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French Pages 210 [212] Year 2018
Faya Pascal IFFONO est titulaire d’une maîtrise ès lettres de l’université de Conakry, d’un master en littérature et linguistique et d’un doctorat ès lettres de l’université de Sonfonia. Il enseigne les cours de littérature africaine, d’initiation et de méthodologie de la recherche, de technique de l’expression et de communication dans les institutions d’enseignement supérieur publiques et privées de la République de Guinée. Il est consultant et formateur à l’École nationale de la gendarmerie de Sonfonia et à l’École militaire interarmées de Conakry, en perfectionnement linguistique et en composition française. Après avoir occupé les postes d’assistant de directeur du master lettres et linguistique, de chef de département de lettres à l’Université Général-Lansana-Conté de Sonfonia et de directeur général adjoint chargé des études à l’Institut supérieur de l’ information et de la communication de Kountia, Faya Pascal Iffono est actuellement directeur général adjoint chargé de la recherche à l’Institut supérieur des Arts de Guinée.
Photographie de couverture Guinée Buzz : T. Monénembo au Salon du livre de Paris 2017.
ISBN : 978-2-343-13005-7
22 €
Faya Pascal IFFONO
Le présent ouvrage a pour objectif de comprendre et d’expliquer les préoccupations de Tierno Monénembo concernant les exilés : dénonciation des souffrances que ceux-ci endurent ; ferme condamnation des pouvoirs autoritaires et des régimes dictatoriaux en Afrique, qui sont responsables de la situation ; plaidoyer pour que les peuples africains retrouvent la paix et la liberté, afin de jouir du fruit de leur labeur et mener une vie décente. Le livre se structure autour de deux parties. La première partie porte sur les causes de l’exil des personnages, et traite successivement de l’instinct de survie et la recherche du bien-être, de la défense des valeurs sociétales, puis la deuxième partie aborde ses conséquences, à la fois dans le pays d’origine et dans la terre d’accueil. La diversité de l’expérience exilique des personnages et la variété de la technique d’écriture de l’auteur font de la production romanesque de Tierno Monénembo une œuvre à valeur universelle.
Faya Pascal IFFONO
L’exil dans les romans de Tierno Monénembo L’exil dans les romans de Tierno Monénembo
L’exil dans les romans de Tierno Monénembo
L’exil dans les romans de Tierno Monénembo
Faya Pascal IFFONO
L’exil dans les romans de Tierno Monénembo
© L’Harmattan, 2018 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-13005-7 EAN : 9782343130057
DÉDICACE Je voudrais, à travers ces pages, dédier cet ouvrage à : • mon cher et défunt père Faya Victor Iffono, qui aurait bien voulu voir ce travail achevé ; • ma très chère mère Marie Thérèse Kéïta qui m’a donné la joie de vivre, m’a encadré et soutenu et m’a permis d’être utile à ma nation ; • ma chère et tendre épouse Marie Louise Ouamouno ; • mes adorables et très chers enfants : Sâa Alexis Dieudonné, Marie Thérèse, Marie Madeleine, Marie Simone ; • mes oncles et tantes : Bernard Kéïta, Magloire Kéïta et Nathalie Kéïta ; • mes frères et sœurs : Sâa Sébastien, Koumba Agnès, Sâa Jean Paul, Tamba Christophe, Koumba Dénise, Aly Emmanuel, Finda Victorine, Mathilde Célia et Marthe Lucienne ; • ceux que Dieu a rappelés auprès de lui, dans son royaume : Sia Virginie, Gnouma Olivier, Alexis Kamano, Florent Kamano, Antoinette Tonguino.
À MA MÈRE Femme prototype du Manding, je te salue Venue d’un bourg longtemps évangélisé Te voilà en contact avec un homme de la grande forêt Qui te désire pour un voyage infini Sous le vent de l’Amour et la volonté de la nature. Ensemble, vous avez formé un Tout En faisant fi des différences de l’ethnocentrisme Pour bâtir un foyer où il ferait bon vivre Selon la volonté de votre confession Ensemble, vous avez découvert d’autres régions Unis, vous avez bâti en silence l’éternel Édifice Où s’enracinent Deux mondes qui s’entremêlent. Mais voilà qu’un jour du 1er juillet 1984 Sous la pression de l’ouragan et des torrents L’inévitable et l’incontournable destin te retiraient Ton inséparable et adorable compagnon pour un monde inconnu des mortels Abandonnant tout en vrac dans tes courageuses mains. Quelle incomparable douleur ! Quel choc pathétique ! Ce choc qui remplit ton cœur de questions Et qui reste gravé dans ton histoire et dans ta mémoire Mais au-delà de ce déchirement, sois calme Et observe ton Dieu : l’Alpha et l’Oméga Seul défenseur des veuves et des orphelins De ces graines semées et de cette pépinière qui pousse
Tu vivras et tu reposeras en paix dans un univers d’affection et d’amour – Affectueusement à Toi MAMAN-Marie Thérèse KEITA M. IFFONO Faya Pascal
REMERCIEMENTS Je voudrais exprimer ma reconnaissance et ma gratitude à toutes les personnes qui, de près ou de loin, ont participé à l’élaboration de ce document. Je voudrais citer : • Professeur Boubacar Diallo pour ses encouragements et ses conseils ; • Professeur Abdoulaye Berté de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, pour son précieux concours à la lecture et à la correction de ce document, pour le chaleureux accueil qu’il m’a réservé lors de mon séjour de recherche à Dakar et pour ses encouragements ; Je ne saurais terminer mon propos sans exprimer une pensée affectueuse à l’endroit de ma chère épouse et de mes chers enfants pour leur soutien moral.
LE MESSAGE D’UN EXILÉ Dans ce vaste désert d’Algérie et du Maroc, Pendant qu’il ne me reste plus qu’un souffle, Privé de nourriture, d’eau, et d’assistance, Mon corps souffre atrocement la passion ; Mes paupières tentent avec impuissance d’éclairer l’horizon ; Mes narines sèchent de chaleur et de vent impitoyable Ma bouche préserve avec difficulté la dernière goutte de salive Que ma gorge avale en vain. Sur ma tête pousse une forêt de paille. Le creux de mon ventre se creuse. Mes pieds et jambes s’alourdissent, Et décollent péniblement de ces impitoyables dunes. Je plains mon corps meurtri et affaibli. De ce vaste désert, Et de ce jour maudit du vendredi 7 octobre 2005, Je vous laisse ce message écrit de mon sang. Triste testament d’un émigré d’Afrique. L’horizon bouché, l’espoir perdu. Frères d’Afrique, Avec joie, je vous ai quittés Dans l’espoir de retrouver un avenir radieux Profitable à nous tous. Le destin de l’aventure en a décidé autrement. Six mois d’attente et de vie pénible À CEUTA et à MELILIA Portes d’entrée en Europe, Nous avons vainement forcé les barrières. Des milliers de jeunes à la quête d’un eldorado, Disparaissent quotidiennement avec leur espoir Dans ces terres inconnues. 13
Rescapé de ces vagues de disparitions, J’espérais, dans un courage de désespoir Atteindre mon but : l’EUROPE. Hélas ! La dernière tentative d’escalade De la frontière espagnole me propulsa Dans ces déserts inconnus. Je meurs d’amertume. Je m’en vais comme tant d’autres Sans pouvoir réaliser mon rêve. Vous ne verrez ni mon corps, ni ma tombe. Sachez cependant que je suis fini ; Mais que la bataille continue. M. Faya Pascal IFFONO
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INTRODUCTION Du contexte de l’exil : Ces dernières décennies, l’humanité est confrontée à une véritable problématique de mouvement des peuples. Les médias, dans leur majorité, inondent les auditeurs, au quotidien de leurs publications, d’informations ou de nouvelles relatives aux guerres, aux réfugiés, aux émigrés, aux déplacés, aux fuyards, aux exilés, aux menaces terroristes, etc. Autant de maux qui touchent toutes les communautés humaines et suscitent assez d’indignation et d’interrogations. Au regard de ce que nous observons à travers les médias, l’Afrique est l’un des continents qui accueillent le plus, dans ses différentes régions géographiques des millions de déplacés, de réfugiés, d’exilés et d’émigrés. C’est hélas elle qui pousse vers l’eldorado européen des millions d’autres émigrés qui échouent, soit dans le désert implacable du Sahara, soit dans les « ventres » de la Méditerranée et de l’Atlantique. Les presses africaines et internationales donnent chaque jour de ces tragédies, les décomptes les plus macabres. Nous pensons qu’il ne faut pas se taire. Plus on parle de ces drames humains, plus les consciences sont interpellées et plus grandit l’espoir qu’un jour une solution durable sera trouvée à ce que le droit international appelle désormais « un crime contre l’humanité ». Il est donc naturel, il est humain, que la littérature, dont le rôle essentiel est de décrire notre cheminement collectif et individuel, et d’exprimer les sentiments que nous inspire notre vécu, contienne, pour une part importante, l’exil et ses manifestations chez les individus et les collectivités. À cet égard, il est donc normal que la littérature guinéenne, née dans des conditions historiques et sociopolitiques, où la situation de la Guinée indépendante aux 15
mains d’un dirigeant politique et d’une équipe très enclins à réprimer toute attitude ou toute idée discordante, que les intellectuels fuient leur pays et produisent des œuvres littéraires qui expriment leur situation d’exilés. On peut affirmer sans grand risque de se tromper que Tierno Monénmbo, a produit des thèses d’histoire, de sociologie, de sciences politiques ou des Mémoires où l’on trouve aussi une part plus ou moins grande de références à l’exil et à ses conséquences. Du phénomène de l’exil : L’exil est un phénomène très ancien. Il est vécu dans toutes les communautés humaines et prend des configurations en fonction des époques, des circonstances et des catégories sociales. Il a toujours marqué la vie des communautés. L’homme a généralement pour ultime recours l’exil, le changement de cadre de vie, etc., pour échapper aux menaces, à la répression ou pour la quête du bonheur et de la liberté. Quelques personnages nous en fournissent des exemples, rapportés par la Bible et le Coran : l’exil d’Adam et d’Ève, de Caïn, d’Abraham, d’Agar, de Joseph en Égypte, de la déportation des enfants d’Israël, de Mohamed, etc. Il en est de même de l’exil de certains grands hommes qui ont façonné l’histoire de l’humanité. Sur ces exemples, maints écrivains de la littérature mondiale ont puisé leurs sources d’inspiration. Ceux de la littérature négro-africaine francophone n’ont pas été en reste : ils ont campé dans leurs récits des héroïnes et des héros contraints à l’exil. Cet exil est une décision qui semble être la bonne solution et qui laisse inévitablement transparaître la douleur des souffrances physiques et psychologiques : séparation d’avec les siens, perte des valeurs culturelles, etc. À cellesci s’ajoutent toujours les difficultés d’insertion dans les pays d’accueil et une constante nostalgie de la terre natale.
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Pour aborder le sujet qui porte sur : « L’Univers exilique dans l’œuvre romanesque de Tierno Monénembo : Causes et Conséquences », il importe de définir le concept de l’exil. Selon le Larousse, le mot exil vient du latin ex-ilium qui signifie : « hors d’ici… » ou « hors de ce lieu ». Il signifie également : bannissement, proscription, lieu d’exil. Par extension, l’exil est : * une mesure qui consiste à expulser quelqu’un hors de son pays avec interdiction d’y revenir. * L’action de quitter le pays d’origine, soit parce qu’on n’y est pas en sûreté, soit parce qu’on n’y peut plus vivre. Il s’agit là d’un exil volontaire. * Il se définit aussi comme tout séjour dans un lieu qui n’est pas celui où l’on devrait être. C’est aussi tout éloignement qui prive de certains agréments qu’on regrette. * L’exil désigne en outre le lieu où réside une personne exilée. * Il peut également être défini comme une fissure à jamais creusé entre l’être humain et sa terre natale, entre l’individu et son vrai foyer, et la tristesse qu’il implique n’est pas surmontable (Le Grand Larousse de la Langue Française, ES-INC, Paris, Librairie Larousse, 1972 : 1819). En partant de ces différentes définitions, nous pouvons retenir donc que l’exil peut être forcé ou volontaire. De nos jours, une personne peut choisir de s’exiler pour des motifs personnels : aventure, quête de savoir, recherche d’un mieux vivre économique ou social, sécurité personnelle, etc. Toutefois, il importe de noter que l’exil ne signifie pas uniquement le déplacement d’un espace vers un autre, ou de sa patrie vers une autre terre d’accueil. Certes, l’éloignement de sa terre natale est un aspect de l’exil, mais il ne suffit pas pour le définir. L’exil signifie aussi un emprisonnement, un isolement ou une marginalisation par 17
rapport à un milieu social. Michael Beausang suggère que, selon Beckett, l’emprisonnement peut aussi être une forme d’exil : l’individu se trouve, soit éjecté hors d’un espace privilégié, soit emprisonné dans un espace persécuteur (Beckett, 1982 : 564). Ainsi donc, l’exil est aussi un éloignement, une rupture ou une séparation. Dans son ouvrage Trois fonctions de l’exil dans les œuvres de fiction d’Albert Camus : initiation, révolte, conflit d’identité, Isabelle Cielens fait appel à la sémantique structurale pour obtenir une définition plus synthétique du mot « exil » qu’elle désigne comme « séparation d’une unité de préférence » (…) L’exil ou « la séparation » s’oppose au non-exil ou « l’accord » et peut s’exprimer sur quatre niveaux : « soi/soi, soi/autre, soi/monde, soi/univers (1985 : 7) ». Aussi, Jacques MOUNIER dans l’introduction de l’ouvrage collectif intitulé Exil et littérature (1986), écritil : Si l’exil est communément physique, c’est-à-dire spatial, géographique, n’existe-t-il pas également un exil culturel, un exil dans la culture, dans la langue ou les langages de l’autre et donc (…) un rejet, un bannissement, une perte d’identité ? (1986 : 5). Parmi ces différentes définitions, nous partageons l’affirmation de Gabrielle Berron-Styan selon laquelle la notion d’exil n’est plus limitée à l’explication restreinte d’un séjour forcé en terre étrangère, mais inclut une façon d’être dans et avec le monde, « hors de », séparé ou éloigné. L’exil peut ainsi être à la fois intérieur et extérieur, spatial et non spatial, collectif ou individuel, etc. (2014 : 6). Cela revient à dire que l’exil peut avoir plusieurs formes. La récurrence de ce phénomène d’exil dans les différentes communautés humaines peut avoir plusieurs causes et provoque incontestablement des conséquences malheureuses ou heureuses. Celles-ci sont observables aussi bien en terre de départ que dans celle d’arrivée ou de séjour. 18
Les écrivains, très intéressés par ce flux humain, saisissent l’occasion pour faire de cette thématique l’un des sujets phares de leurs productions littéraires. Nos lectures multidimensionnelles nous autorisent à affirmer que le thème de l’exil s’inscrit au cœur des préoccupations des hommes de plume. Ainsi, Jean-Pierre Makouta M’Boukou dans son ouvrage intitulé Littérature de l’exil : Des textes sacrés aux œuvres profanes. Étude comparative (1993), affirme à ce propos que le thème de l’exil n’a cessé de : fleurir et de nourrir de sa sève vénéneuse, la vie des sociétés ; et cela de l’Antiquité sacrée à l’Antiquité profane, des temps antiques aux temps modernes et contemporains, de l’exil d’Adam et Ève, de Caïn, d’Agar, de son fils Ismaël à l’exil de Joseph en Égypte ; de la déportation des enfants d’Israël à Babylone à la fuite de Muhammad à Médine… (1993 : 10). Cette affirmation de M’Boukou explique éloquemment que la thématique de l’exil a toujours préoccupé les écrivains, en commençant par ceux qui se sont intéressés aux livres saints (la Bible et le Coran). Dans le même ouvrage, M’Boukou évoque quatre événements majeurs, relatifs à l’exil, qui ont marqué l’humanité : la dispersion des Juifs à travers le monde, la déportation des Nègres aux Amériques ; les guerres de religion au XVIe siècle, la folie hitlérienne (1993 : 10). L’exil est aussi évoqué dans l’histoire de la Grèce antique. Dans L’Odyssée, Homère relate l’exil d’Ulysse d’Ithaque pendant la guerre de Troie. Ulysse séjourne longtemps, particulièrement dans deux îles que gouvernent les déesses amoureuses : Circé et Calypso. Condamné au bannissement par Poséidon, Ulysse passe vingt ans, errant d’île en île, portant toujours avec lui la marque de l’exil, avant de retrouver sa ville natale. Il s’agit donc de l’exil forcé. Gabrielle Berron-Styan, parlant du départ obligatoire d’un personnage de son lieu habituel, soutient que : 19
Socrate, Sénèque et Cicéron font également partie des écrivains illustres touchés par l’exil. Pour ces figures, l’exil est avant tout un châtiment, le départ n’étant pas voulu, mais imposé, et l’exclusion suscite une douleur profonde en raison de ne plus appartenir à un lieu donné (2014 : 9). Une autre figure non moins importante, dans la littérature russe, nous en administre la preuve. Alexandre Soljenitsyne fut contraint à l’exil pour avoir mis en lumière par ses écrits, dont L’Archipel du goulag (1973), les purges et autres cruautés contre le peuple en Union soviétique. Il a largement contribué à faire chuter le régime communiste. Dans les littératures francophones, le phénomène de l’exil touche également certains écrivains. En France, Voltaire, au cours de son exil outre-Manche, a écrit Les Lettres anglaises (1734) qui contribuèrent à l’ébranlement de la monarchie en France puis au triomphe de la Révolution. L’exil occupe également une place prééminente dans la production littéraire de Victor Hugo qui s’exile à Guernesey à cause de ses convictions politiques. En effet, Homme politique et écrivain, Hugo a condamné le coup d’État du 2 décembre 1851 perpétré par Louis-Napoléon Bonaparte et a publié un pamphlet en 1852 qu’il a intitulé Napoléon le petit. De même, le thème de l’exil occupe une place importante dans l’œuvre fictionnelle d’Albert Camus, dont plusieurs titres comme L’Exil et le royaume (1957) et Le Malentendu (1944). Chez lui, l’exil est à la fois spatial et non spatial, psychologique, social, politique et métaphysique. Outre dans la littérature française, on retrouve le thème de l’exil dans les œuvres des écrivains canadiens bien avant le 18ème siècle. Michel Biron est l’un de ceux qui ont remarqué l’évocation de l’exil dans cette littérature sous forme de privation, de vide et de manque. Dans son mémoire de master intitulé : Pour un exil désexilant : une analyse du thème de l’exil dans Littoral et Incendies de 20
Wajdi Mouawad au théâtre et au cinéma, Gabrielle BerronStyan affirme : Neil Bishop souligne que même avant la Conquête en 1759, l’expulsion des Acadiens en donnait le tragique d’un exil collectif des francophones d’Amérique. Bishop maintient que les littératures acadiennes et québécoises ont maintes fois évoqué ce « Grand Dérangement », tout comme la lutte des Acadiens pour annuler cet exil […] au point de susciter un mythe de cet exil et du retour au pays (2014 : 9). Tout comme dans les années mille neuf cent quatrevingt, le thème de la littérature migrante a occupé l’espace littéraire québécois. Selon Charbonneau : Exil et écriture migrante : les écrivains néo-québécois, « l’écriture migrante participe de la sorte à la perpétuation d’une longue tradition littéraire pour laquelle l’exil – ainsi le motif omniprésent de la quête de l’identité – est devenu un véritable leitmotiv » (Caroline Charbonneau1997 : 17). En Afrique, l’exil est également au cœur des thématiques des différentes productions littéraires. Les œuvres qui en traitent se retrouvent dans tous les genres : poétique, dramatique, épique, romanesque. Il en est ainsi chez les poètes et romanciers afro-caribéens et africains exilés en France. Il s’agit notamment du Guyanais Léon Gontran Damas, du Martiniquais Aimé Césaire et du Sénégalais Léopold Sédar Senghor qui ont jeté les bases de la négritude dans la capitale parisienne. C’est aussi en France que Sembène Ousmane, Mongo Béti, Tchicaya U’Tam’si écrivent leurs textes : Le Docker noir (1956), Le Pauvre Christ de Bomba (1956), Le Ventre (1964). C’est d’ailleurs pour cette raison que Boniface Mongo-Mboussa énonce dans son article : l’exil, les mots et le manioc (2007) l’affirmation selon laquelle la littérature négro-africaine est fille de l’exil (2007 : 111). L’exil, renchérit-il, est un fait et un thème qui se justifient par des raisons historiques (2007 : 21
111). Les poètes tels qu’Aimé Césaire « Partir » (1939), Léon Gontran Damas « Le Hoquet » (1937) et Léopold Sédar Senghor « Joal » (1945), manifesteront leur état d’exilés à travers les poèmes nostalgiques. La lecture de ces œuvres permet de découvrir une sorte d’exil intérieur. Le thème de l’exil est également le sujet de certains romanciers africains. Nous pouvons citer à titre d’exemple : Cheikh Hamidou Kane, dans L’Aventure ambiguë (1961), Ahmadou Kourouma, dans Les Soleils des indépendances (1970), Henri Lopès, dans La Nouvelle Romance (1976), AKE Loba, dans Kocoumbo, l’étudiant noir (1983), Mayero Diop, dans L’Ailleurs et l’Illusion (1983), etc. Chacun d’eux a abordé de manière singulière cette thématique en s’inspirant quelquefois de son parcours personnel. En République de Guinée, beaucoup de romanciers s’intéressent au thème de l’exil. Citons entre autres : Camara Laye, dans L’Enfant noir (1953) et dans Dramouss (1966) Alioum Fantouré, dans Le Cercle des tropiques (1972), William Sassine dans Le Jeune homme de sable (1979), Cissé Émile, dans Faralako, Roman d’un petit village guinéen (2006), Barry Kesso, dans Kesso, princesse peuhle (1988). Au nombre de ces auteurs figure Tierno Monénembo à travers : Les Crapauds-brousse (1979), Un rêve utile (1991), Un attiéké pour Elgass (1993), Pelourinho (1995), etc., né en 1947 à Porédaka (Mamou), en République de Guinée, cet écrivain fuit la dictature instituée par le premier régime pour le Sénégal, séjourne en Côte-d’Ivoire, avant de s’installer définitivement en France où il poursuit ses études et obtient un doctorat de biochimie. Il enseigne en Algérie et visite l’Amérique latine. Cet exil qui aurait pu faire de lui un être désemparé l’a, selon l’auteur lui-même, transformé en un homme libre. 22
En parcourant l’ensemble de sa production romanesque, nous constatons la présence récurrente du thème de l’exil, bien que, d’une œuvre à l’autre, les motifs ne soient pas toujours les mêmes. Le choix des quatre romans : Les Crapauds-brousse (1979), Un rêve utile (1991), Un attiéké pour Elgass (1993), Pelourinho (1995), s’explique par les raisons suivantes : Le roman Les Crapauds-brousse, première expérience de sa production romanesque, est une œuvre issue des indépendances. Sans citer nommément le pays et le dirigeant auxquels il fait allusion, l’auteur se livre à la dénonciation caustique de la dictature de Sâ Matrak, Président d’un pays qui semble être la Guinée. Ayant accédé à l’indépendance en 1958, la Guinée est dirigée d’une main de fer par le Président Ahmed Sékou Touré. Une gouvernance qui suscita assez de problèmes et de contestations. Pour contrecarrer les velléités de contestations, le régime a eu recours à sa machine de répression dictatoriale en procédant à des arrestations et à des emprisonnements arbitraires, à des pendaisons et à des expulsions. Le comportement monstrueux de ce despote et sa stratégie d’extermination de la population expliquent sans aucun doute, le départ massif en exil de certains citoyens, dont l’écrivain lui-même. Cet exil ressemble quasiment à un exode au regard du nombre croissant de Guinéens qui cherchaient à trouver asile dans les pays limitrophes ou dans les pays occidentaux. Avec l’avènement des indépendances, Tierno Monénembo observe et vit donc la difficile période du règne d’Ahmed Sékou Touré, jalonné de délation, d’arrestations, de complots, d’emprisonnements, d’assassinats politiques, de confiscation de la liberté d’expression.
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Les Crapauds-brousse fustige donc la dictature de Sâ Matrak, président sanguinaire d’une République africaine. Face à l’instabilité sociopolitique, à laquelle s’ajoute la désastreuse situation économique, les personnages décident de s’exiler. Dans ce roman, l’auteur montre à travers les personnages de Kandia, de N’ga Bountou, de Rahi et autres, l’obligation de quitter le pays en dépit de tous les risques. Pour ces personnages, l’important était de quitter le pays et de traverser les frontières pour se soustraire à la terreur du régime de Sâ Matrak. Contrairement à certains romanciers de son temps qui présentent des personnages en quête du savoir, Monénembo lui, fait une critique acerbe de la gestion dramatique et catastrophique de son pays dont les conséquences ouvrent la voie à l’exil. Ce roman nous paraît donc indispensable pour mener notre recherche sur le thème de l’exil. Il constitue en effet, le point de départ du périple des personnages monénembéens dans leurs mouvements exiliques : l’Europe, l’Afrique et l’Amérique. Dans le deuxième roman, Un rêve utile, Monénembo précise, ou tout au moins, indique l’un des espaces choisis par les personnages exilés. Il s’agit de l’Europe, précisément en France (la ville de Lyon). Le choix de ce roman nous permet donc de comprendre les causes de l’exil des personnages ainsi que la vie qu’ils mènent dans cette partie du monde où tout leur semble différent de leur pays natal la Guinée. En effet, l’Afrique et l’Europe sont deux mondes liés par l’histoire, mais opposés dans leurs valeurs culturelles et dans la conception des réalités politiques. L’espace européen constitue pour les personnages exilés une expérience, certes difficile, mais enrichissante. Le troisième roman de notre étude, Un attiéké pour Elgass, décrit la vie des exilés en général, et spécifiquement, celle des Guinéens vivant à Abidjan. Il s’agit d’un 24
exil qui se déroule à l’intérieur du continent africain. Il montre dans une dénonciation satirique, les véritables problèmes des pays africains (guerre, instabilité sociopolitique, pauvreté, etc.). Pays limitrophe à la Guinée, la Côte d’Ivoire a souvent constitué le pays d’asile ou de transit des Guinéens fuyant la dictature d’Ahmed Sékou Touré. En choisissant ce roman, nous nous intéresserons à la vie des exilés dans leur propre continent. Cela nous permettra d’établir une comparaison avec ceux qui vivent en Europe. Le quatrième et dernier roman de notre étude, Pelourinho, renforcera l’esprit d’analyse de notre recherche sur l’exil. En effet, ce roman ouvre un autre espace qui n’est ni africain ni européen. Il s’agit de l’espace sud-américain, car le récit se déroule principalement au Brésil. Il met en exergue l’exil de deux personnages principaux : Ndindi Grand-Orage et Escritore, originaires d’Afrique. Ainsi, les trois macro-espaces où évoluent les personnages peuvent se présenter sous la forme d’un triangle. Il y a l’exil : Afrique – Afrique (Guinée – Côte d’Ivoire), l’exil Afrique – Europe (Guinée – France) et l’exil Afrique – Amérique latine (Dahomey – Brésil-Bahia).
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Afrique (Côte d’Ivoire)
Exil (France-Lyon) Europe
(Brésil-Bahia) Amérique latine
Des questions de recherche : Face à la récurrence du thème de l’exil dans chacun de ses romans, nous pouvons nous poser deux questions : 1– quelles sont les causes de l’exil des personnages et quels itinéraires empruntent-ils ? 2– quelles sont les conséquences de leur exil, aussi bien pour la terre de départ que pour le pays d’accueil ? De l’hypothèse de la recherche : l’exil dans les romans de Tierno Monénembo a pour cause : la sauvegarde de la vie et la recherche d’une vie meilleure ; quant aux conséquences, elles entraînent le dépeuplement, l’insuffisance des bras valides dans le monde rural et dans les chantiers, la fuite des cerveaux, la perte du substrat africain. De l’objectif de la recherche : il consiste à comprendre et à expliquer les préoccupations de Tierno Monénembo par rapport aux exilés qui se traduisent par : 1. une dénonciation des souffrances endurées par les exilés ;
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2. une ferme condamnation des pouvoirs autoritaires et des régimes dictatoriaux en Afrique, qui en sont les responsables ; 3. un plaidoyer pour que les peuples africains retrouvent la paix et la liberté, afin de jouir du fruit de leur labeur et mener une vie décente. De la démarche de recherche : nous opterons pour la méthode qualitative qui nous paraît plus efficace pour atteindre nos objectifs. Pour cela, nous nous intéresserons à l’analyse documentaire qui consiste à lire les œuvres du corpus, à faire ressortir les différentes manifestations de l’exil et à les analyser. La recherche documentaire nous permettra de parcourir non seulement les principaux romans traitant de l’exil, mais aussi les ouvrages, les études critiques, les revues littéraires et les articles. Nous avons construit l’ossature de notre travail de recherche autour de deux principales parties. La première partie portant sur les causes de l’exil des personnages, traite successivement, dans un premier temps : de l’instinct de survie et la recherche du bien-être, de la défense des valeurs sociétales et, dans un deuxième temps, elle abordera d’autres causes de l’exil des personnages. Dans la deuxième partie qui comprend deux chapitres, nous nous intéressons aux conséquences de l’exil pour les pays de départ ainsi que pour les pays d’accueil.
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De G à D : Faya Pascal Iffono et Tierno Monénembo
PREMIÈRE PARTIE LES CAUSES DE L’EXIL « Nous, les écrivains exilés, possédons les moyens de surmonter le déchirement et le déracinement que nous imposent ces régimes… » J. Cortazar « Pour une idée différente de l’exil », Magazine littéraire, sept. 1979
CHAPITRE I L’INSTINCT DE SURVIE ET LA RECHERCHE DU MIEUX-ÊTRE L’exil est un thème récurrent dans la plupart des œuvres de Tierno Monénembo. Le choix de cette thématique par l’auteur est loin d’être fortuit. Il rime bien avec ses multiples errances et sa permanente quête d’un pôle d’attache (terre d’accueil), ce qui illustre éloquemment les raisons de la stratégie d’écriture. Il n’y a pas d’effet sans cause dit-on généralement. Cette expression mérite une attention particulière pour toute personne qui souhaiterait s’investir dans le domaine de la recherche. En effet, la connaissance de la cause réelle d’un problème favorise le plus souvent sa bonne résolution. L’exil est un phénomène social aux causes diverses. L’exilé est généralement confronté à des difficultés, non seulement sur sa terre natale, mais aussi sur la terre d’accueil. Ces problèmes suscitent beaucoup d’interrogations. Dans ce premier chapitre de notre travail de recherche, la réflexion se focalisera sur les causes de l’exil des personnages dans quatre romans de Tierno Monénembo que sont : Les Crapauds-brousse, Un rêve utile, Un attiéké pour Elgass et Pelourinho. Nous aborderons également les itinéraires empruntés par ces personnages et leurs conditions de vie sur la terre d’accueil.
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1.1 LES CONDITIONS DE VIE DES PERSONNAGES EN TERRE DE DÉPART
1.1.1 La violence politique L’on entend par condition de vie des personnages en terre de départ, la situation ou les circonstances dans lesquelles ils vivent dans leur pays d’origine. Ils sont soumis aux réalités sociales, politiques, économiques, culturelles et environnementales qui influencent considérablement leur existence. Dans les romans de Tierno Monénembo que nous avons choisis d’étudier, plusieurs personnages quittent leurs pays pour d’autres espaces urbains. Les causes de leur exil sont généralement liées à la violence politique. Celle-ci a trait à l’usage de la force dans les systèmes politiques, qui sont antidémocratiques ou à démocratie de façade. Des écrits littéraires portant sur la violence politique sont produits par plusieurs auteurs. Cette violence a surtout été le sujet de débats et de critiques acerbes dès le début des indépendances. L’expression violence politique met l’accent sur le caractère coercitif des actions, c’est-à-dire sur l’emploi ou la menace d’user de la « force ». Elle porte une « charge émotionnelle » (https://fr.wikipedia.org/wiki/Violence_politique 2013). Il serait instructif d’étudier les faits au travers de leurs conséquences psychosociales et non au travers de leur condamnation par les acteurs. Trois des romans de notre corpus s’étendent largement sur la violence politique exercée sur les populations. Ce sont : Les Crapauds-brousse (1979), Un rêve utile (1991) et Un attiéké pour Elgass (1993). Défini comme un récit fictif qui met en scène des personnages évoluant dans des espaces choisis et dans des temps précis, le roman est considéré comme une transposition de la réalité. Nous pouvons donc affirmer que 32
la Guinée et les Guinéens auxquels Monénembo fait allusion dans ses romans, semblent être la République de Guinée et ses habitants. Pour plus de clarté, il convient de préciser que du point de vue géographique, la République de Guinée est située en Afrique de l’Ouest. Elle fut l’une des anciennes colonies de la France. Elle accéda à l’indépendance en 1958 grâce à la lutte syndicale menée par Ahmed Sékou Touré qui deviendra le tout premier chef d’État de la nouvelle République. La Guinée a été très tôt victime de la colère de l’ancienne puissance coloniale (la France) à cause de son vote historique du 28 septembre 1958. Ce vote fut une occasion singulière pour le peuple d’exprimer sa désapprobation de la proposition qui lui avait été faite par le Général Charles de Gaule, d’appartenir à la communauté franco-africaine (donc de rester dans son giron). Le Président Ahmed Sékou Touré usera de toutes les stratégies afin de résister aux multiples tentatives de déstabilisation savamment planifiées par la France, contre la jeune République. Cette stratégie fut entravée par certains intellectuels guinéens qui s’opposaient à la politique du gouvernement. Cela provoqua des arrestations, des pendaisons, des assassinats ainsi que des expulsions et la fuite de certains Guinéens vers d’autres horizons, considérés plus sécurisés et moins répressifs. Ces Guinéens, considérés à l’époque aux yeux du pouvoir révolutionnaire comme des traîtres ou des fantoches, méritaient, selon les tribunaux populaires, toutes sortes de condamnations. Les mots suscités étaient très souvent utilisés par le Président Ahmed Sékou Touré dans ses discours pour désigner les Guinéens qu’il soupçonnait d’être à la solde de l’Occident et surtout de la France qui cherchait à le renverser.
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Face à ces exactions, certains écrivains guinéens ont dénoncé les abus de ce nouveau régime, à travers leurs œuvres. Parmi ces auteurs, l’on citera Camara Laye dans son roman Dramous (1966), Alioum Fantouré, Le Cercle des Tropiques (1972), Williams Sassine, Le Zéhéros n’est pas n’importe qui (1985) et Tierno Monénembo qui publiera d’abord Les Crapauds-brousse (1979), puis Les Écailles du ciel (1986), Un rêve utile (1991), Un attiéké pour Elgass (1993. Dans chacun de ces romans, le spectre d’Ahmed Sékou Touré semble apparaître sous différentes appellations : « Baré Koulé », dans Le Cercle des Tropiques ; « Sâ Matrak », dans Les Crapauds-brousse et « Boubou-Blanc » dans Un rêve utile et dans Un attiéké pour Elgass. Tous ces noms ont des significations qui reflètent les comportements et les actions de la personne désignée. Dans son tout premier roman intitulé Les Crapaudsbrousse (1979), Monénembo a dénoncé la dictature du régime de Sâ Matrak, personnage mystique et sadique qui brille par sa cruauté. Il s’attaque également au comportement pervers des miliciens qui sèment la terreur parmi les citoyens. Le régime tyrannique de ce dirigeant se caractérise par toutes sortes de brutalités, d’exactions sur le peuple. Le nom de ce despote Sâ Matrak est d’ailleurs significatif. Il est composé de deux mots issus de deux langues différentes : le kissié (Sâ = l’Aîné) et le français (Matrak « Matraque » = gourdin). Le mot « Sâ » pourrait être interprété comme le premier fils qui a autorité sur ses frères et sœurs. Il est donc investi d’un certain pouvoir et remplace le père en cas d’absence de celui-ci. Il dirige, coordonne et parfois impose sa loi quand c’est nécessaire. Cette version est corroborée par l’auteur lui-même lors de l’interview qu’il a bien voulu nous accorder dans sa
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résidence à Conakry, le 8 août 2015, de 15 heures 45 à 17 heures 00. À ce nom « Sâ » s’ajoute un autre : Matrak (en français matraque) qui signifie : gourdin. N’est-ce pas là une logique qui confère au premier fils de la famille un double pouvoir, celui de décision et celui qui lui est attribué par cet objet de coercition qu’est la matraque ? L’Aîné de la famille pourrait donc indirectement être assimilé à un président de la République qui détient des pouvoirs élargis sur son peuple. Pour d’autres critiques littéraires, ce nom Sâ Matrak, pourrait être une appellation ironique. Au lieu qu’il soit nommé « Sa Majesté », il est ironiquement affublé du titre peu flatteur de Sâ Matrak, celui qui manie la matraque, règne avec son aide. Titre très péjoratif qui fait penser à la brutalité, à la répression, au cynisme, à la dictature. Cette interprétation peut aussi être admise dans certaines circonstances, car elle cadre aussi parfaitement avec l’objectif du message véhiculé. Dans Les Crapauds-brousse, l’on découvre un peuple pris en otage par le pouvoir de Sâ Matrak. L’exil des personnages dans ce roman s’explique donc et surtout par des raisons politiques. La population vit dans une peur permanente de complots supposés fomentés par les opposants, mais Monénembo accuse les agents à la solde du pouvoir d’en être les instigateurs. L’auteur n’hésite même pas à utiliser l’expression :… une pluie de complots (Monénembo, 1979 : 53). L’usage du substantif pluie, montre éloquemment le nombre de complots évoqués et le danger qu’ils représentaient pour les citoyens. L’espionnage et la délation étaient devenus monnaie courante dans le pays de Sâ Matrak. Le doute s’était alors installé dans les relations humaines. Les propos d’un des amis de Sadio dont le nom n’est pas révélé dans l’œuvre viennent corroborer cette affirmation : 35
Ici (…) des feuilles de manguier comme des petites filles, du portefaix désœuvré comme du cadre, il faut se méfier. Tout le monde s’espionnait pour le compte d’une espèce de créature qu’on ne voyait jamais… (Monénembo, 1979 : 94). L’on se rend compte, à travers ces propos, qu’il existait une véritable crise de confiance entre les habitants. La méfiance et le silence étaient des attitudes qu’il fallait adopter pour échapper à la machine destructrice de Sâ Matrak. Le régime « excellait » dans les arrestations, les emprisonnements, les pendaisons, les assassinats, etc. Les arrestations puis les exécutions de Diouldé, Soriba, Sadio, Tiéba, Nabi, Sori, du vieux Karamoko Lamine et Bangaly, le revendeur de cola, dans les prisons de Tombeau et de Balé, en sont des preuves éclairantes. Les complots permanents étaient dénoncés à la radio « La Voix de la Révolution ». Les mots et le ton pour en parler étaient bien choisis. L’exemple du message radiodiffusé, écouté par Râhi, épouse de Diouldé, est une preuve éloquente de l’hypocrisie de ce régime. Très chers compatriotes, aujourd’hui, le devant de l’actualité est occupé par un évènement grave, très grave. Qui l’eût cru ? Qui l’eût seulement imaginé ? Pendant que notre peuple entier serre les rangs derrière Sâ Matrak, notre illustre président, et s’en va à l’assaut du progrès et de la liberté, des individus obscurs, des créatures nées par hasard sur notre sol maternel rampent dans l’ombre, élaborent des plans machiavéliques contre notre pays, notre peuple, notre cher président (Monénembo, 1979 : 115-116). Ce ton solennel, ponctué par des répétitions et des interrogations, attire l’attention des auditeurs sur la gravité de faits commis par de prétendus comploteurs. Le message laisse aussi deviner la sanction proportionnée qui pourrait en découler. 36
Face à une telle déclaration, le moyen n’a pas d’importance. Vous exiler, vous emprisonner, vous exécuter ou vous intégrer revient au même (1979 : 12), déclare Daouda, l’un des agents de Sâ Matrak. À travers ces propos, l’on s’aperçoit que la stratégie des dirigeants consistait à éliminer de manière systématique les « comploteurs » visés et maintenir les populations dans une constante anxiété. Diouldé, l’un des principaux personnages du récit, entré au pays après ses études en Hongrie, est nuitamment arrêté par les agents du régime et conduit vers une destination inconnue : Diouldé dormait lorsqu’on tapa à la porte avec quelque chose de dur (…). On venait pour lui… (…) : il s’habilla doucement, doucement réveilla Râhi et Mère (…) Après tout, s’il a été arrêté, c’est sur la dénonciation de Soriba… (Monénembo, 1979 : 123 et 137). Cette arrestation s’inscrit dans une logique d’intimidation et d’élimination de hauts cadres afin de permettre aux dirigeants d’avoir les mains libres pour mieux piller le pays. L’existence du Tombeau (p.146), sorte de prison où croupissent et périssent les détenus, suscite à chaque instant la peur et pousse vers l’exil. Kandia est l’un de ceux qui relatent le mieux l’enfer du Tombeau lorsqu’il explique le récit de sa vie à Râhi. À ce propos, il dit : À chaque crépuscule, on tire au sort vingt prisonniers par numéro matricule : cinq sont noyés à petites doses, cinq sont égorgés sec, cinq sont pendus par la clavicule, cinq sont donnés comme nourriture aux fauves du Zoo (…) On récupère les têtes pour pêcher les requins. (Monénembo, 1979 : 147). Ces tortures et assassinats planifiés par les dirigeants du régime de Sâ Matrak, montrent la cruauté qui sévit dans ce pays. C’est pourquoi, après l’incendie du Paradis par la police de l’État, et les menaces qui planaient sur eux, 37
Kandia, Râhi, N’ga Bountou, Kougouri, Farba et Salè décident de quitter le pays afin d’échapper à la répression. Il convient de préciser qu’ils étaient soupçonnés d’organiser un complot pour renverser le régime de Sâ Matrak. Les propos de Farba sont illustratifs : Si nous restons ici plus longtemps, Dieu qui nous a faits et qui me préfère sait que c’en sera fini de nos beautés (1979 : 164). Farba renchérit sur ses déclarations en ces termes : Moi, je connais quelqu’un qui peut peut-être nous aider, quelqu’un qui a une camionnette, quelqu’un qui n’est pas gentil, qui est affairiste… (1979 : 164). Nous remarquons que ces propos, à la fois ironiques et préoccupants, prouvent la nécessité d’aller en exil au risque de perdre la vie. Le même personnage tente de trouver une solution. Il dit connaître un passeur affairiste, sans pour autant le désigner nommément. Plus tard, grâce à l’aide de celui-ci, les fuyards bravent la peur de la milice de Sâ Matrak et traversent la brousse en dépit des dangers qu’elle comporte. L’objectif principal est de quitter le pays afin de sauver leurs vies. Le second roman, Un rêve utile, est écrit dans un style particulier, dont on a du mal à suivre la linéarité du récit. Il met en scène des personnages dans un pays que l’auteur désigne par Gui… (Monénembo, 1991 : 114), trois lettres qui introduisent aussi le nom du pays natal de Tierno Monénembo : la Guinée. Le choix délibéré de ne pas écrire intégralement le nom de ce pays imaginaire, relève de la technique de l’implicite dans l’œuvre. L’auteur évite ainsi de s’attirer les foudres de certains responsables déchus du régime d’Ahmed Sékou Touré qui disposaient encore, à la parution de ce roman, d’un pouvoir de nuisance envers tous ceux qui fustigeraient leur gouvernance. En effet, les conditions de vie des populations de ce pays étaient désastreuses sous la dictature de Boubou-Blanc, un
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Président qui contrôlait tous les faits et gestes de ses citoyens. Dans Un attiéké pour Elgass (1993), l’auteur emploie encore le nom Boubou-Blanc pour désigner le Président d’un pays « la Guinée » d’où partaient beaucoup d’exilés pour la Côte d’Ivoire et pour d’autres pays limitrophes. Cela nous amène à réfléchir donc sur la signification du nom Boubou-Blanc. De par sa morphologie, ce nom est composé d’un substantif et d’un adjectif qualificatif. Au-delà de sa signification apparente qui renvoie à un simple vêtement de couleur blanche, cette appellation désigne un homme qui adore porter ce type d’habits comme symbole de son pouvoir. Cependant, la blancheur, symbole de pureté, contraste avec le comportement de celui qui porte ce nom. La couleur blanche, symbole de transparence et de bonté dans maintes sociétés humaines, est judicieusement choisie pour voiler l’hypocrisie et la duplicité du Président BoubouBlanc. Par exemple, lorsqu’Elgass affirme que BoubouBlanc avait un sourire trop beau (Monénembo, 1993 : 83), l’on se rend compte de l’hypocrisie qui est cachée derrière ce sourire, car l’usage de l’adverbe trop prouve, dans ce contexte précis, qu’il n’y avait aucune sincérité. En nous référant à la lecture au second degré de ce roman, nous pourrions faire un rapprochement du personnage de Boubou-Blanc avec celui du Président Ahmed Sékou Touré. Monénembo fait coïncider donc le personnage réel avec le personnage fictif par les propos suivants : On était heureux de Boubou-Blanc (…), de sa peau luisante de faux guerrier mandingue. Il sillonnait les villages dans une décapotable et fendait les foules, tel Clovis sur son pavois s’en retournant de Vouillé (Monénembo, 1993 : 83). La référence à cette citation « faux guerrier manding » prouve qu’Ahmed Sékou Touré était d’origine mandingue. Il adorait porter des boubous blancs et circuler en voitures 39
décapotables (cette dernière remarque était une mode pratiquée par la plupart des Chefs d’État). Il était aussi identifié par un mouchoir blanc qu’il tenait généralement dans l’une de ses mains pour adresser « affectueusement » le salut à ses concitoyens en le tournant plusieurs fois en l’air au gré du vent. Bref, l’habit blanc constituait le symbole fort de son pouvoir. Les grandes mobilisations au cours des réceptions et autres manifestations de joie étaient toujours marquées par le port obligatoire d’habits blancs. C’est donc à juste titre que Monénembo utilise ce nom pour opérer un rapprochement avec les réalités socio – politiques de son pays. Tous les deux romans dans lesquels le personnage Boubou-Blanc est décrit, racontent les souffrances physiques et psychologiques des populations. Les propos qui suivent dénotent à regret la situation de ces Africains obligés de fuir leur pays : Les pauvres (en parlant des exilés africains), ils sont obligés d’exercer ici, ils n’osent pas rentrer en Afrique : ils sont interdits de séjour dans leur pays pour des raisons politiques. Si ce n’est pas un malheur, l’Ifrikya, je vous dis, elle n’aime pas l’intelligence (1991 : 86-87). En analysant profondément cette citation, l’on comprend à travers les verbes et expressions suivants : obligés, ils n’osent pas rentrer en Afrique, interdits de séjour, qu’il s’agit d’un véritable bannissement. La vie sur la terre natale devient impossible pour les propres fils du continent. Ceux qui sont au pouvoir gouvernent en maîtres absolus. En dénonçant la gestion politique des pays africains postcoloniaux, Tierno Monénembo attire l’attention sur la gravité des dérives des dirigeants africains. En effet, après avoir violemment combattu la domination coloniale, les pays africains ont accédé à l’indépendance en ayant à la tête, ceux qui se sont pompeusement déclarés les « dignes fils ». 40
Cependant, l’espoir suscité pour ces indépendances s’estompe et se transforme en désillusion après l’accession des pays à la souveraineté nationale. Le combat change de camp. Il ne vise plus l’homme blanc, l’étranger, mais plutôt, les nouveaux dirigeants. L’intellectuel dans ces pays devient un obstacle aux yeux de ceux qui commandent. Le désenchantement s’observe à travers les titres évocateurs de certains ouvrages tels que : L’Afrique désenchantée de G. Gosselin, (1978) ; L’Afrique déboussolée de C. Casteran et J.P. Langellier (1978) ; L’Afrique trahie de J.C. Ponti (1979) ; etc. Ces différents participes passés à valeur adjectivale qui qualifient l’Afrique pourraient signifier la fin de tout espoir de vie décente ou de progrès. La mauvaise gestion par des chefs d’État influence négativement la vie sociopolitique des citoyens au point de pousser certains à fuir leur pays. Dans Un attiéké pour Elgass, le lieu d’accueil des exilés est Bidjan. La cause de leur départ est évoquée par Badio, l’un des personnages principaux du roman : La dictature et la misère fleurissant chez nous, d’autres frères pays sont arrivés comme nuées de criquets repoussant les chérubins contre les murs du collège SainteMarie. Pour finir, on nous a laissé tous les préfabriqués ainsi que les cabanons du bord de l’escarpement (Monénembo, 1993 : 18). Les deux concepts : dictature et misère, traduisent parfaitement les réalités sociopolitiques et économiques de la Guinée indépendante. Elles entraînent l’exil massif des populations. Pour mieux qualifier ces deux maux, l’auteur utilise le verbe « fleurir » : la dictature et la misère fleurissant chez nous... En décidant de l’employer au participe présent à valeur verbale, il voudrait ainsi donner un caractère réaliste à ces phénomènes apparus dans le pays. Aussi, voudrait-il montrer les « vagues » d’arrivage 41
des Guinéens dans ce pays limitrophe. Il établit par ce biais un rapport entre la dictature et la misère qui fleurissent. En effet, l’ampleur de cette migration s’observe par le segment de la phrase suivante : (…) d’autres frères pays sont arrivés comme une nuée de criquets… . La comparaison établie par le narrateur entre l’arrivée des exilés guinéens et la nuée de criquets, témoigne éloquemment de la gravité de la situation sociale dans ce pays. Ce passage nous rappelle le récit biblique des dix plaies d’Égypte, raconté dans le livre de l’Exode, au chapitre 7, versets 13,14 et 10. Il s’agit de dix châtiments que Dieu infligea à l’Égypte afin que Pharaon laisse partir le peuple d’Israël en esclavage dans ce pays. Parmi ces plaies figurent les sauterelles : « [...] Elles recouvrirent la surface de toute la terre et la terre fut dans l’obscurité ; elles dévorèrent toutes les plantes de la terre et tous les fruits des arbres, tout ce que la grêle avait laissé et il ne resta aucune verdure aux arbres ni aux plantes des champs dans tout le pays d’Égypte [...] » (Traduction œcuménique de la Bible, Nouvelle Édition, 2004 : 84-87). L’on remarque donc dans les deux cas de figure, l’envahissement des exilés guinéens comparé à celui des sauterelles qui sont des insectes ravageurs. Face à la dictature la plus sanglante et écrasés sous le poids de la misère, les Guinéens, comme ces sauterelles, n’ont d’autres choix que de partir en exil, d’envahir des espaces sécurisés. Les propos de Mafing, l’un des exilés guinéens, annonçant l’arrivée de Thiam, un autre exilé guinéen, confirment la fuite massive des Guinéens de leur pays : Thiam est arrivé hier de Guinée… (Monénembo, 1993. p.47). Cette annonce est faite pendant que Laho et Badio, tous étudiants guinéens exilés, cherchaient à dissiper leurs difficultés financières dans la bière avant d’atteindre le bar Hélène. Ils devaient y retrouver la communauté guinéenne pour fêter le départ d’Idjatou, une autre exilée guinéenne, 42
pour Bruxelles. L’arrivée de Thiam provoque non pas de la joie, mais de la déception, au sein de la communauté guinéenne : (…) tout le pays finira par s’enfuir. Saloperie d’indépendance, c’est même plus un pays, c’est un vieux rafiot en feu d’où chacun s’échappe selon les moyens de sa peur. Vous verrez que Boubou-Blanc lui-même finira par s’enfuir (Monénembo, 1993 : 47) L’emploi des expressions Saloperie d’indépendance, rafiot en feu et l’usage du verbe s’échapper, montrent que le personnage est en colère. L’on comprend que l’indépendance hâtivement acquise a été très mal gérée par celui qui a été l’un des principaux acteurs de la lutte de libération et qui avait la charge de présider aux destinées de ce pays. La conséquence immédiate de cette mauvaise gestion est l’exil d’une partie de la population. Le narrateur conclut sa dénonciation par une phrase sarcastique : vous verrez que Boubou-Blanc lui-même finira par s’enfuir. L’auteur présente ainsi la Guinée comme un pays marqué par une dictature absurde. La page 58 du roman vient apporter plus d’éclairage sur la permanente inquiétude des populations. En effet, après avoir fui la Guinée et avoir été accueilli par ses frères exilés guinéens vivant à Bidjan, Thiam transmet à Badio la triste nouvelle de la fuite de son oncle Balla vers le Libéria via la Sierra Leone. Balla était un fonctionnaire modèle qui avait l’amour de son travail. Un jour, après avoir quitté son bureau, il est directement rentré chez lui, comme d’habitude. Tout en mangeant, il a allumé son poste radio pour écouter les informations. Quelle ne fut pas sa surprise en apprenant sa condamnation aux travaux forcés à perpétuité : Il (Balla) est revenu de son bureau vers quinze heures comme tous les jours. (…) Il s’est mis à manger en écoutant distraitement la radio qui débitait la liste des proscrits du 43
jour. C’est ainsi qu’il a appris qu’on l’avait condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il éteint son poste, il est allé vers le bord de la mer, comme pour prendre l’air, avec ses babouches et son pyjama. De là, il a suivi la côte jusqu’en Sierre Leone pour gagner ensuite le Libéria (Monénembo, 1993 : 58-59). À travers ce passage, Monénembo fait donc une critique acerbe des abus du régime dictatorial d’un pays africain, où l’homme est réduit à sa plus petite expression et où le chef a le droit de vie et de mort sur tous ses sujets. En lisant attentivement ce récit, nous découvrons avec un cœur meurtri la triste réalité que vivaient les populations guinéennes, sous le régime de Boubou-Blanc. Fonctionnaire de son état, Balla se voit condamné aux travaux forcés à perpétuité sans motif et sans jugement. Sachant bien que ces condamnations sont immédiatement suivies d’arrestations, Balla quitte son domicile sans rien prendre et sans informer personne. Il s’éclipse en longeant le bord de la mer, moyen pratique pour ne pas éveiller de soupçon. Cet autoritarisme rappelle, malheureusement, les atrocités endurées par les Noirs pendant la période coloniale et pour lesquelles le poète martiniquais Aimé Césaire écrit dans son Recueil de poèmes intitulé Cahier d’un retour au pays natal (1939) : On peut à n’importe quel moment le saisir, le rouer de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à présenter à personne (Fulchiron et Schlumberger, 1980 : 49-50). Même si les réalités entre la période coloniale et celle des indépendances ne sont pas exactement les mêmes, il convient de retenir que le droit de vie et de mort sur un homme qu’avaient les Blancs, ressemble aux pratiques des nouveaux dirigeants africains. En Guinée, comme le précise le témoignage de Thiam plus haut, il fallait toujours prendre soin d’écouter quotidiennement la radio afin de s’assurer que l’on ne 44
figurait pas sur la liste des proscrits du jour (Monénembo, 1993 : 58). À la suite de notre analyse, nous pouvons affirmer que la violence politique exercée par Sâ Matrak et Boubou-Blanc, constitue l’une des causes principales de l’exil. Cependant, cette violence n’est pas uniquement physique, elle est aussi psychologique. Les permanentes menaces, les arrestations, les emprisonnements, les assassinats et les disparitions dont sont souvent victimes les citoyens dans ce pays, provoquent une véritable psychose. Personne n’a la certitude d’être épargné. Les populations vivent dans l’inquiétude et la peur. Elles s’interrogent sur le sort qui les attend. La vie n’a plus de sens pour elles.
1.1.2 La misère La misère est une autre cause qui explique l’exil de certains personnages dans les romans de Monénembo. Elle aggrave les conditions de vie des populations parce que perceptible dans le quotidien et omniprésente dans l’environnement sociopolitique et économique des citoyens. Tierno Monénembo décrit, dès les premières pages de son roman, Les Crapauds-brousse, la misère insupportable dans laquelle vivent les populations : Dehors, en effet, la misère règne, reine impitoyable. Elle s’étale, elle est un vivier marécageux où baigne une foule grouillante de petites gens proposant deux articles sur un étalage, ramenant quelques poissons du port de pêche, allant et venant à molle allure (…) offrant la bave gluante de leurs gueules à des nuées de mouches grasses (Monénembo, 1979 : 11-12). Cette description nous révèle quelques-unes des activités de subsistance auxquelles se livrent les citoyens. La misère qui règne sur eux est métaphoriquement qualifiée de reine. Cette métaphore explique implicitement son emprise sur les populations. L’emploi des verbes règne, s’étale et baigne 45
traduit la souffrance qui sévit dans ce pays imaginaire. Elle est suivie du qualificatif impitoyable, qui indique l’absence de toute compassion ou de pitié. Le narrateur poursuit sa qualification en insistant sur l’atrocité de la souffrance des citoyens. Il déclare que cette misère est un vivier marécageux, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une situation complexe et douteuse dont il est difficile de sortir. Le poids de la pauvreté est tel, qu’il se fait ressentir dans la démarche de la foule grouillante (…) à molle allure, aussi bien ceux qui exercent des activités de petit commerce que ceux qui s’adonnent à la pêche. Dans cette vie de misère, aucune couche sociale n’est épargnée. Partout, les citoyens sollicitent l’allègement du fardeau qui pèse sur eux. C’est bien ce que la conversation entre le Fou et certains habitants du quartier révèle : Donnenous un peu de ta folie, répands-la sur nous. Nous te donnerons en échange quelques grains de notre misère, quelques gouttes de notre pauvreté (Monénembo, 1979 : 87). En analysant ces propos, nous découvrons dans cette demande formulée par ces hommes conscients et normaux, leur envie de se soustraire aux exigences de la réalité quotidienne. En effet, le Fou étant quelqu’un qui mène une vie paisible, semble déconnecter des problèmes sociaux. Il ne se soucie pas de sa nourriture, car il est servi par les gens de bonne volonté. Lorsqu’il se blesse dans ses périodes de crise, il est aussitôt traité gratuitement. Il ne se pose aucune question sur la politique de Sâ Matrak, de sa milice ou des complots souvent dénoncés à la radio. Apparemment, il échappe à toute pression politique. Mieux, il jouit d’une liberté d’expression qui suscite l’envie des citoyens. C’est pourquoi chacun d’eux sollicite une partie de cet esprit d’indépendance qui pourrait lui faire oublier les souffrances et la misère.
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La misère n’est pas seulement vue par les autochtones. Elle est aussi observée par Josiane, Française et l’épouse de Sadio. Lorsqu’elle prend part à la fête de Tabaski (fête des moutons chez les musulmans) organisée par Soriba, et à laquelle étaient conviés Gnawoulata, Diouldé, Sadio et Kerfala, Josiane, très déçue et préoccupée de l’avenir des cadres du continent africain, s’exprime par cette figure métaphorique : Quel non-sens, se disait-elle, pour eux qui étaient nés dans cet océan de belle misère, dans ces merveilleuses contrées d’enfants meurtris….. (Monénembo, 1979 : 93). Le regard extérieur que l’observatrice Josiane porte sur la vie des cadres et sur le peuple de ce pays imaginaire montre l’étendue de la misère. Elle la qualifie d’océan de belle misère (1979 : 93). Une misère n’est jamais belle ; mais Josiane a voulu, à travers cette épithète métaphorique, montrer l’étendue et la dure réalité des souffrances du peuple. Celles-ci sont non seulement liées à la précarité de leurs conditions de vie, mais aussi, à l’incapacité des cadres à apporter des solutions adéquates aux maux de leurs populations. D’autres personnages montrent que la crise des denrées de première nécessité touche les paisibles citoyens du pays dirigé par Sâ Matrak. Ils doivent déployer beaucoup d’efforts et faire preuve d’ingéniosité pour obtenir le minimum vital. De plus, la terreur inspirée par le régime les empêche de vivre dans la quiétude. Pris de panique, l’un des personnages s’exprime : on se chuchotait les combines. Comment trouver un litre d’huile. Comment dénicher une pièce de tissu, quelques morceaux de sucre, des tablettes de savon (Monénembo, 1979 : 118). D’autres détails, glanés dans les conversations des personnages, servent à renforcer l’opinion que le lecteur s’était déjà faite du régime. Tels étaient d’ailleurs les régimes totalitaires d’Europe de l’Est :
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Il reste un peu de riz chez Mamadou. Il vient de m’en vendre à l’instant. Vas-y vite avant que cela ne finisse et que le prix ne t’échappe. Et n’oublie pas que je ne t’ai rien dit. Si tu fais une gaffe, ce sera tant pis pour toi. (…) Et le riz et le sel et le sucre se raréfiaient encore plus… (Monénembo, 1979 : 118-119). Face à cet état de fait, plusieurs solutions ont été envisagées par ceux qui enduraient cette souffrance. Certains voulaient rester au pays, acceptant de prendre leur mal en patience, voire avec stoïcisme ; d’autres par contre, trouvaient cette situation intenable et préféraient l’exil ou la mort. Il n’y avait aucune possibilité de changement. La misère, la souffrance, la terreur politique et la suspicion avaient fini par s’installer au sein de la population. Le pire en pareilles circonstances, c’est non pas la recherche des produits de base (riz, sucre, sel, huile) qui se raréfient, mais la peur d’être arrêté en cherchant à s’en procurer. Le seul moyen consistait à se donner des informations clandestinement pour indiquer les points de vente de ces produits sans dévoiler son identité. La pénurie de certains produits est aussi évoquée dans Un attiéké pour Elgass (1993) à travers les propos d’un des exilés guinéens qui animait la causerie dans un bar de la ville de Bidjan. Il déclare : (…) en Guinée, il n’y a plus rien, plus de sucre, plus d’amour, plus de nouvelles des parents (Monénembo, 1993 : 50). Ces propos traduisent les souffrances que les exilés endurent à Bidjan. Le poids de ces difficultés fait disparaître l’amour des uns pour les autres. Plus personne ne s’intéresse à son prochain. Par ailleurs, si la misère est évoquée comme l’une des causes de l’exil de certains personnages dans Les Crapauds – brousse et dans Un attiéké pour Elgass, il convient de préciser que dans les autres romans, notamment, Un rêve utile et Pelourinho, l’auteur s’attarde sur les souffrances des exilés, dans leurs pays d’accueil. 48
Après avoir développé cette première partie qui relate les causes de l’exil, abordons à présent la deuxième section de ce chapitre relative aux itinéraires et aux difficultés des exilés.
1.2 LES
ITINÉRAIRES ET LES DIFFICULTÉS DES
EXILÉS
Généralement, un exilé rencontre sur son itinéraire des difficultés avant d’atteindre son pays d’accueil. Celui-là n’est pas toujours facile. Et ces difficultés sont de plusieurs ordres. En plus de la souffrance morale et physique, nous pouvons citer : 1- les obstacles (les pièges ou barrages) délibérément montés soit par la milice à la solde du dictateur, soit par d’autres personnes cherchant à l’arrêter et à lui soutirer de l’argent. 2- La brousse qui surprend aussi bien par la monstruosité de ses lianes et de ses épines, que par la férocité des fauves. Qu’il soit volontaire ou involontaire, individuel ou collectif, l’exil dans les romans de Monénembo a plusieurs causes, et les personnages empruntent divers itinéraires. Dans cette deuxième section, nous tâcherons d’indiquer non seulement les chemins empruntés par les exilés, mais également, leurs conditions de traversée et les obstacles rencontrés.
1.2.1 L’itinéraire de l’exil dans Les Crapaudsbrousse Le régime de Sâ Matrak se caractérise par la démagogie et la dictature. Il use des stratagèmes pour mieux contrôler ses sujets. L’espionnage, la filature, les complots inventés à dessein constituent « l’arme » principale de ce régime. Les conversations et toutes autres retrouvailles amicales sont considérées par ses miliciens comme des tentatives de 49
complots contre le pouvoir. Ce qui explique le nombre élevé de citoyens, candidats à l’exil. Dans Les Crapauds-brousse, l’itinéraire emprunté par les fuyards est la route. Cette voie terrestre est jalonnée de postes de contrôle tenus par des miliciens de Sâ Matrak. Ce sont des points stratégiques auxquels les voyageurs sont soumis à une fouille systématique. Le régime interdit formellement à ses citoyens de traverser les frontières. Cependant, la rigueur de la loi tant imposée par le pouvoir, contraste malheureusement avec les minables conditions économiques du pays. Les miliciens profitent de ces mesures restrictives pour s’enrichir. Les fouilles de véhicules et de personnes sont généralement longues et angoissantes. Seul l’octroi de gros billets de banque aux agents peut les faciliter. Tout fuyard doit disposer d’une somme importante pouvant lui permettre d’échapper au contrôle, donc à l’arrestation. C’est exactement ce que Kandia, N’ga Bountou, N’dourou, Kougouri, Farba et Râhi ont fait dans leur fuite. Ces personnages, poursuivis par la police, décident de franchir la frontière. Kandia est clair dans ses propos : nous devons partir (…) C’est ça ou la mort (Monénembo, 1976 : 160-161). Le message est clair. Il n’y a pas d’autre alternative. Ils doivent quitter le pays. Farba négocie avec un camionneur qui lui explique les conditions du voyage. En dépit de la somme exorbitante qu’il leur demande, il leur conseille de se procurer de fausses pièces d’identité. Farba transmet alors fidèlement le message à ses amis en ces termes : J’ai vu l’homme. Il est d’accord. Mais l’argent qu’il demande me vaut cinq fois dans ma pleine jeunesse. Je n’ai pas voulu discuter de la somme à payer, il vaut toujours mieux discuter de telles choses après (…) Il passe nous prendre à l’aube à une condition : que nous ayons de fausses pièces d’identité. (Monénembo, 1979 : 165).
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Dans ce compte rendu, nous remarquons le climat de méfiance qui plane sur les citoyens. L’identité du camionneur n’est même pas connue. Elle est délibérément occultée afin d’éviter une probable arrestation. La seule identification de ce conducteur est l’homme. Cette stratégie nous rappelle la méthode utilisée par certains citoyens pour exprimer leurs propos sous le règne d’Ahmed Sékou Touré, car disait-on, les murs ont des oreilles. Toute parole devait être dite de manière métaphorique afin d’échapper à la répression. Le deuxième élément qui retient notre attention est celui du temps de départ des fuyards : l’aube. Définie comme la lueur du jour qui apparaît à l’horizon, l’aube est un indice temporel à portée significative. Le choix de ce repère par le conducteur est une mesure de précaution pour de telles opérations. Sachant bien qu’à l’aube peu de personnes sont éveillées, il espère ainsi se soustraire des yeux inquisiteurs et dénonciateurs des milices du pouvoir. En pareilles circonstances, toute fuite doit se faire soit à l’aube, soit en pleine nuit comme nous le verrons ultérieurement. La troisième et dernière exigence qui nous intéresse est celle de se procurer de fausses pièces d’identité. Il fallait obligatoirement se munir de fausses adresses pour se déguiser et passer à travers des mailles de la police routière. Cet acte est un signe révélateur du danger qui plane sur la vie des populations. Le citoyen est obligé de renier ou de modifier sa propre personnalité en se faisant passer pour un autre. La peur « côtoie » les fuyards durant tout leur parcours. Mais ils usent de la ruse pour sauver leurs vies. Le comportement du conducteur de la camionnette qui transporte les fuyards en est une parfaite illustration : Le premier barrage de police fut atteint dès la sortie de la ville. Les hommes furent fouillés jusqu’au slip, les bagages furent ouverts et examinés sens dessus dessous. 51
Plus futé que ses collègues, le chauffeur de la camionnette serra fermement la main du plus gradé des policiers en y laissant un gros billet, ce qui leur ouvrit le chemin tandis qu’une file interminable de véhicules attendait (Monénembo, 1979 : 166). L’attitude des policiers aux différents barrages montre à l’évidence la corruption qui gangrène le régime de Sâ Matrak. Les agents sont contraints de recourir au trafic d’influence pour s’enrichir. Les chauffeurs les plus rusés connaissent le code qui leur permet de contourner les interminables files lors des fouilles. Peu importe le nombre de passagers à bord du véhicule, il suffit de glisser un gros billet de banque entre les mains d’un agent (gendarme, douanier, policier) pour franchir le poste de contrôle, sans être soumis à des vérifications. Ce parcours routier des fuyards ne dure pas longtemps, car le camionneur se limite à Sogbèla (village blanc), à quelques kilomètres de Dankoura (nouvelle frontière, nom qui pourrait être l’anagramme de Koundara). Les voyageurs devaient prendre un autre itinéraire, celui de la brousse. Les propos du chauffeur annoncent clairement le changement de cet itinéraire : Là, il leur fut présenté un passeur professionnel. …). L’homme, un garçon râblé, l’œil malicieux et canaille, véritable boule de volonté, leur tint ce langage « Gagner l’autre côté du pays n’est pas une mince affaire. Je préfère vous le dire tout de suite : que ceux qui ne se sentent pas capables renoncent dès maintenant. À elle seule, la brousse suffit à terrasser un homme normal (Monénembo, 1979 : 169-170). Cette annonce sonne comme un avertissement à l’endroit des fuyards. C’est une véritable mise en garde d’un homme expérimenté et habitué à braver les différents pièges de la brousse. Le passeur ne manifeste aucune compassion à leur égard. Il tient à les préparer psychologiquement à 52
l’imminence des difficultés qui pointent à l’horizon. La peur d’être arrêté est telle que le chauffeur de la camionnette les laisse à quelques kilomètres de Dankoura. D’ailleurs, il leur est conseillé de contourner cette ville d’après les propos du passeur : alors, nous contournerons la ville de Dankoura par le mont Diarba (Monénembo, 1979 : 170). Le contournement de cette ville pourrait présager le danger qu’elle constitue pour les fuyards du régime. Considérée comme le dernier point de contrôle de la milice de Sâ Matrak avant Bôwoun-Tchippiro (Haut-plateau-de-lalutte), la ville de Dankoura est crainte, même par ceux qui ont l’habitude de la traverser. Trois choses sont nécessaires en pareille circonstance : la ruse, la connaissance du terrain et la ténacité. Pour atteindre Bôwoun-Tchippiro, il fallait obligatoirement braver une forêt touffue de bambous, de plantes épineuses et de chiendents (Monénembo, 1979 : 170). Tous ces éléments cités montrent à l’avance la souffrance physique qui attend la colonne des fuyards. Le passeur en tête, coutelas en main, tente tant bien que mal de se frayer un chemin. La description faite par l’un des fuyards de leur rythme de marche est révélatrice : On marchait, ployés sous les charges ou rampant pour éviter les trop nombreux obstacles. Souvent, le passeur revenait en arrière relever quelqu’un d’une chute ou dépêtrer un autre d’un fourré d’épines (Monénembo, 1979 : 170-171). À ce stade de l’exil, les fuyards sont face aux obstacles que seuls le courage et la détermination peuvent surmonter. Ce parcours ressemble à des exercices militaires auxquels un non inexpérimenté a du mal à s’adapter. Les femmes aussi sont malheureusement victimes de ces difficultés rencontrées. La dangerosité de cet itinéraire est également manifeste par les cadavres humains abandonnés et découverts
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quelquefois en pleine brousse. C’est ce que l’un des marcheurs explique : Un instant, une voix affolée interrompit la marche : « Regardez ! Là ! Là ! Là » fit-elle insistante. Tout le monde s’attroupa et vit un corps de femme mutilé, lacéré de partout, la face en bouillie sous un essaim de mouches. (…) Après la prière, le passeur expliqua qu’il était courant de voir des cadavres ou de rencontrer des hommes en détresse. Il avait vu, un jour, le cadavre d’un petit garçon dans une flaque d’eau croupie. Un autre jour, celui d’un vieillard recouvert d’un mince linge… (Monénembo, 1979 : 171). La découverte macabre de cette femme ainsi que le récit narré par le passeur provoquent la peur, l’anxiété et le découragement des marcheurs. Personne n’est à l’abri des surprises de la brousse. Tous ceux qui s’aventurent sur ce périlleux chemin s’attendent incontestablement à braver la soif, la faim, la fatigue, les morsures de serpents, les blessures de plantes vénéneuses et le braquage des pillards. C’est pendant que leurs esprits « feuillettent » douloureusement le récit de la découverte des cadavres, que la mort frappe dans la colonne des marcheurs. En effet, incapable de résister aux pesanteurs du temps, l’enfant de Salè meurt à proximité du mont Diarba (nom qui pourrait être l’anagramme de Badiar) : C’est au moment d’attaquer le mont Diarba que l’enfant de Salè rendit l’âme ; c’est au moment de l’enterrement que le fou perdit connaissance (Monénembo, 1979 : 173). Tout le trajet devient un calvaire. Kandia, l’un des marcheurs aura la vie sauve grâce au passeur qui lui avait administré un traitement d’urgence suite à la morsure d’un serpent au tendon. Au-delà de son efficacité de passeur, cet homme fait office de médecin et de tuteur pour ces hommes qui cherchent à fuir la dictature de Sâ Matrak.
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Les multiples dangers que représentent la faune et la flore pour les fuyards ne se limitent pas seulement au récit narré dans Les Crapauds-brousse. Tierno Monénembo revient sur cette souffrance dans son troisième roman Un rêve utile (1991) que nous examinerons plus loin. D’autres écrivains africains évoquent quasiment les mêmes réalités dans leurs écrits. Dans sa pièce de théâtre intitulé l’Exil d’Albouri (1985), Cheik Aliou NDAO constate également que l’itinéraire de l’exil des populations du Djoloff est émaillé d’obstacles. En plus de la faim et de la soif dont ils sont victimes, la brousse leur réserve une surprise désagréable comme en témoigne le narrateur : à midi, heure où nous aimerions prendre des forces, oublier nos fatigues de la veille, d’énormes boas, se glissant à travers les buissons troubleront notre repos… (NDAO, 1985 : 80). L’itinéraire de l’exil est donc plein d’embûches. Les fuyards sont quelquefois exposés à plusieurs dangers. Ils sont pris en tenaille entre les animaux féroces et les pillards. Ces derniers bénéficient de la connaissance de la brousse et se livrent à des pillages. Ils arrachent aux voyageurs clandestins leurs biens et tout ce qui peut être bradé. De ce point de vue, il est facile de comprendre que des fuyards désemparés par tant d’épreuves, échouent quelquefois. N’dourou, face à tout ce qu’ils endurent lors de la traversée, interroge ses compagnons de route en ces termes : Où allons-nous, je vous le demande ? Et la réponse est immédiate : si des êtres humains pénètrent dans cet enfer, n’est-ce pas qu’ils veulent en quitter un autre ? (Monénembo, 1979 : 172). La réponse à l’inquiétude de N’dourou est révélatrice de ce qu’est le régime de Sâ Matrak. Il s’agit d’un espace qui est considéré comme un lieu de souffrances, une situation extrêmement pénible, voire insupportable. Il faut partir, car pour eux, ces
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souffrances qu’ils qualifient d’enfer, sont éphémères par rapport à celles que le Président Sâ Matrak leur fait subir. Bôwoun Tchippiro (Plateau de la lutte) qui semblait être un espace de paix, était devenu malheureusement un théâtre de conflits entre les révolutionnaires et les agents du régime.
1.2.2 L’itinéraire de l’exil dans Un rêve utile Tierno Monénembo, évoquant la vie des exilés dans certains de ses romans, s’efforce de montrer l’itinéraire de ces personnages pour quitter leurs espaces de départ pour celui de leur arrivée. Nous l’avons remarqué par la fuite des personnages cités dans Les Crapauds-brousse. À présent, examinons les itinéraires empruntés par les exilés dans le roman Un rêve utile. Il importe d’indiquer que dans cette œuvre, l’auteur évoque l’itinéraire d’un seul exilé. C’est celui du narrateur, le fils de l’ex-ministre des Finances, Sannou. Mais cela ne signifie nullement que c’est seulement à ce personnage que nous nous intéresserons dans la ville d’accueil. Ils sont nombreux à quitter leur terre natale d’Afrique pour s’exiler en Europe, précisément en France, afin d’échapper à la répression ou pour aller à la recherche d’un mieux-être. Nous en parlerons dans nos prochains chapitres. Dans Un rêve utile, le point de départ du narrateur pour son exil semble être la Guinée, désignée dans le roman par Gui… Le récit est narré par l’exilé lui-même. Il décrit minutieusement les différentes étapes de son voyage et apporte des précisions sur les complices qui l’aident à quitter son pays. Il parle aussi des villes traversées, des montants déboursés, des exigences de la route, etc. Ce fils d’ancien ministre des Finances décide de fuir son pays à la suite de la marée noire qui s’est abattue sur sa famille. Une fuite rendue possible grâce à Coco-Taillé, un des agents de l’État et convoyeur du courrier de Koundara 56
(Monénembo, 1991 : 57). Précisons que ce nom est attribué au camion qui distribue les denrées et la paie des fonctionnaires de brousse. Un tel convoi échappe d’office au contrôle des miliciens à la solde du pouvoir. Coco-Taillé n’hésite même pas à le comparer à la chambre d’un Président. Pour confirmer ses propos, il déclare : Ici, dans le courrier de Koundara, c’est comme si tu étais dans la chambre du président. En sécurité ! On passe tous les barrages, sans contrôle. Que ce soit la milice yo, la gendarmerie yo, même la police, on passe seulement. On a ordre de ne laisser personne foutre son nez dedans (Monénembo, 1991:157). Si dans Les Crapauds-brousse le passeur est un camionneur simple qui doit négocier avec les agents de la police, dans Un rêve utile, les choses semblent plus rassurantes et officielles. Sachant l’identité du fuyard (fils d’un ancien ministre), Coco-Taillé sait d’avance quel sera le coût d’un tel « marché » : beaucoup d’argent à payer à chaque étape ou à chaque point de ralliement. En affirmant de tels propos, il fait figure d’agent intouchable. Dans un style humoristique marqué d’oralité, il écarte apparemment toute incapacité à atteindre son objectif. Cependant, au-delà des propos rassurants de Coco-Taillé annoncés plus haut, la peur du régime se fait sentir sur lui, au même titre que ceux qui cherchent à fuir le pays. C’est pourquoi, en plus des montants exigés, le passeur communique d’autres mesures de prudence que le fuyard doit respecter : Tout ce qui t’est interdit, c’est de descendre du camion. Il vaut mieux que tu ne sortes pas la tête de la bâche. (…) Tu es notre colis jusqu’à Koundara, après, tu n’auras plus qu’à t’arranger avec la Providence. Si tu fais une connerie, on dira que tu as voyagé en clandestin, fourré dans les sacs et on s’occupera nous-mêmes de te ramener à Conakry. On te cognera, tu pleureras, on cognera encore plus fort même 57
si tu n’arrêtes pas de pleurer (Monénembo, 1991 : 158160). Le fils de Sannou est donc comme un vulgaire objet. Il est un colis et non un être humain. Cette comparaison est l’expression éloquente de la chosification des populations de ce pays aussi bien par les miliciens de Sâ Matrak que par ceux de Boubou-Blanc. À travers cette métaphore, l’auteur soulève la problématique des droits de l’homme dans cette partie de l’Afrique qui pourrait être la Guinée. Cependant, l’assurance de Coco-Taillé contraste avec les menaces (frappe et bastonnade) qu’il brandit devant le fils du ministre. Le non-respect des consignes dictées pour le voyage entraîne immédiatement le changement de stratégie, car personne n’admet être découvert en pareille circonstance. Pour renforcer son affirmation, il annonce à son « colis » : On t’amènera au camp et on expliquera au chef. Chef, voici le fils de Sannou, vous savez, l’ancien ministre des Finances et qu’on l’a même cravaté… Que tu voulais fuir le pays, rejoindre le camp de l’impérialisme, que c’est ainsi dans votre famille : vous êtes comploteurs de père en fils (Monénembo, 1991 : 160). Ces affirmations, loin d’être de simples paroles en l’air, renseignent sur les complots souvent orchestrés par les proches du régime pour se débarrasser des personnes gênantes. Les qualificatifs de comploteur et d’impérialiste qui sont collés à la peau de certains citoyens ne sont que des prétextes et des jeux auxquels les agents du régime s’adonnent. L’on pourrait alors se demander si l’assassinat de l’ex-ministre des Finances n’est pas dû à de tels montages, savamment planifiés pour éliminer les bons cadres qui servent honnêtement leur pays. C’est l’une des raisons de l’exil de la plupart des citoyens. En dépit de l’atmosphère conviviale qui règne dans le camion, toute l’attention du fuyard reste focalisée sur sa première 58
destination, Koundara, dernière ville à traverser avant d’arriver au Sénégal. Le reste du trajet devra être fait à pied et en pleine brousse, sous l’œil vigilant des passeurs qui se succèdent d’un point de ralliement à un autre. Le narrateur, bien que blotti sous une bâche, note au passage de multiples détails sur toutes les villes traversées par le convoi : Kouria, Souguéta, Linsan, Thialéré, Boulliwel, Bombol… Labé, Koundara, etc. (Monénembo, 1991 : 158-159). Arrivé à Koundara, il raconte la suite des événements : Et voilà Koundara, la dernière ville avant le Sénégal. Le camion est allé directement se garer dans la cour du commissariat de police, en marche arrière. (…) Je grimpe sur le toit de la cabine et retombe dans la rue obscure, couvert par le bruit des bidons et des cartons qu’ils (les agents du régime) s’occupent de trier. (…) la ville est une succession de palissades entourant les lougans de taro et d’arachide avec une ou deux cases au milieu. J’atteins péniblement le marché, trempé jusqu’aux os et sur le point de vomir mes poumons. Je prends à tâtons le sentier caillouteux et biffé de rigoles. Je repère la troisième case à droite, grâce aux éclairs qui labourent le ciel. Je m’engouffre et attends (Monénembo, 1991 : 159-160). Si la première étape a été moins fatigante, la seconde quant à elle, s’annonce très contraignante. Narré à la première personne du singulier, « Je », ce texte met le personnage au centre de l’action et illustre sa capacité à braver les intempéries et les souffrances corporelles pour atteindre son objectif. Grâce aux éclairs qui labourent le ciel, il progresse sous une pluie torrentielle et s’engouffre pour attendre. Ces éclairs qui permettent au fils du ministre de repérer les espaces dans sa fuite pourraient être interprétés comme une aide divine ; le regard divin compatissant à la souffrance d’un homme qui cherche une terre d’asile. Pour alléger sa souffrance physique, Dieu lui 59
apporte de l’eau (la pluie), source d’espoir et de vie. Dans la conception de certains pays africains, spécifiquement dans celle de la Guinée, la tombée de la pluie est considérée comme porte-bonheur, une sorte d’acceptation des vœux par le Tout-Puissant. À la fin de cette pluie porteuse de bonheur, le fuyard perçoit une forme humaine dans la rue, lorsqu’il sort pour reprendre son voyage. Cette personne lui donne les consignes pour la suite du parcours. Celles-ci sont accompagnées d’un règlement financier. Les propos de cet indicateur sonnent comme une injonction : Reprends la rue principale (…) Au troisième carrefour, tu verras un kapokier : aucun risque d’erreur, c’est le seul de la ville. Ensuite, le premier bollol à droite. Tu continues jusqu’au nguérou qui encercle l’oranger. Sur la gauche, il y a une sente sous la fétuque. Va jusqu’à la clôture, passe la clôture… le Badiar est là. Laisse dix mille sylis sur le banc avant de quitter cette case (Monénembo, 1991 : 161). Aussi bien dans Les Crapauds-brousse que dans Un rêve utile, les passeurs s’abstiennent de dévoiler leurs noms parce que de telles opérations exigent la discrétion et l’anonymat. C’est pourquoi d’ailleurs, les repères des fuyards sont des endroits quelconques ou vulgaires qui ne suscitent aucun soupçon de la part des autorités. Même le lieu de ralliement indiqué par les passeurs est un simple nguérou (chez les Peuls, ce nom désigne un espace aménagé de graviers servant de lieu de repos ou de prière musulmane) : Quand le boui-boui (bar) aura fermé, tu iras nous attendre au nguérou. C’est le point de ralliement et ce sera cent cinquante mille sylis. Coco-Taillé a sa succursale et moi j’ai la mienne. Tu rouspètes, on te conduit au chef… Il y a cent vingt kilomètres de brousse en évitant les mines et les barrages. C’est un risque qui vaut compensation (Monénembo, 1991 : 161).
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Cette consigne est donnée par le plus petit du groupe des passeurs. Il reconnaît le fils de Sannou dans un bar en train de se réchauffer en avalant des canettes de bière. Ce dernier lui apprend donc que chaque succursale a ses principes. Celle-ci est généralement fonction du nombre de kilomètres à parcourir, mais également de la complexité du trajet et des risques à encourir. Étonné par ces propos venant d’un garçonnet, le fils de Sannou fixa longuement le passeur dont l’âge contrastait totalement avec l’attribution d’homme expérimenté qui le caractérisait. Comprenant le sens de ce regard qui est une forme de communication non verbale, le garçonnet réagit en ces termes : (…) cesse de me regarder comme ça, je suis jeune d’accord, mais quand tu m’auras vu à l’œuvre… De toute façon, moi, je n’ai pas grandi dans la baignoire de papa. Je suis un broussard, un vrai. Nous autres, on naît comme les cabris : dès qu’on sort du ventre maternel, il faut se démerder pour grappiller (sic) la pitance, alors, forcément, on apprend plus vite. J’ai quatorze ans, mais je compte déjà des dizaines de convois et aucun problème pour l’instant (Monénembo, 1991 : 162-163). Sans chercher à intimider son futur compagnon, le passeur apporte non seulement de nouvelles informations sur son identité, mais également il lui parle de ses expériences dans le transport des convois. Il se présente comme un broussard qui n’a pas grandi dans une baignoire, c’est-à-dire que, non seulement il n’est pas né dans une ville (comme le fuyard), mais que ses parents ne sont pas des bourgeois. Il se compare aussi à un cabri qui ne se soucie nullement de soins pour croître. Lorsqu’un mammifère met bas, son petit doit aussitôt se dresser sur ses pattes, marcher pour échapper aux prédateurs qui rôdent. Quant au fils de bourgeois, dès sa naissance, il est hyper protégé. 61
Après s’être présenté comme un broussard, il ajoute : « un vrai ». Cette présentation élogieuse est suivie par la précision qu’il donne sur son âge : 14 ans. Il indique aussi le nombre de convois qu’il a déjà dirigés au-delà des frontières : une dizaine. Le jeune passeur explique ensuite les raisons qui l’ont poussé à opter pour son enrôlement dans la milice : À l’école, je m’ennuyais comme un criquet esseulé, alors je suis rentré dans la milice (…) tu détrousses qui tu veux et on t’arrête jamais et toi tu arrêtes qui tu veux (Monénembo, 1991 : 163). Les propos du passeur nous rappellent le type d’hommes enrôlés dans la milice au temps du régime du président Sâ Matrak. Le recrutement au sein de celle-ci ne tenait pas compte du niveau d’études. N’importe quel citoyen pouvait être recruté dans ce corps, à condition de prêter un serment de fidélité absolue au régime ; et en cas de trahison, il fallait se préparer à subir la rigueur de la loi. Ces hommes, à la solde du régime, étaient chargés d’espionner leurs concitoyens. Ils étaient repartis sur toute l’étendue du territoire de la Guinée, spécialement aux différentes frontières, afin de contrôler les mouvements d’entrée et de sortie des populations. Il n’était donc pas étonnant de constater les multiples abus commis dans l’exercice de leur fonction, car ils agissaient parfois non pas selon la loi, mais selon leurs humeurs et surtout, selon les rapports qu’ils entretenaient avec les différentes composantes du peuple. Il arrivait quelquefois que la milice s’intéresse, soit à la qualité de la cuisine faite dans certaines familles, soit au mode vestimentaire de telle ou telle personne. Toute personne dont les habits tranchaient sur ceux de la masse démunie devenait aussitôt suspecte. C’est pour cette raison que certaines personnes étaient arrêtées de manière arbitraire. Les qualificatifs de « comploteurs » et de « traîtres à la nation » étaient des slogans utilisés pour 62
aggraver les peines des détenus. Profitant de la position sociale que leur conférait leur statut, les miliciens n’avaient plus de souci à se faire. Ils jouissaient non seulement des privilèges du pouvoir central, mais aussi des retombées financières du trafic des personnes et des biens. C’était l’activité principale à laquelle se livraient policiers, gendarmes et douaniers, tandis que les miliciens se chargeaient de leur en faciliter la tâche aux frontières du pays. Les honnêtes citoyens dégoûtés ne faisaient que grossir les rangs de ceux qui choisissaient d’aller en exil. C’est pour cette raison que le fils de Sannou n’était pas le seul à le faire, il le confirme dans ses propos : nous sommes une cinquantaine d’ombres à nous retrouver autour du nguérou. On nous répartit en deux groupes (Monénembo, 1991 : 163). Le nombre est impressionnant. Pour cette seule nuit, cinquante personnes cherchaient à quitter leur pays pour trouver la sécurité et la tranquillité sous d’autres cieux. Cela est corroboré par les déclarations du jeune passeur qui n’était qu’à ses débuts, mais qui comptait déjà des dizaines de convois à son actif. En analysant ces propos et en évaluant le nombre de personnes qui ont pris ce chemin de l’exil, l’on parlera malheureusement d’hémorragie humaine. Un processus que les autorités politiques ne parviennent pas à freiner. Plus rien ne semble entamer la détermination des fuyards. Ils s’enfoncent dans la brousse où les lianes, les épines et les fauves imposent leurs marques sur leurs corps. Mais de tous les éléments cités, il y a, en revanche, des fauves contre lesquels il est beaucoup plus difficile de se prémunir : les militaires. Vous n’ignorez pas qu’à la radio, à chacun de leurs bulletins, ils rappellent que les militaires ont devoir de tirer à vue sur tout ce qui bouge (Monénembo, 1991 : 164).
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La traversée devient un véritable fardeau sur les épaules et le mental des fuyards. En effet, le risque de se faire abattre par les militaires n’est pas uniquement perceptible du côté de la Guinée, il plane aussi de l’autre côté de la Guinée-Bissau. Le jeune passeur insiste : Tenez-vous bien, il n’y a pas que les nôtres : du sommet de la montagne, vous avez dû apercevoir les premières cases de Guinée-Bissau. Il n’y a pas de jour où l’armée portugaise ne ratisse la brousse à la recherche des partisans du PAIGC, brûlant les villages et capturant des otages en représailles contre le soutien que nous apportons à Cabral (Monénembo, 1991 : 164). Il faut noter que durant la guerre d’indépendance, la République de Guinée a servi de base arrière pour la libération de la Guinée-Bissau, ancienne colonie portugaise. Le Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC), dirigé à l’époque par Amilcar Cabral, était celui qui se battait pour l’indépendance totale de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert. Il était donc opposé à la puissance coloniale portugaise qui voulait continuer à maintenir son pouvoir sur cette portion de l’Afrique. Il n’est donc pas surprenant de constater que les ressortissants de la République de Guinée soient recherchés par les militaires portugais sur le territoire bissau-guinéen. En effet, les Portugais savaient quel soutien ce pays apportait à la résistance du PAIGC dans la lutte de libération de la Guinée-Bissau. Cette position de la Guinée (assistance envers les pays non encore indépendants) a été toujours affirmée par le Président Ahmed Sékou Touré dans les grandes rencontres panafricaines. Il disait que la République de Guinée ne serait pas fière de son indépendance tant qu’il restera une portion de la terre africaine sous l’emprise coloniale. C’est ce qui explique la participation des troupes guinéennes dans les guerres d’indépendance de la Guinée-Bissau, d’Angola, du Congo 64
(RDC), ainsi que son apport dans la formation des militaires sud-africains à Kindia, son soutien au FLN d’Algérie, etc. (COLLOQUE ALGER : la contribution de la Guinée aux luttes armées de libération nationale en Afrique– www.guineeconakry.info, 07.07.2009). Sachant bien les relations historiques tendues entre les responsables de la République de Guinée et ceux de la Guinée-Bissau d’alors, le passeur avait donc raison de faire des mises en garde à ses clients fuyards : Mettez le pied où je vous dis de le mettre : sans fumer, sans tousser, sans faire usage de matières odorantes. (…) Une pause sera accordée toutes les deux heures de marche, à la demande en cas d’extrême chaleur (…) Chacun est responsable de ses provisions. J’assure le gibier et je suis le seul habilité à chasser à l’arme blanche, évidemment (Monénembo, 1991 : 164). Pour traverser ces espaces à pied, il fallait avoir des connaissances topographiques. Le jeune passeur semblait être un fin connaisseur de l’itinéraire. Il donna des consignes aux fuyards et leur indiqua les temps de pause ainsi que d’autres détails de la traversée. De telles mises en garde étaient faites aux fuyards à chaque étape décisive. Mais ce qui était paradoxal dans cette fuite, c’était la présence des femmes, des enfants et des vieillards : je me charge des femmes et des enfants pour ce qui est de traverser les rivières, que ce soit à gué ou sur pont de liane. Les autres se débrouillent, même les vieillards (Monénembo, 1991 : 164), déclare le jeune passeur. La présence des femmes, des enfants et des vieillards sur ces chemins d’exil constitue un véritable problème de société au même titre d’ailleurs que le nombre d’hommes allant en exil. Cela montre à quel point la Guinée était devenue un enfer pour ses propres citoyens. La machine exterminatrice du régime de Boubou-Blanc n’épargnait personne. Le départ en exil constituait la meilleure solution. 65
Pour ce groupe de fuyards, la traversée semble réussir grâce à l’expérience de ce jeune passeur. La dernière étape à franchir pour atteindre le Sénégal est un fleuve qu’il faut traverser à pirogue, sous l’œil vigilant du pagayeur spécialisé. Ce dernier, conscient de la fatigue qui se lit sur le visage des fuyards, leur donne des conseils afin de pouvoir résister au sommeil. Il leur dit : ne vous couchez pas, restez assis, la fatigue aura ainsi plus de peine à vous empoisonner le corps (Monénembo, 1991 : 165). Ces propos, en plus d’être une mise en garde, traduisent une sorte de compassion pour ces candidats à l’exil. Pour les galvaniser, le passeur leur communique la distance qui les sépare du Sénégal : Le village de Saré-Bakar est à deux lieues : vous n’aurez qu’à marcher en toute confiance ; au Sénégal, il n’y a pas de milice, chacun va où il veut, en toute liberté. Salli vous hébergera pour trois mille francs CFA, il accepte toutes les monnaies, même la nôtre, et demain vous irez à Linkéri… (Monénembo, 1991 : 165) L’équipe des passeurs, telle que décrite durant toute la traversée, est très bien structurée. Elle est présente à chaque étape soit de ralliement, soit de pause, soit d’hébergement. Elle indique clairement les montants des prestations ainsi que les personnes censées les recevoir. Du territoire guinéen à celui du Sénégal, l’itinéraire de l’exil est très bien connu par les passeurs. Le Sénégal, pays limitrophe de la Guinée, est considéré comme un havre de liberté et de paix. La première phrase de ce paragraphe illustre éloquemment cette affirmation : (…) au Sénégal, il n’y a pas de milice, chacun va où il veut, en toute liberté. L’auteur établit donc une comparaison entre les deux anciennes colonies françaises qui se distinguent par leur système de gestion politique.
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1.2.3 L’itinéraire de l’exil dans Un attiéké pour Elgass Si l’on s’accorde à dire que ce roman développe principalement le thème de l’exil et tout ce qui l’entoure, il convient néanmoins de noter que, contrairement aux romans Les Crapauds-brousse et Un rêve utile qui expliquent clairement l’itinéraire des fuyards du pays de Sâ Matrak et de Boubou-Blanc, Un attiéké pour Elgass ne fait pas la présentation exhaustive des obstacles rencontrés par les exilés guinéens. À travers la lecture de ce roman, nous avons découvert que les personnages tels que : Elgass, Idjatou, Thiam et Balla, l’oncle de Badio sont décrits par l’auteur comme étant ceux dont l’itinéraire mène à Bidjan.Cependant, il ne commente pas les difficultés et les obstacles qu’ils rencontrent au cours de leur périple. De la Guinée à Bidjan, chacun d’eux a suivi un itinéraire qui lui semblait approprié par rapport aux motifs de son départ. Pour en savoir plus, examinons les étapes traversées par chacun de ces exilés.
1.2.3.1 L’itinéraire des exilés guinéens Comme nous l’avons déjà souligné plus haut, Elgass qui apparaît dans l’œuvre comme le doyen des exilés guinéens vivant à Bidjan, n’a pas quitté la Guinée sous la contrainte physique ; son départ a été un choix délibéré, c’est-à-dire le fruit d’une longue réflexion. C’est à l’issue de celle-ci qu’il entreprend une aventure qui lui permet de traverser beaucoup de pays africains et de découvrir maintes réalités. Parlant de ses errances, le narrateur déclare : Elgass avait eu maille à partir avec ce sous-officier du Mali, ce contremaître de Mauritanie, ce chef touareg du Niger, ce procureur du Ghana, ce préposé du Congo… (Monénembo, 1993 : 83).
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Cette citation donne des informations non seulement sur la liste des pays visités par Elgass, mais aussi sur les difficultés qu’il a rencontrées sur son parcours. En effet, l’itinéraire d’Elgass est donc jalonné de problèmes qui pourraient être liés soit à un contrôle d’identité, soit à la justice. À travers tous ces espaces urbains cités, ainsi que les activités évoquées, nous pouvons affirmer que la vie d’Elgass est un exil sans retour, car il meurt en exil avec l’étiquette d’exilé. Cette mort ouvre à son tour la voie à un autre départ vers le monde invisible.
1.2.3.2 L’itinéraire d’Idjatou Petite sœur d’Elgass, Idjatou est une jeune collégienne mandatée par sa mère pour rejoindre son frère à Bidjan afin de pouvoir récupérer le sassa, objet précieux et protecteur de leur clan. Son arrivée sur cet espace abidjanais est décrite de la manière suivante : Elle était arrivée seule à cette gare-voitures d’Adjamé où viennent échouer les naufragés du pays. …). Quand nous l’avons vue à Mermoz, ses cheveux avaient encore l’ocre vif de la latérite des pistes de brousse. Elle portait un simple chemisier et un large bermuda à motifs fleuris – petite fille qui se serait égarée dans le cosmos en cherchant le chemin de la plage. (Monénembo, 1993 : 74). La présentation d’Idjatou et les conditions dans lesquelles elle est arrivée à Bidjan, montrent indirectement l’itinéraire emprunté par celle-ci. La couleur de ses cheveux décrite par le narrateur :… ses cheveux avaient encore l’ocre vif de la latérite des pistes de brousse indique aux lecteurs l’état poussiéreux des pistes en Afrique de l’Ouest et plus particulièrement en Guinée. La description de son habit pourrait indiquer les conditions dans lesquelles son voyage a eu lieu : elle portait un simple chemisier et un large bermuda à motifs… La vétusté de son habillement, présentée de façon ironique par le narrateur, la fait 68
ressembler à une petite fille qui se serait égarée dans le cosmos. Cependant, le séjour d’Idjatou à Bidjan, lui offre l’opportunité d’obtenir une bourse pour Bruxelles, afin d’aller poursuivre ses études. Malheureusement, elle meurt la veille de son départ.
1.2.3.3 L’itinéraire de Thiam Thiam, autre exilé venu de la Guinée, est un personnage qui a fui son pays pour aller s’installer à Bidjan. Son arrivée confirme la dégradation de l’atmosphère sociopolitique de la Guinée. Il est accueilli par ses frères exilés guinéens qui ne tardent pas à l’entourer d’une chaleur confraternelle. Cependant, en dépit de cette affectueuse réception, Badio nous décrit l’état de fatigue de leur hôte : mais Thiam est hésitant, maussade, torturé comme tout ce qui vient du pays (Monénembo, 1993 : 56). Ces propos décrivent la souffrance endurée par Thiam. Les adjectifs qualificatifs choisis par l’auteur : hésitant, maussade et torturé, illustrent à suffisance l’état de lassitude du personnage. L’itinéraire de Thiam semble analogue à celui suivi par Idjatou. En transmettant à Badio la commission de son oncle Balla, Thiam explique en peu de mots le chemin emprunté pour atteindre la ville de Bidjan : tu ne le sais peut-être pas, mais je me suis enfui par la frontière du Libéria (Monénembo, 1993 : 58). En dehors de l’escale du Libéria et quelques qualificatifs donnés par Badio, le roman ne donne plus d’autres informations relatives à l’itinéraire et aux obstacles rencontrés par Thiam au cours de sa fuite.
1.2.4 L’itinéraire de l’exil dans Pelourinho Contrairement aux trois œuvres précédentes, ce quatrième roman ne nous montre pas réellement les itinéraires empruntés par les exilés. Les personnages décrits 69
dans la narration tels que Ndindi-Grand-Orage, Escritore, les frères Baeta, etc., ont chacun un itinéraire particulier même s’ils sont tous issus d’une même famille. Le roi Ndindi-Grand-Orage est un personnage qui s’est volontairement constitué esclave. Il a été transporté dans le bateau pour une destination qu’il ignorait. Son itinéraire est donc la voie fluviale. Mais au-delà de celle-ci, le récit ne livre aucune autre information détaillée sur les différentes étapes de la traversée d’Afrique pour le Brésil. Il demeure d’ailleurs le seul parmi les personnages cités, à avoir un itinéraire défini. En ce qui concerne Escritore et les frères Baeta, le narrateur ne nous les présente qu’au Brésil. Il n’y a aucun passage dans le roman qui retrace leurs itinéraires. Escritore surgit de nulle part. Il se présente comme un personnage à la recherche de ses cousins qui sont au Brésil et qui portent le figea, objet sacré de leur famille. Il précise sa mission en affirmant qu’il est écrivain, et qu’il voudrait écrire l’histoire des descendants africains vivant au Brésil auxquels il est lié par le sang. Quant aux frères Baeta, le narrateur les présente comme des personnages vivant déjà sur le sol brésilien en quête de leurs origines. C’est ce qui explique leur joie non seulement lorsqu’ils apprennent l’arrivée d’Escritore au Brésil, mais aussi, lorsqu’ils se rendent compte que les signes corporels, le figea, qu’ils portent sur les épaules ressemble typiquement à celui que porte Escritore. Bref, dans Pelourinho, le chemin suivi par les exilés est très peu évoqué. Nous pouvons donc retenir que les causes de l’exil des personnages sont nombreuses et diverses. Il en est de même pour les itinéraires empruntés. Après le développement de ce premier chapitre, abordons à présent le deuxième portant sur la défense des valeurs sociétales dans les romans de Monénembo.
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CHAPITRE 2 LA DÉFENSE DES VALEURS SOCIÉTALES L’exil est un chancre qui a eu raison des temps, des philosophies, des systèmes socioculturels et de toutes les religions. Il n’a cessé de fleurir et de nourrir de sa sève vénéneuse la vie des sociétés et cela de l’antiquité sacrée à l’antiquité profane, des temps antiques aux temps modernes et contemporains, de l’exil d’Adam, d’Ève, de Caïn, d’Agar et de son fils Ismaël à l’exil de Joseph en Égypte, de la déportation des enfants d’Israël à Babylone à la fuite de Muhammad à Médine ; de la dispersion des Juifs à travers le monde, à la déportation des nègres aux Amériques ; des guerres de religion, au XVIème siècle, à la folie hitlérienne. L’exil a essaimé sur toute la terre, à toutes les époques, chez les Blancs, chez les Jaunes et chez les Nègres. (Makouta Mboukou Jean Pierre, Les littératures de l’exil, Des textes sacrés aux œuvres profanes, Paris, L’Harmattan, 1993 : 9)
2.1 LE RESPECT DE LA PAROLE DONNÉE Le respect de la parole donnée est une obligation morale qui engage chaque homme et chaque femme à tenir ou à respecter les promesses faites, quelles que soient les circonstances. Cette obligation existe depuis des temps immémoriaux dans toutes les communautés et toutes les religions du monde. Elle est le fondement de toutes les 71
relations sociétales qui lient les individus. Dans l’exercice du pouvoir par exemple, la tenue des promesses faites au peuple est un gage incontestable pour la continuité de l’exercice de son pouvoir. En effet, chaque fois qu’un dirigeant tient ses promesses, il crédibilise non seulement son pouvoir, mais aussi, il crée un climat de confiance auprès de ceux qui coopèrent avec son peuple. Le plus souvent, pour contraindre l’homme à respecter ses engagements, la loi l’oblige à passer par une prestation de serment. En cas de non-respect de ce serment, l’intéressé s’expose à des sanctions conformément à ce que la loi prévoit. Si le respect de la parole donnée est une vertu qui se remarque dans tous les continents, il importe de préciser qu’en Afrique, il est beaucoup plus perceptible. En effet, l’Afrique est considérée comme étant un continent de l’oralité. Pour cette raison la littérature africaine, du moins de la plupart des pays, est qualifiée de littérature orale, car elle se transmet, par le biais de la parole, de génération en génération. Dans la société africaine, la parole est sacrée. Elle est « détenue », en Afrique occidentale, par les griots qui sont des gardiens de la tradition. Par la maîtrise qu’ils ont de l’art oratoire, certains étaient directement rattachés au trône royal comme conseillers des rois. Dans la société mandingue par exemple, le non-respect de la parole donnée était synonyme d’indignité. C’est donc un déshonneur, pour un homme et pour sa progéniture, de n’avoir pas respecté la parole donnée. Certains romanciers se sont justement intéressés à ce thème en voulant mettre en exergue les valeurs de l’Afrique traditionnelle. Parmi les auteurs qui se sont illustrés dans cette étude, l’on peut citer Seydou Badian à travers son roman Sous l’Orage (1964). Comme le titre l’indique, ce roman relate effectivement « l’orage » qui secoue la famille du père Benfa, un homme 72
qui est le symbole de la tradition africaine. L’intrigue du roman est bâtie sur l’opposition entre le choix du père et celui de sa fille. D’une part, selon la tradition, le père a choisi comme époux pour sa fille un homme du nom de Famagan, d’autre part, sa fille, selon sa conception nouvelle du mariage, a choisi un jeune homme, Samou, qu’elle aime. Il s’agit donc d’un roman qui oppose la culture africaine traditionnelle à la culture occidentale. L’on assiste alors à un choc de cultures. Mais l’intérêt de cette œuvre pour notre recherche est de faire ressortir la valeur ou le poids de la parole donnée en milieu traditionnel africain. Dans la société traditionnelle africaine, et surtout dans la société mandingue dont il est question dans ce roman, toutes les décisions engageant la famille proviennent du père de famille ; à défaut, de l’aîné de la famille. Les enfants ne doivent qu’obéissance et respect à leurs parents. Ce principe est aussi appliqué dans le cadre des mariages. Considéré comme un acte sacré unissant deux personnes issues généralement de deux communautés différentes, le mariage en Afrique traditionnelle ne saurait être une affaire de personne, mais plutôt une affaire de famille. C’est pour cette raison que le père Benfa, en sa qualité de père de famille, décide de donner sa fille Kany en mariage au vieux Famagan, son camarade d’âge. Ayant donné son accord de principe, donc sa parole d’honneur, Benfa ordonne à son épouse Mama Téné d’informer sa fille de la nouvelle et à son fils aîné Sibiri, d’en faire de même pour ses jeunes frères. Contre toute attente, les entretiens, de part et d’autre, se heurtent à un violent rejet du projet de Benfa. Mécontent du comportement de ses enfants qu’il accuse d’avoir été déracinés par l’école occidentale qu’ils fréquentent, il décide d’envoyer Kany et Birama au village chez son grand frère Djigui afin qu’ils y soient initiés aux principes fondamentaux de la tradition. Cependant, cette décision ne change rien dans la position de ces deux enfants. Ils 73
refusent ce projet de mariage conçu par le père Benfa. L’aîné de la famille prenant conscience des changements qui s’opèrent dans leur communauté grâce à la médiation de Tiéman, ancien combattant, décide de rompre le projet de mariage déjà accepté par son jeune frère Benfa et de laisser Kany continuer ses études. Pour trouver un dénouement heureux à ce malentendu intrafamilial, un groupe de sages composé d’Aladji et de Mamari décide de rencontrer Benfa. Ils lui expliquent les changements générationnels qui risquent de bouleverser leur société avec la venue de l’école française. Prenant la parole, Aladji affirme : Benfa, le mariage d’aujourd’hui n’est pas celui que nous connaissions nous autres. De notre temps, l’homme n’avait qu’une parole ; aujourd’hui, nous sommes en face de gens qui mettent tout leur génie à nourrir leurs semblables de fausses promesses (Badian, 1964 : 180). Dans cette citation, nous pouvons retenir à travers la deuxième phrase, une comparaison entre l’attitude des hommes d’avant et ceux de la génération des Kany. Les propos sont clairs : de notre temps, l’homme n’avait qu’une parole. Ce passage explique que l’une des caractéristiques principales de la génération d’Aladji était le respect de la parole donnée. Ce principe est malheureusement méconnu ou non respecté par la nouvelle génération qui passe tout son temps à nourrir les gens de fausses promesses. Benfa semble dépassé par l’entêtement de sa fille. Il oscille entre le maintien de sa décision et la concession que les sages lui demandent de faire. Il déclare en ces termes : je suis entêté, parce que j’avais donné ma parole à Famagan. C’est aujourd’hui la seule chose qui me préoccupe. La parole donnée, Aladji… (Badian, 1964 : 182). Cette affirmation de Benfa vient confirmer les propos d’Aladji. L’on comprend donc aisément que dans l’Afrique traditionnelle, la parole donnée était un serment inviolable. 74
Toute prise de position contraire à la promesse faite devrait être sagement mûrie. Même si ce récit de Benfa ne cadre pas exactement avec celui de Tierno Monénembo, dans Pelourinho, il permet tout au moins de comprendre ce qu’est le respect de la parole donnée pour les Africains. Dans ce roman, le personnage va jusqu’au bout de son engagement. Il ne se laisse pas dominer par les supplications du griot. C’est ce que Monénembo nous livre à travers le récit, car l’une des richesses et surtout l’une des particularités de cet auteur est d’aborder le thème de l’exil sous toutes ses formes. Contrairement à certains auteurs qui limitent les causes de l’exil à la quête du bonheur, à la sauvegarde de la vie et à la quête du savoir, Monénembo, lui, a recours au refus de transgresser les valeurs ancestrales de l’Afrique pour expliquer le départ de certains de ses personnages en exil. L’histoire de N’dindi-Grand-Orage, roi des Mahis en est une illustration. De toutes les quatre œuvres que nous avons choisies pour notre recherche, le roman Pelourinho est celui qui touche cet aspect de l’exil : se faire exiler de force pour respecter sa parole, pour défendre donc les valeurs sociétales. Comme nous l’avons évoqué dans le premier chapitre, N’dindi-Grand-Orage était un chef qui possédait cent épouses, un millier d’enfants, dix fois plus de bœufs, autant d’ovins, autant de caprins et de toutes autres espèces animales. Il avait une curieuse devise : faites de moi le plus vil des esclaves s’il m’arrive de rencontrer un ennemi sans le découper en trois (Monénembo, 1995 : 138). Cette devise était un serment que ce roi avait fait devant tout son peuple et devant le peuple des territoires qu’il avait assujettis. Fier de sa force et de celle de ses hommes, Ndindi-Grand-Orage avait lancé un défi à toute personne qui pourrait l’affronter. Un jour, après avoir bu à lui tout seul, vingt calebasses de vin de palme, il convoqua son 75
peuple pour lui dire ceci : Qu’on fasse de moi un vil esclave si jamais on me montrait quoi que ce soit que je ne puisse vaincre et dominer (Monénembo, 1995 : 139). Il ordonna à son griot de faire le tour du monde afin de lui ramener celui qui pourrait le battre. Après plusieurs voyages, le griot rencontre un vieux qui lui livre le secret. Le roi devra affronter le Baobab pour prouver à son peuple et aux rois qu’il a vaincus qu’il reste et demeure le plus fort. Ayant déjà donné sa parole, le roi N’dindi-Grand-Orage mobilisa ses hommes sous le Baobab. Il donna l’ordre d’abattre l’arbre. La chute de l’arbre provoqua des milliers de morts dans les rangs de ses hommes, et lui-même s’en sortit avec des contusions. Couvert de honte par cette défaite, il obligea son peuple à le ligoter et à le vendre aux Transparents (Les Blancs) qui avaient leur bateau sur les côtes de l’Océan. C’est ainsi qu’il se retrouva en exil au Brésil ; car déclara-til : Après ce qui s’est passé, je ne veux plus que ces margouillats jettent un œil sur moi. J’en mourrais de honte (…) Qu’on me traîne au fort d’Ouidah comme n’importe quelle créature prise dans la brousse (Monénembo, 1995 : 142). En analysant cette affirmation, l’on comprend le degré de déception du roi N’dindi – Grand-Orage. Il décide de se constituer esclave et de se faire exiler à cause de l’engagement public tenu à son peuple. C’est lui-même qui tire les conclusions de sa défaite : après ce qui s’est passé, je ne veux plus que ces margouillats jettent un œil sur moi. Il indique l’endroit où l’on doit le conduire : au fort d’Ouidah. Il convient de préciser que le fort d’Ouidah était l’un des principaux points d’embarquement des esclaves vers les Amériques. Ouidah est une ville de l’actuel Bénin. Selon Wikipédia, le site de Ouidah était « soigneusement isolé du reste du royaume afin de garantir le monopole royal ». En effet, dans ce royaume relativement centralisé mis en place 76
par le roi Agaja d’Agbomi (1708-1740), la traite négrière fut érigée en monopole royal par le roi Kpengla (17741789) et alimentée par de périodiques razzias aux marges du royaume, au bénéfice de l’ethnie Fon. Cette traite était effectuée sous le contrôle d’un grand dignitaire de l’État, le yovoghan (ce qui signifie littéralement « chef des Blancs ») qui constituait l’interface commerciale entre les négriers européens et l’État négrier d’Abomey. Les esclaves étaient rassemblés sur une place pour y être vendus. Puis, ils parcouraient enchaînés les quelques kilomètres qui les séparaient de la plage. Enchaînés les uns aux autres, ils montaient dans des canots pour être entassés dans les cales des navires, avant la longue traversée vers le Nouveau Monde. Persuadés que les négriers blancs allaient les manger, certains préféraient, lors du transport en canots, se jeter à la mer et mouraient noyés (http//fr.Wikipedia.org/Wiki. 2014-07-12). Ce rappel historique nous permet d’affirmer que Tierno Monénembo, à travers ce roman Pelourinho, révèle un pan de l’histoire du continent africain. Il s’agit de la traite négrière qui a favorisé la transplantation des milliers d’Africains sur le continent américain. C’est donc un roman historique. Son titre confirme bien cette approche, car Pelourinho rappelle ce lieu où les esclaves étaient exposés et vendus à leur arrivée au Brésil. Cet exil de Ndindi-Grand-Orage s’explique donc par le respect de la parole donnée. Il avait juré de se livrer aux transparents en cas de défaite et il a respecté son engagement. Nous pouvons donc qualifier cette attitude comme étant la défense d’une valeur sociétale.
2.2 LE REFUS DU DÉSHONNEUR Tout individu ou toute communauté humaine se reconnaît à travers des valeurs qui fondent son existence. Au nombre de ces valeurs, l’on peut citer : la dignité, 77
l’honneur, etc. Toute violation de l’une d’elles peut entraîner les conséquences qui se manifestent, soit par l’exil, soit par la mort. L’exemple des indépendances du continent africain en est une illustration. Pour la reconquête de leur liberté, leur dignité et leur souveraineté, certains pays africains ont procédé à un rejet total de la servitude dans laquelle ils étaient confinés, d’autres ont eu recours aux conflits armés. Pour illustrer notre propos, interrogeons l’un des pans de l’histoire guinéenne. Le discours solennel et historique d’Ahmed Sékou Touré, lors de l’arrivée du Général Charles de Gaule (à l’époque Président français) en Guinée en 1958, démontre l’attachement de ce peuple à ses valeurs de liberté et d’honneur. Jadis colonie française, la Guinée, par la voix de son leader Ahmed Sékou Touré, a choisi la voie de la dignité et de l’honneur en ses termes : Il n’y a pas de dignité sans la liberté. Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage (www.webguinee.net/bibliotheque/sekou_toure/discours/25 aout.html). La force et la profondeur de cette déclaration prouvent à quel point ce peuple avait souffert du déshonneur dans lequel la colonisation l’avait plongé. Il a préféré donc la liberté dans la pauvreté que de mener une vie d’opulence dans l’esclavage. La préservation de la dignité peut ainsi être considérée comme l’une des caractéristiques essentielles du peuple de Guinée. Ayant accédé à l’indépendance en 1958, la République de Guinée, de par son courage et sa détermination, a ouvert la voie à tous les peuples qui étaient sous le joug colonial français. Elle a été le symbole de la liberté. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’hymne national de ce pays porte le nom Liberté. Cependant, cette liberté tant recherchée et arrachée des mains du colonisateur a été très tôt compromise par ceux-là mêmes qui avaient combattu les Blancs. La dictature mise en place par les nouveaux dirigeants a contraint certains 78
citoyens qui n’apprécient pas le mode de gestion du pays, à l’exil ou à la mort. Comme nous l’avons indiqué dans les pages précédentes, Tierno Monénembo et tant d’autres, inquiets des dérives dictatoriales du régime, ont pris le chemin de l’exil. À l’exemple de l’auteur lui-même qui continue de vivre en exil, précisément en France, par peur de revenir au pays natal. Il le dit dans l’interview qu’il nous a accordée le 08 août 2015, à son domicile de Kobayah (Conakry), lors d’un de ses brefs séjours en Guinée : je me suis exilé d’abord à Dakar. Il y avait tellement de grèves à Dakar que j’étais obligé de déménager à Abidjan (…) J’ai été en France (…) à Grenoble où j’ai soutenu une thèse de doctorat en biochimie. Les personnages de Monénembo sont, dans leur quasitotalité, d’éternels exilés. À part Diouldé revenu de ses études, tous les autres personnages meurent ailleurs plutôt que de revenir dans leur pays natal. C’est le cas d’Elgass, d’Idjatou, dans Un attiéké pour Elgass, de Ndindi-GrandOrage, d’Escritore, dans Pelourinho, etc. Peut-être, tiennent-ils à la préservation de leur « Liberté » et de leur « Dignité ». Dans cette deuxième section du chapitre intitulé Le refus du déshonneur, nous nous intéresserons aux personnages qui s’exilent ou qui changent d’espaces afin d’éviter le déshonneur. Dans l’ensemble de la production romanesque et surtout dans les quatre œuvres de notre recherche, en plus du roi N’dindi-Grand-Orage qui s’exile pour respecter la parole donnée et, indirectement pour éviter le déshonneur, il y a le personnage d’Idjatou dans Un attiéké pour Elgass. Idjatou, sœur d’Elgass, vit d’abord le véritable exil physique qui la conduit de la Guinée vers Bidjan (Côte d’Ivoire) à la recherche du sassa. Ensuite, elle se suicide pour éviter le déshonneur. C’est justement ce deuxième aspect qui nous intéresse dans cette section. En effet, le 79
concept de l’exil est multiforme. Il peut être physique, psychologique, intérieur, extérieur, etc. Toutes ces formes se manifestent différemment à travers soit le bannissement, soit le déplacement physique d’un personnage de son point de départ à son point d’arrivée. Ce changement d’espaces peut se faire par la marginalisation, l’exclusion, la prison, le rêve, le délire, la mort, etc. Nous pensons qu’il n’est donc pas exclu que la mort soit considérée comme une forme d’exil. Elle est, dans l’imaginaire collectif occidental et africain, un changement d’espace de ce monde physique visible des humains, pour le monde invisible des morts. La terre, représentant l’espace des vivants, est considérée comme un point de départ de l’exilé. Elle regorge de plusieurs caractéristiques qui la distinguent du second espace d’arrivée qui est celui des morts. Mais il importe de préciser que cette deuxième forme d’exil passe obligatoirement par l’épreuve fatale de la mort. Bien que différentes, les deux formes d’exil présentent assez de points de convergence en ce sens qu’il s’agit d’un changement de lieu et de statut. Les causes d’un tel exil sont également très diverses. La mort d’Idjatou intervient à la veille de son départ pour la Belgique ; un voyage qui devait lui permettre de bénéficier d’une bourse de formation en Europe. Pour lui témoigner leur solidarité, certains exilés guinéens décident d’aller veiller chez Tantie Akissi où elle habitait. C’est au cours de ce réveillon que Badio et Habib se livrent à une scène de rivalité, à travers le jeu d’awélé, ce qui entraîne finalement la mort d’Idjatou. Le jeu d’awélé est un jeu de vérité au cours duquel les protagonistes se livrent à des dénonciations des secrets les plus intimes qu’ils savent l’un de l’autre. Ce fut donc l’occasion pour Habib humilié par les révélations de Badio au sujet de sa responsabilité dans le détournement d’un montant de deux cent mille francs qui
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appartenait à Elgass, après sa mort, de dévoiler à son tour l’inconscience de Badio. En effet, dès l’arrivée d’Idjatou à Bidjan à la recherche de son frère qu’elle a malheureusement trouvé mort, elle fut hébergée par Badio. Ce dernier, aux yeux de ses confrères exilés, se faisait passer pour le frère protecteur, le cousin immédiat de la petite Idjatou. Paradoxalement, c’est bien lui qui la met enceinte et l’oblige à avorter. Il pensait être à l’abri de tout soupçon. Mais voilà qu’au cours de ce jeu d’awélé, le secret tant conservé est dévoilé par Habib. Badio, très contrarié par cette dénonciation, affirme : Jamais ne m’est venu à l’esprit que quelqu’un aurait pu être au courant de mon secret. (…) je n’aurais jamais imaginé que Habib pourrait un jour me dénoncer avec une telle méchanceté…. (Monénembo, 1993 : 132). À travers l’usage récurrent et insistant de l’adverbe jamais, l’on peut comprendre que Badio était au comble de la déception. Il enchaîne en indiquant que cette dénonciation était une méchanceté de la part de son ami Habib. Couvert de honte, il quitte les lieux, abandonne ses amis et se lance dans la rue avec pour seul compagnon, sa cigarette dont il a du mal à recracher la fumée (Monénembo, 1993 : 132). Face à cette révélation troublante et à ce déshonneur qui touche à la dignité d’Idjatou, elle se retire discrètement dans sa chambre et se suicide. Le liquide rouge (le sang) qui coule depuis la chambre glisse lentement sous la porte et alerte les autres exilés guinéens qui attendaient stupéfaits, dans le salon son retour. La nouvelle du suicide de la jeune guinéenne est annoncée dans le journal ivoirien Fraternité Matin et suscite assez d’interrogations. Idjatou quitte donc la terre des vivants pour s’en aller vers la terre des morts pour éviter de vivre le déshonneur. N’est-ce pas un signe révélateur de l’attachement de cette Guinéenne aux
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principes de dignité auxquels son pays, la Guinée, reste viscéralement attaché ? Cette mort tragique pourrait à notre avis être considérée comme une façon de laver le déshonneur. Elle met en relation deux mondes : le monde physique et le monde métaphysique. Idjatou opère un changement d’espaces différents l’un de l’autre. L’espace des humains où elle vit ne lui procure plus le bonheur tant souhaité. Elle est considérée aux yeux de ses confrères exilés comme une femme indigne qui ne mérite plus de respect et d’égard. C’est la descente aux enfers. Elle se met dans une quête intérieure de la considération et de la joie qu’elle vient de perdre. Elle n’a d’autre solution que la mort. C’est le voyage vers le monde invisible, le monde des morts. Du coup, cette mort lui fait changer de statut et d’identité. Elle opère une sorte d’exil qui, aux yeux de Platon, constitue ce départ contraint et forcé dont a été victime l’âme en s’engageant dans un corps (in Revue de philosophie et de sciences humaines, Olivia Bianchi, « Penser l’exil pour penser l’être », 2005 : 5). Cette affirmation de Platon est corroborée par celle des sages africains qui soutiennent qu’en Afrique, les morts ne meurent pas. Une position confirmée par Birago Diop, l’un des écrivains négro-africains : Ceux qui sont morts ne sont jamais partis ils sont dans l’ombre qui éclaire Et dans l’ombre qui s’épaissit Les morts ne sont pas sous la terre ; (….) Les morts ne sont pas morts… (J.PM. M’boukou, 1980 : 104) À travers cette poésie unificatrice du monde visible au monde invisible, le poète sénégalais exprime l’unicité de la création divine. Le mythe de l’existence divine est donc célébré dans cette construction poétique où l’être humain n’est qu’un souffle qui abrite, par la croyance, tout ce qui existe dans la nature. L’être humain vivant n’est-il pas, 82
d’une certaine manière, en exil sur cette terre des vivants ? Car venu de la terre, il est appelé à retourner à la terre : Tu es poussière et tu retourneras à la poussière rappellent les formules des prêtres catholiques au début du carême chrétien. Cette phrase est prononcée lorsqu’ils font, avec les cendres, le signe de croix sur le front des fidèles (Genèse, 2004 : 25.) Bref, dans la conception africaine et religieuse, les morts continuent de vivre parmi les hommes sous d’autres formes. D’autres écrivains négro-africains ont aussi exploré le thème de la mort comme passage obligé pour sauver l’honneur et la dignité familiale ou communautaire de leurs personnages. Au nombre de ceux-ci, Ahmadou Kourouma est l’un de ceux qui ont su développer le thème de la mort comme solution ultime pour éviter le déshonneur. Dans Les Soleils des indépendances (1970) et dans Monnè outrages et défis (1990), Kourouma présente deux personnages : Fama et Djigui, appartenant au même monde, le monde traditionnel et partageant le même destin, détenteurs du pouvoir aristocratique dans la communauté mandingue. Dans Les Soleils des indépendances, Fama Doumbouya, considéré comme le dernier prince de la dynastie des Doumbouya, est un descendant de chef déchu qui perd ses repères dans un monde en pleine mutation. Après avoir lutté pour l’accession de son pays à l’indépendance, il est privé de tout. Aucun poste ne lui est attribué à cause de son analphabétisme. Il est d’ailleurs emprisonné par le pouvoir en place parce qu’il a fait un rêve au cours duquel une femme lui aurait confié un message pour l’ancien ministre Nakou, considéré comme la tête du complot (A. Kourouma, 1970 : 162). Le régime de la Côte des Ébènes soupçonnait de comploteurs, tous ceux qui fréquentaient les anciens dirigeants du pays. Libéré, il décide d’aller dans son village Togobala. Mais la frontière est fermée. Excédé, Fama brave l’interdit, se jette par-dessus le parapet du pont, convaincu 83
que les crocodiles qui vivaient dans ce marigot lui reconnaîtraient son statut de prince héritier. Il est grièvement blessé par les morsures de ces animaux et succombe. En résumé, Fama décide de retourner dans son village à cause du déshonneur que lui font subir les nouveaux dirigeants des indépendances. Il perd tout ce qu’il avait de dignité et de considération. Il n’a plus de place dans ce monde en perpétuelle mutation. Il a préféré vivre au village plutôt que de s’exposer au ridicule et au déshonneur dans la capitale. De même, dans Monnè outrages et défis (1990), face à la présence envahissante de la puissance coloniale européenne, le pouvoir de Djigui reste sans effet. Toutes les tentatives pour reconquérir son pouvoir échouent. Son propre cheval lui désobéit dans sa volonté de s’exiler définitivement à Toukoro. Djigui, outré, se suicide, mettant ainsi fin au règne de la dynastie des Kéita. Comme nous pouvons le remarquer, la mort volontaire de Fama et de Djigui s’explique par l’attachement viscéral des deux personnages aux valeurs d’honneur et de dignité qui sont des caractéristiques principales de la communauté mandingue à laquelle ils appartiennent. Ce type de mort nous rappelle ensuite le titre : Plutôt la mort que le déshonneur, d’un extrait du roman Un piège sans fin (1960) de l’écrivain Béninois Olympe BhêlyQuenum, extrait tiré de l’ouvrage collectif portant sur la Littérature africaine (1987 : 207). Dans cet extrait, l’auteur raconte la mort tragique du vieux Bakari, ancien combattant, contraint de prendre part aux travaux forcés. Au cours de ces travaux, Bakari reçoit des menaces, il est bastonné et humilié par Tiba, un des gardes commis à cette tâche par le Toubab (le colonisateur). Ne pouvant plus supporter ce déshonneur, il plonge la dague dans son cœur et meurt.
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Par ailleurs, si certains personnages de Monénembo s’exilent pour éviter le déshonneur, d’autres le font par contre pour refuser de prendre part aux dérives des pouvoirs dictatoriaux ou d’en être complices.
2.3 LE
REFUS DE CAUTIONNER LES DÉRIVES DICTATORIALES
L’exercice du pouvoir dans le monde en général, et en Afrique en particulier, est assuré par un certain nombre de personnes qui jouent les rôles d’avant-garde et de gardiens du régime. Les hommes et les femmes qui entourent le dirigeant ou le leader deviennent généralement la machine exterminatrice du régime. Ils constituent une nébuleuse à la solde du dirigeant. Celui-ci infiltre toutes les couches socioprofessionnelles du pays par ses espions. L’objectif principal de ce réseau est d’espionner et de repérer tous ceux qui dénoncent les dérives du pouvoir afin de les éliminer systématiquement. Ceux-ci sont considérés par les membres du parti comme les ennemis du régime. Cette élimination peut être faite soit par emprisonnement, soit par exécution sommaire, soit par la pendaison, soit par l’exil ou par le confinement. La plupart des citoyens qui se sont amusés à dénoncer la dictature des dirigeants ou à donner leur avis sur la gestion des États, sont immédiatement ciblés et placés dans le collimateur des sbires du pouvoir. Certains sont assassinés, emprisonnés ou bannis. Par contre, d’autres optent pour le silence. Un silence d’impuissance qui est aussi une autre forme d’exil. En effet, selon Tim Unwin : La notion d’exil débouche sur un univers large et varié de relations vis-à-vis des autres et de soi-même qui va de ceux et celles qui ont été bannis ou expulsés manu militari de leur pays à ceux et celles qui s’imposent l’épreuve d’un exil volontaire avec, entre ces deux extrémités, les victimes
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d’innombrables formes de dislocation culturelles ou spirituelles (2001 : 1) Cette affirmation de Tim Unwin donne au concept de l’exil une dimension beaucoup plus grande. L’exilé sort donc de son carcan d’homme banni ou expulsé. Il opère son propre exil ou le subit sans pour autant quitter son territoire, sans changer d’espace. L’on parlera donc de l’exil de conscience, de l’exil spirituel, de l’exil intérieur, etc. Ainsi, dans les romans de Tierno Monénembo, l’on remarque que certains se sont imposé le silence afin d’éviter de pactiser avec le régime. C’est le cas de Diouldé qui est rentré dans son pays après ses études d’ingénieurélectricien en Hongrie et qui a été promu au poste de Directeur de la section Europe de l’Est (poste de diplomatie). En dépit de son hésitation à occuper ce poste, il est obligé de se soumettre aux réalités de son pays afin d’échapper au chômage. Très tôt remarqué par quelques proches du Président Sâ Matrak comme un fonctionnaire honnête et travailleur, Diouldé est objet de filature. Gnawoulata, son ami d’enfance et de promotion, l’oblige à être en relation avec Daouda considéré comme l’un des proches du Président. Il est contraint, malgré lui, d’intégrer le groupe des fonctionnaires insouciants et ambitieux. Il participe, contre son gré, à l’assassinat du vieux Alkali par Daouda. Un crime perpétré simplement parce que le vieux avait refusé de lui vendre une partie de sa terre. Il fallait alors en finir avec cet homme qui l’empêchait d’agrandir sa portion de terre cultivable et de devenir ainsi l’un des plus riches du pays. Après avoir assisté à ce crime crapuleux, il plonge alors dans une sorte de méditation profonde sur le fonctionnement du système d’enrichissement des proches de Sâ Matrak et sur le mode de gouvernance de son pays. Physiquement, Diouldé avait cessé d’exister. Les propos du narrateur sont clairs : Diouldé ne comprenait rien à rien. Ce 86
qui lui arrivait, il le réalisait à peine. Comme il souhaitait que cela fût un songe ! (…) Il lui advint même de rêver qu’il rêve (Monénembo, 1979 : 109). La première phrase de cette citation montre à quel point Diouldé vit dans la confusion totale. Il ne comprend plus rien. Il est partagé entre la réalité et le rêve. Tout ce qu’il vient de vivre lui paraît un songe. Le fossé se creuse entre sa réalité existentielle et le monde auquel il semble désormais appartenir. C’est pourquoi les mots songe et rêve reviennent et s’enchaînent dans la deuxième et la troisième phrase. De par leur signification, ces mots n’ont rien de réel. Ils s’inscrivent dans le registre des images, des illusions, des impressions qui se présentent à l’esprit. Le silence de Diouldé l’avait donc plongé dans cet univers irréel et l’a éloigné des siens, car : Il lui advint même de rêver qu’il rêve. Conscient de la gravité des actes posés par les membres influents du régime de Sâ Matrak et surtout conscient de son impuissance à trouver des solutions appropriées, Diouldé opte pour l’exil intérieur à travers l’isolement et le silence. Sa mère et Râhi son épouse sont de plus en plus étonnées de son éloignement. Elles avaient constaté qu’il utilisait sa baignoire moins pour se rendre propre que pour s’isoler, dégoûté des autres et de lui-même (Monénembo, 1979 : 115). Cet isolement ou cette réclusion du personnage est, à notre avis, une forme d’exil. En effet, l’exil n’est plus un problème de soi à la terre ou à la culture étrangère, mais de soi à soi (Binsanswa, 2003 : 30). Et Philip Amangoua Atcha dans un de ses articles intitulés « Temps de l’exil et exil du temps » dans Le jeune homme de sable de Williams Sassine, publié dans la revue POexil écrit : Ne pouvant plus communiquer avec qui que ce soit, les reclus ou exclus vont finalement se replier sur eux-mêmes et connaître la douleur de l’exil intérieur (Atcha, 2014 : 3). C’est aussi ce que révèle Claude Drevet en d’autres termes : 87
Vivre loin des êtres qui nous sont chers est un exil. L’exil désigne donc la distance d’un lieu ou l’éloignement de certaines personnes particulièrement liées avec nous, que ce lien soit privé ou d’ordre public. L’exil n’est pas un fait brut, mais la plupart du temps, le résultat d’une action (Drevet, 1996 : 213). Partant de ces différentes assertions, nous pouvons affirmer que Diouldé est l’un de ces exilés qui refusent de cautionner les dérives du régime. Il a préféré garder le silence sur tout ce qu’il a vécu. Cet exil qu’il a délibérément choisi de vivre s’annonce comme un signe prémonitoire de sa mort. Il est arrêté à la suite d’un pseudo complot et assassiné par la bande de Daouda et de Gnawoulata. Diouldé apparaît donc comme un personnage qui a vécu plusieurs types de déplacements. Le premier lui a permis d’aller en Hongrie en quête du savoir, le deuxième, l’exil intérieur, est celui qui l’a contraint au silence et à la solitude, le troisième, la prison, l’a contraint à l’isolement. Enfin, sa mort par pendaison le conduit à quitter l’espace des vivants, pour celui des morts. C’est en lui que s’opère véritablement le drame de l’exil dans ce roman. L’on pourrait à ce titre le qualifier d’éternel exilé. En dehors de Diouldé, aucun autre personnage ne s’exile directement ou indirectement dans les romans du corpus pour éviter de cautionner les dérives dictatoriales Le troisième et dernier chapitre qui suit nous permettra d’étudier d’autres causes qui expliquent le déplacement des personnages.
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CHAPITRE III AUTRES CAUSES ET FORMES D’EXIL 3.1 AUTRES CAUSES DE L’EXIL DES PERSONNAGES 3.1.1 La quête du savoir En plus des principales causes évoquées dans les deux premiers chapitres notamment l’instinct de survie et la recherche du mieux-être, puis la défense des valeurs sociétales, nos lectures nous ont permis de relever d’autres causes de départ et d’exil des personnages qui enrichissent ce thème. Au nombre de ceux-ci, l’on peut citer en premier lieu : la quête du savoir, la quête du « sassa » (objet cultuel), la reconstitution de la lignée ou l’épopée dynastique. En deuxième lieu, le silence et la prison comme autres causes d’exil. En troisième lieu, nous parlerons de la mort. Il est important d’indiquer qu’en dehors de l’exil lié à la traite négrière, la quête du savoir est la deuxième forme de départ qu’a connue le continent africain. En effet, la plupart des œuvres littéraires produites avant les années 1960 sont le fruit des Africains qui ont fréquenté l’école française pendant la période coloniale et ont vécu en Occident. C’est pour cette raison d’ailleurs que les personnages principaux de certains romans retracent soit l’itinéraire de leur départ, soit leurs difficultés en terre d’accueil. Ces romans sont généralement de type autobiographique ou semiautobiographique, car ils relatent la vie de ceux qui en sont les auteurs à travers une sorte de transposition de la réalité.
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Parmi ces romans nous pouvons citer l’Enfant noir (1953) de Camara Laye qui raconte le départ de l’Enfant noir pour la France, à la recherche du savoir. Après l’obtention de son CAP (Certificat d’Aptitude Professionnelle) de mécanicien, il bénéficie d’une bourse d’études pour Argenteuil. Le narrateur témoigne lui-même de la proposition qui lui est faite par le directeur : C’est qu’avant mon départ de Conakry, le directeur de l’école m’avait fait appeler et m’avait demandé si je voulais aller en France pour y achever mes études. J’avais répondu oui d’emblée – tout content, j’avais répondu oui –, mais je l’avais dit sans consulter mes parents (Camara, 1953 : 210211). Les propos du narrateur révèlent son désir d’aller poursuivre ses études en France. Le niveau d’études et la qualification recherchée n’étant pas à Conakry, l’Enfant noir accepte donc d’aller à la quête du savoir. Il décrit cet ultime moment de départ de la manière suivante : (…) l’hélice se mit à tourner, au loin mes oncles agitèrent la main une dernière fois, et la terre de Guinée commença à fuir, à fuir (Camara, 1953 : 220). Ce voyage a permis au narrateur d’obtenir son diplôme en mécanique automobile. Émile Cissé est un autre Guinéen qui relate dans son roman Faralako, Roman d’un village guinéen (2006) la quête du savoir du personnage Nî. De même que l’Enfant noir, Nî part en France à la quête du savoir. Cependant, il reçoit la lettre de sa mère Nâ dans laquelle elle lui relate les souffrances et les difficultés qu’elle traverse au village et dans les relations conflictuelles avec son époux. Très touché par le contenu du message de la lettre, Nî décide alors de retourner au pays (la Guinée), précisément dans son village Faralako pour apporter assistance à sa mère. Dans la même quête du savoir, Cheikh Hamidou Kane dans son œuvre L’Aventure ambiguë (1961), met en scène le personnage de Samba Diallo. Un jeune homme dont le 90
destin est partagé entre sa culture traditionnelle peule et la culture occidentale. Scolarisé à l’école nouvelle après avoir fréquenté le foyer ardent de l’école coranique, Samba Diallo y est envoyé pour apprendre à lier le bois au bois (Kane, 1961 : 45), pour aller apprendre chez eux [les Blancs] l’art de vaincre sans avoir raison (Kane, 1961 : 48). Contrairement aux deux premiers personnages (Enfant noir et Nî), Samba Diallo voyage pour réaliser les deux objectifs évoqués plus haut par la Grande-Royale. Il reçoit l’accord de sa communauté, même si celle-ci reste divisée sur l’acceptation d’envoyer ses fils à l’école nouvelle. Aké Loba dans son roman Kokoumbo, l’étudiant noir (1972) et Amadou KONE dans son œuvre Les Frasques d’Ebinto (2002), présentent deux personnages, Kokoumbo et Muriel qui vont en France à la quête du savoir. Tous ces exemples cités prouvent à suffisance que la rencontre entre l’Occident et l’Afrique a été très tôt marquée par l’apprentissage des langues étrangères à travers l’école, que certains critiques assimilent à une forme d’exil. Cette initiation linguistique ouvrit la voie à la quête du savoir dans les pays occidentaux. À l’instar de ses confrères de plume, Tierno Monénembo, dans son premier roman Les Crapaudbrousse, nous présente un personnage en quête du savoir. Il s’agit de Diouldé qui quitte son pays (espace non indiqué, mais qui semble être celui de l’auteur) pour la Hongrie, un pays d’Europe centrale, pour aller poursuivre ses études, dans le but de devenir ingénieur électricien. Ce rêve, il l’avait longtemps caressé. La voix narrative l’affirme avec insistance : Une idée, une seule idée l’habitait alors : dès son retour, électrifier partout ; des fils conducteurs à la place des lianes, des poteaux à côté des arbres, des ampoules d’une luminosité unique, partout : dans les villes, dans les villages (Monénembo, 1979 : 17). 91
Ces propos laissent transparaître non seulement l’amour et la passion de la profession que Diouldé manifestait pour le métier d’ingénieur électricien, mais aussi sa volonté d’apporter son expertise au développement de son pays. Fier d’atteindre son objectif, Diouldé revient au pays et cherche un emploi en rapport avec son métier. Suite à la proposition qui lui est faite d’occuper le poste de directeur de la section Europe de l’Est, il répond avec franchise au directeur chargé de le recruter : Mais monsieur le directeur, rendez-vous compte, je ne suis pas diplomate. Je suis ingénieur. Mieux vaut envoyer un boucher à ma place (Monénembo, 1979 : 18). Une telle attitude témoigne de l’honnêteté intellectuelle et de l’esprit patriotique de Diouldé qui avait agi en toute liberté et dans la méconnaissance des réalités de son pays. Il est d’ailleurs très vite interpellé par son employeur : C’est bien beau d’être ingénieur, mais si tu veux gagner ta vie, prends, fils, prends. Ne gâte pas ta chance. La chance c’est comme la mort, fils : elle s’annonce une seule fois ; mais alors, une seule petite fois (Monénembo, 1979 : 18). Face à l’argument développé par le directeur relatif aux difficultés d’emploi, Diouldé accepte ce poste qui ne correspond pas à sa compétence. Il commence enfin à comprendre le système dans lequel son pays est plongé, c’est-à-dire qu’il a commencé à se rendre compte que dans son pays, il n’existe aucune logique et aucun texte relatif aux critères d’emploi. Par cet exemple, ce sont les réalités des pays africains qui sont ainsi indirectement dénoncées. Il s’agit donc des dépenses inutiles pour la formation des cadres. Les compétences recherchées pour le développement tant souhaité sont délibérément occultées par les tenants du pouvoir. Pour eux, le niveau académique et l’efficacité dans le travail ne comptent pas. L’essentiel est d’être à la solde du Guide suprême Sâ Matrak. Le directeur chargé de l’emploi vante son ascension, grâce à 92
son militantisme dans le parti : moi, je suis un ancien commis-interprète. Eh oui ! Milité dans le parti, appris à prononcer un discours et hop ketketketket ! J’ai monté les marches (Monénembo, 1979 : 18). Cet exemple est révélateur des dysfonctionnements manifestes dans l’offre des emplois et dans la promotion des cadres. Un autre personnage de Tierno Monénembo voyage aussi pour la quête du savoir. C’est l’oncle Momo dans le roman Un rêve utile. Il fait partie des exilés guinéens qui vivent en France. Il est l’un des rares personnages de ce récit à se présenter, à parler de sa famille et de ses études. Au cours d’une de ses causeries avec une femme, l’oncle Momo déclare : Je dois vous dire, ma divine (…) il est ministre, ministre des hauts projets au pays (…) il y en a qui n’ont même pas de portefeuille. Il m’a dit un jour… Voici l’argent, va en Europe étudier la criminologie. C’est comme ça que je suis venu en Europe : Grenoble, Lyon, Paris, Tübingen, Heidelberg, Bologne. Cela ne lui a pas suffi. Il m’a dit d’essayer l’Amérique et, pour lui faire plaisir, j’ai été à Boston. Ce qui m’ennuie, c’est qu’après tout ça il m’a proposé de faire un tour à Moscou pour cerner toutes les données du problème (Monénembo, 1979 : 86). Ces propos de l’oncle Momo illustrent effectivement les motifs de son voyage en Europe et en Amérique. Sa quête de savoir est surtout motivée par l’ambition de son oncle, le ministre, dont le nom n’est pas connu, de voir son neveu devenir un très bon criminologue. Disposant d’énormes moyens financiers, il l’oblige à bénéficier d’une double expérience : européenne et américaine. Cependant, à la lecture de la longue liste des pays et des villes visitées, l’on penserait plutôt à une errance qu’à de véritables études académiques. Paradoxalement, ce savoir longuement recherché ne servira à rien. L’oncle Momo préférera vivre en exil, précisément à Lyon avec ses amis, que de retourner 93
dans son pays. La peur d’être arrêté, emprisonné ou assassiné est l’une des raisons principales de la crainte de certains personnages de regagner leurs pays d’origine. Dans son article intitulé Tierno Monénembo : la lettre et l’exil publié dans Tangence, 2003, Selom Komlam Gbanou écrit : Les personnages de Tierno Monénembo ne retournent que rarement au bercail. Ils habitent le voyage qui, dans une certaine mesure, offre un support spirituel à leur souffrance. Dans un rêve utile, dont le cadre événementiel est Lyon, le récit dévoile le portrait d’une « africanaille » condamnée à la précarité, mais qui préfère la misère dans l’exil à un retour dans son pays, scénario qui réunit tous les dangers d’une mort annoncée (Gbanou, 2003 : 22). Par ces propos de Gbanou, l’on peut déduire que l’exil de certains personnages pour la quête du savoir n’a jamais été profitable pour leurs pays d’origine. Qu’ils reviennent dans leurs pays d’origine ou qu’ils restent dans les pays d’accueil, ils demeurent improductifs. Le désir tant exprimé pour le développement de leurs nations reste irréalisé.
3.1.2 La quête du « sassa » ou quête de la mémoire culturelle Dans le roman Un attiéké pour Elgass, Idjatou entreprend un voyage dans l’optique de retrouver et de ramener, le sassa, un objet qui a été enlevé de son creuset et emporté vers d’autres horizons, précisément à Bidjan, par son frère Elgass. Il s’agit d’objet culturel africain qui joue un rôle capital dans la vie de cette famille. En Afrique, en dépit des croyances aux religions monothéistes, le christianisme et l’islam, les populations restent attachées à certaines de leurs valeurs ancestrales. Le culte des idoles, des statues, des mares et d’autres représentations divines, continue de réguler la vie quotidienne des populations. Cette pratique multiforme de religions fait d’eux des syncrétistes confirmés. Ils adhèrent aux religions 94
monothéistes non par conviction, mais par intérêt ou par simple conformisme. Les pratiques sacrificielles sont donc profondément ancrées dans la vie religieuse des peuples africains. C’est donc à juste raison que J. P. Makouta M’boukou, parlant des croyances dans les religions traditionnelles africaines, écrites : Le Négro-africain est essentiellement animiste. Tout dans la nature, en effet, a une âme et peut devenir objet d’adoration, un esprit, un dieu. Les êtres inanimés peuvent être le siège d’un esprit, d’un dieu, d’une force surnaturelle. Et lorsque le Négro-africain semble adorer cet objet inanimé, c’est en fait la force surnaturelle qui y siège, l’esprit, l’âme, le dieu qui y a élu domicile qu’il adore (Makouta M’boukou, 1980 : 102). Cette affirmation montre à quel point l’Africain est un être croyant par essence. Pour l’homme africain, la force surnaturelle qui le protège ou qui transforme positivement sa vie ne réside pas strictement dans les êtres animés. Elle peut aussi être domiciliée dans les objets inanimés. La perception qu’il a de la coexistence ou de la fusion religieuse est surtout révélée par Badio, l’un des personnages de Monénembo qui affirme ceci : Pas de raison pour que fétiches et prophètes se fassent la guerre au panthéon. L’Afrique est un monde inachevé où tous les dieux sont encore à l’œuvre (Monénembo, 1993 : 76). Ainsi, Tierno Monénembo, dans son roman Un attiéké pour Elgass, évoque le syncrétisme de certains de ses personnages qui, malgré leur statut, ont recours à l’animisme, à des forces occultes en vue de bénéficier des faveurs divines telles que la chance et la protection, afin de se maintenir à un poste de responsabilité ou encore d’accéder à une haute fonction. Pour ce qui est du cas spécifique d’Elgass dans le roman susmentionné, il faut indiquer qu’il était le doyen des exilés guinéens vivant à Bidjan. Il était le frère d’Idjatou. Pour entreprendre son 95
périple qui l’a emmené dans certains pays africains puis à Bidjan, il s’est fait « accompagner » par un des objets protecteurs qui appartenait à sa famille. Cet objet s’appelait le sassa. Il est décrit dans tous ses détails par Idjatou : Ce n’est pas un sassa comme les autres. Celui-là est teint au sang de bœuf. Il est ceint d’une double couche de pochettes, sept en tout. L’intérieur est tapissé d’une peau de python. La base est gravée d’une étoile à sept branches. Il se ferme avec un cordon de fibres de coco à sept nœuds… L’étoile, c’est la lumière qui éclaire le chemin du berger. Le nombre sept est la clé qui ouvre les portes du bonheur, sept poches pour sept greniers inépuisables, sept nœuds pour protéger des sept malheurs qui guettent le voyageur… (Monénembo, 1993 : 75). La description qu’Idjatou fait du sassa signifie que cet objet est d’une grande valeur. Il est constitué de plusieurs éléments essentiels de ce monde : les peaux d’animaux (le bœuf et le python), les astres (les étoiles), les produits agricoles (le grenier), les produits de cueillette (les fibres de coco), etc. Ces détails du sassa nous impressionnent par la portée significative de chaque élément cité. Le chiffre sept est porteur d’une profonde signification. Il pourrait représenter les sept jours de la semaine qui déterminent toute la vie humaine, car Dieu créa le monde en six jours et se reposa le septième jour. Ce chiffre sept nous rappelle aussi l’histoire des Peuls. Monénembo étant d’origine peulhe, il s’inspire dans sa production romanesque des substrats de la culture peulhe comme le fait aussi le célèbre écrivain Amadou Hampaté BÂ dans son conte Kaïdara (1969). Tous les deux auteurs ont souvent recours aux fonctions symboliques. Le chiffre sept qu’ils évoquent rappelle l’initiation de l’homme peulh qui se fait en sept années. Hampaté BÂ, dans son conte présente le dieu Kaïdara comme un être qui a sept têtes, douze bras et trente pieds. Aussi, le vieux nain, personnage mythique du conte, 96
ne noua – t-il pas la corde en sept endroits avant de révéler à Hammadi le secret des symboles qu’il rencontra au cours de son périple : le petit vieux se leva de la natte (…) sortit de sa besace une grosse ficelle en fibre de baobab [qu’] il noua par cet endroit (BÂ, 1969:77). Il convient de préciser qu’Hammadi est l’un des trois personnages qui entreprirent le voyage au pays de Kaïdara. Ses deux amis ont pour noms : Dembourou et Hamtoudo. Ensuite, Mouhamed Lamine SECK dans son mémoire de maîtrise intitulé La quête du Savoir et du Pouvoir dans l’œuvre littéraire d’Amadou Hampaté BA : Kaïdara et L’Éclat de la grande étoile (2002-2003) écrit que dans le sanctuaire où repose Hammadi, les génies ont construit un lit en or (garni) de sept belles marches (SECK, 2002-2003 : 150). Il poursuit en affirmant que sept a une valeur éminente dans l’imaginaire universel. L’islam connaît sept grands péchés. Le coran parle de sept terres et sept cieux. La Fâtiha dite sourate de l’ouverture est composée de sept versets, ainsi que le Pater chrétien (SECK, 2002-2003 : 151). C’est dire qu’en Afrique rien n’est pris au hasard. Tout ce que Dieu a créé doit servir à l’épanouissement de l’homme, surtout s’il est bien utilisé. C’est pourquoi l’absence de cet objet précieux, le sassa, dans la famille d’Elgas a provoqué une série de malheurs. C’est ce dont témoigne Idjatou : Le sassa dont je vous parle est celui qui protège notre clan. Depuis qu’il est sorti de la famille, il y a eu trop de malheurs. Mon frère aîné est en prison au camp Boiro, mes sœurs ont divorcé. Père n’a survécu que deux mois à la disparition d’Elgass. On attend une grande famine, un naufrage est prévu, quelques accidents sont annoncés (Monénembo, 1993 : 76). Cette longue liste de malheurs survenus et annoncés comme des signes prémonitoires par Idjatou confirment effectivement la raison pour laquelle elle est envoyée par sa 97
mère pour ramener le sassa. Dans les propos d’Idjatou, un passage attire notre attention. Il s’agit de l’emprisonnement de son frère aîné au camp Boiro. Pour tous ceux qui ont connu l’histoire de la République de Guinée, le camp Boiro est reconnu comme un célèbre centre de détention et de torture durant le régime du Président Ahmed Sékou Touré. Il convient de préciser que ce camp doit son nom au premier « martyr de la répression des citoyens guinéens », Mamadou Boiro. Cet ancien commissaire de police est mort en 1966, éjecté de l’avion à bord duquel il convoyait des prisonniers destinés à un des camps de Conakry. On n’a jamais retrouvé son corps. Ahmed Sékou Touré l’a immortalisé en baptisant ce camp du nom de Mamadou Boiro dont les conseillers tchécoslovaques venaient de superviser la construction. Poursuivant ses explications sur le sassa, Idjatou affirme en outre avec insistance : Il faut que nous retrouvions notre étoile, quelque chose là-haut veut l’engloutir, voilà ce que mère m’a dit. Je dois le ramener (Monénembo, 1993 : 76). Le voyage d’Idjatou s’explique donc par l’obsession de ramener le sassa, car les malheurs qui s’abattent sur sa famille ont pour cause, l’absence de cet objet protecteur. Dans le but de justifier toujours sa mission, Idjatou rappelle l’importance du sassa à ses compatriotes guinéens qui écoutent attentivement et avec curiosité son récit : vous comprenez, on m’a éduquée dans le culte de ce bien de famille. Mon père disait que le sassa renfermait la tradition de notre destin. Nous serions chanceux et invulnérables tant que l’un d’entre nous serait (sic) en sa possession (Monénembo, 1993 : 101). Ces détails complémentaires rassurent ses confrères exilés guinéens à Bidjan notamment Badio, Habib, Tiobendo, Thiam, Arsiké et Laho. Ceux-ci comprennent alors la capacité protectrice de cet objet contre les esprits
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maléfiques et sa puissance à procurer du bonheur à tout le clan (Monénembo, 1993 : 76). C’est d’ailleurs pour cette raison qu’Elgass le portait en tout temps et en tout lieu en tant qu’aîné de la famille. Idjatou n’oublie pas ce secret. Elle dévoile les liens sacrés qui existaient entre son père, Elgass et le sassa. Elle affirme à ce propos : mon père l’a dit ! Jamais il n’a évoqué Elgass sans l’associer au sassa. Si je l’avais retrouvé (renchéritil), mon frère serait un peu moins mort (Monénembo, 1993 : 101). Cela montre à quel point le sassa protégeait la famille d’Elgass. Selon Idjatou, son frère serait mort « d’une mauvaise mort » à Bidjan. Il serait un peu moins mort si elle avait retrouvé le sassa à son arrivée à Bidjan. Malheureusement, le fait qu’elle n’ait pas retrouvé l’objet de sa quête, son frère a donc peu de chance de bénéficier d’une « bonne mort » selon les prédictions établies par les dieux du sassa. Les propos d’Idjatou relatifs à la mort d’Elgass, pourraient être évidents, car son frère meurt miraculeusement, dans un caniveau, la tête partiellement enfoncée dans la boue. Tous ses compatriotes s’interrogent sur sa mort. La piste de l’assassinat est privilégiée, mais aucun coupable n’est arrêté. Il serait donc mal mort. Par ailleurs, il est intéressant de savoir que le sassa n’était pas seulement important pour la famille d’Elgass. Il faisait aussi l’objet de recherche obsessionnelle d’autres personnes qui connaissaient son rôle protecteur. En plus de quelques Africains qui reconnaissaient son importance, certains Occidentaux éprouvaient également de l’intérêt pour les objets de culte. Habib, l’un des exilés guinéens en témoigne : Le monde des Blancs aussi adore nos idoles. Il paraît que, là-bas, on les met partout : en épingle, en vente, en poster… (Monénembo, 1993 : 112). C’est le cas de cet Américain que les exilés appelaient Gringo. Il avait une galerie d’art à New York et se livrait au commerce de ces objets venus d’Afrique pour les États-Unis d’Amérique. Le 99
sassa d’Elgass a été vendu avec la complicité d’Habib, de Tamboura et d’Arsiké. Ils l’ont vendu au Gringo dès la mort d’Elgass. La confirmation de cette révélation est officiellement faite par Habib, l’un de ces exilés guinéens : Le Gringo ne discutait pas les prix. Pour le sassa, il a donné pas moins de vingt mille dollars ! (…) Mais entre nous, je n’allais tout de même pas laisser Tamboura filer avec tout cet argent alors que j’avais faim ! Moi, je n’aurais reçu que le menu fretin : juste de quoi tirer un coup avec la Blanche et m’offrir mon teuf-teuf. C’est Arsiké qui a gagné le gros lot… (Monénembo, 1993 : 113). L’on peut donc qualifier ce type d’opération de Simonie ; concept qui désigne le trafic d’objets sacrés, de biens spirituels ou ecclésiastiques. Le sassa d’Elgass est vendu à vingt mille dollars au Gringo. Ce prix est certes dérisoire par rapport à l’utilité de cet objet, mais la précarité des conditions de vie des exilés les a poussés à le vendre au Gringo qui, lui, mesurait les avantages financiers que cela pourrait lui rapporter à l’étranger. N’est-ce pas là l’une des raisons pour lesquelles il ne discutait pas le prix qu’on lui avait proposé ? L’analyse qu’on pourrait faire de ce témoignage éloquent d’Habib, est qu’au-delà de la quête du « sassa » qui constitue l’un des sous-thèmes de notre étude, Tierno Monénembo fustige ainsi une pratique qui prend de plus en plus de l’ampleur dans les sociétés africaines : celle de la vente d’objets sacrés. Ce phénomène ouvre donc la voie à la perte de nos valeurs culturelles. Et c’est Laho, l’un des exilés guinéens, qui fait une analyse pertinente de ces transactions commerciales : ah ! Ça oui, l’Afrique aussi se modernise, mais en s’exportant : elle a commencé par vendre sa chair et, maintenant, elle écoule son âme (Monénembo, 1993 : 113). Laho fait allusion à une double perte qu’enregistre le continent africain. La première qui remonte au XVIIème et 100
XVIIIème siècle avec la traite des Noirs. Un commerce d’êtres humains qui a vu l’Afrique se vider de ses bras valides, destinés à aller travailler dans les plantations américaines, propriétés des capitalistes occidentaux. La vente de la chair des Africains se traduit donc par l’esclavage du peuple noir. La deuxième perte est celle de son âme qui se traduit par la vente d’objets cultuels, car comme a l’habitude de le répéter Alain Foka sur RFI (Radio France Internationale) dans son émission Archives d’Afrique : Un peuple sans histoire est un monde sans âme. C’est dire que l’âme d’un peuple se reconnaît surtout par sa mémoire culturelle ; d’où l’obligation qu’a chaque peuple de la garder jalousement. Ce qui ne signifie nullement pas qu’elle doit rester hermétiquement fermée aux autres cultures ou civilisations. En substance, la vente du sassa est la perte du génie protecteur de la famille d’Elgas. La recherche du sassa qui justifie la mission d’Idjatou à Bidjan reste infructueuse. L’objet change continuellement d’espace, de territoire. Parti de son espace cultuel, la Guinée, pour la Côte d’Ivoire (Bidjan), il se retrouve aux États-Unis d’Amérique par l’entremise du personnage Gringo qui n’en était pas à sa première africaventure (Monénembo, 1993 : 114). Pourraiton parler de perte définitive du sassa au même titre que les personnages de Monénembo qui, pour la plupart, ne retournent pas au bercail quand ils vont en exil. Elgass meurt en exil, le sassa est vendu à l’homme d’affaires américain, Idjatou qui avait la délicate et lourde mission de ramener l’objet sacré, meurt à son tour en exil. Le chemin du retour au pays semble donc obstrué. Les personnages de Monénembo vivent généralement un exil définitif ; soit en refusant délibérément de retourner dans leurs pays d’origine, soit en mourant sur la terre d’accueil, sans avoir eu la possibilité de bénéficier d’un enterrement digne, selon les règles de leurs communautés. 101
Abordons à présent la troisième section qui s’intéresse à un personnage, Escritore. Il entreprend des démarches de recherche de la lignée familiale afin d’établir un pont entre ceux qui sont en exil et ceux qui sont restés au pays.
3.1.3 La reconstitution de la lignée ou l’épopée dynastique Le deuxième type de quête que nous abordons dans cette dernière section est la reconstitution de la lignée dynastique. Comme nous l’avons signalé plus haut, l’exil constitue une préoccupation majeure de Tierno Monénembo qui s’identifie d’ailleurs à un écrivain en fugue. Dans son entretien avec Patricia-Pia Célérier, il dit : je me considère comme un écrivain en fugue (Notre Librairie, n° 126, AvrilJuin 1996). S’inspirant de sa vie d’exilé permanent, Monénembo fait de la plupart de ses personnages des êtres qui ont du mal à retourner dans leurs pays d’origine. L’exemple de N’dindi-Grand-Orage, l’un des grands chefs guerriers de l’Afrique précoloniale, dans le roman Pelourinho, en est une illustration. L’exil d’Escritore pour le Brésil à la recherche des traces de ce personnage et des cousins issus de la tribu des Mahis, nous conduit à mener une étude fondée sur l’histoire et la mémoire. Il révèle l’histoire d’un passé lointain qui est celui de la période non seulement de l’Afrique précoloniale, mais aussi la période de la pratique de l’esclavage par les Occidentaux. L’histoire de la tribu des Mahis d’origine dahoméenne rappelle la vie des chefferies africaines, avec autant de femmes pour un seul roi, autant de guerriers, autant de pouvoirs de vie et de mort sur les sujets, autant de volonté de conquête qui caractérisaient le règne de ces rois. Les affirmations cidessous illustrent cette réalité dans le récit du roi N’dindiGrand-Orage. :
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(…) Il possédait cent épouses, un millier d’enfants (…) Il méprisait d’une suprême arrogance les autres peuples de la région (…) Plus besoin de cultiver, avait annoncé N’dindi. Allez chez ces pouilleux-là (il s’agit des Fulanis, les Gégés, les Yorubas et les Haoussas) et ramenez-en des esclaves pour labourer nos terres pendant que nous jouerons à l’arc. Et s’ils ne sont pas contents nous les vendrons aux Transparents (Monénembo, 1995 :138). L’histoire de N’dindi-Grand-Orage, roi des Mahis, ouvre donc une brèche qui nous permet de lire et de comprendre le fonctionnement de l’un des royaumes d’Afrique précoloniale. Le fait de se constituer esclave aux mains des Portugais (les Transparents) pour éviter le déshonneur, pourrait expliquer le caractère sacré de la parole donnée. Cependant, avant de se livrer aux Portugais, N’dindiGrand-Orage a ordonné avec insistance de marquer au fer rouge l’image de son figa sur ses deux épaules afin de maintenir les liens avec les siens et de faciliter de futures retrouvailles : Et je dis bien, pour que personne ne se trompe : fer rouge et grandeur nature. Je veux qu’il en soit ainsi pour tous les mâles issus de mon sperme et ceux issus du leur, et ainsi de suite jusqu’au déclin du monde (Monénembo, 1995 : 142-143). Ces instructions sont exécutées conformément aux ordres donnés par N’dindi-Grand-Orage. Et c’est par cet acte que se pérennise la mémoire de ce roi. Se rappelant cet acte historique, Escritore, descendant de cette lignée, part au Brésil à la recherche des siens pour recoudre la mémoire dynastique. Il jubile lorsqu’il apprend que les frères Baeta avaient tous deux des traces du figa sur leurs épaules. Pour exécuter sa mission, il est muni d’un bloc-notes et d’une écritoire. Son désir est d’écrire un livre qui comporterait un récit de sa lignée. À la demande de Reinha : Qu’as-tu écrit ? Escritore répond : rien pour l’instant. Je ne suis pas encore écrivain. Je suis ici pour le devenir. Par ces propos, 103
il annonce l’objectif de sa présence au Brésil, devenir écrivain. Il voudrait à travers ce projet, fixer à jamais dans un ouvrage, l’histoire de sa race qui commence à disparaître, car l’écrit est le meilleur moyen par lequel l’on conserve la mémoire humaine. Il affirme à ce sujet : Mon intention est de piocher dans les rebuts. Rendezvous compte : quelque part, dans une rue, sous un porche de cette ville, se trouvent des gens de ma famille, même case, même legs, qui ne me connaissent pas, que je ne connais pas, sinon par bonté d’une légende. Je suis venu les retrouver eux et tout ce qui les inspire. Je suis venu animé d’une vocation : emboîter le pas aux anciens, rafistoler la mémoire. Je vais faire œuvre de moissonneur : ramasser les éclats, les bouts de ficelles, les bricoler et imbriquer le tout. Je veux rabibocher le présent et l’autrefois, amadouer la mer (1995 : 150-151). Ce long discours tenu par Escritore dévoile les intentions de son voyage. Après plusieurs années d’exil volontaire de leur ancêtre Ndindi-Grand-Orage au Brésil, le temps était venu pour l’un de ses descendants d’aller à la recherche de la lignée momentanément coupée. Escritore effectue ce voyage avec pour seul repère, le Brésil comme espace de quête. Il porte le signe du figa sur ses épaules. Cet indice est une marque de reconnaissance et le symbole d’appartenance de tous les descendants de la lignée de leur roi. Escritore est convaincu de la présence des membres de sa famille dans ce vaste pays où se côtoient les hommes venant de tous les horizons. Il sait par avance que la tâche ne lui sera pas facile, mais il est motivé. Pour exprimer son engagement, il recourt aux verbes d’action : piocher, retrouver, ramasser, qui indiquent une certaine cohérence dans ses propos. Il précise l’objet de sa mission : je vais faire œuvre de moissonneur. Dans ses propos, il rappelle que cette action est une continuité : emboîter le pas aux anciens, rafistoler la mémoire ; des expressions qui nous 104
rappellent celle d’Amadou Hampaté BA, un autre écrivain africain traditionaliste, quand il dit que les orteils des jeunes doivent se poser exactement sur les traces laissées par les anciens. La tâche à laquelle doit s’atteler Escritore est immense, puisqu’il s’agit de raccommoder la mémoire décousue. C’est pourquoi il compare métaphoriquement les descendants de N’dindi aux éclats et au bout de ficelles qu’il souhaite bricoler et imbriquer. L’essentiel pour lui est de retrouver les siens, peu importe la méthode par laquelle il compte y parvenir. Il insiste sur sa démarche : Je veux rabibocher le présent et l’autrefois… Dans sa quête dynastique, il croit à l’action divine, au destin de chaque peuple. Il le dit en ces termes : Voici ce que me dit mon cœur : reprendre l’aventure, la secouer comme une peau, recueillir sur la même ligne la poussière et l’or, le récit et la légende. L’ironie, avec l’Histoire, c’est qu’on a tendance à la circonscrire, elle qui se déroule comme les maillons de la chaîne qui ligote l’arpenteur. Je crois aux aléas, à l’âpre filiation des ancêtres, celle qui vient du martyre, du dédain ou de l’infortune. L’Indien, nous ne l’avons pas choisi, il est arrivé dans nos pénates comme un frère utérin, envié et prématuré. Il en est de même pour le Juif, le mendiant et le Coolie d’Inde (Monénembo, 1995 : 150). Dans ce monologue, Escritore dévoile ses pensées profondes. Il reprend l’aventure pour recueillir la poussière, l’or, le récit et la légende. En effet, si la première expérience entreprise par son ancêtre n’a pas été porteuse de bonheur et fondatrice de légende, le voyage qu’il entreprend doit être empreint de souffrance, mais débouchera sur le bonheur. La juxtaposition des substantifs évoqués plus haut en est une illustration. La poussière à laquelle il fait allusion dans ses propos pourrait alors renvoyer à la longue marche qu’il doit entreprendre sur un 105
sentier poussiéreux. Une marche qui pourrait aboutir à l’acquisition de l’or qui est symbole de richesse et de réussite. Aussi, cet or pourrait-il également désigner les cousins retrouvés en terre brésilienne. Les retrouvailles de la lignée de N’dindi et le rafistolage de la mémoire pourraient marquer la reconstitution de la dynastie. La réussite de la mission d’Escritore serait donc synonyme d’obtention de l’or. La narration de tous ces faits dans un récit historique et cohérent aboutirait à la création d’une légende pour la race des Mahis. Poursuivant son intervention, Escritore affirme sa confiance en l’âpre filiation des êtres qui naît d’une dure épreuve. Il rappelle que l’appartenance à une race ou la naissance dans un espace donné ne relèvent pas du choix d’un homme. En citant les Indiens, les Juifs, le mendiant et le Coolie d’Inde, il réactualise la douloureuse et dramatique histoire de ces peuples, celle qui rappelle aussi le dur parcours de souffrances du peuple africain. À ce titre, le poète martiniquais, Aimé Césaire, dans son poème intitulé « Partir », est l’un de ceux qui s’expriment et qui s’identifient le mieux à ces opprimés indiens, juifs et africains. Il s’agit d’une prise de décision pour la reconstitution d’une mémoire perdue. Si Escritore reconnaît de manière humoristique le destin de chaque homme, Aimé Césaire, quant à lui, dénonce de manière satirique le sort réservé à ces peuples : Comme il y a des hommes-hyènes et des hommespanthères, je serai un homme-juif (…) un homme-hindou de calcutta-qui-ne-vote-pas (…), on pouvait à n’importe quel moment le saisir le rouer de coups, le tuer (…) sans avoir de compte à rendre à personne… (Aimé Césaire, 1939 :49). Cet extrait tiré du Cahier d’un retour au pays natal vient renforcer le caractère historique et mémoriel de la quête dynastique entreprise par Escritore. Le projet de ce personnage est de briser le silence et de rétablir l’histoire à 106
travers la mémoire retrouvée. Une mémoire qui conjure la malédiction de l’absence, de la séparation et de l’oubli. C’est pourquoi Escritore s’engage à écrire par devoir de mémoire. À une des questions qui lui avait été posée sur le montant qu’il espérait gagner avec ce livre, il répond : je n’écris pas pour de l’argent (1995 :154). Puis il poursuit : je ne vais pas manger ce que je chéris le plus. Ce sera un livre de chair et de moelle. Ce sera moi accompli, remembré. Je le vois comme un agneau à immoler en l’honneur des absents. Chez nous, la fête est triste si la tribu n’est pas au complet (Monénembo, 1995 : 154). Ce livre, dont la parution est annoncée, se présente comme un agneau qui doit être immolé en l’honneur des absents. Cette comparaison rappelle le rite sacrificiel traditionnel matérialisé par le versement du sang, symbole de vie et surtout d’alliance avec les ancêtres. L’écoulement du sang a une portée hautement significative aussi bien dans les religions traditionnelles que dans les religions révélées. Les sacrifices d’animaux pour la réussite, la protection, la vie et le pacte sont toujours au cœur de la vie humaine. Dans l’Ancien Testament, Dieu ne demanda-t-il pas à Abraham de lui offrir en sacrifice son fils unique Isaac ? Voyant la foi de celui-ci, il lui montra un bélier. Abraham l’immola à la place de son fils (TOB, 2004 : 41). Ce sang versé scella le fondement de l’Alliance entre Dieu et la descendance d’Abraham. En outre, il est écrit dans le Nouveau Testament que pour sauver le genre humain, Dieu donna son fils unique Jésus en sacrifice (TOB, 2004 : 1472). C’est par sa mort que tous ceux qui croient en lui auront la vie sauve. À l’instar de cette mort sacrificielle de Jésus, l’accomplissement de la mission d’Escritore passe forcément par le versement de son sang sur la terre du Brésil, en l’honneur de N’dindi-Grand-Orage.
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À quelques heures des retrouvailles programmées avec les frères Baeta, ses cousins, Escritore est injustement assassiné par Voltametro. Il n’achèvera pas le livre tant attendu. La mort de ce personnage, sans qu’il ait accompli sa mission, pourrait être interprétée comme un acte de rédemption ou comme une volonté mystique de vouloir rompre les liens entre les exilés et leur origine. Innocencio, guide d’Escritore et programmeur du rendez-vous des retrouvailles, avoue sa culpabilité indirecte et regrette cet assassinat : Toute la faute me revient. Je porterai ta mort comme un perpétuel fardeau. Quoi que je fasse, je n’en guérirai jamais. Dire qu’on était si près du but, que j’avais tout réglé à l’avance. Comme convenu, nous serions arrivés à dix-huit heures au barzinho de Barroquinha pour sceller les retrouvailles et faire couler la pinga à la mémoire de N’dindi-Grand-Orage. (Monénembo, 1995 : 221). L’histoire et la mémoire de la lignée des Mahis serontelles notées et cataloguées par un des hypothétiques écrivains venant d’Afrique, ou quelqu’un d’autre émergera parmi les descendants de N’dindi qui ont côtoyé Escritore durant son séjour ? Bref, l’histoire retient que pour cette race, la fête est triste si la tribu n’est pas au complet. Par ailleurs, il serait important d’examiner d’autres formes d’exil en dehors de l’exil physique que nous venons d’étudier.
3.2 AUTRES FORMES D’EXIL DES PERSONNAGES 3.2.1 L’exil intérieur Cette dernière section s’intéresse à d’autres formes d’exil non moins importantes. Il s’agit du silence et de la prison, car l’exil ne se résume pas seulement à un déplacement physique lointain, volontaire ou involontaire. Il peut aussi être intérieur lorsqu’un homme ou une femme 108
est marginalisé(e), exclu(e), contraint(e) au silence ou condamné(e) à la prison. Cela signifie qu’un individu peut vivre son exil dans son propre pays. Ainsi, dans une étude consacrée aux formes de l’exil, intitulée : Exil et Création littéraire, Béatrice Cacers écrit : L’exil est pluriel, on peut s’exiler sans jamais quitter son pays, on peut s’exiler tout en conservant sa langue natale ou on peut encore opérer un double ou triple exil (Cancers, 2001 : 13). Cette affirmation nous rappelle la position des écrivains du monde en général, et ceux d’Afrique en particulier qui ont vécu ces différentes formes d’exil dans leurs pays respectifs. Pendant toutes les périodes qui ont marqué la vie politique de certains pays africains, beaucoup de citoyens ont été contraints au silence et à la prison. D’autres ont été exécutés. C’est dans ce contexte que Tierno Monénembo fustige les abus des dictateurs tels que Sâ Matrak et Boubou-Blanc dans ces trois œuvres Les Crapauds-brousse, Un rêve utile et Un attiéké pour Elgass. Nous tenons à rappeler que le prénom Boubou-Blanc est employé par l’auteur dans deux de ses romans : Un rêve utile et Un attiéké pour Elgass. En abordant donc ce thème, notre réflexion portera d’abord sur ces trois romans qui font la satire des régimes issus des indépendances, ensuite, elle « s’intéressera au roman Pélourinho qui présente une autre particularité par rapport aux trois romans précédents. Dans Les Crapauds-brousse, certains personnages sont contraints au silence et à la prison par les dirigeants avant de prendre le chemin de l’exil. C’était un plan savamment organisé par le Président Sâ Matrak et ses agents visant à obliger les citoyens à garder le silence au risque de se faire éliminer. L’exemple de Kandia, Sori et Nabi est édifiant. Tous, trois étudiants, se sont très tôt opposés à la dérive dictatoriale du régime. Ils reçoivent des menaces de la part des sbires du despote Sâ Matrak. Ils décident alors de vivre dans la clandestinité en n’ayant pour seul point de rencontre 109
que le bar Paradis de N’ga Bountou. Ces personnages ont été contraints de rompre avec leurs milieux de vie, ils sont stigmatisés et traités de comploteurs. Tous leurs faits et gestes sont surveillés et interprétés comme l’expression de tentative de menées subversives. Désormais privés de liberté d’expression, de mouvement et même de loisir, ils vivent l’un des pires exils sur leur terre natale. Ils vivent physiquement avec leurs concitoyens sans pour autant être moralement et psychologiquement en communion parfaite avec eux. La rupture est désormais consommée. L’étau se resserre autour d’eux. En dépit de toute leur méfiance, ces étudiants finirent par être arrêtés et emprisonnés. Kandia raconte le récit en ces termes : Nabi et Sori furent déportés à l’intérieur du pays parce que le père de chacun d’eux avait été arrêté quelques années plus tôt pour complot. Moi, je fus d’office incorporé dans l’armée pendant deux ans, et exclu de l’université (Monénembo, 1979 :152). Nous remarquons que sous le régime de Sâ Matrak, le spectre de complots permanents planait quotidiennement, de telle sorte que son peuple était obligé de s’exiler soit physiquement, soit en se murant dans le silence. Ces complots rappellent explicitement le régime du Président Ahmed Sékou Touré, premier Président de la République de Guinée (de 1958 à 1984). Durant son règne, les maisons d’arrêt étaient dans tout le pays : Conakry avec le camp Boiro, Kindia, kanKan, Labé, Nzérékoré, etc. La vie du peuple devenait de plus en plus angoissante, car les messages radio annonçant l’existence de complots et leurs commanditaires étaient récurrents. Le peuple vivait constamment dans la peur et la crainte d’une arrestation probable. La délation et la filature compromettaient de plus en plus la liberté d’expression des citoyens. Cette condition existentielle était une sorte de domination que le marabout, un personnage du roman Les Écailles du ciel, dénonce en ces termes : (…) nos existences sont bien prises. Quelque 110
part, nos vies sont entraînées dans une mécanique hors de portée de notre compréhension(…) tout cela est la faute des hommes. Le monde est le monde tant qu’il nous maltraite comme il faut, la naissance étant qu’une dette à payer (Monénembo, 1986 :40) C’est justement cette confiscation de la parole qui oblige le personnage Kandia, après la fin de ses deux années d’incorporation militaire, à vivre dans la réclusion, loin de la ville (…) dans une maisonnette bâtie à hauteur de nain, recouverte d’une tôle maintenant noircie par le soleil (1979 : 149). Il était contraint au silence. Ses faits et gestes étaient directement ou indirectement surveillés. C’est d’ailleurs à partir de ce réduit qu’il organise l’exil comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, dans le premier chapitre. Un autre aspect de silence affecte moralement et psychologiquement un personnage dans ce roman. C’est par exemple celui de Râhi après avoir été violée par Daouda, « ami » de Diouldé (Monénembo 1979 :138-139), agent secret de Sâ Matrak et par le guérisseur de la mère de Diouldé, Karamoko Lamine (Monénembo 1979 :141) pendant que son mari était en prison. Face à l’atteinte à son intégrité physique, Râhi aurait pu porter plainte dans les conditions normales contre ces violeurs et demander justice et réparation. Mais elle ne le fait pas parce qu’elle craignait pour sa vie et pour celle de son mari qui, malheureusement, mourra dans les geôles. Pour éviter toute indiscrétion de la part de Râhi, Daouda lui avait interdit d’effectuer tout déplacement en dehors de son lieu de service. Elle devait rester cloîtrée et confinée à la maison et ne sortir uniquement que pour aller à son service. Effectivement, l’une des stratégies des dirigeants du régime d’Ahmed Sékou Touré consistait à s’approprier les belles femmes d’autrui en jetant leurs époux en prison.
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Mais le silence de Râhi n’était pas seulement lié aux intimidations de Daouda. Il y avait aussi le poids de la tradition, car en sa qualité de musulmane pratiquante, la dénonciation publique du viol d’un Karamoko ou de n’importe quel autre homme aurait des conséquences sociales incalculables sur toute sa vie. L’on comprend alors qu’il n’y a pas que le pouvoir politique qui contraint au silence. Il y a aussi le poids des valeurs culturelles et religieuses de certaines communautés africaines qui continuent malheureusement à peser sur la femme africaine. Ce silence de Râhi peut donc être considéré comme une forme d’exil intérieur.
3.2.2 La mort dans les œuvres de Monénembo Au-delà du silence, des arrestations et des emprisonnements qu’évoque Kandia, il y a la mort. Elle est considérée dans la quasi-totalité des cultures humaines comme un départ ou un voyage qu’entreprend un homme de ce monde physique et visible pour le monde invisible. La terre, représentant l’espace des vivants, est considérée comme le point de départ. Elle a des caractéristiques particulières qui la distinguent du second espace, l’au-delà. Celui-ci représente l’espace d’accueil, donc le point d’arrivée. Cependant, à la différence des précédentes formes d’exil que nous avons déjà explorées, le passage du monde des vivants vers le monde des morts se fait obligatoirement par une épreuve fatale qui est celle de la transformation du corps humain. Une fois l’épreuve franchie, l’individu change aussitôt de cadre et de statut. De son statut d’homme, il passe à celui de fantôme et d’ancêtre pour les uns, d’âme et de dieu pour d’autres. Les appellations divergent selon les croyances et les communautés. Bien que différentes par leurs formes, les mondes visible et invisible présentent assez de points de
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ressemblance dans la mesure où tous les deux convergent vers un changement d’espace et de statut. Dans Les Crapauds-brousse, les amis de Kandia, Sori et Nabi sont exécutés dans un camp de concentration où ils étaient détenus. Les propos du narrateur sont clairs : (…) Sori et Nabi avaient été exécutés pour tentative d’évasion du camp de concentration de Balé (Monénembo, 1979 :152). Ils n’appartiennent donc plus au monde des vivants. Ils opèrent, par cet acte (l’exécution), une sorte d’exil de non-retour. En lisant attentivement cette phrase de Kandia, nous pouvons déduire que le camp auquel il fait allusion pourrait être celui de Labé, car le mot Balé pourrait être l’anagramme de Labé qui est l’une des régions administratives du pays situé en moyenne Guinée. La mort de ces deux étudiants change donc leur statut. Ils quittent ce monde physique visible pour le monde invisible ou le monde des ténèbres. La mort de Diouldé symbolise celui des intellectuels africains vivant sous les régimes dictatoriaux. Les exemples de DialloTelli de la République de Guinée, de Patrice Lumumba de la République Démocratique du Congo sont très illustratifs. Mais il n’y a pas que des intellectuels qui subissent l’épreuve de la mort. Il y a aussi des analphabètes, des illettrés. C’est le cas du vieux Alkali dans Les Crapaudsbrousse. Riche propriétaire terrien, il est sauvagement et injustement assassiné par Abou, sous les ordres de Daouda, membre influent du régime de Sâ Matrak. Ce Daouda tenait à tout prix à s’approprier le vaste domaine de terre qui appartenait au vieux paysan. Après plusieurs tentatives de négociations nocturnes, de propositions d’achat qui se sont soldées par le refus catégorique du vieux Alkali, Daouda ordonne à Abou de mettre fin à la vie du vieil homme : Abou, dit Daouda en appuyant son appel par un clin d’œil. Abou se saisit d’un morceau de bois parmi les fagots 113
que les villageois avaient entassés pour leur cuisine. Il frappa le vieux, sans bruit, et lui assena un coup sur la nuque. Au même moment, Daouda et Gnawoulata arrivèrent à la rescousse et cueillirent le vieillard (Monénembo, 1979 : 104-105). Nous pouvons donc affirmer qu’aucune personne, qu’aucune catégorie sociale n’est épargnée par les exactions du régime de Sâ Matrak. Aussi bien les intellectuels que les analphabètes, tous ceux qui s’opposaient à l’arbitraire et à la corruption étaient systématiquement éliminés. Le combat du vieux Alkali, analphabète et paysan de son état, contre la corruption et l’enrichissement illicite des dirigeants de ce régime, est un exemple illustratif de la participation de toutes les composantes sociales au combat livré contre des régimes dictatoriaux. Dans Un rêve utile, nous remarquons aussi le même scénario. Boubou-Blanc, Président d’un pays imaginaire du nom de Gui…, gouverne d’une main de fer. Son régime est caractérisé par les arrestations, les emprisonnements et les pendaisons. Le ministre des Finances, Sannou et trois autres citoyens sont arrêtés, emprisonnés et exécutés devant une foule immense au pont situé près du Palais du Peuple en République de Guinée. Un pont qui pourrait rappeler le fameux pont du 8 Novembre qui est aussi situé près du Palais du Peuple de Conakry. Les autorités du régime reprochaient au ministre Sannou d’avoir (…) sa signature sur les billets de banque (Monénembo, 1991 :191). Il est donc accusé d’être un comploteur et il est malheureusement pendu. Le ministre Sannou n’était pas le seul dans cette exécution. Il y avait trois autres cadres. Ces pendaisons collectives et publiques visaient à créer la terreur au sein du peuple et à le contraindre au silence. Pour confirmer ces propos, le fils du ministre Sannou dont le nom n’a jamais été évoqué dans le roman, et qui a assisté à l’exécution de son père, est d’abord condamné au silence par les agents du 114
Président Boubou-Blanc avant de fuir par la frontière guinéo-sénégalaise (Monénembo, 1991 :159). La mort est également évoquée dans le développement linéaire du roman Un attiéké pour Elgass. En plus des exécutions sommaires perpétrées par le régime de BoubouBlanc, elle touche aussi deux personnages principaux du récit : Elgass et Idjatou tous deux morts en exil. Ces différentes disparitions, bien que n’ayant pas été l’œuvre des dirigeants politiques, sont considérées comme un changement d’espace. La mort est enfin présente dans le dernier roman de notre corpus : Pélourinho. Il s’agit de la mort de N’dindi-GrandOrage et d’Escritore. Le premier, ancien roi des Mahis de Dahomey, se fait déporter au Brésil par les Portugais pour éviter le déshonneur. Il pourrait être l’ancêtre des Noirs dans ce pays sud-américain. Il y meurt et y est enterré. Le second, voulant recoudre la mémoire historique, entreprend un voyage afin de retrouver ses cousins et reconstituer la lignée dynastique. Il détient un projet, celui d’écrire un livre qu’il ne terminera jamais. Il est poignardé sur la route par l’un de ses cousins, l’un des frères Baeta, qui l’avait confondu à son rival Christovam. Ce récit qui ressemble à celui d’Elgass et d’Idjatou dans Un attiéké pour Elgass, soulève la question de symbolisme de la mort chez Monénembo. Les exilés qui meurent dans les pays d’accueil et qui n’ont plus la possibilité de retrouver leurs pays natals ne pourraient-ils pas être assimilés à ces éternels exilés qui n’appartiennent plus à leurs espaces originels ? Toutes ces causes d’exil évoquées dans les différents chapitres ont des conséquences pour la terre de départ et la terre d’arrivée ou d’accueil. C’est ce que nous aborderons dans la deuxième partie de notre travail de recherche.
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DEUXIÈME PARTIE LES CONSÉQUENCES DE L’EXIL
CHAPITRE IV LES CONSÉQUENCES DANS LES PAYS D’ORIGINE En abordant cette deuxième partie de notre travail, nous nous intéresserons aux multiples conséquences de l’exil des personnages, dans les œuvres de notre corpus. Ces conséquences concernent aussi bien la terre de départ que celle d’arrivée ou d’accueil. Pour mieux cerner ce sujet, il est important de faire un aperçu sur le concept de conséquence. Selon Le Robert de la Langue française version 2015, le mot conséquence vient du latin consequentia. Il signifie : suite qu’une action, un fait entraîne (Le Robert, 2015 : 516). La conséquence est donc l’impact produit par un fait ou un acte posé. C’est pour cette raison que, de notoriété publique, certains ont coutume de dire qu’il n’y a pas d’acte sans conséquence, c’est-à-dire que celui-ci comporte des avantages et des inconvénients. D’une manière générale, le phénomène de l’exil provoque assez de conséquences, pour l’exilé dans sa terre d’origine et son espace d’accueil. L’une des premières conséquences qui est visible est le dépeuplement des pays. L’exil provoque une véritable hémorragie démographique qui entraîne le sous-développement, la perte de bras valides, etc. Ces différentes réalités telles qu’évoquées sont souvent transposées par les écrivains dans leurs œuvres littéraires. Tierno Monénembo est l’un de ceux qui ont vécu et continuent de subir les conséquences de ce phénomène. Il relate dans sa production romanesque les différentes 119
situations dans lesquelles vivent les personnages exilés, non seulement dans leurs pays, mais aussi en Europe (Lyon), en Afrique (Bidjan) et en Amérique latine (Brésil). En abordant les conséquences sociales de l’exil, nous nous intéresserons d’abord au dépeuplement du continent africain, ce qui constitue une thématique transversale dans les quatre romans de notre étude, ensuite, nous analyserons d’autres conséquences identifiées dans ces œuvres telles que la douleur de la séparation.
4.1 LE
DÉPEUPLEMENT ET LA DOULEUR DE LA SÉPARATION
Parlant du dépeuplement, nous avons remarqué dans le premier roman Les Crapauds-brousse, la fuite massive des personnages : Kandia, Ngâ Bountou, Farba, Kougouri, le Fou, Râhi, Salè, etc. Ils ne sont pas les premiers ou les seuls à opter pour l’exil. D’autres personnages qui n’ont pas été cités nommément par les narrateurs font également partie des candidats à l’exil. Malheureusement, certains meurent en brousse au cours de leurs traversées (des villages, de la forêt, etc.). Dans Un rêve utile, le narrateur signale une cinquantaine de personnes pour le seul convoi dans lequel figure le fils de l’ex-ministre Sannou (Monénembo, 1991 :163). Le jeune passeur quant à lui, annonce une dizaine de convois qu’il a déjà conduits à la frontière en dépit de son jeune âge : J’ai quatorze ans, mais je compte déjà des dizaines de convois (Monénembo, 1991 :163) dit-il. Il n’est d’ailleurs pas le seul à conduire ces convois, d’autres passeurs exercent le même métier, puisque le narrateur précise que les fuyards sont souvent répartis en petits groupes. Cela démontre sans ambiguïté la gravité de cette problématique de dépeuplement. Dans Un attiéké pour Elgass, nous remarquons le même scénario. Certains Guinéens s’exilent pour sauver leur vie. 120
Ils ne parlent même plus de leur pays natal. Ils le qualifient de Saloperie d’indépendance (…) un vieux rafiot en feu d’où chacun s’échappe selon les moyens de sa peur (Monénembo, 1993 : 47). Aussi, la question que Badio, l’un des anciens exilés guinéens à Bidjan pose à Thiam, un autre exilé guinéen nouvellement arrivé en Côte-d’Ivoire est-elle pertinente : il paraît qu’au Sénégal, en Sierra Leone et au Libéria, des tribus de chez nous se sont déjà constituées, maintenant, c’est le tour de la Côte d’Ivoire ? (Monénembo, 1993 : 47). En parlant de la constitution des tribus guinéennes dans les pays limitrophes de la Guinée, l’auteur cherche à dénoncer le dépeuplement considérable de son pays natal. La lecture attentive de cette phrase nous amène à la déduction selon laquelle, le Sénégal, la Sierra Leone et le Libéria sont déjà peuplés d’exilés guinéens, et que c’est maintenant au tour de la Côte d’Ivoire de recevoir d’autres Guinéens. Ce phénomène que dénonce l’auteur ne concerne pas seulement la Guinée. Il affecte considérablement le continent africain qui perd des cerveaux, des bras valides et d’autres gens pouvant développer les pays concernés. Intéressons-nous par exemple aux travaux statistiques des spécialistes portant sur la fuite des cerveaux d’Afrique vers l’Occident. Sans entrer dans des théories complexes et des définitions se rapportant à ce concept, nous rappelons tout simplement la définition donnée par M. Marc Rwabahungu, Secrétaire général de l’Assemblée nationale du Burundi dans sa communication sur le thème intitulé : La fuite des cerveaux : un facteur important du sousdéveloppement, Session de Nusa Dua avril/mai 2007. Il dit ceci : ce terme peut en effet se référer exclusivement aux couches plus élevées, qui comprennent les scientifiques et les professionnels hautement qualifiés (Highly skilled professionals), aux techniciens spécialisés, voire aux ouvriers spécialisés (Rwabahungu, 2007 :1) 121
Dans la même communication, il a tenu à présenter de manière statistique l’ampleur de ce phénomène qui constitue un véritable drame pour le continent. Voici ce qu’il dit à ce propos : La Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) estiment qu’entre 1960 et 1975, 27 000 Africains ont quitté le continent pour les pays industrialisés. De 1975 à 1984, ce chiffre a atteint 40 000. On estime que depuis 1990, chaque année 20 000 personnes au moins quittent le continent. Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) note qu’en Afrique, l’élément le plus frappant est l’exil des médecins. Au moins 60 % des médecins formés au Ghana dans les années 80 ont quitté le pays. (Rwabahungu, 2007 : 3). Ces informations alarmantes préoccupent les écrivains africains et retiennent leur attention. C’est pourquoi ils usent de leurs plumes pour dénoncer de manière acerbe la mauvaise gouvernance qui pousse des franches des populations africaines vers d’autres horizons, à la recherche du bien-être ou du mieux-être. À ce dépeuplement du continent africain, s’ajoute une autre conséquence sociale de l’exil. C’est la douleur de la séparation de l’exilé de sa famille. En quittant ses parents et sa terre natale, l’exilé souffre de rupture d’avec ses proches. Cette séparation crée un vide qu’il lui est difficile de combler. La chaleur familiale, l’environnement naturel, culturel et social qui font de lui un être « complet », deviennent désormais de lointains souvenirs. C’est donc une douloureuse séparation qui pourrait déboucher sur un traumatisme. La rupture d’avec son milieu et les siens bouleverse certains projets qu’il envisageait de réaliser. Il suffit d’observer par exemple l’absence d’un père de famille de son foyer pour constater le vide que cela peut créer pour ses proches et, quelquefois, 122
pour toute sa communauté. L’absence du premier responsable de la maison est un véritable problème pour l’épouse. Elle devient la seule responsable en matière de prise en charge : dépense familiale, éducation des enfants, règlement des cas sociaux, paiement des frais de la scolarité ainsi que d’autres charges. De ce fait, la famille devient quelquefois vulnérable, car celui à qui revient cette responsabilité est en exil. L’absence donc d’un homme de son foyer, peu importe le motif de son exil, entraîne inexorablement de lourdes conséquences telles que le manque de rigueur dans l’éducation des enfants, les difficultés financières, etc. Il en est de même pour un jeune homme ou pour une jeune femme qui s’exile. L’absence devient pesante et préoccupante pour les parents : il en résulte un déficit affectif. Au nombre des personnages qui s’exilent dans le premier roman, Les Crapauds-brousse, nous nous intéresserons à Diouldé. Il se sépare de ses parents lorsqu’il devait aller poursuivre ses études en Europe de l’Est, précisément en Hongrie. Cette absence, bien qu’il s’agisse d’aller à la quête du savoir, crée un vide au sein de la famille. Les personnes qui le ressentent le plus sont sa mère (qui l’affectionnait particulièrement) et Râhi (une jeune fille qui l’aimait amoureusement). La séparation de Diouldé d’avec cette dernière, sa nouvelle amie qu’il a rencontrée au cours d’une soirée et à qui il a promis le mariage, retient l’attention du lecteur à plus d’un titre. Le moment où Diouldé était de retour de Budapest, après les vacances, est décrit dans le roman de manière pathétique. Un moment difficile pour le futur couple : À l’aéroport, jusqu’à la passerelle de l’avion, elle (Râhi) l’avait pourtant accompagné, collée à lui comme une verrue, inondant son épaule d’abondantes larmes, toutes chaudes (Monénembo, 1979 :45).
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La description de cet instant pathétique de séparation montre à quel point la séparation semble douloureuse. Râhi accompagne Diouldé jusqu’à la passerelle de l’avion, collée à lui comme une verrue. Les chaudes larmes qui ne cessent d’inonder les épaules de Diouldé, constituent une autre preuve d’amour. Le narrateur emploie le verbe – inonder – pour préfigurer la longue période de vide et de solitude que Râhi devra gérer. Pour alléger le poids de la douleur de cette séparation, le futur couple a bien pris soin de se donner mutuellement des photos en guise de souvenirs. Ce type de douleur due à la séparation d’avec les proches, est aussi narré dans le roman L’Enfant noir de Camara Laye où le protagoniste, content d’avoir obtenu une bourse pour la France, s’apprête à s’envoler. Il s’approche de sa mère qui ne partage pas son projet de voyage. Elle ne cesse de s’interroger sur son propre sort quand son fils l’aura quittée : (…) et moi alors, que ferai-je ? Que deviendrai-je ? Ah ! J’avais un fils, et voici que je n’ai plus de fils ! (Camara, 1953 : 218). Pour elle, le voyage de L’Enfant noir pour la France est synonyme de perte d’un être qui lui est cher. Le narrateur à son tour relate le récit de sa séparation en ces termes : Je m’approchai d’elle, je la serrai contre moi. –Éloigne-toi ! cria-t-elle. Tu n’es plus mon fils ! Mais elle ne me repoussait pas : elle pleurait et elle me serrait étroitement contre elle. – Tu ne vas pas m’abandonner, n’est-ce pas ? Dis-moi que tu ne m’abandonneras pas ? (Camara, 1953 : 218). Comme nous le remarquons dans les deux œuvres, la douleur de la séparation est l’une des souffrances psychologiques qui pèsent sur des personnages et sur leurs parents. L’éloignement physique affecte donc considérablement les relations sociales et provoque l’inquiétude, la tristesse, la peur, le vide, etc.
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Cependant, il est important de noter qu’avec l’arrestation, l’emprisonnement et l’exécution de Diouldé, les conséquences deviennent encore plus lourdes pour son épouse et pour ses parents. Cela a conduit à la déstabilisation de toute sa famille. Sa mère, dépassée par les événements, s’est effondrée. La conséquence la plus grave est la folie qui s’empare de son âme. L’écho de sa maladie est annoncé à travers la voix du narrateur : Mère, de sa chambre où elle était maintenant tenue de rester, (…) s’en prit violemment à la porte et se mit à hurler : – La fille du diable a vendu mon fils aux hyènes. (…)Quelqu’un m’entend-il ? Personne qui m’entende ? Qu’on me libère, qu’on brûle cette sorcière. Toi qui es là, rends-moi mon fils. Dis à ceux qui l’ont acheté que j’ai de quoi le leur reprendre. Je vendrai mes bœufs, mes boucles d’oreille… (Monénembo, 1979 : 125-126). Les propos pathétiques de la mère de Diouldé expriment la colère, le souci et le désir obsessionnel qu’elle manifeste pour retrouver son fils, en dépit de sa folie. Elle est prête à tout sacrifier pour y parvenir. Les conséquences de son absence se ressentent aussi sur Râhi son épouse qui a été victime d’abus sexuel perpétré par Daouda et par le guérisseur Karamoko Lamine, guérisseur de la mère de Diouldé (Monénembo, 1979 :139 ; 141). Aussi, l’une des conséquences sociales les plus graves qui touchent la famille de Diouldé n’est-elle pas le manque de progéniture ? Le couple est condamné à disparaître sans laisser de trace, car il n’a aucun héritier pour assurer la continuité de la lignée. Diouldé est donc fini comme Fama Doumbouya et Koné Ibrahima, les personnages centraux du roman Les Soleils des indépendances (A. Kourouma, 1970 :9). Toutes ces souffrances de la famille de Diouldé sont surtout doublées de douleurs psychologiques et morales. Râhi, Mère et Alfâ Bâkar, père de Diouldé en sont 125
affectés. Ils ne cessent d’implorer la miséricorde de Dieu pour que Diouldé soit libéré et qu’il retrouve sa famille. Parlant d’autres exilés : Kandia, N’gâ Bountou, Kougouri, Farba et Salè, nous avons remarqué d’abord la rupture d’avec leurs proches, ensuite, l’abandon de leur terre natale. Ils n’avaient plus de choix, il fallait partir à tout prix. La terre de leurs ancêtres n’était plus qu’un souvenir amer. L’autre conséquence de cet exil est la mort de l’enfant de Salè en brousse au cours de leur fuite. Salè était la seule nourrice parmi ces fuyards. Ne pouvant pas abandonner son enfant, elle décide de braver la brousse et toutes les intempéries avec cet être fragile au dos. Elle perd son enfant pendant la traversée. Le narrateur raconte cette disparition par les propos suivants : c’est au moment d’attaquer le mont Diarba que l’enfant de Salè rendit l’âme (Monénembo, 1979 : 173). Dans Un rêve utile, la douleur de la séparation est également visible. Il s’agit de celle d’un des personnages centraux du récit qui est le fils de l’ex – ministre des Finances de Boubou-Blanc. Ce personnage dont le nom n’a jamais été révélé dans le roman, s’exile pour échapper au sort que son père a subi. Il regrette profondément la brusque et pathétique séparation d’avec son père qui est exécuté dans les conditions très atroces par les agents de BoubouBlanc. Une telle douleur cause le traumatisme chez tout homme qui l’a subie. Elle affecte surtout l’esprit du fils du ministre, car ce dernier était très jeune. Il la ressent beaucoup plus lorsqu’il constate que les clés de la vieille commode de son père ont été enlevées de la poche de celuici pendant son arrestation et gardées délibérément par Coco-Taillé, l’un de ses bourreaux : je les ai trouvées dans sa saharienne beige le jour où nous sommes venus l’arrêter. Je les ai gardées à tout hasard (Monénembo, 1991:197) dit Coco-Taillé. 126
Moralement affecté, le jeune (fils de Sannou) ressent une haine et une envie inexorable de quitter le pays. Il le dit avec beaucoup de regret et d’amertume : Je lui prends les clés, je ne peux plus reculer. J’ai même envie qu’on aille jusqu’au bout et vite. Je ne puis cependant m’empêcher de regarder cette vieille commode qui a mon âge et qui a gardé dans la profondeur de ses tiroirs la vaine mémoire de la famille (Monénembo, 1991 : 197-198). Les propos du fils de Sannou relatifs à la vieille commode pourraient être une sorte de quête mémorielle. En la contemplant, le narrateur se remémore de la place qu’elle occupait dans leur famille. Mais ces souvenirs ne l’empêchent pas de partir. Ironie du sort, c’est le même Coco-Taillé qui l’aide à quitter son pays. Le fils de Sannou n’avait pas d’autres choix. Il fallait profiter de la seule et unique occasion sécurisée s’offrant à lui. Il s’éloigne donc de sa famille et de sa fiancée sans avoir l’assurance de les revoir. C’est aussi sur un ton très pathétique qu’il décrit les derniers moments de sa séparation d’avec sa fiancée. Ses propos commencent par un monologue : Peut-être que j’ai posé un baiser sur le front de Sonna (sa fiancée) avant de monter dans le véhicule. En quittant ma chambre de la Cité universitaire, il me semblait que j’allais vivre un moment singulier de mon existence, une sorte de suspense qui se dénouerait dans les larmes et dans le sang (Monénembo, 1991 : 155). Ces propos traduisent un certain trouble de mémoire lié à la pendaison de son père. En effet, avant son départ, le fils de l’ex-ministre a bien dit au revoir à Sonna en posant un baiser sur son front. Cependant, il se demande s’il a bien pu faire cet acte. Un tel oubli pourrait être considéré comme un exil de conscience. C’est-ce qu’Olivia Bianchi soutient dans son article intitulé Penser l’exil pour penser l’être, publié dans la Revue de philosophie et de sciences humaines en écrivant que s’exiler ce n’est pas seulement changer de lieu, 127
mais que la conscience elle-même tend à l’exil. Et cet exil est plus exilant que le corps (Bianchi, 2014 : 6). Pour le fils de Sannou, les choses semblent évoluer dans l’esprit, plus vite que dans l’acte réel du départ. Le narrateur reconnaît cet exil de conscience qui lui fait oublier sa vie physique : Quelque chose vient de s’estomper : la loi d’un étrange phénomène m’a isolé d’ici, de tout ce que j’y ai senti et touché, chéri et abjuré entre ma naissance et ma montée dans le camion. Je suis toujours le même (…) Seulement, en moi quelque chose a fondu et ça ne fait pas mal, juste une fumigation qui monte à la tête et éteint la lumière (Monénembo, 1991 : 155-1556). L’exilé n’a plus conscience de son existence et de son appartenance à ce pays qui a ôté la vie à son père. Tout vient de s’estomper. Dans les deux derniers romans du corpus : Un attiéké pour Elgass et Pélourinho, aucune conséquence sociale liée au dépeuplement et à la séparation, n’est explicitement évoquée. Dans le premier, nous avons l’impression que les gens éprouvent la joie de quitter le pays en voyant le nombre d’exilés qui arrivent à Bidjan, en passant soit par le Liberia, soit par la Sierra-Léone. Un pays où Boubou-Blanc lui-même finira par s‘enfuir (Monénembo, 1993 :47) déclare l’un des personnages. Cette phrase humoristique est largement illustrative du degré de gravité du sort des Guinéens dans ce pays. En ce qui concerne les personnages : Ndindi-Grandorage et Escritore du deuxième roman mentionné, aucune conséquence n’est notée. Toutefois, il est important de dire que la rupture d’avec les leurs et d’avec leur terre natale constitue toujours un manque difficile à combler pour ces exilés. La « joie » de quitter le pays telle que décrite dans Un attiéké pour Elgass, cache difficilement l’amertume et la déception des personnages. Le fait de quitter l’environnement familial, communautaire et culturel de leur 128
pays d’origine pourrait ressembler à une mort partielle. Surtout, lorsqu’il s’agit d’un départ sans perspective de retour, comme ce fut le cas des personnages Elgass, Idjatou, N’dindi-Grand-Orage et Escritore décédés et enterrés dans l’anonymat, loin de leurs pays. Examinons à présent les conséquences économiques de l’exil pour le pays de départ.
4.2 LA
BAISSE DE LA PRODUCTION, LES PERTES ÉCONOMIQUES ET LA CORRUPTION
Le départ en exil, quels qu’en soient la forme et le motif, entraîne des conséquences énormes qui sont quelquefois difficiles à cerner ou à inventorier. Sur le plan économique, l’impact de ce phénomène est considérable dans la mesure où chaque homme et chaque femme constituent un maillon important dans la production et la croissance de l’économie locale. L’implication de toutes les couches sociales et de tous les créateurs d’activités génératrices de revenus, contribue à assurer la stabilité économique d’une nation. Mais lorsque ces acteurs devant participer à la production des biens matériels et immatériels sont constamment menacés, ils sont contraints de s’exiler afin d’avoir la vie sauve. Ils craignent d’être arrêtés, emprisonnés et systématiquement éliminés par ceux qui ont pour charge de les protéger. Leur départ ne peut donc demeurer sans conséquence négative sur l’économique de leur pays d’origine. Concernant l’exil des intellectuels par exemple, le constat est accablant. Comme nous l’avons mentionné plus haut, selon La Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), chaque année 20 000 personnes au moins quittent le continent africain. Ensuite cette Commission rappelle que Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) note qu’en Afrique, l’élément le plus frappant est l’exil des médecins. 129
Au moins 60 % des médecins formés au Ghana dans les années 80 ont quitté le pays. Ce phénomène pèse d’un poids très lourd sur le continent, selon Mme Ndioro Ndiaye, Directrice générale adjointe de l’OIM. Pour compenser le manque d’effectifs qualifiés, les pays africains consacrent chaque année environ 4 milliards de dollars à l’emploi d’environ 100 000 expatriés non africains (Ndiaye, http : //www.un.org/french/ecosocdev/geninfo/afrec/2003) Les organisations internationales dont l’OIM, le PNUD, l’Organisation des Nations pour l’Éducation, les Sciences et la Culture (UNESCO), l’Union Africaine (UA), etc., soulignent que la fuite des cerveaux est un des maux endémiques du continent. L’Afrique subit une véritable « hémorragie » de la fuite des cerveaux au profit de l’Occident qui en tire des dividendes. Au nombre des partants figurent des chercheurs, des informaticiens, des médecins, des personnels hautement qualifiés, des enseignants, des économistes, des juristes, des religieux, etc. Un préjudice au profit de l’Occident qui récupère les bénéfices de longues années de formation (2007 : 3). Ce rapport éloquent des institutions internationales ne touche du doigt qu’une partie de l’amère réalité du phénomène de l’exil des Africains, car il n’évoque que le cas des intellectuels. L’on peut bien imaginer ce que pourraient donner les statistiques globales qui tiendraient compte des exilés analphabètes évoluant dans le secteur informel. C’est justement ce constat amer que nous faisons en parcourant certains romans d’écrivains africains. Même si ces œuvres n’apportent pas des données statistiques telles que le rapport précédent les a notées, elles attirent l’attention des dirigeants sur les graves conséquences qu’une mauvaise gouvernance peut entraîner. L’écrivain étant un veilleur et un éclaireur de consciences, son rôle est de dénoncer les injustices, les dysfonctionnements et les 130
tares d’une société. Sa production romanesque, pour ce fait, est donc une transposition de la réalité sociale et sa contribution au règlement des problèmes. En République de Guinée, les dérives causées par le premier régime n’ont fait qu’inciter quelques personnes à prendre le chemin de l’exil : Plus de deux millions de Guinéens ont été contraints à l’exil pour fuir la répression ou simplement pour exercer une activité professionnelle à leur mesure. Car dans leur pays toute ambition était suspecte, toute activité était subversive (Barry, Mamadou Alpha ; 1984 : 88 in Jeune Afrique Plus). Tierno Monénembo, lui-même victime des exactions du Président Ahmed Sékou Touré, se livre à cet exercice de dénonciation. Mais dans ses romans, il ne fait qu’effleurer l’impact de l’exil sur le plan économique, c’est-à-dire qu’il n’a pas largement développé ce volet dans ses œuvres en ce qui concerne les pays de départ. Toutefois, quelques aspects y ont été abordés. Ainsi, au regard des nombreuses arrestations, emprisonnements et assassinats évoqués dans ces romans, nous pouvons déduire que de tels actes entraînent incontestablement une hémorragie démographique. La conséquence immédiate de cet état de fait est le ralentissement ou la paralysie du secteur économique. L’exil physique des fonctionnaires tels que Râhi dans Les Crapauds-brousse et de Balla (l’oncle de Badio) dans Un attiéké pour Elgass en sont une preuve éloquente. À ceux-ci s’ajoutent d’autres étudiants exilés, des chômeurs et des petits commerçants, etc. Ce sont :Kandia, N’gâ Bountou, Kougouri, Salè, Farba (Les Crapauds-brousse) de même qu’Elgass, Diallo, Badio, Laho, Idjatou, Thiam, Habib, Cé Né Gom,Tiobendo, Arsiké sans oublier les exilés togolais, burkinabé, nigérians, libanais, etc. Ils se retrouvent tous en Côte d’Ivoire (dans Un attiéké pour Elgass). Dans Un rêve utile, l’on observe la 131
présence du fils de l’ex-ministre Sannou, Galant-Métro, Tchombiano, Toussaint, Oncle Momo, Seyni-Mboup, Séma Bilampo, Daye, etc., dans la ville de Lyon. N’dini-GrandOrage et Escritore dans Pélourinho. En plus de ces personnages cités, il y a d’autres qui sont assassinés dans les prisons ainsi que ceux qui n’ont pas été nommément désignés, mais qui quittent leurs pays dans l’anonymat, pour d’autres horizons. Tous ces personnages sont des bras valides qui comptent parmi les acteurs de développement économique de leur pays. Leur absence crée un vide dans la production et la dynamique de croissance économique. Sans nous limiter à ces noms, il convient de signaler les pertes économiques non chiffrées, enregistrées par N’gâ Bountou dans les multiples incendies de ses bars : Paradis (nom donné à ses différents bars). Nous rappelons que Le Paradis, est le nom que N’gâ Bountou avait choisi pour baptiser ses bars. Selon les témoignages de ceux qui les fréquentaient, N’gâ Bountou se montrait très compréhensive et généreuse. Le narrateur en témoigne en ces termes : Avec ou sans le rond, nous étions toujours les bienvenus au Paradis et avions toujours nos pots pour quelques sous, à crédit ou gratis : N’gâ Bountou ne nous a jamais refusé du tamba-nanya (Monénembo, 1979 : 151). C’était un endroit où les exclus, les persécutés, les marginaux, les chômeurs, etc. venaient boire de l’alcool pour ignorer ou oublier leurs soucis : nous buvions donc pour planer au-dessus des mesquineries quotidiennes : murmures-écoutes-dénonciations-arrestations-exécutionsacclamations des chauds militants-messages de félicitations des partis frères et amis. Pour nous, la solution était de boire et de regarder tout ça d’un œil froid (Monénembo, 1979 : 151). Ce sont ces espaces générateurs de revenus que la police du régime a détruits. Le narrateur exprime cet acte dans des propos pathétiques : Que de paradis avait-on 132
incendiés pour cette femme ! Tous les Paradis qui aidaient N’gâ Bountou à se faire de petites économies étaient incendiés par les agents de Sâ Matrak sous l’œil impuissant de la propriétaire. Le narrateur décrit avec beaucoup d’émotion l’état dans lequel cette femme se trouvait au moment de l’incendie de son dernier Paradis : N’gâ Bountou seule restait immobile, deux trous béants fixement ouverts sur l’incendie de son Paradis (…) Si seulement les mots pouvaient fuir de ce fort silence, que n’aurait-on entendu ! Que de mots de feu devaient se consumer dans cette pâte de chair ! Des mots gravés en elle avec le sceau d’une vie amère faite d’amour jamais attisé, de coups à profusion et de faim pour toute provision (…) elle n’était plus qu’une masse d’apathie, pas insensible à l’amour et au bien, pas de glace vis-à-vis de la haine et de la douleur, mais incapable de réagir (Monénmbo, 1979 :162). Face à de tels actes qui détruisent toutes les économies péniblement acquises durant de longues années de labeur, l’on ne peut penser qu’à l’exil. C’est justement la décision prise par tous les gens qui se rencontraient au Paradis, y compris N’gâ Bountou. Ils ont tous abandonné leurs biens afin d’échapper aux arrestations de la police qui était à leurs trousses. Le fait de quitter leurs habitations en abandonnant tout le contenu est une perte économique énorme et inestimable. Mais le calvaire ne se limite pas à cela : pour traverser la frontière, il faut assez d’argent (Monénembo, 1979 :165). Le passeur demande de l’argent pour non seulement acheter de fausses cartes d’identité, mais aussi pour soudoyer les policiers en cours de route et pour payer les frais de la traversée exigés par le camionneur. Une autre épreuve qui engage tous les fuyards : Il fallut que tout le monde se secoue pour donner jusqu’à son dernier sou, que toutes les économies du Paradis y passent, que N’gâ Bountou y 133
ajoute même une boucle d’oreille (Monénembo, 1979 : 165). Le constat est le même dans Un rêve utile. La traversée clandestine du fils de Sannou entraîne obligatoirement une perte financière. Le Président Boubou-Blanc, en effet, avait ordonné la fermeture de toutes les frontières et avait demandé de tirer à vue sur tout ce qui bougeait. C’est dans ce climat que le fils de Sannou décide de s’exiler. Il reçoit paradoxalement l’aide de Coco-Taillé, un des agents de Boubou-Blanc qui avait pris part à l’arrestation et à l’exécution de son père. Il paie à ce dernier une somme de 300.000 francs comme frais d’exil jusqu’à Koundara (Monénembo, 1991 : 159), la frontière guinéo-sénégalaise. Profitant de son programme de paiement de salaires et de livraison de nourriture aux fonctionnaires de l’intérieur du pays, Coco-Taillé l’embarque dans un camion gaz. Les instructions sont fermes, il ne doit pas sortir sa tête dehors au risque de se faire traiter de comploteur et de se faire détecter, débarquer et malmener. Après un long trajet, il est débarqué à Koundara, sous une forte pluie. Il traverse les lougans et rejoint l’un des passeurs qui lui montre l’itinéraire à suivre. Il paie là aussi dix mille sylis (Monénembo, 1991 161). Il rejoint un autre groupe de candidats à l’exil au point de ralliement. Il paie encore cent cinquante mille sylis (p.162). Ils sont aussitôt repartis en petits groupes pour entamer le trajet – cent vingt kilomètres de brousse–. Son groupe est conduit par le plus jeune des passeurs, âgé de 14 ans (p.163), semble avoir une grande expérience en la matière. Le groupe s’engouffre dans la brousse en suivant strictement les instructions du jeune passeur. Il traverse la brousse, les montagnes, les marigots. Il échappe aux miliciens de Boubou Blancs et aux militaires portugais du côté de la Guinée-Bissau. Il passe d’abord par le Sénégal avant d’arriver en France, précisément dans la ville de Lyon. 134
Si les montants versés par le fils de Sannou sur le territoire guinéen sont connus, le narrateur reste, par contre, évasif sur le contenu des négociations du voyage qui l’emmène en France. Le lecteur n’a pas d’information sur le coût du trajet Sénégal-France. Néanmoins, on mesure à quel point l’exil des personnages entraîne de sérieuses conséquences économiques pour le pays de départ et pour les exilés eux-mêmes. Contrairement aux deux précédents romans, Un attiéké pour Elgass et Pelournho, n’évoquent pas explicitement les conséquences économiques en dehors des départs massifs des exilés guinéens observés dans Un attiéké pour Elgass. Dans ce roman, le nombre d’exilés est impressionnant. Ils inondent presque tous les pays limitrophes : le Libéria, la Sierra Leone, le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Certains arrivent dans ces pays soit en véhicules, soit à pied, comme ce fut le cas de Balla. Généralement, les exilés quittent précipitamment le pays sans aucun sou sur eux, à cause de l’imminence des menaces d’arrestations. Le compte rendu que Thiam fait à Badio au sujet de son oncle Balla est révélateur. Après avoir écouté l’information à la radio d’État, annonçant sa prochaine arrestation, Balla s’enfuit à pied vers la mer, avant d’atteindre le Libéria, sans en informer personne. C’est là qu’il rencontre Thiam. Il le charge d’un message qui est le suivant : Il (Balla) te (Badio) demande de lui envoyer d’urgence quelques affaires et un billet pour qu’il puisse venir te rejoindre (Monénembo, 1993 :58).
4.3 LA
DÉSOCIALISATION ET LA PERTE D’OBJETS CULTUELS
La troisième et dernière section de ce chapitre s’intéresse aux conséquences de l’exil sur le plan culturel. Mais pour développer ce volet, il importe de comprendre a priori le concept de culture qui est un champ très vaste. Il regroupe 135
plusieurs éléments qui sont intimement liés à la vie sociale de l’homme. Ses approches définitionnelles varient d’un pays à un autre, d’une communauté à une autre. L’on parlera par exemple des cultures africaines, européennes, asiatiques, américaines, etc. Même à l’intérieur de ces grands ensembles culturels, il y a des diversités énormes qui enrichissent la vie de chaque entité sociale. La culture constitue l’élément de référence d’une communauté. C’est pourquoi l’on parle d’identité culturelle. D’ailleurs ce concept a été la thématique principale des écrivains africains et négro-africains durant les années 1930. Le néologisme Négritude d’Aimé Césaire est fondé sur la reconnaissance des valeurs culturelles de l’homme noir et sur l’acceptation de son identité de nègre. Cette thématique a constitué la matière première des œuvres littéraires et artistiques de l’époque. Après plusieurs années, la problématique de la culture réapparaît de nos jours avec le phénomène de l’exil. Partout se pose le problème d’intégration socioculturelle et d’altérité comme un enjeu majeur. En effet, la rencontre des peuples dans un espace géographique donné, portant chacun sa culture, ne peut se faire sans conséquence culturelle pour ceux qui quittent leur terroir et, probablement, pour ceux qui les accueillent. Mais que pourrait désigner ce concept de culture ? Pour répondre à cette question, nous nous sommes focalisé sur la définition de la culture donnée par les cadres de l’UNESCO lors de la Conférence mondiale sur les politiques culturelles à Mexico City, 26 juillet – 6 août 1982. Dans cette déclaration de Mexico sur les politiques culturelles, il est écrit : « La culture, dans son sens le plus large, est considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et 136
les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances (UNESCO, 1982. » Cette définition prend donc en compte la quasi-totalité des dimensions humaines. C’est dire à quel point les conséquences culturelles de l’exil peuvent avoir une incidence sur la vie de l’exilé, des peuples et des communautés. Dans les romans de Monénembo, les conséquences de l’exil s’observent dans un premier temps à travers l’exil intérieur des personnages qui, vivant sur leur propre terre natale, sont victimes d’exclusion, de marginalisation, de menaces et d’arrestation. Ils sont contraints au silence, vivent dans la méfiance, la clandestinité ou dans la réclusion, toutes choses qui sont contraires aux valeurs culturelles africaines. C’est le cas des personnages de Diouldé, Kandia, Râhi, le fils de l’ex-ministre Sannou, qui vivent une sorte de repli intérieur. Ils ne communiquent plus avec leur milieu social. La civilisation africaine offre à l’Homme un espace d’échanges et d’épanouissement. Toute tentative visant à restreindre les libertés individuelles et collectives des peuples est donc une entorse aux valeurs fondamentales que sont la solidarité, la fraternité, l’assistance mutuelle, etc. Dans les régimes dictatoriaux que la plupart des pays africains ont connus, les libertés d’expression étaient totalement confisquées ; ce qui pousse les personnages à subir l’exil intérieur. Ils sont alors victimes de la désocialisation. Lorsqu’on ne doit plus communiquer avec ses proches, qu’on ne peut plus user de la parole qui est le socle de la culture africaine par essence, l’on assiste incontestablement à une asphyxie culturelle. En Afrique, la parole est sacrée. Nous pensons que la parole est le substrat de toute la civilisation africaine. Elle ne doit, en aucun cas et dans aucune circonstance, être confisquée. 137
Malheureusement, les personnages cités précédemment souffrent de cette privation et de la marginalisation. En plus de ce silence désocialisant qui est la conséquence de l’exil intérieur, il y a, dans un second temps, la perte de certains objets cultuels et la perte de l’identité culturelle originelle. Le départ d’un exilé vers un autre espace d’accueil, provoque indéniablement une rupture d’avec son milieu socioculturel. Les éléments culturels longtemps acquis et profondément ancrés dans le quotidien de sa vie, subissent une métamorphose dès qu’il foule le sol du pays d’accueil. Le volet qui a retenu notre attention est la perte des objets cultuels. Dans le roman Un attiéké pour Elgass, l’on observe la disparition du Sassa d’abord en Guinée, ensuite en Côte d’Ivoire après la mort d’Elgass. Cet objet sacré, appartenant à la famille d’Elgass, est un objet protecteur et porteur de chance. Cependant, depuis qu’Elgass l’a fait sortir de son creuset familial, les malheurs se font successivement sur les membres de sa famille. C’est ce que révèle Idjatou, la sœur d’Elgass, mandatée par leur mère pour ramener ledit objet sacré : Le sassa dont je vous parle est celui qui protège notre clan. Depuis qu’il est sorti de la famille, il y a eu trop de malheurs. Mon frère aîné est en prison au camp Boiro, mes sœurs ont divorcé. Père n’a survécu que deux mois à la disparition d’Elgass. On attend une grande famine, un naufrage est prévu, quelques accidents sont annoncés. Il faut que nous retrouvions notre étoile… (Monénembo, 1993 : 76) Les propos d’Idjatou rappellent l’existence de certains objets africains auxquels les familles, voire les clans, sont encore viscéralement liés. Les personnages de Monénembo seraient-ils partagés entre tradition et modernité ? L’auteur n’est d’ailleurs pas le premier à évoquer la tradition dans les œuvres littéraires guinéennes. Camara laye, dans son roman 138
L’Enfant noir (1953), a largement relaté le totem qui assure l’ascension sociale et professionnelle de son père. Dans cette œuvre, le narrateur, L’Enfant noir, présente la case de son père chargée de marmites contenant chacune des grisgris et des liquides détenteurs de pouvoirs mystiques. Il précise que son père s’en enduisait le corps afin de se rendre invulnérable aux maléfices. Il poursuit en parlant du petit serpent noir qui rend souvent visite à son père à la forge. Très attentif aux questions récurrentes de son fils, relatives au serpent noir, le père finit par lui dire que ce petit serpent est le génie protecteur de leur famille. Malheureusement, L’Enfant noir ne bénéficiera pas pleinement de l’apport de ce serpent qui lui était pourtant apparu à plusieurs reprises parce qu’il devrait aller poursuivre ses études en France. Intéressons-nous à présent aux conséquences de l’exil en milieu d’accueil.
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CHAPITRE V LES CONSÉQUENCES EN TERRE D’ACCUEIL 5.1 LE FROID – LE LOGEMENT ET L’EMPLOI – LE MÉPRIS, LA HAINE ET LA STIGMATISATION – LES TRACASSERIES POLICIÈRES 5.1.1 Le froid Le phénomène d’exil est marqué par l’existence de deux pôles : l’Ici et l’Ailleurs. Ces deux pôles exercent chacun une influence considérable sur l’exilé. Celui-ci se heurte généralement à des obstacles majeurs, après avoir quitté son pays, car la terre d’accueil n’est pas toujours propice à ceux qui viennent « aggraver la souffrance » de ceux qui y demeurent. Ils peuvent ne pas être seulement liés aux comportements humains. La nature, en effet, est une autre réalité qui agit quelquefois de manière impitoyable sur l’exilé, comme nous allons le développer dans cette section. Ainsi, tout exil est synonyme de rupture, de souffrance, de tentative difficile d’intégration. Dans notre recherche, nous avons remarqué que certains exilés sont constamment confrontés aux problèmes climatiques, sociaux, administratifs, économiques et culturels. Ils doivent braver le froid et la solitude, les difficultés financières, les violences verbales et physiques. Ils doivent aussi se battre pour leur insertion sociale : obtention d’un logement, d’une carte de séjour, d’un emploi. Ils sont quelquefois victimes d’arrestations et d’expulsions. Deux œuvres décrivent essentiellement la pesanteur de l’exil sur les personnages. Il s’agit d’Un rêve utile et d’Un 141
attiéké pour Elgass. Les deux autres : Les Crapaudsbrousse et Pelourinho n’abordent presque pas ou peu ce volet. La raison est simple. Dans le premier roman, l’auteur évoque pour la première fois l’exil des personnages, sans pour autant indiquer leur espace d’accueil. C’est donc un roman annonciateur de la dictature des nouveaux dirigeants dans un pays imaginaire (en référence, la Guinée) que dirige le despote Sâ Matrak. Il est aussi annonciateur de l’exil des personnages suite à la gestion calamiteuse du pays par le régime en place. Dans leur exil, les personnages, avant de franchir la frontière, sont aussitôt attaqués par les agents de Sâ Matrak. Les combats sont livrés et se soldent par la mort de Daouda qui conduisait les opérations. Le roman ne montre nulle part un espace d’accueil pour ces émigrés. Sans terminer le récit, l’auteur laisse au lecteur le soin d’imaginer la suite de la narration. Il le dit dans l’interview qu’il nous a accordée en ces termes : il faut toujours laisser une partie du roman en friche. Laisser au lecteur le soin de deviner les choses pour se créer son propre roman à l’intérieur de mon roman (Interview du 8 août 2015). Dans le roman Pelourinho, le drame de l’exil y est très peu décrit. En ce qui concerne donc les conséquences sociales de l’exil en terre d’accueil dans les romans de Monénembo, nous devons noter qu’elles sont multiples. Dans Un rêve utile, l’un des tous premiers problèmes auxquels est confronté le narrateur est celui du changement brusque de climat. Généralement, les exilés africains ne disposent pas suffisamment d’informations relatives à la situation climatique des pays choisis. La quasi-totalité pense que les conditions climatiques en Afrique sont identiques partout dans le monde. Cette mauvaise perception expose quelquefois les nouveaux venus à la désagréable surprise
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des changements climatiques, dont le froid par exemple en hiver. La plupart des pays du continent africain ont un climat diamétralement opposé à d’autres du continent européen. Si les premiers connaissent deux saisons qui alternent : la saison sèche et la saison pluvieuse, les seconds en connaissent quatre : l’automne, l’été, l’hiver et le printemps. La méconnaissance de ces données climatiques n’est pas sans conséquence sur l’exilé lorsqu’il arrive pour la première fois dans l’un de ces pays. C’est effectivement ce à quoi est confronté le fils de l’ex-ministre Sannou lorsqu’il débarque à Lyon, en pleine période de froid glacial. Il remarque un décalage total de conditions climatiques. Il ne peut plus tenir. Tout le corps ressent le froid. Ticket en main, il recherche péniblement le bus numéro 26. Il ressent la fébrilité de son corps, puis il affirme : mes mains refusent de m’obéir, mon ticket me passe entre les doigts et glisse dans le caniveau (Monénembo, 1991 : 61). Ces propos traduisent de toute évidence son incapacité à faire mouvoir ses mains comme il en avait l’habitude. Tout gèle. Il est alors interpellé par quelqu’un d’autre qui l’observe et comprend ses difficultés : Pourriez acheter des gants, non (Monénembo, 1991 : 61) ? Mais les choses ne semblent pas s’améliorer. La valise qu’il a achetée à Dakar pour une somme de sept cents francs CFA ne tient plus aussi, car elle est en carton. Il le reconnaît : Il neige de plus en plus belle [dit-il] et ma valise commence à s’empâter (Monénembo, 1991 : 62). L’on peut bien imaginer le calvaire que vit ce jeune exilé des tropiques qui n’a jamais vécu un tel froid.Il est assisté par un certain Gilles qui lui demande de déposer sa valise dans un café-bar et de prendre quelque chose de chaud. Ce premier choc avec l’espace d’accueil est si brutal que le narrateur s’adresse directement à la ville Loug qui pourrait être Lyon. Il la personnifie et établit un dialogue 143
direct avec cette ville impitoyable : (…) ma tête est devenue une boule de glace. Loug, tu refroidis tout, même un coup de balai. Tu givres du haut, tu givres du bas. On en viendrait à te plaindre, mais tu givres et tu t’en fous (Monénembo, 1991 :60). Un autre personnage, nommé Boubacar, du roman d’Abdoulaye Diallo, auteur de Les diplômes de la galère, de l’Afrique à la jungle française (2008), vit également la même expérience dès sa décente d’avion. Originaire du Sénégal, il obtient un visa d’études pour la France. Il s’embarque à l’aéroport de Dakar et l’avion atterrit à 7 heures 15 à l’aéroport de Roissy Charles de Gaule II. Une voix précise : la température est de 15° en cette matinée de la mi-septembre. Le pull que Bouba (il s’agit du personnage Boubacar) a acheté ne lui est presque d’aucune utilité contre ce froid qu’il trouve glacial (A. Diallo, 2008 :87). Pour donner plus de précisions au lecteur par rapport à la souffrance de Boubacar, la même voix poursuit : n’oubliez pas qu’il a laissé plus de 35° à l’ombre à Dakar (A. Diallo, 2008 :87). Cette précision que le narrateur apporte est très pertinente, car elle permet non seulement au lecteur de mesurer l’écart de température entre Dakar et Paris, mais aussi de comprendre la souffrance d’un exilé non habitué à ce genre de froid. À ce premier contact inattendu avec le pays d’accueil, s’ajoutent les problèmes de logement et d’emploi.
5.1.2 Le logement et l’emploi Il est important de préciser que certains exilés arrivent dans le pays d’accueil sans avoir un correspondant pouvant les accueillir et assurer leur prise en charge. D’autres n’ont pour seule adresse que l’université pour laquelle ils ont reçu leur inscription, du moins pour les étudiants. Ceux qui ne sont pas étudiants s’en remettent à la volonté divine, car l’Africain pense que Dieu ne peut jamais laisser ses enfants souffrir. Forts de cette conviction et de quelques sacrifices 144
faits à l’issue des consultations maraboutiques, ils se lancent aveuglement à la conquête d’un espace de prospérité. C’est exactement ce que fait le fils de Sannou. Il quitte son pays Gui… (après l’exécution de son père) pour Lyon avec pour seule et unique adresse le CROUS qui est le seul espace pouvant servir à régler tous les problèmes des étudiants. Il débarque, croise Gilles et lui dit : À Dakar, ils m’ont dit qu’au CROUS, ils vous filent une piaule pour peu que vous demandiez… Et éventuellement un job. (Monénembo, 1991 : 63). La réponse de son bienfaiteur ne s’est pas fait attendre : Ben, mon gars, (…) une piaule et un job, c’est la gent humaine entière qui court après ça (Monénembo, 1991 : 63). Le choix de l’adjectif « entière » pour montrer le nombre de personnes qui cherchent de l’emploi, en dit long sur ce qui attend le nouvel exilé. Au CROUS, il n’y a que des boursiers que l’on y loge. Le fils de Sannou ne pouvait donc pas accéder au logement puisqu’il n’avait pas ce statut. En dépit de son inscription en physiologie, la réponse de la gérante des chambres est claire et brutale : Pas de bourse, pas de chambre, vous n’êtes pas un pot, non ? (Monénembo, 1991 : 107). Pour régler provisoirement le problème, son ami lui accorde une faveur de dix jours dans sa chambre, le temps pour lui d’avoir une piaule comme les étudiants l’appellent. Il lui dit aussi : Faudra pas somnoler mon gars. Ici, tu attaques ou tu crèves. Y a pas de troisième façon (…) L’essentiel, c’est de dégoter une piaule et un job, tout le reste, c’est du luxe (Monénembo, 1991 : 110). Après avoir passé ces dix jours sans succès, il est emmené au foyer de la Bombarde dans une turne qui comporte deux couples de lits superposés. Il y trouve d’autres exilés : Oncle Momo, Galant-Métro, Seyni-Mboup, et Toussaint. Certains y passent la nuit avec leurs copines au vu et au su de tout le monde. C’est le cas de l’oncle 145
Momo par exemple qui vit presque maritalement avec Aline. Suivons donc le narrateur qui nous raconte ses difficultés de logement et de nuit : Quand je suis venu habiter avec eux, ils m’ont posé un matelas au milieu de la pièce. Je ne parviens pas à trouver le sommeil avec le ronflement de Seny-Mboup, les récriminations de Toussaint, la branlette mouvementée de Galant-Métro et les soupirs alanguis et asynchrones du couple là-haut sur le lit de droite (Monénembo, 1991 : 67). Ce qui paraît paradoxal dans cette chambre, c’est le mélange couple et célibataires. D’un côté les célibataires et de l’autre, le « couple » de l’Oncle Momo. La nuit, tous les mouvements de ce couple au lit sont directement ressentis par les autres co-habitants. Un tel spectacle est malheureusement le quotidien que vivent certains exilés. Ils n’ont pas d’autre choix. La lecture d’un autre passage à la page 82 du même roman nous montre davantage les difficultés de la vie des exilés : vous êtes trois à quatre par chambre dans ce merdier non ? (Monénembo, 1991 :82). Dans cette phrase à la forme interrogative, le personnage termine ses propos par le mot merdier qui caractérise la chambre à laquelle il fait allusion. Ce qualificatif laisse transparaître non seulement l’étroitesse de la chambre, mais aussi les souffrances qu’elle pourrait causer aux occupants. Cette crise de logement est très développée par Abdoulaye Diallo, dans son roman intitulé Les Diplômes de la galère, De l’Afrique à la jungle française (2008). Accueilli par son ami Thierno après plusieurs heures perdues à l’aéroport de Roissy Charles De Gaulle II, Boubacar est conduit dans l’appartement de ce dernier pour y habiter provisoirement. Il trouve plusieurs autres étudiants dans la chambre et s’étonne aussitôt : attends, tu veux dire que vous habitez tous dans cette pièce qui est plus petite que ma chambre à Dakar ? (A. Diallo, 2008 : 96). Une question qui fait éclater de rire les autres cohabitants qui lui 146
répondent de façon très humoristique : Monsieur n’est pas encore descendu de l’avion, laissons-le atterrir (A. Diallo, 2008 : 96). Il remarque donc une nette différence entre les illusions longtemps nourries sur l’image de la France et la réalité qu’il est en train de vivre. Bouba s’étonne aussi du qualificatif « senzala » que son ami Thierno attribue à sa chambre. Il lui pose alors la question : Pourquoi, tu appelles ta chambre une senzala ? (Diallo, 2008 :96). En réponse, Thierno déclare : (…) à l’heure du coucher tu vas comprendre pourquoi (Diallo, 2008 :96). Pour mieux illustrer les propos de Thierno, Mô, l’un des exilés habitant dans la même chambre précise : pour le logement, comme tu le vois, on vit à cinq, maintenant à six avec toi, dans 20m² (Diallo, 2008 :96). Le message est clair. Bouba doit se préparer à vivre la galère en commençant par accepter la dure condition dans le réduit qu’occupent ses amis en France. Il passe deux ans avec ses amis en colocation avant de trouver un appartement, sur un coup de chance. C’est dans cette précarité et cette promiscuité que ces étudiants s’organisaient pour assurer le nettoyage, la cuisine, etc., sans pour autant se détourner de leurs objectifs, les études. En plus de la promiscuité dans le logement, le fils de Sannou doit faire face à la recherche de l’emploi. Il reçoit l’aide de Madame Pascal qui, habituellement, assiste les étudiants exilés dans l’obtention de petits emplois. Elle propose de le prendre pour un petit bout d’essai. Pour cela, Passez tous les matins, on verra votre jour de chance (Monénembo, 1991 : 115) lui dit-elle. Il finit par obtenir le boulot de livreur d’appareils électroménagers. Le fils de Sannou doit aussi aménager son emploi de temps d’études avec celui de son job. La vie devient donc une permanente course entre la recherche d’un logement, d’un emploi et le souci de réussir ses études. Cet exemple est la vie que mènent les exilés dans Un rêve utile. Certains manifestent quelquefois la colère et le refus d’exercer des travaux qui, 147
d’après eux, sont indignes de leur race. Les propos d’Oncle Momo sont révélateurs de cet état de fait : – Et moi je ne suis pas ces petits n’importe quoi qui quittent le village de leurs ancêtres pour venir balayer ici (référence à Lyon). Je n’ai balayé qu’une seule fois. C’est un métier indigne de ma race, on y ramasse que courbatures et débris de leucodermes. Comme l’usine, mame Astride. On m’avait embauché à Feyzin pour ensacher des poudres chimiques. Le citoyen de Mpoyolo (référence à lui-même) a failli laisser sa peau à cause des urticaires et d’autres maladies qui sont encore plus malignes (Monénembo, 1991 : 175) Les mêmes difficultés sont évoquées dans Un attiéké pour Elgass. Cependant, contrairement aux exilés qui vivent en Europe dans le froid glacial, ceux qui vivent à Bidjan (référence à Abidjan-Côte d’Ivoire) ne sont pas victimes de dépaysement climatique, car la Guinée, espace de départ de la plupart des exilés, est un pays limitrophe à la Côte d’Ivoire. Les deux pays jouissent donc du même climat. Les exilés sont aussi confrontés au problème de logement et d’emploi. Ils sont de plusieurs nationalités à converger vers Abidjan la nouvelle terre d’attraction et de paix à l’époque. En dépit de cette pluralité, l’auteur s’intéresse beaucoup plus à la vie de ses compatriotes guinéens dont le nombre est très élevé en termes de démographie. Peut – être que Monénembo y figure – t – il, puisqu’il a lui-même vécu un moment en exil dans ce pays : J’étais obligé de déménager à Abidjan (Interview 2015), dit-il, avant de s’envoler pour la France. De toutes les façons, la vie de Monénembo apparaît en filigrane dans ses œuvres. Le narrateur affirme que les exilés guinéens vivant à Bidjan ont pour logement, la vieille cité Mermoz qui avait été construite au début des années soixante pour abriter les étudiants. Cette cité fut finalement abandonnée au profit du 148
Campus 2000. C’est elle qui abritait la plus grande partie des exilés. Le narrateur nous livre donc les informations relatives à la vie dans cette cité Mermoz dans l’extrait cidessous : Mermoz n’est plus qu’un vieux souvenir, une ruine prématurée hantée par les enfants du Biafra et les fugitifs de Guinée (…) Au début, nous autres Guinéens, nous n’occupions que la préface n° 1 le long de la sente Campus (...) Pour finir, on nous a laissé tous les préfabriqués ainsi que le cabanon du bord de l’escarpement (Monénmbo, 1993 : 17-18). Badio, le nom du narrateur, ne se limite pas seulement à la présentation de ces logements précaires qui abritent les Guinéens, il décrit de manière caustique l’état piteux et invivable dans lequel ils y vivent : De l’autre côté de la clôture, on a abattu les cloisons des cabanons pour en faire des dortoirs (…) Ce côté-ci fut définitivement abandonné aux rats, au délabrement et aux Guinéens… Les malfrats, les facteurs, les maquignons, les faux diplômés sont venus s’ajouter au petit noyau d’étudiants. Il en dort sous la véranda et dans les toilettes, la buvette, les recoins de la salle de jeu. Le soir, il y a du bruit, des arguties et des bagarres (Monénembo, 1993 : 18). Cette description montre une fois de plus les véritables difficultés liées au logement dans la cité « bijanaise ». Les exilés sont entassés les uns sur les autres. Une vie complexe et bizarre où les rats cohabitent avec les hommes en « parfaite harmonie » comme pour dire que l’espace d’exil appartient à tous les êtres qui sont d’ailleurs appelés à s’accepter, en dépit de leurs différences naturelles et humaines. Les toilettes, la buvette, bref, tous les espaces sont pris d’assaut la nuit. Chacun cherchant une petite portion pour reposer sa misère. Il va sans dire que de telles
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promiscuités posent de véritables problèmes d’hygiène et de cohésion. Mermoz n’est pas la seule cité qu’occupent les exilés. Il y a la nouvelle cité de Marcory. Elle est aussi habitée par les exilés de plusieurs nationalités et de diverses catégories socioprofessionnelles. La description de cette nouvelle cité nous édifie davantage sur la problématique de cette vague humaine qui déferle sur la ville de Bidjan : On dit qu’une nouvelle cité est née à Marcory. Simultanément, Attiékoubé s’est agrandi de quelques nouveaux taudis, de quelques nouveaux miséreux, de quelque nouvelle hargne : charlatans de Guinée, racketteurs mossis, toutous du Ghana, mendiants du Sahel chassés par la sécheresse et la haine (Monénembo, 1993 :50). La description de la cité Marcory nous donne des informations précises non seulement sur les activités exercées par ces exilés, mais également, sur le comportement et la psychologie de ces personnages. D’autres exilés préfèrent prendre une certaine autonomie en s’éloignant des cités à forte concentration, afin d’être à l’abri de certains événements dérangeants. Cependant, quoi qu’ils fassent, ils sont condamnés à partager les mêmes appartements avec leurs confrères. C’est le principe de solidarité qui joue chez les exilés. L’exemple d’Habib est celui que nous citerons parmi tant d’autres. Après avoir vécu des années en compagnie de Badio et d’Idjatou, Habib décide de prendre un logement à la cité 220 logements pour y habiter avec Cé Né Gon et Mafing. Mais cet appartement est surtout caractérisé par sa petitesse par rapport au nombre de personnes qui devront y loger : (…) Habib a préféré emménager à la cité des 220 logements pour y partager un petit appartement avec Cé Né Gon et Mafing (Monénembo, 1993 :76). L’on comprend donc que l’accès au logement est
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une préoccupation pour tous les exilés qui débarquent en Côte d’Ivoire. Après le problème de logement, la recherche de l’emploi constitue une deuxième préoccupation pour les exilés de Bidjan. Dans Un attiéké pour Elgass, l’exilé est un toucheà-tout ; c’est-à-dire celui qui s’engage à exercer toute activité qui s’offre à lui. En Côte d’Ivoire, les jeunes Guinéens reconnus sous le qualificatif de : les indépendants, exercent des activités scolaires et estudiantines. Ils sont soit élèves, soit enseignants, soit élèves-enseignants, soit commerçants. C’est pourquoi nous remarquons souvent que Badio et certains de ses amis affichent constamment leur position par rapport aux études. Badio d’ailleurs se sépare difficilement de son cartable même en période d’ambiance. Laho ne se gêne pas de lui poser cette question : Au fait, tu as vraiment besoin de ton cartable pour aller bringuer en ville ? (Monénembo, 1993 :22). Il répond aussitôt en ces termes : je te rappelle que demain, j’ai un examen, moi (Monénembo, 1993 : 22). Dans cette réponse transparaît le sens de responsabilité qui anime Badio en particulier et tous les autres étudiants en général. La preuve est qu’ils habitent ensemble. En effet, quand Idjatou est arrivée en provenance de la Guinée, elle s’est mise à expliquer le but de sa présence à Badio et à Laho ; tout de suite, d’autres étudiants étaient sortis de leur chambre pour l’écouter (Monénembo, 1993 : 76). L’on constate également que les options choisies par les étudiants exilés sont des branches très prisées, le Droit : (…) J’ai un examen de droit public... (Monénembo, 1993 : 87) déclare l’un des personnages. Le choix de cette branche d’études n’est pas fortuit. En effet, conscients des réalités sociopolitiques de la Guinée, les exilés voudraient se munir d’instruments juridiques pour intenter d’éventuels procès contre les responsables de la dictature qui sévit dans leur pays. Leur souci majeur pourrait être celui de l’instauration 151
de la justice pour tous les citoyens victimes des exactions du régime de Boubou-Blanc. En plus des études, les exilés exercent d’autres activités pouvant leur permettre de faire face aux difficultés financières qui constituent le quotidien de leur vie : c’est l’enseignement. Ils n’hésitent pas à brandir l’étiquette d’enseignant pour obtenir des bons auprès de Diallo, le commerçant. L’exemple de Badio et Laho est éclairant à ce titre. Voulant contracter une dette auprès de celui-ci, il demande à Badio, tu enseignes où ? Il répond : à Victor Hugo (Monénembo, 1993 : 30). Par ailleurs, lorsqu’Habib est harcelé par ses pairs pour qu’il rembourse les deux cent mille francs d’Elgass qu’il a détournés, il cherche à les rassurer. Cependant, l’un des narrateurs lui pose la question suivante : J’ai appris que tu venais de quitter le cours Loba où tu enseignais (…) Avec quoi vas-tu payer ta dette ? Il répond : je vais donner des cours aux enfants de Va Moussa. Les cours à domicile valent mieux que vos collèges… (Monénembo, 1993 : 90). Ces différents propos expriment clairement que certains jeunes exilés exercent effectivement ce métier d’enseignant. Une autre activité pratiquée par les exilés est le commerce. Dans Un attiéké pour Elgass, cette activité est surtout exercée par les Libanais et les Peulhs. Parmi les exilés guinéens, Diallo est l’un de ceux qui sont arrivés à Bidjan pour y exercer le commerce. Son entretien avec Badio et Laho nous édifie largement sur sa profession. Abdoulaye Diallo aborde aussi ce problème d’emploi dans son roman cité plus haut. Pour éviter d’être toujours sous tutorat, Boubacar cherche à trouver un emploi. Son ami Thierno lui explique leur situation : Tu vois Bouba, nous tous travaillons comme agents de propreté sauf Mô qui est agent de sécurité. Tu te rappelles du vieux Thiaw, le gardien de notre collège ? Mô est un gardien comme lui. Nous gagnons notre pain à force de 152
passer et repasser la serpillière. Eh oui ! Avant de trouver un tel boulot, on a cherché des mois durant ; et dis-toi qu’il te faut une autorisation de travail que tu ne pourras pas avoir sans un contrat ou une promesse d’embauche (A. Diallo, 2008 : 100) Les différentes explications données par les amis de Boubacar, soulèvent en lui assez d’interrogations. Il est partagé entre le découragement et la détermination à braver ces pesanteurs. L’inquiétude s’aggrave lorsque Thierno affirme qu’en France, la recherche d’emploi se complique surtout lorsqu’on est Noir ou Arabe, car (…) essentiellement, les chefs d’entreprises convaincus que le recrutement d’un étranger, surtout noir ou arabe, sera synonyme de leur dépôt de bilan (A. Diallo, 2008 : 102). Pour dissiper ses inquiétudes, il est immédiatement rassuré et réconforté par les propos de Thierno qui prend l’exemple sur ceux qui réussissent leurs études, malgré les difficultés rencontrées. Dans Pelourinho par contre, le problème de logement est posé de manière globale dans la mesure où l’essentiel du récit se passe dans les bidonvilles, les favelas du Brésil. Un espace où l’on rencontre presque tous les maux de la société brésilienne : boisson alcoolisée, brigandage, prostitution, drogue, ambiance, arnaque, etc. Ce sont des endroits réservés aux pauvres, où les dépotoirs d’ordures cohabitent avec les misérables. C’est un problème entier qui touche ceux qui y vivent. Escritore, deuxième personnage exilé, aussi appelé Africano, élit domicile dans ces favelas, au milieu des Brésiliens qu’il suppose être des descendants d’Afrique. Il réside à la Pousada Hildalima (Monénembo, 1995 : 65) et s’intègre facilement comme s’il y avait habité avant. Il n’y a donc pas de manque de logement comme dans les récits précédents, mais l’on vit dans la précarité, la misère et la souffrance. C’est pour cette raison que Sélom K. Gbanou montre dans son article intitulé Tierno 153
Monénembo : le réel et ses fictions, l’interdépendance thématique des trois romans qui sont : Un rêve utile, Un attiéké pour Elgass et Pelourinho. Pour lui, ces trois romans constituent, dans l’œuvre de Monénembo : Une trilogie qui pourrait s’intituler Chronique des bidonvilles. Dans ces trois romans en effet, le romancier met un accent particulier sur les charmes et les déboires des bidonvilles, seuls lieux qui se prêtent à la vie des voyageurs infortunés, à l’image des étudiants guinéens de Bidjan, des immigrés africains de Lyon ou de l’écrivain de Bahia (Gbanou, 2014 : 58).
5.1.3 Le mépris, la haine et la stigmatisation Les conséquences sociales de l’exil sont en outre le mépris, la haine envers les exilés, mais aussi la stigmatisation. C’est d’ailleurs l’un des cas les plus fréquents en terre d’accueil. Si certains autochtones (Européens) sont accueillants, d’autres par contre se montrent très hostiles à toute présence étrangère, surtout les Noirs ou les Arabes. Il y a des clichés ou des stéréotypes que certains se font des étrangers et surtout de la race noire, ce qui est parfois à l’origine de cette haine inexplicable envers eux. De la période coloniale à nos jours, l’image de l’Homme noir reste dans la conscience collective occidentale, celle de nègre sauvage, barbare, sale, violent, inintelligent. Certains intellectuels ont dénoncé d’ailleurs cette perception erronée, raciste et fausse. C’est le cas de Frantz fanon, dans son ouvrage Peau noire, masques blancs, où il fustige les fondements racistes de la pensée européenne selon laquelle : Nègre = biologique, sexe, fort, sportif, puissant, boxeur, Joe Louis, Jesse Owen, tirailleurs sénégalais, sauvage, animal, diable, péché (Fanon, 1952 : 134). Cette affirmation est appuyée par celle de l’universitaire américain André Djiffack dans son article intitulé Exil et identité : l’Afrique sous la coupe réglée de l’Occident. Évoquant les rapports entre l’Africain et 154
l’Occidental, il écrit : dans la sphère biologique, le talent nègre est bruyamment applaudi. Le sexe, le folklore, le sport, la musique ou le divertissement en général apparaissent comme l’apanage de Nègres. Du coup, l’intellect devient la chasse gardée du maître (Djiffack, 2002 : 4). Cette perception du Noir, il faut le reconnaître, reste encore comme une plaie incurable en dépit des progrès enregistrés par les écrivains, les hommes de culture et les activistes des Droits de l’Homme. Il suffit d’écouter les radios, de regarder les télévisions occidentales pour s’apercevoir de la réalité. Combien de joueurs noirs sont traités de singes lors des matchs de football ? Combien sont assassinés à cause de leur couleur noire ? Combien sont encore persécutés, humiliés et torturés ? Combien ont perdu leur emploi tout simplement parce qu’ils sont noirs ? Toutes ces questions récurrentes restées jusqu’ici sans réponses constituent encore des thématiques pour les productions littéraires et artistiques. Dans Un rêve utile, le fils de Sannou vit ce mépris dès son arrivée à Lyon. Cherchant à avoir des informations sur l’itinéraire qu’il devait emprunter pour aller au CROUS, il reçoit une réponse surprenante et raciste de la part d’un machiniste en chef comme on peut le constater dans la conversation des deux personnages : Le CROUS, s’il vous plaît ? Rue de Marseille, arrêt Chevreul, rugit le machiniste en chef vautré sur le volant de son royaume de véhicule. Chevreul, c’est quel arrêt ? (…) Tenez : combien de macaques entre Marseille et Dakar ? C’est qu’avec vous autres, Kagnawouroundais, faut pas hésiter à se méfier ! Vous seriez restés dans votre ouagadougoudou là-bas, cela aurait arrangé tout le monde : vous auriez eu le soleil et nous la paix… (Monénembo, 1991 :62)
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Les propos de ce machiniste sont très révélateurs de l’hostilité et de la haine qu’il nourrit envers les Noirs. L’on remarque à travers ce discours, une violence verbale qui affecte le moral de l’exilé, en créant la panique, la méfiance et la révolte. Ces paroles empreintes de moquerie dans la nomination des pays originaires des exilés : Rwanda, Ouagadougou, sont autant d’indices de mépris et de rejet. L’espace d’exil devient alors une terre d’ostracisme et d’infamie. Les propos de ce machiniste pourraient conduire à créer deux mondes distincts : blanc et noir, sans aucune possibilité de rencontre. Cela nous rappelle la stratégie de certains pays occidentaux consistant à construire les murs ou à dresser des clôtures de fers pour juguler le flux migratoire auquel l’humanité est en train d’assister en ce début du XXIe siècle (l’an 2015). Cette ségrégation raciale est une forme de persécution morale qui peut entraîner la démence ou la mort de l’exilé, dans la mesure où il est rejeté, marginalisé à cause de sa couleur qu’il n’a pas choisie. À ce propos, un journaliste, Diallo Bios, rappelle les confidences que lui a faites William Sassine par rapport aux souffrances qu’il a lui-même vécues en exil : L’exil est une douleur. Je ne souhaite à personne de connaître ce trajet. Le dilemme est là : à la maison, sous la férule du dictateur, la mort certaine nous attend. Ailleurs on te rappelle à chaque coin de rue ton identité ; on te crache dessus, tu n’as droit à aucun respect. Sale étranger, bâtard, arriviste, tous ces mots sont là pour te coller à la peau (Bios, 1997 : 17). Le paradoxe dans tout cela est l’hypocrisie qui se cache dans ces propos. Au moment où les exilés sont marginalisés, stigmatisés, les frontières fermées, les hommes politiques occidentaux scandent les théories de Démocratie et de Droit de l’Homme. Il est vrai que tout n’est pas noir, c’est-à-dire que tous les Occidentaux ne sont pas racistes, mais la réalité des faits diffusée par les médias 156
et le vécu quotidien des exilés montrent que beaucoup d’efforts restent encore à faire pour changer cette perception et pour faciliter l’intégration sociale. Pourtant, un personnage dans le roman Branle-bas en noir et blanc (2000) de l’écrivain congolais Mongo Béti annonce le risque à venir : Si une prospérité et une démocratie minimales ne rendent pas l’Afrique vivable immédiatement aux nouvelles générations, ce sont nos sociétés elles-mêmes (référence à l’Occident) qui vont exploser sous les coups de boutoir des affamés et des opprimés du continent noir (Béti, 2000 : 129). Il importe de faire remarquer que dans Un attiéké pour Elgass certains exilés ont connu la stigmatisation. Elle s’observe par l’exclamation humoristique du personnage Kouassi Kouassikro, un Ivoirien de souche et ami de certains exilés guinéens notamment Badio et Laho. Gérant d’un bar appartenant à un Libanais, Kouassi reçoit régulièrement les jeunes guinéens qui y viennent noyer leurs misères. C’est pendant la consommation de la bière par les exilés qu’il apprend de la bouche de Badio que Thiam, un autre exilé guinéen, vient d’arriver. Il s’exclame donc en ces termes dans un français ivoirien : y a pas à dire, c’est Zétrangers guinéens-là même qui vont gâter beau pays de Côte-d’Ivoire (Monénembo, 1993 : 47). Fautil le signaler, après l’accession de la Côte d’Ivoire à l’indépendance en 1960, d’énormes progrès ont été faits sur les plans économiques et infrastructurels. Avec la politique de développement mise en place par le Président Félix Houphouët Boigny, appuyée par la France, le pays était devenu une référence en matière de prospérité sociale et économique. C’est en ce moment qu’on scandait le slogan : Côte d’Ivoire, pays de joie et pays de paix. Elle était la nouvelle métropole qui attirait beaucoup de citoyens des pays d’Afrique de l’Ouest. Du coup, elle était devenue un 157
bijou pour les Ivoiriens qui veillaient jalousement sur sa protection. C’est donc avec cette intention que Kouassi Kouassikro titille ses amis guinéens dont l’arrivée massive risque de détruire leur beau pays. Kouassi Kouassikro a d’ailleurs bien choisi le contexte d’énonciation de sa phrase. Ils étaient autour du pot ; car n’a-t-on pas coutume de dire que c’est autour du pot qu’on se dit des vérités ? Les Latins reprennent cette phrase autrement : « In Vinum Veritas », ce qui signifie que c’est dans le vin que se trouve la vérité. Les exilés avaient-ils analysé la profondeur de cette déclaration ? Nous ne le pensons pas, car la suite du récit ne montre aucune indignation de leur part. D’ailleurs comment l’auraient-ils pu lorsqu’ils n’avaient pour seul souci que d’obtenir un bon auprès du gérant de bar ? De telles « attaques » sont courantes envers des Guinéens à Bidjan. Elles constituent certes une satire voilée des problèmes économiques auxquels sont confrontés les Ivoiriens. Cependant, elles sont loin du racisme affiché par les Occidentaux envers les Noirs ou de la marginalisation dont nous avons parlé dans Un rêve utile. D’autres attaques sont faites dans les bus que certains exilés guinéens ont empruntés un dimanche, jour choisi par les compatriotes guinéens, pour aller dire au revoir à Idjatou qui devrait s’envoler pour Bruxelles. Dans le premier, le bon climat n’était pas au rendez-vous. Le bus était bondé de monde et chacun se laissait aller dans ses propos selon son sujet. Le débat portant sur l’insalubrité à Abidjan et sur le comportement des filles intéresse les passagers. Pendant ce temps, l’une des passagères manifeste son sentiment pour Cé Né Gon, un autre exilé guinéen. Les copines de cette dernière sachant qu’il est étudiant s’exclament : (…) ils puent les étudiants. Rien dans la poche, rien dans la braguette, rien que livres et mensonges ! (Monénembo, 1993 :63-64). Au-delà de la critique faite aux femmes 158
ivoiriennes pour leur légèreté dans cette phrase, l’auteur touche indirectement du doigt, par la voix de ces femmes, les difficultés économiques auxquelles les exilés sont confrontés. Dans le second bus, suite à un autre débat houleux entre les passagers et le chauffeur, un groupe de jeunes femmes se mêle à la discussion qui prend une tournure politique. Les Guinéens s’agitent et monopolisent le débat. Alors l’un des passagers interroge en les toisant : ils sont d’où déjà, ceux-là ? Ce sont des Guinéens, répond un autre, des farfelus finis ! (Monénembo, 1993 : 66). Cet écart de langage est aussitôt suivi par les propos d’un autre : eux au moins, ils ont foutu le Blanc hors de chez eux. Et au premier de marteler : C’est bien pour ça qu’ils ont préféré venir ici… (Monénembo, 1993 : 66). Ce dialogue qui se passe entre les Ivoiriens eux-mêmes au sujet des Guinéens révèle leurs positions divergentes par rapport au choix du « NON » de la Guinée lors du Référendum. Le premier intervenant, qui est aussi le dernier, pense que le fait de chasser les Blancs en Guinée a été la cause de la souffrance des Guinéens, d’où la raison de leur exil vers la Côte d’Ivoire, pendant que le deuxième approuve le choix du « NON » de la Guinée et fustige indirectement son pays qui continue à fonctionner sous tutorat français. En qualifiant les exilés guinéens de farfelus et en les indexant d’avoir fait le mauvais choix – l’indépendance –, ce personnage fait ressurgir l’éternel débat qui a toujours opposé et qui continue d’opposer certains Africains, mais aussi les Guinéens sur l’option du « NON » de ce pays à la France. Même si d’autres pensent qu’un tel débat n’a plus de sens de nos jours, il reste un sujet récurrent en Guinée, chaque fois que le pays célèbre l’anniversaire de son indépendance. Il convient de retenir qu’en dépit de la forme moins agressive que nous avons observée dans Un attiéké pour 159
Elgass, le mépris, la haine et l’exclusion restent et demeurent un drame pour l’exilé. Ils poussent à une prise de conscience de son statut et de son identité. Le dernier roman, Pelourinho, n’évoque aucun mépris pour N’dindi-Grand-Orage et pour Escritore dans leur pays d’accueil. Au contraire, Escritore se confond à la population avec laquelle il semble avoir la même histoire. Cette facilité d’intégration est donc due aux racines ancestrales que ces Brésiliens ont avec le continent africain. Parlant de ces rapprochements, Escritore déclare : Le Brésil et l’Afrique ont tant de choses en commun ! Nous sommes comme des jumeaux sur les deux bords de l’Océan(…) Je suis venu pour cela. Pour réparer l’anomalie (Monénembo, 1995 : 30). Il n’est donc pas étonnant de remarquer l’absence de mépris et de haine dans ses propos. Mais le drame des exilés ne se limite pas aux conséquences que nous venons de citer. L’on observe, en plus de celles-ci, les tracasseries policières.
5.1.4 Les tracasseries policières Ces problèmes constituent un autre calvaire pour les personnages. Dans Un rêve utile, les difficultés rencontrées pour l’obtention des papiers de regroupement familial dans ce roman concernent le personnage de Galant-métro. Après plusieurs années passées à Lyon, il décide d’obtenir un regroupement familial afin de faire venir sa femme Hâwa. Pour cela, il lui faut remplir des formalités administratives. Mais en Occident, particulièrement en France l’ancienne Métropole des colonies françaises, les lois sont claires, tout est soumis aux procédures administratives : le regroupement familial, la carte de séjour, etc. C’est un casse-tête pour les exilés, surtout pour ceux qui sont analphabètes comme Galant-Métro. Pour y parvenir, il sollicite l’assistance du fils de Sannou. Celui-ci l’aide à rédiger les lettres que le Sarment, l’un des agents de police, lui a demandées : 160
Il (Galant-Métro) m’a fait écrire la lettre et s’en est fait traduire plusieurs fois le contenu, l’air sournoisement dubitatif avant de refermer l’enveloppe avec des gestes compassés ! Une semaine plus tard, le Sarment l’a convoqué pour retirer le dossier. J’ai dû de nouveau jouer au scribe sous la vigilance de son regard pénétrant et soupçonneux (Monénembo, 1991 : 82) Ces différentes lettres rédigées ne sont que le commencement des tracasseries administratives. Il suffit de lire les propos que Galant-Métro échange avec le Sarment pour s’en rendre compte. Dans un français vulgaire empreint d’un accent peul, Galant-Métro cherche en vain à persuader le policier : Le foyer de la Bombarde, tu dis ? (…) Voyez-moi cette connerie ! Meussieuh habite un foyer et, Meussieuh, il veut ramener sa gonzesse. (…) Mais mon pauvre ! C’est pas pauv’e, c’est asseté lè biyè. (…) C’est par rapport au règle-ment. Règlement, jé pè pardonner lui. Règlement, pas de pardon, règlement, comme ça : strict, carré. (…) Après avoir examiné votre requête des 9 courants, nous vous saurions gré de bien vouloir remplir le formulaire ci-joint et vous présenter… (…) faites venir votre femme d’abord. (…) Puisque je vous dis que, pour nous, vous n’êtes pas marié… (Monénembo, 1991 : 83). Des rendez-vous, des formulaires, des règlements, autant d’exigences administratives qui empêchent Galant-Métro d’aboutir dans sa démarche. Le manque de papiers de mariage et l’absence de la présence physique de son épouse constituent des facteurs bloquants de sa sollicitation. Les faits et gestes de Galant-Métro sont qualifiés de « conneries » par le Sarment. Le tout est évoqué dans le déni total de la dignité humaine comme le dialogue le révèle. Aussi, tout est-il planifié pour décourager ceux qui en expriment le désir. En effet, les Occidentaux savent bien 161
que les démarches de visa en Afrique sont un véritable parcours du combattant. Les attentes de Galant-Métro resteront donc sans suite, en dépit de son recours auprès d’un marabout, pour obtenir satisfaction. Par ailleurs, nous observons d’autres harcèlements à cause du comportement déviant de certains exilés ; ce qui amène la police à avoir les soupçons sur le reste de la communauté. C’est le début des tracasseries policières. Le cas de Bonzoman, personnage au comportement déviant, préoccupe ses propres compatriotes. Ils le qualifient de peste : Ce Bonzoman, c’est le diable en personne (…) c’est la peste dans une communauté… (…) Avant son arrivée ici, tout le monde était content de nous. On disait qu’on était élégant, courtois, affectueux et non syndiqués. (Monénembo, 1991 : 175). Ces dérives de Bonzoman sont connues et désapprouvées par ses propres amis. Cela signifie qu’ils ne cautionnent pas son attitude. Paradoxalement, en dépit de toutes ces autocritiques, les agents de la police, quant à eux, s’obstinent et campent sur des préjugés raciaux. Ils sont constamment aux trousses des émigrés : mais maintenant, c’est sur nous que tout retombe. Pour rien on nous cherche et on nous trouve des poux quand ce n’est pas des boucs et des émissaires (Monénembo, 1991 : 175). Cette attitude de la police qui consiste à stigmatiser tout le monde à cause des inconduites d’un seul exilé, est juridiquement illégale, car toute responsabilité pénale est individuelle et non collective. Le recours à de telles pratiques peut être considéré comme un préjugé de la part d’un pays dont la constitution fait clairement la différence entre une faute individuelle et une faute collective. De tels agissements contribuent à créer et à entretenir un climat de marginalisation, d’exclusion, bref, un climat de xénophobie. Que dire du roman Un attiéké pour Elgass ? Nous rappelons que contrairement à Un rêve utile qui retrace la 162
vie des exilés en France, précisément à Lyon, Un attiéké pour Elgass a pour espace narratif Abidjan, capitale de la République de Côte d’Ivoire. Nous ne sommes donc plus dans le scénario d’un exil sud-nord, mais plutôt sud-sud. Il s’agit de deux pays limitrophes qui partagent le même espace géographique et sociohistorique, en dépit des brouilles politiques qui avaient opposé les deux premiers chefs d’État d’alors : Ahmed Sékou Touré de la Guinée et Félix Houphouët Boigny de la Côte d’Ivoire. En effet, nous rappelons que les relations entre la Guinée et la Côte d’Ivoire ont été toujours bonnes jusqu’au fameux vote du 28 septembre 1958, au cours duquel le peuple de Guinée a majoritairement voté « NON » à la proposition d’appartenir à la Communauté que le Général Charles de Gaulle avait faite aux colonies d’Afrique francophones. Depuis cette date, Sékou Touré a été considéré aux yeux de la « Grande » France à l’époque, comme un homme à abattre. Les pays alliés à la France ainsi que des colonies qui avaient accepté cette Communauté, ont donc aidé l’ancienne puissance coloniale à exécuter sa politique de nuisance envers la Guinée. Cela provoqua des brouilles politiques entre les chefs d’États d’alors, Félix Houphouët Boigny et Léopold Sédar Senghor avec le Président Ahmed Sékou Touré. Mais cette divergence de positions, n’avait pas eu d’incidence majeure dans les rapports liant les peuples. Pour preuve, la quasi-totalité de ceux qui fuyaient la dictature de Sékou Touré, étaient fraternellement accueillis par les Ivoiriens. C’est d’ailleurs ce qui explique la présence massive des Guinéens en Côte d’Ivoire : beaucoup avaient décidé d’y rester même après la mort de Sékou Touré. L’on comprend déjà à travers cette parenthèse de l’histoire que la nature de l’accueil des exilés dans ce roman qui retrace essentiellement la vie des Guinéens, contraste de loin avec les réalités décrites dans Un rêve utile. 163
5.2 LA PAUVRETÉ, LA MISÈRE ET LES DIFFICULTÉS FINANCIÈRES
L’interdépendance des différents points de cette section, nous amène à les traiter de manière globale sans procéder à leur segmentation. La lecture des romans du corpus nous a permis de comprendre que la douleur de l’exil est aussi ressentie lorsque l’exilé se retrouve dans des difficultés financières. Généralement, l’on assiste à ces cas de figure aussi bien dans la vie concrète que dans le récit. En effet, les exilés africains proviennent le plus souvent des pays très pauvres économiquement et aux monnaies faibles par rapport aux devises occidentales. Cela pose alors des problèmes. Les montants accumulés pendant plusieurs années d’efforts et de privation pour atteindre leur objectif, suffisent à peine pour les soutenir pendant leurs premières semaines en terre d’accueil. Cette situation est aggravée par le fait qu’ils n’ont souvent pas de personnes pouvant leur apporter une assistance sociale et économique substantielle. Une fois en terre d’exil, les besoins se multiplient et les dépenses augmentent. L’exilé découvre que tous les services sont presque à « monnayer » avec de l’argent : le loyer, le courant, l’eau, les études, la nourriture, etc. Il est donc exposé à une crise financière, ce qui empêche la plupart des étudiants exilés de continuer leurs études. Ceux qui n’ont pas le statut d’étudiants subissent aussi à leur manière les difficultés économiques. Ils sont en permanence à la recherche d’un hypothétique emploi. Ce n’est donc pas étonnant de rencontrer, dans certaines villes, des clochards, des désœuvrés et des ratés. Dans le roman Un rêve utile, Tierno Monénembo dénonce cette réalité en s’intéressant à la communauté d’exilés africains dans la ville lyonnaise. Celle-ci comporte des hommes et des femmes de tous les statuts sociaux : étudiants, analphabètes, commerçants, petits débrouillards, 164
etc. Tous sont exposés à la pauvreté, à la misère, à la recherche du pain quotidien. Face à ces difficultés, certains personnages n’ont plus d’autres espoirs que dans le jeu de la loterie. Ils passent leurs temps à faire des combinaisons afin de décrocher une bonne cagnotte. Ces jeux, comme nous pouvons le remarquer, sont généralement pratiqués afin de donner de l’espoir aux désœuvrés. Les combinaisons leur permettent de se créer un autre monde dans lequel leur vie pourrait avoir un sens. C’est le monde du rêve, car la vie est un rêve ; pour la gagner, il faut bien dormir (Monénembo, 1991 : 66) soutient l’un des narrateurs. Oncle Momo, l’un des personnages exilés est celui qui se distingue le plus dans ces jeux de hasard. Il apparaît comme celui qui a perdu tout espoir. Neveu d’un ministre des hauts projets de Boubou-Blanc, il a bénéficié d’une assistance financière de son oncle pour aller étudier la criminologie en Europe. Il sillonne alors plusieurs villes notamment Grenoble, Lyon, Paris, Tübingen, Heidelberg, Bologne. Ensuite, toujours à la demande de son oncle, il visite l’Amérique et Moscou, en vue d’approfondir ses connaissances dans ce domaine (1991 : 86). Avait-il bien profité de ses études, la réponse est incertaine surtout lorsqu’il emploie l’expression maître de circonférence à la place de maître de conférences (Monénembo, 1991 : 86) en voulant parler de son grade universitaire. L’auteur recourt à cette ironie pour dénoncer le comportement insérieux d’Oncle Momo dans les études, preuve de la non-maîtrise des concepts les plus simples. Le paradoxe pour cet intellectuel diplômé, est qu’il n’a jamais exercé son métier de criminologue. Il passe son temps à suivre des femmes et à animer les discussions au bar le Mékolo, l’un des lieux de retrouvailles de l’Africanaille à Lyon. Il se livre également aux jeux du hasard dans le seul but d’avoir un peu d’argent. Grâce au 165
vieux Papa Édouard, tenancier du bar Mékolo, les exilés bénéficient de bons, surtout lorsqu’il s’agit de la boisson. Pour s’acquitter donc des dettes contractées auprès du vieux Édouard, Oncle Momo espère et compte absolument sur la providence sans laquelle le remboursement est impossible. Il mise alors sur sa combinaison : pourvu qu’il m’ait joué ma combinaison ! Cela m’arrangerait rapport à tout ce que je dois à ce chenapan de Papa Edouard qui me menace de fermer son boui-boui pour de bon si je ne règle pas ma dette (Monénembo, 1991 : 22). Cette présentation de la situation économique de l’Oncle Momo oriente déjà le lecteur sur les difficultés financières auxquelles ils sont exposés. En effet, le jeu de combinaison est considéré comme un dernier recours par les personnes sans espoir. C’est là qu’ils tentent leur chance. En ce qui concerne le cas d’Oncle Momo, l’on peut déduire qu’il est au bord du gouffre ou de la folie, car, subordonner le remboursement de ses dettes à sa probable cagnotte, c’est vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Papa Edouard, qui consulte son carnet de bons, constate qu’Oncle Momo a beaucoup de dettes à payer. Il attend une occasion sûre pour l’obliger à les lui rembourser : je l’aurais vu que je ne l’aurais pas relâché, vu tout ce qu’il me doit (Monénembo, 1991 : 72). Mais ce qui est étrange, c’est qu’en dépit de toutes ces dettes, Oncle Momo projette de célébrer son mariage avec Aline, en contractant d’autres prêts et en comptant toujours sur ses combinaisons. Il annonce le jour du mariage à sa belle famille sans pour autant disposer d’aucune économie. Lisons cette conversation qu’il entretient avec Mame Astride, une autre exilée et tenancière du bar le « Décines » : Tu ne l’as pas encore ta combinaison pour chausser ta Cendrillon. N’importe comment, l’argent, je l’aurai (…) je suis sûr de ma combinaison que le vieux Ndondo lui-même est venu le confirmer dans le rêve (…) 166
Même les parents d’Aline sont prévenus (Monénembo, 1991 : 177). Convaincu que la chance lui sourira, il n’hésite pas à multiplier les dettes même auprès de sa belle-famille : Les vingt mille francs prêtés par les parents d’Aline, ce n’est même pas suffisant pour habiller un soudard de la tête au nombril. Ce coupeur de canne de Papa Édouard n’a prêté que dix mille francs. Les frères de la Duchère et de Nantua seulement vingt mille francs et il a fallu que j’insiste. Demain, j’irai parler à ceux de Ville franche : si eux aussi y mettent vingt mille francs, on pourra déjà choisir la robe, le costume et le chapeau (Monénembo, 1991 : 232). Au regard des dettes contractées et de l’assurance de remboursement tenue par Oncle Momo, l’on doit vérifier si toutefois il n’y a pas d’intentions inavouées ou d’actes indélicats qui cachent ses multiples déclarations. Sa confiance en son père le vieux Ndondo, personnage mystique qui le protège et qui lui offre toutes les chances, ne trompera pas la vigilance d’autres exilés. En tout cas, le récit lève le voile sur les prétendues chances de combinaison sur lesquelles compte Oncle Momo. Certains exilés, notamment le fils de Sannou, Galant-Métro, Toussaint et Seny-Mboup ont réussi à détourner l’argent que le défunt Bonzoman avait destiné à sa mère. Ces cinq personnages, accompagnés d’Aline, la fiancée d’Oncle Momo, avaient assisté un jour à une discussion nocturne, près de l’angle de l’ancienne Église Saint-Pierre, qui opposait deux individus qu’ils n’avaient pas pu préalablement identifier : Nous avons perçu deux silhouettes qui se disputaient en tentant d’étouffer leurs voix. La discussion a dû s’envenimer et les deux ombres se sont prises au collet. Elles ont roulé par terre et l’une a sorti le couteau. Oncle Momo a poussé un cri. L’ombre au couteau a fait un brusque mouvement en avant puis elle s’est évanouie dans 167
la nuit (…) Bonzoman est couché en travers de la rue, un couteau planté dans le ventre (Monénembo, 1991 : 229). Ces personnages assistent, impuissants, à la mort de leur compatriote qui a été poignardé par un inconnu. Avant de rendre l’âme, Bonzoman avait pris soin de montrer du doigt un sac posé près de lui en leur disant : On descend tous du même arbre généalogique, je vous en prie, donnez tout à celle que j’ai fait souffrir en foulant la terre des hommes (…) Meurs en paix, Bonzoman (lui dit Oncle Momo) sur cette terre lointaine, nous ferons ce qu’il faut pour que ta maman chérie reçoive le trophée de son fils (Monénembo, 1991 : 230). Dans ce sac, il y avait cinq millions de francs que Bonzoman avait jalousement gardés pour sa mère restée au pays. Cependant, la promesse faite par Oncle Momo au mourant, ne sera jamais tenue. Ayant constaté la mort définitive de son compatriote, il change aussitôt de version en présence de ses compagnons : N’est-ce pas plutôt un signe du ciel ? Ma parole, le destin, c’est du tout tracé, en vérité, y a jamais eu de hasard (Monénembo, 1991 : 230). Sa volonté manifeste de détourner cet argent, en dépit de l’opposition d’Aline, est appuyée par SenyMboup qui prévoit déjà la clef de répartition : la preuve de ce que tu avances Oncle Momo, c’est que c’est comme si c’était équitablement partagé, (…) cinq frères, cinq millions de francs. Un million pour chacun (Monénembo, 1991 : 231). Toutes ces positions qui s’accordent montrent explicitement la malhonnêteté de ces exilés face aux difficultés financières en terre d’accueil. Ils perdent toutes les valeurs sociales et morales qu’ils prétendent tant défendre. Personne ne pouvait imaginer un tel scénario entre amis vivant les mêmes pesanteurs et la même exclusion sur la terre étrangère de Lyon. Quand un être humain se dépersonnalise ou se démoralise devant un
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problème donné et pour des intérêts quelconques, il cesse de s’appartenir et opère une sorte de métamorphose. Pour éliminer tout soupçon, Oncle Momo, le spécialiste en criminologie, a proposé une stratégie à ses compagnons. Elle consiste, dans un premier temps, à laisser la police découvrir le meurtre elle-même, pour ne pas risquer de voir toute l’équipe se faire emprisonner : Si on l’avise (…), le Sarment, il apprendra tout et il nous foutra au trou pour le restant de nos jours. Je connais mon droit, je suis criminologue (Monénembo, 1991 : 231). Dans un deuxième temps, il faut garder l’argent jusqu’à la fin des enquêtes afin d’en profiter en toute liberté. La tâche fut confiée au fils de Sannou de cacher la somme (…) en attendant que tout soit calme, que le Sarment et les journalistes du Progrès, ils oublient notre regretté frère Bonzoman (Monénembo, 1991 : 232). De cet exemple qui dénote la malhonnêteté ou l’inconscience des exilés africains, nous pouvons déduire que les conséquences économiques en terre d’exil influencent considérablement la vie des exilés. Elles conduisent au refoulement des valeurs sociales et morales qui sont des fondements de la vie africaine : aucune communauté africaine n’approuve le détournement délibéré des biens appartenant à un défunt. En Afrique, les morts sont à vénérer. Les messages qu’ils confient aux vivants avant leur décès doivent être une parole sacrée. Toute personne qui transgresse cela s’expose au châtiment de la communauté et des ancêtres. L’échec de ces exilés à Lyon ne serait-il pas la conséquence logique de cette violation des principes traditionnels africains ? À voir de près la vie de chacun de ces personnages, l’on pourrait déduire que la malédiction de Bonzoman aurait frappé leurs destins : Oncle Momo reste sans situation fixe et couvert de dettes, ne comptant que sur ses combinaisons ; Galant-Métro ne parvient pas à obtenir les papiers de regroupement de sa femme Hâwa ; Toussaint 169
et Seny Mboup demeurent des personnages énigmatiques et sans position claire ; le fils de Sannou qui s’était inscrit en physiologie décide d’abandonner ses études après trois années d’échec : J’ai échoué à mes examens pour la troisième année consécutive. Je suis à bout, monsieur Burdon, je renonce à ma physiologie. Je vais me vouer corps et âme aux appareils électroménagers. Je vais y consacrer mon génie. Monter une gazinière quatre feux, c’est consolider le foyer et entretenir la flamme des nations. C’est un métier exaltant, un travail de bénédictin, tout en doigté et en abnégation (Monénembo, 1991 : 184). En substance, les conséquences économiques dans Un rêve utile sont leur endettement, leur volonté manifeste de détourner ou de confisquer les biens d’autrui. Toutes ces difficultés débouchent sur la déprime des personnages. Les exilés ne pouvant plus supporter le poids des problèmes auxquels ils sont confrontés, perdent la tête : C’est pas pour rien qu’on en croise de plus en plus en train de causer tout seuls dans les rues et parfois même faire la sieste dans les couloirs des supermarchés comme si ces choses-là ressemblaient aux-cases-pour-reposer de chez nous-là (…) Je te dis mon frère, il y en a parmi nous qui ne tiennent plus la route… (Monénembo, 1991 : 123) Ces réalités sont presque identiques dans Un attiéké pour Elgass. La pauvreté et la misère qui minent les exilés à Bidjan, provoquent en eux une certaine violence psychologique et affectent leur moral. Leurs perpétuels endettements pour subvenir à leurs besoins sont récurrents. Généralement, les exilés s’endettent pour obtenir : l’attiéké, la cigarette, l’alcool, etc. D’ailleurs, il est important de noter que les bars constituent les espaces de prédilection des personnages de Monénembo. Ce sont des personnages vicieux. Ils sont viscéralement attachés à l’alcool, à la cigarette et au sexe. La plupart des dettes contractées ont 170
pour but de satisfaire leur vice. Badio et Laho, en crise d’argent et de cigarettes, mettent en place une « stratégie » afin de pouvoir convaincre Diallo, un de leurs compatriotes commerçants, pour obtenir un paquet de cigarettes et dix mille francs en bon : maintenant il nous faut penser aux mille et une manières pour aborder Diallo (Monénembo, 1993 : 29). Ces propos ne sont pas fortuits puisqu’ils savent qu’ils ne sont pas de bons clients en terme de solvabilité. Après avoir examiné plusieurs plans, ils arrivent chez Diallo et engagent la conversation : –Pas des Job aujourd’hui, Diallo, donne-nous des Golden-Club (dit Laho). –(…) Moi, je permets tout, du moment qu’on paie (répondit Diallo). –(…) Bon, cet argent, tu le veux à hauteur de combien ? –(…) Moi je n’ai trouvé que cinq mille. …), Tiens, Badio, prends cinq mille et rends-les-moi le lundi de l’autre semaine sans que j’aie à te le rappeler (Monénembo, 1993 : 29-32). Tous ces discours qui s’étendent sur quatre pages dans le roman ont pour seul objectif d’obtenir un paquet de cigarettes et au moins cinq mille francs, au lieu de dix mille en bon. Diallo qui est l’un des leurs, est conscient de la précarité dans laquelle ses compatriotes vivent. Cependant, il veille aussi à la prospérité de son commerce. Il doute même de la capacité de Badio à payer les dix mille francs. C’est pourquoi il a sciemment fait de lui prêter cinq mille. Toutefois, en dépit de ses multiples questions et de son doute, Diallo est plus sensible aux souffrances de ses confrères et plus serviable que le personnage Gnawoulata dans Les Crapauds-brousse qui refuse toute dette à ses amis. À peine cet argent obtenu, voici qu’ils le planifient déjà : c’était bien la peine de harceler Diallo. – Comme ça, le billet, on le gardera tout entier. On pourra ainsi manger un 171
morceau d’attiéké sur la rue 12 et boire une bière chez Sophie… (Monénembo, 1993 : 35). Pour la première fois, l’un des personnages évoque le mot attiéké qui constitue une partie de l’intitulé de l’œuvre. Il nous paraît important d’expliquer ce terme qui fait partie intégrante du titre de ce roman. L’attiéké est un repas africain à base de manioc, très apprécié en Côte d’Ivoire et dans certains pays ouestafricains tels que le Bénin, le Togo, etc. C’est un repas riche et consistant. Pour les exilés qui sont les plus nécessiteux, l’attiéké qui ne coûte pas cher, vient donc combler le manque de nourriture et galvaniser leurs énergies. En donnant le nom Un attiéké pour Elgass à son quatrième roman, l’auteur a voulu immortaliser cet aliment qui a permis aux milliers d’exilés guinéens de tenir bon dans leur misère en terre ivoirienne. Le titre du roman composé de quatre mots, relève sans doute de l’inspiration de Tierno Monénembo. Il évoque deux termes majeurs : « Attiéké et Elgass », qui se distinguent certes dans leur typologie, mais qui convergent vers un même but. Ils se distinguent par leur composition et leur morphologie en ce sens que le premier (Attiéké), est un repas fait à base de manioc et de poisson frit. Il se classe dans la catégorie des aliments nutritifs. Le second (Elgass), est le nom d’un personnage. Il est considéré dans le roman comme le doyen des exilés guinéens vivant à Bidjan. Il se classe dans la catégorie des humains. À préciser que ce nom Elgass désigne celui qui fut l’un des compagnons de route de l’auteur au cours de son exil en Côte d’Ivoire. Monénembo déclare à son sujet : J’ai connu à Abidjan un homme qui a beaucoup marqué notre génération. Il était venu pour ses études et il avait une conception de la vie différente de la nôtre. Il était fantasque et « je m’en-foutiste ». Il s’appelait… Elgass et c’est à la
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fois pour lui rendre hommage et fixer notre instant de vie que j’ai écrit ce livre (Bernard Magnier, 1993 : 68). Le choix spécifique de l’attiéké comme aliment dans ce roman n’est pas fortuit. En effet, il s’agit non seulement d’un repas populaire (qui est à la portée de tout le monde), mais également, sa consommation soulage tout consommateur pour un long moment, eu égard à sa consistance. Ensuite, sa consommation régulière donne bonne mine et efface de ce fait toute trace « misérabiliste » sur les moins fortunés. En faisant une lecture plus approfondie de ce titre Un Attiéké pour Elgass, l’on découvre sans aucun doute le caractère elliptique qu’il revêt. Après sa reconstitution, voici comment il pourrait se présenter : « Un plat d’attiéké pour l’exilé Elgass ». Cela voudrait signifier que ce titre constitue une sorte de résumé du roman. En effet, il laisse transparaître l’accueil, l’assistance et le réconfort d’un être dans le besoin. Offrir un plat d’attiéké à Elgass qui est le doyen des exilés guinéens pourrait symboliser l’assistance et le réconfort apportés à tous les exilés de Bidjan. En outre, il n’y a pas que les dettes contractées auprès de Diallo. Certains exilés détournent l’argent de leurs compatriotes. C’est le cas d’Habib qui, à la mort d’Elgass, s’était présenté comme son proche parent. Dans le compte d’épargne d’Elgass, ses compatriotes ont trouvé trois cent mille francs. Cent mille ont été utilisés pour ses funérailles et deux cent mille ont été confiés à Habib pour les faire parvenir à la famille (1993 : 89-90). Cet argent n’a jamais été envoyé à la famille. Habib l’a dépensé, se contentant d’attendre une embellie financière pour rembourser ce montant. Cet acte de détournement d’argent du défunt Elgass par Habib, rappelle celui du groupe d’Oncle Momo, les exilés lyonnais, qui ont aussi détourné l’argent que Bonzoman avait destiné à sa mère. Les exilés des romans monénembéens, seraient-ils frappés d’inconscience ou 173
agissent-ils sous l’emprise des difficultés économiques ? La réponse n’est pas toujours évidente. Par ailleurs, les difficultés économiques s’observent dans la précarité des emplois exercés. Certains exilés guinéens se tournent vers l’enseignement des cours dans les collèges et à domicile. Le maigre salaire obtenu de ces prestations, couvre à peine les dettes contractées à plus forte raison pourvoir à d’autres dépenses régulières. Badio exprimant son inquiétude à propos des difficultés qui se profilent à l’horizon au sujet de leur restauration hebdomadaire déclare : La semaine qui vient ne me dit rien de bon. J’ai vérifié : nos tickets de resto-U ne tiendront pas jusqu’à jeudi. (…) Quant aux frères pays (références faites aux exilés guinéens) qui ont été payés, leur salaire ne résistera pas une matinée aux dettes qui les submergent (Monénembo, 1993 : 35). Faut-il d’ailleurs parler de salaire dans ce contexte ? Nous ne le pensons pas, car il ne permet pas de répondre aux besoins les plus élémentaires. C’est pourquoi le narrateur montre à travers l’expression (…) ne résistera pas une matinée…, l’état précaire de ces salaires de misère. Les exilés sont ainsi dans un besoin cyclique qui fait d’eux d’éternels misérables. Ils sont toujours couverts de dettes. Ces difficultés entraînent indéniablement un manque de solidarité entre eux. Badio, victime de cet état de fait, exprime sur un ton pathétique, le manque d’esprit de partage : Konan Brou-Félix et Frimin Mémel-Foté, faut même plus y penser maintenant, ils nous tournent le dos aux heures des repas (1993 : 35). Dans cet Océan de belle misère (Monénembo, 1979 : 93), les exilés préfèrent mettre en pratique le dicton : chacun pour soi et Dieu pour tous pour vivre. Ils agissent ainsi en sachant bien que ce dicton est contraire à la culture africaine.
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Certains exilés se livrent aussi à des vols : par chance, Mafing (le nom d’un autre exilé) allait bientôt profiter de l’inattention de l’intendant pour subtiliser tout un rouleau de tickets de petit déjeuner. Ce qui nous permit de nous gaver de café au lait et de rapporter du Campus pour les heures difficiles autant de pain qu’il était possible (Monénembo, 1993 : 79-80). Ce comportement indigne est un autre facteur de dépersonnalisation des exilés. Il y a donc nettement un décalage entre la dignité qu’ils cherchent à sauvegarder et les actions qu’ils posent. La précarité ôte indéniablement à l’homme son statut d’homme digne et intègre. Son incidence sur la personnalité de l’homme crée une certaine violence morale. Le comportement des personnages du roman Unattiéké pour Elgass, est une preuve de cette violence. La tricherie dans les bus est un autre aspect des conséquences économiques de l’émigration. Sérieusement confrontés à la crise financière, les étudiants émigrés empruntent souvent les bus sans payer de tickets. Badio et Laho en partance pour le bar Hélène fêter les adieux d’Idjatou, montent dans un bus sans prendre les tickets. Ils y remarquent aussitôt la présence de Line Fologo, l’une des élèves qu’ils tiennent en cours de 4e. Laho s’exclame : Line Fologo ! (…) Alors c’est foutu. Pas possible qu’on échappe aux contrôleurs, le trajet est trop long. Ils viendront sûrement d’ici Treichville. Descendons tout de suite, je peux subir ça devant tout le monde, sauf devant la petite Line Fologo (1993 : 37) (…) Nous profitons de la mêlée pour nous échapper sans prêter plus d’attention au regard ironique de la petite Line Fologo (Monénembo, 1993 : 44). Tous ces comportements déviants des exilés sont des conséquences logiques des difficultés rencontrées en terre d’accueil. Celles-ci sont de nature à pervertir l’homme, à le 175
contraindre à transgresser les valeurs sociales et culturelles qui devraient faire de lui un être responsable.
5.3 LA PERTE DES VALEURS CULTURELLES La culture est un ensemble de valeurs à travers lesquelles toute communauté humaine s’identifie. Elle est pluridimensionnelle. C’est pourquoi les gens s’accordent à dire qu’à chaque peuple sa culture. Dans les romans de notre étude, l’auteur nous présente plusieurs espaces géographiques correspondant à plusieurs cultures. L’Afrique, l’Europe et l’Amérique sont des continents où les personnages de Monénembo vivent leurs expériences d’exilés. Ils emportent dans leur exil, plusieurs éléments culturels de leurs communautés. Mais entre l’Ici et l’Ailleurs, s’opèrent beaucoup de transformations. L’espace d’accueil qui les reçoit constitue un autre champ culturel. Cette rencontre provoque généralement un brassage de cultures. L’exilé devient de facto, le centre de tous les changements possibles. Il est partagé entre le souci de conserver ses valeurs culturelles et celui de s’adapter aux valeurs de sa terre d’accueil. Dans cet espace, les personnages sont victimes d’écartèlement entre la culture d’origine et celle d’emprunt. De ces deux identités ambivalentes naît un être nouveau doté d’une autre identité. Petit à petit, l’exilé perd involontairement et quelquefois inconsciemment sa culture originelle et acquiert une nouvelle identité. L’Homme « ancien » laisse donc la place à l’Homme « nouveau ». Toute cette transformation est naturellement ponctuée par une triple conséquence : celle pour l’exilé, pour sa terre de départ et pour celle d’accueil. Beaucoup de romanciers africains se sont intéressés à cette thématique de transformation de l’individu, dont Cheikh Hamidou Kane, Tierno Monénembo, etc. L’exemple du personnage de Samba Diallo dans le roman L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane est 176
illustratif. Ce personnage subit à lui seul trois formes de changement : l’école étrangère, l’assimilation de la culture occidentale et la mort sur la tombe de maître Thierno. Né dans une famille traditionnelle musulmane dans le pays des Diallobé, il reçoit un enseignement coranique conformément aux valeurs traditionnelles de son milieu. Cependant, face à l’impuissance du pays des Diallobé à contrer l’avancée des colonisateurs blancs, la Grande Royale décide, au cours d’une assemblée, que les enfants soient envoyés à l’école étrangère. Elle pense qu’il est temps que le peuple se rende compte des changements qui s’imposent au sein de sa communauté. Elle convoque tous les Diallobé et s’adresse à eux en ces termes : Je viens vous dire ceci : moi, Grande Royale, je n’aime pas l’école étrangère. Je la déteste. Mon avis est qu’il faut y envoyer nos enfants cependant (Kane, 1961 : 57). Ce discours a donc permis à Samba Diallo de s’inscrire à l’école étrangère qui est une première forme d’exil pour lui, dans la mesure où il y subit la toute première métamorphose. Quelques années après, il va en France pour poursuivre ses études de philosophie. Ce départ fait de lui un homme qui a une culture hybride. Il subit un véritable changement qui finit par le transformer. Ses valeurs culturelles religieuses sont complètement désagrégées, altérées. Il plane dans un monde, sans repère. Il est absorbé par la vie occidentale et les grandes théories philosophiques qui l’éloignent jour après jour de ses valeurs culturelles originelles. C’est donc ce qui se matérialise par son déracinement. Tous les efforts d’enseignement coranique reçu de son maître Thierno, visant à faire de lui un modèle de piété, n’ont plus place dans sa vie. Il ne peut même plus prier sur la tombe de ce dernier. Incapable de répondre aux injonctions du fou qui lui demandait de prier, il est poignardé et meurt. Cette mort met fin à sa perdition. Par cet acte, le fou pourrait être considéré comme un messager réparateur qui ouvre la voie 177
à Samba Diallo pour le monde éternel, d’où son troisième changement d’espace. Cet exemple nous édifie largement sur les conséquences qui pèsent sur ce personnage et sur son milieu d’origine. Cependant, Monénembo ne touche pas directement ou explicitement du doigt les conséquences culturelles telles que Cheikh Hamidou Kane les a évoquées. Il les exprime surtout en mettant l’accent sur la transformation des exilés en terre d’accueil. À l’instar de Samba Diallo, Diouldé, personnage central du roman Les Crapauds-brousse, ouvre la voie au changement de ses valeurs culturelles. Sa vie sociale et religieuse subit quelques transformations et font de lui un homme « nouveau » dans sa façon de penser, de parler et d’agir. En effet, pendant ses études en Hongrie, Diouldé adopte quelques éléments de la culture occidentale, notamment la boisson, la liberté d’expression et de choix. Voici autant de faits qui produiront une transformation dans la vie de Diouldé en d’Hongrie. Ces valeurs qui sont partie intégrante de la civilisation occidentale, contrastent fort malheureusement avec les valeurs culturelles de sa communauté. Si son séjour à l’étranger lui a été bénéfique sur les plans académique et professionnel, il a par ailleurs contribué à modifier les fondements de sa culture peulhe. Après ses études, un « nouveau » Diouldé retourne au pays. Il est aussitôt confronté à son père au sujet du choix de son épouse. Le vieux Alfâ Bâkar (c’est le nom de son père), lui avait déjà réservé une jeune fille du nom de Kadidiatou (Monénembo, 1979 : 47), l’une des filles de son oncle. Il faut rappeler que les Peulhs ont souvent coutume de célébrer les mariages entre parents proches pour éviter la dispersion de leurs économies, selon les raisons évoquées par certains sages Peulhs. C’est dans ce sens que le père de Diouldé tient à ce mariage, puisqu’il s’agit de la fille de 178
l’un de ses cousins. Il entreprend les démarches d’usage auprès de la belle famille, comme l’exigent les coutumes. Il a demandé la main de la fille pour son fils, sans l’avis de ce dernier. Diouldé quant à lui, avait déjà promis de marier Râhi, depuis leurs retrouvailles au cours d’une soirée dansante, lors d’une de ses vacances passées au pays. Le père informé de ce projet qui va à l’encontre des coutumes lui adresse alors une longue lettre au contenu plein de sous-entendus : Toi que j’ai conçu, que j’ai mis au monde pour tout dire, que j’ai élevé avec peine. Toi pour qui j’ai sué, chaque jour, à chaque instant, c’est toi qui m’insultes, me profanes, m’humilies, me traînes nu sur la place du village, sous les yeux gourmands des curieux, devant parents et amis, pour lesquels, tu le sais bien, j’ai toujours porté l’habit de l’homme qui ne dit pas mot pour rien, qui respecte sa parole donnée…… (Monénembo, 1979 : 50) Ces propos traduisent un profond regret et une déception du vieux Alfâ Bâkar. Il pense déjà aux humiliations que lui feront subir les voisins. Soucieux du respect de sa parole donnée, il martèle à la fin de sa lettre : Un dernier mot, Diouldé. Si tu épouses cette fille, alors, Diouldé, considère que je ne suis plus pour toi qu’un étranger, plus un père ; que la parenté qui nous liait est devenue celle du singe et de la pierre. Je dis, si tu épouses cette fille, ne me tends plus la main, je ne la prendrai pas, ne m’écris plus, je ne te lirai pas, ne me fais plus de cadeau de rien, ce serait une grande insulte (Monénembo, 1979 : 51). Le père de Diouldé ignore que les temps ont changé. Il n’avait jamais pensé à un tel agissement de la part de son fils : il considère le geste comme un affront. Le narrateur poursuit : Rien n’y fit, cependant : Diouldé épousa Râhi. De toute la famille, Mère seule assista à la
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cérémonie. Elle n’ignorait pas qu’ainsi elle portait outrage à son mari (1979 : 51). L’extrait de cette lettre montre la tension dans laquelle se trouve la famille du vieux Alfâ Bâkar. L’on assiste à une rupture de liens parentaux, à un choc dans la vie relationnelle. Le père se sent humilié devant toute la communauté de son village. C’est un affront impardonnable. Les derniers propos de la lettre sont très illustratifs :… ce serait une grande insulte. Cette scène rappelle le récit de la « tempête » qui a secoué la famille du père Benfa au sujet du mariage de sa fille Kani dans le roman Sous l’orage (1957) de Seydou Badjan. Elle rappelle également la révolte de Ramatoulaye dans Une si longue lettre (2009) de Mariama BÂ, face aux coutumes de sa communauté, spécifiquement, au lévirat. De toute évidence, cette attitude de Diouldé prouve qu’il n’est plus le même. Il a amorcé le processus de transformation dégradante, aux yeux des tenants de la tradition africaine. L’espace d’exil a eu raison de lui. À ses yeux, toutes les valeurs africaines longtemps entretenues et exaltées ne sont plus qu’un monde qui s’effondre selon la célèbre formule de l’écrivain nigérian Chinua Achebe. Dans Un rêve utile, les exilés sont aussi exposés à ce changement. L’on assiste à une décadence, voire une déliquescence des valeurs culturelles, dans la vie des personnages. Ils ne résistent pas à la dégradation morale. L’espace d’accueil ressemble donc à un fleuve où l’on se jette sans pouvoir en sortir. Cette image est bien reprise par l’auteur lui-même lors d’un entretien qu’il a accordé à Ange Sévérin Malanda : Incontestablement, s’exiler, c’est un peu plonger dans une rivière et on n’a jamais vu quelqu’un sortir sec de l’eau. S’exiler, c’est s’ouvrir de gré ou de force, c’est s’imbiber de tout ce qu’on rencontre, au gré des rues, des villes, des mésaventures (Malanda-avril-juin, 1986 :111). 180
Les exilés lyonnais mènent une vie aux antipodes des valeurs cardinales de leur société d’origine. Ils deviennent des hommes déboussolés et hybrides. Ce comportement qui est contraire aux valeurs africaines, ne reste d‘ailleurs pas impuni. En effet, d’après certains traditionalistes, les esprits ancestraux veillent sur le respect scrupuleux de la tradition. Ils ne tolèrent pas la transgression des principes, même lorsqu’on est loin de sa terre natale. Cet argent qu’ils avaient caché chez le Tartarin, l’un des hommes de confiance du narrateur, et qu’ils comptaient se repartir après l’enterrement de Bonzoman, sera finalement récupéré par un autre groupe de malabars qui avaient investi la concession de ce dernier. À l’arrivée d’Oncle Momo et du fils de Sannou chez le Tartarin, ils découvrent que celui-ci est déjà mort sans qu’on ne sache réellement la cause. Oncle Momo s’apercevant que le montant a disparu s’exclame : ma parole, la vie est une véritable migraine, maintenant même nos dieux sont contre nous. Les dieux et peut-être même ces roublards d’ancêtres… (Monénembo, 1991 : 250). Les personnages dans Un rêve utile ressemblent donc aux êtres pris dans un tourbillon. Leur comportement présage la déperdition, l’échec lamentable. Poussés par les vices (l’alcool et le sexe), ils passent quotidiennement leur temps dans les bars de Mékolo, du Décines ou du Vinatier. Le fils de l’ex-ministre Sannou, s’oppose à son collègue Daye, un autre exilé sénégalais qui lui interdit de boire. Voici le dialogue entre les deux personnages : Tu crois qu’il est indispensable de boire de l’alcool ? Garçon, un autre demi (commande le fils de Sannou). Pour un futur précepteur de nos frères immigrés ! Un troisième, garçon, avec un peu plus de mousse (…) Qu’est-ce que ça peut faire à nos frères Zimmigrés si je bois un demi (…) Dix, mon vieux, tu en es à ton dixième demi. Tout à l’heure,
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en allant aux toilettes, tu as vacillé, tu as manqué de peu la marche de l’escalier… (Monénembo, 1991 : 132-133). Nous comprenons que la consommation de l’alcool se fait non seulement sans modération, mais aussi qu’elle est à la portée de tout le monde. Le fils de Sannou s’obstine quand Daye tente de lui dire de ne pas choquer les autres collègues exilés par les manières occidentales, il répond : Ici et là-bas (référence à sa terre natale), les mœurs se perdent dans les digressions (Monénembo, 1991 : 133). Les exilés lyonnais sont presque tous des alcooliques. À ce sujet, une question mérite d’être posée : comment réussir son exil, lorsque la boisson devient le principe dérivatif ? L’on comprend aisément pourquoi tous ces exilés s’enlisent et échouent. Pour preuve, la rencontre au sein de la FEANF (Fédération d’Étudiants d’Afrique Noire en France) n’apporte rien à leur projet de changement du continent africain. Le projet de formation initié pour alphabétiser les compatriotes analphabètes résidant à Lyon n’a jamais eu lieu. Le criminologue, Oncle Momo reste sans emploi, se contentant de passer son temps à faire ses combinaisons. Le fils du ministre Sannou abandonne ses études au profit du métier de livreur d’appareils électroménagers, etc. Il y a donc double échec de ces exilés : l’échec social et l’échec professionnel. En plus de ces aspects évoqués, il y a le vol auquel les exilés se livrent. Certains sont souvent arrêtés et médiatisés : regardez comme ils (les journalistes lyonnais) savent y aller de la plume… Encore un truand nègre remis en liberté… (Monénembo, 1991 :126). Un autre exilé, Galant-Métro, est accusé du viol d’une fille et cherche à se défendre (Monénembo, 1991 : 181). L’analyse de tous ces malheurs qui s’abattent sur les exilés africains à Lyon, démontre de manière probante l’incidence de l’exil sur leur vie.
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La remarque que nous faisons dans les romans de Monénembo, est que plus les personnages sont loin de leur terre d’origine, plus ils sont enclins à transgresser les valeurs culturelles qui constituent leur identité réelle. Mouminy Camara, dans son mémoire de maîtrise intitulé Exil et création romanesque chez Tierno Monénembo écrit à juste titre : Le territoire natal constitue une protection contre toutes tentatives de transgression. La séparation d’avec son pays natal précipite l’exilé dans l’abîme de l’indifférence (…) de certaines vertus cardinales, d’où sa propension à sortir (…) des canaux et principes moraux de sa société (Mouminy, 1999 : 47). Le roman Un attiéké pour Elgass présente le même univers de déperdition des personnages. Les exilés guinéens vivant à Bijan se montrent très nuisibles dans leurs relations. Ils n’épargnent personne, pas même le doyen Elgass qui a toujours été leur conseiller et leur modèle : Elgass nous aura servi d’exemple déclare Badio (Monénembo, 1993 : 82). Paradoxalement, en dépit de cette apparente reconnaissance, Elgass sera victime de beaucoup de trahisons après sa mort miraculeuse. Dans un premier temps, son argent d’une valeur de deux cent mille francs est détourné par Habib qui s’est présenté lors de ses funérailles comme un proche de la famille. Cet argent qui lui a été remis pour la famille d’Elgass n’a ni été expédié ni remboursé. Dans un deuxième temps, son sassa, objet cultuel sacré et protecteur qu’il gardait jalousement, est volé dès sa mort par certains de ses compatriotes (Tamboura, Arsiké et Laho) et vendu à un homme d’affaires américain pour une valeur de vingt mille dollars. C’est Habib qui dénonce ce vol : Le gringo (référence à l’Américain) ne discutait pas les prix. Pour le sassa, il a donné pas moins de vingt mille dollars ! (Monénembo,
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1993 : 113). Laho reconnaît les faits, mais dénonce aussi ses autres complices : D’accord, je ne suis pas un modèle de vertu. Mais je n’allais tout de même pas laisser Tamboura filer avec tout cet argent alors que j’avais faim ! (…) C’est Arsiké qui a gagné le gros lot : une chaîne stéréo, un téléviseur et cette fringante Volkswagen qu’il a abîmée peu après dans cet accident sur la route de Dadou (Monénembo, 1993 : 113114). Toute cette affaire s’est passée dans une complicité parfaite entre les exilés cités dans cet extrait. Une fois encore, les ancêtres ont-ils provoqué l’accident d’Arsiké sur la route de Dadou et la révélation de ce complot ? Ce qui est grave dans ce « jeu », c’est la vente d’un objet sacré appartenant à la famille et qui assurait la protection et la prospérité de tout le clan d’Elgass. Le sassa a été acheté par un Américain qui a une galerie d’art à New York (…) Le monde des Blancs aussi adore nos idoles (Monénembo, 1993 : 112) déclare l’un des personnages. Face à cet acte, Tiobendo, un autre exilé affirme : Ah ! Ça oui, l’Afrique aussi se modernise, mais en s’exportant : elle a commencé par vendre sa chair et, maintenant, elle écoule son âme (Monénembo, 1 993 113). Cette phrase rappelle la fameuse traite des esclaves au cours de laquelle de milliers d’Africains ont été vendus aux Occidentaux pour servir de main d’œuvre et assurer leur développement économique. Avec la vente du sassa, l’on assiste cette fois à la vente de la culture africaine qui est son âme. Un troisième acte intervient comme si tout cela ne suffisait pas pour empêcher Elgass de reposer en paix dans la tombe. Sa petite sœur Idjatou venue à la recherche de cet objet sacré est d’abord bien accueillie par Badio avant d’être violée par ce dernier. Dans cette vie de saloperie et de misère de Bidjan, Badio, Habib et Idjatou passent des années ensemble. Profitant du déménagement d’Habib, 184
Badio viole la jeune fille. Elle contracte une grossesse qu’elle avorte sur les instructions de celui-ci (Monénembo, 1993 : 130). Elle souffre de cet avortement puis se rétablit, peu de temps après. Le même Badio négocie un marché avec un colonel de l’armée qui propose d’aider Idjatou pour un poste d’hôtesse à l’hôtel Tiama, à condition qu’elle soit son amante. Idjatou accepte la proposition et obtient le poste. Cet enchaînement d’actes déviants dans la vie des exilés guinéens, dans cette ville de toutes les surprises, ressemble à une véritable « descente aux enfers ». Les personnages manquent d’éthique et de conscience au fur et à mesure que dure leur exil. Jean-Pierre Makouta Mboukou s’inscrit dans cette optique lorsqu’il parle des exilés. Pour lui, les principes inculqués au temps de l’enfance s’altèrent au fil de la solitude et de l’aventure (Mboukou, 1993 : 254). L’une des déviances notoires remarquées chez les personnages dans Un attiéké pour Elgass est l’absence de l’esprit de solidarité. Il est vrai qu’en parcourant ce roman l’on observe quelques signes de solidarité. Cependant, ceci n’est qu’apparence. Il suffit que les temps soient durs pour qu’elle s’effrite. Pendant que les uns se plaignent de faim, d’autres se restaurent à côté d’eux sans leur faire aucun signe d’invitation. N’est-ce pas le comble de l’inhumanité ? En Afrique, le repas est considéré comme un bien commun. Inviter quelqu’un à partager son repas est une marque de grandeur d’esprit et d’assistance sociale. Généralement d’ailleurs, dans la communauté kissi par exemple (une des ethnies de la République de Guinée), lorsqu’un homme imprévu arrive juste au moment du repas, il est assimilé à un bon cultivateur, c’est-à-dire qu’il est un très bon laboureur. Celui qui vient après le repas reçoit le qualificatif contraire. Voir donc un Africain exilé, priver son prochain de la nourriture, est un signe de rupture totale d’avec les valeurs sociétales les plus simples du continent. 185
Les cultures africaines, comprenant des chants, des contes, des proverbes, etc. sont des thématiques d’enseignement qui éduquent l’homme africain depuis sa tendre enfance. Elles constituent le moule qui façonne toute sa vie et tout son être. Les soirs au clair de lune, les enfants accrochés aux lèvres des anciens, écoutent religieusement ces enseignements qui leur servent de boussole pour toute leur vie. Ils apprennent les vertus, la morale, etc. Le vol, le mensonge, la tricherie… sont décommandés et flétris. L’on suppose donc que tous les personnages exilés des romans de Monénembo ont bénéficié de ces enseignements, puisqu’ils viennent d’Afrique. Malheureusement, face à certaines difficultés, ils les occultent ou les transgressent volontairement ou involontairement. En agissant ainsi, ils courent le risque d’être arrêtés et condamnés, ce qui pourrait ternir non seulement leur image, mais aussi, l’image de leur communauté. Aussi, en dépit de leurs médiocres conditions de vie, les exilés dans Un rêve utile, ne sont-ils pas des alcooliques attitrés comme ceux des deux précédents romans. Ils tournent toujours entre les bars : La villa de Soriba et le Paradis, dans Les Crapaudsbrousse, le Mékolo, le Vinatier, le Déscines, dans Un rêve utile, la charcuterie du Libanais, le bar Hélène, dans Un attiéké pour Elgass. C’est justement dans ce dernier bar, appartenant à Tantie Akissi, que les exilés guinéens de Bidjan se donnaient souvent rendez-vous, car au bar Hélène qu’importe le jour ou le mois, nous avons toujours le sentiment d’être ici chez nous. Le seul coin de la ville où nous avons l’impression de compter vraiment (Monénembo, 1993 : 66). Dans le dernier roman Pelourinho, l’auteur met surtout l’accent sur la vie débordante du personnage Escritore, aussi appelé Africano. Venu d’Afrique pour accomplir une noble mission, celle de rechercher ses cousins et de rabibocher les relations entre les Brésiliens et les Africains, 186
il sombre dans l’ambiance des favelas de Bahia. Ses différentes rencontres avec son guide Innocencio se font le plus souvent dans les bars. D’ailleurs leur première rencontre se passe au bar Preto Velho, nom correspondant à celui du propriétaire : Un caldo de sururu et deux bières pour commencer (Monénembo, 1995 : 23) commandent-ils. Après, ce fut le tour du propriétaire de leur donner d’autres boissons : Sers-les tous les deux pour ce qui est de maintenant (…) Et puis donne-nous encore à boire (Monénembo, 1995 : 24, 25) réclament-ils eux-mêmes. Escritore ne quitte jamais les bars et les femmes. Innocencio sait d’ailleurs où le trouver, chaque fois qu’il se dérobe : Il s’était passé près d’une semaine avant que tu te dessines de nouveau sous ma lumière. Tu étais au Mecado Modelo, dans une de ces barques où l’on sert des encas et de la bière tiède (Monénembo, 1995 : 36). Quelquefois, il fausse compagnie à Innocencio pour aller satisfaire ses besoins charnels : Toi-même, cependant, tu fus bien discret sur ton séjour à l’île d’Itaparica. Je n’ai entendu parler de la belle Américaine qu’après ta mort (…) Elle avait rendez-vous avec Por do Sol (l’un des frères Beata) pour une baignade. Là-dessus, tu étais arrivé avec ta gueule de pauvre intrus (…) Ensuite tu l’avais embrassée…, Escritore : tu l’as signé de ta main, ton arrêt de mort (Monénembo, 1995 : 202). En fait, dans cet extrait, Innocencio explique la cause de la mort de son compagnon en mettant à nu ses faiblesses face à l’attirance des femmes. Escritore n’hésitait pas à bondir sur toute belle femme qu’il rencontrait. L’exemple du dernier cas qui a provoqué son assassinat en est une illustration. Il s’agissait des relations amoureuses qu’il avait entretenues avec une Américaine qui était en visite au Brésil et qui s’était amourachée de Por do Sol, l’un des frères Beata. Escritore détourne cette femme et, tous deux, s’en vont passer la belle vie sur l’île d’Itaparica. Apprenant 187
que l’Américaine est allée sur l’île avec un homme, les frères Beata ont décidé de régler le compte de cet homme. A priori, Escritore n’était pas visé, car la même Américaine sortait avec un certain Christovam que les frères Beata guettaient déjà, puisqu’ils avaient entendu parler de lui. Ayant appris que l’Américaine était allée sur l’île avec un homme, et ne connaissant pas physiquement Christovam, ils avaient pris Escritore pour ce dernier. C’est ainsi qu’ils l’avaient poignardé par jalousie sur le chemin du retour. Escritore mourut donc parce que les frères Beata s’étaient trompés de cible. Toutefois, il faut noter que cet assassinat n’allait pas se produire s’il ne s’était pas laissé entraîner par le charme de cette Américaine. Son rythme de vie débordant et provocant a conduit à mettre fin à ses jours et à sa noble mission de quête mémorielle : C’est là sans doute que t’attendaient les mânes du vieux Ndindi, face à cette pseudo-termitière de limaille et de balayures (Monénembo, 1995 : 221) conclut Innocencio. Nous pouvons alors déduire que Monénembo, à travers la mort de certains personnages de ses récits, voudrait transmettre un message clair : sanctionner tous les comportements déviants qui ternissent l’image des valeurs sociales africaines. En substance, l’espace d’exil constitue pour l’exilé un champ de bouleversements, de transformations et de quête. Les pesanteurs sociales, économiques et culturelles, aussi bien en terre de départ qu’en terre d’exil, entraînent inéluctablement des conséquences énormes. Elles obligent l’exilé à faire des choix difficiles entre deux mondes : l’Ici et l’ailleurs, c’est-à-dire entre son espace d’origine qu’il ne maîtrise plus, qui s’effrite et son espace d’accueil qu’il ne parvient pas à cerner. Cette vie d’hybridité le conduit à la solitude et à la déperdition. Il est donc en permanente quête d’une identité nouvelle dans laquelle il pense trouver une 188
vie meilleure. L’absence de repères et de stabilité fixes pousse quelquefois l’exilé à se créer un autre monde à lui, un monde de rêve. Les vices (l’alcool, la drogue, le sexe, etc.) deviennent donc son seul recours, d’où le choix de cet univers par les personnages de Monénembo.
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CONCLUSION Il convient de retenir en substance que l’exil est un thème majeur qui constitue une actualité remarquable de nos communautés humaines. Tierno Monénembo, à l’instar de certains de ses pairs qui en ont fait leur thème de prédilection, s’est aussi inscrit dans cette logique en l’abordant dans ses œuvres Les Crapauds-brousse (1979), Un rêve utile (1991), Un attiéké pour Elgass (1993), Pelourinho (1995). Ces œuvres semblent être la représentation d’une expérience vécue, car ayant passé une partie de son temps à Abidjan, à Lyon, en Algérie et au Brésil. Monénembo a bien voulu immortaliser ces séjours, pleins d’événements et de souvenirs. C’est peut-être pour cette raison que l’exil et la vie des exilés constituent le thème principal de sa production romanesque. Écrivain de la diaspora, il excelle par sa plume dans le paysage littéraire de notre pays. Cette ascension outrepasse les frontières guinéennes et le place dans le cercle des grands écrivains du continent africain. Le prix littéraire (Prix littéraire Renaudot) qu’il a obtenu en décembre 2008 pour son roman intitulé Le Roi de Kahel et le Grand prix de la Francophonie que l’Académie française lui a décerné le 22 juin 2017 pour l’ensemble de sa production, en sont une illustration éloquente. Dans le cadre de notre recherche, nous avons projeté la réflexion sur les causes et les conséquences de l’exil dans l’œuvre romanesque de Monénembo. Nous pensons avoir apporté quelques éclairages dans ce travail qui comporte deux grandes parties, tel que nous l’avons annoncé dans l’introduction.
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L’analyse de notre sujet de recherche a permis de passer en revue non seulement le phénomène de l’exil, mais aussi ses causes et ses conséquences. Dans la première partie de cet ouvrage, nous avons remarqué que, contrairement à notre hypothèse qui expliquait les causes de l’exil des personnages par la sauvegarde de la vie et la recherche d’une vie meilleure, les motifs de ce déplacement sont plutôt multiples, ils s’expliquent également par le respect de la parole donnée, le refus du déshonneur, le refus de cautionner les dérives dictatoriales, la quête du savoir, celle de la mémoire culturelle et la reconstitution de la lignée ou l’épopée dynastique. En plus de cet exil physique des personnages, nous avons identifié d’autres formes dont l’exil intérieur qui se manifeste par le silence et la prison. Notre analyse s’est enfin intéressée à l’épreuve de la mort comme une autre forme d’exil. Ces résultats obtenus montrent éloquemment que les causes de l’exil des personnages dans les romans de Monénembo sont multiples et diverses. Cela conforte notre volonté qui a consisté à choisir ces quatre œuvres pour mener la recherche sur ce sujet. Outre ces causes, les itinéraires empruntés par les personnages ainsi que les difficultés auxquelles ils sont confrontés diffèrent non seulement d’un roman à un autre, mais aussi d’un personnage à un autre. En ce qui concerne la deuxième partie intitulée les conséquences de l’exil, nous avons exploré celles liées à la terre de départ et celles qui pèsent sur les exilés en terre d’accueil. Les résultats de notre étude ont permis d’aboutir aux constats suivants : le dépeuplement et la douleur de séparation, la baisse de la production, les pertes économiques et la corruption, la désocialisation et la perte d’objet culturel, comme étant les conséquences qui provoquent d’énormes souffrances des personnages, pour les pays d’origine. 192
Par rapport au pays d’accueil, certains exilés sont confrontés au problème lié au climat, à l’accès au logement décent. D’autres sont exposés au mépris, à la haine et à la stigmatisation par des populations d’accueil. Les tracasseries policières, la pauvreté, la misère et les difficultés financières constituent d’autres conséquences qui touchent les personnages. Face à ces multiples problèmes, les exilés perdent ce qu’ils ont de plus précieux : les valeurs culturelles. Le manque de solidarité, la malhonnêteté, les vices (l’alcoolisme, la drogue, la prostitution…), sont, entre autres maux auxquels ils sont constamment confrontés. En fin de compte, un constat s’impose. L’exil des personnages entraîne le dépeuplement, l’insuffisance de bras valides dans le monde rural et dans les chantiers, la fuite des cerveaux, la perte du substrat africain. Les résultats obtenus dans l’analyse de cette partie constituent donc un acquis important et enrichissant de notre étude. Au terme de ce travail de recherche, nous estimons avoir atteint les objectifs que nous nous étions fixés qui étaient de comprendre les préoccupations de l’auteur. Elles se traduisaient par un certain nombre de thématiques, dont une dénonciation des souffrances endurées par les exilés ; une ferme condamnation des pouvoirs autoritaires et des régimes dictatoriaux en Afrique qui en sont les responsables ; un plaidoyer pour que les peuples africains retrouvent la paix et la liberté, afin de jouir du fruit de leur labeur et mener une vie décente. L’œuvre romanesque de l’écrivain guinéen, en apportant une importante contribution à la compréhension du thème de l’exil à travers des macro-espaces que sont : l’Afrique, l’Europe et l’Amérique, ne dépasse-t-elle pas le cadre africain pour prendre place parmi les chefs-d’œuvre de la littérature universelle ?
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TABLE DES MATIÈRES Dédicace............................................................................. 7 À ma mère .......................................................................... 9 Remerciements................................................................. 11 Le message d’un exilé ...................................................... 13 Introduction .................................................................... 15 PREMIÈRE PARTIE LES CAUSES DE L’EXIL ............................................ 29 Chapitre I L’instinct de survie et la recherche du mieux-être .... 31 1.1 Les conditions de vie des personnages en terre de départ............................................................................ 32 1.1.1 La violence politique....................................... 32 1.1.2 La misère ......................................................... 45 1.2 Les itinéraires et les difficultés des exilés.............. 49 1.2.1 L’itinéraire de l’exil dans Les Crapauds -brousse .................................................................... 49 1.2.2 L’itinéraire de l’exil dans Un rêve utile .......... 56 1.2.3 L’itinéraire de l’exil dans Un attiéké pour Elgass ............................................................... 67 1.2.3.1 L’itinéraire des exilés guinéens ............... 67 1.2.3.2 L’itinéraire d’Idjatou ............................... 68 1.2.3.3 L’itinéraire de Thiam ............................... 69 1.2.4 L’itinéraire de l’exil dans Pelourinho ............. 69 CHAPITRE 2 : La défense des valeurs sociétales .................................. 71 2.1 Le respect de la parole donnée ............................... 71 2.2 Le refus du déshonneur .......................................... 77 2.3 Le refus de cautionner les dérives dictatoriales ..... 85 203
Chapitre III Autres causes et formes d’exil ...................................... 89 3.1 Autres causes de l’exil des personnages ................ 89 3.1.1 La quête du savoir ........................................... 89 3.1.2 La quête du « sassa » ou quête de la mémoire culturelle .................................................................. 94 3.1.3 La reconstitution de la lignée ou l’épopée dynastique .............................................................. 102 3.2 Autres formes d’exil des personnages ................. 108 3.2.1 L’exil intérieur .............................................. 108 3.2.2 La mort dans les œuvres de Monénembo ..... 112 DEUXIÈME PARTIE LES CONSÉQUENCES DE L’EXIL........................ 117 Chapitre IV Les conséquences dans les pays d’origine .................. 119 4.1 Le dépeuplement et la douleur de la séparation ... 120 4.2 La baisse de la production, les pertes économiques et la corruption ........................................................... 129 4.3 La désocialisation et la perte d’objets cultuels .... 135 Chapitre V Les conséquences en terre d’accueil ........................... 141 5.1 Le froid – le logement et l’emploi – le mépris, la haine et la stigmatisation – les tracasseries policières141 5.1.1 Le froid.......................................................... 141 5.1.2 Le logement et l’emploi ................................ 144 5.1.3 Le mépris, la haine et la stigmatisation ......... 154 5.1.4 Les tracasseries policières ............................. 160 5.2 La pauvreté, la misère et les difficultés financières .................................................................. 164 5.3 La perte des valeurs culturelles ............................ 176 Conclusion .................................................................... 191 Bibliographie ................................................................ 195 204
Critique et études littéraires aux éditions L’Harmattan Dernières parutions L’eau et la terre dans l’univers romanesque de Claude Simon L’obsession élémentaire
Kotowska Joanna
La fascination humaine pour les quatre éléments de la nature remonte aux temps des premières intuitions scientifiques. Claude Simon, un «alchimiste des mots» contemporain, nous propose un regard original sur deux puissances élémentaires qui structurent son univers romanesque : l’aquatique et le tellurique. Ce jeu incessant entre l’existence et le néant substantiel invite le lecteur à (re)découvrir le potentiel émotionnel émanant de l’eau et de la terre chez Claude Simon. (Coll. Espaces Littéraires, 25.50 euros, 256 p.) ISBN : 978-2-343-13075-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-005253-8 Les écritures de la faim Éléments pour une ontologie de la faim
Lucereau Jérôme
Comment aborder les problématiques de la faim dans les littératures ? L’auteur cerne de façon synthétique les principales topiques de la faim, puis il différencie et définit les concepts de faim et d’affamé. Enfin il s’efforce d’élaborer un mythe de la faim en puisant les mythes fondateurs sans éviter les assises dogmatiques et religieuses (de la faim et du jeûne) et les problématiques pathologiques (anorexie/ boulimie), ni le rapport au Pouvoir. Une ontologie de la faim pourrait modifier considérablement le paradigme contemporain de la faim dans le monde. (Coll. Critiques Littéraires, 35.00 euros, 404 p.) ISBN : 978-2-343-13373-7, ISBN EBOOK : 978-2-14-005397-9 Études sur le théâtre d’A. Césaire, A. Camus et B. Zadi Zaourou
Soro Aboudou N’golo
Ce livre décrypte les théâtres d’Albert Camus, d’Aimé Césaire et de Bernard Zadi Zaourou en révélant les effets tragiques en relation avec les implications sociales. Le premier axe de recherche montre comment l’espace dramatique dans Une tempête d’Aimé Césaire traduit les tensions sociales qu’il y représente. Le second axe de réflexion porte sur le personnage dramatique chez Albert Camus et Bernard Zadi Zaourou. (Coll. Harmattan Côte-d’Ivoire, 16.50 euros, 154 p.) ISBN : 978-2-343-13230-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-005269-9
Communications et analyse des relations interpersonnelles de la femme dans le roman africain francophone
Mfoumou Marie Zoé
Cet ouvrage prend appui sur une sélection d’une vingtaine de romans africains francophones écrits entre 1881 et 2003. De leur analyse émergent deux figures de la femme africaine : celle qui sait communiquer et qui entretient des relations harmonieuses avec son entourage - assimilée à une «bonne» femme - et celle rejetée, considérée comme une «mauvaise» femme et avec qui les relations sont antagoniques. Il passe également en revue les critères d’appréciation de la femme en Afrique, au fur et à mesure de la modernisation de ce continent. (Coll. Logiques sociales, 27.00 euros, 258 p.) ISBN : 978-2-343-13138-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-005400-6 Les Palikares grecs et leurs avatars
Breuillot Martine, Debaisieux Renée-Paule, Terrades Marc
Ce sont ces figures grecques du palikare que présente cet ouvrage : d’abord le klephte (ce bandit des grands chemins), ayant pris les traits d’un vaillant guerrier, encensé par les écrivains, ensuite le personnage plein de bravoure, pour terminer sur la figure parodique du palikare-polisson, qui ne rappelle plus que de loin ses ancêtres glorieux. La gloire se transporte du côté des pitreries et du jeu, un jeu qui garde toutefois, en arrière-plan, la notion de défense de la patrie. (Coll. Études grecques, 14.00 euros, 120 p.) ISBN : 978-2-343-13544-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-005344-3 Processus de la catégorisation en linguistique
Nishimura Takuya - Préface de Frank Alvarez-Pereyre
Les sept textes de cet ouvrage présentent quelques réflexions sur la question de la catégorisation linguistique. Il s’agit d’études sur l’état d’un élément qui n’a pas d’appartenance absolue à une catégorie donnée ; cette ambiguïté de relation entre un élément et sa catégorie se situe sur des processus de la catégorisation. Dans ce cadre, on analyse des faits représentatifs de plusieurs langues telles que le japonais, le turc, le vietnamien, le hongrois, l’aïnou, le pomo, etc., sans oublier le français. (Coll. Langue et parole - Recherches en Sc. du Langage, 23.50 euros, 232 p.) ISBN : 978-2-343-12943-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-005343-6 Sociolinguistique urbaine, sociolinguistique d’intervention : apports et innovations Hommage scientifique à Thierry Bulot
Dirigé par Gudrun Ledegen
À la suite de la Journée d’hommage scientifique à Thierry Bulot, ses collègues et étudiants présentent ici différentes facettes de ses recherches en sociolinguistique urbaine et prioritaire, en éclairant les enjeux et apports de cette nouvelle école sociolinguistique, son inscription sur les terrains africain, algérien, vietnamien, guernesiais, marocain, ainsi qu’avec la méthodologie de la documentarisation. Tou.te.s viennent exemplifier cette approche fructueuse et toujours engagée. (Coll. Espaces discursifs, 20.00 euros, 188 p.) ISBN : 978-2-343-13485-7, ISBN EBOOK : 978-2-14-005309-2
L’Ésotérisme d’Edgar Poe
Joguin Odile
Tardivement reconnu par la critique de son pays qui l’a vilipendé au lendemain de sa mort, épris de Beauté et d’Unité, Poe s’est interrogé passionnément sur les mystères de l’univers et de l’au-delà. Lui, dont la visée artistique était «l’ordre métaphysique», s’est en particulier tourné vers le réservoir d’images et de symboles que lui ont offert les différents ésotérismes (franc-maçonnerie, arcanes du Tarot, alchimie, arithmosophie...). L’étude est consacrée à explorer cette piste encore peu empruntée. (32.00 euros, 322 p.) ISBN : 978-2-343-13385-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-005137-1 Le Déchiffrement du monde La gnose poétique d’Ernst Jünger
D’Algange Luc-Olivier
L’œuvre d’Ernst Jünger ne se réduit pas à ses récits et journaux de guerre. C’est une méditation originale sur le Temps, les dieux, les songes et symboles. Elle mène de l’art de l’interprétation au rapport des hommes au végétal et à la pierre, elle est aussi une rébellion contre l’uniformisation, incarnée dans la liberté supérieure de l’Anarque envers tous les totalitarismes. Cet ouvrage qui met en regard la pensée de Jünger et celles de ses maîtres, de Novalis à Heidegger, entend rendre compte de son dessein poétique et gnostique. Il donne à voir le monde visible comme l’empreinte d’un sceau invisible. (Coll. Théôria, 18.00 euros, 166 p.) ISBN : 978-2-343-13346-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-005021-3 Quel oiseau-mouche te pique ? L’éclosion d’une compagnie théâtrale atypique
Hervez-Luc - Préface de Laure Adler
Voici le récit de l’itinéraire atypique de Luc Vandewèghe dit Hervez-Luc. Histoire d’une vie qui aboutit à la création d’une compagnie théâtrale non moins singulière Quel oiseau-mouche te pique ? Dans un langage teinté de poésie, Hervez-Luc retrace les étapes de sa vie depuis son enfance jusqu’aux premiers pas professionnels de la compagnie théâtrale qui a pignon sur rue aujourd’hui à Roubaix et qui sillonne la France entière et de nombreux pays à l’étranger. (14.00 euros, 126 p.) ISBN : 978-2-343-13190-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-004979-8 Les redondances prédicatives en français parlé
Depoux Philippe
Français parlé, redondance, prédication, télévision : quels liens unissent ces termes qui semblent avoir bien peu de propriétés en commun ? En mettant en relation milieux sociaux, époques d’enregistrement et types de reformulation, cet ouvrage tente d’expliquer l’usage préférentiel de tel ou tel type de redondance par telle ou telle catégorie de locuteurs. (Coll. Langue et parole - Recherches en Sciences du Langage, 30.00 euros, 292 p.) ISBN : 978-2-343-13301-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-005188-3
André Malraux ou Les Métamorphoses de Saturne
Lantonnet Évelyne - Préface de Brian Thompson
Peu d’études critiques ont accordé une place au mythe dans la pensée de Malraux. Autodidacte, ce dernier est allé au-devant de la culture ; il n’a pas été formé par l’institution. D’Antigone à Prométhée, quelques figures fascinent Malraux. Cependant, Saturne est la seule instance mythique, qui domine tout un livre. Saturne : un mythe personnel ? Il interpelle d’abord Malraux en tant que penseur. Celui-ci voit en ce monstre dévorateur une parabole de la condition humaine. Mais Saturne l’interroge aussi en tant qu’esthéticien. Il semblerait que Malraux ait inventé les métamorphoses de Saturne. (Coll. Espaces Littéraires, 30.00 euros, 290 p.) ISBN : 978-2-343-13112-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-005078-7 Initiation à la linguistique diachronique de la langue française
Diedhiou Fidèle
Cet ouvrage poursuit un double objectif, à la fois théorique et pratique. Il présente pour chaque chapitre une définition des notions essentielles, avec éventuellement des remarques complémentaires. Sur le plan pratique, il fournit pour chaque cas étudié une fiche retraçant l’histoire phonétique de mots-types du latin au français moderne. Il comprend 15 chapitres permettant de replacer chaque phénomène dans le cadre de son évolution complète, accompagnés de nombreux exercices d’application. (Harmattan Sénégal, 21.50 euros, 219 p.) ISBN : 978-2-343-12898-6, ISBN EBOOK : 978-2-14-005084-8 Paroles, paroles ! Pour quoi parlons-nous ? Essai
Bourse Michel
Qu’est-ce qui est mis en œuvre dans l’acte de parler ? Dans la parole adressée à autrui se joue en fait une relation spécifique, au travers de laquelle tout individu se structure. Celle-ci devient alors l’instrument essentiel d’une intersubjectivité possible, c’est-à-dire d’une relation créatrice qui nous constitue comme sujet dans notre relation à l’autre. Parler aurait donc une fonction véritablement politique : s’y joue en définitive le rapport de chacun d’entre nous au monde. (Coll. Langue et parole - Recherches en Sciences du Langage, 27.00 euros, 262 p.) ISBN : 978-2-343-13219-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-004955-2
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Faya Pascal IFFONO est titulaire d’une maîtrise ès lettres de l’université de Conakry, d’un master en littérature et linguistique et d’un doctorat ès lettres de l’université de Sonfonia. Il enseigne les cours de littérature africaine, d’initiation et de méthodologie de la recherche, de technique de l’expression et de communication dans les institutions d’enseignement supérieur publiques et privées de la République de Guinée. Il est consultant et formateur à l’École nationale de la gendarmerie de Sonfonia et à l’École militaire interarmées de Conakry, en perfectionnement linguistique et en composition française. Après avoir occupé les postes d’assistant de directeur du master lettres et linguistique, de chef de département de lettres à l’Université Général-Lansana-Conté de Sonfonia et de directeur général adjoint chargé des études à l’Institut supérieur de l’ information et de la communication de Kountia, Faya Pascal Iffono est actuellement directeur général adjoint chargé de la recherche à l’Institut supérieur des Arts de Guinée.
Photographie de couverture Guinée Buzz : T. Monénembo au Salon du livre de Paris 2017.
ISBN : 978-2-343-13005-7
22 €
Faya Pascal IFFONO
Le présent ouvrage a pour objectif de comprendre et d’expliquer les préoccupations de Tierno Monénembo concernant les exilés : dénonciation des souffrances que ceux-ci endurent ; ferme condamnation des pouvoirs autoritaires et des régimes dictatoriaux en Afrique, qui sont responsables de la situation ; plaidoyer pour que les peuples africains retrouvent la paix et la liberté, afin de jouir du fruit de leur labeur et mener une vie décente. Le livre se structure autour de deux parties. La première partie porte sur les causes de l’exil des personnages, et traite successivement de l’instinct de survie et la recherche du bien-être, de la défense des valeurs sociétales, puis la deuxième partie aborde ses conséquences, à la fois dans le pays d’origine et dans la terre d’accueil. La diversité de l’expérience exilique des personnages et la variété de la technique d’écriture de l’auteur font de la production romanesque de Tierno Monénembo une œuvre à valeur universelle.
Faya Pascal IFFONO
L’exil dans les romans de Tierno Monénembo L’exil dans les romans de Tierno Monénembo
L’exil dans les romans de Tierno Monénembo