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French Pages 255 [263] Year 2005
Jean-Marie Breuvart (éd.) Les rythmes éducatifs dans la philosophie de Whitehead
chromatiques whiteheadiennes Directeur: Michel Weber Volume 3
Jean-Marie Breuvart (éd.)
Les rythmes éducatifs dans la philosophie de Whitehead
ontos verlag Frankfurt I Paris I Ebikon I Lancaster I New Brunswick
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2005 ontos verlag P.O. Box 15 41, D-63133 Heusenstamm www.ontosverlag.com ISBN 3-937202-85-4
2005
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Avant-Propos La pensée de Whitehead sur l’Éducation, concrétisée dans The Aims of Education mérite au moins autant notre attention que le regard porté par l’auteur sur notre société moderne et post-moderne dans Adventures of Ideas. De part et d’autre, Whitehead introduit dans l’analyse des faits précis une référence à des processus évolutifs, et dans ceux-ci à des rythmes comportant à la fois le sens de la précision rigoureuse et de la plus profonde généralisation. De part et d’autre s’affirme, à travers ce va-et-vient entre précision et généralisation, l’adhésion de l’auteur à une idée du procès, telle qu’il l’a développée par ailleurs dans Process and Reality. D’autre part, la situation actuelle de l’éducation en France et en Europe conduit à privilégier de plus en plus l’apprentissage sur les acquis, les processus sur les contenus. La société post-moderne a abandonné peu à peu, dans le secteur de l’éducation également, l’idée de substances statiques et immuables. A considérer seulement l’évolution du système éducatif depuis deux ou trois décennies, deux phénomènes se manifestent, que la philosophie whiteheadienne permet d’éclairer d’un jour nouveau : 1) La mobilité des matières et des acteurs. Toutes les matières enseignées ont changé et continuent d’évoluer, cependant que de nombreuses matières nouvelles apparaissent dans les programmes. Les acteurs de la formation eux-mêmes changent, qu'ils soient professeurs ou élèves, dans un monde lui-même en perpétuel mouvement, si bien que les repères éthiques qui guidaient auparavant les uns et les autres perdent leur visibilité.
ii J. M. Breuvart 1) Le phénomène de la responsabilisation de l’enseignant. Son mode d’enseignement est appelé à exercer une influence de plus en plus grande sur l’évolution de la société. Comme le montre H. Jonas dans Le Principe Responsabilité (Francfort, 1979, Trad. Cerf, 1991, coll. Passages), le développement même de la technologie, dont l’école est sans doute l’une des causes les plus importantes, appelle à une responsabilité collective de plus en plus grande de l’humanité pour sa propre survie. Or, la réflexion whiteheadienne sur les Rythmes Éducatifs, par son insistance sur le concept de process (« procès »), constitue un support intéressant pour une meilleure entrée dans ce mouvement perpétuel des matières et des acteurs et dans cette prise de responsabilité. S’il est maintenant impossible à une seule personne de suivre, même dans sa propre spécialité, l’ensemble des questions sociales, politiques et morales posées par cette matière, il lui sera tout aussi difficile d’exposer à ses élèves les tenants et aboutissants de leur matière, ni même de travailler en véritable transdisciplinarité. La conception whiteheadienne, en insistant davantage sur le rythme de l’éducation que sur les contenus, contribue à faire avancer l’idée que la méthode la plus efficace pour obtenir les résultats souhaités est pour l’enseignant de rester aussi proche que possible du processus physique, partant de la totalité du monde pour créer une réalité nouvelle ensuite intégrée à l’ensemble, et ceci indéfiniment. Saisie imaginaire du tout (« romance »), perception dans ce tout d’une réalité déterminée (« précision »), ensuite réintégrée à l’ensemble (« généralisation »), voilà les trois phases de la nature, mais aussi celle du « procès » particulier qui s’appelle l’apprentissage. Nous avons voulu la confrontation de chercheurs venant d’horizons internationaux divers. On trouvera ci-après la présentation des chapitres, selon l’ordre et la logique que nous venons d’esquisser. Samuel Rouvillois présente d’abord les grandes lignes de la pensée whiteheadienne, en montrant comment la vision éducative s’enracine chez Whitehead dans une philosophie générale fondée sur la créativité. Une telle conception de la créativité générale n’est pas sans évoquer certaines visions de l’histoire, comme celle de Spengler, de
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Badiou ou de Husserl, comme l’a remarquablement montré JeanClaude Dumoncel (Université de Caen). Plus concrètement, Henri Vaillant (Ingénieur, Philosophe-chercheur sur la philosophie du processus) nous montre comment cette pensée a trouvé un écho en France, difficilement mais sûrement. Jan Van der Veken (Katholieke Universiteit, Leuven), président de l’European Society for Process Thought, présente ensuite la progressive reconnaissance de Whitehead à l’échelle de l’Europe. Seconde question : celle d'une explicitation de la philosophie whiteheadienne de l’éducation. Le professeur William J. Garland (University of the South, Sewanee, USA), définit l’importance du concept de rythmes éducatifs dans la pensée de Whitehead, tout entière fondée sur le rythme et le nombre au fondement de la réalité. Les deux chapitres suivants clarifient cette notion dans plusieurs domaines éducatifs. Antoine Baby (Directeur du CRIRES, Université Laval) l'applique à l’institution scolaire et Howard Woodhouse (The University of Saskatchewan, Process Philosophy Research Unit) au travail universitaire. Enfin, Joachim Stolz présente la place de la pensée whiteheadienne dans une stratégie d’apprentissage. Les derniers chapitres ont été rédigés par deux membres de l’APPE, (Association for Process Philosophy of Education), face aux questions de la post-modernité. Mary-Elisabeth Moore, alors professeur à l’Institut de Théologie de Claremont (California), et qui enseigne maintenant à la Candler School of Theology (Emory University), nous donne des repères, dans la définition d’un curriculum selon la vision whiteheadienne du processus éducatif. Enfin, Pete A. Y. Gunter (University of North Texas) intègre plus explicitement la conception whiteheadienne de l’éducation dans une réflexion sur l’actuelle fragmentation du sens due au développement même de la modernité, en s’inspirant de l’ouvrage de Donald W. Oliver (with the assistance of Kathleen Walrom Gershman) publié par la State University of New York, et intitulé Education, Modernity and Fractured Meaning. L’ensemble nous donne donc une approche de plus en plus précise et de plus en plus ouverte sur la modernité, d’une philosophie dont
iv J. M. Breuvart l’objet principal était justement fondée sur les concepts de créativité et de développement, comme l’école elle-même. Ces chapitres ont été écrits voici déjà quelques années maintenant. Qu'ils gardent encore maintenant toute leur importance, ce sera certes à chacun d’en juger, mais il nous a semblé que les idées ici exprimées pourront encore éclairer la pratique pédagogique actuelle de tout enseignant. J’adresse un remerciement tout particulier à l’équipe de traduction animée par Daniel Verheyde (Département de Langues Vivantes de la Faculté Libre des Lettres et Sciences Humaines, Université Catholique de Lille). Chacun de ses membres a su s’adapter à un terminologie parfois difficile et technique, en présentant un texte intelligible. Je remercie également H. Vaillant pour la même raison, dans la traduction du texte de P. Gunter. Je le remercie également pour nous avoir établi une bibliographie raisonnée des études en français sur Whitehead, illustrant ainsi le regain d’intérêt actuel pour cet auteur dans le monde francophone. Enfin, comment ne pas être reconnaissant aux éditions ontos verlag, ainsi qu’au directeur de la collection Chromatiques whiteheadiennes chez cet éditeur, pour avoir accepté de publier cet ouvrage collectif ? Je ne saurais terminer sans une pensée particulière pour Joachim Stolz, dont les qualités de rigueur et de pédagogie ne sont plus à démontrer, et qui nous a malheureusement quittés depuis qu'il a rédigé son chapitre. Je remercie particulièrement sa compagne, Helgard Menzel, qui nous a donné l’autorisation de le publier. J. M. Breuvart 23/06/2005
Chapitre 1 La conception générale du procès whiteheadien Samuel Rouvillois Philosophe — Communauté Saint Jean Essayer de présenter la pensée de A. N. Whitehead sur ce qu’il nomme le « process » relève d’une double difficulté. Il s’agit, en effet, du centre d’une approche à la fois analytique et synthétique du réel, proposée par un homme qui cherche sans cesse à allier la précision logique la plus grande et la manière d’envisager la plus large possible. Autrement dit, la philosophie du procès à laquelle nous voudrions tenter ici d’introduire est difficilement abordable à travers une présentation inévitablement linéaire, et la pensée whiteheadienne qui cherche à le cerner ne se prête jamais à la simplification ou au schématisme. Mais si cette approche philosophique est laborieuse, c’est parce que la complexité et la cohérence, sans cesse à redécouvrir, de la réalité, réclament une tension extrême de l’esprit, de l’infiniment précis à l’indéfiniment harmonique. C’est guidé par le travail d’A. Parmentier que nous sommes entrés dans la philosophie de Whitehead et c’est en nous servant de son analyse que nous tenterons de donner les grands axes et la cohérence qui président à la conception générale du procès whiteheadien. Nous renvoyons à son livre La philosophie de Whitehead et le problème de Dieu1 pour une introduction plus approfondie que les quelques axes que nous essayerons de donner ici. Ce que Whitehead nomme le procès, c’est-à-dire le devenir organique de la réalité, est au centre de son travail et au croisement de toutes ses intuitions fondamentales. Il nous faut donc entrer au cœur du système pour en saisir toute la richesse. Et il semble qu’un ordre chronologique puis constructif soit pour cela le plus adéquat, pour nous faire reparcourir la genèse de cette pensée. Nous regarderons donc les intuitions premières, puis les notions clés de la philosophie de Whitehead, pour pouvoir mieux poser la question 1
Beauchesne, Paris, 1968.
2 S. Rouvillois du lien entre procès et rythme. Cette démarche permet d’accompagner le développement d’une pensée à travers ces trois ouvrages principaux que sont Science in the modern world, Process and Reality et Adventures of Ideas. Nous passerons donc des présupposés critiques et épistémologiques à un regard plus vaste sur l’évolution des civilisations, et sur le rôle de l’éducation, découvrant ainsi comment la philosophie de Whitehead déploie sa cohérence. Les intuitions premières Le travail d’A. Parmentier met en évidence l’importance des présupposés qui président à l’élaboration de la philosophie whiteheadienne. Il s’agit, d’une part, de préventions critiques; d’autre part, d’intentions et d’intuitions constructives. Sans pouvoir le développer ici, il faut cependant souligner l’importance des 30 années d’études mathématiques et de réflexions épistémologiques qui précèdent l’œuvre philosophique whiteheadienne et dans lesquelles s’enracinent critiques et intuitions philosophiques. Et avant tout, Whitehead s’oppose radicalement à tout présupposé de type dualiste. Ceci non seulement parce que le dualisme ne rend pas compte de l’évolution et du dynamisme du réel, mais plus profondément parce qu’il constitue un a priori intellectuel et non un donné de l’expérience. Le non-dualisme de Whitehead n’est donc pas d’abord une prise de position en faveur du monisme, mais un respect délibéré et têtu à l’égard de l’expérience en laquelle le réel se donne de manière une et cohérente. Son refus de séparer à priori sujet et objet, phénomènes matériels et sensibles, phénomènes de conscience et de connaissance, n’est donc pas d’abord le désir d’unifier esprit et matière, ou Dieu et le monde, mais le souci de ne pas créer des séparations et des oppositions inexistantes dans la réalité. A la suite de toute la grande tradition philosophique, il se méfie de la projection de la pensée humaine sur les choses, et de la construction d’une vision du monde appuyée sur une rationalisation schématique, claire, et facile pour la pensée. Ce retour à l’expérience et cette volonté de la laisser maîtresse de la réflexion trouvera sa justification ultime dans sa
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conception de l’actualité et de la présence divine à l’intérieur du procès, mais elle est plus fondamentalement caractéristique du renouveau philosophique à l’intérieur de l’empirisme et la phénoménologie. C’est d’ailleurs sur cette expérience unifiante de la réalité que Whitehead fait reposer son projet « leibnizien » de réconcilier philosophie et science. En effet, s’il reconnaît leur différence d’approche, elles doivent, parce qu’elles cherchent à rendre raison du même réel, s’éclairer mutuellement. On pourrait presque dire que pour lui ce que la science dit et désigne du réel « donne à penser » à la réflexion philosophique. C’est pourquoi il qualifie la philosophie qu’il veut élaborer de philosophie « qui tienne pleinement compte [takes full account] des abstractions ultimes dont il appartient aux mathématiques d’explorer les interconnexions » (SMW 50). Plus attachée à une vision globale de l’univers, de l’homme, de l’histoire de la religion et des civilisations, la philosophie doit donc veiller à reposer sur la même rigueur et la même cohérence d’analyse que la science. Cherchant, au delà du donné scientifique, à rendre raison de l’harmonie globale des phénomènes expérimentés par l’homme comme des structures apparaissant dans les phénomènes les plus précis, la démarche philosophique veut accomplir la recherche scientifique, et révéler, par cette continuité même, la cohérence différenciée entre le mesurable sur lequel s’appuie la science et l’harmonie qualitative que la philosophie dévoile. Une vraie philosophie doit donc tenir compte des impasses ou des voies d’invention que la science lui désigne. Pour cette double raison, Whitehead condamne les philosophies aux idées claires mais inadéquates et incapables d’épouser la complexité obscure du réel. Reste cependant la question de savoir s’il a pris toutes les précautions épistémologiques nécessaires pour, sans projeter, se servir de la modélisation scientifique comme paradigme à la réflexion philosophique.
4 S. Rouvillois L’apport scientifique apparaît en effet de manière récurrente surtout à propos des notions de relativité et d’organisme, car la formation mathématique et logique de Whitehead exige de lui un affinement incessant dans l’approche d’une construction philosophique rendant raison du réel. C’est l’apport de la théorie de la relativité et de la physique quantique qui oriente le regard vers une théorisation qui éclairerait tout ensemble les micro- et les macro-phénomènes, sans amoindrir leur spécificité par une projection des uns sur les autres. Le réel est alors découvert comme un tissu de relations sans cesse en train de se faire et de se défaire. La notion d’objet apparaît comme une illusion d’optique qui nous fait prendre notre manière de percevoir comme la définition du réel. Whitehead élabore donc, à l’instar de la théorie ondulatoire de la physique quantique, une modélisation opératoire renvoyant à un réel constitué d’entités actuelles dont l’organisation et les inter-relations sont sans cesse en évolution. Chacune de ses « pulsations d’existence » n’est pourtant pas réductible à une projection des approches relativistes et probabilistes dans le domaine philosophique. Celles-ci, à l’inverse, n’en sont qu’une expression limitée et mesurable. En effet, ses entités ne sont pas divisibles numériquement mais constituent plutôt des foyers d’actualité et des « points de vue » au sens des monades leibniziennes. On pourrait peut-être parler de points de convergence d’un faisceau harmonique du procès en lequel advient, à chaque moment, la réalité présente. Whitehead qualifie cependant sa philosophie de philosophie de l’organisme et non de philosophie de la structure, c’est dire que le tissu de relations qui unit et détermine pour une part les entités actuelles est incessamment en devenir. Le phénomène de l’organisation vitale, par ses capacités d’évolution, d’adaptation, de sélection et d’optimisation, révèle une créativité immanente au devenir dont une approche matérialiste est incapable de rendre compte. C’est ce qui amène Whitehead a parler, à propos du procès, d’autocréation, et non uniquement de redistribution ou de passage permanent.
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Il est enfin une part déterminante de la philosophie whiteheadienne qui ne relève directement ni de la problématique du dualisme ni de l’apport de la science et que notre philosophe ne cesse — notamment dans la fin de Process and Reality et dans Adventures of Ideas, de tisser avec sa « métaphysique » et sa critique épistémologique. C’est dans la réflexion sur le phénomène religieux et son lien avec l’évolution des civilisations que Whitehead puise les exigences de l’approche éthique, politique et, d’une certaine manière, prophétique de son travail philosophique. Il est même déterminant, pour Whitehead, d’accueillir dans la réflexion philosophique toutes les expériences de l’homme. Ce sont elles qui demeurent mesure de la construction philosophique qui doit en rendre compte. C’est cet empirisme radical qui explique l’intérêt scientifique et rigoureux de notre philosophe pour l’expérience religieuse, la richesse culturelle des différentes civilisations, comme la trame de l’histoire des hommes. Le procès whiteheadien ne se contente donc ni d’une physique, ni d’une métaphysique qui s’étendrait par projection au phénomène humain. Il s’agit d’un projet philosophique qui veut conjuguer la rigueur empirique d’un Aristote et l’ampleur de vue d’un Hegel ou d’un Teilhard de Chardin. Sa tentative est celle de « bâtir un système d’idées générales cohérent logique et nécessaire, en fonction duquel tout élément de notre expérience puisse être interprété » (PR 4). Sans découvrir une méthode miracle ou un concept clé, Whitehead cherche les analogies apparaissant à l’intérieur des différents niveaux du devenir, pour y saisir les homologies et l’étoffe du réel qui les fonde. Du microcosme de la matière au macrocosme des sociétés humaines et des civilisations, c’est le même déploiement harmonique du procès que le philosophe dévoile pour tenter d’y mettre en lumière les éléments fondamentaux ou, plus exactement, les notions fondamentales qui permettent de rejoindre les nœuds élémentaires de l’actualité qui, sans cesse devient, et sans cesse renaît.
6 S. Rouvillois Les notions clés Il est impossible ici de pouvoir rendre dans le détail et la précision — qui ne sont pour Whitehead jamais secondaires ou relativisables — l’approche métaphysique du procès telle qu’elle nous est proposée dans Science in the Modern World et Process and Reality, mais nous pouvons parcourir la pensée whiteheadienne à travers les notions fondatrices qui la caractérisent et la constituent. La notion centrale par laquelle Whitehead rend raison de la divisibilité fondamentale des phénomènes à échelle humaine, comme au premier degré des analyses scientifiques de la matière, est celle d’entités actuelles. Nous avons vu que celles-ci émergent d’un tissu relationnel qui lie chacune à l’ensemble du réel passé, actuel et futur. Chacune n’existe donc qu’en inter-relation avec les autres, et pourtant émerge de manière irréductible de ce qui la détermine. Préparée par toutes les entités actuelles qui viennent de s’effacer, de périr, dans le devenir du procès — et qu’elle intègre comme data —, poussée par celles qu’elle rend possible et qui vont lui succéder — en l’intégrant à son tour comme data —, elle est coordonnée harmoniquement avec celles qui coexistent en même temps qu’elle, et s’en différencie, non seulement par ses caractéristiques mais comme unité, comme pulsation d’actualité. L’entité actuelle n’est donc pas une chose repérable dans l’espace et le temps, elle est l’actualisation de l’existence du monde à travers « l’angle de vue » qui la co-détermine avec, par, et pour les autres. C’est elles qui fondent l’espace et le temps — d’un point de vue existentiel mais non d’un point de vue formel — parce que c’est par elles que dans leur coexistence apparaît ce qui est étendu et temporel. Autrement dit, elles sont le lieu de l’actualité « corpusculaire » et la ligne de front sans cesse renouvelée de l’avancée du réel. Elles adviennent dans un événement où la totalité du réel est engagé, et périssent pour devenir objet constitutif de l’environnement nouveau en lequel adviennent de nouvelles entités. Ne pourrait-on pas parler ici d’atomisme ontologique de l’actualité ? Whitehead parle lui-même de « théorie atomique de l’actualité » (PR 40).
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Ces entités sont bien sûr entre elles régies par un certain ordre, une cohérence harmonieuse, non seulement de manière synchronique mais également diachronique. Cette logique du devenir qui n’existe qu’entre entités (actuelles ou idéales) est celle de la concrescence qui assure l’intégration des entités objectivés dans la constitution de nouvelles entités. Whitehead désigne ainsi le procès dans lequel l’univers de choses multiples acquiert une unité individuelle, chaque élément de la multiplicité étant relégué, de façon déterminée, à un rôle subordonné dans la constitution du nouvel « un » (PR). Cette concrescence permet donc une unité harmonique et une sélection par « affinité » qui fait émerger des classes ou sociétés d’entités, rendant raison de l’étoffe du réel tel que la perception humaine le découvre au niveau macroscopique. La concrescence apparaît donc chez Whitehead comme ce qui, à l’intérieur du procès, rend raison du lien entre l’actualité de ce qui est, et l’advenir ou le devenir incessant en lequel tout passe sans pourtant être anéanti. Et si le philosophe doit prendre ici le temps de décrire les différentes phases de cette concrescence dans l’interaction harmonique entre deux ou plusieurs entités actuelles, ce n’est pas tant pour le plaisir logique que pour découvrir l’ajustement concret qui, sans cesse, à l’intérieur d’un renouvellement et d’un flux permanent, assure la permanence qui nous apparaît dans l’expérience des choses et des êtres. Whitehead résout ici l’antique dilemme entre le panta rei d’Héraclite et la permanence de l’être de Parménide : le procès se fait dans un maillage incessant des « chaînes » d’entités actuelles qui rend raison des interactions autant physiques que sensibles, ou cognitives qui traversent les sociétés d’entités, et plus particulièrement l’homme. L’analyse du procès à travers la concrescence fait donc apparaître le lien entre l’actualité du réel et les potentialités sur le fond desquelles elle apparaît. L’actualité est irréductible aux entités objectivées, mais elle n’est pas en dehors d’elle. La question demeure cependant de l’évolution, et des inflexions du procès à chaque moment de son existence. Autrement dit, la forme concrète ou encore l’ensemble des
8 S. Rouvillois caractéristiques de l’entité actuelle est conditionnée par les data et actualisée par la créativité du procès, mais sa détermination « obéit », dans le temps, et relativement aux autres entités, à une logique formelle. Cette logique ne préexiste pas au sens strict, mais elle est présente de manière potentielle. Ce réel potentiel est celui des objets éternels : ils sont purs potentiels pour la détermination du fait (PR 32). Cette logique des formes préside donc à la concrescence non seulement par rapport au data qui passent, mais dans l’ajustement aux autres entités actuelles et dans ce qui se dessine déjà pour le futur. C’est par son pôle mental, c’est-à-dire ce qui en est intelligible formellement, que l’entité actuelle préhende ces objets éternels tandis que son pôle physique réside en ce qui constitue existentiellement sa particularité. Ces objets éternels entrent dans la formation des entités et dans la détermination de la concrescence sous la forme de l’ensemble de caractéristiques déterminées qui demeurent à travers le devenir et peuvent en être abstraites. Pris comme tels, ils ne sont que purs potentiels, purs possibles, et n’existent en acte que dans les entités actuelles mais leur cohérence — on pourrait parler de compossibilité — et leur détermination existent, sous une forme abstraite, dans ce réel premier qu’est Dieu. Whitehead souligne en effet que essayer de comprendre les objets éternels en les abstrayant totalement du monde actuel aboutit à les réduire à de purs nonêtres indifférenciés. En conséquence, la convenance (relevance) différenciée des objets éternels à chaque cas (instance) du procès créateur requiert leur réalisation conceptuelle dans la nature primordiale de Dieu (PR 392). Celui-ci est donc l’entité actuelle — d’un type très particulier — en laquelle existent les objets éternels pour participer à la concrescence. Ceux-ci ont entre eux des rapports d’inter-relation et d’intégration réciproques ou hiérarchiques tels que déjà Platon et Aristote cherchaient à les saisir au sein du monde ou de la logique des formes. Ils « contrôlent » donc la concrescence et déterminent les relations
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d’ajustement et d’intégration — ce que Whitehead appelle les « sentirs » — entre les entités. Nous voyons donc mieux comment le procès de la réalité apparaît dans une harmonie formelle qui renvoie aux objets éternels et à cette harmonie fondamentale qu’est Dieu, mais cette harmonie se déploie aussi dans un devenir. Il y a donc une auto-créativité du réel au sens d’un surgissement organique et harmonique permanent dont chaque moment est à la fois plus que ce qui le précède et le conditionne, et dessine une orientation superjective qui infléchit et confirme le tracé du devenir. Il faut cependant souligner que nous sommes ici au centre de la pensée whiteheadienne, en même temps que devant ce qui en elle pose problème. La créativité est au centre du procès, c’est ce que A. Parmentier a montré en soulignant que la présupposition fondamentale sur laquelle repose la philosophie de Whitehead est que le monde est constitué d’une succession sans fin d’entités actuelles s’engendrant les unes les autres; et que chaque entité actuelle prise individuellement effectue un passage du multiple à l’un — de la diversité disjonctive des entités passées qui forment son datum à leur assemblement concret en elle pour retourner ensuite de l’un au multiple. La créativité va exprimer le fait ultime, attaché aux entités actuelles, qui rend ce procès du monde intelligible 2. C’est elle qui assure l’actualisation sans cesse renouvelée de ce qui est, à partir de ce qui a été, et orienté vers ce qui vient. L’actualité implique cependant un absolu — puisque seules les entités actuelles existent au sens absolu — dans lequel la créativité ne semble pouvoir être saisie que par abstraction. Si l’entité actuelle n’existe qu’au foyer de ce qui la détermine, son actualité, comme actualité, ne semble pouvoir être réduite à une conséquence ou un effet des actualités qui l’ont précédée. Or, la créativité regarde précisément cette cohérence dans le surgissement, ou encore ce surgissement comme émergence incessante, et chaque fois nouvelle. La triple question est donc de 2
Op. cit. p. 277.
10 S. Rouvillois savoir si l’actualité est réductible à la créativité, si la créativité est autre chose qu’une abstraction, et quel est son lien avec Dieu ? Whitehead répond clairement que la créativité est dépourvue de caractère propre, exactement comme la « matière » aristotélicienne est dépourvue de caractère propre. Elle est cette notion ultime, de la plus haute généralité, qui est la base de l’actualité. Elle ne peut pas être caractérisée, parce que tous les caractères sont plus spéciaux qu’elle-même (PR 47), et que donc la créativité correspond à la juste compréhension de l’actualité; celle-ci s’autocréant — plus qu’elle ne se conserve — en chaque entité actuelle : ce scintillement d’existence n’est donc pas la manifestation d’autre chose — pas même de Dieu —, mais ce que la concrescence harmonique et Dieu lui-même permettent et mettent en lumière en en recevant l’existence. Cette créativité n’a pas Dieu pour source : il est bien plutôt 1° l’harmonie fondamentale de la créativité qui co-existe en sa totalité à chaque entité actuelle : c’est Dieu en sa nature primordiale, en tant qu’il est le lieu des objets éternels, 2° le régulateur harmonique engagé comme entité actuelle en chaque concrescence et actualisé en sa concrétude par le procès de la réalité qui le détermine en sa nature conséquente; il est donc mesure de la cohérence esthétique du monde (RM 99), 3° enfin, la finalité même du procès qui trouve en lui, par la sagesse harmonique fondamentale et le chemin difficile qui se joue sur cette base harmonique, un accomplissement. Dieu, en sa nature superjective, est comme le point focal permanent, la note ultime qui, sans cesse, accomplit de nouveau l’harmonie de chaque instant du monde, non seulement de manière synchronique mais de manière diachronique. L’histoire du monde s’achève sans cesse et toujours plus en lui, non qu’il la domine ni ne la dirige, mais parce qu’il la « sauve » en son engagement et qu’il en est fondamentalement la clé harmonique. Il faudrait bien sûr ici comparer le Dieu de Whitehead au Dieu de Hegel qui, dans l’anéantissement de son en-soi rationnellement pur,
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s’immerge en la nature pour la sauver en s’y accomplissant. Enrichi de l’histoire et la portant à son achèvement en la sauvant, il y est l’Esprit qui sans cesse revient chez lui au sein même de la concrétude. Par le contraste existant entre Dieu et le monde la Créativité réalise sa tâche suprême : transformer la multiplicité disjointe, avec ses diversités en opposition, en unité concrescente, avec ses diversités en contraste (PR 528). Ainsi, comme chez Hegel, Dieu n’est pas un être, il est plutôt la cohérence du procès et son accomplissement harmonique. Il ne domine pas l’histoire car la créativité du procès passe par la conscience humaine, les choix des individus, des sociétés et le développement des civilisations. En effet, contre une vision de prédétermination divine ou matérialiste, Whitehead propose la vision d’une harmonie, sans cesse remise en jeu par l’engagement des personnes et des groupes, dans le sens d’une plus ou moins grande intégration et accentuation du procès. La sagesse, dont Dieu est comme le paradigme et le pôle ultime, se joue donc dans l’intelligence et l’amour avec lesquelles le phénomène humain remplit son rôle de pivot et de centre du procès. On comprend mieux alors comment la vie de l’homme, son éducation, son engagement dans la société, l’évolution des cultures et des civilisations, est loin de n’être que l’apparence macroscopique d’un procès essentiellement matériel, ou d’un atomisme d’entités subtiles dont le visible ne serait qu’un effet en trompe-l’oeil. L’analyse métaphysique du procès trouve sa valeur la plus grande dans la vie de l’homme et des communautés humaines. C’est en effet la justesse macroscopique qui permet l’optimisation harmonique des entités actuelles. En effet, si la dimension ontologique de l’actualité ne vient que des entités actuelles, la valorisation de celles-ci comme superjet, c’est-à-dire au regard de l’ensemble du procès, ne vient que d’une harmonisation qui se joue à tous les niveaux, mais dont la valeur est d’autant plus grande que les phénomènes sont plus complexes et plus riches. Les aventures d’idées auxquelles l’éducation participe
12 S. Rouvillois directement puisqu’elle en est le lieu d’apprentissage sont les mouvements de civilisation qui, par le biais du pôle mental du procès, agissent en profondeur sur son pôle physique. Et ces aventures d’idées — dont la science, et la philosophie, l’art, et surtout la religion sont des lieux privilégiés —, sont ainsi d’autant plus déterminantes pour l’harmonisation du procès qu’elles sont vastes, synthétiques et incarnées dans la pratique. C’est en cela que se justifie l’importance du phénomène religieux pour Whitehead. Sa rectitude ou sa sclérose sont essentielles à la valorisation de la créativité qui traverse le procès. C’est ce que souligne A. Parmentier : chaque élément de la synthèse concrescente d’une entité actuelle apporte sa contribution à l’intensité de valeur du sujet (qui, elle, est une). La philosophie de l’organisme cherche à décrire comment les data objectifs sont absorbés et transformés en la satisfaction subjective d’une entité actuelle, et comment l’ordre des data objectifs produit l’intensité de la satisfaction subjective (PR 135). La valeur dépend donc de l’ordre réalisé dans la concrescence entre les différents data objectifs en raison même de l’ordre réalisé conceptuellement par Dieu à l’intérieur de la potentialité. On comprend donc comment Dieu étant Principe d’ordre, est par là même Principe de Concrétion, d’où Principe d’actualité et de valeur, tendant vers une intensité de valeur maxima 3. Le procès et le rythme La question du rythme vient, dans la lumière de cette approche du procès whiteheadien, à la fois illustrer la cohérence de cette pensée philosophique et permettre de préciser encore ce qui en fait le cœur : la créativité harmonique dans l’actualité du réel. Le fondement de la question du rythme se trouve, en effet, dans la logique fondamentale du procès que mettent en lumière les approches mathématique et biologique. Celles-ci font apparaître comme un procès d’intégration de multiples mouvements d’unification et de sélection (la 3
Op. cit. p. 405.
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concrescence) marqué par la périodicité, un mode d’intégration en spirale, et donc une harmonie rythmique. C’est là l’intuition pythagoricienne que Whitehead reprend à son compte, en l’actualisant par la physique relativiste et la théorie quantique. Cependant, cette rythmique fondamentale n’est que la structure à l’intérieur de laquelle doit se dessiner la créativité rythmique du procès. Celui-ci en effet ne saurait se réduire à un système de développement formel, il dépend du sentir, de l’appetitum c’est-à-dire de l’orientation que prend par « décision » chaque entité actuelle en synergie avec les sociétés dont elle fait partie. Aléatoire au regard de la forme, cette dimension affective détermine le caractère superjectif des entités et le caractère téléologique du procès qui se forme à travers le passage de la privauté à la publicité. A. Parmentier l’exprime ainsi : le procès créateur est rythmique. Chaque « pulsation » de ce rythme forme une entité actuelle nouvelle unifiant le monde en elle, une « unité naturelle de fait historique » (MT 120), ou renvoie cette nouvelle entité, en l’objectivant, à la multiplicité du monde : le rythme du mouvement créateur oscille sans cesse du multiple à l’un et de l’un au multiple, de la publicité des multiples entités données à la privauté d’un nouvel individu, et de cet individu privé à la publicité du même individu objectivé. Pour vraiment comprendre la créativité qui anime le procès du monde, il faut y discerner ce flux et ce reflux. Il y a d’une part le « flux inhérent à la constitution de l’existant particulier » (PR 320) : la concrescence; et il y a d’autre part le reflux en lequel le procès, périssant dans l’achèvement, la complétude de l’existant particulier, fait de cet existant un « élément original dans la constitution d’autres existants particuliers mis au jour par les répétitions du procès » (PR 320) […]. Ainsi, lorsque la créativité qui anime l’entité actuelle a mené à son terme, à sa perfection, le procès créateur de cette entité, celle-ci, entraînée par la créativité, perd la causalité finale qui est « son principe interne
14 S. Rouvillois d’in-quiétude (unrest) » et elle acquiert la causalité efficiente par où elle est une détermination caractérisant la créativité 4. Mais si les éléments rythmiques du procès sont multiplicité/unité, privauté/publicité, c’est plus ultimement dans le jeu entre le pôle physique et le pôle mental, dont les différents « sentirs » permettent la cohésion et la tension dynamique, que se jouent la valorisation et l’optimisation du rythme du procès. C’est ce qui apparaît au niveau humain à travers le rythme proposé par Whitehead pour l’éducation : — la phase de romance est celle de l’affectivité découvrant la monde pratique et/ou le monde conceptuel, — la phase de précision est celle de la mise en cohérence, de la sélection et de l’ajustement progressifs de la pensée, d’une part, de l’action pratique, d’autre part, et enfin de l’intégration des deux, — enfin la phase de généralisation, de synthèse — Whitehead fait directement allusion ici à Hegel — est celle de l’unité dans l’affectivité qui, purifiée par la discipline de la précision, exerce ici sa pleine liberté et éprouve la satisfaction de l’unité intégrant la complexité dynamique. Romance - Précision - Généralisation sont donc ici les trois moments du rythme de croissance harmonique de l’homme et réalisent à ce niveau propre les phases du procès de l’entité actuelle : décision reçue ou datum, intégration du procès et satisfaction ou immédiateté individuelle. Il s’agit donc ici d’une philosophie du devenir harmonique du réel, dans l’intégration créatrice de l’harmonie déjà donnée, elle-même dépendante des harmonies fondamentales régissant les relations entre les objets éternels. Ne retrouve-t-on pas là une intuition très profonde, déjà présente chez les Grecs et jusqu’à Nietzsche, du thème de la danse comme figure de l’intégration de l’harmonie du monde en devenir et de sa réassomption créative par la liberté de l’homme ? On comprend mieux ainsi comment l’interaction de l’homme (comme société d’entités actuelles) et de ce qu’il pense et comprend, en l’intégrant 4
Op. cit. pp 281-282.
La conception générale du procès whiteheadien 15
affectivement et effectivement, nécessite ce sens (au sens de feeling et de sense) de l’harmonie du réel en son devenir, c’est-à-dire du rythme du procès. La tâche de l’éducation apparaît alors essentiellement comme une initiation, d’une part, à l’identification conceptuelle et existentielle (sentie) des harmonies fondamentales du procès, et de ce moment du procès qu’est l’homme vivant, et, d’autre part, à l’intégration harmonique des rythmes du procès en une nouvelle synthèse rythmique que constitue le devenir de la personne humaine, et des groupes humains dont elle fait partie. Ainsi les valeurs que Whitehead développe, comme l’objet propre du travail de persuasion par lequel elles valorisent concrètement le devenir du réel, ne peuvent être intégrées, par l’homme et les groupes humains, qu’à travers un respect de l’évolution rythmique du procès. On pourrait ici penser que pour cela Whitehead prône une persuasion individuelle à l’intérieur d’une persuasion globale, c’est-à-dire que les rythmes globaux et universaux seraient le moyen d’harmoniser les rythmes individuels puis microscopiques sur un schème évolutif plus général. Il n’en est rien. Si l’harmonisation doit être capable d’intégrer la plus grande complexité rythmique comme sa plus fine précision macroscopique, c’est toujours au cœur de l’homme que se fait ce travail. En effet, si l’homme n’est pas le lieu de l’actualité ontologique, il est société d’entités actuelles suivant une certaine « route », il est médiateur privilégié et unique entre le micro- et le macro-scopique, entre le monde et Dieu. Il est même l’enjeu dernier du procès en lequel Dieu lui-même s’engage pour devenir pleinement lui-même : c’est là qu’est l’enjeu de l’attitude religieuse. En cela, la pensée de Whitehead peut être qualifiée d’humanisme et même d’humanisme tragique puisque l’homme est le lieu où le rythme du procès passe par le contraste harmonique entre bien et mal, et plus encore y connaît les tensions contradictoires les plus fortes. Mais inversement l’individu humain ne suffit pas pour optimiser l’intégration rythmique du procès — c’est-à-dire pour l’homme
16 S. Rouvillois l’acquisition de la sagesse, et permettre son déploiement à travers le temps et l’espace. L’homme a besoin de la civilisation porteuse d’aventure. A cela, il semble qu’on puisse assigner une triple raison. D’une part, il ne peut à lui seul assumer les phénomènes sociaux et culturels qui dépassent sa puissance d’action; d’autre part, le mésusage de sa liberté entravant sa croissance risquerait de la condamner à l’échec, et mettrait en péril l’avancée créatrice du procès; enfin, la complexité harmonique du passé s’accroissant sans cesse, — en même temps que la richesse — réclame des outils d’harmonisation et d’intégration qui surpassent les capacités créatrices de l’individu humain. L’homme doit donc se mettre à l’écoute des niveaux rythmiques infrahumains comme à ceux que lui propose la culture, notamment dans l’art, la morale, la science, la philosophie et la religion. Il ne peut jouer son rôle de foyer rythmique, ou simplement de relais créateur, qu’en entrant en résonance, et en interaction engagée avec l’ensemble du procès. En effet, si le niveau culturel n’a de sens que par l’homme, si la civilisation gravite autour de lui comme une ellipse autour d’un de ses foyers — celle-ci, sous un certain rapport, le transcende, et cette transcendance apparaît de manière explicite dans la religion. C’est ainsi que Whitehead souligne : La valeur de tout système social dépend de l’expérience de valeur qu’il favorise chez les êtres humains individuels […]. Une vie communautaire est une manière de faire jaillir les valeurs pour les gens qui sont concernés. Il est vrai qu’il y a un sens mystique de la coordination et de l’éternité de la valeur réalisée. Mais ici nous touchons la doctrine fondamentale de la religion. Lier cette coordination de valeur à un groupe social limité (finite), c’est retomber dans un polythéisme barbare 5. En effet, ce qui assure la cohérence rythmique et harmonique fondamentale du procès est ce que Whitehead nomme Dieu. L’expérience religieuse est donc celle de cette beauté harmonique et 5
A. N. Whitehead, Essays in Science and Philosophy, New-York, The Philosophical Library, 1947, p. 52.
La conception générale du procès whiteheadien 17
rythmique qui traverse les phénomènes et s’enrichit de chacun d’eux, tout en leur préexistant d’une manière fondamentale. On pourrait dire que si la notion de Dieu tel que Whitehead la développe est la clé de voûte de son approche philosophique — parce que Dieu est la clé de voûte de l’harmonie et du devenir du procès, l’intégration du rythme en laquelle consiste le savoir-vivre humain réclame un sens religieux, un sens de Dieu. En effet, c’est non seulement la gamme harmonique et donc les possibilités rythmiques fondamentales (c’est-à-dire la nature primordiale de Dieu) que l’homme a à découvrir et à intégrer, mais aussi le moment particulier de la symphonie du monde dans lequel il est engagé, et la place de Dieu sous la figure de la vérité, de la bonté ou de la beauté (c’est-à-dire la nature conséquente de Dieu), et enfin les espérances, les défis et les inflexions qui s’annoncent et deviennent actualisables. Ainsi pourrait-on dire que l’éducation est toujours fondamentalement et ultimement religieuse puisqu’il s’agit d’entrer dans la rythmique de la nature primordiale de Dieu pour — dans la découverte vitale de sa nature conséquente — coopérer à l’émergence plénière de sa nature superjective, c’est-à-dire à l’accomplissement du destin du réel dans une harmonie ultime et indéfiniment béatifiante. Conclusion Ne sommes-nous pas, avec Whitehead, face à l’une des plus grandes pensées des temps modernes et du monde contemporain ? L’analogie avec Hegel me semble frappante car l’aboutissement de leurs philosophies, pour venir d’horizons culturels et philosophiques extrêmement différents, n’en est pas moins très profondément similaire. Ne sommes-nous pas chez l’un et l’autre face au néoplatonisme le plus abouti ? Un néoplatonisme à la fois contemplatif et empirique, analytique et synthétique, toujours à l’écoute du fait d’expérience et, en même temps, transhistorique et prophétique. Mais si l’intuition fondamentale de Hegel est celle du lien entre l’Esprit et Dieu, le génie de Whitehead ne réside-t-il pas
18 S. Rouvillois dans son sens de la complexité harmonique de la réalité, et dans son souci d’une philosophie capable d’épouser l’évolution et la croissance du phénomène humain pour lui permettre un plein développement ? La question du rythme apparaît, nous l’avons vu, non seulement au cœur de la question du procès, mais comme la problématique privilégiée par laquelle l’homme découvre et intègre la dynamique harmonique du procès. Celui-ci se dévoile dans la destinée humaine par la tension de l’homme et des sociétés humaines vers leur finalité, notamment dans l’expérience et l’attitude religieuses, qui réclament, pour être justes, une intégration et une densification toujours plus forte et plus harmonieuse justifiant l’importance de l’éducation et du rythme dans l’éducation. L’approche de Whitehead laisse cependant certaines questions ouvertes, et il nous semble important, au terme de cette introduction à la philosophie du procès, de souligner ce qui nous est apparu comme ses limites les plus marquantes. Ne sommes-nous pas, en effet, devant une résorption de la détermination dans le conditionnement, de l’être dans le devenir et de la personne dans l’harmonie qui la traverse ? Et cela ne nous oblige-t-il pas à nous interroger de manière plus vive sur la place, dans la philosophie du procès, de la personne, de son altérité et de la liberté irréductible des choix qu’elle apprend à poser ? Mais ces questions ne nous renvoient-elles pas en amont à la confrontation et à la divergence fondamentale entre Platon et Aristote, entre une philosophie de l’unité et de la cohérence et une philosophie de ce qui est en tant qu’être ? Le chantier est ici sans cesse à réouvrir.
Chapitre 2 La modernité de notre monde Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou Jean-Claude Dumoncel Professeur à l’Université de Caen 1918 : Le Déclin de l’Occident 1, par Oswald Spengler (tome 1) 1922 : Le Déclin de l’Occident (tome 2) 1925 : Lowell Lectures sur La Science & le Monde Moderne par A. N. Whitehead 2 1930 : Malaise dans la Civilisation de Freud 1931 : La Situation Spirituelle de notre temps, par Karl Jaspers Vienne, 7 et 10 mai 1935 : Conférence de Husserl : « La philosophie dans la crise de l’humanité européenne ». Le propos de Husserl y est de « renouveler l’intérêt du thème si souvent traité de la crise européenne » 3 Prague, décembre 1935 : Conférence de Husserl : « La crise des sciences européennes et la psychologie » (publ. Belgrade, 1936) 1935-1936 : La Crise des Sciences européennes & la Phénoménologie transcendantale de Husserl 4 1939 : Le Crépuscule de la Civilisation, par Jacques Maritain Cambridge, Janvier 1945 : dans la Préface de ses Investigations philosophiques, Wittgenstein parle des « ténèbres de ce temps » 1989 : « Décliner le déclin », 1ère des deux parties d’Une Nouvelle Amérique encore inapprochable (de Wittgenstein à Emerson) par Stanley Cavell 1989 : « L’Age des Poètes », chap. 7 du Manifeste pour la Philosophie 5 d’Alain Badiou
1
Trad. Gallimard citée sous le titre Déclin. Science and the Modern World (MacMillan, 1925), cité dans l'éd. de 1967 avec l'abréviation SMW. 3 Cité dans la trad. jointe à l'ouvrage suivant : p. 347. 4 Trad. Gallimard citée sous le titre Krisis. Contient les deux textes de 1935. 5 Le Seuil, cité sous le titre Age 1. 2
20 J. C. Dumoncel 1992 : « L’Age des Poètes » d’Alain Badiou, dans La Politique des Poètes : Pourquoi des Poètes en Temps de Détresse 6 (dir. Jacques Rancière) 1992 : Dans Conditions 7, Alain Badiou évoque « le poème d’après l’âge des poètes, le poème post-romantique ». C’est peu de dire que le 20ème siècle s’interroge sur lui-même : la réflexion philosophique y est devenue inquiétude et les Lamentations de Jérémie semblent y donner le ton. « En ce moment même, note Whitehead en 1925, une discussion fait rage quant à l’avenir de la civilisation dans les circonstances nouvelles d’un progrès rapide en matière scientifique et technologique » (SMW, p. 204). Pour une philosophie de l’éducation, l’avenir de la civilisation est d’une pertinence pour laquelle il n’y a pas à plaider : il doit être présent à notre esprit, affirme Whitehead, « dans la mesure où nous sommes des éducateurs » (p. 205). Dans le concours de diagnostics que le siècle suscite, quatre auteurs peuvent être mis à part en ce qu’ils sont, selon l’expression de Gaston Milhaud, des « philosophes-géomètres » : il s’agit de Whitehead, Spengler, Husserl et Alain Badiou. Cela ne signifie pas seulement que ces philosophes sont aussi des mathématiciens. La géométrie est devenue chez eux une véritable méthode philosophique, d’une manière qui constitue en quelque sorte leur dénominateur commun mais qui n’a été cependant explicitée que par Whitehead. Du même coup, ce dénominateur commun nous donne aussi l’unité intégrale de la pensée whiteheadienne en ce sens qu’il explique par quel côté les Principia Mathematica et Process and Reality sont bien deux pièces d’un seul et unique système whiteheadien. Cette unité organique où s’articulent les aspects les plus divers de la pensée whiteheadienne se trouve indiquée très laconiquement vers le milieu des Aventures d’Idées, dans la section IX du chapitre VIII de la 2e Partie 8. Whitehead y écrit que « l’ensemble du volume I » des Principia 6
Albin Michel, cité sous le titre Age 2. Le Seuil, p. 99. 8 Trad. Jean-Marie Breuvart et Alix Parmentier (Le Cerf, 1993), pp. 189-190. 7
Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou 21
mathematica, considéré « en réalité » se trouve « consacré à mettre en œuvre les sciences quasi géométriques non numériques ». Cette caractérisation renvoie elle-même à la définition de la Géométrie que Whitehead avait donnée dès 1906 dans son fascicule sur la Géométrie projective 9. La Géométrie s’y trouve définie (p. 5) comme « science de la classification croisée ». Et dans les Aventures d’Idées (p. 189), Whitehead oppose la Science générale des classifications croisées que développe le tome I des Principia Mathematica non seulement à la Classification aristotélicienne par genres et espèces comme en 1906 (p. 4) mais aussi à la Division platonicienne dont Gilles Deleuze a pourtant montré qu’elle ne se réduit nullement à un emboîtement aristotélicien 10. Mais sur quoi va pouvoir porter cette méthode de division ? Qu’est-ce que Whitehead, Spengler, Husserl et Badiou vont bien pouvoir s’exercer à classer ? Leur modèle méthodologique à tous les quatre est sans doute un poème placé intentionnellement par Baudelaire parmi les premiers de la section Spleen & Ideal sur laquelle s’ouvrent Les Fleurs du Mal : la série solennelle des Phares. Ce poème est d’abord une suite de quatrains monographiques dont chacun est consacré à un Maître de la Peinture ou de la Sculpture. Mais le titre du poème lui donne son sens général : ces Maîtres sont des Phares de notre humanité. Leur groupement, par ailleurs, ne donne pas un simple « ensemble » : ils sont ordonnés comme le sont des points remarquables sur une ligne géométrique et leur suite historique est même dotée d’une orientation chronologique. La présence d’un sculpteur dans la série des peintres atteste ici l’opération d’une classification croisée. Enfin les huit phares énumérés ne sont qu’un échantillonnage d’ [Epiphanies] parmi toutes celles d’ « un phare allumé sur mille citadelles ». C’est à dire 9
The Axioms of Projective Geometry (Cambridge UP, 1906), chap. I. Ce chapitre est traduit en français sous le titre « Introduction logique à la géométrie », Revue de Métaphysique & de Morale, 1907, pp. 34-39. 10 Différence & Repetition (PUF, 1968), pp. 83-85.
22 J. C. Dumoncel que la liste des phares est d’abord le résultat d’une sélection préalable pratiquée sur un ensemble plus vaste. La méthode mise en œuvre par le poème de Baudelaire peut être appelée méthode des Phares. Elle consiste à éclairer une situation présente par une série des phares jalonnant le chemin qui mène à cette situation. C’est ainsi que Whitehead, Husserl, Spengler et Badiou se livrent chacun à certaines classifications dans notre héritage qui conditionnent leur diagnostic. La méthode de classification des Maîtres définit ainsi le terrain de rencontre objectif qui réunit nos quatre auteurs. Mais avant de mettre en jeu ce dénominateur commun pour en obtenir une décision entre eux, il importe d’exposer ce qui les distingue ou même les oppose et rend ainsi une décision nécessaire. Dès le chapitre I de La Science & le monde moderne officiellement consacré d’après son titre aux « Origines de la science moderne » et qui remonte (p. 10) à la tragédie grecque, Whitehead brosse un tableau (p. 16) de la science contemporaine. Et ce synopsis est résumé en un mot introduisant ainsi un concept que reprendront ensuite Gustav Bergman 11 et Richard Rorty 12 : celui de tournant. Mais là où Whitehead voit un tournant, il y a selon Spengler un Déclin (Untergang) et selon Husserl une Crise (Krisis). Le Déclin de Spengler est censé celui de l’Occident (Abendlandes). La Crise de Husserl est supposée celle des Sciences européennes. Mais cette Crise des Sciences signifie selon lui une Détresse dans la Philosophie (Krisis § 7, p. 22), détresse qui entraîne à son tour un effondrement de notre époque (p. 68) et même de l’Humanité elle-même (p. 20). Chez Alain Badiou la caractérisation de l’époque est moins immédiate. Le second texte intitulé « L’Age des poètes » est bien publié sous le signe de la question de Hölderlin dans l’élégie Pain et Vin : « Pourquoi des poètes en temps de détresse ? » Mais ce n’est là que le sous-titre d’un recueil collectif. Certes, l’Age des Poètes selon Badiou commence 11 12
The Metaphysics of Logical Positivism (1954) : p. 33 sq. (1953). The Linguistic Turn (1967).
Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou 23
avec Hölderlin et, dans le texte où il en introduit le concept, Badiou précise que, pour les poètes qui le suivent en cet Age, Hölderlin est en position de « prophète » et de « vigie anticipante » (Age 1, p. 52). Mais de toutes façons Badiou a précisé auparavant que l’âge des poètes est, selon lui, achevé (p. 51). Tournant ou Déclin, ou Crise au bord de l’Effondrement, ou Détresse dépassée? Telle est donc la question. Selon Gilles Deleuze, Whitehead est ni plus ni moins, à l’égard de Leibniz, que « le successeur ou le diadoque » 13. De fait, Leibniz et Whitehead sont bien les deux grandes figures iréniques de la philosophie : les maîtres es eclectisme créateur. Le système de Whitehead est l’Arche de Noé de la Philosophie. Ce que je voudrais montrer ici, c’est qu’au sein de cette œuvre, La Science & le Monde Moderne est plus précisément l’Arche de Noé du XXe siècle. Ce qui fait l’intérêt de Husserl et de Spengler, ainsi que de Stanley Cavell, est d’avoir assumé le rôle héraclitéen du philosophie qui pleure. Mais les conférences Lowell données par Whitehead en 1925 contiennent la réponse — éventuellement anticipée — à leurs inquiétudes. L’Arche de Whitehead est une nef capable de naviguer sur plusieurs déluges à la fois. Whitehead face à Husserl Le progrés de la science, affirme Whitehead en 1925, est maintenant parvenu à un tournant. Les fondations stables de la physique se sont effondrées. Les anciens fondements de la pensée scientifique deviennent inintelligibles. Les temps, l’espace, la matière, le corps, l’éther, l’électricité, le mécanisme, l’organisme, la configuration, la structure, la forme, la fonction, toutes ces notions requièrent une réinterprétation. (SMW, p. 16)
13
Le Pli : Leibniz & le baroque (Minuit, 1988), p. 103. Cf. Isabelle Stengers : « Leibniz, Whitehead et Deleuze sont mes trois références » (Libération du 13.1.94, n° 3934 p. 29).
24 J. C. Dumoncel Imaginons un auditeur des Lowell Lectures qui a entendu ce propos en 1925 et qui se retrouve à Prague en décembre 1935 pour écouter la conférence de Husserl sur « La crise des sciences européennes et la Psychologie » (Krisis, p. 7). Il lui est sans doute impossible de ne pas se demander « Quelle crise ? ». Il y a en effet crise et crise. Le même terme ici peut signifier soit un point de catastrophe, soit un mouvement révolutionnaire. Le « tournant » dont parlait Whitehead en 1925 peut bien être décrit aussi comme une « crise » — mais malgré la présence du même terme d’ « effondrement » que chez Husserl c’est une crise de croissance : « une révolution scientifique ». Depuis lors Thomas Kuhn 14 a fait de l’opposition entre « science normale » et « science révolutionnaire » une régularité structurale, et le dernier chapitre de La structure des Révolutions scientifiques s’intitule « La révolution, facteur de progrès ». Mais c’est sans doute Imre Lakatos qui a tiré la meilleure moralité de la fable en inversant le vocabulaire de Kuhn pour désigner comme « période anormale » 15 de la science celle où il y a stagnation théorique. Or, lorsque Whitehead prononce ses Lowell Lectures, L. de Broglie vient de soutenir sa thèse, qui introduit la Mécanique Ondulatoire (1924). Et en 1935, l’année des deux conférences de Husserl, Chadwick reçoit le prix Nobel pour sa découverte du neutron en 1932, « événement historique qui allait révolutionner nos théories nucléaires » 16 selon Banesh Hoffman. Entre les deux se situent Heisenberg, Schrödinger et Dirac. Si l’on admet le point de vue de Lakatos 17, alors il faut dire que la science ne s’est jamais mieux portée qu’à l’époque où Edmund Husserl en décrète la crise. Le diagnostic de Whitehead dans la première des Lowell Lectures est développé dans les chapitres VII et VIII, respectivement consacrés à la théorie de la Relativité d’Einstein 14
La Structure des Révolutions scientifiques (1962), trad. Flammarion p. 51. Le concept de crise intervient au chap. VI qui lui est consacré ainsi que le chap. VII. 15 Mathematics, Science and Epistemology (Cambridge UP, 1978), p. 41. 16 L'etrange histoire des Quanta, 1947, trad. Le Seuil, p. 214. 17 Qui est aussi sur le champ celui du Nouvel Esprit scientifique de Bachelard (1934).
Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou 25
et aux Quanta de Max Planck. Et ce qu’y décrit Whitehead est effectivement un état critique : « La tonalité de la présente époque tient à ce que tant de complexités se sont développées concernant la matière, l’espace, le temps et l’énergie que la simple sécurité des vieilles suppositions orthodoxes s’est évanouie » 18. Mais la seule chose menacée dans tout cela n’est que le sens commun : « La nouvelle situation dans la pensée d’aujourd’hui provient du fait que la théorie scientifique dit adieu au sens commun » 19. Bien qu’il n’en parle que très laconiquement, Husserl n’ignore nullement les mutations scientifiques de son temps. Il commence même par en prendre acte (dès le § 1 de la Conférence de Prague). Simplement, là où Whitehead se croit obligé à deux chapitres (et Reichenbach à deux livres), Husserl se contente des deux noms de Planck et d’Einstein (Krisis p. 8). Cependant il ne manque pas de saluer les récentes innovations, les inscrivant même dans un statut de droit (en quoi il anticipe Kuhn) : Certes, ces sciences se révèlent modifiables quant au style d’ensemble de leur théorie et de leur méthodologie systématiques. C’est tout récemment seulement, de ce point de vue, qu’elles ont brisé la menace de sclérose que faisait peser sur elles ce que l’on appelle la physique classique — menaçante en effet dans la mesure où l’on prétendait y voir l’accomplissement classique d’un style qui s’était conservé pendant des siècles. (Krisis, pp. 7-8). Husserl enregistre donc bien, parmi tant d’autres, la libération que vient de connaître sous ses yeux la science. Mais s’ensuit-il — ainsi se pose le problème pour lui — que l’on doive parler de révolution ? La réponse vient dans la section II : Rien n’est changé dans le domaine des principes par la prétendue révolution scientifique que constituerait la critique de « la loi classique de la causalité » du côté de la nouvelle 18 19
SMW, p. 113. SMW, pp. 113-114.
26 J. C. Dumoncel physique atomique. Car dans toute cette nouveauté, à mon avis, demeure ce qui est essentiel sur le plan des principes, à savoir la nature mathématique en soi, la nature donnée dans des formules, et à interpréter seulement à partir de formules (Krisis, p. 61) Il est essentiel ici que Husserl évoque non plus la physique d’Einstein ou même de Planck mais les relations d’indétermination de Heisenberg (1927) c’est-à-dire ce qui a généralement été ressenti — parfois jusqu’au traumatisme — comme le plus révolutionnaire parmi toutres les révolutions scientifiques du XXe siècle. Face à cette mutation, la ligne interprétative choisie par Husserl consiste à se réclamer d’un « plan des principes ». Mais une telle manœuvre paraît à première vue ignorer la gravité du problème. Kant n’a-t-il pas en effet défini la Raison comme « le pouvoir des principes » 20 ou le « pouvoir qui nous fournit les principes de la connaissance a priori » 21. Or d’après le « Principe de la succession dans le temps suivant la loi de la causalité », « tous les changements se produisent suivant la loi de la cause et de l’effet » 22. Comment dès lors peut-on soutenir qu’avec des relations d’indétermination « rien n’est changé dans le domaine des principes » ? Si les relations de Heinsenberg impliquent bien une « critique » de la « loi classique de causalité », dans son statut de jugement synthétique a priori, n’est-ce pas s’aveugler que de n’y voir qu’une « prétendue révolution scientifique » ? La position de Husserl s’explique en fait — et se justifie — par la manière dont il conçoit ce qu’il appelle : domaine des principes. Supposons admis, en effet, que la Raison définie par Kant détermine bien à sa manière un certain « plan » des principes : celui des lois de l’entendement 23 conçues comme jugements synthétiques a priori 24. Alors, les relations de Heisenberg signifieront effectivement une 20
Critique de la Raison Pure (PUF 1965), p. 255. Cr. R. pure, p. 46. 22 Cr. R. pure, p. 182. 23 Cr. R. pure, p. 141. 24 Cr. R. pure, p. 39. 21
Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou 27
invalidation de cet a priori. Husserl peut concéder ce point au devenir de la science contemporaine parce que cette mutation n’atteint à ses yeux que le plan inférieur dans le domaine général des principes dont il entretient la vision d’ensemble. C’est ici qu’intervient Galilée dans le rôle que lui fait jouer Husserl dès le § 9 de la Krisis, à savoir le rôle du pionnier (Krisis, p. 28) dans le drame de la Modernité au sujet duquel Husserl procède comme Kant dans la Préface de la 2éme édition de la Critique de la Raison Pure (1787) : c’est-à-dire à coups de majuscules ou de soulignements. La botte secrète de Husserl face à Heisenberg (après l’allusion à Descartes au § 9 sur le « changement de forme de la mathématique »), c’est la mathématisation galiléenne de la nature. Le texte-princeps en est chez Galilée lui-même : La philosophie est écrite dans ce livre immense perpétuellement ouvert devant nos yeux (je veux dire : l’Univers), mais on ne peut le comprendre si on n’apprend pas d’abord à connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langue mathématique. (Opere Complete, vol. IV, p. 171). Il y a donc, au dessus de la « loi de causalité » dont parlait Kant, un principe de Galilée : à savoir que Le Grand Livre du Monde est écrit en caractères mathématiques. Et ce principe est laissé intact par la prétendue révolution quantique. Les relations de Heisenberg Δp Δx ≥ h/2π ΔE Δt ≥ h/2π sont toujours des relations mathématiques. Même si on leur accorde le maximum (c’est à dire de n’être pas seulement des relations « d’incertitude » subjective mais bel et bien d’indétermination objective) elles demeurent des lois mathématiquement implacables. La science contemporaine présente par conséquent du point de vue de Husserl l’intérêt de mettre au jour, par delà les mésaventures datées du kantisme, une couche d’a priori plus profonde qui échappe à la Bérésina généralisée des a priori kantiens 25. Comme l’écrivent Robert 25
Celle que décrivent Bachelard dans La Philosophie du Non et Blanché dans La Science actuelle et le Rationalisme.
28 J. C. Dumoncel Resnick et David Hallyday en rappelant l’hypothèse d’un « comportement ondulatoire de la matière » telle qu’elle fut avancée par Louis de Broglie : Cette suggestion de De Broglie n’eût pas retenu l’attention s’il n’eût pas prédit la longueur d’onde de ses « ondes de matière ». Rappelons que, vers 1680, Huygens proposa une théorie ondulatoire de la lumière qui ne réunit pas de consensus, non seulement parce qu’elle semblait contredire la théorie des particules, ou théorie corpusculaire de Newton, mais encore parce qu’Huygens n’était pas capable de prédire la longueur d’onde de la lumière. Lorsque Thomas Young combla cette lacune vers 1800, la théorie ondulatoire de la lumière commença à se faire accepter 26. Husserl pouvait compter ici sur l’aval de Heisenberg lui-même : Les mathématiques constituent pour ainsi dire le langage à l’aide duquel une question peut être posée et résolue 27. Certes, un simple consensus des physiciens ne fait pas un a priori kantien. Mais c’est un « a priori » husserlien, c’est à dire un « sens » qui reste attaché à la chose-même après « mise entre parenthèses » de sa réalité supposée. Et c’est seulement si nous prenons en considération cette mise en évidence husserlienne de la couche galiléenne dans la sédimentation historique (p. 83) de nos « a priori », que la confrontation avec Whitehead commence à prendre tout son sens. Kant pouvait se réclamer (à tort ou non) de la commune Raison pour y trouver censément la « loi de causalité ». Mais d’où Edmund Husserl peut-il bien sortir la carte Galilée ? Dans la Krisis de Husserl, le diagnostic de Crise est exposé dans la section I : « La Crise des sciences comme expression de la crise radicale de la vie dans l’Humanité européenne ». La section II qui suit s’intitule : « Elucidation de l’origine de l’opposition moderne entre 26
Resnick & Halliday, Ondes, Optique & Physique Moderne (Physique, tome 3, 1960), trad. Nguyen Martel (Interéditions), p. 329. 27 Cité par Jean-Marc Lévy-Leblond, « Physique & Mathématiques » in Guénard & Lelièvre, Penser les Mathématiques (Le Seuil, 1982), p. 196.
Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou 29
l’objectivisme physiciste et le subjectivisme transcendantal ». Par rapport au diagnostic de la Section I, cette section II entremêle donc une Etiologie (« l’Objectivisme physiciste ») et une Thérapie (« le Subjectivisme transcendantal »). Mais il y a un point commun aux deux : c’est ce que Husserl appelle une « méditation en retour, historique et critique » (p. 23) sur une « histoire transcendantale » (p. 236) qui par « le bris de la naïveté dans la méthode de réduction transcendantale » (ibid.) permettra par exemple de se demander « comment une telle naïveté fut effectivement possible —en tant que fait historique vivant » (p. 60). Cela signifie que, chez Husserl, l’a priori kantien fait place à un innéisme historique : « nous sentons (et ce sentiment, quelle que soit son obscurité, est bel et bien justifié) qu’il y a de façon innée dans notre humanité européenne une entéléchie qui domine, de part en part, le devenir de l’Europe dans la diversité de ses figures et qui lui donne le sens d’un développement vers une forme de vie et d’être idéale, comme vers un pôle éternel » (p. 354). La « réflexion historique en retour » (p. 83) a pour tâche de mettre en pleine lumière cette « téléologie cachée de l’histoire » (p. 86), « téléologie » présente plus précisément « dans le devenir historique de la philosophie » (p. 81). Il s’agit de « pénétrer la teneur de sens la plus profonde qui donne son unité au devenir historicophilosophique de la modernité : l’unité qui lie les générations de philosophes dans ce qu’ils ont « voulu » et qui ordonne en soi toutes les tendances subjectives individuelles ou d’écoles » (p. 81), les « personnalités » des penseurs n’étant alors que « porteuses-dudéveloppement » (p. 86) propre à « la puissance instinctive d’une tâche qui veut s’accomplir » (p. 82). Comme il s’agit pour Husserl de scruter l’histoire de la philosophie des Temps Modernes afin d’y lire son « sens caché » (p. 225) il est sans doute nécessaire à présent d’expliciter un point de méthode quant à notre lecture du texte de Husserl lui-même. Le modèle est ici archéologique. C’est celui de cette voie romaine recouverte, sur laquelle des villages vivaient depuis des siècles sans soupçonner son
30 J. C. Dumoncel existence, jusqu’au jour où un aviateur, en dominant le paysage, fit apparaître ce qui était resté invisible tant que l’on y demeurait absorbé. Il en va de même pour la section II de la Krisis. Husserl y évoque divers auteurs dans l’ordre qu’exige le détail de son argumentation 28. Mais ces allusions risquent de nous faire perdre le fil directeur de la méthode husserlienne. Celui-ci est au contraire distinctement mis en évidence par les titres des paragraphes, de sorte que la « voie romaine » tracée par Husserl apparaît en pleine clarté dans la table des matières (pp. 584-585). Il suffit dès lors de relever dans l’ordre les noms propres de cette table (à partir de « la mathématisation galiléenne de la nature » au § 9) pour obtenir les « Phares » de Husserl. Ce sont : Descartes (§ 17), Locke (§ 22), Berkeley (§ 23), Hume (§ 24), Kant et ses successeurs (§ 27). Or cette liste élaborée par Husserl en 1935 l’attendait depuis 1925 au chapitre IX de La Science & le Monde moderne, p. 143. Whitehead y évoque d’abord Descartes mais ajoute aussitôt que « dans le courant de pensée » défini par celui-ci « se trouvent Locke, Berkeley, Hume et Kant ». Et la première des réponses anticipées de Whitehead à Husserl suit immédiatement. « Deux grands noms, remarque Whitehead, se trouvent en dehors de cette liste ». Ce sont ceux de « Spinoza et Leibniz ». Ces deux grands noms, précisons-le bien, sont également présents dans la 2ème Section de la Krisis. En particulier, dans le § 12, Husserl réunit comme Whitehead les noms de Leibniz & Spinoza. Mais ils sont tout aussi exactement absents de la liste canonique définie par la Table des Matières. Il faut distinguer ici entre Philosophie et Histoire de la Philosophie. Au plan strictement historique il convient d’abord d’enregistrer un point d’accord capital entre Whitehead et Husserl. A savoir que ni Spinoza ni Leibniz ne sont des « post-cartésiens ». Ce jugement est 28
Cf. par ex. Protagoras et Gorgias p. 89, Hobbes pp. 62, 72, 73, 97, Malebranche, p. 96, etc.
Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou 31
entériné en particulier par l’un des auteurs les mieux à même de mesurer l’envergure commune à Spinoza et Leibniz, je veux parler de Gilles Deleuze 29. Un tel point d’accord, cependant, ne fait que préparer le terrain pour une épreuve décisive. Et celle-ci, dans les termes de Whitehead, prend une allure proprement biblique (cf. Exode, 7. 8-12). D’un côté, il y a le bâton d’Aaron, de l’autre les serpents des magiciens; et la seule question pour la philosophie est : lequel absorbera lequel ? (SMW, p. 142-3) Une liste de maîtres est comparable à une règle. L’un brandit la baguette Descartes-Locke-Berkeley-Hume-Kant & alii, l’autre le bâton Spinoza-Leibniz : Et la question est : Lequel des deux sera la vérité de l’autre ? Whitehead laisse apparemment la question sans réponse. Ma thèse est que la liste des phares whiteheadiens absorbe celle des phares husserliens : qu’il suffit de laisser la modernité post-cartésienne en présence du couple Spinoza & Leibniz pour que la première s’évanouisse devant le second. Mais comment cela est-il possible ? Comment la plus brève séquence peut-elle engloutir la plus prolongé ? La solution est dans la manière dont Husserl a déjà répondu, ainsi qu’on l’a vu, au défi de Heisenberg : à savoir en se réclamant d’un plan des principes. Ce que Husserl a mis en évidence alors, c’est que derrière les principes de type kantien (comme la loi de causalité) se tiennent d’autres principes échappant à la critique dont les premiers sont affectés tels que la « mathématisation galiléenne de la nature ». Mais le « domaine des principes » ainsi invoqué par Husserl est encore plus stratifié, encore plus hiérarchisé en hauteur que ne l’imagine celui-ci. Et l’Auteur qu’il nous faut consulter maintenant, le
29
Spinoza & le problème de l'Expression, Minuit, 1968, p. 31 et 57 et surtout 63 et 304. Cf. aussi Le Pli : Leibniz & le baroque, Minuit, 1988, p. 120.
32 J. C. Dumoncel Maître en la matière, c’est celui qu’Ortega y Gasset 30 a pu appeler « l’homme des principes », G.W. Leibniz. Husserl indique lui-même l’instance d’où va pouvoir provenir la décision entre les deux listes en concurrence. Il s’agit de la Mathesis Universalis à propos de laquelle il réunit au § 16 de la Krisis les deux noms de Descartes et de Leibniz. Husserl ajoute même que sur cette Idée, Leibniz offre une « élaboration systématique plus élevée » que celle de Descartes (p. 85). Mais ce jugement est beaucoup trop timoré. Car en fait la Mathesis Universalis, prise au sens propre, est, chez Descartes, une impossibilité. Il y a en effet incohérence entre l’idée d’une mathématique universelle et celle d’une « création des vérités éternelles » qui soustrait Dieu à cette mathématique. La mathématique dite « universelle » de Descartes se ramène donc à ce que Husserl appelle « mathématisation de la nature » — c’est à dire à l’a priori de type galiléen se tenant à l’arrière-plan de l’a priori de type kantien. Mais s’il y a réellement une Mathesis Universalis, alors inversement il y a, englobant l’a priori galiléen lui-même, un a priori de type leibnizien, qui explique celui-ci. Le grand livre du monde est écrit en caractères mathématiques parce que « l’auteur des choses agit en parfait géomètre » 31. La liste des phares whiteheadiens a donc bien absorbé celle de Husserl. Mais ce n’est là encore chez Whitehead que la première de ses réponses anticipées à Husserl, celle des Lowell Lectures. La seconde se trouve dans les Gifford Lectures données à Edimbourg en 1927-1928. Celles-ci 32 nous font revenir au défi admis comme pierre de touche par Husserl : à savoir la Théorie des Quanta de Planck et Heisenberg. Or ce que soutient ici Whitehead, c’est que le Timée de Platon est plus approprié que le Scholium de Newton à nous faire comprendre la Mécanique ondulatoire (p. 113) :
30
L'Evolution de la Théorie déductive : l'Idée de Principe chez Leibniz (trad. Gallimard), chap. I : « Leibniz, l'homme des principes ». 31 Leibniz, Phil., II, 105. 32 Process and Reality, IIe partie, chap. III, section III.
Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou 33
Newton aurait été surpris par la théorie moderne des quanta et par la dissolution de ces quanta en vibrations : Platon s’y serait attendu. Mais cette mise à l’épreuve comporte une leçon de plus grande portée : Platon rendait compte des différences tranchées entre espèces de choses dans la nature en supposant une approximation entre les molécules de ces espèces fondamentales et les formes mathématiques des solides réguliers. En renvoyant ainsi à la géométrisation de la nature par Platon, Whitehead nous permet d’apercevoir une autre insuffisance dans la généalogie de la crise proposée par Husserl : la mathématisation de la nature n’est pas une invention de Galilée, lequel ne fait que reprendre sur ce chapitre un projet platonicien 33. L’origine platonicienne du projet de la mathématisation de la nature et l’excès de la mathématique universelle sur cette mathématisation « régionale » se rejoignent d’ailleurs en une origine de la mathématique universelle dans la théorie platonicienne des Idéesnombres 34. Inversement, les deux s’échelonnent historiquement pour désigner les Phares grâce auxquels Whitehead répond par anticipation à Husserl : alors que Husserl voit en Descartes un commencement absolu de la philosophie moderne, Whitehead s’inscrit avec Platon et Leibniz en une tradition de la philosophia perennis. Ce lignage définit l’arrière-plan que Whitehead a en commun avec Spengler. Selon celui-ci (Déclin, 1, p. 66) « Platon et surtout Leibniz » sont ceux qui ont pu faire accéder la métaphysique, grâce à « la mathématique correspondante » à ce qui demeure un « rang suprême ».
33
Cf. Koyré, « Galilée et Platon » (1943) in Etudes d'hist. de la pensée scientifique (PUF); Cassirer, « Galileo's Platonism » in Studies offered to George Sarton, ed. A. Montague (1944). 34 J. C. Dumoncel, « La théorie platonicienne des Idées-nombres », Revue de Philosophie ancienne, 1992, n°1.
34 J. C. Dumoncel Whitehead face à Spengler Qu’est-ce que « le déclin de l’Occident » ? Dans le livre qui s’intitule ainsi, quelque chose a été décrit par Spengler en un paragraphe : Ceux qui n’ont pas pénétré dans le monde formel des nombres et ne les ont pas sentis comme symboles en eux-mêmes ne sont pas de vrais métaphysiciens. Ce sont, en effet, les grands penseurs du baroque qui ont créé l’analyse, et le phénomène correspondant se trouve chez les présocratiques et chez Platon. Descartes et Leibniz sont, à côté de Newton et de Gauss, Pythagore et Platon, à côté d’Archytas et d’Archimède, les sommets du développement mathématique. Mais déjà Kant était insignifiant comme mathématicien. Il est aussi peu familier avec les derniers raffinements du calcul infinitésimal d’alors qu’il ne s’est approprié l’axiomatique de Leibniz. Il ressemble en cela à son « contemporain » Aristote, et aucun philosophe désormais ne comptera en mathématique. Fichte, Hegel, Schelling et les romantiques sont totalement a-mathématiciens, tout comme Zénon et Epicure. Schopenhauer est, en ce domaine, d’une faiblesse qui frise la bêtise, pour ne rien dire de Nietzsche. Avec la perte du monde formel des nombres se perdit aussi une grande convention. Depuis lors, on ne manque pas seulement d’une tectonique des systèmes, mais encore de ce qu’on peut appeler le grand style de la pensée. (Déclin…, tome 1, p. 349) On voit d’après ce paragraphe que ce que Spengler appelle pathétiquement « déclin de l’Occident » est en fait la dramatisation d’un déclin du baroque, lequel se ramène à son tour à un déclin de l’Idéalisme allemand. Parti de l’Optimisme leibnizien, celui-ci a tourné au Pessimisme schopenhauerien d’où il ne restait plus alors qu’à passer au Nihilisme nietzschéen 35. Mais d’où tombe l’arc de cercle décrit par Spengler ? A quel sommet Leibniz a-t-il élevé la pensée pour qu’une telle chute soit possible ? Et en quoi la pénétration du monde formel des nombres où ceux-ci
35
Cf. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie (PUF, 1962), ch. V, 1 : Le Nihilisme, p. 170.
Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou 35
deviennent des symboles a-t-elle valeur de définition pour le grand style de la pensée ainsi que pour la tectonique des systèmes ? Leibniz est celui qui a énoncé ce qu’il appelle les « principes de la Logique réelle ou d’une certaine analyse générale indépendante de l’Algèbre » 36. Dans son Esquisse d’une Histoire de la Logique de 1931 37, Heinrich Scholz a rassemblé tous les fils de cette Logique, où le calculus ratiocinator (= calcul-raisonnement) est rendu possible par la lingua characteristica universalis (= langage symbolique universel). Mais l’essentiel ici (note c, p. 134) est que le Calcul de Leibniz n’est pas moins universel que son Langage : « Le calcul universel diffère profondément de l’algèbre. Il existe certains calculs tout à fait distincts de ceux dont on a l’habitude jusqu’ici, où les notes et caractères ne désignent pas des quantités ou des nombres définis ou indéfinis, mais dénomment des choses tout à fait autres, par exemple des points, des qualités, des relations » 38. En ce sens 39, le Calculus in universum, par opposition à la Mathesis specialis définie comme « scientia generalis de quantitate », s’identifie avec la Mathesis Universalis incluant la « scientia generalis de qualitate » qui ellemême ne fait qu’un avec la Logica Mathematica. Cependant une telle science était restée chez Leibniz à l’état de programme. L’exécution de ce programme a exigé à elle seule, précise Henrich Scholz, une œuvre très considérable, au moins du même ordre de grandeur que l’exécution par Hegel du programme de système proposé par Schelling. Cette œuvre existe depuis 1910 : nous voulons parler des trois volumes des Principia Mathematica de Bertrand Russell, en collaboration avec A. N. Whitehead (p. 88).
36
Phil., I, p. 349. Trad. Aubier, 1968, chap. III, section I. 38 Math. VII, p. 207. 39 Math. VII, pp. 54 et 61. 37
36 J. C. Dumoncel Henrich Scholz décrit ici un mouvement exactement inverse à celui qu’avait décrit Spengler, mais qui a, de surcroît, été accompli par Whitehead & Russell. Dans le temps même où l’Idéalisme était vidé de son motif mathématique originaire, les « rêves » mathématiques de Leibniz devenaient des réalités entre les mains d’une nouvelle espèce de philosophes. Les concepts de tectonique des systèmes et de grand style de la pensée finissent par se rejoindre selon Spengler en un seul : celui d’ « architecture spirituelle de grand style » (Déclin, tome 2, p. 18). Le paradigme en est donné dès le début de l’ouvrage dans l’exemplemodèle qui fournit dès l’Antiquité « la constitution définitive d’un système spirituel par la théorie des sections coniques » (Déclin, tome 1, p. 27). Or on voit se croiser dans les Principia Mathematica deux grands courants de pensée dont chacun à lui seul est déjà porteur d’un « système de grand style » et qui ne se sont arrêtés ni l’un ni l’autre à la collaboration de Whitehead et Rusell : Le premier de ces courants, le plus connu, celui qui est décrit par Heinrich Scholz comme exécution du programme leibnizien de Mathématique Universelle, c’est le développement de la Logique Mathématique. On en trouve les principales étapes dans trois ouvrages récapitulatifs : (a) Logique & fondements des Mathématiques (1850-1914), anthologie dirigée par François Rivenc et Philippe de Rouilhan (Payot); (b) From Frege to Gödel (1879-1931), anthologie réunie par Jean van Heijenoort (Harvard UP); (c) Thirty years of Foundational Studies (1930-1964) par Andrej Mostowski (Blackwell). Du point de vue philosophique, l’événement capital qui se produit dans ce courant est l’avènement de la Logique des Relations qui fait apparaître la forme sujet-prédicat comme cas le plus pauvre dans ce que Peirce appellera la « valence » d’un prédicat —et qui est donc immédiatement grosse de conséquences ontologiques.
Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou 37
Quatre philosophies (au moins) sont en quelque sorte issues de cette entrée en scène des relations : ce sont celles de Peirce (1839–1914), de Frege (1848–1925), de Russell (1872–1970) — et de Whitehead (1861–1947) qui a publié dès 1903 un article sur « La Logique des Relations, les groupes de substitution logique et les nombres cardinaux ». Le second courant a été beaucoup moins remarqué. Il commence en 1824 et 1825 par les deux volumes de Herbart intitulés De la Psychologie comme science, appuyée pour la première fois sur l’Expérience, la Métaphysique et les Mathématiques. Il se poursuit en 1889 par l’Essai sur les Données immédiates de la Conscience de Bergson, en 1890 par les Recherches sur la Théorie des disciplines mathématiques formelles de Husserl, en 1897 par l’Essai sur les Fondements de la Géométrie de Russell, en 1898 par le Traité d’Algèbre Universelle de Whitehead, en 1921 par le Tractatus logicophilosophicus de Wittgenstein et en 1930 par son premier Cours de Cambridge. Le concept qui se développe et se métamorphose dans les méandres de ce deuxième courant, c’est celui de multiplicité. Ce concept a son origine dans une analogie mise en évidence par Herbart 40 entre un point, une couleur et un son. De même qu’un point se localise dans l’espace par trois coordonnées, le son par exemple se définit entièrement par sa hauteur, son timbre et son intensité. Ainsi l’espace géométrique apparaît comme cas particulier du concept plus général de « multiplicité ». Riemann va s’inspirer de cette idée de Herbart pour lui donner encore de nouvelles applications. Par exemple, dans l’ensemble des ellipses, il suffit pour identifier l’une d’elles de connaître ses deux demi-axes : on dira donc que les ellipses forment une multiplicité « à deux dimensions ». C’est sur le concept de multiplicité que se fait aussi la rencontre entre Husserl et Wittgenstein 41. 40
Tome 1, section 3, chap. VIII; tome 2, section 1, chap. III et section 2, chap. III. 41 Conversations avec le Cercle de Vienne, 18 déc. 1929. (trad. TER).
38 J. C. Dumoncel Ainsi sur ces deux axes s’est-il produit une floraison d’inventions philosophiques. Puisque notre but est plus précisément d’y trouver, contre Spengler, la résurgence de ce qu’il nomme la « tectonique des systèmes », nous en donnerons un exemple pour chaque axe. Sur l’axe de la Logique mathématique, nous assistons à la lancée d’un nouveau programme qui semble relayer expressément celui de Leibniz. C’est le projet philosophique de C.S. Peirce ce philosophelogicien dont Whitehead a pu dire que « l’essence de sa pensée était l’originalité dans tout ce qu’il touchait » 42 : Construire une Philosophie comme celle d’Aristote, c’est-à-dire esquisser une théorie si compréhensive que, pour une longue période à venir, l’ouvrage entier de la raison humaine, en philosophie de quelque école ou variété que ce soit, en mathématiques, en psychologie, dans les sciences de la nature, en histoire, en sociologie et dans quelque département que l’on puisse trouver, apparaisse comme le remplissement de ses détails. La première étape dans cette direction consiste à trouver des concepts élémentaires applicables à tout sujet (Collected Papers, 1.1) 43. Ces concepts élémentaires, il est devenu courant 44 de désigner leur ensemble à la suite de Wilfrid Sellars par les initiales de Charles Sanders Peirce, CSP, devenues ainsi le sigle du Conceptual System of Peirce. Plus précisément il s’agit d’un Système Catégoriel de Peirce, car il est constitué par les trois catégories sur lesquelles Peirce a fondé toute sa philosophie, celles qu’il appelle Primarité, Secondarité et Tertiarité. Or ces trois concepts sont directement issus du travail de Peirce en Logique des Relations. La Primarité se définit par les relations qu’une chose peut entretenir avec elle-même, comme l’Identité. La Secondarité provient des relations qui exigent au moins 42
Cf. Belaval sur Leibniz : « Il n'a jamais touché une question sans la renouveler » (« Leibniz à Paris » in Leibniz, Aspects de l'homme & de l'oeuvre, Aubier 1968, p. 37). 43 Cf. aussi la référence de Peirce au modèle de l'Encyclopédie hegelienne dans Reasoning and the Logic of Things (Harvard UP, 1992), p. 15. 44 Cf. p. ex. Putnam in J. P. Cometti (éd.), Lire Rorty, p. 236.
Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou 39
deux réalités distinctes, telles que la Rencontre. Enfin la Tertiarité découle des relations à trois termes comme l’héritage, dans lequel A lègue une chose X à B. Tels sont les « concepts élémentaires applicables à tout sujet » que Peirce met en œuvre dans tout son Système. Sur le lignage des Multiplicités nous rencontrons un exemple type de création de système dans ce que devient le concept de « multiplicité » en passant de Riemann à Bergson. Selon Riemann, on l’a vu, l’intérêt de la découverte de Herbart, c’était de fournir le genre dont l’espace est une espèce. Avec Bergson, la notion de multiplicité va connaître un nouvel élargissement : elle va être transposée de l’Espace au Temps pour donner le concept bergsonien de Durée : il faudrait admettre, dit Bergson, deux espèces de multiplicité, deux sens possibles du mot distinguer, deux conceptions, l’une qualitative et l’autre quantitative, de la différence entre le même et l’autre (Essai, p. 90). Et ce n’était que le coup d’envoi de Bergson : suivraient les concepts de Mémoire pure, d’Elan vital, puis l’opposition du Clos et de l’Ouvert. Et dans ces vagues successives, l’inspiration mathématique de Bergson se poursuit en profondeur : « la tâche du philosophe telle que nous l’entendons, écrira-t-il à la fin de Matière et Mémoire, ressemble beaucoup à celle du mathématicien » (p. 321). Le grand style de la philosophie n’est donc pas perdu. Whitehead face à Badiou Lorsque nous en venons à la confrontation entre la pensée d’Alain Badiou et celle de Whitehead, la nature du problème se transforme. Déjà pour Whitehead comme pour Spengler, Leibniz est le Maître à l’aune duquel se mesure la Modernité tout entière. Mais avec Badiou, le fond d’accord prend une forme encore plus déterminante. Il est donné par le mot célèbre où Whitehead nous fait voir la tradition philosophique européenne comme « une série de notes au bas des
40 J. C. Dumoncel pages de Platon 45. Selon Badiou, en effet, nous sommes les contemporains d’un « retour de la philosophie elle-même » (Conditions, p. 57&svte), et par « la philosophie elle-même » il faut entendre selon lui « la philosophie telle qu’elle a été instituée par Platon » (pp. 76-77). Cela signifie plus précisément le retour de quatre problèmes impliqués dans les réponses que Platon leur a données : 1. Le « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » (République VIII, 527 c) pose le problème du rapport entre Philosophie & Mathématiques; 2. Le bannissement des poètes hors de la Cité (République III, 397 e398 a) évoque « l’antique différend » qui oppose d’après Platon Poésie & Philosophie (X, 607 b). 3. La thèse « Eros est philosophe » (Banquet, 204 b) contient la question du rôle de l’Affectivité face à la Vérité. 4. Le projet du Philosophe-Roi (Lettre VII, 326 a-b) pose le problème du rapport entre Philosophie & Politique. Ces quatres questions platoniciennes définissent d’après Badiou les quatre « Conditions » de la philosophie : scientifique, poétique, érotique et politique (Conditions, p. 65 et 101). Sur le quatrième point, c’est Karl Popper qui le premier a su déceler, dans le tome 1 de La Société ouverte & ses Ennemis, un indéniable « retour du platonisme ». Comme nous l’avons signalé ailleurs 46, Whitehead n’a pas manqué de se prononcer sur le problème ainsi posé, comme on le voit par le rôle qu’il assigne au Discours de Périclès (Aventures d’Idées, p. 223). Les Aventures d’Idées, par ailleurs, sont tout entières sous-tendues par une théorie de l’Eros (p. 55, 259 et 275) 47. L’Eros whiteheadien, cependant, a un rôle 45
Process and Reality, The Free Press, 1979, p. 39. Cf. notre communication sur « La doctrine libérale de l'Etat face au problème des nationalités », Cahiers de Philosophie politique & juridique, n° 14 (1988), section I., note 4. 47 Cf. notre « Analyse et Théorie de la Tradition Européenne d'après A. N. Whitehead », communication au Colloque ? Qué es ser Cuidardanoa de Europa? à Valencia, 7-9 mars 1991. 46
Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou 41
métaphysique dans lequel il outrepasse la fonction gnoséologique reconnue à l’Amour par Platon et Badiou. C’est donc principalement sur les deux premiers points que la confrontation entre Whitehead et Badiou est possible. Ces deux problèmes se trouvent d’ailleurs groupés en un sous-ensemble par la tension même entre les réponses que leur donne Platon dans La République. Des précédentes confrontations avec Husserl et Spengler, il ressort déjà un accord entre Whitehead et Badiou sur le premier point 48. Si la méthode des classifications croisées contenue dans le tome 1 des Principia Mathematica entre en concurrence avec la diérèse platonicienne, alors il s’agit bien chez Whitehead ainsi que chez Badiou, de « convoquer comme vecteur de l’ontologie les formes contemporaines du mathème » (Manifeste pour la Philosophie, p.79). Nous entrons, disait Whitehead en 1925, dans un âge de reconstruction, en matière de religion, de science et de pensée politique. De telles époques, si elles doivent éviter une simple oscillation entre les extrêmes, doivent chercher la vérité dans ses ultimes profondeurs. Il ne peut y avoir vision de cette profondeur de vérité sans une philosophie qui prenne pleinement en considération ces abstractions ultimes dont c’est l’affaire des mathématiques d’explorer les connexions (SMW, p. 34). Si nous admettons qu’Eros est bien un dieu, ce texte résume les réponses de Whitehead sur trois des quatre questions platoniciennes en les faisant dépendre de la réponse à la première — sur laquelle il y a plein accord avec Badiou. Nous pouvons par conséquent nous concentrer maintenant sur la question laissée jusqu’ici de côté, à savoir celle des rapports entre Poésie et Philosophie. Et là encore nous devons d’abord enregistrer un très large accord. Selon Whitehead, le « témoignage des grands poètes » et la philosophie se rejoignent dans une même tâche : « la critique des abstractions » (SMW, p. 87) que Whitehead identifie à la philosophie 48
Voir à ce sujet toute la communication capitale de Badiou (1989) sur « Philosophie & Mathématiques » (Conditions, p. 157-178).
42 J. C. Dumoncel même. Selon Badiou (Conditions, pp. 65 et 101) 49, la Vérité du Poème est une des Quatre Vérités en lesquelles se diffracte selon lui « la vérité » philosophique : c’est la « vérité de la présence sensible déposée dans le rythme et l’image » (p. 102). Cette convergence de Whitehead et Badiou au sujet du second problème platonicien (Poésie & Philosophie) est renforcée par leur accord sur le premier (Philosophie & Mathématiques) lequel écarte d’abord tout soupçon de misologie. La philosophie écrit Badiou ne doit céder ni sur les enchaînements, instruits par la mathématique contemporaine, ni sur les sublimations et les limites, instruites par la poétique moderne (p. 76). C’est donc sur l’arrière plan d’une communauté de vue doublement décisive que se situe le débat entre Whitehead et Badiou. En 1989, Badiou introduit la notion de « l’Age des poètes » 50. Celuici est défini (pp. 51-52) par la liste de « sept poètes cruciaux » qui « ont périodisé, scandé, l’âge des poètes » : Hölderlin (1770-1843), Mallarmé (1842-1898), Rimbaud (1854-1891), Trakl (1887-1914), Pessoa (1888-1935), lequel comme on sait se dédouble en Pessoa Caeiro et Pessoa Campos, Mandelstam (1891-1938) et Celan (19201970). Avant même de procéder à cette énumération, Badiou a stipulé que selon lui « l’âge des poètes est achevé » (p. 51) : c’est ce qui permet à la liste d’être arrêtée. Badiou précise également que cette liste n’est pas celle des « meilleurs poètes » (Age 1, p. 51) ou des « grands poètes » (Age 2, p. 21) « de la période ». Par « Age des poètes », en effet (Age 2, p. 22) Badiou entend « ce moment propre de l’histoire de la philosophie où celle-ci est suturée, c’est à dire déléguée, ou soumise à une seule de ses conditions ». A savoir principalement :
49
Cf. la communication sur « Le recours philosophique au poème » (1989) reprise dans Conditions, pp. 93-107 ainsi que « Philosophie et poésie, au point de l'innommable » (Poésie n° 64, 1993). 50 Manifeste pour la philosophie, chap. 7.
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- la condition scientifique « dans les différents avatars du positivisme » - la condition politique « dans les différents avatars de la philosophie politique révolutionnaire ». Je veux dire simplement ceci : dans une situation où la philosophie est suturée soit à la science, soit à la politique, certains poètes, ou plutôt certains poèmes, viennent occuper la place où ordinairement se déclarent des stratégies de pensée proprement philosophiques. Le centre de gravité de cette occupation est, je crois, le suivant : les poèmes de l’âge des poètes sont ceux où le dire poétique non seulement est une pensée, et instruit une vérité, mais aussi se trouve astreint à penser cette pensée (pp. 22-23) Dans la liste canonique de Badiou, Hölderlin occupe une place à part, celle de « prophète » et de « vigie anticipante » (Age 1, p. 52) ou encore d’ « annonciateur angélique » (Age 2, p. 22). Et l’Age des Poètes proprement dit se situe, à quelque chose près, « entre 1870 et 1960 » avec pour limites « la Commune de Paris et l’après-DeuxièmeGuerre-mondiale » (ibid.). La conférence de 1992 égrène en une sorte de litanie les différents avatars que subit l’image de la Pensée au cours de l’Age des Poètes : On peut en dresser l’épitomé suivant : Poète : Image de la PENSEE Mallarmé : La Pensée comme coup de Dés Rimbaud : La Pensée anonyme Trakl : La Pensée-douleur Pessoa-Caeiro : La Pensée comme vision de la Terre Pessia-Campos : Ne penser à rien Mandelstam : Penser le siècle Celan : La Pensée comme chant brisé. Dans cette série, un nouveau prélèvement doit être pratiqué, cette foisci, à partir de la fin (Manifeste, p. 67). Il va mettre à part Paul Celan et « déjà, en un certain sens » Pessoa et Mandelstam. La raison en est
44 J. C. Dumoncel selon Badiou l’inscription de ce trio dans une nouvelle configuration historique des conditions de la philosophie : Cantor-Gödel-Cohen pour le mathème, Lacan pour le concept de l’amour, Pessoa-Mandelstam-Celan pour le poème, la séquence des événementialités obscures, entre 1965 et 1980, pour l’invention politique (p. 70). Cette nouvelle configuration met fin à l’Age des Poètes et rend possible la « recomposition de la philosophie » qui ne fait qu’un avec le « retour » proclamé du Platonisme. La voie obscurément lumineuse tracée par Badiou dans la ligne diachronique de l’Age des poètes risque de faire oublier le rôle que joue chez lui un couple élu de poètes, prélevé sur cette ligne, mais qui, une fois qu’il en a été soustrait ainsi, vient prendre dans le Système de Badiou une signification diachronique et même intemporelle. Il s’agit du couple dont les deux membres sont mis en parallèle par l’article « Philosophie & Poésie » ainsi que par les deux conférence de 1989 et 1991 consacrées aux « méthodes » respectives des deux poètes dans le recueil Conditions. Mais selon Badiou (Conditions, pp. 151-152) les deux poètes ainsi élus s’opposent comme Patience & Impatience. Et qui plus est, Badiou stipule (p. 152) que « le poème se soutient depuis toujours 51 » de cette opposition, déposée d’ailleurs dans des tropes. « D’un côté » des « Non » comme dans l’impatience rimbaldienne. « De l’autre » des « Sinon » comme dans la patience mallarméenne. La Pléiade poétique à laquelle Badiou accorde une signification philosophique n’est donc pas seulement la traîne de l’Age des Poètes révolu. Elle inclut aussi l’Etoile double d’une Alternative intemporelle. Or cette opposition entre le Diachronique et le Synchronique n’est que l’indication structurale d’une différence de portée entre les deux ensembles. En tant qu’ils appartiennent à l’Age des poètes, les auteurs énumérés d’ont à se prononcer, nous l’avons vu, que sur la Pensée. Mais situés dans leur opposition paradigmatique, ils ne cessent de nous parler des Choses elles-mêmes 51
Souligné par nous.
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(Philosophie & poésie, p. 92) : et c’est « la mer allée, avec le soleil » de Rimbaud, « nuit, désespoir et pierrerie » chez Mallarmé. Toutefois le prélèvement du couple sur la série de l’Age des Poètes n’est encore chez Badiou qu’une opération préalable à l’ultime sélection qui lui reste à pratiquer. De même, en effet que, dans le couple Nietzsche et Valéry privilégient chacun l’un des deux termes, Badiou s’estime philosophiquement tenu à choisir, (Conditions, pp. 152-154), dans le couple , celui qui représente (p. 152) « la patience du concept ». Ainsi la conférence de 1991 vient elle entériner en une Déduction ou Soustraction, l’Election déjà opérée dans L’Etre & l’Evénement (1988). Les deux ensembles croisés par Badiou vont alors se rejoindre sur un thème unique : le thème de la Terre. Dans la série de l’Age des Poètes, la Terre n’est encore là qu’au titre d’objet assigné à la Pensée — chez Pessoa-Caeiro. Mais dès l’instant que Mallarmé se trouve élu dans l’autre ensemble, cet objet se voit restauré dans son titre de Chose (« Philosophe & Poésie », p. 92) : Du multiple donné ou éclos, retenu aux lisières de sa disparition, dont le poème fait vérité, l’emblème est la Terre, cette Terre affirmative et universelle dont Mallarmé déclare : Oui, je sais au lointain de cette nuit, la Terre Jette d’un grand éclat l’insolite mystère. Les Lowell Lectures de Whitehead contiennent aussi plusieurs listes de « Phares » sur le registre de l’Art. La plus étendue, apparaît dès la page 15. On y voit se succéder les sculpteurs du Moyen-Age tardif, Giotto (1266–1336), Chaucer (1340–1400), Wordsworth (1770–1850), Walt Whitman (1819–1892) et Robert Frost (1874–1963). Cette liste est complétée par d’autres (pp. 77 et 82) qui, après plusieurs filtrages, aboutissent à retenir seulement Wordsworth et Shelley (1792–1822). Il faut y ajouter le seul aède qui revienne à la fois dans Science and the Modern World (p. 77 et 82), Process and Reality (p. 114) et Aventures d’Idées (p. 100 et 306) : John Milton
46 J. C. Dumoncel (1608–1674). Et si, afin d’obtenir un ensemble comparable à celui de Badiou, on ne garde que les poètes, on s’aperçoit que la sélection de Whitehead s’obtient elle aussi par le croisement de deux axes : — Un grand axe diachronique, tendu de Milton à Whitman et au-delà; — Un petit axe (quasi-)synchronique où se succèdent Wordsworth et Shelley. Milton est cité par Whitehead dans Process and Reality, pour le voyage de Satan à travers le Chaos & la Nuit, alors que le Temps et le Lieu n’existaient pas encore. Comme Whitehead ne nous donne aucune indication sur Whitman, nous sommes réduits à ouvrir les Feuilles d’Herbe à la première page, où nous lisons 52 : C’est la Vie dans l’immensité de ses passions, de sa force et de sa puissance Joyeuse, formée par les lois divines pour la plus libre action, C’est l’Homme Moderne que je chante. (1867) Cette strophe nous permet de comprendre d’abord pourquoi Whitman est présent dès la p. 17 de Conférences sur le Monde Moderne et surtout en quoi Whitman fait pendant à Milton : Nous sommes sortis du Chaos pour entrer dans le règne des Lois divines. Mais quelles sont ces Lois ? C’est sur cette question qu’interviennent Wordsworth et Shelley « les plus profonds penseurs » du Romantisme selon Whitehead (SMW, p. 82). Ces deux Poètes se distinguent d’abord, comme chez Badiou, par leurs options antagonistes au sujet de la Pensée : L’attitude de Shelley face à la science était le pôle exactement opposé à celui de Wordsworth (p. 84). A la place de la méfiance éprouvée par Wordsworth, nous trouvons dans l’esprit de Shelley un véritable amour de la science. Mais là encore, l’essentiel est le rapport aux choses. L’élément principal de la pensée de Wordsworth, d’après Whitehead (p. 83), « c’est la présence mélancolique des collines qui le hante », symbole elle-même d’un mystère plus vaste. « Le plus grand poème
52
Trad. Roger Asselineau, Aubier.
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de Wordsworth est, de loin, le premier livre du Prélude. Il est tout entier hanté par le sens des présences de la nature » : Présences de la Nature dans le ciel Et sur la terre ! Visions des collines 53 Quant à l’univers de Shelley, Whitehead l’illustre par quelques vers choisis dans son Prométhée délivré où il accorde par ailleurs la place principale à la Stance de la Terre : I spin beneath my pyramid of light Which points into the heavens —dreaming delight, Murmuring victorious joy in my enchanted sleep; As a youth lulled in live-dreams faintly sighting, Under the shadow of his beauty lying, Which round his rest a watch of light and warmth doth keep Cette stance, commente Whitehead (p. 85) n’a pu être écrite que par quelqu’un ayant un diagramme géométrique déterminé devant l’oeil intérieur — un diagramme que j’ai eu bien souvent l’occasion de démontrer à mes classes de mathématiques. La Terre —tel est donc le thème commun sur lequel viennent ici se rencontrer les poèmes de Wordsworth et de Shelley, puis de Mallarmé. Mais s’il est vrai que Shelley, en composant sa Stance de la Terre a dans l’esprit un diagramme géométrique, alors le concept même d’ « Age des poètes » se trouve invalidé à l’avance. Hölderlin (1770–1843) et Wordsworth (1770–1850) sont conscrits, et Shelley qui vient ensuite est donc inclus dans l’Age des Poètes. Or le présupposé d’un tel Age, c’est ce que Badiou nomme la « suture » exclusive de la philosophie à la science ou / et à la politique, comme on l’observe dans le Positivisme d’Auguste Comte. L’Age des poètes de Badiou présuppose donc le déclin du grand style d’inspiration mathématique, décrit par Spengler. Mais si une telle inspiration habite la pensée d’un Shelley, alors elle peut a fortiori se retrouver chez un 53
Peut-être ne pouvons-nous « traduire » ici Wordsworth qu'en citant Marceline Desbordes-Valmore : Voilà, mon berceau, ma colline enchantée (Le Livre des Mères, p. 283).
48 J. C. Dumoncel C. S. Peirce. La thèse d’un âge des poètes, se réfute par conséquent d’après la loi de Clavius : S’il y a un âge des poètes à l’époque de Shelley, il n’y a pas d’âge des poètes; donc il n’y a pas d’âge des poètes. Conclusion Les diagnostics portés sur notre époque par Husserl, Spengler et Alain Badiou mettent chacun le doigt sur un problème réel. Husserl a su voir que les mutations des sciences au XXe siècle, en ruinant le Rationalisme de type kantien, faisaient d’autant mieux ressortir la stabilité de la confiance galiléenne en une mathématisation scientifique du monde. Spengler a décrit le déclin du Rationalisme mathématique dans le grand mouvement romantique de l’Idéalisme allemand. Et Badiou a bien vu que l’envers du Romantisme en philosophie serait l’avénement d’un Age des Poètes pour la Pensée. Mais dans tout cela il n’y a « crise » ou « déclin » ou même « âge » critique que par rapport à des repères insuffisants qui sont ceux de l’Idéalisme moderne. Dès La Science & le monde moderne Whitehead a su renouer avec la grande tradition de Platon et de Leibniz au sein de laquelle ces problèmes s’évanouissent. Mais tout en renouvelant ce rationalisme il n’a pas seulement bravé l’interdit platonicien à l’encontre des poètes : il a fait pénétrer dans la Métaphysique le flot vivifiant de leur inspiration. Ainsi l’arche de la philosophie whiteheadienne permet-elle à la Pensée de s’aventurer dans l’avenir en sentant jouer en elle — peut-être pour la première fois — l’intégralité de ses facultés déployées.
Chapitre 3 La réception de Whitehead en France1 Henri Vaillant Ingénieur — Groupe de Recherche sur l’Actualité et la Créativité L’an de grâce 1900, on pouvait lire dans une éminente revue française la déclaration enthousiaste suivante : Puisque M. Whitehead a développé et unifié dans une vaste synthèse le Calcul logique de Boole et le Calcul géométrique de Grassmann, on peut dire qu’il a réalisé le rêve grandiose [de Leibniz], et que son Algèbre universelle n’est pas autre chose que la Caractéristique universelle de Leibniz. Mieux encore, c’est la Mathématique universelle que Descartes voulait substituer à la Logique scolastique, et qui était pour lui la vraie Logique scientifique. Ces rêves prophétiques prennent corps en quelque sorte dans l’ouvrage de M. Whitehead; il fournit un contenu scientifique et des applications positives à ces intuitions divinatrices, qui ont pu longtemps passer pour des chimères de métaphysiciens; il vient donner raison à ces grands rationalistes, en confirmant et en illustrant l’idée cartésienne de la Mathématique conçue comme la science universelle. C’est ainsi que s’exprimait Louis Couturat dans la Revue de Métaphysique et de Morale, un an avant la publication de sa Logique de Leibniz, en conclusion de son étude sur le Traité d’Algèbre Universelle, le gros volume de 586 pages que venait de publier Whitehead deux ans auparavant, et qui à 37 ans consacrait son enseignement des mathématiques et le ferait entrer à la vénérable Aristotelian Society. En 1905, Couturat publiait ses Principes des mathématiques, qui venaient en réponse au livre de Bertrand Russell portant le même titre. Cette conjonction des intérêts devait conduire Russell et Whitehead à collaborer de 1909 à 1913 à l’élaboration des Principia Mathematica. En 1905 encore, Pierre Boutroux, l’auteur de 1
Tous les articles et ouvrages cités dans le texte ont leurs références exactes (ainsi que ceux qui n'auront pu être cités) dans la Bibliographie jointe, chronologique et alphabétique.
50 H. Vaillant L’idéal scientifique des mathématiciens, rendant compte du 2è Congrès de Philosophie, déclarait de son côté : Ce qui caractérise à présent les objets des sciences dites mathématiques, ce n’est pas l’idée de quantité, mais l’idée d’ordre; et si la mathématique peut encore se distinguer de la logique et se définir par son objet, ce sera la science des ensembles ordonnés, la science formelle des relations d’ordre, et par suite n’est qu’une application de la logique des relations. Dans ce contexte, pouvait-on rêver meilleure introduction de Whitehead en France dans les milieux intellectuels ? En 1920, Whitehead publiait à Cambridge The Concept of Nature, et deux ans plus tard paraissait en France Durée et simultanéité, dans lequel Bergson, habituellement avare de compliments, déclarait que cet ouvrage, qui tient compte de la théorie de la Relativité, est certainement un des plus profonds qu’on ait écrits sur la philosophie de la nature […] livre admirable […] œuvre d’un mathématicien philosophe qui affirmait la nécessité d’admettre une advance of Nature et rattachait sa conception à la nôtre. Jean-Jacques Latour, qui évoque ces faits en 1966 dans une étude sur « La Nature dans la pensée de Whitehead » 2, note que Ce n’est pas chez Bergson l’enthousiasme d’un seul instant; 12 ans plus tard, [dans] La Pensée et le Mouvant, il tient encore Whitehead pour « un penseur profond, venu des mathématiques à la philosophie », et renvoie pour l’analyse de la parenté de cette philosophie avec la sienne, à la publication récente alors d’une étude de Jean Wahl. Et J-J. Latour de noter que « faisant ainsi en France une remarquable entrée, la philosophie de Whitehead n’y éveilla que peu d’écho ». Le livre de Whitehead était en effet un « livre difficile ». Par ailleurs, Bergson ces années-là allait s’opposer à Einstein dans sa conception du temps, et trouvait en Whitehead un allié, bien qu’en fait ce dernier, reconnaissant comme Bergson que « la perception était première, présupposée à toute analyse physique et construction mathématique », néanmoins considérait, contrairement à Bergson, que la perception ne 2
Etude détaillée de l'ouvrage The Concept of Nature de Whitehead.
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pouvait être rendue intelligible que par la formalisation abstraite, et qu’il était nécessaire de jeter un pont entre les données sensibles immédiates et les notions fondamentales de la physique mathématique — la spatialisation de l’intelligence n’était donc pas pour lui une tare aussi irrémédiable que pour Bergson. Il était en cela plutôt d’accord avec B. Russell, qui déclarait de son côté dans son Logical Atomism : Les méthodes techniques de la logique mathématique […] me semblent très puissantes, et capables de fournir un nouvel instrument pour étudier de nombreux problèmes restés jusqu’ici soumis au vague philosophique. Et en 1923, un élève de Russell, Jean Nicod, présentait à Paris une thèse sur La Géométrie dans le monde sensible dans laquelle, avant de développer sa méthode propre, il exposait la méthode d’abstraction extensive de Whitehead. Évidemment, Whitehead se situait ainsi à un niveau tel qu’il s’adressait au milieu restreint des mathématiciens et des philosophes. Mais ces reconnaissances successives le plaçaient parmi les plus grands. Pour être reçu, pour être accueilli, il faut le plus souvent être bien introduit : Newton l’avait été par Voltaire, Locke par les critiques de Leibniz; William James voyait son Pragmatisme traduit presque immédiatement et préfacé par Bergson. Mais ceci ne vaut que si l’on est aussi compris du grand nombre, or quand il y a en outre l’obstacle de la langue, celui-ci n’est surmonté le plus souvent que par les milieux restreints des spécialistes, à moins d’avoir eu l’honneur d’être traduit et diffusé dans le grand public. L’exemple de la réception universelle d’Einstein est frappant à ce sujet : tous les efforts de traduction et d’édition ont été réunis pour mettre ses écrits, même les plus difficiles, à la portée du grand nombre. Son exemple montre qu’un scientifique ou un philosophe, pour être dit reçu (bien ou mal), ne doit pas se contenter d’être analysé et critiqué par « les milieux scientifiques ou philosophiques spécialisés », lecteurs de revues à diffusion restreinte. On ne peut à ce sujet que louer les efforts déployés par des Bernard d’Espagnat, Ilya Prigogine, Isabelle Stengers ou René Thom pour se rendre accessibles au plus grand nombre.
52 H. Vaillant Or que se passe-t-il, aujourd’hui, en ce qui concerne Whitehead, l’un des rares qui ait eu la capacité de présenter une interprétation philosophique de la Relativité différente de celle d’Einstein ? 132 ans après sa naissance, 46 ans après sa mort, essayez-donc de trouver en France, dans les meilleures librairies, une seule introduction générale « grand public » à Whitehead, dans les collections accessibles du genre Seghers, P.U.F Philosophes, ou au Seuil, là ou l’on trouve facilement un Berkeley, un Hume, un Schelling, un James ou un Russell : Whitehead est le grand absent ! Pourtant la première traduction d’une de ses œuvres a été française : La Science et le monde moderne dès 1930; mais sans aucune préparation ni introduction, sa partie théorique, inévitablement mal traduite, y est incompréhensible. Il en alla de même pour Le devenir de la religion, traduit par Ph. Devaux en 1939 : dans sa Préface, le traducteur annonçait bien la publication d’une étude en deux volumes sur La cosmologie de Whitehead, mais celle-ci n’a jamais vu le jour. Seuls trois essais furent encore traduits par Ph. Devaux en 1969 sous le titre de l’un d’eux, La fonction de la raison, recueil dans lequel l’étude sur le Symbolisme, contemporaine de Process and Reality, ne peut être comprise qu’en liaison avec cette œuvre maîtresse de Whitehead, non traduite à ce jour (une équipe y travaille pour les éditions Gallimard). Ces quelques traductions étant toutes d’ailleurs depuis longtemps épuisées. Avant que paraisse enfin l’an dernier Aventures d’Idées aux éditions du Cerf, le lecteur français ne disposait donc pour prendre connaissance de Whitehead (en dehors des trois thèses dont nous parlerons, et des revues spécialisées) que de quelques présentations générales, la chronique du Temps de Louis Lavelle de 1932, rééditée chez Albin Michel en 1967 dans le Panorama des doctrines p h i l o s o p h i q u e s , l’ouvrage de Bochenski La philosophie contemporaine en Europe (Payot 1967), qui consacre quelques pages à Whitehead, deux pages dans le Que sais-je ? de 1963 sur L a philosophie anglaise et américaine, une colonne dans l’Encyclopedia Universalis de 1968, due à Jean Wahl, et deux pages dans l’Histoire
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de la Philosophie en trois tomes de la Pléiade. On peut encore citer en 1964 une étude de 30 pages assez lyriques d’Enzo Paci dans Les Grands courants de la pensée mondiale contemporaine, chez Fishbacher, qui rapproche Whitehead et Husserl, et en 1967 chez le même éditeur 5 pages de P. Ginestier dans un Tableau de la philosophie contemporaine. Mais Whitehead est difficilement classable, et assez curieusement, en 1954 Georges Deledalle, au début de son Histoire de la philosophie américaine (éd. P.U.F), explique pourquoi il n’étudiera pas la philosophie de Whitehead « parmi les grands philosophes des Etats-Unis » : Parce que ce Victorian Englishman ne commença son « aventure » américaine qu’à l’âge de 63 ans […] et que le monde l’avait déjà « classé » parmi les brillants logiciens de l’Ecole de Cambridge (Angleterre) avec Russell et Moore […] S’il est vrai que Whitehead put en Amérique élaborer un système philosophique dont l’Amérique peut être fière, la source de cette philosophie n’est pas américaine, mais anglaise, et son caractère « organique » n’a pas pour origine l’évolutionnisme biologique, comme c’est le cas pour la plupart des philosophies américaines, mais la physique mathématique de la relativité.(pp. 3-4) En 1983, dans sa nouvelle Philosophie américaine, (éd. L’Age d’Homme) il cite Whitehead seulement à propos de Charles Hartshorne et de Paul Weiss, et lui consacre deux pages en Appendice avec trois autres « cas » : Marcuse, Maritain et Santayana. Il reconnaît cependant ici que verbalement la philosophie de Whitehead a un ton nettement « américain ». C’est seulement dans le cadre d’une comparaison avec John Dewey qu’en 1967 G. Deledalle avait donné une analyse de « l’expérience organique de Whitehead ». En 1964, à l’occasion d’un volume de Mélanges en l’honneur de Charles Hartshorne intitulé Process and Divinity 3, George Kline, qui avait publié en 1961 un Numéro Spécial du Journal of Philosophy pour le centenaire de la naissance de Whitehead, présentait une étude 3
The Hartshorne Festschrift, Process and Divinity, Philosophical Essays presented to Charles Hartshorne and edited by W. L. Reese & E. Freeman, Open Court Publishing Cy, Lasalle, Illinois, 1964.
54 H. Vaillant détaillée sur « Whitehead dans le monde non-anglophone » 4, dans laquelle une place importante était faite à Jean Wahl, Felix Cesselin et Philippe Devaux. Dans cette étude, sa méthode d’approche consiste à aborder chez les différents auteurs les différents aspects de la pensée de Whitehead, classés sous 5 rubriques : 1. Méthodologie et Philosophie de la Science, 2. Théorie de la connaissance : Expérience et perception, 3. Métaphysique et cosmologie, 4. Théologie philosophique, 5. Philosophie de la Civilisation, Ethique, Esthétique et Théorie de l’éducation. Ce qui conduit à un tableau intéressant, mais éclaté et non historique de la pensée de Whitehead. Dans sa conclusion, il notait pour la France : En dépit du corpus croissant de traductions et de commentaires en langue française, Whitehead reste bien moins connu et influent dans la communauté philosophique de langue française que, disons, Bergson parmi les philosophes de langue anglaise. Les Français, comme le disait le Pr Randall, ont tendance à être provinciaux dans leur universalisme. Je pense qu’il est peu vraisemblable que la pensée de Whitehead aura un plus grand impact sur la philosophie française dans un proche avenir. Ceci n’est évidemment pas une raison pour que les étudiants et chercheurs n’aillent pas de l’avant dans la tâche de traduction, d’interprétation et de critique des œuvres philosophiques de Whitehead. Quant à nous, dans les limites de ce bref exposé d’introduction, il nous a semblé préférable de conserver l’autonomie de l’approche des divers commentateurs, philosophes ou théologiens, et des revues dans lesquelles ils s’expriment, en marquant suivant les périodes les aspects de la pensée de Whitehead auxquels ils s’intéressent. La bibliographie, s’étalant sur presque un siècle, est importante, mais n’a cependant rien de comparable à celle des Etats-Unis (A. Parmentier, 4
La traduction de cette étude est disponible sur demande.
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déjà en 1968, relevait dans sa bibliographie pas moins de 67 thèses sur Whitehead !). On peut la diviser en 3 périodes marquées par deux charnières : I. L’avant-guerre 39-45, correspondant au vivant de Whitehead. II. De 1948 jusqu’aux thèses d’A. Parmentier et J. M. Breuvart (19681976). III. Enfin, les deux dernières décades, marquées par l’entrée en scène de la « Process Theology » en France. Whitehead en France de son vivant Dans la première période donc, nous avons vu le mathématicien introduit par Couturat, le philosophe de la Nature par Bergson, et le philosophe spéculatif, le métaphysicien, introduit par Jean Wahl. D’autres commentateurs, dont Philippe Devaux, analysent le contexte en présentant à plusieurs reprises le courant néo-réaliste anglais. Lorsque La Science et le monde moderne de Whitehead paraît chez Payot en 1930, plusieurs ouvrages de Bertrand Russell ont déjà été traduits, en 1901, 1922, 1926, et en 1928 les éditions Vrin avaient publié Notre connaissance du monde extérieur, conférences de 1914 dans lesquelles Russell utilisait à sa manière la méthode d’abstraction extensive de Whitehead, ce qui sera d’ailleurs l’une des causes de leur rupture 5. Philippe Devaux fut à cette époque d’abord le traducteur de Russell avant d’être celui de Whitehead, et en 1939, présentant « L’esprit du néo-réalisme anglais », il observait : Pendant que se poursuivait l’admirable essor de la philosophie française de ces 40 dernières années, la renaissance du réalisme offrait partout ailleurs, et plus spécialement dans les pays anglosaxons, de substantiels sujets de réflexion. Attelée à d’autres 5
Dans son Autobiographie, Russell note ceci mit fin à notre collaboration, mais P. J. Hurley (PS 9, 1-2, 1979) dans une étude sur « Russell, Poincaré et Whitehead » note que la position pacifiste de Russell pendant la Première Guerre mondiale doit avoir eu quelque chose à voir avec la fin de leur collaboration, et il se peut que cela ait contribué au ton de la lettre de Whitehead, écrite le 8 Janvier 1917.
56 H. Vaillant tâches, fascinée par l’ampleur irrésistible du bergsonisme, la pensée française suivait un peu distraitement l’évolution de cette renaissance, se réservant d’y accorder de l’intérêt quand ce mouvement aurait pris toute la consistance des grands courants philosophiques antérieurs de l’étranger. Ce moment paraît devoir être bien proche. Hélas, la guerre allait tout bouleverser. La même année, dans la Préface de sa traduction de Religion in the Making 6, Ph. Devaux notait : Un seul ouvrage de M. Whitehead, La Science et le Monde Moderne, un des plus populaires sans conteste et le tout premier de [la] période américaine, a connu jusqu’à présent les honneurs de la traduction française, alors que beaucoup de travaux anglais de philosophie des sciences, pour ne citer que ceux d’Eddington et de Jeans ou ceux de Bertrand Russell, élève et collaborateur de la première heure de Whitehead, ont déjà atteint chez nous grâce aux traductions un public étendu. De sorte que si M. Jean Wahl n’avait pas consacré un essai pénétrant à son œuvre, le nom de M. Whitehead serait demeuré confiné dans le cercle étroit des spécialistes de l’algorithme dont il relevait d’abord exclusivement, et la réelle valeur de sa contribution au progrès philosophique nous eût à peu près échappé. Le philosophe de Cambridge n’en est pas moins, avec Alexander, un des plus hardis métaphysiciens de notre temps. Dans Religion in the Making, Whitehead écrivait en 1926, marquant les limites de la science et les ouvertures dont elle était porteuse : […] la science avait fait son apparition. Elle se présentait comme un système de pensée organisée. A beaucoup d’égards, elle joua le rôle d’une théologie, par là-même qu’elle trouvait réponse aux questions habituellement posées par les théologiens. La Science a suggéré une cosmologie. Et suggérer une cosmologie, c’est suggérer une religion. (RM 141, souligné par nous)
6
Qu'il traduit « Le devenir de la religion », titre que critique A. Parmentier : une meilleure traduction serait celle que donne A.-L. Leroy en 1961 : La religion en train de se faire, ce qui n'est pas tout à fait la même chose !
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Dans cette période, on ne doit pas sous-estimer l’importance que pouvait avoir en France Emile Meyerson en philosophie des sciences (à tel point qu’Etienne Gilson considérait qu’il avait tout dit de façon irréfutable !). Dans La déduction relativiste, il attaquait le « panmathématisme » des relativistes, et dans les trois volumes de son Cheminement de la Pensée, il s’en prend au logicisme, et nommément à Whitehead qu’il accuse de remettre en cause Aristote, le réalisme scientifique, le sens commun, et de vouloir réintroduire les qualités secondaires. Finalement, Meyerson faisait appel au consensus des esprits en déclarant que ce n’est que dans le cas où la profonde innovation tentée par M. Whitehead réussirait, c’est-à-dire où il serait avéré que les physiciens […] se sont réellement mis à penser selon ce schéma, que nous devrions à notre tour le scruter pour chercher à en tirer des conclusions intéressant notre domaine.(§ 78 : Le Physicien, M. Whitehead et M. Bergson) C’était montrer là un esprit plutôt conservateur, ce qui en science, comme en philosophie, n’est pas très créateur ! Par contre, Maurice Nédoncelle, en 1934, dans un chapitre sur « Réalisme et religion chez Whitehead », considère que ses études en philosophie de la science sont écrites avec une clarté et une simplicité magnifiques, pour faire mentir sans doute la renommée d’obscurité qui lui a été faite. Car il partage avec Héraclite l’honneur d’être ténébreux et celui d’être concis. et il insiste, dans ce contexte, sur « la situation métaphysique qui exige Dieu » en concluant ainsi son étude : C’est une révolution qui n’a pas eu d’analogue depuis l’époque de Descartes. Ce qu’un Leibniz avait accompli en mettant de l’infini dans la perception, Whitehead le fait en rapportant la perception à la préhension. Avec Alexander et Whitehead, l’Angleterre a donné au monde deux penseurs dont l’originalité n’apparaît pas encore faute d’un recul suffisant. Mais c’est incontestablement à Jean Wahl que l’on doit en 1931 la meilleure introduction à la pensée de Whitehead, rééditée en 1932 chez Vrin sous le titre Vers le Concret. Dans son introduction, Jean
58 H. Vaillant Wahl réunit William James, Whitehead et Gabriel Marcel en expliquant qu’il ne s’agit pas d’une rencontre arbitraire due aux hasards de l’édition. La philosophie spéculative de Whitehead est une étude ouverte, et complète dans la mesure où Aventures d’idées (1933) n’avait pas encore été publié, ni Modes of Thought (1938). On ne peut ici que mentionner les titres des onze chapitres, pour en saisir l’ampleur : Attitude générale de Whitehead; Formation du matérialisme et sa critique ; L’espace et le temps; L’espace-temps, les événements ou préhensions ; Le mode d’efficacité causale; La philosophie de l’organisme ; Les objets ; L’énergie éternelle et la valeur ; Dieu ; Whitehead dans l’histoire de la philosophie. Et pour finir Jean Wahl énonce quelques difficultés que présente la théorie de Whitehead. Il serait tout-à-fait bien venu que cet ouvrage soit réédité. Premiers développements (1948-1968) Après la Guerre 39-45, les choses changent, en France l’existentialisme bat son plein, puis le structuralisme, et dans le monde la guerre froide. Whitehead est mort le 30 Décembre 1947 à l’âge de 86 ans. J’ose à peine citer les deux premiers écrits de cette période qui figurent en France dans les bibliographies : le premier est la plaquette de M. Béra, « A. N. Whitehead, un philosophe de l’expérience » publiée chez Hermann. George Kline le cite en tête de son étude comme un exemple regrettable, et heureusement non typique parmi les commentaires européens sur Whitehead : truffé d’erreurs matérielles, d’interprétations fantaisistes ou tendancieuses 7, au nom d’un rationalisme scientifique étroit qu’il définit ainsi : il n’y a pas de vérité en dehors de la science. On retrouvera une position à peine plus nuancée en 1966 chez Karl deux Popper 8 qui classe Whitehead avec Toynbee comme l’un des philosophes irrationalistes les plus influents de notre temps, en danger de mysticisme intellectuel, et affirmant que Hegel a enseigné à 7 8
Nous renvoyons au texte même de Kline qui rétablit la vérité des faits. La Société ouverte et ses ennemis, trad. Seuil, 1979.
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Whitehead le moyen facile de se dérober à la critique kantienne, alors que Whitehead a lui-même reconnu n’avoir lu de Hegel que quelques pages sur les mathématiques ! Le second exemple « regrettable » mais bien typique d’un certain style de l’époque, est un article de Harry K. Wells dans La Pensée de 1950 : il suffit d’en citer deux brefs passage. L’article commence ainsi : Dans le cadre de l’effort impérialiste des Etats-Unis pour conquérir la domination du monde à l’aide de ces deux instruments jumelés : la guerre et le fascisme, on constate aujourd’hui en Amérique un essai concerté de faire jouer les Arts, les Sciences et les professions intellectuelles comme autant d’armes anti-populaires aux mains de la réaction Puis, au hasard du texte : Avec Royce, l’idéalisme objectif est franc et religieux, mais dans les œuvres de Whitehead et Northrop, il se camoufle en naturalisme […] Whitehead donne une aide directe à la religion […] c’est la religion qui devient la seule réponse possible aux problèmes de la physique. Mais soyons sérieux ! En 1947 paraissait le premier Cahier du Collège Philosophique intitulé : Le Choix, le Monde, l’Existence, comprenant quatre études, de Jean Wahl, d’A. de Waelhens, de J. Hersch et d’E. Levinas, et dans sa présentation, Jean Wahl d’emblée marquait la place de Whitehead : L’Europe, tout l’Occident, le monde entier, après cette terrible période, cherchent - entre bien d’autres choses - où en est la pensée, où en est la philosophie. Jamais plus qu’aujourd’hui les yeux ne se sont tournés vers Paris. Paris doit être égal à tout ce qu’on en attend. C’est au retour d’Amérique que l’idée est venue de créer à Paris un centre national et international de philosophie vivante où les tendances les plus diverses, philosophie classique, philosophie bergsonienne, marxisme, philosophie de l’existence, philosophie de Whitehead, et, si possible, sinon tout de suite, du moins plus tard, positivisme logique, psychologie des formes, psychanalyse seraient représentées.
60 H. Vaillant C’est en 1950, encouragé par Jean Wahl, que Félix Cesselin présente sa thèse sur La Philosophie organique de Whitehead, éditée aux Presses Universitaires de France, précédée par deux articles dans la Revue de Métaphysique et de Morale, l’un qui présente les Essais sur la Science et la Philosophie parus aux Etats-Unis en 1947, l’autre intitulé « La bifurcation de la nature », où Cesselin montre que le refus du dualisme chez Whitehead — en particulier en phénomène et noumène, en substance spirituelle et substance matérielle — fait partie de son opposition à Kant, de son refus de la séparation du sujet connaissant et de l’objet connu, et de son opposition à la philosophie d’Einstein, lequel est profondément kantien. Il décrit ainsi le courant dans lequel s’inscrit Whitehead : Cette rapide esquisse de l’histoire de l’idée de bifurcation nous montre que pendant fort longtemps la philosophie n’a pas réussi à surmonter l’antinomie qu’elle contient. C’est certainement le grand mérite de la philosophie contemporaine, ou plutôt de philosophies pourtant divergentes par ailleurs, d’avoir comblé ce hiatus. Des courants aussi divers que la phénoménologie et l’existentialisme, le néo-thomisme, le néo-réalisme anglo-saxon avec surtout Whitehead et B. Russell, la pensée de Bergson, se rencontrent pour proclamer l’intentionnalité et l’immédiateté de la conscience; il est même étrange et curieux que certains phénoménologues et existentialistes aujourd’hui tiennent en si peu d’estime la philosophie de Bergson, de même qu’il pouvait paraître anormal hier qu’un néo-thomiste comme M. Maritain attaquât cette même philosophie. Ne se rencontrent-ils pas pourtant tous sur le problème essentiel de la philosophie, lorsqu’ils s’accordent à reconnaître qu’il n’y a pas à « reconstruire » le réel, que nous sommes immédiatement dans les choses, que l’homme est l’être-dans-le-monde ? Mais Kline souligne que Cesselin est particulièrement malheureux en suggérant que Whitehead aurait dû rejeter la perception selon l’immédiateté présentationnelle comme une illusion « au même titre que le temps spatialisé de Bergson ». Dans les années 50, on assiste aussi à l’intervention sur la scène française de Charles Hartshorne, qui présente deux études, l’une dans
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la Revue de métaphysique et de morale sur « Le principe de relativité philosophique chez Whitehead », l’autre dans les E t u d e s Philosophiques sur « La philosophie de la religion aux Etats-Unis » dans lesquelles il aborde de front, philosophiquement, les questions du Dieu personnel (société d’entités actuelles), du Dieu créateur et du principe de Créativité, en concluant : Il m’arrive quelquefois de penser qu’il y a deux grandes réalisations de notre époque, dans l’ordre intellectuel : la nouvelle physique non-classique et la nouvelle théologie nonclassique […] La divine actualité n’est pas impassible, mais infiniment sensible, dans sa réceptivité, aux événements du monde. En 1959, paraissait dans le revue Dialectica une étude très intéressante de Maurice Gex, sur La philosophie d’inspiration scientifique, prenant Whitehead en exemple, ainsi que Raymond Ruyer. Ce dernier, qui ne cite jamais Whitehead, présente de forts accents whiteheadiens lorsqu’il parle par exemple, dans Dieu des religions, Dieu de la Science 9, du « partage de la créativité » en ces termes : Dieu se partage. Il partage le pouvoir créateur entre des centres de création multiples et hiérarchisés, par lesquels les idéaux s’enveloppent sans s’emboiter rigoureusement. L’agent premier et l’idéal dernier, qui correspond alors à l’idée qu’on se fait communément de Dieu, n’a plus désormais tout pouvoir, car donner et retenir ne vaut […] Dieu n’est plus tout-puissant […] Il guide par persuasion […] Il est alors l’idéal qui permet les idéaux, et l’éternel qui permet le temporel. (pp. 132-133) On pense ici au livre de Lewis S. Ford, The Lure of God : L a séduction de Dieu […] L’année 1961 fut celle du centenaire de la naissance de Whitehead, et la Revue Internationale de Philosophie fut la seule à lui consacrer en Europe un Numéro spécial, dans lequel Philippe Devaux présenta une étude sur « Le bergsonisme de Whitehead », qui se terminait ainsi :
9
Flammarion, 1970.
62 H. Vaillant Que si l’on nous parle encore du bergsonisme de Whitehead, qu’il soit entendu que c’est comme lorsqu’on nous parle du cartésianisme de Leibniz. Il avait souligné auparavant que Russell ne pouvait manquer de s’accommoder de cette version expéditive du « bergsonisme de Whitehead » à une époque où les vicissitudes de la vie avaient terni les accords profonds conclus au temps des Principia Mathematica… Mais Whitehead et Russell étaient des hommes courtois qui connaissaient leur valeur respective et savaient manier l’humour - ce que montre l’anecdote suivante, que cite en 1988 G. R. Lucas dans la revue Process Studies en point de départ d’une très sérieuse étude : en 1940, lors d’une série de conférences que donnait Russell à Harvard, c’était Whitehead, âgé de 79 ans, qui présentait le conférencier, et Whitehead terminait sa courte introduction par ces mots : Bertie pense que j’ai l’esprit confus (muddleheaded); eh bien alors, je pense que lui est simple d’esprit (simpleminded) En cette année 1960-61 de commémoration, Whitehead allait connaître les honneurs de la Sorbonne en devenant auteur du programme en Histoire de la Philosophie avec Aventures d’Idées, Jean Wahl l’étudiait dans ses cours, et Merleau-Ponty lui avait consacré une heure ou deux 10 dans un cours sur L’idée de Nature . Notons encore la conférence magistrale d’André Louis Leroy au Centre International de Synthèse, intitulée « Science et Philosophie chez A. N. Whitehead », dans laquelle il observe que la science constate la présence spontanée de desseins dans le monde […] De nouveaux types logiques s’affirment; une nouvelle hiérarchie de catégories se fait reconnaître, soit des notions ultimes, qui sont développées dans le sens des synonymes chose, être, entité, soit des catégories d’existence, soit encore des catégories d’application, soit enfin des catégories de l’obligation (SMW 64) […]le philosophe procède à l’inverse du savant […] il s’élève aux notions génériques qui dominent les notions 10
Cf. M. Merleau-Ponty, La Nature, Notes, Cours du Collège de France, texte établi par D. Séglard, Seuil, coll. Traces écrites, 1995, pp. 153 & svtes.
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spécifiques étudiées par les sciences; car aucune de ces notions ne révèle tout son sens, si nous ne découvrons ses rapports au monde tout entier […] Pour le philosophe, il y a une créativité et un dessein dans l’univers, qui ne sont certainement pas de nature anthropomorphique, encore que nous ne puissions pas définir positivement leur nature […] Savants et philosophes s’accusent donc réciproquement de se voler leurs idées capitales. Citons aussi, dans ce vaste domaine des relations entre science, philosophie de la nature et cosmologie, les articles de Georges Hélal de 1963 et 1969, et son ouvrage de 1979, La philosophie comme panphysique, qui est l’étude la plus complète en français de la première philosophie de la nature de Whitehead; J. M. Maldamé en a fait la recension en 1981 dans la Revue Thomiste. Dans ce domaine, rappelons aussi l’étude de J. J. Latour du Concept of Nature, qui est remarquable car le livre est difficile : cette étude se situe dans le cadre des Recherches de Philosophie de l’Institut Catholique de Paris (Idée de monde et philosophie de la nature,1966), qui s’est prolongé récemment par un colloque sur Les transformations actuelles du discours sur la nature, et l’ouvrage de 1992, De la physique classique au souci écologique, avec entre autres un remarquable article de Jean Ladrière rappelant que si, pour Whitehead, la nature est de caractère événementiel, on peut parler d’une historicité de la nature […] et renouer avec la problématique antique de la cosmogenèse, ce qui n’est pas sans rappeler Teilhard de Chardin, et le parallèle que fait en 1984 Nicole Bonnet dans les Archives de Philosophie entre Teilhard et Whitehead. Mais pour rester encore dans cette période des années 60, mentionnons d’une part la traduction française en 1970 du livre d’Erwin Laszlo La métaphysique de Whitehead, Recherche sur les prolongements anthropologiques, que dans une recension américaine 11 Alix Parmentier considéra trop structuraliste et ne faisant pas une juste place à la métaphysique et à Dieu chez Whitehead.
11
Dans le premier numéro de la nouvelle revue Process Studies, 1970.
64 H. Vaillant Je terminerai l’évocation de cette période en citant la Préface de Philippe Devaux à sa traduction en 1969 de La Fonction de la Raison, dans laquelle il fait en quelque sorte le point sur l’apport de Whitehead à la pensée universelle : En se détachant du scientisme radical, sans récuser pour autant les fruits des méthodologies des sciences dans chacune de leurs visées spécialisées, Whitehead s’ingénie à contester le bien-fondé de ce qui, dans la cosmologie moderne communément acceptée, ressortit au simplisme matérialiste mécaniste et aux variétés du positivisme ou d’évolutionnisme. Il leur oppose l’expérience empirique de la conduite humaine envisagée globalement, toujours orientée, finalisée, en voie de former et d’exécuter un projet, toujours insérée dans un milieu environnant et rétroagissant avec plus ou moins de rigueur et de bonheur sur ce dernier. Il ironise sur « les savants animés par l’intention de prouver qu’ils sont dépourvus d’intention », comme ils imaginent par discipline méthodique la nature. Il reproche doucement au scientisme sa « fallacieuse universalité » et à la cosmologie que celui-ci propage, de perdre de vue la complémentarité entre causalité efficiente et finale […] C’est à une conversion qu’il nous invite. L’expérience concrète est complexe. Soit. Mais c’est de là qu’il faut partir. En métaphysique s’entend […] De 1968 à 1994 Incontestablement une nouvelle période s’amorce avec la publication en 1968 et 1976 des grandes thèses d’Alix Parmentier et de JeanMarie Breuvart. Non pas qu’en 68 la parution du gros ouvrage de 600 pages La philosophie de Whitehead et le problème de Dieu ait fait une révolution, ce mois de Mai là ne s’y prêtait pas ! Mais il faisait date, et deux ans plus tard les Archives de Philosophie publiaient la traduction du compte-rendu qu’en avait fait Charles Hartshorne lui-même dans The Thomist, dans lequel il déclarait que Whitehead est ainsi rendu accessible en français comme il ne l’était pas jusqu’ici dans aucun langage européen […] Les cent pages consacrées aux premiers écrits et à ceux des années intermédiaires aideront à écarter quelques conceptions absurdes
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sur les changements survenus dans la pensée de Whitehead, par exemple qu’il serait devenu un métaphysicien et un philosophe parce que son fils avait été tué à la guerre [allusion encore aux allégations de M. Béra en 1948]. A. Parmentier accompagnait sa thèse l’année suivante de deux articles dans la Revue de Théologie et de Philosophie, et ensuite la continuité (ou la relève) était assurée par J. M. Breuvart, qui produisait coup sur coup en 70 et 71 sa thèse de 3è cycle Procès et éternité dans la philosophie de Whitehead, deux articles denses : « Place et rôle de la religion dans la pensée de Whitehead », et un « Whitehead et Leibniz ou une certaine mort de Dieu » qui était tout à fait d’actualité. En 1975 s’y ajouta un article sur la notion de préhension, et en 1976 la grande thèse sur Les directives de la Symbolisation, dans laquelle il marquait une certaine distance par rapport à Whitehead, compte tenu de la comparaison avec Hegel en arrière-fond. Ce n’est pas ici le lieu d’analyser ces travaux, mais peut-être de mentionner encore le rôle incitateur joué par Jean Ladrière, qui en 1984 publiera un remarquable Aperçu sur la Philosophie de Whitehead dans la Bibliothèque philosophique de Louvain. J. F. Malherbe par ailleurs publiera l’année suivante une étude sur Le langage théologique à l’heure de la science, dans lequel Whitehead est vu avec le regard de Jean Ladrière. Ceci fait la transition avec l’apparition d’un certain intérêt des théologiens pour la philosophie du Process, depuis que ce courant s’était largement ouvert à la théologie aux Etats-Unis. C’est la revue Concilium qui semble avoir été la première en 1972 à introduire en France l’expression de Théologie du Process, par un article du théologien protestant John Cobb sur La philosophie du devenir, puis en 1977 du catholique Robert Mellert sur Théologie du Process et être personnel de Dieu. En 1975, une étude de Ewert Cousins était éditée sur La Temporalité de Dieu dans le cadre des colloques Castelli. Ce n’était qu’un début, d’autres études suivront, mais je ne voudrais ici que repérer quelques courants différents, qu’on pourrait désigner par : Fribourg, Toulouse, Louvain, Montpellier. C’est ainsi que de 1972 à 1975 M. D. Philippe faisait paraître les copieux volumes de philosophie sur L’Etre, et De l’Etre à Dieu, où il situe les positions de
66 H. Vaillant Whitehead dans le cadre d’une topique historique abondante, en compagnie de Bergson, James, Teilhard de Chardin, Alexander et de beaucoup d’autres, et dont la conclusion est la suivante : Nous sommes donc bien en face d’une sorte de panthéisme, puisque Dieu est posé comme un élément explicatif essentiel de l’univers et de la personne humaine, comme celui qui propose à l’univers et à l’homme leur finalité. Le principe ultime demeure la créativité, ce par quoi toute entité actuelle, à commencer par Dieu, se crée elle-même. Sous cet aspect on comprend qu’en un sens on puisse dire que la vision de Whitehead n’est pas un panthéisme, mais un athéisme 12 : car Dieu est posé comme le premier vivant, mais relatif à la créativité et relatif à toutes les autres entités actuelles; et au-delà de Dieu, il y a la créativité (la catégorie de l’Ultime), qui n’est elle-même qu’un principe abstrait […] Cependant, il s’agit plus d’une sorte de panthéisme poético-métaphysique 13, que d’un athéisme, étant donné le sens religieux qui est sous-jacent à toute la philosophie de Whitehead (De l’Etre à Dieu, pp. 214) Pour marquer une autre attitude, je ne citerai que l’admirable étude de J. Van der Veken : Dieu et la Réalité, parue dans la R e v u e Théologique de Louvain de la même année, qui se trouve être pratiquement une réponse directe à la citation précédente : Il est […] remarquable que pour Whitehead la catégorie ultime de la métaphysique (le Devenir créateur ou « Creativity » et Dieu ne coïncident pas. Ceux qui seraient tentés d’accuser Whitehead de panthéisme peuvent être rassurés : une philosophie pour laquelle la notion ultime de la métaphysique et Dieu ne coïncident pas évite plus facilement le panthéisme qu’une philosophie de la participation ou de l’être absolu. Whitehead estime qu’un usage malencontreux s’est instauré dans la 12
Mis en relief par nous, car M. D. Philippe est ici le seul (à notre connaissance) à déclarer Whitehead athée. 13 C'est avec des arguments semblables que Teilhard de Chardin s'était trouvé exilé en Chine, à l'époque même où, venant d'arriver sur le continent américain après avoir quitté à 63 ans la vieille Europe, Whitehead publiait La Religion en train de se faire.
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philosophie du Moyen-Age et des temps modernes qui veut qu’on fasse à Dieu des « compliments métaphysiques ». Il a été conçu comme le fondement métaphysique ultime de toute activité dans l’univers. A se risquer sur cette voie on doit nécessairement attribuer à Dieu tant le bien que le mal […] Je citerai encore M. Van der Veken, qui situe ainsi la position philosophique de Whitehead : L’Univers (ou la Réalité) pour Whitehead n’est pas une substance, conçue à la façon du monisme spinoziste […] Whitehead est sans doute plus proche de Leibniz en acceptant une pluralité d’entités actuelles […] Si Leibniz est le Newton de la philosophie du Procès, Whitehead est son Einstein. Je renvoie aussi à cette même étude pour évoquer une image décrivant le processus traditionnel de la relation à Dieu, où celui-ci joue le rôle de l’arbre impassible. Je voudrais aussi évoquer la parabole musicale du chef d’orchestre utilisée par André Gounelle à la fin de son article de 1980, Dieu selon la « Process Theology », et citer son ouvrage remarquable, malheureusement édité en N° Spécial immédiatement épuisé de la revue Etudes Théologiques et Religieuses de Montpellier, Le dynamisme créateur de Dieu. Parlant tout-à-l’heure de Toulouse, je pensais évidemment aux études de J. M. Maldamé dans la Revue Thomiste, où philosophie et théologie entrent également en interaction : dans son étude de 1986 sur Cosmologie et théologie, étude de la notion de création dans la théologie nord-américaine du Procès, il déplore le refus de Whitehead d’accepter la notion traditionnelle de création ex nihilo, se situant ainsi au cœur des divergences entre les interprétations théologiques de la vision du monde de Whitehead. Je citerai encore le théologien américain Joseph Bracken, qui dans Concilium en 1984 et dans ses autres ouvrages, tente une réconciliation entre le Dieu du Process et le Dieu Trinitaire classique, tandis que Hans Küng, en 1981, tentant de répondre en plus de 900 pages à la question : Dieu existe-t-il ? reprochait au contraire à Whitehead de créer la confusion en rapprochant trop Dieu du monde.
68 H. Vaillant Il ne faudrait pas penser cependant que cet intérêt accru manifesté par des théologiens ait éclipsé les études proprement scientifiques, philosophiques et épistémologiques de la pensée de Whitehead : citons celles de J. C. Dumoncel sur « Whitehead et le Cosmos torrentiel », de Tom Rockmore, de James Bradley dans les Archives de Philosophie de Janvier-Mars 1994, celle de W. Welten, s.j. dans Gregorianum sur « Whitehead, Einstein et la relativité : l’uniformité de l’Espace-temps » […], celles de J. Vuillemin dans La Logique et le monde sensible, où il étudie l’abstraction chez Whitehead et « Les limites externes du réalisme », et les pages sur Whitehead dans La Nouvelle Alliance d’I. Stengers et I. Prigogine. Citons également l’intérêt manifesté par G. Deleuze pour la notion d’événement chez Whitehead, auquel il consacre un chapitre de son ouvrage de 1988, Le Pli. Leibniz et le Baroque 14. Une telle diversité des approches ne m’autorise pas à tirer une conclusion unique de ce tableau de la présence de Whitehead en France. On peut cependant observer que sa profusion apparente ne doit pas faire illusion : rappelons que la plupart de ces études se situent dans le monde restreint des revues spécialisées, que des horizons y sont ouverts mais que s’y expriment aussi des résistances, auxquelles vient s’ajouter la difficulté intrinsèque de la pensée de Whitehead. Pour conclure plus généralement, je ferai un parallèle en paraphrasant ce qu’écrivait il y a trente ans Claude Tresmontant dans son Introduction à la métaphysique de Maurice Blondel : L’œuvre de Whitehead est volumineuse et difficile. Pour la parcourir tout entière, il faut de longs mois, voire plusieurs années […] Or le régime intellectuel de la plupart de nos contemporains est « mondain » : on lit le dernier livre paru, le 14
Nous avons ajouté cette mention de G. Deleuze à la suite d'une remarque d'I. Stengers lors de notre exposé. Nous pourrions aussi noter tous les rapprochements avec Whitehead qu'évoque la lecture de l'ouvrage magistral de Michel Serres : Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques (P. U. F. 3è éd. 1990).
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dernier article. Pour aborder les œuvres inépuisables des grands maîtres, il faut se résoudre à quitter l’éphémère et le quotidien. La lecture, la pratique, l’intelligence de l’œuvre de Whitehead exige une conversion dans l’emploi du temps. Et je pense que Whitehead n’aurait pas désavoué ce qu’écrivait Blondel lui-même dans L’Action de 1936 15 : Formé dans un milieu de techniciens et pour une œuvre technique, je ne puis faire autrement que d’envisager des problèmes et des solutions qui, pour être elles-mêmes techniques, n’en sont pas moins la source souvent dangereuse d’où découlent les vulgarisations si souvent aberrantes dans leurs tranchantes simplifications. […] Faudrait-il, alors que les sciences exactes ou positives ont acquis le caractère complexe qui les rend hermétiques à beaucoup mais qui est la condition de leur puissance prestigieuse, que seule la philosophie demeurât un banal vestibule où chacun voudrait tout comprendre et tout juger d’emblée sous prétexte qu’il s’agit en effet de questions vitales pour tous ? […] La science philosophique [est] astreinte plus que toute autre à l’exactitude des analyses, à la cohérence intégrale, à l’instauration vraiment technique d’une doctrine tendant à ne rien laisser échapper des vérités dont l’harmonie même doit justifier les conclusions, exclusives de tout arbitraire et de toute mutilation. Dans la crise qui traverse la cohérence de la pensée de nos jours, il est à souhaiter que les œuvres de Whitehead soient traduites et mises sur le marché français à la portée du grand nombre de ceux qui sont en quête d’une pensée solide et ouverte aux grandes découvertes de la science. Depuis 1994 La décade qui s’est écoulée depuis la rédaction de ma première bibliographie peut être considérée comme une étape décisive dans la réception de la pensée de Whitehead en France et dans les pays
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Tome I, pp. 313-314.
70 H. Vaillant francophones. En effet, une série de publications et de manifestations sont venues répondre à l’attente que nous exprimions alors : En Novembre 94 les éditions Vrin publiaient L’effet Whitehead, recueil d’études sous la direction d’Isabelle Stengers dans lequel, outre des participations originales, se trouvaient pour la première fois traduits des textes de J. B. Cobb et D. R. Griffin, les co-directeurs du Center for Process Studies américain. D. Janicaud y donnait en avantpremière son introduction à la traduction de Process and Reality, qui devait sortir (enfin) en mars 95 chez Gallimard, deux ans après Aventures d’Idées, traduit par Alix Parmentier et J.M. Breuvart aux éditions du Cerf, avec introductions respectives des deux traducteurs. En juillet 98, paraissait chez Vrin la traduction du Concept of Nature, par Jean Douchement, et au début de 2004, celle de Modes of Thought, par Henri Vaillant. Le lecteur français dispose donc des quatre ouvrages majeurs de Whitehead, d’autres étant traduits mais inédits à ce jour (On pourrait espérer au moins une nouvelle traduction annotée de La Science et le monde moderne, celle des éd. du Rocher étant insuffisante). Outre ces ouvrages de base, on peut noter les études suivantes : en Août 94, J. C. Dumoncel faisait une communication sur La Nature selon Whitehead : les permanences et le processus, au 25ème Congrès de l’Association des Sociétés de Philosophie de langue française consacré à La Nature (Actes sortis en 96), et en mars 95 les éditions du Seuil publiaient les Notes de Cours de Maurice Merleau-Ponty au Collège de France, dont un chapitre est consacré à L’idée de Nature chez Whitehead (Cours 1956-57), cette publication répondant ainsi notre appel figurant à la note 10 ci-dessus. En Août 95, se tenait la Décade du Centre International de Cerisy-laSalle, sur le thème : Création et Evénement, autour de Jean Ladrière (Actes 1996, Bibliothèque Philosophique de Louvain). J. M. Breuvart y donnait une communication sur La créativité comme catégorie ultime, très belle analyse du Schéma Catégorial de Whitehead. En avril 98, J. C. Dumoncel publiait Les sept mots de Whitehead ou l’Aventure de l’Etre (Créativité, Processus, Evénement, Objet,
La réception de Whitehead en France 71
Organisme, Enjoyment, Aventure), une explication de Procès et Réalité (Cahiers de l’Unebévue), et en septembre de la même année Maurice Elie une plaquette de lecture de Procès et Réalité aux éditions Ellipse. En l’an 2000, Bertrand Saint-Sernin publiait chez Vrin un essai sur Whitehead, un univers en essai, contenant une très belle étude sur les catégories whiteheadiennes. Signalons aussi en septembre 2002 la publication commune de Daniel Andler, Anne Fagot-Largeault et Bertrand Saint-Sernin d’une Philosophie des sciences en deux volumes totalisant 1334 pages, dans lesquels est rendue à Whitehead toute sa place, en compagnie (entre autres) de Cournot, Bergson et Alexander. Il suffit de jeter un coup d’œil rapide sur l’Index. Édité en livre de poche Folio/Essais, c’est le premier ouvrage grand public situant correctement Whitehead dans le courant de la philosophie des sciences. Par ailleurs, André Gounelle faisait enfin éditer Le Dynamisme créateur de Dieu (Van Dieren éditeur, Paris, Juin 2000), vue d’ensemble sur la théologie du Process parue en 1981 en Numéro spécial de revue, mise à jour. En novembre 2000, Denis Hurtubise (proche de Lewis S. Ford et de son analyse compositionnelle des écrits de Whitehead) faisait paraître aux Presses de l’Université Laval un ouvrage de 294 pages, Relire Whitehead : Les concepts de Dieu dans Process and Reality. Dans sa recension du livre (voir Process Studies 32/2, 2003), J. M. Breuvart faisait remarquer : Il est rare de lire en français un livre d’une telle rigueur sur le Dieu de Whitehead. Je pense que rien de tel n’a été publié depuis le livre d’Alix Parmentier, La Philosophie de Whitehead et le Problème de Dieu (Beauchesne, 1968). ». L’auteur a immédiatement répondu et engagé la discussion dans le même numéro de revue. Dans un domaine plus strictement philosophique (qui réduit au minimum le rôle de Dieu, un Dieu sans émotion religieuse), paraissait en septembre 2002 au Seuil le gros livre d’Isabelle Stengers Penser avec Whitehead, une libre création de concepts, un véritable compagnon de route ouvrant, entre autres, la perspective d’un lien
72 H. Vaillant avec la pensée (résolument athée) de Gilles Deleuze. Par ailleurs sont parus en 2004 aux Editions « Ontos Verlag », Alfred North Whitehead – De l’Algèbre Universelle à la théologie naturelle (François Beets, Michel Dupuis et Michel Weber, éd.), et After Whitehead – Rescher on Process Metaphysics (Michel Weber, éd.), ce dernier, en anglais, venant après le livre « panoramique » de Nicholas Rescher : Process Metaphysics, publié en 1996 par SUNY Press. Impossible de conclure ce bref panorama sans évoquer, du côté des travaux universitaires, la création des Chromatiques whiteheadiennes conjointement par l’Université de Louvain et l’Université de Bourgogne (statuts, manifestations et programme sur le site www.isp.ucl.ac.be/staff/weber/Chromas.html). La première rencontre a eu lieu à Liège en octobre 2001, les Chromatiques II à Louvain en mai-juin 2003, et les Chromatiques III à Saint Jodard les 28 et 29 Janvier 2005 sur le thème « L’expérience de Dieu dans Religion in the Making » avec la participation d’Alix Parmentier et de Samuel Rouvillois. Des Chromatiques IV sont prévues à Nantes les 3 et 4 Juin 2005, organisées en liaison avec l’équipe « Philosophies de l’expérience » du Département de philosophie de l’Université de Nantes. Par ailleurs, toujours conjointement, sont organisés des séminaires de recherche sur la philosophie de Whitehead à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne (Centre d’Etudes sur le Pragmatisme et la Philosophie Analytique), ayant pour but premier de mettre en contact les doctorants whiteheadiens et d’offrir un lieu de dialogue entre ceux-ci et des chercheurs expérimentés. (voir programme sur le site www.ac-nantes.fr/peda/disc/philo/WHITEHEAD/index.htm) L’ouverture universitaire est donc faite, si l’on en juge par le nombre des participants à ces manifestations. Il n’en demeure pas moins que l’ouverture « grand public » n’en est qu’à ses débuts, et que la traduction française des ouvrages gravitant autour de la philosophie du procès doit se poursuivre, au gré des éditeurs !…
Chapitre 4 La philosophie du procès dans une perspective européenne Jan Van der Veken Institute of Philosophy University of Leuven La troisième carrière de Whitehead En 1924, Whitehead prit sa retraite après une longue et fructueuse carrière d’enseignant en mathématiques, physique mathématique et logique, d’abord en tant que fellow au Trinity College de Cambridge (1884–1910), ensuite à l' Imperial College of Science and Technology et à l’Université de Londres. Il est d’autant plus remarquable qu’à l’âge de 63 ans il a entamé une seconde carrière, cette fois-ci essentiellement philosophique, à l’Université de Harvard à partir de l’année 1924. La question que je voudrais traiter est la suivante : une troisième carrière pour Whitehead, est-elle en train de se construire? Depuis quelques années, ses idées ont commencé à traverser l’océan pour revenir en Europe. Certains ouvrages de Whitehead ont été traduits en allemand, en français et en néerlandais; des réunions internationales ont été organisées à Leuven (1978), à Bonn (1981), à Bad Homburg (1983), à Sigriswil, en Suisse (1987). Un symposium HegelWhitehead, organisé à l’Université de Fordham aux Etats-Unis, a permis à des Whiteheadiens européens et américains de se rencontrer pour un dialogue fructueux. Les actes de toutes ces conférences ont été publiés, et il y a eu des réunions plus restreintes aussi. En 1978, une Société Européenne pour la philosophie du procès a été créée et à Louvain fonctionne un centre de documentation. Malgré tout cela, il n’est pas facile de savoir si Whitehead est devenu « un auteur classique » en Europe et il n’est pas aisé non plus d’évaluer de manière sobre quelle influence il a exercé sur la scène culturelle européenne.
74 J. Van der Veken A certains égards, l’intérêt de la part des philosophes européens pour les idées d’A. N. Whitehead fut souvent comparable à une Fatal Attraction (le titre d’un film bien connu). Je suis redevable à George Lucas des anecdotes suivantes. En 1956, le Professeur John E. Smith de l’Université de Yale rendait visite au respectable Martin Heidegger. Leur conversation a duré trois heures. Heidegger y exprimait son vif intérêt pour une nouvelle philosophie de la nature, de type post-hégélien. Smith faisait remarquer qu’en Amérique, A. N. Whitehead avait déjà entamé une telle orientation. Heidegger fut très agréablement surpris et intéressé. Il manifesta le désir de prendre connaissance de la philosophie de Whitehead et ce fut, en fait, sur proposition de Heidegger qu’au Suhrkamp Verlag (Frankfurt) le fameux projet de traduire Process and Reality fut mis en chantier. Malheureusement, Heidegger mourut avant que la traduction soit disponible. Le grand jésuite français, paléontologue et théologien, le Père Teilhard de Chardin, avait lu Science and the Modern World de Whitehead lors de ses fouilles dans le désert de Gobi. Il s’était promis de poursuivre l’étude de ce grand penseur dès que son emploi du temps le lui permettrait. En 1955, Teilhard fut envoyé à New-York pour aborder une période de recueillement et d’études. Dans ses coffres, il avait emporté plusieurs ouvrages de Whitehead qu’il comptait enfin étudier de manière approfondie. La mort en 1955 a mis un terme à ses projets. Le même sort fut réservé à un autre grand penseur. Vers la fin de sa vie, Merleau-Ponty lut une traduction française de l’ouvrage The Function of Reason, et déclarait que Whitehead fut un des philosophes les plus originaux et créatifs qu’il avait jamais lus. Son projet de se familiariser davantage avec l’œuvre de Whitehead fut également arrêté par la mort. Qu’il me soit permis de vous raconter mon cheminement vers la « philosophie du procès ». En 1965 je terminais ma dissertation doctorale sur Maurice Merleau-Ponty. J’étais très intéressé par le « dernier » Merleau-Ponty, celui qui était à la recherche d’une
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nouvelle ontologie. Dans l’article « L’œil et l’esprit », le dernier publié par Merleau-Ponty lui-même, et dans l’ouvrage posthume Le visible et l’invisible, on peut repérer quelques linéaments de cette nouvelle ontologie. On dispose aussi de Résumés des cours, où l’on constate, non sans surprise, que Merleau-Ponty s’y oriente vers une étude philosophique de la nature, en citant des auteurs tels que Schelling et Whitehead (une seule fois). En ce temps, j’étais moimême à la recherche d’une voie pour pouvoir penser Dieu de façon à ne pas rompre entièrement avec ma propre tradition philosophique et théologique. Je me souviens encore vivement d’une conférence présentée par un ami qui mentionnait sa récente découverte de deux livres fort stimulants, celui de Schubert M. Ogden, The Reality of God et celui de John B. Cobb. Jr, A Christian Natural Theology based on the Thought of Alfred North Whitehead. En 1967 parut Exploration into God, le second livre de John Robinson. Ce livre est nettement pénétré par le « process-spirit ». En 1972 je rencontrais pour la première fois des représentants de la process-tendance, comme John B. Cobb et Lewis Ford, à Los Angeles, lors d’une conférence des Learned Societies in the field of Religion. En 1973 je suivais un séminaire dirigé par B. Lee à Saint Louis, Mo. Des conférenciers tels que Eugène Fontinell, Bernard Loomer et Charles Hartshorne y ont pris la parole. En 1974 je fus invité à présenter un cours sur la philosophie du procès à l’Université de San Francisco. La même année, je consacrais un semestre de recherche à Claremont, California. Lors de mon séjour à Claremont je fus prié de participer à la East West Conference qui fut organisée par ce centre à Honolulu, en collaboration avec des chercheurs japonais, pour la plupart bouddhistes, qui s’intéressaient également à la philosophie du procès. Beaucoup d’entre eux vinrent plus tard à Louvain. Ce semestre, on le devine, a fortement stimulé mon intérêt pour la philosophie du procès. Je commençais à enseigner, à publier et à donner des conférences à ce sujet. En ce temps là, on ne trouvait pratiquement aucun écrit néerlandais sur la philosophie du procès, de sorte qu’il fallait même inventer la terminologie appropriée, ce qui ne
76 J. Van der Veken fut pas toujours facile. Certains de mes étudiants, tels que André Cloots, Abraham Koothottil, James Eiswert, Paul Telekat, et plusieurs autres prenaient goût à la philosophie du procès, et ont présenté des dissertations doctorales à ce sujet. A Claremont, j’avais découvert une telle richesse de documents sur la philosophie du procès, qu’il me semblait devoir réaliser une centre de documentation, quoique nettement plus modeste, à Leuven également. Et voilà l’origine du Louvain Center for Process Thought, qui prospère grâce à l’aide précieuse de la part du Centre de Claremont. En 1978, Charles Hartshorne accepta l’invitation pour enseigner pendant un semestre à Leuven. A l’occasion du doctorat honoris causa conféré à Charles Hartshorne, nous avons essayé de réunir tous les chercheurs intéressés à la philosophie du procès que nous avons pu repérer en Europe en vue d’un week-end consacré à la Whitehead’s Legacy. Les actes de ce colloque ont été publiés comme premier numéro d’une (modeste) série de publications émanant du Centre de Louvain. Pendant ce week-end fut créée the European Society for Process Thought (ESPT), avec Charles Hartshorne comme président honoraire. A partir de ce moment, Leuven a assumé la responsabilité et l’organisation pratique de la chaire de l’ESPT. Le Process Center of Leuven a déjà accueilli de nombreux chercheurs venus du monde entier. Depuis ce temps on vit émerger en Allemagne un certain intérêt pour la philosophie du procès. Citons H. Holz et E. Wolf-Gazo qui organisèrent la conférence de Bonn et citons également F. Rapp et R. Wiehl qui se chargèrent de la conférence à Bad Homburg. Depuis lors, en France le GRAC (Groupe de Recherche sur l’Actualité et la Créativité) a été créé à l’initiative du professeur J.M. Breuvart. La Philosophie du Procès et l’Europe A présent, je voudrais de manière plus philosophique, indiquer ce que la philosophie du procès pourrait signifier pour nous en Europe. Dans un remarquable aperçu des récentes publications sur Whitehead, Werner Stegmaier (« Klassiker Whitehead? Zu neuen Sammelbänden
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über Whiteheads Philosophie der Innovation », in : Allgemeine Zeitschrift für Philosophie, 13/2 (1988), p. 61-77, Bonn), examine la question de savoir si Whitehead peut être considéré comme un classique en philosophie sur la scène européenne. Que pourrait-être un « classique » ? Trois facteurs paraissent nécessaires. Un auteur ne devra pas être lu uniquement dans un cercle limité mais mis en rapport, par de nombreux liens, avec les auteurs classiques en son domaine. Un classique en philosophie devra apporter une contribution importante non seulement aux problèmes de son temps mais également à notre réflexion continue. Enfin, un auteur classique devra impressionner les lecteurs des générations successives par la richesse de ses idées et la profondeur de leur formulation. De diverses manières, Whitehead est en train de devenir un classique. Une très valable contribution au dialogue entre Whitehead et les courants majeurs de la philosophie européenne à été réalisée par ceux qui ont collaboré à quatre volumes importants qui, en fait, sont les actes de quatre conférences majeurs. Harald Holz and Ernest Wolf-Gazo, eds., Whitehead und der Prozessbegriff (Whitehead and the Idea of Process), in Beiträge zur Philosophie Alfred North Whiteheads auf dem Ersten Internationalen Whitehead-Symposium 1981, Proceedings of the First International Whitehead Symposium 1981, Freiburg/München : Alber Verlag, 1984, 478 p. Friedrich Rapp and Reiner Wiehl, eds., Whiteheads Metaphysik der Kreativität. Internationales Whitehead-Symposium Bad Homburg 1983, Freiburg/München : Alber Verlag, 1986, 241 p. George R. Lucas Jr, ed., Hegel and Whitehead. Contemporary Perspectives on Systematic Philosophy, New York : State University of New York Press 1986, 325 p. Il existe aussi une traduction allemande, éditée par George R. Lucas Jr. et Antoon Braeckman, Whitehead und der deutsche Idealismus — Whitehead and German Idealism, Bern/Frankfurt am Main/New York : Peter Lang 1990, 161 p. Ce volume contient aussi des inédits.
78 J. Van der Veken Helmut Holzhey, Alois Rust und Reiner Wiehl, eds., N a t u r Subjektivität Gott. Zur Prozeßphilosophie Alfred N. Whiteheads, Frankfurt am Main : Suhrkamp 1990, 300 p. Impossible, évidemment, d’offrir une analyse détaillée de toutes ces contributions. Limitons-nous à signaler l’excellent article de E. WolfGazo dans le volume de Bonn (Die Whitehead Rezeption im deutschen Sprachraum seit 1945) et l’étude de W. Stegmaier. Il convient, toutefois, de signaler qu’un nouveau problème a surgi. On est chaque fois frappé par le fait que Whitehead a une façon particulière de se référer à des auteurs classiques tels que Platon, Descartes, Locke, Hume et Kant. N’étant pas vraiment spécialiste en histoire de la philosophie, Whitehead, il faut l’admettre, fait assez souvent un usage unilatéral de ses sources surtout quand il s’agit de détails. Par exemple, Whitehead cite plusieurs fois une expression de Locke (concernant le concept power ou pouvoir) qui suscite peu d’intérêt chez d’autres commentateurs de Locke. Le rapport entre Kant et Whitehead est un thème très controversé (j’y reviendrai plus loin) : de manière candide, Whitehead présente sa philosophie comme un retour à une manière pré-kantienne de penser. Plus étonnant encore est le rapport entre Whitehead et Hegel. Alors que les relations avec l’idéalisme allemand sont des plus obvies, Whitehead avoue n’avoir pratiquement pas lu Hegel. Certes, il existe suffisamment d’influences indirectes pour rendre le dialogue sensé et fécond. Ainsi, nombreuses sont les questions techniques, mais le fait même du dialogue entre whiteheadiens et non-whiteheadiens est relativement récent. Un second trait à signaler est la fécondité d’une pensée dans d’autres domaines. Il est évident que la philosophie de Whitehead est attrayante pour plusieurs d’entre nous parce qu’elle offre un apport certain surtout dans deux domaines : la théologie et la philosophie contemporaine de la nature. J’ajoute volontiers : la philosophie de l’éducation. Le compte rendu de ma propre démarche montre clairement que l’attrait chez beaucoup d’entre nous pour la philosophie du procès trouve son point de départ dans la théologie. Ma position, toutefois, consiste en ceci que la philosophie du procès
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est avant tout un système métaphysique (ou une philosophie spéculative) et ne saurait d’aucune manière être limitée à ses implications théologiques. J’ai même suggéré, dans un écrit portant le titre provocateur : Whitehead’s God is not whiteheadian enough et présenté à la conférence de Bonn, que Whitehead lui-même aurait dû opérer une distinction plus nette entre ce qui d’une part peut être affirmé à partir d’une expérience religieuse enracinée dans une tradition particulière, et d’autre part ce qui peut être présenté comme conséquence d’une analyse strictement philosophique. Dans Science and the Modern World, Whitehead conçoit « Dieu », non comme une entité actuelle, mais comme une première limitation ou caractérisation de l’activité substantielle (qui est, au fond, la Substance spinoziste, considérée comme active ou générative). « Tout ce qui est » doit être caractérisé ou limité d’une façon ou d’une autre : some particular how is necessary. Voilà ce qui peut être affirmé sur la base d’une analyse philosophique elle même. Le principe qui est responsable du caractère de tout ce qui est, est nommé Principe de limitation. Comment faut-il concevoir ce principe? Est-ce le Dieu Créateur? Cela dépend des différents systèmes religieux. S’il peut être conçu comme « Allah, Brahman, Jahvé ou Père aux Cieux », cela doit être décidé sur fondement d’expériences religieuses particulières, qui sont propres aux différentes traditions religieuses. Cela appartient non pas à l’analyse philosophique, mais à ce qui peut être dit en plus (what further can be said). Whitehead n’exclut même pas la possibilité d’une interprétation non-théiste du Principe de limitation et considère le terme « Chance » comme une des appellations possibles du principe rendant compte de la situation particulière dans laquelle se trouve notre univers. J’estime donc qu’il existe même une évidence « textuelle » pour affirmer que d’un point de vue purement philosophique, le système de Whitehead ne nous oblige pas de postuler le Dieu de la religion. Une interprétation « naturaliste » (telle qu’avancée par D. Sherburne) reste possible. Mais comment se fait-il alors que dans les deux autres ouvrages de la « trilogie », le problème de Dieu prenne une place à ce point centrale? Ma thèse consiste à dire
80 J. Van der Veken que ceci est redevable en premier lieu à la situation particulière dans laquelle ces livres ont été composés. Religion in the Making est le recueil composé de quatre Lowell Lectures, prononcées dans une chapelle et traitant explicitement de la religion. Process and Reality est le reflet des Gifford Lectures présentées en 1927-1928 à Edinburgh. Ces conférences que Lord Gifford souhaitait voir traiter le thème de la théologie naturelle devaient dès lors s’y référer. Ainsi s’explique, me semble-t-il, que Whitehead jugeait approprié de consacrer le dernier chapitre de Process and Reality à God and the World alors que l’ensemble des conférences propose un Essay in Cosmology. En fait, il me semble important de souligner que Whitehead est davantage qu’un théologien de la nature et qu’il propose une conceptualité métaphysique rendant capable d’examiner les questions posées par la science contemporaine. Que ceci fut publiquement reconnu par Ilya Prigogine et Isabelle Stengers, auteurs de L a Nouvelle Alliance, fut pour moi un réel encouragement et a promu la cause de la « philosophie du procès » en Europe. Ilya Prigogine est un chimiste, né en Russie et naturalisé Belge. Il obtint le prix Nobel de chimie en 1973 pour son travail sur les structures dissipatives. Prigogine se préoccupe de problèmes tels que l’irréversibilité du temps et l’émergence de l’ordre à partir d’une situation moins complexe. Prigogine plaide pour une métamorphose de la science. Ses critiques à l’adresse de la science classique sont de manière frappante similaires aux vues de Whitehead dans Science and the modern World. Isabelle Stengers, proche collaboratrice de Prigogine et qui, en fait, est son « porte-plume », se montre vivement intéressée par le cadre conceptuel de Whitehead et l’estime très approprié pour aborder des problèmes suscités par la science contemporaine tels que l’émergence d’un ordre et l’apparition de nouveautés. Le Professeur Ladrière, de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, lui-même mathématicien et philosophe, souligne également la pertinence de Whitehead pour la pensée contemporaine qui prend au sérieux les récentes découvertes scientifiques.
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Whitehead nous intéresse aussi parce qu’il nous propose une véritable philosophie de la culture. A ce sujet, j’apprécie particulièrement les ouvrages post-techniques de Whitehead tels que Adventures of Ideas et Modes of Thought. Ce qu’il écrit à propos de vérité, beauté et paix est particulièrement suggestif. Bien que les implications éthiques de sa philosophie soient moins élaborées, j’entrevois sur ce point un bel avenir pour la « philosophie du procès ». Whitehead conçoit la moralité comme souci pour les conséquences à long terme de nos actions. Il dépasse ainsi une moralité préoccupée uniquement de relations « courtes », et fondée sur le devoir. Un de mes étudiants, Emmanuel Agius, a rédigé une thèse doctorale sur The relevance of Whitehead for the Issue of the Future Generations. Il me semble particulièrement intéressant que la philosophie de Whitehead se prête à un dialogue interculturel. J’ai déjà fait mention de la conférence East-West à Honolulu. Ici, il est apparu que la philosophie non-substantialiste de Whitehead exerçait une attraction certaine sur les penseurs bouddhistes en raison de la doctrine du nonself. Un thème qui revenait régulièrement fut celui de la contemporanéité et de la réalité du temps. En 1984 j’ai pu participer à la East-West Conference on Process Thought qui se tint à Nagoya, et en 1987 à celle organisée par Tokiyuki Nobuhara sur le thème de Process, Peace and Human Rights tenue à Kyoto au Kansai Seminar Home. Ici furent abordées les implications morales de la philosophie du procès. Je prévois un bel avenir pour la philosophie du procès dans les domaines qui concernent le souci de la justice et de la paix. Et nous devons y ajouter : le souci pour l’intégrité de la création. JPIC est un nouvel acrostiche qui est devenu populaire aujourd’hui, en Europe. Il renvoie au thème de la réunion à Bâle en mai 1989, organisée par le Conseil Européen des églises chrétiennes e t préoccupée par la Justice, Peace and Integrity of Creation. A mon avis, il n’existe aujourd’hui aucune philosophie mieux outillée pour « penser ensemble » les problèmes éthiques et écologiques. John Cobb s’est particulièrement attaché à ce sujet et Charles Birch, en sa qualité de biologiste et « process-thinker », a par ses écrits et
82 J. Van der Veken conférences contribué beaucoup à l’accueil favorable et de plus en plus répandu de ce style de penser dans le milieux du Conseil Mondial des Eglises. Il est évident que la process thought ne peut, par elle-même, offrir des réponses toutes faites aux grands défis de notre temps. Mais cette pensée peut offrir un outillage conceptuel approprié pour penser ces problèmes jusqu’à terme. Philosophie du procès souligne que tout ce qui est, se trouve relié ensemble. Une des caractéristiques les plus frappantes des problèmes qui hantent le monde (le rapport de l’homme à la nature, les thèmes concernant la population mondiale, le souci de justice) consiste en ceci que ces problèmes ne peuvent être isolés les uns les autres. Pour cette raison, il nous faut une vision sur le réel qui nous permette de saisir l’interconnexion de nos diverses préoccupations. Le grand danger qui menace le monde, c’est la tentative de résoudre les problèmes séparément, ce qui, d’après l’inspiration fondamentale de la philosophie du procès, est rigoureusement et en principe impossible. Si, à présent, nous considérons la troisième caractéristique, citée par W. Stegmaier, qui nous permet d’appeler « classique » un auteur philosophique, nous voilà entraînés dans une situation paradoxale ! Whitehead est souvent très séduisant par la largeur de sa culture et son étonnant talent pour exprimer de manière persuasive et suggestive ses vues pénétrantes. D’autre part, un ouvrage tel que Process and Reality est, au premier abord, extrêmement ardu et a découragé plus d’un à s’engager davantage sur le chemin de la philosophie du procès. On se sent parfois comme un écureuil qui désire le gland mais ne parvient pas à casser le brou. Que la philosophie du procès soit encore un mouvement minoritaire provient peut-être du fait que son outillage conceptuel est, de prime abord, difficile à manier. Nous devrons peutêtre reconsidérer le caractère approprié de certains concepts et principes whiteheadiens tels que le rôle des objets éternels et le principe ontologique à l’intérieur du système. Il se pourrait que nous devions peut-être souligner davantage l’unité de tout ce qui est que le caractère discontinu des parties (ce qui impliquerait que la Créativité
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est d’une certaine manière plus fondamentale et aussi active que les entités actuelles elles-mêmes). Toutefois, il me semble que nous ne devons pas nous concentrer uniquement sur des points techniques et développer une sorte de scolastique whiteheadienne. Je voudrais suggérer de revoir l’importance relative que nous attribuons aux premières œuvres de Whitehead (les œuvres que l’on appelle « pré-systématiques »), à sa « trilogie » plus technique (Science and the Modern World, Religion in the Making, Process and Reality) et à ses œuvres post-systématiques (telles que Adventures of Ideas et Modes of Thought). Nous devrions faire une distinction entre le Whitehead-constructeur-de-système et le Whitehead-philosophede-la-culture. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui n’est pas tellement un système métaphysique qu’un style de philosopher dans la veine de la philosophie du procès, fidèle à l’inspiration fondamentale de Whitehead et en même temps suffisamment créatif pour affronter de nouveaux défis : cette philosophie devra être spéculative et courageuse, en même temps qu’ouverte à chaque donnée de notre expérience. Qu'est devenue la Philosophie du Procès ? De tout ce qui précède, il s’en suit que nous avons beaucoup de raisons pour nous réjouir de la philosophie du procès. Il ne s’agit nullement de mettre à l’écart d’autres intérêts tels que ceux pour la phénoménologie et l’analyse linguistique. Je souhaite simplement que la philosophie du procès soit plus largement reçue comme une manière constructive de penser en ce temps anti-métaphysique et déconstructiviste (Martin Heidegger, Richard Rorty, Jacques Derrida). La contribution particulière de Leuven aux présentes recherches whiteheadiennes consiste, me semble-t-il, dans le fait qu’une distinction plus nette est opérée entre, d’une part, « l’absolu philosophique » et, d’autre part, « l’absolu religieux ». A. Cloots a consacré une dissertation doctorale au thème de la créativité chez Whitehead et Hartshorne. Il ressortit de ces recherches que le concept de Dieu chez Whitehead est plus proche de la tradition que celui de
84 J. Van der Veken Hartshorne; que par ailleurs, Hartshorne se trouve en meilleure position pour contrer la critique heideggerienne selon laquelle, dans la tradition onto-théologique occidentale, Dieu est conçu comme un Être parmi les êtres, fût-il le plus éminent. Cependant, dans le système de Hartshorne, Dieu et la Créativité ont tendance à coïncider, alors qu’une plus nette distinction entre les deux paraît aussi bien nécessaire que possible. Le sujet qui revient régulièrement lors de nos échanges de vues à Leuven est le rapport entre Whitehead et la philosophie classique. Des conférenciers invités tels que Ernest Wolf-Gazo et George Lucas ont prêté beaucoup d’attention à ce problème. A mon avis, Whitehead ne peut être réduit à quelque penseur pré-kantien, quoique lui-même a suggéré que sa philosophie de l’organisme est une élargissement de certains modes de penser pré-kantiens. Whitehead affirme en même temps, dans Religion in the Making, que sa propre philosophie est une continuation de la procédure mise en œuvre par Kant dans sa Critique de la raison pure (This line of thought extends Kant’s argument. He saw the necessity for God in the moral order, RM, Free Press, p. 101). Kant est à la recherche des conditions de possibilité de la moralité elle-même. Whitehead est à la recherche de ce sans quoi un monde ordonné ne serait pas possible. Il y a un monde actuel parce qu’il y a un ordre dans la nature (RM 101) et non pas l’inverse. Il ne s’agit donc pas d’un argument construit à partir de l’ordre constaté (en ce cas, il n’est pas possible de trouver plus que ce qui est donné dans la nature elle-même). Il s’agit d’un véritable argument transcendental, recherchant les conditions de possibilité des caractéristiques exhibées par le monde dans lequel nous vivons, conditions sans lesquelles ce monde ne pourrait se concevoir. Celles-ci sont ce que l’on appelle « les éléments formatifs » qui appartiennent véritablement au schéma spéculatif. Surgit une dernière question, celle de la possibilité de toute entreprise métaphysique. Whitehead lui-même parle de la méfiance envers la philosophie spéculative comme un des signes du temps. Cette méfiance n’a nullement diminué. Ici surgit la question de la « post-
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modernité ». Je ne pense pas que l’on puisse appeler Whitehead auteur post-moderne (au sens européen du terme). Il me semble, toutefois, que sa conception de la philosophie est nettement plus subtile que le genre de métaphysique rejeté par certains de nos contemporains. Whitehead définit la philosophie spéculative comme un effort (endeavour) pour construire (to frame) un système de pensées, logique, cohérent, applicable et adéquat, dont les termes permettent de rendre compte de chaque donnée de notre expérience. Whitehead était pleinement conscient du caractère constructif (to frame) et expérimental de l’entreprise philosophique en son entièreté et des pièges du langage. Ceci l’amène plus près de l’atmosphère philosophique de notre temps qu’une quelconque scolastique whiteheadienne rigide ne pourrait le suggérer. Qu’il me soit permis de conclure par une citation quelque peu réécrite provenant de Symbolism : Its Meaning and Effects : Ces Whiteheadiens-là qui ne sont pas capables de combiner une révérence pour A. N. Whitehead avec la liberté de revoir le système, doivent finalement disparaître, ou bien suite à une croissance anarchique, ou bien suite à la décadence lente d’une carrière figée par les ombres d’antan.
Chapitre 5 Romance, Nécessité et Éducation 1 William J. Garland Professeur à l’University of the South Sewanee – Tennessee Traducteur : A. Bourgois (EDHEC, Université Catholique de Lille) Dans Les Visées de l’Éducation, Whitehead expose la thèse nouvelle selon laquelle l’éducation doit avoir un caractère rythmique pour réussir à atteindre ses objectifs. Ce caractère rythmique se manifesterait sous forme de cycles et chaque cycle comprendrait trois étapes principales qu’il appelle romantisme 2, précision et généralisation. Whitehead fonde cette thèse relative à l’éducation sur une affirmation distincte mais connexe concernant l’acquisition du savoir par l’homme. Whitehead affirme que cette acquisition se fait aussi en trois étapes principales : romantisme, précision, généralisation. Les affirmations de Whitehead sur l’acquisition du savoir et sur l’éducation sont ainsi distinctes mais étroitement liées : de façon naturelle, l’acquisition du savoir se produit selon les étapes indiquées plus haut, et l’éducation devrait s’articuler selon ces trois
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Une version précédente de ce chapitre a été lue à la conférence d'été de The Association of Process Philosophy of Education qui s'est tenue à Cornell University du 29 juillet au 1er août 1991. Un texte révisé a été lu en 1991 à l'Assemblée annuelle de la Tennessee Philosophical Association qui s'est tenue à Vanderbilt University les 15 et 16 novembre 1991. J'exprime tout particulièrement ma gratitude envers Bob Gowin, George Allan, Philip Bashor et John Waide pour leurs commentaires utiles sur les textes précédents. 2 Le mot « romance » du texte original est traduit ici par romantisme, bien que le sens soit plus complexe. Romance implique irrationalité, émotion, fantaisie de l'imagination, et même poésie (cf. romance of love), alors que romantisme évoque un style littéraire). Cependant, Whitehead lui-même utilise le terme « romanticism » dans le même sens que « romance » (N.d T.)
88 W. J. Garland étapes naturelles de l’acquisition du savoir, si l’on veut qu’elle soit efficace et bénéfique 3. Mon article étudie la portée de ces affirmations et la manière dont Whitehead les utilise pour critiquer les systèmes traditionnels de l’éducation. J’utiliserai ensuite la théorie de Whitehead concernant l’acquisition du savoir, comme principe directeur afin de proposer une méthode qui rende attrayant l’enseignement de cours d’introduction à la philosophie. Enfin, je soulèverai une objection à propos de l’opinion de Whitehead sur l’acquisition du savoir. Examinons d’abord l’opinion de Whitehead sur la nature de cette acquisition. Comment Whitehead caractérise-t-il ces trois étapes romantisme, précision et généralisation ? L’étape romantique est celle pendant laquelle nous commençons à nous intéresser à l’exploration d’un nouveau domaine. C’est le stade de l’émoi intellectuel : Le sujet d’étude a tout l’éclat de la nouveauté : il convient en luimême des relations inexplorées avec des possibilités à moitié cachées dans l’abondance des données. A ce stade, le savoir n’est pas régi par une approche systématique. Une telle systématisation à créer se fait de façon fragmentaire ad hoc. (AE 17, 8) Ce stade du romantisme est celui de l’investigation et de la découverte, des questions à poser et des réponses à apporter, de la recherche et de l’appétit devant une richesse d’expériences nouvelles. Ce stade est dépourvu d’organisation mais cette désorganisation appelle une codification systématique. C’est ainsi que ce stade conduit naturellement à son antithèse, le stade de la précision 4 3
Whitehead, Alfred North, Les Buts de l'Éducation (New York : Mac Millan, 1929. La référence dans le texte en est AE; Toutes les indications de page sont celles de la Free Press Edition (Mac Millan, 1967). 4 Le stade du romantisme fournit l'appréciation esthétique de l'expérience concrète que Robert Brumbaugh considère comme d'une importance capitale dans la philosophie de l'éducation selon Whitehead. Voir « Why Whitehead » de R. Brumbaugh, in Process Studies, Vol 20 n° 2, Été 1991, pp 72-77.
Romance, Nécessité et Éducation 89 Le stade de la précision est celui de la discipline et de l’organisation systématique. A ce niveau, la multitude des faits expérimentés dans le stade précédent est classifiée et rangée dans des cadres conceptuels. C’est le stade de la formulation exacte et de l’analyse réfléchie, c’est le stade au cours duquel les techniques sont maîtrisées et appliquées aux faits que nous avons rencontrés au stade « romantique ». Whitehead fait remarquer que le stade de la précision dans l’acquisition du savoir est celui qui est le plus familier pour les éducateurs parce qu’il est le stade sur lequel on insiste davantage dans la plupart des systèmes éducatifs. De même, il attire l’attention sur une façon d’agir qui cause des dégâts irréparables dans de jeunes esprits, lorsque la discipline de la précision est imposée avant que le stade du romantisme n’ait eu le temps de s’épanouir complètement. Cependant, il faut dire clairement que Whitehead estime que le stade de la précision suit tout naturellement celui du romantisme. L’esprit a soif d’ordre, de système, de clarté et d’exactitude pour éviter d’errer à l’aventure parmi l’abondance des données qu’il a rencontrées au stade romantique. De fait, l’acquisition d’un savoir peu attirant peut avoir une valeur dans la formation du caractère. Ainsi que le note judicieusement Whitehead : dans la vie, il est nécessaire d’avoir acquis l’habitude d’entreprendre avec joie des tâches imposées (AE 35) 5. Le troisième et dernier stade du savoir est celui de la généralisation. C’est la synthèse, au sens hégélien du terme, du stade romantique et du stade de la précision son antithèse. Comme le déclare Whitehead, c’est un retour au romantisme, avec en supplément, l’avantage d’idées en ordre et d’une technique appropriée. C’est le fruit recherché de l’effort de précision. (AE 19). C’est à ce stade que seront en mesure de se manifester le pouvoir et le jugement. C’est le stade du pouvoir, parce que les idées générales nous permettent de comprendre les événements particuliers dans le courant de notre expérience et de 5
Il est clair d'après le texte que par tâches imposées Whitehead veut dire « tâches qui vous sont imposées par autrui » (comme un professeur). Plus haut, il emploie pour ces tâches imposées l'expression tâches assignées (ibid).
90 W. J. Garland structurer ce courant de manière à atteindre nos objectifs. C’est le stade du jugement parce que la généralisation peut cristalliser les valeurs qui nous sont nécessaires pour guider nos actions 6 Permettez-moi maintenant de faire quelques observations à propos de la théorie de Whitehead sur les trois stades de l’acquisition du savoir. D’abord, je crois que Whitehead se veut descriptif lorsqu’il soutient qu’il y a trois stades dans l’acquisition du savoir. Il affirme que les hommes passent naturellement par ces trois stades lorsqu’ils se trouvent confrontés à un nouveau sujet d’étude, que ce soit à l’école ou dans l’expérience pratique. En fait, Whitehead compare souvent l’acquisition des connaissances et l’absorption de nourriture; il déclare, par exemple : l’acquisition méthodique des connaissances est la nourriture naturelle d’une intelligence qui se perfectionne (AE 30). Remarquez que cette nourriture n’est pas absorbée de manière convenable, l’esprit peut la rejeter en totalité. Quand vous placez vos bottes dans une malle, elles y restent jusqu’au moment où vous les en retirez; tel n’est pas du tout le cas si vous nourrissez un enfant d’une nourriture qui ne lui convient pas (AE 33). Ensuite, Whitehead ne prétend pas que ces stades s’excluent les uns les autres au contraire, un élément de chacun d’entre eux est présent tout au long du processus d’acquisition du savoir. Whitehead explique que la distinction est faîte pour insister sur ce qu’il appelle « une qualité omniprésente. Romantisme, précision, généralisation, sont présents à travers tout le processus d’acquisition du savoir. Il continue en affirmant que ces qualités sont, chacune à son tour, dominantes à certain stade du processus et c’est cette succession qui constitue le rythme du savoir (AE 28). 6
Ce que Brumbaugh appelle « appréciation esthétique » réapparaît au stade de la généralisation mais cette fois comme une façon de savourer des réalisations plutôt que de se délecter de faits nouveaux et de possibilités nouvelles. (Ce qui est la façon propre au stade romantique).
Romance, Nécessité et Éducation 91 Jusqu’à présent, nous avons surtout évoqué la théorie de Whitehead sur cette acquisition et non sa théorie de l’éducation. Cependant, ce travail préliminaire est nécessaire parce que Whitehead fonde sa théorie de l’éducation sur celle de l’acquisition du savoir. En outre, je voudrais soutenir que chacune de ces deux théories a un statut philosophique différent dans l’opinion de Whitehead. Comme je l’ai indiqué précédemment, je pense que dans sa théorie du savoir, Whitehead se veut descriptif : il affirme que ce qu’il décrit est l’évolution naturelle de l’acquisition du savoir chez l’homme. Ses affirmations concernant l’éducation, cependant, sont normatives : il soutient que l’éducation doit se modeler selon le rythme de l’acquisition du savoir si elle veut être efficace et bénéfique. De plus, Whitehead prétend avec force que les systèmes éducatifs traditionnels ne se sont pas modelés sur cet ordre naturel du développement de l’esprit. Au contraire, les systèmes du passé se sont concentrés sur le stade de la précision et ont virtuellement ignoré celui du romantisme qui devait le précéder (AE 33-34/37-38). Le résultat en est que l’esprit des étudiants s’est trouvé bourré de faits pour lesquels ils n’avaient guère d’intérêts et ils se sont trouvés entravés par des procédures et des techniques sans aucune application directe dans leur vie. Un tel système d’éducation émousse l’esprit des étudiants et les laisse munis d’ idées inertes — c’est à dire d’idées reçues passivement de leurs enseignants ou de leurs livres, qu’ils oublieront bientôt (AE 1-2). Whitehead soutient que ce type d’éducation est non seulement inutile mais il est absolument nuisible. Comme il l’indique dans la préface à The Aims of Education, son ouvrage est une longue contestation des idées inertes. Whitehead s’est formé cette théorie en réfléchissant à son expérience de l’éducation en Grande Bretagne; en particulier dans les deux premières décennies du 20ème siècle. Il dirigeait également sa critique des pratiques éducatives contre le système éducatif de Grande Bretagne. Cependant, je persiste à affirmer que ce que Whitehead dit
92 W. J. Garland de l’acquisition du savoir et de l’enseignement, est tout aussi approprié aujourd’hui que cela l’était dans les premières décennies de ce siècle. De même, cela est tout aussi vrai pour l’éducation aux USA que c’était (et reste) vrai pour l’éducation en Grande-Bretagne. A l’appui de cette affirmation, je me réfère à ce que Robert Brumbaugh écrit sur l’éducation dans son ouvrage Whitehead, Process Philosophy and Education. Il y affirme qu’il ne faut pas moins qu’une révolution complète dans la théorie de l’éducation et que cette révolution doit se fonder sur une théorie convenable de la réalité; il adopte tout à fait la thèse de Whitehead sur les trois stades de l’acquisition du savoir, et l’opinion que les éducateurs doivent reconnaître et exploiter le stade du romantisme s’ils veulent que les stades suivants soient efficaces 7 Ma démarche suivante sera d’appliquer au problème de la présentation d’un cours d’introduction à la philosophie dans une université, les idées de Whitehead sur les trois stades de l’acquisition du savoir. En particulier, j’avancerai quelques propositions sur la façon de cultiver le stade romantique dans cette introduction. A notre époque, on pense habituellement que la philosophie est une discipline comportant de nombreux termes techniques et des méthodes d’argumentation bien définies : il est donc difficile de résister à la tentation de l’enseigner presque uniquement au stade de la précision. Il ne s’agit pas d’une tentation réservée aux philosophes ayant un penchant pour l’analyse. Les philosophes à tournure d’esprit plus spéculative sont également exposés à cette tentation. Considérons, par exemple, un penseur qui enseigne à des débutants la théorie de Platon concernant les Formes. Il ne veut pas seulement que ses étudiants apprennent que Platon a élaboré une théorie des Formes pour rendre compte de certaines interrogations dans le monde de l’expérience quotidienne. Au contraire, il veut habituellement que ses 7
Voir Robert S. Brumbaugh : Whitehead, Process Philosophy and Education (Albany : State University of New York - Press 1982) pp. 4-5, 16-17, 117-120. L'ouvrage de Brumbaugh a été réimprimé ensuite par University Press of America.
Romance, Nécessité et Éducation 93 étudiants en arrivent à voir exactement ce que sont ces Formes et exactement pourquoi Platon pense que les Formes existent. Cette tentation de mettre l’accent sur la précision est une tentation qui nous assaille tous. Ceci m’amène à ma question principale : Comment cultiver ce stade romantique quand nous enseignons l’introduction à la philosophie ? Comment entretenir une atmosphère de découverte et de vif intérêt dans nos salles de cours ? Quelquefois nous ne sommes pas dans l’obligation de partir de zéro. Beaucoup d’étudiants qui s’inscrivent dans un cours d’initiation à la philosophie ont une curiosité naturelle pour les questions philosophiques. Voici une liste de ces questions : 1/ Quels sont les éléments fondamentaux de l’Univers ? 2/ Dieu existe-t-il ? 3/ La vie a-t-elle un sens ? 4/ Les valeurs morales sont-elles objectives ou subjectives ? Pour l’enseignant, le défi est de s’appuyer sur cet intérêt initial au lieu de l’étouffer en exigeant trop tôt de la précision. Je vais maintenant faire trois propositions pour entretenir l’esprit romantique dans nos cours d’introduction à la philosophie. D’abord, nous pouvons utiliser l’aspect dramatique toujours présent dans l’histoire de la philosophie occidentale. Ici je souhaite citer deux exemples, bien qu’il y en ait d’autres à citer. Mon premier exemple est le récit que fait Platon de la vie, du procès, et de la mort de Socrate. C’est un drame que Platon a écrit avec l’art de son génie littéraire tout en en conservant l’authenticité. Les étudiants qui lisent l’apologie, le Criton et des passages du Phédon, presque toujours apprécient davantage le courage et la constance de Socrate, même s’ils ne partagent pas sa conviction sur la valeur de l’examen de nos croyances les plus fondamentales.
94 W. J. Garland Un second exemple est tiré des Méditations de Descartes. Ici encore, nous trouvons le drame, bien qu’il ne s’agisse pas du drame d’un homme qui accepte de mourir pour ses convictions. Toutefois, Descartes s’engage dans une aventure remarquable quand il rejette ses croyances antérieures pour aller à la recherche d’un premier principe absolument certain. Ce sens de l’aventure est extrêmement fort dans les Méditations I et II et j’estime qu’il s’agit là de Méditations qui suscitent davantage l’intérêt de l’étudiant. Ma seconde proposition est que nous devons avoir recours à des méthodes d’enseignement qui encouragent les étudiants à être actifs plutôt que passifs. C’est aussi une proposition à laquelle Whitehead souscrirait, lui qui constamment insiste sur la nature active de l’esprit. Un résultat malheureux de la méthode d’enseignement par cours magistral est qu’il peut encourager la passivité des étudiants. Les étudiants n’ont pas à faire les lectures imposées si les points principaux sont traités dans les conférences et ils peuvent prendre des notes avec un minimum d’activité intellectuelle. Mon propos n’est pas de condamner sans appel la méthode du cours magistral. Elle peut être un moyen efficace de fournir une information de base, et elle peut fournir des vues d’ensemble synoptiques ainsi que suggérer les grandes lignes d’un examen critique. Cependant, je pense qu’il faut l’utiliser en association avec d’autres méthodes faisant davantage appel à l’activité de l’étudiant. La méthode que je préconise consiste à diviser la classe en petits groupes de discussion comprenant chacun 4 ou 5 étudiants. A chaque groupe est donné un sujet à étudier et la mission de préparer un bref rapport à faire devant l’ensemble de la classe. Habilement utilisée, cette méthode porte les étudiants à jouer un rôle actif dans l’analyse du matériel de lecture et dans la présentation de rapports à l’ensemble de la classe. Cette méthode a l’avantage
Romance, Nécessité et Éducation 95 supplémentaire d’encourager les étudiants à s’adresser les uns aux autres et pas uniquement à l’enseignant 8 Ma dernière proposition est peut-être celle qui provoquera le plus grand nombre d’objections. Je prétends que nous, les enseignants, devons être tolérants et même sympathiques devant l’imprécision dont font preuve nos étudiants débutants lorsqu’ils expriment et défendent des positions philosophiques. En d’autres termes, nous ne devrions pas insister sur la précision quand nos étudiants s’évertuent à comprendre de nouveaux penseurs, ou à aborder de nouveaux problèmes. Au contraire, il nous faut leur permettre une certaine inexactitude dans l’expression. Permettez-moi maintenant de défendre ce qui peut paraître une prétention exorbitante. D’abord, cette prétention est fondée sur le postulat que nous voulons cultiver l’esprit romantique chez nos étudiants. Nous voulons qu’ils voient dans la philosophie une aventure intellectuelle impliquant recherche et découverte, mais dans cette aventure, nous ne connaissons pas quel sera le résultat et il se peut que nous ne connaissions même pas exactement quel but exact nous cherchons à atteindre. En un mot, aventure implique inexactitude et imprécision tout autant que recherche et découverte. Ensuite, insister trop tôt sur la précision étouffe l’initiative et l’imagination. Cela empêche les étudiants de réagir à des arguments et positions philosophiques à partir de leur point de vue personnel, qui est généralement tout à fait différent de celui du philosophe professionnel. Il y a aussi un troisième avantage à rester ouvert à l’imprécision avec laquelle nos étudiants exposent et défendent leur position. Une position exprimée de façon imprécise laisse place à une élaboration : cela fournit un espace pour développer le dialogue et la discussion. Par contraste, une position exprimée avec trop de
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Sur ce point, je suis redevable à Anthony Weston de ses observations dans son « Uncovering the hidden curriculum », APA Newsletter on teaching Philosophy, Vol 90 n°2 - Hiver 1991 - pp 36-42.
96 W. J. Garland précision est figée définitivement : en conséquence, elle peut bloquer la voie d’un approfondissement de la recherche. Il faut que j’ajoute une mise en garde à ce sujet. Je pense de façon catégorique, que précision et exactitude sont des qualités estimables, et je ne veux pas que mes observations soient interprétées comme une approbation de l’avachissement de la pensée. Ce que je veux dire, c’est qu’il ne faut pas insister sur la précision à un point tel que le stade romantique soit sapé. Comme le déclare Whitehead, une discipline sans discernement (c’est à dire sans précision) va à l’encontre de son objet en émoussant l’esprit. (AE 32) Jusqu’à présent, j’ai explicité les théories de Whitehead concernant l’acquisition du savoir et l’éducation, j’ai soutenu qu’elles sont plausibles, et illustré quelques implications dans l’enseignement de l’introduction à la philosophie. Je vais maintenant poser une question critique sur un postulat de Whitehead concernant la nature du savoir. Il s’agit du postulat selon lequel l’acquisition du savoir se fait toujours à travers les trois étapes : Romantisme - Précision et Généralisation. J’ai dit que cette affirmation est descriptive parce que je crois que Whitehead estime qu’elles constituent une description du processus naturel de l’acquisition du savoir par l’homme. Cet aspect descriptif est une prémisse décisive pour aboutir à la conclusion normative selon Whitehead concernant la structure souhaitable du processus éducatif. Mais l’affirmation de Whitehead sur l’acquisition du savoir est-elle vraie ? Voilà une importante question à laquelle je pense répondre par la négative. Le romantisme n’est pas toujours la première étape dans le processus naturel de l’acquisition du savoir. Au lieu de cela, la première étape peut bien être ce que j’appellerais la nécessité. Rappelez-vous que nous parlons de l’acquisition du savoir en général, et non pas seulement de savoir scolaire. Dans la vie quotidienne, la nécessité nous oblige quelquefois à apprendre des choses pour lesquelles nous
Romance, Nécessité et Éducation 97 n’éprouvons guère d’intérêt au départ, de penchant. En outre, la nécessité peut-être tout aussi efficace que le romantisme pour nous enseigner des leçons que nous n’oublierons pas. Je vais prendre par exemple dans mon expérience personnelle. Lorsque j’ai commencé ma carrière d’enseignant et échangé le logement exigu des résidences étudiantes contre une maison à trois chambres avec pelouse, l’un de mes premiers achats fut cet engin caractéristique de l’environnement suburbain : la tondeuse à gazon. Lors de mon premier achat de tondeuse, je n’y connaissais pas grand chose; mon intérêt se limitait à son efficacité pour tondre l’herbe. Tout cela changea soudain un été, à l’époque où l’herbe était haute et où la tondeuse refusa de démarrer. A ce stade, je me vis dans l’obligation de lire la notice d’emploi pour y trouver la démarche à suivre. La nécessité m’avait forcé à apprendre quelque chose sur cette machine que j’avais jusque là considérée comme chose acquise. Cette expérience fut le commencement d’un processus d’acquisition du savoir qui m’a enseigné des choses relatives aux tondeuses à gazon que je n’ai pas oubliées aujourd’hui. Mon intention de tondre le gazon n’est plus aujourd’hui contrecarrée par une tondeuse qui refuse de démarrer. Quand ma tondeuse ne part pas, je connais certaines procédures à suivre pour découvrir, (en étant optimiste), le problème. Je fais des contrôles pour m’assurer qu’il y a du carburant dans le réservoir, que l’huile est à un niveau correct, que le filtre à air est propre et en particulier que la bougie d’allumage est propre. Si cette bougie est encrassée, j’ai appris qu’un nettoyage à l’aide de papier de verre suffit habituellement en attendant l’achat d’une bougie neuve. J’ai aussi appris comment nettoyer le filtre à air, changer l’huile et prendre d’autres précautions d’entretien. En outre, je sais pourquoi ces procédures sont importantes pour le bon fonctionnement de la tondeuse. Or je ne pense pas dire que 25 années d’expérience avec divers modèles de tondeuses m’aient conduit à m’intéresser de façon permanente à la nature des moteurs à combustion interne.
98 W. J. Garland En ce sens, nous pouvons dire que j’ai appris sur les tondeuses à gazon uniquement ce qu’il m’était nécessaire de savoir pour garder cette machine en bon état. Mais il est facile d’imaginer une autre personne (appelons la Smith) qui commence une expérience semblable à la mienne que je viens de décrire et ensuite continue à nourrir un intérêt durable pour les moteurs à combustion interne. L’expérience originale de Smith, (occasionnée par la nécessité), le conduit à étudier la nature des petits moteurs et à se donner une connaissance précise de leur fonctionnement et de leur entretien. Bientôt, cette personne acquiert la connaissance profonde des moteurs à combustion interne. C’est ce que Whitehead appelle « Généralisation ». En outre, Smith décide finalement de tirer un avantage pratique de son savoir : il ouvre son propre magasin de petits moteurs et gagne bien sa vie en vendant et réparant des petits moteurs. Ici romantisme et précision, (et en fin de compte, généralisation), ont été générés par un stade initial de nécessité. Par cet exemple, je veux montrer que la nécessité peut constituer l’étape initiale d’un processus d’acquisition du savoir tout aussi facilement que le romantisme. Habituellement, la nécessité donne à l’expérience un aspect désagréable, mais elle peut quelquefois générer un processus aux effets bénéfiques. Mais si ce point est acquis, alors le doute est jeté sur l’affirmation de Whitehead selon laquelle le processus naturel de l’acquisition du savoir est romantisme-précisiongénéralisation. Nécessité-Romantisme/Précision-Généralisation 9 peuvent être un modèle tout aussi naturel et valable.
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Ici je donne au second stade l'appellation « romantisme/précision » parce que ce stade semble impliquer une alliance très intime des qualités du romantisme et de la précision. En ce qui concerne l'exemple que je donne, Smith s'est intéressé au fonctionnement des petits moteurs et a aussi acquis une connaissance précise de leur fonctionnement.
Romance, Nécessité et Éducation 99 Ainsi, le cycle en trois étapes selon Whitehead n’englobe pas toutes les méthodes naturelles par lesquelles les êtres humains peuvent apprendre 10. Quelles implications sur l’éducation entraîne mon affirmation sur le rôle de la nécessité ? Question complexe et je ne peux que suggérer une ébauche de réponse. Il semble que la principale implication soit qu’il est correct à certains moments de provoquer nos étudiants pour les forcer à dépasser les limites de leur savoir antérieur. C’est à dire que le fait d’imposer des tâches nécessaires a une place légitime dans un système d’éducation de type whiteheadien même au sens large du terme. Je ne crois pas qu’il convienne au début d’un cours d’initiation de forcer à des lectures, travaux imposés ou examens. En cela, je m’en tiens à ma première opinion qu’il est important de cultiver le romantisme à ce moment là - Mais forcer à la réalisation de projet plus tard dans l’avancement du cours peut-être un moyen d’engager la nécessité de développer les buts de l’éducation. Mon meilleur exemple à ce sujet est celui d’un cours d’introduction à la logique que j’enseigne habituellement chaque semestre. La plupart des exercices imposés comme travail personnel sont fondés sur la présentation de la section précédente du texte du cours. Les étudiants Cependant, une certaine dose de connaissance précise (due à la nécessité) a provoqué son intérêt initial, lequel à son tour, a conduit à un supplément de précision dans la connaissance et la technique. 10 Whitehead reconnaît effectivement que la nécessité peut jouer un rôle dans le développement du « jeune inventif » et par voie de conséquence dans l'acquisition du savoir mais il exprime de sérieuses réserves sur la valeur éducative : Je répète que le génie inventif demande une activité mentale agréable comme conviction. La nécessité est la mère de l'invention est un proverbe stupide. La nécessité est la mère d'artifices futiles est bien plus proche de la vérité. Cependant, ce contre-exemple montre ici que la nécessité peut bien donner une impulsion à l'acquisition du savoir, sinon une impulsion à l'invention.
100 W. J. Garland qui étudient soigneusement la section et qui assistent aux cours avec régularité n’ont généralement aucune difficulté à travailler sur ces exercices. Mais à mi-parcours, je fais une séance de « solution d’un problème », (sujet qui n’est pas traité dans le texte du cours), et puis je donne comme travail personnel cinq ou six exercices de problèmes à résoudre. Ces exercices sont difficiles à travailler bien que je donne une méthode pour en effectuer l’approche. Beaucoup d’étudiants se plaignent de passer plusieurs heures sur le travail pour un faible résultat. Pourtant, certains relèvent si bien le défi qu’ils vont jusqu’au bout du travail et redemandent des exercices à la fin de la séance suivante. La nécessité les a forcés à transcender leur précédente disposition d’esprit. Elle a également généré un intérêt authentique pour la solution des problèmes. L’essentiel ici c’est que le romantisme ne constitue pas toujours nécessairement la première étape d’un processus efficace d’acquisition des connaissances (et par voie de conséquence, de l’éducation). Au contraire, les étudiants peuvent assimiler des données et des techniques nouvelles quand on les force à le faire sous la contrainte de la nécessité 11
Du moins, certains étudiants peuvent apprendre de cette manière. Il est important de remarquer dans mon exemple que la plupart des étudiants du groupe n'ont pas appris la façon de traiter les exercices de problèmes à résoudre quand ils étaient sommés de le faire comme premier devoir imposé. La plupart des étudiants de la classe ont finalement appris à traiter ces problèmes, mais je ne peux pas dire qu'ils aient manifesté beaucoup d'enthousiasme pour ce genre de problème.
Romance, Nécessité et Éducation 101 Bien sûr, nous pourrions continuer à soutenir que le processus Romantisme - Précision - Généralisation est la façon idéale d’apprendre quelque chose de neuf. Il est certain qu’il est préférable de commencer un processus d’acquisition des connaissances avec le plaisir du Romantisme et non la peine de la nécessité. Mais la nécessité peut quelquefois contribuer au service de l’éducation, et elle peut quelquefois avoir des résultats tout aussi efficaces que ceux du romantisme.
Chapitre 6 Whitehead et L’Éducation Antoine Baby Directeur du CRIRES Faculté des sciences de l’éducation Université Laval Pourquoi Whitehead maintenant ? Je ne suis pas un spécialiste de Whitehead. Je suis plutôt un sociologue de l’éducation qui, à ce titre, s’intéresse d’entrée de jeu à tout ce qui contribue d’une manière ou d’une autre à construire, à façonner et à nourrir l’éducation. Cela m’amène bien sûr à étudier l’impact des divers mouvements et phénomènes sociaux sur l’éducation. Ou encore l’évolution des systèmes économiques et politiques dans la mesure où il existe des liens de nécessité et d’interdépendance entre les composantes majeures des grands ensembles sociaux et les institutions qui les servent. Mais on aurait tort de croire que la sociologie de l’éducation ne s’intéresse pas aussi aux grands courants de pensée ainsi qu’aux penseurs qui les ont portés. Pour qui a pu un jour prendre connaissance des travaux relativement peu connus d’Alfred North Whitehead dans le domaine de l’éducation et de la pédagogie, il est indiscutablement de ceux qu’on doit considérer comme précurseurs d’un important courant de la pensée pédagogique contemporaine. Quand on dit que l’école est le lieu et l’enjeu de forces sociales les plus diversifiées, cela signifie aussi qu’elle est constamment l’enjeu de doctrines, de courants de pensée et d’idéologies qui peuvent en certains moments de l’histoire en modifier considérablement la configuration. C’est aussi simple que cela : il n’existe pas de projet politique, qu’il soit de gauche, de centre ou de droite, qui puisse espérer s’installer et se maintenir sans s’approprier l’école. Dans cette perspective, il n’est pas exagéré de dire que l’école est à sa manière un champ de bataille permanent. Voilà pourquoi, quand j’ai eu connaissance de ce projet sur les Rythmes éducatifs chez Whitehead,
104 A. Baby je me suis demandé si les gens qui avaient élaboré ce projet s’apprêtaient à investir l’école ou, sur un mode plus économique, s’il s’agissait d’une OPA (offre publique d’achat). Je me suis dit qu’il s’agissait peut-être d’une tentative de prise de contrôle de l’école par les forces néo-whitheadiennes ! Ce qui n’était pas nécessairement pour me déplaire. Plus sérieusement j’ai d’abord cherché à comprendre pourquoi Whitehead maintenant. D’où venait l’actualité soudaine de la pensée pédagogique d’un Whitehead dont l’influence avait été jusqu’ici plutôt restreinte. Il me semblait essentiel de pouvoir répondre à cette question pour pouvoir traiter convenablement le thème qu’on m’avait confié, soit « les rythmes éducatifs dans l’institution scolaire ». C’est donc la première tâche à laquelle je me suis attaqué. En entrant au cœur des choses, je voulais, par exemple, essayer de comprendre pourquoi son influence était restée si longtemps dans l’ombre de l’influence de deux de ses contemporains, l’Américain John Dewey, et son collègue et ami, ancien élève, Bertrand Russell dont il était très différent à bien des égards et à qui il ressemblait aussi, comme on ressemble à ceux qui appartiennent à la même mouvance sociale d’une même époque. Était-ce simplement une question de charisme et de personnalité? Sa contribution à la philosophie de l’éducation étaitelle effectivement moins importante et moins prégnante ? Rien ne permet de l’affirmer péremptoirement. Était-ce parce qu’il fut le seul des trois à ne pas avoir eu « son » école ? Là encore, le succès fort modeste (un euphémisme pour : l’échec relatif) qu’a connu l’école des deux autres n’autorise pas à croire que les expériences de Dewey et de Russell sur le terrain auraient pu faire de l’ombre sur la contribution du logicien britannique à la philosophie de l’éducation. Puis j’ai vite renoncé à faire la lumière complète sur cette question en me disant que ce n’était pas l’objet et qu’en tout état de cause, la question de l’influence respective de ces trois penseurs sur l’éducation contemporaine était davantage la pâture des historiens. Je suis donc revenu à la question initiale qui était : Pourquoi Whitehead aujourd’hui ? Pourquoi Whitehead maintenant ? Pourquoi Whitehead
Whitehead et l’Éducation 105 intéresse-t-il soudainement des éducateurs européens ? Le petit côté taquin de mon tempérament a été le premier à risquer une réponse. Si Whitehead intéresse des éducateurs européens, c’est sans doute parce qu’il n’est pas européen, parce qu’il n’est pas fils de Descartes et parce que son œuvre étrange, mystérieuse, déconcertante et fascinante présente l’attrait de l’exotique ! Ma première assertion facétieuse est en effet que Whitehead vous intéresse parce qu’il n’est pas européen. C’est vrai que, du point de vue de sa philosophie de l’éducation, Whitehead n’est pas européen. Si vous me permettez l’expression, je dirais qu’il est « doublement pas européen » ! D’abord il est britannique, ce qui n’est pas pareil. Et puis l’essentiel de son œuvre philosophique a été écrit dans le cadre de ses travaux à Harvard, aux États-Unis. Son ami Bertrand Russell disait lui-même qu’il revient aux États-Unis d’Amérique d’avoir découvert le philosophe en Whitehead. J’ai aussi osé dire qu’il vous intéressait parce qu’il n’était pas fils de Descartes. Pour les latins que nous sommes (cette fois, je dis : nous […]), Whitehead n’est pas un rationnel et cela lui donne un charme de plus. Sa pensée exerce alors sur les enfants de la raison pure, la fascination du sublime désordre des jardins à l’anglaise. Mais pourquoi, habitués que nous sommes à l’ordre un tantinet compulsif des jardins de Le Nôtre, serions-nous soudainement fascinés par ce que je viens d’appeler le sublime désordre d’un jardin à l’anglaise ? En tentant de répondre à cette question, les adages s’entrechoquent alors dans ma tête. Je pense alors que c’est peut-être parce que « nul n’est prophète en son pays », mais ça ne répond pas vraiment à la question. J’essaie aussi : « A beau mentir qui vient de loin », mais ce n’est pas sérieux. Ce serait donc parce que « l’herbe est toujours plus verte dans la cour du voisin » […] ? Pas si bête, après tout. Puisque je suis aussi fils de Pascal, je me dis par conséquent que ce qui nous intéresse, ce qui nous intéresse aussi dans la pensée du mathématicien britannique, c’est qu’elle nous affranchit de la tyrannie de l’esprit de géométrie et nous donne un meilleur accès à l’esprit de finesse. Elle nous autorise à nous soustraire à la rationalité abstraite à
106 A. Baby tout prix. Divine libération ! Elle nous permet encore de faire, dans le procès de connaissance, une large place à la logique de la découverte et de reléguer aux oubliettes l’encombrante logique de la démonstration. En ce sens, c’est une salutaire bouffée d’air frais. Et en éducation, cette possibilité de substituer une logique par l’autre n’est pas un mince avantage. Je reviendrai plus loin sur cette question des deux logiques et, en particulier, sur l’impact qu’a pu avoir sur certaines pédagogies contemporaines l’influence prépondérante de la logique dite de la démonstration. Ma troisième assertion facétieuse suggérait que ce qui vous intéresse, nous intéresse dans l’œuvre pédagogique de Whitehead, c’est qu’elle a cet attrait de l’exotique qui lui vient de son côté mystérieux et déconcertant. Dans cette perspective, la démarche qui consiste à retrouver le droit fil de l’univers whiteheadien est pour nous qui avons l’habitude de parcourir des traités de philosophie et de théorie sociale qui sont de véritables catalogues de la pensée, une aventure complexe et passionnante qui tient tout à la fois du terrain anthropologique et de la fouille archéologique ! Raison de plus pour se laisser séduire. Quand on a potassé, par exemple, dans les travaux de Bergson et Durkheim, deux autres contemporains au demeurant fort différents l’un de l’autre, mais tous deux épris d’ordre et de méthode, parcourir les travaux de Whitehead, c’est revoir avec plaisir le film L e s aventuriers de l’Arche perdue ! Sa pensée est en effet diffuse, obscure, sinueuse et mystérieuse. C’est le fouillis harmonieux d’une œuvre classique. Il développe un thème, puis un autre, puis un autre et revient sur le premier pour le préciser, le bousculer, le contredire, le réduire, l’enchaîner au second, reprendre le troisième et ainsi de suite. C’est une pensée qui est livrée en vrac. Il nous revient de l’organiser, et même d’en faire l’archéologie si c’est utile ! Travailler les textes de Whitehead, cela me rappelle les premiers temps où, dans le cadre de mes études en droit, j’avais à faire l’analyse des arrêts des savants lords du Conseil privé de Londres et à en dégager le stare decisio. Comparés aux jugements rédigés par les juges francophones de la Cour suprême du Canada, c’était le jour et la nuit. Encore là,
Whitehead et l’Éducation 107 l’allégorie du jardin à l’anglaise et du jardin à la française trouvait tout son sens. C’était le fouillis d’un coté et l’ordre compulsif de l’autre. Deux mondes. Dans un cas, pour comprendre, il fallait faire l’archéologie du texte; dans l’autre cas, l’analyse de texte suffisait. Que pareils textes donnent lieu à de multiples interprétations, c’est non seulement inévitable, mais aussi souhaitable. Whitehead luimême ne s’en serait pas offusqué. Voici l'extrait d’une étude de MarcAndré Béra 1 sur le déroutant rapport de Whitehead à la rationalité. En essayant de répondre à la question de savoir si Whitehead pouvait être rangé parmi les philosophes de la raison, Béra rappellait notamment ce qui suit : La réalité pour Whitehead n’est pas rationnelle. à vrai dire, elle n’est ni rationnelle, ni irrationnelle, elle est ce qu’elle est et nous mettons en elle de l’ordre, c’est-à-dire de la raison, qui est en nous. Nous la façonnons par l’esprit comme par l’action. Nous y mettons un ordre abstrait, ordre poétique, ou religieux, ou scientifique, ou moral, en éliminant les différences, en accentuant les ressemblances […] Une philosophie séduisante par sa facilité, par sa belle ordonnance, est toujours fausse, parce qu’elle n’obtient ce faux air de rationalité complète qu’au prix d’omissions formidables. Une philosophie plus vraie sera nécessairement plus obscure et complexe. Nous retrouvons ici une théorie qui complète la théorie de Whitehead sur le langage. Elle en est la contrepartie. Le langage philosophique est toujours obscur, parce que c’est un langage symbolique et provisoire, dont le sens ne peut préciser qu’au cours même de la recherche philosophique. De même la pensée philosophique est toujours obscure, parce que toute thèse avancée appelle l’antithèse comme correctif, et que le choix entre la thèse et l’antithèse ne peut se faire sans une omission d’une partie de la réalité. Notre esprit cartésien s’accommode évidemment mal, du moins au premier abord, de ce côté provisoire de la réflexion philosophique de Whitehead. C’est peut-être pour cela que nous avons mis tant de 1
M. A. Béra, A. N. Whitehead, un philosophe de l'expérience, Paris, Actualités scientifiques no. 1056, Hermann et Cie Éditeurs, 1948, p.15.
108 A. Baby temps à nous y intéresser. Il nous faut des concepts clairs. Nous ne supportons pas l’équivoque. Notre seuil de tolérance à l’ambiguïté est faible. Nous avons tellement besoin de définitions univoques et universelles. Puis, au contact d’un monde nouveau, le désordre apparent de cette jungle inconnue se reprend à exercer sur nous la fascination de l’exotisme et du mystérieux. Je le rappelais plus haut : l’herbe est toujours plus verte dans le jardin du voisin ! Le tunnel sous la Manche […] Les Canadiens d’expression française qui ont été façonnés par les deux cultures, sont d’ailleurs bien placés pour comprendre l’attrait que peut exercer le genre de philosophie de Whitehead sur des latins. Nous vivons souvent ce que j’appellerais des expériences carrefours qui nous permettent de profiter des charmes de l’une et de l’autre cultures, mais aussi de saisir la profondeur de l’abîme qui les sépare. Il nous arrive même à l’occasion de servir de paratonnerre à tout ce que les uns ont à redire des autres, tellement nous ressemblons aux autres quand nous sommes interlocuteurs des uns ! Si je travaille avec des Français, ils ne manqueront pas une occasion de me rappeler les influences intellectuelles néfastes que j’ai pu subir du fait d’avoir tant baigné dans cet océan de l’anglo-saxonité qu’est l’Amérique : « Non, mais alors, soupirent-ils découragés, ce que vous êtes amerlot, vous, les Canadiens ! » Si par contre je travaille avec des Américains ou des Britanniques, il leur arrivera de désespérer de pouvoir venir à bout de mon héritage français et, en particulier, de mon indomptable esprit cartésien. « Vous, les Québécois, disent-ils, vous êtes parfois plus français que les Français eux-mêmes ! » Mais cette situation d’hybrides dans un haras de pur-sang comporte aussi des avantages, et je la trouve pour cette raison enviable à plus d’un égard. À propos de notre situation d’in between, je ne retiens pas plus longtemps cette prudhommerie : c’est une situation qui nous permettrait à la rigueur de revendiquer le titre de tunnel de la manche du volet philosophique de l’Entente cordiale ! […] Ouf ! Cette fois, je suis peut-être allé trop loin. Qu’importe ! Il n’empêche que d’où nous
Whitehead et l’Éducation 109 sommes, il est relativement facile, comme je l’ai signalé plus haut, de bien saisir ce qui chez les uns fascine les autres et de comprendre, par exemple, pourquoi des Français préparent un ouvrage sur la philosophie d’un Britannique si différent de ce à quoi ils sont habitués. Ce billet de loge que nous a laissé l’histoire nous permet aussi, douce revanche, de prendre le recul nécessaire pour mieux voir et apprécier les « p’tits travers intellectuels mignons » de ces deux grandes civilisations. C’est pourquoi il y a des moments de ma vie où je n’aurais pas cédé ma place pour tout l’or au monde. Je me rappelle les premières semaines d’un séjour prolongé à Paris. J’assistais à un séminaire sur la notion de classe sociale chez Marx. Des heures et des heures de palabre, des tonnes et de tonnes de papier. Des prises-debec, des altercations, des batailles rangées, des luttes de pouvoir, des anathèmes, des inquisitions et des excommunications […]. Tous les moyens étaient bons, tous les coups étaient permis. Sauf qu’à la fin de l’année, nous n’avions toujours pas de définition marxiste officielle et orthodoxe des classes sociales. C’est dans des moments comme ceuxlà que refait surface le vieux fond de l’autre culture. À distance d’un océan, au bord de la crise de nerf, il me revenait à la mémoire le pragmatisme du fonctionnalisme nord-américain de ma première formation sociologique. Un pragmatisme qu’au demeurant je m’étais toujours fait un malin plaisir de dénoncer. Cette fois, ce n’était pas pareil. Et c’est presque avec nostalgie que je me rappelais comment, au temps de ma jeunesse folle, un sociologue fonctionnaliste américain réglait la question. Très simplement, simplement jusqu’au simplisme. La première phrase du premier paragraphe d’un article d’au plus huit pages statuait péremptoirement : « Pour les fins du présent exposé, classe sociale signifie telle chose ». Point, à la ligne ! Voilà le genre de réflexion qui m’a permis de régler provisoirement du moins, la question de l’actualité soudaine de Whitehead et de calmer mon esprit inquiet. Je pouvais dès lors me mettre au travail en toute quiétude et entrer dans le vif du sujet, celui des « rythmes éducatifs de Whitehead dans l’institution scolaire ».
110 A. Baby Trois stades, trois sens Je le ferai en proposant en premier lieu une brève réflexion sur les trois célèbres stages of mental growth. Cela m’amènera à suggérer comme prolongement logique de la notion polyvalente de rythmes éducatifs chez Whitehead, de distinguer deux ordres de connaissances, les connaissances initiales et les connaissances patrimoniales. J’essaierai par la suite de vous convaincre que ces deux ordres de connaissances ont des liens de filiation précis et exclusif avec deux grands ensembles de courants pédagogiques qui se disputent l’école occidentale et que j’appellerai les pédagogies de l’induction d’une part et les pédagogies de la déduction d’autre part. J’évoquerai brièvement l’incontournable dimension politique de toute cette affaire et je terminerai par quelques réflexions sur le rôle de l’enseignant dans la pédagogie de Whitehead. En ce qui concerne les trois stages of mental growth, le point particulier sur lequel je voudrais d’abord attirer votre attention, c’est que cette notion est loin d’être univoque dans les propos de Whitehead. En y regardant d’un peu plus près, j’en suis même arrivé à la conclusion qu’on pouvait dégager, sans trop forcer les choses, au moins trois sens différents à la notion de « stades » et ce, dans le seul essai The Aims of Education. Trois sens qui au demeurant ne se contredisent pas vraiment, même s’ils nous poussent par moments au cœur du paradoxe. Le premier sens donné à la notion de stade renvoie à de véritables tranches d’âge, à des étapes, des moments de la vie dans le développement intellectuel de la personne humaine. Le deuxième sens évoque les étapes du procès de connaissance, tandis que le troisième décrit les étapes de tout processus d’apprentissage fructueux. Mais j’irai plus loin. Non seulement le sens de la notion présente-il des variations importantes, mais encore la nature même et surtout la durée du stade me paraissent-elles différentes selon les divers passages de l’essai. Ainsi, dans le premier des trois sens, les trois stades sont ceux d’un cycle long, définitif et irréversible, celui d’une vie, tandis que, dans les deux autres cas, les stades sont ceux de cycles courts et répétitifs.
Whitehead et l’Éducation 111 J’essaierai maintenant de préciser sur quoi je fonde l’idée saugrenue que Whitehead a pu en arriver à donner trois acceptions différentes aux trois stades des rythmes éducatifs. Je viens de signaler plus haut que le premier sens donné par Whitehead à ces stades est le sens littéral de stades de croissance intellectuelle ou de développement mental. Ici Whitehead qui parle dans ce cas précis de stages of mental growth, annonce évidemment Piaget. Selon lui, l’ensemble de la période de croissance intellectuelle depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte forme un tout, one grand cycle 2 caractérisé par trois stades distincts. C’est important de le noter parce que, quelques pages auparavant, Whitehead tient des propos qui semblent contredire ceuxci. Quand il écrit en effet que l’éducation doit consister en une continuelle répétition de tels cycles, il ne parle évidemment plus de stades ou de moments de vie. Il parle plutôt de quelque chose de plus court et de plus répétitif. Je reviendrai plus loin sur cette question. Considéré comme un stade du développement mental, donc comme un stade long qui s’échelonne sur un moment, une tranche de la vie, le stade de la « romance » serait celui des douze premières années de vie. Quelques pages plus loin, il parle même de treize et quatorze ans comme étant la limite supérieure de ce stade, mais on ne saurait faire grief à Whitehead de ce genre d’imprécision au demeurant sans importance quand il s’agit d’explorer un jardin à l’anglaise. Le stade de la précision correspondrait quant à lui à ce moment de la vie où l’adolescent fait son éducation secondaire, grosso modo entre douze et dix-huit ans, et celui de la généralisation, à la période d’entrée dans la vie d’adulte. Pour ceux et celles qui vont au-delà de ce qui est aujourd’hui considéré comme la période de scolarisation obligatoire, l’enseignement supérieur représenterait dans ces conditions le point culminant du stade de la généralisation. Quand Whitehead parle des rythmes éducatifs et qu’il dit que toute l’organisation des études, la manière d’enseigner et surtout la 2
A. N. Whitehead, The Aims of Education, London, Ernest Benn Ltd, 1966, p. 40.
112 A. Baby répartition des matières devraient être faites en fonction du stade de développement mental approprié, il est évident qu’il emploie la notion de stade dans ce premier sens du terme, celui d’un stade de longue durée, d’une étape du développement des facultés cognitives et non dans le sens des cycles courts de l’action de connaître ou des cycles courts de l’action d’apprendre. Et de un ! Mais, si on y regarde de près, ces trois stades sont aussi utilisés par Whitehead dans d’autres passages de l’essai pour désigner plus simplement les étapes de l’acte de connaître. Tel serait donc le deuxième sens donné au concept de « stades ». Ainsi conçus, les trois stades concrétisent d’une certaine façon l’énoncé aristotélicien suivant lequel la connaissance initiale procède des sens; c’est une connaissance qui a son origine dans un contact direct avec la réalité des choses. Nous sommes ici au cœur de l’induction qui est source de la connaissance première de toute chose. Il s’agit en effet de l’opération mentale qui consiste à remonter des faits à la loi, de cas donnés à une proposition plus générale. Il s’agit encore de la démarche qui va du concret vers l’abstrait généralisable. Quand Whitehead reprend l’allégorie de Robinson Crusoë pour illustrer le stade de la « romance » que j’ai bien envie d’appeler celui de « l’intuition initiale », il s’agit bel et bien d’un deuxième sens différent de celui de stades ou étapes de vie. Le propos est ici d’illustrer comment l’homme connaît, comment l’homme appréhende l’univers qui l’entoure en passant d’abord par le stade de la découverte exaltante, puis par celui plus discipliné de la précision et enfin celui de la généralisation utile à propos d’un objet ou d’un ensemble d’objets donné. C’est ce qu’on appelle autrement la connaissance d’une chose par l’énumération suffisante des singuliers. Crusoë, rappelle-t-il, était un homme seul, le sable du rivage, rien que du sable, l’empreinte du pied, rien qu’une empreinte, et l’île, rien qu’une île déserte et isolée. Mais la perception soudaine par Robinson des relations, j’allais dire : des relations de survie pouvant l’unir à ces divers éléments constitue précisément ce que Whitehead appelle le stade de la « romance », une sorte de connaissance initiale, spontanée,
Whitehead et l’Éducation 113 inorganisée, non raisonnée, mais très vivante et très singulière. À chaque fois que l’homme acquiert une sorte de saisie première, une connaissance initiale des choses, sa démarche franchirait selon Whitehead ces trois stades et ce serait ceux d’un cycle court et répétitif qui peut d’ailleurs, comme il le précise, chevaucher sur d’autres cycles analogues. Et de deux ! Quant au troisième sens de ce cycle de trois stades, c’est le plus pédagogique des trois. Les stades sont ici les étapes de l’acte d’apprendre. Selon Whitehead, l’enfant fait ses apprentissages à l’intérieur de cycles de trois stades et toute la pédagogie, toute l’action de l’enseignant devrait s’imprégner de cette réalité. Il déplore d’ailleurs que trop de nos pédagogies, c’est-à-dire de nos façons de faire faire les apprentissages, escamotent le stade de la « romance », le stade le plus concret, le stade où l’enfant pourrait voir et appréhender les choses par lui-même. Et moi, histoire de taquiner un peu les organisateurs de ce projet, je déplore à mon tour que l'argument de l'ouvrage ait aussi escamoté ce stade en ne faisant allusion qu’à des rythmes à deux temps « comportant à la fois le sens de la précision rigoureuse et de la plus profonde généralisation ». Et trois lignes plus bas, les auteurs du texte persistent dans leur oubli en ajoutant : De part et d’autre s’affirme, à travers ce va-et-vient entre précision et généralisation, l’adhésion de l’auteur à une idée de procès […], alors qu’on aurait dû parler d’un va-et-vient à trois temps entre l’intuition initiale (« romance »), la précision et la généralisation. C’est d’ailleurs en référence à ce troisième sens des rythmes éducatifs que Whitehead propose l’analogie des trois termes de la dialectique d’Hegel. La thèse correspondrait alors au stade de l’intuition initiale (« romance »), l’antithèse serait celui de la précision et la synthèse serait le stade de la généralisation. Pédagogiquement l’analogie est extrêmement intéressante parce qu’elle propose un apprentissage dynamique dont les étapes se nourrissent mutuellement et se dépassent tout à la fois dans une sorte de mouvement perpétuel. Nous y reviendrons plus loin.
114 A. Baby Quand Whitehead rappelle, comme je le signalais plus haut, que l’éducation doit consister en une continuelle répétition de tels cycles 3 (entendre par là des cycles courts), il est évident qu’il parle alors des cycles courts que constituent les cycles de l’apprentissage scolaire et non des stades longs qui marquent les étapes du développement de la personne et qui correspondent à des âges de la vie, non plus qu’aux stades de l’acte de connaissance initiale. Et de trois ! Donc stades du développement mental de la personne, étapes de l’acte de connaître, étapes de l’acte d’apprendre, voilà bien trois sens assez différents de la même notion de stages of mental growth. Comme nous sommes dans un jardin à l’anglaise, ces trois sens se voisinent, s’interpellent, se contredisent même et se complètent d’une manière qui n’est pas sans dérouter l’esprit cartésien épris de méthode et de clarté et l’envoûter tout à la fois. C’est à mon sens une des richesses méconnues de la pensée pédagogique de Whitehead que d’avoir laissé subsister l’équivoque à propos de la notion de stages of mental growth. Connaissance initiale et connaissance patrimoniale Devançant maintenant l’objection qui ne manquera pas de survenir, je m’empresse de préciser quelle différence je fais entre le deuxième et le troisième sens de la notion whiteheadienne de stades de développement mental, soit le sens d’étapes de l’acte de connaître et celui d’étapes de l’acte d’apprendre. Quand je parle de l’acte de connaître, je parle de la connaissance initiale, de la connaissance première des choses. Je parle de la connaissance que les premiers humains acquéraient des choses de leur quotidien, mais je parle aussi de la connaissance première que l’on acquiert des choses notamment, encore aujourd’hui, à travers l’activité scientifique. Une connaissance est initiale parce qu’elle est la première que nous avons d’une chose, ou parce qu’elle se substitue à la connaissance que nous avions jusque là de cette chose et qui s’est avérée erronée à l’usage. À la notion de 3
A. N. Whitehead, The Aims of Education, p. 27.
Whitehead et l’Éducation 115 connaissance initiale, j’oppose la notion de connaissance « patrimoniale » qui est la connaissance accumulée que nous avons d’une chose ou d’un ensemble de choses et que nous recevons comme un héritage de ceux qui, souvent bien avant nous, ont fait la démarche de connaissance initiale. Le Professeur Montagnier avait une connaissance initiale du virus impliqué dans le syndrome d’immunodéficience acquise; moi, je n’en ai qu’une connaissance patrimoniale. Le laboratoire de recherche produit généralement des connaissances initiales et l’école transmet généralement, Whitehead aurait dit malheureusement, des connaissances patrimoniales. Sur un mode caricatural, je dirais que la connaissance initiale est à la connaissance patrimoniale ce que la gastronomie est au fast-food ! Les connaissances initiales sont versées dans le stock des connaissances patrimoniales et ces connaissances patrimoniales sont par la suite transmises et acquises. Transmises par les agents transmetteurs et en particulier par les enseignants; acquises par les élèves et les apprenants de manière générale. À cause du caractère cumulatif de la connaissance humaine, il est rare aujourd’hui qu’un apprenant ait accès à la connaissance initiale, à moins que ce ne soit à travers un procédé pédagogique qui reproduit artificiellement les conditions de la connaissance initiale et invite l’apprenant à réinventer la roue pour mieux en saisir la nature et le fonctionnement ! Dans cette perspective, l’acte de connaître renvoie à la production de connaissance initiale et l’acte d’apprendre renvoie à l’apprentissage des connaissances patrimoniales. Personnellement, je prétends que Whitehead parle tantôt de l’un, tantôt de l’autre. Dans ce passage auquel je faisais allusion plus haut où il utilise l’allégorie de Robinson Crusoë, je crois qu’il parle à ce moment de l’acte de connaître et que ses trois stades sont alors les étapes de la production de la connaissance initiale, donc de l’acte de connaître. Par contre quand il parle de l’enfant et de la maîtrise du langage, ou encore de l’élève et du latin ou même des notions scientifiques, les trois stades romance, précision et généralisation, deviennent alors les étapes de l’acte qui consiste à acquérir des connaissances puisées dans le stock des
116 A. Baby connaissances accumulées, c’est-à-dire de l’acte d’apprendre. De plus, je crois que Whitehead rêve d’une pédagogie qui emprunte aussi souvent que c’est possible à la démarche de la connaissance initiale, plus vivante et plus naturelle, même si sa reproduction dans le cadre d’un processus d’apprentissage de connaissances patrimoniales peut paraître aussi artificielle que l’entreprise qui consisterait à réinventer la roue. Ses idées inertes pourraient bien être alors des idées qui auraient séjourné trop longtemps dans l’amoncellement des connaissances patrimoniales et se seraient coupé de ce principe de vie que constitue la connaissance initiale, la connaissance par contact direct avec l’objet. Pédagogie de l’induction et logique de la découverte Mais, à ce stade-ci, ce qu’il faut surtout retenir, c’est que, quel que soit le sens donné aux trois stades des cycles éducatifs, il s’agit dans tous les cas d’une démarche d’induction allant toujours du singulier vers l’universel, du concret vers l’abstrait. Cela me semble être une caractéristique fondamentale de la pédagogie de Whitehead. C’est une pédagogie de l’induction au sens littéral du terme, c’est-à-dire une opération mentale qui consiste à remonter des faits jusqu’à la loi, des cas singuliers jusqu’à une proposition plus générale. Et sur ce point particulier, il peut être considéré à juste titre comme un des précurseurs des pédagogies actives qui interpellent le sujet apprenant comme l’agent principal de sa propre démarche. Il postule en effet que l’enfant et l’adolescent ont le goût et la capacité d’apprendre et que c’est l’école, plus précisément une mauvaise école qui n’arrive pas à nourrir ce goût d’apprendre qui s’étiole jusqu’à en mourir. On sent précisément dans ces pages des accents qui, même s’ils sont modestes et souvent confus et indifférenciés, annoncent et préfigurent malgré tout plusieurs pédagogies modernes, des pédagogies aussi différentes les unes des autres que la pédagogie pragmatique et démocratique de son contemporain Dewey, la pédagogie nondirective de Carl Rogers, la pédagogie des libres enfants de Summerhill, la pédagogie coopérative de Célestin Freinet, et même la
Whitehead et l’Éducation 117 pédagogie des opprimés de Paolo Freire. À ceux qui s’étonnent que je fasse de gens aussi différents les ingrédients d’une même salade, je rappellerai, sans nier ces différences dont certaines étaient même idéologiques, que les pédagogies de ces gens avaient quand même des traits communs. J’en mentionnerai simplement quelques uns pour illustrer mon propos. Il y a un premier trait commun qui leur vient du fait que ce sont toutes, comme celle de Whitehead, des pédagogies de l’induction. Comme j’ai établi plus haut ce que j’entendais par ce type de pédagogie, je n’insiste pas davantage. Un second dénominateur commun à ces pédagogies réside dans le fait qu’elles partagent une même conception du sujet apprenant. Les interventions éducatives de ces pédagogues reposent en effet sur un postulat pédagogique que j’appellerais le postulat de la confiance jusqu’à preuve du contraire. Exprimé autrement ce postulat revient à dire que, jusqu’à preuve du contraire, l’enfant, l’adolescent et l’adulte apprenant sont présumés avoir toutes les ressources nécessaires pour assurer leur propre développement intellectuel et qu’il leur suffira d’une aide appropriée agissant surtout comme révélateur de ce potentiel latent et de ces ressources non répertoriées. Mais ces pédagogies ont aussi et surtout en commun qu’elles font une large place à ce que j’ai appelé plus haut la logique de la découverte au détriment de la logique de la démonstration. Dans le domaine scientifique, la logique de la découverte est celle qui encadre une activité de recherche axée sur l’avancement des connaissances. La logique de la démonstration par contre est celle qui encadre une activité de recherche centrée sur la preuve des qualités du chercheur. Un chercheur gouverné par la logique de la découverte est un chercheur qui est connu pour sa contribution à l’avancement des connaissances dans un domaine donné. Un chercheur gouverné par la logique de la démonstration est un chercheur qui est connu pour sa capacité de vérifier des hypothèses si peu fécondes soient-elles, d’être cité souvent, d’avoir beaucoup de subventions de recherche, d’obtenir honneurs, prix et récompenses, toutes choses qui à la limite pourraient
118 A. Baby ne rien avoir à faire avec l’avancement des connaissances dans un domaine donné. Quand, dans le débat scientifique qui l’opposait au Professeur Montagnier, le Professeur Gallo a avoué qu’il y avait eu contrefaçon de certaines données de ses protocoles de recherche, il avouait du même coup qu’il était gouverné par ce que j’appelle la logique de la démonstration. Sur le plan pédagogique, une activité éducative s’inspire de la logique de la découverte dans la mesure où elle permet à l’élève aussi souvent que c’est possible de refaire et de reprendre à son compte une démarche de connaissance initiale. C’est une activité qui transforme l’acte d’apprendre en acte de connaître, selon la distinction que j’établissais plus haut, et dans laquelle le nombre de notions et de connaissances acquises cède le pas au développement d’une capacité et d’une stratégie d’apprendre. C’est en même temps une pédagogie de création et une pédagogie d’acquisition par opposition à une pédagogie de transmission. Donc nécessairement une pédagogie active. C’est la pédagogie du célèbre « apprendre à apprendre ». L’enseignement des philosophies de l’Antiquité, disait Whitehead, visait à transmettre une sagesse. L’enseignement moderne vise à enseigner des matières […] Il écrivait aussi : L’éducation, c’est aussi l’acquisition de l’art d’utiliser le savoir. Cette pédagogie est aussi la pédagogie de « l’adaptitude », c’est-àdire de l’aptitude à s’adapter, du sociologue français Pierre Naville 4. Par contre une activité éducative gouvernée par la logique de la démonstration, c’est une activité éducative qui valorise la capacité de l’élève de démontrer qu’il fait bien ce qu’on lui demande de faire. C’est en même temps une pédagogie d’exécution et une pédagogie de transmission où le transmetteur est plus actif que le récepteur, par opposition à une pédagogie d’acquisition où l’acquéreur est l’agent actif. Pour caricaturer, je dirais : une pédagogie de la cruche à remplir. On y transmet des connaissances patrimoniales à des élèves dociles ou qu’on voudrait dociles et on vérifie par la suite si elles ont été 4
P. Naville, Théorie de l'orientation professionnelle, Paris, Gallimard, 1947.
Whitehead et l’Éducation 119 acquises fidèlement. Vues sous un jour différent, la logique de la découverte, c’est connaître, tandis que la logique de la démonstration, c’est comprendre, organiser et expliquer la connaissance. Signalons en terminant ce point, un dernier dénominateur qui est commun à ces pédagogies. Comme ce sont toutes des pédagogies de l’induction et qu’elles préconisent la conversion autant que faire se peut de l’acte d’apprendre en acte de connaître, ce sont des pédagogies qui peuvent tirer toute la richesse du mouvement dialectique qui, selon Whitehead, unit et anime romance, précision et généralisation. L’école, lieu et enjeu J’ai rappelé au début que l’école est à sa manière un champ de bataille, qu’elle est le lieu et l’enjeu de doctrines et d’idéologies très différentes, voire, dans bien des cas, diamétralement opposées. Cela nous amène à reconnaître que toutes les pédagogies ne vont pas nécessairement dans le sens de celle de Whitehead, et il s’en faut de beaucoup. La plupart des pédagogies plus traditionnelles, sont des pédagogies de la déduction qui puisent à ce que j’ai appelé plus haut le patrimoine des connaissances accumulées et trouvent plus économique de ne pas confondre l’acte de connaissance et l’acte d’apprentissage. « On n’est pas, disent ces gens, pour permettre à chaque élève de réinventer la roue. On n’en finirait plus ! » Quand j’étais élève des bons pères jésuites, on m’assoyait à un pupitre abstrait dans une classe abstraite et, puisant abondamment aux connaissances patrimoniales, on m’enseignait l’abstraction pure. On m’enseignait la théorie de la loi de la conservation de la matière de Lavoisier, ou celle de la loi de l’attraction universelle de Newton, ou encore celle de la loi d’Ohm, et s’il restait du temps et si nous avions été sages, nous passions au labo pour assister à une expérience qui venait illustrer la théorie. Ce faisant, on se trouvait à nous demander une capacité d’abstraction pas mal plus grande que celle que la connaissance initiale avait exigé de Lavoisier, de Newton et d’Ohm aux premiers temps de leur démarche de connaissance. Comme si
120 A. Baby Lavoisier, Newton et Ohm étaient passés très graduellement du plus concret vers le plus abstrait, alors que nous, on nous demandait d’entrer de plain-pied dans l’abstrait avec l’espoir d’aboutir un jour à quelque chose de concret, de tangible, de palpable s’il restait du temps. Dans ce type de pédagogie, on ne réalise pas toujours clairement que la déduction opère à sa manière une sorte de renversement épistémologique par rapport à la démarche de connaissance initiale. Ce qui est premier dans l’ordre de la connaissance initiale, ce ne sont pas les généralités, les principes et les abstractions; ce sont les singuliers desquels on tire des généralités, des principes et des abstractions. Voilà pourquoi il faut se demander s’il est logique d’exiger que nos élèves apprennent d’une façon qui est diamétralement opposée à la démarche de connaissance initiale. Enfin ces pédagogies traditionnelles sont des pédagogies où le postulat de confiance jusqu’à preuve du contraire est lui aussi renversé. Les enfants doivent faire confiance aux bons pères jusqu’à preuve du contraire ! Une pédagogie d’autorité fondée sur un rapport intergénérationnel du type : « Crois-moi, mon fils, fais-moi confiance. Un jour, tout cela te sera utile ! ». Une pédagogie que le sociologue américain Merton aurait appelé pédagogie de « gratification différée », c’est-à-dire une pédagogie qui ne comportait pratiquement pas de gratifications immédiates et qui valorisait « le sacrifice pour plus tard ». Dans ce paradigme pédagogique, l’agent principal de l’éducation n’y est plus l’élève, mais bien le maître qui est gardien d’un contenu officiel et de procédures éprouvées. Le courant américain du Back to basics qui a refait surface, il y a quelques années, à travers le célèbre rapport A Nation at Risk était de ce poil. Il venait essayer de contrer les pédagogies libertaires jugées improductives en regard d’objectifs nationaux aussi diversifiés que la suprématie de l’espace, la guerre froide, la compétitivité sur les marchés mondiaux, la sortie de la crise économique, la lutte contre la pauvreté et le chômage, etc. Back to basics, c’est le retour à l’essentiel. Entendre par là le retour à la
Whitehead et l’Éducation 121 mission traditionnelle de l’école : apprendre à lire, à écrire, à compter et assimiler avant de quitter l’école, un ensemble de notions et de connaissances de base réduit au strict minimum. Ce fut, à mon sens, une véritable OPA sur l’école américaine et une tentative de prise de contrôle dont on ne connaît pas encore l’issue si ce n’est que, pour l’heure, les pédagogies actives du type Whitehead et les pédagogies libertaires ne sont plus tellement politically correct et battent de l’aile. Et la situation en ce qui concerne le Canada et le Québec proprement dits, n’est pas tellement différente. L’enseignant Les postulats de l’action pédagogique chez Whitehead façonnent à leur tour le rôle de l’enseignant. Celui-ci doit en effet personnifier à sa manière les trois stades de la connaissance. Il devrait être l’incarnation de l’enthousiasme romantique pour l’objet de connaissance et cet enthousiasme devrait être communicatif. Il devrait témoigner d’un haut degré de maîtrise des techniques de l’analyse précise et des principes généraux, de même que d’une capacité d’utiliser activement et d’une manière concrète les idées. L’enseignant devrait également être le témoignage vivant du fait que, du point de vue de l’esprit, ces trois stades représentent aussi le fameux cycle liberté, discipline, émancipation (c’est ainsi que je traduis greater freedom), la liberté étant associée au stade de la romance, la discipline, au stade de la précision et l’émancipation, au stade de la généralisation. Respectueux de ces stades de la connaissance et de ces cycles de l’esprit chez ses élèves, l’enseignant est loin d’être ce puits de science qui remplit les urnes : en version plus moderne, ce pompiste qui fait le plein de trente à trente-deux « jerrycans ». L’idée de l’enseignant chez Whitehead rejoint au contraire cette notion moderne de l’accompagnateur, celui qui accompagne et assiste une démarche autonome. Il aide les élèves à croître harmonieusement en sagesse à travers cette interaction rythmique liberté/discipline/liberté. La sagesse chez Whitehead, c’est en somme une forme de nirvana de
122 A. Baby l’esprit à propos de laquelle il tient nombre de propos paradoxaux. Il dit par exemple : Vous ne pouvez être sage sans un minimum de connaissance, mais vous pouvez acquérir un lot de connaissances sans jamais atteindre la sagesse 5, ou encore : La seule voie qui conduit à la sagesse est la liberté par rapport au savoir. Mais la seule voie qui conduit au savoir est la discipline dans l’acquisition de faits ordonnés, rangés, classés […] 6. Toute l’action de l’enseignant doit tendre à découvrir et à exploiter cette exaltation romantique initiale chez l’élève qui va par la suite le motiver à acquérir les outils de la précision qui, à son tour, le conduira au stade de la généralisation gage d’un nouveau sens de l’exaltation romantique et ainsi de suite. L’enseignant doit encore témoigner d’un souci constant d’allier théorie et pratique, d’humaniser les abstractions, de relier les idées mathématiques aux situations de la vie quotidienne pour éviter que les mathématiques ne deviennent une « matière sotte » avec des applications sottes, et ce, sans verser dans le pragmatisme et l’utilitarisme bornés. Si tu veux comprendre une chose, dit Whitehead, fais-le toimême. Ainsi en essayant de concrétiser tes idées, celles-ci acquerront ce réalisme qui leur vient du constat des limites de leur portée et de leur application. On connaît les préférences de Whitehead pour l’idéal bénédictin d’une éducation « technologique » où la technologie est conçue comme un ensemble de savoirs et de pratiques fondé sur des principes scientifiques. Il oppose ce modèle à l’idéal platonicien d’une éducation éthérée et déracinée qui ne vise qu’à former l’esprit cultivé d’une élite désœuvrée. Partisan d’une culture dont la dimension pratique est toujours à portée de vue, il met de l’avant, comme 5 6
A. N. Whitehead, op. cit., p. 46. Op. cit., p. 47.
Whitehead et l’Éducation 123 Dewey, l’idée d’un projet d’éducation intégrée respectueuse de la dimension « vocational » et technique et dédaigneuse d’un cloisonnement étanche entre les matières du programme. On doit bannir les idées inertes et éduquer l’enfant à pouvoir utiliser ses idées. Pouvoir « utiliser une idée », c’est être capable de relier cette idée au courant fait de perceptions sensibles, des sentiments, d’espoirs, de désirs et d’activités mentales qui forme notre vie, notre existence quotidienne. Il se fait présentement au Québec une expérience qui va dans le sens de cette conception d’une éducation décloisonnée et intégrée où la dimension technologique joue le rôle d’un catalyseur. Même si elle a été mise sur pied pour tout autre motif que ceux qui sont mis de l’avant par Whitehead, elle présente néanmoins la même configuration et permet à l’élève de vivre un décloisonnement stimulant et enrichissant. En dépit de son nom de « voie technologique », ce n’est pas une filière professionnelle. Il s’agit d’un dispositif qui s’adresse à une catégorie bien particulière d’élèves du secondaire. Ce sont des garçons et des filles en fin d’études secondaires générales dont on est sûr qu’ils ont ce qu’il faut pour se rendre jusqu’au diplôme, mais qui présentent, ce qui est fréquent chez les adolescents, de sérieux problèmes de motivation pour les études et sont, de ce fait, de sérieux candidats au décrochage scolaire. Cette mesure faisait partie d’une des principales stratégies du premier Plan d’action pour promouvoir la réussite scolaire qui visait à « varier les pédagogies » pour rejoindre la très grande diversité des rapports que les jeunes entretiennent avec les études et l’univers scolaire. Les jeunes y font un an ou deux et réintègrent ensuite les filières régulières. C’est une approche pédagogique différente qui rend l’apprentissage des matières scolaires plus concret en les intégrant à la réalisation d’un projet qui fait appel à la technologie au sens large du terme. Cela donne lieu à une très grande diversité de projets tels la réalisation d’un plan de construction de résidences pour personnes âgées, de maquettes d’un quelconque développement urbain, la mise au point
124 A. Baby d’une distributrice électronique de « chewing gum » ou de café, un broyeur de contenants consignés, l’automatisation d’un convoyeur, etc. Un maximum de quinze élèves sont réunis autour du même projet et l’intégration des matières aux diverses étapes de réalisation du projet appelle généralement l’utilisation de la formule du team teaching, un enseignement assumé par une équipe de professeurs travaillant d’une façon intégrée et concertée. Les élèves interviewés disent qu’ils voient enfin un sens, une portée et un intérêt aux matières abstraites et donnent l’impression qu’ils vivent ce que Whitehead appelle the art of utilizing an idea. L’expérience est encore trop récente pour que l'on en tire des conclusions sûres, mais tout porte à croire qu’il s’agit d’une piste féconde dans le sens d’un enseignement intégré où les élèves n’ont pas à subir le cloisonnement des matières et le fractionnement du savoir. Il n’y a, disait Whitehead, qu’une seule matière de classe. C’est la vie dans toutes ses manifestations. C’est peut-être à une échelle modeste un peu ce que vivent les élèves de la « voie technologique ». L’ensemble des considérations qui précèdent invite à croire, on le voit bien, qu’il n’est pas facile d’enseigner suivant la pédagogie de Whitehead, mais que celui qui en fera l’essai sera largement payé de ses peines par les aspects exaltants du défi qu’elle représente. Il ne peut s’agir en effet d’une intervention pédagogique ponctuée de gestes isolés puisqu’elle est en même temps philosophie de la connaissance et de l’apprentissage et orientation intégrée de l’action pédagogique. Ce qui suppose réflexion, intégration, planification et concertation. Si on veut vraiment faire la promotion de cette pédagogie, il faut non seulement tenir compte du fait qu’il s’agit d’une pédagogie complexe, mais aussi que son implantation supposera bien plus qu’un simple et courtois débat d’idées où le meilleur tribun l’emportera par la seule force de ses arguments. Je crois qu’il faut en effet prendre garde d’évacuer la dimension politique du débat sur les mérites de la pédagogie de Whitehead. Je reconnais que cette dimension n’est pas présente dans son œuvre, du moins pas d’une manière explicite. Ce n’était pas un stratège et c’est peut-être là la raison d’une influence si
Whitehead et l’Éducation 125 réduite. À la différence de ses contemporains Dewey et Russell, il n’avait pas prévu les stratégies d’implantation de sa pédagogie. Mais il appartient à ceux qui y croient de lui ajouter cette dimension politique sans laquelle cette doctrine pédagogique ne saurait s’inscrire comme partie prenante à l’enjeu dont l’école est constamment l’objet. Ils devront littéralement s’emparer de l’école pour y aménager un espace idéologique qui n’est pas acquis. Il faut prévoir à l’avance que la promotion de cette pédagogie et de toute pédagogie qui lui ressemble sera vue par leurs adversaires comme une tentative d’OPA. Il faut prévoir que le mouvement s’inscrira dans un enjeu et qu’à ce titre, le débat sera aussi politique. Autrement toute réflexion sur Whitehead risque fort de demeurer une coquetterie intellectuelle, en même temps qu’une entreprise d’archéologie pédagogique. Il ne faudrait quand même pas pousser l’ironie jusqu’à n’entretenir que des idées inertes à propos de Whitehead.
Chapitre 7 Le rythme de l’éducation à l’université Howard Woodhouse Département des Fondements de l’Éducation; Université du Saskatchewan Traducteur : J.M. Breuvart Il y a un paradoxe qui gâche beaucoup de théories prometteuses en éducation : l’entraînement qui crée la compétence est aussi par là même celui qui étouffe l’élan de l’imagination. (Whitehead, (1929)1957a, p. 399) Introduction Un discours qui commence par le concept de rythme à l’université s’inscrit dans un domaine différent de celui qu’occupe l’université d’aujourd’hui. En réalité, l’un des grands attraits de la philosophie de l’éducation d’Alfred North Whitehead, c’est sa croyance dans les rythmes naturels et les cycles d’enseignement et d’apprentissage, tant à l’université qu’à tout niveau du système éducatif. Cette croyance forme la base de sa théorie de l’enseignement, de l’apprentissage et de la recherche à l’université, ainsi que la base de sa critique de la pratique universitaire, telle qu’on la voit, tant à son époque qu’à la nôtre. Dans cet article, je voudrais comprendre ce que Whitehead veut dire en affirmant que l’éducation universitaire est rythmique, et souligner l’importance de ce rythme dans la relation pédagogique entre professeurs et étudiants, par référence à sa propre pratique de l’enseignement. J’examinerai ensuite la présentation critique que fait Whitehead du paradigme de la recherche hérité de la physique du 17ème siècle, lequel domine l’université moderne, les erreurs sur lesquelles il repose, la connaissance concrète qu’il se propose de lui substituer, et la façon dont cette connaissance maintient le concept d’une valeur intrinsèque à la fois de la nature et des êtres humains. Je conclurai en montrant que la théorie whiteheadienne de l’université donne une idée forte du rythme qui pourrait restaurer un équilibre
128 H. Woodhouse entre enseignement, apprentissage et recherche, un équilibre qui manque cruellement à l’université d’aujourd’hui. Le cycle rythmé universitaire Généralement, Whitehead inscrit l’éducation universitaire dans son troisième cycle de généralisation. Il veut signifier ainsi que l’étudiant peut alors construire sur des modes plus étendus, à partir de la vivacité de la nouveauté apprise durant le cycle de l’imaginaire et de la formulation exacte acquise durant le cycle de la précision (Whitehead, (1929)1957b, pp. 17,18). Les habitus mentaux acquis durant le cycle de précision confèrent à l’étudiant l’aptitude à parvenir à une systématisation des idées apprises de façon plus spontanée durant le cycle de l’imaginaire (Whitehead, (1929)1957b, pp. 17-19). A l’université, ces habitus sont présupposés et ne sont plus au premier plan, puisque l’étudiant est initié aux principes généraux qu’il (elle) applique aux cas concrets, pour parvenir graduellement à une meilleure compréhension des rapports entre idées abstraites et faits concrets (Whitehead, (1929)1957b, pp. 25-7, 37). Durant ce temps, l’étudiant accède à une compréhension plus totalisante des différents domaines de connaissance, en éclairant l’ensemble du thème à la lumière de la connaissance adéquate, et en reliant cette connaissance aux formes pratiques de son utilisation, aux contextes historique, social et intellectuel dans lesquels elle a été créée, et à l’expérience personnelle concrète de ce contexte (Whitehead, (1929)1957b, pp. 38, 26-7). Cependant, cette formulation apparemment précise de l’éducation universitaire selon Whitehead est bien trop abstraite. Tout le projet whiteheadien consiste à éviter de faire une coupure entre les trois cycles de croissance. Il les voit plutôt passer l’un dans l’autre, et n’être distincts qu’en termes d’ « accent » et de « qualification générale » qu’ils exercent sur le processus d’apprentissage, durant les différentes phases de la vie de l’étudiant (Whitehead, (1929)1957b, p. 28). En concevant cette vie comme périodique par essence, Whitehead espère éviter la fausse psychologie du processus de développement humain présentant un tel développement comme une
Le rythme de l'éducation à l'université 129 avance uniforme continue, que ne différencient ni un changement de type ni une modification de pas (Whitehead, (1929)1957b, p.17). En d’autres termes, Whitehead s’oppose à toute conception qui verrait des stages d’apprentissage linéaires, séquentiels et distincts, qui verrait la progression de l’étudiant comme une acquisition continue de différentes aptitudes et les cycles comme ne comportant aucun changement de rythme 1. Son but est plutôt de proposer une conception du développement humain qui soit fondée sur les relations organiques que nous entretenons avec nos semblables et avec l’univers, et qui reconnaisse des différences de rythme dans les phases d’apprentissage par lesquelles nous passons 2. Sur le rythme de l’éducation universitaire, Whitehead pense que les étudiants s’approchent alors d’un second cycle de l’imaginaire (Whitehead, (1929)1957b, pp. 11-12, 19, 25-8). Cela signifie qu’ils sont disposés à relier des idées abstraites à des faits concrets sur le mode du plaisir. L’éducation universitaire devrait développer chez l’étudiant la compréhension d’applications plus larges de leurs connaissances en rapportant celles-ci à leur propre expérience. De la sorte, l’université éveille chez les étudiants un nouvel amour de l’étude qui protège les abstractions du cycle de généralisation d’une certaine inertie (Whitehead,(1929)1957b, pp. 93-95,v, 1-6, 18, 24-6, 27). L’objectif est de réaliser un équilibre entre les formes les plus abstraites et les plus générales de compréhension, d’une part, et un 1
Un exemple de la conception séquentielle que critique Whitehead est la théorie piagetienne des stades de développement (Piaget, 1976, 1969). Pour une critique whiteheadienne de la théorie piagetienne de l'apprentissage, voir Mark Flynn (1993b), lequel critique également un behaviorisme analogue chez Thorndike (1993a). Sur une critique whiteheadienne du behaviorisme méthodologique de Russell, cf. Woodhouse (1992/93). 2 Cette vision organique de nos relations à l'univers est exprimée par Whitehead, tant dans sa philosophie de l'organisme ((1929)1957a; (1938)1966) que dans l'accent qu'il met sur le concept de croissance comme un déploiement organique de la personnalité humaine (Whitehead, (1929)1957b). Pour un aperçu de la manière dont la philosophie de l'organisme s'articule à sa théorie de l'apprentissage, cf. Woodhouse (1995) et Brumbaugh (1982).
130 H. Woodhouse intérêt de l’ordre de l’imaginaire pour ce qui est directement vécu par les étudiants d’autre part. C’est cet équilibre entre l’abstrait et le concret, le général et le particulier, le théorique et le pratique, le formel et l’imaginaire qui maintient la connaissance en vie (Whitehead, (1929)1957b, pp. 34-5). L’université peut seulement achever cette forme de rythme où le processus d’enseignement et d’apprentissage reste animé par l’élan de la vie (Whitehead, (1929)1957b, pp. 93, 95, 99). De plus, il faut également maintenir un équilibre entre les besoins alternés de liberté et de discipline, pour qu’imaginaire et généralisation soient intégrés à la vie de la faculté comme dans celle des étudiants (Whitehead, (1929)1957b, pp. 35, 93, 99-100). Si l’enseignement et l’apprentissage à l’université doivent être « animés », c’est la relation pédagogique elle-même qui doit être vivante et riche de potentialités. Cela signifie que les professeurs doivent être constamment ouverts à de nouvelles interprétations de ce qu’ils enseignent, en référence à l’expérience de leurs étudiants. Si les étudiants n’ont pas la faculté de s’exprimer et de réfléchir sur leur propre expérience, on néglige systématiquement le contexte de cet apprentissage, et on fragilise leur capacité à mettre en œuvre ces connaissances dans des contextes appropriés (Winchester, 1989; Woodhouse, 1992a; 1992b). Whitehead décrit la nécessité de placer le travail de tous les étudiants dans le contexte de leur propre expérience par la métaphore d’un flux, une métaphore récurrente dans son analyse des cycles rythmés de croissance : Utiliser une idée, c’est selon moi la relier à ce flux, où entrent des perceptions sensibles, des sentiments, des espoirs, des désirs, des activités mentales ajustant entre elles des pensées, et qui forme notre vie (Whitehead, (1929)1957b, p. 3). Si la vie de l’étudiant s’entend comme un flux reliant entre elles ses expériences diverses, elle offre par là-même la possibilité d’une union organique entre l’expérience et le processus d’apprentissage. C’est seulement quand les professeurs apprennent à leurs étudiants à exprimer leurs sentiments, leurs désirs, leurs espoirs, mais également à développer sur un plan intellectuel leurs ambitions, leurs perceptions
Le rythme de l'éducation à l'université 131 et leurs interprétations que les étudiants verront le lien entre leur vie et ce qu’ils apprennent à l’université, qui a trait aux modes de connaissance les plus généraux. Lorsqu’un tel rapport est négligé, ce qu’apprennent les étudiants devient inerte, ou, selon la métaphore du flux, la connaissance ne se conserve pas mieux qu’un poisson (Whitehead(1929)1957b, p. 98). Comme le poisson, la connaissance morte sent. Ces deux formes de senteur peuvent être évitées si les professeurs relient ce qu’ils enseignent au flux que forme la vie de l’étudiant, notamment, à la base et au premier plan de leur expérience, les sentiments et les émotions (Woodhouse, 1993). Les professeurs qui réussissent à relier des idées abstraites à l’expérience concrète de leurs étudiants s’engagent dans l’enseignement à une tournure d’esprit qui soit à la fois imaginative et générale. Ils aiment la connaissance, en la valorisant pour elle-même, et en lui reconnaissant en même temps, à la fois un rapport avec d’autres disciplines et une application à des faits concrets (Whitehead, (1929)1957b, pp. 19, 25-7, 37, 98). Un corps professoral qui enseigne de la sorte représente, selon l’expression de Whitehead, une équipe de savants imaginatifs, chacun d’eux s’organisant pour introduire dans la vie une sagesse et une beauté qui, sans cette magie, resteraient perdues dans le passé (Whitehead, (1929)1957b, pp. 100, 98). Par le pouvoir de leur imagination, les professeurs peuvent sonder les disciplines et rendre vivante une connaissance qui sans cela resterait inerte, voire perdue 3. En vérité, si l’imagination ne devient pas une 3
Les professeurs font cela en reliant leur matière à la fois à la vie et l'expérience de leurs étudiants, et au contexte historique dans lequel les physiciens, les romanciers, les artistes, les mathématiciens, les poètes et les philosophes mettent au jour les idées abstraites. En plaçant ces idées diverses dans le contexte historique, culturel et philosophique en lequel elles ont été créées, Whitehead pense qu'elles peuvent prendre vie, de sorte que les étudiants puissent mieux apprécier leur signification. Ainsi en mathématiques, où les étudiants sont souvent empêtrés dans des détails techniques, il plaide pour qu'on enseigne
132 H. Woodhouse caractéristique fondamentale de l’enseignement et de l’apprentissage, l’université n’a pas lieu d’être. L’information qu’elle transmet (imparts) manquera de piquant, les faits concrets auxquels elle fait référence ne créeront pas de possibles, et l’élan de vie sera absent, tant dans le corps professoral que chez les étudiants (Whitehead, (1929), 1957b, p. 93). L’action la plus forte de l’imagination selon Whitehead apparaît dans l’art et le jugement esthétique, parce qu’à chaque fois l’apprenant y trouve un sentiment direct et concret de beauté. Une telle expérience est absente de la connaissance scientifique, par exemple, laquelle est en général analytique, et saisie par le sujet sur un mode moins concret (Whitehead, (1925),1953, pp. 199-200; Whitehead, (1929)1957a, pp. 98-9; Brumbaugh, 1982, pp. 4, 16, 94-6). De plus, l’art et le jugement esthétique permettent à l’individu d’acquérir juste la forme de compréhension holistique qui rend possible la sagesse. Doté (imbued) d’un sens du beau et d’un sens artistique, l’individu est plus à-même de réaliser les nombreux possibles supérieurs dont il(elle) est capable. Ceci inclut la compréhension de l’art de la vie auquel devrait tendre toute éducation (Whitehead, (1929)1957b, pp. 40, 39). J’examinerai plus en profondeur l’importance de l’art et du jugement esthétique dans la quatrième partie de ma communication. L’accent mis par Whitehead sur l’importance de l’imagination à l’université est à la fois étonnant et cohérent avec sa conception du cycle rythmé de l’université pris comme un tout. Pour équilibrer les impératifs de généralisation et d’imagination de sorte que la quête de connaissance reste vivante, tout le processus d’enseignement et d’apprentissage devrait être traversé d’appels imaginatifs à l’expérience, tant du corps enseignant que des étudiants. Lorsque Whitehead écrit sur le besoin d’une conception imaginative de Archimède, sortant soudain de sa baignoire, Galilée, lâchant des poids de la tour penchée de Pise, Newton et Leibniz, se querellant pour savoir qui fut l'inventeur du calcul infinitésimal (Whitehead, (1911)1958; Hendley, 1986, p. 81). Ainsi peut être transmis un sens du développement des mathématiques et de la physique, sur un mode vivant, animé, qui captive l'imagination des étudiants (Winchester, 1993, 1989); Brumbaugh, 1992; Stinner, 1989).
Le rythme de l'éducation à l'université 133 l’apprentissage, il laisse entendre que toute considération de faits doit s’intégrer dans une recherche de possibles alternatifs, en cohérence avec les principes généraux utilisés. Un tel contrôle intellectuel des différentes applications de ces principes montre que ceux-ci incarnent une vision intellectuelle d’un nouveau monde, et pas seulement un jeu d’abstractions obscures. La quête de connaissance renouvelle ainsi l’élan de vie, en laissant entendre qu’il y a toutes sortes d’objectifs satisfaisants, dignes des visées imaginaires et intellectuelles des professeurs et des étudiants. C’est pour cette raison que Whitehead écrit : Le rôle de l’université est de fondre ensemble imagination et expérience (Whitehead, (1929)1957b, p. 93). C’est seulement par l’intégration des deux que la recherche de la connaissance abstraite peut rester animée (vibrant). Le danger de ne pas inclure l’imagination et l’expérience comme des aspects essentiels de la vie universitaire n’est que trop évident pour Whitehead. Cela aboutit à un corps professoral totalement inadapté, composé de pédants, de gens balourds, très efficaces, [… qui ont] retardé la promesse de la jeunesse […] (Whitehead, (1929)1957b, p. 99). Tel est donc le sort guettant les universités qui sous-estiment le besoin d’une approche imaginative pour appliquer les principes généraux aux faits concrets, et pour relier les deux à l’expérience de leurs étudiants : elles courent le risque de devenir bornées, ennuyeuses et sans prise sur la vie culturelle de la société. Ce faisant, elles deviennent l’opposé de ce que furent les universités dans le passé et qu’elles pourraient encore être à l’avenir : des centres culturels d’une importance considérable (Whitehead, (1929)1957b, pp. 100-1); Winchester, 1986; Johnson, (1958)1962. Il y a un autre danger qui menace l’université qui est capable de créer son rythme propre, intégrant l’imagination, l’expérience et l’intellect. C’est lorsque des restrictions sont posées à la liberté académique du corps professoral et des étudiants, soit par le diktat de l’administration, soit par l’action de forces puissantes, hors de l’université. Entre autres, l’équilibre subtil entre liberté et discipline,
134 H. Woodhouse crucial pour la quête de connaissance, peut ainsi être bouleversé. Ceci parce que la seule discipline, importante en elle-même, est l’autodiscipline, une discipline qui vient de l’intérieur et qui préserve l’autonomie de l’apprenant, parce qu’on ne peut l’acquérir que par un usage étendu de la liberté (Whitehead, (1929)1957b, pp. 30-1, 33). En d’autres termes, l’équilibre complexe entre liberté et discipline ne peut être bien établi que là où la vision la plus large possible est donnée à la liberté des professeurs et des étudiants, dans la quête de la connaissance. Il est clair que cet équilibre serait perturbé si la liberté à l’université venait à être piétinée (Winchester, 1989, p. i). Ce que craint Whitehead à cet égard est que le contrôle externe, quel qu’il soit, limite l’expression libre et imaginative par le corps enseignant et les étudiants de leurs vues. Pour qu’une telle expression se produise, il faut une autorégulation plutôt qu’un contrôle externe : Le corps professoral devrait être une équipe de savants, se stimulant les uns les autres, déterminant librement leurs diverses activités […] l’essentiel échappe à toute régulation (Whitehead, (1929) 1957b, p. 99). Cette sorte d’expression ouverte et libre requiert à la fois liberté académique et autonomie universitaire, pour que le corps professoral reste une équipe de savants imaginatifs, assurant l’engagement institutionnel pour une activité érudite vivante (Whitehead, (1929)1957b, p. 100). C’est seulement lorsque le corps professoral traite toutes les questions qui ont trait à l’enseignement, l’apprentissage, la recherche et la marche de l’université, qu’une telle activité érudite peut se développer. Par exemple, les membres du corps professoral ne doivent pas être tous requis pour publier, s’ils sont des enseignants doués et engagés. Le type de critère uniforme qui veut que le corps enseignant « publie ou meure » met en danger la diversité même dont Whitehead considère qu’elle est saine : Ce serait l’erreur suprême de mesurer la valeur de chaque membre au texte imprimé signé de son nom. (Whitehead, (1929)1957b,p. 99). L’introduction d’une telle politique par les autorités serait u n dommage pour l’efficacité et une injustice pour le zèle désintéressé, parce qu’elle découragerait l’enseignant doué de poursuivre son
Le rythme de l'éducation à l'université 135 travail avec le même enthousiasme. Si la valeur d’un professeur se mesurait uniquement en termes d’articles et de livres produits, l’enseignement deviendrait une activité secondaire de peu d’importance. Ceci découragerait cette forme d’enseignement imaginatif et expérimental que Whitehead voulait infuser dans la vie intellectuelle de l’université. Ce serait également l’assurance que certains des plus brillants enseignants, si on ne les compte pas parmi ceux qui publient, seront mis à la marge, voire exclus. L’exemple immortel d’un tel maître, Socrate, n’aurait jamais honoré les salles d’une université soumise au slogan du « publier ou mourir » (Whitehead, (1929)1957b, p. 99). Cette critique prémonitoire du danger que représentent les pressions externes pour forcer l’université à adopter une politique considérée comme appropriée par les administrateurs et les hommes d’affaires n’est qu’une partie de la critique générale faite par Whitehead de l’impact des forces du marché sur l’institution. Whitehead identifie clairement, par exemple, le danger que représente pour la libre expression imaginative du corps enseignant la transformation de l’université en une corporation multinationale : La gestion d’un corps professoral d’université n’a rien d’analogue à celle d’un groupe d’hommes d’affaires […] [et] l’université ne peut être traitée selon les règles et la politique qui s’appliquent aux groupes d’hommes d’affaires des familles. (Whitehead, (1929)1957b, pp. 99-100). Cette forte mise en garde fut écrite alors qu’il plaidait pour l’inclusion d’écoles d’affaires dans des universités modernes comme Harvard ! Alors que l’on pouvait à juste titre considérer ces écoles comme faisant partie intégrante de l’université, parce que diverses formes d’éducation professionnelle avaient fleuri depuis des siècles dans ses murs, cela n’implique pas que les universités elles-mêmes doivent fonctionner comme des affaires. En réalité, Whitehead n’était que trop conscient de la nécessité d’une modestie individuelle, pour éviter qu’un tel changement ne réduise l’université à n’être qu’un marché, en la privant ainsi de ce qui fait sa spécificité : la quête imaginaire, expérientielle et intellectuelle de la connaissance, impliquant une
136 H. Woodhouse collaboration entre le corps professoral et l’étudiant, selon des modes libres et ouverts (Whitehead, (1929)1957b, p. 100) 4. Le cycle rythmé de l’université ne peut que trop facilement être perturbé par la force de l’administration ou celle du marché, ne jugeant l’université qu’à l’aune de l’efficacité ou de la capacité à faire du profit. Si de tels critères peuvent s’appliquer aux multinationales, ils sont complètement inappropriés pour formuler un jugement sain sur l’enseignement, l’étude et la recherche qui se déroulent à l’université (Woodhouse, 1988 a,b,c;1987;1985). Après tout, le fragile équilibre entre généralisation et imaginaire est bien plus difficile à évaluer que les mathématiques des comptes de résultats (bottom line) (Whitehead, (1929)1957b, pp. 78-80). Car La vie savante et imaginative est un mode de vie, pas un article de commerce (Whitehead, (1929)1957b, p. 97) A nouveau, Whitehead insiste sur l’importance de la compréhension imaginative pour éduquer le jeune sur la voie de la sagesse. Une telle compréhension n’est pas un article à acheter ni à vendre. Elle implique plutôt une façon de vivre avec autrui, avec soi-même et avec l’univers pris dans sa totalité (Whitehead, 1964, pp. 129, 132, 140). On ne peut la soumettre aux ravages du marché sans en détruire la logique et la vivacité particulières. C’est seulement lorsque les exigences concertées d’imagination, d’expérience et d’intelligence sont comprises en référence à la relation entre idées concrètes et abstraites, entre théorie et pratique, que l’on peut saisir la complexité de l’université. Ceci suppose que les présupposés sous-jacents à cette institution soient évalués, et que l’on ait une compréhension critique de leur degré d’incompatibilité avec l’économie libérale de marché (Whitehead, (1929)1957b, pp. 99-101; 4
Whitehead fut par la suite critiqué par Robert Maynard Hutchins (1936) comme étant trop corporatiste en plaidant pour une école d'affaires à Harvard (Whitehead, 1936). Pour une analyse de ce débat, voir Hendley (1986, pp. 99100, 149n) et Levi (1937). Pour une plus grande articulation de ses vues sur ce thème, voir Whitehead(1933)1961, chapitre 6). Pour une analyse de l'université aujourd'hui en termes whiteheadiens, voir Winchester (1986) et Woodhouse (1992b).
Le rythme de l'éducation à l'université 137 (1929) 1957a, p. 21; (1925)1953, pp. 196-207). Il faut reconnaître à Whitehead le mérite d’avoir compris la réelle menace que représente pour le rythme universitaire l’empiétement du marché. Depuis les années 1920 et 1930, lorsque lui et d’autres ont écrit sur cette menace, les multinationales se sont rapidement mobilisées pour s’assurer que l’université s’aligne étroitement sur leurs intérêts (Maxwell and Currie, 1984). Le rythme dans la pédagogie selon Whitehead Nous avons la chance de posséder plusieurs récits de l’enseignement de Whitehead. Ceci nous permet de déterminer s’il travaillait à mettre en pratique ses propres critères pour un enseignement réussi à l’université. La plupart proviennent d’anciens étudiants, évoquant de l’intérieur leur expérience directe de l’enseignement et de l’étude qui se réalisaient dans ses cours. Leur perception nous donne une peinture vivante de la façon dont Whitehead voulait mettre en pratique sa théorie du rythme universitaire, tant dans la salle de cours que dans l’administration. Bertrand Russell figurait parmi les étudiants de Whitehead qui travaillaient les mathématiques dans les années 1890. Russell décrit Whitehead comme un homme à la vision extraordinairement large, possédant un humour adorable et une grande gentillesse, très réservé et d’une amabilité tout à fait exceptionnelle (Russell, 1956, pp. 101, 103;1948, p. 137). Ces mêmes qualités existaient dans son enseignement : Whitehead était un modèle extraordinaire d’enseignant. Il portait un intérêt personnel à ceux à qui il avait affaire, et connaissait à la fois leurs points forts et leurs points faibles. Il voulait tirer le meilleur de l’élève. Jamais il n’était répressif ni sarcastique, ni hautain, ni rien de ce qu’aiment être les petits enseignants. Je pense que chez tous les jeunes gens doués qu’il a rencontrés, il a inspiré, comme ce fut le cas chez moi, une réelle et durable affection. (Russell, 1956, p.104) Voilà un bel éloge, venant, comme on sait, de l’un des grands mathématiciens, logiciens et philosophes de ce siècle ! La capacité de
138 H. Woodhouse Whitehead à prendre un intérêt personnel à ses étudiants, en les attirant sur leurs points forts sans insister sur leurs faiblesses, en amplifiant leurs capacités pour qu’ils les développent à plein, cette capacité en faisait un modèle extraordinaire d’enseignant. En même temps, il n’était ni répressif ni sarcastique, du moins pas avec les jeunes gens doués comme Russell, auquel il inspira une affection réelle et durable. On ne sait s’il inspira une telle affection à ses étudiants moins doués, bien que les derniers récits laissent entendre qu’en enseignant la philosophie à Harvard il travailla dans ce sens (Hendley, 1986, pp.100, 149n; Wells, 1950, p.v; Page, 1947, p.78). Comme il n’y avait pas de femmes, douées ou non, pour étudier les mathématiques à Cambridge en même temps que Russell, on peut difficilement déterminer l’effet que Whitehead eut sur elles comme enseignant (Moorehead, 1992, pp. 35-43). Il mena cependant campagne pour l’égalité de droits des femmes à l’université durant la même période, faisant conférences et discours, où il était régulièrement bombardé d’œufs pourris et d’oranges, signes, comme il dit, de vigueur plutôt que de méchanceté à l’égard de l’orateur (Whitehead, 1948, pp.13-4). Il est donc vraisemblable que s’il avait eu des étudiantes à Cambridge, travaillant les mathématiques comme Russell, Whitehead les aurait considérées comme égales (Page, 1947, p.72). Dans la réalité, Suzanne Langer, qui étudia avec lui à Harvard, dédie son meilleur livre connu à « Alfred North Whitehead, mon grand Maître et Ami » (Langer, (1942)1982) et Dorothy Emmet, qui fit son troisième cycle avec Whitehead à la même université, reçut plus tard une de ses rares lettres (Emmet, 1984, pp. 161, 164). Tout ceci laisse supposer que la compréhension sympathique à l’égard de ses étudiants incluait celle des femmes, au moins de celles qui étaient « douées ». Par la suite, Russell et Whitehead en vinrent à écrire Principia Mathematica, une collaboration qui, selon les termes de Russell, fut toujours parfaitement harmonieuse, malgré les difficultés intellectuelles considérables qu’ils rencontrèrent. Whitehead, semblet-il, fut le plus patient, le plus précis, le plus attentif des deux, leur épargnant un traitement hâtif et superficiel des difficultés que Russell
Le rythme de l'éducation à l'université 139 trouvait inintéressantes. En réalité, l’alliance entre la précision et la patience de Whitehead et la vivacité de Russell rendirent possible l’achèvement de l’ouvrage. Toutefois, quand après une dizaine d’années l’ouvrage fut réalisé, ni l’un ni l’autre ne put continuer à répondre aux questions de logique : L’effort fut si intense qu’à la fin nous nous sommes détournés de la logique mathématique avec une sorte de nausée. Il était, je suppose, inévitable que nous prenions chacun des orientations différentes, de sorte que la collaboration cessa (Russell, 1948, p. 138). Leur relation peut au mieux se comprendre comme pédagogique : Russell, l’étudiant, passe du stade de l’élève à celui de l’ami, du collègue, et finalement de l’égal. Le récit de Russell laisse entendre que, dans son enseignement, Whitehead réalisa un équilibre entre gentillesse et générosité, d’un côté, et une rigueur dans le partage des idées d’autre part. En équilibrant ces deux pôles, Whitehead cherchait un rythme comportant à la fois une volonté de faire comprendre la matière à ses étudiants, et de leur faire admettre l’importance décisive des idées mathématiques (Whitehead, (1929)1957b, pp. 78-80). Il comprenait bien l’importance des demandes rythmées de liberté et de discipline, de subjectivité et d’objectivité, d’imaginaire et de généralisation. Et c’était le même rythme qu’il entreprit d’établir dans sa longue relation avec Russell. Sa meilleure expression en fut leur collaboration sur les Principia Mathematica : la nature incertaine des fondements des mathématiques se révéla dans une démarche de coopération où leurs forces respectives se correspondaient, selon des modes qui se renforçaient mutuellement (Whitehead, 1964, p. 136; Russell, 1948, p. 137). Finalement, épuisés par l’effort, ils prirent chacun une direction philosophique et sociale différente. Pourtant, le rythme ne fut pas complètement interrompu, puisqu’un lien d’affection survécut jusqu’au bout (Russell, 1956, p. 101). Russell attire également l’attention sur le style administratif de Whitehead, non conventionnel mais efficace, qui lui permit de devenir Doyen de la Faculté de Sciences, membre du sénat, et président du
140 H. Woodhouse Conseil Académique de l’Université de Londres durant plusieurs années (Hendley, 1986,p. 78). Russell trouvait que Whitehead avait une sorte d’habileté surprenante, qui lui permettait d’aller son chemin dans les assemblées, d’une façon qui étonnait ceux qui le prenaient pour un être abstrait et peu réaliste (Russell, 1956, p. 104). Ce don de faire correspondre à sa considérable puissance d’abstraction une aptitude à s’en servir pour réaliser des choses concrètes et pratiques est une preuve de plus de la détermination de Whitehead à équilibrer l’abstrait et le concret dans la vie intellectuelle de l’université. Il parvenait à sortir de la salle de cours pour prendre une position administrative en maintenant le même cap. Le fragile équilibre à trouver pour guider l’université au niveau administratif dans sa quête de connaissance imaginative, expérientielle et intellectuelle est le même que celui qui était réalisé dans le processus de l’enseignement et de l’étude. La grande différence est que Whitehead tentait alors de développer la croissance de l’université prise comme un tout, et pas simplement celle des étudiants auxquels il enseignait. Cependant, les deux activités ont beaucoup en commun, en termes de processus d’étude supposés, d’intégration des différentes capacités qui les portent et de visées éducatives réalisées par chacune. L’université était une immense salle de cours pour Whitehead, il pouvait y mettre en œuvre l’art d’enseigner et d’étudier, cet équilibre entre idées abstraites et concrètes, entre généralisation et imaginaire, sérieux et vie, dans les différentes tâches de l’administration, mais aussi de la recherche. Autre caractéristique du style administratif de Whitehead, bien plus surprenant : il répondait rarement aux lettres. Comme le remarque Russell : Il aurait pu être un bon administrateur, mais il avait un seul défaut : sa complète incapacité à répondre aux lettres (Russell, 1956, p. 104). Maintenant, ceci semble dépasser les possibilités de quiconque désire tenir ses responsabilités de Doyen de Science. Lorsqu’il devait répondre au courrier du matin, par exemple, Whitehead levait-il simplement les bras au ciel en quittant son bureau ? Classait-il les
Le rythme de l'éducation à l'université 141 diverses lettres dans le tiroir du bas, en sachant qu’elles ne réapparaîtraient jamais ? Ou bien pesait-il leur contenu, en en discutant avec ses collègues, provoquant une rencontre, et mettant en pratique sa diplomatie judicieuse pour réaliser une forme d’équilibre entre idées abstraites et concrètes, pour la bonne marche de l’Université de Londres ? Bien que le récit de Russell ne permette pas clairement de définir laquelle de ces hypothèses il tenait pour vraie, il nous dit cependant que Whitehead se justifiait de ne pas répondre aux lettres d’amis en disant qu’il n’aurait plus de temps pour le travail créateur. Russell ajoute je pense que la justification était parfaite et sans réplique (Russell, 1956, p. 104). Si l’on admet que Whitehead tint une diversité de postes administratifs durant sa charge à Londres, tant dans l’université qu’à l’extérieur, on peut raisonnablement en déduire, soit qu’il tournait une nouvelle page, soit que sa façon de ne pas écrire de courrier fut relativement efficace. En vérité, pendant qu’il fut Doyen : Tous rapportent qu’il fut un bon participant aux commissions : observateur, patient, critique, mais coopérant (Hendley, 1986, pp. 104). Si c’est la vérité, la raison donnée par Whitehead pour ne pas répondre aux lettres, (pour garder la possibilité de poursuivre son œuvre originale) peut tout aussi bien s’appliquer à son activité décanale. En vérité, plutôt qu’être un « défaut », son refus de réponse aux lettres pourrait jouer en sa faveur. En refusant d’être entraîné dans la course aux papiers qui caractérise l’université moderne, Whitehead s’organisait pour accomplir son travail dans des rencontres et des commissions qui réalisaient sa vision de l’université (Lowe, 1984, p. 29). Telle était l’œuvre originale qu’il pouvait dès lors mener à bien sans devoir toujours répondre au courrier du matin. Répétons-le, son engagement dans le rythme de l’université était fondé sur une volonté d’appliquer des idées abstraites à des situations concrètes (Whitehead, (1929)1957b, pp.19, 25-27). Durant le temps où Whitehead enseignait la philosophie à Harvard, dans les années 1920, le rythme de sa pédagogie équivalait en
142 H. Woodhouse maturité à son œuvre en philosophie et en mathématiques. Au moment où il travaillait aux épreuves de Process and Reality, il s’occupait à enchanter les étudiants de sa classe, qui trouvaient ses concepts difficiles à saisir, mais la façon dont ces concepts étaient présentés tout à fait inoubliable. Il faisait preuve d’une générosité inhabituelle en encourageant les étudiants, en prêtant attention à leur effort pour comprendre la philosophie de l’organisme, tout en créant également une conviction sur l’importance de son sujet, qui dépassait l’intérêt individuel, en suggérant, inspirant, et stimulant, non seulement un intérêt, mais un désir permanent d’aller plus loin (Page, 1947, p. 78). Répétons que l’équilibre rythmé d’une attention simultanée à la subjectivité de l’apprenant et l’objectivité de la matière est évident dans l’enseignement de Whitehead 5. Ce qui est nouveau dans l’approche whiteheadienne c’est son engagement dans la phase imaginaire de l’enseignement universitaire, c’est l’élan et l’énergie qu’il considère alors comme fondamentaux pour réussir, et sur lesquels il avait mis l’accent dans sa philosophie de l’éducation, après son départ de Cambridge (Whitehead, (1929)1957, pp. 91-101). Whitehead, semble-t-il, montrait alors, en entrant dans la salle de cours, une gaieté, une bonne humeur, un élan et une vitalité qui faisaient que les étudiants se sentaient contents d’être là parce qu’il était content lui-même d’y être. Les étudiants tombèrent aussitôt sous son charme, parce qu’il abordait ses cours à la façon d’un frère aîné gentil […] inventant une histoire simple et jolie, pleine de petites plaisanteries et d’innocentes surprises dont il les régalait. De plus, il y avait parfois une simplicité quasi enfantine dans sa façon de parler qui semblait constraster avec sa forte puissance intellectuelle, ce qui en fait illustre précisément l’équilibre entre imaginaire et généralisation que Whitehead jugeait nécessaire 5
Sans qu'il faille en être surpris, certains des étudiants de Whitehead à Harvard ont été moins enthousiastes sur son enseignement, le trouvant distant et inabordable, et laissant entendre que la philosophie de l'organisme contribuait à créer cette distance intellectuelle (Hendley, 1986, p.149n;Lowe, 1984;Johnson, 1969; Wells, 1950).
Le rythme de l'éducation à l'université 143 dans un enseignement universitaire. Lorsqu’il se mettait à prononcer certains mots, il balbutiait presque. Il s’ensuivait le soupçon d’un petit rire, comme s’il était agréablement surpris du succès de ses propres opérations mentales — à nouveau, la capacité de se distancier par l’amusement du sérieux et du philosophique. (Page, 1947, pp. 78, 77, 75, 76). Parfois, quand le langage n’était pas à hauteur de la tâche, allait s’ensuivre une de ses sorties déconcertantes : « Ce que je veux dire […] (pause), c’est […](pause prolongée) vous […]., vous l’savez ! ».Il en restait là et nous devions nous contenter d’un processus qui n’arrivait jamais tout à fait à se réaliser (Page, 1947, p. 78). Dans des cas comme celui-là, Whitehead montrait sa vulnérabilité, comme quelqu’un qui tâtonne dans le noir, cherchant la façon d’exprimer des idées centrales de la philosophie de l’organisme et tournant court. Comme il le faisait avec humour, cela montrait aux étudiants que même lui avait des difficultés à dépasser le langage du matérialisme des sciences. Tout comme son humour montrait le côté humain et romantique de son caractère et encourageait les étudiants à mobiliser leur imagination en essayant de comprendre sa philosophie, ainsi l’achoppement de Whitehead sur le langage leur permettait-il d’observer une certaine modestie dans son approche, tant de la philosophie que de l’enseignement. Cette caractéristique rare les attirait autant à son enseignement qu’à ses idées (Page, 1947, pp. 767). Ces idées, Whitehead les enseignait d’une façon que l’on pouvait seulement considérer comme « sérieuse ». Il partait du postulat que les étudiants avaient la volonté de surmonter les obstacles de l’obscurité et de la difficulté qui auraient écarté des esprits plus frivoles et poussaient plus avant la recherche d’une compréhension philosophique. La réponse des étudiants était de relever le défi, puisque par son hommage implicite à notre sincérité et notre ardeur, il engageait notre fidélité et nous mettait d’attaque (Page, 1947, p. 77). En faisant savoir à ses étudiants que lui, au moins, les croyait capables de comprendre la philosophie de l’organisme, et en montrant son engagement à améliorer cette compréhension, Whitehead
144 H. Woodhouse encourageait ses étudiants à croire en l’importance de ce qui se passait dans son cours. Cette capacité socratique à guider le jeune vers la compréhension philosophique était au fondement de toute la pédagogie whiteheadienne : Il avait en effet les qualités essentielles d’un grand enseignant. Il produisait la conviction sur l’importance de sa matière, et possédait le don rare de suggérer, d’inspirer et de stimuler non seulement un intérêt immédiat, mais un désir continu d’aller de l’avant. (Page, 1947, p. 78) Cette capacité à inspirer les étudiants dans la durée, couplée à la conviction que l’activité philosophique est de grande importance, est caractéristique de l’enseignement personnel de Whitehead, car il éveillait à la fois la vie intellectuelle de ses étudiants, mais également leur vie imaginative et leur expérience. En laissant entendre que les trois ensemble s’apparentaient à la compréhension philosophique, Whitehead montrait à ses étudiants qu’il leur était possible d’unifier leur vie, qui était sinon fragmentée. Non seulement il parvint à capter leur attention, mais leur transmit une vision durable de ce que leur vie pouvait devenir (Page, 1947, p. 78; Wells, p. v). Le don de Whitehead pour l’enseignement universitaire a certes été remarquable, mais on ne pouvait pas l’ignorer. Il décrit la possibilité d’enseigner de la sorte à travers toute sa philosophie (Whitehead, (1929) 1957a, pp. 30-1, 33, 69, 399); (1929) 1957b, pp. 91-101; (1925) 1953, pp. 198-202). Mais la différence entre théorie et pratique est souvent telle que nous réagissons seulement lorsque réellement quelqu’un réalise les merveilles qu’il se proposait de faire. Whitehead a pu réaliser le projet qu’il voulait parce qu’il reconnaissait l’importance de la philosophie pour la vie en général, y compris la sienne propre et celle de ses étudiants. C’était cet engagement simultané pour l’enseignement et pour la philosophie qui rendait ses cours si attrayants : L’attrait de ses cours provient indubitablement de ce mélange précis d’abstrait et de concret, de formel et d’informel, de consistance dans le discours et de liberté totale à l’égard des idées formelles convenues. C’est pourquoi, alors même que son système compte parmi les plus impersonnels de la philosophie, il
Le rythme de l'éducation à l'université 145 était lui-même l’un des philosophes dont l’intérêt et l’humanité étaient les plus personnels. (Page, 1947, p. 76). L’attrait de l’enseignement de Whitehead tient donc à ce qu’il intègre les pôles suivants : idées abstraites et expérience concrète; tout ensemble le sérieux et l’humour de l’enseignement et de l’étude; le discours lourd de la philosophie et l’approche légère et libre pour en enseigner le contenu; une philosophie englobante de l’univers et un authentique souci des étudiants particuliers, ici et maintenant. En réunissant ces qualités contrastées, Whitehead enseignait à ses étudiants que l’unité de l’expérience qu’ils apprenaient à identifier caractérise également l’univers créateur considéré comme un tout (Whitehead, (1929)1957a, pp. 25-27, 30-1). Sur cette base, ils pouvaient évaluer leur propre relation aux innombrables espèces organiques qui peuplent cet univers (Whitehead, (1925)1953, pp. 1934, 205-6). C’est là, après tout, l’ultime équilibre rythmé à réaliser. Et c’est celui-là que l’université devrait, selon Whitehead, se hâter de faire advenir, à la fois dans son enseignement et dans sa recherche. Le rythme de la recherche à l’université La critique que fait Whitehead de la recherche habituellement menée à l’université est qu’elle a perdu tout sens de l’équilibre. Son rythme est d’une seule phase et poursuit la tâche humaine de dominer la nature, plutôt que de l’apprécier. L’université moderne ne parvient pas à créer une connaissance qui nourrisse la relation des êtres humains tant à l’univers qu’entre eux. Au contraire, elle produit de la connaissance qui les éloigne des deux. Elle le fait en séparant nettement le subjectif et l’objectif, la vie intérieure de l’esprit et la vie externe de la matière corporelle. Ce dualisme épistémologique crée un fossé entre esprit et matière, qui ne peut être comblé si l’on accepte ses postulats. Les disciplines enseignées à l’université reflètent ce fossé, que ce soit dans les sciences ou les humanités (Whitehead, (1925)1953, pp. 54-5). L’université elle-même a hérité cette vision du monde de la physique du 17ème siècle, laquelle a été très efficacement utilisée à des fins d’avancée scientifique et technologique. C’est
146 H. Woodhouse pourtant une vision du monde profondément affaiblie, car elle est fondée sur un ensemble de postulats qui sont d’une haute abstraction dans la nature : la physique nouvelle et la philosophie de l’organisme démontrent toutes deux ce point (Whitehead, (1925)1953, Chapitre 7). Malgré tout, ceci n’a pas empêché cette vision de devenir la métaphysique de la modernité, mettant l’accent sur le progrès technologique, la réussite individuelle et l’apprentissage solitaire (Brumbaugh, 1982, pp. 2-4). Heureusement, le temps est arrivé de mettre fin à cette vieille vision du monde, fondée sur les présupposés abstraits du matérialisme scientifique. Il n’empêche que l’université doit encore revoir ses structures ou ses disciplines, pour permettre à la nouvelle vision, fondée sur les présupposés de l’intégration organique(organic relatedness) et de l’expérience concrète, de se développer (Whitehead, (1925)1953, pp. 193-4, 197-8). Telle est la tâche redoutable à accomplir si l’université doit devenir un centre de culture, promouvant l’approche d’une nature possédant une valeur en soi, plutôt qu’une valeur extrinsèque mise au service des désirs indéfinis des humains (Whitehead,(1925)1953, pp. 199-200). La première tâche, si l’on veut restaurer la valeur de la nature, à la fois au sein de l’université et à l’extérieur, est de montrer que la vieille vision du monde repose sur une série d’abstractions qui déforment notre expérience. Ceci fait, le travail pour redécouvrir dans notre expérience concrète la base d’une approche organique de la nature devient plus simple. D’abord critiquer, puis reconstruire - un processus double que Whitehead considère comme la méthode appropriée de toute discussion philosophique, puisque le chapitre dernier de la philosophie est de mettre à jour et de clarifier les présupposés aux croyances des individus et des époques à la fois. Cette démarche réussira dans la mesure où elle admet que toutes les croyances se fondent sur une expérience humaine, et non sur une vaste abstraction. La philosophie offre alors une position meilleure pour éviter les piteuses limites qui lui sont imposées par le succès de la physique du 17ème siècle et ses séquelles (Whitehead, 1964, pp. 129-30).
Le rythme de l'éducation à l'université 147 Quelles sont donc les limites inhérentes à cette physiquemétaphysique ? Whitehead en identifie plusieurs, y faisant référence globalement comme à l’erreur du concret mal placé. Après une série de généralisations sur le lieu, la masse et le mouvement de la matière, les physiciens du 17ème siècle les ont prises à tort pour l’expérience concrète. Leurs méthodes étaient si puissantes que leurs hypothèses erronées ne furent jamais démasquées, car ils étaient capables de viser un succès continu dans la mesure, la prédiction et le contrôle de la nature. Il s’en suivit que leur cadre théorique fut célébré, et parfois adopté par d’autres disciplines, comme l’économie et la psychologie, de sorte qu’un nombre croissant de gens se mirent à croire que cela reflétait avec précision notre expérience de la nature (Whitehead, (1925)1953, pp. 51, 54-5, 196-7, 202-3). C’était le signe que les abstractions de cette vision du monde n’étaient en général pas critiquées. Personne n’était particulièrement pressé de défier les présupposés de la mécanique newtonienne, par exemple, lorsque celle-ci parvenait à mettre en œuvre aussi élégamment les mathématiques, considérées comme le cœur de la description et de l’explication (Stinner, 1989, p. 600). Néanmoins, ce cadre puissant repose sur un grand nombre d’hypothèses fallacieuses. La première en est l’erreur de la localisation dans un espace et un temps, selon laquelle des objets physiques pourraient se situer à des instants successifs du temps sans être intégrés à aucun processus de transition. La seconde est l’erreur d’un système idéal isolé, ou la croyance selon laquelle, en regardant des parties diverses d’un système, on peut faire des généralisations sur le système considéré comme un tout (Whitehead, (1925)1953, pp. 4647, 49-50). L’analyse que fait Whitehead de ces erreurs et d’autres, qui se trouvent dans la physique du 17ème siècle, est suffisamment complexe pour mériter un développement à elle seule. Mon objectif actuel est d’élucider l’argumentation par laquelle il montre que leur succès même a déformé à la fois l’expérience concrète et les formes de recherche qui sont menées à l’université.
148 H. Woodhouse Pour étoffer cette argument, Whitehead distingue entre immédiateté présentationnelle et efficacité causale. La première est l’espèce de perception considérée comme fondamentale par les philosophes qui étaient sous l’influence de la physique du 17ème siècle : d’abord la perception visuelle, qui différencie des objets contigus dans l’espace et le temps, en fonction de leur forme et de leur localisation spatiale relativement au sujet (Whitehead, (1929)1957a, p. 143). Ce mode de perception permet au sujet de saisir les caractères du présent immédiat environnant qui affecte son champ sensoriel, définit sa position dans l’espace, et détaille ses composantes. Certes, ce mode peut être un moyen efficient d’acquérir une information détaillée sur l’environnement immédiat, mais il fragmente notre expérience, pour atteindre cet objectif. Par exemple, le sujet selon le mode de l’immédiateté présentationnelle fragmente l’expérience de son champ sensoriel en une série de points dans le temps, considérés alors comme le présent immédiat tel qu’il est défini par lui-même (Whitehead, (1929)1957a, p. 145). Le sujet fait alors l’expérience du monde comme d’une série de points. Les caractères de l’environnement, tels qu’ils sont éprouvés à un moment, sont entièrement distincts de tous ceux qui les ont précédés. De plus, le sujet ne fait pas l’expérience d’objets qui changent à travers le temps, mais perçoit uniquement le monde comme une subdivision en occasions atomiques actuelles, c’est-à-dire comme un jeu d’entités isolées les unes des autres par des points dans le temps (Whitehead, (1929)1957a, p. 146). Ici, Whitehead montre combien les limites du mode de l’immédiateté présentationnelle sont en lien direct avec l’erreur de la localisation simple. Notre expérience est au départ déformée par ce mode de perception, de sorte que disparaît tout sens du flux temporel. Lorsque alors la localisation simple est assumée comme un donné, nous confondons nos propres abstractions avec l’expérience concrète, et la déformation initiale est renforcée. Une fois que l’on accepte les abstractions du 17ème siècle, l’erreur du concret mal placé prend corps, et la conception du monde comme un jeu d’entités isolées entre elles dans l’espace et le temps se réalise. La vision fragmentée du monde qui provient du mode de l’immédiateté
Le rythme de l'éducation à l'université 149 présentationnelle s’identifie dès lors à l’expérience concrète (Whitehead, (1925)1953, pp. 42-55). Il existe, heureusement, une forme plus fondamentale d’expérience, évitant les limites de l’immédiateté présentationnelle. L’efficacité causale est au fondement de notre expérience concrète et trouve son origine dans notre corps, notamment la sensation que nous en avons (bodily feelings) 6. A la différence de Descartes, de Hume, et d’autres, qui ont négligé l’importance du corps du sujet dans le processus de perception, Whitehead comprend que l’efficacité causale est fondée sur le fonctionnement antérieur du corps dans la perception sensible. Sans la fondation par le corps, en ses propres sentiments, de la conscience subjective du monde, une expérience concrète serait impossible. Autrement dit, notre connaissance directe du monde provient de la ‘co-présence’ du corps [comme] point de départ de notre connaissance du monde qui nous entoure ( W h i t e h e a d , (1929)1957a, p. 98). Non seulement le corps est partie intégrante de l’expérience, mais il forme la base de compréhension du monde qui change autour de nous. Lorsque le monde nous est donné par le corps, nous en devenons conscients comme d’un donné pour l’immédiateté du sentiment, c’est à dire comme d’une source directe de sentiment qui fusionne avec la nôtre 7. Ce type d’immédiateté est absent d’autres formes de 6
Il me semble que le singulier « sensation corporelle » rend mieux le pluriel anglais (bodily feelings), pour éviter toute confusion avec « les » sensations particulières, et avec le « sentir » au sens habituel du terme chez Whitehead. [NdT] 7 Il est clair que l'usage fait par Whitehead du 'sentiment' est complètement différent de celui du langage ordinaire. Pour Whitehead, le sentiment va du pôle objectif au pôle subjectif de l'expérience, permettant au sujet de percevoir le monde en mode direct. C'est pourquoi il parle des sentiments comme de 'vecteurs', parce qu' « ils sentent ce qui est là et le transforment en ce qui est ici » (Whitehead, (1929)1957a, p. 105). Ce que le sujet éprouve concrètement comme sensation corporelle de malaise est relié en interne aux sentiments qui traversent le pôle objectif de l'expérience dans le monde. Cependant, ce n'est pas une
150 H. Woodhouse perception. La vision, par exemple, est bien moins directe, puisque la lumière affecte notre nerf optique, à partir d’objets qui sont séparés de nous dans l’espace, et débouche sur les diverses sensations dont nous sommes conscients. En revanche, la sensation corporelle est la perception la plus primitive et constitue le sentiment du corps fonctionnant. Selon ce mode, lorsque nous sentons notre corps fonctionner -nos maux et peines, autant que nos sentiments de joie-, l’expérience est directe et concrète. En réalité, nous éprouvons la sensation corporelle qui nous relie aux différents sentiments formant le monde qui nous entoure : C’est un sentiment du monde du passé; c’est l’héritage du monde comme un complexe de sentiments, car c’est le sentiment de sentiments dérivés. (Whitehead, (1929)1957a, p. 98). Notre corps nous permet un contact direct avec le monde lui-même comme série de sentiments s’écoulant du passé vers le présent. Nous devenons alors conscients des voies concrètes selon lesquelles des événements passés s’écoulent par le présent, comme une série de sentiments reliés. Sur la base de cette appréciation directe nous simple interaction entre deux objets matériels, comme le pense Dewey, car cela supposerait précisément la conception newtonienne de la matière physique que Whitehead refuse (Dewey, (1938)1959, pp. 38-9, 46-7; Whitehead, (1929)1957a, p. 205). Whitehead conçoit plutôt le sentiment comme « n'étant une simple cause ni un simple effet […] [mais comme] le passage de l'un à l'autre » (Oliver et Gershman, 1989, p. 117). Ainsi, le sentiment permet une connexion fluide entre le monde et l'expérience du sujet, en se changeant en permanence, selon des voies qui ne sont pas celles des lois newtoniennes du mouvement. Le sentiment est un aspect concret d'un processus continu de changement, que Whitehead compare au concept d'énergie dans la physique d'Einstein (Whitehead, (1929)1957a, p. 137). De plus, la distinction même entre 'sujet' et 'objet' devient plus fluide elle-même, puisque la relation entre les deux change lorsque les sentiments qui les relient changent eux-mêmes. Comme le dit Whitehead, « sujet et objet sont des termes relatifs » parce que tous deux se transforment constamment lorsque les sentiments présents dans toute occasion changent euxmêmes (Whitehead, (1933)1961, p. 176). Cette relation changeante et bipolaire entre sujet et objet vaut également pour l'expérience esthétique (Whitehead, 1964, p. 139). Pour une analyse plus poussée du rôle du sentiment en cette relation, cf Bradley (1993), Chen (1991), Emmet (1984), et Johnson (1952).
Le rythme de l'éducation à l'université 151 sentons le flux du monde nous traversant comme un processus vibrant de changement. Whitehead admet que les deux modes de perception ont leur place et qu’il existe une interaction complexe entre eux, qui est la règle dans l’expérience humaine (Whitehead, (1929)1957a, p. 143). En d’autres mots, il reconnaît que l’immédiateté présentationnelle et l’efficacité causale sont tous deux présentes dans la perception sensible, et que nous passons de l’un à l’autre presque imperceptiblement. Le problème est que l’efficacité causale n’est plus reconnue comme primaire, l’immédiateté présentationnelle ayant usurpé ce rôle. Nous avons maintenant tendance à comprendre le monde selon des modes qui sont abstraits du flux du temps, abstraits des sentiments qui nous relient intimement à lui. Ceci nous conduit à penser que les abstractions de la physique du 17ème siècle sont le point définitif de notre expérience concrète. Mais le concept whiteheadien de l’efficacité causale nous conduit dans une direction différente, concordant avec la sensation corporelle qui est la base de l’expérience concrète. En général, il laisse entendre qu’il nous faut reconnaître notre relationalité au monde comme un processus d’avance créatrice (Whitehead, (1929)1957a, p. viii). Cette relationalité naît des sentiments concrets que nous éprouvons, d’une connexion en action, à la fois aux événements passés et présents, et à tous les autres organismes de l’univers. Bien loin d’être une espèce qui se tient audessus de la nature pour la contrôler, nous sommes intimement liés à tous les autres organismes, avec les plantes, les méduses, les amibes, et même les électrons (Whitehead, (1938)1966, pp. 156-7). Cette connaissance directe de notre connexion à l’univers conduit à penser à un changement d’accent dans la recherche menée à l’université. La physique newtonienne, par exemple, qui se fie entièrement au mode de l’immédiateté présentationnelle, conçoit tous les corps physiques comme inertes — c’est à dire comme sans mouvement, tant qu’ils ne sont pas mus par une force externe (Whitehead, (1929)1957a, p. 205). Non seulement cette conception nie notre
152 H. Woodhouse expérience concrète d’une liaison directe au monde par la sensation corporelle, mais elle conçoit le monde lui-même comme mort et sans vie : La nature est une chose bornée, sans sonorité, inodore, incolore; ce n’est qu’une course effrénée de matière, qui n’a ni fin ni signification. (Whitehead, (1925)1953, p.54). Le concept newtonien de la nature comme une vaste machine, soumise aux lois du mouvement, porte doublement atteinte à notre expérience concrète 8. D’abord, bien que l’on puisse analyser la nature en utilisant la mécanique newtonienne, elle n’en reste pas moins sans vie. De plus, la conscience du sujet [subjective awareness] (sous la forme de l’immédiateté présentationnelle) est certes elle-même vivante, mais ne peut être analysée et reste entièrement inconnue (Whitehead, (1938)1966, pp. 154-6; Wilshire, 1990, pp. xxii, 37). Les deux pôles objectif et subjectif de l’expérience concrète sont ramenés au niveau de l’inertie, car ils manquent d’élan et de sentiment, faute d’être reliés au flux des événements dans lequel se coule notre vie : ils se limitent à une forme d’ énergie constructive qui leur est extérieure (Whitehead, (1929)1957b, pp. 2, 39). Le résultat de ce double coup, c’est que nous sommes dépossédés à la fois du monde physique et du monde mental, perçus comme séparés et distincts (Whitehead, (1925)1953, pp. 118-9, 48-52, 54).
8
Dans Science and the Modern World, Whitehead attribue cette vision mécaniste à John Locke. Mais à l'époque de la rédaction de Process and Reality, il en vient à considérer la philosophie de Locke comme l'incarnation de certains aspects de la philosophie de l'organisme. Par exemple, Locke reconnaît la nature concrète des idées simples, annonce l'affirmation que les idées proviennent des sentiment, évite le représentationnalisme, et comprend que le pouvoir de l'esprit est une idée simple qui est également une relation (Whitehead, (1929)1957a, pp. 66, 68, 6970, 73). En même temps, Whitehead reproche à Locke de ne pas éviter le dualisme, de manquer de reconnaître l'importance des relations internes, et de croire que la simplicité logique précède dans l'expérience —une erreur qui a conduit à « l'un des pires défauts de la procédure éducative » (Whitehead, (1929)1957a, pp. 68, 74, 69).
Le rythme de l'éducation à l'université 153 L’université a été influencée en profondeur par le concept newtonien de nature, notamment dans le type de recherche qu’elle poursuit. La raison principale en est son extraordinaire efficacité comme système de concepts organisant la recherche scientifique (Whitehead, (1925)1953, p. 54), permettant une quantification précise du mouvement de la terre, des planètes, du soleil et de tous les autres corps lourds. En réalité, cette méthode d’organisation de la recherche scientifique s’est révélée si efficace dans les sciences de la nature qu’elle a été adoptée par des sciences humaines comme l’économie ou la psychologie, et même par des disciplines comme la littérature anglaise (Whitehead (1925)1953, pp. 196-7, 202-3; Frye,1988). Le résultat en est qu’ elle a tenu par elle-même comme principe directeur des études scientifique depuis lors. Elle règne encore. Chaque université au monde s’organise en fonction d’elle. On n’a proposé aucun autre système pour organiser la quête de la vérité scientifique. Non seulement elle règne, mais elle est sans rivale. (Whitehead, (1925)1953, p. 54). Le système newtonien a exercé un monopole sur la recherche universitaire, en fournissant les principes organisateurs pour l’étude des sciences depuis le 17ème siècle. On n’en a conçu aucun autre qui puisse rivaliser. Sa domination continue semble assurée. Et pourtant, écrit Whitehead, c’est parfaitement incroyable. Les hautes abstractions de la physique newtonienne qui sont confondues avec des réalités concrètes sont des obstacles qui empêchent les chercheurs de toutes disciplines de reconnaître l’importance fondamentale de l’expérience concrète comme la base de notre connaissance directe du monde (Whitehead, (1925)1953, pp. 54-5, 198-200). Il faudrait maintenant que l’université renverse la situation en établissant un paradigme différent pour l’organisation d’une recherche qui reconnaisse ce fait brut. Il ne m’est pas possible de décrire toutes les modalités selon lesquelles l’enseignement, l’étude, et la recherche changeraient dans le type d’université envisagé par Whitehead. Je me centrerai
154 H. Woodhouse cependant sur ce que je considère comme la question centrale soulevée par lui, celle de la signification de la sensation corporelle et de l’expérience concrète dans la quête de la connaissance. En évoquant quelques unes des modalités selon lesquelles enseignement et recherche pourraient être réorganisés, j’éluciderai au moins une partie de la vision whiteheadienne d’une université renouvelée. En premier lieu, une université qui considérerait les sentiments tant des étudiants que des professeurs comme essentiels à la quête de connaissance en reconnaîtraient la signification dans toutes ses activités. Par exemple, l’enseignement fournirait l’occasion aux étudiants d’exprimer leurs sentiments sur la littérature, la physique, l’art et toute autre discipline. Ceci inclurait des formes d’activité pratique qui mobilisent les sentiments, les émotions, les intuitions, les perceptions et l’intellect des étudiants, tout autant qu’un dialogue permanent sur la façon dont ces sentiments évoluent lorsqu’ils développent leur étude sur des disciplines spécifiques. L’attention pourrait se porter sur les moyens par lesquels les disciplines, en exigeant rigueur et précision, pourraient débarrasser les étudiants de leurs idées premières, pour des questions concrètes affectant leur vie quotidienne. On pourrait chercher un équilibre pour chaque discipline, en se référant constamment à la façon dont étudiants et professeurs ressentent les questions, les textes et les phénomènes étudiés. De la sorte, les deux pôles de l’expérience, subjectif et objectif, seraient reconnus pour leur contribution active au processus d’acquisition de connaissance (Whitehead, (1929)1957b, pp. 3, 6-7, 10-1, 25-7, 38-9, 91-101). Une bonne part de la pensée féministe moderne fait des propositions similaires, pour que les femmes harmonisent l’expérience, les sentiments et la connaissance (Woodhouse et Ndongko, 1993; Franklin, 1990; Gaskell et.al., 1989; Noddings, 1989; 1984). En réalité, il me semble qu’une bonne part des théories féministes consonne avec la philosophie whiteheadienne de l’éducation, notamment sa conception de l’enseignement et de l’étude (Woodhouse, 1995). Deuxièmement, la conception whiteheadienne de la connaissance concrète implique que toutes les disciplines universitaires admettent
Le rythme de l'éducation à l'université 155 l’importance de l’individu concret comme lieu d’étude. Cette approche contrebalancerait les « hautes abstractions » de la physique du 17ème siècle (Whitehead, (1925)1953, pp. 54-5, 198). Cela ne signifie pas que les êtres humains, par exemple, seraient étudiés isolément du monde qui les entoure. Loin de là. Professeurs et étudiants reconnaîtraient alors la particularité concrète des humains et leur relation étroite à tous les autres êtres organisés. Pour comprendre ces relations diverses, la recherche devrait se concentrer sur l’interdépendance entre les individus spécifiques et leurs monde naturel et culturel. Par exemple, la recherche sur des groupes aborigènes comme les Dene au Canada admettrait que leur capacité à maintenir une bonne harmonie avec la nature a été entretenue par leur croyance dans le pouvoir à la fois spirituel et physique de la nature (Johnson, 1992). L’objet de cette recherche ne serait pas de classer ni de mesurer chaque réponse individuelle à cette sorte d’équilibre, afin d’en faire une généralisation sur le comportement du groupe. Elle devrait plutôt tenter de comprendre comment ces individus concrets font pour s’engager dans des relations qui maintiennent un équilibre écologique à la fois avec la nature et entre eux. L’intérêt de cette recherche tient dans la compréhension des relations concrètes dans lesquelles ces gens sont entrés pour se maintenir dans un environnement naturel difficile, non pas dans la latitude offert aux chercheurs de faire des généralisations sur eux, sur la base de diverses abstractions (Brumbaugh, 1982, pp. 2-4, 10, 16, 94). Heureusement, le mode de perception de l’efficacité causale facilite ce type d’appréciation concrète. La connaissance fondée sur la sensation corporelle nous permet d’identifier d’autres organismes (humains ou non) aussi bien dans leurs particularismes que dans leur globalité (Whitehead, (1925)1953, p. 200). La connaissance concrète va à l’appréciation d’un événement, d’une personne, d’un groupe, ou d’un phénomène naturel pris comme tel, et pas simplement parce qu’il partage certaines qualités avec d’autres du même type. La connaissance concrète ne classifie pas, ni ne codifie, ni ne brise des cultures, des individus ou la nature en leurs éléments, lorsque les
156 H. Woodhouse sentiments liant ensemble sujet et objet sont perdus : dans ce cas, la nature concrète de ce qui est étudié s’estompe, tout plaisir que l’expérience procure au sujet peut disparaître, et son intérêt pour la matière retomber dans l’inertie (Whitehead, 1925)1953, p. 199; (1938)1966, p. 154); (1929)1957b, pp. i, 1-4, 93). Troisièmement, pour éviter ce genre d’inertie, Whitehead propose que les chercheurs universitaires insistent sur les aspects concrets de leur recherche. Mais comment ? Il laisse entendre que si on laisse les sentiments se développer sur la base organique du fonctionnement du corps, le chercheur peut trouver les moyens adéquats de mener sa recherche. En reconnaissant que ce flux de sentiments trouve son origine dans le corps et qu’il est capital pour l’expérience, on s’ouvre l’accès à une diversité de sentiments qui resteraient sinon obscurs (Whitehead, (1929)1957b, pp. 50-1). On en vient alors à reconnaître des intuitions importantes, fondées sur de tels sentiments, et qui étaient jusque là méconnues. En fait, les multiples aspects de l’expérience pourraient ainsi se manifester et permettre de comprendre les différentes voies qui relient chacun au monde et aux autres. Sur cette base, la recherche universitaire reconnaîtrait à la fois la variété de ces sentiments, et la réalité concrète de ce que l’on étudie. Voici encore un contraste éclatant avec l’absence de sentiment qui caractérise à la fois le mode de l’immédiateté présentationnelle et toute recherche qui le met en œuvre. Lorsqu’elle mesure la façon dont se meuvent les corps physiques, la physique du 17ème siècle vise une régularité constante, afin de faire des prédictions précises sur le monde. Ce faisant, les physiciens réalisent une forme univoque d’observation, dépourvue des sentiments de l’expérience concrète, et qui néglige l’événement particulier en cause, pour ne réaliser que des généralisations sur ses propriétés abstraites. Il se peut que ces généralisations soient utiles pour une avancée dans l’explication du mouvement des corps physiques, mais elles manquent totalement du sens de l’équilibre, justement parce qu’elles ignorent la sensation
Le rythme de l'éducation à l'université 157 corporelle comme source d’expérience concrète. (Whitehead, (1929)1957a, pp. 98-9, 143-5, 205, 244; (1925)1953, pp. 197-8) 9. Quatrièmement, l’efficacité causale permet aux chercheurs de toute discipline d’évaluer la valeur intrinsèque de ce qu’ils étudient. Si la recherche scientifique ne postule pas que la nature est un tissu d’êtres organisés intimement reliés les uns aux autres, elle continuera à renforcer la domination technologique actuelle sur les ressources de la terre et produira une dégradation croissante de l’environnement (Whitehead, (1925)1953, pp. 193-4, 196-7, 205-6). Pour contrecarrer cette tendance, Whitehead presse les chercheurs universitaires de tenir compte de la dimension esthétique de leur expérience, comme base d’une éducation renouvelée, capable de restaurer le sens de l’équilibre avec la nature. Pour illustrer ce point essentiel, Whitehead utilise l’exemple du coucher de soleil : Aurait-on une compréhension totale du soleil, de l’atmosphère et de la rotation de la terre, on manquerait encore la splendeur du coucher de soleil. (Whitehead, (1925)1953, p. 199). En s’attachant exclusivement à déterminer la rotation de la terre, sa distance du soleil, et la composition de l’atmosphère, les physiciens du 17ème siècle et leurs équivalents contemporains ont négligé la beauté du coucher de soleil. En revanche, les physiciens et ceux des autres disciplines, qui se donnent le luxe d’apprécier la beauté du soleil comme une valeur en soi, pourraient en arriver à comprendre la manière dont ils sont directement liés au processus qu’ils perçoivent. Toutes sortes de vues différentes peuvent naître d’une telle expérience, qui leur permet de comprendre le monde de manière plus directe. Il en résulterait qu’ils pourraient avoir une perception directe de la réalisation concrète d’une chose en son actualité -une appréciation du soleil accomplissant tout son potentiel, par un processus concret de changement qui s’exprimerait dans sa mise en jeu sur une occasion particulière (Whitehead, (1925)1953, p. 199). Généralement, une telle beauté ne peut être appréciée que si le chercheur ressent la plénitude et la diversité de valeurs vivantes des 9
Je remercie John McMurtry pour les vues exprimées dans ce paragraphe.
158 H. Woodhouse différents organismes qui nous entourent. Ces organismes passent par un processus d’auto-développement dans lequel ils incarnent des valeurs concrètes, animées. Par exemple, les arbres et autres espèces mutuellement dépendantes qui coopèrent pour maintenir la forêt tropicale brésilienne manifestent des valeurs qui sont respectueuses de la croissance et de l’auto-développement de chacune (Whitehead, (1929)1953, pp. 200, 206). En même temps, chaque espèce assure sa propre survie, comme partie intégrante de l’écosystème, en ressentant la valeur de l’interdépendance à la fois comme vivante et totale. C’est précisément cette sorte de conscience dont les chercheurs universitaires devraient faire preuve, s’ils veulent assurer le maintien de l’espèce humaine ainsi que de la planète. L’exemple prémonitoire donné par Whitehead de la forêt tropicale brésilienne, avec l’accent qu’il met sur la valeur intrinsèque de la nature, préfigure une bonne part de la pensée contemporaine sur la nécessité pour les université et les écoles d’adopter un nouveau paradigme dans lequel l’harmonie avec la nature prend une importance centrale (Orr, 1993; Havel, 1992; Woodhouse, 1992c; Franklin, 1990). Cela montre à nouveau l’importance du concept whiteheadien de rythme universitaire pour comprendre en quoi les postulats d’une recherche devraient changer. L’accent mis par Whitehead sur l’importance de l’art et des valeurs esthétiques, à la fois pour l’éducation et la recherche universitaires est frappant. Il pense qu’une sentiment de beauté émerge directement de la sensation corporelle qui forme la base de l’efficacité causale. Une fois que nous prenons conscience de cette sensation, nous reconnaissons que les processus concrets de changement, perçus à la fois dans le monde de la nature et dans celui de la culture, possèdent une beauté qui sinon resterait voilée. Ceci n’est pas seulement vrai des couchers de soleil, mais également des ponts et des usines (Whitehead, (1925)1953, p. 200). A première vue, il semble plutôt curieux d’attribuer une valeur esthétique intrinsèque à une usine, surtout si l’on songe aux conditions oppressantes de travail, à l’aliénation profonde, et à l’extraction de valeur ajoutée que l’on peut y trouver. Pourtant, c’est précisément où veut en venir Whitehead. L’industrie a été déshumanisée par l’application des abstractions de la
Le rythme de l'éducation à l'université 159 physique du 17ème siècle au processus du travail : les travailleurs sont considérés comme des corps physiques inertes, qui demandent une surveillance constante pour être obligés de continuer leur tâche, pendant que leurs éventuelles capacités mentales sont mises entre parenthèses dans leur travail (Whitehead, (1925)1953, p.200; (1929)1957b, p. 50-1, 57-9). Tant que se prolonge cet état de choses, il n’est aucune perspective de paix dans l’industrie (Whitehead, (1929)1957b, p.45). Dans la mesure où la science moderne impose ses restrictions au travail et aux autres activités humaines comme la recherche universitaire, le caractère esthétique qui caractérise celle-ci restera caché (Whitehead, (1925)1953, p. 200). En face de ce funeste impact des abstractions de la science moderne sur l’esprit humain, Whitehead se fait l’avocat d’une éducation qui reconnaisse l’art et le jugement esthétique comme fondements. L’éducation esthétique aura un effet libérateur sur la culture et sur l’économie en veillant à ce que toutes les activités humaines promouvant la beauté soient valorisées en elles-mêmes (Whitehead, (1925)1953, pp. 198-203). Comme je l’ai indiqué, la recherche universitaire est l’une de ces activités qui demande à être réorientée vers la valeur esthétique, ceci pour éviter les abstractions de la physique du 17ème siècle. Une approche esthétique de l’éducation et de la recherche développerait également la forme de liberté intellectuelle et imaginative que Whitehead place au fondement de l’université. Elle amplifierait la croissance de l’individu, en harmonisant l’expérience concrète de beauté avec le sens durable de la valeur auquel conduit l’art, comme à la richesse permanente de la conquête du soi par luimême (Whitehead, (1925)1953, p.202). En d’autres termes, l’art et l’éducation esthétique cultiveraient dans l’individu un sens de l’harmonie entre concret et abstrait, la reconnaissance d’un rythme, entre la sensation corporelle et les valeurs plus durables qui caractérisent l’âme humaine (Whitehead, 1948, p.151; 1936, pp. 1705). Un jugement esthétique de cette sorte développerait dans l’individu le sens de la valeur intrinsèque de la nature, de la culture et des autres êtres humains :
160 H. Woodhouse Il prend la forme de l’étonnement, de la curiosité, du respect, ou du culte, du désir tumultueux de faire émerger la personnalité vers une réalité qui la transcende (Whitehead, (1929)1957b, p. 40). L’art et l’éducation esthétique étendent les possibilités de liaison de l’esprit individuel, non seulement avec les objets de l’expérience concrète, mais également avec les valeurs plus profondes que ces objets incarnent. Ce sens du respect qu’implique la reconnaissance de la valeur attachée à tous les autres organismes vivants de l’univers est, pour Whitehead, le fondement de la sagesse. Lorsqu’il invoque les anciens à ce point de son développement, Whitehead ne pense pas que la sagesse soit simplement contemplative. Il y inclut plutôt la façon dont la connaissance est obtenue ou, pour le dire autrement, le traitement de la connaissance visant à ce que l’individu apprenne à ajouter de la valeur à son expérience immédiate (Whitehead, (1929)1957b, p.30). Comme le jugement esthétique se développe à partir de la sensation corporelle reliant l’individu au monde, la base organique pour reconnaître la valeur intrinsèque de l’expérience, de la connaissance et du monde est bien établie. L’éducation artistique ou esthétique s’appuie sur ce sens organique de l’équilibre entre le soi et le monde pour garantir que la connaissance est utilisée d’une façon qui réalise la sagesse, c’est-àdire le respect de toute vie organique. C’est pour cela que Whitehead écrit : La sagesse est le fruit d’un développement équilibré. C’est cette croissance équilibrée de l’individualité que l’éducation devrait viser à assurer (Whitehead, (1925)1953, p. 198). Une fois encore, Whitehead insiste sur l’importance d’un sens de l’équilibre rythmé pour la croissance organique à favoriser dans l’éducation. Une telle croissance est impossible, tant que les abstractions de la physique du 17ème siècle sont dominantes à l’université et dans la vie culturelle en général. L’éducation universitaire et la recherche qui se font avec ces hypothèses ne produisent que des esprits routiniers ou des intellects qui manquent d’équilibre (Whitehead, (1925)1953, p.197). Ceci parce qu’il n’existe aucun lien entre les intellects de ces individus et leurs sensations
Le rythme de l'éducation à l'université 161 organiques. Il en résulte que tout sens de valeur, tout respect des sentiments qui forment le processus de changement de l’univers luimême sont menacés. L’université devrait maintenant se libérer de telles hypothèses, et inclure l’esthétique, comme base de l’éducation comme de la recherche. (Whitehead, (1925)1953, pp. 198, 202; Brumbaugh, 1982, pp. 94-6). Conclusion Les propositions whiteheadiennes pour un nouveau paradigme de la recherche à l’université sont parfaitement cohérentes avec ses propositions sur l’enseignement et l’étude. Le type d’équilibre qu’il cherche dans le dernier cas est compromis par la perte d’équilibre dans la recherche universitaire. Les deux doivent êtres réformés ensemble. Sa critique d’un enseignement universitaire coupé de l’élan propre à l’imaginaire, naît de son opposition aux abstractions de la physique du 17ème siècle, selon laquelle la matière physique est inerte. Dans de trop nombreuses salles de cours, les esprits des étudiants sont également considérés comme inertes (Whitehead, (1929)1957b, pp. v,1-6). C’est là l’une des nombreuses conséquences concrètes des abstractions que la science impose à l’éducation. Et cela doit changer. De plus, ses propositions constructives sur la façon de relier imaginaire et généralisation dans l’enseignement universitaire provient de sa conception de la connaissance concrète, qui naît de la sensation corporelle. C’est seulement quand celles-ci sont reconnues de première importance que l’expérience et l’imagination peuvent se développer dans l’enseignement universitaire. Le concept whiteheadien de rythme universitaire est ainsi un habit sans couture, où l’on accorde une importance égale et interreliée à l’enseignement, l’étude et la recherche. Que l’université tienne compte de cette théorie, et elle concrétisera la relationalité même qui est le cœur de la philosophie whiteheadienne de l’organisme. Le type de connaissance concrète qu’elle valoriserait, son fondement organique dans la sensation de notre corps, le respect de la beauté et de la valeur intrinsèque de la nature et des êtres humains, ainsi que la
162 H. Woodhouse joie et le dynamisme de l’étude qui seraient entretenus chez les étudiants, tout cela montrerait qu’un rythme entièrement nouveau se serait emparé de l’éducation universitaire, un rythme développant la croissance plutôt que de la freiner. Bibliographie Benson, G. D. & Griffith, B. E. (1996). (eds). Process, epistemology and education. Toronto. Canadian Scholars Press. Birch, C. (1988). « Whitehead and science education ». Educational Philosophy and Theory. 20(2), 33-41. Bohm, D. (1951). Quantum theory. London. Constable. Bradley, J. (1993). « La cosmologie transcendantale de Whitehead : transformation spéculative du concept logique ». Archives de Philosophie. 56(1), 3-28. Brumbaugh, R. S. (1992). « Whitehead and a New Look at Teaching Elementary Science ». Interchange. 23(3), 245-154. Brumbaugh, R. S. (1982). Whitehead, Process Philosophy, and Education. Albany. State University of New York Press. Chen, C-y. (1991). « Categories of Creativity in Whitehead and NeoConfucianism ». In New Dimensions of Confucian and Neo-Confucian Philosophy. Albany. State University of New York Press. Cobb, J. (1984). « Whitehead and natural philosophy ». In Holz, H. and E. Wolf-Gazo (eds). Whitehead and the idea of process. Freiburg/München, Verlag Karl Albert, 137-153. Daly, H. E. & Cobb, J. (1994). For the common good: Redirecting the economy toward community, the environment, and a sustainable future. Boston. Beacon Press. Dewey, J. ((1938)1959). Experience and Education. New York. MacMillan. Emmet, D. (1984). « Whitehead’s View of Causal Efficacy ». In Holz, H. and E. Wolf-Gazo (eds). Whitehead and the Idea of Process. Freiburg/Munchen. Verlag Karl Alber, 161-178. Flynn, M. (1996). « Process philosophy of education as an antidote to some systemic inhibitors of learning: Rethinking the concept of ‘learning disabilities’ ». In Benson, G. D. and B. E. Griffith (eds).
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Chapitre 8 Les Rythmes Éducatifs : Modèles d’enseignement et d’historiographie Joachim Stolz Université de Dortmund Traductrice : Mme A. Légaré Département d’Anglais de la FLSH Université Catholique de Lille (modifications ultérieures de l’auteur traduites par J.M. Breuvart) Sigles Utilisés TUA A Treatise on Universal Algebra, Cambridge, 1898. MC « On Mathematical Concepts of the Material World », Philos. Trans. of Royal Society, London, A 205 (1906), 465-525. TR « La Théorie Relationniste de l’Espace », Revue de Métaphysique et de Morale 23 (1916), 423-454. STR « Space, Time and Relativity », Proc. of Arist. Society 16 (19151916), 104-129. CN The Concept of Nature, Cambridge, 1920, repr. Cambridge 1970. PR Process and Reality : An Essay in Cosmology, New-York, 1929, Cambridge, 1929; corrected edition by D.R.Griffin and D.W.Sherburne, New-York, 1978. A E The Aims of Education and Other Essays, New-York, 1929, London, 1932, repr. New-York, 1964. M G « Mathematics and the Good », in P.A.Schilpp, ed. : T h e Philosophy of A. N. Whitehead, Lasalle, Illinois, 1941, repr. 1971, pp. 666-681.
170 J. Stolz
L’idée fondamentale de la philosophie de l’éducation de Whitehead est sans aucun doute le modèle morphologique qui représente le travail d’apprentissage en termes d’Imagination, de Précision et de Généralisation (AE, 28 & svtes). Il décrit ce travail en partant de la toute première appréhension des idées, pour parvenir à l’exactitude de la formulation et au stade ultime de la généralisation. Ce travail est censé être cyclique. Dans sa dernière phase, on retrouve la première phase mais à un niveau supérieur, avec l’avantage d’avoir les idées classées et la connaissance de techniques adéquates. Et ce modèle de travail évolutif d’acquisition et de réflexion de la connaissance devrait être appliqué aux niveaux individuels ainsi qu’aux niveaux généralisés du développement des disciplines. Dans cette perspective, mon analyse se fera en trois parties : TOUT D’ABORD, le modèle pourra être appliqué à la propre évolution de Whitehead. Les débuts de sa recherche correspondraient à une période imaginative, ensuite viendrait sa période précise, et sa période spéculative serait un temps de généralisation. Bien sûr, le présupposé de cette thèse est que l’on puisse conserver une démarcation si claire. Dans la première partie, je verrai cette question en détail. EN SECOND LIEU, l’évolution de l’histoire des sciences, discipline académique depuis le dix-neuvième siècle, peut-être reconstruite en utilisant ce modèle. EN TROISIEME LIEU, l’argumentation de Whitehead contre la séparation des matières d’étude et d’enseignement, (AE10), devrait être illustrée par des modèles d’enseignement interdisciplinaire. Je pense que le modèle d’analyse thématique de Gerald Holton en Histoire des Sciences et surtout le cours de physique de l’Université d’Harvard sont d’excellents exemples dans cette perspective. Ce que je veux dire ici, c’est que les arguments abstraits contre l’isolation des matières à l’intérieur du système éducatif devraient être étayés par des modèles concrets montrant la cohérence des idées. Ou
Les rythmes éducatifs… 171 encore, pour utiliser les termes de Whitehead dans la préface de The Aims of Education : L’ouvrage entier est un réquisitoire contre la connaissance morte, c’est à dire contre les idées inertes. (AE v) Application à l’évolution de Whitehead Depuis des décennies, les écrits de Whitehead laissent apparaître une division en trois parties plus ou moins évidentes, à l’intérieur du corpus de ses travaux. Cela s’explique certainement par les circonstances extérieures de sa carrière : Il y a eu la période de Cambridge au Trinity College jusqu’à la fin de sa collaboration avec Bertrand Russell sur les Principia Mathematica en 1911, c’est à dire son temps de logicien et de mathématicien « pur ». Ensuite, il y a eu la période de Londres, aux University College et Imperial College, jusqu’en 1924 : c’est pendant ce temps de mathématicien « appliqué » qu’il a développé une philosophie naturelle de la physique. La troisième période a été celle où il était philosophe à l’Université de Harvard, à Cambridge dans le Massachusetts aux États-Unis. A cette époque, il a entamé l’élaboration de la métaphysique. La première partie de sa vie a établi sa réputation de logicien tandis que la seconde a été ignorée pendant quelques décennies. Une partie de son public considérait que ce n’était plus de la « véritable » logique, et pour l’autre partie, il atteignait au mieux une philosophie pré-critique. La troisième époque de sa vie a été l’objet de publication continue de philologie de Whitehead dans les limites d’une « École » restreinte, ayant pour effet second une séparation presque complète d’avec le courant essentiel de la philosophie du vingtième siècle. La thèse de la continuité thématique donne la formule d’un déroulement génétique des problèmes où, dans les idées premières, on trouve en quelque sorte le germe des idées les plus tardives. Cette
172 J. Stolz thèse d’une continuité, au moins représentable selon trois stades de son évolution philosophique, doit être solidement étayée bien sûr. J’affirme, par exemple, que la transition de la première à la seconde période, ainsi que de la seconde à la troisième se sont passées de façon beaucoup plus douce qu’on ne le croit couramment. Deux documents, bien trop négligés par le passé, peuvent illustrer cette affirmation. Ils montrent l’auto-évaluation de Whitehead à deux époques différentes. Le premier document est une lettre de candidature à la succession de Karl Pearson à la chaire de mathématique appliquée du University College de Londres, en mars 1912. L’autre document est une notice remarquable tirée de la préface du recueil de textes The Aims of Education and Other Essays, daté de janvier 1929. La lettre de candidature adressée au Principal du University College, datée du 16 mars 1912 et que l’on croyait perdue, a été redécouverte dans les archives en 1970. Elle a été étudiée de près par Victor Lowe en 1975 1. Je ne citerai ici que les passages qui éclairent l’auto-évaluation de la carrière et des projets de Whitehead 2 : Depuis vingt deux ans, je suis engagé dans un vaste projet de travail qui comprend l’examen minutieux et logique du symbolisme mathématique et des idées mathématiques. C’est dans l’étude de la théorie mathématique de l’électromagnetisme que ce travail trouve son origine, et son objectif ultime a toujours été l’examen minutieux des relations entre matière et espace ainsi que la critique des applications diverses de la pensée mathématique. Ce projet est peut-être excessivement ambitieux, mais pour ce qui en a déjà été publié, je suis encouragé par les 1
V.Lowe : « A. N. Whitehead on his Mathematicals Goals : A Letter of 1912 », Annals of Science, 32 (1975), 85-101. J'ai également utilisé cet important document (cf. J. Stolz : « Whitehead, Russell und die Konstruktion von Punkten », in J. Hintikka, K. Puhl, eds : The British Tradition in 20th Century Philosophy (17. Intern.Wittgenstein Symposium), Kirchberg, 1994, pp. 493-500 et J. Stolz : Whitehead und Einstein, P.Lang, 1995). 2 op. p. 85.
Les rythmes éducatifs… 173 notices les plus positives de la part des mathématiciens de tous les pays d’Europe et d’Amérique […]. Depuis quelques années, mes recherches se sont tournées vers les nécessaires relations mathématiques entre la matière et l’espace et celles ci m’ont ramené aux théories modernes d’électricité qui étaient mon point de départ à l’origine. Ce projet de recherche, dont seule une partie est publiée et qui est encore largement en chantier m’a conduit très naturellement par le passé à concentrer mon enseignement presque entièrement sur les mathématiques appliquées. Après quelques autres déclarations sur des aspects didactiques et organisationnels de l’enseignement des mathématiques, Whitehead mentionne avec précision un article, son Introduction to Mathematics publiée en 1911. Voilà une présentation bien menée, d’autant plus que l’on remarque que la publication du second volume de Principia Mathematica, le grand classique de sa contribution à la philosophie mathématique, écrit et développé avec son ancien élève Bernard Russell, s’est faite au moment même de sa présentation de candidature. Il me semble qu’il faut analyser un à un les problèmes dans leur ordre d’apparition dans la lettre citée plus haut. Depuis vingt-deux ans, il était occupé à un vaste projet de travail. Ceci nous ramène en 1890. A l’époque, il dirigeait pour la seconde fois un séminaire au Trinity College de Cambridge sur la théorie de l’extension de Grassmann. James Clerk Maxwell l’avait mentionnée dans son aujourd’hui célèbre Treatise on Electricity, car Grassmann avait également travaillé à une théorie unifiée de l’électromagnétisme 3. Mais la théorie de l’extension de Grassmann en 1844 avait certainement été un des plus éminents ouvrages précurseurs du Treatise on Universal Algebra de Whitehead en 1898.
3
H. Grassmann : « Neue Theorie der Elektro-Dynamik », Annalen der Physik und Chemie, 64 (1845), 1-18.
174 J. Stolz La notion fondamentale d’un algèbre universel est la notion d’un espace généralisé. Nous avons la preuve que Whitehead a connu très tôt la théorie de Maxwell. Les travaux de Edward John Routh (1831–1907) étaient bien connus de lui en 1882 4. Routh avait été l’un des professeurs de physique mathématique les plus brillants à Cambridge dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle et l’un de ceux, avec W.D. Niven, qui avaient fait connaître à Cambridge la théorie de Maxwell 5. Il se peut que Whitehead ait rédigé son mémoire de nomination jamais publié, sur l’électrodynamique 6 et ses premiers articles publiés à partir de 1888 ont été écrits sur le thème voisin de la dynamique 7. Malgré ces écrits, le vaste projet de travail n’est pas clairement identifié : S’agit-il du programme sous-jacent à l’Algèbre Universel ? S’agit-il de la suite envisagée pour le quatrième volume en projet de Principia Mathematica ? Ou s’agit-il plutôt de la notion de représentation mathématique et logique de concepts physiques fondamentaux, que nous retrouvons dans la monographie On Mathematical Concepts of the Material World publiée en 1906 ?
4
E. J. Routh : The Elementary Part of a Treatise on the Dynamics of a System of Rigid Bodies, London, 1882. Dans la préface (p.vii), Routh remercie M. A. N. Whitehead pour la lecture des épreuves. V. Lowe ne reconnaissait pas Routh comme le père de la Théorie de Maxwell, et ne le mentionne pas dans sa grande biographie (V. Lowe : A. N. Whitehead. The Man and His Work, 2 vol., Baltimore, 1985-1990). 5 Ce jugement s'appuie sur A. R. Forsyth : « E. J. Routh », Proc. of London Math. Society, 5 (1907), xiv-xx, et sur J. Larmor : « Dr E. J. Routh, F.R.S. », Nature, 76 (1907), 200-202. 6 Cf V. Lowe, op. cit., p. 88, d'après B. Russell : My Philosophical Development, New-York, 1959, p.48. 7 « On the Motion of Viscous Incompressible Fluids », Quart. J. of Pure and Applied Math., 23 (1888), 78-93, et « Second Approximation to Viscous Fluid Motion », ibid., pp. 143-152.
Les rythmes éducatifs… 175 A la fin de cet ouvrage, nous rencontrons l’idée de l’unité des lois physiques fondamentales combinant la gravitation et l’électromagnétisme dans un schéma global de relations logiques (MC 524-5). La volonté de représenter les relations entre espace et matière comme un schéma logique, un modèle abstrait, serait beaucoup plus ambitieuse que les thèses de logique héritées de Frege et de Russell. Être engagé dans un vaste projet de travail donne une idée plus globale du sens de la logique comme fondement, non seulement de la science formelle qu’est la mathématique, mais aussi de la science pratique qu’est la physique et même de la biologie. Mais la soi-disant logique moderne n’existait pas dans les années 1890; on ne connaissait que l’histoire de l’algèbre de la logique. Et dans ce contexte, l’influence d’Hermann Grassmann fut, d’une certaine façon, décisive. L’Ausdehnungslehre, c’est à dire la théorie de l’extension de Grassmann fut à partir de 1844 la forme d’algèbre la plus générale qui existait à l’époque. Son innovation avait été la généralisation d’opérateurs algébriques de telle façon qu’ils recevaient une signification géométrique 8 : par exemple, le produit de deux points devenant une ligne entre eux, c’est à dire a x b = -b x a, signifie que le produit n’est pas commutatif, (l’importance des géométries non-commutatives venait d’être redécouverte en physique mathématique, seulement une dizaine d’années plus tôt, certes, dans des contextes évidemment bien différents). L’abstraction des aspects quantitatifs est un élément décisif du raisonnement de Whitehead. Dans ce sens, il écrit dans la Préface de son Treatise on Universal Algebra (TUA vi) : Les mathématiques dans leur sens le plus large sont le développement de toutes sortes de conclusions déductives et discursives. Les conclusions sont formelles dans la mesure où le sens des propositions n’entre pas en jeu pendant les recherches. Les mathématiques s’attachent à une dérivation de propositions
8
H. Grassmann : loc. cit., pp. 11 & svte.
176 J. Stolz en propositions. La justification des lois de dérivation […] est une question d’expérience ou de philosophie 9. Cette conception des mathématiques va bien au delà de la préférence traditionnelle des aspects quantitatifs en faveur d’une logique des relations. Cet élargissement est un fil conducteur des travaux de Whitehead. Il illustre cet aspect de la géométrie, une fois de plus, dans l’une de ses dernières conférences Mathematics and the Good (MG) donnée à Harvard en 1940 : la géométrie telle qu’elle a été étudiée à travers les âges est un chapitre de la Doctrine des Modèles; et ce modèle, dans les limites de la connaissance humaine, est une découverte essentielle qui a un intérêt essentiel pour la compréhension de l’Univers. Le terme de « géométrie » se réfère également à un genre de modèles; et ce genre inclut une variété d’espèces.(MG 671). Et Whitehead définit ainsi sa conception d’une mathématique généralisée : l’essence de cette mathématique généralisée est l’étude des exemples les plus observables des modèles applicables; et les mathématiques appliquées correspondent au transfert de cette étude à d’autres exemples de réalisation de ces modèles.(MG 678). Il y a quelques années, j’ai découvert dans les archives de la bibliothèque Houghton de l’Université d’Harvard un échange de lettres entre Whitehead et Scott Buchanan, datant de 1936. Dans une lettre de Whitehead datée du 4 janvier, il écrit : A présent, on peut dire d’un modèle qui a une grande généralité, en termes d’espèces liées à lui, qu’il est spatial. Nos notions générales d’espace ne recouvrent rien d’autre. En ce sens la logique est spatiale. Cependant, je maintiens qu’il existe un nombre illimité de modèles logiques. Je pense qu’un modèle est logique lorsqu’il permet la séparation en deux modèles, et que
9
selon le texte allemand de la traduction de J. Dieudonné : Geschichte der Mathematik 1700-1900, texte français de 1978, Braunschweig, 1985, p. 803.
Les rythmes éducatifs… 177 deux modèles sont logiques quand il est possible de les rassembler en un seul 10. Serait-ce aller trop loin que d’affirmer que ces pensées sont la conclusion tardive d’une idée des premiers jours ? L’idée d’une conception généralisée de l’espace est motivée par la conviction qu’on peut transformer les propriétés et les opérations qu’elle met en jeu en méthode uniforme d’interprétation des divers algèbres (TUA, v). Mais revenons une fois de plus à Grassmann. Whitehead n’a pas seulement trouvé chez lui l’idée d’opérations algébriques généralisées, et par là même un ouvrage généralisé pour une conception logique des mathématiques, mais aussi une application à la physique. Grassmann avait eu l’idée que l’attraction électromagnétique et la force de gravitation pouvaient être exprimées par la même formule 11. N’est ce pas là le point de départ du problème de la représentation des relations entre la matière et l’espace en utilisant la logique ? Mon hypothèse de travail peut-être résumée ainsi : le vaste projet de travail semble être le programme de recherche qui veut reconstruire les fondements logiques de la physique. A la suite de la logique des relations établie dans Principia Mathematica (§§ 33 & svts), il a trouvé une méthodologie nouvelle et à la suite de l’accueil fait aux théories de la relativité d’Einstein, il a trouvé des axes nouveaux pour sa propre recherche. La théorie générale des surfaces développée par Gauss en 1810 12 et la théorie générale des coordonnées, ainsi que la théorie de Riemann sur 10
Exchange of letters between A. N. Whitehead and Scott Buchanan, Lettre datée du 4 Janvier 1936, Houghton Library, Harvard University, Cambridge, Mass., référence bMS Am 1992 (487), pp. 5 & svte. 11 H. Grassmann, op. cit., p.11. 12 P. Stäckel : « Gauss als Geometer », in Nachr. der Königl. Gesellschaft der Wiss., Göttingen, Math., Physikal. Klasse, 1917, reproduit dans C .F. Gauss : Werke Vol. X/2.2, 1-123, repr. Hildesheim, New-York, 1973, notamment pp. 84 & svtes.
178 J. Stolz les multiplicités 13 étaient devenues les moyens les plus importants qu’Einstein avait pour passer de la théorie particulière à la théorie générale de la relativité. Depuis le début de leurs carrières, le travail de Whitehead était plus ancré dans les fondements des mathématiques et de la logique au dix neuvième siècle que celui d’Einstein. Mais ce programme de recherche n’avait-il pas mené à ces travaux que Whitehead projetait en 1912 et qui auraient constitué le quatrième volume, parfois projeté, de Principia Mathematica ? La conférence sur La Théorie Relationniste de l’Espace (TR) donnée à Paris en Avril 1914 au Congrès de Philosophie Mathématique aurait pu donner la première réponse 14 et la conférence intitulée Space, Time and Relativity (STR) donnée à l’Association Britannique en 1915, puis peu après à l’Aristotelian Society avec les propres commentaires de Whitehead aurait pu donner la seconde. A la fin de ses commentaires, il mentionne la méthode d’Einstein (STR 126) pour la première fois. Au début de sa conférence, il compare les théories absolue et relative de l’espace. L’autre thèse est personnalisée par Newton et Leibniz. La théorie absolue n’est pas très prisée ces temps-ci, mais elle tient pour sa part une autorité plus que respectable : Newton, pour ne citer que lui, il faut donc la considérer avec amour. (STR 106). Il résume ainsi sa compréhension du problème à l’époque : On peut déduire de la théorie relative qu’un point pourrait être définissable en termes de relations entre les choses matérielles. Pour autant que j’en sache, ce résultat de la théorie n’a pas été remarqué par les mathématiciens, qui ont invariablement considéré que le point était la base fondamentale de leur raisonnement. Il y a de nombreuses années, j’ai expliqué quelques types de voies qui pouvaient nous mener à une telle
13
B. Riemann : Über die Hypothesen, welche der Geometrie zu Grunde liegen (1854), 1ère Edit. 1866, Réédit. H. Weyl, Berlin, 1920. 14 A. Reymond : « Le Premier Congrès de Philosophie Mathématique », L'Enseignement Mathématique, 16 (1914), 370-378.
Les rythmes éducatifs… 179 définition, et plus récemment, j’en ai ajouté quelques autres, (STR 106 &svte). Les allusions temporelles font référence, bien sûr, à la monographie de 1905 On Mathematical Concepts of the Material World et à la récente conférence de Paris en 1914. Dans son texte, Whitehead poursuit ainsi : Des explications similaires peuvent être appliquées au temps. Avant que les théories de l’espace et du temps ne soient amenées à une conclusion satisfaisante sur la base relationnelle, une observation minutieuse, longue et attentive des points de l’espace et des instants du temps devra être entreprise, et de nombreuses façons d’établir ces définitions auront dû être testées et comparées. C’est un chapitre de mathématiques à écrire, qui en est à peu près au même point que la théorie des parallèles au dixhuitième siècle (STR 107). Ce chapitre de mathématiques à écrire est devenu et s’est développé chez Whitehead en chapitre de philosophie à écrire. C’est-à-dire qu’on trouve dans ces deux conférences l’embryon de presque tous les thèmes à venir de sa philosophie. 1. Dans sa conférence de Paris, il distinguait quatre concepts d’espace différents (TR 423 & svtes) un espace immédiat intuitif (subjectif) (« l’espace apparent immédiat »), un espace intuitif complet (objectif) (« l’espace apparent complet »), un espace physique (« l’espace physique ») et un espace abstrait (géométrique) — « l’espace abstrait ». Il nous vient aussitôt à l’esprit quelques interrogations sur ce qui les lie : comment doit-on comprendre le passage d’une immédiateté sensorielle à un espace abstrait et comment l’espace abstrait se relie-t-il avec l’espace physique ? 2. Le double caractère sensoriel et catégoriel de la géométrie — pour utiliser le terme d’Hermann Weyl — trouve ses éléments dans l’épistémologie depuis Platon. Cela ne se limite pas aux théories sur l’espace-temps, mais aussi à la notion de formation de concept. Chez Whitehead, ce problème se présente comme une alternative entre une théorie a priori et une théorie empirique, incarnées par Kant et Hume.
180 J. Stolz 3. La relation entre un espace géométrique abstrait et un espace physique passant par l’expérience couvre, bien sûr, tous les problèmes méthodologiques de base, spécialement la théorie de mesure dans l’espace et le temps. L’idée d’une géométrie projective non-métrique, comme fondement d’une théorie de congruence, elle-même fondement d’une métrique physique, se trouve dans les articles de l’Encyclopedia Britannica de 1910-11 et ensuite dans la quatrième partie de Process and Reality, dans la Théorie des extensions. L’idée de base peut-être formulée de la sorte : si une géométrie de congruence était le fondement d’une théorie de métrique physique, elle ne devrait pas présupposer elle-même l’existence d’une métrique. Une géométrie non-métrique, qui soit si générale que toutes les géométries homogènes en dérivent, est une géométrie projective; et dans une telle géométrie projective il est possible d’introduire une métrique. Ceci était bien connu de Cayley et Klein (PR 331). Mais ce présupposé est devenu un point essentiel de la critique de la méthodologie d’Einstein. 4. L’idée que l’extension spatiale soit représentée par des relations entre les objets et l’extension temporelle par celle entre les événements, se trouve être un résultat intermédiaire. Entre 1917 et 1919, il apparut à Whitehead que les qualités de l’espace et du temps devraient être reconstruites à partir de multiplicités d’événements en quatre dimensions. De là découle la nécessité de définir de façon neuve les concepts d’événements et d’objets. 5. Si les événements, eu égard aux objets matériels, reçoivent un statut primaire - de nature topologique ou ontologique -plusieurs conséquences s’ensuivent : (a) Il faut démontrer que les caractéristiques de la permanence du flux d’énergie sont compatibles avec les aspects atomistes du monde événementiel. (b) Le problème de la correspondance entre le flux d’énergie et l’irréversibilité du temps. Il le dit ainsi dans Le Concept de Nature :
Les rythmes éducatifs… 181 J’ai du temps une perception abstraite en partant du passage des événements. Le fait fondamental qui permet cette perception est l’évolution de la nature, son développement et son progrès créatif. (c) L’idée du caractère processuel de la nature est sans aucun doute une attaque frontale menée contre la tradition européenne de métaphysique de la substance, et conduisant à la critique de l’idée de bifurcation de la nature, laquelle séparait classiquement les qualités sensorielles primaires et secondaires. (d) Ainsi, cette critique a mené à la critique ultérieure de la structure traditionnelle du prédicat-sujet dans la logique classique. Des sujets hors-temps sont annoncés (ou non) par des prédicats à variable temporelle (les qualités secondaires). La conversion de cette structure signifie qu’à l’intérieur des événements primaires, constitutifs de l’espace et du temps, il y a des objets hors temps qui s’immiscent : c’est l’ingression de l’objet dans l’événement (CN 144). Dans ce contexte, l’ingression n’est pas seulement une relation logique, mais aussi une relation causale. 6. Les deux derniers thèmes (c’est à dire 5(c) et 5(d)) avaient plutôt été une reconstruction d’idées plus récentes à partir d’idées anciennes. Au moins depuis 1914-1915, la critique du concept classique de point (tant spatial que temporel)- avait été liée à la critique de l’espace et du temps absolus. Il s’ensuit un travail en deux temps : (a) le problème mathématique de construire une théorie d’abstraction extensive par des moyens logiques. Ces moyens sont tirés de Principia Mathematica (§§ 33 & svtes). (b) Le travail conceptuel a la conséquence suivante : s’il n’existe pas de points absolus dans l’espace et le temps, alors il n’existe pas non plus d’entités auto-subsistantes (STR 106). L’idée, qui englobe tous les thèmes, d’une parenté de la nature (Principle of Relativity, Chap. 2) et d’une théorie organique de la réalité (Process and Reality, 3ème partie) commencent à apparaître 15 15
Sur la critique par Whitehead du concept de point, cf J. Stolz : « L'idée de points sans structure et Whitehead », in D. Pravitz, D. Westerstahl, Eds : Logic
182 J. Stolz Un vaste projet de travail était le point de départ de la réflexion. Notre hypothèse de travail était le programme de recherche de Whitehead sur la reconstruction logique des concepts fondamentaux de la science naturelle. Cela nous a permis de reconstruire une continuité thématique des débuts de Whitehead jusqu’à ses derniers travaux. Je vous ai annoncé un second document qui sera complémentaire du premier. Le premier document devait nous montrer le rapport étroit entre la première et la seconde (et la troisième) période créative. Le second document devrait confirmer ce rapport systématisé dans l’évolution de Whitehead. C’est une remarque qui se trouve dans la préface du recueil d’Essais The Aims of Education and Other Essays. Whitehead y a écrit en Janvier 1929, c’est à dire après les Gifford Lectures, Process and Reality : Les trois derniers chapitres de cet ouvrage, en particulier, à part quelques omissions, sont publiés tels qu’ils l’ont été en 1917. Ils ne doivent pas être pris comme des commentaires sur mes écrits postérieurs à cette date. C’est la réciproque qui est la relation véritable (AE, pp. v-vi). Les trois derniers chapitres sont l’Organisation de la pensée, l’Anatomie de Quelques Idées Scientifiques, et Espace, Temps et Relativité. L’importance du dernier de ces chapitres a déjà été mentionnée. C’est la réciproque qui est la relation véritable devrait signifier que les travaux postérieurs à 1917 doivent être pris comme des commentaires servant à l’élaboration de ces essais. Le modèle morphologique d’évolution en trois étapes -imagination, précision et généralisation- peut être appliqué à la propre évolution de Whitehead.
and Philosophy of Science in Upsala, Kluwer Acad. Publication, Dordrecht, 1994, pp. 325-332.
Les rythmes éducatifs… 183 Le stade de l’imagination a été l’époque de la vision du vaste projet de travail, c’est à dire jusqu’à la préparation et la publication de Principia Mathematica (1910–1913). La phase de la précision a été l’époque de l’élaboration des fondements logiques de la philosophie naturelle, c’est à dire jusqu’à la publication de The Principle of Relativity with applications to Physical Sciences (1922). La phase de la généralisation a été l’époque de la mise au point métaphysique, de Science and the Modern World (1925), jusqu’à son ultime ouvrage Modes of Thought (1938). Application à l’histoire des sciences Je préfère m’en tenir aux grandes lignes des deuxième et troisième parties de mon intervention, afin de les réserver à la discussion. La seconde partie nous renvoie à l’idée que l’évolution de l’Histoire des Sciences comme discipline académique pourrait être reprise selon le modèle morphologique de Whitehead : imagination, précision et généralisation. Si l’on est prêt à exclure les méthodologistes de la science classique, comme Herschel, Whewell, Mill, ou peut-être même Mach 16, il faut situer les origines de l’étude moderne de l’Histoire des Sciences à la fin du dix-neuvième siècle. L’étude qu’a écrite Pierre Duhem sur Léonard de Vinci et celle d’Henri Poincaré sur l’histoire de la physique mathématique en sont certainement le point de départ. Mais parmi les intellectuels isolés des premiers jours, on peut inclure sans hésiter Das Erkenntnisproblem der Philosophie und Wissenschaft des The Metaphysical Neueren Zeit 17 d’Ernst Cassirer ou bien
16
Cf W. A. Wallace : Causality and Scientific Explanation, 2 vol., Ann-Arbor, 1972-1974, II, ch.2. 17 E. Cassirer : Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der Neueren Zeit, Vol. I-II, 1ère édit., 1906-1907, 2ème édit rev., 1911, 3ème édit., 1922, repr. Darmstadt, 1974.
184 J. Stolz Foundation of Modern Physical Science 18 d’Edwin Arthur Burtt ou encore Studies in the History of Medieval Science de Charles Homer Haskins 19. A ce groupe de novices romantiques et de pionniers idéalistes, j’aimerais ajouter Science and the Modern World (La Science et le Monde Moderne) de Whitehead. La phase seconde, celle de la précision, inclurait des intellectuels tels que George Sarton avec sa tentative du siècle : Étude de l’Histoire des Sciences; j’y ajouterai Alexandre Koyré et ses études sur Galilée et Newton, Annliese Maier et ses études des sciences médiévales comme : Die Vorlaüfer Galileis im 14. Jahrhundert 20, Marie Boas et son Robert Boyle and Seventeenth-Century Chemistry 21, ses études détaillées sur The Scientific Renaissance 1450-1630 22, A. Rupert Hall et son From Galileo to Newton 1630-1720 23 et Marshall Clagett et ses études magistrales sur Archimedes in the Middle Ages. Il me semble que la phase de précision historique est illustrée par tous ces ouvrages. La phase de la généralisation est marquée par l’idée des théories de l’historiographie. Une fois le niveau de connaissance positive bien fondé, on atteint le niveau de la méta-connaissance, de la description de l’évolution historique. C’est le niveau des modèles révolutionnaires ou évolutionnistes, ou d’une combinaison des deux 24. Les anciens assistants de James Bryant Conant, Thomas Kuhn et Gerald Holton jouent là un rôle particulier. Kuhn avec sa célèbre 18
E. A. Burtt : The Metaphysical Foundations of Modern Physical Science, 1ère édit., 1924, 2ème édit. rev., 1932, repr. London, 1972. 19 C. H. Haskins : Studies in the History of Mediaeval Science, 2ème édit., Cambridge, 1927. 20 A. Maier : Die Vorlaüfer Galileis im 14. Jahrhundert, 2ème édit. augm., Roma, 1966. 21 M. Boas : Rober Boyle and Seventeenth-Century Chemistry, Cambridge, 1958, repr. 1976. 22 M. Boas : The Scientific Renaissance 1450-1630, New-York, 1962. 23 A. R. Hall : From Galileo to Newton 1630-1720, London, 1963. 24 cf déjà sur ce thème G. Buchdahl : « History and Methodology », History of Science, 9 (1970), 93-101.
Les rythmes éducatifs… 185 théorie des paradigmes dans sa Structure des Révolutions Scientifiques et Holton avec son modèle d’analyse thématique. Différents aspects méthodologiques produisent différents modèles historiographiques : par exemple, le modèle évolutionniste de sélection et de variation dans l’Entendement Humain de Stephen Toulmin, ou dans des ouvrages dont le titre même annonce le programme, tels les Proofs and Refutations d’Imre Lakatos et les Models and Analogies in Sciences de Mary Brenda Hesse et bien sûr, les Conjectures et Réfutations de Karl Popper (trad. chez Payot, Paris, 1985). Bien sûr, ceci est une liste très courte des ouvrages sur ce thème. Mais j’espère que l’on peut y retrouver les trois phases de l’évolution, depuis l’imagination dans les débuts de l’histoire des idées, en passant par la précision dans l’histoire des Sciences et jusqu’à la phase finale de la généralisation dans l’historiographie des Sciences. Application au modèle inter-disciplinaire La critique qu’a faite Whitehead de la séparation des matières à l’intérieur du travail d’éducation (AE 10) est sans doute juste. Le modèle de l’Analyse Thématique de Gerald Holton est d’une souplesse rare pour affronter ce problème : Lorsque l’historien des sciences étudie un ouvrage scientifique — article publié, compte-rendu de laboratoire, transcription d’un entretien — il a tout d’abord affaire à un événement. Un certain nombre de facettes de cet événement peuvent attirer son attention. On peut distinguer au moins huit facettes, correspondant à différents types de questions intéressantes. Tout d’abord vient évidemment la compréhension du contenu scientifique de l’événement (E) à un moment donné, à la fois en termes simultanés et en termes de ce que nous croyons à présent qu’il est 25. En second lieu, nous avons la trajectoire temporelle que donne la connaissance scientifique partagée [i.e. que l’on partage] (nous 25
G. Holton : « On the Role of Themata in Scientific Thought », Science, 188 (1975), 328-334 (328).
186 J. Stolz l’appellerons S2) qui mène au moment choisi ci-dessus et peutêtre le dépasse 26. En troisième lieu, nous avons l’aspect personnel plus éphémère de l’activité dont E fait partie. Nous nous trouvons là dans un contexte de découverte, à essayer de comprendre le moment naissant, sur lequel nous avons peut-être peu d’information et dont l’agent lui-même n’est peut-être pas en mesure d’apprécier la teneur 27. La quatrième composante de la recherche historique est la trajectoire de l’activité scientifique privée (S1) : .A présent, l’événement E à un instant t du temps commence à être vu comme l’intersection de deux trajectoires, ou de deux lignes du monde, l’une de la science publique et l’autre de la science privée 28. La cinquième composante, parallèle à S1, est le développement psychobiographique du chercheur lui-même. La sixième, bien sûr, est le contexte sociologique, allant des conditions de la recherche à la situation institutionnelle. En septième lieu, une bande similaire, parallèle et parfois mêlée aux trajectoires de S1 et S2, indique l’évolution culturelle extérieure aux sciences, mais qui les influence ou est influencée par elles 29. Dans ce domaine, le complexe société-technologie-sciences est de la plus haute importance. En huitième lieu, nous avons l’analyse logique de l’ouvrage étudié. Ces huit zones d’étude ne sont pas séparées de façon stricte. Mais chacune d’entre elles suscite une spécialisation et sa propre définition opérationnelle. On rencontre au delà d’une étude de ce type l’idée d’Analyse Thématique. Holton remarque que certains concepts ne se trouvent ni
26
G. Holton, op. cit., 328. G. Holton, 329. 28 G. Holton, 329. 29 G. Holton, 329. 27
Les rythmes éducatifs… 187 au niveau analytique et logique, ou mathématique, ni au niveau empirique et expérimental. Ils sont au niveau thématique. Il est fructueux de faire des distinctions entre trois usages différents de la thématique : le concept thématique, ou le composant thématique d’un concept (les exemples que j’ai analysés sont l’utilisation d’un concept de symétrie et de continuum); les thèmes méthodologiques (tels que la préférence pour exprimer les lois scientifiques quand c’est possible en termes de constances, d’extrême ou d’impuissance); et la proposition thématique ou l’hypothèse thématique (illustrées par des déclarations extrêmes telles que l’hypothèse de Newton sur l’immobilité au centre du monde, ou les deux principes de la théorie de la relativité spéciale) 30. Ce modèle a été utilement illustré dans de nombreuses études de cas de l’histoire des sciences. Il est également devenu un élément central du Projet de Cours de Physique de l’Université de Harvard. Il consiste en une introduction à la physique par le biais de l’histoire des Sciences et si c’est nécessaire par celui de l’histoire de la philosophie ou de la littérature. Il tente de comprendre les réalisations scientifiques par leurs véritables liens d’idées. Avec une telle approche, on ne se retrouve pas seulement avec un collier de perles fines du même domaine, mais avec une tapisserie d’interconnections de domaines variés. Il me semble que cela est l’objectif essentiel de l’éducation, par opposition à l’entraînement. On réalise un entraînement en transmettant la compétence la plus efficace pour un objectif spécifique. On réalise une éducation en transmettant un point de vue qui permet la généralisation et l’application à une grande variété de circonstances pour le reste de la vie 31. 30
G. Holton, 331. G. Holton : « The Project Physics Course—Notes on its Educational Philosophy », Physical Education, July 1976, 330-335 (335), ainsi que G. Holton, Stephen G. Brush : « Introduction to Concepts and Theories in Physical Science », 2d edit., Reading, Mass., 1973, notamment pp. 200 et svtes, et G. Holton, Thematic Origine of Scientifc Thought : Kepler to Einstein, Cambridge, Mass., 1973. 31
188 J. Stolz Telle est exactement la question dans la société post-moderne. Whitehead a écrit en 1929 que nous étions sur le seuil d’une ère démocratique (AE 107). Peut-être sommes-nous sur un tel seuil à l’échelle mondiale à présent. Dans cette optique, une philosophie ouverte de l’éducation, dans l’esprit des interconnections thématiques devrait être une idée bienvenue.
Chapitre 9 Rythmes de programme : Repères pour un parcours éducatif 1 Mary Elisabeth Mullino Moore Emory University Atlanta, GA 30322 USA Traducteur : J.M. Breuvart Comme professeur d’université, je suis parfaitement consciente du trouble que peut engendrer une révision du programme 2. Mon tout premier contact avec l’université, il y a seize ans, consistait en un débat sur le programme pour la maîtrise en théologie, prémisse à une révision. Lors de cette rencontre, je connus la difficulté d’une telle révision, et découvrais les difficultés rencontrées souvent depuis, dans mon institution et ailleurs. Lors de cette première rencontre, certains désiraient proposer une forme nouvelle particulière de programme; d’autres voulaient tout d’abord identifier les besoins et objectifs de base; d’autres encore voulaient en arriver aussi rapidement que possible à une prise de décision, parce que, comme disait un collègue, « peu importe notre point de départ, nous finissons toujours par négocier pour voir qui fera quel cours, en fonction de son département ». Quelques années plus tard, nous en étions encore à travailler à la grande révision du programme, et bien que nous terminions par des compromis, nous étions parvenus à une position différente de celle du départ. Entre temps, toutes nos études et discussions sur le programme avaient modifié notre façon d’enseigner. Cela, nous ne le savions cependant pas nécessairement alors, et nous affichions notre nouveau programme comme s’il était cet objet parfait auquel nous n’avions cessé de travailler. Et lorsque nous avons découvert des problèmes 1
On trouvera une version assez différente et plus courte de ce chapitre dans : M. E. Moore, « Curriculum What Are Our Guides? », Education for Continuité and Change, Nashville; Abingdon, 1983, pp.167-188. 2 Curriculum traduit en général par programme au singulier.
190 M. E. Mullino-Moore dans notre nouveau programme, nous étions découragés, n’ayant pas la force de recommencer, et de créer un nouvel objet parfait. Pour certains, il fallait maintenir le programme quelques années pour en voir les effets avant de changer à nouveau, pour d’autres, il fallait faire immédiatement les ajustements. Beaucoup se taisaient, fatigués de toute cette démarche. Lorsqu’il nous arriva de refaire des révisions, quelques années plus tard, nous prîmes la décision de considérer la révision du programme comme un processus permanent, et de répondre d’abord aux questions et limites les plus immédiates. Ce fut là une action à long terme, apportant des changements qui correspondaient soit à des révisions majeures, soit à une modification plus formelle. La démarche s’est poursuivie, et nous avons initié de nouvelles révisions, avec l’apparition de nouvelles questions et l’émergence d’un nouveau corps enseignant. Nous avons maintenant amorcé la création d’un programme supplémentaire. Ce qui me frappe encore, c’est la facilité avec laquelle nous tombons dans le piège de considérer le programme comme une chose que l’on peut parfaire, comme une série de cours dans des disciplines distinctes, comme une entreprise de négociation au sein du corps enseignant, chacun défendant sa discipline spécifique, et comme une sorte de plan séparé de la pédagogie de notre école. Mon accession au programme dans l’église fut un peu moins agitée. J’étais nouvelle enseignante dans une classe d’enfants, et j’avais pour m’aider quelques matériaux qui pouvaient me guider. J’avais auparavant enseigné à des adultes, et comme nous n’avions pas trouvé de matières de cours qui répondent correctement à l’étendue de nos intérêts et au libre déploiement de nos visions, nous avions ignoré toute ressource disciplinaire, et choisi des livres et des essais correspondant à nos propres rêves et notre intérêt pour la théologie, la psychologie, la sociologie, l’étude biblique, et les plans futuristes. Mes deux classes, enfants et adultes, avaient comme moi soif d’apprendre, elles voulaient être provoquées dans de multiples directions, par de nouvelles idées, des défis d’ordre éthique, et une
Rythmes de programme…191 liberté totale d’échanger expériences et perspectives. J’eus l’expérience, dans ces classes, des limites et valeurs attachées aux textes-ressources de programme; Je découvris que mes programmes confessionnels pour adultes étaient plus incolores (bland) que ceux que nous trouvions ou créions nous-mêmes, mais que les programmes pour enfants me donnaient des idées, et une information de base que je n’aurais pas facilement trouvées de moi-même, idées que je pouvais apprécier et compléter par une recherche supplémentaire, dans ma préparation et dans le partage avec mes élèves. Bref, je découvrais que les ressources du programme pouvaient être mobilisées si nécessaire, et ignorées sinon. J’ai même suivi des séminaires confessionnels, centrés pour une large mesure sur l’utilisation créative des programmes, mais je persistais à considérer les programmes comme des matériaux que l’on pouvait utiliser ou ignorer, selon la position de l’église, et leur adaptation à notre contexte. J’ai commencé cet essai par un récit personnel, parce que personne et récit sont souvent les chaînons manquants dans les débats officiels sur le programme, et dans les décisions visant la production de programmes. Les décisions qui ont trait au programme sont certes influencées par les expériences des décideurs, mais celles-ci n’apparaissent pas souvent comme un facteur majeur dans le processus de recherche; dès lors, elles ont souvent plutôt un effet souterrain, et non un rôle explicite et conscient, ouvert à une réflexion critique. De plus, les récits des décideurs ont bien plus d’impact que ceux de l’institution, école ou église. Depuis mes premières découvertes, j’ai appris que les programmes sont une source majeure et récurrente de controverse dans les confessions protestantes de mon pays. Mon premier contact avec les problèmes de programme se passa au niveau local, où l’on exprime des vues diverses, tout en souhaitant que la confession réponde exactement aux besoins et aux attentes. Depuis lors, la confession s’est lancée dans une étude de marché selon laquelle l’utilité des programmes et la brièveté du temps de préparation apparaissent comme les valeurs principales des maîtres au sein de la confession. La
192 M. E. Mullino-Moore même recherche, la même transformation se sont produites dans la plupart des confessions et de maisons d’édition, tant protestantes que catholiques. La conséquence de cette étude de marché fut que les programmes sont devenus plus simples, et que la quantité de matériaux substantiels a diminué, avec la capacité de l’enseignant à apprécier et à apprendre en partant des programmes eux-mêmes. La recherche en marketing a continué d’être le guide principal pour les décideurs : ce n’est que maintenant que la recherche ethnographique apparaît comme un moyen de découvrir le mode de fonctionnement des programmes dans des contextes différents. Il est encore difficile d’intégrer les programmes au rythme du groupe-classe et de percevoir combien ces programmes sont en interaction avec la vie totale des diverses communautés. Cela prend du temps de comprendre la complexité et encore davantage de la faire admettre par les maisons d’édition, dont l’existence est liée aux ventes, et qui par conséquent favorisent les modèles de programme simples, bien établis et le moins controversés. Nous restons avec nos perpétuelles limites : le programme se limite aux ressources, et celles-ci se mesurent à l’aune de leur utilité et de leur mise en œuvre par le grand nombre. De nombreuses possibilités sont peu examinées : que le programme englobe toute la vie de la communauté; que les programmes peuvent contribuer à nourrir et guider la vie de la communauté; que les programmes et leur mise en œuvre sont appelés à varier d’une communauté à l’autre; que le programme est un processus en action; enfin que les programmes ne sont que les moyens d’un tel processus, non un but en eux-mêmes. Le propos de cet essai est le programme, plus spécifiquement le programme dans la formation d’église. Comme à l’université, le programme est alors souvent considéré comme le remède à tous les maux de l’éducation ecclésiale, et comme un objet que l’on peut créer et perfectionner. Une partie du problème provient de ce que le programme est davantage considéré comme une chose que comme un processus, et cette opposition se manifeste dans les multiples
Rythmes de programme…193 contextes de l’éducation, incluant les communautés religieuses et les écoles primaires, secondaires et tertiaires. Si le propos essentiel de cet essai porte sur le programme et les programmes au sein de l’église, ses questions et propositions relèvent également du programme d’autres communautés éducatives. Je vous convie à cette recherche particulière comme à une étude de cas et une réflexion portant sur une seule réalité concrète, dans le monde de l’actualité. Comme tel, espérons-le, le cas éclairera également le processus de programmation dans d’autres contextes. En réalité, tout programme s’inscrit dans des réalités concrètes, trouvant à s’incarner aux points d’intersection entre les personnes et le monde. A ces points, les personnes rencontrent l’ensemble du monde naturel, mais également les réalités socio-politiques, les cultures et communautés humaines, les personnes particulières qui s’engagent dans leur quotidien, dans leurs propres rêves et leurs besoins intérieurs, et Dieu. Ces points sont des lieux très importants, ce qui ne manque pas de soulever la question : quels en sont les repères ? La guidance est une difficulté majeure à laquelle doit faire face tout enseignant. Car ceux qui désirent apprendre attendent souvent de leurs maîtres ce dont ils ont besoin : qu’ils les guident vers de nouvelles occasions d’apprendre, vers l’accès à la connaissance qui est en eux, et vers le discernement et la prise de décision. La guidance est également une difficulté pour des institutions éducatives, les communautés religieuses comme les écoles. C’est précisément cette difficulté qui conduit à mettre principalement l’accent sur le type de programme et sur l’édition de programmes. Beaucoup sont très optimistes sur la possibilité de résoudre les problèmes éducatifs par des révisions du programme ou des changements dans sa structuration. Des maîtres et responsables d’église sont en quête de programmes alternatifs par rapport aux offres de leur église, dans l’espoir de revitaliser leur propre enseignement. Les éditeurs tentent de rendre leur propre programme plus pertinent, plus utilisable et plus attirant. Les responsables éducatifs tentent d’exercer les personnes au choix et à l’utilisation des
194 M. E. Mullino-Moore programmes. Une bonne part de l’énergie va à la revitalisation des programmes à tous les niveaux de l’église. Cette énergie renvoie à l’espoir optimiste de beaucoup que la solution aux problèmes de programme sera une solution aux problèmes d’éducation. On met un grand espoir dans l’intégration de la Bible au programme, ou dans l’offre de plusieurs choix de programmes, avec des accents différents, pour résoudre les difficultés courantes. D’autres sont réticents sur de telles solutions, et travaillent à éliminer tout programme, confessionnel ou centralisé, au profit du développement d’un programme « maison ». Ces églises croient que la création d’un programme local est l’avenir de l’éducation. La situation est très proche à l’université, où les administrateurs et le corps enseignant mettent souvent leurs espoirs dans la rénovation de l’institution par une réforme du programme. De tels efforts pour réformer le programme sont parfois faits en hâte ou pour la forme, pour donner l’impression d’un renouveau éducatif. A d’autres moments, les efforts portent avant tout sur la renégociation du volume et des différents éléments qui forment le programme, par exemple le temps consacré à chaque discipline. Dans ces deux façons d’aborder la réforme du programme, le remodelage se fait sans que soient posées les questions de fond sur le programme et la pédagogie. Le matériel est réarrangé, sans plus, jusqu’à ce que les personnes ressentent l’inadaptation du nouveau modèle, et réclament une nouvelle réforme du programme, ou jusqu’à ce que l’institution ressente le besoin de manifester un nouvel effort important pour un renouveau éducationnel. Nous voici donc avec l’espoir que doit exister une carte routière appropriée, sans pour autant savoir où la trouver. Cette image de la carte routière a souvent été utilisée pour décrire le programme. La carte sert de guide, proposé par un expert à celui qui ne connaît pas le territoire. Mais, même avec cette image, nous ne voyons pas qu’une carte routière sert seulement à une personne qui cherche une destination, qui a quelque capacité à lire une carte, et quelque idée de l’endroit où il (ou elle) se trouve présentement. Souvent, nous
Rythmes de programme…195 présupposons que les maîtres sont à la recherche de ce que nous leur proposons, et nous leur mettons la carte en mains. Parfois nous faisons un pas de plus et leur donnons quelques leçons de lecture d’une carte (c’est ce que nous appelons mise en œuvre du programme ou aptitude à enseigner). Si nous sommes réellement astucieux (astute), nous allons même jusqu’à donner un cours ou deux pour que chacun trouve sa place sur la carte (c’est ce que nous appelons définition des besoins). Nous prenons rarement le temps de faire parler les maîtres sur leur recherche, ni les étudiants sur la leur. Nous pensons simplement que la carte a réponse à toutes les questions que l’on pourrait poser. Reconsidérer le programme A une époque où tant d’éducateurs cherchent la solution à leurs problèmes d’éducation en révisant, réformant ou rejetant le programme écrit, il nous faut passer quelque temps à revoir en profondeur cette question et à envisager d’autres possibilités. Dans les congrégations, dans les paroisses, les débats sur le programme occupent souvent le centre des discussions sur la réforme éducative et le programme écrit est souvent accablé de tous les maux, ou recherché comme leur solution. Les maîtres attribuent souvent un grand pouvoir au programme, et un tel pouvoir mérite que l’on y porte une grande attention, lorsque l’on repense l’éducation. D’un autre côté, le programme est une entité particulièrement résistante au changement : dans le contexte d’un changement social rapide et de théorie rivales du programme, de nouvelles approches n’ont, en général, aucun effet significatif sur la pratique éducative avant de nombreuses années, si toutefois elles en ont un. Brian Holmes et Martin McLean ont mené une étude comparative sur le programme : outre qu’ils ont vu exposées différentes philosophies et pratiquées diverses approches, ils ont constaté également une forte résistance au changement : La proposition de changements de programme, qui trouvait ellemême sa justification dans des théories produites par des
196 M. E. Mullino-Moore spécialistes de l’éducation dans leur propre pays, ne s’est en fait répandue que très lentement. C’est seulement lorsque de nouvelles théories ont été pleinement intériorisées par une majorité d’enseignants que la mise en pratique effective des innovations est garantie. Même aux USA, où les philosophies pragmatiques ont connu le succès durant près d’un siècle, les livres de textes recommandés diffèrent peu dans leur contenu des manuels scolaires européens 3. Ce fait laisse à penser que l’idée de créer un programme adapté au changement de société est très difficile à mettre en œuvre. En dépit de l’optimisme excessif de nombreux éducateurs et le pessimisme que manifeste cette étude comparative, il s’est trouvé des philosophes de l’éducation pour s’intéresser grandement, depuis les vingt dernières années, au défi d’une réévaluation de la théorie et de la pratique du programme. Maxine Greene et William Pinar ont œuvré à ce qu’ils ont appelé une reconstruction (reconceptualizing) du programme. Ils ont en particulier remis en cause la conception du programme-carte routière, en critiquant en particulier l’incapacité de tels modèles de programme à atteindre l’intériorité des personnes concernées. Maxine Greene a attiré l’attention sur l’étonnement provoqué par le programme, lorsque ce dernier n’est pas rattaché aux structures internes de signification de l’étudiant. Elle reconnaît l’existence d’un monde social à mutation rapide, dans lequel les apprenants ont plus de chances que dans le passé de ressentir des moments d’étrangeté, lorsque la réception du passé ne semble pas correspondre au présent 4. Elle compare cette étrangeté à ce qu’éprouve un étranger lorsqu’il cherche sur une carte 5. Transposé dans le contexte d’une éducation religieuse chrétienne, ce thème de l’étranger évoque l’image d’une 3
Bryan Holmes and Martin McLean, The Curriculum : A Comparative Perspective, London : Unwin Hyman, 1989, p. 21. 4 Maxime Greene, « Curriculum and Consciousness », Curriculum Theorizing : The Reconceptualists, William Pinar, ed, Berkeley : McCutchan Publising Corp., 1975, p. 307. 5 Ibid., p. 308.
Rythmes de programme…197 personne ou d’une communauté perplexes devant toutes les connaissances que des gens de là-bas, quelque part, pensent qu’ils devraient assimiler. Que de pressions exercées sur eux pour une meilleure connaissance de la Bible, une compréhension de la relation entre Dieu et le mal, le choix d’une réponse éthique à la faim dans le monde etc […] Combien d’actions de ce genre sont mises en avant, cependant que les personnes se tiennent aux intersections éducatives comme des étrangers. Maxine Greene voit dans la « réalisation de connexions » 6 la grande vocation du programme. Elle pense que les gens désirent être orientés et trouver du sens. Cela ne se produit que lorsqu’ils se considèrent dans le monde comme des acteurs plutôt que comme des étrangers et lorsqu’ils entreprennent leur propre voyage intérieur 7. Toute réserve provenant du monde, toute aliénation provenant de soi, ne font que perpétuer chez l’étudiant l’étonnement qu’il (ou elle) éprouve devant une carte étrangère. Même position chez William Pinar, affirmant que le programme offre plus de ressources que celles d’un simple guide de voyage, aussi bien conçu et approprié que soit un tel guide. Il demande que le programme se focalise également sur l’expérience de voyage du voyageur 8. Cela revient à encourager les étudiants à une recherche sur le vécu de leur voyage, en termes d’information ou d’événements. Pour le faire avec leurs étudiants, les maîtres doivent devenir leurs propres étudiants 9 : conscients de leur propre expérience du voyage, ils n’en enseigneront que mieux les autres. Enseigner, c’est voyager
6
Ibid., p. 311. Ibid., 311-5. Cf. également Green, « Cognition, Consciousness, and Curriculum », Heightened Consciousness, Cultural Revolution, and Curriculum Theory, William Pinar ed., Berkeley : McCutchan, 1974, 69-84. 8 William Pinar, « Currere : Toward Reconceptualization », Curriculum Theorizing, 398-9. 9 Ibid., 412. 7
198 M. E. Mullino-Moore avec les étudiants ou étudier avec eux, « selon un accompagnement avisé » 10. Cette argumentation des reconstructivistes permet d’écarter les programmes écrits, mais on peut également l’utiliser pour éveiller (spark) également à une réflexion sur le programme, en vue d’un nouveau modèle. Par exemple elle ouvre à la création d’un modèle ouvert de programme. Le programme peut-être conçu comme une façon d’encourager les sujets à faire retour sur eux-mêmes, à créer, à exercer leur imagination, et à se reconnaître comme personnes reliées au monde. Le programme cesse alors de représenter un corpus externe de connaissances, provenant d’une personne, d’un lieu différents qu’il faudrait s’approprier. Il offre en revanche l’occasion d’entrer dans la connaissance, de lui répondre, d’agir sur elle. Bref, le programme conçu de la sorte offre l’occasion de faire l’expérience du monde et de le former. Ainsi, dans l’éducation religieuse chrétienne, le programme peut-il être envisagé comme une occasion offerte aux sujets d’apprendre, au contact des traditions, à pénétrer dans l’expérience d’autres personnes, qui ont créé et vécu ces traditions. Il peut les encourager à scruter leur propre expérience de ces traditions, et à pénétrer activement dans le processus de transmission, formant et transformant une tradition. La forme du problème Les problèmes de programme prennent de nombreuses formes, selon le contexte et les objectifs de l’éducation. Pourtant, il arrive souvent qu’une approche commune du programme soit une limitation. Ainsi, le modèle et la révision du programme se réduiront à identifier les demandes exprimées le plus clairement et à y répondre. Dans l’éducation primaire et secondaire, les efforts visent souvent à choisir des textes qui, tout en répondant au maximum de besoins éducatifs, posent le moins de problèmes; à choisir des textes attractifs, clairs, faciles à mettre en œuvre, et indiscutables. Dans l’éducation 10
Ibid.
Rythmes de programme…199 universitaire, les enseignants tentent souvent de surmonter l’étrangeté du programme en créant un parcours qui réponde aux attentes des étudiants et aux leurs (d’ordinaire en réaction au programme existant), et en ajoutant des cours et des modèles de cours correspondant aux attentes exprimées. Dans les deux cas, le problème plus fondamental de l’étrangeté n’est jamais franchement abordé. Ce qui complique encore la question, c’est la montée du changement social, avec le développement du pluralisme culturel, économique et religieux dans la majeure partie du monde, la rencontre de systèmes éducatifs opposés, le déclin des modèles dominants d’éducation en Europe (tout comme sur d’autres continents), et la croissante sécularisation de sociétés, conduisant à une grande confusion, et à des débats autour des valeurs essentielles. Ces mouvements sociétaux ont affecté l’éducation générale, l’éducation religieuse dans les écoles publiques, et l’éducation religieuse dans la plupart des communautés religieuses 11. Ce que l’on a dit jusqu’à présent laisserait penser qu’il faut revoir la question du programme. Ceci est important dans la plupart des contextes éducatifs, mais notre objet premier est celui du programme dans l’église. Les églises ont souvent cherché à surmonter l’étonnement suscité par le programme en donnant aux gens les 11
Des livres et des articles nous documentent bien sur ces mouvements. Citons entre entres : Bryan Holmes and Martin McLean, The Curriculum : A Comparative Perspective; Edward Hulmes, Education and Cultural Diversity, London : Longman, 1989; John Elliott, « Problems of RE Syllabus Construction in a Democracy », New Directions in Religious Education, John Hull, ed, Lewes, Sussex : The Falmer Press, 1982, 123-132; Maxine Greene, Landscapes of Learning, New York : Teachers College Press, 1978; John Hull, Mismash : Religious Education in Multi-Cultural Britain, Birmingham : Birmingham University School of Education and Christian Education Movement, 1991; Jane Roland Martin, « Excluding Women from the Educational Realm », Harvard Educational Review, vol. 52, n°2 (May 1982), 133-148; Witold Tulasiewicz and Cho-Yee To, eds, World Religions and Educational Practice, New York : Cassell, 1993; and Brenda Watson, The Effective Teaching of Religious Education, New York : Longman, 1993.
200 M. E. Mullino-Moore ressources le plus demandées, ou en écartant aussi bien celles du programme. Ce premier cas de figure est dominant dans le système courant de programmation. Groupes de pression et responsables éducatifs dans les paroisses expriment leurs souhaits sur le style et le contenu du programme, et les éditeurs développent une étude de marché pour définir ce que veulent les gens. Voilà ce qui entre dans le système. Ensuite, contenus et style du programme sont discutés dans des comités où le compromis est la règle. Ce sont de tels comités qui proposent le choix entre trois ou quatre lignes de programme, une par groupe d’intérêt. Ce sont eux qui proposent le choix entre plusieurs unités, chacune représentant l’intérêt de l’un de ces groupes. C’est d’eux qu’émane la décision de choisir des rédacteurs qui reflètent autant les différences de perspective que de groupe d’intérêt. Bref, on fait un effort pour rendre le programme moins étrange en y incluant des éléments pour chacun. Si, comme enseignant, vous vous sentez étranger aux offres de cette partie, continuez d’avancer jusqu’à la partie suivante, où vos intérêts personnels seront davantage pris en compte. Vous pouvez aussi, à la place, choisir l’une des autres options de programme, en fonction de vos intérêts. L’autre possibilité pour une réforme du programme est d’écarter le programme centralisé, qui reste désespérément étranger à la situation locale. Une telle approche est en train de prendre de l’importance à la fois dans les communautés chrétienne et juive 12. Ceci conduit souvent 12
David Zisenwine identifie le programme obligatoire et centralisé comme un problème majeur dans l'élaboration juive du programme. Il pense que ce problème a conduit à une expérimentation et que l'on est en quête de nouveaux modèles. Cf « Jewish Education—An Opportunity Model », Religious Education, vol. 75, n°5, Sept.-Oct. 1980, 553-60. Mary Jo Osterman identifie la période actuelle de développement du programme dans le protestantisme comme un « Babel II », caractérisé par une sortie du planning centralisé vers une capacité de choix (selectivity) et un programme de base. Cf « The Two Hundred Year Struggle for Protestant Religious Education Curriculum Theory », Religious Education, vol. 75, n°5, Sept.-Oct., 1980, 530, 530n, 537.
Rythmes de programme…201 des personnes à chercher dans les librairies des textes qui font appel à leurs préférences personnelles, ce qui contribue à résoudre le problème de l’étrangeté. En revanche, cela crée un nouveau problème : une approche privée de l’enseignement. Chacun enseigne ce qui lui parle, ou ce qu’il croit parler à ses étudiants, en ignorant les signes externes qui ne lui conviennent pas. Chacun choisit une carte qui le guide sur un territoire déjà quelque peu familier, et le nonfamilier reste inexploré. Une autre façon pour les églises de combler le vide créé par le refus du programme centralisé est de créer leur propre programme. Ceci conduit souvent à un programme « maison » très créatif, conçu pour une paroisse ou une congrégation particulières. On tente ici de faire naître le programme en partant de la vie de la paroisse, et en cas de succès on peut avoir bien avancé dans l’élimination du problème de l’étrangeté. Le risque d’une telle approche est que le programme peut ne refléter et perpétuer que la paroisse telle qu’elle est, souvent sans y introduire de connaissance ni de perspective externes, ni pousser la paroisse à se critiquer et se dépasser. Mais le programme « maison » ne reflète malheureusement pas toujours la paroisse de manière significative. Il est souvent élaboré par une ou deux personnes de l’église, lesquelles peuvent n’avoir guère plus conscience des profondes attentes intérieures des gens de leurs paroisses que les rédacteurs du programme dans le pays. De plus, elles manquent peut-être de motivation ou de compétence pour élaborer un programme qui réponde aux attentes intérieures, à la dynamique sociale et aux questions de leur communauté. Ce qui se produit souvent avec le programme « maison » c’est le parcours frauduleux et superficiel de la matière, reflétant peu d’étude ou de réflexion théologique profondes, et souvent même peu de profondeur pour les paroissiens. Non que les réalisateurs du programme « maison » soient incompétents, bien au contraire : c’est parce que le système qui produit les ressources du programme « maison » présente
202 M. E. Mullino-Moore les mêmes lacunes que celui qui produit les ressources du programme centralisé. Désarticulation du système du programme Ces deux systèmes sont souvent caractérisés par une compartimentation, travaillant contre l’intégration. Ceci conduit à une forme de désarticulation où le contenu est isolé de la méthode éducative, les thèmes du programme isolés les uns des autres et de la vie, et les créateurs de programme isolés des utilisateurs. Remarquons avec quelle facilité contenu et méthode peuvent être séparés, ce qui est la première forme de désarticulation. Une institution promet une consultation sur un modèle de programme. Elle invite un théologien systématique à présenter le contenu théologique qu’il faut intégrer. Elle invite un éducateur de religion à présenter des méthodes éducatives. Puis elle demande au créateur de programme de mettre en œuvre ces méthodes pour transmettre le contenu. De même, une église locale invite un théologien à intéresser les maîtres à la théologie, sur un sujet particulier. Un éducateur est ensuite sollicité pour développer les ressources (les activités) du programme pour les mêmes maîtres, sur les mêmes sujets. On ne demande en aucune manière au théologien et à l’éducateur de travailler ensemble, ni de consulter les maîtres sur ce qui se passe dans leur situation. Un jour est donnée l’entrée théologique, et l’on distribue les ressources du programme. Puis on demande aux maîtres de procéder sur cette base. L’objectif d’une telle approche est certes de rapprocher l’intuition théologique et la méthode éducative. Mais elle promeut la compartimentation, en enlevant tout espoir d’intégration, lorsque les divers groupes travaillent réellement le thème choisi. L’entrée théologique est prise comme contenu, préparé isolément, comme si la méthode éducative, les maîtres et les apprenants étaient sans contenu et sans rapport avec la complexité de l’entrée théologique. Chacun de ces trois éléments (contenu, méthode et personnes) est considéré comme indépendant et extérieur aux autres.
Rythmes de programme…203 Une deuxième forme de désarticulation touche l’organisation des thèmes du programme. La vielle question d’une articulation entre une centration des thèmes sur la bible et une centration sur la vie trouve sa solution par une séparation des deux. Les deux approches sont présentées selon deux lignes différentes du programme, ou en deux unités différentes. Dès lors, les gens peuvent traiter ces deux formes de matériaux, mais pas en même temps, de manière intégrative. Ceci renforce l’isolement du passé d’avec le présent et le futur, car l’éditeur fournit les ressources pour les traiter séparément plutôt qu’ensemble. Par exemple, on étudie Abraham, puis, plus avant dans l’année, on étudie ce que signifie être le peuple de Dieu aujourd’hui. Si jamais les questions de sexe sont traitées, elles sont abordées séparément comme une question contemporaine, sans référence aux histoires d’Abraham et de Sarah. Barry Holtz identifie le même type de compartimentation des thèmes de programme comme un problème-clé dans l’éducation juive. Il commence par admettre que les Juifs des Etats-Unis vivent une tension entre deux cultures et que l’éducation ne fait qu’entretenir la cassure. Dans l’histoire, les Juifs ont vécu dans une sorte de tension créative avec leur environnement : à la fois influencés par la pensée des autres et l’influençant tout aussi sûrement […]. Et pourtant il me semble que nos écoles juives ont tendance à renforcer la bifurcation des cultures bien plus qu’elle n’essaient de répondre au défi de l’intégration. Au lieu d’essayer de placer la pensée et l’expérience juives dans un contexte plus large, nous autres, juifs, nous les isolons et les traitons comme une sorte de particularisme, la fleur de serre d’une culture, existant dans son propre environnement hermétiquement clos. En agissant ainsi, nous laissons échapper une magnifique opportunité 13. La thèse de Holtz est que les études juives ont tendance à être isolées de tout le reste dans le programme, et qu’elles sont donc vues comme 13
Barry W. Holtz, « Towards an Integrated Curriculum for the Jewish School », Religious Education, vol. 75, n°5, Sept.-Oct. 1980, 546-7.
204 M. E. Mullino-Moore un monde à-part dans la réalité. L’une des solutions qu’il propose est celle d’un programme intégrateur dans lequel pensées juive et nonjuive seraient étudiées ensemble sur un thème particulier, tel que celui de la mort ou du mal 14 La troisième forme importante de désarticulation est l’isolement des créateurs du programme d’avec les utilisateurs. Ici je ne renvoie pas seulement au problème du rédacteur qui ignore les gens pour lesquels il écrit. Que l’on réalise un programme centralisé ou celui de sa propre paroisse, le rédacteur de programme peut n’être ni autorisé ni même encouragé à s’impliquer dans la vie des gens auxquels le programme est destiné. On ne peut non plus encourager ces rédacteurs à définir un programme qui créerait des ouvertures à la plénitude de l’expérience de la vie. Les programmes semblent ainsi inadaptés à la vie des gens qui les utilisent et au monde qu’ils ressentent. Ce monde comporte les dimensions culturelles et personnelles de la paroisse, les événements historiques et les structures économiques du monde plus large, les maîtres et les élèves dans la classe, et les activités de gens engagés sous tous les aspects du ministère d’église. Comment donc la définition et la re-formulation du programme peut-elle être faite, en relation avec ces contextes humains ? Le programme dans un modèle d’éducation à tradition active (Traditioning Model) Qu’est donc un programme, et comment faut-il le construire ? Le programme est simplement un parcours planifié. Cette simple définition suppose un chemin (un parcours) qu’empruntent des personnes pour un voyage. Le programme dans l’éducation religieuse chrétienne est une forme particulière de parcours, le chemin d’un voyage de foi. 1. Objectif Le programme existe en vue de fournir une guidance à des personnes et des communautés, pour leur voyage de foi. Pour reprendre notre 14
Ibid., 549-50.
Rythmes de programme…205 métaphore, c’est tout juste ce que fait une carte : c’est un outil qui fournit une guidance pour le voyage. Mais une carte c’est seulement un outil, et elle est statique. Elle ne change pas lorsque le paysage se transforme, ou que changent nos perspectives sur ce paysage. Il suffit d’étudier des cartes anciennes et modernes pour apprécier le degré de changement qui affecte à la fois le paysage géo-politique et la perception humaine de ce paysage. La géographie change chaque jour, la terre étant affectée par les phénomènes naturels et les actions des personnes sur cette nature. Volcans, tremblements de terre, vents violents et fleuves laissent leur trace. De même l’homme. Une colline près de chez nous a été presque complètement anéantie durant les trente dernières années par le travail de la mine. Ainsi la carte est-elle sujette à une constante révision. D’autre part, cette carte seule n’est d’aucun secours sans les éléments décrits ci-dessus : des gens en quête de quelque chose, ayant la capacité de lire des cartes, et qui ont quelque notion de l’endroit où ils se trouvent. Cette métaphore de la carte doit donc être élargie pour y inclure les voyageurs eux-mêmes, le guide, l’itinéraire et l’accompagnateur qu’est le « manuel intelligent » 15. Cette image de programme a été présentée par Herbert Kliebard comme une métaphore du voyage. Le programme est une route sur laquelle des étudiants voyageront sous la conduite d’un guide et d’un compagnon expérimenté. Chaque voyageur sera affecté différemment par le voyage, puisque l’effet en est autant une question de prédilection, d’intelligence, d’intérêt et de projet du voyageur que des contours du chemin. Cette variabilité n’est pas seulement inévitable, mais remarquable et désirable. Dès lors, on ne cherche pas à anticiper la nature de l’effet sur le voyageur, mais plutôt à construire l’itinéraire de telle sorte que le voyage soit aussi riche, aussi extraordinaire, aussi mémorable que possible 16. 15
L'image du manuel intelligent est proposée à la fois par William Pinar, « Currere… », 412, et Herbert Kiebard, « Metaphorical Roots of Curriculum Design », Curriculum Theorizing, 85. 16 Kliebard, 85.
206 M. E. Mullino-Moore Remarquons que Kliebard identifie dans cette métaphore les rôles du maître, du voyageur et du parcours planifié. Cette image répond au souci de Greene et de Pinar que l’expérience personnelle du voyage soit identifiée comme une partie du programme. Une extension utile de la métaphore du voyage est celle des critères de programme que présente William Doll — critères qui représentent eux-mêmes un programme rythmé, ou un programme en mouvement. Doll tente de remplacer les « trois R » par « quatre R », qu’il pose comme une alternative à l’approche que fait Ralph Tyler des buts d’un programme- une approche que Dolle décrit comme la représentation d’un « fonctionnalisme pré-déterminé » 17. Les quatre ‘R’ de Doll sont : la richesse, la récursion (recursion), les relations, et la rigueur. Le terme de richesse renvoie à la profondeur du programme, les couches de signification, et de multiples possibilités. Selon Doll, Pour qu’étudiants et maîtres transforment et soient transformés, il faut que le programme possède le ‘degré adéquat’ d’indétermination, d’anomalie, d’inefficience, de chaos, de déséquilibre, de dissipation, d’expérience vivante […] 18. Par récursion Doll renvoie à un type de récurrence dans lequel les pensées bouclent sur elles-mêmes, renforçant ainsi les connexions. Les relations ont affaire aux connexions que maîtres et étudiants sont capables d’établir dans les structures explicites du programme (relations pédagogiques) et avec les réalités culturelles locales et globales (relations culturelles). Enfin, la rigueur est redéfinie par Doll comme l’action d’explorer et d’interpréter des idées et des actions nouvelles, et de combiner les deux 19. J’ai détaillé les quatre ‘R’ de Doll parce qu’ils offrent un principe directeur pour créer et évaluer les structures du programme. Ils donnent corps à la métaphore du voyage de Kliebard, car ils représentent des qualités importantes pour un programme dynamique 17
William E. Doll, Jr, A Post-Modern Perspective on Curriculum, New York : Teacher's College Press, 1993, 174-5. 18 Ibid., 176. 19 Ibid., 176-83.
Rythmes de programme…207 et relationnel. Certes, la métaphore du voyage elle-même et les critères de Doll laissent entendre que les visées du programme seront en perpétuelle mutation, émergeant en rapport avec des visées qui ont été importantes dans le passé, ainsi qu’avec des visées qui naissent dans le processus même de l’éducation. Théologiquement, cette conception de la visée du programme se fonde sur une compréhension de Dieu comme Créateur dès le début du temps et comme Esprit toujours présent, toujours actif; ainsi Dieu se révèle dans ce qui a été, dans ce qui est maintenant et dans ce qui vient. 2. Contenu La métaphore du voyage est éclairante, mais de quel voyage parlonsnous? Tout voyage conviendra-t-il? Dans ce cas, l’éducation religieuse chrétienne dispose, pour son programme, de tous les voyages de la vie, formant un tout, avec leurs maîtres, leurs voyageurs et leurs itinéraires. Mais cela ne définit pas encore les limites du programme ni n’explique ce qui est spécifiquement chrétien dans cette éducation. Le contenu du programme dans le modèle de la tradition active est celui d’une sagesse qui s’accumule dans la communauté chrétienne. On y trouve la tradition de la communauté, qui se poursuit, et l’accumulation de son expérience, passée présente et future. On y trouve l’expérience de soi, de Dieu et du monde. Ainsi, l’accumulation de sagesse de la communauté chrétienne ne se produit pas à l’interne du groupe, isolément du monde, mais elle se développe par la vie de la communauté dans le monde. Saisir la sagesse de la communauté, c’est saisir son contexte, le monde dans lequel cette sagesse a émergé et continue d’émerger. Cette définition du contenu du programme, je la dois en partie à la tentative de Lawrence Cremin de reformuler la définition donnée par Harris du programme comme « le cumul d’une sagesse de la race » 20. La différence tient au fait que, chez Harris, la conception du 20
Lawrence A.Cremin, « Curriculum Making in the United States », Curriculum Theorizing, 30-1.
208 M. E. Mullino-Moore programme (élaborée dans les années 1870) repose sur l’hypothèse de la transmission aux étudiants d’un contenu statique préétabli. En insistant sur la sagesse accumulée, Harris suggère une compréhension de l’éducation et du programme centrée sur la tradition historique. Cremin, cependant, reconnaît des potentialités dynamiques à la définition de Harris : Pourquoi ne pas revenir à la définition de l’éducation selon Harris, en considérant le programme comme la sagesse accumulée de la race, à rendre accessible aux individus par le biais d’une diversité d’institutions, selon une diversité de modes? Pourquoi ne pas concevoir l’éducation comme un effort pour définir cette sagesse au plus large, en assistant ensuite les individus dans la tâche de la partager en la comprenant et en la gérant mieux, en se comprenant soi-même davantage, avec un regard plus critique ? 21. Le retour de Cremin à la définition de Harris suppose que l’on comprenne le programme dans une acception large, comprenant toutes les situations dans lesquelles se réalise l’éducation. Cela suppose également que l’éducation a un double rôle, dans sa relation au programme : définir la sagesse et la faire partager. Tout ceci est conforme au modèle de tradition active pour l’éducation si nous ajoutons un troisième rôle à l’éducation, celui de développer une nouvelle sagesse sur l’ancienne. Ceci équivaut à affirmer que l’expérience en cours de la communauté ajoute à la tradition et devient une partie de la sagesse de la communauté. On peut donc ainsi parler du cumul d’une sagesse dans la communauté chrétienne, en reconnaissant à la sagesse une nature dynamique. Provenant du passé, construisant sur lui, elle est cependant transformée dans le présent, selon ce que vit la communauté dans le monde contemporain, et vise les promesses que révèle l’avenir de Dieu.
21
Ibid.
Rythmes de programme…209 3. Point de départ Le point de départ du programme dans le modèle de la tradition active, c’est le peuple en relation à Dieu et le monde du passé, du présent et du futur. Cette remarque dépasse le débat sur l’entrée éducative par l’expérience vivante ou par la Bible. Elle dépasse le débat de la théologie systématique sur l’entrée dans une réflexion théologique à partir de l’expérience humaine ou d’une tradition historique. Nous montrons ici qu’il faut partir des deux, que la relation est notre point de départ. On trouve un exemple récent d’une telle construction de programme sur la relation dans le projet de socio-analyse de William Pinar. Réfléchissant sur le programme comme texte d’une race, il veut montrer que la seule façon de comprendre le programme par rapport à la race est de s’engager dans une analyse de la culture qui soit à la fois sociale et psychanalytique. Il illustre ceci par une proposition d’étude dans le Sud (Sud-Est des Etats Unis) qui comporte plusieurs éléments : la restitution de la mémoire, l’étude de nombreuses disciplines reliées les unes aux autres (littérature, histoire, sciences humaines, arts, etc.) et une analyse critique de la race et de la classe. Une telle étude, selon Pinar, serait le moyen, pour le Sud, d’entrer pleinement et selon sa spécificité dans le 20ème siècle et de s’orienter vers des relations sociales et économiques horizontales 22. Le projet de Pinar illustre un plan de programme qui trouve son point de départ dans les relations d’un peuple au monde du passé, du présent et du futur. Dans l’éducation religieuse chrétienne, la relation du peuple à Dieu serait également importante pour commencer. Si de telles relations sont le point de départ du programme, alors les éléments en sont ces événements novateurs dans lesquels les gens rencontrent Dieu et le monde. Les gens ne sont pas des objets passifs de tels événements, mais ils leur apportent leur propre décision créatrice. De leurs décisions naissent de nouvelles intuitions et de 22
William F. Pinar, « Notes on Understanding Curriculum as a Racial Text », Race and Identity in Education, eds, C.McCarthy and W.Crichlow, New York : Routledge, 1994, 67; cf. pp. 60-70.
210 M. E. Mullino-Moore nouvelles actions à l’égard de Dieu et du monde. Ces éléments s’ajoutent aux autres, et donc à la sagesse de la communauté de foi. Les personnes se tiennent ainsi à l’intersection, rencontrant Dieu, le monde et la tradition de la communauté chrétienne. Ce sont ces personnes qui vont décider comment rassembler les éléments, leurs choix et leurs actions les guideront, eux et d’autres, dans les prochaines étapes du voyage. 4. Composants Quels sont donc les éléments qui composent un programme à tradition active ? Au sens le plus large, le programme est l’ensemble de la vie de la communauté dans le monde, mais au sein de cette vie il y a place pour une éducation voulue, parfois formalisée. Les éléments sont les suivants : une sagesse interne, concrétisée par la communauté ellemême; une sagesse en développement, concrétisée par le contenu choisi; la créativité, concrétisée par la construction du programme; et la communication, concrétisée par les ressources de ce programme. a. Sagesse interne : concrétisée dans la vie de la communauté. Si l’on prend au sérieux la réalité des relations internes, la sagesse qui s’accumule dans une race vit et se développe au sein de l’expérience humaine; dès lors, la communauté éducative renferme en elle une sagesse que l’on peut distinguer comme une partie du processus éducatif. La communauté, ce sont ces personnes qui font ensemble le voyage éducatif. Les maîtres sont des compagnons de voyage qui agissent comme guides. Ceci ne signifie pas que les maîtres contrôlent les faits de l’apprentissage, mais simplement que les maîtres sont des compagnons avisés du voyage. Les maîtres sont ceux qui aident les communautés à utiliser leur sagesse interne, en engageant chacun à une réflexion à la fois critique et créative sur les textes de sa communauté et sa tradition plus large. Reconnaître ceci, c’est admettre honnêtement une relation entre la pensée critique et la pensée créatrice, qualités de pensée que l’on décrit souvent comme opposées mais qui sont en réalité complémentaires. Pour autant que la pensée critique s’accompagne de
Rythmes de programme…211 jugement et la pensée créatrice de production de nouveauté, elles se renforcent l’une l’autre. On peut dès lors parler d’accents différents, mais non de modes opposés de pensée 23. Et tous deux émergent de la sagesse interne de la communauté, et sont influencés par elle. La question de la sagesse interne comme composante du programme se pose dès que l’on admet qu’une communauté a déjà une sagesse et que chacun la fait agir, en bien ou en mal, sur toute nouvelle expérience d’apprentissage. Cette vision interne exercera une influence sur la dynamique d’interprétation et de transformation au sein de la communauté, ce qui en rend la prise de conscience importante, pour les maîtres et les apprenants, car tantôt elle limitera, tantôt elle élargira les réflexions de la communauté. Les maîtres sont donc ceux qui entrent en relation avec la sagesse d’une communauté, en transmettant de la connaissance, en ouvrant le chemin à la réflexion, et en apportant soutien et encouragement au processus de transformation. Ces activités seront toujours influencées par la communauté elle-même, de sorte que les bons maîtres auront une collaboration consciente, poussant les apprenants à s’engager, et donnant également à toute la communauté des apprenants la capacité d’engagements mutuels. Ainsi les collègues qui voyagent ensemble, à la fois racontent des histoires, réfléchissent sur elles, transforment le monde et sont transformés. Le programme est créé et recréé en acte, au fur et à mesure que ces voyageurs avancent ensemble sur leur chemin. b. Sagesse en développement : concrétisée dans les choix de contenu Le contenu est aussi une composante du programme. On a porté une grande attention durant les dernières années au choix du contenu. Les universités discutent des sujets à proposer, les éducateurs des écoles 23
Robert J. Marzano, Ronald S. Brandt, Carolyn Sue Hughes, Beau Fly Jones, Barbara Z. Presseisen, Stuart C. Rankin, Charles Suhor, Dimensions of Thinking : A Framework for Curriculum and Instruction, Alexandria, Va. : Association for Supervision and Curriculum Development, 1988, 17-31.
212 M. E. Mullino-Moore publiques, du contenu à mettre dans les manuels, et les communautés religieuses, du degré d’attention à porter aux écritures et à la tradition historique, relativement aux questions contemporaines. Même lorsque ces débats sont violents, les questions de contenu sont souvent traitées de manière superficielle et limitée par l’idéologie, si bien que l’on prend les décisions dans le contexte de discussions rivales, sur les disciplines et les matières les plus importantes, et sur les cultures, la littérature et les interprétations historiques essentielles à transmettre. Au sein des communautés chrétiennes, les débats rivaux ont conduit à des compromis sur les contenus, l’attention se portant surtout sur des matières sur lesquelles un accord est plus facile, comme les caractéristiques du développement des étudiants, la publication générale de types de programme et l’accessibilité des ressources du programme. Par comparaison, on a peu prêté attention aux questions plus fondamentales de la sagesse concrétisée dans le contenu. Les programmes sont souvent remplis de suggestions sur les caractéristiques de niveau d’âge et les activités proposées, mais le contenu est souvent présenté sous sa forme la plus simple, sous la forme d’idées inertes manquant d’une certaine touche de sagesse. Dans un modèle à tradition active, le contenu représente la sagesse du monde terrestre, en permanente expansion -une sagesse à laquelle la génération présente contribue encore à son tour. Cette sagesse est toujours en expansion, mais pas toujours en progression, car la sagesse comporte une connaissance du mal et de la violence et une connaissance des décisions bonnes ou mauvaises. En même temps, le contenu représente bien une sagesse en train de s’accumuler, assurant la médiation avec tout l’héritage de la sagesse universelle, contenant celle de la race humaine, des plantes, des animaux et des formations géologiques. Dans le contexte de la communauté chrétienne, le contenu est également compris comme une médiation avec l’activité divine. Dieu a exercé son action tout au long de la tradition, et lorsqu’on fait l’expérience du mouvement en Dieu, on en vient aux dons de Dieu en racontant des histoires, en ritualisant l’expérience, et
Rythmes de programme…213 en réformant les traditions. Tel est le processus indéfini d’une tradition active. Si les sélections de contenu doivent représenter la sagesse en développement, en y contribuant, il faut que les ressources du programme rendent disponible la sagesse la plus pleine possible de la vie humaine et du monde terrestre. Plutôt que de débattre du temps à consacrer aux différents contenus, il nous faut nous engager à fond dans un grand nombre de ces contenus. La sagesse en développement qui est présente dans le contenu importe aux maîtres lorsqu’ils enseignent, aux apprenants lorsqu’ils apprennent. C’est pourquoi les matériaux de préparation et de présentation doivent avoir de la consistance (full-bodied). Ce n’est pas là confusion complexe dans les ressources du programme, mais richesse. Comment peut-on comprendre, par exemple, la grâce de Dieu, si l’on entend uniquement les histoires héroïques des chefs choisis par Dieu : Abraham et Sarah, Isaac et Rebecca, Jacob et Esaü, Saul et David? Comment saisir la merveille de l’amour de Dieu si l’on ne comprend pas comment Dieu a continuellement recherché et utilisé ces gens, même lorsqu’ils mentaient, fraudaient, volaient ? Sans la complexité d’Abraham et de Sarah, prétendant être frère et sœur en Egypte, ou de Jacob, lorsqu’il déposséda Esaü de son droit d’aînesse, les histoires sont de sèches chronologies, sans grande conscience de leur réalité. Un contenu n’est ni fini ni stable, comme l’est un bloc de bois (encore que le bois ne soit pas aussi fini et stable qu’il y paraît). Le contenu lui-même est transformé lorsque des gens le rencontrent. Ceci tient pour une grande part au fait qu’une communauté introduit un nouveau contenu en relation à sa sagesse interne, et dans cet engagement qui est le sien, c’est à la fois le contenu introduit et la sagesse interne qui sont transformés. Une telle dynamique est évidente dans la façon dont un groupe de personnes est affecté par une présentation sur une question controversée. La présentation peut conduire à des points d’accord, à des arguments s’opposant avec force, ou à une écoute passive. Dans tous les cas, les connaissances du groupe et celles du
214 M. E. Mullino-Moore présentateur seront influencées par l’échange. De cette façon, la sagesse continue à se construire et à changer, au fur et à mesure que les personnes y entrent; c’est ainsi que la sagesse se développe, qu’elle est critiquée et qu’elle se transforme. Tel est le rythme du programme. c. Créativité : concrétisée dans le projet de programme Outre la vie de la communauté et le choix d’un contenu, le programme comporte également un projet et des ressources. Ceci n’a rien d’étonnant, car c’est par là que commencent ordinairement les éducateurs. Ce sont les éléments que l’on associe le plus souvent au programme, si bien qu’en définitive nous sommes ici sur un terrain familier. Que deviennent projet et ressources dans un modèle d’éducation à tradition active ? Le projet, c’est seulement celui de l’environnement, qui facilite la tradition active, en permettant aux gens de prendre une part plus active à la tradition active, ou à la sagesse qui s’accumule et émerge dans la communauté. Ceci suppose que le projet inclue un plan détaillé de communication et d’interprétation de la tradition historique, ainsi qu’un plan d’introduction aux expériences propres et à celles des autres, et aux attentes et espérances du futur. Le plan large est un moyen de créer un environnement encourageant la tradition active. Dire que le projet de programme est environnemental, c’est admettre que l’environnement exerce une influence active sur les personnes, lesquelles l’influencent également. Définir l’environnement, c’est pourvoir des contextes et des méthodes qui faciliteront l’influence dans les deux sens. C’est un effort, non pas d’élaborer un environnement parfait, mais de créer une culture à partir du passé, et vers l’avenir. Un tel effort implique la création d’un espace de sécurité, dans lequel les personnes partagent leurs vulnérabilités, un espace où elles peuvent rencontrer idées et expériences nouvelles, où elles peuvent analyser, évaluer et assimiler ce qu’elles apprennent, en un nouveau cadre de pensée et d’action. Dans le contexte chrétien,
Rythmes de programme…215 ceci peut être vu comme un acte de co-création avec Dieu et les autres. Le projet de programme doit être large, pour façonner et re-façonner un peuple, image que Maria Harris utilise pour décrire l’objet du programme, qui représente pour elle le « cheminement complet de la vie de l’église » 24. Ce faisant, Harris distingue « le programme de l’éducation et celui de l’école » 25. Lawrence Cremin a noté que dans l’éducation générale également on reconnaît bien les divers domaines relevant de l’éducation, mais que les éducateurs procèdent en les ignorant tous sauf un (habituellement l’école) 26. Il en est de même dans l’éducation religieuse chrétienne, lorsque des personnes comme Michael Lee insistent essentiellement sur les contextes d’école et de niveau d’âge, et John Westerhoff, sur les contextes de culte et de vie communautaire. Un projet de programme doit en réalité concrétiser toutes ces dimensions. Ce projet doit comporter des plans pour les différents contextes dans lesquels des personnes sont présentes à leur expérience de Dieu et du monde, et en sont transformées. Ainsi, le projet de programme doit comporter des plans de transmission, de réflexion et de transformation. Dans un contexte éducatif, les gens s’engageront à la fois dans la prise et la reprise de la tradition, et dans un contexte chrétien, on tentera de transmettre et de créer une culture qui dise l’évangile. Tout ceci pour dire que le projet de programme n’est pas seulement un plan directeur des ressources écrites. Ni non plus un simple plan pour des parcours formels d’étude. C’est plutôt un plan global pour la vie de la communauté. Il se développe à partir de la pratique, les actions de la communauté et les actions sur la communauté. Les 24
Maria Harris, Fashion Me a People : Curriculum in the Church, Louisville : Westminster/John Knox, 1989, 17, cf : 15-18. En développant cette idée, Harris introduit l'intuition théologique que notre vocation humaine est d'être partenaire de Dieu pour modeler comme nous sommes modelés (16). 25 Ibid., 13. 26 Ibid., 30.
216 M. E. Mullino-Moore créateurs de programme doivent réfléchir sur ce qu’est le présent programme de l’église (explicite, implicite ou inexistant), sur ce que sont les valeurs opératoires, les forces agissant sur l’église (venant du passé, du présent et du futur). Ce type de réflexion, mêlé à une grande part d’imagination peut conduire à un projet de programme qui offre une guidance appréciable aux personnes, en leur parcours de foi. Cela ne signifie pas que le programme devrait déborder la vie d’une seule communauté, du fait que les gens, consciemment ou non, appartiennent à des communautés plus larges et à des structures socioéconomiques. Ne sont donc pas exclus des projets de programme confessionnels ou coopératifs. Mais ce qu’il faut, c’est que les créateurs de programme soient en contact avec toutes les forces nombreuses qui influencent les gens. Il leur faut également être en contact avec la tradition historique et la façon dont elle a formé la communauté actuelle. Il leur faut créer des projets qui aident ces personnes à comprendre ces forces et à y répondre. Les créateurs de programme doivent donc répondre aux mouvements historiques et contemporains dans l’église et dans le monde, que ces mouvements, ces événements, soient ou non ressentis dans une congrégation particulière. Les querelles historico-théologiques auront laissé des traces. Les guerres, la faim, les changements politiques dans les diverses parties du globe auront aussi laissé des traces, même si une communauté est inconsciente de sa liaison avec ces traumatismes et ces mouvements globaux. Bref, les créateurs de programme doivent méditer les mots de John Donne : Nul n’est une île, complète en elle-même; chacun est un morceau de continent, une partie de l’essentiel. Si un pan de terre (clod) est balayé par la mer, l’Europe en est diminuée; la mort de tout homme me diminue, car je suis impliqué dans l’espèce. Ne cherchez donc pas à savoir pour qui sonne la cloche; elle sonne pour vous 27.
27
John Donne, Devotions upon Emergent Occasions, Ann Arbor : University of Michigan Press, 1959, 108-9.
Rythmes de programme…217 Du fait des interrelations, les créateurs de programme doivent euxmêmes rencontrer diverses communautés, diverses situations de vie. Ils doivent avoir vécu une expérience forte dans de nombreux contextes culturels différents. Il leur faut peut-être s’entraîner aux méthodes d’observation participante de l’anthropologie, passer du temps dans différentes communautés, au titre d’observateur participant. A coup sûr, les créateurs doivent représenter une palette de communautés (géographiques, ethniques, socio-économiques etc.). Ils peuvent alors se mettre à rêver ensemble. Bien que leurs rêves ne puissent jamais produire un schéma universel, leur sensibilité, leur créativité peuvent certainement se concrétiser dans un projet de programme. Il faudrait que tout projet en train de naître comporte des suggestions sur la manière dont les personnes peuvent lire leur propre contexte, et former ou adapter le programme en rapport avec ce contexte. S’il existait un projet parfait de programme, il y a longtemps qu’on l’aurait découvert. Il nous faut cesser de viser le projet magique qui résoudra nos problèmes, et songer à travailler l’art de projeter. Dans le premier cas, on suppose une façon statique universelle de viser le programme, dans le second, un mode dynamique et flexible. d. Communication : concrétisée dans les ressources du programme. Toute cette discussion nous ramène aux propos par lesquels commencent la plupart des débats sur le programme, les ressources du programme. Quelle sorte de ressources, ou d’outils de communication, sont nécessaires dans un modèle d’éducation à tradition active ? L’idée que les ressources du programme sont des outils de communications est souvent tenue pour acquise, rarement examinée explicitement. Ronald Doll a reconnu que la communication est un phénomène complexe, que les barrières à la communication sont réelles, et que la communication sur le programme peut
218 M. E. Mullino-Moore représenter un défi majeur 28. Pour les ressources du programme, on a peu porté attention au mode de communication, et c’est ce que nous allons faire maintenant. Il est certain qu’il nous faut des ressources de programme qui soient hautement interactives tout en mobilisant tous les sens, les capacités et les formes culturelles que les gens utilisent dans leurs relations entre eux. De plus, il nous faut des ressources qui transmettent la plénitude du temps, sans oublier les ressources historiques, contemporaines et visionnaires. Concevoir les ressources du programme sans traiter les questions contemporaines et les visions du futur, c’est enfermer le programme dans la continuité sans changement. Concevoir les ressources du programme sans traiter la tradition historique, c’est enfermer le programme dans le changement sans continuité. Chaque option est également limitative. Trois types de ressources au minimum sont donc importantes pour une éducation religieuse chrétienne : les ressources historiques, contemporaines et visionnaires. D’abord, toute ressource qui aide à la transmission et à l’interprétation de la tradition historique est importante. Ceci inclut sûrement des histoires sous toutes les formes, la liturgie, les arts visuels, la danse et la musique. La communication de la tradition historique peut se faire en lisant des biographies, en racontant des histoires bibliques, en racontant les origines des credo des églises, en prenant part à la liturgie, en faisant l’expérience de formes d’art, et en créant des formes contemporaines qui racontent l’histoire de l’expérience religieuse de la communauté. Mais aucune de ces activités n’est achevée si l’on n’encourage pas les personnes à examiner comment ils ressentent les histoires, les rites, et comment ils pensent que les autres les ont ressentis et les ressentiront. Aucune n’est achevée si l’on n’imagine le type de futur qui est visé dans ces expressions historiques. Une telle plénitude de l’expérience des traditions historiques demande plus que de la discussion, elle 28
Ronald C. Doll, Curriculum Improvement : Decision Making and Process, Seventh Edition, Boston : Allyn and Bacon, 1989, 424-55.
Rythmes de programme…219 demande des formes multiples de communication et de création interactive, comportant le théâtre, le jeu de simulation, le jeu de rôle, les histoires, la création de liturgies et d’œuvres d’art, et une analyse historico-critique de textes situés en des temps et lieux particuliers. Chacune de ces méthodes faisant appel à des sens différents et manifestant diverses intuitions, aucune méthode, aucun style de ressources n’est adéquat. Les ressources doivent être à la fois diverses et créatrices, tout en aidant à la transmission et à l’interprétation de la tradition historique, et en permettant aux gens d’interpréter leur expérience et de penser le futur. En plus d’une transmission et d’une interprétation de la tradition historique, les communautés religieuses ont également besoin de ressources qui facilitent la transmission et l’interprétation de la culture contemporaine. Ici encore, cela peut comporter toutes les formes diverses d’expression culturelle : action politique, musique, films, musique de différents pays ou groupes ethniques, histoires que les parents racontent à leurs enfants, media (radio et télévision), conversations avec des gens sur les questions de la vie qui les concernent davantage, description des conditions sociales et physiques qui affectent certains groupes, etc. Quelle que soit la forme de ces ressources, on peut espérer que les personnes seront encouragées à s’engager en profondeur avec les gens et leurs questions. Est également importante une réflexion sur les relations entre la culture contemporaine et ses antécédents historiques, ainsi qu’entre les expériences culturelles et la tradition chrétienne. Par exemple, examinons l’événement d’une élection nationale. Quelles sont les questions que vous et les autres vous posez, et comment répondre à ces questions ? Quelles étaient les conceptions du pouvoir, et les méthodes d’élection des chefs, dans les diverses périodes de l’histoire biblique, par ex. la sélection de Saul comme Roi d’Israël ? Que furent alors les questions ? Comment s’articulent-elles avec celles que nous posons aujourd’hui ? En quoi sont-elles différentes ? Quel était la nature du pouvoir, et le processus d’élection des chefs durant la Réforme ? Comparons l’Allemagne de Luther et la Genève
220 M. E. Mullino-Moore de Calvin. Quelle sorte de pouvoir nous est aujourd’hui nécessaire, dans les communautés religieuses et dans le monde contemporain ? Le danger de ce centre d’intérêt actuel est clair. Les gens sont souvent très engagés dans ces questions, et les ont souvent soigneusement distinguées de ce qu’ils considèrent comme leur domaine religieux. Ils ont souvent entre eux des opinions divergentes, et ne tiennent pas à s’aliéner leurs amis. Souvent, les parents préfèrent que leurs enfants apprennent la Bible à l’église et le reste ailleurs. L’utilisation des ressources contemporaines pour interroger la tradition historique chrétienne achoppe à la compartimentation, laquelle est née d’abord comme une protection contre le changement : lorsque textes et événements religieux sont isolés de leurs contextes respectifs, et de ceux des lecteurs modernes, leur puissance est atténuée. L’approche des ressources que nous proposons ici pose qu’il n’est pas une partie de la vie (politique, artistique, économique, etc.) qui ne soit pas en relation à la tradition chrétienne, donc pas une partie de la vie qui échappe au champ de l’éducation religieuse chrétienne. Ceux qui participent à cette tradition active de foi doivent aborder tous les domaines de la vie, lorsqu’ils sont aux prises avec leur propre vie, et avec le sens de leur participation à la tradition chrétienne. En plus des ressources historiques et contemporaines, il nous faut des ressources visionnaires, qui facilitent le rêver de nos rêves et le voir de nos visions. Les ressources visionnaires peuvent être l’étude des visions bibliques et historiques du règne de Dieu et le défi que manifestent de telles visions. Ce peut être une méditation guidée vers le monde imaginaire du futur. Ce peut être un outil pour analyser une situation contemporaine particulière et pour projeter un futur souhaitable et les actions nécessaires pour avancer vers ce futur. Il y aurait bien d’autres options valables mais en tous cas les ressources orientées vers le futur doivent inviter à la réflexion, une réflexion sur la façon de voir son propre futur, et sur celle des autres. Les ouvrages de science-fiction, et les analyses et projections des futurologues, sont certes intéressants en eux-mêmes, mais leur signification s’améliore lorsque les gens rattachent leurs visions et
Rythmes de programme…221 leurs projections à leur expérience personnelle. De telles ressources futuristes alimentent les changements dans la mesure où elles nous poussent à réfléchir sur nos peurs et nos pouvoirs de demain. Notons que dans toute cette discussion sur les ressources, on plaide souvent pour une importance des ressources qui engagent les personnes avec tous leurs sens, qui stimulent et nourrissent la réflexion et la vision, et qui facilitent la participation à la tradition active. Peu importe le type de ressources (historique, contemporaine ou visionnaire) que l’on mobilise à un moment particulier, la ressource ne prend de valeur importante que si elle engage en quelque façon des personnes à relier passé, présent et futur, pour que la tradition puisse être vécue, reconquise et transformée. Conclusion : Caractères d’un Programme à tradition active Le programme dans un modèle d’éducation à tradition active aura au moins trois caractéristiques. Il sera un lien avec les personnes qui sont aux prises avec des intersections, ou des moments de décision; il sera une aide aux interactions et une contribution à la connaissance, c’està-dire à une meilleure compréhension et une meilleure capacité d’agir sagement dans le monde. Tout d’abord, si le programme à tradition active doit être rattaché à des gens qui sont à des intersections, on l’établira en ayant ces gens en tête. Il sera accordé aux aspirations des futurs utilisateurs, à leurs intérêts, leurs motivations, leurs compétences, leurs questions. Il sera également accordé aux aspirations et intérêts du contexte culturel, ce qui laisse à penser qu’il prêtera attention au contexte culturel large et qu’il s’adaptera aux nombreux contextes particuliers dans lesquels les gens sont aux prises avec une intersection. Deuxièmement, si le programme à tradition active doit être une aide aux interactions, il sera conçu comme une aide à l’interaction entre maîtres et étudiants et entre les personnes elles-mêmes, et comme un encouragement à l’interaction avec Dieu, avec la tradition historique
222 M. E. Mullino-Moore de la foi, le monde contemporain, et les espérances de la communauté pour le futur. Troisièmement, un programme à tradition active transmettra et créera de la connaissance; il informera, enrichira et créera des ouvertures pour le changement. A son meilleur niveau, le programme de l’église chrétienne transmettra la sagesse en croissance de la communauté chrétienne, tout en offrant aux personnes l’opportunité de comprendre, de critiquer et de s’unir plus intimement à la puissance de transformation de la tradition communautaire. Ce chapitre a commencé par une référence à l’éducation universitaire, l’intérêt pour l’éducation religieuse chrétienne étant introduit comme un moyen pour se centrer sur la discussion du programme. Toute discussion de programme s’appuiera sur un contexte, ce qui inclut nécessairement les communautés, traditions et projets de ce contexte. Cependant, quel que soit le contexte, il faut espérer que le programme soit relationnel, interactif et producteur de connaissance. On peut donc dire que les caractères décrits ici en conclusion sont dans l’ensemble applicables au programme éducatif dans ses nombreuses situations. On espère surtout que ce programme sera ouvert à ceux qui sont confrontés à des moments de décisions, qu’il facilitera l’interaction, qu’il produira de la connaissance humaine, et rendra les gens capables d’agir sagement dans le monde. Un tel programme est rythmé en son essence, le rythme donnant sa pulsation cependant que se poursuit le voyage éducatif, que les gens cherchent ensemble, et travaillent ensemble pour la sagesse.
Chapitre 10 Éducation, Modernité et Fragmentation du sens Pete A. Y. Gunter University of North Texas Traducteurs : D. Verheyde, Directeur du Département d’Anglais Université Catholique de Lille et H. Vaillant, Ingénieur et chercheur sur la pensée de Whitehead. Modernité et Fragmentation du sens C’est avec une certaine perspicacité qu’un rapport a récemment été établi de manière suggestive entre le terme « modernité » et l’expression « fragmentation du sens » par Donald W. Oliver (associé à Kathleen Waldron Gershman) dans Education, Modernity and Fractured Meaning : Towards a Process Theory of Teaching and Learning 1. On retrouve chez Oliver les conclusions de beaucoup d’autres chercheurs : l’époque moderne, en dépit de toutes ses réalisations, touche à sa fin. Valeurs et pré-supposés éculés, institutions chancelantes témoignent pareillement de la fragmentation, du manque de fondement solide et de l’incohérence de notre monde. Il nous faut un nouveau départ conclut Oliver, un départ auquel l’éducation soit assurément associée. On ne peut assurément pas reprocher au diagnostic d’Oliver de manquer de clarté ou de conviction. La modernité, déclare-t-il, repose sur des pré-supposés à la fois hiérarchiques et analytiques (d’où sur le réductionnisme et l’atomisme), et elle est liée à une doctrine 1
Donald W. Oliver avec la collaboration de Kathleen Waldron Gershman, Education, Modernity, and Fractured Meaning : Toward a Process Theory of Teaching and Learning, Albany : State University of New York Press, 1989. (toutes les autres références à cet ouvrage dans le présent chapitre apparaîtront sous les initiales EMFM, mises entre parenthèses).
224 Pete A. Y. Gunter d’évolution progressive (donc à un concept simpliste et incontournable de progrès) : Ce présupposé abrupt énonçant que spécialisation et hiérarchie constituent les signes d’une culture et d’une société progressistes a été transformé en une sagesse. On attend des sociétés modernes, qu’elles soient différenciées en systèmes dans les domaines de l’économie, de la politique, de la justice, de la culture et de la santé, chacun d’eux fonctionnant d’après un schéma d’organisation de type pyramidal. C’est autour de ces catégories que les écoles et les universités modernes qui préparent les gens à la vie et au travail sont habituellement organisées. (EMFM, 12) L’atomisation progressive de la connaissance en spécialités, en sousspécialités et en sous-sous-spécialités de type technique et ainsi de suite jusqu’à l’infini, selon une structure pyramidale inversée, devient non seulement le principe gouvernant le fonctionnement de notre civilisation, mais également la monnaie unique de nos systèmes éducatifs sur lesquels le dogme de la « spécialisation progressive » règne sans partage. L’éducation se résume à chercher, développer et comprendre dans le but de mettre en pratique des séries de savoir-faire spécifiques (EMFM 12). Les autres perspectives ne méritent pas le respect. Il existe, insiste Oliver, une autre approche de l’expérience, une autre forme de connaissance que le paradigme moderniste ignore. Cet autre type de connaissance, tellement proche de l’intuition bergsonienne, s’efforce de sonder de manière concrète les forces dynamiques de notre monde ainsi que leur interaction, sans se laisser égarer par l’ « analyse. Cette approche intuitive, qu’Oliver qualifie de « connaissance fondée », ne peut se substituer à la compréhension analytique et n’est pas destinée à l’annuler. Il la présente bien plutôt comme un moyen « supplémentaire » pour compléter et équilibrer l’approche hiérarchique et analytique courante. Le philosophe ayant mené l’étude la plus compétente de la compréhension intime, selon les termes employés par Oliver, est Alfred North Whitehead. Et c’est le résultat de cette connaissance
Education, modernité et fragmentation du sens 225 fondée qu’Oliver, tout comme Whitehead d’ailleurs, caractérise comme étant une cosmologie. La cosmologie, qu’elle soit à vaste échelle ou limitée, s’attache systématiquement au tout. Jamais elle ne peut être partielle, et elle s’efforce toujours d’échapper à l’unilatéralité. Elle inclut une métaphysique (qui tente d’échafauder un ensemble de principes capables de représenter le monde comme un tout) et une ontologie (qui, plutôt que d’échafauder des principes, s’attache davantage à la texture de l’expérience, à ce que signifie le fait de se trouver « à l’intérieur » de l’expérience plutôt qu’ « à l’extérieur » de celle-ci). Je suis, pour l’essentiel, d’accord avec le diagnostic d’Oliver en ce qui concerne une partie significative de notre malaise actuel. Cependant, dans ce qui suit, j’aimerais examiner un certain nombre de problèmes qui n’ont pas été abordés par Oliver, des problèmes que Whitehead avait pressentis, du moins dans leurs grandes lignes et qui, s’ils ne trouvaient pas de solution, mèneraient assurément à une fragmentation du sens. Nous aurons l’occasion d’aborder en passant 2 les suggestions émises par Oliver dans le cours de notre exposé tout en examinant les idées de Whitehead. La cosmologie whiteheadienne Une lecture, même cursive, du chef d’œuvre de Whitehead, Process and Reality, met en lumière l’infinie complexité de sa cosmologie. La description qu’en donne Oliver est grandement simplifiée et repose sur l’analyse de quelque quinze termes techniques différents (EMFM 261m) accompagnée de diverses applications. Pour les besoins de cet essai, je n’en utiliserai que deux : la créativité réelle et les relations internes. Pour Whitehead, la créativité est la caractéristique la plus fondamentale de l’univers. Elle est ainsi, pour reprendre ses termes,
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en français dans le texte.
226 Pete A. Y. Gunter l’universel des universels 3. Son existence permet d’écarter d’emblée toute explication mécaniste simple de la nature de l’univers, y compris de celle de l’homme. Elle permet aussi d’écarter la prédiction exhaustive, même dans le principe, de l’évolution de la nature (l’avance créatrice de la nature, PR 45), y compris de celle du comportement humain. Le caractère fondamental des relations internes dans la cosmologie de Whitehead nous donne l’assurance qu’aucune approche analytique simple ne peut être totalement satisfaisante. Rien en ce monde ne peut être extrait de son contexte sans se trouver modifié par le simple fait d’avoir été déplacé. Toute chose, de la plus simple à la plus complexe, est ce qu’elle est parce qu’elle est affectée par les autres occurrences qui surviennent effectivement à l’intérieur de son environnement. Traiter les organismes ou leurs parties comme autant éléments identiques, c’est se tromper à la fois sur ce qu’ils sont et sur leur manière de fonctionner ensemble. Du point de vue whiteheadien, l’effet destructeur de l’impérialisme moderniste n’est pas difficile à comprendre. Le forestier qui considère les arbres comme autant de points sur une grille (et calculés en mètres de planches), l’éducateur qui voit en ses étudiants autant d’unités ayant besoin de recevoir un « traitement », le psychologue qui conçoit l’intelligence comme un ensemble d’opérations idéalement isolées les unes des autres, tous s’appuyent des présupposés modernes qui se sont maintenant durcis en préjugés opératoires. Est-il surprenant que le résultat consiste le plus souvent en un monceau de ruines en guise d’accomplissement? Armé de ses schémas analytico-hiérarchiques, le technicien moderniste continuera imperturbablement son parcours destructeur sur la planète, sans égards pour les interconnections subtiles réelles et convaincu que rien d’important ne peut échapper à ses schémas manipulatoires. 3
Alfred North Whitehead, Process and Reality : An Essay in Cosmology, eds. David Ray Griffin, Donald W. Sherburne, New York, Free Press, 1978, 413 pp. (toutes les autres références à cet ouvrage dans le présent chapitre apparaîtront sous les initiales PR, mises entre parenthèses).
Education, modernité et fragmentation du sens 227 Mais les effets négatifs de l’idéologie moderniste ne se limitent pas à des disciplines spécifiques. Inévitablement, c’est la société dans son ensemble qui en souffre, par suite de l’oblitération et de la dégradation de ses institutions fondamentales. Oliver affirme : A l’intérieur de la connaissance fondée ou ontologique, on sent (habituellement inconsciemment) les multiples aspects d’une occasion qui évoluer en l’unité d’un événement, comme s’il surgissait de nulle part. La connaissance technique, d’un autre côté, débute avec des événements décrits et définis avec précision. (EMFM 14) Ce qui fait avant tout défaut à notre idéologie, c’est une capacité à tendre vers le tout et à se référer nécessairement à ce tout. Elle manque en même temps d’une référence insistante à une signification globale. Etant donné une confiance disproportionnée dans la technique, les valeurs religieuses, esthétiques et éthiques ainsi que les institutions qui les véhiculent ne pourront manquer d’en souffrir. De fait, la sociabilité elle-même en sera la victime. Au-delà de l’esprit de corps 4 des partisans et utilisateurs de la « technique », que restera-t-il de la société ? A l’image du sens, la communauté elle-même aura tendance à se fragmenter. En explorant le concept whiteheadien de l’éducation, je traiterai de trois séries de questions. Tout d’abord, l’importance croissante de la spécialisation et, en parallèle, la mise au second plan de la culture générale, y compris de la culture classique. Puis, ce que Whitehead a appelé la « bifurcation de la nature », et son corrolaire, l’émergence des « deux cultures » : les sciences et les humanités. Enfin, la disparition générale de la cohérence, à la fois sur le plan théorique et sur le plan pratique et j’insisterai sur la disparition de la volonté de cohérence. Et je ferai valoir que la troisième question constitue l’aboutissement logique des deux premières. A l’époque où Whitehead écrivait, au cours des premières décennies de ce siècle, deux choses commençaient à apparaître clairement. Le temps où un seul esprit pouvait maîtriser l’ensemble de la 4
en français dans le texte.
228 Pete A. Y. Gunter connaissance était révolu et, à l’inverse, la spécialisation croissante qui était nécessaire pour traiter la masse et la diversité des connaissances nouvelles avait tendance à fragmenter l’entendement en sous-ensembles mal reliés entre-eux. Whitehead sentait que les approches traditionnelles de l’éducation étaient incapables de faire face à cette fragmentation du savoir ou aux problèmes qu’elle engendrait. Ces problèmes n’avaient rien de théorique. Ils étaient également d’ordre pratique. Voici ce qu’il écrivait à ce propos : [Les dangers engendrés par cet aspect du professionnalisme sont grands, particulièrement dans nos sociétés démocratiques] 5. La force directrice de la raison s’en trouve affaiblie. Les intellects des dirigeants manquent de pondération. Ils prennent en considération tel ensemble de circonstances ou tel autre, mais pas les deux à la fois. On laisse la tâche de la coordination à ceux à qui il manque soit l’énergie soit le caractère pour réussir dans une carrière donnée. Bref, il y a un meilleur fonctionnement et un meilleur étagement des fonctions spécialisées au sein de la société, mais il manque à la direction générale une perspective globale 6. Un progrès dans la maîtrise des éléments de détail, pris séparément, nous avertit Whitehead, va souvent de pair avec le déclin de la fonction de coordination. Cette situation n’est pas sans dangers. Elle produit des esprits routiniers. Chaque profession réalise des progrès, mais dans sa propre routine. Or, fonctionner intellectuellement de cette manière signifie que l’on vit en ayant à l’esprit un ensemble donné d’abstractions. La routine empêche tout vagabondage à l’extérieur de ses limites, et faire abstraction du reste signifie qu’on n’y accorde plus d’attention. Mais
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ajouté par le traducteur pour la compréhension du contexte. Alfred North Whitehead, Science and the Modern World, New York, The Free Press, 1967, p. 197. (toutes les autres références à cet ouvrage dans le présent chapitre apparaîtront sous les initiales SMW, mises entre parenthèses). 6
Education, modernité et fragmentation du sens 229 aucune routine abstraite ne permet de comprendre la vie humaine. (SMW 197) Nous avons besoin d’esprits qui soient capables d’échapper à ces routines, de vagabonder sans tenir compte des lignes de démarcation, d’aboutir à une compréhension globale. Une façon d’essayer d’affronter la pure diversité de notre connaissance est d’enseigner un « pot pourri » de cours sans liaison aucune. Dans mon pays, on appelle cela l’approche cafetaria et, habituellement, le résultat en est que l’étudiant choisit plusieurs desserts, peu de crudités et rarement un plat principal. Whitehead refuse gentiment une telle stratégie, défendant plutôt l’idée que les langues et les mathématiques devraient constituer l’ossature du curriculum. Ainsi, les étudiants britanniques (pour citer le public auquel il s’adresse) devraient avoir, au minimum, une formation de base en latin et en français. Il devrait en résulter la discipline intellectuelle que procure l’apprentissage d’une langue (encore accrue dans le cas présent par l’ébauche d’une capacité à comparer deux langues apparentées). Il en est de même en ce qui concerne les mathématiques qui inculquent également une profonde discipline intellectuelle. Mais là, il faut être prudent. Whitehead ne préconise pas le « dressage », l’exercice pour l’exercice. L’enseignement doit être vivant. Il est tout aussi important, insiste-t-il, que, dans le domaine des mathématiques, on ne se laisse pas embourber dans une multitude de détails. Les mathématiques doivent traiter, en tout cas pour la majorité des étudiants, des exemples forts illustrant les idées fondamentales. Pendant le parcours qui mène de l’arithmétique à l’algèbre et au calcul infinitésimal en passant par la géométrie, tout devrait être mis en œuvre pour tenter d’en montrer les applications principales. A insister ainsi sur les langues et sur les mathématiques, Whitehead peut donner l’impression de ne pas traiter du problème de la fragmentation du savoir. Pourtant, c’est à mon avis ce qu’il fait. L’éducation devrait, dans toute la mesure du possible, soutient-il, fournir la rigueur et les savoir-faire fondamentaux sans lesquels l’esprit ne dispose ni de l’ouverture ni de l’efficacité nécessaires.
230 Pete A. Y. Gunter Derrière la proposition de Whitehead se cache également un autre objectif. Il est facile d’établir un lien entre le latin et l’étude de la littérature classique et, de toute manière, l’étude d’une langue amène inévitablement un éveil de la conscience à la civilisation et à l’histoire. Ainsi, nous réagissons à l’incohérence contemporaine en inculquant, grâce à l’étude des langues, un sens des origines. De nouveau il faut insister sur le fait que dans tout ceci, y compris dans ce qui va suivre, Whitehead développe un curriculum très large qu’il destine à la majorité et non un programme réservé à une élite. Un des moyens de surmonter la fragmentation du savoir n’est pas de diluer le curriculum, mais de garantir, autant que faire se peut, que tous les étudiants disposeront d’une formation de base en langues et en mathématiques. A cette condition, il devient plus probable que nombre d’entre eux auront la possibilité d’élargir leur champ de compréhension. Même si l’on peut dire que les langues et les mathématiques constituent l’ossature du curriculum proposé par Whitehead, on ne peut pas dire qu’elles en représentent la totalité à ses yeux. A elles seules, elles ne seraient jamais qu’un squelette. L’histoire, la littérature, les sciences de la nature, les arts, la pensée sociale doivent nécessairement y être inclus. Cependant, avant de débattre de cette inclusion, j’aimerais aborder une autre question qu’Oliver n’a pas voulu examiner et que, paradoxalement, Whitehead n’a pas reliée de manière explicite à son concept d’éducation. Je veux parler de la désastreuse « bifurcation de la nature ». Les Visées de l’Éducation La plupart des essais rassemblés dans The Aims of Education de Whitehead (six sur dix) ont été écrits avant The Concept of Nature (1919) 7. Peut-être est-ce la raison pour laquelle aucun d’eux ne 7
Alfred North Whitehead, The Aims of Education and Other Essays, New York, The New American Library, 1961, 158 pp. (toutes les autres références à cet
Education, modernité et fragmentation du sens 231 mentionne la bifurcation de la nature. En effet, il n’introduit pas cette expression avant le second chapitre de ce dernier ouvrage 8. Ce contre quoi Whitehead s’élève dans sa critique de la bifurcation de la nature, c’est le présupposé général selon lequel toutes les qualités présentes dans la nature (les couleurs, les parfums, les odeurs, les impressions tactiles) sont subjectives, alors que seules les données quantitatives, géométriques et présumées mécaniques sont objectives et, par conséquent, réelles. Les problèmes liés à cette distinction, qui est au moins aussi vieille que René Descartes et que John Locke, sans parler de Démocrite, sont légion. Se pose, par exemple, la question de savoir de quelle façon on peut correctement inférer d’après le monde coloré, odorant, sonore que nous percevons cet autre monde incolore, inodore et silencieux que l’on ne perçoit pas : […]On pourrait mettre en œuvre des entités bien réelles comme les électrons qui constituent l’objet de la physique spéculative. Telle serait la réalité sur laquelle s’appuierait la connaissance, encore que, selon cette théorie, elle ne soit jamais connue. En effet, ce que l’on connaît, c’est l’autre type de réalité qui est le jeu muet de l’esprit. Ainsi, il y aurait deux natures, l’une qui est de conjecture, l’autre de rêve. (CN 30). Il s’ensuit que les philosophes s’exerceraient à essayer de prouver que le monde existe, tandis que les scientifiques s’interrogeraient pour savoir s’ils doivent vraiment s’exercer à résoudre les énigmes de la philosophie. Pour Whitehead, le problème épistémique créé par la bifurcation de la nature n’est pas moins réel que le problème de valeur qu’il crée également. Evoquant la version cartésienne de cette bifurcation, Whitehead fait remarquer :
ouvrage dans le présent chapitre apparaîtront sous les initiales AE, mises entre parenthèses). 8 Alfred North Whitehead, The Concept of Nature, Cambridge, At the University Press, 1955, p. 30, (toutes les références à cet ouvrage dans le présent chapitre apparaîtront sous les initiales CN, mises entre parenthèses).
232 Pete A. Y. Gunter L’indépendance attribuée par Descartes aux corps matériels les a totalement proscrits du royaume des valeurs. Déchus, ils ont pris leur place au sein d’un mécanisme entièrement dépourvu de valeur, quitte à suggérer l’existence d’une intelligence extérieure. Les cieux avaient perdu la gloire de Dieu. Cet état d’esprit est illustré par la répugnance du protestantisme pour les effets esthétiques fondés sur un agent matériel. On assumait qu’elle conduisait à attribuer une valeur à ce qui, en soi, n’en a aucune. (SMW 195) Cette thèse devait avoir des conséquences extrêmement destructrices lorsque la révolution industrielle fit son apparition en Europe Occidentale. Ces conséquences furent au nombre de deux : la limitation de l’éthique à la sphère de la subjectivité personnelle et un manque de considération et de respect pour la beauté naturelle et la beauté artistique. La première affectait le sens moral : Résultat, autovalorisation et opportunisme systématique réunis ont constitué le fondement de la moralité fort efficace des plus grands industriels de cette période. (SMW 196) La deuxième affectait, quand elle ne l’occultait pas totalement, le sens esthétique : Au moment même où l’urbanisation du monde occidental entrait dans sa phase de développement rapide, et où il était indispensable d’examiner avec le plus grand soin et la plus grande attention les qualités esthétiques du nouvel environnement matériel, la doctrine affirmant l’inconséquence de ces notions était à son apogée. Dans les pays industriels les plus avancés, l’art était réputé frivole et traité en conséquence. (SMW 196) Ainsi nous avons le pire des deux mondes : à la fois le refus d’admettre la réalité des relations existant entre l’organisme et son environnement et celui, constant, d’admettre la valeur intrinsèque de l’environnement. L’exemple donné par Whitehead de la Tamise que des « irresponsables » ont défigurée en construisant le pont ferroviaire de Charing Cross paraît presque puéril lorsque l’on considère que, pratiquement à la même époque, on défigurait des régions complètes
Education, modernité et fragmentation du sens 233 du Pays de Galles avec des résidus miniers et qu’avant cela on avait détruit les forêts d’Ecosse pour fournir du combustible aux locomotives. En fait, Whitehead manque ici une occasion de traiter des problèmes de l’environnement des dizaines d’années avant qu’on en prenne pleinement conscience. De la même façon, il est regrettable que Whitehead, tout comme Oliver, n’établisse pas de lien spécifique entre la bifurcation de la nature et ce que l’on pourrait appeler la « bifurcation de l’éducation », c’est à dire la scission de l’éducation entre les arts et les humanités d’une part (comprenant parfois les sciences sociales) et, d’autre part, les sciences (comprenant généralement la technologie). En fait, Whitehead a diagnostiqué, avant qu’elles ne soient condamnées par C. P. Snow, The Two Cultures, lesquelles ne se soucient pas l’une de l’autre, quand elles ne sont pas antithétiques. Toutefois, il n’a pas pleinement développé son intuition. Comment Whitehead espère-t-il donc surmonter la bifurcation de l’éducation ? La réponse, sans vouloir faire de jeu de mots, est double. D’une part, il affronte les défis résultant de la spécialisation. L’éducation, insiste-t-il, ne peut devenir un simple collage : Il n’y a pas de solution unique aux difficultés pratiques de l’éducation. Nous pouvons cependant nous laisser guider par une certaine simplicité dans sa théorie générale. L’étudiant doit concentrer ses efforts sur un domaine limité. Ces efforts doivent s’appliquer à toutes les acquisitions, pratiques et intellectuelles, nécessaires à cette concentration. Telle est la procédure ordinaire et, à ce propos, je serais même enclin à accroître plutôt qu’à réduire les moyens permettant cette concentration. (SMW 199) En insistant sur l’ossature linguistico-mathématique du curriculum, Whitehead a déjà protesté contre la tentation de se limiter à une simple multiplication des cours; ici, en insistant sur une spécialisation professionnelle rigoureuse, il renforce cette protestation initiale. Cette proposition pose un certain nombre de problèmes. Je suis tout à fait d’accord que les étudiants doivent recevoir pour objectif d’acquérir la maîtrise d’un domaine particulier; et c’est encore mieux
234 Pete A. Y. Gunter si cette maîtrise comporte un aspect pratique. Cependant Whitehead songeait à un curriculum typiquement britannique comportant des concentrations traditionnelles telles que les classiques, les sciences politiques, l’histoire, le droit, la médecine […] La prolifération récente des curriculums proposés par les universités produit des « spécialistes » (« majors ») dans des domaines comme la gestion hôtelière, le marketing, la danse, le travail social, la kinésiologie et, pour autant que je sache, la distribution de produits diététiques. La « maîtrise » de tels domaines n’incluerait probablement pas le degré de réflexion rigoureuse ni l’ouverture d’esprit caractéristiques, selon Whitehead, de ce qu’est un « domaine limité ». Quelles sont les implications pour le reste de l’éducation, pour la partie qui n’est pas spécialisée ? Elle devrait être, et Whitehead insiste sur ce point, aussi peu livresque que possible : Le centre de gravité de cette autre partie de la formation devrait être résider dans l’intuition sans qu’elle soit analytiquement séparée du milieu général. Son objet est l’appréhension immédiate, avec le minimum d’analyse - une analyse qui la viderait de sa substance. Le type de généralité que l’on attend par-dessus tout, c’est la prise de conscience de la diversité du concept de valeur. J’entends par là un développement esthétique de la personnalité. (SMW 199) Cet aspect de l’éducation devrait permettre la prise de conscience de l’infinie diversité des valeurs vives qu’un organisme parvient à créer dans son environnement. Nous aurions été aidés dans notre tâche si Whitehead nous avait donné des exemples de cette éducation concrète, immédiate, esthétique. En réalité, il ne nous dit rien de spécifique et nous nous retrouvons devant une toile pratiquement blanche, ne disposant que de suggestions générales, et de notre imagination. Et je suis amené, dans le contexte présent, à rappeler une remarque de Mortimer Adler : Le meilleur moyen de se doter d’une bonne formation générale est de lire, de voyager et de débattre de ce que l’on lit. On pourrait citer ici, en guise de prolégomènes, la maxime la plus fondamentale de Whitehead : Méfiez-vous des idées mortes.
Education, modernité et fragmentation du sens 235 Oliver, lui non plus, ne nous fournit pas beaucoup d’exemples concrets. Cependant, ceux qu’il donne sont révélateurs. Le type particulier de conscience dont la science encourage le développement est, dit-il, explicite, clair, mais superficiel : Il se prête également sans difficulté à la parcellisation du curriculum. La grenouille que nous disséquons dans le laboratoire de sciences naturelles de l’école ne nous est pas présentée comme une voisine importante et proche, habitant près de chez nous ou sur notre planète. Elle n’est même pas « en vie ». Elle fournit simplement des renseignements utiles pour illustrer des concepts techniques tels que « le système circulatoire » ou « l’anatomie des amphibiens ». (EMFM 183) Ce qui manque ici, laisse entendre Oliver, c’est un tant soit peu de familiarité concrète avec les organismes vivants, ainsi qu’une moins grande propension à spéculer. En ce qui concerne les grenouilles ou les citrouilles, mis à part le fait d’examiner leur physiologie, leur génétique, leur écologie, il existe une nuée de questions à la fois scientifiques et métaphysiques qui pourraient et devraient être posées au cours de la discussion. De même, il serait envisageable de se demander comment d’autres cultures considèrent les animaux et quelles relations elles entretiennent avec eux. (EMFM 185) Conclusion J’aimerais conclure par quelques remarques brèves portant sur quatre points qui sont liés à la pédagogie du procès, à savoir : - d’abord la difficulté de raisonner en termes holistiques, étant donné non seulement la tendance générale du modernisme, mais aussi la priorité donnée depuis un siècle à l’analyse parcellaire pratiquée en philosophie; - puis, la difficulté de surmonter la bifurcation de l’éducation, même à l’intérieur de la philosophie de l’éducation de Whitehead; - puis, la nécessité de donner une réalité concrète aux généralités de la pédagogie du procès (des propositions détaillées); - et enfin le problème inhérent à toute réforme de l’éducation, celui de la formation des formateurs.
236 Pete A. Y. Gunter En soulignant la dérive moderne vers une incohérence toujours plus grande et une vision toujours plus étroite, il est manifeste que Whitehead partait du présupposé que l’inverse est possible, que l’on peut avoir une volonté holistique capable de contrer notre volonté effrénée de fragmenter. Dans tous ses écrits, depuis Science and the Modern World où elle apparaît très clairement, et jusqu’à Process and Reality où elle prend une importance considérable, l’existence de cette volonté est attestée. Célébrer le « tout » est une chose, démontrer précisément de quelle façon on peut penser holistiquement, de manière efficace et crédible, en est une autre. Le retour vers Whitehead ne sera pas facile. Au cours du vingtième siècle, le modernisme a pris le pas sur la philosophie, entraîné qu’il était par une dynamique poussant l’analyse et la hiérarchie jusqu’à l’outrecuidance. Il ne saurait être question de retracer ici l’histoire de la pensée au vingtième siècle. Cependant on peut esquisser quelquesunes de ses grandes lignes, les courants les plus puissants. On y trouverait, c’est la thèse que je défendrais, un dualisme paradoxal, à l’image de celui déjà mentionné entre les « deux cultures ». Entraînée de plus en plus loin du vaste champ de la spéculation depuis la première guerre mondiale, mais surtout depuis la fin de la deuxième, la philosophie a eu tendance à se retrancher sur deux positions distinctes, regroupant d’une part le positivisme et ses dérivés et, de l’autre, la phénoménologie et ses séquelles. Jusqu’ici ces deux camps n’ont pas eu grand chose à se dire et semblent se regarder comme des ennemis jurés. Mais en fait, avec le recul, ils apparaissent comme deux versions de l’analyse, l’une étant introvertie, l’autre extravertie. Il se trouvera des gens pour dire que cette division, autrefois profonde, n’existe plus. Dans les pays anglophones cependant, je soulignerais qu’elle s’est réduite mais qu’elle existe toujours, même si les lignes de fracture se sont estompées. Dans les pays francophones, il y a eu, ou du moins c’est ce qu’il semble, vu de l’extérieur, un changement de perspectives plus radical. Cependant, l’élément important est que l’on ait généralement accordé, et que l’on accorde toujours, la priorité, et de très loin, à l’analyse et à la philosophie parcellaire. Diverses écoles
Education, modernité et fragmentation du sens 237 post-modernistes condamnent la notion de « tout » d’emblée. Il semble que le déconstructionnisme, en s’attaquant à la volonté de pouvoir, l’ait remplacée par la volonté de fabriquer des confetti. Par conséquent, ce ne sera pas chose facile que d’amener de nouveau la philosophie à spéculer, à synthétiser, à tenter d’envisager les choses dans leur totalité. Mais c’est une tâche à laquelle on devrait de nouveau s’essayer. A ce titre, la philosophie de Henri Bergson, de Pierre Teilhard de Chardin, de Samuel Alexander et de Charles Hartshorne, tout comme celle de Whitehead, constituent une aide tout à fait réelle. Ce que font Whitehead et d’autres comme lui, c’est fournir des modèles de pensée cohérents destinés à élargir l’esprit et couvrant à l’ensemble des facettes de l’expérience humaine et de l’existence naturelle. Sans une philosophie qui nous enseigne comment penser et sentir de manière cohérente, quel espoir y a-t-il de recouvrer la « cohérence perdue » ? L’un des obstacles s’opposant à la volonté de cohérence est la bifurcation de l’éducation déjà mentionnée. Il n’apparaît pas clairement que Whitehead et son éducation dualiste, à la fois technique et esthétique, puisse vraiment la surmonter, ce que je trouve déroutant étant donné son objectif affirmé de surmonter dualités et dualismes de toutes sortes. Une éducation qui établirait un équilibre et des interconnections entre « technique » et esthétique serait un progrès par rapport à l’éducation dont nous disposons en fait. Cependant, peut-être faut-il aller plus loin. La partie scientifique de l’éducation (en gros, le côté technique) pourrait être enseigné de façon imaginative en accordant une attention particulière à l’histoire et à la psychologie des sciences et de la technologie, à leurs applications aux questions d’ordre pratique du genre humain, à l’éthique de la science, et à d’éventuelles théories quant aux limites à imposer à la science. En d’autres termes, on pourrait insister pour que les matières techniques soient enseignées de façon philosophique. La nécessité de donner corps aux théories relationnelles du procès en matière d’éducation est évidente. Whitehead nous a souvent laissés sur notre faim. Oliver n’entre pas souvent dans le détail, encore qu’en
238 Pete A. Y. Gunter fait il apporte effectivement un certain nombre de suggestions intéressantes, prises dans un flot de critiques à l’encontre des métaphores trompeuses utilisées à propos du procès éducatif. Sa critique de la structure du système éducatif contemporain qui isole l’enseignant de l’enseigné, les enseignés les uns par rapport aux autres, et par rapport à l’éclairage fourni par la nature, et qui sépare l’école de la diversité de la vie, peut se révéler utile. (EMFM 187193). Il en est de même de ses suggestions plaidant pour une plus grande souplesse des rythmes éducatifs. (EMFM 194-198). En dehors de cela, pratiquement tout reste à faire. En fin de compte, cette communication se termine sur une mise en garde. Souvent, lorsque l’on discute de réforme voire de révolution en matière éducative, nous mettons l’accent sur les difficultés de communication avec les étudiants ou sur la difficulté de formuler le curriculum ou de convaincre le public ou encore de comprendre le processus d’apprentissage. Toutefois, si mon entreprise pour amener l’éducation vers un point de vue et une pratique holistiques tournés vers le procès se révèle fondée, l’obstacle le plus difficile que nous aurons à affronter est celui de la formation des formateurs. Ce sont eux, enfin, nous, qui sommes le problème. Car, après tout, ils ont été, nous avons été, formés à l’école du modernisme et par des pratiques éducatives analytico-hiérarchiques. Surmonter leurs, nos, spécialisations, à la fois dans le domaine de la pensée et de l’expérience, et adopter progressivement une plus large vue d’ensemble et une plus grande réceptivité à la connaissance intime ne sera pas chose aisée.
Chapitre 11 Bibliographie Française — Classement chronologique Henri Vaillant Traductions françaises, Écrits en Français sur WHITEHEAD, la Philosophie et la Théologie du Procès
COUTURAT, Louis : « L'algèbre universelle de M. Whitehead », Revue de Mét. et de Morale 8, 1900, pp. 323-362. BOUTROUX, P. : « Correspondance mathématique et relation logique » (suivi d'une note-réponse de Whitehead), Revue de Mét. et de Morale 13, 1905, 621-637. WHITEHEAD A. N. : « Introduction logique à la géométrie » (trad. du Ch. I : « Fundamental Considerations »), Revue de Mét. et de Morale 15, 1907, pp. 34-39. DUFUMIER, H. : « La philosophie des mathématiques de MM. Russell et Whitehead », Rev. de Mét. et de Morale 20, 1912, pp. 538-566 (recension des Principia Mathematica) WHITEHEAD A. N. : « Les Principes mathématiques et l'enseignement élémentaire », L'enseignement mathématique N° 15, 1913, pp. 111-11 (trad. de l'Abstract des Principia Mathematica). WHITEHEAD A. N. : « La théorie relationniste de l'espace », Revue de Mét. et de Morale 23, 1916, pp. 423-454. NICOD Jean : La Géométrie dans le monde sensible, Thèse de Doctorat, Alcan, Paris, 1923. Sur Whitehead : Ch. IV, Points et volumes, pp. 24-36. DEVAUX, Ph. : « Une nouvelle phase du réalisme anglo-saxon : à propos de SMW », Arch. de la Sté belge de philosophie (192829), 3, 1928, pp. 9-24. KREMER, R. : « L'évolution du néo-réalisme en Angleterre », Revue Néo-scolastique de Philosophie 30, 1928, pp. 5-17.
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Bibliographie Française – Classement Chronologique 249 PARMENTIER A. : Introduction à la trad. Aventures d'idées de W., Paris, éd. du Cerf, 1993, pp. 23-34. WHITEHEAD A. N. : Aventures d'Idées, dynamique des concepts et évolution des sociétés, Paris, éd. du Cerf, Coll. « Passages », 1993, tr. A. Parmentier et J.-M. Breuvart. DUMONCEL J. C. :« La Nature selon Whitehead : les permanences et le processus », Comm. Au 25è Congrès de l’ASPLF, 1994 (Actes 1996). MERLEAU-PONTY Maurice : Notes de Cours 1956-57. Editions du Seuil, 1995 BREUVART J. M. : « La Créativité comme catégorie ultime », Décade Cerisy-la-Salle, 1995. DUMONCEL J. C. : Les sept mots de Whitehead ou l’Aventure de l’Etre, Cahiers de l’Unebévue, 1998. HURTUBISE Denis : Relire Whitehead : Les concepts de Dieu dans Procès et Réalité, Presses de l’Université Laval, 2000 GOUNELLE André : Le dynamisme créateur de Dieu (édition revue de l’art. de 1981) Van Dieren éditeur, 2000. SAINT-SERNIN Bertrand : Whitehead, un univers en essai, Editions Vrin, 2000. SAINT-SERNIN et A. FAGOT-LARGEAULT, D. ANDLER : Philosophie des Sciences, Livre de poche Folio-Essais 1334 pages, 2002. STENGERS Isabelle : Penser avec Whitehead, une libre création de concepts, Éd. du Seuil, 2002, 584 p. BEETS, François; DUPUIS, Michel; WEBER, Michel (éditeurs), Alfred North Whitehead. De l'algèbre universelle à la théologie naturelle. Actes des Journées d'étude internationales tenues à l'Université de Liège les 11-12-13 octobre 2001, Frankfurt / Paris / Lancaster, ontos verlag, 2004. WEBER, Michel La dialectique de l’intuition chez A. N. Whitehead : sensation pure, pancréativité et contiguïsme. Préface de Jean Ladrière. Frankfurt / Paris / Lancaster, ontos verlag, 2005.
TABLE DES MATIERES Avant-Propos ....................................................................................... i
Chapitre 1 La conception générale du procès whiteheadien S. Rouvillois Philosophe — Communauté Saint Jean ...................... 1 Les intuitions premières.................................................................2 Les notions clés ...............................................................................6 Le procès et le rythme ..................................................................12 Conclusion.....................................................................................17
Chapitre 2 La modernité de notre monde Whitehead face à Spengler, Husserl et Badiou Jean-Claude Dumoncel Professeur à l’Université de Caen ............ 19 Whitehead face à Husserl.............................................................23 Whitehead face à Spengler...........................................................34 Whitehead face à Badiou .............................................................39 Conclusion.....................................................................................48
Chapitre 3 La réception de Whitehead en France
252 Table des matières
H. Vaillant Ingénieur — Groupe de Recherche sur l’Actualité et la Créativité ...........................................................................................49 Whitehead en France de son vivant............................................ 55 Premiers développements (1948-1968) ....................................... 58 De 1968 à 1994.............................................................................. 64 Depuis 1994................................................................................... 69
Chapitre 4 La philosophie du procès dans une perspective européenne Jan Van der Veken Institute of Philosophy University of Leuven...73 La troisième carrière de Whitehead ........................................... 73 La Philosophie du Procès et l’Europe ........................................ 76 Qu'est devenue la Philosophie du Procès ? ................................. 83
Chapitre 5 Romance, Nécessité et Éducation W.J. Garland Professeur à l’University of the South Sewanee Traducteur : A.Bourgois (EDHEC, Université Catholique de Lille)87
Chapitre 6 Whitehead et L’Éducation Antoine Baby Directeur du CRIRES Faculté des sciences de l’éducation Université Laval ...........................................................103
Table des matières 253
Pourquoi Whitehead maintenant ? ...........................................103 Le tunnel sous la Manche […] ...................................................108 Trois stades, trois sens................................................................110 Connaissance initiale et connaissance patrimoniale ................114 Pédagogie de l’induction et logique de la découverte ..............116 L’école, lieu et enjeu ...................................................................119 L’enseignant................................................................................121
Chapitre 7 Le rythme de l’éducation à l’université Howard Woodhouse Département des Fondements de l’Éducation; Université du Saskatchewan Traducteur : J.M.Breuvart ............................................................. 127 Introduction ................................................................................127 Le cycle rythmé universitaire ....................................................128 Le rythme dans la pédagogie selon Whitehead ........................137 Le rythme de la recherche à l’université ..................................145 Conclusion...................................................................................161 Bibliographie...............................................................................162
Chapitre 8 Les Rythmes Éducatifs : Modèles d’enseignement et d’historiographie Joachim Stolz Université de Dortmund Traductrice : Mme A. Légaré Département d’Anglais de la FLSH Université Catholique de Lille (modifications ultérieures de l’auteur traduites par J.M.Breuvart)............................................................ 169
254 Table des matières
Application à l’évolution de Whitehead ................................... 171 Application à l’histoire des sciences ......................................... 183 Application au modèle inter-disciplinaire................................ 185
Chapitre 9 Rythmes de programme : Repères pour un parcours éducatif Mary Elisabeth Mullino Moore Emory University Atlanta, GA 30322 USA Traducteur : J.M.Breuvart..............................................................189 Reconsidérer le programme ...................................................... 195 La forme du problème ............................................................... 198 Désarticulation du système du programme ............................. 202 Le programme dans un modèle d’éducation à tradition active (Traditioning Model)................................................................... 204 1. Objectif............................................................................ 204 2. Contenu ........................................................................... 207 3. Point de départ................................................................. 209 4. Composants ..................................................................... 210 a. Sagesse interne : concrétisée dans la vie de la communauté. ....................................................................... 210 b. Sagesse en développement : concrétisée dans les choix de contenu ................................................................................ 211 c. Créativité : concrétisée dans le projet de programme .. 214 d. Communication : concrétisée dans les ressources du programme. ......................................................................... 217 Conclusion : Caractères d’un Programme à tradition active. 221
Chromatiques Whiteheadiennes Directeur: Michel Weber
Volume 1 Michel Weber
La dialectique de l'intuition chez Alfred North Whitehead Introduction à la lecture de Process and Reality (1929) Préface de Jean Ladrière ISBN 3-937202-55-2 Hardcover, 350 pp., EUR 75,00 Procès et réalité (1929) d'A. N. Whitehead (1861-1947) est sans doute l'ouvrage le plus important pour saisir le sens et la portée de la pensée du processus. A l'instar du corpus whiteheadien, la présente introduction procède de manière circumambulatoire, c'est-à-dire qu'elle met en ¦uvre une série convergente d'analyses contextualisantes. La première partie met en scène le concept de « sensation pure » à l'aide d'un examen contrasté de ses inflexions bergsoniennes et whiteheadiennes. La seconde partie expose l'intuition « systématique » de Whitehead, c'est-à-dire la rationalisation d'un mode relationnel qui rend compte de - et est justifié par - l'intuition pré-systématique. La troisième partie affine le concept de l'Ultime en opérant un remembrement principiel des paysages jusque là profilés sectoriellement.
Band 2
François Beets, Michel Dupuis, Michel Weber (Ed.)
Alfred North Whitehead
De l'algèbre universelle à la théologie naturelle ISBN 3-937202-64-1 Hardcover, 377 pp., EUR 79,00
Les premières journées " Chromatiques " se sont donné pour objectif de faciliter une réflexion globale sur la trajectoire conceptuelle du philosophe et mathématicien britannique Alfred North Whitehead (1861-1947). Afin de mener le lecteur au cœur de l’ontologie organique de l’époque de Harvard, il est en effet urgent d’élucider Whitehead à partir de lui-même, de montrer — sans être victime d’une " illusion rétrospective " — la continuité qui s’atteste dans un développement idéel qui exploite cependant quelques notables " changements d’amure ". Les contributions au colloque, placées sous le signe du commerce avec les textes eux-mêmes, furent traversées par une double tension: d’une part, l’éclairement systématique d’un aspect technique d’une des époques spéculatives de l’auteur ; d’autre part, la mise en horizon de ce questionnement ponctuel à l’aide d’une perspective globale sur le cheminement spéculatif whiteheadien.
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