisme64. Ce qui est souvent souligné dans cette description c'est l'étymologie des noms et non les lieux en soi; «Elle [Paula] contempla le camp de Galgala, le tas des prépuces, le mystère de la seconde circoncision; les douze pierres qui, transportées là du lit du Jourdain, signifiaient par leur solidité les fondations des douze Apôtres» 65 . L'itinéraire donc n'est pas une leçon de géographie biblique ou d'histoire de la Palestine chrétienne, mais d'exégèse biblique et de théologie chrétienne. La géographie, dans cette description de pèlerinage, est mise au service de l'exégèse biblique. Ainsi les lieux saints dans la lettre 108 ne possèdent pas de signification théologique en soi; ils sont secondaires pour le texte, et servent à la contemplation. Jérôme a structuré son image de la terre sainte selon le modèle de son propre pèlerinage qui est parfois sans lieux mais avec un texte. On peut définir l'attitude de Jérôme vis-à-vis du pèlerinage avec Paula selon les termes de Jase Elsner à propos des voyages de Pausanias en Grèce: «Pilgrimage is a journey into one's identity in its topographie, cultural and spiritual resonances». 66 Après une lecture attentive de la lettre 108 on a l'impression que les lieux saints ne revêtent pas une importance majeure pour Jérôme. Cette même idée est aussi exprimée dans la lettre 58 que Jérôme adresse en 394 à Paulin de Nole, un candidat à la vie monastique: «Ce n'est pas d'être à Jérusalem, mais de bien y vivre qui est louable. Il faut désirer et exalter non pas la cité qui a tué les Prophètes et versé le sang du Christ. .. mais celle que l'Apôtre appelle la mère des saints, où il se félicite d'avoir droit de cité avec les justes ... les vrais adorateurs, ce n'est pas à Jérusalem ni au mont Garizim qu'ils adorent le Père, car Dieu est esprit et ses adorateurs doivent l'adorer en esprit et en vérité; or, l'esprit souffle où il veut.» 67
Cette attitude de Jérôme envers les lieux saints est bien connué8 . Une série d'événements liés à la crise origeniste vont amener un changement dans le discours de Jérôme. 61 P. Maraval, Lieux saints et pèlerinage d'Orient: Histoire et géopraphie des origines à la conquête arabe. (Paris, 1985), p. 293. 62 Lettre, CVIII, 8, V, p. 166. 63 Ibid., 13, V, p. 173. 64 Ibid., 11, V, p. 171. 65 Ibid., 12, V, p. 172. 66 J. Elsner, Art and the Roman Viewer: The Transformation of Art from Pagan World to Christianity (London, 1997), pp. 125-131. 6: Lettre LVIII, 2-3, III, pp. 75-76. 68 P. Maraval, «Saint Jérôme et le pèlerinage aux lieux saints de Palestine>>, dans Jérôme entre l'Occident et l'Orient, pp. 345-353.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe Paulin lui a probablement demandé s'il doit venir en Palestine en pèlerinage, mais comme il ne désire pas voir Paulin s'installer à Jérusalem, où se trouvent ses adversaires, il essaie de le dissuader de s'y rendre. Il décrit Jérusalem comme une ville très populeuse, où il y a un prétoire, une caserne, des courtisanes, des mimes, et de tout ce qui se trouve dans chaque ville, donc elle ne convient pas à un moine qui recherche la solitude. Rappelons que Jérôme était excommunié de l'Église de la Ville sainte au moment où il écrivait à Paulin69 . Mais les choses ne sont jamais simples avec Jérôme: dès son arrivée à Jérusalem il adresse une lettre à Marcella datée de 386 (Lettre 46), l'une des plus importantes à ce sujet, dans laquelle il décrit son point de vue du pèlerinage et la valeur religieuse de la vénération des lieux saints 70 . Jérôme encourage Marcella à partir en pèlerinage en proposant visiblement le même itinéraire que celui parcouru avec Paula. Le discours de Jérôme sur le pèlerinage a ici un double intérêt; d'une part, il fait de grands efforts pour convaincre Marcella de le suivre, mais avant tout de défendre sa propre conduite religieuse et sa nouvelle patrie. Il développe dans cette lettre une argumentation qui aboutit à une défense de la sainteté de la Jérusalem terrestre contre la conception traditionnelle qui attribuait cette sainteté uniquement à la Jérusalem céleste71 . Cette lettre à Marcella est nettement marquée par le développement d'une théologie du pèlerinage unique à Jérôme, sans précédent, et il se montre très clairement en sa faveur. Jérôme écrit probablement contre les clercs de Rome qui étaient choqués par le culte des lieux saints. Contre les critiques radicales selon lesquelles cette ville est maudite «parce qu'elle a bu le sang du Seigneur», Jérôme établit un parallèle entre les lieux saints de Palestine et ceux de Rome: «Ils la nomment maudite, cette terre, parce qu'elle a bu le sang du Seigneur. Mais alors, comment estiment-ils bénis ces lieux ou Pierre et Paul, ces généraux de l'armée chrétienne, ont versé leur sang pour le Christ? ... Partout nous vénérons les tombeaux des martyrs, nous frottons nos yeux de leur poussière; si c'est permis, nous les touchons même de nos lèvres; et le monument où a été enseveli le Seigneur, certains estiment qu'il faudrait le délaisser.>> 72
Jérôme n'échappe pas à l'obstacle de la prophétie de Jésus en Matt. 23:37-38 «Jérusalem, Jérusalem qui tue les prophètes et lapide ceux qui t'ont été envoyés ... voici que vous sera laissée déserte votre demeure.» 73 Certes, comme le reconnaît Jérôme, l'objection est puissante, mais selon lui «la solution en est pourtant très facile» 74 . Il affirme qu'en effet, le Seigneur pleurait la chute de Jérusalem parce qu'il l'avait aimée, comme il a aussi pleuré Lazare parce qu'il l'aimait. Pourquoi le Temple a-t-il été détruit? demandait Jérôme. Pour que les sacrifices figuratifs fussent supprimés, répond-il. 69
Pour une vue d'ensemble de l'attitude de Jérôme Yis-à-vis du pèlerinage voir ma thèse de doctorat, Pi/grimage: Perceptions and Reactions in the Patristic and Monastic Literature of the F ourth-Sixth Centuries (The Hebrew University of J erusalem, 1995), pp. 81-135 (en hébreu). 70 Pour la date voir P. Nautin, , REAug 16 (1970), pp. 35-46. BARTELINK G. F.M., ,StudiaMonastica 15 (1973), pp. 7-15. BROWN P., , JThS 21(1970), pp. 56-72. CAMPENHAUSEN H. F. von, , chap. 11 de Tradition and Life in the Church (London, 1968). CAV ALLER.\ F., Saint Jérôme. sa vie et son œuvre, II vols. (Louvain, 1922). CHADWICK 0., John Cassian (Cambridge, 1968). COLEIRO E., >, Journal of Early Christian Studies 1/1 (1993), pp. 2145.
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CONSTRUIRE UNE NOUVELLE JÉRUSALEM: CONSTANTINOPLE ET LES RELIQUES Bernard FLUSIN Jérusalem est-elle en Orient? La réponse à cette question est peut-être moins simple et plus diverse qu'il ne peut paraître d'abord. Mais tenons-nous en ici pour commencer, comme nous y invitent les organisateurs de ce colloque, à un regard occidental et traditionnel, celui par exemple du pèlerin Guillaume de Boldensele, qui rédige en 1331 le Traité de l'État de la Terre Sainte. La Méditerranée, comme son nom l'indique, est «au milieu des terres», elle est «exactement au milieu des trois principales parties du monde, Asie, Afrique et Europe. Vers 1' orient se trouve 1'Asie, vers le midi 1'Afrique, vers l'occident l'Europe>> 1. Ainsi donc, à ce qu'il semble, Jérusalem, à l'est de la Méditerranée, est vers l'orient. Elle peut être dite en Orient, et cette circonstance n'est pas sans incidence sur la construction que les Européens ont opérée de leur Orient mythique. Pour ceux que ces mêmes Européens appellent les Byzantins, la situation est moins claire. Jérusalem, en somme, est plutôt au sud qu'à l'est de Constantinople. Mais la géographie administrative peut venir ici à notre secours. Jusqu'au VIle siècle, Jérusalem et la Palestine sont bien dans la pars Orientis de l'Empire des Romains. Elles relèvent de la préfecture du prétoire d'Orient, et même du diocèse d'Orient. Jérusalem, à ce titre, serait-elle pour les Byzantins en Orient? Et l'est-elle encore après que, conquise par les Arabes, elle a quitté définitivement l'Empire? Posons plutôt une autre question. Jérusalem n'est-elle pas elle-même un Orient? Lieu des origines, berceau de la religion, ville sainte où l'on va en pèlerinage, elle est un point très spécial sur la carte du monde. Elle sait échapper au jeu relatif des orientations profanes pour acquérir, dans un espace religieux ou eschatologique, ce quelque chose d'absolu qui caractérise l'Orient dont il est question aujourd'hui. Ville réelle, où l'on peut aller en voyage, Jérusalem est tout autre chose aussi. Elle est à la fois, pour les Byzantins, /érosoluma, réalité géographique, et /érousalèm, ville mythique, messianique ou céleste. C'est à cette relation particulière avec l'espace, à cette capacité à échapper aux contraintes de la géographie pour se trouver à la fois à sa place dans le monde et ailleurs sous une autre forme que je voudrais m'intéresser ici. Il s'agit de décrire par quelle stratégie les empereurs de l'époque média-byzantine ont su, tout en recourant parfois à la guerre pour tenter de reconquérir la Jérusalem terrestre, s'approprier, par d'autres moyens, la véritable Jérusalem.
La Croix à Constantinople Pour point de départ, il faut prendre les événements bien connus qui, sous le règne d'Héraclius, marquent la fin d'un monde et préfigurent la naissance d'un autre. En 630, après avoir vaincu la Perse, Héraclius recouvre la Vraie Croix et la réinstalle triomphalement sur le Golgotha dans une Jérusalem réintégrée à l'Empire 2 . Cinq ou six ans plus tard, après la bataille du Yarmouk sans doute, il est contraint par l'avan1 Guillaume de Boldensele, Traité de l'histoire de la Terre Sainte, chap. 1, trad. C. Deluze, p. 1002. 2 Sur ces événements, voir B. Flusin, Saint Anastase le Perse et l'histoire de la Palestine au début du VIle siècle, t. II, Paris, 1992, p. 293-318.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe cée des Arabes à abandonner à son sort la Syrie et, faisant retraite, emmène avec lui la Croix à Constantinople 3 . Elle y avait été précédée par deux reliques fameuses: la lance et l'éponge de la Passion, rachetées aux Perses par le patrice Nicétas et montrées au peuple de la capitale assemblé à Sainte-Sophie pour la cérémonie - imitée de la liturgie hiérosolymitaine- de la vénération de la Croix 4 • Vers 680, le pèlerin Arculphe, à Constantinople, participe, pendant la semaine sainte, à la vénération de la Croix dans la Grande Église. La précieuse relique y est alors conservée, nous dit-il, «dans une armoire très grande et très belle, dans laquelle se trouve conservé un coffre de bois qui est fermé par un couvercle de bois lui aussi» 5 . Nous avons ici un drame qui met en jeu quatre êtres, dont aucun n'est simple. Présentons d'abord les deux villes. Jérusalem: la Ville sainte, ou plutôt, comme disent les Byzantins, da sainte ville du Christ notre Dieu» 6 . C'est en elle que se trouve le Lieu saint par excellence, l' Anastasis et le Martyrium bâtis par Constantin autour du sépulcre du Christ. C'est là qu'est le Golgotha, lieu de la crucifixion, et c'est là qu'Héraclius, en 630, a reposé la Croix. Pour Eusèbe, en 339, l'édifice constantinien est «peut-être la Jérusalem neuve et nouvelle, annoncée par les oracles prophétiques», construite «en face» de l'ancienne 7, et cette distinction entre deux Jérusalem est, pour notre propos, capitale, de même qu'il est important de noter que le Lieu saint par excellence -la Jérusalem nouvelle, peut-être-, à son origine, est un lieu bâti par un empereur8. Constantinople ensuite. Elle est la capitale politique de l'Empire. Construite par Constantin elle aussi, à la même époque que le Martyrium de Jérusalem 9, elle fait système avec la Ville sainte, qui est son complément religieux. Très tôt, d'après la tradition, elle voit affluer de grandes reliques de la Passion: des clous, un important fragment de la Vraie Croix, qui sont possessions impériales 10 . Dès la fin du Ve siècle, un thème se développe: Constantinople est aussi une seconde Jérusalem, et c'est à ce titre qu'un ange, dissuadant saint Daniel de se rendre en Palestine, le guide vers les
3 Théophane, Chronographie, éd. C. de Boor, Leipzig, 1883, p. 337.8-10 (trad. C. Mango, R. Scott, p. 468). 4 Chronicon Paschale, Bonn, p. 705. 5 Adamnanus, III, iii, 2, éd. L. Bieler, p. 228; trad. P. Maraval, Récits des premiers pèlerins chrétiens, Paris, 1996, p. 282. 6 Pour un exemple de cette expression, voir Miracles anciens de saint Anastase le Perse, éd. Flusin, Saint Anastase le Perse, t. I, Paris, 1992, p. 141. 7 Eusèbe de Césarée, Vita Constantini III, 33, éd. Winkelmann, p. 99: >. 9 Constantinople est inaugurée le 11 mai 330; le Martyrium constantinien, le 13 septembre 335. 10 On sait que les circonstances de l'invention de la Croix sont obscures. Toutefois, ce n'est pas ici la réalité des événements qui est importante, mais l'image que s'en faisaient les Byzantins au Moyen Âge: le fait que sainte Hélène ait envoyé à son fils un grand fragment de la Vraie Croix, ainsi que les clous - que l'empereur intègre à son casque et au mors de son cheval est de tradition depuis le ye siècle (cf. Socrate, Histoire Ecclésiastique, I. 17, 7-10, éd. Hansen, p. 56-57).
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Construire une nouvelle Jérusalem: Constantinople et les reliques rives du Bosphore où il fera ériger sa colonne 11 . Au VIe siècle, l'empereur Justinien reconstruit splendidement la Grande Église de Constantinople, Sainte-Sophie, non loin du palais impérial, dotant ainsi la Ville reine du dispositif qui confirme qu'elle est désormais une double capitale, à la fois politique et religieuse. Si, dans les textes contemporains, la comparaison entre la nouvelle église de la Sagesse et le temple de Salomon n'apparaît qu'entourée de certaines précautions, dans la littérature médiabyzantine, ce thème passe au premier plan: Justinien, nous dit un récit anonyme, pris d'orgueil, transgressant les règles du cérémonial, se vante d'avoir vaincu Salomon12 . La punition ne se fait guère attendre mais, même si de tels récits sont critiques, ils n'en révèlent pas moins la relation aux modalités nouvelles qui, dans la Constantinople médiévale, relie le monde contemporain à l'Ancien Testament. Comme on le voit, entre Constantinople et Jérusalem se tissent, de longue date, des liens nombreux, et l'échange de substance auquel nous fait assister le transfert de la Vraie Croix vient au terme d'une série et préfigure les développements qui se font jour au Moyen Âge. L'empereur. Autre figure, également complexe. Héritier à la fois des empereurs romains et- aspect sur lequel insistera l'époque médiévale- de la royauté davidique, il entretient avec le sacerdoce des rapports dont le livre récent de Gilbert Dagron a su décrire la nature et l'histoire 13 . Enfin, la Croix. Elle est bien sûr l'instrument de la Passion et forme à ce titre une série avec d'autres reliques, par exemple l'éponge et la lance rapportées à Constantinople avant elle. Mais elle est aussi le signe d'un triomphe, celui du Christ sur la mort et de l'empereur des Romains sur ses ennemis. Elle est, de ce fait, éminemment impériale et sa rencontre avec le basileus fait entrer en contact les deux grands pôles du sacré. Relique de la Passion, elle est, au même titre que le sépulcre, un sumbolon, un signe matériel de la mort et de la résurrection du Christ; mais à la différence du tombeau, elle est bien sûr mobile, et rien ne la rattache à une terre précise. La geste d'Héraclius met en présence les acteurs d'un drame. Elle sépare aussi deux époques. Dans la première, inaugurée par Constantin, et qu'Héraclius croit restaurer en 630, Jérusalem est dans l'Empire, la Croix dans le Martyrium constantinien. Si Constantinople se sacralise, le centre religieux de l'Empire reste distinct de son centre politique. Après 636, la situation a changé. Jérusalem, perdue pour les Romains, continue certes à exercer la même attraction que par le passé. On y va toujours en pèlerinage et plusieurs empereurs marqueront leur intérêt pour elle 14 ; mais elle ne peut plus avoir la même place dans l'idéologie impériale. Les Lieux saints, à l'époque protobyzantine, étaient consacrés au Christ mais célébraient aussi la gloire de Constantin et la puissance de l'Empire. Tombés aux mains des Arabes, ils perdent une partie de leur sens. Le christianisme impérial n'a plus qu'un centre, Constantinople, qui est investie plus clairement 11
Vie de s. Daniel le Stylite, éd. Delehaye, Les saints stylites, p. 12: > 16 •
12. Icône du Christ de Beyrouth voir n. 14.
13. Boucle de cheveux de saint Jean Baptiste voir n. 14.
14. Sandales du Christ attestations: Matthieu d'Édesse, trad. E. Dulaurier, Bibliothèque historique arménienne, Paris, 1858, p. 16-25 (lettre de Jean Tzimiskès à Ashot III d'Arménie); Codinos, éd. Preger, p. 282-283; Léon le Diacre, Bonn, p. 165.21-166.6; Skylitzès, éd. Thurn, p. 271. circonstances: d'après Skylitzès, la sainte Tuile de Hiérapolis et une boucle ensanglantée des cheveux de saint Jean Baptiste furent rapportées par Nicéphore Phôkas (963-969). Il y a là une confusion entre deux translations à mettre au compte, pour l'une (voir 10 et 11), de Nicéphore, pour l'autre, de Jean Tzimiskès. D'après Léon le Diacre, c'est Tzimiskès (969976) qui, lors de ses campagnes, s'empare des sandales du Christ, des cheveux du Précurseur et, à Beyrouth, d'une icône miraculeuse de la crucifixion; il dépose les sandales au Pharos, l'icône et les cheveux au Christ de la Chalkè. La lettre de Jean Tzimiskès à Ashot III, citée par l'historien arménien Matthieu d'Édesse, mentionne trois reliques: les sandales du Christ, qu'il trouve à Gabaon (Gabala); l'image de Beyrouth; la boucle de cheveux du Précurseur, trouvée elle aussi à Beyrouth. Tzimiskès se fera ensevelir à l'église du Christ de la Chalkè. Comme on le voit, ni Léon le Diacre, ni Jean Tzimiskès dans sa lettre à Ashot ne mentionnent la Sainte Tuile.
16 D'après Léon le Diacre, loc. cit., c'est à Édesse- où il y avait en effet une autre sainte Tuile - que Nicéphore aurait trouvé cette image miraculeuse. Ce témoignage paraît devoir être rejeté (voir B. Flusin, , p. 60-61).
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15. Lettre du Christ à Abgar attestations: Skylitzès, éd. Thurn, p. 386-387. circonstances: en 1032, Georges Maniakès, qui s'est emparé d'Édesse, trouve dans la ville l'original de la lettre du Christ à Abgar; il la fait parvenir à l'empereur Romain III. Ce transfert montre bien que la lettre rapportée sous Romain Lécapène en même temps que le mandylion (6) n'avait pas joui d'une grande notoriété.
16. Pierre de la descente de croix attestations: Nicétas Choniatès, éd. van Dieten, p. 222.71-86; Skutariôtès, éd. Sathas, p. 307. circonstances: à la fin de son règne (Janin, Les églises et les monastères, p. 233), l'empereur Manuel Comnène (1143-1180) fait revenir d'Éphèse à Constantinople la pierre sur laquelle le Christ avait été étendu après la crucifixion. Il la porte sur ses épaules depuis le port du Boucoléon jusqu'à la chapelle du Pharos; à sa mort, elle est transférée au Pantocrator, où Manuel est enterré.
Reliques et légitimité impériale La série que nous venons de constituer, en glanant des renseignements chez les chroniqueurs ou dans le Synaxaire, est assez homogène, mais admet certaines diversités. La nature de ce qu'on rapporte est une première variable, puisqu'il s'agit parfois de simples objets de culte, comme les croix de Tarse (9), qui peuvent faire figure d'intrus dans un catalogue de reliques; ou bien du corps de deux saints patriarches de Constantinople, Nicéphore (1) et Grégoire de Nazianze (7). L'essentiel, toutefois, est constitué de reliques indirectes du Christ (5, 6, 10, 11, 12, 14, 15, 16) ou de saints qui ont été en contact direct avec lui, comme Lazare et Marie Madeleine (3, 4), Jean Baptiste surtout (2, 8, 13), le plus grand des enfants des hommes, mais celui surtout dont la main (8) a baptisé Jésus. Chronologiquement, la durée sur laquelle se répartissent ces translations est importante, puisqu'elle couvre plus de trois siècles, depuis le rétablissement de l'Orthodoxie et le règne de Michel III jusqu'à la fin du règne de Manuel Comnène. La plus forte concentration est aisément repérable: neuf de ces transferts ont lieu en trente ans, depuis la fin du règne de Romain 1er Lécapène (944) jusqu'à Jean Tzimiskès (969-976). C'est dire qu'elles coïncident pour partie avec les campagnes victorieuses des armées byzantines en Cilicie et en Syrie. Les remarques qui suivent valent donc surtout pour le xe siècle, même si l'on voit que le mouvement, avec des modalités différentes parfois, a des prolongements au XIe s. (15) et même à l'époque des Comnène (16). Les grands transferts de reliques que nous étudions ont plus d'un sens. Ils entretiennent tout d'abord un rapport intime avec la dignité impériale et la réaffirmation d'une légitimité. C'est le cas, d'une façon complexe et spectaculaire, pour la translation du mandylion d'Édesse (5). Il est difficile de savoir pour quelle raison précise, en 944, Romain Lécapène, dont les armées ont combattu avec succès les Arabes, entame avec l'émir d'Édesse une négociation coûteuse au terme de laquelle, au prix de la restitution de deux cents prisonniers, du paiement de douze mille pièces d'argent et de l'engagement de ne plus attaquer Édesse, Haran et Samosate, il se fait livrer la précieuse image ainsi que la lettre autographe du Christ à Abgar 17 . La suite des événements montre comment la possession d'une telle relique est liée avec la légitimité impériale. Le vieil empereur peut encore accueillir le mandylion à Constantinople, dans 17
Constantin VII, Narratio de imagine Edessena, éd. Dobschütz, p. 75*".
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe l'église Notre Dame des Blachernes, le 15 août 944. Mais le lendemain, malade, il laisse ses trois co-empereurs -ses deux fils Constantin et Christophe, et son gendre Constantin VII Porphyrogénète- conduire la procession publique au terme de laquelle l'image est déposée au palais, dans l'église du Pharos 18 . Il est renversé peu après par les trois jeunes empereurs. Plus nettement encore, lorsque Constantin Porphyrogénète, en janvier 945, se débarrasse de ses beaux-frères, il fait écrire par des hagiographes de son entourage l'histoire de la translation, qui sera lue désormais pour la fête commémorative du 15 août (dès 945?). Les rédacteurs insèrent dans leur récit un épisode significatif. Un possédé, disent-ils, mis en présence de la sainte image, prophétise (car les démons aussi prophétisent): «Constantinople! Recouvre ce qui fait ta gloire et ta joie! Et toi qui es né dans la Porphyra, Constantin, recouvre ton trône!» 19 . La translation de la relique a dévoilé son sens politique: elle coïncide miraculeusement avec la restauration sur le trône de Constantinople de son héritier légitime, le Porphyrogénète. Ce rétablissement est marqué par une cérémonie spectaculaire: avant d'être déposée à la chapelle palatine Notre-Dame du Pharos, l'image acheiropoiète est installée solennellement sur le trône impérial dans la salle d'honneur du Palais sacré, le Chrysotriclinos: «ceux qui célébraient ce cortège, parvenus au palais impérial, installèrent pour quelque temps l'image divine dans ce qu'on appelle le Triclinos d'Or, sur le trône impérial, là où il est de coutume de rendre les arrêts les plus importants: ils avaient confiance que le siège impérial serait ainsi sanctifié et qu'il communiquerait comme il convient justice et bonté à la fois à ceux qui y siègent» 20 . La cérémonie exceptionnelle qu'on organise ce jour-là faisait écho à une coutume liturgique de l'Église d'Édesse: le premier dimanche de Carême, la sainte icône était installée sur un trône dans le skévophylakion de la cathédrale21 . De plus, le mandylion qu'on mettait ainsi sur le trône du Chrysotriclinos redoublait, ou, peut-on dire, réalisait l'image qu'on pouvait voir sur la mosaïque de la conque de l'abside où était placé le siège impérial 22 • La sainteté d'Édesse était transférée à Constantinople. L'arrivée de l'image-relique dans la Ville impériale qui recouvrait ainsi sa gloire et sa joie marquait le rétablissement de l'ordre voulu par Dieu: Romain Lécapène est chassé, le Porphyrogénète recouvre son trône, le Christ est à nouveau dans le Palais sacré. Le même empereur, peu après, fera procéder à une nouvelle grande translation: celle du corps de Grégoire de Nazianze (7), dont l'arrivée à Constantinople le 19 janvier 946 inaugure les fêtes du premier anniversaire de l'accession de Constantin VII au pouvoir suprême. Le Porphyrogénète a, pour le Théologien, une dévotion marquée. Toutefois, s'il fait passer le corps du saint par le Palais impérial, il ne l'y retient pas. Grégoire sera déposé aux Saints-Apôtres, comme il convient pour un évêque de Constantinople. Mais l'empereur proclame aussi que le palais était déjà suffisamment sanctifié23 . Le cas de Georges Maniakès qui, en 1032, bien qu'il ne soit pas empereur, rapporte d'Édesse qu'il a reconquise une nouvelle lettre autographe du Christ à Abgar (15) pour
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Ibid., p. 81' '. Ibid., p. 79*'. 20 Ibid., p. 83 '' *. 21 Ibid., p. 111 **. 22 R. Janin, Constantinople byzantine, 2e éd., Paris, 1964, p. 115. 23 Constantin VII, Panégyrique pour la translation des reliques de Grégoire le Théologien, §27, éd. Flusin, p. 63. 394-396. 19
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Construire une nouvelle Jérusalem: Constantinople et les reliques
la remettre à Romain III, est intéressant lui aussi. Il semble tout d'abord que nous ayons là une exception à la règle qui veut que de telles reliques soient l'apanage des empereurs. Mais en fait, Maniakès, dix ans plus tard, tentera de s'emparer du trône et de renverser Constantin IX Monomaque 24 . Pour le lecteur attentif, l'épisode d'Édesse et de la lettre retrouvée était déjà un avertissement. Le rapport qui unit l'empereur et les reliques du Christ à Byzance est illusté, outre les textes, par un monument insigne: la stavrothèque de Limbourg25 . Ce luxueux reliquaire a été exécuté sous le règne de Jean Tzimiskès, à la commande d'un des plus hauts personnages de l'empire: le proèdre Basile, fils bâtard de l'empereur Romain Lécapène et de ce fait oncle de Romain II et grand-oncle de Basile II et de Constantin VIII. L'appartenance du Proèdre à la famille impériale, plus encore que sa position, explique qu'il ait eu accès à des reliques prestigieuses. Au centre du reliquaire se trouve la pièce majeure: des fragments de la Vraie Croix que les empereurs Constantin VII et Romain II, ainsi que nous l'apprend une inscription 26 , avaient fait placer dans une croix en bois de sycomore à double traverse, sertie d'argent et rehaussée de pierreries. À droite et à gauche de la Croix, deux rangées verticales de cinq logettes chacune abritent des parcelles des reliques suivantes: Langes du Christ 1 Serviette (lention) du lavement des pieds; Couronne d'épines 1Manteau de pourpre; Linceul 1Éponge; Voile (maphorion) de la Vierge 1 Ceinture de la Vierge des Chalkoprateia; autre Ceinture de la Vierge, rapportée de l'évêché de Zèla 1 Cheveux de saint Jean-Baptiste. Comme on le voit, cette stavrothèque, tout impériale par son origine et peut-être sa destination, met en évidence la subordination à la Croix des reliques du Christ et de la Passion. Elle montre que les reliques de la Vierge et du Baptiste étaient ressenties comme appartenant au même ensemble que celles du Christ, même si elles sont dans une position subordonnée (elles occupent les quatre logettes inférieures). Elle réunit des objets rapportés à Constantinople à diverses époques: le Voile des Blachernes, déposé, d'après le Synaxaire27, par Léon le Grand dans une châsse fermée du sceau impérial; la Ceinture déposée aux Chalcoprateia sous Arcadius d'après le Synaxaire28 et conservée elle aussi sous le sceau impérial; la Ceinture de Zèla, rapportée sous Justinien ou sous Constantin VII et Romain II 29 ; la Croix et l'éponge, venues à Constantinople sous Héraclius; la Serviette, les Langes, la Couronne d'Épines, le manteau de pourpre, d'époque incertaine; les cheveux de Jean Baptiste, transférés sous Jean Tzimiskès (13). Le reliquaire de Limbourg montre ainsi comment les empereurs de la dynastie macédonienne ont poursuivi l'œuvre de leurs précurseurs de l'époque proto-byzantine et réuni entre leurs mains un trésor de reliques de plus en plus complet et cohérent.
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Skylitzès, éd. Thurn, p. 425. A. Frolow, La relique de la vraie croix. Recherches sur le développement d'un culte, Paris, 1961, p. 233-237 (numéro 135). La date donnée (après 920) est peu satisfaisante; voir maintenant N. Sevcenko, . Pour une reproduction de la stavrothèque de Limbourg, voir par ex. A. Cutler et J.-M. Spieser, Byzance médiévale, 7001204, Paris, 1996, p. 164-165. 26 Frolow, p. 235. 27 Synax. CP, 793-794. 28 Ibid., 935. 29 Ibid., 600 et 935. 25
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe
Reliques et victoire impériale Les reliques du Christ, dont la détention est signe de légitimité pour un empereur, sont, comme le montre l'organisation du reliquaire de Limbourg, subordonnées et liées étroitement à la Vraie Croix. Celle-ci, comme on le sait, n'est pas seulement, pour les Byzantins, l'instrument de la Passion. Elle est aussi, depuis les débuts de l'empire chrétien, un signe de triomphe et assure le succès à la guerre 30 . Le fondateur de la dynastie macédonienne, Basile 1er, avait réaffirmé cette fonction de la croix dans les mosaïques de la nouvelle salle d'apparat qu'il avait fait construire au palais: le Kainourgion. Ses campagnes y étaient en effet représentées en bonne place, mais, dans la pièce carrée réservée aux représentations de la famille impériale, c'était la «croix qui donne la victoire» qui occupait la place centrale du plafond31 . La Vraie Croix, à cette époque, n'est plus à Sainte-Sophie où Arculphe avait pu la voir à la fin du VIle siècle. Elle est conservée au palais impérial32 • Elle est associée à l'empereur et à la victoire comme le montre l'inscription de la stavrothèque du skévophylax Étienne33 ou du reliquaire de Limbourg 34 . Les autres reliques de la Passion ont la même fonction. Un document intéressant atteste cette relation. Il s'agit d'une lettre que l'empereur Constantin VII, à la fin de son règne, en 958, adresse aux généraux et à l'armée d'Orient, alors engagés dans une lutte difficile contre l'émir d'Alep Saïf ad-Daoulah. L'empereur, depuis Constantinople, harangue ses troupes. Il promet à ses soldats qu'à leur retour après la victoire il baisera leur corps meurtri comme ille ferait pour des martyrs et, pour renforcer leur ardeur et les protéger, il leur envoie de l'eau sanctifiée par contact avec des reliques: «Pour que vous connaissiez, écrit-il à ses troupes, combien mon âme est enflammée d'amour pour vous, combien tout entier je brûle et me consume, ne cessant d'inventer de toute part ce qui peut assurer votre salut et votre succès, voici qu'après avoir baigné (apomurisantes) les signes matériels (sumbola) purs et très vénérables de la Passion du Christ notre vrai Dieu - les Bois précieux, la Lance pure, le précieux Titulus, le Roseau miraculeux, le Sang vivifique qui a coulé de Son flanc précieux, la Tunique très vénérable, les Langes sacrés, le Linceul qui a revêtu Dieu et les autres signes matériels (sumbola) de Sa Passion très pure-, nous vous avons envoyé l'eau sainte (hagiasma) que nous en avons recueillie afin que vous en soyez aspergés et oints, de sorte que vous revêtiez la puissance divine venue d'en-haut>> 35 . Plusieurs points sont notables, et tout d'abord le terme générique dont se sert Constantin VII: les sumbola de la Passion, mot que nous avons traduit par «signes matériels>>. Il s'agit en effet d'un terme consacré, qui désigne, non pas des symboles au sens moderne du terme, mais en fait des reliques. On le retrouve dans le Livre des
30 Sur ce thème, voir A. Schminck, «ln Hoc Signo Vinees Aspects du césaropapisme à l'époque de Constantin VII Porphyrogénète>>. 31 Théoph. Cont. V, 89, Bonn, p. 331-335. 32 À l'église du Seigneur, d'après R. Janin, Les églises et les monastères, Paris, 1969, p. 512. Lors des cérémonies impliquant sa présence, la Croix était apportée du palais à Sainte Sophie. 33 «Jadis, le Christ a donné la Croix au puissant souverain Constantin afin d'assurer son salut; maintenant, avec celle-ci, par la grâce de Dieu, le roi Nicéphore met en déroute les souverains barbares>>, cf. A. Frolow, op. cit., p. 240 (numéro 146). 34 La fin de l'inscription (de la croix) met en relation la victoire que le Christ a remportée sur la mort et celle des empereurs sur les Barbares. Voir A. Frolow, op. cit., p. 235. 35 Constantin Porphyrogénète, Harangue aux stratèges d'Orient, éd. Vari, p. 83.
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Construire une nouvelle Jérusalem: Constantinople et les reliques cérémonies, où il désigne là encore des reliques du Christ (en particulier les clous de la crucifixion), déposées à Sainte-Sophie, mais dans un endroit bien particulier: à l'entrée du mutatorium impérial, c'est-à-dire de l'appartement depuis lequel l'empereur assiste à la messe 36 . Ces reliques, comme nous l'avons vu, sont en effet propriété de l'empereur, non pas de l'Église. La seule exception semble être les saints Langes: encore peuvent-ils avoir été partagés37 . La liste des reliques ensuite. Elle a en commun avec la stavrothèque de Limbourg trois éléments: la Croix elle-même («les Bois précieux»), les Langes, le Linceul. Cinq autres lui sont propres, parmi lesquels on notera la seule relique directe du Christ: le Précieux Sang. La cohérence de l'ensemble est remarquable aussi. Tout élément du sanctoral est exclu. L'eau que 1'empereur envoie à ses troupes est sanctifiée par le contact avec les seules reliques du Christ. Ce sont elles qui assureront le succès des armées dans une guerre qui, par plusieurs aspects, est sainte38 . Les grandes reliques, au xe siècle, sont évidemment liées à la reconquête byzantine. À mesure que les armées impériales avancent, que l'Empire chrétien, reprenant sur l'Islam des provinces perdues, voit son territoire se reconstituer, le trésor des grandes reliques, au palais impérial, se complète. Dès 944, lorsque Romain 1er fait revenir la Sainte Face d'Édesse, le lien entre ce transfert et la guerre contre les Arabes paraît évident, la translation de l'image acheiropoiète faisant figure de substitut à la prise de la ville et l'invincibilité promise à Édesse se reportant sur Constantinople. En 966, pour célébrer sa victoire en Orient, Nicéphore II Phôkas organise un triomphe à Constantinople. Il a rapporté de ses campagnes des croix reprises aux Sarrasins qu'il dépose à Sainte-Sophie (9), mais aussi les portes de Tarse et de Mopsueste, dont il orne l'Acropole de Constantinople et la Porte d'Or. Il s'agit là de trophées, dont la valeur religieuse est mince ou nulle. Les reliques que rapportent Nicéphore ou Jean II Tzimiskès, ou même Georges Maniakès, ont semblablement valeur de trophées. Elles représentent, dans la capitale, les villes reconquises et montrent aussi la légitimité d'une guerre entreprise par les empereurs chrétiens pour reprendre aux infidèles les sumbola dispersés de la vie et de la Passion du Christ. La reconquête byzantine apparaît alors comme une croisade et les grandes reliques ne seraient que les signes avant-coureurs de ce qui peut apparaître comme un but ultime: la reconquête, non plus des sanctuaria, mais des Lieux saints du Christ. C'est sous le règne de Jean Tzimiskès que cette perspective est la plus nette, ainsi qu'il ressort de la lettre que cet empereur adresse au roi d'Arménie Ashot III. Après avoir dit comment il était entré à Damas, Jean décrit ainsi la suite de sa campagne:
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Constantin Porphyrogénète, Livre des cérémonies, 1, 1, éd. Vogt, t. 1, p. 12.11-13. Les langes du Christ sont conservés aux Chalkopraeia ou à Sainte-Sophie (cf. R. Janin, Les églises et les monastères, p. 238); le Livre des cérémonies nous montre qu'ils sont en possession des patriarches, qui les propose à la vénération de l'empereur (Constantin Porphyrogénète, Livre des cérémonies, 1, 1, éd. Vogt, t. 1, p. 10.30-32); mais d'autres documents semblent montrer qu'ils sont entre les mains de l'empereur: cf. N. Sevcenko, , p. 290. 38 Nous ne chercherons pas ici à discuter dans quelle mesure le terme de s'applique en toute rigueur aux expéditions byzantines contre les Arabes. Voir sur ce point, en dernier lieu, A. Kolia-Dermitzakè, . 37
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe >, in D. MARGUERAT- E. NoRELLI- J.-M. PoFFET (ÉD.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d'une énigme, Genève, 1998, p. 59-88, du moins en ce qui concerne les recherches sur Jésus.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe Renan; le deuxième, à l'oeuvre de Maurice Goguel 3 ; le troisième, à l'histoire de la chaire des «origines du christianisme» à la Section des sciences religieuses de l'École pratique des Hautes études. Dans la conclusion, on va s'interroger sur l'opportunité ou non de maintenir, au seuil du XX:Ième siècle, une telle formulation. Auparavant, dans le cadre de cette introduction, quelques réflexions préliminaires sur la question des origines, en général, semblent nécessaires pour comprendre certaines implications sur la question des origines du christianisme, du moins telle qu'elle a été posée à une époque- au XIXème siècle surtout- où il a semblé essentiel, à certains savants, de répondre à la genèse des peuples, de leurs cultures et de leurs croyances. RÉFLEXIONS PRÉLIMINAIRES SUR LA QUESTION DES ORIGINES D'UN POINT DE VUE GÉNÉRAL4 .
La question des origines repose sur un concept abstrait et général, c'est donc une idée plutôt empirique que rationnelle- autrement dit, elle est issue de l'esprit. L'expression «origines», au pluriel, désigne volontiers, en histoire comme en science5 , un point de surgissement d'une nouveauté radicale au fil du déroulement du temps. Surgissement d'une nouveauté radicale: on évoque ainsi, dans les profondeurs obscures du passé, les origines de la vie, celles de l'homme, celles de la conscience, celles de telle ou telle religion ... Dans chacun de ces cas, l'après paraît se distinguer de l'avant, notamment par l'émergence d'une nouvelle réalité dont rien dans l'état antérieur ne pourrait laisser pressentir la possibilité. Selon toute apparence, ce surgissement est censé prendre de court une certaine capacité de prévision, qui se veut la pierre de touche de la compréhension scientifique selon laquelle une bonne connaissance de l'état d'un système autoriserait à en prédire l'évolution et donc l'avenir 6 . Les origines sont en réalité des moments de transformations et non pas de création: pour profondes, radicales ou curieuses qu'elles apparaissent, elles concernent le monde
3 Pour être complet, il aurait fallu aussi prendre en considération les travaux de Charles Guignebert (1867-1939) et d'Alfred Loisy (1857-1940), qui ont tant marqué la recherche française sur les origines du christianisme- ce qui ne pouvait être possible, on le comprendra, étant donné la place impartie ici à cette contribution. À leur sujet, cf. en tout premier lieu É. TROCMÉ, , in F. LAPLANCHE (ÉD.), Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine. 9. Les sciences religieuses. Le X!Xème siècle. 1800-1914, Paris, 1997, p. 308-309 etC. THEOBALD, , in F. LAPLANCHE (ÉD.), Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine. 9. Les sciences religieuses. Le X!Xème siècle. 1800-1914, Paris, 1997, p. 426-431. 3 Ces réflexions s'inspirent essentiellement de l'étude de P. LÉNA, > 11 . Dans toute son oeuvre, E. Renan se caractérise par son refus de séparer le sacré et le profane, c'est-à-dire de laisser le sacré à ceux qui ont charge du religieux. Dans ses Cahiers de Jeunesse, qui datent de 1845-1846, il considère que le religieux, avec ses 7 Le concept des origines est fondé sur une distinction entre passé, présent et futur qu'Einstein a considéré comme une illusion maintenue contre vents et marées. Il faut dire que cette succession temporelle est nécessaire à l'historien comme au physicien, car l'une comme l'autre sont fondées sur la causalité, laquelle requiert la succession temporelle, la flèche du temps. 8 Cf. aussi les importantes remarques de P.F. MoREAU, Art. , in Encyclopaedia Universalis, Supplément t. II, Paris, 1980, p. 1078-1080. 9 Cf. E. RENAN, Oeuvres complètes, 1947-1962, t. III, p. 950-951. JO Cf. E. RENAN, Histoire des origines du christianisme, t. 1, Paris, 1995, p. II. 11 L'Histoire des origines du christianisme a commencé à paraître en 1863 avec la première édition de la Vie de Jésus, auquelle treize éditions lui succéderont jusqu'en 1867- sans compter deux éditions populaires publiées en 1864 et en 1870. Les six autres tomes paraîtront aux dates suivantes: Les Apôtres en 1866; Saint Paul en 1869; L'Antéchrist en 1873; Les Évangiles en 1877; L'Église chrétienne en 1879 et Marc-Aurèle en 1882. Une dernière réédition de l'ensemble a reparu, en deux volumes, en 1995.
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Les origines du christianisme en France
impulsions et ses figures, est victime du prétendu respect qui le tient à l'écart de l'analyse, s'indignant de voir la philosophie, la critique expliquer Platon mais ignorer Jésus et protestant contre une conception, selon lui appauvrissante, du sacré, qui refuse Jésus à la science. Chez E. Renan, au point de départ de son Histoire des origines du christianisme, il y a une volonté d'écrire en premier lieu une «Vie de Jésus», à quoi il donnera finalement une suite 12 . Dès 1845, se dessinent les linéaments de ce qui deviendra en 1863 la Vie de 1 ésus, qui sont à percevoir dans le contexte de 1'époque. En 1835, David Friedrich Strauss fait, en effet, paraître sa Vie de 1 ésus ou Examen critique de son histoire, qu'Émile Littré traduit en français dès 1839-1840 13 . Contrairement à ce qu'on a cru presque partout, D.F. Strauss, en réalité, n'ajamais mis en doute l'existence individuelle de Jésus, mais n'a accordé à cette individualité aucun sens intrinsèque: Jésus, dans sa personne, n'a été pour lui qu'un simple support prédéterminé par toute l'autorité hébraïque façonnant l'image du messie dans ses souffrances et dans sa mort. C'est en ce sens et en ce sens seul que Jésus est pour ce critique un «mythe»: il donne corps à l'attente messianique des juifs de son temps, il est façonné par elle; et, en dehors d'elle, il n'a pas de véritable individualité. Quoi qu'il en soit, E. Renan restera étranger à ce «mythisme», car pour lui Jésus est avant tout la «personne» de Jésus. Cependant, dans la mesure où elle dissout tout dogmatisme théologique en fondant le Christ «idéal» comme symbole de beauté morale, la critique de D.F. Strauss l'a grandement soutenu dans sa propre démarche. Le 15 mars et le 15 avril1849, E. Renan fait paraître, dans La liberté de penser, un article, en deux parties, sur les historiens critiques de Jésus, dans lequel il exprime son refus du «mythisme» pur à la façon de D.F. Strauss et sa conviction de trouver dans les Évangiles une vérité, tout en reconnaissant cependant que cette dernière est mêlée à la légende. Toute la méthodologie que E. Renan va déployer dans son oeuvre est déjà présente dans cet article, comme par exemple dans ces lignes: «Disons-le hardiment: ce n'est pas à un système exclusif qu'il sera donné de résoudre le problème si difficile des origines du christianisme. Un moyen unique ne suffit pas pour expliquer les phénomènes complexes de l'esprit humain. Toutes les histoires primitives et les légendes religieuses présentent le réel et l'idéal mêlés dans des proportions diverses ... Je persiste à croire que, pour les époques et les pays qui ne sont pas tout à fait mythologiques, le merveilleux est moins souvent une pure création de l'esprit humain qu'une manière fantastique de se représenter des faits réels». E. Renan affirme ainsi qu'il faut discerner le vrai de l'ivraie, le réel de l'idéal, l'histoire de la légende. On pourrait dire maintenant, il faut distinguer l'histoire de la tradition, le Jésus de l'histoire du Jésus de la tradition, ce dernier étant le produit d'interprétations multiples et diverses. Il est important de préciser la difficulté à dissocier l'Histoire des origines du christianisme de l'Histoire du peuple d'Israël 14 -le rapport entre ces deux grandes oeuvres historiques étant paradoxalement très profond. C'est seulement après 1882, date de Marc-Aurèle, dont l'époque, selon E. Renan, coïncide avec la fin du monde antique 12 D.F. STRAUSS, Vie de Jésus, 2 volumes, Paris, 1839-1840 (original allemand 1835-1836). Cf. aussi D.F. STRAUSS, Nouvelle vie de Jésus, Paris, 1864 (original allemand 1864). 13 L'Histoire du peuple d'Israël, en cinq volumes, a commencé à paraître en 1887 et ce jusqu'en 1893. 14 Comme le montre F. STORNE, «Renan et l'invention de Jésus>>, in Évangile et Liberté 107/51 (1993), p. l-VI.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe et 1'emploi du terme d' «embryogenèse» chrétienne que le célèbre historien commence à méditer son Israël comme origine de l'origine. De fait, c'est depuis ses écrits de jeunesse que E. Renan réfléchit aux rapports entre christianisme et judaïsme et surtout pose, comme élément majeur de sa problématique, le rapport de Jésus à son peuple et à sa terre. Cette question, qui domine d'une certaine façon toute sa réflexion critique, est le pivot autour duquel s'organisent, de manière complémentaire, sinon de manière contradictoire, 1'Histoire des origines du christianisme et l'Histoire du peuple d'Israël. Toutefois, pour le jeune E. Renan, Jésus est encore absolument unique, il n'a «rien de Juif, rien de Grec», il échappe à tout déterminisme ethnique- il en fait même un être quasi divin 15 . Plus tard, dans sa Vie delésus, il ira jusqu'à placer Jésus comme moment essentiel d'un schéma évolutif, allant jusqu'à intituler le premier chapitre de son livre: «Place de Jésus dans l'histoire du monde». De fait, Jésus n'a de sens, selon lui, que dans une perspective idéologique qui pourra le dépasser- autrement dit, l'unicité de la personne, qui dilate en Jésus 1' humain jusqu'à le supplanter, par une «divinité» tout humaine. L'Histoire des origines du christianisme est de façon implicite l'histoire de l'évolution de son auteur. Si, pour son biographe, Jésus est la «grande âme» en dehors et au dessus de toute «race», E. Renan, historien d'Israël, verra alors en Jésus un «grand juif» plutôt qu' «un grand homme», notamment en le situant dans la lignée prophétique et en exaltant la vocation du prophétisme juif à la religion «idéale». Ainsi en suivant les sept volumes de l'Histoire des origines du christianisme, on peut saisir le schéma qui annonce la restitution de Jésus au peuple juif, prophète et maître, définissant le christianisme comme juif dans sa source, sans nul doute, mais constitué avant tout cependant par les «races aryennes» qui l'ont reçu et l'ont adopté. Cette conception, E. Renan la porte à son achèvement dans son Marc-Aurèle dans lequel il définit le christianisme comme fait culturel, indissociable des formes de civilisation occidentale. Le besoin d' «occidentaliser» le christianisme, de le définir avant tout par les lieux de sa réception, explique en partie le glissement de E. Renan du Jésus «unique» au Jésus «grand juif». En dépit donc de réticences et de retours, l'Histoire du peuple d'Israël rend sa place à Israël dans l'ordre de la fondation religieuse. Il ne perçoit plus Jésus en rupture avec l'esprit juif. Bref, si dans l'Histoire des origines du christianisme, E. Renan arrache Jésus à son milieu, dans l'Histoire du peuple d'Israël ille rétablit dans la lignée des prophètes, allant même jusqu'à le définir, n'hésitons pas à le répéter car le fait est important, comme «grand juif plutôt que grand homme». «Qu'y a-t-il de juif dans notre christianisme?»- s'est souvent demandéE. Renan, notamment dans une contribution à la Revue des Deux Mondes, du 25 octobre 1860, intitulée «L'avenir religieux des sociétés modernes», dans laquelle il annonce des conclusions et des postulats qu'il développera par la suite dans son Marc-Aurèle: «Les religions sont ce que les font les races qui les adoptent»; «Le judaïsme n'a été que le sauvageon sur lequel la race aryenne a produit sa fleur» - répond E. Renan. Couvrant près de vingt ans de la vie de son auteur (1863-1882), l'Histoire des origines du christianisme est le lieu d'un double déploiement: en s'efforçant de suivre l' «embryogenèse» du christianisme, E. Renan veut substituer au «miracle» de la diffusion par l'action du Dieu des chrétiens le développement naturel et organique d'un
15 Cf. M. ÜLENDER, Les langues du Paradis. Aryens et Sémites: un couple providentiel, Paris, 1989, p. 96-97.
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Les origines du christianisme en France mode de pensée et de sentir dans l'histoire. Mais cette histoire atteste à sa manière l'approche toujours évolutive de son auteur. L'intérêt de E. Renan pour la question des origines, définie toujours comme laquestion philosophique par excellence, n'est que l'autre face de sa passion des «fins» vers lesquelles doit tendre, selon lui, «le magistère spirituel de l'histoire». Ainsi pour E. Renan, la recherche des origines ne relève qu'à demi du passé, car dans l'origine, c'est le virtuel qui le sollicite, la faculté à devenir origine. Selon lui, on peut se demander si la question des origines, une fois épanouie en faits et en idéaux, a encore quelque vertu, quelque pouvoir, à redevenir, ailleurs et autrement, origine. C'est sans doute la véritable interrogation posée par les sept volumes de l'historien du christianisme ancien. Cette recherche de l'origine n'est, par conséquent, pas uniquement activité d'antiquaire: rebondissante, elle désigne toujours, au moins symboliquement, le futur. L'Histoire des origines du christianisme a, par sa dynamique interne, sans doute contribué à transformer E. Renan lui-même. Elle se termine par une reconnaissance ambiguë: celle d'un christianisme occidental et civilisateur, réduit aux dimensions d'un fait de tradition et de culture, pur produit de l'histoire, tirant sa force des «races» qui l'ont adopté et auxquelles E. Renan prête double vocation, à l'idéalisme et à la science. Sous l'affirmation de l'enquête historique se cache donc un double choix: la volonté de ne reconnaître de christianisme que celui qui est européen, «germain» et «celte». Dans l'Histoire des origines du christianisme, ce qui s'achève avec la construction majeure de l'historien, c'est aussi l'élan d'une adaptation qui dissout son objet et qui meurt à trop vouloir s'autoparfaire. Il y a dans cette oeuvre, une réelle volonté de fonder un christianisme non plus sur des valeurs juives mais sur des valeurs aryennes. De ce point de vue, l'oeuvre de E. Renan est à replacer évidemment dans le cadre des recherches sur les origines aryennes qui se sont développées à partir du XIXème siècle. Comme l'a fort bien souligné Maurice Olender, E. Renan a tenté «de libérer le christianisme de l'emprise du monothéisme sémitique», s'engageant ainsi «aux côtés de ceux qui, après avoir délivré Jésus du judaïsme, aryanisent le Christ» 16 . La recherche des origines du christianisme chez E. Renan semble avoir été conditionnée par un a priori, qui paraît se situer «entre le sublime et l'odieux», selon une expression de M. Olender - du moins, selon les critères actuels de pensée.
II. Les origines du christianisme dans l'oeuvre de Maurice Goguel (1880-1955). En 1946 et en 1948, Maurice Goguel fait paraître deux ouvrages, La naissance du christianisme et L'Église primitive, qui constituent, avec sa Vie de Jésus, publiée dès 1932, une des synthèses francophones les plus considérables sur les origines du christianisme en cette première moitié du XXème siècle 17 .
16 M. GOGUEL, Vie de Jésus, Paris, 1932; M. GoGUEL, Jésus et les origines du christianisme. La naissance du christianisme, Paris, 19461, 1955 2; M. GoGUEL, Jésus et les origines du christianisme. L'Église primitive, Paris, 1948. 17 Au sujet des influences théologiques et historiques reçues, cf. pour une toute première approche M. GOGUEL, «Témoignage d'un historien>>, in M. BOEGNER - A. SIEFRIED (ÉD), Protestantisme français, Paris, 1945, p. 318-352, contribution dans laquelle il se livre à une analyse scrupuleuse de ses paradigmes théologiens et historiens.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe Au courant des tendances de la recherche de son époque, M. Goguel est resté libre de toute école et de toute méthode exégétique de son temps. Raison pour laquelle sans doute, il n'a guère laissé de disciple au sens strict du terme. Sur le plan théologique 18 , il se déclare lui-même libéral et influencé par Wilhelm Hermann (1846-1922) et Albert Ritschl (1822-1889), auxquels il consacre ses premiers travaux 19 ; il affirme se rattacher aussi à l'École de Paris dite «symbolo-fidéisme» d'Eugène Ménégoz et Auguste Sabatier qui ont été ses professeurs à la Faculté de théologie protestante de Paris 20 . Comme l'a souligné récemment E. Cuvillier, M. Goguel est un théologien à la fois historien et exégète qui se situe entre deux mondes: héritier du XIXème siècle, il dialogue certes avec R. Bultmann, mais ce qui le rattache à la modernité de son temps c'est le symbolo-fidéisme de E. Ménégoz et A. Sabatier et non pas la théologie dialectique des théologiens allemands 21 . C'est par «devoir religieux» que M. Goguel s'est engagé dans ses recherches, comme ille dit lui-même, avouant qu'il aurait préféré s'orienter vers la dogmatique plutôt que vers l'exégèse et l'histoire, ce qui ne l'a guère empêché de s'astreindre tout au long de sa carrière intellectuelle à une méthode scientifique des plus rigoureuses 22 . Fait significatif, les recherches de M. Goguel se sont inscrites dans un développement cohérent qui a commencé par une étude sur Jésus et s'est poursuivie par des travaux sur les origines du christianisme - se situant ainsi dans le lignée de E. Renan. Les ressemblances en restent cependant là, car il n'y a rien, dans la démarche de M. Goguel, des séductions rénaniennes, surtout quant à la langue et au style qui sont parfois denses jusqu'à atteindre la lourdeur. M. Goguel s'est efforcé simplement de faire une oeuvre scientifique sans aucune recherche littéraire, mais aussi sans aucune préoccupation apologétique ou dogmatique. De ce point de vue, avec M. Simon, il convient de rendre hommage à l'absolue probité d'historien de M. Goguel, «soucieux uniquement de comprendre et de faire comprendre, par les voies habituelles de la méthode historique», sans estimer pour autant «incompatible avec cette tache de "vivre" la religion qu'il étudie» 23 . Il convient d'examiner maintenant dans un premier temps son oeuvre sur Jésus et dans un second celle qui porte sur les origines du christianisme.
A. Les recherches de M. Goguel sur Jésus. Les recherches sur Jésus de M. Goguel se situent dans la perspective du changement radical qui s'est produit au début du XXème siècle, à la suite des travaux sur le Jésus
18 Cf. M. GoGUEL, Wilhelm Herrmann et le problème religieux actuel, Paris, 1905 (thèse de doctorat) et M. GoGUEL, «La théologie d'Albert Ritschl>>, in Revue de théologie et des questions religieuses 14 (1905), p. 250-280. 19 Cf. B. REYMOND, >, in M. BOEGNER- A. SIEFRIED (ÉD), Protestantisme français, Paris, 1945, p. 319. 23 Cf. M. SIMON, «Les origines chrétiennes d'après l'oeuvre de Maurice Goguel>>, in Revue historique 202 (1949), p. 221.
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Les origines du christianisme en France de l'histoire, avec Johannes Weiss (1827-1918) 24 et Albert Schweitzer (1875-1965) 25 , qui vont sonner, comme on le dit souvent, le glas des «Vies de Jésus» 26 . Elles se situent aussi dans le cadre de la naissance de la critique des formes, du point de vue des travaux sur le Jésus de la tradition, avec Karl Ludwig Schmidt (1891-1956), Martin Dibelius (1883-1947) et Rudolf Bultmann (1884-1976), qui soutiennent l'impossibilité de distinguer entre les faits historiques et leurs interprétations par les communautés chrétiennes. Plusieurs moments peuvent être distingués dans les recherches de M. Goguel sur Jésus 27 . Le premier est constitué par la publication, en 1925, de son Jésus de Nazareth, mythe ou histoire?, qui est entièrement consacré aux thèses de ceux qu'on appelle les «mythologues» au premier rang desquels est Paul-Louis Couchoud dont l'ouvrage vient de paraître 28 , mais parmi lesquels il convient de citer également Salomon Reinach et Pierre Alfaric. Pour lutter contre P.-L. Couchoud et consorts, M. Goguel trouve en A Loisy un allié, dont il se méfie pourtant du fait que ce dernier n'est pas assez confiant dans les conditions de recherche et de résultat de l'historien 29 . Dans ce livre, il établit, de manière qu'on a tendance à considérer comme définitive, l'historicité de Jésus, aux dépens des thèses des négateurs de son existence réelle. Le second moment de ses recherches est la publication en 1932 de sa Vie de Jésus, qui sera reprise en 1950, sous une forme sensiblement identique, avec le titre delésus 30 . Entre les deux éditions, outre le changement de titre, la matière s'est enrichie ainsi que la réflexion, mais M. Goguel poursuit toujours dans la ligne qui est la sienne31 . Entre 1925 et 1932, voire après, M. Goguel a fait paraître divers articles et recensions, dans lesquels il prend position par rapport à diverses recherches sur Jésus, celles
24
J. WEISS, Die Predigt Jesus vom Reiche Cottes, Gottingen, 18921, 19002• A SCHWEITZER, Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, Tübingen, 19132, 19723 - ouvrage dont la première édition a paru en 1906 sous le titre Von Reimarus zu Wrede. Eine Geschichte der Leben-Jesu-Forschung. 26 L'ouvrage de A Schweitzer a été traduit en anglais et en italien mais non pas en français à l'exception de la seule conclusion dont la traduction date de 1994- cf. A. ScHWEITZER, «Histoire des recherches sur la vie de Jésus. Considération finale>>, in Études théologiques et religieuses 79 (1994), p. 153-164. Cf. aussi J.-P. SoRG, «Le concept de représentation et de volonté dans les analyses de Schweitzer. Notes en marge d'une traduction>>, in Études théologiques et religieuses 79 (1994), p. 165-171. 27 Cf. E. CUVILLIER, «Op. cit.>>, in D. MARGUERAT- E. NORELLI- J.-M. POFFET (ÉD.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d'une énigme, Genève, 1998, p. 72-79, sur lequel reposent 25
ces quelques éléments de réflexion. 28 P.-L. CoucHOUD, Le mystère de Jésus, Paris, 1924 (cf. aussi P.-L. CoucHOUD, Jésus, le Dieu fait homme, Paris, 1937). 29 Cf. A LOISY, Les évangiles synoptiques, vol. 1, Ceffonds, 1907, p. 73, qui affirme: . 30 D'après O. CuLLMANN, , in Bulletin de la Faculté libre de théologie protestante de Paris 18 (1955), p. 153-159, ce serait pour se conformer au désir de son éditeur que M. Goguel aurait donné à la première édition de son ouvrage consacré à Jésus le titre >, ajoutant même que cette dernière: «a été une revanche de l'idéal sur la réalité>>.
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Les origines du christianisme en France B. Les recherches de M. Goguel sur les développements du mouvement chrétien après Jésus.
L'idée maîtresse de l'oeuvre de M. Goguel est indiquée par le titre général: Jésus et les origines du christianisme, qui éclaire celui du deuxième volume: la «naissance du christianisme», c'est-à-dire d'une religion nouvelle qui n'est pas à chercher dans la prédication même de Jésus. Cette idée est nettement conditionnée par ce que M. Goguel appelle la création d'un objet religieux nouveau: «Le christianisme n'a pas été la religion que Jésus avait apportée ou enseignée. C'est celle qui a pour contenu le drame de la rédemption réalisée par sa mort et sa résurrection» 37 . Le deuxième volume est consacré à la genèse et à l'évolution de cette foi, tandis que le troisième montre comment elle s'est exprimée sur le plan social par la constitution de l'Église -l'exposé est conduit jusqu'au milieu du Ilème siècle. Dans cette perspective, «tout ce qui concerne la vie de Jésus, son ministère, son enseignement, son action et le groupe de disciples qui s'est constitué appartient non à l'histoire du christianisme, mais à sa préhistoire» 38 . Pour M. Goguel, l'Eglise «dérive de l'action de Jésus, mais il ne l'a instituée ni directement, ni indirectement, par l'intermédiaire d'un homme, Pierre, ou d'un groupe d'hommes, les Douze. Il ne l'a même pas prévue»39 • Comme l'a fort justement souligné M. Simon, dans sa recension, M. Goguel, sur ce point, est pleinement d'accord avec A Loisy, dont il reprend la formule: «Jésus avait annoncé le royaume de Dieu, et c'est l'Église qui est venue»4o_ Un des grands mérites de l'oeuvre de M. Goguel est d'avoir mis en lumière l'extrême diversité des tendances chrétiennes au 1er siècle - il profite ainsi des avancées des recherches de W. Bauer en ce domaine4 1. L'analyse très pénétrante qu'il en propose le conduit à préciser, appliquée aux communautés de cette époque, les notions d'orthodoxie et d'hétérodoxie: il n'y a hérésie à proprement parler qu'à partir du moment où il existe une confession de foi rigoureusement formulée, sinon l'hérésie n'est rien de plus qu'une manière de penser opposée non pas à celle de la majorité des membres du mouvement, mais à celle «de certains groupes, peut-être peu nombreux, qui exerçaient ou cherchaient à exercer une action de direction prépondérante dans l'Eglise et dont les idées devaient, dans la suite, s'imposer» 42 - ainsi les deux notions, étroitement liées, se conditionnent l'une l'autre, représentant un phénomène relativement tardif, du moins dans le sens qu'elles ont fini par prendre par la suite. Au terme de son enquête sur les origines du christianisme, M. Goguel est amené à préciser la relation entre Évangile et Église. Il se refuse à y voir, comme A von Harnack, deux réalités antithétiques, mais il refuse aussi de reconnaître, avec A Loisy, celui du début du XX:ème siècle, que le christianisme de l'Église n'a fait gu' expliciter des éléments qui tous étaient impliqués dans le message de Jésus: «L'Eglise n'est pas issue de l'Évangile comme le fruit sort de la fleur. Elle n'est pas née directement de la prédication de Jésus, mais de la foi, résultat de cette prédication ... Le mouvement qui lui a donné naissance a été un phénomène de sélection naturelle qui, parmi les diverses
M. GOGUEL, op. cit., Paris, 1955 2, p. 17. M. GOGUEL, op. cit., Paris, 1955 2, p. 15. 39 M. GOGUEL, op. cit., Paris, 1955 2, p. 15. 4 M. SIMON, «Op. cit.>>, in Revue historique 202 (1949), p. 222. 41 W. BAVER, Rechtgliiubigkeit und Ketzerei im iiltesten Christentum, Tübingen, 1934\ 19642 - oeuvre fondamentale demeurée malheureusement inédite en français. 42 Cf. M. GOGUEL, op. cit., Paris, 1955 2, p. 429. 37 38
Cf. Cf. Cf. Cf. Cf.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe formes du christianisme qui s'étaient constituées, a fait prévaloir celles qui avaient le plus de vitalité et qui satisfaisaient le plus complètement aux conditions qu'une société religieuse doit remplir pour durer, sans perdre son caractère de société religieuse» 43 . M. Simon s'est demandé, quant à lui, s'il est légitime de séparer la naissance du christianisme et la formation de l'Église, autrement exprimé, la naissance de la Foi et la formation de l'Église, car de fait «les deux volumes retracent deux développements parallèles, synchroniques: ils recouvrent pratiquement la même période, envisagée simplement sous des angles différents», même si dans la pensée de M. Goguel, la Foi chrétienne et l'Église chrétienne sont nées en même temps44 . Il est vrai toutefois qu'une telle contradiction n'est pas restée inconnue de son auteur, qui la justifie par une certaine commodité de l'exposé le conduisant à une division d'ordre logique et non pas d'ordre chronologique. Il y a cependant là un a priori d'ordre théologique, plutôt de tendance protestante, qui cherche à séparer la naissance de la Foi de la formation de l'Église. Par ailleurs, M. Simon souligne fort à propos que «L'exposé est très rigoureusement centré sur le christianisme lui-même: le milieu religieux, juif et païen, dans lequel il s'est développé, comme aussi les relations de dépendance au moins relative vis-à-vis de ce milieu sont estompées, au point d'être souvent perdus de vue» 45 -ce qui conduit son auteur à isoler le mouvement des disciples de Jésus de son contexte historique. En ce qui concerne le judaïsme, M. Goguel retient l'idée traditionnelle que tout contact de quelque portée a pris fin au lendemain de la destruction de Jérusalem en 70, même s'il admet pourtant que «la rupture n'a pas mis fin aux influences juives sur les divers éléments de la vie et de la pensée chrétiennes» 46 . En ce qui concerne le paganisme, M. Goguel a tendance à accepter une certaine influence, notamment dans certaines interprétations de Paul de Tarse relatives au baptême et à l'eucharistie, mais aussi dans la tradition sur la résurrection de Jésus. De plus, M. Goguel a tendance à voir dans le paulinisme un simple sous-produit de la religiosité païenne et plus spécialement des religions à mystères. En cela, comme le remarque à juste raison M. Simon, en séparant radicalement le signe et la chose signifiée, il est victime d'un grave défaut de méthode47 . Au-delà, de certains dépassements d'ordre théologique, qui tiennent essentiellement non pas à des défauts d'ordre méthodologique, mais plutôt à un certain attachement à un positivisme historique, indéniablement M. Goguel fait oeuvre d'historien dans ses deux excellents volumes sur les origines du christianisme.
C. Conclusion. De son vivant, M. Goguel a été reconnu comme un très grand savant à la fois théologien, exégète et historien, cela d'ailleurs bien avant que ses oeuvres maîtresses ne paraissent48 . Paradoxalement aujourd'hui, il a complètement disparu des débats sur les 43
Cf. M. GoGUEL, op. cit., Paris, 1948, p. 619 et 625. Cf. M. SIMON, «Op. cit.>>, in Revue historique 202 (1949), p. 224-225. 45 Cf. M. SIMON, , in Revue historique 202 (1949), p. 226. 46 Cf. M. GoGUEL, op. cit, Paris, 1955 2, p. 510. 47 Cf. M. SIMON, «Op. cit.>>, in Revue historique 202 (1949), p. 229-230. 48 Dans la deuxième édition de sa Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, parue en 1913, Albert Schweitzer écrit: «Maurice Goguel est incontestablement un des plus remarquables théologiens critiques, non seulement de la France actuelle, mais du monde. D'autre part, il appar44
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Les origines du christianisme en France
origines du christianisme, et surtout des débats autour du Jésus historique, du fait même que, selon E. Cuvillier, «Sa pensée s'articule encore sur l'historicisme du XIXème siècle qu'un regard trop critique sur l'histoire des formes ne l'a pas aidé à abandonner»49. M. Goguel est demeuré un chercheur marqué par une certaine vision idéaliste de Jésus de Nazareth, fort touché aussi, on l'a déjà dit, par le positivisme scientifique tendant à établir une distinction entre le fait historique et son interprétation. E. Cuvillier a fort bien souligné l'aspect charnière des recherches de M. Goguel, en précisant notamment deux dates qui l'illustrent: en 1905, il est nommé professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris, une année avant la première édition du l'ouvrage de A Schweitzer qui marquera la fin des «Vies de Jésus»; en 1955, il décède, une année après la conférence de E. Kasemann qui inaugurera le début d'une nouvelle période de recherche, en réaction vis-à-vis de R. Bultmann, autour de la question du lien entre histoire et vérité, c'est-à-dire la foi 50 .
III. Histoire de la chaire des «origines du christianisme» à la Section des sciences religieuses de l'Ecole pratique des Hautes études: d'Ernest Havet à Pierre Geoltrain. Le 30 janvier 1886, par décret présidentiel, Jules Grévy institue à l'École pratique des Hautes études une «cinquième section dite des sciences religieuses», et crée par la même occasion, parmi les douze chaires dites de «fondation», la conférence «histoire des origines du christianisme». Cette décision a été précédée par de nombreux débats politiques, parfois intenses pour ne pas dire houleux, qui se sont déroulés au Parlement tout au long de l'année 188551 . La conférence «histoire des origines du christianisme», dont l'intitulé fait explicitement référence à l'ouvrage essentiel de E. Renan, est confiée pour la première fois à Ernest Havet, un de ses amis 52 . Après le décès de ce dernier, le 21 décembre 1889, la chaire va demeurer vacante jusqu'au 3 juillet 1927, date de la création de la conférence «christianisme primitif et Nouveau Testament», à laquelle sera élu Maurice
tient à cette catégorie de savants qui éprouvent une répulsion sincère pour toutes les hypothèses présentées comme telles: ils accordent une plus grande confiance à celles qui, sans être émises et démontrées en tant qu'hypothèses, prennent forme seulement peu à peu au cours de discussions circonspectes et minutieuses de toute sorte d'opinions possibles et impossibles>> (traduction de O. CULLMANN, «op. cil.>>, in Bulletin de la Faculté libre de théologie protestante de Paris 18 (1955), p. 153)- c'est un très grand hommage, et M. Goguel n'a encore que 33 ans, mais enseigne, il est vrai, depuis 8 ans. 49 Cf. E. CUYILLIER, , in D. MARGUERAT- E. NORELLI- J.-M. POFFET (ÉD.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d'une énigme, Genève, 1998, p. 78. 5 Cf. E. CUVILLIER, , in D. MARGUERAT- E. NORELLI- J.-M. POFFET (ÉD.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d'une énigme, Genève, 1998, p. 79. 51 Cf. la vivante relation qu'en fait É. PoULAT, >, in Problèmes et méthodes d'histoire des religions, Paris, 1968,p. 175. 6 Cf. O. CULLMANN, «op. cil.>>, in Revue d'histoire et de philosophie religieuses 5 (1925), p. 578. 61 Cf. notamment O. CULLMANN, Christologie du Nouveau Testament, Neuchâtel, 19581, 19683 , p. 15, qui avance: «Car en fait la foi en Christ des premiers chrétiens implique la conviction que Jésus s'est considéré lui-même comme le Fils de l'Homme, le Serviteur de Dieu, et qu'il s'est lui-même attribué tel ou tel titre christologique>>. 62 Cf. E. CUVILLIER, «Op. cit.>>, in D. MARGUERAT- E. NORELLI - J.-M. POFFET (ÉD.), Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d'une énigme, GenèYe, 1998, p. 71-72, n. 55. 63 O. CULLMANN, Jésus et les révolutionnaires de son temps, Neuchâtel, 1970. Dans cet ouvrage, il s'agit pour l'auteur de préciser un aspect de la personne de Jésus et non pas d'en dresser un portrait global.
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l'égard de cette démarche par l'école bultmanienne et surtout par l'école postbultmanienne, celles de E. Kasemann en particulier64 . Cependant, O. Cullmann, depuis la publication de son ouvrage sur les PseudoClémentines65, s'est toujours efforcé de montrer qu'une vue reposant sur une opposition entre judéo-christianisme et pagano-christianisme, telle qu'elle a été proposée au XIXème siècle par F.C. Bauer et son école, est par trop schématique et qu'en réalité il convient de «faire intervenir comme berceau du christianisme un judaïsme particulier, différent du judaïsme orthodoxe et, influencé, en Palestine même, par un syncrétisme grec et oriental qui s'exprime d'une part par des spéculations apocalyptiques, d'autre part par des idées analogues à celles du gnosticisme» 66 . Il a pu mettre ainsi au jour, dans ses séminaires, deux courants judéo-chrétiens: un judéo-christianisme très légaliste et un judéo-christianisme moins légaliste- l'un et l'autre professant des idées dénotant une piété et une spiritualité différentes. Il a essentiellement étudié le second, identifié aux Hellénistes mentionné dans les Actes des Apôtres. Demeure ainsi posée la question: les origines du christianisme concernent-elles aussi la question du Jésus de l'histoire ou bien doivent-elles se limiter au mouvement de ses disciples qui s'est développé à la suite de la croyance en sa messianité et dans ce cas ne s'intéresser qu'au Jésus de la tradition? O. Cullmann, plus préoccupé du message de Jésus et surtout de son interprétation théologique, ne tentera cependant jamais de répondre à cette question, celle-ci, pour lui, étant vouée à demeurer sans importance- ce qu'elle est forcément dans les perspectives mises en avant par l'école bultmanienne et postbultmanienne où seule l'histoire des représentations est d'une certaine manière prise en compte aux dépens de l'histoire des réalités qui sont alors considérées comme définitivement perdues, en termes théologiques, on peut dire que le Jésus historique se dissout dans le Christ de la foi 67 .
IV. Conclusion. Au terme de ce rapide parcours historiographique, on peut se demander si, d'un point de vue historique, les origines du christianisme doivent inclure ou exclure la question de Jésus, celle relative au Jésus de 1'Histoire et/ou celle relative au Jésus de la Tradition, voire se limiter exclusivement à son sujet du fait qu'elle relève de la foi- rompant ainsi avec la perspective mise en avant parE. Renan. La question est d'autant plus pertinente que les historiens français, croyants ou non, ont tendance à exclure de leur champ de recherche le problème de Jésus, estimant, au nom d'une certaine conception de la laïcité au demeurant typiquement nationale, car ailleurs cette dernière se pose
64 Cf. E. KASEMANN, , in Essais exégétiques, Neuchâtel, 1972, p. 145-173, dont l'original allemand est paru en 1954. 65 O. CULLMANN, Le problème littéraire et historique du roman pseudo-clémentin. Étude sur le rapport entre gnosticisme et judéo-christianisme, Paris, 1930. 66 Cf. O. CuLLMANN, , in Problèmes et méthodes d'histoire des religions, Paris, 1968, p. 174. 67 Toutefois, O. CULLMANN, op. cit., Neuchâtel, 19581, 1968 2 , p. 15, affirme: .
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Les origines du christianisme en France tout autrement, qu'il n'ont nullement à se prononcer à son sujet du fait qu'il relève de la foi 68 - rompant ainsi avec la perspective mise en avant parE. Renan 69 . Il va de soi cependant que cette question doit avoir toute sa place, car seul Jésus dans sa dimension historique permet de rendre compte de l'émergence du mouvement chrétien dans le cadre du judaïsme du 1er siècle de notre ère - comme le montrent les recherches actuelles qui font une large place au contexte juif7°. D'autre part, afin d'apporter à cette question quelques éléments de réponse, il n'est peut-etre pas inutile d'oser s'interroger pour savoir s'il y a lieu ou non à maintenir encore à l'École pratique des Hautes études un intitulé comme celui des «Origines du christianisme»? Ce qui peut conduire à se demander s'il ne vaudrait pas mieux revenir à un intitulé comme celui d' «Histoire des origines du christianisme», voire le remplacer par un intitulé comme celui d' «Histoire de l'émergence du mouvement chrétien aux deux premiers siècles». D'autant qu'aucun scientifique digne de ce nom, que ce soit en histoire ou en physique, ne peut plus tenir un discours sur 1'origine, du moins si le mot est entendu comme un surgissement à partir du néant, une création au sens fort du terme 71 . Par origines, il faut certes comprendre le point de surgissement d'une nouveauté, mais entendu comme une ou des transformations mettant en jeu divers «ingrédients», tout en tenant compte des époques et des espaces. D'ailleurs, les origines du christianisme sont perçues, depuis ces toutes dernières décennies, plus comme un des développements progressifs du judaïsme, qui à terme débouchera sur une séparation entre deux tendances majoritaires (les chrétiens et les pharisiens), que comme une rupture entre une tendance minoritaire (les chrétiens) et une tendance majoritaire (les pharisiens). Il est légitime, par conséquent, de se demander s'il y a lieu encore de maintenir un terme dont la compréhension n'a été que trop galvaudée aux XIXème et XX ème siècles et qui de plus, d'un point de vue strictement historique, apparaît comme obsolète. Ne faudrait-il donc pas ne plus l'employer, surtout quand on sait que les notions de «point de départ» ou de «point d'arrivée» n'existent pas nécessairement dans tout développement de société, qui ne peut être que le fruit de transformations issues ou non de situations chaotiques? Autrement exprimé, personne ne vient de nulle part et quiconque est issu obligatoirement d'une société qui est conditionnée par les donnés de son époque et de son espace, et dans laquelle des situations difficiles peuvent provoquer notamment des développements religieux particuliers - des lieux de refuge spirituel de la pensée: l'annonce prophétique du «Royaume de Dieu» par Jésus n'est compréhensible,
68 Dans l'ouvrage dirigé par J. DELUMEAU (Én.), L'historien et la foi, Paris, 1996, il est remarquable, par exemple, qu'aucun des vingt-quatre contributeurs, tous de confession chrétienne, ne pose le problème de Jésus. 69 Il est significatif, autre exemple, que le seul volume de l'Histoire du christianisme des origines à nos jours, publiée sous la direction de Jean-Marie Mayeur, de Charles et Luce Pietri, d'André Vauchez, de Marc Venard, qui tarde à paraître soit le premier, celui où doit être traitée justement la question des origines! 7 Cf. par exemple la mise au point de F. BovoN, «Le Jésus historique à travers les recherches récentes>>, in Évangile et Liberté 107/54 (1993), p. l-VI. 71 Dans son oeuvre, E. Havet, pour sa part, conçoit les «Origines>> comme les «antécédants>> et non pas, à la manière de E. Renan, comme les «commencements>>.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe en effet, qu'au regard de la situation politique et sociale de la nation juive en Palestine au 1er siècle. Maintenir l'expression «origines du christianisme» ne serait-ce pas entretenir un fantasme 72, un de plus sans aucun doute, mais tout de même 73 ?
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Ce serait aussi demeurer dans les fantasmes des origines, qui ont été tant soulignés par Sigmund Freud au tout début de ce siècle, mais pour bien d'autres raisons. Cf. les importantes remarques de J. LAPLANCHE- J.-B. PONTALIS, Fantasme originaire. Fantasmes des origines. Origines du fantasme, Paris, 1985. 73 C'est pourquoi, au risque de me répéter, en tant que détenteur de la direction d'études intitulée , j'aurais plutôt tendance à opter pour l'intitulé «Histoire de l'émergence du mouvement chrétien aux deux premiers siècles>>, qui me paraît mieux correspondre aux perspectives actuelles des recherches sur l'histoire du judaïsme et du christianisme à cette époque.
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UORIENT MESSIANIQUE CHEZ GUILLAUME POSTEL Jean-Pierre
BRACH
On peut bien parler, à propos de Guillaume Postel (1510-81)1, d'une authentique obsession orientale qui l'a poursuivi sa vie durant. Comme chez nombre de ses contemporains, l'Orient se pare à ses yeux de connotations extrêmement privilégiées dont l'exotisme ne représente, croyons-nous, qu'une composante relativement mineure dans son cas. Bien plus significatifs, à notre regard comme au sien, sont les forts coefficients d'antiquité et d'autorité qui s'attachent conjointement à la thématique «orientale». Le premier est directement fonction, on le sait, de la racine sémitique q(e)d(e)m dont la polysémie comporte entr'autres les sens d'orient et d'origine (ou de primordialité )2 • Or, c'est un véritable topos à la Renaissance que d'associer, que d'identifier même peu ou prou origine(s), ou du moins antiquité, avec autorité spirituelle. Selon ces vues, l'ancienneté- mythique ou réelle- ne fait que sanctionner, rehausser et confirmer le poids d'un enseignement donné, ce qui se décline de deux manières, nullement exclusives l'une de l'autre d'ailleurs: selon, d'une part, le thème bien connu de la prisca theologia 3 ; d'autre part, selon l'héritage médiéval 4 que constitue l'idée d'une dégénérescence du savoir humain depuis la Chute, «pente» qu'il s'agit alors de remonter5 . Il faut saisir d'emblée que !'«origine», figurant l'intemporel établissement du dessein divin, instaure du même coup une rationalité supérieure dont l'Histoire et 1 L'aperçu d'ensemble le plus récent sur le personnage, son existence et son œuvre est G. Weill-P. Secret, Vie et caractère de Guillaume Postel, Milan-Paris, 1987. Nous en avons offert une présentation succincte, au moins jusqu'au second voyage vers Jérusalem (1549-51), dans >, Guillaume Postel1581-1981 (Actes du colloque international d'Avranches), P., 1985, pp. 307-16; I. Zinguer, , Revue des Etudes juives CLIII (1994), p. 96. 7 Gen. II, 19-20 et cf. n. 2. 8 Nous ne savons si la préférence accordée en l'espèce à l'hébreu sur le syriaque (également connu et apprécié de Postel) se ressent ou non des références talmudiques d'après lesquelles les anges ne comprennent pas l'araméen, cf. N. Séd, >, Guillaume Postel1581-1981 (op. cit.), pp. 337-48; pour le point qui nous occupe, p. 337-8. 31 Sloane 1412, f. 206 r 0 -V 0 , par exemple. 32 Ou mouvement quotidien de la voûte céleste, cf. E. Poulle, art. cit. n. 30, ibid. 33 Cf. par exemple les données citées par F. Secret, >, sur laquelle il a tant insisté par ailleurs) doit à celle de la nefesh shel Mashiah présente chez Rabbi J. Gikatilla (Sha'arei orah [Portes de lumière], éd. J. Ben Shelomoh, Jérusalem, 1970 [3° éd. 1989], 2 vol., 1, 2, pp. 93-4; Gates of Light, trad. anglaise par A. Weinstein, San Francisco, 1994, pp. 55-6) et passée de mêmeavec une portée toutefois très restreinte- chez d'autres kabbalistes chrétiens (parmi lesquels J. Reuchlin, De arte cabalistica, trad. F. Secret, P., 1973 [2° éd. 1992], p. 96-7). Dans la transposition qu'en offre Postel, nous l'avons dit, il s'agit d'une âme «Orientale>> qui gouverne la primogéniture et constitue l'axe primordial de l'évolution psychique et spirituelle du monde, son véritable filigrane messianique, qui le conduit du début à la fin et exprime un christocentrisme marqué. 44 Cf. n. 22. 45 A la fin du (des) cycle(s), l'Orient se confond pour notre homme avec le centre du monde, auquel toutes choses se rejoignent au terme de leur développement; cf. Sloane 1412, f. 216 vo; F. Lestringant, (art. cit. n. 33), pp. 258-9.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe recherche érudite progresse3 . Les deux autres types de discours appartiennent à des courants ésotériques, qu'il s'agisse de l'hermétisme néo-alexandrin proprement dit ou de courants ésotériques voisins. Dans le premier cas, il s'agit de justifier l'existence d'une tradition ou d'une pratique rituélique en recourant à une filiation historique (en réalité, métahistorique, mythique). Dans le second, seulement de choisir un pôle de référence permettant à l'esprit de se ressourcer constamment. Tous deux sont liés à la vogue d'égyptomanie qui parcourt cette époque préromantique. Tentons de les présenter à travers trois exemples: un texte du jeune Herder; le premier ouvrage consacré au Tarot ésotérique; un rituel maçonnique. HERDER ET LE «DOCUMENT LE PLUS ANCIEN DU GENRE HUMAIN»
Johann Gottfried Herder (1744-1803) ne se rattache à aucun courant ésotérique, sinon indirectement par des influences qu'a pu exercer sur lui le courant théosophique. Le texte choisi date du début de sa carrière d'écrivain et de philosophe. Il s'agit de Ueber die alteste Urkunde des Menschengeschlechts (Riga, 1774), peu étudié. A cette époque le futur philosophe de l'Histoire se montre, plus qu'ille sera par la suite, obsédé par le problème des origines. Le sujet principal de son livre est la présentation d'une structure originelle de type septénaire, qu'il appelle «la lyre du monde», laquelle aurait été donnée aux hommes dans un lointain passé. Les sept jours de la Genèse racontés par Moïse n'en seraient qu'une version parmi bien d'autres. Herder y voit le premier modèle de l'écriture, de toute langue, et comme la graine d'où auraient germé les sciences, la morale, les religions, l'astronomie, les philosophies ... Il se demande si de cette source supérieure on ne pourrait pas déduire la langue mère originelle du genre humain, rapprocher les membres éparses de la raison humaine et de toutes les sciences. Aussi bien son livre donne-t-il, quoique maladroitement, le signal de départ à un idéal de mythologie comparée, à une histoire des religions et des cultures. Il s'appuie beaucoup sur l'Avesta que vient de traduire Anquetil-Duperron, mais sa référence principale, l'autorité à laquelle il renvoie, est Hermès Trismégiste. C'est lui qui aurait donné aux Egyptiens les sept lettres sacrées destinées à honorer leurs dieux; il les leur aurait présentées selon la structure septénaire qui sous-tend tout l'univers et dont tant ces dieux que les planètes sont l'expression4 . Le nom de «Teuth» ou «Thoth» luimême, en grec, évoque un dessin rappelant vaguement l'ibis et qui ne fait qu'exprimer la dite structure. Herder va jusqu'à affirmer que Thoth-Hermès a inventé ce «système figuratif» (Bild-System) qu'est la science des dieux, c'est-à-dire la mythologie 5 . Il veut dire par là que l'image d'Hermès, étant par nature relationnelle, a permis l'articulation du système mythologique de chaque peuple. Ainsi, curieusement on voit ici une figure imaginaire se trouver être elle-même créatrice de l'imaginaire dont elle fait partie. Le lecteur est pris de vertige devant un tel spectacle: tout vient s'engouffrer dans cette image géométrique, la cosmologie mosaïque aussi bien que celle de Newton, la 3 Ainsi, avec Dieterich Tiedemann, Hermes Trismegisti Poemander, Berlin, 1781. En 1790 est rééditée, avec de nombreux addenda, la Bibliotheca Graeca de Johann Albert Fabricius (cf. notamment L. I, cap. VII-XII,vol. I, paru d'abord à Hambourg en 1708). 4 Herder s'emploie à en reproduire le schéma; cf. notamment inAelteste Urkunde ... , édition Suphan des SiimtlicheWerke (1877/1909), t. VI, p. 339. 5 Cf. surtout ibid., p. 338-349.
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Figures d'Hermès Trismégiste à la fin du XVIIIème siècle Kabbale juive que les enseignements de l'Avesta. Et Herder de réfuter tant lesAufkliirer qui voient de l'obscurantisme dans les documents hermétiques, que les alchimistes appliqués à démontrer l'existence du «vrai Hermès>> historique, lequel bien sûr n'existe pas. «Les colonnes d'Hermès ont sombré dans le néant, mais la forme de ce qui était écrit sur elles constitue le fondement des commencements de toutes les sciences. C'est leur souffle symbolique, qui parcourt toute l'Egypte>> 6 . La figure du Trismégiste est ainsi pour Herder une façon de personnifier un enseignement «Originel>> qui au cours des millénaires s'est complexifié, ramifié, plus ou moins perdu, mais qui au départ était tout simple: une structure septénaire. DE L'ORIGINE DU TAROT ÉSOTÉRIQUE AU TAROT DES ORIGINES
Parmi les auteurs que cite Herder dans sa Urkunde figure Court de Gébelin: le tome I du Monde Primitif avait paru l'année précédente, en 1773 7 . Une des curiosités historiques de ce tome I est qu'il contient la première (à ma connaissance) allusion à une très lointaine origine du Tarot de Marseille, ce qui ne correspond à aucune réalité historique mais va donner le coup d'envoi à une abondante littérature, celle des interprétations ésotériques de ce jeu énigmatique. Court de Gébelin considère qu'il s'agit là d'un «Livre égyptien>> ayant échappé aux flammes, et lui consacre plusieurs pages8, sans mentionner le nom d'Hermès Trismégiste ni faire allusion aux écrits hermétiques alexandrins, bien qu'en d'autres endroits de l'ouvrage il parle longuement de Hermès-Mercure. Mais dans un appendice de ce même volume il cède la plume à un certain Comte de M ... (probablement le Comte de Mellet), qui signe sous ce nom une étude intitulée Livre de Thoë. Mellet parle en initié. Il nous apprend que Thot est 6 Ibid., p. 46. En 1801, dans sa revueAdrastea Herder insère un texte de lui-même, (éd. Suphan, t. XXIII, p. 515-520 et 532-535), sorte de pastiche du Corpus Hermeticum sur un mode poético-scientifique. Comme exemple de réception de Aelteste Urkunde .. , citons la réaction du futur théosophe et déjà philosophe Franz von Baader, qui à l'âge de vingt-six ans, à la date du 26 avril1789, écrit dans son journal: «J'avais hâte de lire la Urkunde de Herder, et grâce à toi, mon ange gardien, je trouvai ce que je cherchais. A la lecture de différents passages de cet écrit, par exemple à propos de ce qu'on y lit sur la lumière, je fus pris d'un frisson. J'étais comme quelqu'un des yeux de qui tombe un nuage de glace, j'étais comme un initié. Je lus, lus encore, et alors: 'Je me sentis tout à coup libéré de tout chagrin, 1 Sorti d'une nuit fiévreuse, angoissante, plein de rêves 1 Et comme éveillé à l'aube du jour éternel'>> (Siimtliche Werke, Leipzig, 1860, t. XI, p. 32, ma traduction; l'allusion à la lumière concerne vraisemblablement l'un des sept aspects du septénaire de Herder). 7 Monde Primitif, analysé et comparé avec le monde moderne, considéré dans divers objets concernant l'Histoire, le Blason, les Monnaies, les Jeux, les Voyages des Phéniciens autour du Monde, les Langues Américaines, etc., ou Dissertations mêlées, t. I, Paris, 1781. L'ouvrage de référence est maintenant la thèse d'Anne-Marie Mercier-Faivre, Antoine Court de Gébelin: Du génie allégorique et symbolique des Anciens, Université Lumière-Lyon II, Doctorat en Sciences du langage, 1991. 8 >. A l'enthousiasme romantique pour l'Inde, célébré par Schwab dans un livre qu'il intitule, d'une expression empruntée à Quinet, La Renaissance orientale, Burnouf participe par son intuition profonde
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Ibid., t.II, p.V. E.BURNOUF, Introduction, op.cit., p.108. 35 R.SCHW AB, La Renaissance orientale, Paris, Payot, 1950, pp.205-239. 34
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe du génie religieux et philosophique de l'Inde 36 . Il comprend d'ailleurs sans participer, à la différence de tant d'autres Européens, de ce temps_là et de notre temps. Car, s'il admire le vif sentiment de la nature qui anime la religion védique, il reproche à la philosophie indienne son penchant vers l'exténuation de l'être, qu'il voit culminer dans la doctrine bouddhique du Nirvana. Cependant, malgré cette attache romantique, 1'œuvre indianiste de Burnouf marque une profonde rupture avec la position de l'Inde comme le triple lieu de l'Urvolk, de l'Ursprache et de l'Urreligion, que tenaient Schelling et Schlegel, au grand mécontentement de Hegel 37 . On affirme l'existence d'un peuple primitif qui serait à l'origine de toutes les sciences et de tous les arts qui nous furent transmis ...... Ce peuple primordial aurait précédé l'espèce humaine proprement dite et se perpétuerait dans les anciennes légendes sous les images des dieux; de sa haute culture, nous pourrions trouver les vestiges déformés dans les mythes des plus anciens peuples .. On imagine qu'au commencement la nature s'est présentée ouverte et transparente et que, comme un limpide miroir de la création divine, elle s'est révélée à lui38 .
La grammaire comparée de Bopp produit une rupture avec cette vision des choses et Burnouf élargit la brèche. L'Inde védique est resituée dans l'histoire: un peuple aryen inaccessible à l'histoire a précédé cette Inde-là aussi bien que l'Iran pré-zoroastrien. La réforme de Zoroastre et la prédication de Cakyamouni forment le bord le plus extrême de cette période ,ainsi délimitée par un avant et un après. Si elle occupe une place dominante dans l'histoire, c'est parce que la langue des Vedas, le sanskrit, joue un rôle décisif de foyer linguistique, d'où rayonne la compréhension des idiomes européens, celle des autres idiomes de l'Inde, celle du zend et par elle celle des inscriptions achéménides, puis assyro-babyloniennes. L'Inde originaire fonctionne pour Burnouf comme un révélateur dans le champ de la science, et pas autrement. L'autorité des textes est pour lui le seul fondement sûr de la science historique et la seule origine à laquelle le savant puisse recourir. Critiquer les représentations imaginaires de l'origine et reconstruire, par l'histoire et la philologie, avec la pleine conscience des lacunes documentaires, l'origine imposée par l'inspection des textes: telle est la méthode suivie par Burnouf pour reconstituer l'Inde originaire et prendre en compte son rayonnement culturel. Ainsi se trouvait préfigurée, dès avant 1850, toute la démarche de l'histoire française des religions. Mais, pris entre la gloire de Champollion et la célébrité de Renan, Eugène Burnouf, ce savant exemplaire, est resté injustement méconnu.
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M.HULIN, Hegel et l'Orient, Paris, Vrin, 1979, pp.50-55. Cité ibid. p.50
BIBLIOGRAPHIE Ouvrages de Burnouf utilisés: E.BURNOUF, Choix de lettres d'Eugène Bumouf/825-1853 suivi d'une bibliographie, Paris, 1891 E.BURNOUF, > y compris le médecin Joseph ha-Cohen (ibidem, p. 462). 2 Ibidem, p. 145. 3 L'œuvre de Joseph ha-Cohen a depuis longtemps été l'objet d'études savantes. De très bons aperçus bibliographiques sont attachés anx plus récents: Joseph Ha-Kohen, Sefer 'Emeq ha-Bakha (The Vale of Tears), Introduction, Critical Edition, Comments by Karin Almbladh (Uppsala: Almqvist & Wiksell, 1981); Avraham David, Ighronoh shel Joseph Ha-Kohen ba'al 'Emeq ha-Bakha [=L'épistolaire de Joseph ha-Kohen, auteur de 'Emeq ha-Bakha], ItaliaStudi e ricerche sulla storia, la cuttura e la letteratura degli ebrei d'Italia 5 (1985), pp. viixcviii (en hébreu); Shlomo Simonsohn, Joseph ha-Kohen be-Genova [=Joseph ha-Kohen à Gênes], à paraître prochainement dans Italia 13-14, volume à la mémoire de Joseph B. Sermoneta. 4 La traduction française de Julien Sée a été recemment publiée de nouveau par le Centre d'Études Don Isaac Abravanel (Paris, 1980), avec une presentation par J. P. Osier. 5 La traduction du passage suit de près celle de Julien Sée.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe Emek ha-bakhah aurait donc été une chronique des péripéties du peuple juif, un texte dont la lecture aurait fait pleurer à chaudes larmes se concluant sur l'invocation de la miséricorde redemptrice de Dieu. Que peut-on donc attendre d'une telle œuvre si ce n'est une lamentation, une élégie émouvante et partisane? Certes pas une chronique; encore moins une œuvre d'histoire. Mais, est-ce vraiment si simple? Quand Joseph a écrit ce petit volume, il était âgé de 62 ans, un âge que même aujourd'hui on n'oserait qualifier de jeune. Il résidait alors à Voltaggio, une ville minuscule située à mi-montagne, au nord de Gênes. A Voltaggio, les seigneurs de la République avaient gracieusement permis à Joseph de s'établir avec le reste de sa famille, après l'expulsion des Juifs de la capitale en 1550. Joseph offrait aux habitants de Voltaggio son expérience de médecin. Il avait alors plus de trente ans de pratique. Cependant, il était plutôt à la retraite comme on dit de nos jours. Comme tout retraité, il pouvait donc cultiver son violon d'Ingres: le sien était l'histoire. Comme chacun sait, un historien de profession ne saurait s'improviser médecin après avoir pris sa retraite. Néanmoins, il semble assez naturel à tous qu'un médecin écrive de l'histoire. Il en est de même aujourd'hui. Historia est narratio: l'histoire est un récit. Ne savons-nous pas tous plus ou moins raconter? Un peu de bon sens et surtout de l'experience ne sont-ils pas les qualités suffisantes à la compréhension des motivations des auteurs de l'histoire? Celui qui a été le plus en contact avec les hommes n'a-t-il pas le plus d'experience? Par conséquent, après les hommes politiques, les médecins ne sont-ils pas des experts du genre? Ayant eu des hommes politiques comme patients, ils peuvent facilement se sentir autorisés à raconter ce qu'ils ont appris d'eux, fut-ce sous le secret professionel. N'en est-il pas de même à Paris de nos jours? Au xvie siècle il n'en était pas autrement. Joseph sans aucune difficulté aurait pu mentionner des médecins de son temps, plus célèbres pour leurs histoires que pour leur pratique de la médecine - Paolo Giovio en est un excellent exemple. Giovio est un des modèles préferés de notre auteur. Comme lui, Joseph se voulait historien. À vrai dire, il prétendait à bien plus qu'à cela. Il se voulait le premier historien à avoir proprement répondu à l'appel de Clio depuis Flavius Josèphe- d'un Joseph à l'autre, il n'y aurait eu selon lui qu'un vide flagrant! Mon peuple le sait bien qu'il n'y eut écrivain d'histoire après Joseph Gorionide, qui écrivit l'histoire de Judée et de Jérusalem. Avaient cessé les écrivains d'histoire en Israël, oui ils avaient cessé, jusqu'à ce que je me sois levé, moi, tel un écrivain d'histoire en Israël 6
Examinons ce passage. Il semble impossible qu'un lecteur juif, contemporain de Joseph, n'ait pas saisi l'allusion au cantique de Debora célébrant la victoire sur Sisera (Juges V, 7). La tâche de notre auteur se dressait donc dans son imagination en termes épiques hyperboliques rappelant l'exploit de l'héroïne biblique. Ces seuls mots de Joseph nous encouragent à remettre en question la qualification donnée à son histoire de simple pleurnicherie. Or, Joseph n'a pas écrit ces mots en exergue àEmek ha-bakhah, mais à sa Chronique des rois de France et des sultans ottomans, parue à Sabbioneta en novembre 1553, trois ans après sa «retraite» à Voltaggio. Alors qu' Emek ha-bakhah, était censé avoir un rôle d'élégie, à caractère plutôt liturgique, la Chronique, elle, devait faire œuvre
6 Joseph ha-Kohen, Introduction à la Chronique des rois de France et des sultans ottomans. Je suis depuis quelque temps en train de travailler à une édition critique de la Chronique que nous prendrons en examin au cours de cette communication.
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La Chronique des rois de France et des sultans ottomans de Joseph ha-Cohen d'historien. Selon la conception de l'histoire au xvie siècle, elle devait être un enseignement de l'histoire pour les Juifs- elle promettait d'insérer dans l'épitomé des hauts faits des rois et des princes le «mal que ces mauvais gens nous ont causé ainsi qu'à nos ancêtres ... pour que les fils d'Israël puissent se rendre compte de ce qu'ils nous ont fait dans leur pays, dans leurs cours, dans leurs chateaux».? On s'interrogera avec raison sur la relation entre Emek ha-bakhah et la Chronique; nous y reviendrons dans un instant. Voyons d'abord comment notre auteur comptait accomplir sa tâche d'historien. La méthode de Joseph est très facile à exposer: un collage de fiches choisies dans différentes œuv-res d'auteurs chrétiens puis remaniées en style biblique, dans une séquence strictement chronologique. Bien qu'une grande partie des sources ait déjà été identifiée, la recherche à ce sujet suit encore son cours. 8 Par conséquent, il est encore trop tôt pour tirer des conclusions sur la manière dont notre auteur a été conditionné par ses sources et quels ont été les critères de sa sélection. Cependant, il est évident que Joseph avait une grille de lecture qui l'amenait à opter pour telle ou telle source et à la remanier opportunément pour la mémoire de son peuple. En ce qui concerne l'histoire des rois et des princes, il est aussi évident que ces sources étaient de provenance exclusivement chrétienne, toutes chargées d'un message politique, voire idéologique, s'inscrivant dans le discours des puissants ou de leurs adversaires. Enfin, nous pouvons présumer qu'au delà de la curiosité et du plaisir que la lecture des histoires des autres pouvaient lui procurer, l'écriture de l'histoire était pour Joseph aussi un acte idéologique, un devoir envers son peuple pour lequel il se sentait appelé «pour que les fils d'Israël puissent se rendre compte de ce qu'ils nous ont fait dans leur pays, dans leurs cours, dans leurs chateaux». Son discours s'inscrit donc aussi dans la gamme des discours du pouvoir mais d'une façon très particulière qu'il semble important de signaler aux historiens de la nouvelle histoire, car Joseph, en effet, appartenait à la catégorie des exclus du pouvoir. Joseph se proposait donc d'établir un lien entre l'histoire des Juifs et celle des nonJuifs pour n'en faire qu'une seule histoire et pour montrer que leur relation se manisfestait constamment dans les torts commis par les uns et subis par les autres. Mutatis mutandis, il se posait le même problème qui interesse ou plutôt qui obsède l'historien moderne au sujet des Juifs: découvrir le lien entre l'histoire des Juifs et celle du contexte général dans lequel celle-ci se produit afin de capturer le sens de profond l'histoire. Loin d'être très original, Joseph concevait l'histoire comme gesta Dei per reges et principes; selon lui, l'histoire était censée produire inter alia des exemples de nemèsis divine. La Chronique des rois de France et des sultans ottomans est ainsi une séquence de 1593 fiches d'histoire événementielle plus ou moins bien reliées l'une avec l'autre- une histoire «à eux» par rapport à une histoire «à nous», un récit où la souffrance qu'eux nous ont causée dans la vallée de notre parcours humain, l'Emek ha-bakhah, est le seul médiateur entre l'histoire «à eux» et l'histoire «à nous». Cependant, ce qui parait si simple ne l'est pas. Dans l'économie globale des gesta Dei, l'Emek ha-bakhah de Joseph ha-Cohen n'est pas nécessairement ce qu'il risque
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Chronique, édition de Sabbioneta, f. 113'. Un premier compte rendu de ce travail a été présenté dans: Roberto Bonfil, Riflessioni sulla storiografia ebraica in Italia nel Cinquecento, in: !ta lia Judaica II: Gli Ebrei in !ta lia tra Rinascimento ed Età barocca, Atti dell/° Congresso Internazionale, Genova 10-15 giugno 1984 (Roma: Ministero peri Beni Culturali e Ambientali, 1986), 55-66. 8
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe d'être subjectivement perçu sur le plan de l'histoire événementielle par des Juifs souffrants ou par des historiens qui ne font que se pencher superficiellement sur cette œuvre. En effet, Emek ha-bakhah n'est que le précis des souffrances des Juifs, un court extrait de cette grande histoire universelle qu'est la Chronique des rois de France et des sultans ottomans. Emek ha-bakhah ne concerne qu'environ deux cent fiches sur les mille cinq cent quatre vingt treize de la Chronique. Emek ha-bakhah, qui ne fut même pas imprimé du vivant de son auteur, n'est pas toute l'histoire de Joseph. Son histoire par excellence est la Chronique. Après la publication de l'édition de Sabbioneta, il continua à la mettre à jour jusqu'à sa mort alors qu'il ne fit aucune retouche à l'Emek habakhah. Il reproduisit seulement quelques copies manuscrites entre 1558 et 1560. Quel que puisse être le verdict du lecteur moderne sur le travail de notre auteur, il n'est pas juste de le juger par la seule collectanea d'excerpta qu'est Emek ha-bakhah. 9 Il faut juger l'œuvre entière de Joseph dont le but était de faire revivre la tradition endormie de l'historiographie juive. Comment notre auteur pensait-il que les souffrances de son peuple pouvaient s'intégrer avec les res gestae des grands dans l'œuvre qu'il se destinait à écrire et qui lui renvoyait en miroir son image à la ressemblance de la grande Debora. Les textes interrogés restent majestueusement silencieux disait Socrate. Il en est sans doute ainsi pour les textes de Joseph. Il nous faut une clef pour déchiffrer le style biblique que Joseph a choisi pour son récit, et on peut y voir le pendant hébreu du beau style latin classique que les écrivains de la renaissance italienne imitaient dans leurs écrits. Revenons à l'allusion à Debora. Le fait de citer le cantique de Debora et de nous inviter à comparer par conséquent l'œuvre de notre auteur avec l'héroïsme de la prophétesse est-il révélateur d'une intention? Souvenons-nous que si Debora était une héroïne, elle n'en était pas moins femme. Or, dans la mentalité du xvie siècle, elle était fatalement condannée à la marginalité. Par conséquent, se mettre à la tête d'une armée de gens frustrés était certes un acte extraordinaire mais cependant ambigu comme Debora l'avait d'ailleurs signalé à Barak qui hésitait devant l'entreprise. Je marcherai avec toi, toutefois ce n'est pas ta gloire qui se trouvera sur la voie où tu vas marcher, car c'est à la main d'une femme que Dieu vendra Sisera (Juges iv, 9).
Une victoire de la main d'une femme témoignait certes de l'héroïsme de celle-ci mais non de celui de ses cammarades et n'attestait en rien de la grandeur de l'entreprise. Une telle entreprise impliquait donc une sorte d'inferiorité; c'était une affaire de femmes, marginale, quels que fussent les efforts pour la mener à bien. Pour un jugement réaliste de 1' entreprise historiographique dans laquelle Joseph s'engageait héroïquement, l'association d'idées était suffisament significative si tant est que l'on puisse penser que Joseph était conscient des implications sémantiques de son discours. L'étaitil vraiment? Qui peut le dire? Qu'il me soit permis de le suggérer comme hypothèse de travail susceptible de nous faire découvrir la clef de lecture pour déchiffrer la Chronique toute entière. Continuons donc sur ce chemin. Composer une histoire universelle en collant des récits événementiels comme l'a fait Joseph était une entreprise inédite pour un juif alors qu'elle était très ordinaire pour un chrétien. Etait-il suffisant d'observer les autres? En effet, des centaines d'auteurs chrétiens travaillaient de la même
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Sur ces textes autographes voir Karin Almbladh, op. cit. (supra n. 3), pp. 33-39.
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La Chronique des rois de France et des sultans ottomans de Joseph ha-Cohen manière. 10 Ils se copiaient entre eux sans nulle honte et assemblait les fiches nécessaires à la trame d'un récit tendencieux. Ils espéraient faire œuvre plaisante mais surtout utile. Les plus doués d'entre eux péroraient sur la subtile distinction à faire entre l'écriture servilement manipulative et celle élaborée de manière cicéronienne sans faire violence à la vérité. 11 Cependant, la plupart argumentait mais n'y réussissait pas. Comment évaluer l'œuvre de Joseph à l'aune de ces centaines de travaux médiocres? Quelle entreprise magnifique pouvait-il rêver faire dans un tel contexte? Comparer la Chronique de Joseph aux autres Histoires en circulation à cette époque ne conduirait-il pas à emettre sur notre auteur un verdict très peu flatteur? Se poser ces questions aujourd'hui alors que le canon historiographique est bien formé et structuré, que tant de noms très connus au seizième siècle sont tombés dans l'oubli et qu'enfin nous racontons l'histoire de l'époque en faisant grand cas de sources qui alors n'ont pas eu la chance d'être publiées signifie s'interroger sur les critères pour juger l'œuvre de Joseph. En quoi l'allusion à Debora peut-elle nous aider à ce sujet? On ne peut jamais fuir son propre destin - la volonté de Dieu comme aurait dit Joseph. Une femme ne pouvait pas fuir son destin de femme, un Juif ne pouvait pas fuir son destin de Juif. À vrai dire, il y avait une manière de le faire: choisir de renier sa condition, sortir de l'espace propre à cette condition, entrer dans l'espace privilegié de l'autre, choisir une nouvelle condition. Ce n'était guère facile. Renoncer à une identité pour une autre exige toujours une quantité d'énergie spirituelle dont peu disposent même s'ils peuvent imaginer les avantages qu'ils pourraient en retirer. Pour une femme, on le sait bien, entrer à cette époque dans l'espace privilégié des hommes voulait dire être «Courtisane» - princesse, noble ou prostituée. Princesse et noble on l'était par la naissance, on héritait de droit de l'espace privilégié. Pour les autres, il ne restait que le chemin de la prostitution. Certaines en furent sans doute bien recompensées. Rétrospectivement, on pourrait même dire que l'héroïsme de ces femmes est à l'origine de la grande révolution feministe d'aujourd'hui- Veronica Franco, Tullia d' Aragona, Gaspara Stampa, femmes d'esprit, riches de sensibilité littéraire et artistique, poétesses, grandes dames, jalousées par plusieurs femmes de leur temps qui n'avaient pas pour autant la force de les suivre et encore moins de les indiquer comme
10 Sur l'historiographie italienne de l'époque de la Renaissance voir Eric Cochrane, Historians and Historiography in the ltalian Renaissance (Chicago and London: The University of Chicago Press, 1981). Sur l'historiographie des Juifs d'Italie à cette même époque: Robert Bonfil, How Golden Was the Age of the Renaissance in Jewish Historiography? in: Ada Rapoport-Albert (Ed.), Essays in Jewish Historiography. In memoriam Arnaldo Momigliano, [= History and Theory, Beiheft 27], 1988, pp. 78-102 [Reprinted, With an Introduction and Appendix by Jacob Neusner (Atlanta, Georgia: Scholar Press, 1991)]; idem, Jewish Attitudes Toward History and Historical Writing in Pre-Modern Times, Jewish History 11!1 (1997), pp. 7-40. 11 "E prima dovete sapere", écrivait par exemple Paolo Giovio a Girolamo Scannapeco, "che l'historia da l'Encomio è molto differente: l'historia ha la luce della verità, & per questo è la maestra della uita dell'huomo. L'Encomio ha i luoghi della Rhetorica, & Ioda l'huomo a bandiere spiegate, senza timore alcuno di cascare ne! fango delle bugie; e tace tutti i uitij i quali spesso accompagnano le chiarissime uirtù": Lettere volgari di Mons. Paolo Giovio ... raccolte per Messer Lodovico Domenichi, Venezia 1563, 9. Mais de Giovio aussi on pouvait dire, comme en effet plusieurs disaient et disent encore, qu'il prechait bien mais operait mal. Sur Giovio voir maintenant T. C. Priee Zimmermann, Paolo Giovio. The Historian and the Crisis of SixteenthCentury ltaly (Princeton N.J.: Princeton University Press, 1995), et en particulier pp. 263-284.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe modèles à leurs propres filles. Pour un Juif, c'était pareil. Un juif pouvait aussi renier son identité juive et entrer dans l'espace chrétien par le baptême. Joseph ne l'ignorait pas: son frère Théodore, médecin comme lui, l'avait parait-il, fait. 12 Toutefois Joseph a fait un autre choix. S'il s'est résigné à son sort, il a cependant entrepris de le repenser avec l'exemple de Debora. Une femme pouvait se comporter virilement parmi les femmes. Elle donnait ainsi la preuve de son héroïsme tout en restant tacitement en accord avec l'idée conventionnelle de la femme à cette époque. Un Juif pouvait pareillement faire des choses extraordinaires que les autres juifs ne faisaient pas. Tout en se rendant compte qu'il lui serait impossible d'atteindre les premiers rangs, il pouvait néanmoins aspirer à une certaine reconnaissance dans son propre espace inférieur. Imaginons une réunion de tous les historiens de l'époque, une grande fête en l'honneur de Clio dans le style de la renaissance: si les auteurs juifs étaient aussi invités à y participer, notre Joseph pourrait avec raison escompter la première place parmi les historiens juifs. Et si cinq siècles plus tard, on reconsidèrait l'ordre de l'assignation des places au mérite et non d'après la naissance, le bon Joseph n'aurait peut-être pas droit à une place au premier rang, à côté de Macchiavelli et de Guicciardini, ni même au deuxième, à côté de Giovio et de Sansovino, mais pourrait avec raison prétendre à une bonne petite place juste après eux. J'aimerais tirer une première conclusion générale. S'il est permis d'associer la gloire de Debora à celle de Joseph, il ne faut pas évaluer la grandeur de leur entreprise avec les paramètres habituels mais plutôt avec des paramètres qui conviennent au statut des protagonistes. Si Joseph ne pouvait pas espérer une grande gloire pour son travail, il méritait néanmoins que son œuvre soit considérée comme un réél effort pour remanier le système de références, pour se déplacer lui-même des marges vers le centre ou peu importe si, une fois installé plus au centre, son importance est reconsidérée et qu'il perd probablement sa gloire. Si cette conclusion est possible, c'est à dire si l'hypothèse de départ qui nous l'a permise est plausible, la grille de lecture qui consiste à découvrir les sens masqués sous le manièrisme du style biblique, pourrait être finalemnt la clef de déchiffrement que nous recherchons. La validité de cette clef se démontrera par sa capacité à ouvrir des portes arbitrairement choisies parmi les centaines de fiches qui composent l'ensemble de l'œmTe. Je propose donc de la mettre à l'épreuve sur quelques fiches que je juge particulièrement prometteuses afin de découvrir le sens de cette œuvre, que Joseph intitulait la Chronique des rois de France et des sultans ottomans. Au fait, quelle raison avait Joseph d'insérer une histoire des Juifs dans une histoire universelle de ce genre? Personne, parait-il, n'avait envisagé auparavant l'écriture de l'histoire de cette manière. Il existait certes des histoires universelles, des histoires de rois et de pays, des histoires des rois de France, des histoires des Turcs. Mais pourquoi écrire une histoire des Juifs dans une histoire universelle présentée comme une histoire des rois de France et des sultans ottomans? Pourrait-il s'agir simplement de comparer le destin des Juifs dans le domaine des rois de France, méthonymie du «domaine de la Chrétienté>>, avec leur destin dans le domaine des sultans ottomans? Si l'on tient compte de ce topos présent dans la mentalité de l'Occident selon lequel la terre des sultans aurait été une espèce de paradis terrestre pour les Juifs en compa-
12 Voir Robert Bonfil, Chiera Ludovico Carretto, apostata? in: Guido Nathan Zazzu (Ed.), E andamma dave il venta ci spinse. La cacciata degli ebrei dalla Spagna, (Genova: Marietti, 1992), pp. 51-58.
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La Chronique des rois de France et des sultans ottomans de Joseph ha-Cohen raison avec l'espace chrétien, une telle hypothèse semblerait parfaitement compatible avec l'affirmation de notre auteur que l'idée d'écrire une histoire des Juifs lui est venue pour la première fois en méditant sur le destin de son peuple suite à l'expulsion des Juifs de France. S'il en est ainsi, nous pourrions par conséquent nous attendre à un exposé organisé selon deux séries d'énoncés, voire deux dossiers opposés: l'un révèlateur d'une attitude favorable aux Turcs, l'autre d'une attitude hostile aux Chrétiens, en particulier aux Francais. Vérifions donc notre hypothèse en examinant un récit arbitrairement choisi, celui de la campagne impériale de Tunis (1535). La question des sources relatives à cette campagne ayant fait l'objet de recherches détaillées, depuis la recherche typiquement érudite de l'historien allemand Voigt 13 jusqu'à la très récente de T.C. Priee Zimmerman, 14 notre tâche sera plus aisée. Nous nous heurtons même à un embarras du choix vu la multiplicité des sources. Suivons donc Joseph dans son travail en appliquant la bonne vieille méthode de la philologie comparée. Il nous faut avant de commencer résumer quelques données nécessaires à notre exercice de lecture. Notre examen de la Chronique nous fait dire avec certitude que pour toute la période précédant l'année 1539 Joseph suit systématiquent le Supplementum supplementi de la Chronique de Jacopo Foresti dans son édition de 1540.15 En ce qui concerne l'histoire des Turcs, il utilise, hormis la Chronique de Foresti, trois histoires reliées dans une seule édition de poche parue à Venise en 1541 : les Commentaires de Paolo Giovio, ceux de Andrea Cambini et l'histoire du héros albanais Scanderbeg.l 6 Cependant, ces trois textes ne couvrent que la période allant jusqu'en 1529. Il est donc clair que tout ajout au Supplementum supplementi à propos de l'histoire des Turcs pour la période postérieure à cette date et en particulier le récit de la campagne de Tunis, doit provenir d'ailleurs. Si nous excluons, comme nous devons certainement le faire, la possibilité d'une source manuscrite inconnue, il nous reste deux éventualités: une Chronique imprimée inconnue jusqu'à aujourd'hui ou un texte de Joseph à partir d'un pamphlet du genre de ceux qui servirent de source aux auteurs chrétiens, comme ce fut souvent le cas pour les histoires de Paolo Giovio, de Marco Guazzo, d'Alphonse Ulloa et de plusieurs autres. À l'état actuel de la recherche, la deuxième hypothèse l'emporte sur la première. Cependant, il n'est pas nécessaire de trancher à ce sujet en ce qui concerne la suite de notre exposé. Nos remarques se limiteront aux passages que nous présumons révélateurs de l'attitude de notre auteur vis-à-vis des Turcs et des Chrétiens. La plus significative des interpolations de Joseph à ce propos concerne la figure de Kheir-ed-Din, Barberousse, admirai de la flotte turque. Joseph avait déjà auparavant fait simple mention de BarberousseP
13 Georg Voigt, Die Geschichtschreibung über den Zug Karl's V. Gegen Tunis (1935), Abhandlungen der Philologisch-Historischen Classe der Koniglich Siichsischen Gesellschaft der Wissenschaften, Sechster Band (Leipzig, 1874), 161-243. 14 Op. cit. supra, n. 11, pp. 138-163. Voir aussi de cet auteur: The Publication of Paolo Giovio's Histories: Charles V and the Revision of Book XXXIV, La Bibliofilia 74 (1972), pp. 49-90. 15 Supplemento delle Croniche del ... Frate Iacopo Philippa ... novamente revisto, vulgarizato, corretto, & emendato ... Et appresso l' additione delle case più memorabili accadute o Jatte per l'universo monda infino a tutto l'anno 1539, Venezia 1540. 16 Commentarii delle cose de Turchi, di Paolo Giovio, et Andrea Cambini, con gli fatti, et la vita di Scanderbeg, Venezia 1541. 17 Chronique, ne partie, ff. 184v, 222V, 226r+V de l'édition de Sabbioneta (§§ 126, 175, 177, 190-193 de l'édition critique en préparation).
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe Cependant, le profil détaillé du corsaire nous est proposé dans ce passage pour la premie re fois. C'est à la veille de la chute de Tunis: Il harranga les citoyens et les capitaines de son armée et leur esprit reprit vie, car il était sage et brave à la guerre sur mer et sur terre. Il avait 66 ans, ses yeux ne furent pas inacapables de voir; au début de son règne il n'eut que deux galères, Dieu fut avec lui et il réussit, il fut un maître onagre, sa main fut contre tous et la main de tous contre lui jusqu'à présent, car les étoiles dans son ciel s'écartèrent en arrière et il ne le savait pas. 18
Prima facie, il s'agit d'un portrait très flatteur. Une lecture plus attentive du texte permet même, je crois, d'établir que le passage fut ajouté à une rédaction précédente qui ne comprenait pas de tels louanges au sujet de Barberousse. Nous avons donc une description du barbare sur un ton panégyrique tel que nous pouvions nous y attendre de la part d'un observateur influencé par des attitudes négatives à l'égard du monde chrétien. Cependant, on aurait tort de croire qu'il s'agit d'une prise de position partisane naïve (et même gauche) ou d'une broderie grossière sur le Supplementum supplementi. On peut en effet trouver un portrait flatteur de Barberousse en lisant non pas entre les lignes mais dans les lignes des compte-rendus de l'époque, même ceux qui se déclaraient ouvertement pro-impériaux. On retrouve, par exemple, le récit de la carrière vertigineuse de Barberousse dans l'Histoire de Paolo Giovio, parue à Florence en 1552 que Joseph aurait très difficilement pu utiliser. Le tout y est beaucoup plus détaillé et résolument plus impressionant que le tableau de Joseph. Giovio attribue le succès du corsaire à la Fortune «qui joue dans cette variété des choses du monde;» 19 les vertus de Barberousse y sont explicitement énumérées ;20 pour souligner l'âge avancé du corsaire, Giovio utilise l'artifice rhétorique d'un discours soit-disant prononcé par Barberousse afin de convaincre Soliman de le nommer admirai: dans ce discours imaginaire, Barberousse se flattait d'être capable de fournir au sultan un «conseil fidèle et plein d'experience des choses du monde»- «bien qu'il semble que les vieux ne puissent donner rien que ça [=conseil], je suis quand même encore bien gaillard de forces physique, ainsi que je peux promettre de te servir avec valeur contre tout danger provenant de mer ou de terre.» 21 Giovio s'est probablement appuyé sur un compterendu de Constantinople, suivant lequel il donne par exemple la parole aux opposants à la nomination de Barberousse qui insistent sur la cruauté du corsaire, son manque de fidelité et ainsi de suite. Cependant, le texte de Joseph est assez différent de celui de Giovio. Il est plus laconique; surtout il semble que Joseph n'a pas mis dans son portrait de Barberousse les traits négatifs que Giovio, au contraire, soulignait en recourant à des artifices rhétoriques et aux topai de la propagande occidentale anti-turque. Bref, on a donc encore raison de suspecter une manipulation partisane de l'information. 22 18 Chronique, ne partie, 229' de l'édition de Sabbioneta (§ 205 de l'édition critique en préparation). 19 Paolo Giovio, La seconda parte dell'Jstorie del suo tempo ... tradotta per M. Lodovico Domenichi, con un supplimento, et alcune Annotationi di Girolamo Ruscelli ... Venezia 1560, p. 312. 20 Op. cit. p. 313. 21 Op. cit. p. 317. 22 Il est vrai que de l'absence de tout cela du tableau de Joseph on peut assez facilement donner raison, se disant que la conception ciceronniene de la narratio rerum offrait une grande variété de choix pour la transformer en exornatio rerum sans pour autant faire violence a la verité.
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La Chronique des rois de France et des sultans ottomans de Joseph ha-Cohen Toutefois, plus on étudie le texte de près, moins on peut souscrire à une telle interprétation. Comme dans le cas de l'allusion à Debora, une lecture plus attentive fait découvrir un ensemble étonnant d'ambiguïtés imbriquées dans les allusions intertextuelles du style biblique. «Dieu fut avec lui et il réussit» rappelle dans la Bible l'image de Joseph en Egypte (Gn xxxix, 2). «Il fut un maître onagre, sa main fut contre tous et la main de tous contre lui» rappelle la promesse de Dieu à Hagar pour son fils Ishmael (Gn xvi, 12). Selon le commentaire de Rachi que presque tous les enfants juifs connaissaient par cœur, le sens est: «il aimera les déserts et la chasse, il sera un brigand, tout le monde le haïra et 1'attaquera». Si on ajoute le reste du verset («il demeurera face à tous ses frères»), l'image d'un corsaire ottoman haï, grandissant en puissance ressort finalement du récit. Cependant, comme nous avons vu, le texte rappelle aussi la carrière de Joseph en Egypte, c'est-à-dire les conditions (profondément ambiguës) d'un dessin divin que les croyants sont censés estimer bénéfique en dépit des évidences contraires. Plus on avance dans la lecture, plus on s'aperçoit que le texte est chargé d'allusions ambiguës. Retenons encore un détail éloquent. Au moment le plus critique, à la veille de ce que les compte-rendus de provenance impériale décrivent comme la fuite de Barberousse de Tunis mais qu'une interprétation moins factieuse aurait pu présenter comme un mouvement de réorganisation de la défense, le tableau de Joseph est plein de contrastes :23 Alors l'esprit de Barberousse fut frappé de crainte, ses genoux s'entrechoquèrent.
C'est une allusion à Balthazar qui, pendant le banquet, s'aperçoit qu'une main écrit sur le mur l'annonce de sa fin (Daniel v, 6). Cependant, à l'instar des craintes du roi de Perse, le tourment et l'angoisse du corsaire ne semblent pas justifiés au moment des faits. Au contraire, tout aurait du faire penser que Barberousse avait la situation bien en mains. Voici ce que dit Joseph: 24 L'empereur passa là la nuit car le soleil était tombé, les hommes de son armée ne les poursuivirent pas [les Turcs] car ils étaient fatigués, la route les avait épuisés, leur âme était dégoûtée de soif. Si Barberousse les avait attaqué il n'en serait resté aucun car les Chrétiens n'avaient plus la force de rester debout, la plus part d'eux étaient dégoûtés de la vie. Tout cela venait de Dieu afin d'amener sur Tunis le temps de sa punition, car les actions sont pesées par Lui.
Afin de formuler ce jugement Joseph s'est inspiré des comptes-rendus pro-impériaux qui soulignaient que sans l'intervention miraculeuse de Dieu, la campagne aurait en effet pu se conclure différement. On parlait de comportements coupables: les Italiens accusaient les Espagnols de manque d'esprit de corps tandis que les Espagnols rétor23 Chronique, ne partie, 232' de l'édition de Sabbioneta (§ 212,4 de l'édition critique en préparation). 24 Chronique, ne partie, 231"-232' de l'édition de Sabbioneta (§ 212, 1-3 de l'édition critique en préparation). 25 Quelques sources italiennes, raccontant la débacle d'un contingent italien des troupes de l'Empereur, accusaient plus ou moins ouvertement les espagnols de ne pas avoir accouru au secours des italiens, chose que les comptes-rendus espagnols se faisaient naturellement un devoir de dementir. D'autre côté, les comptes rendus imperiaux métaient en evidence les efforts de Charles V pour eviter le sac de la ville, du quel on accusait finalement les lansquenecs, bien connus pour leur cruaute, et Moulley Hassan, 1' allié de Charles, qui étant pouvait bien être accusé de même. Joseph reste impartial, se contentant d'inserer un tout petit mot voilé a propos de la feroce des lansquenecs, de la quelle il avait experience directe. (On trouvera plus
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe quaient que les officiers italiens étaient coupables de légèreté d'esprit. 25 Joseph, naturellement, n'a fait aucune différence entre Italiens et Espagnols: ils étaient tous frappés d'une inefficacité incompréhensible 26 - car tout était prédisposé par le ciel à l'encontre de toute logique militaire.27 L'angoisse du corsaire était donc justifiée comme le dénouement de l'épisode ne tardera pas à le montrer. Il est dit dans le récit de Joseph: 28 Barberousse mit sa main à sa barbe, en voyant que le Ciel était contre lui, qu'on l'attaquait de dedans et de dehors, et il fit entendre un grand cri d'amertume.
C'est à nouveau l'écho d'un verset très familier. C'est par ces mots, en effet, que le livre d'Esther décrit la détresse de Mardoché devant ce qui semblait être le dénouement inéluctable de la tragédie mais qui, comme on sait, s'est terminé bien différement. Or, selon l'exégèse traditionelle connue de tous, le cri de Mardoché est un moment essentiel de l'économie de la justice-nemèsis divine -la punition pour la douleur infligée par Jacob-Israël, ancêtre de Mardoché, à Esau, archétype de la Chrétienté. Barberousse est donc représenté sous les couleurs sympatiques de Mardoché sur lequel s'est abbatue une nemèsis historique certes inexplicable à une observation conjoncturelle de la situation mais parfaitement juste dans le cadre d'une vision globale de l'histoire. Quant aux Juifs, ils souffrent pris entre le marteau des chrétiens et l'enclume des Turcs. À l'aide d'un artifice rhétorique, notre auteur relate enfin les pertes impériales au cours d'un naufrage sur la route du retour comme une vengance divine des malheurs infligés aux Juifs de Tunis pendant le sac de la ville. De leur côté, les sources chrétiennes soutiennent que Charles V a cherché en vain à éviter le pillage de Tunis, mais ce détail à caractère panégyrique est naturellement ignoré par Joseph: 29 Sur ce point précis, Joseph possède des sources juives qui lui sont propres car, comme nous le savons par sa correspondance, il s'est lui-même engagé dans le rachat des prisonniers juifs qui avaient été embarqués sur les galères d'Andrea Doria. 30 En résumé, Barberousse et les Turcs n'étaient ni meilleurs ni pires que les Chrétiens de Charles V. Le sens de l'histoire ne se laisse pas enfermer dans une vision réductrice d'un Occident chrétien «mauvais pour les Juifs» en face d'un Orient turc «bon pour les Juifs». Un esprit croyant doit naturellement chercher à déceler le «doigt de Dieu» dans l'histoire des hommes mais plus on s'y efforce moins on n'y voit clair. Derrière la richesse du style biblique, se cache le sentiment de l'incapacité de fond à représenter la réalité d'une manière univoque, c'est-à-dire en noir et blanc. Il me semble que c'est la règle dans l'histoire de Joseph. Loin des champs d'action, dépourvu d'information de confiance, en proie à la désinformation, les hommes et les femmes de l'époque se trouvaient constamment dans la nécessité de déchiffrer les de détails sur ce point dans les notes à Chronique, ne partie, § 212, 24 de l'édition critique en préparation). 26 Chronique, ne partie, 229V-230' de l'édition de Sabbioneta (§ 207 de l'édition critique en préparation). 27 Cfr. aussi Chronique, ne partie, 229r+v de l'édition de Sabbioneta (§§ 205, 3; 206, 5 de l'édition critique en préparation). 28 Chronique, ne partie, 232' de l'édition de Sabbioneta (§ 212, 15 de l'édition critique en préparation). 29 Cfr. Chronique, ne partie, 232'-233' de l'édition de Sabbioneta (§§ 213, 4; 214,7 de l'édition critique en préparation). 30 Voir Avraham David, art. cit. supra, n. 3, pp. xvii-xxii.
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La Chronique des rois de France et des sultans ottomans de Joseph ha-Cohen discours des puissants, ceux de la politique, de l'armée et de la parole écrite, à l'aide du seul bon sens et de la foi dans la victoire eschatologique du Bien sur le Mal. Au demeurant, tout restait obscur, énigmatique, plein de doutes et changeant. Le fossé entre les topai de la rhétorique occidentale vis-à-vis des Turcs et la pratique politique et militaire réelle, surtout celle du très chrétien roi de France et même les nuances des attitudes des grands de l'Europe vis-à-vis des Juifs prenaient ainsi un sens résolument nouveau. Le rapport entre la «question juive» et la politique des états opposés sur l'échiquier de la Méditerranée qu'il convient dans ce cas de voir dans la perspective de Fernand Braudel n'est guère simple. On peut maintenant vérifier cette conclusion en réfléchissant à notre question du point de vue des rapports entre la politique intérieure et extérieure de la république de Gênes dont le destin de Joseph et de sa famille dépendait directement. On retrouve alors la même ambiguïté. Des génois illustres comme les Fregosi étaient partisans de François 1 mais hostiles aux Juifs tandis que les Adorni que Joseph appelait des «gens charitables» parce qu'ils étaient du côté de Charles V, étaient favorables aux Juifs. Prima facie, ceci s'accorderait donc assez bien avec la perspective qui oppose les Turcs aux Français d'autant plus qu'au moment où Joseph écrit, l'hostilité envers la France semble avoir gagné la faveur de l'opinion publique génoise. A ce sujet, qui mieux qu'Andrea Doria aurait pu exprimer alors une opinion plus judicieuse? En effet, peu de temps après avoir quitté le service de François pour entrer à la solde de l'Empereur (1528), Doria fait part de ses pensées au secrétaire du Duc de Mantoue. Il estime que la Chrétienté est partagée entre deux amours, l'un pour l'Empereur et l'autre pour le roi de France. Toute personne censée se doit de choisir. Prendre le parti de l'Empereur est le plus raisonnable car les affaires de la France paraissent tout à fait aléatoires: "per contrario quelle dei Francesi siano tutte cose incerte et vane, et de le quali chi non vole in tutto exponersi al beneficia di fortuna, non se deve presto confidare". 31 Toutefois, si un tel parti pouvait bien s'accorder avec la mémoire des persécutions des Juifs de France qui ont incité Joseph à entreprendre l'écriture de son histoire, il n'en est pas de même pour la mémoire juive en ce qui concerne les rois d'Espagne. Somme toute, si François était assis sur le trône de Saint Louis et de Philippe Le Bel, Charles V l'était sur celui de Ferdinand et d'Isabelle. Dans cette situation, choisir le parti de l'Empereur qui dans la conjoncture actuelle semblait être le meilleur choix, était aussi difficile pour Joseph qu'il ne l'était pour un génois chrétien, victime aussi de la violence des Espagnols pendant le dernier pillage de la ville. Quant à Andrea Doria, il était aussi comme on l'a vu, persona très peu grata pour Joseph, accablé par les difficultés rencontrées pour racheter les prisonniers juifs, captifs de l'Amiral italien. Ce n'est pas tout. Quelques indices permettent d'avancer l'hypothèse que la décision de Joseph de rédiger sa Chronique fut prise après 1541, à l'époque du grand rapprochement entre François 1 et l'Empire ottoman, c'est-à-dire à un moment où les relations entre les Turcs et la France auraient difficilement pu symboliser l'antagonisme entre l'Occident chrétien et l'Orient ottoman. Dès 1535, pendant que l'Empereur était engagé dans la campagne de Tunis, François avait entamé des négociations avec le Sultan dont Barberousse était la longa manus en Mediterranée. De son côté, par son soutien à Moulley Hassan pendant la campagne de Tunis, Charles V est loin de défendre la cause de la Chrétienté. Bref, tandis que l'opinion publique de l'Occident chrétien était nourrie de propagande anti-turque et que les monarques très chrétiens s'effor-
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G. Oreste, Genova e Andrea Doria ... pp. 60-61.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe caient de se montrer défenseurs du monde chrétien (c'est-à-dire du monde civil) face au danger représenté par les Turcs (c'est-à-dire les Barbares), ces mêmes monarques se disputaient l'hégémonie sur la Méditerranée en s'alliant à des factions opposées d'infidèles et en faisant parfois même double jeu. Lorsqu'on lit le récit de ces événements que Joseph enregistrait dans sa Chronique aujourd'hui, à la veille du troisième millénaire, au lendemain de la guerre du golfe, sous le bourdonnement de l'attitude tourmentée de l'Occident qui hantée par la logique impérieuse de la Realpolitik est en même temps hanté par sa propre tradition culturelle vis-à-vis d'un Orient énigmatique, très peu disposé à se laisser enfermer sic et simpliciter dans les catégories de la pensée occidentale, on éprouve une très forte sensation que plus ça change plus c'est la même chose. La rhétorique de la pratique diplomatique s'entrelaçait alors aussi avec la propagande de la désinformation. Tout était dissimulé de telle manière que l'observateur dépourvu d'autre information n'était absolument pas en état d'y voir clair. En effet, on ne comprenait pas ce qui se passait. Si, après la mort de Francesco Sforza et la guerre en Savoie contre l'Empereur, l'alliance française avec Barberousse entrait dans le domaine public, l'accord de Nice et l'entente cordiale entre François et Charles brouillait à nouveau les cartes pour donner l'impression d'une Chrétienté unie face aux Turcs. Toutefois, François n'avait pas du tout renoncé à ses relations avec Soliman, qui, en septembre 1539 l'invitait à la circoncision de son fils. Peu après, le meurtre des plénipotentiares du roi Rincon et Fregoso par des hommes de l'Empereur en Lombardie en 1541 offrait une nouvelle justification au roi de France pour ne plus dissimuler le rapprochement avec la Porte. 32 Dans ces circonstances, comment prendre au sérieux la propagande antiturque diffusée en Occident? Au moment où Joseph décidait d'écrire son histoire, être du côté des Turcs ne signifiait pas être contre l'Occident chrétien, surtout pas contre la France. Pour notre auteur il n'était donc pas du tout facile d'insérer avec simplicité l'histoire des Juifs dans le cadre de l'histoire universelle. Cette même difficulté est éprouvée de nos jours par les historiens et les analystes politiques, pris entre le marteau de la Realpolitik et l'enclume des discours, farcis de propagande, certes, mais exprimant aussi les idées universelles de Bien et de Mal, de juste et d'injuste, de moral et d'immoral, qui donnent un sens à nos vies d'homme et de femme éduqués dans une tradition culturelle bien précise. Derrière le style biblique subtilement élusif de Joseph, s'élève l'ombre imposante de la complexité de l'histoire juive, de son dénouement complexe étroitement entrelacé avec l'histoire des autres. Cette complexité Joseph s'est efforcé de l'exposer à sa manière se rendant bien compte qu'il s'agissait d'une entreprise héroïque et qu'il avait peu de chances d'y réussir. 33 Les historiens ont donc extrêmement raison de s'intéresser à la Chronique de notre auteur et de lire entre les lignes de son style biblique élusif non univoque même là où Joseph semble avoir explicitement proposé une histoire pleurnicheuse des souffrances des Juifs dans son Emeq ha-Bakhah. Le titre Emeq ha-Bakhah est aussi une expression biblique élusive. La traduction par Vallée des pleurs n'est pas du tout certaine car l'expression se trouve une fois seulement dans la Bible au Psaume 84, 7-9 dans un pas-
32 Robert Jean Knecht, Renaissance Warrior and Patron. The Reign ofFrancis I (Cambridge University Press, 1994), 329-341, 478-494. 33 Pour un exemple de plus voir Roberto Bonfil, Gli ebrei d'Italia ela riforma: una questione da riconsiderare, Nouvelles de la Republique des lettres 2 (1996), pp. 47-60.
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La Chronique des rois de France et des sultans ottomans de Joseph ha-Cohen sage assez obscur. Seule l'allusion aux pèlerins en route vers Jérusalem est évidente. Voici la traduction que donne de ce passage Jacques Tournay: Quand ils passent au val du Baumier (Emeq ha-Bakhah) où l'on ménage une fontaine, surcroît de bénédictions, la pluie d'automne les enveloppe. Ils marchent de hauteur en hauteur, Dieu leur apparaît dans Sion. 0 Seigneur, Dieu Sabaot, entends ma prière, prête l'oreille, Dieu de Jacob. Il est impossible de dire que ce texte évoque seulement une pleurnicherie. Traverser la plaine par temps de sécheresse est sans doute douloureux mais celui qui puise réconfort dans la foi et dans la prière peut aussi espérer que la fin du voyage sera éminente et qu'un avenir meilleur l'attend. Donc, le pessimisme qu'impose la réalité peut bien se mêler à une note d'optimisme qui suffit à donner courage pour affronter le reste du voyage. Pour les historiens, l'histoire de Joseph peut donc finalement donner l'occasion de soulever plusieurs questions autres que celle de la complexité de la perception de l'identité juive au regard de l'histoire. Paradigme du métier d'historien avec ces sources d'informations jamais sûres et toujours énigmatiques, cette histoire invite à réfléchir sur les enchantements de l'allégorie comme catégorie descriptive sinon proprement herméneutique d'une réalité éludée, comme le soupçonnait aussi Zénon que Marguerite Yourcenar nous a pour un instant séduit à le penser en compagnie de Joseph à Gênes, «pour confronter l'un par l'autre ce monde où nous sommes>>.
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L'ORIENT INTERIEUR A propos de conversions à l'Islam d'occidentaux au xxe siècle Pierre
LüRY
Le propos de ce chapitre serait d'apporter un modeste contribution à un thème général souvent abordé depuis un demi-siècle, celui de l'Islam comme «miroir de l'Occident» 1. Il ressortit à la problématique plus vaste de l'identité culturelle du dit «Occident». En effet, dès lors que l'on détache celle-ci de son socle traditionnel à la fois chrétien et latin, il devient délicat de la cerner dans le temps, dans l'espace et a fortiori dans les définitions d'une philosophie politique quelconque. Mais s'il est difficile de cerner les facteurs qui ont positivement contribué à construire cette identité, il apparaît plus aisé de désigner l'Autre contre lequel l'Occident a eu à réagir, à réfléchir, à se battre parfois. Cet Autre a depuis le haut moyen âge fréquemment pris le visage de l'Islam: en Syrie et Asie Mineure dès le VIle siècle, puis progressivement sur tout le pourtour méridional de la Méditerranée, Sicile et Italie du Sud, Espagne, jusqu'à la vallée du Rhône parfois. L'Islam a donc revêtu un rôle d'ennemi «total», à la fois militaire, économique2, religieux, et plus généralement civilisationnel; en ce sens, il fonctionne jusqu'à ce jour comme un Autre, mais fort différent de l'Hindouisme, du Bouddhisme ou des religions d'autres contrées éloignées de l'Europe. Il ne nous appartiendra pas ici de reprendre, même pour les résumer, les travaux savants ayant analysé les différentes données concernant l'image de l'Islam dans la culture occidentale médiévale 3 . Bornons-nous simplement à quelques remarques générales. Durant le moyen âge, les Occidentaux -y compris les couches les plus cultivées de la population, clercs et aristocrates - sont restés généralement dans une ignorance très profonde des données dogmatiques, cultuelles ou culturelles des sociétés musulmanes. En simplifiant, on peut dire que la société musulmane était décrite comme un reflet inversé de l'image que l'Occident entendait se donner à lui-même. L'Eglise cherchant à diffuser un idéal de respect des lois, de chasteté, on évoque les coutumes musulmanes comme imprégnées de fourberie et de lascivité. Les temps changeront, mais non cette présentation spéculaire elle-même: à l'âge industriel valorisant la libre entreprise, le Musulman est décrit comme paresseux et fataliste, et en une fin de :xxe siècle fondée sur des valeurs individualistes et hédonistes, l'Islam rebute par les comportements grégaires et/ou puritains qu'il est supposé induire. Au moyen âge, le champ de connaissance était balisé, déterminé par la vision biblique du monde. Dans une telle vision, l'Islam ne pouvait trouver une place posi1 Cf le titre de l'ouvrage de J.-J.Waardenburg L'Islam dans le miroir de l'Occident (1962), consacré précisément à la démarche de plusieurs orientalistes islamisants par rapport à l'objet de leur recherches. 2 Du moins selon la thèse de H.Pirenne dans Mahomet et Charlemagne (rédigé en 1935), actuellement affaiblie par nombre de recherches plus récentes tendant à démontrer que les conquêtes musulmanes n'avaient pas affecté profondément les échanges commerciaux . 3 Cf, pour ne mentionner que les plus classiques, N.Daniel, Islam and the West, the Making of an Image, Edimbourg, 1960; et R.W.Southern, Western Views of Islam in the Middle Ages, Cambridge Mass., 1962. La littérature sur ce sujet est fort abondante et se renouvelle régulièrement.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe tive, puisque la venue du Christ-Messie venait clôturer l'histoire, dont l'Apocalypse de Jean détaillait l'accomplissement définitif en une série de séquences visionnaires préordonnées par la Providence. On ne pouvait concevoir l'Islam qu'en le faisant figurer parmi 1'une des trois catégories suivantes: Il pouvait s'agir de Chrétiens hérétiques. Jean Damascène notamment, dans le chapitre 100 de son traité sur les hérésies, voit dans la religion des «Agaréniens» (ou «Ismaélites») un surgeon dérivé de l'arianisme 4• On a également pu les considérer comme des païens, des adorateurs d'idoles. C'est une telle vision que trahit un passage célèbre de la Chanson de Roland5• Ici, un psychanalyste pourrait lire le rejet ambivalent de l'image de l'idolâtre que l'homme occidental avait lui-même été quelques siècles plus tôt- et restait sans doute pour une part, dans les campagnes voire dans les esprits6 . L'Islam pouvait également être perçu comme une dérivation tardive du judaïsme. C'est ce qu'ont suggéré, sous des formes diverses, des intellectuels de haut niveau comme Pierre le Vénérable, Roger Bacon ou Ramon Lull. Pour être complet, on pourrait ajouter une quatrième catégorie, d'ordre eschatologique et renvoyant à l'Apocalypse: celle de l'Islam comme instrument de la vengeance divine. Ainsi la défaite byzantine décisive dans la vallée du Yarmouk en 636 a-t-elle pu être comprise comme la manifestation du châtiment divin contre Héraclius accusé d'avoir aider à propager l'hérésie monothélite7 . Mais l'on sait aussi- bien avant les découvertes de la psychanalyse- combien l'être haï peut précisément être objet de fascination: parce qu'il témoigne d'une partie de nous-mêmes dont nous estimons plus ou moins consciemment avoir été privés. Et c'est ce mécanisme mental que je voudrais illustrer ici à propos des manifestations de fascinations envers l'Islam, plus précisément envers les courants mystiques désignés généralement par le terme «soufisme», et pouvant aller jusqu'à la conversion complète. Cette attirance, notons-le tout de suite, est très récente. On aurait du mal à la retrouver au moyen âge. Les intellectuels européens médiévaux ont fait traduire de nombreux textes à partir de l'arabe, mais c'étaient les textes scientifiques, philosophiques qui les intéressaient. Aucune traduction de traités mystiques n'a à notre connaissance été effectuée; d'auteurs à tendance soufie comme al-Ghazâlî, ce sont ses présentations de la pensée philosophique (avicennienne) qui sont passées en latin. La thèse de Miguel Asin Palacios selon laquelle des passages entiers de Dante auraient été inspirés par des textes d'Ibn 'Arabî a elle aussi du être rectifiée 8 . Quant aux influences de la poésie soufie sur les thèmes de la mystique carmélitaine, elle demeurent des hypo-
4 Cf R. Le Coz, Jean Damascène- Ecrits sur l'Islam, prés., comm. et trad., Paris, Sources chrétiennes, 1992. 5 Cf Y. et Ch.Pellat, «L'idée de Dieu chez les Sarrasins des chansons de geste>>, in Studia Islamica, XX (1965). 6 J.P.Winter,Les errants de la chair, Calmann-Lévy, 1998 (chap. IV «Traumatisme des malbaptisés>>). 7 Cf Ekkehart Rotter, Abendland und Sarrazenen, Berlin et New York, Walter de Gruyter, 1986, p.145 s. 8 Dans saEscatologia musulmana en la Divina Comedia (1919, rééd. depuis), Asin Palacios attribuait des données eschatologiques indiscutablement islamiques à Ibn 'Arabî. Nous savons depuis que ces emprunts proviennent du Liber Scale Machometi, recueil musulman populaire mais non spécifiquement mystique.
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L'Orient intérieur thèses non démontrées à ce jour9• Or le soufisme, phénomène social d'envergure, n'a pu passer inaperçu. Les voyageurs occidentaux dans les pays musulmans ont dû en observer au moins quelques manifestations, et certains érudits comme Ramon Lull ont pu avoir accès à leurs écrits. Si rien du soufisme n'a transfusé dans la culture européenne médiévale- à la différence de ce qui s'est produit dans les milieux piétistes juifs étudiées par G.Vajda et P.Fenton- c'est que cette forme de spiritualité ne correspondait sans doute à aucune attente bien précise. La fascination positive exercée par la spiritualité musulmane - soufisme et poésie persane - est en fait bien postérieure. Elle coïncide avec la réaction suivant l'époque des Lumières et de l'Aufkliirung. L'exemple le plus manifeste de cet attrait est celui de Goethe lui-même. Il était un grand admirateur du prophète de l'Islam: sa première tragédie Mahomet, bien qu'inachevée, soulignait bien la démarche adoptée par le jeune Goethe projetant ses attentes et ses déceptions dans le destin de l'inspiré de La Mecque. Mais le choc principal fut produit par la rencontre en 1814 avec les poèmes de Hâfez, traduits deux années auparavant par Joseph von Hammer. Ce fut une impulsion décisive, d'où surgit bientôt (1819) son West-Ostlicher Diwan: «Je fus obligé de produire, confia l'écrivain, sans quoi je n'aurais pu supporter cette puissante apparition» 10 • Le Diwan de Goethe représente un «à la manière de» bien documenté, mais sans ambition scientifique aucune. Il est le témoignage d'une sorte de gémellité spirituelle et lyrique entre le poète persan et Goethe lui-même. Goethe lui-même ne se convertit pas à l'Islam: il se réclame d'une universalité de la perception poétique qui surplombe les confession sans s'attacher à l'une d'elles. Son attitude concerne cependant directement notre sujet, car l'Islam y joue bel et bien le rôle de miroir 11 . Les travaux de l'orientalisme ont avancé à grands pas durant le XIXe siècle. Ils ont permis au public européen de se faire une idée de plus en plus précise des textes fondateurs de l'Islam, et plus particulièrement ceux de mystique. En 1821, Friedrich Tholuck publie son Ssufismus sive theosophia Persarum pantheistica. Par fragments, des auteurs comme 'Attâr, Hâfez, Rûmî sont publiés dans les principales langues occidentales. Un nouveau type d'attrait pour l'Orient islamique, portant sur la mystique et 1' ésotérisme musulman, se manifesta progressivement. Certains intellectuels européens, non seulement s'y sont intéressés de près, mais ont été jusqu'à se convertir, à s'intégrer dans des confréries, voire en créer de nouvelles. René Guénon, Frithjof Schuon sont les protagonistes les plus connus de ce courant, mais d'autres intellectuels de renom sont à citer également. Il y a là une assimilation, une appropriation parfois qui mérite l'étude. Dans l'ensemble de ce courant «néo-traditionaliste», René Guénon reste incontestablement le personnage le plus marquant, en tout cas pour ce qui est de l'élaboration doctrinale. Ses idées ont été connues dès le début de ce siècle et se sont diffusées discrètement mais de façon continue jusqu'à nos jours. René Guénon est né à Blois en
9 Pour ces questions d'emprunts éventuels, on peut se reporter à l'article synthétique et documenté de Michel Chodkiewicz > (conférence aux Encounters in the Mediterranean, mai 1997) et «How Traditional are the Traditionalists? The Case of the Guénonian sufis>> (Aries XXII, 1998). Cf par ailleurs le numéro spécial de la revue Connaissance des Religions (oct. 1999) consacré à Schuon. 14 Le shaykh al-' Alawî (ou Ben' Alîwa, 1869-1934) était un maître spirituel algérien renommé de la tradition shâdhilie, dont l'enseignement éclairé attirait de grands nombres de disciples, dont plusieurs Européens (cf. M.Lings, A Moslem saint of the twentieth century: Shaikh Ahmad al- 'Alawî, Londres, 1961; trad. fr. Un saint musulman du 20e siècle, le cheikh Ahmad al- 'Alawi, Paris, 1967). On ignore pourquoi Guénon n'a pas conseillé à Schuon de rencontrer son propre shaykh, remarque M.Sedgwick. 15 Influent en Iran sous Je régime impérial, il est installé actuellement aux Etats-Unis où il enseigne à l'université de Philadelphie, dirige la Foundation for Traditional Studies ainsi que la revue Sophia. 16 Cf par exemple les deux premiers chapitres du recueil de M.Vâlsan L'Islam et la fonction de René Guénon, Paris, Les Editions de l'œuvre, 1984. 17 Il rêva sa propre investiture «'alawienne>>, en présence de tous les prophètes ainsi que du Bouddha Amithaba (cf les deux articles de M.Sedgwick cités à lan. 12).
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe Des débats doctrinaux eurent lieu ensuite autour de points plus précis de doctrine et de discipline. Schuon admettait une certaine validité de l'initiation chrétienne, c'est à dire des sacrements et plus particulièrement du baptême, comme étant dotés d'une efficacité potentielle même en l'absence d'une tradition initiatique confirmée- idée que Guénon rejetait, tout en admettant quant à lui une validité potentielle des rituels maçonniques. Plus tard, Schuon fut attiré par des rites amérindiens - une des raisons semble-t-il de son émigration aux Etats-Unis. Non seulement il participa à de tels rituels, mais en aurait dirigé personnellement. Pour ces diverses prises de position, il fut accusé de syncrétisme. Plusieurs disciples rompirent avec lui. Ainsi M.Vâlsan et autour de lui une communauté de Soufis français s'en tinrent-ils à l'adhésion à un Islam traditionnel strict. Frithjof Schuon fut par ailleurs accusé de laxisme dans l'application de la Loi musulmane: il n'aurait pas exigé de tous ses disciples un respect strict du jeûne du mois de Ramadan, des heures des prières rituelles, voire de l'abstention de boisson alcoolisées. Il aurait autorisé des «mariages verticaux» se superposant aux liaisons conjugales civiles. Contrevenant aux interdits traditionnels de l'Islam, il aurait admis la possibilité de garder secrète l'adhésion à l'Islam, aurait admis un rôle liturgique ou rituel des icônes, dont il a peint certaines, et aurait pratiqué une forme de nudité sacrée ... Par suite, les courants soufis issus de la mouvance guénonienne éclatèrent en plusieurs groupes très différenciés voire rivaux: La Maryamiyya, surtout répandue aux Etats-Unis, en Europe du Nord, en Suisse. Les Guénoniens «de stricte observance», qui s'étaient regroupés autour de M.Vâlsan, et qui s'éparpillèrent en plusieurs sous-groupes après son décès. Des congrégations latérales: ainsi la Ahmadiyya de 'Abd al-Wâhid Pallavicini. Ce dernier, après une recherche spirituelle dans le sens proposé par Guénon, se convertit à l'Islam soufi en 1951. Mais il se sépare de Schuon sur la question de la validité des rites chrétiens. En 1971, il rencontre à Singapour un shaykh de la Idrîsiyya 18 qui lui confère une ijâza, malgré les importantes divergences doctrinales qui séparaient les deux hommes. De retour en Europe, il attire autour de lui un groupe d'Italiens et de Français numériquement peu nombreux, mais culturellement actifs. Il occupe de ce fait un rôle assez médiatique en Italie, où il tend à représenter les Musulmans italiens en de nombreuses occasions. Venons-en maintenant à la nouveauté même, toute paradoxale, de ce courant dit «traditionaliste». A l'évidence, ces confréries nouvelles, ou renouvelées, présentent une physionomie propre à notre :xxe siècle occidental. Malgré leur souci de se raccrocher à une Tradition immémoriale, à capter les rituels soufis anciens et les expériences spirituelles qu'ils sont censés induire, leur physionomie diffère profondément de celle des autres confréries issues des sociétés islamisées de longue date et attachées à un tissu social musulman plus classique. Certes, l'observance de la Loi est globalement respectée chez ces nouveaux convertis. Parfois même, on observe le désir de faire plus, mieux que les Musulmans «de souche». Mais intervient ici un facteur décisif de différenciation, qui est précisément l'attachement aux idées guénoniennes. En entrant en Islam et dans une confrérie soufie déterminée, le converti entend se rattacher aussi à
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Confrérie moderne, issue de 1' enseignement de Ahmad ibn Idrîs (1760-1837), visant à revenir à la pureté du soufisme des origines. Cf à son sujet l'ouvrage de R.S. O'Fahey Enigmatic Saint. Ahmad ibn Idris and the Idrisi Tradition, London, Hurst & Company, 1990.
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L'Orient intérieur une Tradition immémoriale qui dépasse de loin le phénomène historique de l'apparition de la Communauté, la umma musulmane. Sa foi s'insère donc dans une optique universaliste. Une telle attitude est bien sûr parfaitement pensable en Islam, où l'on considère le prophète Muhammad comme le dernier chaînon d'une suite de figures prophétiques prêchant une doctrine unique depuis les origines de l'humanité. Les Soufis eux-mêmes considèrent que Muhammad était porteur d'un savoir métaphysique qui venait confirmer et prendre le relais en quelque sorte de celui qui commençait à dépérir dans les sociétés chrétiennes. Mais la présence de ce cadre de pensée universaliste proposé par Guénon représente néanmoins un élément nouveau. Guénon lui-même se sentait visiblement en résonance particulière avec l'hindouisme. La conversion à l'hindouisme étant impossible, il devint musulman, comme seconde alternative. S'il put écrire qu'il ne s'était jamais converti, c'est en raison de ce caractère relatif quoiqu'indispensable selon lui- que revêtent les formes religieuses confessionnelles. Par voie de conséquence, on remarque une tendance chez les Soufis européens à penser en fonction des idées traditionalistes exposées par Guénon, et une référence beaucoup plus rare au hadîth ou à la Tradition musulmane de façon générale. Le livre L'Islam intérieur- La spiritualité universelle dans la religion islamique19 de 'Abd alWâhid Pallavicini est un bon exemple de cette tendance: les références au patrimoine soufi ou prophétique musulman y sont exceptionnelles. De ce fait, les shaykh-s occidentaux (comme Pallavicini) sont souvent critiqués par des Musulmans de souche pour leurs connaissances jugées insuffisantes en langue arabe ou en droit musulman. Un apprentissage de la langue du Coran, des textes du hadîth, du droit et du des doctrines mystiques demande au bas mot une dizaine d'année de travail intensif. Cela n'ébranle pas nombre de ces convertis: ils surplombent en quelque sorte la tradition musulmane exotérique, la ré-expliquent parfois. Ils se mêlent du reste plutôt peu avec les Musulmans issus de l'immigration. Une autre caractéristique de ces courants néo-soufis est leur critique systématique du monde moderne au nom d'une métaphysique- et non simplement d'un ordre moral, comme peuvent le faire les conservateurs musulmans ordinaires. Leur discours diffère en effet sensiblement des diatribes lancées par les idéologues musulmans contre l'Occident impie. En ce sens, il s'agit effectivement d'un courant nouveau, qui n'est compréhensible que dans le cadre d'une Europe occidentale saturée de scientisme et d'idéal de progrès matériel progressivement déçu. Cet essai de récupérer dans le patrimoine spirituel d'une autre culture des éléments dont des Européens se sont senti privés est une attitude, à sa manière, profondément moderne. Nous passerons ici sur les tentatives de récupérer le traditionalisme de type guénonien de la part d'idéologies politiques, notamment entre les deux Guerres (cf la sympathie que manifesta Julius Evola pour les idées guénoniennes): elles sont tout à fait extérieures à notre présent propos. Complètement à l'écart des considérations de type politique, Guénon a pu manifester dans sa correspondance son rejet total des mouvements fascisants, comme celui de Codreanu en Roumanie. Remarquons simplement combien peu les néo-Soufis européens s'intéressent au sort politique et social concret des populations musulmanes et à ses déchirures actuelles. L'actualité est lue à travers le prisme d'une métaphysique -le monde est pour les Soufis placé sous la tutelle d'une hiérarchie cachée de
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Version italienne éditée en 1991, trad. fr. aux éditions Christian de Bartillat en 1995.
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L'Orient dans l'histoire religieuse de l'Europe saints- et d'une eschatologie- les Musulmans pervertis subiront le même sort que les Occidentaux qu'ils imitent 20 . Une autre caractéristique de ces nouvelles confréries est, en dépit de ce qui a été dit plus haut à propos de la Maryamiyya, leur attachement au rite. La valorisation des initiations et des investitures est considérable. Ainsi, après le décès de Michael Vâlsan en 1974, une recherche inquiète a-t-elle eu lieu chez les disciples afin de trouver un autre Maître «agréé», ayant bénéficié d'une initiation «régulière». L'histoire du soufisme classique montre que même les grands spirituels de l'Islam n'ont pas toujours été très à cheval sur l'aspect proprement rituel de la transmission. Des ijâza, tout comme des manteaux d'initiation (khirqa) ont pu être délivré en grand nombre par le passé, y compris à de simples disciples «de passage». I.Aguéli, F.Schuon ou A.W.Pallavicini eux-mêmes n'ont pas obtenu leurs ijâza-s après des séjours prolongés et intimes auprès de leurs Maîtres respectifs. Nous trouvons là sous-jacente une conception de l'efficacité du rite qui n'est pas sans évoquer, de loin, celle de la succession apostolique dans le christianisme d'Eglise. Partout, les néo-Soufis insistent sur la nécessité d'obéir à la Loi (prières, jeûne, pèlerinage) même si, nous l'avons vu, ils en allègent ou simplifient parfois le contenu. Ce réinvestissement de la Loi, que Saint Paul avait jugée jadis abolie, est aussi à souligner. Elle constitue un phénomène neuf et révélateur en cette fin de :xxe siècle, et pose de façon renouvelée la question de la nécessité de la Loi comme support de 1' expérience plus intime que, faute d'un meilleur terme, nous appelons mystique. Que pouvons-nous conclure des modestes considérations qui précèdent? Le succès des ouvrages de Guénon et des auteurs de son école - une centaine de titres importants, traduits en de nombreuses langues - montre bien que ces conversions sont la manifestation extrême d'un courant profond de contestation de la culture contemporaine. Certes, numériquement, «statistiquement», il ne s'agit pas d'un mouvement de masse. La plupart des lecteurs de Guénon ou de Schuon ne se convertissent pas à l'Islam- à noter du reste qu'il existe des guénoniens chrétiens, maçons ... ou simples «électrons libres». Il est cependant hors de doute que ces idées correspondent à l'une des manières de se relier à une Sophia perennis à la fois immémoriale dans le temps et universelle dans l'espace- ce qui semble un besoin culturel voire simplement psychique essentiel en ce siècle. Mais pourquoi spécialement l'Islam, et pourquoi le Soufisme? Ici nous rejoignons la question posée au début de ce texte sur le regard spéculaire porté par les occidentaux sur l'Islam en général. L'Islam, nous l'avons vu, est souvent identifié à 1'Autre complet, à 1'Adversaire. De ce fait, il peut devenir un étendard du refus: 1' attitude des Black Muslims aux Etats-Unis, ou du terroriste Carlos converti au Soudan en sont des illustrations. Il propose un visage renouvelé de l'Orient, celui qui dit «non>>, qui devient l'emblème de la résistance contre une modernité omniprésente, estimée totalitaire. A ce refus, les guénoniens fournissent un soubassement doctrinal, une dimension métaphysique. Ils l'éloignent de la politique, et le recentrent sur la culture.
20 Une mention à part peut être fait à la confrérie organisée par lan Dallas, alias 'Abd al-Qâdir al-Murâbit. Se situant au départ dans la mouvance de l'enseignement du shaykh al-'Alawî, elle se constitua en une communauté socialement fermée, politisée, visant à l'islamisation de l'Europe de façon explicite et faisant usage d'un discours souvent polémique et agressif (cf C.-A. Keller, «Le soufisme en Europe occidentale>>, dans Studia Religiosa Orientalia I, Peter Lang, 1995, p.370 s.).
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L 'Orient intérieur
Un tel Orient est au fond un symétrique de celui des orientalistes qu'Edward Saïd accusait d' «essentialiser» pour mieux le disqualifier au regard de la rationalité unique, celle de l'Occident conquérant21 . D'une façon analogue, le courant guénonien «essentialise» lui aussi une culture, une société et son passé. Il réinterprète des données religieuses dans une reconstruction qui, tout en voulant rester spirituelle, n'en est pas moins éminemment idéologique dans sa façon de dénoncer la modernité. Sa force réside dans son refus de se placer dans le champ des concepts occidentaux; sa faiblesse dérive, corrélativement, de cette même position qui le place en dehors du champ de l'observation inductive, de l'évolution des idées. Ses conceptions sont «irréfutables» en ce sens qu'elles parlent d'un lieu métaphysique qui lui est propre, du haut de ses propres axiomes; en même temps, elles se situent en dehors des débats de la société contemporaine. Nous avons affaire à une manière d'exode, à un exode intérieur. A la différence de la fuite hors d'Egypte sous la conduite de Moïse, ou de l'Hégire de Muhammad, celui-ci ne prend pas ou peu corps dans des organisations sociales et communautaires. Son aventure est autre, apparemment; s'agissant de traverser, de rentrer dans le Miroir, à l'intérieur d'une radicale Altérité.
21 Cf son fameux Orientalism (New York, Vin tage Books, 1979; trad.fr. L'Orientalisme: l'Orient créé par l'Occident, Seuil, 1980). Pour la critique proprement musulmane de l'orientalisme, v. Ekkehard Rudolph, Westliche Islamwissenschaft im Spiegel muslimischer Kritik, Berlin, Klaus Schwarz Verlag, 1991.
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BIBLIOGRAPHIE CHACORNAC Paul, La vie simple de René Guénon, Paris, Editions Traditionnelles, 1958. CHODKIEWICZ Michel, >, in Studia Islamica, XX (1965). ROBIN Jean, René Guénon- Témoin de la Tradition, Paris, Guy Trédaniel, 1978. ROTTER Ekkehart, Abendland und Sarrazenen, Berlin et New York, Walter de Gruyter, 1986. SERANT Paul, René Guénon, Paris, La Colombe, 1953. SEDGWICK Mark, (conférence aux Encounters in the Mediterranean, mai 1997) et , Aries XXII, 1998. SOUTHERN Richard W., Western Views of Islam in the Middle Ages, Cambridge Mass., Cambride University Press, 1962. V ALSAN Michel, L'Islam et la fonction de René Guénon, Paris, Les Editions de l'Œuvre, 1984. WAARDENBURG Jean-Jacques, L'Islam dans le miroir de l'Occident, La HayeParis, Mouton, 1962.
INDEX GENERAL
Aaron 66, 66 n.60. Abbasside 169sqq. Abd Allâh al-Hâshimî 169. Abd al-Qâdir al-Murâbit voir Dallas, lan. Abd al-Rahmân 'Elîsh al-Kabîr 214. Abeddara 66. Abel, A. 170 n.39. Abgar 55, 57sq. Abinadab 68. Abraham 38, 44, 92, 134. Abû Bakr 184sq., 185 n.146 et n.151, 186, 187 n. 168, 175. Abû 1-Fidâ Ismâ'îl178, 182. Achaïe 15 n.131. Achille Tatius 8. Acropole 55. Actes des Apôtres 101, 116. Adam 122,124sqq., 127 n.36. Addison, Joseph 168 n.22. Addison, Lancelot 179, 180, 180 n.102. Adrastea 133 n.6. Adriatique 5. Aelius Aristide 1, 7. Afrique, africain(s) ... 9, 51, 62. Aguéli, Ivan-Gustav 214, 218. Ahasverus 155sqq. Ahmad ibn Idrîs 216 n.18. Ahmadiyya 216. Aiôn 18. Â'isha 174 n.63, 179, 184sq. Alabanda 14 n.116. Alawî (al-) Shaykh 215, 215 n.14, 218 n.20. Alep 60. Alexandre 2, 8, 55 (Alexandre, frère de Léon VI), 175 n. 77. Alexandre du Pont 168. Alexandrie, (néo-) alexandrin(s) ... 14 n.120, 15 n.127, 15 n.128, 20 n.169, 22, 22 n.188, 23 n.l93, 78, 131sqq. Alfaric, P. 109.
Alfonsi, Pedro 170 n.37. Algérie 215. Allemagne 88, 98, 114, 155 n.7. Alliette 134, 136. Almond, P. 165. Alverny, M.-T. d' 170. Arnasée du Pont 54 n.15. Ambroise (de Milan) 21 n.178, 24. Arnérique(s) 90. Ammien Marcellin 9, 22 n.l87. Ancien Testament 25, 53, 65, 91, 171. Ancona, Alessandro 165. Anderson,G.K. 153sqq., 158. Andrae, T. 186 n.l61. Andrea Doria 206sq. Andromède 45. Andros 14 n.116. Angleterre 88, 98, 135, 155, 155 n.7, 157. Annali dell'Jslam 186. Anquetil-Duperron 132, 140sqq. Antéchrist 79. Antin, P. 38 n.7. Antioche, antiochien(s) ... 11, 14 n.120, 15 n.l28, 21 n.l80, 22, 37, 40, 41, 54, 166. Antoine 42sq., 83. Apollinaire, Guillaume 81 n.43. Apollon 4 n.35, 91. Apollonios de Tyane 26 n.222. Apologia 169. Apulée 24. Aqaba 7 n.51. Aquilée 37. Arabie,arabe(s) 17 n.144, 51sqq., 55, 61 n.38, 73sq., 93sq., 123 n.17, 134, 165sqq. Aragon 173. Aragona, Tullia d' 201. Aram, araméen 18, 25, 122 n.8. Arcadius 59. Arculphe 52,60. 221
Index Aréthas 66, 66 n.60, 67. Aréthas de Césarée 54. Arianze 55. Aristarque 91. Aristote 123 n.ll. Arius 165 n.3. Arménie, arménien ... 155,167. Artaud,A. 18. Asella 44. Ashot III d'Arménie 56, 61. Asie Mineure 5, 15 n.l30, 22, 96, 211. Asie, asiatique(s) X, 4, 5, 12, 13, 14, 15 n.132, 51, 90, 142sqq. Asin Palacios, M. 212, 212 n.8. Assyrie, assyrien(s) ... 150. Athanase, athanasien ... 42. Athènes 87, 89. Attâb b.Asîd 185sq. Attâr 213. Attis 6 n.47. Augsbourg 155, 159, 166 n.4. Auguste 5, 5 n.41, 10, 12, 16, 25 n.216. Augustin 39, 47sq., 48 n.84. Aurélien 2 n.6, 8, 9 n.73, 17 n.l49, 19, 19 n.161, 20, 20 n.170, 21, 21 n.173. Avesta 132sq., 140sqq., 146sqq. Avidius Cassius 10. Baader, Franz von 133 n.6. Baal19, 21 n.174. Babylone, babylonien ... 18 n.158, 44, 87, 103, 150. Bacchus, Bacchanales ... 5, 7 n.54, 94. Backwell, Thomas 96sq. Balbilli 20 n.165. Bâle 115. Balkan, balkanique ... 5, 14, 22. Balthazar 205. Barâ' (al-) b. Ma 'rûr 171, 171 n.44, 178. Barak 200. Barbare(s) 6, 7, 10, 15 n.130, 16, 27, 60. Barberousse 203sqq. Baron, Salo W. 197. Basile 6 n.43 (de Césarée), 40 (le Grand), 54 n.15 (Basile 1er), 59 (Basile 11), 60 (Basile 1), 62sqq; (Basile II). Batacès 13 n.105. Baudier, Michel177sqq. 222
Bauer, F.C. 116. Bauer, W. 111. Bayle, Pierre 167, 167 n.19. Bayreuth 135 n.l9. Bêl20 n.170, 21, 21 n.173. Belayche, N. 81 n.43. Bellone 16 n.133. Benjamin 45. Bentley, Richard 92. Béqâa 14 n.120. Bérard, Victor 93. Bernai, Martin 88. Beth Shean 17 n.141. Béthanie 66. Bethléem 37, 40, 42, 44, 48, 66. Beyrouth 12, 56. Bhabha, H. 161sq. Bhagavata-Purana 142, 144sqq. Biasi, P.-M. de 82 n.47. Bible, biblique ... VII, 37sqq., 44sqq., 72,87-98,148,157,205. Bibliothèque orientale 180. Bishrb. al-Barâ' b. Ma'rûr 169sqq., 171 n.44. Bithynie 5, 10. Black Muslims 218. Blois 213. Bloomington (Indiana) 215. Bochart, Samuel 93. Bogan, Zachary 91. Bonatti, Guido 155sqq. Bonn 140. Bopp, E. 139, 146, 150. Bornkamm, G. 114. Bosphore 53. Bossuet 93sq. Boucoléon 57. Bouddha Amithaba 215 n.17. Bouddhisme, bouddhiste(s)... 76, 142sqq., 211. Bouilhet, Louis 71 n.1, 75, 83. Boulainvilliers, Henri de 181. Bouvard 71. Bowman,F.P. 77. Brague, R. 87. Brahmane(s) 7, 139sqq. Braudel, F. 207. Bretagne, breton(s) ... 15 n.130. Brosses (de) 91 n.18
Index Brown, P. 48. Bruneau, J. 72, 72 n.l3. Brunetto Latini 166. Buaben, J.M. 187 n.172. Buddeus, Johannes 92 n.19. Buhl, Franz 187. Bukhârî (al-) 174. Bultmann, Rudolphe 108sqq., 113sqq. Burckhardt, T. 215. Burkert, W. 88. Burnouf, Eugène X, 139sqq. Bush, G. 184. Byron, Lord 72. Byzance, byzantin(s) ... 51-68, 155, 167 n.14, 177,212.
Cadmos 6. Caetani, Leone 186sq. Cahiers de Jeunesse 104. Caïn 122 n.10. Cakyamouni 142sqq. Caligula 21, 22. Cambini, Andrea 203. Cambridge 91sq. Campanie 13. Canaan 93. Cappadoce 41, 55. Cappel, Louis 92 n.19. Caracalla 20 n.165, 20 n.169. Cariath Sepher 45. Carie 14 n.l16. Carin 21 n.174. Carlos 218. Casaubon, Isaac 131. Casaubon, Meric 91. Cassian 40. Castillo inexpugnable de la fee 174. Catholicisme 161. César 4sqq. Césarée 6 n.42, 62, 66. Ceylan 140. Chalcis (Désert) 39, 40, 41. Chalkopraeia 61 n.37. Champollion 150. Chankaracharya 214. Chanson de Roland 212. Chariton 43. Charlemagne 155sq.
Charles V 205 n.25, 206sqq. Charybde 93. Chine, chinois ... 91, 94, 134. Chios 97. Christ (Jésus), christianisme, chrétien(s), 1 n.1, 2 n.5, 2 n.8 et n.9, 3 n.14, 6 n.43, 8 n.65, 17 n.142,21, 23, 24, 24 n.201, 24 n.207, 37sqq., 45sqq., 51sqq., 56 (Christ de la Chalkè), 75, 77sqq., 92, 101sqq., 123sqq., 154sqq., 165sqq., 196sqq., 212. Christine (reine) 93. Christophe 58. Chronica Majora 172. Chronique des rois de France et des sultans ottomans 197sqq. Chrysotriclinos 58. Chypre 55. Cicéron 3, 10, 25, 39. Cilicie, cilicien(s) ... 10, 55, 57. Cimbre(s) 13 n.105. Cirta 18 n.155. Cité de Dieu 39. Claude 10. Clément 54 n.15. Cléopâtre 14 n.113. Clio 202. Cluverus, Johannes 167 n.19. Coarelli, F. 15 n.126. Codreanu 217. Cœur simple (un) 71, 76, 82sq. Colet, Louise 71 n.l. Collège de France 139sq., 145sqq. Commentaire sur le Yaçna 140, 142. Commode 20, 22. Compagnie de Jésus 123. Concarneau 71. Concorde 122sqq. Confucius X. Constance II 8 n.64. Constantin IX Monomaque 53 n.14, 59. Constantin VII Porphyrogénète 54 n.15, 55, 57sqq., 60, 63sqq, 66sq., 67 n.65, 67 n.68. Constantin VIII 59. Constantin, constantlnien 11, 19 n.161, 21 n.173, 25 n.214, 47, 52,52 n.9, 58. Constantinople 41 n.36, 51-68, 122 n.9, 165 n.3, 204sqq. 223
Index Conte oriental72 n.13. Contrat social95. Conzelmann, H. 114. Cook, M. 178 n.94. Coomaraswamy, Ananda K. 215. Coran, coranique ... 1,123 n.17, 170, 174 n.65, 180. Cordoue 166. Corpus Hermeticum 131sqq. Corybantes 6 n.47, 26. Couchoud, P.-L. 109. Court de Gébelin, Antoine 133sq. Cox,G.W. 81 n.43. Cox,P. 38. Crète 93, 96. Creuzer,F. 78, 78 n.34. Croese, Gerard 92 Croisset 71sqq. Cullmann, O. 114sqq. Cultes païens 4. Cumont, F. 3sqq., 13 n.106. Cuvillier, E. 101 n.2, 108, 113. Cybèle 13, 14, 15, 16, 16 n.133, 21. Cyclades 14 n.116. Cyrille de Scythopolis 44 n.53.
Dacier, Anne 95sqq. Dagron, G. 53. Dallas, lan dit 'Abd al-Qâdir al-Murâbit 218 n.20. Damas 122 n.9, 127 n.36. Danemark, danois ... 187. Daniel 52. Daniel, N. 165, 174. Dante 155, 212. Daphné 10 n.80. Darius 8. Darmesteter, J. 139, 147. Darwin, darwinisme 72. David 64 n.49, 53, 66, 67sq. David,J.-M. 12 n.101. De astronomia tractatus X 155. De Diis Syris 90. De legibus hebraeorum ritualibus 90. Debora 198, 200sqq., 204. Decline and F ali of the Roman Empire 182. Dei gesta per Francos 166. 224
Delphi Phoenizantes 91. Déluge 126. Demonstratio Evangelica 93. Denys d'Halicarnasse 7, 14. Désidérius 47. Desvergers, Noël183. Dévanagari 140. Diadoque 12. Dialogues philosophiques 72. Dibelius, Martin 109, 114. Dickinson, Edmund 91. Diderot 90. Didym 42. Dioclétien 9 n.70, 11, 18, 18 n.155. Dion Cassius 5, 6 n.43, 10, 17. Dionysos 4, 4 n.35, 5, 6 n.47, 8, 8 n.65, 16, 17, 22. Disraeli, Benjamin 75. Dogler,F. 62 n.40. Donner, F. 187. Dordrecht 92. Doré, Gustave 153 n.3. Doura Europos 11, 11 n.95. Druide 134. Druse(s) 75. Dubourdieu,A. 13 n.110. Duport, James 91. Dupront, A 94. Ecole Pratique des Hautes Etudes 101, 113sqq., 139 n.2, 147. Ecosse 135. Edesse 55, 56 n.16, 57, 61, 66. Egérie 44. Eglise primitive (l') 107sqq. Egypte, égyptien(s) ... 2 n.8,2 n.9, 2 n.ll, 5, 6 n.47, 7, 7 n.54, 8, 9, 10, 12, 13 n.104, 15 n.126, 16 n.133, 19 n.159, 22, 22 n.189, 23,23 n.190sqq., 24, 25, 25 n.214, 26, 37, 40, 41sqq., 47, 67 n.66, 71, 87,91, 94, 96, 131sqq., 159 n.25, 205, 214. Ehlert, T. 165. Eichhorn 88. Eitzen, Paul von 157. Elagabal17, 17 n.146, 19, 19 n.161, 19 n.162, 22. Eldorado 8.
Index Eleusis 4, 25. Elie 126, 127 n.36. Eliot, T.S. 154. Eloge de Rome 1. Elsner,J. 45. Embrico of Mainz 165, 168. Emeq ha-Bakha 197sqq. Emerson, R.W. 214. Emèse, émésien(s) ... 8, 18, 19, 20. Encyclopaedia of Islam 165. Enoch 127 n.36. Enquiry into the Life and Writings of Homer (An ) 96. Ephèse 55, 57. Epicure 175. Erpe, Thomas van 178 n.93. Erpenius 93. Esau 206. Esdras 44. Esneh 71. Espagne, espagnol(s) 166sqq., 174sqq., 205sqq., 211. Esprit des lois (l') 95. Essai sur le pâli 140. Essai sur les origines du Roman 94. Essais orientaux 147. Essay on the Original Genius and Writings of Homer 97. Essénien 73sqq. Esther 206. Etats-Unis 215, 215 n.15, 218. Ethiopie, éthiopien(s) ... 8, 9 n.74, 17, 17 n.144, 155. Ethiopiques 8, 8 n.59. Etienne 60. Etrusque(s) 7. Etudes sur la langue et sur les textes zend 142. Eulogius 166sq. Euphrate X, 7, 11. Eusèbe 47, 52. Eustochium 38, 40, 41 n.34. Euthyme 54. Evagre d'Antioche 39, 41. Evagre le Pontique 40. Evangiles 6 n.43, 37sqq., 74, 79sqq., 101sqq. Eve 126. Evola, Julius 217.
Ewald 148. Ezéchiel 96.
Faivre, A 126 n.27. Fall of Princes 166. Fénelon X, 95. Fenton, P. 213. Finlande 160sq. Firmicus Maternus 4 n.29. First State of Mahumedism ... 179. Flaminius 5. Flaubert, Gustave 71-83. Flaubert-Fleuriot, Caroline 71 n.l. Flaviens 10. Flavius Josèphe 6 n.42, 16, 25, 74, 198. Fleury, Claude 93sqq. Florence 204. Florentinus 44. Flügel, Gustav 185. Foerster,D. 98. Foresti, Jacopo 203. Formegeschichte 114. Foundation for Traditional Studies 215 n.15. Fourmont 96. Franc maçonnerie 135sqq., 214. France, français ... 88, 155 n.7, 159sqq., 168sq., 177, 194sqq. Franco, Veronica 201. François 1 207sq. Frank,T. 15 n.124. Fréret, Nicolas 90. Freud, Sigmund 118 n.72. Frey, M. 19 n.162.
Gabaon (Gabala) 56, 62. Gabinius 10 n.81. Gabriel (ange) 167. Gagnier, Jean 181. Galgala 45. Galilée, galiléen(s) ... 8 n.65, 24 n.207, 45, 66, 76. Galland, Antoine 180. Gallop,D. 38. Gange 149. Garizim 45.
225
Index Gaulois 2 n.8, 7, 10 n.77, 73, 94, 125 n.24. Gautier de Compiègne (Waltherius) 168. Gautier, Théophile 71 n.1, 72. Gaza 43. Geertz, c. 160. Gênes 173, 198, 207. Gennep, A van 94. Geographia Sacra 93. Geoltrain, P. 113sqq. Georges Maniakès 57sqq., 61. Gerald of Wales 166. Geremek, B. 159. Germain(s), germanique ... 2 n.8, 141. Geschichte der Araber 185. Geschichte der islamischen Volker 185. Ghazâlî (al-) 212. Gibbon, Edward 182. Giovio, Paolo 198, 202sqq. Gitan(s) 159 n.25. Glubb, J. 187 n.169. Gnose (la) 214. Goethe 87, 213sq. Goguel, M. 102, 107sqq. Golgotha 51sq. Golius, Jacobus 178 n.93. Goncourt, Jules de 71 n.l. Gonzalo de Arredondo y Alvarado 174. Gordien III 7. Gi:ittingen 98, 148. Grande Encyclopédie 90. Grèce, grec(s) X, 1sqq., 42, 45, 88-98, 134, 141, 177sq. Grégoire de Nazianze 6 n.43, 41, 55, 57sq., 63, 63 n.47, 64. Grégoire le Référendaire 55. Grégoire le Théologien 67. Grévy, Jules 113. Grodzynski,D., 2. Grotius 96. Grottanelli, C. 159 n.24 et n.25. Guazo, Marco 203. Guénon, R. X, 136, 213sqq. Guérin du Rocher 93. Guggenheim, Y. 157sq. Guibert de Nogent 166. Guicciardini 202. Guignebert, C. 102 n.3, 110. 226
Guillaume de Boldensele 51. Guillaumont, A 37. Guizot 142.
Hadrien 21 n.175, 23 n.191. Haekel, Ernest 72. Hâfez 213. Hagar 205. Halkin, F. 63 n.48. Hammer, Joseph von 213. Hannibal 5 n.38. Haran 57. Harel-Bey 72 n.13. Hârith (al-) b. Kalada 184. Harnack, A von 111. Havet, E. 113sqq., 117 n.71. Hébreu(x), hébraïque ... 17 n.144, 40, 87-98, 105sqq., 122sqq., 196sqq. Hécate 4 n.35, 26. Hegel, hegelien 80. Heidegger, Martin 115. Hélène 52 n.10. Héliodore d'Emèse 8, 8 n.59. Héliogabale d'Emèse 21 n.173. Héliopolis, héliopolitain(s) ... 20. hellène, hellénisé, helléniste ... 5sqq., 10sqq., 16sq., 23, 25, 116. Hepp, N. 87. Héraclite de Pont 7. Héraclius 51sqq., 59, 212. Herbelot, Barthélemy d' 180, 180 n.106. Herbert of Cherbury 78. Herculanum 9 n.74. Hercule 91. Herder, Johann Gottfried 98, 132sqq. Heretic and Hero 165. Hermann, Wilhelm 108. Hermès 94. Hermès Trismégiste 131sqq. Hérodès 16. Hérodias 71-83. Hérodote 8. Hérodote historien du peuple hébreu sans le savoir 93. Heyne 92, 98. Hiérapolis 56, 66. Hilarion 42sqq. Hildebert de Lavardin 165 n.4.
Index
Hindouisme 211, 214. Hiram 135sqq. Hisma 7 n.51. Histoire des origines du christianisme 104sqq. Histoire Critique de la République des Lettres 92sq. Histoire d'Auguste 8, 10, 16, 19 n.161, 20, 22, 23, 24. Histoire d'Israël 82. Histoire de la création des êtres organisés... 72. Histoire de la religion des anciens Perses 141. Histoire du peuple d'Israël104sqq. Histoire générale de la religion des Turcs 177. Histoires Naturelles 9. Historia Ecclesiastica Veteri Tetamenti 92 n.19. Hodgson, M. 142. Hollande 88, 93, 157. Homère 87-98. Homeri Gnomologia 91. H omeros H ebraios 92. Homerus Hebraizon 91. Homo mediterraneus 73 Horace 12. Houard de la Motte 95 n.40. Huet, Pierre-Daniel 93sq. Hugo, Victor 72.
Iacobus ab Aquis 174. Ibn 'Arabî 212, 212 n.8. Ibn al-'Amîd, Jirjîs al-Makîn 178, 178 n.93, 179, 182. Ibn Hishâm 168. Ibn Ishâq 168sqq., 173sq. Idrîsiyya 216. Ignace 54. Ignace de Loyola X. Ijâza 214 sqq. Iliade 88sqq. Ill y riens 11. Inde, indien(s) ... X, 7, 8, 8 n.65, 17, 94, 134, 139sqq., 175 n.77. Indra 143. Indus 149.
Introduction à l'histoire du buddhisme indien 142. Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues 214. Ionie 14. Iphigénie 92 n.19. Iran, iranien (voir aussi Perse) 139sqq., 215 n.15. Irlande 135. Isaac 92 n.19. Isabelle de Castille 207. Ishmael205. Isis 16, 23, 23 n.193, 24 n.209. Islam intérieur... 217. Islam, musulman(s) ... X, 61sq., 75, 87, 123 n.17, 165sqq., 211sqq. Israël 63, 65, 67, 89sqq., 198sqq. Issos 14 n.120. Istoria de Mahomet 166. Italie 5, 7 n.50, 10, 23 n.193, 155, 155 n.7, 197sqq. 211. Ithaque 92. Iulius Anicetus 19.
Jacob 209. Jacobus de Voragine 173. Jaffa 45. Jaïr 92 n.19. Jannâbî (al-) Mustafâ b. al-Hasan 178, 182. Janus 125. Japhet 125 n.24. Jean 156. Jean Baptiste 54sqq., 59, 62, 67sq., 72sq., 76sq., 80sqq. Jean Chrysostome 63, 63 n.47,64. Jean Comnène 65. Jean Damascène 212. Jean Tzimiskès 56sq., 59,61sq., 67. Jephté 92 n.19. Jéricho 63, 73, 92. Jérôme X, 37sqq. Jérusalem 6 n.43, 43sqq., 47sq., 51sqq., 62, 68, 72sqq., 87, 89, 112, 121 n.1, 122 n.9, 153sqq. Jésus (voir aussi Christ) 44, 46, 102sqq., 156, 160, 215 . 1ésus deNazareth, mythe ou histoire? 109. 227
Index Jésus et les origines du christianisme 111. Jiphtégénie 92 n.19. Job 91,95. Johannes Buttadeus 156. Jones, William 148. Jordanie 7 n.51. Joseph 67 n.66. Joseph etAseneth 23. Joseph Ha-Cohen 197sqq. Josué 63 n.43, 91. Jourdain 63, 66. Journal pour Rire (le) 153 n.3. Joyce, J. 154. Judaïsme, juif(s) ... 2 n.8 et n.9, 3 n.15, 5, 6 n.43, 7, 10, 12, 14 n.123, 15 n.125, 15 n.127, 16 n.133, 16 n.137, 16 .n.140, 21, 22, 22 n.189, 23, 25, 25 n.215, 26, 40, 47, 72sqq., 78sq., 82sqq., 104sqq., 153sqq. ("Juif errant"), 168, 197sqq., 213. Judée 43, 127. Jules 5. Julia Soaemias 18. Julien 6 n.43, 11, 21 n.177. Jupiter 5 n.41, 13 n.111, 17 n.149, 20, 21, 91. Justin Martyre 87. Justinien 53, 54 n.15. Juvénal lü n.80, 12, 13, 14, 15, 16, 16 n.133, 21, 23 n.191.
Kabbale 125 n.27, 128 n.43, 133. Kainourgion 60. Kasemann, E. 113sqq. Kautski, Karl 162. Kedar, B.J. 167 n.19. Khadîja 174. Khaybar 168sq., 179, 181sqq. Khirqa 218. Kindî (al-) 178sqq. Kindî (al-) 'Abd al-Masîh 169sqq. Koelle, Sigismund W. 184, 186 n.156. Koningsveld, P.Sj. van, 170 n.37. Kristeva, J. 159. Kuchuk-Hanem 71sq. Kurtze Beschreibung und Erzehlung von einem Juden ... 157. 228
La Bruyère 95. La Forest, J. de 122 n.9. Labre, Benoît-Joseph 123 n.13. Ladiocée 14 n.120. Landolfus Sagax 167 n.19. Laplanche, F. 93. Lassen, Christian 140, 142. Latin (s) ... 1sqq., 37sqq., 42, 141, 166sqq., 170sq. Lawrence, T.E. 75. Lazare 46, 54sqq, 66. Le Boulluec, A. 165 n.3, 167 n.15. Le Brun, J. 95. Le Caire 122 n.9. LeFèvre de la Boderie, Guy 125 n.27. Le Mans 166 n.4. Lectures on the sacred poetry of the Hebrews 98. Legend of the Wande ring J ew (The) 153. Legenda aurea 173. Légende de Saint Julien 77. Légende de saint Julien l'Hospitalier (la) 71. Leggenda di M aometto in Occidente (la) 165. Léon le Diacre 56, 56 n.16. Léon le Grand 59. Léon VI 55, 66. Letters concerning Mythology 97. Lettre d'Aristée 23. Leucippè et Clitophon 8. Lévy, S. 214. Leyde 93. Leyre 167. Liban 73. Libanios 21 n.180. Liber Scale Machometi 212 n.8. Liberté de penser (la) 105. Limbourg 59sq. Lings, Martin 215. Littré, Emile 78, 105. Livre des cérémonies 60, 61 n.37. Loisy, A. 4, 102 n.3, 109, 111, 114. Londres 215. Lotus de la bonne loi (le) 142. Lowth, Robert 98. Luc 101. Lucien 26, 167 n.15.
Index
Lucius 24. Luther, luthérien(s) ... 157, 159. Lydie, lydien(s) ... 14 n.116, 15 n.132, 26 n.226. Ma'mûn (al-) 169. Macchiavelli 202. Macédoine, macédonien(s) ... 12, 13 n.104, 14 n.116. Maerlant, Jacon van 172. Magdalino, P. 67. Mage(s) 7, 7 n.55, 16 n.133. Magnus 39. Mâhâyânâ 144. Maïmonide 97. Makîn (al-) voir Ibn al-'Amîd Malaise,M. 10. Malchus 42. Mallarmé 81 n.43. Mandylion 55sqq. Mango, C. 177. Manichéisme, manichéen(s) 11. Manuel Choniatès 57. Marc Antoine 10, 22. Marc Aurèle 10. Marc-Aurèle 104sq. Marcella 46. Mardoché 206. Margaritha, Antonius 158. Marie 215. Marie Madeleine 55, 57. Marius 13 n.105. Marius Maximus 19 n.161. Marracci, Ludovico 180sq. Marsham, J. 90. Marsile Ficin 131, 134. Martha 13 n.105. Marwân b. 'Uthmân b. Abî Sa'îd 169. Maryamiyya 215sq., 218. Masson, Jacques 92. Matthieu d'Edesse 56. Maximin le Thrace 11 n.88. Maximus 15 n.131. Mède(s) 17 n.144. Médine 181. Méditerranée 14 n.120, 51, 93, 96, 207sq., 211. Meillet, A 139.
Mekke (la) 168 n.22, 174,183, 185,213. Melanchton 157. Mélanie 40, 47. Melkitsédek 125 n.24. Mellet, Comte de 133, 136. Ménégoz, Eugène 108. Ménologe 62sqq. Mercure 94, 133sq. Mère Jeanne 124. Mésopotamie 92. Messie 80sq., 128, 170 n.40, 177, 212. Métamorphoses 24. Méthode (patriarche) 54. Michaelis, J.D. 98. Michel III 54, 57, 63. Michel IV 53 n.14. Mishna 82. Misopogon 11. Mithra, mithraïsme, mithraeum ... 6, 11 n.95, 16 n.136, 20 n.170, 22. Mobed 141. Mœurs des Chrétiens (les) 95. Mœurs des Israélites (les) 94sq. Mohl, Jules 139 n.2, 142. Moïse 64,66, 67, 67 n.66, 87, 91, 94, 131sqq., 219. Momigliano,A. 7, 22 n.185. Monde primitif 133. Montesquieu 95. MontgomeryWatt, W .186n.163. Akehurst, George 183, 183 n.134. Mopsueste 55, 61. Moulley Hasan 205 n.25, 207. Moyen Orient 123 n.15. Muhammad 165sqq., 217, 219. Muir, William 184, 186. Müller, Max 81 n.43, 140. Muqaddam 215. Mxit'ar d'Ani 167. Mystères païens et le mystère chrétien 4. Nabuchodonosor 44. Naissance du christianisme (la) 107sqq. Nasr, S.H. 215, 215 n.15. Navarre 167. Nazaréen(s) 24 n.207. Nazareth 24, 45, 62, 66. Néa 67. 229
Index Népal142. Nériosengh 141. Néron 10, 20, 21. Nestorien 170. Nicéphore (patriarche) 63, 63 n.47, 54, 57,64. Nicéphore Phôkas 55sq., 61, 68. Nicétas 52, 57 (Nicétas Choniatès). Nicolas Mésaritès 65sqq. Nicomaque Flavien 8 n.62. Nicomède, nicomédien(s) ... 15 n.128. Nil14 n.118. Nirvana 150. Noé 16, 25, 91, 125sq., 134. Noldeke, T. 184 n.136 et n.141. NOldeke, T.186n.163, 187. Notes de voyage 75. Noth,A. 165. Notre Dame des Blachernes 58. Notre Dame du Pharos 58. Nouveau Testament 91, 155. Numénius d' Apamée 7, 87.
Ockley, Simon 182. Odenath de Palmyre 16. Odin (Wotan) 160. Odyssée 88sqq. Œuvre au Noir (l') 197. Oikoumènè 27. Olender, M. 107, 154. Omar voir 'Umar. Oracles chaldaïques 7 n.53. Orientales 72. Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident (l') 71. Origène 47. Oronte 1sqq. Orosius 48. Orphée 7 n.54, 131. Osiris 94. Otia de Machomet 168. Ottoman(s) 197sqq. Oxford 91,93, 179, 181. Oxus (Amou Daria) 145. Ozan 65.
Pachôme 41. 230
Palestine 6 n.42, 17 n.141, 37, 40sqq., 44sqq., 47sq., 51sqq., 63, 73sqq., 92, 94, 116. Pâli 140sq. Pallavicini 'Abd al-Wâhid 216sqq. Palmyre, palmyrénien(s) ... 11n.87, 11 n.89, 16, 17 n.148, 17 n.149, 20, 21, 74. Pan 6 n.47, 26. Pantocrator 57. Paris, 113sqq., 198, 214. Paris, Matthew 155, 172, 175. Parthe(s) 11, 11 n.87, 13 n.104, 17 n.144, 73. Paul24,42,46,218. Paul the Deacon 167 n.19. Paula 44sqq. Paulin de Nole 45sqq. Pausanias 45. Pavie, Théodore 142. Pécuchet 71. Pehl(e)vi 140sq. Péloponnèse 14 n.116. Pentateuque 91. Pergame 13. Perler,O. 48. Perse, persan(s) ... 7, 8, 11, 11 n.94, 11 n.96, 16, 16 n.136, 22, 51sq., 140sqq., 135,205. Persée 16 n.136. Pertinax 9 n.66. Pessinonte 13 n.105. Petau 92 n.19. Petrus Paschasius (San Pedro Pascual) 173. Peutinger 14 n.120. Phaleg 93. Pharisiens 73sqq., 117. Pharos 55sqq., 65sqq. Phénicie, phénicien(s) ... 4, 6 n.43, 8, 96sq., 136. Philippe le Bel 207. Philon d'Alexandrie 16. Philon de Byblos 16. Philostrate 8. Phrygie, phrygien(s) ... 4, 6 n.47, 13, 18 n.156, 19. Pic de la Mirandole 131. Picard, J.-C. 71.
Index Pierre 46, 57. Pierre de Tolède 170 n.37. Pierre le Vénérable 170, 212. Platon 7, 87, 131. Plaute 10. Pline 9, 24. Pline le Jeune 15. Plotin 7. Plutarque 6 n.48, 15 n.131. Politie, Ange 121 n.5. Porphyra 58. Porphyre 7 n.53. Porte d'Or 55. Postel, Guillaume IX, 121sqq. Pradjna Paramita Sûtra 144. Préneste 12 n.101. Priee Zimmermann, T.C. 203. Prideaux, Humphrey 178, 180sq. Pro Flacco 25. Proche-Orient 5, 10 n.86, 71sq., 82, 87sq., 93, 123 n.15. Prolegomena adHomerum 98. Properce 14 n.118. Puech,H.-Ch. 7. Purâna(s) 143. Puyou, Albert dit Matgioi 214. Pymandre 134. Pythagore, (néo-)pythagoricien ... 7, 7 n.54, 7 n.55,87, 131.
Quadruplex reprobation 174. Qudâ'î (al-), Muhammad b.Salâma 178sq. Quinet, E. 79sq., 149. Quirinal 20 n.169.
Ramadan (mois de) 216. Ramla 62. Ramon Lull 212sq. Ramon Marti 174. Rashi 205. Ravenna 156. Raz-Krakotzkin, A 162. Redaktionsgeschichte 114. Réforme 157, 159, 161. Reinach, S. 109. Reizenstein, R. 3.
Remarques sur Homère 94. Rémusat, Abel140. Renaissance 196sqq., 121sqq. Renan, E. X, 4,72, 73 n.16, 75sqq., 78, 78 n.35, 79-83, 93, 101, 104sqq., 109117, 139 n.1, 146, 150, 165 n.3. Rescriptum Christiani 169. Rétat, Laudyce 104. Reuchlin, Johannes 158. Revue des Deux Mondes 106. Rhin 156. Rhône 211. Ritschl, Albert 108. Robertson Smith, W. 91. Roebuck, John 182. Roger Bacon 212. Roger des Genettes, Edma 71 n.1, 72, 77. Romain II 59. Romain III 53 n.14, 57, 59. Romain Lécapène 1 55sqq., 59, 61. Roman de Mehomet 168. Rome, romain(s) ... IX, 1sqq., 39sqq., 44, 46sq., 51sqq., 62, 68, 73sqq, 89sqq., 92, 94, 127 n.35, 155. Romulus 19, 45. Roumanie 217. Rousseau, Jean-Jacques 95. Rubenson,S. 42 n.46. Rutin 42. Ruins of Balbec-Hieropolis 97. Ruins of Palmyra (Tedmor) 97. Rûmî 213.
Sabaot 209. Sabaoth 5. Sabatier, Auguste 108. Sabazios 5, 6 n.47, 22. Sabéen(s) 97. Sabines 45. Saducéens 73sqq. Safiyya 184. Sahîh (al- ) 174. Said, E. 71, 72 n.13, 75, 82, 82 n.46, 219. Saïf ad-Daoulah 60. Saint Esprit 77. Saint Hilaire, Barthelemy 142. 231
Index Saint Louis 207. Saint Sépulcre 53 n.14, 74sq. Sainte Sophie 52, 60, 61, 61 n.37, 66. Sainte Tuile 56. Sainte-Beuve 71 n.l. Saint-Jean de Stoudios 54. Saint-Lazare (monastère) 55. Saints-Apôtres 54sqq., 58, 63sq., 67. Sallâm b. Mishkam 168. Salomé 71sq. Salomon 53, 95. Samarie, samaritain(s) ... 73. Samos 14 n.116. Samosate 57. Sanchuniaton 97. Sand, Georges 71 n.1, 72. Sandys, George 168 n.22. Sanskrit 139sqq. Sassanide 11, 140sq. Satires Ménipées 13. Saxon 159. Scaliger 88, 94. Scanderbeg 203. Scandinavie 157, 161. Scheid,J. 20 n.164, 26 n.228. Schelling 150. Schlegel 150. Schmidt, Karl Ludwig 109, 114. Schuon, Frithjof 213sqq. Schwab, R. X, 149. Schweitzer, Albert 109, 109 n.26, 112 n.48, 113. Scott, R. 177. Scylla 93. Scythopolis 17 n.141. Secreta Secretorum 175 n.77. Sée, J. 197 n.4. Séginger,G. 78. Selden, John 90, 93. Séleucie 16 n.135. Sem 125 n.24. Sendino 170. Sénèque 12. Sepphoris 8 n.65. Septante 40. Serapion of Athanasius 165 n.3. Sérapis 13 n.111, 23. Seth 125.
232
Sévère(s) 8, 19 n.161 (Alexandre), 20 n.165 (Septime), 22 (Alexandre), 22 n.185. Seznec,J. 83 n.52. Sforza, Francesco 208. Shâdhiliyya 215 n.14. Siby Iles (les) 131. Sicile 211. Sicyone 14 n.116. Silo 45, 65. Simon, M. 111sq. Simon, Richard 90, 95 n.35, 108. Sinaï 14 n.112, 66. Sisera 198, 200sq. Skutariotès 57. Skylitzès 55sq. Slave 141. Smyrne 97. Sobre el seta mahometana 173. Société Asiatique 142. Socrate 200. Sol Invictus 12sqq., 19sqq. Sophia 215 n.15. Soudan 218. Soufisme 212sqq. Southern, R.W. 165. Sozomène 43. Speculum Doctrinale 121 n.4. Speculum historiale 172. Spencer, John 90. Spiegel Historiael172. Ssufismus sive theosophia Persarum pantheistica 213. Stampa, Gaspara 201. Stephen 48. Stewart, F. 165 n.*. Stockholm 93. Strauss, D. 74. Strauss, David-Frédéric 78-83, 105. Stroumsa, S. 169 n.33. Stubbe 181 n.l16. Stubbe, Henry 180. Suède 93, 135, 161. Suétone 74. Suisse 174, 215. Sumer, sumérien(s) ... 103. Supplementum supplementi 203sqq. Sûtra(s) 143. Symmaque 24.
Index Synaxaire 54 n.l5, 57, 59. Syriaque 122 n.8. Syrie, syrien(s) ... 6 n.42, 6 n.43, 8 n.65, 9, 9 n.68, 10, 11, 12, 13, 13 n.104, 13 n.l05, 13 n.lll, 14, 14n.123, 16, 17, 17 n.141, 17 n.144, 19, 20, 21, 21 n.180, 22, 22 n.185, 23, 24, 25, 37sqq., 47, 51, 57, 126 n.29, 127, 211.
Ta'rîkh 184. Tabarî (al-) 169 n.28 et 29, 179, 184sq. Table d'Emeraude 134 n.17 Tacite 3, 9, 15, 22, 23, 26, 74. Talmud(s) 82, 122 n.8. Tancrède 75. Tanger 179. Tanneguy La Fève 96. Taoïsme 214. Tarot (de Marseille) 133sqq. Tarse 14 n.113, 16 n.136, 55, 57, 61, 67. Tartar, G., 169. Tautates 94. Télémaque 95. Tentation de saint Antoine 71, 77sq., 82. Terre sainte 122sqq. Tertullien 2 n.ll, 89. Teuton(s) 13 n.105. Thabor (mont) 62. The true Nature of Imposture Fully Displayed in the Life ofMahomet 178. Thébaïde 42. Theodor Buchmann (Bibliander) 174. Théodora 54. Théodore Daphnopatès 55. Théodore le Prêtre 64. Théodose II 63. Théophane le Prêtre 54. Théophanes 177. Thibaudet 76, 78, 83. Tholuk, Friedrich 213. Thoth 94, 132, 134. Thrace, thrace ... 6, 11. Tibère 18. Tibériade (lac) 62, 66. Tibre 1sqq. Tien, Anton 169. Tigre 16 n.135. Timée 123 n.11.
Tizio, Sigismondo 157. Todorov,T. 82 n.45. Tournay, Jacques 209. Tours 160, 166 n.4. Tous-les-Saints (église) 56. Toutain,J. 4. Traité de l'Etat de la Terre Sainte 51. Trajan 13, 17 n.150, 24. Tralles 14 n.116. Trastévère 15 n.125, 19, 19 n.163, 20 n.165. Tresor 166. Trêves 63, 64 n.49. Triclinos d'Or. Troglodytes 17 n.144. Troie 92. Trois contes 71sqq., 76. Tübingen 148. Tunis 122 n.9, 203sq. Turc(s) ... 71sqq., 75, 94, 202sqq. Turcan, R. 4 n.29, 5 n.36, 13 n.106, 14, 19. Tyr, tyrien(s) ... 13 n.111.
Ueber die ii/teste Urkunde des Menschengeschlechts 132. Ulloa, Alphonse 203. Ulysse 92sqq. Umar 178sq. Umbricius 13. Umma 217. Urbs 5sqq. Vajda, G. 213. Valentinien II 24. Vâlsan, M. 215sq., 218. Varron 13, 18 n.156. Véda(s) 140sqq. Venise 124 n.20, 127 n.35. Vérone 22 n.187. Vico 98. Vie d'Apollonios de Tyane 8. Vie d'Aurélien 21. Vie d'Hilarion 43. Vie de Chariton 43. Vie de Jésus 74sqq., 78sq., 83, 104sqq. Vie de Mahomed 181. 233
Index Vie de Paul 42. Vie de Pythagore 7 n.53. Vierge (la) 54 n.15, 59 (de Chalkoprateia). Vincent de Beauvais 121 n.4, 172. Vincent de Paul X. Virgile 10 n.82. VitaAntoni (Vie d'Antoine) 41, 42, 44, 44 n.53. Vita Mahumeti 168. Vitry, Jacques de 172sq. Vogüé, A. de 41 n.34. Voigt, G. 203. Voltaggio 198. Vossius 91, 93sqq. Wadi Mukatteb 14 n.l12. Warburton 96. Weil, Gustav 185sq., 186 n.155, 188. Weiss, Johannes 109. Wendover, Roger de 155. West-oestliche Diwan 87. West-ostlicher Diwan 213. Whitman, J. 166 n.13. Wolf, Friedrich August 87, 92, 98. Wood, Robert 96sq. Wotan 94.
234
Xerxès 17. Xiphilin 6 n.43.
Yaçna 140. Yarmouk 51, 212. Yourcenar, M. 197, 209.
Zarathoustra/ Zoroastre 11, 131, 134, 150. Zarrieh 171. Zâwiya 215. Zaynab bint al-Hârith 168sqq., 173sq., 179sqq. Zaynab bint Hâritha 174. Zaynab bint Jahsh 174. Zéla 54 n.l5, 59. Zend(-Avesta) 140sqq. Zénobie de Palmyre 21 n.173, 22 n.l88. Zénon 197, 209. Zeus 17 n.147. Zimmermann,F. 165 n. ", 167 n.17, 176 n.77. Zosime 25 n.214.
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