La philosophie spéculative de Whitehead 9783110322422, 9783110322156


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Table of contents :
Sommaire
Introduction
Chapitre 1Algèbre et géométrieExtension et ordre
Chapitre 2Géométrie et perceptionEspace et matière
Chapitre 3Temps et duréeStratification de l’espace-temps
Chapitre 4Philosophie naturelleContinuité et atomicité
Chapitre 5Matière et organismeOrdre et évolution
Chapitre 6Le procès de la vie subjectiveImmanence et transcendance
Chapitre 7Philosophie symboliqueSignifiance naturelle et rapportsymbolique
Chapitre 8L’incomplétude de la scienceLa raison d'Ulysse et de Platon
Chapitre 9Indication, dénotation etprédicationProposition et signification
Chapitre 10Interprétation et évaluationSentir la vérité
Chapitre 11Ethique et esthétiqueL’art de vivre
Chapitre 12Cosmologie et théologieSentir et penser Dieu
Conclusion
Table
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La philosophie spéculative de Whitehead
 9783110322422, 9783110322156

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Xavier Verley La philosophie spéculative de Whitehead

chromatiques whiteheadiennes Directeur: Michel Weber Volume 11

Xavier Verley

La philosophie spéculative de Whitehead

ontos verlag Frankfurt I Paris I Ebikon I Lancaster I New Brunswick

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2007 ontos verlag P.O. Box 15 41, D-63133 Heusenstamm www.ontosverlag.com ISBN 10 : 3-938793-65-1 ISBN 13 : 978-3-938793-65-7 2007 No part of this book may be reproduced, stored in retrieval systems or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, microfilming, recording or otherwise without written permission from the Publisher, with the exception of any material supplied specifically for the purpose of being entered and executed on a computer system, for exclusive use of the purchaser of the work Printed on acid-free paper ISO-Norm 970-6 FSC-certified (Forest Stewardship Council) This hardcover binding meets the International Library standard Printed in Germany by buch bücher dd ag

A Nahoko Pour toutes les discussions philosophiques si riches à Tokyo, Kamakura, Kyoto, au mont Fuji, à Kamikochi et Nikko.

Sommaire Introduction ........................................................................................................................... i Chapitre 1 : Algèbre et géométrie — Extension et ordre....................................................... 1 Chapitre 2 : Géométrie et perception — Espace et matière................................................. 31 Chapitre 3 : Temps et durée — Stratification de l’espace-temps......................................... 61 Chapitre 4 : Philosophie naturelle — Continuité et atomicité ............................................ 91 Chapitre 5 : Matière et organisme — Ordre et évolution.................................................. 123 Chapitre 6 : Le procès de la vie subjective — Immanence et transcendance .................... 149 Chapitre 7 : Philosophie symbolique — Signifiance naturelle et rapport symbolique...... 181 Chapitre 8 : L’incomplétude de la science — La raison d'Ulysse et de Platon ................. 215 Chapitre 9 : Indication, dénotation et prédication — Proposition et signification............ 257 Chapitre 10 : Interprétation et évaluation — Sentir la vérité............................................ 295 Chapitre 11 : Ethique et esthétique — L’art de vivre........................................................ 335 Chapitre 12 : Cosmologie et théologie — Sentir et penser Dieu ....................................... 387 Conclusion ........................................................................................................................ 427 Table ................................................................................................................................. 441

Introduction La pensée de Whitehead a été abordée à partir de plusieurs perspectives, convergeant le plus souvent vers Procès et réalité. Cet ouvrage difficile, obscur parfois, reste un livre essentiel. Le danger est de croire qu’il est un centre à partir duquel on mesure l’écart par rapport aux autres livres. Ainsi Modes de pensée marque une étape nouvelle dans la pensée du procès. Faut-il suivre l’ordre d’apparition des livres et procéder à leur examen linéaire ? Comment s’y prendre pour rendre compte d’une pensée, partie de problèmes mathématiques et s’achevant sur des problèmes concernant la valeur, la vie de la nature et Dieu ? Peut-on se fier à l’ordre temporel de publication ?

1. Continuité et évolution de l’œuvre L’examen des œuvres peut donner l’impression de trois moments distincts. D’abord celui qui le conduit à collaborer avec Russell aux Principia : il croit à la nécessité de sortir d’une conception étroite de la logique aristotélicienne et de lui substituer une théorie axiomatique fondée sur la théorie des relations. En même temps, il cherche à rassembler les domaines de l’algèbre, tout comme Hilbert a tenté d’unifier les différentes géométries par la voie axiomatique. Ensuite, dans un second moment il semble s’éloigner de la logique et des mathématiques pour s’intéresser à ce que nous appelons une « philosophie naturelle » qui ressemble par beaucoup d’aspects à la conception grecque de la « physis ». Enfin, La science et le monde moderne témoigne du passage de la philosophie naturelle à la métaphysique de Procès et réalité. Ces moments, qui correspondent bien à des publications, ne doivent pas faire oublier la nécessité de comprendre la continuité de l’œuvre. Celle-ci ne peut être découverte en partant d’une idée primordiale d’où l’on pourrait déduire toutes les autres. La philosophie de Whitehead est aux antipodes d’un système tout simplement parce qu’un système exclut par définition toute évolution possible. Alors comment concevoir la continuité sousjacente à ces moments ? Si la notion de procès est si importante, c’est parce qu’elle correspond à une activité de tension agissant dans le monde et orientant en même temps la pensée de celui qui pense la pensée de l’autre. C’est l’idée de tension liée à l’idée de préhension vectorielle qui permet de

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La philosophie spéculative de Whitehead

comprendre comment la pensée du procès est aussi un procès de pensée autant pour l’auteur que pour le lecteur. Notre étude part de ce lien interne entre procès et tension pour comprendre la continuité de l’œuvre. Ses travaux mathématiques seraient-ils un préambule à sa métaphysique ? Peut-on soutenir qu’il y a quelque chose de commun entre le Treatise of Universal Algebra et Religion in the making ? Son premier livre de mathématique montre l’influence de la pensée de Grassmann, par le lien de la continuité et du devenir dans la pensée1 ainsi que celle de Riemann par la notion de dimension appliquée à l'espace. Ces conceptions mathématiques de l’espace qui articulent la notion d’espace vectoriel à celle d’espace projectif contiennent en germe l’opposition scalaire / vectoriel, souvent mentionnée par Whitehead, et servent de fondement théorique aux notions d’horizon et de perspective qu’on retrouve dans sa métaphysique. Le privilège accordé à la droite et à sa direction (aspect vectoriel) sur le point (aspect scalaire) le conduit à relativiser les notions de distance et de mesure. C’est sans doute la raison de sa critique de la relativité einsteinienne : si on n’admet pas l’idée de point décrit par un n-uplet de nombres réel et si on tient compte de la durée d’où dérive le temps physique (un peu comme Bergson), il faut reconstruire la relation du temps et de l’espace à partir d’une analyse qui tient compte des strates de la durée, des espaces instantanés et des séries temporelles. Sa conception de l’espace, du lieu, de leurs rapports au temps et au procès explique sa critique réitérée de la localisation simple et du matérialisme physique.

2. Le rapport de la philosophie à la logique, à la physique et aux mathématiques Notre étude part de l’hypothèse non seulement qu’il y a une évolution continue de sa pensée mais que les difficultés de lecture viennent de l’habitude de cloisonner la philosophie en régions comme l’épistémologie, la métaphysique, la philosophie morale, politique, l’esthétique, la religion. Si sa philosophie déroute, c’est parce qu’elle fait appel autant à la philosophie qu’aux sciences et à l’histoire. Aventures d’idées contient des chapitres où il est question de la Réforme, de l’hellénisme, de la pensée du Moyen-Âge. Procès et réalité défend une théorie géométrique de la mesure et des lieux de tension, de leur rapport à la durée et de la possibilité d’effectuer des mesures à partir d’un monde en procès. Sa pensée rappelle parfois celle de Descartes, Leibniz, Spinoza qui ne séparaient pas l’étude des sciences de la métaphysique et de la théologie.

Introduction

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Ils croyaient à une unité de la pensée qui rendait dérisoire la question de savoir s’il ne fallait pas la faire reposer sur une science plus fondamentale : tous admettaient une relation interne entre mathématique, métaphysique et éthique. Ce qui rend difficile la lecture de Whitehead, c’est que nous avons perdu cette idée de la philosophie et que nous croyons préférable de nous limiter, au nom d’une rigueur dont personne ne peut donner les critères, à une pensée sectorielle qui finit par devenir une pensée sectaire. La philosophie actuelle est divisée en spécialités et toute tentative pour intégrer des savoirs qui ne relèvent pas de sa spécialité paraît suspecte parce qu’elle contredit une certaine idée de la philosophie comme « science rigoureuse ». Un certain scientisme se méfie d’une philosophie qui « mélange les genres ». On parle de la qualité scientifique de certains travaux sans trop savoir ce que signifie « scientifique » : le plus souvent cela implique que le travail a exploré un point très précis, si précis que seul l’auteur du travail peut comprendre ce qu’il en est. Une telle idée de la rigueur témoigne d’une impuissance fondamentale à penser les détails en rapport avec l’arrière-plan général ; la recherche du local finit par occulter le global. Cette approche, dite rigoureuse, fait perdre de vue le fond et permet de développer des thèses originales qui ont l’inconvénient d’être partielles, partiales ou fausses. Cette spécialisation peut être rendue responsable de ce que l’on appelle, non sans quelque délectation, la crise de la philosophie. S’il y a crise, celle-ci vient sans doute de ce que les philosophes se sont progressivement isolés des autres sciences : la philosophie s’est faite métaphysique pour mieux s’affranchir de la théologie et ensuite elle a rompu son lien aux autres sciences, mathématique, physique pour refluer dans la subjectivité, la représentation2 ou le langage. La philosophe ne parvient plus à trouver sa place parmi les sciences : après les avoir réduites à des régions qu’elle survolait à partir d’une perspective déclarée rationnelle, elle a fini par croire qu’elle était la science de la science. La crise de la philosophie ne date pas d’aujourd’hui : depuis toujours la philosophie a de la difficulté à trouver sa place dans l’ensemble des savoirs. On lui a reproché ses empiètements sur les savoirs dits positifs ou au contraire son ignorance totale de tels savoirs. La pensée de Whitehead donne l’exemple d’une pensée pleinement philosophique, s’inspirant et se nourrissant des sciences. Il ne saurait être question de mimer (ou singer) la science : les champs d’investigation partent du sentir sans lequel il n’y aurait pas de donné et, sans se poser de question de droit, sa philosophe suit l’avancée créatrice de ce qui se donne (et non de ce qui apparaît) dans l’expérience. C’est ainsi qu’il décrit l’extension de la nature à partir du sentir des lieux immédiatement présents, de leur rapport à la durée et à la

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La philosophie spéculative de Whitehead

puissance corporelle. Il intègre ses recherches géométriques au donné de l’expérience afin de comprendre le passage de l’ovalité, liée à la perception immédiate des surfaces et des volumes, à la rectilignité par laquelle nous interprétons spontanément ces données : direction et horizon donnent de la profondeur aux entités senties. Si on admet que la philosophie ne doit pas se limiter à la simple description de l’expérience mais qu’elle doit aussi l’expliquer, on ne voit pas pourquoi elle ne se tournerait pas vers les hypothèses scientifiques. C’est l’imagination spéculative qui nous incite à dépasser le donné événementiel vers l’objet, la description vers l’explication, la géométrie vers la métaphysique. La pensée philosophique naît d’un savoir préalable consistant à accorder le donné à des hypothèses censées satisfaire la conjonction / disjonction de la description et de l'explication. Sans doute la crise de la philosophie vient-elle de ce qu’on n’admet plus l’idée que quelque chose se donne ou est donné dans l’expérience : la connaissance se trouve prise dans l'alternative constructivisme / intuitionnisme et ignore l'importance de la dimension génétique.

3. Interprétation et vérité S’il est difficile de définir un critère de scientificité, il est toujours possible de se référer à l’idée de vérité commune à la science et à la philosophie. Mais que signifie rechercher la vérité d’une pensée ? Qui peut dire ce qu’est la vérité de Descartes, Leibniz, Spinoza, Frege, Husserl ? Si personne ne peut se prévaloir d’avoir l’interprétation vraie d’une pensée, cela n’implique pas qu’on puisse dire n’importe quoi. Interpréter une pensée signifie la reconstruire rationnellement, autrement dit retrouver une cohérence dans la forme et le contenu sachant que tous deux évoluent. Notre interprétation de Whitehead se distingue d’une projection dans laquelle on tenterait de montrer une filiation entre sa pensée et un autre courant de pensée bien connu. Notre interprétation se contente d’essayer de comprendre Whitehead par Whitehead ce qui nous conduit à citer abondamment les textes qui servent de support à la description explicative de sa pensée. Comment systématiser une pensée quand on sait que si elle vit, alors elle se corrige, bifurque, revient sur elle-même pour repartir dans un mouvement de recherche qui n’a rien de chaotique mais qui vise à ajuster, composer ce qui a été pensé avec ce qui reste encore à penser. On suppose donc que la pensée étudiée n’est pas figée, qu’elle avance parce que le penseur intègre ce qu’il a découvert et s’approprie des domaines nouveaux. La pensée de Whitehead nous semble correspondre à cette idée : partie des

Introduction

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mathématiques, elle s’est tournée vers la philosophie naturelle, la métaphysique et celle-ci a fini par inclure la religion et l’esthétique. Comme Leibniz et les Grecs, il recherche l’harmonie, la beauté dans l’univers et ne considère pas Dieu comme une hypothèse inutile. De la philosophie naturelle à la religion, il ne saurait y avoir d’inconséquence. Considérer le problème de Dieu comme un problème à laisser aux théologiens marque un appauvrissement de la philosophie. Envisager une œuvre dans sa totalité ne peut faire oublier qu’il s’agit toujours d’une perspective prise sur elle. Mais la notion de perspective, essentielle dans un ouvrage comme Modes de pensée, ne renvoie pas au solipsisme d’une conscience solitaire face à l’univers et aux entités. Comme Leibniz, Whitehead croit à une pensée qui résulterait de la conjonction des perspectives qui se réfléchissent les unes dans les autres. Le concept de traduction permet d’accéder à une relativité des perspectives tout comme en physique il y a possibilité de traduire les événements d’un référentiel d’inertie dans un autre référentiel. Ainsi conçue, la notion de perspective ne peut être soupçonnée d’impliquer le relativisme et le scepticisme. Notre étude semble suivre un parcours temporel allant des mathématiques à la théologie mais en fait elle cherche à comprendre comment l’implicite des recherches mathématiques se concrétise dans la philosophie naturelle et la métaphysique du procès. Reconstruire rationnellement une pensée philosophique, c’est prendre une perspective sur elle et donc l’interpréter. Mais l’interprétation ne peut se réduire à l’application de règles méthodologiques et, quand il s’agit de Whitehead, elle fait intervenir ce qu’il appelle le « feeling », autrement dit le sentir. L’interprétation de sa pensée ne peut mettre entre parenthèses l’admiration, la satisfaction, le plaisir de comprendre le sens d’analyses qui paraissent d’abord énigmatiques et qui progressivement prennent sens parce qu’on peut les mettre en rapport avec des analyses antérieures ou postérieures qui les éclairent. La passion qui anime l’interprétation n’implique pas nécessairement la partialité et l’errance. Il n’est pas contradictoire d’étudier avec passion un auteur qui avait la passion de la pensée : quand il enseignait les mathématiques, il prospectait d’autres domaines parce qu’il avait une immense curiosité d’esprit qui l’a conduit à enseigner la philosophie au moment où l’on pense à prendre sa retraite.

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La philosophie spéculative de Whitehead

4. La philosophie spéculative comme intégration de l’ordre et de la vie Quand la reconstruction rationnelle s’appuie sur la passion et l’émotion, elle devient spéculation. Whitehead a montré l’importance de la pensée spéculative tant pour la science que pour la philosophie : en mathématiques il tente de retrouver des relations internes entre les différentes algèbres et géométries. En physique, il reconnaît l’importance des géométries nonmétriques (descriptives et projectives) pour définir les lieux et en métaphysique il retrouve le problème des rapports du tout et de la partie, de l’un et du multiple, du continu et du discontinu qui le conduit à sa théorie du continuum extensif. Ainsi armé, il peut reprendre sur un terrain nouveau le problème du rapport du procès aux entités actuelles (monades) qui dépendent d’elles-mêmes (causa sui) et du procès du monde. La pensée spéculative, qui nous semble être le cœur même de cette philosophie, retrouve le lien perdu depuis Platon entre l’imagination qui permet de construire des schèmes, l’émotion qui fait vibrer et engendre les pulsations de vie, et la passion qui permet d’accorder l’immanence et la transcendance. Il est difficile de trouver le terme adéquat pour définir cette pensée : philosophie naturelle ? Panphysique ? Cosmologie ? Philosophie organique ? Le fait que Whitehead ait eu recours à ces qualifications témoigne d’une pensée inquiète, loin de la recherche des certitudes, prise dans la nécessité de comprendre son propre procès dans le procès du monde. Nous avons choisi le terme de « Philosophie spéculative » qui résume la démarche philosophique et scientifique fondée sur la généralisation descriptive. Nul ne peut douter de l’importance qu’il accordait à la spéculation à laquelle il consacre le premier chapitre de Procès et réalité. Mais ce terme prend un sens différent du sens péjoratif qu’il a fini par prendre dans la philosophie. La philosophie spéculative n’a rien à voir avec une pensée contemplative : elle est le lieu de rassemblement de la théorie et de la pratique, de l’abstrait et du concret, des mathématiques et de l’expérience, de la physique et de la métaphysique, de l’éthique et de l’esthétique. Elle tient compte de la permanence dans le changement et du changement dans la permanence et ébranle une certaine conception de la raison qui aurait la mission de fonder toute connaissance. Et surtout elle part d’un donné qui s’invente tout au long du procès ce qui rend absurde la formule « Rien de nouveau sous le soleil » qui donne raison au nihilisme. La vie qui agit aussi bien dans le sentir que dans la pensée est d’abord invention. Toute la cosmologie de la dernière période met l’accent sur l’idée de création et d’invention dans le procès et, contrairement aux

Introduction

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paroles de l’Ecclésiaste, réfute l’idée d’un Dieu lointain indifférent aux aventures humaines. Whitehead ne cherche pas à se placer du point de vue de la raison car il est surtout sensible à la singularité et à la généralité qui excluent toute forme d’universalisme. La philosophie spéculative tente de saisir devenir et permanence à partir de la relation d’extension, immanente au procès du monde ; elle ne peut comprendre la pensée qu’en relation avec le corps, la nature et le monde. De ce point de vue la raison n’est rien sans l’émotion, l’appétition, la satisfaction : la raison des philosophes devient une immense abstraction qui identifie l'idéal et le réel, l'être et le devoir être. Ce type de rationalisme fondé sur une interprétation réductrice de la négation conduit à l’aliénation métaphysique et au nihilisme. La philosophie spéculative suit la démarche inverse : elle prospecte le domaine de l’expérience, avide de sauver les facteurs dans les faits, les faits dans les lois, les événements dans les objets : elle s’élève donc par une sorte de schématisme qui oscille entre l’induction et la déduction, la description et l’explication. Il s’agit non pas de sauver le naturel dans le rationnel mais de préhender dans un monde qui évolue : nous appelons « transaction 3 » ce mouvement d’oscillation entre immanence et transcendance, entre l'action créatrice du procès et celle des entités qui se créent (causa sui). Cette pensée de la vie comme création s’oppose à toute pensée normative ou transcendantale dans laquelle la conscience pense en imposant des règles, des lois à l’expérience. Elle rend donc inutile toute philosophie qui prétend fonder par une sorte de retour à l’origine, à l’être, ou à ce qu’il peut y avoir au-delà ou en deçà de l’être parce qu’elle épouse les pulsations de vie parties du corps pour remonter à la pensée via les affects et les émotions. La spéculation dépasse l’opposition du naturel et du rationnel, de la et du µ parce qu’elle repose sur l’infinie complexité de l’expérience du sentir. Quand la pensée est en phase avec la vie que peut-elle bien faire des notions de pureté 4 , d’a priori, de transcendantal ? Ces notions ne deviennent nécessaires que parce qu’on présuppose d’abord la contingence de l’expérience et ensuite on croit que la vérité ne peut venir que de la certitude de la conscience subjective. Cette philosophie spéculative apparaît alors comme étrangère à toute idée de fondement : si tout part du sentir et de la vie immanente qui l’organise et l’oriente, alors la vérité n’est plus la propriété du jugement mais n’est qu’une modalité de l’évaluation par laquelle le sujet découvre l’importance du monde et de son procès.

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5. Plan L’ordre adopté pour la reconstruction de cette pensée vient du sens que nous donnons à la philosophie spéculative. L’ordre chronologique des œuvres suppose un début (toujours naïf) et une fin (toujours lucide et éclairée). L’ordre logique présuppose qu’une ou plusieurs œuvres soient considérées comme centrales, les autres n’étant qu’une étape préparatoire. L’ordre spéculatif dérive d’une composition qui rejette l’alternative entre logique et chronologie. Il s’agit de retrouver un fil conducteur entre les œuvres mathématiques du début, les ouvrages de philosophie naturelle et les dernières œuvres qui se demandent comment la cosmologie s’accorde à la théologie sans renoncer à l’immanence du procès. Ainsi nous voudrions montrer que la pensée whiteheadienne peut être appréhendée dans sa globalité à partir d’une certaine idée de la spéculation qui relie l’abstrait au concret, la science à ses applications, la pensée au sentir qui met en relation le sujet, le monde et Dieu. La science la plus abstraite, l’algèbre, se rapporte à la géométrie à condition de la généraliser afin qu’elle puisse décrire toutes les propriétés de l’expérience y compris les qualités. Les géométries descriptives et projectives montre que la situation du percevant et la localisation du perçu peuvent être décrites et schématisées sans perdre leur singularité. Dès lors la perception peut être comprise sans qu’il soit nécessaire d’opposer l’apparence trompeuse à la structure vraie a priori. La possibilité de comprendre géométriquement l’expérience dans ses méandres et ses transitions permet d’y reconnaître des faits, des facteurs, des événements et finalement la durée qui révèle qu’entre le percevant et le perçu il y a un double rapport d’inclusion : la durée est autant celle du sujet que du monde dans lequel il est inclus. Dès lors la physique retrouve un lien avec la psychologie et la géométrie. La philosophie naturelle, en prise sur l’expérience de la durée, inclut un rapport à l’infime (particules événements) et à l’infini (univers). Le lien de l’espace-temps à la matière contraint à lier cette dernière à la durée et à la vie. L’accent est mis alors sur l’idée d’organisme et de société qui répondent à la nécessité de penser le caractère concret de toute entité. La subjectivité qui émerge du flux événementiel dépasse le cadre étroit de la conscience entendue comme condition a priori de toute expérience : son procès manifeste un rapport entre la mémoire et l’imagination, entre ce qui a été et ce qui sera. Le sujet vit son rapport à lui-même non dans le présent mais dans un au-delà de soi sans sortir de l’immanence de l’expérience.

Introduction

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La nature découverte dans la durée se révèle par la signifiance, c’est-à-dire le pouvoir de tout événement de renvoyer à tous les autres événements. Elle agit sur le sujet par le sentir de la causalité (affects et émotions) et par un autre sentir qui convertit la puissance corporelle en présentation immédiate grâce à laquelle nous reconnaissons des objets à partir de situations. La raison et la science ne peuvent plus être comprises dans le cadre étroit d’une épistémologie : elles dépendent des faits et de l’univers qu’il faut expliquer. Les lois de la nature révèlent le fond infini de relations qui soustend le procès du monde. La science et la raison ne peuvent prétendre à la complétude dans la mesure où elles présupposent le procès. La philosophie naturelle à la différence de la philosophie critique suppose une pensée homogène qui n’objectivent pas les faits mais tente de les comprendre à partir de propositions. D’où la nécessité de comprendre le rapport des propositions à l’expérience à partir des relations d’indication et de dénotation. L’interprétation des propositions consiste en une évaluation qui s’effectue non pas par le langage ou la logique mais au niveau du sentir. L’esthétique en tant que théorie du sentir permet de découvrir que la notion de vérité est seconde par rapport à l’idée d’importance ou de valeur. Il en résulte la possibilité de réconcilier l’idée de beauté avec l’idée de vérité, l’esthétique et l’éthique sans sortir de la vie. L’harmonie découverte dans le sentir consiste en un rapport variable entre le fini et l’infini, l’appétition et la satisfaction. Il reste alors à comprendre si l’univers en tant qu’organisme a sa raison en lui-même ou s’il dépend d’une puissance antérieure. Whitehead montre que Dieu ne peut être compris comme principe de création car lui-même dépend de quelque chose d’ultime qui est la créativité.

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La philosophie spéculative de Whitehead

Notes 1

Hermann Günther Grassmann, La science de la grandeur extensive, p. viii-xii, tr. fr. D. Flament, Librairie scientifique et technique, Albert Blanchard.

2

« Dans l’ensemble, la philosophie a mis l’accent sur l’esprit, et a donc perdu le contact avec la science durant ces deux derniers siècles. » La science et le monde moderne (SMM), p. 223, tr. fr. Paul Couturiau, Edition du Rocher. 3

Nous reprenons ce terme de John Dewey et Arthur F. Bentley, Knowing and the Known Boston, The Beacon Press 1949, ch. 4, Interaction et transaction. Cependant ils utilisent ces termes dans un contexte différent de celui de Whitehead.

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Descartes purifie la pensée par le doute hyperbolique pour mieux saisir une pensée pure, pensée de la pensée. L’expérience de Kant ne serait rien sans les formes pures de l’intuition et de l’entendement : elle exclut tout rapport au naturel qu’il réduit à l’indifférence d’une matière. Dans la phénoménologie la possibilité de suspendre l’attitude naturelle (épochè) montre le caractère contingent du rapport de la réflexion phénoménologique au corps et à la nature. Dans l’intentionnalité le rapport à l’autre n’a de sens qu’à partir du rapport à soi de la conscience.

Chapitre 1 Algèbre et géométrie Extension et ordre Bien que Whitehead ait partagé l’essentiel des thèses du logicisme (la théorie des relations, la réforme de la théorie de la prédication, rôle primordial de la mathématique pure, etc.), il est toujours resté attentif aux applications des mathématiques. L’algèbre est une science paradigmatique aussi importante pour comprendre comment l’esprit opère dans la déduction que pour traduire les lois et les relations du monde extérieur sous forme d’équations. Le Treatise of Universal Algebra dénote le souci de prendre en compte une langue symbolique, autrement dit une caractéristique au sens leibnizien, pour traduire les finesses et les nuances du raisonnement logique. Mais bien qu’il fasse appel à la théorie de l’extension de Grassmann, à la théorie des Quaternions de Hamilton etc., sa conception des mathématiques le porte à s’intéresser à la géométrie et à la physique autant qu'à l'algèbre. Si, à la suite de Vleben, Cayley, Clifford, Hilbert, il juge nécessaire d’axiomatiser les différentes géométries, il apparaît également soucieux de redéfinir les entités géométriques pour les rapprocher du monde matériel. Le mouvement de pensée qui le conduit à généraliser les mathématiques vers un calcul de l’extension s’accompagne d’un second mouvement qui tend à accorder la mathématique universelle avec des sciences mathématiques particulières mais aussi des parties de la physique (cinématique et dynamique). Dans la mesure où la géométrie n’est plus tributaire d’une intuition a priori de l’espace, l’émergence de nouvelles géométries offre la possibilité de repenser entièrement le rapport des points, des lignes, des surfaces et des solides en termes de relation et d’ordre. Ainsi il montre comment la géométrie descriptive et projective permet une définition plus adéquate des notions de point, de droite et de plan quand il s’agit d’accorder géométrie et perception. Dès ses premières œuvres mathématiques, Whitehead apparaît comme soucieux de considérer les mathématiques à la fois comme une science déductive, fondée sur une langue symbolique, mais aussi comme une science en prise sur le monde matériel.

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La philosophie spéculative de Whitehead

1.1. Algèbre universelle et algèbre ordinaire Le point de départ de ses recherches mathématiques montre le souci de comprendre le lien entre le raisonnement symbolique et celui de l’algèbre ordinaire. Mais quand il parle d’algèbre, il n’entend pas seulement cette science qui opère avec des équations impliquant des relations d’égalité entre grandeurs numériques. S’il s’intéresse à l’algèbre, c’est parce qu’il y voit la possibilité d’ouvrir la science mathématique à une conception générale et abstraite de l’espace affranchie de la tutelle du rapport des points aux nombres. Ainsi vecteurs, tenseurs, matrices, quaternions n’ont pas le statut d’objet mais de schèmes qui captent les relations des corps matériels appréhendés dans l’expérience. De même que la géométrie s’est ouverte aux géométries non-euclidiennes, l’algèbre doit s’ouvrir et inclure la théorie des Quaternions de Hamilton, le calcul de l’extension de Grassmann et la logique symbolique de Boole. Avant Whitehead, un mathématicien, Sylvester, avait tenté1 une telle généralisation mais s’était limité aux matrices. Son originalité vient de ce qu’il veut affranchir les mathématiques de leur tutelle à l’arithmétique (nombres) et à la géométrie euclidienne (points). En se libérant des idées de quantité et d’intuition, les mathématiques se sont ouvertes à des concepts nouveaux, telles les quantités associées aux nombres complexes, qui ont favorisé l’essor de la science mathématique. Mais l’objectif de Whitehead ne se limite pas à faire de l’algèbre ordinaire un cas particulier de l’algèbre universelle. La généralité de l’algèbre doit lui permettre de prétendre tenir le rôle d’une science universelle et en ce sens le projet whiteheadien prolonge l’entreprise leibnizienne d’une mathématique universelle. Whitehead lui assigne la tâche d’offrir un calcul par lequel la pensée peut se déployer aussi bien dans l’expérience interne qu’externe : « L’idéal des mathématiques serait d’ériger un calcul pour faciliter le raisonnement en étroite relation avec n’importe quelle province de la pensée, ou de l’expérience externe, dans laquelle la succession des pensées, ou des événements peut être constatée avec netteté et posée avec précision. Ainsi toute pensée sérieuse qui n’est pas de la philosophie, ou ne provient pas du raisonnement inductif ou de la l’imagination littéraire, sera développée mathématiquement au moyen du calcul 2 . » Ainsi l’algèbre universelle ne se limite pas à une généralisation partant de l’algèbre ordinaire mais tend étendre le domaine du pensable en fonction de l’étendue de l’expérience. Cette science générale a donc l’ambition d’être une pensée des différentes pensées qu’elles soient en acte ou en puissance. Ce projet qui concerne d’abord les mathématiques et plus précisément l’algèbre, ne fait que prolonger d’autres projets plus anciens dont le but est

Chapitre 1 — Algèbre et géométrie

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le même, à savoir passer d’une science mathématique ordinaire à une science générale qui comprend les sciences données comme cas particulier.

1.2. Les multiplicités à n dimensions de Riemann Avant Whitehad, des mathématiciens voyaient déjà dans l’analyse et la géométrie une forme particulière d’une mathématique plus générale. Dans ses Recherches arithmétiques, Gauss opposait l’arithmétique élémentaire qui traitaient des nombres entiers et rationnels à l’arithmétique transcendante dont il voyait les prémisses dans le livre VII des Eléments d’Euclide. Il revient à Riemann d’avoir élargi de manière importante la conception que l’on peut se faire de la géométrie et de son rapport à l’Analyse. Dans son Mémoire de 1854, Sur les hypothèses qui servent de fondement à la géométrie3, Riemann introduit « le concept général des grandeurs de dimensions multiples » qui fait des grandeurs simplement étendues des grandeurs particulières. Ainsi la notion d’espace telle que nous l’entendons dans la géométrie élémentaire devient un cas particulier de l’étendue qui peut posséder plus de trois dimensions. Le fait d’avoir trois dimensions dépend de l’expérience que nous avons de l’espace. Mais Riemann, vise à découvrir une nouvelle théorie des rapports métriques dont la métrique euclidienne ne soit qu’un cas particulier. Le concept de grandeur suppose un concept général à partir duquel on peut déterminer des grandeurs particulières. Quand on passe de manière continue d’une détermination à une autre, on a affaire à des variétés (Mannigfaltigkeit) continues (lieux des objets sensibles) ou discrètes (ensemble quelconque d’objets). La transformation d’une variété en une autre variété peut s’effectuer de manière continue, comme le passage d’une surface cylindrique ou conique à un plan, sans que soient changés les rapports métriques. Dans une variété discrète, il faudrait que le principe des rapports métriques soit contenu dans le concept même de cette variété. En partitionnant une variété par une limite, on obtient des quanta que l’on peut comparer par dénombrement ou par mesure. Si l’on conçoit la mesure comme une superposition d’une grandeur à une autre, il faut disposer d’un étalon pour mesurer les quanta de même espèce. Or les déterminations métriques de l’étendue se fondent sur la notion de corps solide ou celle du rayon lumineux. Riemann recherche une possibilité de mesure qui dépende intrinsèquement de la variété donnée et non de quelque hypothèse venue d’ailleurs4.

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La théorie générale des grandeurs étendues exige l’élargissement du concept de variété de manière à inclure le concept de variété à plusieurs dimensions. A partir d’une variété dans laquelle la relation d’un point à ses voisins immédiats soit limitée à la relation de succession, il est possible de passer à une autre variété nouvelle par une transformation continue telle qu’à chacun des points de la première variété corresponde un point déterminé de l’autre variété. La variété obtenue est une nouvelle variété à deux dimensions et si on répète l’opération, en allant de cette variété vers une autre variété, on obtiendra une variété à trois dimensions. Ainsi d’une variété de base on peut engendrer des variétés nouvelles. Mais Riemann considère les variétés pour elles-mêmes et non comme des parties de variétés plus globales. Ainsi les relations métriques dépendent de chaque variété ce qui rend la mesure plus adéquate aux choses à mesurer. La notion de rapport de contenant à contenu (relation externe) perd sa pertinence ce qui oblige à privilégier les relations internes, propre à chaque variété. Un tel point de vue indépendant de l’hypothèse d’un espace ambiant commun est dit intrinsèque par opposition au point de vue extrinsèque qui lie la mesure des quanta d’une variété à une variété englobante. Mais il ne suffit pas de construire le concept de variété à n dimensions : il faut aussi déterminer les rapports métriques qui leur sont inhérents : « Les déterminations métriques exigent l’indépendance entre les grandeurs et le lieu, ce qui peut se réaliser de plusieurs manières. L’hypothèse qui s’offre d’abord, et que je développerai ici, est celle dans laquelle la longueur des lignes est indépendante de leur position, et où par suite chaque ligne est mesurable au moyen de chaque autre. La détermination de lieu étant ramenée à des déterminations de grandeur, et la position d’un point dans la variété donnée à n dimensions étant, par suite, exprimée au moyen de n grandeurs variables x1, x1,x3 , … , xn la détermination d’une ligne reviendra à ce que les quantités x soient données comme des fonctions d’une variable5. » Cela signifie qu’on peut décomposer une ligne en éléments (lignes minimales) dont le rapport dx reste constant. Riemann construit ainsi un système de lignes de plus courte distance à partir duquel on pourra déterminer la position d’un point au moyen de la direction de la ligne de plus courte distance (géodésique)6. Il s’agit donc de trouver des rapports métriques inhérents aux surfaces sans avoir à introduire l’idée d’une position traduite par des points placés en dehors de cette surface. Riemann est conduit à élargir la notion de surface en prenant en considération le degré de leur courbure (dérivée seconde) : « Les surfaces de moindre mesure de courbure positive s’obtiendront en découpant, sur des surfaces sphériques de plus grand rayon, un fuseau limité par deux demi grands cercles, et unissant entre elles les lignes de section. La surface de mesure de

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courbure nulle sera une surface cylindrique ayant pour base l’équateur, les surfaces de mesure de courbure négative toucheront ce cylindre extérieurement et auront une forme semblable à celle de la partie intérieure d’une surface annulaire, tournée vers l’axe7. » Les segments pris sur une surface à courbure positive (la sphère) sont indépendants du lieu et ne dépendent que de la direction. Le mémoire de Riemann témoigne du besoin des mathématiciens de concevoir une théorie de l’espace qui ne soit plus tributaire de l’intuition ou de l’expérience de manière à ce que ce qui se donne comme figure dans l’espace puisse être décrit et traduit mathématiquement en ne faisant appel qu’à des transformations géométriques et à des lois générales intrinsèques. On retrouve chez Whitehead aussi le besoin de déterminer les lieux, les moments sans faire appel à des référentiels universels et en ne tenant compte que des relations internes à l’intérieur d’une variété (« société » pour Whitehead). Les travaux de Riemann montrent qu’il est possible d’associer la courbure géométrique à l’ovalité de ce qui se donne dans la préhension des entités.

1.3. La théorie de l’extension de Grassmann Comme Riemann, Grassmann se propose de généraliser l’Analyse en renouvelant l’idée que l’on peut se faire de la grandeur. Dans la Préface de l’Ausdehnungslehre (1844), il montre l’importance du concept de direction pour comprendre l’idée de grandeur. L’idée lui est venue du problème de l’addition des segments d’une droite formée de trois points A, B, et C. Si B se trouve entre A et C l’addition des segments donne AB + BC = AC mais si C se trouve entre A et B, il faut tenir compte de la direction des longueurs AC et BC. Il faut donc généraliser la notion de somme de longueurs de manière à ce qu’elle inclut aussi ce dernier cas. Cette généralisation de l’Analyse n’est abstraite qu’en apparence car Grassmann reste soucieux des applications. Il se sent encouragé dans ses recherches quand il voit qu’elles réussissent à rendre compte de la théorie des marées. Ainsi l’Analyse à laquelle il parvient dépasse le cadre de la géométrie : « En fait j’avais compris depuis longtemps que l’on ne pouvait pas considérer la géométrie, comme l’arithmétique ou la théorie des combinaisons, comme une branche de la mathématique mais plutôt que la géométrie fait référence à quelque chose qui est déjà donné dans la nature (à savoir l’espace) et qu’il devait y avoir par conséquent une branche de la mathématique qui tire d’elle-même de façon purement abstraite des lois semblables comme celles qui, en géométrie sont liées à l’espace. La possibilité de développer une telle branche purement abstraite de la

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mathématique était donnée par la nouvelle analyse ; mieux, cette analyse, lorsqu’elle fut développée indépendamment de tout théorème démontré par ailleurs et purement dans l’abstraction, fût cette science elle-même 8 . » D’après Grassmann, ce ne sont pas les physiciens qui en rapport avec la nature ont posé des problèmes aux mathématiciens mais c’est en partant de la science mathématique et en essayant de généraliser les lois de l’addition et du produit des vecteurs qu’il est parvenu à cette science dont l’arithmétique et la géométrie ne sont que des cas particuliers. Si on admet la division des sciences en sciences réelles et formelles, la vérité des premières dépend de l’adéquation d’un être à la pensée alors que les secondes ont affaire à un être posé par la pensée. Ce qui distingue la mathématique pure de la dialectique, c’est que la première reste une science de l’être particulier alors que la seconde est une science de l’être général. Ainsi la mathématique est une science formelle qui, partant d’un acte générateur de pensée, produit des formes continues ou discrètes. Si la géométrie qui traite de l’espace et si la mécanique qui traite des mouvements ne relèvent pas d’une telle conception des mathématiques, c’est parce que l’espace et le mouvement sont des êtres donnés et non pas engendrés par pensée. Ainsi Grassmann lie la continuité au devenir : « Le concept absolument simple du devenir donne la forme continue…Le concept du devenir continu est le plus aisément saisissable si on le regarde d’abord selon l’analogie avec la manière discrète du devenir qui est plus familière9. » Entre le continu et le discret, il ne s’agit pas d’une antinomie mais plutôt d’un contraste car on ne peut séparer l’acte de penser qui pose la forme et celui qui lie cette forme à ce qui a été posé : « Le discret est regardé comme continu si ce qui est lié est compris, pour sa part, comme quelque chose de devenu et si l’acte de liaison est compris comme un moment du devenir. Et le continu est regardé comme discret si des moments singuliers du devenir sont compris comme de purs actes de liaison et si ce qui est lié de la sorte est regardé comme quelque chose de donné pour la liaison10. » Les formes sont engendrées soit par un processus algébrique qui est un devenir égal, soit par un processus combinatoire qui est un devenir par le distinct. Les grandeurs intensives proviennent des formes algébriques (équations) et les grandeurs extensives proviennent des formes continues issues de la combinatoire. Le calcul intégral et différentiel s’applique aux grandeurs intensives et la théorie de l’extension proposée par Grassmann s’applique aux grandeurs extensives : « La grandeur intensive est alors, pour ainsi dire le nombre fondu ; la grandeur extensive est la combinaison fondue. La dispersion des éléments est essentielle à la grandeur extensive ainsi que l’est la fixation de cette grandeur comme étant séparée ; l’élément générateur se présente ici

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comme quelque chose qui se change, c’est-à-dire comme quelque chose qui traverse une diversité d’états, et l’ensemble de ces états différents constitue précisément le domaine de la grandeur d’extension 11 . » La ligne finie constitue un exemple de grandeur extensive parce qu’étant constituée d’éléments dispersés, ceux-ci engendrent la ligne comme extension. Si on prend un point muni d’une certaine force, on a un exemple de grandeur intensive car ses éléments s’accroissent de manière continue et pour cette raison l’Analyse privilégie les grandeurs intensives. La théorie de l’extension proposée par Grassmann appartient à la mathématique pure, à savoir la théorie générale des formes qui n’opère qu’avec les concepts les plus généraux telles que l’égalité, la diversité, la liaison et la séparation. En tant que théorie générale des formes, elle précède toutes les branches des mathématiques. Elle conçoit le continu non pas comme une sorte de milieu amorphe, réceptacle de tout ce qui peut s’y produit mais comme un devenir ou procès qui engendre des éléments. Il s’agit donc d’une mathématique qui par ses propres lois parvient à générer la diversité des formes continues ou discrètes : « Le devenir continu, séparé en moments, paraît telle une formation continue en fixant ce qui est déjà devenu. Pour la forme d’extension ce qui est en train de se former est chaque fois posé comme un distinct : si maintenant nous ne fixons pas ce qui est chaque fois devenu, nous parvenons au concept de changement continu. Nous appelons élément générateur ce qui subit ce changement, et quel que soit l’état que prend dans son changement l’élément générateur, il est un élément de la forme continue. Par conséquent, la forme d’extension est l’ensemble de tous les éléments en lesquels se transforme l’élément générateur en se changeant continuellement 12 . » Dans les grandeurs extensives, l’élément générateur se change de manière continue mais dans les grandeurs intensives, il semble abandonner ce qui est devenu : « Le concept de changement continu de l’élément ne peut se présenter que pour la grandeur d’extension ; pour la grandeur intensive, abandonnant ce qui est chaque fois devenu, il ne resterait seulement que le début continu d’un devenir, quelque chose qui serait complètement vide. Dans la théorie de l’espace c’est le point qui figure comme élément le changement de lieu ou mouvement qui se présente comme son changement continu, et ce sont les positions différentes du point dans l’espace qui figure ses différents états13. » La théorie de l’extension de Grassmann n’est donc pas étrangère à la conception de l'extension spatio-temporelle développée dans la philosophie naturelle et dans la métaphysique du procès. Elle suggère que pour penser la continuité de l’espace dans toute sa généralité, il faut y inclure le devenir des entités qui agissent en lui.

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1.4. Le calcul de l’extension de Whitehead De Riemann, Whitehead retient l’importance du concept de multiplicité intrinsèque et de Grasmann celui de la théorie de l’extension comme devenir du continu. Le Treatise of Universal Algebra se tourne vers l’idée d’algèbre universelle pour découvrir une perspective unifiant les algèbres particulières : « L’algèbre ordinaire dans ses développements modernes se présente comme un corps vaste de propositions reliées par le raisonnement déductif, se basant sur des définitions conventionnelles qui sont des généralisations de conceptions fondamentales. Ainsi une science se crée progressivement qui, en raison de son caractère fondamental, a des relations avec presque tout événement qu’il soit phénoménal ou intellectuel. Mais ces raisons pour l’étude de l’algèbre ordinaire s’applique à l’étude de l’algèbre universelle pourvu que les algèbres nouvelles découvertes puissent apparaître comme des exemples par leur symbolisme ou des représentations par leurs généralisations d’importants systèmes d’idées relativement à l’interprétation, et devenir ainsi des outils de recherche. De telles algèbres relèvent des sciences mathématiques qui ne concernent ni le nombre, ni la quantité ; et cette extension audacieuse par delà le domaine traditionnel de la quantité pure leur donne un intérêt particulier14. » Ce qui rassemble les différentes provinces de l’algèbre vient de ce qu’elles recourent au calcul pour la déduction des propositions. La logique de Mill mais aussi celles de Jevons, Lotze, Bradley, Boole, Schröder et Venn y tiennent une place importante15. S’il écarte l’influence de la théorie des Quaternions de Hamilton, il souligne l’importance de l’Ausdehnungslehre de Grassmann que ce soit celle de 1844 ou celle de 1862. L’ouvrage commence par l'explication de ce qu’est un calcul. L’algèbre universelle apparaît comme un langage se distinguant de la langue ordinaire par l’emploi de signes substitutifs. Les langues naturelles recourent à des signes suggestifs (nœuds sur un mouchoir pour se rappeler une tâche) ou des signes expressifs tels les mots qui évoquent des significations. Mais les signes peuvent aussi se révéler des signes substitutifs. Ce qui définit le signe substitutif, c’est le fait de se substituer à une chose : les jetons dont on se sert dans un jeu ne sont que des substituts du gain ou de la perte d’argent. Dans le calcul mathématique, les signes sont de même nature. La différence séparant les signes substitutifs des mots vient de ce que ces derniers expriment une signification alors que les premiers nous permettent de ne pas penser à ce qu’ils sont censés remplacer. Leur fonction est de réaliser une sorte d’économie de la pensée mais ils ne peuvent avoir de valeur cognitive que si sont données préalablement certaines règles concernant leur usage. Le calcul se réduit à

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une manipulation de signes dont l’usage relève d’un art bien que cela n’empêche pas de considérer un calcul comme vrai Pour savoir si une suite de signes (proposition) est vraie, il faut tenir compte de leur rapport aux choses : « Nous pouvons par conséquent définir un signe utilisé dans le calcul comme une marque arbitraire, avec une interprétation fixe, et susceptible de combinaison avec d’autres signes astreint à des lois fixes, dépendant de leur interprétation mutuelle16. » Mais l’algèbre peut laisser ouverte l’interprétation de certains signes : si la lettre x représente une variable dans une suite d’opérations, il suffit de déterminer x comme quantité algébrique sans spécifier de quelle quantité il s’agit mais si x désigne une classe d’entités, il doit dénoter la même classe au cours du calcul. Mais il peut arriver qu’un calcul, formé d’un ensemble de marques significatives, ouvre la possibilité d’une application sans la donner et dans ce cas on parle d’un calcul non interprété ou partiellement interprété. Le calcul sert avant tout à la déduction des propositions à condition de s’en tenir à leur forme ce qui implique que la relation entre propositions soit une relation d’équivalence. L’équivalence diffère de l’identité : si le prototype de l’identité A = A est une proposition stérile, l’équivalence n’est qu’une identité partielle de sorte que l’identité devrait être considérée comme un cas particulier de l’équivalence : « L’identité peut être considérée comme un cas limite particulier d’équivalence. Par exemple en arithmétique nous écrivons, 2 + 3 = 3 + 2. Ceci signifie que, dans la mesure où l’on mentionne le nombre total d’objets, 2 + 3 et 3 + 2 donnent le même nombre, à savoir 5. Mais 2 + 3 et 3 + 2 ne sont pas identiques ; l’ordre des symboles est différent dans les deux combinaisons et cette différence d’ordre régit des processus de pensée différents. L’importance de l’équation vient de cette assertion que ces processus de pensée différents sont identiques pour autant qu’il s’agit de penser au nombre total de choses17. » L’équivalence entre propositions se traduit par une équation. Pour qu’il y ait équation, il faut supposer une communauté de choses. Mais l’équation peut prendre une forme plus générale que celle qui s’applique à des nombres comme lorsqu’on dit que b = b’ ; dans ce cas on ne parlera plus de communauté de choses mais on dira que cette équation est juste car les deux ont la même extension relativement à un univers général B auquel appartiennent les entités b et b’. Le signe « = » de l’équation ne peut plus être confondu avec la copule logique « est » : « Deux choses b et b’ peuvent être interprétées comme symbolisant le fait que les deux choses individuelles b et b’ soient deux cas individuels d’une même conception générale B. Par exemple si b représente 2 + 3 et si b’ représente 3 + 2, alors b et b’ sont des instances individuelles d’une conception générale d’un groupe de cinq choses18. » La relation d’équivalence indispensable à un

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calcul qui fait usage de signes substitutifs donne au signe « = » un air à la fois de truisme et de paradoxe : truisme parce qu’il y a bien identité et paradoxe parce qu’il y a aussi une différence dans la manière dont les signes sont donnés19. Whitehead, qui pense à l’interprétation des nombres complexes, montre les difficultés d'interprétation de certains calculs. Comment faut-il interpréter le symbole ( 1) ? Si on l’interprète comme un nombre, il n’a pas de signification bien qu’il puisse être utilisé dans des transformations algébriques qui impliquent l’usage de quantités complexes de la forme a + bi dans lesquelles a et b désignent des nombres et i représente la quantité complexe (nombre imaginaire). Ainsi, apparemment dépourvu de signification, ce symbole peut être introduit dans des propositions portant sur des nombres et on peut alors parler de proposition vraie. On voit donc qu’il importe de distinguer l’algèbre de l’arithmétique et qu’on ne doit pas confondre les lois de transformation de la première avec celle de la seconde : « Mais les lois de l’Algèbre, bien que suggérées par l’arithmétique, n’en dépendent pas. Elles dépendent entièrement de la convention par laquelle on établit que certains modes de regroupement de symboles doivent être considérés comme identiques. Celle-ci attribue certaines propriétés aux marques qui forment les symboles de l’algèbre. Les lois réglant la manipulation des symboles algébriques sont identiques à celles de l’arithmétique. Il s’ensuit qu’aucun théorème algébrique ne peut jamais contredire un résultat qui serait obtenu par l’arithmétique ; car dans les deux cas le raisonnement applique simplement les mêmes lois générales à des classes de choses différentes. Si un théorème algébrique peut être interprété en théorème arithmétique, le théorème arithmétique est donc vrai. En bref dès que l’algèbre est conçue comme une science indépendante traitant de relation de certaines marques conditionnées par le respect de certaines lois conventionnelles, la difficulté s’évanouit20. » Whitehead croit que l’algèbre universelle peut s’interpréter non seulement par l’arithmétique mais aussi par la géométrie. De nombreux chapitres du Treatise envisagent les différents types de géométrie dans la mesure où l’espace peut se définir par le concept de multiplicité riemannienne. Le concept de multiplicité, hérité de Riemann et Grassmann (extension)21 intervient immédiatement après celui de calcul. Whitehead renvoie à l’espace vide et au système de coordonnées comme exemple de multiplicité : « Chaque point de l’espace représente un mode spécial de la propriété commune qu’est la spatialité. Les propriétés fondamentales de l’espace, exprimées en termes de coordonnées, i.e. l’ensemble de tous les axiomes géométriques, forment la caractéristique de cette multiplicité22. » Entre les multiplicités qui portent sur une propriété et les choses

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s’intercalent les schèmes qui représentent symboliquement ce qu’il y a de commun à des entités différentes : ainsi quand on écrit b = m en lettres italiques, on entend signifier une identité d’extension (même caractère de lettre) pour des choses différentes. Il faut donc distinguer la relation de la multiplicité aux choses de sa relation au schème. Des choses comme a, a’, b, b’ … z, z’ peuvent être identiques relativement à une propriété abstraite (A) ce qui permet de parler de leur équivalence : on dira qu’elles relèvent du même schème. Ainsi une multiplicité abstraite (propriété) se rapporte à un schème comme l’abstrait se rapporte au concret. A un schème correspond une multiplicité et inversement : « La propriété abstraite d’ité commune (a common A-ness) qui donne l’équivalence de a, a’, etc. dans le schème, est un élément de la multiplicité qui correspond à ce schème23. » Entre la notion de chose, de schème et de multiplicité on trouve une relation semblable à celle que l’on trouve entre les objets dénombrés et la classe (schème), entre la classe et le nombre (classe d’équivalence). Une multiplicité possède une caractéristique. Mais quand elle est formée de sous-multiplicités, ses éléments peuvent avoir une propriété en commun et d'autres propriétés dites secondaires. Whitehead donne un exemple emprunté à la musique : « Par exemple, considérons la multiplicité des notes de musique entendues comme représentant chaque note dans la mesure où elle diffère en hauteur et en qualité de toute autre note. Ainsi chaque élément est une note d’une hauteur donnée et d’une qualité donnée. L’attribut de la sonorité n’est pas un attribut que cette multiplicité représente ; mais il est une propriété secondaire des éléments. Car considérons une note A et deux de ses harmoniques B et C, et considérons les relations de A, B, C à une note P qui est de la même hauteur que A et qui inclut seulement les harmoniques B et C. P peut alors être décrite comme la hauteur et la qualité du son produit par l’existence simultanée d’instances concrètes de A, B et C avec certaines sonorités relatives. Par conséquent la relation de P à A, B, C exige la mention de la sonorité de chaque élément afin de l’exprimer. Ainsi A2, B3, C4 désignent A, B, C avec la proportion requise de leur sonorité, alors P peut être exprimé comme la combinaison de A2, B3, C4. 24 » La notion de propriété secondaire est d’autant plus importante qu’elle s’applique aux éléments des multiplicités. Chaque élément d’une multiplicité est le siège d’une intensité possible avec une valeur fixée conventionnellement. On ne peut exprimer les différentes relations entre éléments d’une multiplicité sans exprimer leur intensité. Cette notion sera ensuite élargie de manière à rendre complète la description de l’expérience. Les chapitres I et IV du livre III du Treatise examinent les conditions de définition de l’intensité dans une équation. Ce qui caractérise généralement l’intensité, c’est l’absence de la chose quand l’intensité est zéro et qu’elle n’est jamais absente lorsque l’intensité n’est

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pas nulle. Cette propriété n’échappe pas au calcul puisqu’il est possible de lui appliquer l’addition : ainsi une chose d’intensité + peut s’analyser en deux choses représentant le même élément aux intensités et 25. L’idée générale de multiplicité serait incomplète sans la mention des multiplicités spéciales. Quand une multiplicité peut être définie sans faire appel à des propriétés secondaires, elle est dite auto-constituée (selfconstitued) sinon elle est constituée extrinsèquement. Les nombres forment une multiplicité auto-constituée car les relations entre nombres peuvent être définies sans sortir des nombres. Les points (éléments) de l’espace (multiplicité) forment une multiplicité uniforme. Mais les multiplicités peuvent se donner par des suites (séries) quand les éléments sont disposés successivement. Cette propriété sérielle permet de dériver les éléments dans un certain ordre et de parvenir à un élément donné en suivant tous les éléments qui le précèdent. L’idée d’ordre est essentielle pour les multiplicités sérielles car, entre trois éléments donnés, elle permet de savoir lequel d’entre eux se trouve entre les deux autres. La généralité de l’idée de multiplicité n’est pas abstraite mais provient de la classification des types particuliers de multiplicité. Le Treatise accordera une place importance aux multiplicités positionnelles dans lesquelles les éléments sont des positions. Une position se définit par ses relations : pour définir la position d’un point, il faut faire intervenir sa relation à d’autres points, à une droite ou à un plan. L’étude des multiplicités positionnelles tient compte de leurs propriétés descriptives à l’exclusion des propriétés métriques qui impliquent la prise en compte de la distance. Si ces multiplicités ou variétés prennent cette importance, c’est en raison du lien des mathématiques à l’ordre : l’idée de position peut être décrite par les relations entre les éléments sans faire intervenir d’éléments extérieurs qui introduirait l’idée de distance. En définissant la droite comme le plus court chemin allant d’un point à un autre, on introduit implicitement l’idée de distance ce qui rend nécessaire les axiomes adéquats pour fixer l’égalité de deux distances. D’un point de vue logique, le rôle dévolu à l’ordre dans la description des multiplicités positionnelles revient à montrer que la prédication ne peut s’en tenir à un sujet et que la fonction propositionnelle qui remplace l’idée de jugement peut avoir plusieurs arguments. La fonction propositionnelle introduit une relation entre les éléments d’une multiplicité. L’universalité de l’algèbre lui vient de principes de calcul très généraux qui symbolisent des opérations comme l’addition et la multiplication mais qui diffèrent en fonction des multiplicités auxquelles on les applique : l’addition et la multiplication n’ont pas le même sens quand il s’agit de nombres, de couples de nombres, de vecteurs (la somme vectorielle par la

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construction du parallélogramme des forces), de classes ou de matrices. Ainsi l’algèbre universelle se présente comme une théorie générale des calculs interprétés ou non. Il importe que ce calcul puisse être vérifié dans les domaines propres à chaque science que ce soit la géométrie, la cinématique ou la dynamique.

1.5. Déduction des propriétés descriptives et projectives Les recherches de Whitehead en géométrie ne peuvent être considérées comme des recherches sur le fondement des mathématiques comme c'est le cas chez Hilbert par exemple. S’il croit à la nécessité d’élargir le domaine des mathématiques en l’ouvrant à ce qu’il appelle la mathématique pure, ce n’est pas pour fonder la science mathématique. La perspective axiomatique n’a pas chez lui le sens qu’elle a dans la perspective hilbertienne qui, accordant une place fondamentale aux signes, implique le formalisme. La géométrie relève des mathématiques pures dans la mesure où elle part d'axiomes pour déduire les théorèmes. La raison d'être des théorèmes de la géométrie réside non seulement dans les axiomes de la théorie mais aussi dans la possibilité d'un accord avec l'expérience. Dans Les Fondements de la géométrie, Hilbert tente de découvrir le minimum d’axiomes pour la construction de toutes les géométries possibles, euclidiennes ou non, afin de comprendre comment une géométrie particulière se forme en prélevant et groupant certains axiomes. Chaque ensemble fini d’axiomes permet de déduire des théorèmes pour un type de géométrie qui devient un modèle de la théorie conçue à partir de ces axiomes. Mais les recherches géométriques de Whitehead concernent moins la recherche d'un fondement que l'exploration des possibilités offertes par la géométrie descriptive et projective. Sa conception des mathématiques est très proche de celle que Russell expose dans les Principles of Mathematics (1903). Dans la quatrième partie de l’ouvrage, il montre l'importance de la notion d'ordre qui intervient non seulement dans l'étude des séries mais aussi en géométrie. Il montre l'importance des travaux de Cantor, Dedekind, Pieri et Von Staudt. La nouveauté des mathématiques modernes vient de qu'elles ne se fondent plus sur la notion de quantité mais sur l’idée d'ordre. Dans ce cas ce n'est plus la distance mais ce sont les relations d'entités à d'autres entités, les applications d'un domaine sur un autre domaine qui deviennent essentielles. Pour qu'il y ait ordre, il faut au moins trois termes et des relations qui précisent quel est celui qui se situe entre les deux autres. L'ensemble des nombres ordinaux forme une série car entre deux nombres il en existe un troisième. Cette série a la propriété de

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connexité car, la suite étant donnée, on peut savoir quelles sont les étapes pour aller d'un terme au terme immédiatement voisin. Russell rappelle qu'il ne s'agit pas de comprendre la genèse de l'ordre, comme l'ont fait jusqu'ici les mathématiciens, mais bien plutôt sa nature. Le terme « entre » traduit le plus rigoureusement possible ce qu'il faut entendre par ordre bien qu'il rejoigne la liste des indéfinissables dont ne peut se passer le mathématicien. Pour Whitehead l'idée d'ordre est nécessaire à la définition du point et de la ligne dans la géométrie descriptive : « Il y a trois voies principales par laquelle cette introduction de l'ordre peut être utilisée convenablement. Dans la voie représentée par les axiomes de Peano donnés ultérieurement (§§§ 3-6), la classe de points située entre deux points est prise comme idée fondamentale. Il est ensuite facile de définir la classe des points colinéaires aux deux points et située au-delà de l'une d'elles. Ainsi ces trois classes de points, à savoir les deux classes situées au delà des deux points et la classe située entre les deux points, associée aux deux points eux-mêmes, forment la ligne droite définie par les deux points. Ainsi un ensemble d'axiomes de la ligne droite est requis, relatif à l'idée de « entre » ainsi que des axiomes pour les lignes coplanaires26. » Les autres voies consistent à construire certains points et droites à partir de classes de relation. Longtemps on a tenu la géométrie euclidienne pour le modèle de la rigueur et de la simplicité au point qu'on la nommait géométrie élémentaire mais on s’est vite aperçu qu’elle introduisait des entités mal définies (le point comme étant ce qui n'a pas de parties) ou reposant simplement sur des postulats (postulat des parallèles). On ne peut plus faire de la géométrie euclidienne la science paradigmatique qui donne ses lois à la pensée. Sa rigueur et sa simplicité masquent le fait qu’elle ne rend compte de la perception que pour autant qu’elle peut la reconstruire par des concepts a priori. La crise des fondements de la géométrie révèle non seulement la nécessité de distinguer entre géométrie abstraite et concrète mais celle aussi de savoir dans quelle mesure elle doit rester en accord avec la perception. Aussi depuis Desargues assiste-t-on à une extension de la géométrie qui prend en compte les notions de perspective et de projection. Les travaux de Monge, Poncelet, Von Staudt, Klein ouvrent la possibilité d'une géométrie supérieure qui recourt à la perspective et aux projections. Le caractère problématique de la notion de parallélisme ne provient pas seulement de la difficulté pour la définir et la démontrer mais de ce qu’elle ne s’accorde pas avec la perception. Quand on regarde des voies ferrées, on n’observe pas vraiment des droites parallèles qui conservent le même écart ou la même distance. La perception nous indique qu'elles semblent se rejoindre, d'où l'idée que la perception nous trompe. La reconstruction euclidienne de la perception est rassurante puisqu’elle nous permet de

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surmonter ce que l’on appelle les « illusions » perceptives. Il faut alors distinguer l’idéal lié à la structure de l'esprit connaissant et l'expérience qui n'est qu'une approximation : si les droites se rejoignent ce n'est pas l'effet d'une illusion mais vient du fait qu'à l'infini elles se rencontrent en un point idéal. La figure 1 illustre la vision selon Alberti. Dans la vision euclidienne de l'espace on devrait voir des lignes parallèles qui ne se rejoignent pas. Ici, dans ce type de perspective, les droites parallèles se rejoignent en des points à l'infini dont l'ensemble forme une droite idéale et qui correspond dans la perception à la ligne d'horizon.

Fig. 1 Dans le plan projectif les points à l'infini ne sont plus des points propres mais des directions et lles points passant par le plan image (points de fuite) peuvent être considérés comme des rayons. La géométrie euclidienne permet donc de corriger les illusions perceptives et de superposer à l’intuition sensible des formes a priori qui servent de norme à cette perception. Du point de vue de la géométrie euclidienne, les points ne sont pas des entités réelles, ni même des fictions mais des constructions indispensables poue obtenir des droites, des plans et des volumes.

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1.6. Espace projectif : points propres et impropres La géométrie descriptive tout comme la géométrie projective élargit le domaine de base des entités primitives27. Elle ne prend plus simplement en considération les propriétés métriques qui impliquent des mesures de distance et d’angles mais fait appel à des propriétés de position qui ne supposent que des relations entre les entités géométriques. La géométrie, comme le reste des mathématiques, se tourne vers l’idée d’ordre au détriment de l’idée de quantité. Poincaré parle alors d’une géométrie qualitative (Riemann et l’Analysis Situs) qui fait l’économie des notions de distance28. Le théorème sur l’hypoténuse d’un triangle rectangle renvoie à des considérations concernant les distances alors que le théorème de Pascal sur l’Hexagramme mystique fait appel à des propriétés de position29. Pour des figures planes, les propriétés descriptives demeurent inchangées quand elles sont transformées par projection alors que leurs propriétés métriques sont changées. La projection d’un triangle rectangle d’un plan sur un autre plan change ses propriétés relativement au rapport de l’hypoténuse aux côtés du carré alors qu’elle ne change pas ses propriétés descriptives. Ainsi les géométries descriptives et projectives recourent aux propriétés de position (situs) et négligent les propriétés métriques. Dans ces géométries, on a bien affaire à des points, droites et plans mais ces entités ne sont plus construites selon la structure arborescente qui part du point pour s'élever à la droite et ensuite au plan comme si ce dernier reposait sur le premier. Les idées de projection d’un point, d’une droite par une droite ou par un plan permettent d’engendrer les mêmes figures que dans la géométrie euclidienne en partant d’un espace qui a des propriétés différentes. La notion d’application ou de transformation revêt une importance capitale pour comprendre les transformations qu’on peut obtenir à partir des entités primitives (points, droites, plans). La ligne droite infinie sert de moyen de projection : les droites sont des projections de points et les plans sont des projections de droites (dualité). Ce qui importe le plus ce n’est pas le point mais l’alignement de deux ou plusieurs points : ainsi les points forment des classes et il existe une classe à un élément qui renferme un point unique. La droite est considérée comme une classe : si a et b sont deux points différents, la droite ab est considérée une classe. Une droite est déterminée par deux quelconques de ses points. La relation d’alignement qui remplace l’idée de somme de points sur une droite, s’applique à une droite qui a trois points colinéaires. Si une droite peut être considérée comme le produit de deux points, le point peut être considéré comme le produit de deux droites (intersection) : ab.cd

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représente le point d’intersection des droites ab et cd. Lorsqu’on a trois points colinéaires a, b, c, on peut retrouver le conjugué harmonique x de c par rapport à a et b. Ce point s’obtient par une construction à partir du quadrilatère de Von Staudt. Ce qui importe le plus en géométrie projective comme en géométrie descriptive c’est l’importance des relations : la droite ne peut être conçue séparément d’au moins deux de ses points et le plan ne peut être défini sans la droite et le point. Quand il s’agit d’appliquer une figure d’un plan dans un autre plan, on a affaire à une projection : il s’agit d’une application qui à tout point M d’une figure de l’espace associe le point M’ de P tel que O, M, M’ soient alignés (Fig. 2). Ce point M’ est dit « la perspective » de M sur le plan P. Cette espèce de projection ne conserve ni le parallélisme, ni les rapports de distance. Dans une projection cylindrique ou parallèle entre deux droites d’un plan tous les points de la droite sont appliqués de manière bijective sur tous les points de l’autre.

Fig. 2 Dans le plan projectif un point de l'image est un rayon dans l'espace projectif et chaque point (s,y) du plan est représenté par un rayon. Une droite est alors un plan dont les rayons passent par l'origine et elle est représentée par un vecteur30. Pour obtenir une projection centrale (Fig. 3), il suffit de se donner un point quelconque de l'espace S, et un plan P ne contenant pas S : on dit que la projection centrale de sommet S est une transformation qui met en correspondance l'intersection des droites SM, SN et du plan P de sorte que

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soit conservé le birapport SN/SN' = SM/SM'. Le théorème du birapport de quatre points colinéaires est fondamental car il joue le rôle d’invariant pour les transformations projectives.

Fig. 3 Si dans la géométrie du plan euclidien, les droites du plan projectif se coupent toujours en un point et que par deux points il passe une et une seule droite, dans l'espace projectif deux droites sont soit obliques, soit sécantes en un seul et même point. Ainsi la notion de point se révèle comme une notion complexe : si on prend deux droites et non deux points comme éléments de base du plan projectif, les points qui sont le sommet des faisceaux de droites deviennent des variétés linéaires. La thèse, si souvent reprise par Whitehead, du caractère complexe du point s'enracine sans doute dans ses recherches de géométrie projective qui révisent de manière radicale les relations entre points, droites et plans en introduisant la possibilité d'une convergence des directions ce qui est contraire au postulat des parallèles. Ce que l’on appelle idéal du point de vue mathématique et métaphysique ne peut être atteint que par une

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approximation : il s’agit d’une limite au sens mathématique. En appliquant ces notions à la description de la conscience sensible dans l'expérience, on comprendre mieux le sens de la thèse de l'abstraction extensive qui montre comment, partant de la perception des durées, on peut atteindre par convergence ou approximation des durées infinitésimales (les particules événements) et des totalités, telle que la nature à un moment donné. Le passage du fini à l'infini n'implique plus l'hypostase d'un monde transcendant car la géométrie projective s'accorde avec la perception quand celle-ci voit fuir les lignes parallèles pour se rejoindre à l'infini. Ainsi les recherches mathématiques d’axiomes pour la géométrie supposent qu’on distingue la géométrie projective qui privilégie la notion d’ordre et la géométrie métrique qui privilégie la distance : « La géométrie projective non-métrique est de loin la plus fondamentale. A partir des concepts de points, de lignes droites et de plans (dont les trois doivent être pris comme des indéfinissables) et à l’aide de certaines propriétés non métriques relatives à ces entités — telles par exemple celle qui dit que deux points déterminent une seule droite — peu à peu on peut reconstruire toute la géométrie. On peut même introduire des coordonnées quantitatives pour faciliter le raisonnement. Mais il n’est nullement nécessaire de faire appel à la notion de distance, de surface ou de volume. Des points auront alors un ordre sur la ligne et l’ordre n’implique pas de distance fixe31. » Cette géométrie de l’ordre tient compte des données perceptives sans chercher à déclarer illusoire ce qui ne s’accorde pas avec la conception métrique de l’espace. L'infini n'est plus ailleurs (Plotin) mais il est à l'horizon de la perception et à la limite de la pensée de sorte qu'on peut dire que la physique et la géométrie peuvent se rejoindre parce que l'idéal ou l'infini reste dans le prolongement du réel et du fini. Il s’agit donc d’un infini potentiel, en devenir, et non d’un infini actuel semblable à celui de Cantor (transfini).

1.7. Genèse de l’espace géométrique : Poincaré Whitehead n’est pas le seul mathématicien à s’être intéressé aux problèmes des rapports de la géométrie à la perception. Au même moment Poincaré reprenait le problème du rapport de la géométrie à l’expérience de l’espace : qu’il s’agisse de La science et l’hypothèse, La valeur de la science ou Science et méthode, il cherche à comprendre la correspondance des différentes géométries à l’expérience et à la pensée. Si la géométrie se fonde sur des rapports de sensations, elle requiert aussi des conventions nécessaires pour choisir la géométrie la plus adéquate pour décrire

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l’expérience : « On voit que l’expérience joue un rôle indispensable dans la genèse de la géométrie ; mais ce serait une erreur d’en conclure que la géométrie est une science expérimentale, même en partie 32 . » Les recherches géométriques de Poincaré montrent non seulement l’importance des axiomes mais aussi la nécessité de définir et de construire génétiquement l’espace géométrique à partir de l’expérience des mouvements corporels. Ses travaux sur la genèse de l’espace à partir des sensations musculaires rejoignent certaines idées reprises dans Procès et Réalité. L’espace géométrique se définit par certaines propriétés telles que la continuité, l’infinité, la tridimensionnalité, l’homogénéité (tous les points sont identiques) et l’isotropie (toutes les droites qui passent par un même point sont identiques entre elles). Ce qu’il appelle l’espace représentatif comprend l’espace propre aux différents sens. Il rappelle certaines lois de la psychophysique pour montrer comment le continu mathématique et géométrique diffère du continu physique : l’expérience montre que si un poids A de 10 gr et un poids B de 11g produisent des sensations identiques et si un poids C de 12 gr ne produit pas de sensation différente du poids B de 11g, il y a une violation du principe de contradiction car si A = B et B = C, dans ce cas A < B. On ne peut en rester au constat d’une rupture entre continu physique et continu mathématique. D’où la nécessité de comprendre comment le second peut être engendré à partir du premier. L’espace visuel pur (sans rapport à l’espace musculaire) n’est pas homogène car les différents points de la rétine ne jouent pas le même rôle selon qu’ils sont au centre ou aux bords. Que l’espace ait trois dimensions apparaît évident à tous puisque par la vue nous pouvons apprécier des distances mais la perception de la distance n’appartient pas à l’œil mais à la sensation de l’effort d’accommodation et de convergence nécessaire pour avoir une perception distincte de l’objet. Ces deux efforts sont toujours concordants ; s’ils ne l’étaient pas, il faudrait introduire une variable supplémentaire pour décrire la perception visuelle. Les sensations musculaires accompagnent donc les sensations visuelles et nous avons l’impression de percevoir la distance. L’espace tactile et l’espace moteur, plus éloignés de l’espace géométrique que l’espace visuel, comprennent les sensations musculaires qui accompagnent nos mouvements. Si l’espace visuel a trois dimensions, l’espace moteur qui dépend des différentes sensations musculaires devrait avoir autant de dimensions qu’il y a de muscles. De ces sensations naissent le sentiment géométrique de la direction mais Poincaré rejette l’idée que celle-ci pourrait être une forme a priori imposée à notre sensibilité33. Elle résulte simplement d’habitudes et dépendent de l’éducation. Poincaré en conclut que l’espace représentatif

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(visuel, tactile et moteur) diffère de l’espace géométrique car il n’est ni homogène, ni isotrope, ni tridimensionnel. Dire que nous projetons ou que nous représentons les objets perçus dans l’espace géométrique ne signifie pas qu’il puisse y avoir ressemblance entre les deux : « L’espace représentatif n’est qu’une image de l’espace géométrique, image déformée par une sorte de perspective, et nous ne pouvons nous représenter les objets qu’en les pliant aux lois de cette perspective. Nous ne nous représentons pas les corps extérieurs dans l’espace géométrique, mais nous raisonnons sur ces corps, comme s’ils étaient situés dans l’espace géométrique34. » Poincaré rejette la thèse d’un espace préexistant qui servirait à localiser les objets. Mais la description de la localisation montre qu’en localisant un objet nous ne faisons que nous représenter les mouvements qu’il faut faire pour atteindre cet objet. Se représenter les mouvements, c’est se représenter les sensations musculaires qui les accompagnent mais ces sensations n’ont aucun caractère géométrique. Dans la mesure où la localisation fait intervenir des mouvements, elle remet en cause les idées de point et de nombre dans la description de la position des objets. Poincaré, comme Whitehead, montre le caractère fallacieux de la notion de point quand on essaie de la comprendre du point de vue de l’expérience. Personne ne pense à définir le point parce que chacun croit savoir ce que c’est. Quand il s’agit de se représenter un objet, il suffit de préfixer le terme « voici » pour le définir mais quand il s’agit d’un point, on croit le représenter par une marque particulière sur une feuille de papier. Pour se représenter un point, il faudrait se représenter les sensations musculaires qu’on pourrait éprouver devant un objet très petit. Mais puisque la perception et son objet changent, il faut s’assurer qu’à différents moments du temps, nous percevons le même point : « La question est de savoir si le point que je me représentais il y a une heure, est le même que celui que je me représente maintenant ou si c’est un point différent. En d’autres termes, comment savons-nous si le point occupé par l’objet A à l’instant est le même que le point occupé par l’objet B à l’instant , ou mieux encore qu’est-ce que cela veut dire35 ? » De la difficulté à savoir ce qu’est le même point résulte celle de déterminer la position relative d’un objet par rapport à d’autres objets. Ainsi Poincaré et Whitehead montrent la difficulté de comprendre la localisation comme l’attribution d’un point et de nombres à une portion d’espace censée les contenir36.

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1.8. Construction psycho-physique de l’espace géométrique Puisqu’il s’agit de comprendre la genèse de l’espace géométrique, on doit conclure qu’il ne peut être construit à partir des données psychologiques propres à la sensation. Ce qui se donne dans l’expérience, ce sont des sensations et des impressions variables. Il faut donc comprendre les lois de variation entre sensations. Il apparaît que les impressions changent parce que les objets les produisant ont changé d’état (liquide, solide, changement de couleur) ou changé de lieu. Le changement dans la sensation est lié naturellement à un changement dans l’objet dû le plus souvent à un déplacement. Dans ce cas nous pouvons suivre par un mouvement de déplacement de l’œil le mouvement de déplacement de l’objet. Quand nos sensations sont inconscientes, non accompagnées de sensation musculaire, on dira qu’il s’agit d’un changement externe. Quand elles sont conscientes et accompagnées de sensations musculaires, on parle de changements internes. Quand un changement interne modifie nos sensations, on peut volontairement rétablir les sensations primitives par un déplacement de notre corps ou d’une de ses parties. Si les changements ne peuvent être corrigés par un changement interne, on parle de changements d’état. Ainsi les changements externes, qui n’ont rien de commun, peuvent être corrigés par le même changement interne. Il existe donc une correspondance entre les séries de sensations musculaires et les séries de sensations externes grâce au mécanisme de la correction et de la compensation. Changements de position et d’état montrent que nous sommes dans un monde où non seulement le perçu mais aussi le percevant changent. Comment est-il possible de découvrir des lois et des invariants dans ces variations ? Si on part de deux changements, l’un A précédent le changement B, on peut considérer l’ensemble du changement A-B comme résultant de la réunion du changement A et du changement B. Si A et B sont des déplacements, le déplacement résultat A-B est encore un déplacement. Si un changement externe A est corrigé par un changement interne A’ et si un changement externe B est corrigé par un changement interne B’, on doit admettre que le changement externe A-B sera corrigé par le changement interne B’- A’ (retour à la sensation primitive). Comme ce changement résultant est encore un déplacement, on peut dire que l’ensemble des déplacements forme un groupe. Mais entre le concept mathématique de groupe et l’expérience vécue des déplacements subsiste la différence séparant l’exact de l’approximatif. L’accord entre expérience et géométrie ne peut avoir lieu qu’en introduisant des conventions artificielles : les

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conventions ne sont que des fictions permettant l’ajustement au niveau global des séries internes et externes. Ainsi quand il y a un changement on parlera d’un ensemble A et d’un ensemble B d’impressions ce qui permet de considérer comme négligeables les différences singulières de variations entre les deux séries. On peut comprendre l’invariance dans la variation sans supposer l’intervention externe d’un esprit qui impose ses lois à la nature. Les variations naturelles ne peuvent être appréhendées dans leurs constituants ultimes et l’invariance mathématique n’est que le résultat d’une approximation qui témoigne d’un accord mobile, dynamique entre les lois qui régissent les sensations et les lois des objets correspondants37. Le rôle des conventions est de rapprocher l’exactitude des rapports géométriques avec l’approximation des relations psychophysiques. Le concept de groupe si important pour la géométrie38 préexiste à l’état potentiel dans l’esprit. Parmi tous les groupes possibles nous choisissons celui qui permet de décrire de la manière la plus commode les phénomènes naturels. On ne pourrait parler de construction pour la géométrie que si elle tenait compte de genèse. Pour comprendre les rapport de l’intuition et de la logique en mathématiques, Poincaré prend l’exemple de la fonction continue : on lui trouve une origine sensible, naturelle dans le trait continu tracé sur la tableau à la craie. Progressivement elle s’épure en un système d’inégalités de lignes qui est une approximation de l’image de la fonction. Ensuite on « décintre » en substituant à la représentation primitive grossière la conception analytique donnée dans l’analyse. L’image primitive a servi d’appui au concept de fonction et le passage de l’une à l’autre correspond à une approximation telle que l’entendent les mathématiciens 39 . La construction de la fonction continue n’est que le résultat d’un processus qui implique le devenir et l’approximation.

1.9. Fondements naturels de la géométrie Les axiomes de la géométrie ne se fondent donc pas seulement sur des conventions car les géométries, euclidiennes ou non, ne seraient que des sciences abstraites si elles n’avaient un rapport à l’expérience. Bien que la géométrie se distingue de la mécanique, elle ne peut concevoir la construction des entités géométriques, droites, plans, volumes qu’à partir des mouvements corporels pour adapter les choses à nous (déplacement) ou nous adapter aux choses (changement d’état). Toutes les géométries partent d’un fond commun qui est une sorte de continuum tridimensionnel et primitivement amorphe : « Dans ce continuum, primitivement amorphe, on peut imaginer un réseau de lignes et de surfaces, on peut convenir ensuite de regarder les mailles de ce réseau comme égales entre elles, et c’est

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seulement après cette convention que ce continuum, devenu mesurable, devient l’espace euclidien ou non euclidien. De ce continuum amorphe peut donc sortir indifféremment l’un ou l’autre des deux espaces, de même que sur une feuille de papier blanc on peut tracer indifféremment une droite ou un cercle40. » Loin d’être une forme subjective a priori, l’espace primordial, impliqué par n’importe quelle géométrie, apparaît comme un réceptacle évoqué par Platon dans le Timée41. Ensuite il est possible de dénommer et définir des entités géométriques en adoptant des conventions qui permettront de parler de droites euclidiennes ou non en fonction des impressions sensorielles et des mouvements qui les accompagnent. Mais l’espace primordial sur lequel se construit à la fois l’espace représentatif et l’espace géométrique ne peut être considéré ni comme un espace absolu, ni comme un espace vide ou pur qui serait le contenant des objets perçus. Ce sont les choses occupant l’espace qui lui donnent une forme. Il ne peut donc y avoir d’intuition ni de l’espace, ni des grandeurs qui en dépendent comme la distance ou la direction42. Si toutes les distances variaient dans les mêmes proportions, on pourrait très bien ne pas s’apercevoir des variations de distance : « Tout à l’heure nous avions vu que quand je dis : je serai demain ici, cela ne voulait pas dire : Je serai demain au point de l’espace où je suis aujourd’hui mais : Je serai demain à la méme distance du Panthéon qu’aujourd’hui. Et voici que cet énoncé n’est plus suffisant et que je dois dire : Demain et aujourd’hui, ma distance du Panthéon sera égale à un même nombre de fois la longueur de mon corps 43 . » Lorentz et Fitzgerald ont montré que tous les corps en mouvement autour de la terre subissent une très légère déformation. Poincaré ne rejette pas l’intuition mais, contrairement à l’idéalisme qui lui superpose la nappe du transcendantal, censée la distinguer d’une simple habitude, il la conçoit d’une manière naturaliste. L’intuition de la droite implique la perception d’un rapport entre sa grandeur et nos instruments de mesure : « Nous n’aurions donc pas pu construire l’espace si nous n’avions eu un instrument pour le mesurer ; eh bien, cet instrument auquel nous rapportons tout, celui dont nous nous servons instinctivement, c’est notre propre corps44. C’est par rapport à notre corps que nous situons les objets extérieurs, et les seules relations spatiales de ces objets que nous puissions nous représenter, ce sont leurs relations avec notre corps. C’est notre corps qui nous sert, pour ainsi dire, de système d’axes de coordonnées. Si un objet A est appréhendé par le sens de la vue et un autre B appréhendé par le sens du toucher, les impressions venues de ces objets ont suivi dans le corps des trajets différents, l’un a suivi le nerf optique et l’autre le nerf acoustique. Pour atteindre l’objet A il suffit d’étendre le bras ce qui déclenche des sensations musculaires. De même pour atteindre l’objet B.

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Ces mouvements peuvent éventuellement nous permettre de nous protéger des dangers venant de A et de B. Ce sont des parades destinées à nous protéger des coups venant de l’extérieur. Poincaré présente ce rapport des sensations et des mouvements du corps aux objets du milieu à partir d’une image empruntée à la télégraphie : il s’agit d’une sorte de central télégraphique comprenant des fils centripètes qui nous préviennent des événements qui se produisent à l’extérieur et des fils centrifuges pour répondre et trouver des parades aux actions venues de l’extérieur. Ce modèle, qui évoque un schéma très simplifié du système nerveux, n’est qu’un système d’associations, « un tableau de distribution, pour ainsi dire, qui est toute notre géométrie, ou, si l’on veut, tout ce que notre géométrie a d’instinctif. Ce que nous appelons notre intuition de la ligne droite ou de la distance, c’est la conscience que nous avons de ces associations et de leur caractère impérieux45. » Ces associations naturelles qui fondent les relations géométriques des objets dans l’espace, se sont formées par la sélection naturelle : « On voit à quelle profondeur de l’inconscient il faut descendre pour trouver les premières traces de ces associations spatiales, puisque les parties les plus inférieures du système nerveux entrent seules en jeu. Comment s’étonner, dès lors, de la résistance que nous opposons à toute tentative faite pour dissocier ce qui depuis si longtemps est associé ? Or c’est cette résistance même que nous appelons l’évidence des vérités géométriques ; cette évidence n’est autre chose que la répugnance que l’on éprouve à rompre avec de très vieilles habitudes, dont on s’est toujours bien trouvé46. » Cet espace restreint aux coordonnées de l’axe du corps n’implique pas la sensation de simultanéité mais dérive de sensations successives ce qui suppose l’intervention de la mémoire. On ne peut passer de cet espace restreint à un espace étendu, celui du grand univers, que si on définit le point à partir d’un mouvement d’extension du corps. Le point où se situe un objet dépend d’une série de mouvements provenant de la position initiale du corps pour atteindre l’objet. Cet espace ne peut être objectif que s’il est homogène. Les points ne peuvent être identiques que s’il existe une loi de correspondance entre les points de l’espace, les séries de mouvements nécessaires pour atteindre l’objet et les sensations musculaires. L’homogénéité comme la tridimensionnalité se fondent finalement sur les relations ou associations qui ont lieu dans le « tableau de distribution ». Le choix d’une géométrie et des axiomes qui la définissent dépendent de conditions naturelles inscrites dans la nature : il nous semble naturel et évident de vivre dans un monde tridimensionnel parce que nous avons pris l’habitude de vivre dans un monde constitué de solides invariables mais rien n’empêche de concevoir des êtres semblables à nous dont le tableau de

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distribution serait à quatre dimensions : « Notre tableau de distribution n’est donc que la traduction d’un ensemble de faits extérieurs ; s’il a trois dimensions, c’est parce qu’il est adapté à un monde qui avait certaines propriétés ; et la principale de ces propriétés c’est qu’il existe des solides naturels dont les déplacements se font suivant les lois que nous appelons lois du mouvement des solides invariables. Si donc la langue des trois dimensions est celle qui nous permet le plus facilement de décrire notre monde, nous ne devons pas nous en étonner ; cette langue est calquée sur notre tableau de distribution ; et c’est afin de pouvoir vivre dans ce monde que ce tableau a été établi47. » De cet enracinement naturel de la géométrie on ne peut conclure à une thèse empiriste : la géométrie n’est pas une science expérimentale, car elle est née à propos de l’expérience. L’expérience n’est que l’occasion par laquelle nous substituons aux corps naturels solides des corps idéaux à partir de notre esprit : « La notion de ces corps idéaux est tirée de toutes pièces de notre esprit et l’expérience n’est qu’un occasion qui nous engage à l’en faire sortir48 ». Ainsi l’expérience nous indique ce qui est commode et nous permet de choisir non pas la géométrie la plus vraie mais la plus commode. On ne peut parler de conventionnalisme car les lois ne sont pas imposées par un décret mais s’imposent autant en vertu d’une nécessité naturelle que d’une nécessité rationnelle. Les axiomes qui définissent les groupes viennent d’un choix qui met en rapport les données de l’expérience et celle de l’esprit pensant.

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Notes 1

Sylvester, « Lectures on the Principles or Universal Algebra », American Journal of Mathematics, vol. vi, 1884.

2

A. N Whitehead, A Treatise on Universal Algebra (TUA), Preface, p. viii.

3

B. Riemann, Sur les hypothèses qui servent de fondement à la géométrie (HG), trad. J. Houël, in Œuvres de Riemann, Paris, A. Blanchard, 1968, pp. 279-299.

4

Le problème de la mesure ne se réduit pas pour Whitehead à son aspect mathématique mais concerne la philosophie naturelle et la métaphysique comme le montre le chapitre de Procès et réalité consacré à cette question. La mesure dépend-elle de la multiplicité à mesurer ou bien vient-elle d’un étalon extérieur commun à plusieurs variétés ?

5

HG, p. 286.

6

Russell résume ainsi le travail de Riemann : « Il estimait que la géométrie devait partir de l’infinitésimal et que les longueurs, les aires, ou les volumes finis étaient des fonctions d’intégration. Ce qui exige, entre autres, la substitution de la géodésique à la droite : celle-ci se définit en fonction de distances infinitésimales, contrairement à la droite. Le point de vue traditionnel était que, tandis que, tandis que la longueur d’une courbe pouvait, en général, se définir par une intégration, celle de la droite, tracée entre deux points, pouvait se définir comme un tout, non comme la limité d’une somme d’éléments. Pour Riemann, une ligne droite ne diffère pas d’une courbe à cet égard. » Bertrand Russell, L’analyse de la matière, p. 29.

7

HG, p. 293.

8

Hermann Günther Grassmann, La Science de la grandeur extensive (SGE), tr. Fr. D. Flament, Paris 1994, Librairie scientifique et technique Albert Blanchard.

9

SGE, p. X.

10

SGE, id.

11

SGE, p. XI

12

SGE, p. XII.

13

SGE, p. XII.

14

TUA, p. viii.

15

TUA, p. x.

16

TUA, p. 4.

17

TUA, p. 6.

18

TUA, id.

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19

Frege a souligne ce caractère paradoxal de l’identité dans Sinn und Bedeutung.

20

TUA, p. 11.

21

TUA, p. 13

22

TUA, p. id.

23

TUA, p. 14.

24

TUA, p. 15.

25

Bergson ne pensait pas qu’on pouvait mesurer l’intensité qui restait pour lui une catégorie purement qualitative. 26

Whitehead, The Axioms of Descriptive Geometry, p. 1.

27

« Parmi les travaux effectués depuis une cinquante ans dans le domaine de la Géométrie, le développement de la géométrie projective occupe la première place. Si, au début, il a pu sembler que les relations dites métriques ne pussent lui être accessibles, parce qu’elles ne sont pas projectives, on a récemment appris à les concevoir également au point de vue projectif, en sorte que la méthode projective embrasse maintenant la géométrie tout entière. Les propriétés métriques n’y apparaissent toutefois plus comme des propriétés intrinsèques des êtres de l’espace, mais bien comme des relations de ceux-ci avec un élément fondamental, le cercle imaginaire à l’infini. » F. Klein, Le programme d’Erlangen, « Considérations comparatives sur les recherches géométriques modernes », p. 3, Gauthiers-Villars Editeur, 1974. 28

« Dans cette science, on fait abstraction de toute idée quantitative et par exemple, si on constate que sur une ligne le point B est entre les points A et C, on se contentera de cette constatation et on ne s’inquiètera pas de savoir si la ligne ABC est droite ou courbe, ni si sa longueur AB est égale à la longueur BC, ou si elle est deux fois plus grande. » Poincaré, La Valeur de la science, p. 59. 29

Voici l’énoncé de ce théorème : « Si un hexagone est inscrit dans une conique, alors les points d’intersection des trois paires de côtés opposés sont colinéaires, et inversement si les points d’intersection des trois paires de côtés opposés d’un hexagone sont colinéaires, alors l’hexagone est inscrit dans une conique. » 30

Voici comment Poincaré décrit la droite projective : « Si la ligne droite n'est pas donnée comme un axe de rotation, elle ne peut être donnée que d'une façon, comme le trajet d'un rayon lumineux. Je veux dire que les expériences, toujours plus ou moins grossières, qui nous servent de point de départ, devront toutes être applicables au rayon lumineux et que nous devons définir la ligne droite comme une ligne pour laquelle les lois simples auxquelles le rayon lumineux obéit approximativement, seront rigoureusement vraies. L'expérience qu'il faudra faire pour vérifier le plus important de nos axiomes, le troisième, sera alors la suivante : Soient deux fils tendus. Plaçons l'œil à l'extrémité de l'un de ces fils. Nous voyons que le fil est entièrement caché par son

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extrémité, ce qui nous apprend que le fil est rectiligne, c'est-à-dire suit le trajet d'un rayon lumineux. Faisons la même chose pour le second fil. Nous observons alors ce qui suit : ou bien il n'y aura aucune position de l'œil dans laquelle l'un des fils soit entièrement caché par l'autre, ou bien il y en aura une infinité. Comment se présente la question du nombre des dimensions quand on suit cet ordre d'idées ? Considérons toutes les positions de l'œil dans lesquelles l'un des fils est caché par l'autre. Supposons que dans l'une de ces positions le point A du premier fil soit caché par le point A' du second, le point B par le point B', le point C par le point C'. Nous découvrons alors que si le corps se déplace de telle façon que le point A soit toujours caché par le point A' et le point B par le point B', le point C reste toujours caché par le point C' et en général un point quelconque du premier fil reste caché par le même point du second fil par lequel il était caché avant que le corps ne se déplace. Nous exprimons ce fait en disant que, bien que le corps se soit déplacé, la position de l'œil n'a pas changé. Nous voyons ainsi que la position de l'œil est définie par deux conditions, que A soit caché par A' et B par B'. Nous exprimons ce fait en disant que le lieu des points tel que les deux fils se cachent l'un l'autre a deux dimensions. » Les fondements de la géométrie, « La géométrie de Staudt », p. 10-69, Editions Vigdor, Ebooks. 31

« Space, Time and Relativity »,in A. N. Whitehead, p. 157, Ch. X, The Aim of Education and other Essays, The Free Press, 1967.

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La science et l’hypothèse (SH), Flammarion, p. 93.

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« Ce que je vois, c’est que les sensations qui correspondent à des mouvements de même direction sont liées dans mon esprit par une simple association d’idées. C’est à cette association que se ramène ce que nous appelons « le sentiment de la direction ». On ne saurait donc retrouver ce sentiment dans une sensation unique. » SH, p. 81. Dans Des fondements de la géométrie (FG), Poincaré soutiendra que la sensation ne peut être engendrée que par la sensation : « Je ne vois pas très bien comment il peut y avoir dans la sensation quelque chose d’autre que la sensation elle-même. Et observons de plus que la même sensation peut, selon les circonstances, exciter le sentiment de différentes directions. Quelles que soit la position du corps, la contraction du même muscle, le biceps du bras droit par exemple, provoquera toujours la même sensation musculaire : et cependant, comme nous sommes avertis par d’autres sensations concomitantes que la position du bras a changé, nous savons aussi très bien que la direction du mouvement a changé. » FG, p. 12 Editions Vigdor, Ebooks. 34

SH, p. 82

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Poincaré, La valeur de la science, (VS), p. 66.

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« Savons-nous cette fois ce que c’est qu’un point défini ainsi par sa position relative par rapport à nous, Bien des gens répondront oui et diront qu’ils « localisent » les objets extérieurs. Qu’est-ce à dire ? Localiser un objet, cela veut dire simplement se représenter les mouvements qu’il faudrait faire pour l’atteindre ; je m’explique ; il ne

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s’agit pas de se représenter les mouvements eux-mêmes dans l’espace, mais uniquement de se représenter les sensations musculaires qui accompagnent ces mouvements et qui ne supposent pas la préexistence de l’espace. » VS, p. 67. 37

Du point de vue mathématique, un groupe est un ensemble muni d’une loi de composition interne, lui donnant certaines propriétés : l’associativité : si (a*b)*c appartient à l’ensemble, a*(b* c) y appartient aussi ; l’existence d’un élément neutre e tel que pour un élément a de l’ensemble si a * e = e * a appartient aussi au groupe ; l’existence d’un symétrique telle si a est un élément de l’ensemble, il existe un inverse de a, noté a 1 tel que a 1 * a = a * a 1. L’importance de la notion de groupe vient de ce qu’elle permet d’énumérer les conditions de permanence de certaines propriétés des objets : ainsi l’ensemble des variations de certains points de l’espace qui conservent les distances mutuelles des points forme un groupe. 38

Voir les travaux de F. Klein et en particulier Le programme d’Erlangen et le groupe de transformations de l’espace. 39

« Et cependant si l’image primitive avait totalement disparu de notre souvenir, comment devinerions-nous par quel caprice ces inégalités se sont échafaudées de cette façon les unes sur les autres. » VS, p. 36-7. 40

Poincaré, VS, p. 55.

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« Cette communauté du monde, qui est la matrice de toute genèse, et dont l’essence est le procès avec maintien de la connexité, est ce que Platon appelle le réceptacle ( ). Dans notre effort pour deviner ce qu’il veut dire, nous devons nous souvenir que Platon déclaré ce concept obscur et difficile, et que dans sa propre essence le Réceptacle est dépourvu de toute forme. Ce n’est donc pas, à coup sûr, l’espace géométrique courant avec ses relations mathématiques. Platon nomme son Réceptacle « mère nourricière de tout devenir » AI, p. 202-3. 42

« Nous avons si peu l’intuition de la distance en soi que, dans une nuit, nous l’avons dit, une distance pourrait devenir mille fois plus grande sans que nous puissions nous en apercevoir, si toutes les autres distances avaient subi la même altération. » Poincaré, Science et méthode, (SM), 103. 43

Poincaré, SM, p. 98.

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SM, p. 104.

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SM, p. 107.

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SM, p.108.

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SM, p. 119.

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SH, p. 93.

Chapitre 2 Géométrie et perception Espace et matière Whitehead ne conçoit pas les mathématiques comme constituées de provinces autonomes rassemblées sous une science abstraite, l’algèbre universelle par exemple. L’algèbre ordinaire est à l’algèbre générale ce que la géométrie euclidienne est aux géométries non-euclidiennes. Dans Les fondements de la géométrie Hilbert a montré qu’on peut former une pluralité de géométries en choisissant certains axiomes de la géométrie générale pour définir des modèles géométriques particuliers. Whitehead ne sépare pas algèbre et géométrie : l’une et l’autre font appel au concept de multiplicité qui comprend des entités telles que des points, des nombres, des vecteurs ou des matrices sur lesquels on effectue des calculs La géométrie générale implique la nécessité de délimiter ce qui se rapportait à l’intuition (concret) de ce qui relevait de la pensée pure (abstrait). Dans le chapitre sur « La géométrie » de l’Introduction to Mathematics, Whitehead rappelle que la méthode géométrique est imprégnée de méthode algébrique. Toutes deux considèrent les triangles, cercles et parallélogrammes dans leur généralité et dans leur particularité1. La géométrie s’intéresse autant aux relations internes entre les différentes parties d’une figure qu’aux propriétés des triangles en général : « Le géomètre a dans l’esprit non pas une proposition détachée mais une figure avec ses différentes parties toutes reliées entre elles. De même en algèbre il généralise le triangle en polygone, et le côté en une section conique. Ou en poursuivant en sens inverse, il classe les triangles en triangles équilatéraux, isocèles ou scalènes et les polygones en fonction de leur nombre de côtés, et les sections coniques selon qu’elles sont paraboliques, elliptiques ou hyperboliques. »2 Le rapprochement de la géométrie et de l’algèbre ne saurait faire oublier que ces deux sciences proviennent de deux multiplicités différentes, la première comprenant des points, des droites et des plans et la seconde comprend des symboles (lettres) formés à partir des nombres. L’espace, plus concret que le nombre, s’applique à toute chose, concrète ou abstraite. Les mathématiques atteignent la généralité par l’usage de variables (lettres, caractères) qui dénotent un contenu potentiel tout comme une perception garde un caractère général et un caractère particulier (les événements et le lieu).

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Bien qu’il ne parle pas d’intuition, Whitehead pense qu’on ne peut percevoir les choses sans percevoir en même temps le lieu qu’elles occupent : « La perception de la localité des choses apparaîtrait accompagner ou être incluse dans la plupart de nos sensations. Elle est indépendante de toute sensation particulière en ce sens qu’elle accompagne la plupart d’entre elles. Mais c’est une particularité propre aux choses que nous appréhendons par nos sensations. L’appréhension directe de ce que nous voulons dire par la position des choses par rapport à chaque autre chose est une chose sui generis, tout comme le sont les appréhensions de sons, couleurs, touchers et goûts. »3 Les choses se donnent dans l’espace en même temps que leurs relations qui permet de définir les propriétés de l’espace. Aussi l’intuition que l’on peut avoir de l’espace est extérieure à la fois à la logique et aux mathématiques mais elle ne permet pas de construire les prémisses de la science. Ce détachement des mathématiques par rapport à l’intuition vient de ce qu’elle est devenue une science de l’ordre. Même la géométrie doit être conçue dans ce cadre : « La géométrie considérée comme une science mathématique, résulte d’une division d’une science plus générale qui est la science de l’ordre. Elle peut être appelée la science de l’ordre dimensionnel : la qualification « dimensionnel » a été introduite parce que les limitations, qui la réduisent à seulement une partie de la science générale de l’ordre, sont telles qu’on peut en dériver les relations régulières des lignes droites aux plans et des plans à la totalité de l’espace. » 4 Pour conclure on peut dire que les propriétés de l’espace comme celle des nombres ne sont pas des propriétés subjectives de l’esprit connaissant mais appartiennent aux choses en tant que choses sans qu’il soit nécessaire de mentionner un sens spécialisé pour son appréhension. La perception de l’espace accompagne presque toutes nos sensations mais elle ne suffit pas à expliquer la structure de l’espace.

2.1. La géométrie et l’expérience Comme ses contemporains mathématiciens, Whitehead s’intéresse aux géométries non-euclidiennes parce qu’elles sont susceptibles d’offrir des cadres conceptuels nouveaux aux difficultés rencontrées par les physiciens dans l’éclaircissement des problèmes posés par les théories de l’électromagnétisme de Maxwell et Lorentz. A l’instar de beaucoup de mathématiciens de son époque, il croit que cette science a une vocation à l’universalité mais ne croit pas que ce soit seulement pour nous donner des lois de la pensée (Frege). Quand il parle des mathématiques, il croit à leur portée universelle non pas simplement comme outil de pensée pour la déduction mais aussi comme « organon » de description de la nature. Sa

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philosophie des mathématiques s’inspire moins d’une recherche formelle de la rigueur que du souci de mieux définir les entités spatiales pour les rendre plus adéquates aux recherches concernant le rapport de la matière à l’espace et au temps. Il s’intéresse moins à l’analyse qu’à la géométrie car elle permet de penser l’arrière-plan du monde en termes de continuité ce qui évite d’entrer dans les difficultés de la composition du continu. Sa conception n’est pas statique mais dynamique dans la mesure où ce sont les transformations issues du mouvement et du devenir qui permettent de comprendre les relations entre les entités du monde matériel. La philosophie qui s’annonce dans les recherches mathématiques ne relève ni d’une métaphysique, ni d’une épistémologie mais témoigne du besoin de trouver une perspective universelle propre à satisfaire le besoin de généralisation propre à toute science et en même temps d’ancrer la science dans le concret représenté d’abord par les sciences particulières et plus tard par la perception. Dans The Principle of Relativitty, il souligne l’importance des recherches physiques concernant l’espace, le temps, la théorie de la mesure ainsi que la nécessité d’associer physique et philosophie : « En même temps il est important de comprendre les limitations quant au sens de « philosophie » dans cette relation. Elle n’a rien à faire avec l’éthique ou la théologie ou la théorie de l’esthétique. Elle s’engage seulement à déterminer les conceptions les plus générales qui s’appliquent aux choses observées par les sens. Par conséquent ce n’est même pas une métaphysique mais il faudrait l’appeler une panphysique. »5 Ce qu’il appelle la panphysique se distingue de la métaphysique et de la science mathématique par l’importance donnée à ce qui est appréhendé au niveau sensible et annonce la philosophie naturelle qui associe les constructions logiques et les données immédiates de la perception.

2.1.1. Poincaré La découverte des géométries non-euclidiennes a eu une influence très importante sur les mathématiciens qui étaient parfois divisés sur le sens à donner à la géométrie quand elle rompt le lien à l’intuition de l’espace. Cayley, Hilbert, Klein mais aussi Poincaré ont cherché par des voies différentes à comprendre comment ces géométries pouvaient nous conduire à une révision de notre manière de pensée. Si la logique a été traditionnellement associée à l'art de penser, c'est toute une idée des rapports de la pensée à la vérité qui se trouve remise en question. Dans La Science et l’Hypothèse Poincaré a montré d’abord que les nouvelles géométries nous obligeaient à réviser la notion d’axiome fondée sur l'intuition et ensuite qu’elles pouvaient être interprétées en termes de

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géométrie euclidienne. L’introduction progressive de ces géométries dans l’univers mathématique entraîne une révision complète de la conception idéaliste de l’expérience qui ne peut plus être pensée en termes de formes a priori puisque les formes de l’espace géométrique perdent la nécessité qu’elles avaient dans le contexte classique. Les axiomes géométriques ne sont ni des jugements synthétiques a priori, ni des faits expérimentaux mais ce sont des conventions. On a voulu en conclure qu’ils étaient arbitraires. Mais Poincaré entendait montrer qu’ils ne pouvaient être compris en partant du couple vrai / faux et qu’ils n’étaient pas posés par un entendement législateur mais imposés à l’occasion de l’expérience. Parler de vérité des axiomes suppose qu’on puisse se placer dans une métascience qui peut être aussi bien la philosophie transcendantale que la métaphysique. Appliquée à la géométrie euclidienne, l’idée de vérité perd le sens que lui ont donné les philosophes : « Dès lors, que doit-on penser de cette question ? La géométrie euclidienne est-elle vraie ? Elle n’a aucun sens. Autant demander si le système métrique est vrai et les anciennes mesures fausses ; si les coordonnées cartésiennes sont vraies et les coordonnées polaires sont fausses. Une géométrie ne peut pas être plus vraie qu’une autre ; elle peut seulement être plus commode. Or la géométrie euclidienne est et restera la plus commode. »6 A la notion de vérité, il substitue celle de simplicité relative non seulement à l’expérience mais à la conception que nous avons des solides et de nos instruments de mesure. Quand Whitehead évoque la controverse entre Poincaré et Russell à propos de l’idée de convention, il l'interprète comme si Poincaré voulait dire que rien dans la nature ne peut nous imposer le choix d’un système de mesure et de congruence. Les conventions dépendent de notre esprit et de notre faculté d’observation mais n’est pas un principe inhérent à la nature. Ce n’est pas la nature qui est indéterminée mais plutôt le système de mesure de l’observateur : « Selon mon opinion, les deux interlocuteurs avaient raison, si on admet les fondements de leur discussion. Russell en effet soulignait que, mis à part des inexactitudes mineures, une relation de congruence déterminée joue entre les facteurs de la nature que notre conscience sensible pose devant nous. Poincaré réclame qu’on lui montre ce facteur naturel qui pourrait conduire une relation de congruence particulière à jouer un rôle prééminent parmi ces facteurs posés dans la conscience sensible. »7 Whitehead en conclut qu’en changeant le matérialisme sous-jacent à cette conception de la nature, on peut sortir de l’impasse. Ce rapport de la géométrie à l’expérience pose le problème du rapport de l’espace aux objets appréhendés par les sens. Si l’astronomie a pu servir de support à la définition optique de la ligne droite, on ne peut en conclure

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qu’il s’agit d’un critère absolu ; si on appréhendait des phénomènes auxquels ne s’appliquent pas les définitions de la géométrie euclidienne, on ne pourrait trouver d’expérience qui vérifierait une définition noneuclidienne : « Il est donc impossible d’imaginer une expérience concrète qui puisse être interprétée dans le système euclidien et qui ne puisse pas l’être dans la système lobatcheskien de sorte que je puis conclure : Aucune expérience ne sera jamais en contradiction avec le postulatum d’Euclide ; en revanche aucune expérience ne sera en contradiction avec le postulatum de Lobatcheski. »8 Poincaré montre la nécessité de distinguer l’espace des corps qui l’occupent ; nous ne faisons pas l’expérience de leur position et de leur distance alors que nous faisons l’expérience des propriétés matérielles des corps, comme la température, le potentiel électrique ou gravitationnel. Le principe de relativité qui écarte toute interprétation absolue des grandeurs, distance ou position, s’applique autant à la géométrie qu’à la physique : en effet corps et distances à un instant donnée dépendent de l’état de ces corps à l’instant initial mais non d’une position ou d’une orientation absolue du système spatial. La relativité des positions et des distances des corps ne fait pas intervenir l’expérience mais la relation à l’univers dans sa totalité ce qui implique que l’expérience ne pourra jamais suffire à invalider la géométrie non-euclidienne : « Il est aisé de voir que cette crainte est vaine ; en effet, pour qu’on puisse appliquer la loi de relativité en toute rigueur, il faut l’appliquer à l’univers entier. Car si on considérait une partie de cet univers, et si la position absolue de cette partie venait à varier, les distances aux autres corps de l’univers varieraient également, leur influence sur la partie de l’univers envisagée pourrait par conséquent augmenter ou diminuer, ce qui pourrait modifier les lois des phénomènes qui s’y passent. »9 Poincaré en conclut que l’expérience ne permet pas de trancher entre la géométrie euclidienne et celle de Lobatchevski ce qui implique que les formes géométriques ne déterminent pas nécessairement un contenu mais dépendent d’abord d’un choix. L’expérience ne permet de connaître que les rapports des corps entre eux mais rend impossible la connaissance de leur rapport à l’espace : aussi fautil dure que l’expérience porte sur les corps et non sur l’espace. Comme Whitehead, Poincaré rappelle que personne ne peut prétendre avoir l’intuition de ce qu’est un point : « Ce que nous voyons quand nous cherchons à nous représenter un point de l’espace, c’est une tâche noire sur du papier blanc, une tâche de craie sur un tableau noir, c’est toujours un objet. » 10 Imprégné de naturalisme, il évoque la possibilité d’une expérience ancestrale venue de la sélection naturelle qui oriente notre choix de certaines entités en raison de leur commodité, ou plus grande simplicité.

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2.1.2. Einstein La géométrisation de la physique au XVIIème siècle a posé le problème du rapport des mathématiques à l’expérience. La description mathématique des phénomènes physiques ne peut plus se fier à la géométrie euclidienne car pour atteindre l’expérience, il faut disposer de relations plus fines que celles dont disposent la logique traditionnelle et les théories idéalistes de la connaissance. Dans La géométrie et l’expérience, Einstein montre que les nouvelles géométries ont conduit les mathématiciens à distinguer une composante formelle et une composante intuitive. La raison n’est plus dépendante d’une intuition puisque le contenu est fixé par un ensemble d’axiomes qui définissent implicitement de domaine d’une géométrie. La méthode axiomatique rend caduque la conception kantienne d’une raison qui progresse parce qu’elle demeure en prise sur l’intuition : « La géométrie traite d’objets qui sont désignés par les termes de point, droite, etc. Une connaissance ou intuition quelconque ou intuition de ces objets n’est pas présupposée ; la seule chose qu’on présuppose est la validité des axiomes, dont celui mentionné plus haut est un exemple, qui doivent être également conçus comme purement formels, c’est-à-dire dépourvus de tout contenu intuitif ou accessible à l’expérience. »11 La conception axiomatique des mathématiques montre le caractère relatif des concepts de la géométrie pratique (celles des arpenteurs), tel le concept du solide parfait qui n’existe nulle part dans la nature. Poincaré rejetait l’équivalence posée entre les corps de l’expérience, supposés parfaitement rigides, et les corps de la nature parce que dans la nature les corps réels solides ne sont pas rigides et que leur propriétés géométriques, à savoir leurs positions relatives, dépend de la température, de forces extérieures et de beaucoup d’autres facteurs. Les horloges et mètres étalon de la théorie de la relativité n’ont pas de réplique exacte dans la réalité. La géométrie pratique repose sur un principe admis tacitement par ceux qui veulent effectuer des mesures dans le continuum spatio-temporel : si des droites sont égales à un moment donné ou si des horloges idéales marchent a un moment donné avec la même vitesse, on peut dire que les droites et les temps donnés par ces horloges seront égaux. L’adoption d’une géométrie riemannienne pour définir le continuum spatial dépend du niveau de réalité et des ordres de grandeur. Si l’espace de la géométrie euclidienne reste adéquat pour l’étude du mouvement des corps perçus dans l'expérience, il n’en va plus de même lorsqu’il s’agit de l’espace microscopique (infime) ou de celui de l’univers (immense). Les physiciens choisissent une géométrie en fonction des corps donnés. Si la géométrie perd le lien avec l’intuition, elle maintient un lien avec

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l’expérience. Ainsi une géométrie riemannienne peut parfaitement convenir à une conception finie de l’univers dont la sphère donne l’image intuitive. Einstein montre comment on peut représenter une sphère sur le plan : « Nous avons ainsi obtenu une image intuitive de la géométrie sphérique, en nous appuyant sur l’exemple du mode de pensée et de représentation en usage dans le domaine de la géométrie euclidienne. Il n’y a aucune difficulté à approfondir et à pousser plus loin les représentations ainsi acquises par la mise en œuvre de constructions spéciales. Il ne serait pas non plus difficile de rendre intuitif d’une manière analogue le cas de la soidisant géométrie elliptique. »12 Einstein, comme Poincaré, ne se contente donc pas de dissocier la géométrie en une partie formelle et une partie intuitive mais il montre l’importance de l’expérience dans le choix d’une géométrie. S’il n’est pas possible de décrire les trajectoires et les positions des points matériels à l’aide des entités de la géométrie euclidienne, il faut construire d’autres entités qu'on puisse traduire dans la géométrie euclidienne.

2.2. Géométrie et monde sensible chez Jean Nicod Jean Nicod cherche aussi à comprendre le rapport de la géométrie à l’expérience attendu que seule l’expérience offre un critère de vérité. Aussi privilégie-t-il l’aspect sensible ce qui implique une sorte de renversement par rapport à Poincaré et Einstein : chez lui les recherches physiques se distinguent mal des recherches géométriques. Dans La géométrie dans le monde sensible, il décrit ainsi son projet : « On se propose de chercher dans ce travail en quoi la géométrie est une aide pour la physique ; comment ses propositions s’appliquent à l’ordre du monde sensible ; comment leur connaissance sert à l’énonciation des faits et des lois. Car tout énoncé de physique est rempli de géométrie : toute prédiction d’un fait sensible s’accorde à une certaine disposition des objets et des observateurs, exprimables en termes géométriques. »13 La distinction forme / matière vise simplement à montrer comment la géométrie formelle, fondée sur des axiomes, s'accorde avec la géométrie sensible qui ne distingue pas la forme du contenu, les relations logiques et les données sensibles. Au chapitre IV, il expose la géométrie du point et du volume de Whitehead et montre que sa conception, plus proche de la perception, dépend encore d’une conception formelle et axiomatique de la géométrie. Il remarque que sa conception de la perception, fondée sur le primat du volume par rapport aux surfaces, aux lignes et aux points, n’est pas nouvelle : « M. Whitehead se place à un point de vue différent du nôtre. Il parle d’une analyse des

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termes et des relations que présente la nature, et il cherche une combinaison de ces entités qui offre les propriétés du point géométrique. Mais cette combinaison rentre elle-même dans la géométrie, car les entités naturelles qu’elle compose doivent déjà posséder les propriétés de certaines entités géométriques, les volumes. C’est pourquoi la construction de M. Whitehead vaut généralement, comme une recherche de géométrie pure, la recherche de la géométrie du volume. »14 A la question de savoir si la nature donne des volumes, J. Nicod répond qu’elle n’en donne qu’une interprétation boiteuse car les volumes ne sont perceptibles que s’ils sont assez grands. A ses yeux il s’agit d’une application de la géométrie au monde sensible mais non d’une géométrie propre au monde sensible. Pourtant dans The Principle of Relativity, Whitehead rappelle que la science ne doit pas perdre de vue l’observation des faits en évoquant une formule de Sir J. J. Thomson : « Je ne doute pas un instant que notre visée ultime doit être de décrire le sensible en termes du sensible. L’adhésion à cet aphorisme, reconnue par l’autorité de deux grands physiciens anglais est le trait dominant de tout ce qui est dit dans les chapitres qui suivent. La philosophie de la science est la tentative de formuler les caractères les plus généraux des choses observées.»15 Pour Whitehead le problème n’est pas d’appliquer la géométrie au monde sensible mais de comprendre comment les entités géométriques émergent de l’expérience perceptive.

2.3. Géométrie, logique et monde matériel Whitehead est toujours resté attentif aux problèmes d’application de la géométrie à la physique. Sa conception des mathématiques, influencée par le logicisme et la conception axiomatique (Veblen), accorde une grande importance à la formulation de définitions et d’hypothèses à condition qu’elles s’accordent avec les faits perceptifs. Par définition il entend les définitions nominales afin d’abréger un complexe d’idées en lui attribuant un nom. Les axiomes servent à former des concepts ou à délimiter des domaines d’objets. Pour Whitehead la géométrie ne peut plus être conçue comme une science de la construction des concepts à partir de notre intuition de l’espace. D’une conception métaphysique ou transcendantale de la géométrie, le XIX ème siècle est passé à une conception logique qui vise d’abord à classer les entités plutôt qu’à comprendre comment elles sont données dans l’intuition: « Cette science générale peut être définie comme suit : étant donné une classe d’entités K, les sous-classes de K formant une nouvelle classe de classes, la science de la classification est l’étude de l’ensemble des classes choisies à partir de cette nouvelle classe de façon à posséder certaines

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propriétés attribuées. Par exemple dans la branche de classification d’Aristote en genres et en espèces, l’ensemble choisi en partant des classes de sous-classes de K doivent (1) être mutuellement exclusives et (2) satisfaire K ; les sous-classes de cet ensemble sont les genres de K ; ainsi chaque genre doit être classé à partir de la règle énoncée ci-dessus, les genres des genres de K étant dites espèces de K ; et le processus de construction se prolonge de manière analogue pour les sous-espèces, etc. L’importance de ce procédé de classification est évident et a été suffisamment remarqué par les logiciens. » 16 De même que la logique aristotélicienne devait classer les entités en genres et en espèce, la géométrie est conçue comme un système de classification qui s’applique à toute entité existant dans l’espace. Mais, alors que la logique aristotélicienne s’en tient à une classification qui implique une relation exclusive entre classes, la géométrie envisagée par Whitehead se définit comme une science de classification croisée (cross-classification) avec une classe fondamentale formée de points, la classe K, et un ensemble formé des sous-classes de K qui est l’ensemble des lignes droites. A partir du moment où l’espace n’est ni une substance étendue, ni donné dans l’intuition subjective d’une forme, il ne peut être pensée qu'à partir de formes logiques en accord avec les formes géométriques. La géométrie, en tant que science des classifications croisées, ne fait plus référence à la mesure, aux distances et aux coordonnées numériques pour localiser des points. Il s’agit d’une géométrie projective non métrique différente de la classification aristotélicienne par genres et espèce et de la classification platonicienne par la « division ». Il appliquera la théorie de la classification croisée à la description logique du monde physique. Dans un article intitulé On Mathematical Concepts of the Material World, lu d’abord devant la Royal Society of London le 7 décembre 1905, et publié ensuite en 1906 dans les Philosophical Transactions of the Royal Society, il part d’une théorie des relations semblable à celle admise par Russell à la même époque et classe les concepts nécessaires à la description du monde matériel en plusieurs catégories ce qui suppose une classification des entités géométriques (points, droites, plans) et physiques (particules, instants, mouvements, trajectoires). Il cherche à comprendre comment l’espace peut « contenir » des entités telles que des corps, des points matériels, des mouvements et des forces. Aussi la relation d’inclusion ne s’appliquera pas seulement à la clarification des relations entre concepts mais à la définition des rapports entre les points idéaux de la géométrie projective et les points matériels de la physique. Il s’agit moins de comprendre le rapport des formes de l’espace à leur contenu que de comprendre comment les relations logiques peuvent s’appliquer aux termes ou contenu relevant de l’espace : « Etant donné un ensemble d’entités

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formant le champ d’une relation polyadique R quels sont les axiomes qui satisfont R ou dont R est la conséquence et tels que les théorèmes de la géométrie euclidienne permettent d’exprimer les propriétés du champ R ? » 17 . Etant donné un domaine formé de relations à 2 ou n termes, le problème revient à énumérer les axiomes satisfaisant le domaine formé par ces relations. Whitehead renvoie aux travaux de Poincaré qui a souligné la possibilité des traduire les entités telles que point, droite, plan et espace propre à une géométrie en termes d’une autre géométrie. Ainsi Whitehead quitte le terrain classique de la géométrisation de la nature qui réduit la matière à l'étendue et l’espace aux conditions formelles de notre intuition pour chercher une extension de la géométrie au moyen de la méthode axiomatique. Sa conception logique de la géométrie s’intéresse moins aux points et aux droites qu’à leurs relations dans une structure. Comme dans la conception axiomatique des Fondements de la géométrie (Hilbert), les axiomes définissent implicitement les relations entre entités d’un domaine. Ainsi il s’agit moins du choix d’une géométrie que d’une extension de ses concepts afin de l’affranchir de son lien à l’intuition. L’application de la géométrie à la description des faits physiques oblige Whitehead à dissocier l’espace du temps. Ce dernier n’est introduit que sous une forme abstraite, celle de la mesure du temps, afin de comprendre la vitesse et l’accélération des entités en mouvement. La relation des concepts géométriques abstraits aux concepts matériels applicables à l’expérience prolonge la conception logiciste des mathématiques qui classe les propositions vraies en propositions logiquement vraies et celles qui le sont pour des raisons empiriques. En examinant le rapport des entités réelles avec l’espace et le temps, il prépare la critique du matérialisme, entendu comme doctrine qui fixe la matière dans un espace intemporel constitué de points, de particules et qui n'a qu'une relation extérieure au temps. Bien qu’il ne parle pas encore de philosophie organique, il prépare des concepts qui faciliteront la critique des prémisses matérialistes des physiciens dont la conception newtonienne de l’espace et du temps sera le paradigme.

2.4. Classification des concepts nécessaires à la description du monde matériel Le monde matériel se définit par un ensemble de relations appliqué à des multiplicités formant un champ comprenant les points de l’espace, les particules matérielles et les instants du temps liés par une relation sérielle dyadique, semblable à la relation de succession des nombres. Ainsi tout

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concept matériel inclut la sous-classe des instants du temps. A cette classe s’ajoute celles des constituants ultimes (les positions, les trajectoires) nécessaires à la description de l’état de mouvement ou de repos des entités du monde matériel. Par « concepts du monde matériel » Whitehead entend un ensemble d’axiomes et de définitions permettant de former des propositions susceptibles d’être vraies ou fausses. De cette construction logique du monde matériel, on peut dire qu’elle est à la fois géométrique puisqu’elle ne fait appel qu’à des entités définissables à partir de relations fondamentales mais elle est également logique car les définitions, les axiomes et les propositions sont formulées à partir d’un symbolisme logique qu’on retrouvera dans les Principia. Ces concepts incluent les instants du temps car le temps doit s’appliquer à tout concept dépendant du monde matériel18. Mais le monde ne contient pas seulement des points et des instants mais aussi des particules. Ainsi la matière peut être continue et formée de particules associées à des points ce qui permet de dire qu’une particule occupe un point. Particules de matière, points de l’espace et instants du temps constituent les entités fondamentales du monde matériel. Il n’est pas question de localiser des entités par leurs coordonnées numériques mais d’éclaircir la relation d’occupation : « Ainsi l’occupation est une relation triadique qui se produit dans chaque cas spécifique entre une particule de matière, un point de l’espace à un certain instant du temps. » 19 La relation d’occupation fait intervenir une relation de temps qui s’exprime par un ordre sériel, et une relation polyadique, dite relation essentielle, qui comprend un nombre défini de termes. Whitehead ajoute une relation spécifique, dite extérieure, indispensable pour déterminer non seulement la position mais aussi les axes de coordonnées nécessaires à la mesure de la vitesse. Les propositions de la géométrie portant sur la relation essentielle incluent un et un seul instant du temps et restent vraies quel que soit l’instant du temps. Géométrie et physique deviennent des sciences déductives dépendant d’hypothèses et d’axiomes affranchis de la tutelle de la vérification expérimentale. Les concepts indispensables à la description se répartissent en cinq catégories qui dépendent chacune d'un ensemble d'axiomes accompagné de définitions appropriées et de leurs conséquences. : les deux premières classes qui relèvent de la conception classique de la géométrie dans son rapport à la physique (géométrisation de la nature) comprennent les entités qu’on peut définir à partir d’une relation à trois termes (relation d’ordre linéaire entre trois points a, b et c). La troisième catégorie de concepts s’applique à la cinématique et à la dynamique des particules en mouvement. Whitehead attribue à Leibniz l’introduction de la perspective

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du changement dans l’étude géométrique du monde matériel. Le champ concernant les relations des concepts I, II et III comprend des lignes et des plans définis par des points ainsi que des instants ; quand à celui des deux autres concepts IV et V, il comprend non plus des points mais des lignes qui, associée à une direction, engendreront des vecteurs. La différence séparant les concepts I, II et III des concepts IV et V vient de ce que les trois premiers sont des concepts ponctuels s’appliquant à des entités telles que points, particules et instants alors que les deux derniers renvoient à des concepts linéaires. En ne prenant en compte que la première catégorie, on ne parvient qu’à une description abstraite alors que la seconde catégorie associe des vecteurs aux propriétés des entités. En concevant les points comme éléments d’une droite orientée, Whitehead se conforme aux conditions de la géométrie descriptive et projective qui définit le point projectif comme classe de lignes droites. La notion de point sert à localiser des positions en faisant abstraction du mouvement. Pour restituer la relation interne du mouvement et de sa trajectoire, il faut inclure les vecteurs qui représentent la direction et la force. L’introduction des concepts linéaires implique d'autres concepts tels ceux de dimension et d’interpoint pour comprendre la relation des points entre eux et à la ligne droite. La géométrie projective permet de considérer la ligne comme une entité primitive puisqu’elle rend possible la définition du point comme classe de lignes. Si la statique et la cinématique permettent de considérer le point comme l’entité ultime, la dynamique exige que l’on puisse traduire les lignes de force agissant dans la nature. Des trois premiers niveaux au quatrième et au cinquième on passe du scalaire au vectoriel. Il s’agit moins de localiser que d’indiquer la direction et le sens d’action des forces. Whitehead croit que les concepts V s’appliquent aussi bien à la dynamique classique qu’à l’électromagnétisme. Si les trois premières catégories de concepts s’attachent à une conception ponctuelle du point et de l’instant, les deux autres catégories ne considèrent plus le point comme une entité primitive mais comme dérivé d’un complexe linéaire.20 La notion de particule dénote une entité en mouvement dont la force et la direction peuvent varier avec le temps. Pour comprendre la relation d'une particule à l’espace, il faut commencer par définir la relation d’occupation : il s’agit d’une relation physique primordiale entre ce qui est abstrait (le point, la droite) et ce qui est concret (la particule). Puisque l’objectif de Whitehead est de comprendre le rapport de la géométrie à la physique, il se trouve confronté au problème du statut du point qui reste un thème récurrent dans toute son œuvre. En effet si la notion de point est indispensable pour définir un centre de masse ou de gravité, le point de

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l’espace (position) et le point du temps (l’instant) n’ont qu’une signification homonymique. La théorie des interpoints (intersection-points) provient de la géométrie projective : entre point et ligne existe une relation de dualité telle que toute proposition valide de géométrie projective ne change pas quand on substitue les termes « point » et « ligne ». Les lignes ne sont pas seulement des classes de points mais proviennent aussi de l'intersection de plans; les points sont définis comme des classes d'intersection de lignes et de plans. Ainsi les interpoints deviennent des portions de points et un point peut contenir un, plusieurs ou aucun interpoints21. Il introduit ensuite le concept de dimensions de l’espace pour comprendre comment le continu physique, indissociable des forces physiques, occupe le continu géométrique. Plus tard, dans Procès et réalité, Whitehead reprendra le problème de l’espace en essayant de l’accorder avec une théorie de la mesure qui tienne compte des dimensions de l’espace La construction logique du monde matériel ne doit considérer que ce qui est simple, à savoir la relation qui lie un point à d’autres points. La géométrisation de la nature réduit l’étendue à une somme de points. Whitehead ne peut plus considérer le point comme entité primitive : non seulement il appartient à une classe mais on ne peut le définir que comme relation entre les autres points de la classe. Du point de vue de l’espacetemps, l’important est ce qui se passe entre les points. En cherchant à saisir ce qui est entre l’espace et le temps, entre les lignes et les points, entre le géométrique et l’empirique, entre l’idéal et le réel, Whitehead découvre que le réel est toujours connectivité qui suppose des classes ouvertes ; en effet il ne suffit pas de comprendre les relations entre points mais aussi les relations entre classes et classes de classes. Il en résulte que la classe de toutes les classes qui s’identifie au monde doit être ouverte : cette géométrie qui définit les entités par leur relation de voisinage avec les autres entités oblige à réviser l’idée de limite et de limitation. Géométrie descriptive et projective rendent possible une description topologique d’un univers ouvert reposant sur des classes elles-mêmes ouvertes.

2.5. Comment les corps occupent l’espace Onze ans plus tard, Whitehead publie un article dans la Revue de Métaphysique et de Morale qui expose le problème de l’espace dans une perspective différente de celle de 1905. Le problème est moins de comprendre les rapports entre géométrie et physique, entre les points et les instants que d’explorer les actions entre les événements. L’étude de l’espace et du temps comprend à la fois les relations logiques entre

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événements mais aussi la perception que nous pouvons en avoir. Ainsi on ne peut comprendre l’espace et le temps en partant de relations simplement logiques car une distinction métaphysique essentielle apparaît entre l’espace apparent qui peut être immédiat (relatif au percevant) ou complet quand on envisage l’ensemble des objets qui apparaissent comme un monde. La distinction entre espace apparent et espace physique implique l’adoption d’une conception relationniste de l’espace qui rend impossible l'idée de position absolue d’un objet. Whitehead nomme complétion le processus par lequel se forme la construction de l’espace à partir des perspectives des sujets percevants : « En premier lieu, les espaces apparents immédiats des différents individus sont ajustés les uns aux autres ; le côté or et le côté argent du bouclier sont combinés en un objet unique. En second lieu, on se forme, quoique grossièrement, une idée d’un monde physique et le monde apparent est alors complété par l’adjonction de l’idée de toutes les perceptions qui pourraient être apparues à des sujets hypothétiques, suivant les lois et l’état du monde physique. Cette conception, ainsi complétée en un double sens, comprend un monde d’objets apparents dans un espace apparent illimité. L’espace apparent complet est l’espace du monde perçu, auquel on se réfère ordinairement dans la conversation des hommes. Il est d’ordinaire conçu comme unique. » 22 Pour passer de l’espace apparent complet à l’espace physique, il faut supposer l’universalité : ainsi l’espace physique implique un monde hypothétique qui soit le même pour tous dans lequel les relations entre objets correspondent aux sensations que nous pouvons en avoir : « Par exemple, une sensation visuelle est rapportée à une excitation de cerveau, qui vient d’une excitation des nerfs de la rétine de l’œil, qui vient elle-même du choc des rayons lumineux, etc. » 23 Whitehead ne considère pas que le parallélisme entre objets et sensations soit un fait primitif. S’il considérait ce parallélisme comme un fait dans lequel le monde physique est cause des sensations que j’en ai, son explication ne permettrait pas de dépasser le cadre de l’empirisme et pourrait même s’apparenter à une forme de matérialisme. Il convient donc de comprendre non pas comment les objets physiques engendrent des sensations psychiques mais plutôt de comprendre la perception des objets physiques. Si les sensations dépendent bien de l’action des ondulations de l’éther sur l’œil ou du son sur le tympan, on peut en conclure que les objets perçus (objets apparents dans le monde apparent) sont en relation non pas avec des objets physiques mais avec des événements. Il n’est plus question de comprendre le rapport du géométrique (constant) au physique (le mouvement) mais le rapport du stable (l’objet) à ce qui est mouvant (l’événement). La construction de

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l’objet à partir de l’événement vise à substituer des entités simples aux entités complexes : « Donc les objets apparents du monde apparent sont en corrélation directe avec les événements du monde physique et non pas avec les objets du monde physique. La conséquence de ceci est que l’on remplace par la pensée les objets apparents fluides et se désagrégeant par des objets physiques plus permanents ; tout progrès dans l’analyse du monde physique consiste à remplacer les objets instables par des objets permanents. Par exemple, les corps apparents sont remplacés par des molécules physiques, les molécules par des atomes, les atomes par des électrons. Et chaque fois qu’un tel remplacement a lieu, les propriétés du corps relativement complexe sont conçues, comme les propriétés d’événements, survenant dans un ensemble de composants plus simple, en interaction. » 24 Cette référence à la notion d’événement a plus qu’une signification physique car elle indique ce qu’il y a de commun au physique et au perceptif. Dans la perception, la construction des objets n’est possible que parce qu’il y a « interité » (betweenness) ou relation interne entre la nature et le sujet, le perçu et le percevant.

2.6. Le temps du sens commun Le passage du géométrique au physique pose le problème du temps. Le mémoire de 1905 considérait la relation d’une position à un instant comme une sorte de donné préalable. En 1916 le problème se pose de manière différente car si le monde physique présuppose l’espace et le temps, la possibilité de constituer un monde apparent complet à partir des différents mondes apparents immédiats implique qu’il y ait un temps commun. : « Un temps commun est le lieu dans lequel le parallélisme des mondes différents est sauvegardé et rendu possible. Il est évident que sur ce point le problème réel du temps est la formation du temps commun pour le monde apparent complet, en dehors des temps différents des mondes apparents immédiats apparents des divers sujets percevants. »25 La notion de temps commun contredit les analyses d’Einstein (1905) à propos de la notion de simultanéité : la notion de temps, nécessaire à la description d’un événement, est relative aux coordonnées de l'événement pour un observateur et il ne peut y avoir de temps commun que si un événement est relatif à un même référentiel. Sinon il faut convertir le temps propre à un référentiel au temps d’un autre référentiel par un certain type de transformations préservant l’universalité des lois de la nature. Ainsi Einstein considère que ce qu’il y a de commun à deux référentiels d’inertie ne peut être leur temps mais simplement le fait qu’ils sont le siège de lois

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ou relations physiques qui n’affectent pas le comportement des corps physiques. Mais Whitehead ne voit pas dans le temps le problème du passage du temps subjectif (sujets percevants) au temps objectif (le temps physique). Pour Whitehead le temps assure la continuité de l’interaction entre objets physiques. Un objet physique agit sur un autre soit par relation directe, soit par relation indirecte. L’action s’exerce à la fois dans l’espace dans la mesure où les objets peuvent avoir une relation de simultanéité mais aussi dans le temps. Ainsi un événement peut être cause d’un événement futur et s’il y a un temps commun, cela signifie qu’il y a une continuité du temps. Le problème est donc de comprendre comment il peut y avoir interaction sans admettre l’idée d’action à distance. En niant l’action à distance, on écarte la possibilité de relations entre objets qui n’occupent pas les mêmes points.

2.7. Le sens de la relation partie / tout Whitehead, comme Russell, rejette la conception métaphysique de la totalité défendue par Bradley, Spinoza et Hegel qui fait appel à une relation interne entre les parties et le tout. Si un objet peut avoir des parties, c’est qu’il est bien un tout composé et la relation de l’objet à ses parties s’apparente à la relation logique qu’on retrouve entre « tout » et « quelque » (I). Totalité et partie représentent deux classes dont la classe partielle est dite contenue dans la classe totale. Cette relation d’inclusion peut s’appliquer au cas du rapport des objets complexes aux objets simples qui les composent. Mais les objets simples composants peuvent très bien être d’une nature différente des objets composés (II) : « Ainsi le sucre est, en ce sens, partie hétérogène d’un pudding, la note partie hétérogène d’un accord. »26 L’objet simple est dit alors être non pas une partie mais un composant de l’objet complexe. Il peut arriver que la relation partie-tout réfère à des objets qui sont dans l’espace (III) : « Dans ce sens, la tête est partie du corps du cheval, la province partie du territoire de la nation, la mètre partie du kilomètre. »27 Il reste à se demander si on peut considérer que les corps ont des points comme partie. Quand on considère les objets perçus dans le monde apparent, ils se donnent à nous comme des unités et non comme des collections de points. Comment l’objet peut-il résulter d’une relation géométrique tout-partie (III) et d’une relation logique du type tout-quelque (I) ? Un objet de grande dimension peut ne pas être perçu immédiatement comme un tout mais l’esprit reconstruit logiquement le tout à partir de quelques parties. Si les objets sont donnés dans l’espace physique, il convient de partir de la classe

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de relation- dont le domaine et le co-domaine forment un monde- qui doit comporter des unités indécomposables. Dans le monde physique la relation partie-tout est remplacée par la relation d’inclusion- afin de permettre de définir la notion de « points- matériels ». Cette relation permet de définir les relations entre objets aussi bien pour l’espace apparent complet que pour l’espace physique. Dans le premier cas si on part de la classe- de toutes les relations possibles entre un sujet et un objet apparent dans le monde apparent complet, on peut dire que tout sujet qui perçoit a quand il a la relation R à b, perçoit également b : « Par exemple, voir la tête d’un chien c’est voir le chien, toucher la tête d’un chien c’est toucher le chien ; et caresser la tête d’un chien c’est caresser le chien. »28 S’il s’agit de l’espace physique, la classe- comprend toutes les relations directes entre objets physiques : si b est un objet physique si x est un objet quelconque qui a la relation R avec b, on peut conclure que tout objet physique b a la relation R avec a. Ainsi agir sur b revient aussi à agir sur a : Whitehead considère que l’objet physique b est une partie de l’objet physique a. La notion d’inclusion- s’applique aussi bien au monde apparent qu’au monde physique. La théorie relationniste de l’espace se caractérise par une nouvelle conception du rapport du géométrique au physique sans introduction d’éléments prétendument simples tels que les points, droites, courbes, surfaces et volumes. Qu’il s’agisse du monde apparent ou du monde physique, il convient de partir des relations entre objets. Les points ne sont plus des entités simples qui permettraient de définir des positions absolues mais sont des entités complexes. L’espace physique objet- et monde(domaine et codomaine de R) comprend des points-T matériels, des lignesT matérielles et des surfaces-T matérielles qui sont « occupées » : « Si nous acceptons l’hypothèse que toutes les positions sont actuellement occupées par des objets- , alors les définitions sont complètes. Mais si nous admettons un espace inoccupé, c’est-à-dire des points inoccupés par des objets- , alors nous avons à faire à une théorie généralisée des points idéaux (que j’espère expliquer dans un mémoire ultérieur). Ces points idéaux sont les points de l’espace complet de la géométrie. Un point idéal est occupé quand il y a un « point-T matériel » qui lui correspond ; sinon il est inoccupé. »29 La relation entre points matériels et points idéaux30 n’est possible que parce qu’entre l’espace géométrique et le monde physique existe une correspondance dont on retrouvera les effets dans le rapport du physique au mental, du réel à l’idéal. Cette correspondance servira de schème à la théorie métaphysique de l’ingression des objets éternels31.

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2.8. Localisation et occupation de l’espace : la relation d’inclusion Dans le mémoire de 1916, Whitehead adopte une interprétation relationniste de l’espace qui écarte la théorie du caractère primitif et absolu des points qui implique la théorie d'une position absolue. Une telle thèse n’étant plus soutenue par personne, il convient de définir les points en fonction des relations des objets les uns aux autres : « L’ordre fondamental des idées est d’abord un monde de choses en relation, puis l’espace dont les entités fondamentales sont définies au moyen de ces relations et dont les propriétés se déduisent de la nature de ces relations. Les éléments ultimes du monde, ainsi mis en relation, n’ont pas besoin nécessairement d’« occuper » une position d’espace, d’avoir des positions uniques dans l’espace. »32 Que signifie pour un objet « être dans l’espace » ? Whitehead modifie sa conception des rapports de la physique et de la géométrie et soutient qu’on ne peut pas dire que les corps physiques sont d’abord dans l’espace et qu’ensuite ils agiraient les uns sur les autres directement ou indirectement : « Ils sont dans l’espace parce qu’ils agissent les uns sur les autres, et l’espace n’est rien d’autre que l’expression de certaines propriétés de leur interaction. Un livre de géométrie qui la considère comme une science applicable à l’espace physique, n’est rien d’autre que la première partie d’un traité de physique. Son sujet n’est pas « les prolégomènes à la Physique », c’est de la physique. »33. Puisque les objets interagissent tout en gardant un rapport aux sujets percevants, il est possible de construire le monde- à partir des relations- . Dire que x a la relation R à y, c’est dire que x est le domaine de la relation R et y son codomaine. S’il s’agit du monde complet apparent, la classe- des relations inclut la relation du sujet percevant à l’objet apparent perçu. Le domaine de cette relation est formé du domaine des sujets percevants et du co-domaine des objets perçus. Ainsi la relation d’occupation n’est pas une relation d’appartenance entre un objet et un point mais une relation d’inclusion entre un ensemble et un sous-ensemble. Le point doit donc être considéré comme une entité complexe aussi bien dans l’espace apparent que dans l’espace physique : « Dans l’espace physique un point est (pratiquement) une aire ou un volume suffisamment petit pour que le sujet soit incapable d’y introduire une division exacte en parties. De tels « minima sensibilia » ne manquent ni de surface ni de volume, mais de la stabilité nécessaire pour la division. De même, dans l’espace physique, un point est (pratiquement) une aire ou

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un volume suffisamment petit pour qu’une division soit inutile dans l’état actuel de la science. »34 La thèse du caractère complexe du point trouve sa confirmation dans une analyse de la perception qui tient compte autant de l’activité corporelle que de sa manifestation mentale. En mettant en avant la nécessité de prendre en compte la perception, il apparaît qu’il faut introduire une nouvelle relation entre le percevant et le perçu, entre les lieux, les données perceptives et la psychophysique de la perception.

2.9. Percevoir et localiser 2.9.1. Le transfert symbolique La localisation qui permet de lier une qualité à un lieu ne se distingue pas vraiment de la projection. Pour interpréter, la perception doit projeter pour localiser : en effet on ne peut séparer le lieu des qualités pas plus qu’on ne peut séparer l’événement de sa perception ou les données sensibles des relations géométriques. Définir un lieu implique sa présentation pour une perception comprise comme immédiateté de présentation et résultat d’une action de l’efficience corporelle. Il s’agit de deux modes entrelacés l’un présentant une coupe momentanée de l’univers sans lien avec le passé et le futur, l’autre liant les données présentes immédiates aux entités déjà perçues (mémoire) et rendant possible la reconnaissance du lieu et de ses relations à d’autres lieux : « Un exemple : l’effort oculaire léger dans l’acte de vision illustre la définition régionale par l’immédiateté de présentation. Mais en soi, il ne doit pas plus être rapporté à la vision projetée que le serait dans le même temps une douleur d’estomac ou des élancements dans le pied. L’évident rapport de l’effort oculaire et de la vue vient de la perception, sous l’autre mode, de l’œil et de son efficience visuelle. Ce rapport s’établit par l’identité des deux régions, celle de l’effort oculaire, celle de l’efficience visuelle. Mais l’effort oculaire est si supérieur quand au pouvoir de définition régionale, qu’en général c’est de lui que nous dépendons pour les rapports géométriques évidents avec d’autres parties du corps. »35 Si l’immédiateté de présentation ne suffit pas à rendre compte de la perception, c’est parce que nous sentons « avec le corps ». L’« être avec » du corps, imperceptible, reste présent pendant la présentation immédiate36. Bien qu’on ne puisse les opposer, tous deux agissent de manière différente : le corps rassemble les événements du passé en puissance dans la mémoire et l’esprit ne fait que manifester l’état immédiat des données et des tensions corporelles dans le présent immédiat. La localisation ne doit pas donc pas être comprise comme un état instantané mais comme le résultat d’une

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action du corps conjuguée à l’action de l’esprit en face des choses présentées. Sous ces deux formes la perception localise à la fois l’objet perçu et l’organe corporel par ce que Whitehead appelle dans Procès et réalité un transfert symbolique qui résulte de la projection du physique sur le mental. Le rapport symbolique diffère de la relation causale. La causalité n’a d’efficacité qu’au niveau physique : elle s’identifie à la puissance de la mémoire qui assure la transition entre le passé, le présent et le futur. Corps et esprit ont une fonction commune mais si le corps sent « physiquement », l’esprit sent « conceptuellement ». Il y a interférence et interaction entre ces deux modalités du sentir. La vision ne peut donc s’expliquer par la seule inspection des choses par l’esprit. En introduisant l’idée de transfert symbolique, Whitehead se propose de trouver une relation différente de celle qui unit deux substances ou deux modes par l’intermédiaire de la causalité. Pour que la relation du physique au mental soit en accord avec le procès du monde, les données sensibles doivent résulter d’une « construction projective » qui tient compte de ces deux pôles de l’expérience : « Projetées dans le mode de la présentation immédiate, pour exprimer les relations spatiales du monde qui nous est contemporain, elles expriment, dans le mode de la causalité efficiente, le jeu des organes du corps précédant presque instantanément l’expérience, en imposant les propriétés de ces organes à l’expérience considérée. »37 Si la couleur grise de la pierre est donnée dans un réseau de relations géométriques, la sensation de la pierre est dans la main, tout comme la vision se fait dans l’œil ou l’impression de bien-être est diffuse dans les viscères. Sur le mode de la causalité efficiente, la localisation de la pierre grise reste floue parce que ce mode de perception se caractérise d’abord par la mémoire qui établit un lien entre les états corporels passés et les états corporels présents; mais sur le mode de l’immédiateté de présentation qui permet d’appréhender les choses momentanément, la localisation est distincte et révèle le caractère extensif du monde et sa capacité à se diviser en entités atomiques. Si la perception implique une projection ou correspondance entre présentation immédiate et causalité efficiente (la mémoire et le corps), entre ce que l’on voit et ce que l’on éprouve physiquement, il faut admettre une projection entre relations géométriques visuelles et relations géométriques au niveau du vécu corporel : « Lorsque nous enregistrons dans notre conscience notre perception visuelle d’une pierre grise, cela sous-entend quelque chose de plus que la pure vision. La « pierre » comporte un renvoi à son passé, où elle peut avoir été utilisée comme projectile, si elle était suffisamment petite, ou comme siège si elle était suffisamment grande… Mais nous savons tous que la simple vision

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impliquée dans la perception de la pierre grise, est la vision d’une forme grise contemporaine du sujet percevant, et de certaines relations spatiales avec ce sujet percevant, définies avec plus ou moins de flou. Ainsi la simple vision se réduit à la mise en évidence des relations géométriques propres à la perspective, dans une région spatiale déterminée, contemporaine du sujet percevant, cette mise en évidence s’effectuant par la médiation du « gris ». Le sensible gris empêche cette région de se confondre avec d’autres régions. »38. Comment les relations géométriques découvertes dans la présentation immédiate s’accordent-elles avec les relations géométriques du sentir de l’efficience corporelle ?

2.9.2. Géométrie du monde sensible L’intérêt de Whitehead pour la géométrie projective et descriptive vient de ce que la géométrie élémentaire (euclidienne) reste trop abstraite pour décrire la relation du tout et de la partie. Pour figurer ou décrire les objets dans l’espace sans trahir les données perceptives, il importe de tenir compte du fait que l’espace, lié au devenir du monde, implique un mouvement allant de points en point, de lieu en lieu, de ligne en plans et en volumes. Si Whitehead opte pour des géométries élargies, c’est parce que la description géométrique, fondée sur les relations projectives, permet de mieux comprendre les transformations spatio-temporelles dans l’espace : la notion d’égalité, qui impliquait pour Euclide la possibilité de superposer deux formes, doit être redéfinie en tenant compte de la convergence à l’infini des droites idéales et des points idéaux. En effet si la vision est capable immédiatement de situer la pierre dans l’espace environnant, il est normal d’admettre que l’œil qui voit puisse se situer par rapport aux autres organes du corps ; puisque la pierre est relation au corps et aux autres choses, il est difficile de ne pas admettre qu’ils appartiennent à une extension commune. Etre pour une entité c’est se trouver ici et là : telle est la thèse du sens commun soutenue aussi par Whitehead : « Cette théorie correspond à ce que le sens commun a toujours présupposé. Quand nous voyons une forme colorée, il peut s’agir d’un homme réel ou d’un fantôme, ou bien d’une image derrière le miroir, ou encore d’une hallucination ; mais quoi que cela puisse être, elle est bien là — et elle nous révèle une région déterminée de l’espace extérieure. Si nous contemplons une nébuleuse située à un millier d’années-lumière, nous ne regardons pas mille ans en arrière. De telles façons de parler ne sont qu’interprétations et elles détournent l’attention de ce fait primitif de l’expérience directe : nous observons dans le ciel une tache lumineuse contemporaine. »39 La certitude provenant de la présentation immédiate tient à ce qu'une entité se trouve donnée dans une présentation immédiate.

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Comment le lieu du corps qui perçoit et le lieu de l’image peuvent-ils s’accorder ? L’image de la chose renvoie à d’autres images dans le passé et le présent : l’image actuelle de la nébuleuse à travers le télescope suppose une sorte de mémoire de l’entité « nébuleuse » qui s’actualise dans la présentation immédiate de celle-ci à travers l’instrument. A moins de soutenir le caractère privé et subjectif de toute présentation immédiate (Hume), on doit reconnaître qu’il est possible d’effectuer des mesures à partir d’observations. Cela suppose un ordre commun au percevant et au perçu : « Les relations mathématiques impliquées dans l’ordre de présentation appartiennent ainsi également au monde perçu et à la nature du percevant. »40 Le système sous-jacent à la présentation immédiate est de nature mathématique et géométrique alors que le système de la causalité efficiente est de nature dynamique. Géométrie et dynamique sont dans le même rapport que la présentation immédiate et la causalité efficience : ils sont en relation de dualité l’un étant l’inverse de l’autre : « Le rôle respectif des deux modes perceptifs de l’expérience est bien mis en lumière si l’on sait que toutes les observations scientifiques — les mesures, la détermination de la position relative dans l’espace, la détermination des données sensibles, couleurs, sons, goûts, odeurs, sensations de température et de tact, etc. — se font selon le mode perceptif de l’immédiateté de présentation, et qu’on met un grand soin à le conserver pur, c’est-à-dire dénué de tout rapport symbolique à la causalité efficiente. On garantit par là l’exactitude, en ce sens que l’observation directe est débarrassée de toute interprétation. Mais, d’un autre côté, toute théorie scientifique s’énonce en des termes qui se réfèrent exclusivement à un schème relationnel, lequel, pour peu qu’on l’examine, comprend des percepts dans le mode pur de la causalité efficiente. »41 Du point de vue dynamique, celui du corps, les relations dépendent du devenir de la nature et par suite elles demeurent floues alors que les relations géométriques, prises dans le présent, abstrait de son rapport aux corps, sont fines et exactes. Quand nous préhendons une chose, nous appréhendons un rapport entre sa position extérieure à nous et ce qu’elle est pour nous. Ce passage du là de son lieu à l’ici de sa perception montre que le sentir a une structure vectorielle : la structure « objet-vers-le-sujet » définit une direction pour le sujet et une perspective possible sur l’objet.

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2.10. Lieux de tension et rectilignité : projecteurs et vecteurs S’il n’est pas possible d’identifier deux instants, et si le temps est inséparable de l’espace, l’égalité de deux points ou de deux lignes fait problème dans la mesure où l’on ne comprendrait pas comment concilier l’immobilité des points et la mobilité des instants associés. Puisque notre expérience des choses est d’abord celle d’un passage, la ligne droite est la plus appropriée pour décrire le devenir d’une chose d’un moment à l’autre mais aussi le mouvement allant du percevant au perçu. Si Poincaré montrait le caractère fallacieux du point pour localiser un objet, c’est parce qu’il était difficile, voire impossible, de définir ce qu’était le même point tant dans l’espace que dans le temps. Whitehead critique la conception géométrique et physique du point parce qu’elle ne s’accorde pas avec la perception prise dans le procès des choses et de l’univers. Si la définition de la ligne droite est si importante, cela tient au fait qu’elle est l’outil principal par lequel s’effectuent les projections à partir des organes corporels. La critique de la définition euclidienne de la droite vient de ce qu’elle ne rend pas compte de l’unicité du segment droit qui unit deux points : « Entre deux mêmes points extrêmes, rien ne permet de distinguer deux segments courbés. L’un n’est pas plus droit que l’autre. Il peut également y avoir n’importe quelle différence de pourcentage entre leurs longueurs. »42 Dire que la droite est le plus court chemin entre deux points, c’est la définir par sa seule notion métrique. En outre rien ne peut-être déduit d’une définition de la droite tant qu’on n’a pas décidé si elle est un lieu de points « ouvert » (droite projective) ou « fermé » (droite descriptive) Avant de définir la ligne droite, il définit la classe des régions ovales car les lieux se donnent d’abord à la présentation immédiate comme des régions ovées se chevauchant avec une ou plusieurs intersections. Puisqu’il faut partir des classes de régions ovées, on obtiendra la ligne droite par un aplatissement. A partir de l’intersection d’une paire d’ovales, il est possible de définir un lieu résultant de leur chevauchement qui rend l'intérieur indiscernable de l’extérieur. L’égalité des lieux pris dans une classe d’ovales vient de ce qu’il n’y a plus de raison de distinguer concavité et convexité dans les lieux d’intersection. Les conditions de connexion des régions ovées permet de comprendre les dimensions des entités géométriques perçues. Aussi peut-on considérer les traits linéaires, les surfaces et les volumes comme des modalités du lieu : « Il faut noter que les termes « volume » et « surface » ne signifient pas que les volumes sont tridimensionnels, ou les surfaces bidimensionnelles. En

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application de cette théorie de l’extension au monde physique existant de notre époque, les volumes sont quadridimensionnels, et les surfaces tridimensionnelles. Mais les traits linéaires sont unidimensionnels. »43 La théorie des lieux n’a de sens que si on considère les régions contenant segments, surfaces et volumes du point de vue de l’extension : dans cette perspective il faut introduire la dimension du devenir des lieux dans l’espace et le temps44. L’extension, à la différence de l’étendue cartésienne, implique non seulement la divisibilité (partes extra partes) mais aussi la connexité interne (betweeness) des parties de l’espace. Ainsi les régions qui se chevauchent ont en commun des entités liées par des relations internes. Le lieu d’une entité se présente à la perception comme uni à son devenir : il importe de comprendre le rapport du lieu au procès et au corps : « Et d’abord, le lieu présenté se définit par une relation systématique au corps humain — pour autant que nous fassions fond, comme c’est légitime, sur l’expérience humaine. Un certain rapport de tension dans le corps, et une certaine qualité d’excitation physiologique dans les cellules du corps, régissent le processus entier de l’immédiateté de présentation. Dans la perception sensorielle, toute la fonction d’occurrences antérieures à l’extérieur du corps est seulement d’exciter ces tensions, ainsi que les excitations physiologiques à l’intérieur du corps. Mais tout autre mode de production le ferait aussi bien, pourvu que les états adéquats du corps soient en fait produits. Les perceptions sont fonction de l’état corporel. Les détails géométriques de la perception sensorielle projetée sont fonction des tensions géométriques dans le corps, les sensations qualitatives sont fonction des excitations physiologiques des cellules appropriées du corps. » 45 Ce qui distingue un lieu de tension d’un lieu plat, c’est l’intervention d’une quatrième dimension, celle du devenir, s’ajoutant aux trois dimensions des lieux plats. Puisque la présentation du lieu dépend du corps, il convient de définir une correspondance entre la géométrie du lieu donné dans la présentation immédiate et celle de l’état de tension corporelle ce qui requiert l’accord de la géométrie à la dynamique. La géométrie projective qui met l’accent sur la droite et sa direction rend compte de l’adéquation ou non de l’interprétation géométrique naturelle. Comment passer de la géométrie du corps qui implique des rapports variables de tension aux lieux stables présentés immédiatement dans l’espace ? Whitehead pense que seules les droites et les plans forment un système sous-jacent, une sorte de géométrie descriptive et projective naturelle permettant de définir les positions des entités dans des lieux en rapport avec les tensions corporelles46. Le lieu d’un objet ne doit pas être confondu avec sa durée bien que la cogrédience montre qu’il peut y avoir un lien de

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l’ici et du maintenant tant dans le percevant que dans le perçu. Si notre perception appréhende les lieux comme plats ou comme des lieux de tension, c’est parce qu’elle est le résultat d’un procès qui fait intervenir le physique et le mental, la psychologie et la géométrie. La théorie des tensions dépend donc de la théorie du sentir et la géométrie sous-jacente aux lieux se manifeste comme le résultat d’un procès immanent au corps : « On nomme « tension » un sentir dont les formes représentées dans le donné concernent des lieux géométriques droits et plats. »47 Les tensions de l’organisme proviennent d’intégrations de sentirs simples et permettent d’unifier les lieux. La notion de lieu ne relève ni de la seule étendue puisqu’elle est extension, c’est-à-dire transition dans l’espace et le temps, ni du point de vue du sujet connaissant. C’est une propriété des entités actuelles dans la mesure où elles résultent de l’atomisation du continuum extensif en entités actuelles. Les lieux de tension ne dépendent pas seulement des entités qui en font l’expérience car ils s’étendent bien au-delà. Un lieu ne peut être isolé des autres lieux pas plus que l’entité qui l’occupe ne peut être séparée des autres entités. Ainsi un lieu de tension occupe un site formé d’un ensemble de points et toute paire de points du lieu définit une droite que Whitehead appelle un « projecteur ». Le contenu physique d’une durée dans un lieu de tension ne peut être expliquée géométriquement parce qu’elle fait intervenir plus que la présentation immédiate mais aussi la mémoire et par suite l’efficience corporelle. Si les lignes droites partent bien du corps, les relations géométriques « demeurent irrémédiablement floues » 48 Les projecteurs des lieux de tension comprennent un ensemble de lignes droites, celles qui permettent de lier le percevant au perçu. Leurs propriétés dépendent d’axiomes qui définissent implicitement le rapport des droites et des points propre au lieu de tension : « Ainsi les axiomes doivent-ils exclusivement renvoyer à l’intersection de lignes droites et au fait qu’elles incluent ou excluent des points donnés par les intersections d’autres lignes. De tels ensembles d’axiomes sont bien connus des mathématiciens. »49 Whitehead semble plaider pour une pluralité de géométries afin de décrire non seulement les relations variables entre éléments qui définissent un lieu mais aussi de tenir compte des tensions propres aux objets occupant un lieu. Quand il s’agit d’objets persistants, ils sont soumis à des variations de tension et les équations de la physique mathématique, celles de Maxwell, prennent en compte la hiérarchie des tensions dans tout l’univers physique. Il ne peut y avoir intériorité du lieu par rapport au percevant que par l’introduction d’une relation géométrique « être directement dans telle ou telle direction », fondamentale du point de vue de la perception. L’idée de direction dépend d’abord d’une définition adéquate de la rectilignité 50.

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C’est le cerveau qui indique la direction de sorte que la perception semble suivre la trajectoire d’un rayon lumineux L’importance de la notion de rectilignité vient de ce qu’une région est perçue directement dans telle ou telle direction. Le lien étant une sorte de nexus ou ensemble de points, le problème revient à comprendre si la rectilignité de ce qui se passe dans le cerveau au moment du procès perceptif se prolonge dans la même direction que la région perçue : « Pour parler plus simplement, un segment de ligne droite préhendé dans le cerveau devrait nécessairement déterminer sa prolongation à l’extérieur du corps, indépendamment des caractères particuliers des événements extérieurs. La possibilité d’une « transmutation » impliquant la « projection » des sensa est alors assurée. »51 Parler de projection risque d’entraîner une sorte de dualisme entre les qualités secondes vécues et les qualités premières liées au lieu présenté à moins de retrouver le lien entre lieu de tension (objectif) et durée présentée (subjectif). Mais la projection au sens whiteheadien est d’abord une opération géométrique partant de lignes droites divergentes, rencontrant un plan et définissant des relations d’ordre (rapport anharmonique) sur celui-ci. Elle ne part pas de la sphère privée (subjectivité) pour s’étendre ensuite vers la sphère publique (objectivité) : Hume et Kant ont inversé l’idée de projection : « Un jeune homme ne commence pas par danser avec des impressions de sensation, pour en tirer ensuite par conjecture à l’existence d’une partenaire. Son expérience suit le chemin inverse. »52

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Notes 1

« Ainsi la géométrie, comme l’algèbre, font appel aux idées de « n’importe lequel » ou « certains ». » Introduction to Mathematics, p. 236.

2

A. N. Whitehead, Introduction to Mathematics, p. 238-9. (IM)

3

IM, p. 241

4

IM, p. 243.

5

The Principle of Relativity with Applications to physical Science [1922], in Alfred North Whitehead : An Anthology selected by F. S. C. Northrop and Mason Gross, New York, The Mac Millan Company, 1953, p. 299.

6

SH, p. 76

7

CN, p. 127

8

SH, p. 97.

9

SH, p. 99.

10

SH, p. 107.

11

Einstein, La géométrie et l’expérience (GE), p. 77.

12

GE, p. 90-1.

13

Jean Nicod, La géométrie et le monde sensible, PUF, 1962, p. 3.

14

GMS, p. 27

15

Whitehead, The Principle of Relativity, p. 299.

16

A. N. Whitehead, The axioms of projective geometry, p. 4-5.

17

A. N. Whitehead, On Mathematical Concepts of the Material World.

18

Tout concept du monde matériel inclut l'idée de temps et le temps, à la différence des travaux ultérieurs, est composé d'instants. Ainsi tout concept du monde matériel doit référer à l'espace (points) au temps (instants). 19 20

On Mathematical Concepts of the Material World, p. 14.

Victor Lowe voit dans la géométrie projective l’origine de la conception du point comme complexe : « Whitehead a été un géomètre pendant des années et l’idée du point comme complexe lui était facilement suggérée par le « point projectif » de la géométrie, qui est un faisceau de lignes droites » The philosophy of Alfred North Whitehead, edited by Schilpp. A cette époque il croit que le temps s’analyse en instant tout comme l’espace s’analyse en points.

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21

« Whitehead allait plus loin dans sa quête logistique en concevant non seulement les lignes comme des classes de (tous les) points et les solides comme des classes de plans, mais également, et inversement, en concevant les lignes comme des classes d’intersection de lignes ou de plans. Donc, les « interpoints ne sont, en général, que des portions de points » puisqu’ils n’apparaissent qu’en relation avec certaines lignes, souvent certaines paires d’entre elles. Et « un point peut ne pas contenir d’interpoint ou en contenir plusieurs. » I. Grattan-Guinness, « Contexte et contenu de « On mathematical concepts of the material world » (1906) in De l’algèbre universelle à la théologie naturelle, François Beets, Michel Dupuis, Michel Weber (eds), Ontos Verlag, 2004 ; Ivor Grattan Guinness, « Algebras, Projective Geometry, Mathematical Logic, and Constructing the World. Intersections in the Philosophy of Mathematics of A.N. Whitehead », Historia Mathematica 29, N° 4, 2002, pp. 427-462, p. 438.

22

Whitehead, « La théorie relationniste de l’espace », Revue de métaphysique et de morale, n° 3, 1916, T, XXIII, p. 423. (TRE) 23

TRE, p. 424

24

TRE, p. 425.

25

TRE, p. 426.

26

TRE, p. 433

27

Id.

28

Id, p. 436.

29

TRE, p. 441

30

Whitehead n’était pas le seul à penser à l’importance de l’introduction d’éléments idéaux dans la géométrie. Dans Sur l’infini Hilbert a souligné le lien entre l’infini et la recherche des éléments idéaux : « Du concept de l’infini nous connaissons une interprétation totalement différente et originale qui le saisit dans le principe de même de son action : c’est celle qui est sous-jacente à la méthode si importante et si féconde des éléments idéaux. Celle-ci s’applique déjà en géométrie plane élémentaire. Dans cette théorie les points et les droites du plan sont au départ les seuls objets réels, doués d’existence physique. L’un des axiomes qui valent pour eux est l’axiome d’incidente : par deux points il passe toujours une droite et une seule. Il s’ensuite que deux droites se coupent au plus en un point. Cependant on ne peut pas prouver que deux droites se coupent toujours en un point, car deux droites peuvent aussi être parallèles. Or on sait que grâce à l’introduction d’éléments idéaux, en l’espèce des points à l’infini et d’une droite de l’infini, il est possible d’obtenir que la proposition que deux droites se coupent en un point et en un seul soit vraie en général. Ces éléments idéaux « infiniment éloignés » ont l’avantage de rendre le système des relations d’incidence d’une simplicité et d’une perspicacité aussi grandes qu’il est possible. Moyennent la symétrie entre point

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et droite il en résulte le principe si fécond de la dualité en géométrie. » Hilbert, « Sur l’infini » in Jean Largeault, Logique mathématique, Textes, A. Colin, 1972. 31

La notion de point idéal provient des recherches en géométrie descriptive. Dans L’analyse de la matière, Russell montre les applications de la théorie du rapport des points réels aux points idéaux au problème de l’observation : « Admettons un instant qu’il n’existe rien d’autre que des objets de la perception, les nôtres et ceux d’autrui. Nous remarquerons alors que les objets perçus forment un groupe donné et peuvent toujours être disposés autour d’un centre dans l’espace des observateurs et que nous pouvons compléter le groupe en interpolant des perceptions « idéales », qualitativement continues par rapport aux perceptions réelles, dans des régions où il n’y a pas d’observateurs qui perçoivent réellement. Une région de l’espace « idéal » à un moment, peut être réelle à un autre, grâce au déplacement de l’observateur. Les positions successives de quelqu’un qui, en passant en tramway à Londres, observe l’obélisque de Cléopâtre, forment une série sensiblement continue. Quand plusieurs personnes entendent un coup de canon, il y a des différences dans la gravité du son et dans le temps de leur perception ; nous pouvons compléter les perceptions réelles à l’aide de bruits « idéaux » en les faisant continuellement varier d’un bruit réel à l’autre. On peut faire de même avec des perceptions visuelles corrélatives ; et même, avec des odeurs. Nous appellerons un groupe ainsi amplifié par interpolation et extrapolation un groupe « complet ». Ses membres sont en partie réels et en partie « idéaux. » Chaque groupe a un centre dans l’espace des observateurs, centre réel s’il est occupé par un observateur qui perçoit — sinon idéal. » Russell, L’analyse de la matière, p. 169-70. 32

TRE, p. 430.

33

Id.

34

TRE, p. 432.

35

PR, p. 285 [170].

36

Le sentir propre à l’efficience corporelle est plus primitif que le sentir de l’immédiateté de présentation qui en dépend.

37

S, p, 65.

38

PR, p. 214 [121].

39

PR, p. 50162 [324].

40

PR, p. 505 [326].

41

PR, p. 284 [169].

42

PR, p. 507 [328].

43

PR, p. 467 [301].

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44

Aux yeux de Whitehead Descartes aurait commis l’erreur de concevoir l’extension comme une propriété de la matière. La géométrisation de la nature n’avait de sens qu’à partir de l’identité de la matière à l’extension. Mais cette théorie finit par nier le devenir : « Le monde que nous observons inclut procès et extension. Jusqu’ici, on a identifié le procès à l’ordre sériel du temps et l’extension à l’espace. Mais ceci néglige le fait qu’il y a une extension du temps. En perdant le procès ou l’extension, on ne peut s’étonner de ne traiter que d’abstractions. Ce qui se passe ici dans cette pièce est un procès d’extension. Extension et procès sont chacune des abstractions. » « The First Physical Synthesis », in Alfred North Whitehead, The interprétation of Science, Edited by A. H. Johnson, p. 17. 45

PR, p. 222 [126].

46

« Dans l’immédiateté de présentation, la projection des sensibles ne dépend que de l’état du cerveau et des relations géométriques systématiques qui le caractérisent. La manière dont le cerveau est excité, que ce soit par des stimuli visuels, à travers l’œil, par des stimuli auditifs, à travers l’oreille, par consommation excessive d’alcool ou par émotion hystérique, cela n’importe pas le moins du monde. Pourvu que le cerveau soit excité de manière appropriée, l’entité qui fait l’expérience percevra une région contemporaine déterminée que les sensibles projetés ont rendu visible. » PR, p. 500-1 [323-4]. 47

PR, p. 481 [310].

48

PR, p. 284 [169].

49

PR, p. 510 [330].

50

« Remarquons en passant que si la rectilignité dépend de la mesure, il ne peut y avoir de perception du rectiligne dans le non-mesuré. La notion de « droit devant » doit alors être dépourvue de sens. » AI, p. 282. 51

AI, p. 281-2.

52

PR, p. 489 [315-6].

Chapitre 3 Temps et durée Stratification de l’espace-temps Entre 1919 et 1922, Whitehead s’engage dans une recherche qui ne prétend nullement remonter aux « fondements » de la nature mais bien plutôt aux « Principes » qui dépassent l’opposition physique / métaphysique. L’Enquiry into the Principles of Natural Knowledge (1919) prolonge les travaux précédents et fait usage de concepts mathématiques et de l’expérience que nous pouvons avoir de l’espace : « La contribution des mathématiques à la science de la nature consiste en l’élaboration d’un art général du raisonnement déductif, la théorie de la mesure quantitative par l’usage du nombre, la théorie de l’ordre sériel de la géométrie, de la mesure exacte du temps, et du degré de changement. Les études critiques du XIXème siècle et d’après ont permis d’éclairer la nature des mathématiques et en particulier les fondements de la géométrie. Nous connaissons maintenant beaucoup de systèmes d’axiomes à partir desquels on peut déduire la géométrie à l’aide du raisonnement déductif le plus strict. Mais ces recherches concernent la géométrie comme science abstraite déduite à partir de prémisses hypothétiques. Dans cette enquête nous sommes concernés par la géométrie comme science physique. Comment l’espace s’enracine-t-il dans l’expérience ? »1 Ainsi l’ouvrage prolonge et cherche à appliquer à la physique les investigations de 1905 et 1916 concernant non seulement la géométrie envisagée dans le cadre logique mais aussi l’expérience que nous pouvons avoir de l’espace qu’il soit apparent ou réel, abstrait (géométrie) ou concret (physique). Le compte rendu par H. T. Costello en 1920 dans Journal of Philosophy signale la difficulté de l’ouvrage qui vient surtout d’un langage mathématique fondé sur la théorie des multiplicités à quatre dimensions, celles qui intervenaient dans les concepts IV et V du mémoire de 1905 : « C’est un livre d’une importance réelle mais qui n’est pas à mettre dans les mains de n’importe qui. Il y a des pages remplies de définitions de termes bizarres, et il n’y a pas d’index, mais ce n’est pas ce qui en rend la lecture difficile. On a besoin d’un certain entraînement mathématique pour lire l’ouvrage et d’une certaine connaissance des travaux antérieurs de l’auteur ou des travaux de Bertrand Russel sur ces sujets. Mais, en plus de cela, on a besoin du sens de l’ensemble de la physique moderne et d’une imagination

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qui n’a pas peur d’affronter les multiplicités à quatre dimensions s’entrecroisant avec d’autres multiplicités à quatre dimensions. » 2 Cet ouvrage dans lequel apparaissent pour la première fois des analyses nouvelles sur les notions d’objet , d’événement et de leurs rapports, contient également des développements sur les lois de Newton, la théorie de l’éther, les équations électromagnétiques de Maxwell. Il s’ouvre sur deux parties l’une consacrée aux traditions de la science avec des réflexions sur la relativité restreinte et la notion de simultanéité dans le chapitre intitulé « Congruence » et l’autre aux données de la science.

3.1. Géométrie et relativité Quand Whitehead parle de la relativité, il évoque les travaux de Larmour, Lorentz, Einstein et Minkowski. Il est frappant de voir la diversité des approches : Einstein part de lois, de principes et d’équations et examine leurs conséquences ce qui donne l’impression que la recherche einsteinienne est d’abord théorique3. Whitehead reprend la conception de l’espace et du temps exprimée dans les mémoires précédents : « Le travail ici présenté vise à fournir une base physique pour les points de vue les plus modernes qui ont ainsi émergé. Toute la recherche se fonde sur le principe que les concepts scientifiques d’espace et de temps résultent d’abord des généralisations les plus simples à partir de l’expérience, et qu’elles ne peuvent être cherchées au fin fond (tail end) d’un fouillis d’équations différentielles. Cette position ne signifie pas que la théorie récente de la relativité générale et de la gravitation d’Einstein soit à rejeter. La divergence n’est qu’une pure question d’interprétation. »4 Si Whitehead ne revendique pas le caractère observable de tout ce qui est théorique, il reste soucieux de fonder la théorie sur une certaine conception de la mesure de l’espace et du temps et ne peut admettre l’idée de « corps solides errants » (vagrant solids). Sans doute est-ce sa conception de la mesure, reprise dans Procès et Réalité, qui explique en grande partie son rejet d’une vitesse constante de la lumière dans le vide. Comment Einstein peut-il énoncer un principe qui fonde la mesure tout en échappant lui-même à la mesure ? Les recherches sur les fondements de la géométrie doivent être corrigées par l’adoption du principe de relativité entendu comme théorie relationniste de l’espace : « Une recherche sur les fondements de la géométrie doit expliquer l’espace comme un complexe de relations entre choses. Elle doit décrire ce qu’est un point et montrer comment les relations géométriques entre points proviennent des relations ultimes entre choses ultimes qui sont les objets immédiats de la connaissance. »5 Pour comprendre l’espace, il faut non seulement tenir compte des axiomes qui le définissent, des

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fragments de matière qui l’occupent mais aussi de la connaissance perceptive que nous en avons. Sans cela l’espace ne serait qu’une abstraction reposant sur des entités échappant à toute appréhension perceptive. Points et instants sont abstraits parce qu’ils échappent à toute relation et qu’aucune perception ne les manifeste. La discussion sur les fondements de la géométrie se détourne provisoirement de l’approche axiomatique et s’interroge sur les données immédiates de la perception. Il n’est pas permis aux mathématiciens de supposer sub silentio que les points figurent parmi ces données. A partir de 1919 Whitehead apparaît plus soucieux d’accorder la géométrie avec une certaine conception de la nature qui relève moins de la physique que de la nécessité de tenir compte de cette connaissance par accointance (Russell) selon laquelle la perception nous offre la connaissance de données ultimes. Et en 1926, il rappelle que la relativité de l’espace et du temps dépend de l’observateur et plus précisément du corps de ce dernier6. Mais Berkeley fait aussi intervenir la relativité du perçu au percevant à partir d’une idée de la perception : la perception d’un nuage rouge s’interprète comme une relation à deux termes, la qualité « rouge » renvoyant au sujet support de cette qualité, à savoir le nuage perçu ainsi. La couleur rouge de la chose n’est qu’un facteur ajouté par l’observateur qui s’exprime aussi dans ses perception : « En d’autres termes, pour Berkeley l’observateur est l’esprit, et par conséquent Berkeley est un idéaliste. Mais quand un réaliste admet — comme ci-dessus — que le facteur supprimé inclut l’observateur, il se sert du terme « observateur » en un sens totalement différent. Il pense au corps de l’observateur. Je ne pense pas qu’en exposant la position du réaliste le terme « observateur » soit bien choisi. »7 Whitehead écarte ce qu’il appelle l’interprétation subjectiviste car la mesure implique une relation à plusieurs termes qui comprend le corps de l’observateur, les données sensibles et les instruments de mesure qui mettent en relation le corps, l’esprit et la nature. Le rôle de l’expérience ne se limite pas au collationnement des données perceptives. L’instrument de mesure intervient non seulement comme facteur mais comme amplificateur de l’expérience : c’est ce que montre l’interféromètre de Michelson et Morley : « Ces instruments ont placé la pensée à un nouveau niveau. Un nouvel instrument remplit le même objectif qu’un voyage à l’étranger, il présente les choses selon des combinaisons inhabituelles. Le gain est plus qu’une simple addition, c’est une transformation. Le progrès en matière d’ingénuité expérimentale est peut-être aussi le fruit de la plus grande proportion d’aptitudes nationales s’intégrant maintenant au flux de la recherche scientifique. Cependant, quelle qu’en soit la cause, des expériences subtiles et ingénieuses se sont

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multipliées au cours de la dernière génération. Il s’ensuit qu’une quantité considérable d’informations s’est accumulée dans des secteurs de la nature très éloignés de l’expérience ordinaire de l’humanité. »8 Ainsi l’expérience scientifique inclut aussi bien la perception que les instruments de mesure qui prolongent la perception. L’expérience de l’interféromètre, destinée à mesurer l’éventuelle variation de vitesse de la lumière en fonction des directions qu’elle peut prendre, devait servir à mesurer le mouvement de la terre à travers l’éther mais aussi celui de la lumière : faut-il supposer un substrat pour rendre possible la propagation des ondes électromagnétiques ? De telles expériences restent très éloignées de l’expérience ordinaire mais l’interprétation de cette expérience « négative » ne peut rompre avec les données observationnelles. La science ne peut réorganiser la conception de l’espace et du temps sans que soit maintenu un rapport avec la perception à moins de sombrer dans l’abstraction : « Une réorganisation aussi radicale des idées n’aurait pas été adoptée, si elle n’avait été confortée par bien d’autres observations, sur lesquelles nous ne devons pas nous attarder. Une forme particulière de la théorie de la relativité semble être la manière la plus simple d’expliquer un nombre important de faits, lesquels nécessiteraient autrement une explication ad hoc individuelle. Donc la théorie ne dépend pas uniquement des expériences ayant mené à son élaboration.»9 Devant la théorie de la relativité restreinte et générale Whitehead se trouve confronté au problème d’accorder le niveau concret de l’expérience perceptive avec le niveau abstrait des axiomes nécessaires à la définition d’un espace.

3.2. L’éther et la nature : le caractère originaire de la notion d’événement Pour décrire la position d’une particule P à un point Q, il importe de faire apparaître des relations. L’occupation de l’espace ne peut se réduire à une relation d’identité : si P (R) Q est différent de P (R) P, c’est parce pour comprendre la relation de P à Q il faut aussi connaître la relation de P aux particules voisines P’, P’’, etc. Les relations de voisinage entre particules forment un groupe virtuel. La thèse whiteheadienne de la relativité de l’espace se donne d’abord comme une critique d’une certaine conception de la matière, réduite à une entité ultime comprenant d’autres entités ultimes, telles que les points et les instants. Parler de relativité philosophique signifiera que notre connaissance de la nature ne sera ultime que si elle tient compte du caractère relationnel de l’espace à la matière et au temps. On passe ainsi d’une conception absolue de l’espace comme étendue, qui sert à définir la position d’une particule, à une conception

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relative qui inclut toutes les entités occupant l’espace. Passer d’une conception absolue à une conception relationniste de l’espace implique la révision de la conception de l’instant, analogue du point pour l’espace. Espace, temps et matière requièrent la nature comme fond ou plutôt comme milieu continu qui rend possible toutes ses relations. Ce que Whitehead appelle « nature » dans PNK, n’est pas sans rapport avec l’éther dont parle la théorie de Maxwell. Si Whitehead reste distant de Einstein, c’est parce qu’il croit que la conception de l’éther, support pour la propagation des ondes électromagnétiques, reste compatible avec sa conception de la nature10. Les équations de Maxwell et de Lorentz qui concernent la propagation des charges électriques font intervenir des grandeurs vectorielles. A chaque point de l’espace et à chaque instant du temps, ces grandeurs servent à désigner la direction des « forces » électriques et magnétiques. La nécessité de recourir aux vecteurs montre qu’on ne peut avoir affaire à des points mais à des directions : « Maintenant un vecteur inclut une direction ; et une direction n’est pas concernée par ce que peut être un simple point. Il est impossible de définir la direction sans référence au reste de l’espace car elle implique une relation à la totalité de l’espace. »11 Mais peut-on dire que l’éther soit l’analogue de la nature dont parle Whitehead ? L’éther ne peut être un concept physique que s’il a une vitesse et, pour être distinct de l’espace absolu des newtoniens, il doit être perceptible. Or les expériences de Michelson et Morley montrent qu’il échappe à toute perception y compris celle de l’interféromètre. Lorentz supposait un éther sans mouvement parce qu’il fallait bien un support stable. Dans la perspective de Maxwell les faits ultimes sont des occurrences de charges et des directions de forces au voisinage des points occupés par les charges : « Mais c’est dire simplement que les faits ultimes que Maxwell a en vue dans ses équations ne sont que des événements se produisant à travers tout l’espace. La matière appelée éther n’est que le résultat d’un désir métaphysique. La continuité de la nature est la continuité des événements ; et la doctrine de la transmission pourrait être construite comme une doctrine de la coextension des événements avec l’espace, le temps et leur interaction réciproque. En ce sens un éther peut être admis. »12 En quel sens peut-on admettre l’éther ? Il doit être irréductible à l’espace absolu et à la matière atomisée en points et instants. Whitehead ne peut admettre un éther matériel pas plus qu’il ne peut admettre la substantialité de l’étendue13. Mais si l’éther est constitué d’événements, l’assimilation de l’éther à la nature devient légitime car l’événement peut être soit discerné, soit discernable : « Nous nommerons l’éther traditionnel « éther de la matière » ou « éther matériel » et nous

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emploierons le terme « éther des événements » pour exprimer la présupposition de cette recherche qu’on peut définir approximativement comme étant « ce quelque chose qui se poursuit partout et toujours. Notre objectif est d’exprimer précisément les relations entre ces événements pour autant qu’ils se manifestent dans notre expérience perceptuelle, et, en particulier, de considérer ces relations d’où sont dérivés les concepts essentiels de Temps, d’Espace et de Matière persistante. Ainsi en tout premier lieu nous n’avons pas à concevoir les événements dans un temps donné, un Espace donné et comme formé de changements dans une Matière donnée persistante. Temps, Espace et Matière sont des compléments (adjuncts) d’événements. »14 Si Whitehead admet la relation de l’espace et du temps, c’est parce qu’il coïncident non seulement dans la conjonction du point et de l’instant mais parce qu’il y a un niveau sous-jacent, l’éther pour Maxwell Lorentz, la nature pour Whitehead, qui montre que tout mouvement, toute ondulation proviennent d’une sphère événementielle qui ne peut être connue que par les opérations conjuguées de la différenciation et de l’intégration 15 . Quand Whitehead parle de l’espace-temps, il ne l’entend pas comme Einstein ou Minkowski mais plutôt comme l’expression d’une activité sourde et incessante d’où fulminent les événements. Les physiciens ont substitué à ce concept problématique celui de champ libéré de toute interprétation métaphysique. En introduisant l’idée de nature comme support de tous les événements, Whitehead s’éloigne d’une perspective positiviste et introduit une dimension métaphysique dans la compréhension que nous pouvons avoir de la nature : s’il faut tenir compte de la nature, c’est parce qu’il faut trouver non pas un support mais un invariant pour percevoir le flux événementiel.

3.3. La réinterprétation de la simultanéité Whitehead part des positions de Lorentz pour résoudre le problème posé par les équations de Maxwell. Elles mettaient en difficulté le principe de relativité qui implique la possibilité de traduire les événements d'un système par des événements équivalents dans d’autres systèmes. Ainsi quand il s’agit de comprendre l’interaction électrodynamique entre un aimant et un conducteur, il ne se passe pas la même chose quand l’aimant est en mouvement et le conducteur au repos et quand l’aimant est au repos et le corps en mouvement16. Il semble réticent devant l’audace d’Einstein qui non seulement accepte l’idée qu’il puisse y avoir une contraction des longueurs ou un ralentissement de horloges mais pose comme principe de permanence l’invariance de la vitesse de la lumière dans le vide.

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Quand il discute la relativité physique dans l’Enquiry into the Principles of Natural Knowledge, il reprend les exemples bien connus d’un voyageur dans un train regardant un point alors que le chef de garde, debout sur le quai, ne peut voir ce point que comme une suite de points ou une trajectoire. Mais alors qu’Einstein cherche à déterminer des positions et des instants et recourt à des règles et des horloges pour mesurer les espaces et les temps parcourus, Whitehead demeure étranger à ce genre de préoccupations : règles, horloges, systèmes de coordonnées supposent que l’espace tout comme le temps sont relatifs à des référentiels qu’on peut considérer en repos ou en mouvement. L’attitude whiteheadienne s’apparente à l’attitude bergsonienne quand ce dernier critique les arguments des éléates qui ont réduit l’espace et le temps à des points en corrélation avec des instants. Mais bien que la nature de Whitehead soit une activité orientée, elle ne peut être confondue avec la durée bergsonienne car elle provient d'une activité simultanée de l’espace et du temps. Comment décrire les événements de la nature sans sortir de l’espace et du temps et sans recourir aux systèmes de coordonnées ? Dans PNK, Whitehead fait appel à la notion d’ensemble de concordance (consentient set). Attaché à l’idée de l’espace comme relation, il montre que le point pour le voyageur et le point pour le chef de gare dépendent de deux ensembles différents. La relativité est d’abord celle des corps rigides dans l’espace : « Ainsi chaque corps rigide définit son propre espace, avec ses propres points, ses propres lignes, et ses propres surfaces. Deux corps peuvent être en concordance quand à leurs espaces ; en effet ce qui est point pour l’un peut aussi être un point pour l’un d’entre eux ou pour tous les deux. Aussi si un troisième corps est en concordance avec l’un d’eux, il sera en concordance avec les deux. L’ensemble complet des corps actuels ou hypothétiques concordants dans leur configuration spatiale sera appelé un ensemble de concordance.»17 Quand il s’agit de corps en mouvement de translation, on dira qu’il y a mouvement d’un espace de concordance à l’intérieur d’un autre espace de concordance. Ainsi deux observateurs appartenant à des ensembles concordants distincts peuvent s’accorder sur ce qui arrive : « En partant de points de vue différents dans la nature, tous deux vivent les mêmes événements qui dans leur intégrité sont tout ce qu’il y a dans la nature. Le voyageur et le chef de gare s’accordent tous deux quant à l’existence d’un certain événement — pour le voyageur, c’est le passage de la gare après le train, et pour le chef de gare, c’est le passage du train après la station. Les deux ensembles d’observateurs divergent simplement en posant les mêmes événements dans des référentiels d’espace, et, selon la doctrine moderne, de temps différents. Ainsi le référentiel spatio-temporel n’est pas une convention

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arbitraire.»18 Whitehead rejette ainsi toute perspective conventionnaliste sur le sens des mesures faites dans le cadre des ensembles de concordance. Il ne saurait y avoir de rapports spatio-temporels fondés sur des conventions au sein d’une nature agissant à partir des relations internes entre événements. Whitehead montre que dans une perspective cinématique et non dynamique les lois du mouvement préservent la relativité définie en termes d’ensembles concordants. Quand il s’agit d’un mouvement accéléré comme celui de la rotation de la terre, Whitehead ne prend pas en compte la théorie de Mach qui jouera un si grand rôle dans la théorie einsteinienne. La critique machienne des actions à distance implique non seulement l’élimination d’entités comme les forces centrales d’attraction ou de répulsion, mais également la notion d’éther 19 . Le physicien autrichien voulait se débarrasser d’entités métaphysiques telle que les forces mais aussi de l’éther. Mach et Whitehead s’accordent sur la critique du mécanisme : seules les relations entre les masses pour le premier et entre événements pour le second peuvent rendre raison des mouvements inertiels et des mouvements accélérés20.

3.4. La critique einsteinienne de la simultanéité La relativité restreinte a souligné les difficultés du concept de simultanéité qui présuppose un temps universel et absolu pour tous les événements. Whitehead se demande si les événements se produisent dans le même temps ou dans un temps propre. Mais que signifie l’idée de simultanéité ? Avant de développer le problème de la simultanéité, Einstein se demande ce qu’il faut entendre par temps d’un événement : « Quand je dis, par exemple, « le train arrive ici à 7 h », cela veut dire que « le passage de la petite aiguille de ma montre par l’endroit marqué 7 et l’arrivée du train sont des événements simultanés ». On pourrait écarter les difficultés concernant la définition du « temps » si l’on substituait à ce denier terme l’expression « position de la petite aiguille de la montre. ». Une telle définition suffit en effet si elle concerne uniquement le lieu où se trouve l’horloge ; mais elle ne suffit plus lorsqu’il s’agit d’établir un rapport de temps entre des séries d’événements qui se déroulent en des lieux différents ou, ce qui revient au même, d’établir la situation dans le temps d’événements ayant lieu loin de l’endroit où est placée l’horloge. »21 La simultanéité consiste donc à trouver une concordance entre deux ensembles, celles des positions de l’aiguille de la montre et celle du train qui doit arriver : un observateur situé en un point

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A de l’espace avec une horloge peut mesurer la durée des événements qui se déroulent au voisinage immédiat de A en regardant si les positions des aiguilles sont simultanées. Un observateur placé en un autre point B de l’espace avec une autre horloge (identique à celle de A) pourra également évaluer la durée des événements dans son environnement immédiat. Mais pour pouvoir comparer le temps d’un événement situé en A avec un autre événement situé en B, il faut montrer qu’il y a un sens à parler d’un même temps pour l’un et l’autre. Il faut donc s’assurer que les horloges sont synchrones : il y aura un même temps si le temps que met la lumière pour aller de A à B est égal au temps qu’elle met pour aller de B à A. Le cercle est évité car la notion de « même temps » renvoie alors non seulement au même espace mais à la même vitesse. Ainsi la définition d’un même temps n’est possible que s’il y a une vitesse constante qui est celle de la lumière. Il ne s’agit pas d’une convention mais d’une conséquence de l’expérience de Michelson et Morley à savoir l’isotropie de la lumière (même vitesse quelle que soit la direction). Whitehead ne voit dans cette définition qu’une simple convention. Il reconnaît à Einstein le mérite d’avoir montré que les formules de transformation de Lorentz permettent de préserver l’équivalence des référentiels (ensemble concordant) si on admet que la vitesse de la lumière dans le vide est la même quel que soit l’ensemble. Mais il reproche à Einstein d’avoir interprété les formules de Lorentz comme une théorie du message (message theory)22. Il admet bien qu’il faille un temps commun mais il ne comprend pas pourquoi on a choisi la lumière comme signal pour définir un même temps : d’autres types de signaux pourraient jouer un rôle semblable : « Mais il y a certaines objections à l’acceptation de la définition de la simultanéité d’Einstein, la « théorie du signal » comme nous l’appellerons. En premier lieu les signaux lumineux sont des éléments très importants dans notre vie, mais il n’en demeure pas moins que l’on ne peut pas sentir que la théorie du signal exagère leur rôle dans une certaine mesure. Toute la signification de la simultanéité dépend d’eux. Il y a des peuples aveugles et des nuits obscures et troublantes mais ni les gens aveugles, ni les gens dans le noir ne manquent du sens de la simultanéité. Ils savent tous très bien ce que signifie s’écorcher deux jambes au même instant. En fait on ne parvient jamais à déterminer la simultanéité de cette manière et si cela pouvait se faire ainsi cela ne pourrait être précis ; car nous vivons dans l’air et non dans le vide. Aussi il y a d’autres messages physiques d’un lieu à l’autre : il y a la transmission des corps matériels, la transmission du son, la transmission des vagues et des ondes à la surface de l’eau, la transmission de l’excitation nerveuse à travers le corps, et d’autres formes innombrables qui interviennent dans l’expérience ordinaire. La transmission de la lumière n’est que l’une d’entre elles. »23 Cette critique

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souligne un trait important de la pensée whiteheadienne : les théories scientifiques ne doivent jamais perdre de vue le rapport à l’expérience de l’observateur, à son corps et à sa vie. Bien que l’abstraction soit nécessaire à la science, on ne peut oublier son rapport à la nature et à la vie de celui pour qui il y a science. Pourquoi attribuer à la lumière un privilège sur le son ? Einstein ne se semble pas se préoccuper de ce genre de question car sa théorie de la science dépend d’une conception de la théorie physique qui ne demande à l’expérience qu’une vérification ou une confirmation : « Cette théorie n’accorde à la lumière aucun caractère particulier supérieur à celui accordé aux autres phénomènes physiques comme le son. Une telle différenciation est sans fondement. Nous ne connaissons certains objets que par la vue, certains autres par le son, et d’autres objets ne sont observés ni par la lumière, ni par le son, mais par le toucher ou l’odorat ou autrement. La vitesse de la lumière varie en fonction du milieu et il en est de même de celle du son. La lumière suit dans certaines conditions des trajectoires courbes, et le son de même. La lumière et le son sont tous deux des ondes agissant sur les caractères physiques des événements ; et (comme on l’a montré précédemment) le cours actuel de la lumière n’a pas plus d’importance pour la perception que le cours actuel du son. » 24 Pour Whitehead, la constante c ne peut se déduire de l’expérience de Michelson et Morley : la vitesse de la lumière n’est qu’une approximation de la vitesse c qui exprime une relation entre notre espace et les unités de temps. A partir des expériences sur la vitesse de la lumière et l’influence du champ gravitationnel sur les rayons lumineux, on peut déduire les équations du champ électromagnétique comme approximation. Ces critiques de l’hypothèse de la constance de la vitesse de la lumière montrent que pour Whitehead une théorie physique ne peut se satisfaire de la simple cohérence et qu’elle doit aussi s’accorder avec la perception qui nous met en rapport avec la nature.

3.5. Instantanéité et simultanéité Bien que Whitehead reconnaisse la relativité d’événements à partir d’ensembles de concordance, il n’entend pas la notion d’événement comme Einstein, qui, soucieux avant tout de construire une théorie mathématique de la cinématique et de la dynamique, ne s’intéresse ni à la durée, ni à la conscience sensible qui perçoit le fait général d'où elle émerge. L’expérience qui doit trancher en faveur ou non de la théorie repose non sur la perception mais sur l’accord de la mesure avec la théorie. Ainsi l’expédition de 1919, conduite par Eddington, a pour mission de vérifier la

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courbure des rayons lumineux à proximité du soleil à l’occasion d’une éclipse de soleil. Einstein partage une conception de la science dont Duhem a fait la théorie : la science ne peut en aucun cas se fonder sur l’expérience mais repose sur de hypothèses, ni vraies, ni fausses dont on vérifiera les conséquences sous formes de prédiction. Si du point de vue de la géométrie, il faut déterminer des lieux, du point de vue physique intervient la notion d’événement qui implique non seulement le lieu mais aussi l’instant. Or Whitehead rejette cette notion car elle fait appel à l’idée de point, tout aussi abstraite pour le temps que pour l’espace. Si la physique a pour rôle de mesurer la distance séparant deux événements de l’espace-temps, du point de vue de la philosophie de la nature, il s’agit de mieux comprendre le rapport de l’événement à la nature. Puisque chaque événement a un temps propre, il importe non seulement de pouvoir mesurer l’intervalle qui les sépare mais aussi de comprendre s’il s’agit d’une grandeur scalaire ou vectorielle. L’événement, au sens whiteheadien, est prélevé sur un flux continu ce qui le conduit à poser la question de la distance séparant deux événements. Ses recherches en géométrie descriptive et projective lui ont permis de recourir à d’autres définitions de la distance qu’on peut déduire d’axiomes spécifiques : « Je renvoie aux théorèmes qui permettent de prouver qu’on peut définir les coordonnées numériques avec leurs propriétés habituelles sans avoir à partir de l’idée de distance comme idée primitive. La démonstration de ce résultat est l’un des triomphes de la pensée mathématique moderne. » 25 Au chapitre VII de An Enquiry, il montre comment on peut représenter un point dans un système de coordonnées alternatif et comment on peut établir l’équivalence de deux systèmes de coordonnées. Ces travaux en géométrie descriptive et projective annoncent par bien des aspects le besoin de dépasser le cadre étroit de la métrique euclidienne vers une notion topologique de la distance26. Whitehead a montré que le concept de distance n’avait pas des conséquences simplement géométriques mais aussi physiques et par suite la loi newtonienne d’attraction dépend elle aussi de celle de la distance : « S’il n’existe pas de définition unique des relations géométriques de distance, il est évident que la loi de gravitation demande d’être reformulée. En effet, la formule exprimant cette loi veut que deux particules s’attirent l’une l’autre en raison du produit de leur masse et de l’inverse du carré de leur distance. Cet énoncé présuppose tacitement qu’il existe une définition unique convenant pour l’instant auquel l’attraction est envisagée, ainsi qu’une signification unique à la notion de distance. Mais la distance est une notion purement spatiale, de sorte que dans la nouvelle doctrine, il y a un nombre indéfini de significations dépendant du système spatio-temporel adopté. Si

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les deux particules sont en repos relatif, nous pourrions nous contenter de leurs systèmes spatio-temporels respectifs. Hélas, cette suggestion ne nous renseigne pas sur la procédure à suivre quand elles ne sont pas en repos l’une par rapport à l’autre. Il est donc nécessaire de reformuler la loi d’une manière ne présupposant pas de système spatio-temporel particulier. Einstein l’a fait. »27 Einstein a redéfini la notion d’intervalle de temps entre deux événements ce que les physiciens appellent le ds2 28 mais les résultats qu’il a obtenus sont compliqués, aux yeux de Whitehead, parce qu’il a utilisé des « méthodes de mathématique pure qui rendent les formules indépendantes des systèmes particuliers de mesure adoptés.»29 Il propose une formule alternative à celle d’Einstein fondée sur la théorie de systèmes spatio-temporels multiples. A la théorie mathématique de la physique relativiste, il oppose la nature : « La nature est probablement indifférente aux préférences esthétiques des mathématiciens. »30 Aussi peut-on dire que la formule qui mesure l’intervalle de temps doit être conforme à la nature mais aussi aux événements qu’il faut mesurer ce qui donne l’impression d’un cercle. Dans Le Concept de Nature, Whitehead rappelle qu’on ne doit pas confondre simultanéité et instantanéité car la notion d’instantanéité, tout comme la notion de point, reste inaccessible à l’expérience. L’instantanéité n’est qu’un concept abstrait, construit comme une entité à partir d’une procédure logique qui satisfait la pensée sans avoir de corrélat au niveau perceptif. Quand on parle de vitesse instantanée, il s’agit le plus souvent d’une vitesse moyenne sur un laps de temps donné. Qu’il s’agisse de trois secondes, d’une seconde ou d’un millionième de seconde, il n’est pas possible d’attribuer un nombre à une vitesse instantanée car même en diminuant le temps jusqu’à l’obtention d’une quantité infinitésimale, une vitesse implique toujours un mouvement. La vitesse instantanée n’est qu’une abstraction tout comme la position désignée par un point31. Recourir à ce que les mathématiciens et les physiciens appellent une infinitésimale de temps, c’est faire appel à des entités imaginaires. S’il n’existe pas de vitesse à un instant, on peut parler d’une vitesse limite vers laquelle tendent les séries de vitesse. La classe de toutes les séries de vitesse décroissante sur un temps donné converge vers le même nombre que l’on considère comme la limite des séries. Ainsi pour donner un sens à la notion de vitesse instantanée, il faut tenir compte de l’ensemble des séries de vitesses actuelles. Cette argumentation à propos de l’instant s’applique aussi aux points et aux particules qui, dans la perspective matérialiste développée par les physiciens géomètres du XVIIème et du XVIIIème, ne sont que des abstractions incapables de rendre compte de la description et de la localisation dans la nature.

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Ce concept provient d’une philosophie matérialiste de la nature dans laquelle l’étendue se construit avec des points et le temps avec des analogues de points, à savoir les instants sans rapport aux entités perçues : « L’instantanéité est le concept de la nature entière à un instant, un instant étant conçu comme dépourvu de toute extension temporelle. Par exemple, nous formons un concept de la distribution de matière dans l’espace à un instant. C’est un concept très utile dans la science, spécialement dans les mathématiques appliquées ; mais c’est une idée très complexe pour ce qui regarde ses liens avec les faits immédiats de la conscience sensible. Il n’existe aucune chose posée par la conscience sensible qui ressemble à la nature à un instant donné. Ce que la conscience sensible livre à la connaissance, c’est la nature à travers une période. C’est pourquoi la nature instantanée puisqu’elle n’est pas en elle-même une entité naturelle, doit être définie en termes d’entités naturelles originales. A moins de cela, notre science, qui déploie ce concept de nature instantanée, doit abandonner toute prétention a se fonder sur l’observation. »32 Whitehead remplace la notion abstraite d’instant par celle de moment qui signifie « nature entière à un instant » mais qui n’a pas de durée. Seule la durée se découvre à la perception et la notion de moment n’est que la limite33 vers laquelle tend la perception quand elle réduit son attention à des durées de plus en plus petites. Whitehead, comme Einstein, critique le caractère abstrait de la notion de simultanéité parce qu’elle rompt le lien de l’événement à l’ensemble de la nature et il la remplace par la durée qui dépend d’un fait général reposant sur la possibilité d’appréhender la nature dans son ensemble à un moment donnée. La durée finit par se confondre avec la simultanéité : « Mais je l’appellerai à l’avenir une durée, entendant par là le tout de la nature d’une manière limitée seulement par la propriété d’être une simultanéité. »34 A la différence des moments et des instants, la durée est donnée immédiatement à la conscience sensible35. Elle vient de la nature dont elle est une partie et de ce fait elle garde un rapport aux événements : « Il y a cette partie qu’est la vie de la nature entière à l’intérieur d’une pièce, et il y a cette partie qu’est la vie de la nature à l’intérieur d’une table dans la pièce. Ces parties sont des événements limités. Elles ont la persistance de la durée présente, et elles en sont des parties. Mais tandis qu’une durée est un tout illimité et, en un certain sens limité, est tout ce qu’il y a, un événement limité possède une limitation d’extension complètement définie, qui s’exprime pour nous en termes spatio-temporels. » 36 L’introduction de la durée liée à la perception implique une interprétation nouvelle de l’événement dans son rapport à la nature et à la durée. Puisqu’on ne peut plus parler d’un même temps, en quel sens peut-on parler d’une même durée ? Quels rapports ontelles avec l’espace et comment les mesure-t-on ?

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Puisque la relation d'inclusion s'applique aux durées, il est possible de comprendre comment les entités perçues peuvent se trouver dans la même durée : de même que la durée des parties de la pièce ne peut être dissociée de celle de la pièce, de même la durée des parties d'une pièce est simultanée à la durée de la pièce. En faisant de la durée le principe même de la perception, Whitehead ne peut renoncer au concept de simultanéité qui s'apparente au concept ultérieur d « être ensemble » : en analysant les durées en terme de classes sérielles incluses les unes dans les autres, il devient difficile de ne pas retrouver le concept de simultanéité.

3.6. La cogrédience comme relation primitive de l’espace et du temps La durée whiteheadienne se distingue de la durée bergsonienne sur plusieurs points : d’abord elle peut être mesurée par des procédures fondées sur la géométrie et ensuite elle ne nécessite pas l’appel à l’intuition mais seulement à la conscience sensible présente dans la perception. La notion de durée remplace donc la notion de temps qui cache non seulement la présence de la nature mais aussi ce qu’il appelle son passage37. Puisque la durée est perçue, est-il possible de reconnaître l’égalité de deux durées ce qui est la condition première pour pouvoir la mesurer. Whitehead s’accorde avec Einstein et par suite s’écarte de Bergson parce que la perception du temps est inséparable de l’espace. Mais, au lieu de reprendre le concept mathématique d’espace-temps, il le remplace par le concept psycho-physique de cogrédience, plus proche de l’expérience. Dire que deux événements finis sont cogrédients, c’est dire qu’ils ont une relation à un « ici » ou un « maintenant » dans une durée déterminée. La notion de cogrédience suppose qu’on ne peut dissocier l'événement perçu de l’événement percevant ce qui implique la perception implicite de la nature dans son ensemble : « Un événement ne peut être cogrédient qu’à une seule durée. Pour avoir cette relation à la durée, il doit être temporellement présent à travers toute la durée et manifester une signification spécifique de « ici ». Mais une durée peut avoir plusieurs événements cogrédients avec elle. »38 La relation de cogrédience dévoile la relation primitive de l’espace et du temps de sorte que la question de savoir « quand » s’est produit tel événement renvoie à celle de savoir « où » et inversement. Si Whitehead ne recourt pas aux systèmes de coordonnées cartésiennes, c’est parce qu’ils reposent sur des abstractions, les points et leurs projections sur les différents axes. En revanche la relation de cogrédience s’accorde parfaitement avec la correspondance entre ensembles concordants.

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3.7. Les strates de la durée : les moments La relation de cogrédience39, désignée par le symbole G s’applique à des événements : écrire aGb signifie que l’événement fini a est cogrédient avec l'événement b. La durée correspond à cette expérience primitive par laquelle la nature se donne à nous dans sa totalité : « Notre conscience sensible pose une totalité, objet de discernement immédiat, ici appelée durée ; ainsi une durée est une entité naturelle définie. Une durée est distinguée comme un complexe d’événements partiels, et les entités naturelles qui composent ce complexe sont de ce fait simultanées avec cette durée. En un sens dérivé elles sont aussi simultanées entre elles par rapport à cette durée. Ainsi la simultanéité est une relation naturelle définie. Le mot durée est peut-être malheureux en ce qu’il suggère une étendue purement abstraite de temps. Je ne l’entends pas ainsi. Une durée est une épaisseur concrète de nature limitée par la simultanéité qui est un facteur essentiel dévoilé dans la conscience sensible. » 40 Quand Whitehead parle de simultanéité, il n’entend pas ce concept au sens d’une synchronisation des horloges définie par convention. Toute appréhension sensible commence par saisir des durées rassemblant des événements liés entre eux par une relation d’inclusion. Dans la conscience d’une durée, on ne peut considérer les événements comme des points auxquels il faudrait attribuer des coordonnées numériques. Les événements sont liés par une relation d’inclusion entre tout et partie : ainsi un événement peut être partie d’un autre événement. Si nous commençons par percevoir des durées dans lesquelles nous discernons des événements, cela implique qu’il peut y avoir des événements simultanés. La durée est donc le seul référentiel et par suite tout événement est relatif à une durée qui renvoie à la nature et à la conscience sensible. Les durées n’ont ni maximum ni minimum parce qu’elles sont continues mais elles se composent et forment des familles. Quand deux durées appartiennent à la même famille, plusieurs cas peuvent se produire : ou bien l’une peut contenir l’autre, ou bien elles se chevauchent ou bien elles sont totalement disjointes. Certaines durées peuvent contenir comme parties des durées d’une même famille, la semaine par exemple contenant comme partie deux ou plusieurs de ses jours. Les familles de durées, pourraient être représentées par la figure 4. Ce premier diagramme montre comment on peut représenter le temps par une ligne horizontale et les lignes perpendiculaires (AB, CD, EF, GH) représentent un espace momentané qui coupe la ligne du temps en des points que Whitehead appelle des moments abstraits. Les espaces entre les lignes verticales représentent des durées finies par opposition aux espaces momentanés qui

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sont infinis vers le haut et vers le bas. Cette conception exclut la théorie d'un système temporel unique.

Fig. 4 On peut concevoir le rapport des moments à des systèmes de temps différents qu’on peut représenter par ST et ST . La construction se présentera sous la forme de la figure 5 et dans ce cas il n’y aura plus parallélisme mais convergence des espaces momentanés. Ainsi on peut comparer des durées parce qu’on dispose de la notion de parallèle et de normale (perpendiculaire à une droite) illustrées dans la diagramme suivant. Whitehead parle alors de famille de durées parallèles. Deux durées peuvent être séparées par ce que Whitehead appelle des moments frontières : « Un moment frontière d’une durée peut être défini comme suit : il y a des durées de même famille que la durée donnée, qui la chevauchent mais ne sont pas contenues en elle. Considérons un ensemble abstractif de telles durées. Pareil ensemble définit un moment qui est juste autant à l’intérieur de la durée qu’à l’intérieur. Un tel moment est un moment frontière de la durée. Nous pouvons aussi nous fier à notre conscience sensible du passage de la nature pour nous aviser qu’il y a deux moments frontières, à savoir le premier et le dernier. Nous les appellerons les frontières initiales et finales. »41 La notion de moment frontière permet de concevoir la succession des moments comme une série ordonnée à partir de la relation « se trouver entre ».

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Fig. 5 Whitehead applique à la perception de la durée une théorie des ensembles fondée sur la relation d’inclusion et la relation d’extension : cette dernière relation permet de comprendre comment se composent des durées sans faire appel à l’intuition. Cette théorie révèle le caractère topologique de l’extension qui finit par se confondre avec la durée. Dans la durée les événements peuvent se chevaucher en raison d’une relation de voisinage qui révèle le rapport particulier de la durée à ses parties avec la conscience qui l’appréhende. La relation d’extension ne circonscrit pas un domaine fixe mais un mouvement d’ensemble que Whitehead nommera ultérieurement « procès ». Ainsi la relation interne des événements ne fait que reproduire la relation interne des durées qui renvoie à la nature comme totalité incluant des « totalités partielles ». Des moments de la durée à la durée de la nature il y a continuité : la relation d’extension et d’inclusion implique l’infinité des événements entre deux moments donnés tout comme la continuité de la droite implique l’existence d’une infinité de points entre deux points donnés si proches soient-ils. Cette conception de la durée liée à l’infinité de la nature oblige à réviser la conception traditionnelle du rapport du tout et de la partie : on ne peut plus identifier la relation intérieur / extérieur à la relation partie / tout. L’application des concepts de la géométrie projective à la description du rapport entre événements et durée montre que Whitehead donne un nouveau sens à la géométrisation de

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la physique : la géométrie qui sert de support à la description de ce qui arrive dans la nature s’apparente à la topologie.

3.8. Les séries temporelles et les espaces instantanés Puisqu’il faut faire intervenir la durée dans la description physique de la nature, il importe de comprendre la relation de la durée au temps. La possibilité d’ordonner les moments de la durée en une série ordonnée témoigne également du rôle joué par le temps dans l’ordre naturel : « Pareille série ordonnée de moments est ce que nous entendons par le temps défini comme série. Chaque élément de la série manifeste un état instantané de la nature. Evidemment ce temps sériel est le résultat d’un processus intellectuel d’abstraction. »42 Les séries temporelles construites à partir des durées révèlent les propriétés du temps qui pourront être mesurées. Dans un système temporel donné, les durées peuvent décroître jusqu'à former un espace instantané correspondant à une durée idéale d'épaisseur nulle qu'on atteint par approximation en réduisant progressivement les durées des familles associées. L'espace instantané correspond à un idéal, celui de la limite vers laquelle tend la nature à un moment. Tout système temporel inclut un ensemble de moments qui lui sont propres mais possède aussi un espace intemporel permanent formé par la réunion des espaces instantanés43. Ni le point, ni l’instant, ni même le moment ne peuvent être perçus mais cette dernière notion présente l’avantage de mieux s’accorder avec la perception qui exige toujours une période de temps. Ainsi les moments sont dérivés de durées : « Un moment est une limite vers quoi nous tendons quand nous limitons l’attention à des durées d’extension minimale. Les relations naturelles entre les éléments d’une durée gagnent en complexité quand nous considérons des durées d’extension temporelle croissante. Il existe donc une tendance vers la simplicité idéale quand on tend à une diminution idéale d’extension. » 44 Les moments forment une série ordonnée qui permet d’engendrer l’ordre temporel : si a on trois moments A, B, C il est possible de savoir lequel se situe entre les deux autres. La notion d’ordre implique donc une relation à trois termes qui permet de définir lequel se situe entre : « Pareille série ordonnée de moments est ce que nous entendons par le temps défini comme série. Chaque élément de la série manifeste un état instantané de la nature. Evidemment ce temps sériel est le résultat d’un processus intellectuel d’abstraction. »45 L’espace et le temps sont abstraits d’une expérience primitive qui présuppose la durée et ses moments.

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3.9. La congruence et le problème de la mesure Le lien de la durée à l’espace rend possible une comparaison des durées avec leurs projections dans l’espace. Mais quand il s'agit de mesurer des grandeurs en tenant compte à la fois de l'espace et du temps surgissent des problèmes redoutables. S'il s’agit de règles et d’horloges, la mesure implique qu’on fixe les conditions d'égalité pour deux moments. Quand on place deux règles l’une à côté de l’autre, on décide que si elles coïncident alors elles sont égales en longueur. Si elles sont utilisées à des distances importantes, rien ne garantit qu’elles n’aient pas été déformées entre temps. La possibilité de la mesure dépend alors de ce qu’il faut entendre par même distance et même durée. La notion de congruence, fondamentale pour définir les conditions de la mesure, se définit plus rigoureusement que la notion de coïncidence. L’idée de congruence implique celle d’égalité et de répétition. Mais l’égalité est une relation dont il faut préciser les propriétés qui sont celles de l’équivalence logique. Elle est voisine de la notion de parallélisme46 qui pose problème car, si on s’en sert pour définir l’égalité, elle présuppose l’égalité sous forme d’identité de distance. Quand il s’agit de mesurer des durées, on peut les représenter par des droites. Whitehead emprunte aux géométries des constructions et des définitions qui font intervenir la relation topologique « être entre » pour remplacer la notion métrique de distance. La normalité ou perpendicularité et le parallélisme sont des relations qui possèdent une propriété de symétrie qui vient de ce que ces deux relations dépendent de la répétition en rapport étroit avec l'idée d'égalité.

Fig. 6

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Si on suppose deux droites normales mutuellement, AM et BC, AM coupant BC au point M milieu de BC, on sait alors que AB et AC sont égaux. Mais le problème de la congruence ne pose pas simplement le problème de la mesure des intervalles d’espace-temps : il implique qu’au cours des procédures de mesure qui se succèdent en des lieux différents il y ait une certaine uniformité. S’il est possible de mesurer, c’est parce que la règle ou l’horloge ne change pas alors que les distances varient dans l’espace et le temps : « L’exemple du yard comme unité de mesure illustre ma façon de penser. C’est un adjectif contingent des événements dans lesquels il se situe. Ses propriétés spatio-temporelles dérivent entièrement des événements qu’il qualifie. Par exemple, son usage dépend de la reconnaissance de la simultanéité, de telle manière que nous n’observerons ses deux extrémités à des moments de temps nettement différents. Mais la simultanéité touche les événements. Aussi la pure identité à soi du yard ne suffit pas à son usage, puisque nous admettons aussi l’identité continuée des objets qui rétrécissent ou s’amplifient. Le yard n’est qu’un dispositif pour rendre manifestes les relations obscures entre ces événements dans lesquels il apparaît. »47 Quand on constate que deux règles coïncident, cela signifie qu’au moment de leur coïncidence elles sont égales. Mais si l’on décide d’utiliser une règle aujourd’hui à Londres et une semaine plus tard à Manchester, comment être sûr que ce qui est mesuré grâce à elle soit d’égale longueur ? Si les règles sont fabriquées avec des matériaux adéquats et employées correctement, on peut penser que les règles n’auront pas changé mais il ne s’agit là que d’un jugement. La congruence, sans laquelle on ne peut comprendre ce que signifie mesurer l’égalité de distances ou de durées, implique un jugement de récognition : « Cette récognition de la congruence entre circonstances différentes n’a pas de connexion particulière avec la coïncidence et s’étend bien au-delà des simples jugements de temps et d’espace. Ainsi des jugements de correspondance des couleurs peuvent être faits dans une certaine mesure par la plupart des gens sans qu’il y ait coïncidence et même, avec certaines personnes, avec une précision surprenante. On pourrait objecter que c’est seulement dans le cas des jugements de coïncidence spatiale et temporelle qu’on peut obtenir une grande précision. C’est peut-être vrai mais on n’obtient jamais la précision complète; l’idéal de précision montre que la signification ne dérive pas de la mesure. Nos reconnaissances sont les faits ultimes de la nature pour la science et toute la théorie scientifique n’est rien d’autre qu’une tentative pour systématiser notre connaissance des circonstances dans lesquelles interviennent de telles

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circonstances. La théorie de la congruence n’est qu’une branche d’une théorie plus générale des récognitions. » 48 En admettant la possibilité d’une contraction des règles et d’un ralentissement des horloges en fonction de la vitesse, Einstein réduit le problème de la mesure à l’adoption de conventions permettant de comprendre la possibilité de coïncidence. Whitehead, plus proche d’une philosophie de la nature que de la physique, veut comprendre la nature sans sortir de la nature et rejette donc l’idée de coïncidence qui n'est qu'une simple relation externe. La congruence dans les distances et les durées ne serait pas possible sans une recognition préalable du perçu par le percevant. L’accord du mesurant (l’instrument) au mesuré (espace et temps) suppose donc une reconnaissance et une permanence dans la durée qui intervient dès la perception.

3.10. Le temps est-il dans la nature ou dans l’esprit ? A la différence de Einstein, Whitehead ne pense pas seulement en physicien mais en psycho-physicien et en géomètre. On ne peut mesurer les événements de la durée que s'ils peuvent être réduits à des quantités sérielles. Le temps physique comme ordre sériel et le temps psychique comme relation d’extension s’accordent dans l’expérience à condition d’admettre que la relation d’extension s’applique à l’espace et au temps. L’espace-temps dérive de la perception de la durée dans laquelle il est difficile de distinguer la conscience de la nature : « Nous devons d’abord décider si le temps est à chercher dans la nature ou la nature dans le temps. La difficulté de ce second terme de l’alternative — c’est-à-dire poser le primat du temps sur la nature — est que le temps devient alors une énigme métaphysique. Quelles sortes d’entités sont ses instants ou ses périodes. »49 Peut-on dire alors que le temps dépend d’une réalité plus fondamentale et qu’il n’y a de temps que parce qu’il y a des choses qui arrivent ? La perception de la durée n’implique pas forcément que l’on perçoive des « choses qui arrivent » mais que l’on perçoive une qualité qui est le « passage » de la nature. Les séries temporelles ne sont que des abstractions par rapport aux strates de la durée parce qu’elles n’expriment qu’un état momentané de la nature. Il convient donc de revenir aux familles de durées pour comprendre comment le « passage » implique la nature dans son ensemble : « Une série temporelle, telle que nous l’avons définie, représente seulement certaines propriétés d’une famille de durée — propriétés que certes des durées sont seules à posséder parce qu’elles participent au caractère du passage, mais, d’autre part, propriétés que seules

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des durées possèdent réellement. C’est pourquoi le temps compris comme série temporelle mesurable est un caractère de la nature seule, et ne s’étend pas aux processus de la pensée et de la conscience sensible, sauf en vertu d’une corrélation de ce processus avec la série temporelle impliquée dans leurs procédures. »50 Le passage de la nature s’effectue à la fois dans les durées et les séries temporelles qui incluent des espaces instantanés51. Whitehead insiste sur la nécessité de ne pas confondre passage et changement de la nature. Dans un certain sens on peut dire que les événements ne changent jamais puisque la relation d’extension reste plus générale que la relation d’ordre : elle lie deux événements sans définir celui qui précède et celui qui suit. On peut dire en un certain sens qu’au niveau événementiel rien ne change car le devenir des événements dans la nature dépend de la relation d’inclusion. La relation de succession entre événements signifie que du point de vue de la nature un événement e devient un événement e’ qui chevauche e (inclusion) et par suite le futur de e’ est inclus dans e : « Le changement d’un événement e, dans cette signification du terme « changement », s’appellera le « passage » de e, et le terme « changement » ne sera pas utilisé dans ce sens. Ainsi nous disons que les événements passent mais ne changent pas. Le passage d’un événement est son passage dans un autre événement qu’il n’est pas. En passant un événement devient partie d’événements plus grands et ainsi le passage des événements est une extension en acte (in the making). Les termes, « le passé », « le présent » et « le futur » s’appliquent aux événements. L’irrévocabilité du passé signifie la même chose que le non changement des événements. Un événement est ce qu’il est, quand il est et là où il est. »52 Le temps de la durée garantit non seulement la permanence indispensable au temps mesuré par la physique mais il permet de mesurer des transitions. Au niveau de la conscience sensible, durée et temps, passage et changement se confondent. La conscience ne peut s’abstraire du passage de la nature bien qu’elle éprouve l’expérience ambiguë d’un passage qui s’identifie au changement. Cette impression pourrait s’expliquer par l’intervention de la mémoire dans la perception. L’expérience du temps implique que la permanence soit immanente au temps : « Nous devons donc admettre que, bien que nous puissions imaginer que l’esprit, dans l’opération de conscience sensible, puisse être dépourvu de tout caractère de passage, pourtant par le fait, notre expérience de la conscience sensible montre que nos esprits partagent ce caractère. »53 Le temps manifeste une relation entre l’esprit et la nature. Si la perception de la nature renvoie à des strates de durées, ces dernières se retrouvent aussi dans l’esprit quand il perçoit la nature : « Cette durée immédiate n’est pas clairement délimitée

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pour notre appréhension. Sa frontière initiale est brouillée par l’atténuation de la mémoire et sa frontière finale est brouillée par l’émergence de l’anticipation. Il n’y a pas de distinction précise entre la mémoire et le présent immédiat, soit entre les deux extrêmes. »54 Si l’esprit ne peut être saisi dans l’instant, c’est parce qu’il passe tout comme passe la nature. Le passage de l’esprit se distingue du passage de la nature sans pouvoir s’en séparer : « Nous pouvons conjecturer, si nous voulons, que cette union du passage de l’esprit avec le passage de la nature, provient de leur double participation à un caractère ultime de passage dominant tout être. Mais ceci est une conjecture qui ne nous intéresse pas. »55 Le rapport de l’esprit au temps et à l’espace diffère du rapport des durées à la nature. Le rapport de l’esprit à la nature ne peut être identique à celui des durées et des événements qui sont dans la nature d’une manière plus primitive. Si l’ontologie ne peut se réduire à une panphysique, elle est reste très proche d’une cosmologie dans laquelle l’ordre n’est pas surajouté à la perception. La fonction ontologique de l’ordre dépasse sa signification logique car il signifie aussi bien « être ensemble » qu’« être entre ». Ainsi il permet de décrire la relation de la conscience sensible (« l’événement percevant ») aux entités perçues, de l’événement à la durée, des facteurs aux faits. Aussi peut-on dire que c’est le même ordre qui explique la transition spatiale et temporelle dans l’extension et la relation de l’esprit à la nature dans la perception. Simultanéité dans la durée et mémoire de l’esprit sont les deux caractéristiques du passage qui affecte tout événement qu’il soit percevant ou perçu.

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Notes 1

Whitehead, An Enquiry into the Principles of Nautral Knowledge (PNK), p. v.

2

H. T. Costello, Journal of Philosophy,Vol 17, n° 12, June, 3, 1920, p. 336-34.

3

Cette tournure de pensée propre à Einstein est confirmée par une anecdote racontée par Werner Heisengerg dans La partie et le Tout (Champs, Flammarion, 1990). Après une conférence faite au cours d’un colloque (1926), Einstein revient avec Heisenberg et engage la discussion sur l’aspect philosophique des travaux de Heisenberg. Le problème porte sur les trajectoires des électrons dans l’atome. Si leur existence pouvait être déduite du rayonnement de l’atome on pourrait conclure que ce serait les fréquences d’oscillation et les amplitudes correspondantes (observables et mesurables) qui permettraient de connaître les orbites électroniques. Einstein s’étonne que Heisenberg ne veuille introduire dans la théorie physique que des éléments observables. Ce dernier lui répond que c’est lui-même Einstein qui a donne l’exemple dans sa théorie de la relativité en soutenant qu’on ne pouvait parler de temps absolu parce qu’on ne pouvait l’observer à moins de disposer d’horloges qui ne donnent alors qu’un temps relatif. Voici la réponse d’Einstein : « Peut-être en effet ai-je utilisé cette sorte de philosophie, répondît Einstein, mais il n’en reste pas moins qu’elle est absurde. Ou peut-être dirai-je plus prudemment que, d’un point de vue heuristique, il peut être utile de se souvenir de ce qu’on observe vraiment. Mais, sur le plan des principes, il est tout à fait erroné de vouloir baser une théorie uniquement sur des grandeurs observables. Car, en réalité les choses se passent de façon exactement opposée. C’est seulement la théorie qui décide de ce qui doit être observé. Voyez-vous, l’observation est en général un processus très compliqué.C’est seulement la théorie, c’est-à-dire la connaissance des lois naturelles, qui nous permet donc de déduire, à partir de l’impression sensorielle, le phénomène qui se trouve à la base de notre observation. » (Heisenberg, La partie et le Tout, p. 94) Cette philosophie théorique de la science s’accorde parfaitement avec la conception de Duhem développée dans La Théorie Physique. 4

PNK, Preface, p.vi.

5

PNK, p. 5.

6

Sur ce point, on constate encore une convergence avec Poincaré quand il parle de la relativité de l’espace. Puisque nous n’avons d’intuition ni de la distance, ni de la direction, ni de la ligne droite et que par suite nous n’avons pas d’intuition de l’espace, nous construisons l’espace à partir de notre propre corps : « Nous n’aurions donc pas pu construire l’espace si nous n’avions eu un instrument pour le mesurer ; eh bien, cet instrument auquel nous rapportons tout, celui dont nous nous servons instinctivement, c’est notre propre corps. C’est par rapport à notre propre corps que nous situons les objets extérieurs, et les seules relations spatiales de ces objets que nous puissions nous

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représenter, ce sont leurs relations avec notre propre corps. C’est notre corps qui nous sert, pour ainsi dire, d’axes de coordonnées. » Science et méthode, « La relativité de l’espace, » p. 104, Flammarion, 1916. 7

Whitehead, « Philosophical Aspects of Relativity », in Whitehead, The Interpretation of Science, p. 139.

8

La Science et le Monde moderne (SMM, tr. fr 1994), p. 140-1.

9

SMM, 143.

10

« Partout où et chaque fois que quelque chose se poursuit, il y a un événement. Bien plus, partout et chaque fois, en eux-mêmes, présupposent un événement, car l’espace et le temps en eux-mêmes sont des abstractions tirées des événements. C’est donc une conséquence de cette doctrine selon laquelle quelque chose se poursuit toujours et partout, même dans l’espace prétendument vide. Cette conclusion en accord avec la science physique moderne qui suppose le jeu d’un champ électromagnétique à travers l’espace et le temps. Cette doctrine scientifique a été lancée sous la forme matérialiste de l’éther universellement répandu. Mais l’éther est à l’évidence un vain concept — selon les termes appliqués par Bacon à la doctrine des causes finales, c’est une vierge stérile. Rien ne s’en déduit ; et l’éther ne sert qu’un but, satisfaire les exigences de la théorie matérialiste. Le concept important est celui des faits mouvants d’un champ de forces. C’est le concept d’un éther d’événements qui devrait se substituer à celui d’un éther matériel. » CN, p. 92. 11

PNK, p. 24.

12

PNK, p. 25.

13

Sur la question de la nature de l’éther, Einstein montre que la théorie de la relativité restreinte et générale peut être compatible avec l’admission de l’éther à condition de priver l’éther de toute possibilité d’état de mouvement. Lorentz qui tirait les conséquences de l’expérience de Michelson et Morley renonçait à faire de l’éther le substratum de la propagation des ondes lumineuses parce que les champs électromagnétiques ne peuvent être conçus comme des états d’un milieu mais sont des réalités indépendantes : « Une réflexion plus attentive nous apprend pourtant que cette négation de l’éther n’est pas nécessairement exigée par le principe de relativité restreinte. On peut admettre l’existence de l’éther, mais il faut renoncer à lui attribuer un état de mouvement déterminé, c’est-à-dire il faut le dépouiller par l’abstraction de son dernier caractère mécanique, que Lorentz lui a encore laissé. Nous verrons plus tard que cette façon de voir — dont la possibilité logique sera rendue tout à l’heure plus évidente par une comparaison quelque peu boiteuse — est justifiée par les résultats de la relativité générale. » Einstein, Réflexions sur l’électrodynamique, l’éther, la géométrie et la relativité, Gauthier-Villars (RGR), 1972, « L’éther la théorie de la relativité », 1920, p. 68.

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14

PNK, p. 26.

15

« Mais l'éther est à l'évidence un vain concept — selon les termes appliqués par Bacon à la doctrine des causes finales, c'est une vierge stérile. […]. » CN, p. 92, cité supra. 16

« Dans le cas où l’aimant est au repos et le conducteur en mouvement, il ne se produit pas de champ électrique autour de l’aimant. Il se produit par contre dans le conducteur une force électromotrice à laquelle ne correspond aucune énergie mais qui — en supposant le même mouvement relatif dans les deux cas — engendre des courants électriques qui sont de même grandeur et qui se manifestent de la même manière que ceux produits par des forces électriques dans le premier cas. » Einstein, RGR, p. 6. 17

PNK, p. 31.

18

PNK, 32.

19

« D’après cette théorie, les propriétés métriques du continuum spatio-temporel sont différentes dans l’entourage de chaque point spatio-temporel et conditionnés par la matière qui se trouve en dehors de la région considérée. » RGR, p. 71. 20

« Ces considérations montrent qu’il est inutile de rapporter la loi de l’inertie à un espace absolu quelconque. Tout au contraire, on reconnaît que les masses qui, suivant la phraséologie courante, exercent les unes sur les autres des actions mutuelles et celles qui n’en exercent pas se trouvent entre elles dans des relations d’accélération parfaitement identique, et l’on peut effectivement considérer toutes les masses comme en rapport les unes avec les autres. On doit accepter comme un fait expérimental que, dans les relations des masses, les accélérations jouent un rôle prépondérant. » E. Mach, La mécanique, p. 228. 21

RGR, p. 10.

22

PNK, p. 46.

23

PNK, p. 53-4.

24

CN, p. 184-5.

25

A. N. Whitehead, The Axioms of Projective Geometry, Preface.

26

Francis Seaman, « Whitehead and Relativity », Philosophy of Science, 1955, Vol 22, n°3, p. 225, note la référence à la topologie dans cette remise en question du ponctuel et la référence à des morceaux d’espace. Il fait remarquer à quel point ces recherches sont voisines de celles d’un mathématicien. Mengers, Toplogy without Points, dont il cite les extraits suivants : « Une telle topologie des morceaux me semble plus proche du concept physique d’espace que ne l’est le concept théorique d’ensemble point. Car naturellement tout physicien peut observer des morceaux d’espace de sorte que les points individuels ne sont donnés que comme le résultat d’approximations. En tout cas il y a des tentative variées dans la littérature topologique, destinée à la même fin, à

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87

savoir celle d’éliminer les points comme concepts de base et toutes ces tentatives ne sont pas sans rapport. La conférence actuelle est conçue pour effectuer cette synthèse. » Le même mathématicien poursuit en parlant de mécanique quantique (Theory of Relativity and Geomery) à propos de la mécanique quantique : « J’avance la conjecture que pour la géométrisation de la physique, spécialement dans la physique du microcosme, des idéalisations très différentes de celles d’Euclide peuvent servir de preuve plus adéquate que cette dernière. Une alternative est une géométrie où les points ne sont pas des entités primitives ? Qu’est-ce que l’on voit alors dans une géométrie des morceaux (lumps), c’est-à-dire une géométrie dans laquelle des morceaux sont des concepts non définis tandis que les points proviennent d’une limitation des processus d’intersection appliqués à ces morceaux. » 27

SMM, p. 149.

28

La métrique du plan euclidien permet de définir la longueur d’un vecteur DM à partir de ses projections, dx et dy : la distance infinitésimale entre deux points (la métrique du plan) est donnée par la formule ds2 = dx2 + dy2. Dans le cadre de l’espace de Minkowski la distance d’espace-temps s’écrira sous une autre forme qui fait intervenir c, la vitesse de la lumière : ds2 = c2dt2 (dx2 + dy2 + dz2). 29

Whitehead, SMM, p. 149.

30

Id.

31

« Il n’y a pas de signification physique pour une vitesse à un instant. Pourtant nous pouvons étudier la vitesse moyenne sur trois secondes, deux secondes, une seconde, une demie seconde, etc, et nous pouvons inférer que, à l’instant, un certain nombre représenterait avec une grande précision la vitesse du corps à cet instant. Le nombre est plus précis que les valeurs des membres distincts de la série dont ils proviennent, puisque la vitesse pour une seconde n’est souvent qu’une moyenne des différentes vitesses au cours de la durée des parties de la seconde. Pourtant la vitesse à un instant ne peut être considérée comme une vitesse ; une photographie parfaitement instantanée ne monterait pas le corps en mouvement. » « Review of An Enquiry Concerning the Principles of Natural Knowledgge », H. T. Costello, p. 328. L’argument recoupe celui de Bergson quand il analyse les arguments de Zénon d’Elée contre la possibilité du mouvement. 32

CN, p. 75.

33

« Le mot limite a une signification précise dans la logique des nombres et même dans la logique des séries unidimensionnelles non-numériques. Tel qu’il est utilisé ici, il n’est encore qu’une métaphore, et il est nécessaire d’exposer directement le concept qu’il est destiné à indiquer. » CN, p. 76. 34

CN, 72.

88

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35

« Notre conscience sensible pose une totalité, objet de discernement immédiat, ici appelée durée ; ainsi une durée est une entité naturelle définie. Une durée est distinguée comme un complexe d’événements partiels, et les entités naturelles qui composent ce complexe sont de ce fait dites simultanées avec cette durée. En un sens dérivé elles sont aussi simultanées entre elles par rapport à cette durée. Ainsi la simultanéité est une relation naturelle définie. Le mot durée est peut-être malheureux en ce qu’il suggère une étendue purement abstraite de temps. Je ne l’entends pas ainsi. Une durée est une épaisseur concrète de nature, limitée par la simultanéité qui est un facteur essentiel dévoilé dans la conscience sensible. » CN, 72-3. 36

CN, p. 89.

37

« Je m’abstiendrai définitivement à partir de maintenant d’utiliser le terme temps, puisque le temps mesurable de la science et de la vie civilisée ne montre en général que quelques aspects du fait plus fondamental du passage de la nature. Je crois être en cette doctrine en parfait accord avec Bergson, bien qu’il utilise le mot pour le fait fondamental que j’appelle le passage de la nature. Le passage de la nature est aussi manifesté dans la transition spatiale, aussi bien que temporelle. C’est en vertu de son passage que la nature poursuit toujours son mouvement. » CN, 73. 38

PNK, 70-1.

39

La relation de cogrédience permet de comprendre le chevauchement des durées propres à plusieurs événements. C'est cette relation qui rend possible les relations entre ensembles concordants (PNK, p. 71). 40

CN, 72-3

41

CN, p. 80-1.

42

CN, p. 81

43

« Les espaces instantanés d’un système temporel donné sont les durées idéales (nonexistantes) d’épaisseur temporelle nulle marquées par les voies d’approximation sur les séries formées par les durées de la famille associée. Chacun de ces espaces instantanés représente l’idéal de la nature en un instant et est aussi un moment du temps. Chaque système temporel possède ainsi un agrégat de moments qui lui appartiennent en propre. » CN, p. 181. 44

CN, p. 76.

45

CN, p. 83.

46

Dans les Fondements de l’arithmétique, Frege rencontre le même problème quand il s’agit de définir ce qu’est le même nombre. Sa définition de l’égalité renvoie à la définition du parallélisme, c’est-à-dire au fait d’avoir la même direction. Quand deux droites ont cette relation qu’on appelle la même direction, la relation est réflexive, symétrique et transitive.

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47

The Principle of Relativity, p. 340.

48

PNK, p. 57.

49

CN, p. 82.

50

CN, p. 83.

51

89

« Le passage de la nature est aussi manifesté dans la transition spatiale, aussi bien que dans la transition temporelle. » CN, p. 73. 52

PNK, p. 62.

53

CN, p. 84.

54

CN, p. 85.

55

CN, p. 85.

Chapitre 4 Philosophie naturelle Continuité et atomicité Les ouvrages tournés vers « la philosophie naturelle » rappellent que la connaissance de la nature doit être d’abord naturelle, ce qui signifie qu'on peut connaître la nature sans sortir de la nature. Pour savoir comment la nature agit, il importe d’éclairer la relation de la perception à l’espacetemps ce qui implique la révision de la relation du percevant et du perçu. Whitehead soutient une thèse qui est l’inverse de celle de l’empirisme traditionnel : l’observateur qui perçoit la nature sensible est inclus en elle et par suite l’observation des événements dans l’espace-temps dépend de la relation du sujet percevant aux entités perçues. Ce que la philosophie idéaliste nomme l’unité de l’expérience ne vient pas d’une subjectivité qui surplomberait le flux événementiel mais de ce que la perception de la nature implique des relations multiples avec l’espace-temps. L’adhésion à la théorie de la relativité restreinte n’implique pas le rejet de la simultanéité mais signifie pour Whitehead la relativité des points de vue de l’observateur et de ses instruments de mesure à l’uniformité de l’espacetemps. Le perspectivisme résultant du principe de relativité n’enferme pas dans le solipsisme ou la « sphère privée » puisqu’on peut traduire les coordonnées d'un événement appartenant à un référentiel dans celles d'un autre événement appartenant à un autre référentiel. Appliquée aux perceptions, l’idée de relativité implique une invariance des perspectives. Whitehead appelle uniformité de la nature cette permanence dans la diversité des points de vue. Comment concilier cette uniformité avec la diversification de la nature en « éléments naturels » ?

4.1. Rapports entre pensée et perception de la nature En rappelant la nécessité de partir de l’expérience Whitehead pourrait laisser croire au caractère idéal de la nature de sorte que « être dans la nature» signifierait « être perçu ». Conscient de cette possible méprise, il affirme que la perception de la nature, sans laquelle il ne pourrait y avoir connaissance, ne renvoie pas à la conscience de soi du sujet réfléchissant

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mais bien à des faits, des entités et finalement à la nature dans son ensemble. Dans Le Concept de Nature, il commence par se poser la question de ce qu’est la nature : « Qu’entendons-nous par nature ? Nous avons à étudier la philosophie de la science naturelle. La science naturelle est la science de la nature. Mais qu’est-ce que la nature ? La nature est ce que nous observons dans la perception par les sens. Dans cette perception sensible nous avons conscience de quelque chose qui n’est pas la pensée et qui est autonome par rapport à la pensée. Cette propriété d’être autonome par rapport à la pensée est à la base de la science naturelle. Elle signifie que la nature peut être pensée comme un système clos dont les relations mutuelles n’exigent pas l’expression du fait qu’elles sont objets de pensée. Ainsi la nature est en un sens indépendante de la pensée. Cette affirmation n’est l’expression d’aucune intention métaphysique. Ce que je veux dire, c’est que nous pouvons penser sur la nature sans pensée sur la pensée. Je dirai alors que notre pensée de la nature est homogène. »1 A la pensée homogène, il oppose la pensée hétérogène qui est la pensée réflexive de la nature, autrement dit la pensée de la pensée de la nature. En adoptant le premier point de vue, Whitehead écarte toute conception métaphysique, critique ou transcendantale du savoir car pour savoir il n’est pas nécessaire de savoir qu’on sait2. La pensée hétérogène, qui identifie la connaissance à la conscience de soi nécessaire à tout savoir vrai, réduit le naturel au naïf parce qu’il ne peut y avoir d’objet de pensée sans que la pensée se réfléchisse en pensée pensante et pensée pensée. Si Whitehead se distingue de Berkeley, c’est parce que la pensée de la nature ne peut objectiver la nature pour un sujet qui la connaîtrait à partir de sa seule réflexion. Mais s’il récuse l’opposition idéaliste entre conscience naturelle et conscience réfléchie, il retrouve dans la perception l’opposition entre la conscience sensible qui appréhende les relations comme facteurs dans les faits et la pensée qui les objective pour les exprimer par des propositions. Pensée et conscience sensible se distinguent par le fait qu’en présence d’un fait naturel la pensée pose une entité individualisée dont elle peut révéler les propriétés alors que la conscience sensible, prise dans le flux transitionnel des événements à l’intérieur des faits, n’en retient qu’un aspect : la nature se présente à la conscience sensible sous forme de facteurs qui sont de simples relata. Pour appréhender la nature à partir de la perception des faits, il importe de comprendre la relation de la conscience sensible à la pensée sans sortir de la perception : « Ainsi pour la pensée, rouge est simplement une entité définie, bien que pour la conscience rouge ait pour contenu son individualité. La transition du rouge de la conscience au rouge de la pensée s’accompagne d’une perte définie de contenu, qui est celle de la transition du facteur rouge à l’entité rouge. Cette perte dans la transition à la pensée est compensée par le fait que la pensée est

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communicable tandis que la conscience sensible est incommunicable. »3 Cette distinction entre conscience immédiate et pensée, facteur et entité à l’intérieur du fait naturel, n’implique pas de dualisme entre conscience naturelle et conscience réflexive et par suite n’affaiblit pas la thèse de l’uniformité de la nature entendue comme double implication celle de l’observateur par rapport à l’observé et celle de l’observé par rapport à l’observateur. La conscience sensible analyse le fait en parties qui ont elles-mêmes des parties de sorte qu’on peut dire qu’en percevant un fait de la nature, la conscience appréhende d’abord des facteurs, ensuite des événements qui renvoient à la nature : « En effet le fait immédiat pour la conscience sensible est l’occurrence entière de la nature. C’est la nature comme événement présent pour la conscience sensible, et dont l’essence est de passer. La nature ne peut être rendue immobile et ensuite regardée...Ainsi le fait ultime pour la conscience sensible est un événement. Cet événement total est divisé par nous en événements partiels. » 4 Si la pensée peut atteindre la nature, c’est parce qu’elle dépend de la conscience sensible qui se donne dans une relation à de multiples facteurs (des qualités par exemple) qui, pris dans le réseau de l’espace-temps, révèlent la nature à la fois comme événement perçu et comme activité orientée. Mais si les facteurs sont des relata dans un immense système de relations, on peut se demander si parmi ces facteurs certains ne seraient pas contingents et d’autres essentiels. Dans quelle mesure peut-on parler d’une individualité des facteurs ? Quelles relations le facteur a-t-il avec les entités ? « Les relations contingentes d’un facteur sont ces relations qu’un facteur donné a avec d’autres facteurs qui peuvent être autrement sans que soit changée leur individualité particulière en tant que facteur. En d’autres mots, le facteur serait ce qu’il est même si ses relations contingentes étaient autrement. »5 Attendu que les facteurs sont relatifs à la conscience sensible et aux multiples rapports qu’elle entretient avec la nature donnée pendant une durée, la nécessité ou la contingence des facteurs dépend de leur degré d’invariance dans leurs relations mutuelles. Le passage de la conscience sensible à la pensée n’implique pas la réduction du contingent au nécessaire. Les sens permettent d’appréhender la relation de l’infinie multiplicité événementielle perçue comme puissance sous-jacente aux événements. Le fond événementiel qui se donne dans le procès perceptif de la nature ne peut être assimilé à une matière ou à un substrat comme le postule la métaphysique. Pour penser convenablement le rapport de la nature à la perception, il faut transformer la théorie logique traditionnelle de la relation en une théorie des relations multiples. En réduisant la perception à une relation dyadique entre un attribut et un sujet,

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une propriété et un substrat, on finit par trouver des sujets et par suite des substances un peu partout. Whitehead rappelle souvent à quel point cette théorie de la prédication a faussé autant l’idée de la science (la matière réduite à son substrat l’espace, l’éther comme support des ondes électromagnétiques, etc.) que celle de la perception qui exige alors qu'on distingue ce qui est en soi (réalité) et ce qui est pour nous (apparence ou phénomène). Mais n'y aurait-il pas un transfert du dualisme de la théorie du prédicat monadique à un autre dualisme celui de la conscience sensible et de la pensée ? La possibilité d’appréhender la nature par la conscience sensible ou la pensée pose le problème de savoir s’il s’agit bien de la même nature : la conscience sensible ne nous livrerait-elle pas simplement le monde apparent alors que la pensée nous permettrait de saisir ce qui est permanent et soustrait au flux événementiel ?

4.2. Critique de la bifurcation en nature causale et nature apparente L'interprétation de la perception comme relation à deux termes, le sujet et le prédicat, le support et la qualité, influence l’idée de la science dans la mesure où celle-ci implique un rapport à la perception. Whitehead remarque que les théories de la lumière et du son ont joué un rôle important dans la conception dualiste de la nature, notamment le rapport du percipi au percipere. Pour percevoir une chose colorée, il faut une chose sans qualité, qu’on puisse peser, mesurer, dénombrer, une sorte de substrat offert au sujet percevant qui projette ensuite les différentes qualités. La perception de la couleur provient de la perception consciente de qualités premières, fondée sur le primat de la quantité, et de la perception inconsciente de qualités secondes provenant du sujet. Ainsi cette idée de la perception, fondée sur la théorie logique du rapport de l’attribut à la substance, confirmait la dichotomie de la nature en une nature en soi (la matière) et une nature pour nous (la perception sensible). Aujourd’hui encore, dans l’explication de la nature, la science ne parvient pas à démêler la nature comme objet à connaître de la nature comme cause du processus de connaissance : « L’explication moderne de la nature n’est pas, comme elle le devrait, simplement une explication de ce que l’esprit connaît de la nature ; mais elle est aussi mêlée à une explication de l’effet de la nature sur l’esprit. Le résultat a été désastreux à la fois pour la science et la philosophie, mais surtout pour la philosophie. Cela a transformé la grande question de la relation entre la nature et l’esprit en une modeste

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question, celle de l’interaction entre le corps humain et l’esprit. »6 Les théories traditionnelles de la perception ne pouvaient rendre compte du rapport entre l’esprit et la nature, chacun d’eux ayant été réduit à une substance, la pensée et l’étendue. Whitehead se propose de corriger cette conception métaphysique de la science et de son rapport à la perception. Il s’agit de retrouver ce qu’il y a d’instinctif dans la connaissance perceptive : « Nous sommes instinctivement portés à croire que, moyennant une attention appropriée, on peut trouver plus dans la nature que ce qui s’observe d’emblée. Et nous ne saurions nous satisfaire à moins. Ce que nous demandons nous à la philosophie de la science, c’est de rendre compte de la cohérence des choses perceptivement connues. » 7 Ainsi science et métaphysique, incapables de rendre compte de ce qui se passait dans la perception, introduisaient la nature causale pour justifier la nature apparente. Dans la perception des couleurs, le sujet ajoutait la couleur comme qualité subjective provoquée par l’esprit percevant ; la nature ne pouvait s’expliquer que par l’influence causale exercée par les molécules et l’énergie rayonnée sur le sujet percevant. Ce qu’il appelle la théorie des additions psychiques 8 ne peut rendre compte ni du rapport de l’esprit percevant à l’objet perçu, ni des relations des choses à la perception. Ayant réduit la matière à des relations partes extra partes, il n’était plus possible de comprendre comment les choses s’organisaient dans la perception à moins de faire intervenir un sujet jugeant, qui fait la synthèse des multiplicités données dans la sensation : « Ma thèse est que cette introduction forcée de l’esprit ajoutant quelque chose de soi à la chose offerte à la connaissance par la conscience sensible, est seulement une manière d’esquiver le problème de la philosophie naturelle. Ce problème est l’étude des relations internes des choses connues. La philosophie naturelle ne devrait jamais se demander ce qui est dans l’esprit et ce qui est dans la nature. Le faire c’est avouer qu’on a échoué à exprimer les relations entre les choses perceptives connues, c’est-à-dire exprimer les relations entre les choses naturelles dont l’expression est la philosophie naturelle. »9 D’une fausse théorie de la prédication provient une conception erronée de la perception et de la nature. Faute d’avoir compris la relation de l’observateur à l’observé, de la nature agissante à la nature observée, du mouvement des atomes aux couleurs, des fréquences aux effets sensibles, la philosophie naturelle s’est transformée en une physique matérialiste qui réduit la causalité à sa seule efficience, le corps et l’esprit à des substances distinctes. La philosophie naturelle s’oppose à la bifurcation de la nature en deux systèmes dont l’un serait fait d’entités matérielles, l’autre des additions

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psychiques. L’une serait conjecture et l’autre un simple rêve. Les théories de la connaissance fondées sur l’idée de bifurcation visent à montrer que la seule cause de la nature apparente est l’esprit : si la nature apparente est bien la nature pour nous, c'est parce qu'il y a un esprit qui la pense et la construit en fonction de concepts purs et de formes a priori. Il s’agit d’une conception idéaliste de la connaissance dont le but est de montrer que l’esprit ne peut connaître que ce qu’il produit. Quant à la nature causale, Whitehead déclare qu’il s’agit d’une chimère métaphysique qualifiée de « matière » au XVIIè et le XVIIIè siècle. Dans ce contexte, le monde apparent se réduit à la réaction psychologique individuelle d’un organisme stimulé par le jeu d’éléments disparates tels que les électrons, la lumière, l’éther. La confusion du substrat avec le facteur, isolé de son lien aux autres facteurs, tend à induire une conception matérialiste de la nature : « Personnellement je crois que la prédication est une notion confuse embrouillant beaucoup de relations différentes dans une forme linguistique commune et commode. Par exemple, je soutiens que la relation du vert à un brin d’herbe est entièrement différente de la relation du vert à l’événement qu’est l’histoire de la vie de brin d’herbe sur une courte période, et différente de la relation du brin d’herbe à cet événement. En un sens j’appelle événement la situation du vert, et en un autre sens c’est la situation du brin d’herbe. Ainsi, en un sens le brin d’herbe est un caractère ou une propriété qui peut être prédiqué de la situation, et en un autre sens le vert est un caractère ou une propriété du même événement qu’est aussi la situation. Si bien que la prédication des propriétés voile radicalement des relations différentes entre entités. »10 La théorie de la bifurcation signifie d’abord que dans la connaissance de la nature, il n’y a pas de raison de séparer la nature causale (l’électron) et la nature apparente (la couleur, les qualités).

4.3. Connaissance adjectivale et connaissance par connexité La limite entre le psychique et le physique est inassignable : l’un et l’autre sont dans le même ensemble et il n’y a pas de raison de supposer que le point de vue de la nature causale l'emporterait sur celui de la nature apparente ou l'inverse : « Si nous voulons éviter cette malheureuse bifurcation, nous devons construire notre connaissance du monde apparent comme étant l’expérience individuelle de quelque chose qui est plus que personnelle. Ainsi la nature est une totalité incluant les expériences individuelles, de sorte que nous devons rejeter la distinction entre la nature telle qu’elle est réellement et les expériences purement psychologiques que

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nous en avons. » 11 La théorie de la bifurcation provient aussi d’une conception erronée de la perception. Si on entend donner un sens fort au terme « perception », il faut admettre qu’elle est déjà une connaissance (cognisance) qui a un caractère double : il convient de distinguer entre une connaissance adjectivale et une connaissance par connexité. Quand on dit qu’il y a une tâche rouge, on affirme la rougeur de quelque chose et on ne connaît la chose que par cette rougeur. Mais la connaissance ne s’arrête pas à la saisie de qualités par le biais d’adjectifs car la perception ne s’arrête pas à l’entité qui est reconnue comme rouge. En même temps nous avons conscience de sa position spatio-temporelle et de sa relation à toutes les autres entités et finalement à l’ensemble de la nature inclus dans l’expérience que nous en avons. Nous avons donc aussi une connaissance de la nature par l’interconnexité (interconnectedness) : « Par exemple, l’explication physiologique de la fonction du cerveau comme déterminant les conditions de la perception externe présuppose que les événements du cerveau signifient la totalité de l’espace contemporain. »12 Entre perception adjectivale et perception par connexité, il y a le même rapport qu’entre les entités perçues et les facteurs dévoilés comme relata dans un fait. La connexité porte sur les événements et les relations spatio-temporelles qui les unissent 13 . Puisqu’en percevant nous faisons l’expérience d’une inclusion dans la nature, tout se passe comme si la connexité des événements se réfléchissait dans la perception que nous en avons et nous donnait l’impression d’une connivence de la conscience au corps et à la nature. Ainsi, à la relation plurielle entre l’esprit et la nature, s’ajoute l’ensemble des relations entre événements qui se donnent dans la nature. En rejetant la théorie de la bifurcation, Whitehead pose la Nature comme donnée à la perception que nous en avons. Mais on ne peut dire que la nature soit abstraite des événements car il s’agit plutôt de l’expérience d’une émergence : « La nature est une abstraction à partir de quelque chose de plus concret qu’elle-même qui doit aussi inclure l’imagination, la pensée et l’émotion. Cette abstraction se caractérise par la cohérence systématique de ses interconnexions découvertes dans la perception par connexité. Ainsi les substances de la nature qui ont les adjectifs perçus pour qualités sont aussi les choses dans la nature liées par la perception par connexité. La Nature est délimitée comme le champ de ce système clos de choses reliées. Par conséquent les faits ultimes de la nature sont des événements et l’essence de la perception par connexité est l’habileté à spécifier l’événement par l’espace et le temps. Les rêves sont disqualifiés par leur incapacité à passer ce test. »14 En passant de l’apparence à l’événement, de la perception adjectivale à la perception par connexité on passe d’un type de perception qui confond rêve et réalité à une perception uniforme dans laquelle le rapport aux événements et à la nature écarte toute forme de

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contingence. Quand la perception adjectivale ne se prolonge pas en perception par connexité, la Nature peut donner l’impression de la contingence.

4.4. Uniformité de la nature et de l’espace-temps Le dualisme nature apparente / nature causale se prolonge dans celui de la contingence des facteurs ou adjectifs et de la nécessité des relations internes qui rend possible la perception de la nature. Si la nature se donne dans la perception des événements, alors la connexité propre aux événements présuppose l'uniformité de la nature. Cette thèse pose un problème par rapport à la théorie de la relativité car si ces deux aspects de la perception sont indissociables, alors on ne peut admettre la notion de courbure de l’espace-temps en fonction de la densité de matière. Pour Whitehead l’infinie possibilité de courbures et par suite des géométries de l’espace-temps n’est qu’une expression d’adjectifs contingents. En affirmant le principe de l’uniformité de la nature, Whitehead entend limiter les conséquences du principe de relativité issu de la théorie de la relativité générale. Cette dernière implique la relation de l’espace-temps à la matière, de l’inertie à la gravitation (principe d’équivalence entre masse inerte et masse pesante) d'où s'ensuit l'abandon de la notion abstraite d’espace intemporel commun à la multiplicité des événements. Il en résulte que Whitehead ne peut éviter de prendre ses distances par rapport à la conception orthodoxe de la relativité générale : si la structure de l’espace-temps peut varier en fonction du contenu, la géométrie dépend alors de la densité de matière tout comme la courbure de l’espace-temps varie en fonction de la masse. Cette critique des conséquences de la relativité générale suppose que l’on change la loi classique de la gravitation et que l’on adopte une conception non homaloidale de l’espace : la structure géométrique de l’espace ne doit pas remettre en cause le principe de l’uniformité de la nature. Pour Whitehead, il suffit seulement de modifier de manière adéquate la théorie classique de la gravitation pour accorder le fait du déplacement du périhélie de Mercure et la déviation des rayons lumineux. Mais sa critique du caractère non homaloidal de l’espace-temps s’enracine dans des raisons non pas physiques mais épistémologiques : si l’espace-temps n’était pas uniforme, l’induction ne serait pas possible. Hume a rendu l’induction problématique parce qu’il avait une conception erronée de l’espace et du temps qu’il réduisait au statut de qualité secondes. L’uniformité de la

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nature exige donc l’uniformité de l’espace et du temps qui sans cela ne laisserait apparaître que des relations contingentes comme le sont les attributs du point de vue de la théorie classique de la prédication15. La relativité entendue comme relativité des points de vue ne doit pas remettre en cause le principe d'uniformité de la nature : si d'un point de vue physique, l'événement ne peut être décrit qu'en partant d'un référentiel, d'un point de vue psychologique il implique la perception d'une durée. D'où l'impossibilité d'esquiver le problème du rapport de la nature à la perception de l'espace et du temps. Bien que la nature se découvre dans la perception de durées et d’événements (la cogrédience), il importe de retrouver les entités et les relations en partant d’abord de l’expérience perceptive.

4.5. L’espace-temps : apparence ou réalité ? Quand des empiristes (Hume, Berkeley) déclarent que l’espace et le temps n’on pas de statut différent de celui des autres qualités sensibles, ils s’engagent dans l’idéalisme en niant la réalité de l’espace et du temps. La science mathématique peut se concevoir sans référence à l’espace-temps. Mais du point de vue de la physique et de la philosophie naturelle demeure le problème de savoir si le mode d’appréhension de la nature spatiotemporelle dépend de la transition temporelle. Quand il s’agit de connaître la nature, on ne peut séparer la conscience qui nous fait saisir confusément les multiples relations de notre organisme à l’environnement, de la pensée qui a besoin d’analyser et de composer pour retrouver les entités. L’espacetemps qui se dévoile à la conscience sensible n’est pas un ingrédient de l’esprit de l’observateur mais appartient à la nature. En faisant dépendre la nature et l’espace-temps de l’esprit16, Berkeley finit par soutenir que les objets n’existent que pendant le temps qu’ils sont observés. La thèse de Hume part des mêmes présupposés que celle de Berkeley selon laquelle la nature de l’espace-temps ne serait guère différente de celle des qualités sensibles. Whitehead se demande si cette perspective n’implique pas la réduction de l’espace-temps à une sorte de rêve. En rêvant on a conscience d’événements qu’on ne peut localiser nulle part dans la nature. En rêvant par exemple qu’on a été catapulté par un taureau, on peut au réveil se souvenir du moment où l’on est allé au lit, du moment où on s’est réveillé et savoir que c’est dans la nuit que j’ai fait cette expérience mais on ne peut appréhender aucun événement relatif à la période de sommeil : « Ainsi la position à laquelle nous parvenons est que nous avons conscience d’un continuum spatio-temporel et que la réalité consiste en objets sensibles projetés dans ce continuum. Il n’est pas vrai que le procès

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appréhendé s’ajuste de manière invariable à ce continuum dominant : par exemple le rêve n’y parvient pas. Mais il est vrai que par inférence indirecte nous pouvons toujours faire correspondre le procès d’appréhension avec le continuum dominant ; par exemple, dans le cas du rêve nous pouvons noter le temps pour aller au lit et le temps pour se réveiller, et nous pouvons ainsi faire correspondre le procès d’appréhension avec une partie de ce qui est intervenu dans la nuit. Un procès appréhendé qui ne s’ajuste pas à ce continuum dominant est dit imaginaire et son statut doit être considéré à part. »17 Quand le procès appréhendé s’intègre au schème dominant du continuum spatio-temporel, il devient plus facile de comprendre comment un événement peut se prolonger dans les événements qui suivront. Si ma vie du matin rejoint ma vie de l’après-midi, c’est parce que l’événement de cette conscience sensible qu’est ma vie révèle un schème de relations présent dans la conscience de ma vie le matin. Pour éviter la confusion du rêve et de la réalité, il faut admettre que la continuité de l’expérience n’a de sens que si on admet qu’il y a préalablement une continuité spatio-temporelle. Il en résulte que la conscience de la nature ne peut être une réduction de la nature à un statut semblable à celui des qualités secondes mais qu’elle doit être conçue comme la projection (sens géométrique et non psychologique) des qualités dans le continuum spatiotemporel. Il ne pourrait y avoir projection sans un sensorium, à savoir notre corps, comme origine de la projection. Un objet sensible ne peut être décrit que comme localisé dans une région de l’espace-temps — autrement dit dans un événement — un lieu particulier en relation interne avec le sensorium corporel : « Nous ne pouvons pas dire qu’une couleur a telle ou telle position à tel ou tel moment sans nous référer à un sensorium défini avec un lieu simultané pour lequel il est vrai. Par conséquent, le procès de projection vient de la notre conscience d’une relation multiple entre l’objet sensible en question, le sensorium corporel et le continuum spatiotemporel ; cela exige aussi que notre conscience de ce continuum soit stratifiée en couches de simultanéités, dont l’épaisseur temporelle dépend du présent donné. » 18 La théorie du corps observateur permet d’éviter d’inclure les événements dans un substrat qui serait l’esprit détaché de l’espace et du temps. L’événement qu’est l’observation implique une relation entre le physique et le mental; la composante physique de l’événement ne peut être réduite à une simple entité mentale, dépendant de la seule pensée de l’observateur. A la différence de Russell, la philosophie naturelle de Whitehead soutient l’uniformité de la nature mais écarte toute forme de monisme même neutre.

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4.6. L'externalité de la nature et la structure des événements Si la nature, liée à la structure de l’espace et du temps, se donne à la perception à partir d’un complexe d’événements, et si l’espace-temps renvoie à l’observateur, il devient nécessaire de comprendre comment la nature se dévoile dans la conscience sans se réduire à la perception que nous en avons. Pour éviter l’idéalisme à la manière de Berkeley et de Hume, il ne suffit pas de renvoyer la perception de la nature aux événements qui s’y produisent car ils sont perçus dans la nature et par suite restent relatifs à la conscience sensible : à quelles conditions la perception d’événements à partir de faits naturels peut-elle nous ouvrir à une nature qui ne soit pas simplement le percipi d’un percipere ? Si la perception implique la conscience d’événements, ceux-ci ne sont pas donnés isolément mais dans un complexe dont la nature constitue l’arrièreplan. L’événement perçu ne suppose pas seulement la nature mais aussi un événement percevant, tous deux donnés simultanément au sein d’un événement plus global qui est le tout de la nature : « Cette conscience renvoie justement à un événement ou groupe d’événements à l’intérieur du complexe discerné. La simultanéité du tout de la nature comprenant les événements discernés est la relation spéciale de cet arrière-plan de la nature à l’événement percevant. Cet arrière-plan est cet événement complet qui est le tout de la nature simultané à l’événement percevant, qui est lui-même partie de ce tout. Une telle totalité de la nature s’appelle une durée. »19 La durée, que Whitehead refuse d’assimiler au temps, s’analyse à partir de la relation tout / partie : en tant que tout elle est illimitée et quand elle est prise entre certaines limites, elle est complète et révèle ce qui est présent maintenant. La durée n’est donc pas seulement un moment de la conscience sensible mais elle est aussi un fragment temporel de la nature (a temporal slab of nature). Si cette durée qui représente la nature peut être dite relative et en même temps au-delà de la perception, c’est parce que la conscience sensible ne dépend pas d’une conscience de soi qui assurerait la synthèse de la durée. La complexité de la conscience sensible vient de sa stratification en couches superposées allant de la confusion à la clarté. Whitehead reprend le terme « courant de conscience » (William James) qui souligne le lien de la conscience au mouvement et au passage de la nature. Si la durée ne peut s’identifier à l’extension temporelle, c’est parce qu’elle unit la notion spatiale de stratification et la notion de mouvement orienté, propre au temps. Puisque la nature se découvre à nous dans la durée, elle hérite de ces caractères : « Ainsi, la nature telle que nous la connaissons, est un courant

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continu d’un présent qui survient immédiatement et partiellement analysé par notre conscience sensible en événements distincts avec des qualités variées. A l’intérieur de ce courant présent le perçu n’est pas nettement différencié du non-perçu ; il y a toujours un au-delà indéfini dont nous sentons la présence bien que nous ne discernions pas les qualités des parties. Cette connaissance de ce qui est au-delà de la perception distincte est la base de la doctrine scientifique de l’externalité de la nature. »20 Le fait pour la durée d’être à la fois un « ici présent » et un « maintenant présent » montre que la perception ne peut être différente des événements qui s’y produisent : dans l’événement percevant comme dans l’événement perçu, il y a un au-delà, une sorte de transcendance dans l’immanence. La relation de l’ici et du maintenant, qui définit la cogrédience, implique un rapport nouveau de la durée à l’espace. Puisque la cogrédience se fonde sur la relation de la durée à l’événement, elle inclut la relation plus fondamentale de recouvrement dans les relations entre événements. Quand on se demande dans quelle direction s’engage un événement, on s’aperçoit qu’il peut y avoir des événements appartenant à une durée mais non cogrédients avec elle. Ainsi les événements perçus se distinguent d’événements perceptibles par le fait qu’ils ne sont pas cogrédients et dans cette distinction apparaît la possibilité du caractère externe des événements21. L’externalité des événements vient de leurs relations internes aux éléments de l’espace-temps et à la matière à partir d’une structure qui définit la possibilité de leur localisation. S'il est possible de parler d'externalité des événements, alors il ne sera plus possible de confondre la nature avec la perception que nous en avons et par suite Whitehead pourra parler d'une philosophie de la nature d'un point de vue réaliste. Si se pose la question de l’externalité des événements, c’est parce qu'ils sont des entités qui se découvrent dans des complexes indéterminés. Ils manquent de cette substantialité liée aux philosophies qui mettent en avant la recherche de la clarté et de la distinction : « Ils semblent, pour ainsi dire, déficients en substantialité (in thinghood). Un morceau de matière ou une charge électrique dans une position et à un instant donné, conservant son identité (self-identity) dans d’autres positions à des instants distincts, semble un simple indice pour s’orienter dans ce labyrinthe. »22 Pour comprendre l’externalité des événements, il importe donc de dépasser le niveau purement psychologique de la conscience sensible. Les événements ne pourront sortir de la relativité à la conscience sensible que si l’événement perçu se rapporte autant à d’autres événements perçeptibles qu’à l’événement percevant. La pensée de l’événement ne peut venir seulement de la conscience sensible car il faut aussi penser l’événement en termes de structure qui

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inclut implicitement une multiplicité d’autres événements. Evénements et objets doivent être pensés en fonction de la structure de l’espace et du temps : « Un percept qui ne trouve pas sa position dans cette structure n’est pas pour nous un percept de la nature externe, bien qu’il puisse trouver son explication à partir des événements externes comme dérivant de lui. Le caractère de la structure reçoit son exposition en partant de relations quantitatives et qualitatives de l’espace et du temps. L’espace et le temps sont des abstractions exprimant certaines qualités de la structure. Cette abstraction d’espace-temps n’est pas unique en tant que plusieurs abstractions d’espace-temps sont possibles, chacun avec sa propre relation à la nature.»23 On ne peut parler d’externalité que si on fixe des conditions d’individualisation : savoir quoi, comment, quand, où et dans quelle direction se produit un événement permet d’orienter sa recherche vers la spécification d’entités et de leur lien à l’événement percevant. Ainsi la condition de l’externalité des événements implique qu’on cherche d’abord vers les événements et ensuite les objets qui ne seraient rien sans eux : « Les conditions qui déterminent la nature des événements ne peuvent être fournies que par d’autres événements car il n’y a rien d’autre dans la nature. Une référence aux objets n’est qu’une manière de spécifier le caractère d’un événement. C’est une erreur de concevoir des objets comme causant un événement, excepté le cas où les caractères des événements antécédents fournissent des conditions qui déterminent les natures des événements suivants. » 24 On ne peut donc considérer l'objet comme principe d'individuation de l'événement car il est relatif à la pensée alors que l'événement provient de la conscience sensible de la durée. La recherche de conditions d’externalité dans la couche événementielle exprime la nécessité de penser les événements et l’expérience dans une perspective réaliste. Les événements ne sont pas des entités statiques que l’on peut penser comme des objets mais sont inclus dans une transition continue qui rend difficile leur identification. Pour y parvenir il importe de comprendre comment se diversifie le continu que forme la nature et en même temps comment l’individuation suppose une limitation qui ne se réduite pas à une démarcation construite par la pensée.

4.7. La diversification de la nature La thèse de l’uniformité de la nature ne peut faire oublier la multiplicité infinie des relata qui se donnent dans la conscience perceptive ainsi que l’infinité des entités qui s’offrent à la pensée. A cette thèse répond une autre thèse soutenue dans PNK, celle de la diversification de la nature. Puisqu'on ne peut penser l'individuation qu'en termes de relation, il

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convient de montrer qu'à la relation de la conscience sensible à la pensée correspond dans la nature une correspondance entre événements et objets. Mais si l’uniformité des événements dépend de leur lien à la durée, leur diversification provient de l’insertion des événements dans l’espace et dans le temps ainsi que dans la perception. De ce point de vue les événements ont une structure puisqu’ils sont pensés à partir de la relation d’extension. Les événements, définis par cette relation interne, ne peuvent être considérés comme des sommes logiques d’autres événements : « Ainsi un événement a sa propre unité substantielle d’être qui n’est pas dérivée de manière abstraite d’une construction logique. Le fait physique de l’unité concrète d’un événement est le fondement de la continuité de la nature dont dérivent les lois précises de la continuité mathématique de l’espace et du temps. »25 Si l’événement a une individualité qui en fait une entité distincte de l’ensemble qui l’inclut, la nature ne pourra être réduite à un simple objet de pensée et sa diversité ne pourra pas s’interpréter comme celle de la matière par rapport à une forme. Ce que Whitehead appelle « diversification » signifie plutôt stratification que l'on peut découvrir autant dans le connaissant que dans le connu. Il ne peut y avoir une relation d’arborescence à partir d'une forme qui informerait une matière parce que la nature présente une relation complémentaire entre permanence et devenir qu'on retrouve dans la perception : « La perception s'évanouit si elle n'est pas également stimulée des deux côtés de la nature. Elle est essentiellement appréhension du devenir de la nature. Elle requiert transition, contraste et nouveauté et immédiateté de ce qui arrive. Ainsi la perception est essentiellement conscience des événements dans l'acte de passage de ce qui n'a jamais encore été. Mais la perception requiert aussi la récognition. »26 Puisque la perception et la pensée sont incluses dans la nature, elles participent à son passage et par suite il ne peut y avoir une forme immobile prête à s’appliquer à une matière indéterminée. Ni la perception, ni la pensée n’échappent à la relation d’extension. En partant des faits, la connaissance perceptive y découvre des complexes d’entités avec des qualités et des relations qui leur sont propres. La conscience sensible, pas plus que la pensée, ne parviennent à épuiser ce qui vient de la nature : « Il y a un nombre indéfini de types d’entités découvertes dans cette diversification. Essayer de tracer dans cette recherche la subtilité de la nature ne ferait qu’embrouiller le premier argument. Par conséquent nous nous bornerons aux cinq modes de diversification qui sont d’une importance capitale dans la théorie scientifique : (i) les événements , (ii) les objets percevants, (iii) les objets sensibles, (iv) les objets perceptuels, (v) les objets scientifiques. Ces cinq

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types d’entités, radicalement distinctes produites par cinq procédures distinctes ; et leurs qualités communes en tant qu’entité est qu’elles sont toutes semblables à des sujets produits pour notre connaissance par notre perception de la nature. »27 Si la nature forme une totalité, ouverte au devenir, elle renferme bien une diversité formée de ce que Whitehead appelle des « éléments » naturels qui sont autant d’aspects par lesquels la nature se donne à nous. Mais que sont ces éléments qui manifestent la nature ?

4.8. La relation d’extension Les éléments naturels les plus primitifs donnés dans la perception sont les durées qui se découvrent dans la relation spatio-temporelle à deux termes la plus fondamentale, l’extension. En tant qu’ensemble abstractif, les durées comme les événements, s’étendent les unes sur les autres. Si la perception dure une minute, pendant cette minute nous percevons la nature tout entière et du fait de l’inclusion des durées dans des familles de durées nous percevons aussi la nature pendant trente secondes, une seconde ou même de seconde : « Ainsi la durée qui est la nature entière durant une certaine minute, s’étend sur la durée entière qui est la nature entière durant la trentième seconde de cette minute. Cette relation s’étendre sur — je l’appellerai extension — est une relation naturelle fondamentale dont le champ comprend plus que des durées. C’est une relation que deux événements limités peuvent avoir l’un avec l’autre. En outre quand elle s’applique à des durées, la relation paraît renvoyer à l’extension temporelle. Je soutiendrai cependant que la même relation d’extension se trouve à la fois à la base de l’extension temporelle et spatiale. »28 L’importance de l’extension vient de ce qu’elle permet de penser la compénétration des durées et aussi la cogrédience qui lie la durée au présent observationnel du percevant. Elle ne se réduit pas à une simple relation logique d’inclusion entre ensembles et sous-ensembles. Si elle joue un rôle si important, c’est parce qu’elle concerne aussi bien les parties (durées) que le tout (nature). La nature ne peut être connue sans partir de cette multiplicité d’événements qui empiètent les uns sur les autres. Cette relation prend un caractère fondamental parce qu’elle permet de penser la relation de la partie au tout aussi bien au niveau des relata aperçus par la conscience sensible qu’au niveau des entités découvertes par la pensée. La relation d’extension, proche de la relation d’inclusion29, permet de comprendre comment les événements s’emboîtent dans les durées, comment les durées font partie de la nature et par suite elle révèle non seulement la continuité naturelle mais

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aussi l'unité de la perception et de la pensée dans l’appréhension d’un fait30. Entre extension et inclusion on retrouve la propriété de recouvrement qui implique la simultanéité des événements inclus dans une durée : « J’utiliserai les termes tout et partie exclusivement au sens où la partie est un événement qui est recouvert par l’extension de l’autre événement qu’est le tout. Ainsi dans ma terminologie, tout et partie renvoient exclusivement à cette relation fondamentale d’extension ; en conséquence, dans cet usage technique, seuls des événements peuvent être soit des touts, soit des parties. »31 Si on applique la relation d'extension aux événements, trois cas peuvent se produire : ou bien chaque événement inclut l'autre; ou bien l'un chevauche l'autre sans inclusion complète ou bien ils sont entièrement séparés. Parler d'extension à propos des événements, c'est dire que les durées impliquées par l'événement ont la propriété de se recouvrir et par suite la relation partie / tout propre à l'extension s'applique aux événements. Le seul cas à exclure serait celui de durées qui se chevaucheraient dans des événements finis mais sans une troisième durée qui serait la partie commune Si les événements ne sont pas simplement le produit d’un rêve éveillé, c’est parce qu’ils ne sont pas réductibles à des points abstrait. Ils proviennent de la nature et forment une série ordonnée. Ils sont tout autant dans le devenir que dans l’espace et si ce qui se passe n’est pas un songe, c’est parce que les événements sont actuels. Dire cela c’est dire qu’ils doivent être considérés comme des faits que nous constatons sans les avoir engendrés : « La relation d’extension montre l’actualité des événements — comme faits — par l’intermédiaire de ses propriétés provenant des relations spatiales ; et elle montre les événements comme inclus dans le devenir de la nature — son passage ou son avancée créatrice — par l’intermédiaire de ses propriétés provenant des relations temporelles. Ainsi les événements sont essentiellement des éléments d'actualité et des éléments de devenir. Un événement actuel est ainsi dépourvu de toute possibilité. Il est ce qu'il devient dans la nature 32 » En disant que les événements sont essentiellement des éléments d’actualité, Whitehead entend dire que l’événement, à la différence de l’objet, est dépourvu de toute possibilité33. Il est dans son devenir commun à l’événement percevant et à l’événement perçu. Aussi ne peut-il jamais se répéter car il n’est que là où il agit. Il n’y a rien d'hypothétique dans un événement actuel.

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4.9. Aux limites de l’événementiel 4.9.1. Individuation et idéalisation Si on s’en tient aux données perceptives, on doit admettre que la nature se donne à nous comme un continu qui a les propriétés d’une totalité ouverte 34 . Cette continuité qui vient de l’extension spatio-temporelle apparaît dès la perception : nous percevons des durées en droit illimitées mais en fait relatives à l’événement percevant. En un certain sens on peut dire qu’une durée est illimitée car, à l’intérieur de cette durée, elle est tout ce qu’elle peut être. La perception d’un fait naturel nous le révèle comme un tout présent à notre conscience. Cette perception globale comporte des perceptions sensibles de plus en plus confuses de sorte que l’appréhension des événements cesse à partir d’un certain seuil de conscience. A propos de cette perception subliminale, Whitehead évoque alors le courant de conscience de William James : « Ainsi la nature telle que nous la connaissons, est un courant continu de ce qui arrive immédiatement à la conscience et partiellement analysé par notre conscience perceptuelle en événements séparés avec des qualités différentes. A l’intérieur de ce courant présent le perçu n’est pas nettement différencié du non-perçu ; il y a toujours un au-delà indéfini dont nous sentons la présence bien que nous ne distinguions pas les qualités des parties. Cette connaissance de ce qui est au-delà de la perception distincte est la base de la doctrine de l’externalité. Il y a une totalité présente de la nature dont notre connaissance détaillée est vague, médiate et inférentielle mais qui peut être distinguée par sa congruence avec des faits perceptifs immédiatement clairs. »35 Ce n’est pas seulement la durée mais c’est aussi la conscience qui se donne en couches multiples allant du clair au confus. Pour éviter que la nature soit autre chose qu’un rêve, il importe de distinguer dans la durée ce qui est immédiatement présent de ce qui est audelà du présent. Cette distinction ne peut être assimilée à la distinction idéaliste entre immanence et transcendance qui provient de la nature de la conscience toujours imprégnée d’idéalité. Si on prive la conscience de son idéalité, à savoir sa possibilité d’appréhender par des moyens logiques, esthétiques, émotionnels ou moraux, il ne reste plus que la conscience sensible : « La conscience sensible est la conscience moins son appréhension de l’idéalité. On ne dit pas qu’il y a une conscience privée en fait d’idéalité, mais que la conscience de l’idéalité et la conscience sensible sont deux facteurs discernables dans la conscience sensible. »36 Ainsi peuton parler d’une compénétration de la transcendance dans l’immanence, du possible dans le réel ce qui exclut le cas d’une conscience dont l’une serait

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la forme (conscience réflexive) et l’autre la matière (conscience naturelle ou immédiate). Ce qui se donne à la conscience sensible ne permet pas d’en affirmer la réalité car on ne sait trop si cette totalité formée par l’inclusion d’événements et de durées renferme des entités distinctes. Comment passer de l’illimité au limité ? Ce problème exige une théorie des rapports du continu et du discontinu : comment penser le discontinu à partir du continu ? Ce problème, que Leibniz qualifiait de « labyrinthe », conduit Whitehead à une théorie de la limite qui oscille entre une théorie psychologique et mathématique. Il propose une méthode qui joue un rôle essentiel pour comprendre comment à partir du tout illimité qu'est une durée, on peut penser une limitation sans contredire l'axiome selon lequel il n'y a pas de durée maximum ou minimum. La relation du continu événementiel au discontinu, des durées aux événements et des événements aux objets présuppose une théorie de l'abstraction fondée sur l'idée de limitation. D'où provient le processus de limitation qui se superpose à l'extension événementielle ? La limitation ne s'enracine pas seulement dans la finitude de la conscience mais aussi dans la nature du fait qui ne peut être appréhendé sans les facteurs qui s'individualisent en entités distinctes. L’individuation appelle une limitation et finalement une abstraction qui se manifeste dans la perception du fait : « L'abstrait est une limitation inhérente au concret, l'entité une limitation au sein d'une totalité, le facteur une limitation dans le fait et, en se référent à son propre point de vue sur le fait, la conscience limite le fait au fait appréhendé dans la conscience. Le traitement de toute la théorie de la limitation a souffert de l'introduction de métaphores dérivées d'une forme tout à fait particulière, à savoir celle de l'analogie entre les choses étendues telles que celles du tout à la partie et celles des choses externes les unes par rapport aux autres37. » L'usage whiteheadien du terme limitation évoque la notion de finitude mais plus encore la notion bergsonienne de « canalisation ». Elle commence avec la perception des facteurs dans le fait et se prolonge dans la pensée sous forme d'entités définissables en termes de relation d'extension. Dans ce passage la pensée se limite à « canaliser » l'aperception sensible en appauvrissant sans doute son contenu mais en y introduisant clarté et intensité. Cette forme de limitation n’est qu’un aspect de l’exclusion nécessaire à l’appréhension des faits. Mais la limitation, qui permet à la pensée de gagner en exactitude, n'a pas seulement un caractère psychologique. Whitehead cherche à éviter les conséquences idéalistes d'une conception de la nature fondée sur la perception. En cherchant les constantes d'externalité il montre que la

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perception n'enferme pas dans le solipsisme. Aussi la notion de limite ne peut s'interpréter simplement en termes de finitude inhérente à la perception. Pour que la perception de l'événement ne se réduise pas à un rêve éveillé, il importe de comprendre comment on passe de l’infinité du continu événementiel à la finitude de l’événement perçu à partir du fait. En diminuant progressivement l’extension de la durée et de l’événement, Whitehead affirme qu’on peut atteindre « une limite conceptuelle »38 mais dans ce processus se produit en même temps le passage de la conscience sensible à la pensée intemporelle. Dès lors le problème de la limitation n’est plus un problème relatif seulement à la conscience mais elle acquiert une importance essentielle dans la mesure où elle permet de comprendre le passage du continu macroscopique au continu microscopique. Ce qui signifie qu’il est essentiel que l'événement actuel puisse renvoyer à des événements infiniment petits qui ne soient pas des points. Mais inversement l'événement actuel, qui renferme des événements microscopiques peut ouvrir à la perception de l’infiniment grand. Il devient alors nécessaire de comprendre comment le fini et l’infini varient dans la continuité perceptive et naturelle. Quand Whitehead évoque la limitation inhérente au percipi et au percipere, il ne s’engage pas dans une théorie de la nostalgie de la totalité infinie, perdue mais dans une théorie mathematico-logique du rapport fini / infini inhérent à la continuité de la nature. Ce rapport du fini à l’infini ne peut être atteint ni par l’imagination (indéfini) ni par la raison (discursivité) mais par les mathématiques.

4.9.2. L'abstraction comme approximation de l'infini La méthode de l’abstraction extensive, sur laquelle Whitehead revient à maintes reprises, doit répondre au problème posé par la divisibilité à l’infini de l’espace et du temps. Les théories de la mécanique classique, de Galilée à Newton, supposent qu’il y a des indivisibles tels que points, instants et particules. Dans la perspective d’une philosophie naturelle, de telles entités sont abstraites dans la mesure où elles sont privées de relations internes aux entités du même genre. Il n’est pas possible de penser une entité qui ne serait pas partie d’une autre qui la contient. La relation d’inclusion permet de s’acheminer des ensembles aux sous-ensembles et aux sous-ensembles de ces ensembles dans une série qui va en décroissant. Le problème consiste donc à savoir s’il existe un terme dernier dans la série. La démarche qui va du plus grand au plus petit pour atteindre l’élément ultime n’est pas déductive mais plutôt inductive. Elle s’apparente aux

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méthodes de l’induction transfinie et posent la question du rapport du fini à l’infini. Parler de limite à propos de ces entités obtenues par voie d’approximation reste ambiguë parce qu’on sait ce que signifie une limite quand on a affaire à des points associés à des nombres mais quand il s’agit de durée, d’événements ou même d’espaces instantanés qui s’emboîtent les uns dans les autres, un événement limite ne signifie rien. Ce n’est qu’une fiction parce qu’il n’est pas inclus dans un fait, à savoir dans quelque chose de perçu. L’ensemble des parties et de leurs sous-parties, y compris l’élément simple et idéal, forment une série complète que Whitehead nomme « route d’approximation ». Ni concret, ni abstrait il est indispensable pour penser la complétude de la série et il ne peut en être dissocié. Le caractère abstrait des points, des instants, des particules et de tous les indivisibles en général vient de ce qu’on ignore leur mode de formation. Ils sont posés et ne peuvent être reconnus sans appel à l’intuition. La méthode d’abstraction extensive a pour but de montrer comment il est possible non pas d’atteindre mais de s’approcher du simple, de l’idéal et de l’infini parce que cette méthode constitue un pont, une relation entre le fini et l’infini sans sortir de la nature et sans renoncer à ce qui se donne dans la conscience sensible. De même que dans le cadre de la géométrie projective les parallèles finissent par converger vers un point et une droite idéale, de même dans le cadre d’une philosophie naturelle les séries décroissantes formées à partir de la relation d’inclusion finissent par converger vers une limite. La relation d’extension et la relation d’inclusion montrent que la nature qui se donne à nous n’est pas un milieu indifférencié mais qu’elle est structurée et de là on peut penser qu’elle n’est ni un rêve, ni une fiction. Quand Whitehead évoque l’infini, celui-ci reste toujours incomplet : il n’est pas actuel mais en devenir. Il ne saurait être question de chercher la limite séparant le fini de l’infini car le fini tend vers l’infini. Mathématiquement cela signifie l’importance du processus de convergence pour atteindre la « simplicité idéale » mais du point de vue psychologique cela signifie que nous nous approchons d’une limite sans vraiment la saisir car cela impliquerait qu’elle puisse s’immobiliser et donc échapper au procès de convergence. Si Whitehead accorde une telle importance aux séries, c’est qu’elles permettent de comprendre la transition spatiale et temporelle à partir de la relation interne d’inclusion ce qui témoigne bien que l’extension n’est pas une relation externe comme celle qui unit les éléments d’une multiplicité numérique. L’abstraction, qui conduit d’une série de durée à la série des événements inclus jusqu’à la limite du processus, montre un accord entre le monde mental du connaissant, le monde abstrait des mathématiques et le monde des événements : « « Mais qu’est-ce qui importe dans l’addition successive des termes d’une série effectuée de cette

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manière ? La réponse est que nous symbolisons ici le processus mental essentiel de l’approximation. C’est un procès qui a une signification bien au-delà des mathématiques. Notre intelligence limité ne peut pas avoir affaire à une matière complexe en une seule fois et notre méthode d’arrangement est celle de l’approximation. » 39 Approximation et convergence témoigne du rôle de l’imagination dans la recherche de l’abstrait.

4.9.3. La théorie des particules événements Dans PNK, Whitehead rappelle le lien de cette méthode aux procédés mathématiques : « C’est une méthode qui dans sa sphère vise le même objet que le calcul différentiel dans la région du calcul numérique, à savoir la conversion d’un processus d’approximation en un instrument de pensée exacte. La méthode est simplement la systématisation de la procédure instinctive de l’expérience habituelle. La procédure approchée de la vie ordinaire est de chercher la simplicité des relations parmi les événements en considérant des événements suffisamment restreints en extension relativement à la fois à l’espace et au temps ; les événements sont alors « suffisamment petits ». La procédure de la méthode d’abstraction extensive est de formuler la loi par laquelle l’approximation est atteinte et peut être indéfiniment continuée. La série complète est alors définie et nous avons une route d’approximation. »40 Ce qui importe dans cette méthode c’est qu’elle se fonde sur l’idée d’approximation par une sorte de mouvement de pensée (la constitution de séries) qui est aussi un mouvement naturel puisqu’elles s’appliquent aux durées, aux événements et à la nature elle-même. Aussi l'abstraction extensive pose le problème du statut ontologique des entités idéales : appliquée aux durées et aux événements, elle doit nous montrer que la nature entière, sans extension temporelle, est un idéal qui échappe à la conscience sensible mais qui peut être atteint par la pensée mais, comme le remarque Whitehead, cet idéal est un idéal de non être41. Cette méthode qui permet de s’assurer que les limites ne sont pas des entités fictives comme l’expression « l’actuel roi de France » évoque irrésistiblement la méthode de définition des nombres irrationnels de Dedekind. En disant que les irrationnels sont la limite de certains nombres rationnels, on s’expose à l’objection selon laquelle il n’est pas possible de prouver que des séries de nombres rationnels tendent vers une limite qui existe effectivement. Pour parer cette difficulté, il faut d’abord montrer que les séries ont les propriétés que les irrationnels peuvent avoir. Il importe donc de donner un sens adéquat aux opérations d’addition, de multiplication, etc. sur les séries qui ne s’écarte pas du sens donné aux lois

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usuelles de l’addition et de la multiplication. Dans cette perspective les irrationnels sont définis par ces séries qui ont des irrationnels pour limite. L’existence des irrationnels devient aussi sûre que l’existence de séries de rationnels. Mais si le terme limite a un sens bien défini quand on l’applique aux nombres ou aux séries unidimensionnelles non-numériques, elle reste une métaphore quand il s’agit de penser des séries d’événements. Pour comprendre comment l’abstraction extensive peut conduire aux événements considérés comme des limites de durée, il faut établir une correspondance entre la série des événements et leur expression quantitative. Dans de telles séries on ne peut parler de la limite comme si elle était l’élément dernier. Mais dans le cas de séries formées d’ensembles de quantités homogènes, on peut concevoir une convergence vers une limite définie. La notion de convergence d’une série ne peut être séparée de cette propriété particulière, propre aux droites de l’espace projectif, de se couper. Dans un monde où disparaît la notion de parallélisme lié à une conception métrique de l’espace, il est plus facile de comprendre comme la relation du tout à ses parties et aux parties de ses parties peut converger vers un point. Whitehead recourt à des diagrammes pour illustrer la méthode qui illustre l’approche d’une limite mais celle-ci n’est pas de même nature que les étapes qui la préparent (Fig. 7) : elle a un caractère idéal qui manque aux séries d'événements. Si on prend une série de carrés disposés comme cidessous, les longueurs des côtés de ces carrés emboîtés du plus grand au plus petit peuvent être désignés par h1, h2, h3. Ces carrés s’étendent les uns sur les autres et la longueur d’un carré tend vers 0 quand le nombre de carrés croît indéfiniment.

Fig. 7

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L’ensemble des carrés converge vers un point. Si au lieu d’un carré, on se donne un cercle on voit le recouvrement des cercles plus petits par les plus grands et si on diminue progressivement l’extension des cercles, ils convergent vers un point qui est le centre du cercle. Le carré et le cercle ainsi décrits forment une classe abstractive. Si on construit des carrés inscrits dans des cercles et des cercles circonscrits dans des carrés avec un centre commun (Fig. 2), les cercles forment une classe abstractive convergente vers un centre commun. L’ensemble des carrés recouvre l’ensemble des cercles et l’ensemble des cercles recouvre l’ensemble des carrés :

Fig. 8 Ce dernier diagramme permet de voir que la relation de recouvrement permet d’ajouter une nouvelle propriété aux ensembles abstractifs : ils peuvent être primes quand étant donnée une condition formative(« …être une durée », « … être un événement », « … être un moment ») ils sont couverts par un classe abstractive satisfaisant la même condition formative- ; et antiprime pour la même condition formative- s’ils couvrent toutes les autres classes abstractives ayant la même condition- . L’exemple de cercles et de carrés concentriques, dont chacun chevauche un ensemble et se trouve chevauché par un autre ensemble illustre le rapport de dualité (complémentarité) entre la relation couvrir et être couvert qui permet de comprendre la compénétration des événements et donne une caractéristique nouvelle de la relation tout / partie. Cette relation duale rend non pertinente la relation disjonctive intérieur / extérieur quand on l’applique aux durées et aux événements. Dans la méthode de Dedekind, les rationnels sont divisés (coupure) en deux classes ou deux coupures l’une inférieure et l’autre supérieure. Dans la méthode d’abstraction extensive, les classes issues de la relation couvrir et

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être couvert sont de deux sortes : une classe qui est prime correspond à un minimum et une classe antiprime à une sorte de maximum42. Ces classes abstractives déduites d’une condition permettent de déduire des éléments qui sont des ensembles d’événements dont les membres sont des -primes. Disposant des conditions de formation- , on peut déduire des éléments abstractifs finis ou infinis qui forment l’ensemble des éléments abstractifs d’une extrême simplicité comme les points ou d’une plus grande complexité comme les moments. Les éléments abstractifs comme les ensembles abstractifs peuvent aussi se recouvrir : « Les éléments abstractifs forment les éléments fondamentaux de l’espace et du temps, et nous pouvons maintenant revenir à la considération des propriétés enveloppées dans la formation des classes spéciales rassemblant de tels éléments. Dans ma dernière conférence, j’ai déjà exploré une classe d’éléments abstractifs, c’est-à-dire les moments. Chaque moment est un groupe d’ensembles abstractifs, et les événements qui sont les membres de ces ensembles sont tous membres d’une même famille de durées. » 43 Il s’agit désormais d’interpréter les classes d’éléments abstractifs qui sont des minimums absolus (points, moments) en termes d’espace et de temps 44. Le substitut des points de l’espace intemporel de la physique classique sera un minimum absolu obtenu à partir de l’abstraction des classes sérielles d’événements. Ces entités simples et idéales, dérivées d’une abstraction sur les espaces instantanés sont des « particules événements » qu'on ne doit pas confondre avec les points d'un espace intemporel. Ce sont des équivalents des points pour la localisation et la description du repos ou du mouvement des corps qui ne sont que des facteurs dans le fait physique. Points et particules-événements ont en commun la propriété de résulter de la convergence vers un minimum absolu. De plus ils dérivent non pas d’un espace abstrait intemporel mais de l’espace instantané obtenu par la méthode d’abstraction appliquée aux durées : « C’est ce caractère de minimum absolu que nous voulons saisir et exprimer dans les termes des caractères extrinsèques de l’ensemble abstractif qui constitue un point. En outre, les points qui sont ainsi atteints représentent l’idéal d’événements sans aucune extension, bien qu’il n’existe en fait aucune entité semblable à ces événements idéaux. Ces points ne seront pas les points d’un espace extérieur intemporel, mais d’espaces instantanés. »45 Pour donner un sens concret à la notion de « particule-événement » et montrer comment elle associe la spatialité du point et la temporalité du moment, Whitehead donne l’exemple de la vie de l’obélisque et de la barge qui passe au même moment. En réduisant progressivement la durée de cette vie, on obtient une série décroissante de durées qui tend vers la simplicité idéale des relations spatiales de l’Obélisque avec la barge. En réduisant encore ces durées, on finit par s’approcher de l’idéal d’un événement inétendu qui a perdu toute

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relation avec l’espace et avec le temps : « Un tel événement n’est plus qu’un éclair ponctuel de durée instantanée. J’appelle un tel événement idéal une particule-événement. Vous ne devez pas croire que la réalité ultime du monde est une construction de particules événements. C’est mettre la charrue avant les bœufs. Le monde que nous connaissons est un courant continu d’occurrences que nous pouvons découper en événements finis formant par leurs chevauchements et leurs emboîtements mutuels, ainsi que par leurs séparations, une structure temporelle. » 46 Les particulesévénements comme les limites sont des abstractions par rapport aux classes sérielles concrètes qui y conduisent mais l’abstraction, à la différence du rêve, est la seule voie possible pour atteindre le concret : « Aussi je répète que les abstractions de la science sont des entités qui sont réellement dans la nature, bien qu’elles n’aient pas de signification si on les isole de la nature. »47 L’abstraction se révèle aussi indispensable à la science qu’à la philosophie naturelle. Bien qu’elle nous conduise à des entités abstraites telles que les espaces instantanés, les moments, les particules événements, ces dernières ne peuvent être assimilées à des entités rêvées car l’abstraction extensive nous fait dépasser la conscience sensible pour nous élever à la pensée alors que le rêve ne fait qu’amplifier ou mimer la perception sensible.

4.10. L’abstraction comme reconnaissance La philosophie naturelle s’enracine dans la perception qui découvre des facteurs dans les faits mais aussi qui permet de découvrir des durées, des moments et des particules-événements. Elle ne peut se réduire à l’empirisme que ce soit celui de Hume ou de Locke, ni à l’idéalisme berkeleyen car l’abstraction commence déjà dans la perception en dissociant les faits des facteurs, les relata des relations. Les entités abstraites découvertes par la méthode d’abstraction extensive ne sont pas posées et détachées du procédé par lequel elles ont été atteintes mais n’existent que parce qu’elles appartiennent à des séries d’ensembles qui gardent un caractère concret. Il s’agit d’une approche de l’infiniment petit qui manifeste l’atomicité et la possibilité d’une discontinuité sans recourir aux entités abstraites que sont les points, les lignes, les surfaces et les courbes. On ne peut comprendre naturellement la perception qu’en comprenant la genèse des ensembles et éléments inclus dans l’espace et le temps. La nature s’individualise en élément atomiques qui, bien qu’abstraits, gardent un caractère concret par leur appartenance à l’espace et au temps. Cette individualisation ou limitation serait incomplète si elle s’en tenait à

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l’infiniment petit. Il convient de comprendre comment des ensembles d’événements perçus s’accordent avec des entités pensées tels les objets que nous reconnaissons dans la perception. La pensée abstraite dans le flux événementiel des ensembles définis par la répétition et la permanence. La nature manifeste une dualité entre l’avancée créatrice et le devenir : « La perception s’affaiblit si elle n’est pas également stimulée des deux côtés de la nature. Elle est essentiellement appréhension du devenir de la nature. Elle exige transition, contraste et nouveauté et l’immédiateté de ce qui arrive. Ainsi la perception est essentiellement une conscience des événements dans l’acte de passer dans ce qui n’a encore jamais été. Mais la perception exige aussi la permanence. Aujourd’hui les électrons — pour autant qu’on les considère comme des objets scientifiques ultimes et à condition d’être bien ces objets — ne satisfont pas la condition complète de reconnaissabilité (recognisability). » 48 Comprendre la continuité de la nature implique que l'on comprenne comment elle se fragmente en entités qui gardent toujours un rapport à l'espace et au temps : « La démarcation entre événements, le morcellement de la nature en parties, se réalise par les objets que nous reconnaissons comme leurs ingrédients. Le discernement de la nature est la récognition des objets parmi les événements qui passent. C'est un composé de la conscience du passage de la nature, de la partition de la nature qui s'ensuit, et de la définition de certaines parties de la nature par les modes par lesquels des objets y font ingression. »49 Si la philosophie naturelle peut prétendre être un substitut de la physique, c’est parce qu’elle s’inspire autant de la perception que des entités abstraites acquises grâce à la méthode d’abstraction extensive. Au lieu de recourir à des opérations logiques sur les ensembles abstractifs, il est possible de partir d’une opération psychologique qui s’accomplit spontanément dans la perception. Ici, nul besoin d’une approximation de l’infini par des séries car spontanément l’activité perceptive effectue le passage du concret à l’abstrait, de l’événement à l’objet, de la conscience sensible à la pensée. Grâce à la reconnaissance, il n’est pas nécessaire de concevoir l’objet avant de le percevoir : « L’essence de la perception d’un objet est la récognition. Il y a la récognition primaire qui est la conscience de permanence à l’intérieur du présent fallacieux ; il y a la reconnaissance indéfinie (que nous appelons « le souvenir ») qui est la conscience d’autres perception de l’objet comme liée à d’autres événements séparés du présent fallacieux mais sans désignation précise des événements ; et il y a la reconnaissance définie (que nous appelons « mémoire ») qui est une conscience de la perception de l’objet comme lié à certains autres événements définis séparés du présent fallacieux. »50 La reconnaissance n'est pas une opération de l'esprit à partir de lui-même mais elle est

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immanente à la perception et concerne tout ce qui est inclus dans les faits, les facteurs et les événements. L’importance de la récognition dans la perception provient des mêmes raisons qui permettent de mesurer. Si, dans la controverse qui l'oppose à Einstein, Whitehead rejette l’idée de coïncidence à l’origine de la simultanéité, c’est parce que cette notion s’applique à des corps qu'on isole du reste de passage de la nature. Ces corps sont considérés comme des objets alors qu'ils ne sont rien sans le passage de la nature. La mesure d'une coïncidence ne garantit pas l'invariabilité de la grandeur même si l'on admet que le nombre ne change pas avec ce qu'il mesure. Du point de vue de la philosophie naturelle, il importe de comprendre le rapport de l’uniformité à la diversité mais aussi celui de la permanence au changement.

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Notes 1

CN, p. 32.

2

Depuis Descartes la tradition philosophique inspirée de l’idéalisme soutient que savoir c’est savoir qu’on sait ; il ne peut y avoir de science sans conscience de soi. A cette conception idéaliste s’oppose la conception positiviste et nominaliste qui conçoit le savoir sans recherche de la certitude. La science construit des hypothèses, qui par définition ne sont ni vraies, ni fausses mais qui seront simplement vérifiées ou non par leurs conséquences prédictives et expérimentales. 3

« C’est pourquoi j’étendrai la signification des expressions pensées homogènes et pensées hétérogènes, introduites plus haut. Notre pensée de la nature homogène quand nous y pensons sans penser à la pensée ou à la conscience sensible, et notre pensée de la nature est hétérogène quand nous y pensons en pensant conjointement soit à la pensée, soit à la conscience sensible, soit aux deux. Je prends aussi l’homogénéité de la pensée de la nature comme excluant toute référence à des valeurs morales ou esthétiques dont l’appréhension a une vivacité proportionnelle à l’activité consciente de soi. Ces valeurs naturelles sont peut-être la clé de la synthèse métaphysique de l’existence. Mais pareille synthèse est exactement ce à quoi je m’essaye pas ici. » CN, p. 34, p. 40. 4

CN, p. 42.

5

The Principle of Relativity, p. 311.

6

CN, p. 52.

7

CN p. 53.

8

« Cette théorie des additions psychiques est une théorie de gros bon sens qui attache une énorme importance à la réalité évidente du temps, de l’espace, de la solidité et de l’inertie, mais se défie de la couleur, de la chaleur et du son comme d’additions artistiques mineures. Cette théorie est l’œuvre d’un sens commun réduit à se défendre. Elle naquit à une époque où les théories de la transmission étaient en cours d’élaboration. Par exemple, la couleur résulte d’une transmission depuis l’objet matériel vers l’œil de celui qui perçoit ; et ce qui est ainsi transmis n’est pas la couleur. De façon similaire, pour le même motif, les sons disparaissent de la nature. La chaleur aussi est due au transfert de quelque chose qui n’est pas la température. Ainsi il ne nous reste que des positions spatio-temporelles, et, si j’ose ainsi l’appeler, la poussée du corps. Ce qui nous conduit au matérialisme des dix-huitième et dix-neuvièmes siècles, c’est-à-dire à la croyance que ce qui est réel dans la nature est la matière, dans l’espace et le temps, ainsi que l’inertie. » CN, p. 64. 9

CN, p. 54.

Chapitre 4 — Philosophie naturelle

10

CN, p. 44-5.

11

The Principle of Relativity, p. 38.

12

The Principle of Relativity, p. 38.

119

13

« La simple perception par connexité (relatedness) est fondamentalement perception d’un événement simplement par ses relations spatio-temporelles aux autres événements perçus et ainsi elle forme une structure de toute expérience complète. En ce sens il ne saurait y avoir de perception par connexité sans perception. » The Principle of Relativity, p. 339.

14

The Principle of Relativity, p. 339.

15

« Ainsi le caractère constitutif de l’apparence s’exprime par la « contingence de l’apparence » et la « signifiance uniforme des événements ». Ces lois expriment les caractères de la nature manifestée respectivement dans la connaissance adjectivale et la connaissance par connexité. Cette doctrine conduit au rejet de l’interprétation des formules d’Einstein en tant qu’elles expriment une hétérogénéité accidentelle de la courbure spatio-temporelle dépendant d’adjectifs contingents. » The Principle of Relativity, p. 340. 16

« Par conséquent le test de l’idéalisme est le refus de concevoir la réalité en dehors de toute référence explicite à une partie ou à l’ensemble du processus de la mentalité ; on peut le penser soit comme expérience, soit comme connaissance, soit comme l’expression de la valuation dans la forme d’un procès historique, la valuation étant à la fois la cause efficiente et la cause finale du procès. » « The Philosophical Aspects of the Principle of Relativity », p. 136 in Alfred North Whitehead, The Interpretation of Science (IS), Selected Essays by A. H. Johnson, Bobbs Merril. 17

Ibid, p. 113.

18

Ibid, p. 114.

19

PNK, p. 68.

20

PNK, p. 69.

21

La recherche de constantes d’externalité s’apparente à la déduction transcendantale des catégories chez Kant. Il ne s’agit pas ici de montrer comment ce qui est subjectif peut avoir une valeur objective mais comment ce qui se donne dans la conscience sensible relève à la fois de la conscience et de la nature sachant que ce rapport est chiasmatique : la conscience appartient à la nature mais la nature ne peut se dévoiler en dehors de la conscience : « Une fois encore nous ne prenons pas en compte les nécessités a priori, ni ne faisons appel à des principes a priori dans les preuves. Nous recherchons seulement les caractéristiques que nous trouvons dans l’expérience comme appartenant aux faits perçus quand nous leur attribuons l’externalité. Les

120

La philosophie spéculative de Whitehead

constantes d’externalité sont les conditions pour la nature et détermine les concepts ultimes qui sont présupposés par la science. » PKN, p. 72. 22

PNK, p. 73.

23

PNK, p. 80.

24

PNK, p. 73.

25

PNK, p. 77.

26

CN, 98

27

PNK, p. 60.

28

CN, p. 76.

29

« La relation s'étendre sur est la relation inclure, soit en un sens spatial, soit en un sens temporel, soit les deux. Mais la pure inclusion est plus fondamentale que toute autre relation et ne requiert aucune différenciation spatio-temporelle. » CN, p. 177.

30

Si les événements forment un continuum, c’est parce qu’ils sont liés par la relation d’extension : « Ainsi l’événement qu’est le passage de la voiture est une partie de la vie totale de la rue. Et le passage d’une roue est une partie de l’événement qui est le passage de la voiture. De la même manière l’événement qu’est l’existence continue de la maison s’étend sur l’événement qu’est l’existence continue d’une brique de la maison, et l’existence de la maison pendant une journée s’étend sur son existence pendant une seconde spécifiée de cette journée. » L’association de la durée au continuum spatio-temporel montrent ainsi que l’événement est à la fois extension mais aussi provient d’un emboîtement des parties dans des totalités qu’on peut réduire à volonté.

31

CN, p. 76-7.

32

CN, p. 61.

33

Dépourvu de perspective possible, l’événement impensable sans la relation d’extension confirme l’externalité de la nature : « Externalité et extension sont les marques des événements ; un événement est là et non ici (ou ici et non là), il est ensuite et non pas maintenant (ou maintenant et non après), il est parti de certains touts et il est un tout couvrant certaines parties. » PNK, p. 62. 34

« Une durée manifeste à la pensée une totalité. La notion de totalité est quelque chose qui dépasse celle d’extension, bien que les deux soient entremêlées dans la notion de durée. » CN, p. 100. 35

PNK, p. 69.

36

The Principle of Relativity, p. 310.

37

The Principle of Relativity, p. 307.

Chapitre 4 — Philosophie naturelle

121

38

« La conception générale que avons maintenant à préciser est celle d’un objet, coupé progressivement en parties de plus en plus petites jusqu’à ce que ses dimensions aient disparu et qu’il ne reste plus qu’un point. Suivant cette conception, un point est quelquefois appelé une « limite conceptuelle » obtenue par le procédé précédent. Il est facile d’établir la nature générale de ce concept d’un point au moyen d’objets- et de la relation E- . Considérons une série de x1, x2, x3, d’un nombre infini d’objets- . tels que x1E x2, x2E x3, etc. de telle sorte que finalement x1, x2, x3 convergent vers une limite conceptuelle qui n’a pas de parties. Il est évident que les deux mots critiques, dont dépend la signification du procédé ici décrit, n’ont encore aucune signification déterminée. Le sens de « convergence » d’une série infinie de nombres est précis et défini. Mais les objets- . ne sont pas des nombres, et le sens mathématique de « convergence » ne s’applique pas simplement. » (Revue de métaphysique et de morale, 1916, n° 3, T. XXIII, « La théorie relationniste de l’espace », 1916, p. 442) Dans le même article il remarque que cette notion de limite est proche de celle de Cantor quand ce dernier parle de « points-limites » d’une série mais il n’admet pas l’idée d’indivisibilité liée à cette théorie. 39

IM, p. 197-8.

40

PNK, p. 76.

41

CN, p. 79.

42

C. D. Broad interprète ainsi la qualité prime ou antiprime de classes abstractives : « Il est ainsi clair qu’une classe qui est prime est une sorte de classe abstractive minimum en dehors de celles qui ont une propriété . De la même manière une classe qui est antiprime est une sorte de classe abstractive minimum. L’antiprimité conduit aux moments par la voie des durées, puisqu’un moment renvoie à un tout de la nature qui s’étend dans l’espace. La primité conduit aux événements particules, c’est-à-dire à des événements pensés comme inétendus dans l’espace et dans le temps. » « The Principles of Natural Knowledge », Review by C. D. Broad, p. 223, Mind, Vol. 29, n° 114, (Apr, 1920). 43 44

CN, p. 97.

Dans sa recension de PNK Costello résume ainsi la portée de la méthode d’abstraction extensive : « La méthode consiste essentiellement à prendre la classe de tous les volumes d’espace-temps qui inclurait un certain point supposé à un instant et de ne pas inclure d’autre point ou instant, arrangeant ceux-ci en série d’approximation qui sont mutuellement équivalentes en ce que toutes, en tant qu’elles décroissent progressivement, s’approchent du point supposé, et à prendre ensuite l’ensemble de telles séries équivalentes comme substitut du point supposé instantané. C’est un peu comme si, pour prendre un exemple ultra simple, on prenait la série de tous les cercles ayant leur centre en commun comme étant équivalent au cercle lui-même. On traduirait alors la géométrie en une forme qui omettrait la mention des points ; au lieu de dire « la

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La philosophie spéculative de Whitehead

ligne passant par ce point », on dirait « la ligne coupant toutes ces aires circulaires ». Chaque cercle a une aire définie ; le point central n’a pas de surface finie. Mais il y a bien une relation bijective entre l’ensemble des cercles et leur centre commun. Aussi pouvons-nous utiliser une classe d’aires comme substitut pour une non-aire qui est leur limite ; et en simplifiant métaphysiquement en disant que toutes les choses spatiales ont des aires. » H. T. Costello, « Review of PNK », The Journal of Philosophy, Psychology and Scientific Method, Vol. 17, n° 12, p. 327. 45

CN, p. 98.

46

CN, p. 168.

47

CN, p. 168 « Ces particules-événements sont les éléments ultimes dans la multiplicité quadridimensionnelle de l’espace-temps que suppose la théorie de la relativité. Vous aurez observé que chaque particule événement est tout autant un instant du temps qu’elle est un point de l’espace. Je l’ai appelée un éclair ponctuel instantané. Ainsi dans la structure de l’espace-temps, la multiplicité spatiale n’est finalement pas distinguée du temps, et la possibilité reste ouverte pour divers modes de distinction variant avec la diversité des circonstances de l’observation. C’est cette possibilité qui fait la distinction entre l’ancienne et la nouvelle manière de voir l’univers. Le secret de la compréhension de la relativité est dans la compréhension de ce point. » CN, p. 168. 48

PNK, p. 98.

49

CN, p. 144.

50

PNK, p. 82.

Chapitre 5 Matière et organisme Ordre et évolution La philosophie naturelle reste centrée sur les faits, les entités qui les constituent et la perception que nous en avons. Elle se distingue de la métaphysique en s’attachant au perçu en tant que tel sans s’interroger sur la question de savoir ce qu’est le sujet percevant ou le processus perceptif : « Nous supposons admise la capacité de percevoir. Nous considérons bien les conditions nécessaires à cette capacité, mais seulement dans la mesure où ces conditions appartiennent au champ des dévoilements de la perception. Nous abandonnons à la métaphysique la synthèse du connaissant et du connu. »1 Le perçu renvoie à des faits et des facteurs compris dans les faits mais nullement à un esprit2 qui serait condition ultime de la perception. Whitehead dit que recourir à la métaphysique c’est comme « lancer une allumette dans une poudrière »3 car c’est renoncer à la description de ce qui se donne dans l’expérience et se placer à un point de vue qui prétend appréhender la nature en sortant de la nature : la métaphysique, au mauvais sens du terme, pose des questions concernant le comment et le pourquoi en dehors de la nature. Or nous percevons les faits et les facteurs aussi avec notre corps, nos yeux, nos mains. Pourtant la nature ne se réduit pas à la perception que nous en avons car pour la connaître nous devons prendre en compte ce que la science nous en dit. Cette dernière nous offre des notions générales, abstraites sans qu’il y ait de rupture avec la perception. Il faut donc admettre qu’on peut trouver plus d’entités dans la nature que ce que la simple observation pourrait laisser croire. La science n’a ici d’autre but que d’assurer la cohérence des entités perçues avec celles posées par la pensée. Loin de réduire la diversité à l’identité, la science se déploie à partir de la diversification de la nature et s’efforce d’introduire de la cohérence dans la description de l'expérience. Mais qu’y-a-t-il dans la nature ? La philosophie naturelle y a découvert des événements, des objets plus ou moins abstraits mais peut-elle nous apprendre quelque chose concernant la matière et la vie ?

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La philosophie spéculative de Whitehead

5.1. Matière et géométrie Avant de se tourner vers les problèmes posés par la philosophie naturelle, les recherches de Whitehead l’avaient conduit à se poser des problèmes concernant les rapports des points de l’espace aux particules matérielles et aux instants du temps. La théorie de l’extension ne peut être considérée comme une théorie purement formelle qui devrait s’appliquer à un contenu contingent donné dans la perception. L’abstraction propre aux mathématiques doit leur permettre de mieux s’accorder avec les données de la perception sans supposer des corrections venant de l’esprit connaissant pour donner à l’expérience une forme nécessaire. Ainsi le problème de la localisation ne se réduit pas à l’emploi d’axes de coordonnées et à l’observation. Si localiser c’est attribuer un lieu, cette notion implique que l’on définisse le champ physique des entités qui agissent dans ce lieu ainsi que les relations logiques entre les entités qui l’occupent. On ne peut donc éviter de poser la question de la nature du point : est-ce une entité simple ? complexe ? Est-il un élément composant un lieu ? Ne serait-il pas déjà une sorte de lieu dans une droite et la droite ne serait-elle pas un lieu dans le plan ? Le problème de la localisation des objets révèle le lien étroit unissant le concret et l’abstrait : la relation des objets aux événements doit être comprise à l’intérieur du lieu. La difficulté viendra de ce que pour déterminer le lieu, il faut tenir compte de l’étendue qui n'étant ni substance, ni réceptacle, ne peut être perçue qu’en extension, à savoir comme transition dans l’espace et le temps. Ainsi aucune entité ne peut être localisée à partir de points, immobiles, sans étendue qui ne sont que des abstractions sans contrepartie dans l’expérience. La mobilité des lieux et des événements qui s’y produisent contraint à réviser les notions géométriques élémentaires et à ajouter à la géométrie euclidienne d’autres axiomes permettant de définir les entités primitives sans recourir à la notion de distance. La localisation ne consiste pas simplement à mesurer des distances, des longueurs ou des durées car la mesure s’effectue toujours dans un espace-temps mobile qui rend difficile la découverte de congruences sans lesquelles toute mesure serait impossible. Il convient de substituer à la notion quantitative de distance la notion plus qualitative de position. Bien que Whitehead n’évoque pas le terme, on pourrait dire que dans la mesure où la géométrie descriptive et projective se fonde sur des relations d’ordre entre points, lignes et volumes, sa géométrie s’apparente à une forme d’Analysis Situs qui rend possible une description qualitative (position, projection, rapport anharmonique) des entités perçues. Pour être

Chapitre 5 — Matière et organisme

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une science équivalente à l’algèbre, la géométrie doit définir un espace qui ne soit pas simplement une somme de points, de lignes, d’aires ou de volumes. Le point apparaît comme une entité complexe qui se définit par ses relations de voisinage aux autres points, qu’ils soient contigus, projectifs ou idéaux, et il prendra une signification différente selon l’état de mouvement du corps et des lieux qu’il occupe. Cette conception du point définie dans le cadre d’un espace descriptif ou projectif rend caduque l’idée classique du point matériel dont se servaient les physiciens. Pour s’accorder à la philosophie naturelle, la physique doit partir d’une conception géométrique de l’espace qui s’accorde avec les données de la perception. La notion de parallélisme s’avère incompatible avec l’expérience perceptive qui montre que, dans la perception et dans la nature, il n’y a pas de lignes droites qui gardent le même écart à l’infini. L’espace euclidien n’est donc pas une donnée primitive.

5.2. Logique et matérialisme : le sophisme du concret mal placé On ne peut comprendre les entités de l’espace-temps comme s'il s'agissait d'un rapport de contenant à contenu. Les Ioniens avaient bien vu que l’espace et le temps constituaient un milieu, une « étoffe » de la nature. De leur conception naïve sur la terre, l’eau, le feu et l’air comme constituants ultimes de la nature proviennent les conceptions plus modernes relatives à l’éther. Cette formation progressive de l’idée de matière et de son rapport à l’espace-temps a été viciée par les théories platoniciennes et aristotélicienne4 de la substance. Whitehead voit dans le Timée une sorte de pressentiment d’une distinction entre le devenir général de la nature et le temps mesurable, distinction qu’il retrouve dans sa théorie du passage de la nature : « Dans le Timée, Platon affirme que la nature est faite de feu et de terre, l’air et l’eau s’ajoutant comme intermédiaires, de sorte que « le feu est à l’air comme l’air est à l’eau, et l’air à l’eau comme l’eau à la terre ». Il suggère aussi une hypothèse moléculaire pour ces quatre éléments. Dans cette hypothèse chaque chose dépend de la forme des atomes, cubique pour la terre, et pyramidale pour le feu. Les physiciens d’aujourd’hui débattent encore de la structure de l’atome, et son profil n’est pas un mince facteur de cette structure. »5 Les spéculations de Platon mettent l’accent sur le lien interne de la forme et de la qualité. Si les recherches d’Aristote nous semblent plus proches, c’est parce qu’il a constitué une théorie de la matière fondée sur l’idée de substance qui a influencé en grande partie les différentes formes de matérialisme. Cette catégorie, à la fois métaphysique et logique, servira de support à toutes les

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conceptions de la matière et au matérialisme qui la réduit à des atomes ou à un jeu de forces entre particules. Pour répondre aux disciples de Parménide qui montrent l’impossibilité de la prédication (L’être est et le non-être n’est pas), Aristote distingue la prédication de la simple identité et de la contradiction (Parménide) : « Dans sa logique, le type fondamental de proposition affirmative est l’attribution d’un prédicat à un sujet. C’est pourquoi, parmi les nombreux usages courants du termes substance qu’il analyse, il privilégie son acception comme substance ultime qui n’est plus prédiquée d’autre chose. »6 De cette analyse de la prédication résulte un préjugé qui a introduit dans la perception la tendance à rechercher un substrat pour tout ce qui est perçu. La relation sujet / attribut, développée dans le cadre d’une théorie de la proposition, s’étend à la conscience sensible : percevoir ce serait appréhender des qualités contingentes et subjectives sur le fond objectif d’un substrat nécessaire. Ainsi la théorie aristotélicienne de la matière engendre une théorie réductrice de la perception qui aboutira à la bifurcation de la nature. La dissociation entre subjectivité des qualités sensibles et objectivité de l’objet repose en dernier ressort sur l’opposition entre sujet et attribut, substrat et qualité. La science moderne, imprégnée de ce schéma, retrouve l’idée de substrat aussi bien dans la théorie de la matière que dans celle de l’éther: « L’éther a donc été inventé par la science moderne comme substrat des événements qui sont disposés à travers l’espace et le temps au-delà de l’extension de la matière pondérable ordinaire. Personnellement je crois que la prédication est une notion confuse embrouillant beaucoup de relations différentes dans une forme linguistique commune et commode. »7 A cette notion confuse Whitehead substitue les notions de situation et d’ingression plus appropriées pour comprendre la relation des entités à la nature et à la perception. Ainsi la relation de la couleur verte à tel brin d’herbe n’est plus celle de la qualité au substrat, ou de l’attribut au sujet car le substrat est remplacé par l’événement et la durée de sorte que la situation du vert correspond à un événement différent de la situation du brin d’herbe. La relation du vert à l’événement qu’est le brin d’herbe inclut une relation avec l’histoire de la vie du brin d’herbe. Whitehead dit que la philosophie a souffert d’une maladie qui est une sorte de « démangeaison » qui consiste à s’exprimer dans les formes « Quelques S est P », ou « Tout S est P ». Les sciences de la nature ont aussi longtemps souffert de cette maladie qui provient de ce que la prédication comme la classification commence par isoler le sujet de son attribut et les individus les uns des autres pour le regrouper après coup dans une classe, oubliant ainsi le lien primitif de l’individu à une classe.

Chapitre 5 — Matière et organisme

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5.3. Le matérialisme mécaniste 5.3.1. Galilée et Newton Avec Galilée et Newton apparaît « la première synthèse physique » d’une conception de la nature qui semble d’abord rompre avec l’aristotélisme. Galilée rompt avec la doctrine de l’hétérogénéité de l’univers matériel et pose l’uniformité de la nature : désormais il n’est plus possible de concevoir des régions de l’univers fonctionnant avec des principes différents. Qu’il s’agisse de la lune, de la terre, du soleil ou des autres planètes, tous ces corps évoluent dans un espace neutre, indifférent, dans lequel la position de chaque corps dépend de celle des autres. Whitehead voit dans cette théorie « de la conspiration de toutes les parties de la terre pour former sa totalité » une approche de la théorie newtonienne de la gravitation. Ce qui l’en éloigne, c’est de ne pas l'avoir généralisée à tous les corps matériels. Galilée a énoncé avant Newton la première loi du mouvement (principe d'inertie) selon laquelle tout corps persévère dans son état de repos s’il est au repos ou dans son état de mouvement s’il est en mouvement8. Cette loi met fin à la distinction aristotélicienne entre mouvements naturels et mouvements violents. Il a préparé la voie aux recherches dynamiques de Newton sur l’accélération uniforme de la chute des corps en montrant que leur mouvement en chute libre ne dépend pas directement de leur différence de poids laquelle n’intervient que comme cause possible d’un ralentissement. Enfin il ouvre la science à l’idée que dans la nature il n’y a que des fragments de matière et que pour connaître les propriétés de cette dernière il faut recourir à la masse. Newton n’a fait qu’accentuer et généraliser l’œuvre entreprise par Galilée. Tout d’abord il reprend le concept de masse qui sert de commun dénominateur pour penser la différence quantitative entre les corps. La masse devient la quantité physique inhérente aux corps matériels et elle demeure constante pendant l’évolution du mouvement. Dès lors on peut parler d’un matérialisme scientifique : « Une telle hypothèse sous-tend toute la philosophie de la nature durant la période moderne. Elle est inhérente à la conception censée exprimer l’aspect le plus concret de la nature. Les philosophes ioniens demandaient : de quoi est faite la nature ? La réponse fait appel à la notion de matière, de matériau, de quelque chose — peu importe le terme précis — qui ait la propriété d’une localisation simple dans l’espace et le temps, ou si vous adoptez les idées plus modernes, dans l’espace-temps. »9 La masse définie par la quantité de matière a un rapport à la force comme le montre la loi fondamentale de la dynamique. La nouveauté de cette conception de la force vient de ce

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La philosophie spéculative de Whitehead

qu’elle fait dépendre la force de simples conditions physiques comme la masse mais aussi des charges des courants électriques et des distances. Alors que les « physiologues grecs » cherchaient quel était l’élément primordial dans la nature, la science moderne répondra que dans le monde il n’y a que des configurations de matière. Si Whitehead critique le matérialisme de la science, il reconnaît que cette conception, fondée sur le primat de l’idée de substance, s’accorde avec l’observation du sens commun pour qui il est naturel de penser qu’il y a des chaises, des maisons, des tables, des morceaux de rochers, des océans, des animaux, des végétaux, des planètes, des étoiles. En réduisant ces entités à des fragments de matière, on les réduit à des faits passifs dont la réalité individuelle n’est pas altérée par l’extension de la nature. D’une telle réalité matérielle on peut déduire les propriétés de forme, de couleur, d’odeur tout comme d’un sujet on essaie de déduire par analyse les attributs ou propriétés. Mais cela n’est possible que parce qu’on a ôté la vie et le temps à la Nature.

5.3.2. Matérialisme et dualisme En optique Galilée a contribué à changer de manière très significative l’idée que l’on se faisait de la lumière. Il a montré ce que l’on voit dépend de la lumière au moment où elle pénètre dans l’œil : « Vous pouvez voir une feuille verte derrière le miroir ; mais la feuille est bien derrière votre tête et vous regardez bien son image dans le miroir. Ainsi le vert que vous voyez n’est pas la propriété de la feuille, mais est le résultat de la stimulation des nerfs de la rétine par la lumière entrée dans l’œil. Ces considérations ont conduit Descartes et Locke à élaborer l’idée d’une nature externe consistant en matière se mouvant dans l’espace et avec des qualités primaires. Ces qualités primaires sont sa forme, son degré de dureté et de cohésion, sa massivité (massiveness), ses effets attractifs et sa résistance. Nos perceptions de la nature telles que la couleur, le son, l’odorat et le goût ainsi que les sensations de chaud et froid forment les qualités secondaires. Ces qualités secondaires ne sont que des projections mentales, résultats de la stimulation du cerveau par les nerfs appropriés. »10 L’origine de la théorie de la bifurcation de la nature provient de cette conception de la transmission de la lumière proposée par Galilée. Ce ne sont pas seulement les couleurs mais aussi les sons qui sont concernés : on ne peut plus les réduire à des réactions mentales provoquées par des mouvements corporels car on ignore comment des mouvements matériels engendrent tel ou tel mouvement corporel et comment un mouvement corporel entraîne telle ou telle réaction mentale. L’opposition de la matière et de l’esprit suppose celle de l’activité qui est le propre de l’esprit et de la passivité qui appartient à tout ce qui est corporel

Chapitre 5 — Matière et organisme

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et matériel. Il en résulte un appauvrissement de la nature qui relève d’une connaissance abstraite dissociant les mathématiques et la géométrie de tout rapport à la perception. C’est la fin de l’idée de nature comme rapport entre le concret et l’abstrait. En se mathématisant la physique a réduit le corps et la matière mais aussi toute la nature à une substance étendue. D’un côté il y a la matière comme étendue qui réduit le mouvement à des variations de positions spatiales (cinématique) et de l’autre il y a l’esprit qui projette les couleurs et les sons sur l’objet perçu. Quand nous percevons le fer rougi par le feu, l’esprit projette la rougeur sur une chose réduite à être le siège d’une agitation moléculaire. La nature bifurque en deux systèmes alors qu’elle se donne à nous dans l’expérience comme un fait général complet dans lequel la rougeur de l’objet chauffé est inséparable de l’agitation moléculaire. Ce n’est pas seulement l’unité mais la continuité de la nature qui est remise en question. La divisibilité à l’infini de la matière implique que tout ce qui s’y passe se réduit à déterminer les propriétés des points et des lieux.

5.4. Matière, espace et temps : le sophisme de la localisation simple En réduisant la matière à l’étendue, on lui a ôté tout rapport au temps. A partir du moment où on peut dire que tel fragment de matière est ici dans l’espace et ici dans le temps ou ici dans l’espace-temps, on n’a plus rien à ajouter. Il ne sert donc à rien de chercher à savoir s’il n’aurait pas de rapports avec des fragments appartenant à d’autres régions. En déterminant un lieu dans l’espace-temps, on dit tout ce que l’on peut savoir concernant ce corps. Dans la perspective de la localisation simple, la matière est indifférente à la division du temps : en supposant que la matière ait existé pendant une période de temps donnée, elle existe nécessairement pendant une partie de cette période. Il en résulte que le cours du temps devient accidentel et la matière ce qui reste invariant quelle que soit la durée. Bien que le temps intervienne dans la localisation, il est réduit à l’instant. La Nature n’a plus d’histoire parce qu’elle se réduit à ce qui se passe durant une quantité infiniment petite de temps que Newton appellera une fluxion : « L’instantanéité est le concept de la nature à un instant, un instant étant dépourvu de toute extension temporelle. Par exemple, nous formons un concept de la distribution de matière dans l’espace à un instant. C’est un concept très utile dans la science, spécialement dans les mathématiques appliquées ; mais c’est une idée très complexe pour ce qui regarde ses liens avec les faits immédiats de la conscience sensible. Il n’existe aucune chose posée par la conscience sensible qui ressemble à la nature à un instant. Ce

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que la conscience sensible livre à la connaissance, c’est la nature à travers une période. C’est pourquoi la nature instantanée, puisqu’elle n’est pas elle-même une entité naturelle, doit être définie dans les termes des entités originales. »11 Si Whitehead préfère la notion abstraite de moment, c’est parce qu’elle peut être reconstruite à partir de la durée donnée dans toute perception d’un fait. Ainsi le passage du temps n’affecte pas la matière qui demeure la même quel que soit le moment du temps. La géométrisation de la physique s’identifie à la mécanisation de la nature et la notion de point matériel implique l’idée d’événement en tant qu’état de la matière à un instant et un point donnés. Tel le sujet solipsiste de la métaphysique qui existe en soi et pour soi, l’événement réduit à l’instant n’est pensable que dans un système clos. La réduction géométrique de la nature s’accompagne d’une réduction corrélative de l’esprit qui découvre la première vérité dans l’expérience instantanée du cogito. Pour que la pensée puisse se réfléchir et se connaître, il faut la libérer de tout rapport au corps, au temps et à la mémoire afin qu’elle se saisisse dans l’instant. Le corps ne saisit que des volumes et des durées et perçoit les choses comme impliquées ou incluses les unes dans les autres : « En un certain sens, tout est partout à tout instant. Car chaque localisation fait intervenir un aspect de soi dans les autres lieux. Ainsi tout point fixe spatio-temporel reflète-t-il le monde. »12 L’analyse concrète de l’espace et du temps révèle que les choses sont séparées par l’espace et le temps mais qu’elles se trouvent aussi ensemble dans l’espace et dans le temps même si elles ne sont pas contemporaines. Whitehead parle des caractéristiques « séparatives » et « préhensives » de l’espace-temps. Ce n’est pas le point mais le volume qui est l’élément le plus concret de l’espace. On peut l’analyser en sous-volumes ce qui est conforme à la définition séparative13. Si on s’en tient à une telle conception, on devrait conclure qu’un volume provient d’une sommation d’éléments sans volume, de simples points factuels. Il faut donc conclure que l’unité de volume est un fait ultime de l’expérience, tel l’espace volumineux d’un bureau. Si le volume peut être considéré comme la donnée primitive dans l’expérience, les points seraient la limite vers laquelle tend un volume qu’on réduit sans cesse. Le volume donne l’exemple d’une unité complexe dans laquelle chaque partie est solidaire des autres parties.

5.5. Champs et particules Le développement de la physique a permis d’éclairer sous un autre jour le rapport des entités actuelles (objets et événements) au lieu et au moment

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qu’elles occupent dans l’espace-temps. Toute la nature est constituée par un champ d’activité physique qui imprègne toutes les régions de l’espace. Whitehead croit que la théorie cartésienne des tourbillons s’approche de cette idée. Les faiblesses du matérialisme mécaniste sont venues du fait que l’activité de la matière ne se réduit pas seulement au déplacement des masses dans l’espace et le temps mais comprennent aussi des variations de température, de fonction de potentiel, de variations chimiques, électromagnétiques14. La découverte par Maxwell d'une analogie entre les équations de propagation des ondes électromagnétiques et des ondes lumineuses, l'a conduit à une révision profonde des rapports de la matière à la lumière. L’introduction de l'idée matérialiste de l’éther comme une sorte de gelée semble à première vue un prolongement de la théorie de la matière comme substrat. Mais les expériences de Michelson et Morley ont rendu nécessaire l'abandon de cette théorie d’où résultera la désubstantialisation de l’éther et l'invention progressive d'une nouvelle théorie pour comprendre la relation interne de la matière et de la lumière au sein d'un médium différent de l'espace vide. Whitehead reconnaît à Einstein un rôle essentiel dans cette évolution de la physique. La nécessité de transformer la théorie de l’éther pour l'ajuster aux données expérimentales conduit à développer la notion de champ qui permet d'abord de repenser totalement le rapport de la matière à la lumière mais aussi d'introduire l'idée de puissance et d'énergie au niveau atomique. Qu'un champ soit gravitationnel, électromagnétique ou nucléaire, il permet de remplacer les notions abstraites de particules et de forces par des interactions. Dès lors la relation partie / tout se transforme en une relation du local au global qui s'accorde mieux avec les exigences d'une cosmologie. Les théories du champ changent complètement l’idée que l’on se fait du rapport de la potentialité à l'actualité, de la continuité de la nature à son atomicité15. La physique moderne conçoit les entités actuelles comme des modifications de l’espace-temps et substitue aux idées de point et d’instant l’idée de région focale. Puisque l’entité physique se définit par son action, son lieu ne peut être qu’un complexe que Whitehead nomme « région focale » : « Les réalités physiques que nous appelons étoiles, planètes, blocs de matière, molécules, électrons, protons, quanta d’énergie, peuvent toutes se concevoir comme des modifications de conditions de l’espace-temps, à travers la totalité duquel elles s’étendent. Il existe une région focale qui, selon le langage courant, se trouve où se trouve la chose. Mais son influence s’écoule de là, à une vitesse finie, jusqu’aux limites extrêmes de l’espace et du temps. Il va de soi qu’il est naturel, et, pour certains buts,

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tout à fait opportun, de parler de la région focale ainsi modifiée comme de la chose elle-même située là. Mais des difficultés surgissent si nous poussons trop loin dette façon de penser. Pour la physique, la chose ellemême est ce qu’elle fait, et ce qu’elle fait, c’est ce courant divergent d’influence. Répétons-le : la région focale ne peut être séparée du flux externe. Elle refuse obstinément de se laisser concevoir comme un fait instantané. C’est un état d’agitation, ne différent du flux prétendument externe que par sa prédominance dans la région focale. »16 Pour la physique moderne comme pour la cosmologie, il importe de comprendre comment une entité physique occupe une région mobile. L’occupation doit être entendue comme puissance de transiter en différents temps et différents lieux. Le concept de champ permet de dépasser la fausse opposition du plein de la matière au vide de l'espace. L'événement et l'entité actuelle émergent de l'espace-temps non pas comme le réel dérive du possible ; l'actualité du présent se noue autant à la potentialité du futur qu’à la continuité historique du passé. Whitehead sent la nécessité de reformuler les rapports du continu et du discontinu (atomicité) sans sortir du cadre extensif qui rend possible la division du continu. Sans ce concept on ne saurait comprendre l’évolution des processus physiques, biologiques et mentaux.

5.6. Le continuum extensif : potentialité et atomicité Procès et réalité consacre un chapitre entier à la théorie du continuum extensif. Si la physique met en avant l’idée d’énergie et de procès, la philosophie naturelle et la métaphysique mettent l’accent sur la notion de continuum extensif, applicable à tout ce qui arrive dans le monde : « Le continuum extensif est un seul complexe relationnel au sein duquel toutes les objectivations potentielles trouvent leurs niches. Il sous-tend l’ensemble du monde, passé, présent et futur. Considéré dans sa pleine généralité,en faisant abstraction de conditions supplémentaires caractérisant seulement l’époque cosmique des électrons, protons, molécules, et des systèmes stellaires, ce continuum possède des propriétés très peu nombreuses qui ne comportent pas les relations de la géométrie métrique. Un continuum extensif est un complexe d’entités unies par les diverses relations conjointes entre tout et parties, par chevauchement définissant des parties communes, par contact et du fait d’autres relations dérivées de ces relations primaires. La notion d’un « continuum » contient à la fois la propriété de la divisibilité indéfinie et la propriété de l’étendue libre d’entraves. Il y a toujours des entités au-delà des entités, parce que la non-entité est

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l’absence de liaison. Ce continuum extensif exprime la solidarité de tous les points de vue possibles à travers l’ensemble du monde. »17 L’alliance de la géométrie, de la physique et de la cosmologie permettent un approfondissement des rapports des entités actuelles à l’espace et à la dynamique qui les projette vers le futur. La relation interne de l’étendue au devenir conduit à se demander en quel sens on peut analyser et diviser l’étendue en préservant la continuité de la durée. Bergson avait dissocié la durée de l’étendue mais la durée whiteheadienne s’analyse à partir des relations d’inclusion et d’extension. Diviser un plan ou une droite ne soulève pas de difficulté particulière mais peut-on diviser une activité qui consiste à intégrer le passé et le futur et à inventer dans ce procès quelque chose de nouveau ? Whitehead retrouve les objections de Zénon relatives aux rapport de l’un et du multiple, du continu et du discontinu dans le mouvement : en quel sens peut-on diviser le procès qui inclut potentialité et continuité ? Si le devenir implique une actualisation et un progrès, peut-on le diviser en actes de devenir ? La résolution du paradoxe de Zénon renvoie à la supposition que dans le devenir il y a une partie divisible qui relève de la continuité et une autre indivisible qui est dans l’acte : « La conclusion est que dans tout acte de devenir il y a le devenir de quelque chose qui comporte une étendue temporelle; mais que l'acte lui-même n'est pas extensif, en ce sens qu'il est divisible en actes antérieurs et postérieurs de devenir, qui correspondent à la divisibilité extensive de ce qui est devenu. » 18 La distinction entre divisible et indivisible justifie celle de la potentialité et de l’actualité, du continu et de l’atomicité. Il est possible alors de parler du caractère atomique d’une entité sans renoncer aux relations qui définissent sa nature sociale19. L’importance du continuum extensif vient de ce qu’il permet de comprendre le procès comme un rapport complémentaire entre division et coordination. L’extensivité du continuum permet de penser la divisibilité sans faire appel à la méthode d’abstraction extensive qui convenait bien à l’analyse des durées mais qui accordait trop d'importance à l’atomicité en introduisant des éléments idéaux, les événements particules : « Si nous limitons notre attention à la subdivision d’une entité actuelle en parties coordonnées, nous devrons concevoir l’extensivité comme dérivée purement et simplement de la notion de « tout et partie », c’est-à-dire « tout extensif et partie extensive ». Telle était du moins la perspective que j’avais adoptée lors de mes deux enquêtes précédentes sur le même sujet. La rançon de ce point de départ défectueux réside dans l’inaptitude de la « méthode d’abstraction extensive », que développent ces ouvrages, à définir un « point » sans faire intervenir la théorie de la « durée ». Ainsi, ce

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qui aurait dû être une propriété de « durées » devient la définition d’un point. Par ce mode d’approche, les relations extensives d’entités actuelles mutuellement extérieures l’une à l’autre se trouvaient à l’arrière-plan, alors qu’elles sont tout aussi fondamentales. » 20 La théorie du continuum extensif permet de comprendre à la fois la divisibilité de l’espace-temps et la coordination des entités dans l’espace et dans le temps.

5.7. Organisme et évolution Dans la philosophie naturelle, l’activité sous-jacente aux événements montrait l’importance de la nature agissant dans la durée mais ne permettrait pas de prendre en compte l'individuation et l’activité interne d’autoproduction des entités dans le passage de la nature. La généralisation obtenue par le concept de continuum extensif permet de mieux comprendre comment il peut y avoir une évolution de la matière et de la vie sans que cela résulte d’un processus aveugle. Dans La science et le monde modenrne, Whitehead voit dans les théories scientifiques du xixe une réaction contre la vision mécaniste de la nature et la naissance de ce qu'il appelle un mécanisme organique21. Si la chimie révèle l’importance de l’atome pour comprendre les transformations de la matière, la biologie découvre un équivalent de l’atome dans la cellule vivante : « La cellule vivante est à la biologie ce que l’électron et le proton sont à la physique. En dehors des cellules et des agrégats de cellules, il n’existe pas de phénomènes biologiques. La théorie cellulaire fut introduite en biologie à la même époque que la théorie atomique de Dalton, mais indépendamment de celle-ci. »22 Pasteur, à la suite de Dalton, donnera à la notion d’atomicité une signification nouvelle car il montrera la possibilité d’une relation interne entre atome et cellule dans la notion d’organisme : « Mais Pasteur révéla l’importance décisive de l’idée d’organisme au stade d’amplitude infinitésimale. Les astronomes nous avaient montré à quel point l’univers était grand. Les chimistes et les biologistes nous montrent combien il était petit. »23 La notion d’organisme ne peut plus s’expliquer en termes de distribution matérielle à un instant donné car elle suppose une relation interne d’extension entre espace, temps et matière. Il faut du temps à un organisme pour agir24. L’idée d’évolution s’est introduite d’abord en physique, dans les deux grands principes de la thermodynamique, le premier qui est un principe de symétrie et le second un principe d’asymétrie (dégradation de l’énergie). Entre l’organisme et l’atome, il y a plus qu’une analogie : « L’atome devient en outre un organisme, et en définitive, la théorie de l’évolution n’est rien d’autre que l’analyse des conditions de la formation et de la

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survie des divers types d’organismes. »25 Les organismes, à la différence des fragments de matière, sont des entités durables comprenant aussi des parties durables. L’organisme global dirige les organismes particuliers, y compris les électrons : « Dans le cas de l’animal, les états mentaux s’intègrent au plan de l’organisme total et modifient donc les plans des organismes subordonnés successifs jusqu’aux organismes ultimes les plus petits — par exemple les électrons. Ainsi un électron est-il différent, selon qu’il se situe à l’intérieur ou à l’extérieur d’un organisme vivant, du fait même du plan de l’organisme. L’électron court en aveugle soit dans le corps, soit en dehors de celui-ci, mais il court dans le corps en accord avec sa nature dans le corps, c’est-à-dire en accord avec le plan général du corps, plan incluant l’état mental du corps. »26 L’absence de dualisme permet de comprendre comment atome et organisme interagissent non pas comme deux substances mais comme deux activités dans un même champ. Ce qui distingue la biologie de la physique c’est que la première étudie les grands organismes et la physique les petits organismes : « Les organismes de la biologie incluent à titre d’ingrédients les plus petits organismes de la physique, mais rien ne suggère, à l’heure actuelle, que les plus petits organismes physiques puissent être analysés en tant qu’organismes composés. »27 La question de savoir s’il existe des organismes primaires reste ouverte. Comme l’événement, l’organisme apparaît comme la notion la plus adéquate pour rendre compte de l’évolution de la nature : « Mais l’essence de la doctrine moderne est l’évolution des organismes complexes à partir d’états antécédents d’organismes moins complexes. La doctrine exige donc une conception de l’organisme comme fondement de la nature. Elle nécessité aussi une activité sous-jacente — une activité substantielle s’exprimant dans des incarnations individuelles, et évoluant dans des réalisations d’organismes. L’organisme est une unité de valeur émergente, une véritable fusion des caractères d’objets éternels, émergeant pour soi. »28 Bien que Whitehead ne mentionne pas souvent Darwin, il montre l’importance des théories de l’évolution mais il n’admet pas que la dynamique évolutive puisse provenir de la sélection naturelle. Survivre n’est pas l’essentiel pour un organisme mais il importe plutôt de comprendre comment il se développe. L’idée de survie finit pas se confondre avec l’idée de durée et de persistance qu’on retrouve dans la matière inanimée : « Seules les choses inorganiques persistent fort longtemps. Un rocher survit pendant huit cent millions d’années ; tandis que la limite de vie d’un arbre est d’environ mille ans, d’un homme ou d’un éléphant d’environ cinquante ou cent ans, d’un chien d’environ douze ans, d’un insecte d’environ un an. Le problème posé par la doctrine de l’évolution est d’expliquer comment des organismes complexes, aussi dépourvus d’aptitudes à survivre, ont pu se développer. Ils ne sont

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assurément pas apparus parce qu’ils s’y prenaient mieux que les rochers autour d’eux. On pourrait peut-être expliquer « l’origine des espèces » par la doctrine de la lutte pour l’existence entre de tels organismes. Mais cette lutte n’éclaire certainement en rien l’émergence d’un tel type général d’organisme complexe doté d’une faible faculté de survie. »29 Les espèces vivantes s’organisent selon un ordre ascendant dont la théorie de la survie des plus aptes ne rend pas compte.

5.8. Les rythmes de la vie : vibrations, périodes, et pulsation Le devenir propre à la vie ne peut être conçu comme un développement linéaire, orienté vers un but qui serait une sorte de synthèse vague entre des forces qui viennent de l’individu et d’autres qui viennent du devenir du monde. La relation de l’individu au monde ne peut se fonder sur une alternative qui donnerait l’initiative tantôt à l’un, tantôt à l’autre mais sur une alternance qui conduit à une révision profonde de l’idée de procès : « On dit que les hommes sont rationnels c'est là une erreur flagrante : les hommes ne sont rationnels que par intermittence : l'intellect de Socrate est intermittent il lui arrive de dormir et il peut être drogué ou abasourdi.»30 L'idée d'intermittence exclut toute possibilité de devenir linéaire et permet de voir que l'alternance concerne aussi le rapport potentialité et actualité. L'alternance inclut à la fois la succession et la simultanéité et de fait elle est bien inhérente à la durée. Réduire la pierre ou l'atome à des fragments de matière en relation externe ne correspond pas à ce que montre la science la plus récente : « L'atome n'est explicable que comme société d'activités rythmées selon des périodes définies. Le concept a de nouveau déplacé son champ d'application : les protons et les électrons ont été conçus comme des charges électriques de type matériel dont les activités étaient susceptibles d'être conçues comme des aventures locomotrices...Les mystérieux quanta d'énergie ont fait leur apparition, issus, semble-t-il, des replis des protons ou des électrons. Pire encore pour le concept : ces quanta semblent se dissoudre dans les vibrations de la lumière. De même, la matière des étoiles semble aussi se dissiper dans la production de vibrations. » 31 Ce qui rapproche la théorie du continuum extensif de la théorie des quanta c’est la recherche des rapports entre continuité et discontinuité, divisibilité et l'indivisibilité à l’intérieur de l'espace-temps. Parler de vibration ce n’est pas recourir à une métaphore mais à un concept qui s'applique d'abord aux mouvements particuliers des particules. Le fondement métaphysique de la vibration c’est le principe du rapport interne

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du contraste et de l’identité. : « La vibration est la répétition (recurrence) du contraste dans l’identité d’un type. Toute possibilité de mesure dans le monde physique dépend de ce principe. Mesurer c’est compter des vibrations. Ainsi des quantités physiques sont des agrégats de vibrations, et des vibrations physiques sont l’expression parmi les abstractions de la science physique du principe fondamental de l’expérience esthétique. » 32 Les vibrations dans le continuum extensif ont une signification physique dans la mesure où elles se produisent dans la potentialité de l’espace-temps mais aussi une signification métaphysique puisqu’elle fonde la possibilité d’un contraste et d’une intensité dans l’expérience. Toute entité naturelle devient le siège d'une activité vibratoire qui est à la fois division et progrès, différenciation et intégration33. A la passivité de la matière, la science actuelle oppose la vision d'une matière qui évolue par combinaisons de mouvements divers alternants de l’infime (les quanta) à l’immense (l'univers). A la répétition de l'identique succèdent l'innovation et l'aventure par la voie de la durée et du rythme. Dans l’Introduction to Mathematics, Whitehead a le souci de montrer le lien des mathématiques à la vie pratique et même à la vie de la nature. Tout un chapitre est consacré à la périodicité de la nature : « Toute la vie de la Nature est dominée par l’existence d’événements périodiques, c’est-à-dire, par l’existence d’événements successifs si semblables l’un à l’autre que, sans excès de langage, ils peuvent être dits la répétition du même événement. La rotation de la terre produit la succession des jours. Il est vrai que chaque jour est différent des jours précédents, pourtant nous définissons abstraitement la signification d’une journée de manière à en exclure les phénomènes contingents. Mais à partir d’une définition suffisamment abstraite du jour, la distinction des propriétés entre deux jours s’affaiblit et se révèle dénuée de tout intérêt pratique ; et chaque jour peut alors être conçu comme la répétition du phénomène d’une rotation de la terre. De même la trajectoire de la terre autour du soleil conduit à la répétition annuelle des saisons et impose une autre périodicité relative à toutes les opérations de la nature. Une autre périodicité est offerte par les phases de la lune. Dans la vie moderne civilisée, avec sa lumière artificielle, ces phases sont de moindre importance mais dans les temps anciens, dans les climats où les journées sont torrides et le soleil clair, la vie humaine a été largement influencée par la lumière de la lune. » 34 Whitehead poursuit en soulignant que non seulement la nature mais l’activité de notre corps est périodique, dans les battements cardiaques ou les rythmes respiratoires par exemple. L’importance des périodes et des cycles écarte toute idée de développement dialectique. Comme la nature n’a ni commencement, ni fin on ne peut pas dire que la fin soit déjà dans le commencement, ni que le progrès du procès impliquerait une négation ou

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un dépassement. A l’idée de dialectique de la nature il faudrait substituer l’idée de rythme parce qu’il y a bien une vie de la nature qui inclut aussi une vie de l’esprit : il ne peut y avoir contradiction, ni incompatibilité logique si la vie se déploie dans la durée. On ne peut comprendre le rythme de cette vie sans tenir compte de la correspondance des séries temporelles et des strates de durée qui se manifestent dans la relation des événements aux objets. L’importance de la périodicité est telle qu’on ne peut imaginer d’événements dont on puisse dire qu’il ne s’est jamais produit. D’ailleurs le retour périodique de certains événements permet de concevoir et réaliser des instruments de mesure du temps. Certaines récurrences sont moins régulières (battements du cœur, rythmes respiratoires) que d’autres de sorte que les dernières sont plus favorables à la constitution d'un étalon de mesure (les révolutions périodiques de la terre autour du soleil, celles de la lune, etc.). Ainsi les mouvements périodiques de la nature nous offrent des exemples de congruence à partir desquelles nous pouvons mesurer des intervalles spatiaux ou temporels. C'est ainsi qu'on s'est servi de l’isochronisme des petites oscillations du pendule comme moyen de mesurer le temps. Dans les phénomènes de résonance on constate l'action en phase de certains ensembles de mouvements ayant des périodes communes. Dans la nature les rythmes s'appliquent autant aux objets matériels qu'aux organismes : « Le fait véritable d'un objet non-uniforme inclut un rythme. De tels objets sont appréhendés dans des événements à certains étages de dimension extensive, pourvu que nous portions notre attention à ces organismes ayant une stabilité d'existence, chacun en étroite association avec un objet physique ou avec un ensemble d'objets matériels servant de cause (one set of causal material objects). Les molécules sont des objets non-uniformes et, en tant que telles, elles manifestent un rythme, bien que pour nous, ce soit un rythme d'une excessive simplicité. Les corps vivants révèlent un rythme d'une plus grande subtilité. Les systèmes solaires et les galaxies manifestent un rythme d'une simplicité analogue à celle des molécules. »35 L'importance des rythmes est telle que Whitehead parle de rythme d'ensemble propre à la nature en se servant des objets physiques lorsque les êtres vivants assimilent et rejettent la matière. Whitehead évoque même la vivacité (liveliness) de ces objets porteurs de vie : elle se manifeste dans la relation entre l'aspect objectif (objet) et l'aspect subjectif (l'événement, et la perception). Si le vivant est un objet, il n'est pas uniforme comme les objets matériels car le rythme de l'objet inclut le rythme de ses parties et donc aussi des événements qui surviennent. Ainsi dans le vivant se joue une relation entre le temps propre à l'objet et

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celui des événements à partir desquels on le perçoit. Il existe une limite de la division du temps propre aux vivants car la réduction de la durée finit par détruire le rythme de ses parties. Mais ceci se manifeste aussi dans la matière car en réduisant progressivement le rythme du mouvement périodique d'une molécule on finit par immobiliser totalement l'objet. Quand Whitehead introduit la notion de rythme, il la conçoit dans un cadre extensionnel : le rythme n'est donc pas simplement une qualité de certains contenus psychiques mais il doit être compris dans le cadre naturaliste d'une genèse. Le lien du rythme à la vie ne peut être compris sans intervention de la causalité et de la mémoire. Le rythme ne se réduit pas à une propriété externe ou interne de certains objets mais on peut l'examiner objectivement : on voit alors qu'un rythme suppose un type (pattern) qui dans l'extension de son procès inclut une identité (self identical) mais comme il se donne aussi comme qualité il apparaît différent dans chaque manifestation de ce rythme : « L'essence du rythme est la fusion du même (sameness) et de la nouveauté; de sorte que le tout ne perd jamais l'unité essentielle du type alors que les parties montrent le contraste provenant de la nouveauté dans le détail. Une simple répétition tue le rythme aussi sûrement qu'une pure confusion de différences. Un cristal manque de rythme par excès de type (pattern) alors qu'un brouillard est arythmique parce qu'il manifeste une confusion de détail atypique. »36 Ainsi il y a des degrés de rythmes et on peut concevoir entre eux des rapports d'inclusion comme si les rythmes pouvaient se composer. Si l'extension de la nature suit un rythme, cela ne fait que confirmer l'idée que sous la spatialisation et la temporalisation demeure quelque chose. La découverte de rythmes dans la nature permet de préciser non seulement le rapport de l'objet à l'événement, de la permanence au devenir mais il ajoute l'idée essentielle de la simultanéité d'une identité à l'intérieur d'un devenir. Si la nature évolue de manière rythmique, il n'est plus possible d'opposer le monde de la permanence et d'en faire la ratio essendi ou cognoscendi du monde en devenir. A partir de l'expérience des rythmes nous pouvons induire un savoir métaphysique sur le devenir du monde car notre expérience des choses va au delà de ce que l'analyse peut découvrir : « Les données de n'importe quelle pulsation d'actualité sont le contenu tout entier de l'univers antécédent tel qu'il existe en rapport avec cette pulsation. Elles sont cet univers conçu dans sa multiplicité de détails. Ces multiplicités sont les pulsations antécédentes, et aussi la diversité des formes hébergées dans la nature des choses, soit comme formes réalisées, soit comme potentialités de réalisation. »37 Ce que Whitehead appelle des pulsations d'actualité révèle le rapport interne entre rythme et transition par lequel un organisme mais

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aussi un sujet devient cause de soi dans la mouvement qui le conduit du passé à l'avenir.

5.9. Sociétés, ordre et époque cosmique La nouvelle conception organique des rapports de la matière à l'espacetemps donne au continuum extensif un rôle primordial pour penser à la fois potentialité et actualité, continuité et atomicité des entités actuelles mais surtout pour comprendre comment on peut diviser ce qui évolue sans l'immobiliser ou le détruire. Ainsi toute entité actuelle peut être qualifiée d'organique car elle résulte d'une coordination d'autres entités (l'atome formé d'électrons, de protons et de neutrons) et en même temps d'une division du continuum extensif. Parler d'extensivité du procès, c'est reconnaître la possibilité de diviser et par suite de découvrir des degrés et des niveaux d'individualisation mais c'est admettre aussi la possibilité de rapports d'inclusion et de chevauchement entre les entités réunies. Au caractère extensif de la coordination s'ajoute le caractère extensif du procès qui passe par de multiples phases. Pour comprendre comment il peut y avoir divisibilité et invention dans l'espace-temps, Whitehead développe une théorie de l'ordre fondée sur le regroupement et éventuellement l'évolution de ce qu'il appelle des sociétés. Il s'agit de comprendre comment se forment, se transforment et évoluent des groupes d'entités contenant encore d'autres groupes (théorie des multiplicités). Le problème de la formation des sociétés est étroitement lié au problème de la constitution des organismes : les deux exigent la clarification de l'ordre morphologique et génétique sans lequel il n'y aurait que chaos. Ce qui caractérise en premier lieu un regroupement d'occasions actuelles, c'est l'immanence mutuelle, autrement dit l'appartenance à un ensemble commun, à savoir le continuum extensif. Un tel regroupement est un nexus qui a la propriété propre à l'extension, celle d'être une transition dans l'espace et le temps. Alors que les nexus font intervenir l'immanence mutuelle liée au continuum extensif, les sociétés impliquent que l'on distingue des types d'ordre et que l'on comprenne en même temps la propagation génétique de l'ordre. On peut concevoir la société comme un nexus qui relève d'un certain type d'ordre social. Les sociétés qui ne sont pas des regroupements provisoires d'entités n'ont pas seulement un caractère potentiel mais aussi actuel car elles rassemblent des êtres qui gardent leur autonomie malgré leur inclusion dans un ensemble : « Le terme « société » aura toujours le sens restreint de nexus d'entités actuelles ordonnées entre elles au sens qui va être expliqué dans cette section. Le point important de la « société », dans l'acception ici retenue, est qu'elle se

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soutient elle-même, en d'autres termes, qu'elle est sa propre raison d'être. Une société est donc plus qu'un groupe d'entités auxquelles le même nom générique s'applique; c'est dire qu'elle contient plus qu’une simple conception mathématique de l'ordre. Pour constituer une société, le nom générique doit s'appliquer à chaque membre, en vertu de sa filiation aux autres membres de cette société même. »38 L'ordre de regroupement ne se limite pas aux relations de contemporanéité mais aux relations génétiques des entités. Bien qu'autonome, une société ne peut être conçue comme isolée. Toute société suppose un milieu comme arrière-plan qui lui permet de subsister et de durer mais elle ne pourrait durer sans référence à un ordre idéal. La stabilité de la société dépend donc de celle du milieu associé Dans la mesure où l'idée de société a une dimension à la fois cosmique et historique elle s'applique à ce que Whitehead appelle des « époques cosmiques » qui sont des sociétés s'étendant dans une durée très grande. Notre époque cosmique dépend d'entités actuelles telles que les électrons et les protons : « Cette époque se caractérise par des entités actuelles électroniques et protoniques, et d'autres entités actuelles encore plus ultimes, à peine décelables dans les quanta d'énergie. Les équations de Maxwell du champ électromagnétique tirent leur validité de la cohue des électrons et des protons. Chaque électron est aussi une société d'occasions électroniques, et chaque proton une société d'occasions protoniques. »39 L'importance de la théorie des sociétés tient à son caractère cosmique qui regroupe l'aspect microscopique et macroscopique de la genèse du monde. A travers ces deux aspects se joue le lien mouvant mais actif de la causalité efficiente en relation interne avec la causalité finale. De ce fait leur compréhension qui dépend de la théorie de l'extension devient une nécessité pour comprendre le rapport de l'ordre au procès. On peut dire que les champs physiques dans l'espace vide constituent déjà une première ébauche de société. Les sociétés géométriques sont formées de relations qui engendrent des droites et des congruences qui conditionneront les opérations de mesure. Le caractère non métrique des sociétés géométriques montre le caractère essentiellement topologique de l'idée de société : leurs limites dépendent d’un rapport variable entre l’intérieur et l’extérieur en fonction du procès. Dans notre époque cosmique la société électromagnétique peut être considérée comme une société subordonnée à la société géométrique. On ne peut dissocier la société électromagnétique du champ électromagnétique qui comprend les occasions électromagnétiques. Dans le monde physique les sociétés peuvent se compléter ou s'opposer. Mais ce foisonnement de sociétés dans l'univers pose le problème de leur relation de coordination et de subordination. L'ordre horizontal ne peut être

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séparé de l'ordre vertical : les sociétés se forment selon un ordre sériel semblable à l'ordre d'inclusion des ensembles abstractifs. A la différence de la cosmologie de Newton, les sociétés sont immanentes à la nature et partagent sa propriété d'autoproduction. Lorsque des sociétés incluent en elles des sociétés subordonnées Whitehead parle alors de sociétés structurées car elles offrent un milieu favorable aux sociétés qu'elles incluent : « Ainsi, nous parlons d'une molécule à l'intérieur d'une cellule vivante, parce que ses aspects moléculaires généraux sont indépendants du milieu de la cellule. Par là, la molécule est une société subordonnée à l'intérieur de la société structurée que nous nommons « cellule vivante ». »40 Mais à son tour la molécule ainsi que le cristal peuvent être considérés comme des sociétés structurées qui intègrent les corps matériels et les sociétés vivantes : « Les sociétés structurées dans lesquelles le second type de solution est prégnant sont nommés « vivantes ». Il est bien clair qu'une société structurée peut avoir plus ou moins de « vie », et qu'il n'existe pas de fossé absolu entre sociétés « vivantes » et « non vivantes ». Pour certaines fins la moindre « vie » présente une société peut-être essentielle; pour d'autres inessentielles. »41 Mais Whitehead ajoute qu'une société vivante, selon le sens primitif donné au mot vie, est une société qui inclut des occasions vivantes qui ont le pouvoir d'engendrer la nouveauté conceptuelle par l'innovation d'appétition. D'un point de vue physiologique, une cellule comporte des sociétés inorganiques subordonnées telles que molécules et électrons et, en tant que telle, on peut dire qu'elle est un organisme animal. Bien que la cellule ne manifeste pas d'activité susceptible d'engendrer la nouveauté conceptuelle, on ne peut réduire son activité à une simple réponse à une stimulation externe car elle dépend aussi de l'héritage des occasions passées : « Quelles sont, dans l'autoformation des occasions actuelles, les activités qui, si elles sont coordonnées, donnent les sociétés vivantes ? Ce sont les fonctionnements mentaux intermédiaires qui transforment la phase initiale de réception en la phase finale d'anticipation. Dans la mesure où les spontanéités mentales des occasions ne se contrarient pas mutuellement, mais sont dirigées, au milieu des circonstances changeantes vers un objectif commun, il y a vie. L'essence de la vie est l'introduction téléologique de la nouveauté, avec une certaine conformation des objectifs. Ainsi la nouveauté de détail (novelty of circumstance) se prolonge-t-elle dans celle d'un fonctionnement adapté à la stabilité d'une finalité. »42 Si l'hérédité et la tradition constituent la causalité efficiente de cette société organique, elles ne peuvent rendre compte de toute l'activité. L'innovation propre à la vie exige la finalité de l'appétition qui rendra possible l'innovation : « La « vie » désigne l'innovation, non la tradition. La simple réponse au stimulus caractérise toutes les sociétés, inorganiques ou vivantes. Action et réaction sont un couple. La

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caractéristique de la vie est la réaction adaptée à la saisie de l'intensité dans toutes sortes de circonstances. Mais la réaction est dictée par le présent, non par le passé. »43

5.10. Ordre et procès : les pulsations d’actualité D’un point de vue cosmique, les sociétés manifestent l’ordre aussi bien microscopique que macroscopique. Ce n’est pas seulement la matière et la vie mais c’est tout l’univers qui évolue selon des rythmes variés. Comment concilier l’ordre cosmique avec le procès du monde ? Whitehead ne peut admettre l’ordre comme s’il était un donné sinon il n’y aurait ni évolution, ni procès car il n’y aurait plus d’invention et de nouveauté. Il importe donc de concilier l’ordre global du cosmos avec l’ordre local, l’ordre horizontal avec l’ordre vertical des sociétés. Les sociétés s’enracinent dans les relations que forment les entités en s’assemblant en nexus. Le problème consiste à comprendre si l’ordre implique une détermination parfaite ce qui rendrait problématique la relation de l’univers à ses parties, à savoir les organismes, les faits et les nexus. La notion d’ordre ne peut s’identifier à la détermination causale car elle est pluraliste. Whitehead pose d’abord que la notion d’ordre est corrélative de cette de désordre. L’ordre, comme les sociétés, se hiérarchise en niveaux : tout d’abord l’ordre du monde actuel ne se réduit pas simplement à l’être-donné car il implique l’adaptation et la possibilité d’atteindre un but qui dépend de la satisfaction cherchée par les entités actuelles. Ainsi on pourrait dire que l’être donné implique à la fois la satisfaction subjective visée par une entité et la relation à toutes les autres entités (nexus, sociétés etc). Dans l’être donné il faut inclure l’ordre idéal ou ordre spécifique que cherche à atteindre toute entité actuelle : « La réussite est partielle, c’est pourquoi il y a « désordre » ; mais il y a de la réussite, et par conséquent de l’« ordre ». Il n’existe pas d’ordre idéal unique que devraient atteindre ou manquer toutes les entités actuelles. Il existe en chaque cas un idéal propre à l’entité actuelle particulière, et qui résulte des composants prépondérants de sa phase d’« être-donné …La notion d’un idéal unique provient d’une désastreuse surmoralisation de la pensée, sous la pression du fanatisme et du pédantisme. La notion d’un idéal prépondérant, qui serait propre à chaque entité actuelle, est platonicienne. »44 Ainsi en introduisant le but propre à chaque entité actuelle, Whitehead découvre une notion d’ordre fondée à la fois sur l’enchaînement des causes efficientes et des causes

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finales. Il faut donc inclure dans l’être donné non seulement la relation à d’autres entités par l’intermédiaire des nexus et des sociétés mais aussi la réussite toujours partielle et incomplète parce que toute visée reste provisoire. Ainsi l’ordre part de la totalité sans jamais devenir un ordre total parce que la totalité s'invente à partir du rapport variable de ses parties. La difficulté vient de ce qu’il faut penser l’ordre dans l’invention ce qui suppose une relation interne entre ordre et transition aussi bien dans l’ordre dominant que vers les ordres nouveaux qui s’établiront. Il ne peut y avoir transition vers un ordre nouveau sans frustration de l’ordre dominant. Dans tout ordre il faut inclure du désordre car l’ordre actuel ne domine que partiellement et par suite tout ordre implique une frustration. Désordre et frustration ne peuvent être séparés de l’ordre et de la complétude : il sont dans un rapport de dualité en ce sens qu’ils sont complémentaires. Cette liaison de l’ordre et de la frustration d’un point de vue global (univers) et local (entité actuelle) permet de parler d’une vie de l’univers : « C’est dans les frustrations de l’ordre établi que se trouve l’essence de la vie. L’univers refuse l’influence abrutissante de la conformité complète. Et pourtant dans ce refus même, il va à un ordre nouveau comme à l’exigence fondamentale pour qu’il y ait une expérience importante. »45 L’idée d’ordre dépend donc de la conception qu’on a de la matière et de l’espace-temps : si les formes qui s’y manifestent sont statiques, il ne peut y avoir d’ordre vivant. L’opposition ordre / désordre se résout par l’idée d’une tension vers l’ordre aussi bien dans les mouvements locaux de l’espace-temps que dans l’évolution cosmique. C’est cette tension que Whitehead appelle le Procès et sa forme évolue entre réussite et frustration. La cosmologie newtonienne est restée aveugle au procès parce qu’elle a réduit l’ordre à celui d’une particule pour une position et un instant donné ce qui a exclu l’action de la finalité comme cause de l’organisation et de l’enchaînement des instants. S’il y a une vie de l’univers indépendante de toute conception hylozoïste de la matière, c’est parce qu’il y a création et s’il y a création c’est aussi parce qu’il y a appétition : « Il y a un rythme du procès par lequel un création produit une pulsation naturelle, chacune formant l’unité naturelle d’un fait historique. »46 La vision cosmologique du procès permet de comprendre aussi bien le procès du tout que celui de ses parties dans chaque fait. La notion de pulsation d’actualité renvoie d’abord à un mouvement toujours renouvelé parce que jamais complètement réalisé et ensuite à la recherche d’un but à partir des données initiales antécédentes : « Les données de n’importe quelle pulsation d’actualité sont le contenu tout entier de l’univers antécédent tel qu’il existe en rapport avec cette

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pulsation. Elles sont cet univers conçu dans sa multiplicité de détails. Ces multiplicités sont les pulsations antécédentes, et aussi la diversité des formes hébergées dans la nature des choses, soit comme formes réalisées, soit comme potentialités de réalisation. Les données consistent donc en ce qui a été, ce qui aurait pu être, et ce qui peut être. Et dans ces expressions, le verbe être signifie un certain rapport de convenance aux actualités historiques. »47 Ainsi l’ordre implique le temps à condition que ce dernier ne signifie pas, comme dans la cosmologie newtonienne, « écoulement uniforme » mais devenir rythmé du tout avec chacune de ses parties. L’unité des faits comme celle des entités contenues dans ces faits est dynamique car elle évolue constamment en fonction de la diversité des buts propre aux entités. Les pulsations d’actualité traduisent à la fois le lien de tout fait aux conditions antécédentes mais aussi à l’idéal visé par chacune des entités comme s’il y avait une alternance et même une oscillation entre efficience et finalité. L’ordre n’est donc pas le produit de l’insertion progressive de formes idéales dans le procès mais provient du contraste entre deux forces duales qui alternent dans la nature : l’une manifeste la dégradation de l’énergie dans l’univers (ordre passé) et l’autre l’émergence de nouveauté à partir de ce qui a péri. La vie résulte du croisement de cycles descendants et ascendants à l’intérieur du procès. A chaque moment qui périt et s’immobilise dans l’ordre du passé succède un moment contenu dans le passé immédiat comme si la causalité efficiente se prolongeait et se réalisait dans une causalité finale. Il semble que dans chaque durée l’ordre sériel d’inclusion des moments se conjugue avec l’ordre linéaire de l’anticipation pour accorder causalité efficiente et finalité.

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Notes 1

CN, p. 52.

2

« Nul embarras touchant l’objet de la connaissance ne peut être dissipé en disant qu’il y a un esprit qui le connaît » CN, p. 53. 3

CN, p. 53.

4

« Platon et Aristote trouvèrent la pensée grecque préoccupée par la recherche de substances simples dans les termes desquels le cours des événements pourraient être exprimées. » CN, p. 43. 5

CN, p. 44.

6

CN, id.

7

CN, p. 44-5.

8

Whitehead montre que l’erreur d’Aristote provient d’un « empirisme pauvre en imagination » : « Plutôt que de s’attarder sur l’erreur d’Aristote, il est préférable de présenter la manière dont il la justifia, si nous considérons les faits évidents de notre expérience. Tous les mouvements de notre expérience quotidienne normale cessent à moins d’être alimentés de l’extérieur. En conséquence, l’empiriste doit concentrer son attention à cette question de l’alimentation du mouvement. Nous nous heurtons ici à l’un des dangers d’un empirisme pauvre en imagination. » SMM, p. 66. 9

SMM, p. 67.

10

« The First Physical Synthesis », p. 13 in Alfred North Whitehead, The Interprétation of Science, Selcted Essays, Edited by by A. H. Johnson, The Bobbs-Merril Company, Inc. 11

CN, p. 75. La critique reposant sur le lien de l’instantanéité et du matérialisme revient souvent chez Whitehead : « Selon la théorie matérialiste, le présent instantané est le champ unique de l’activité créatrice de la nature. Le passé n’est plus et le futur n’est pas encore. Ainsi (selon cette théorie) l’immédiat de la perception est celui d’un présent instantané, et cet unique présent est le produit du passé et la promesse du futur. Mais nous rejetons ce présent instantané immédiatement donné. » CN, p. 87. 12

SMM, p. 115.

13

« Les parties forment un agrégat ordonné, en ce sens que chaque autre partie et, du même point de vue, chaque autre partie est quelque chose en relation avec elle. » SMM, p. 84-5. 14

Mach a aussi contribué à critiquer les fondements de la mécanique newtonienne et à mettre en évidence les limites du matérialisme mécaniste : « Il n’existe pas de

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phénomène purement mécanique. Quand deux masses se communiquent des accélérations réciproques, il semble qu’il y ait tout au moins là un pur phénomène de mouvement. Mais à ce mouvement sont, dans la réalité, toujours liées des variations thermiques, magnétiques et électriques qui, dans la mesure où elles se produisent, modifient le phénomène. Inversement des circonstances thermiques, magnétiques, électriques et chimiques peuvent déterminer un mouvement. » E. Mach, La mécanique, tr. Fr. Emile Bertrand, p. 465, Editions Jacques Gabay, 1987. 15

« Ainsi dans les années soixante-dix du siècle passé, certaines sciences physiques majeures se trouvèrent établies sur une base présupposant la notion de continuité. D’un autre côté, la notion d’atomicité avait été introduite par John Dalton, pour compléter l’œuvre de Lavoisier sur le fondement de la chimie. Telles la deuxième grande notion. La matière ordinaire était conçue comme étant de nature atomique, mais les effets électromagnétiques étaient conçus comme engendrés par un champ continu. » SMM, p. 123. 16

AI, p. 210.

17

PR, p. 137-8 [66].

18

PR, p. 142 [69].

19

Dans Whitehead’s Metaphysics, Ivor Leclerc montre que Whitehead vise à concilier l’individualité des entités actuelles avec l’idée que toute entité est son devenir : « Ainsi chaque actualité devient ; elle est une unité de procès de devenir. Chacune est un procès de devenir distinct des autres. La « continuité » entre avec, est constituée par, la succession des unités distinctes et complètes de devenir. » p. 74. Le problème pour Whitehead est moins de penser la permanence et le devenir que celui de comprendre la continuité et la discontinuité (atomicité) du procès des entités actuelles. Si toute entité actuelle peut être considérée comme un atome, il importe de comprendre comment il peut y avoir procès de cet atome avec les atomes contemporains. L’ « atome » devra être alors pensé comme une société, un organisme qui évolue en fonction des autres organismes. 20

PR, p. 449 [287]. Whitehead évoque The Nature of Space-I et II de Théodore de Laguna, (The Journal of Philosophy, Vol XIX, n° 15 et 16), qui s’écarte de Whitehead sur de nombreux points en partant de la notion de solide au lieu de la notion d’événement et en choisissant une relation différente de la relation d’extension. De Laguna dérive la notion d’ordre de la notion métrique de distance alors que Whitehead part de la relation de colinéarité ou alignement pour définir la droite à partir de points. 21

SMM, p. 101.

22

SMM, p. 124.

23

SMM, p. 125

24

PNK, p. 3.

148

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25

SMM, p. 127.

26

SMM, p. 101.

27

SMM, p. 128.

28

SMM, p. 133.

29

FR, p. 102-3 tr. Fr Mme Evelyn Griffin, Payot, 1969.

30

PR, 155.

31

PR, p. 155 [78-9].

32

RM, 115-6.

33

G. Deleuze a remarqué ce lien entre durée, événement et vibration : « L’événement est une vibration, avec une infinité d’harmoniques ou de sous-multiples, telle une onde sonore, une onde lumineuse, ou même une partie d’espace de plus en plus petite pendant une durée de plus en plus petite. » Le Pli, p. 105. 34

Introduction to Mathematics, ch. XII, p. 164.

35

PNK, p. 199.

36

PNK, p. 198.

37

Modes de pensée [Modes of Thought, 1933]. Traduction par Henri Vaillant. Introduction par Guillaume Durand, Vrin 2004, p. 110 (ci-après MP)

38

PR, p. 168-9 [89].

39

PR, p. 171 [91].

40

PR, p. 182 [99].

41

PR, p. 187 [102].

42

AI, p. 271.

43

PR, p. 190 [104-5].

44

PR, p. 161 [83-4].

45

MP, p. 109.

46

MP, p. 109.

47

MP, p. 110.

Chapitre 6 Le procès de la vie subjective Immanence et transcendance Matière, organisme et société ne correspondent pas à des paliers comme si la vie prenait le relais d’une matière saturée et la société permettait à la vie d’accomplir ses potentialités. L’atome est déjà beaucoup plus qu’un fragment de matière étendu dans l’espace-temps car il est solidaire d’un champ. De même la pierre ne peut se réduire à une collection de molécules en état d’agitation1. Le devenir cosmique ne peut se réduire à la succession temporelle car il implique la croissance que l’on peut expérimenter dans la relation de fusion et d’interpénétration du corps et de l’esprit. Entre cette croissance qui révèle des périodes et des rythmes dans l’avancée créatrice du monde et l’évolution physique des entités (atomes, organismes, sociétés) prend place l’expérience perceptive qui lie le devenir à la vie subjective. La perception ne peut être réduite à l’action du monde sur le sujet ou du sujet sur le monde. Si on peut parler d’une synthèse physico-mentale, c’est parce que la perception sensible lie ce qui est là-bas à un ici et le ici à un maintenant qui est le corps. Pour comprendre la connexion interne du corps et de l’esprit, il importe de comprendre comment le corps, en tant que société incluant d’autres sociétés, sent l’esprit et le monde. L’expérience du sentir doit permettre de retrouver le monde dans le sujet et l’appartenance du sujet à ce monde : « Il n’y a rien dans le monde réel qui soit purement et simplement un fait inerte. Toute réalité se trouve là pour le sentir : elle suscite le sentir et elle est sentie. Il n’y a rien non plus qui appartienne exclusivement au sentir privé d’une actualisation individuelle. Toute genèse est d’ordre privé. Mais ce qui est engendré de la sorte investit publiquement le monde. »2 Si Whitehead parle si souvent de l’expérience du sentir, c’est parce qu’elle met en jeu non seulement le rapport du corps et de l’esprit mais aussi celui de la perception à la mémoire et au futur. Dire que le sentir est un acte ne suffit pas à moins de préciser qu’il s’agit d’une forme du procès dans laquelle quelque chose de nouveau se produit. Il importe donc de reconnaître dans le sentir l’expression d’une entité actuelle dite « sujet » du sentir. Mais en quel sens peut-on parler de subjectivité sans renoncer à l’aspect public du sentir qui fait intervenir le monde comme ensemble des totalités actuelles ?

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Si dans le sentir, on ne peut dissocier les composantes physiques et mentales, c’est parce que le sentir a un double aspect : en tant que physique il met le sujet en rapport avec un ensemble d’occasions actuelles et en tant que mental il met le sujet en rapport avec des idées ou objets éternels. Ainsi dans l’expérience du sentir se forment les constituants d’une vie physicomentale. L’esprit ne relève pas d’une sphère autonome superposée à l’espace-temps mais agit au cœur même de la réalité par un procès d’unification qui permet aux multiplicités de se former et se transformer par conjonction ou disjonction de leurs éléments. Qu’est-ce qui dans l’expérience dispose d’une permanence suffisante pour assurer l’intégration des multiplicités en devenir ? Le sujet de l’expérience doit-il être une substance et quel rapport a-t-il avec la conscience ? Enfin dans quelle mesure la subjectivité se rapporte-t-elle au passé et au futur ?

6.1. L’analyse de l’expérience On ne peut comprendre la connexion interne de la vie physique et de la vie mentale comme s’il s’agissait d’un champ isolé du reste du monde à moins de réduire cette expérience à la conscience que l’on peut en avoir. Sentir ce n’est pas prendre conscience de soi face à un objet qui est pour nous. Si toutes les entités actuelles, celles qui perçoivent mais aussi celles qui sont perçues, sont interconnectées, on ne peut plus comprendre l’expérience sans faire intervenir le monde comme champ incluant à la fois la conscience sensible, les faits et leurs facteurs : « Nous faisons l’expérience de plus de choses que nous ne pouvons en analyser, car c’est de l’univers que nous faisons l’expérience, et ce que nous analysons dans notre conscience n’est qu’une infime partie de ses détails. Les données de n’importe quelle pulsation d’actualité sont le contenu tout entier de l’univers antécédent tel qu’il existe en rapport avec cette pulsation. Elles sont cet univers conçu dans sa multiplicité de détails… » 3 Le lien de l’expérience à l’univers pose le problème de savoir si l’univers inclut l’expérience ou si c’est l’inverse. Pour Whitehead nous sommes dans le monde et le monde est en nous4. Cette relation vient de ce que dans l’esprit comme dans le corps agissent des sociétés. De même que le corps appartient au monde, il nous appartient et nous agissons à partir de lui. Une telle idée de l’expérience qui dépasse le pouvoir d’analyse de la conscience peut rendre difficile l’analyse de la connaissance que nous pouvons en prendre. Après Bergson et W. James, Whitehead remarque à quel point l’expérience immédiate résiste à l’analyse : « Les recoins obscurs de l'expérience présentent d’énormes difficultés pour l'analyse. Le simple fait d'interroger

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la conscience immédiate à un moment immédiat ne nous apporte que fort peu de choses. La faculté analytique s'évanouit sous une lumière aussi crue. Nous avons recours à la mémoire, au témoignage des autres et à leurs souvenirs, au langage sous forme d'analyse de mots et de phrases, c'est-àdire à l'étymologie et à la syntaxe. Nous devrions également prendre en considération les institutions de l'humanité, dans la mesure où elles représentent une incarnation de son expérience stable. »5 La conception whiteheadienne de l’expérience considère l’expérience telle qu’elle se donne et non pas telle qu’elle apparaît à une conscience qui l’a déjà filtrée en fonction de conditions de possibilité. En partant de l’expérience il semble difficile d’échapper à l’intuition censée éclaircir ce qui est obscur mais en quel sens peut-elle devenir aussi une méthode d’analyse ? Pour être équivalente à l’intuition, l’analyse doit porter à la fois sur le tout, sur la fluidité de l’expérience et inclure non seulement ce qui vient de la perception consciente mais de ce qui l’entoure. Par suite l’intuition devient une espèce de perception indirecte permettant de connaître les relations des moments de l’expérience sans sortir de l’expérience : « Mais à côté de ce caractère que possède dans l'immédiat le moment d'expérience, ces moments diffèrent entre eux dans la vie de n'importe lequel d'entre nous. Nous sommes éveillés ou nous sommes somnolents, nous sommes agités ou nous sommes contemplatifs, nous sommes endormis, ou nous rêvons, ou nous sommes dans une attente soutenue, ou nous sommes dépourvus de toute attente concentrée. La variété des phases est infinie. »6 Pour Whitehead, l’expérience, dont se réclament à la fois Hume et Kant, est hautement abstraite parce qu’elle semble n’être que la périphérie d’un centre, le sujet, source de toute conscience et de toute certitude. Le rapport du sujet à l’expérience n’est pas pensable sans une révision complète du rapport de l’expérience à la connaissance. L’analyse de l’expérience ne peut être une propédeutique à la connaissance qu’à condition de ne pas être restreinte à ce qui est rationnel. Forte de sa certitude, la raison subjective finit par confondre le donné avec ce que le sujet reconnaît comme clair est distinct : « Ce point de vue envisage l’expérience consciente comme une connaissance bien définie de choses bien déterminées, ayant entre elles des relations bien nettes. C’est l’idée d’une expérience finie, propre et nette sous un éclairage uniforme. Rien de plus éloigné de la vérité. »7 La conscience, présente dans l’expérience, se donne sous la forme d’une pensée homogène dans laquelle il n’est pas facile de partager ce qui relève du percevant et ce qui relève du perçu. La manière de poser le problème de l’expérience révèle une opposition entre la conception objective des anciens et la conception subjective des

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modernes : « La différence entre anciens et modernes consiste en ce que les anciens demandaient : « De quoi faisons-nous l’expérience ? » alors que les modernes demandaient : « De quoi pouvons-nous faire l’expérience ? » »8 Pour les modernes, l’expérience commence par le rapport au sujet, pure spontanéité et donc condition de toute autre condition comme le montre la révolution copernicienne vue par Kant. Il en résulte que pour les modernes l’analyse de l’expérience requiert l’introspection comme attitude primitive. Pour Whitehead, le sujet ne peut être isolé de sa relation à l’objet et par suite il ne peut être considéré comme sujet transcendantal, condition ultime de toute connaissance : en effet la relation sujet / objet, différente d’une relation de dépendance de l’objet par rapport au sujet, implique un attachement (concern)9 du sujet pour l’objet. Le sujet ne peut prétendre fonder les conditions de possibilité de l’expérience puisqu’il n’est que l’occasion d’une appropriation de l’objet par le sujet : « L’occasion, en tant que sujet, a un « attachement » pour l’objet. Et cet « attachement » fait entrer aussitôt l’objet, à titre de composant, dans l’expérience du sujet, avec une tonalité affective qui, tirée de l’objet, est dirigée vers lui. Avec cette interprétation, la relation sujet/objet est bien la structure fondamentale de l’expérience. » 10 Whitehead ajoute que dans cette relation le sujet appartient à ce qui reçoit et l’objet comme ce qui provoque. Il serait erroné d’identifier cette relation à la distinction kantienne entre spontanéité et réceptivité car dans cette relation ce qui provoque fait naître dans l’expérience du sujet une tonalité affective sous forme d’émotion par exemple. Ainsi le sujet qui fait l’expérience n’est qu’une simple occasion dans un processus naturel où l’on ne sait plus très bien si c’est le sujet qui s’approprie l’objet ou l’inverse. L’objet qui provoque une activité au sein du sujet s’identifie au donné et Whitehead appelle « préhension » l’activité conjuguée du sujet et de l’objet dans le procès de l’expérience. Mais, pour être fidèle à cette analyse de l’expérience, il faut ajouter ce que Whitehead appelle « la forme subjective, qui est la tonalité affective déterminant l’efficacité de cette préhension dans cette occasion d’expérience.» 11 En liant la notion de forme au sujet, Whitehead n’entend nullement revenir à l’idée d’un sujet, forme pure nécessaire à l’acte de juger ou de penser. La « forme subjective » dont il est ici question ne peut être comprise comme ce qui unifie les données multiples de l’expérience mais bien plutôt comme ce qui réalise et individualise un possible (objet éternel) survenu à l’occasion de la préhension. « C’est le potier et non le vase qui répond de la forme du vase » dit-il dans Symbolism 12. En tant qu’occasion d’expérience, le potier met en relation la forme pressentie dans l’expérience avec l’efficience de ses mains et de ses pieds. Loin d’être une condition a priori, le sujet de

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l’expérience se découvre comme le lieu où se produit une suite continue d’événements à propos d’un corps d’où émanent des émotions toujours nouvelles à propos d’entités en interconnexion et d’objets qui attendent l’occasion de se réaliser.

6.2. Conscience et subjectivité Aucune philosophie ne peut introduire le sujet sans passer par l’expérience mais dès qu’on admet cette dernière se pose une foule de questions et d’abord celle de savoir comment analyser l’expérience sans sortir de l’expérience. Qu’il s’agisse de Descartes, Kant ou Husserl on s’aperçoit vite qu’il n’y a d’expérience que pour un sujet dont le rôle consiste à lier et mettre en forme la diversité des perceptions. Un tel sujet, universel parce que libéré de toute attache individuelle, émane plus du pouvoir de réflexion de la raison ou de l’entendement quand il s’applique à l’expérience que des données de l’expérience. Il convient alors de savoir en quel sens le sujet peut surgir d’une analyse de l’expérience et s’identifier au sujet qui pratique l’analyse. Si seule l’expérience peut légitimer l’admission du sujet, il convient de comprendre d’où émerge ce sujet que nous portons en nous. Pour Descartes, le sujet se révèle comme conscience quand il doute, veut, désire ou connaît. Pour d’autres le sujet se découvre dans l’activité réflexive lorsque la représentation subjective devient objet d’une autre représentation. Chaque fois la conscience devient subjective après un retour sur soi dans lequel elle se dédouble en une conscience sujet et une conscience objet. Pour Whitehead le statut de la conscience est très différent : il dit parfois que « en général la conscience est négligeable »13 mais ajoute que « la conscience porte sur la forme subjective d’un sentir »14. On ne peut pas ne pas se poser la question du statut de la conscience dans la théorie whiteheadienne du sujet. Ce qui prime sur tout dans l’expérience, est le sentir qui, loin de dépendre d’un acte de la pensée, apparaît au contraire comme un champ à partir duquel se développent des complexes d’entités dans des croyances, des jugements ou des propositions. Si pour Descartes il ne peut y avoir de jugement, de volonté, de sentiment ou de désir sans une conscience qui a conscience de juger, vouloir, sentir, désirer, pour Whitehead la conscience n’est pas l’élément ultime de l’expérience : « Dans le Discours, Descartes, partant du sujet de l’expérience le mentionne toujours à la première personne, c’est-à-dire qu’il le présente comme étant lui-même. Descartes se pose d’emblée comme étant une personnalité, laquelle, en vertu de la conscience qu’elle a de ses sensations et de ses pensées, est

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donc consciente de sa propre existence en tant qu’entité primaire. » 15 Whitehead remarque que le sujet cartésien, qui se confond avec la conscience qu’il a de lui-même, sera contesté par William James dans « La notion de conscience » et « Does « consciousness » exist »16 : ce dernier nie que la conscience réflexive cartésienne ou même transcendantale puisse avoir le statut d’un être. En matière de connaissance, W. James défend un empirisme radical qui est aussi un pluralisme radical ; il trouve les relations internes non pas dans un pouvoir de liaison propre à l’esprit qui pense mais dans ce qu’il appelle le monde de l’expérience pure.

6.3. Le sujet dans l’expérience Mais d’où vient cet élargissement du champ de l’expérience ? La pensée de Whitehead rompt radicalement avec la tradition idéaliste d’un sujet comme centre, extérieur à la nature, vers lequel reflue la multitude des perceptions. Il faut chercher le sujet sans supposer de champ transcendantal, foyer de rassemblement d’une diversité empirique. La seule voie pour y parvenir consiste à renverser cette image du cercle avec son centre (le sujet), sa circonférence (les intuitions sensibles) et à lui substituer l’image linéaire du passage et du flux qui traverse aussi bien l’horizontalité (les moments de l’expérience) que la verticalité (les strates) de l’expérience. Complètement décentrée, l’expérience met en rapport des sujets, des choses à l’intérieur d’un univers qui, loin d’être un contenant statique, permet de découvrir des relations internes de chevauchement et d’inclusion entre les sujets, les objets et leurs voisins : « De même, quand nous considérons d'autres êtres humains, ou des animaux, une variation analogue se présente à l'esprit entre leurs états moyens et entre les états les plus élevés qu'il est possible à différents individus d'atteindre respectivement. Au fur et à mesure que nous descendons dans l'échelle des êtres, il semble que nous trouvions dans les types inférieurs un assoupissement vague et inconscient se réduisant à un sentiment indifférencié. Pour les types inférieurs, l'expérience perd à la fois son illustration des formes, son illumination par la conscience et la propriété de discerner les fins. Elle semble finalement aboutir à une impulsion grossière et inconsciente provenant d'un sentiment indifférencié, qui est lui-même dérivé du passé immédiat. »17 En dissociant l’expérience de son lien à un sujet ponctuel, centre d’unification, Whitehead s’éloigne d’une conception que l’on pourrait qualifier d’égologique, fondement de toute perspective transcendantale, et adopte une conception topologique18 qui implique le sujet en relation de voisinage avec le corps, les choses et le monde et l’objet comme relation de connexité entre un ensemble ouvert d’entités.

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Dans la conception topologique du sujet, l’acte de sujet ne peut être dissocié du lieu en perpétuel devenir. Le territoire de l’expérience n’est plus limité à ce que la raison circonscrit en fonction des formes, concepts et principes a priori de l’entendement. Puisque l’expérience ne peut se comprendre que par l’expérience, la notion même de limite ne peut plus être assimilée à l’idée rationnelle de frontière car l’expérience se donne comme ensemble ouvert qui ne possède pas de point frontière. L’idée de limite, qui tient une place si importante pour la signification de la philosophie critique, suppose la possibilité de décider où s’arrête ce qui est donné (a priori) et où commence ce qui ne l’est pas (a posteriori) : la construction subjective par synthèse a priori lie l’a priori à l’a posteriori en raison de la relation interne entre sujet empirique et sujet transcendantal. La philosophie idéaliste attribue le pouvoir de décision des limites au jugement qui ne peut unir que parce que la division entre a priori et a posteriori, concepts et intuition, a été conçue en fonction d’un pouvoir de liaison propre à la raison. Là où l’idéalisme parle d’unité subjective, Whitehead, qui pense toujours le sujet dans son attachement à l’objet, parle de connexité. Le grand partage qui institue des limites commence par poser une ligne de démarcation entre le corps et l’âme : « Mais, ni le corps, ni l’âme ne possèdent sur le plan de l’observation précise, la définition que nous leur attribuons d’emblée. Notre connaissance du corps donne à ce dernier la place d’une unité complexe d’épisodes survenant à l’intérieur du champ plus vaste de la nature. Mais la ligne de démarcation entre lui et le reste de la nature est imprécise à l’extrême. Il appartient à l’essence structurale du corps de pouvoir, d’un nombre infini de manières, perdre et gagner sans cesse des molécules. »19 Parler d’une nature englobant ces parties ne permet pas de rendre compte de la dynamique de l’expérience dans laquelle rien n’est figé sans qu’on puisse dire que tout se confond. Le langage de la topologie est sans doute le plus adéquat pour rendre compte de l’interconnexité qui permet la réalisation concrète par conjonction et disjonction, convergence et divergence d’entités dans l’expérience perceptive. Ainsi le cerveau, le corps mais aussi les choses se chevauchent dans l’expérience immédiate du sujet : « La vérité est que le cerveau est en continuité avec le corps, et le corps en continuité avec le reste du monde naturel. L’expérience humaine est un acte d’autocréation incluant la totalité de la nature, limitée à la perspective d’une région focale située à l’intérieur du corps mais n’ayant pas nécessairement de coordination fixe avec une partie déterminée du cerveau. » 20 Ainsi le concept adéquat pour analyser l’expérience n’est pas la diversité ou la multiplicité mais la variation en extension (relation de chevauchement et de

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voisinage) et en intension (procès, passage). Au lieu de réduire la diversité à l’unité comme Platon (ontologie), Whitehead préfère retrouver les relations de voisinages entre moments parce que la topologie implique des relations entre ensembles ouverts, inclus ou orientés vers d’autres ensembles ouverts. Dans cette perspective topologique, le cosmos se pense comme l’ensemble ouvert de tous les ensembles ouverts. A l’idée égologique de l’expérience, fondée sur l’idée abstraite de sujet, semblable à un point (point géométrique et son corrélat physique le point matériel qui devait permettre à Descartes au début de la seconde méditation qu’il pourrait soulever le monde), fait place l’idée topologique fondée sur la relation différentielle entre événements et occasions réelles à l’intérieur d’ensembles ouverts. La cosmologie ne repose plus sur l’égologie mais sur la topologie.

6.4. Sujet, substance et procès La pensée de Descartes, concernant la substance pensante et la substance étendue, provient de préjugés non reconnus mais qui, pour Whitehead, ont continué d’influencer la philosophie. Non seulement Descartes adopte le couple substance / qualité comme fondement de son ontologie mais il reprend la théorie aristotélicienne selon laquelle la substance première est toujours sujet et jamais prédicat. Ainsi Descartes peut-il faire du sujet d’expérience une substance première. Whitehead reconnaît l’importance de la subjectivité dans la synthèse de l’expérience mais il montre que de Descartes à Kant, le « principe de subjectivité » reste solidaire de ce qu’il appelle le « principe de sensation ». Selon le premier principe, l’acte d’expérience implique le rapport d’un particulier, l’Ego de Descartes, à un universel, l’idée qu’il a de la chose. La perception des choses et des autres se fait par une sorte d’inspectio avant d’être une intuitio ; la puissance de juger, qui lie l’universel au particuler ainsi que la conscience qui l’accompagne, sont indispensables pour compléter les lacunes et la passivité de la vision des yeux. Le second principe ou principe de sensation interprète l’acte de perception comme une simple réceptivité au donné, pour mieux exclure les formes subjectives d’appréhension, ce qui donne l’illusion d’une sensation pure. Whitehead rappelle fréquemment que l’analyse de l’expérience à partir des couples « universel / particulier », « substance / qualité » résulte d’un préjugé parce que l’expérience implique un acte commun du sentant et du senti. Si on admet ce principe, il faut conclure que, contrairement à la doctrine d’Aristote, une substance n’est pas présente dans un sujet mais qu’une entité actuelle est présente au sein d’autres entités actuelles. Il

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convient donc pour Whitehead de substituer au principe métaphysique qui oppose d’abord la substance à l’accident, un principe de relativité qui montre comment une entité peut être présente dans une autre entité. Whitehead critique Descartes, Locke et Hume mais leur reconnaît une place dans la philosophie de l’organisme. De Locke, il dit : « La philosophie de l’organisme, dans son recours aux faits, peut donc se prévaloir de la sagacité de Locke, qui est dans la philosophie britannique l’analogue de Platon, quant au cours de sa vie, quant à ses talents et à l’ampleur de son expérience, ainsi qu’au flegme avec lequel il formule des intuitions incompatibles. » 21 Si l’auteur de l’Essai concernant l’entendement humain avait pu s’affranchir du schéma sujet / prédicat, il n’aurait pas tenu comme pertinente l’opposition perception / entendement. Whitehead lui reconnaît le mérite d’avoir procédé à une analyse pertinente du type d’expérience de l’entité actuelle : l’expérience complète d’une telle entité montre qu’il n’y a pas plus dans le première que dans la seconde, ce qui renvoie à la nécessité d’ajouter l’apport de l’entendement pour saisir ce dont manque la saisie perceptive. Aussi chaque entité « possède sa propre mesure d’autoréalisation absolue » dont la « préhension » est un cas particulier. Pour rendre compte du fait que la relation des choses dans l’expérience n’est pas statique mais dynamique, Whitehead parle de transaction : « La préhension d’une entité actuelle par une autre entité est la transaction complète, analysable comme l’objectivation de l’entité antérieure en tant qu’elle constitue l’une des données pour l’entité ultérieure… »22 Si l’expérience implique une synthèse, elle ne peut venir de l’acte d’un sujet qui unifie la multiplicité des impressions: la synthèse est plus qu’une union, elle est une transaction. Hume hérite du préjugé logico-métaphysique fondé sur le dualisme de l’opposition sujet / prédicat qui entraîne le dualisme âme / corps. En soutenant que l’esprit est un sujet et que ses contenus sont des prédicats, il a accentué la conception subjectiviste de l’esprit en divisant l’ensemble des perceptions de l’esprit en impressions et en idées : « Les perceptions sont, pour Hume, ce que l’esprit connaît de lui-même ; et, tacitement, les faits susceptibles d’être connus sont traités comme des qualités du sujet — le sujet étant l’esprit. »23 Les impressions de sensations sont les prédicats de l’âme, autrement dit, l’esprit n’est qu’une substance recevant passivement les impressions qui deviendront « phénomènes » chez Kant. Dès lors la division entre monde apparent et monde réel et son corollaire, la réduction de l’espace et le temps à une simple apparence, deviennent inévitables. Une telle doctrine implique que seul le sujet, semblable à la substance, peut intégrer ses accidents. Et, comme le sujet n’est substance que s’il est présent à lui-même, la subjectivité finit par se confondre avec le fait d’être

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soi-même dans l’instant présent. Whitehead évoque la formule de Santayana sur le « solipsisme du moment présent » qui fait des impressions de la mémoire un attribut de la subjectivité : « La mémoire elle-même disparaît, puisque le souvenir d’une impression n’est pas une impression que donne notre souvenir. Ce n’est qu’une autre impression immédiate et exclusive. »24 Comme Hume, Kant a reconnu l’importance du principe de subjectivité. A la question humienne de la causalité, Kant répond par l’idéalisme transcendantal. Pour comprendre le rapport de l’universel au particulier, il donne au sujet et à la conscience présente dans tout jugement une fonction de synthèse a priori qui s’effectue à partir de la représentation alors que Hume ne voyait de synthèses (associations) qu’au niveau naturel des habitudes.

6.5. La subjectivité et la puissance de juger Whitehead évoque souvent Descartes tantôt pour souligner la différence qui l’en sépare concernant la nature de la matière et de l’esprit, tantôt pour en faire une sorte de précurseur de la philosophie de l’organisme. Dans La science et le monde moderne, il rappelle que la philosophie moderne et la théologie sont imprégnées de subjectivisme. Alors que l’Eglise chrétienne enseignait ce qu’il fallait penser de la nature de Dieu, des mystères (Trinité, Incarnation et Rédemption), la Réforme se tourne vers l’existence individuelle pour élucider le rapport de la justification et de la foi, rendant ainsi un sens à l’expérience individuelle des croyants : « A la Réforme, l’Eglise fut déchirée par des dissensions relatives aux expériences individuelles des croyants eu égard à la justification. Le sujet d’expérience individuel a été substitué au drame total de toute réalité. Luther demandait : « Comment suis-je justifié ? » ; les philosophes modernes demandent : « Comment ai-je accès à la connaissance ? » L’accent est mis sur le sujet d’expérience. » 25 Mais avant de mettre en valeur le « sujet d’expérience », le retour à l’individuel ne fait que préparer l’avènement et la suprématie de la conscience dans la vie de l’esprit. Whitehead pense que Descartes a joué un rôle de premier plan dans la nouvelle orientation prise par la philosophie moderne. L’auteur du Discours de la méthode identifie le sujet de l’expérience et le sujet qui parle de sa vie intellectuelle à la première personne. La subjectivité émerge du « je », lieu de concentration de la vie passée et de la vie présente. Mais Whitehead interprète le cogito cartésien non pas comme un acte lié à la conscience pure mais comme un acte d’expérience : « Car à chaque fois qu’il prononce « je suis, j’existe », l’occasion actuelle, qui est l’ego, est différente ; et le « il » qui est commun à deux ego est un objet éternel ou,

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sinon le nexus d’occasions successives. » 26 Ainsi Whitehead conçoit le sujet qui dit « je » non pas comme le sujet d’une substance pensante mais comme un indice qui change avec le temps. La possibilité d’un « je » qui transcende ce qui change dans l’expérience dépend d’un objet éternel, non pas le sujet universel, mais le « il », sujet anonyme et aussi impersonnel que le vert perçu lorsque je vois l’arbre avec ses feuilles. L’identification du sujet au « je » qui parle de sa recherche spirituelle révèle que le « je » n’est plus la simple individualité ou personnalité de Descartes mais le foyer le plus intime où se réalise l’union de la pensée et de l’être et, par suite de cette transcendance, le « je » qui parle s’unit à la conscience de soi que tout être humain peut retrouver en soi. L’âme que découvre Descartes n’est plus celle qui est prise dans le drame de l’univers mais celle qui, soucieuse de son immortalité et de sa justification, se trouve prise dans le drame intérieur de sa responsabilité face à la faute et à l’erreur. La découverte de l’identité du « je », de l’universalité de la conscience, s’achève dans la toute puissance reconnue à la volonté et à la liberté qui demeurent au cœur même de toutes les activités de l’âme. De ce repli dans l’intériorité résulte l’opposition de l’âme et du corps, de l’esprit et de la matière mais aussi le divorce de la métaphysique et de la science. Si des philosophes comme Spinoza et Leibniz n’ont pas suivi Descartes dans la voie subjectiviste, d’autres, tels Hume, Locke et Kant, restent imprégnés de la croyance que la réalité de l’esprit vient de ce qu’il est conscience de soi au moment de penser. La puissance de juger propre à l’esprit implique que l’ego qui pense est le sujet; la conscience qui accompagne la pensée est un prédicat lié intérieurement au sujet de sorte qu’on peut dire que penser c’est juger. Whitehead conteste que la perception et les impressions sensibles dépendent de la seule puissance de juger. Il s’agit d’un préjugé reposant sur le dualisme de l’universel (le sujet qui pense) et du particulier (les impressions sensibles comme attributs de l’âme). Ainsi l’universalité du sujet qui dit « je », comme signe de l’universalité de la conscience, repose sur le préjugé logico-métaphysique selon lequel tout jugement suppose un sujet et un prédicat. Le subjectivisme, entendu comme théorie de l’esprit identifié à la conscience subjective, implique le caractère substantiel du sujet et de la conscience27. Même si on rejette la substantialité du « je pense » pour n’en retenir que la forme préfixée à tout jugement (Kant), la conscience de soi, qui accompagne le jugement, est indispensable pour comprendre comment la certitude accompagne la connaissance et comment il peut y avoir vérité. La conscience pensante reste la forme universelle inhérente à toute connaissance.

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Qu’il soit conçu comme substance ou comme forme, le sujet reste extérieur à l’expérience et la conscience, dissociée du sentir, n’est qu’une lumière qui éclaire à partir du jugement. La conscience, qui a rompu avec les sens, a beau être universelle et s’identifier au sujet qui pense aussi bien à Dieu qu’à lui-même, elle n’a plus de mémoire : elle ne peut exister que dans la conscience de soi et s’aliène quand elle se laisse envahir par les souvenirs de l’enfance ou les images des rêves.

6.6. Subjectivité et connaissance Si la connaissance se définit par la relation d’un sujet et d’un objet, cela implique qu’elle est objet pour un sujet qui n’est plus en prise sur l’expérience. D’un tel sujet on peut dire qu’il est métaphysique ou transcendantal ; ces deux perspectives convergent dans l’idée que l’expérience requiert des conditions a priori ou des universaux s’ajoutant au donné grâce au jugement, et la vérité de ce dernier repose sur le « je pense » indispensable pour unifier le contenu. Mais si le sujet est immanence à l’expérience perceptive, il devient possible de penser une chose quelconque, la nature, le monde, sans penser qu’on le pense : « Ce que je veux dire, c’est que nous pouvons penser sur la nature sans penser sur la pensée. »28 Du point de vue transcendantal, la relation du connaissant au connu ne peut être objectivée qu’à partir d’une synthèse a priori partant d’un sujet qui applique et impose ses conditions à l’expérience. Whitehead qualifie de métaphysique l’attitude qui admet que l’expérience ne peut être comprise qu’à partir de conditions transcendantales extérieures à ce qui est donné dans la perception sensible : « Nous supposons admise la capacité de percevoir. Nous considérons bien les conditions nécessaires à cette capacité, mais seulement dans la mesure où ces conditions appartiennent au champ des dévoilements de la perception. Nous abandonnons à la métaphysique la synthèse du connaissant et du connu. »29 L’adoption d’une perspective transcendantale suppose une expérience amoindrie, mutilée qui appelle l’esprit subjectif pour la compléter. Dans la perception de l’herbe verte, la couleur « vert » est ajoutée à la perception sous forme d’« additions psychiques » : on retrouve alors une expérience dans laquelle ce qui est a priori vient de l’esprit et ce qui est a posteriori vient des sens. La pensée critique remet en cause la métaphysique en supposant une instance de pensée semblable au jugement d’un tribunal qui décide souverainement de ce qui est en soi et de ce qui est pour nous. La philosophie naturelle, qui ne vise qu’à découvrir les relations naturelles entre les choses données dans la perception, se distingue de la pensée

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métaphysique et transcendantale: « La philosophie naturelle ne devrait jamais demander ce qui est dans l’esprit et ce qui est dans la nature. Le faire c’est avouer qu’on a échoué à exprimer les relations entre les choses perceptivement connues, c’est-à-dire à exprimer les relations naturelles dont l’expression est la philosophie naturelle. »30 Pour Whitehead la pensée issue de l’expérience ne donne pas le sujet comme fondement a priori du rapport à l’objet car les facteurs et entités perçues se donnent à la fois en relation les uns aux autres et en relation au sujet. Ainsi l’expérience qui fonde la connaissance n’est pas réduite à ce que le sujet peut apercevoir de lui-même mais à ce qu’il éprouve dans l’expérience du sentir : « Toutes les expériences que l’on peut avoir, ivre ou sobre, dans le sommeil ou la veille, somnolent ou bien éveillé, l’expérience où l’on a conscience de soi et celle où l’on s’oublie, l’expérience intellectuelle et l’expérience physique, l’expérience religieuse et celle du sceptique, l’expérience de l’angoisse et celle de l’insouciance, l’expérience qui anticipe et l’expérience rétrospective, l’expérience heureuse et l’expérience douloureuse, celle qui domine l’émotion et celle qui se contient, l’expérience à la lumière et l’expérience anormale, aucune ne doit être omise. »31 Ainsi ce qui est donné et évident dans l’expérience ne s’identifie plus à ce qui est clair et distinct pour un sujet qui se pense comme centre de rassemblement.

6.7. Le principe de subjectivité 6.7.1. Subjectivisme et solipsisme Bien que la relation sujet / objet provienne de l’expérience, elle n’est pas sans équivoque car la notion de sujet renvoie à l’ambiguïté de sa constitution aristotélicienne. Whitehead affirme même que « l’expression technique « sujet-objet » est un mauvais terme pour la situation révélée dans l’expérience. Elle est vraiment une réminiscence du « prédicat subjectif » aristotélicien. Elle présuppose déjà la doctrine métaphysique de divers sujets qualifiés par leurs prédicats privés. C’est la doctrine de sujets avec des mondes d’expérience privés. Si ceci est posé, il n’y a pas d’échappatoire au solipsisme. »32 La conception logique de la prédication chez Aristote a contribué à orienter non seulement toute la métaphysique mais aussi le matérialisme de la science moderne. Le schème substance / qualité fonde non seulement la possibilité du jugement mais aussi de la perception33 car pour l’expérience il n’y a fait que si toute qualité peut être attribuée à un sujet qui est une substance première.

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Depuis Descartes, les philosophes s’accordent pour admettre que s’agissant de l’âme, la substance première est le sujet d’expérience, à savoir le sujet qui dit « je » et quand il s’agit des corps, la substance première est l’étendue. Tel est le principe de subjectivité dont parle Whitehead dans Procès et réalité34. Ce principe est très souvent associé à ce qu’il appelle le principe de sensation ou théorie de la sensation pure qui affirme la pure réceptivité de l’expérience du donné35. Whitehead propose un principe de subjectivité remanié qui « consiste en ce que l’univers dans son ensemble est fait d’éléments découverts par l’analyse des expériences des sujets. »36 Si on adopte la conception aristotélicienne du sujet, les objets deviennent de simples prédicats d’une substance première, le sujet, sans qu’on puisse comprendre les relations entre les différents objets et leur relation avec le sujet. Or la notion whiteheadienne de sujet appelle des données qui se découvrent dans l’expérience conçue comme un ensemble ouvert sans points frontières. Parmi elles, des objets éternels37 entrent en relation avec le sujet, le modifient et lui permettent ainsi d’interpréter ce qui se donne dans le flux événements : « La relation sujet / objet trouve son origine dans le double rôle de ces objets éternels. Ce sont des modifications du sujet, mais seulement dans leur caractère de véhicule d’aspects d’autres sujets dans la communauté d’univers. Ainsi nul sujet individuel ne peut avoir de réalité indépendante, étant donné qu’il s’agit d’une préhension d’aspects limités de sujets autres que lui. » 38 Le principe de subjectivité et de sensation présupposent finalement un sujet atomique, séparé de ce qui se donne à lui dans la préhension, mais indispensable pour mettre en relation des éléments multiples. Les choses ne peuvent entrer en relation sans l’intervention d’un sujet qui n’a pu se constituer comme « je pense » qu’en rompant sa relation immédiate aux choses. En élevant le sujet au rang d’une substance première, la philosophie s’installe dans l’idéalisme qui conduit au solipsisme : un tel sujet qui existe d’abord ici et maintenant finit par se confondre avec la conscience qu’il a de lui-même. Ce qu’on appelle la relation sujet / objet se transforme en relation asymétrique dans laquelle l’objet dépend d’abord du sujet (révolution copernicienne). D’une telle relation on croit pouvoir abstraire un sujet sans tenir compte de ses relations aux autres éléments de l’expérience : croyant exister séparément des autres entités, il fait comme s’il n’avait de relation qu’avec lui-même en réduisant l’expérience d’où il surgit : ainsi, négligeant toute la potentialité du passé et du futur, il peut alors penser qu’il n’a besoin que de lui-même pour exister. Mais pour Whitehead ce n’est pas ainsi que le sujet se donne dans l’expérience : « La situation primaire révélée dans l’expérience cognitive est « l’ego-objet parmi les objets ». J’entends par là que le fait primaire est

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un monde impartial transcendant le « ici et maintenant » marquant l’egoobjet, et transcendant le « maintenant » qui est le monde spatial de la réalisation simultanée. C’est un monde incluant aussi la réalité du passé, et la potentialité limitée du futur, avec le monde complet de la potentialité abstraite, le domaine des objets éternels qui transcende le cours véritable de la réalisation, lui servant d’exemple et de comparaison. L’ego-objet, en tant que conscience ici et maintenant, est conscience de son essence empirique constituée par sa relation interne avec le monde des réalités et celui des idées. »39 Si l’on s’en tient aux données de l’expérience, la conception solipsiste du sujet réduit au hic et nunc de l’ego 40 contredit le fait de la relation interne du sujet au monde réel et aux objets éternels. Mais il serait erroné de croire que cette relation interne ait quelque parenté avec la relation intentionnelle de la conscience aux choses dont parle Husserl : il s’agit d’une relation de préhension entre le sujet et l’objet alors que la relation intentionnelle admet la modification de l’objet qui se donne dans une telle expérience mais non celle de la conscience qui reste invariante et n’est pas modifiée par l’objet.

6.7.2. La réforme du principe de subjectivité et son impact sur la conception de la conscience Whitehead dit parfois qu’une philosophie soucieuse de préserver le rapport du concret à l’abstrait ne peut faire l’économie de la subjectivité. Mais le couple universel / particulier ne vaut guère mieux pour décrire l’expérience. Si l’universel sert à qualifier des particuliers, les particuliers ne peuvent servir à décrire d’autres particuliers. Telles les substances premières, les particuliers n’entrent pas dans la composition d’autres particuliers : « Impossible de décrire, même de façon inadéquate, une entité actuelle à l’aide d’universaux ; et cela, parce que d’autres entités actuelles entrent effectivement dans la description de n’importe quelle entité actuelle. Dès lors, chaque prétendu « universel » est particulier en ce qu’il est seulement ce qu’il est, c’est-à-dire distinct de tout ce qui est autre que lui ; et chaque prétendu « particulier » est universel en ce qu’il entre dans la constitution d’autres entités actuelles. » 41 De cette critique résulte la nécessité de réformer le principe de subjectivité qui fige la description de l’expérience et interdit au sujet percevant d’être en harmonie avec le reste de l’univers. Si on adopte le principe selon lequel il appartient à la nature d’un être d’être un potentiel pour chaque devenir, on rejette la doctrine de la substance première qui fait d’un entité un être en soi et pour soi et en même temps on admet qu’une entité actuelle peut être présente au sein des autres entités actuelles.

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Un tel principe, dit principe de relativité, joint au principe ontologique qui dit que tout se situe positivement en acte quelque part et en puissance partout, permet de réinterpréter le principe de subjectivité. Au cœur du sujet, délivré de la tutelle de la substance, se découvre non pas l’identité de l’être et de la pensée mais l’identité de l’être et du devenir qui émerge du plus profond de l’expérience : « La façon dont une entité actuelle est qualifiée par d’autres entités est l’« expérience » du monde actuel, telle que l’entité actuelle l’éprouve en tant que sujet. Le principe de subjectivité consiste en ce que l’univers dans son ensemble est fait d’éléments découverts par l’analyse des expériences des sujets. Le procès est le devenir de l’expérience. Il s’ensuit que la philosophie de l’organisme admet totalement le parti pris subjectiviste de la philosophie moderne. » 42 Whitehead propose un remaniement du principe de subjectivité pour le rendre plus conforme à la description du donné de l’expérience : « On doit, en définitive, répéter le principe remanié de subjectivité : mis à part l’expérience des sujets, il n’y a rien, rien, rien que le rien. »43 Qu’elle soit inspectio ou intuitio, la perception implique la faculté de juger ; aussi le fondement de toute synthèse, celle de l’intuition pure comme celle de l’entendement qui juge, est le « je pense » qui accompagne non seulement le jugement mais toutes les représentations. Au lieu de faire de la conscience un centre de l’expérience, Whitehead n’y voit qu’un élément particulier au sein de l’expérience : « Le principe que j’adopte est que la conscience présuppose l’expérience, et non pas l’expérience la conscience. Il s’agit d’un élément spécial dans les formes subjectives de certains sentirs. Ainsi une entité actuelle peut être consciente ou non d’une part quelconque de son expérience. »44 Whitehead loue Berkeley d’avoir rappelé que nos sensations ne sont pas des doubles intérieurs des choses mais qu’elles sont les choses ellesmêmes. Il s’agit de montrer que la réalité de la chose est dans son image : « Je conclus donc que, — bien qu’il y ait un dualisme pratique — puisque les images se distinguent des objets, en tiennent lieu, et nous y mènent, il n’y a pas lieu de leur attribuer une différence de nature essentielle. Pensée et actualité sont faites d’une seule et même étoffe, qui est l’étoffe de l’expérience en général. »45 Whitehead partage aussi cette conception de l’expérience qui ne permet plus d’opposer le sujet connaissant et l’objet connu, l’intériorité de la conscience à l’extériorité de l’objet. Mais il convient d’évaluer la fonction de la conscience dans l’expérience.

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6.8. La conscience comme puissance de contraste L’unité de ce que l’on appelle le moi provient bien d’une synthèse qui est moins celle de la conscience que celle d’un devenir ou d’une activité causale qui vient de l’expérience. La perception dépend d’une activité qui sourd dans l’expérience des choses. Si on part de l’énoncé « Cette pierre est grise », l’analyse de cet énoncé dans le cadre du principe de subjectivité montre que la perception consiste à saisir une qualité universelle au moment où elle est en train de déterminer une substance particulière : « Or, à scruter « ma perception de cette pierre comme grise » pour en dégager un universel, on trouve un seul candidat valable : la griséité… Du fait originel, « ma perception de cette pierre comme grise », Hume déduit la « conscience de sensation du gris » et l’avance comme donnée ultime de cet élément de l’expérience. »46 Hume se borne à déduire la conscience de la perception de la pierre grise alors qu’en fait la conscience apparaît négligeable47. Dire qu’elle est négligeable, ce n’est pas la nier mais c’est la réduire au rôle d’un résultat : « La conscience est une lumière vacillante et, même quand elle atteint sa pleine intensité, il y a une petite région focale d’illumination claire et une vaste région de pénombre qui révèle une expérience intense appréhendée confusément. La simplicité de la conscience claire ne donne pas la mesure de la complexité de l’expérience complète. Ce caractère de notre expérience suggère aussi que la conscience est le couronnement, rarement atteint, de l’expérience mais qu’elle n’en n’est pas la base nécessaire. » 48 Ailleurs Whitehead dit que la conscience n’apparaît qu’après que se soient formées des synthèses ou intégrations. Aussi la conscience ne peut intervenir dans la composante physique de l’expérience : « Ce qui règne, ce sont des desseins physiques aveugles. Il est maintenant évident que ce sont des préhensions aveugles, physiques et mentales, qui constituent les matériaux ultimes de l’univers physique. Elles sont liées dans chaque actualisation par l’unité subjective de but qui gouverne leur genèse commune et leur concrescence finale. »49 La perception consciente se caractérise par la négation. En percevant cette pierre comme grise, le gris, objet éternel, fait une incursion dans mon expérience et m’oblige à décider entre gris et non gris. Les objets éternels constituent des potentialités pour les entités actuelles. La potentialité fait donc partie du donné et l’être donné en tant que potentiel implique d’être limité, éventuellement nié, pour être senti dans l’expérience : « Le sens de l’« être-donné » est que ce qui est donné aurait bien pu ne pas l’être ; et que ce qui n’est pas « donné » aurait fort bien pu l’être » 50 Dans l’énoncé affirmant le caractère gris de la pierre, le gris se détache comme quelque

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chose de nouveau dans l’expérience qui s’accentue quand il est conforme au donné. La conscience relève du sujet quand celui-ci perçoit un « contraste entre les objets éternels désignés par les termes « n’importe lequel » et « celui-ci précisément ». La perception consciente est donc la forme la plus primitive du jugement. »51 Il reste à comprendre pourquoi certains objets éternels sont préhendés positivement et d’autres négativement ou encore pourquoi certains sont sentis et d’autres pas. Si la conscience a une fonction synthétique, celle-ci inclut la croissance : la genèse de la conscience ne peut se réduire à la forme de la succession temporelle. Son devenir ne peut être dissocié du devenir du sujet et du devenir du monde parce que le sujet inclut potentiellement la croissance cosmique à l’œuvre dans les entités. Du fait de sa croissance, la conscience implique un rapport de l’actualité (exclusion) à la potentialité (inclusion) et par suite elle ne peut être réduite au seul pouvoir de nier. Dans la relation de l’avant à l’après, il s’agit d’une éclosion ou mieux d’une émergence : « La conscience est le sentir de la négation : dans la perception de « la pierre comme grise », ce sentir n’est qu’à peine embryonnaire ; dans la perception de « la pierre comme non grise », le sentir est à pleine maturité. Ainsi la perception négative est le triomphe de la conscience, et atteint son point culminant dans la libre imagination, là où les nouveautés conceptuelles quadrillent un univers où elles ne sont pas données en présence. » 52 La conscience n’éclaire ou n’illumine que les phases supérieures de la genèse de l’expérience et laisse dans l’ombre ce qui est plus ancien et n’est accessible que par la mémoire. Si la conscience est lumière, illumination, il faut ajouter qu’elle n’illumine que ce qui est récent et proche du présent mais elle ne peut atteindre ce qui est ancien ou à venir.

6.9. La mémoire et l’héritage corporel L’expérience du sujet percevant est bien expérience d’un sentir mais chez les êtres supérieurs le sentir est à la fois physique et mental. La perception de la pierre grise est plus qu’une simple vision : « La « pierre » comporte un renvoi à son passé, où elle peut avoir été utilisée comme projectile, si elle était suffisamment petite, ou comme siège si elle était suffisamment grande. Il est certain qu’une pierre a une histoire, et probablement un avenir. »53 Ainsi le sentir physique, quand il n’est pas réduit à la vision des qualités des choses, révèle que la nature physique et physiologique ne se réduit pas à la pure réceptivité mais qu’elle est aussi transmission. Ceci donne à la perception son caractère vectoriel : « La pure réceptivité et la pure transmission laissent place au déclenchement de la vie par lequel l’énergie se libère en des formes nouvelles. C’est pourquoi le donné

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transmis acquiert des sensibles dont l’adéquation est amplifiée ou dont le caractère est modifié par le passage du monde extérieur de degré inférieur à l’intimité du corps humain. Le donné transmis par la pierre devient la sensation tactile dans la main mais il conserve le caractère vectoriel de son origine dans la pierre. L’impression tactile dans la main est transmise au cerveau du sujet percevant avec son origine vectorielle provenant de la pierre. C’est pourquoi la perception finale est la perception de la pierre à travers le toucher de la main. Mais bien qu’elle soit obscurément ressentie, elle est présente.»54 Du fait de cette réceptivité et de cette transmission rendue possible par la causalité efficiente qui agit aussi bien dans la nature que dans le corps, on peut dire que la perception directe est héritage55. Si la perception n’est pas simplement présentation mais prolongement du passé, c’est parce que les choses nous sont données avec leur histoire. Whitehead parle même d’une mémoire physique. La causalité et la subsistance dans le temps concernent la nature physique comme la nature physiologique : « Ainsi, la fatigue exprime l’accumulation ; c’est la mémoire physique. Qui plus est, la causalité et la mémoire physique ont même racine : toutes deux sont des perceptions physiques. »56. Mais les sentirs conceptuels fondés sur l’ingression des objets éternels dans l’expérience subjective n’impliquent pas nécessairement la conscience car les préhensions positives ou négatives ne peuvent être dissociées du rapport au passé, au corps et par suite aux tonalités affectives. L’objet correspondant au sentir conceptuel est à la fois immanent et transcendant : « Un sentir conceptuel consiste à sentir un objet éternel ayant le caractère métaphysique primaire d’être un « objet », c’est-à-dire sentir sa capacité à être un déterminant réalisé du procès. Immanence et transcendance caractérisent un objet ; en tant que déterminant réalisé, il est immanent ; en tant que capacité de détermination il est transcendant ; dans les deux cas il se rapporte à quelque chose d’autre que lui. »57 Si dans le sentir physique la conscience n’a qu’un rôle secondaire, elle intervient dans le sentir conceptuel sous forme d’une décision mais aussi d’une synthèse. En tant que synthèse, les sentirs conceptuels n’impliquent la conscience que s'il y a décision : « La conscience est ce qui résulte d’un procès de synthèse d’opérations physiques et mentales. »58. Dans notre expérience de la nature, les sentirs physiques excluent tout élément conceptuel mais la conscience n’est pas possible sans la synthèse inconsciente des sentirs physiques et conceptuels. Si le sentir conceptuel n’implique pas la conscience, c’est parce que cette dernière ne joue aucun rôle constitutif dans la perception des objets mais en revanche, comme le corps, elle a un rapport au passé, distinct du rapport de conformité découvert à propos de l’expérience du temps : « Qui dit conscience dit

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élément de remémoration. La conscience rappelle des phases antérieures en les faisant sortir des recoins obscurs de l’inconscient. Cette vérité a été professée, il y a longtemps dans la doctrine platonicienne de la réminiscence. Il est hors de doute que Platon pensait sans ambages à des coups d’œil furtifs sur des vérités éternelles subsistant dans l’âme et provenant d’un ciel intemporel de formes pures. Quoiqu’il en soit, cela signifie que la conscience éclaire l’expérience qui la précède et qui, si on la considère comme un pur donné, peut exister sans elle. »59 L’erreur de Hume a été de croire que nous ne pouvons concevoir que ce qui a auparavant été appréhendé à partir d’impressions de sensations. Si Whitehead tend à dissocier sentir conceptuel et conscience, c’est parce qu’il ne croit pas que la saisie d’un objet, qui implique l’ingression d’un objet éternel, requiert la conscience qui le sous-tend mais il proclame « la profonde alliance de la conscience et de la mémoire. »60

6.10. Conscience, temps et procès Lorsqu’on part de l’expérience du sentir61, la forme subjective intervient au moment où un objet éternel (un possible, une idée au sens platonicien, un universel) fait ingression dans notre expérience et se conforme aux autres éléments qui la composent. La conscience provient d’une forme qui relie le domaine des objets éternels à la mémoire du sujet. L’expérience du sentir se détermine par le contraste introduit entre la virtualité de la mémoire du sujet et la potentialité des objets éternels qui s’accordent dans l’expérience primitive du sentir. Il faudrait dire que la conscience participe à un procès dans lequel des objets éternels (ou possibles) tendent à se réaliser dans un sujet et intervient non par son pouvoir de présence mais par sa fonction de conservation et d’anticipation. Ainsi la continuité de l’expérience ne provient pas, comme chez Descartes, d’un Dieu qui soude les actes et les instants ou comme chez Kant d’une intuition pure de la succession comme forme qui ordonne la diversité empirique. Le corps et le temps ne sont pas des objets ou mêmes des sujets de l’expérience mais ils permettent de comprendre comment la vie du corps actualise ce qui se donne à nous dans l’expérience. On ne peut plus dire comme Descartes qu’il y a le corps, le milieu qui agit sur lui et la conscience qui, à distance, objective et neutralise tous ces facteurs. Descartes, Hume, Locke et Kant ne semblent pas avoir compris la véritable nature du temps. Réduit à la répétition de sensations, le sujet ne peut créer que par la puissance de vouloir quand faiblit la puissance d’entendre. La conscience apparaît alors comme un rapport entre la volonté et l’entendement qui isole le sujet dans une forme de solipsisme qui le rend

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étranger à lui-même, à savoir à son passé et à son corps. L’imagination et la mémoire deviennent alors des puissances trompeuses car elles sont conçues à partir du mode de perception par présentation immédiate. La conscience provient donc d’un processus de purification qui réduit le temps à l’instant présent et sa connaissance à la certitude d’être dans le présent. Le cogito permet à la conscience de se représenter sans faire intervenir la causalité. C’est l’âme qui voit et non les yeux. La conscience s’en tient à ce qui est présenté de manière immédiate comme si elle n’avait pas de mémoire.

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Notes 1

« Mais le concept de matière s’est révélé aussi faux pour l’atome qu’il l’était pour la pierre. L’atome n’est explicable que comme sociétés d’activités rythmées selon des périodes définies. Le concept a de nouveau déplacé son champ d’application : les protons et les électrons ont été conçus comme des charges électriques de type matériel dont les activités étaient susceptibles d’être conçues comme des aventures locomotrices. Nous approchons maintenant des limites de toute certitude raisonnable, dans notre connaissance scientifique ; mais, une fois de plus, il appert que le concept peut être erroné. Les mystérieux quanta d’énergie ont fait leur apparition, issus, semble-t-il des replis des protons ou des électrons. Pire encore pour le concept : ces quanta semblent se dissoudre dans les vibrations de la lumière. De même, la matière des étoiles semble ainsi se dissiper dans la production des vibrations. » PR, p. 155 [78].

2

PR, p. 481 [310].

3

MP, p. 110.

4

MP, p. 183.

5

FR, p. 159.

6

FR, p. 161.

7

FR, p. 160.

8

AI, p. 282.

9

AI, p. 230.

10

AI, id.

11

AI, p. 231.

12

Symbolism, p. 8-9.

13

PR, p. 478 [308].

14

PR, p. 385 [245].

15

SMM, p. 167

16

William james, Essays in Radical Empiricism, Longmans, Green, and Co, 1912, p. 138, p. 206-233. La parenté de pensée avec James mais aussi avec Dewey et Bergson est déclarée dans la Préface de PR, p. 39. C’est une certaine conception du naturalisme qui les rapproche.

17

FR, id.

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18

L’importance reconnue au continuum extensif, à l’ordre et à la connexion extensive par Whitehead montre l’importance des concepts topologiques pour comprendre l’expérience.

19

MP, p. 179. Un peu plus loin il ajoute : « Il donc unité du corps et de l’environnement tout comme il y a une unité de corps et d’âme en une personne unique. » 20

AI, p. 293-4.

21

PR, p. 129 [60].

22

PR, p. 116 [52].

23

PR, p. 238 [138].

24

S, p. 50. [33].

25

SMM, p. 166.

26

PR, p. 150 [75].

27

« La simple notion d’une substance qui dure et qui supporte des qualités persistantes, essentiellement ou accidentellement, exprime une abstraction utiles à de nombreux buts dans la vie. Mais chaque fois que nous essayons de l’utiliser comme énoncé fondamental sur la nature des choses, elle se révèle indiscutablement erronée. Elle tire son origine d’une erreur et elle n’a jamais réussi dans aucune de ses applications. Mais elle a obtenu un succès ; elle est incrustée dans le langage, dans la logique aristotélicienne et dans la métaphysique. » PR, p. 155 [79]. 28

CN, p. 32.

29

CN, p. 52.

30

CN, p. 54.

31

AI, p. 294.

32

SMM, p. 179,

33

« A nouveau, la philosophie partit d’un juste principe : toute connaissance se fonde sur une perception. On analysa alors la perception, on trouva qu’elle était conscience d’une qualité universelle, modifiant une substance particulière. Percevoir, c’est donc saisir une qualité universelle au moment même où elle est en train de déterminer une substance particulière. » PR, p. 268 [158]. 34

PR, p. 267[157-8].

35

« Le principe de sensation consiste en ceci : l’acte premier dans l’expérience est le simple accueil subjectif du donné, en dehors de toute forme subjective de réception. C’est la théorie de la pure sensation. » PR, p. 267 [157]. 36

PR, p. 279-80 [166].

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La philosophie spéculative de Whitehead

37

L’objet éternel correspond à la notion logique (Frege, Russell) de prédicat conçu comme relation à n-places, pouvant donc lier n-entités (relata). Quand par exemple le prédicat « être rouge » s’applique à un objet, on a affaire à un attribut ou propriété. Quand il faut plusieurs entités pour satisfaire le prédicat, « …être situé entre… et … », on parle de relation ; dans cet exemple la relation « …être situé entre… et …) a trois places correspondant aux entités susceptibles de satisfaire la relation. 38

SMM, p. 179.

39

SMM, id.

40

« Je ne comprends pas comment il serait possible d’envisager un monde de pensée commun en l’absence d’un monde sensoriel commun. Je ne discuterai pas ce point en détail, mais en l’absence d’une transcendance de la pensée, ou d’une transcendance du monde des sens, il est difficile d’imaginer de quelle manière le subjectiviste échappera à la solitude. » SMM, p. 113. 41

PR, p. 111 [48].

42

PR, p. 280 [166].

43

PR, p. 281 [167].

44

PR, p. 118 [53].

45

Essays in radical empiricism, « La notion de conscience », p. 216, Longmans, Green, and Co, 1912. 46

PR, p. 269-70 [159].

47

PR, p. 478 [308].

48

PR, p. 422 [267].

49

PR, p, 479 [308].

50

PR, p. 105 [44].

51

PR, p. 273 [161]

52

PR, p. 272-3 [161].

53

PR, p. 214 [121].

54

PR, p. 212 [120].

55

« Le caractère primitif de la perception directe est héritage. Ce qui est hérité est une tonalité du sentir accompagnée de la preuve de son origine : en d’autres termes, une tonalité vectorielle du sentir. Aux degrés supérieurs de la perception, la tonalité vague du sentir se différencie en divers types de sentir, ceux du toucher, de la vue, de l’odorat, etc., chacun d’eux étant transformé en une préhension définie de nexus tonaux contemporains par le dernier sujet percevant. » PR, 212 [119].

56

PR, p. 382 [239].

Chapitre 6 — Le procès de la vie subjective

57

PR, p. 383 [239-40].

58

PR, p. 387 [242].

59

PR, p. 386 [242].

60

PR, id.

61

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« Ici, le mot « sentir » désigne l’opération générique fondamentale qui fait passer de l’objectivité des données à la subjectivité de l’entité actuelle en cause. Les sentirs sont des opérations aux spécifications diverses, par lesquelles s’effectue le passage à la subjectivité. » PR, p. 99 [40-1].

Chapitre 7 Philosophie symbolique Signifiance naturelle et rapport symbolique En mettant l’accent sur la perception et la conscience sensible dans l’appréhension de la nature, la philosophie naturelle de Whitehead se trouve confrontée à l'idéalisme de Berkeley : si pour connaître la nature, la pensée doit inclure la perception que nous en avons, il y a risque d’identifier la nature avec cette perception : l’esse de la nature pourrait se confondre avec son percipi et son percipere. Dans l’Enquiry, Whitehead avance plusieurs arguments pour écarter toute interprétation idéaliste : la perception implique non seulement un rapport entre les faits et la conscience sensible mais aussi un rapport à la pensée abstraite qui généralise et pose des entités comme termes de la conscience sensible. Mais cela ne suffit peut-être pas à écarter le fantôme de la nature comme « rêve ». Pourtant la nature qui nous englobe ne peut être assimilée au Dieu de Berkeley, condition ultime de possibilité pour percevoir les liaisons entre idées. A quelles conditions peut-on appréhender la nature dans sa réalité ? Tout d’abord on ne peut assimiler les idées de Berkeley aux événements : en effet ceux-ci sont découverts à partir de la perception de la durée qui nous donne la nature à un moment donné. La méthode d’abstraction extensive analyse les durées en événements particules qui remplacent les points abstraits de l’étendue. Une telle méthode ne pourrait être appliquée aux idées qui ne peuvent être pensées que s’il y a un esprit pour les percevoir ou les concevoir. De plus les événements relèvent de la relation d’extension dans l’espace et le temps qui ne dépend pas de Dieu mais du passage de la nature et de ses traces dans la perception de la durée. A la différence de Whitehead qui pense l’esprit dans sa relation interne avec le corps, la pensée berkeleyenne reste dépendante de la théorie du primat de l’esprit agissant dans toute perception. L’analyse de la perception qui impliquait à la fois la conscience sensible et la pensée doit s’approfondir en une analyse qui révèle le rapport de l’esprit au corps sans tomber dans le

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dualisme corps / esprit, nature apparente / nature causale. Il importe donc de montrer comment la nature peut signifier sans sortir de la nature.

7.1. La signifiance de la nature Whitehead substitue au langage et à la grammaire de la nature de Berkeley, l’idée de signifiance de la nature. Comment parvient-il à cette idée sans faire l’hypothèse d’un Dieu qui relierait les idées que nous percevons pour notre plus grand bien ? Des livres comme PNK, CN et SMM affrontent certains problèmes posés par Berkeley. En concevant une nature universelle incluant la diversité des perceptions d’événements par un ou plusieurs percevants, on rencontre ce qu’il appelle le « dilemme de Berkeley » : si les perceptions sont dans l’esprit, la nature universelle reste hors de l’esprit et n’a plus de prise sur la vie perceptive1. Il cite un texte de Alciphron qui montre que pour rendre compte naturellement de la perception (vision), nous sommes contraints de renoncer à la réalité des événements perçus (le château, la planète et le nuage cramoisi) pour concentrer la réalité sur l’œil, la rétine et le cerveau. Il faut alors faire confiance à la science pour en dire plus sur ce qui vient du corps. Comme l’expérience ne peut signifier par elle-même, la perception que nous avons des choses ne peut produire une connaissance que s’il y a Dieu qui lie les idées, celle de la vue avec celle du toucher par exemple. Ou Dieu est immanent à la nature et à la perception que nous en avons et on risque le panthéisme ; ou bien il est transcendant et il subsiste une faille entre son action de liaison des idées et la perception censée nous faire connaître l’esse de la nature. Or dans la perspective de la philosophie naturelle le sens de la perception doit se révéler sans sortir de la perception. La science ne peut être comprise sans son rapport à la perception et pourtant elle doit aussi supposer des objets matériels à partir d’une généralisation et d’une abstraction : les qualités secondes sont attribuées à la perception subjective et les qualités premières à la construction conceptuelle des propriétés objectives. Pour éviter de retomber dans la bifurcation de la nature, Whitehead propose de réinterpréter l’expérience à partir de la thèse de la signifiance de l’expérience. Si la nature signifie dans l’expérience, cela implique qu’il n’est pas nécessaire de supposer Dieu pour instituer la connexion des événements. A la grammaire de la nature instituée par Dieu pour accorder les idées répond la signifiance de ce qui se donne dans l’expérience perceptive.

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Dire qu’il y a une signifiance de l’expérience concrète, c’est admettre que les relations entre facteurs et entités ne sont pas le résultat de l’intervention de l’esprit percevant ou de Dieu mais viennent bien de la nature au moment où nous les percevons. Puisque nous percevons la nature de manière homogène, les relations dévoilées ne peuvent venir d’un esprit qui réfléchit à ce qui lui est donné dans la perception. L’analyse de la perception d’un fait général dans le cadre de la philosophie naturelle révèle immédiatement que quelque chose se passe : elle découvre dans la perception du fait général complet une relation interne entre deux facteurs, le discerné et le discernable. Dans le discerné nous saisissons directement les entités en relation à d’autres entités non perçues : « Le discernable est la nature entière dévoilée à la conscience sensible, et s’étend au-delà, comprenant le tout de la nature actuellement distingué ou discerné dans cette conscience sensible. Ce discernement ou cette distinction de la nature est la conscience particulière de facteurs naturels spéciaux eu égard à leur caractère particulier. Mais les facteurs dans la nature dont nous avons cette conscience sensible particulière sont connus comme ne comprenant pas tous les facteurs qui ensemble forment le complexe total des entités reliées à l’intérieur du fait général offert au discernement. »2 Un peu plus loin Whitehead dit que « la nature perçue a toujours une « bordure effrangée ». Par exemple, dans la vision d’une pièce il faut inclure un au-delà pour compléter les relations spatiales des entités discernées à l’intérieur de la pièce : « La jonction du monde intérieur à la pièce avec le monde extérieur n’est jamais nette. Un flot de sons et de facteurs plus subtils dévoilés à la conscience sensible pénètre du dehors.»3 Mais cette relation de l’entité vue dans l’espace à d’autres entités non vues pose la question du lieu, à savoir la relation de l’entité discernée aux entités discernables et à mon corps qui appartient à la fois aux entités discernées et discernables. Mais cette relation du discerné au discernable ne concerne pas simplement les relations spatiales mais aussi les relations temporelles. Whitehead parle alors de périodes de temps pour désigner les relations temporelles des entités naturelles discernables aux entités naturelles discernées : « Ce que nous discernons est le caractère d’un lieu à travers une période de temps. C’est ce que j’entends par événement. Nous discernons des caractères spécifiques d’un événement. Mais, en discernant un événement, nous sommes aussi conscients de sa signifiance comme relatum dans la structure des événements. »4 Ainsi la signifiance de l’expérience vient de ce que dans le fait général complet il y appréhension d’une relation du discerné et du discernable qui n’est pas sans rapport avec la distinction du signe et de la chose signifiée que Berkeley découvrait au sein de la perception.

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L’introduction d’une telle relation de signifiance entre événements perçus dans un fait général complet5 exige une analyse plus fine de cette relation. Elle a l’avantage de montrer que les relations dévoilées dans la perception ne viennent que de l’expérience et que toutes les entités qui se donnent à nous dans la perception sont interconnectées : « La « signifiance » est la connexité des choses. Dire que la signifiance est expérience, c’est affirmer que la connaissance perceptive n’est rien d’autre qu’une appréhension de la connexité des choses, à savoir des choses dans leurs relations et en tant que reliées. » 6 En disant que la signifiance est une propriété des choses, Whitehead écarte toute possibilité d’interprétation idéaliste car les relations affectent autant l’expérience du percevant que celle du perçu. Cette relation, qui s’applique aux événements et non aux idées (Berkeley), est plus importante que la relation causale qui implique bien une relation mais suppose en même temps la séparation de la cause et de l’effet ce qui contredit l’idée de connexité universelle. Ainsi la signifiance de l’expérience confirme le caractère naturel et homogène de la perception car on ne peut percevoir les entités naturelles que si on appartient à la nature. La connaissance de la nature ne peut donc pas être une contemplation impartiale de ce qui s’y passe car nous percevons toujours les entités à partir d’un lieu et d’un corps qui sont inclus dans cette nature. Du fait de la signifiance, les événements corporels liés à la perception de faits et d’événements, sont connectés par une relation de simultanéité à tous les autres événements de l’univers : « Ainsi la perception implique un objet percevant, un événement percevant, l’événement complet qui est l’ensemble de la nature en relation de simultanéité avec l’événement percevant, et les événements particuliers perçus comme parties de l’événement complet. » 7 La connaissance naturelle suppose une perception naturelle, immanente à la nature, qui met en relation un élément naturel (l’événement percevant) avec le reste de la nature. La relation de signifiance repose sur la connexité générale des entités dévoilées dans la perception. Sans elle l’événement serait irréel et on ne pourrait comprendre la continuité temporelle de l’expérience. Dans sa grammaire de la nature, Berkeley n’a tenu compte que de la signifiance entre les idées et n’a pas vu qu’elle était inhérente à l’expérience perceptive. Après cela Hume n’avait plus qu’à réduire les relations à celles d’impressions ou d’idées. Si la perception ne peut plus être assimilée à une contemplation, c’est parce qu’elle dépend de la connexité primordiale qui relie le ici au maintenant. La perception devient l’occasion de production d’un événement qui intègre des perceptions, des sentiments, des intentions et même des émotions. Si dans l’idéalisme berkeleyen la connexion des idées requiert Dieu, la connexion

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des événements requiert non seulement la signifiance de la nature mais aussi la possibilité d’une relation causale pour comprendre comment la nature agit.

7.2. La connexité événementielle et la connexion causale Dire que la perception est un acte et non une contemplation revient à dire que c’est bien le sujet et l’événement percevant qui agit. La perception ne peut être considérée comme une activité que si elle provient d’un sujet qui n’est ni Dieu, ni la nature agissant à travers lui. Il faut donc admettre une autoproduction (self- production) du sujet car en percevant le sujet produit sa propre expérience. Mais comment le sujet peut-il agir s’il n’est pas cause de sa perception et de sa connaissance ? Peut-il y avoir des causes dans la nature si la signifiance de la nature repose sur la connexité généralisée ? Si la relation discerné / discernable permet de comprendre la relation entre événements, elle ne suffit pas à comprendre la relation entre objets dont la connexion causale est la forme générale. En effet la perception des événements et des objets dans la nature montre la présence d’objets matériels liés aux objets de la perception : pouvons-nous dire que nous percevons les premiers par une appréhension différente des seconds ? La perception d’un objet suppose l’appréhension d’une permanence à travers le flux événementiel donné dans la perception. Comment passe-t-on de la perception des événements à la perception des objets perceptifs, physiques ou matériels ? La science montre la différence entre un objet matériel perçu et ses constituants formés d’atomes. Une goutte d’eau serait donc à la fois ce que nous en percevons et elle serait en même temps quelque chose d’autre dont parle la chimie. Whitehead se retrouve confronté au même problème que Berkeley quand ce dernier doit rendre compte de la matière mais, pour sortir de ce paradoxe, il est contraint de poser à l’intérieur de la nature apparente deux sortes de caractères : « Nous devons distinguer entre la goutte d’eau telle qu’elle apparaît, l’événement qui est sa situation, et le caractère de l’événement qui cause l’événement à produire cette apparence. Autrement dit, il y a l’apparence de la goutte d’eau. Ceci est le caractère n°1 de l’événement, le caractère apparent, et c’est un objet matériel. Ensuite il y a le caractère de l’événement qui est la cause du caractère du n° 1. Ceci est le caractère n° 2 de l’événement et c’est son caractère causal. D’après la théorie scientifique le caractère n° 2 est un objet matériel. »8 L’opposition entre caractère apparent et causal pose non seulement le

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problème du rapport de la perception à la science mais plus fondamentalement celui de la transition de l’apparence à la cause ou encore la relation entre la nature causale et la nature apparente. Dire que les caractères causaux sont fonction des caractères apparents ne permet pas de répondre de manière satisfaisante au problème car, dans la perception de l’apparition des événements, on doit tenir compte de la relation aux caractères apparents des autres événements : « Il (caractère causal) est en vérité fonction des caractères apparents de tous les événements, bien qu’en général le caractère apparent de cet événement — ou d’un événement associé à une date ultérieure — soit l’élément dominant dans la formation de la fonction. Par exemple, une quantité déterminée à partir d’une mesure est une relation du caractère apparent de l’événement aux caractères apparents des autres événements. Mais c’est la dominance du caractère apparent qui en pratique rend possible en général la découverte du caractère causal. Cette dominance n’est qu’une simple aide pratique à la découverte des caractères causaux et n’a en elle aucune nécessité. »9 La connexion entre caractères apparents et caractères causaux implique une théorie de l’abstraction capable de faire comprendre le passage des événements aux différents type d’objets perceptuels et même scientifiques. Les caractères causaux, qui sont aussi les caractères des caractères apparents, renvoient aux objets scientifiques telles que les molécules et les électrons mais ils impliquent aussi qu’il y ait dans les événements des caractères qui ne présentent pas de caractère apparent : « Ainsi les objets scientifiques sont les caractères causaux concrets bien que nous parvenions à eux par une route d’appréhension qui est un procès d’abstraction. De la même manière, ce qui, dans la forme d’un objet sensible, est concret pour notre conscience sensible, est abstrait dans son caractère de complexe de relations entre objets scientifiques. Donc ce qui est concret en tant que causal est abstrait dans sa dérivation de l’apparent et ce qui est concret comme apparent est abstrait dans sa dérivation du causal. »10 Le décalage de l’objet par rapport à l’événement implique une sorte de retard dans la perception qu’on ne peut attribuer simplement à la mémoire. Il ne peut y avoir d’objet que si on peut le situer par rapport à un événement percevant mais aussi par rapport à des composants causaux qui concourent à la situation réelle de l’objet. La notion de situation, indispensable pour localiser l’objet, permet de lier la connexion événementielle et la connexion causale.

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7.3. Le rapport symbolique Si on veut analyser l’expérience perceptive à partir de la connexité événementielle, la connexion causale présente une difficulté. Il faut admettre que la signifiance de la nature ne peut se réduire à la simple relation du discerné et du discernable. La causalité ne peut être intégrée à l’expérience perceptive que s’il y a une relation interne entre la causalité et l’apparence. Dès lors il n’est plus possible de comprendre le rapport de la sensation à la chose, de l’événement à l’objet, des caractères apparents et des caractères causaux comme une simple inférence logique. Il faut donc élargir l’idée de connexité afin qu’elle inclut l’idée de connexion causale comme cas particulier. Whitehead introduit la notion de référence symbolique afin de comprendre comment l’immédiateté de l’expérience s’accompagne non d’une inférence mais d’un rapport naturel, inhérent à la perception, entre les données des organes sensoriels, le corps et la sensation que nous en avons. Cette extension de la connexité, inhérente à l’expérience perceptive, permet de comprendre comment l’expérience immédiate peut être vraie mais aussi comment la perception peut nous tromper. S’il est vrai que les organismes les plus rudimentaires ne connaissent que la forme du réflexe ou de l’instinct par lesquels se manifeste la causalité efficiente, les organismes plus évolués (mammifères par exemple) sont pourvus d’organes sensoriels qui leur permettent de se représenter l’apparence des choses avant de réagir. Toute occasion d’expérience se donne sous forme d’une présentation immédiate en relation avec la causalité efficiente venant du corps. Plus on s’élève dans l’échelle de la vie, plus on s’éloigne du simple réflexe ; les organismes pourvus de réflexion manifestent un certain retard ou même un arrêt de la réponse à l’action causale du milieu. Cette relation révèle que le rapport du corps qui agit au sujet qui se représente les choses, ne peut se réduire à une simple construction subjective, ni à un simple effet de l’organisme. Il convient alors de conclure que la causalité interfère avec la présentation, ce qui peut engendrer parfois des illusions perceptives. Whitehead ne parlera pas d’interférence mais de « transfert symbolique » pour comprendre le rapport de la perception causale à la perception sensorielle : « Nous complétons notre connaissance par « transfert symbolique » de la perception causale à la perception sensorielle, et vice versa. » 11 La notion de « transfert symbolique » joue un rôle essentiel pour comprendre le lien de la perception à la localisation des entités données dans la présentation immédiate.

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La perception des organismes supérieurs implique deux modalités qui interviennent simultanément mais qu’on distingue par abstraction : toute entité perçue dépend de sa présentation immédiate dans la conscience sensible et de la causalité efficiente qui vient non pas du milieu mais du corps. La perception repose sur une intégration de ces deux modalités et ainsi nous pouvons percevoir des objets qui soient autre chose que le prolongement d’une activité sensorielle. Ainsi peut-on comprendre comment la perception nous fait appréhender des entités distinctes et séparées à partir d’une expérience de la durée et de l'interpénétration des événements. La perception d’objets devient une objectivation résultant du concours de ces deux modalités de la perception : « C’est pourquoi je dirai qu’elles « objectivent » pour nous les choses réelles constituant le milieu dans lequel nous vivons. Notre milieu le plus immédiat se compose des divers organes de nos propres corps, notre environnement plus lointain est le monde physique qui reste voisin. Mais le mot « milieu » signifie ces autres choses actuelles, qui sont « objectivées » d’une manière importante de manière à former les éléments composants de notre expérience individuelle. » 12 Ces deux modalités de l’expérience perceptive interviennent différemment dans l’objectivation : dans la présentation immédiate, les choses actuelles se donnent sous l’apparence d’une présentation immédiate alors que dans la causalité efficiente elles se donnent sous l’apparence de la puissance immanente venue du passé et agissant à travers le corps. Ainsi la perception ne peut plus se comprendre simplement à partir de la relation discerné / discernable mais il faut y inclure la relation entre le corps, siège de l’efficience causale, et son effet dans l’esprit sous forme de présentation immédiate des choses. La causalité reste immanente à la perception : entre causalité et perception se noue un rapport dans lequel il convient de situer la cause là où elle agit, à savoir le corps. La cause n’est pas seulement dans l’objet perçu mais dans le corps du sujet percevant qui, par l’action conjuguée des organes et des sens, s’approprie les occasions d’expérience. Dans le rapport symbolique se manifeste une sorte de convergence entre ce qui se donne et ce que nous produisons. Il n’est pas possible d’attribuer cette activité d’intégration à l’esprit seul ou au corps seul car ils sont donnés ensemble : « En fait, il n’y a donc pas de démarcation rigoureuse entre la constitution physique et la constitution mentale de notre expérience. Mais il n’existe pas de connaissance consciente si le mental n’intervient pas sous la forme d’une analyse conceptuelle. »13 L’intervention de l’esprit commence quand il faut ajouter des concepts aux percepts.

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En soulignant la complémentarité des deux modes de perception, la théorie whiteheadienne du rapport symbolique rappelle la conception du symbolon chez les grecs : en rompant un tesson en deux parties dont chacun des deux contractants conservait un fragment, il leur était possible de se reconnaître en ajustant les deux morceaux. Ce dédoublement qui intervient dans l’analyse de la perception rend possible la reconnaissance de l’objet comme si l’abstraction séparative n’était qu’un moment provisoire dans notre vision des choses. La complémentarité et l’interférence des deux modes perceptifs implique un fondement commun : « Cette nécessité d’un « fondement commun » signifie qu’il doit y avoir des éléments de l’expérience qu’on reconnaisse immédiatement comme identiques dans chacun des deux modes perceptifs purs. »14 C’est dans l’expérience du sentir que s’effectue cette unité ou « congruence » en raison des éléments qu’elles ont en commun, à savoir le rapport au lieu de présentation par exemple.

7.4. L’objectivation comme abstraction naturelle La présentation immédiate permet de comprendre comment les entités actuelles données dans l’expérience forment des objets ayant une certaine indépendance mais aussi comment les qualités sensibles, telles que les couleurs, les sons, les saveurs proviennent à la fois de l’objet et du corps, de l’événement perçu et de l’événement percevant. Grâce à la référence symbolique, il est possible de mieux comprendre le rapport du concret à l’abstrait : si l’objet ne peut être abstrait que par la pensée, la pensée n’apparaît plus liée seulement à la conscience sensible mais aussi au corps. Il semble donc que c’est à partir du corps que s’effectue cette abstraction qui rend possible la pensée de l’objet par rapport au flux événementiel et au corps : « L’objectivation elle-même est donc une abstraction, puisque aucune chose actuelle n’est objectivée dans son intégrité « formelle ». L’abstraction exprime un mode d’interaction de la nature et ne relève pas simplement de la pensée. Lorsqu’elle abstrait, la pensée ne fait que se conformer à la nature — ou plutôt, elle se présente comme un élément de la nature. Synthèse et analyse se requièrent mutuellement. » 15 Le rapport symbolique manifeste à la fois la synthèse des deux modes de perception et l’abstraction de l’objet à partir du sujet agissant quand il perçoit ou observe. Une telle conception suppose que les choses ou entités actuelles, dont l’objet n’est qu’un aspect, se donnent non seulement dans une structure relationnelle à partir d’événements mais aussi dans une activité synthétique

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par leur rapport aux autres choses, et analytique en tant qu’elles ont une certaine individualité. Whitehead parle d’une « activité fonctionnelle » : « J’entends par là que toute chose actuelle n’est quelque chose qu’en raison de son activité ; par suite sa nature consiste dans son intérêt pour les autres choses, et son individualité consiste dans sa synthèse des autres choses dans la mesure où elles présentent un intérêt pour elle. La recherche concernant l’individu exige qu’on se demande comment d’autres individus entrent « objectivement » dans l’unité de sa propre expérience. Cette unité de sa propre expérience renvoie à cet individu-ci dans son existence formelle. »16 Dans son existence formelle l’individu n’a qu’une existence abstraite, coupée de ses relations aux autres individus. Le problème de l’objectivation ne renvoie pas simplement à la question classique du rapport de l’objet au concept. La réalité de l’objet dépend surtout de la possibilité de l’individualiser sans perdre ses relations à tous les facteurs par lesquels il se donne dans l’expérience. Pour être concrètes, les entités actuelles doivent comprendre toute la suite des occasions vécues. Par objectivation il ne faut pas entendre seulement les relations de contemporanéité de l’entité donnée avec les autres entités mais la relation interne qui, par exemple, fait de la vie d’un homme une suite historique d’occasions. Aussi peut-on dire que l’objectivation pose moins le problème de la relation du sujet à l’objet que celui de comprendre comment l’objet peut devenir subjectif et comment le sujet devient objectif par l’unité de son devenir. L’objectivation serait impensable sans un rapport au passé qui assure la permanence et l’identité à soi du sujet. S’il ne peut y avoir d’objet sans identité et sans reconnaissance, il ne peut y avoir d’entité actuelle et d’individu que s’il y a aussi une identité partielle de forme du sujet dans la suite de moments qui vont de sa naissance à sa mort. Whitehead parle parfois de « société » pour comprendre cette unité en devenir du sujet. Plus tard il introduira le terme de « concrescence » qui met l’accent sur la convergence des moments vers un sujet qui est aussi surjet : « L’homme-en-ce-moment concentre en lui-même la couleur de son propre passé et il en est l’aboutissement. L’« homme dans la totalité de l’histoire de sa vie » est une abstraction comparée à l’ « homme à tel moment ». Il y a donc trois significations différentes pour la notion d’homme particulier, - Jules César par exemple. « César peut signifier « César en quelque occasion de sa vie ». C’est la signification la plus concrète. « César » peut signifier « La route historique de la vie de César depuis sa naissance césarienne jusqu’à son assassinat césarien. Le mot « César » peut signifier « la forme commune, ou type (pattern) qui se répète dans chaque occasion de la vie de César. Vous pouvez choisir chacune de ces significations ; mais une fois votre choix fait, vous devez vous y fixer. » 17 L’objectivation ne rend pas compte seulement de la

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manière dont l’objet s’abstrait mais elle vise aussi à comprendre l’individualité de l’objet dans une perspective génétique. Le passage de l’objectivité à la subjectivité correspond à une émergence dans laquelle le sujet s’individualise par la singularité de sa relation à son passé et à son futur. Aussi peut-on dire que l’objectivation implique un devenir concret de l’objet et du sujet dans une activité relationnelle comme celle qui est définie dans le rapport symbolique. C’est à cette condition qu’on peut parler d’une sorte d’objectivation du sujet mais aussi de toute entité actuelle qui, en raison de sa connexité aux autres entités, forme une société ou un organisme.

7.5. La perception comme interprétation 7.5.1. Le langage Une connaissance ne peut émerger de l’expérience que s’il y a signifiance des événements. Mais comme il ne peut y avoir perception sans activité d’un sujet, il faut supposer que la signifiance ne serait rien sans interprétation : « Mais il n’y a jamais dans l’expérience humaine de perception sensible qui puisse être isolée dans sa pureté idéale. Elle s’accompagne toujours de ce qu’on appelle une interprétation. Il ne semble pas que cette interprétation soit nécessairement le produit d’une longue élaboration intellectuelle. En réalité nous acceptons un monde d’objets substantiels, directement offerts à notre expérience. Nos habitudes, nos états d’esprit, nos modes de comportement, présupposent tous cette interprétation. » 18 Appliquer le terme « interprétation » à la perception laisse indéterminée la question de la relation du sujet aux choses : l’interprétation serait-elle une relation sémantique du type de celle qui lie le signe à la chose signifiée ou une relation logique qui lie les prémisses à la conclusion ? Autrement dit l’interprétation est-elle une relation référentielle (présentation immédiate) ou inférentielle (causalité efficiente) ? Dans la vision d’une chaise, les seules données immédiates sont la forme et la couleur. Le passage de la sensation pure à l’idée de la chaise se fait par le jeu des associations dépendant de nos expériences antérieures. Il s’agit d’une inférence naturelle qu’on n’a pas besoin de justifier logiquement mais qui annonce la référence symbolique dans la perception la plus élémentaire par une sorte d’inférence : « Ainsi, des formes colorées deviennent, semble-t-il, le symbole d’autres éléments de notre expérience et, à la vue de ces formes et de ces couleurs, nous adaptons nos actes à ces éléments. On ignore souvent ce symbolisme qui va des sens vers le corps.

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Un savant arrangement de lumières et de miroirs peut complètement nous leurrer, et même quand nous ne le sommes pas, nous nous protégeons par un effort. »19 La référence symbolique propre à la perception repose sur le décalage entre l’action corporelle et sa présentation mentale. Cette marge d’indétermination fait de la perception une interprétation qui rend possible l’erreur20. L’interprétation, à l’origine de la référence symbolique, provient de l’interférence entre la présentation immédiate et l’inférence causale venue du corps. L’expérience fondamentale qui fonde la perception vient du sentir (feeling) qui implique une relation interne de préhension entre le sujet et les choses. En percevant, le sujet produit l’expérience qui le met en rapport aux choses : « Nous venons d’attribuer au sujet qui perçoit une activité productrice de sa propre expérience, bien que ce moment de l’expérience, avec sa propriété d’être cette « circonstance » là, ne soit rien d’autre que le sujet lui-même qui perçoit. Ainsi, pour le sujet qui perçoit, la perception est une relation interne de lui-même aux choses perçues. »21 On peut admettre que la perception soit une interprétation fondée sur la relation interne entre présentation immédiate et causalité efficiente mais comment cela serait-il possible pour le langage ? On conçoit souvent le langage comme le moyen par lequel nous interprétons le monde ce qui suppose une permanence qui le soustrait aux vicissitudes du procès. Dans la perspective de Whitehead le langage n’agit pas sur mais dans la perception et, en conséquence, il participe au procès de la vie physico-mentale parce qu’il est une des manifestations de la référence symbolique. Etant donné son lien à la perception, le langage est lui aussi une interprétation car il concerne presque toujours l’immédiateté de présentation. En parlant, en écrivant, en lisant, la perception se donne comme représentation de choses et inclut toujours un rapport au corps et à l’œil. Du voir au dire, de la perception à l’énonciation, on assiste au passage de la vision à l’énonciation, de la préhension à l’interprétation : « Nous voyons la pierre », pierre est une interprétation de l’image de la pierre. Nous disons également : « Nous voyons des yeux l’image de la pierre ». C’est là une interprétation qui provient de l’intégration complexe de 1) la causalité efficiente de l’œil antécédent dans la vision : 2) l’immédiateté de présentation de la pierre en image ; 3) l’immédiateté de présentation de l’effort oculaire. La proposition : « Nous voyons des yeux la pierre » combine les interprétations des deux exemple cités. » 22 La proposition ne fait que conclure une suite d’interprétations que la description whiteheadienne distingue mais qui en fait s’enchaînent dans le procès perceptif : la distinction entre la pierre, son image, la mise au point oculaire risque de masquer la liaison interne de la pierre au sujet qui la

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préhende. La correspondance entre le langage et les deux modalités de la perception se retrouve dans le langage lui-même par le fait que les adjectifs expriment les percepts liés à la présentation immédiate et les substantifs ceux qui sont liés à la causalité efficiente23. Ainsi le langage ne peut être conçu comme informant la perception ce qui supposerait qu’il pourrait la conditionner. Il dépend du sentir et non de la puissance de juger propre à l’esprit : on ne saurait envisager un langage sans la vue et le son mais aussi sans le corps car le lien de la parole au son reproduit le lien de la causalité efficiente du corps à la présentation immédiate. Ce n’est pas seulement la perception qui requiert le rapport symbolique mais aussi le langage qui associe le son et la vue, les organes phonatoires et l’image présente des choses : « Mais il existe une raison plus profonde au recours inconscient à la production de sons. Les mains et les bras constituent les parties du corps les moins nécessaires. On peut s’en passer. Ils n’excitent pas les parties intimes de l’existence corporelle. Par contre, dans la production du son, les poumons et la gorge sont mis en jeu, de sorte que par la parole, en même temps que se diffuse une expression superficielle et maîtrisable, se trouve en plus excité le sens de la vague intimité de l’existence organique. Le son produit par la voix est donc un symbole naturel des expériences profondes de l’existence organique. »24 Lié au corps, le langage ne l’est pas moins à la mémoire qui est un autre aspect de l’immanence mutuelle des occasions d’expérience. Si un mot est un symbole, il importe de comprendre sa signification sans sortir de l’expérience perceptive. Par suite il convient de préciser si le mot est prononcé ou écrit : si le mot est écrit, le même mot prononcé devient sa signification et en entendant prononcer ce mot peut surgir une signification qu’on trouvera dans le dictionnaire. Ainsi s’amorce dans la perception non seulement une relation symétrique entre symbole et signification, cette dernière pouvant devenir symbole d’une autre signification, mais une relation organique qui génèrent entre les mots et les choses, les symboles et leurs significations, une sorte d’équivalence ou d’affinité : « Bien plus, pourquoi disons-nous que le mot « arbre » — écrit ou prononcé — est pour nous le symbole d’une végétation déterminée de la nature ? Le mot ou l’arbre font, à titre égal, partie de notre expérience et à la rigueur d’un point de vue abstrait, il ne serait pas plus inexact d’admettre que les arbres de la nature symbolisent le mot « arbre », que d’admettre que ce dernier symbolise les premiers. Et cela est si vrai que l’esprit humain s’exerce parfois dans ce sens. Ainsi un poète lyrique se promènera dans la forêt pour que la nature lui suggère des mots appropriés. Dans l’extase (ou le tourment peut-être) de la composition, les arbres sont pour lui les symboles dont les mots sont la signification. Il est tout entier attentif à la végétation

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qui l’entoure, à seule fin de saisir les mots adéquats. »25 Tout se passe comme si la relation du symbole à la signification provenait de la possibilité de mettre en relation certains composants avec d’autres composants en raison de la relation interne entre symbole, signification et expérience.

7.5.2. L’unité organique du symbole et de la signification Pour maintenir le caractère naturaliste de la signification et la libérer de toute hypothèque conventionnaliste il convient de comprendre comment la signification provient d’une interprétation qui est aussi action du sujet et action de l’environnement. Plus l’organisme est évolué, plus la relation entre l’action du corps et la présentation sous forme d’entités distinctes devient indéterminée. La relation entre le corps et ce qui se présente à nous n’est pas une relation causale linéaire mais se manifeste comme une sorte de transfert symbolique. S’il on ne peut pas soutenir que l’esprit institue la signification des symboles, il faut comprendre comment les significations peuvent être liées naturellement aux symboles : « …l’esprit humain s’exerce par symboles lorsqu’il fait jaillir de certains constituants de son expérience d’autres constituants, à savoir des états de conscience, des croyances, des émotions, des valeurs utilitaires. Les premiers sont les « symboles, les seconds représentant leur « signification ». Nous appelons « référence symbolique » le processus organique allant du symbole à sa signification. » 26 En qualifiant de « processus organique » la référence symbolique, Whitehead s’éloigne de la perspective logico-linguistique qui fait du langage le résultat d’une institution d’un système de signes par la société. En intégrant le langage au procès perceptif, non seulement il écarte toute idée d’une détermination de l’expérience par le langage, mais se démarque aussi de toutes les théories philosophiques qui dissocient le langage de la nature à partir de l’opposition nature / culture. Pour que le rapport du symbole à la signification reste un rapport naturel et pas simplement conventionnel, il faut réviser la conception mécaniste qui fait du langage le produit de l’esprit humain appliquant des formes à une matière et lui substituer une conception organique qui tiennent compte de l’interprétation : l’interprétation se fait-elle dans la perception ou le langage ? Quel rôle joue la préhension dans l’activité conjuguée des deux modes de perception ? Souvent Whitehead parle de « synthèse » pour décrire cette relation interne entre expérience, symbole et signification qui fait intervenir autant la nature agissante que l’esprit avec son pouvoir de représentation. Si symbole et

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signification doivent se donner dans une expérience, il ne saurait y avoir de priorité logique de l’un par rapport à l’autre et par suite leur relation laisse indéterminée la question de savoir ce qui est symbole et ce qui est signification. S’il faut un sujet pour qu’il y ait expérience perceptive, ce dernier ne suffit pas à rendre compte de cette relation qu’il ne constitue pas. Il n’y a pas dans l’expérience des constituants destinés à être symboles et d’autres des significations : si Whitehead peut dire que symbole et signification sont réciprocables, c’est parce que la signification n’est pas un a priori qu’on pourrait découvrir par une analyse intentionnelle de la conscience tournée vers les choses de l’expérience. Il dépend du sujet percevant de décider ce qui est symbole et ce qui est signification27 . Le choix de l’un comme symbole ou l’autre comme signification relève de raisons purement pragmatiques : « Cette analyse montre que l’un des usages essentiels du symbolisme vient de sa maniabilité. C’est pourquoi le papyrus égyptien a fait du langage écrit à l’encre un symbolisme plus commode que la gravure sur brique de la langue babylonienne. Il est plus aisé de respirer de l’encens que de produire des émotions religieuses ; dès lors si l’on peut associer les deux, l’encens devient un symbole adéquat de telles émotions. En réalité, pour de nombreux symboles, des expériences esthétiques aisées à reproduire constituent de meilleurs symboles que le langage écrit ou oral. »28 Cette symétrie entre symbole et signification vient de ce que dans l’expérience certains constituants dépendent du sujet qui perçoit, par exemple respirer ou non l’encens, et d’autres non, éprouver des émotions par exemple. Attendu que le sujet percevant est pris dans le procès de l’expérience, il en est à la fois récepteur quand des objets éternels font une incursion dans celle-ci et le producteur puisqu’il est orienté vers le futur. Bien que Whitehead dise que « le terme d’« expérience » est un des plus décevants de la philosophie »29, il faut bien y revenir pour comprendre la perception, le langage et d’une manière générale ce qu’il appelle le sentir. S’il ne peut y avoir d’expérience sans sujet, le rôle de ce dernier est différent de celui reconnu à la conscience qui n’est qu’une composante de l’expérience. Dans l’expérience perceptive, la relation du sujet aux facteurs sentis et aux entités connues montre l’importance de l’émotion et de la mémoire tout autant que celle de la conscience. Celle-ci ne suffit pas pour rassembler la diversité et épuiser la richesse de ce qui est donné dans l’expérience parce que l’acte qui rend possible l’émergence de choses à partir du donné ne dépend pas de la forme pure du « je pense » : « La propriété que possède l’expérience de s’ériger en donnée — de n’être qu’un vaste corps de données, qu’il s’agisse de vérités générales, de sensations particulières, ou de formes imaginées de synthèse — exprime le caractère

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spécifique du rapport temporel de cet acte de l’expérience avec l’actualité que partage en commun l’univers, source de toute condition. »30 Il ne peut y avoir de donné à partir d’un acte de l’expérience que si cet acte est en relation interne avec l’acte par lequel l’univers s’invente à chaque instant à partir de ce qu’il a été. L’expérience révèle des composantes qui, par leurs relations, définissent une structure virtuelle de l’expérience. L’acte d’expérience, lié au fait concret actuel, implique le passage du virtuel au réel. C’est un procès qui exclut tout dualisme d’une forme venant de l’esprit et d’une matière donnée par le sens car on ne peut séparer dans l’expérience ce qui est physique et ce qui est mental 31 : « Un acte de l’expérience c’est ce à quoi aboutit un organisme complexe eu égard à sa propriété d’être une chose. Toutes ses diverses parties, ses molécules et ses cellules vivantes, en passant à de nouvelles situations de leur existence, prennent ainsi une tonalité nouvelle, du fait que au cours de leur passé immédiat, elles ont collaboré à la formation de cette unité dominante de l’expérience, qui réagit à son tour sur elle. »32 De cette unité psychophysique de l’expérience résulte l’acte de l’expérience qui synthétise les choses avec lesquelles il est en rapport. Cet acte synthétique est une véritable individuation qui consiste à s’approprier des choses qui sont en rapport avec le percevant : « Toute recherche touchant un individu soulève la question suivante : comment d’autres individus s’insèrent-ils dans l’unité objective de sa propre expérience ? »33 Loin d’être soumise aux conditions a priori d’un esprit fini, l’expérience forme ainsi un ensemble structuré et ouvert comprenant le sujet et l’objet comme sous-ensembles inclus partiellement ou totalement. S’il est possible de découvrir des relations internes entre ces constituants, c’est parce qu’ils ne sont pas bornés, limités par des frontières mais bien parce qu’il y a une interconnexité des entités préhendées par le sujet. La théorie whiteheadienne de l’unité de l’expérience, fondée sur l’acte synthétique d’un sujet enraciné dans la nature, ne peut en rester à l’idée que la perception serait l’unification d’un dualisme. Il y a un dualisme illégitime fondé sur la disjonction exclusive (ou bien …ou bien mais pas les deux) et un dualisme nécessaire fondé sur la disjonction non exclusive (ou bien …ou bien ou les deux) qui rend compte de l’unité de l’expérience : « Le monde n’est pas purement physique, mais il n’est pas non plus purement mental. Il n’est pas non plus simplement un, avec de multiples phase subordonnées. Il n’est pas non plus un fait complet, statique en son essence, et donnant l’illusion du changement. Chaque fois qu’apparaît un dualisme vicieux, c’est que l’on a pris une abstraction pour un fait concret ultime. »34 Ni simplement physique, ni simplement mental,

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ni simple présentation immédiate, ni pure causalité efficiente, comment comprendre cette unité de l’expérience ? Dire que ces deux composants ont une relation organique ne suffit pas pour faire comprendre ce qui revient au sujet et aux objets éternels dans l’unité de l’expérience : « Ces abstractions déterminent comment d’autres réalités sont des objets constitutifs de notre expérience. C’est pourquoi, je dirai qu’elles « objectivent » pour nous les choses réelles constituant le milieu dans lequel nous vivons. Notre milieu le plus immédiat se compose de divers organes de notre propre corps ; notre milieu le plus éloigné part et s’étend à tout le monde physique qui nous entoure. Mais le « milieu » signifie toutes ces autres choses réelles que nous déclarons « objectivement » importantes, de sorte qu’elles composent avec celles-ci les éléments de notre expérience individuelle. »35 Pour Kant, parti d’une conception de la subjectivité privilégiant la présentation immédiate, il importait de comprendre comment les conditions subjectives de l’expérience pouvaient fonder l’objectivité de l’expérience. Whitehead ne pose pas le problème en ces termes : étant donné le rôle primordial et primitif de la causalité efficiente et de la présentation immédiate (représentation), il est nécessaire de comprendre comment ces deux facteurs interfèrent dans l’expérience sans remettre en cause l’unité de l’expérience et le système des relations spatiales dans lesquels nous percevons les choses. L’interférence, apparaissant dans le procès d’intégration qui lie le symbole à la signification, la composante physique à la composante mentale, provient d’une relation plus profonde que la relation logique de dualité entre conjonction et disjonction : interférer c’est lier le passé au présent et au futur en raison du fait que la limite séparant ces dimensions du temps est mobile et que la succession temporelle apparente agit avec la simultanéité dans la perception. Il y a une illusion du présent dans la mesure où ce qu’on appelle présent n’a de sens que si on institue une limite qui le détache du passé et de l’avenir. L’interférence qui assure la liaison entre référence et inférence, entre présentation immédiate et causalité efficiente vient du fait que le procès du monde permet aux occasions actuelles d’être ensemble.

7.6. La symbolique du langage et son lien avec la nature : l’expression corporelle L’interprétation nécessaire à la compréhension de la signification du langage n’est qu’un aspect d’un procès beaucoup plus général provenant du lien de l’expérience du sujet à son environnement. Dans Modes de Pensée,

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Whitehead parle d’« impulsion de diffuser » qu’on retrouve au plus profond de la nature qu’elle soit consciente ou animale. Entre notre corps et nous il n’y a pas la relation de l’extériorité à l’intériorité car nous vivons en continuité avec le monde : « En fait le monde extérieur est si intimement imbriqué dans notre propre nature qu’inconsciemment nous identifions les perspectives les plus vives que nous en avons avec nous-mêmes. Notre corps, par exemple, se situe au-delà de notre existence individuelle propre, et cependant il en fait partie. Nous nous pensons si intimement imbriqués dans la vie corporelle qu’un homme forme une unité complexe, corps et esprit. Mais le corps fait partie du monde extérieur, en continuité avec lui. En fait, il fait tout autant partie de la nature que toute autre réalité là-bas — une rivière, une montagne ou un nuage. De plus, si l’on veut être scrupuleusement exact, on ne peut définir où commence un corps et où finit la nature extérieure. »36 L’atome d’air qui entre dans un corps se meut depuis des millions d’années : on ne peut dire à quel moment de son procès il fait partie du corps. La question du symbolique renvoie donc à la relation du physique et du mental qui intervient autant dans le langage que dans le comportement. La signification ne dépend pas seulement des symboles et des mots mais aussi des sons, de la vision et du corps. L’importance du rapport symbolique vient ce qu’il s’applique au langage en tant qu’organe référentiel mais aussi en tant que comportement qui fait intervenir le sentir corporel. En sentant le sujet ne se contente pas d’interpréter des impressions sensibles comme le supposait Hume 37 mais il exprime le monde. L’expression permet de dépasser le dualisme de l’intérieur et de l’extérieur : elle est à la fois réflexion du monde dans un sujet mais aussi projection du sentir corporel dans l’étendue. Si le sentir révèle une relation entre la vue et l’œil, l’audition et les organes phonatoires (rapport symbolique), il permet aussi de découvrir un point d’interférence plus profond, celui par lequel le monde s’exprime en nous et comment nous l’exprimons. De l’interprétation des symboles linguistiques on passe à l’expression corporelle sans laquelle il n’y aurait pas de langage. Le procès du sentir suppose non seulement une diffusion du corps dans son environnement mais la possibilité pour ce dernier d’être réceptif : toute entité appartenant à un organisme dispose du pouvoir de sentir d’autres entités proches ou lointaines. Mais l’expression ne peut être réduite au reflet de la nature dans l’organisme 38 car l’expression a un pouvoir créateur provenant du fait qu’au niveau humain le sentir n’est pas seulement réceptivité mais aussi spontanéité : il permet au sujet d’accueillir des possibilités inexprimées et même d’être réceptif à ce qui est permanent : le sentir n’est pas seulement

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physique mais conceptuel. L’expression apparaît déjà dans les sociétés matérielles sans vie et s’épanouit dans le corps animal et humain. Avant Whitehead, on avait montré l’importance de l’expression entendue comme forme générale du rapport symbolique. Dans son Optique physiologique et dans d’autres textes Helmholtz soutenait que la relation qui relie l’excitation à la sensation n’est pas une relation de représentation mais de symbolisation. Les sensations de lumière et de couleurs symbolisent ce qui se passe dans le monde réel : « Avec celui-ci elles ont à peu près le même rapport que le nom d’une personne ou la graphie de ce nom avec cette personne elle-même. »39 Entre la sensation et les symboles du langage se noue une relation d’analogie : dans un récit, l’identité et la différence des noms permet de reconnaître les mêmes personnes et les mêmes villes. Mais de même que les noms ne nous disent rien sur les entités qu’ils désignent, les sensations ne nous apprennent rien sur ce qui se passe dans le monde réel. Quand la science essaie de connaître le monde extérieur par des moyens indirects, elle ne fait rien de plus que ne fait celui qui tente de nous faire connaître par le récit ses personnages et ses villes. Il y a donc une symbolique des sens dont le langage humain n’est qu’un cas particulier : « La différence essentielle entre la symbolique du langage humain et cette symbolique de nos nerfs sensoriels me paraît être que cellelà est une œuvre arbitraire de la volonté, tandis que celle-ci nous est donnée par la nature elle-même, qui a constitué nos corps d’une manière déterminée. La langue de nos nerfs sensoriels ne comporte pas de familles ni de dialectes, elle est la même pour toute l’humanité, et c’est pourquoi nous devons supposer chez chaque homme, à l’exception de quelques écarts pathologiques, l’intelligence de nos propres sensations. » 40 La représentation du monde dépend donc de la symbolique de nos sens et, sans elle, nous percevrions sans doute les choses directement : « Partout et toujours la même action monotone de forces moléculaires attractives et répulsives, pas d’autres diversités que le changement tout sec des relations numériques, pas de lumière, pas de couleur, pas de son, pas de chaleur. Grâces soient rendues à nos sens, qui de certaines ondulations, font surgir pour nous comme par enchantement de la lumière, des couleurs ou de la chaleur, de certaines autres des sons ; qui nous restituent les forces chimiques d’attraction sous forme de saveur ou d’odeur. La somptuosité ravissante du monde sensible, sa fraîcheur, tout cela nous le devons aux symboles par lesquels nos sens nous transmettent les nouvelles de làbas. »41 Pour la science, le monde se réduit à des mesures qui ne retiennent que des différences numériques entre grandeurs : un son se définit par un nombre de vibrations, un rayon lumineux par une longueur d’onde mais notre oreille substitue un son et notre œil une couleur aux données quantitatives : « Instantanément, nous savons ce que nous avons besoin de

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savoir, et nous pouvons être reconnaissants à la nature de nous importuner d’aucun tracas supplémentaire. Qu’on songe aux mois et peut être aux années de travail qui seraient nécessaires au physicien pour définir toutes les nuances d’un paysage vu en un instant. Notre œil embrasse d’un seul regard, et est prêt aussitôt à l’échanger pour une nouvelle image. » 42 Bergson s’inspirera sans doute de cette idée quand il dira dans Matière et mémoire que la perception ne fait que contracter, intégrer une multiplicité d’actions reçues des images qui nous entourent43. On pourrait dire que la théorie whiteheadienne de la signification rompt avec les théories classiques qui la font dépendre du pouvoir intentionnel de la conscience ou de l’institution du langage. Elle se fonde sur une théorie naturaliste qui fait dépendre la signification des symboles du pouvoir d’expression du corps en tant qu’il agit par diffusion sur son environnement mais aussi en tant qu’il interprète les influences du milieu.

7.7. Le rôle des impressions visuelles et l’oubli du sentir corporel L’analyse naturaliste de la perception implique un affranchissement par rapport à certains préjugés métaphysiques44. Quand Whitehead dit qu’on a négligé le corps, son propos pourrait apparaître très conventionnel car beaucoup de philosophes critiquent aussi l’ignorance du corps mais ce qu’en dit Whitehead va beaucoup plus loin car il ne s’agit pas de valoriser le corps mais de montrer comment il ne pourrait y avoir de présentation immédiate sans organes corporels45. L’importance donnée au corps dérive de sa conception organique de la nature qui fait du percevant et du perçu deux aspects complémentaires d’un procès par lequel le sujet s’approprie l’objet et l’objet se donne à un sujet. Cela n’est possible que parce que l’expérience du sentir n’implique pas le sentir de la conscience mais d’abord le sentir viscéral du corps : « Pour la théorie organique, la perception la plus primitive consiste à « sentir le corps en tant que fonctionnant ». C'est sentir le monde au passé, c'est hériter le monde comme complexe de sentirs, c'est-à-dire le sentir de sentirs dérivés. La perception sophistiquée qui en résulte consiste à « sentir le monde contemporain ». Cette immédiateté de présentation commence elle-même par la présentation sensorielle du corps contemporain. Pourtant le corps n'est qu'un fragment particulièrement intime du monde. Tout comme Descartes a dit : « ce corps est mien », il aurait dû dire : « ce monde actuel est mien ». Le procès par lequel je suis moi-même surgit originairement de ma possession du monde. » 46 Contrairement aux philosophies qui veulent réhabiliter le corps, Whitehead en montre le rôle primitif dans la

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perception car il est l’organe qui assure la mémoire du sentir : la perception par présentation immédiate ne suffit pas à rendre compte de l’identité du sujet alors que la causalité efficiente du corps permet de comprendre comment la présentation actuelle des entités dépend de l’expérience passé47. Dans Procès et réalité Whitehead part de l’expérience de la vision pour montrer comment dans une perception qui devrait manifester l’importance de la présentation immédiate, c’est la causalité efficiente qui explique la perception visuelle. Il reproche aux philosophes (Descartes, Locke, Hume et Kant) d’avoir réduit le corps et la causalité efficiente à un simple effet de la répétition des impressions subjectives dans la présentation immédiate. Le fameux problème humien concernant la causalité n’est qu’un faux problème provenant d’une erreur dans l’analyse de la perception réduite à la conscience des impressions faites par les choses sur le corps et l’esprit. Whitehead fait appel à des expériences plus proches de la vie : « Il est presque indécent d’attirer l’attention des philosophes sur les petites affaires de la vie de tous les jours, bien loin des sources traditionnelles du savoir philosophique, mais après tout ce sont les empiristes qui ont pris l’initiative d’en appeler à César. »48 Considérons l’expérience de l’individu qui cligne de l’œil : dans la perspective de l’analyse humienne, on a affaire à une suite ordonnée d’impressions se déroulant dans le mode de présentation immédiate commençant par la sensation de l’éclair lumineux, de la fermeture des yeux et finalement la sensation d’obscurité. Whitehead conteste le bien-fondé de cette analyse : « Selon la philosophie de l’organisme, l’individu fait aussi l’expérience d’un autre percept sur le mode de causalité efficiente. Il sent que les expériences de l’œil relatives à l’éclair sont la cause du clignement. L’individu lui-même ne conçoit aucun doute à ce sujet. De fait c’est le sentir de causalité qui rend l’individu apte à distinguer la priorité de l’éclair ; l’inversion par laquelle la séquence temporelle « éclair-clignement » devient la prémisse de la croyance à la causalité, trouve son origine dans la théorie pure. L’individu explique son expérience en disant : « L’éclair m’a fait cligner des yeux », et si l’on met en doute son énoncé, il ajoute : « Je le sais, parce que je l’ai senti. ». »49 Hume ne peut comprendre comment l’éclair fait cligner parce que les seuls percepts qu’il reconnaît sont ceux de la présentation immédiate. Dans ce cas on perçoit l’éclair lumineux, la sensation de fermeture des yeux, l’instant d’obscurité comme donnés instantanément. Whitehead ne fait que rappeler ce que sait depuis toujours le sens commun mais que certains philosophes ont négligé : ce n’est pas l’âme qui voit (Descartes) mais c’est l’œil comme organe corporel.

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Pour Hume, ce qui vient de l’œil est inconnaissable et il ne peut comprendre comment le sentir dépend du mode de la causalité efficiente. Ainsi l’analyse psychologique de la perception est indissociable de l’analyse physiologique mais pour Hume l’explication physiologique qui présuppose l’univers dont nous ne pouvons rien savoir ne peut engendrer qu’un tissu d’absurdités. Hume se condamne à ne pouvoir comprendre le clignement de l’œil que par ce qui est vu et senti dans l’immédiateté de présentation, à savoir l’éclair et le sentir du clignement. Mais Whitehead fait remarquer que ce que Hume a vraiment senti, c’est son habitude de cligner après les éclairs. La description du sentir de l’habitude doit inclure la causalité efficiente et par suite le corps sinon l’analyse perceptive confond habitude de sentir (Hume) avec sentir de l’habitude qui inclut le sentir de la causalité.

7.8. Hume et la causalité Whitehead pense que la conception humienne de la causalité souffre d’un préjugé : l’esprit qui perçoit serait une substance qui reçoit passivement des impressions à partir desquels se formerait l’univers des phénomènes. Les impressions ne seraient que des attributs de l’esprit : ainsi l’identité dans l’espace et le temps perd toute signification sans l’acte de synthèse de l’esprit. Voilà pourquoi l’analyse humienne de l’expérience perceptive s’en tient aux impressions qui relèvent de la présentation immédiate et ignore la seconde modalité de la perception, à savoir la causalité efficiente. Ensuite la présentation immédiate ne permet pas de savoir si les choses qui me sont présentées sont bien réelles. Whitehead croit que le privilège accordé à la présentation immédiate vient d’une conception erronée du temps réduit à n’être qu’une succession pure, simple forme de la présentation immédiate. Or l’expérience du temps montre l’immanence mutuelle des occasions d’expérience. Qu’il s’agisse de la causalité ou de la mémoire, on a toujours affaire au passé. L’expérience ne peut signifier l’action d’un sujet que parce que la mémoire, comme la causalité, implique que le passé vit dans le présent. Sans cette condition on ne pourrait comprendre comment l’action causale vient d’abord d’une action temporelle ni qu’il y ait autoproduction du sujet dans l’action de percevoir. Ainsi la causalité efficiente n’implique pas seulement le rapport immédiat d’une cause et de son effet mais renvoie à une série temporelle qui explique les habitudes ou l’uniformité de la nature. Il en résulte que le lien de l’expérience du temps à la causalité efficiente dépend autant de l’action du passé sur le présent que de celle du présent sur l’avenir.

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La causalité efficiente se donne à partir d’une expérience du temps qui est celle de la conformité du présent immédiat au passé immédiat. De là on pourra reconnaître aussi la conformité du fait présent au fait qui le précédait immédiatement. A la différence de la perception par présentation immédiate, ce type de perception ne tourne pas le sujet vers l’espace mais vers son corps et ainsi la perception par causalité efficiente agit dans tout organisme aussi élémentaire soit-il : « Je prétends que cette conformité du fait présent au passé immédiat est plus manifeste dans un comportement apparent et à un certain degré de la conscience, lorsque l’organisme est d’un niveau inférieur. Une fleur se tourne vers la lumière avec bien plus d’évidence qu’un être humain, et une pierre se conforme aux conditions que lui dicte le milieu extérieur avec bien plus d’évidence qu’une fleur. Un chien anticipe sur la conformité qu’aura le futur immédiat avec son activité présente, aussi manifestement qu’un homme. Il s’arrête aussi quand il s’agit de calculs et d’inférences compliquées. Jamais le chien n’agit comme si le futur immédiat n’avait rien à voir avec le présent. Et, s’il y a de l’irrésolution dans certaines actions, elle provient de la conscience d’un avenir qui se trouve dans un rapport quelque peu éloigné, et qui se combine à une incapacité d’évaluer le type précis auquel ce futur appartient. »50 Si cette donnée de l’expérience du temps a échappé à Descartes et à sa postérité, c’est parce que la conscience qui conditionne tout acte de perception et de jugement implique l’attention et par suite n’est possible qu’à partir du moment où le temps s’immobilise en un présent prélevé sur l’intuition pure du temps. Whitehead reproche à Hume et à Kant d’avoir soustrait la causalité à la perspective de la vie de la nature et de l’avoir cantonné à la seule présentation immédiate. Hume a réduit la vie immanente à l’expérience à des rapports d’impressions sensibles sans voir l’importance des transitions et transmissions qu’il identifie à de simples habitudes. Pourtant, dans la vie subjective, la mémoire tient une place primordiale car elle permet de comprendre non seulement l’immanence des moments du temps mais aussi l’identité personnelle. Ce que Whitehead appelle des occasions d’expérience n’a de sens que s’il y a une liaison interne du passé au présent et au futur tout comme le futur est contenu en puissance dans le passé sans qu’on puisse parler de déterminisme. Cette relation d’immanence des moments du temps à l’expérience s’applique non seulement à la mémoire mais aussi à la mémoire et à l’identité personnelle : « Le caractère général de cette relation observée explique à la fois la mémoire et l’identité personnelle. Causalité, mémoire, identité personnelle, sont autant d’aspects différents de la doctrine de l’immanence mutuelle des occasions d’expérience. » 51 La relation causale concerne bien des occasions d’expérience qui transitent entre passé, présent et avenir.

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Si le temps se donne à nous à partir de l’expérience, ce n’est pas la conscience de la succession des actes et des événements relatifs à ceux-ci qui peut nous donner ce qu’il y a de primitif. Qu’il s’agisse d’impressions ou de phénomènes, rien de ce qui est donné dans l’expérience n’est simple ou pur. Cette succession pure, objet d’une intuition spécifique selon Kant, résulte d’une abstraction : « La succession pure, elle, est une abstraction que nous tirons du rapport irréversible entre un arrangement passé et un présent qui en dérive. La notion de succession pure est analogue à celle de couleur. Il n’existe pas à vrai dire de couleur en soi, mais nous avons toujours affaire à une couleur quelconque déterminée, telle que du rouge ou du bleu. D’une manière analogue, il n’y a pas de succession pure, mais on se trouve toujours en face d’une relation fondamentale quelconque, particulière, en vertu de laquelle les termes se succèdent. La suite des nombres entiers est une suite, la succession des événements en est une autre. L’abstraction opérée sur ces successions nous donne la succession pure, abstraction du second ordre, générique, omettant le caractère temporel du temps et la relation numérique des nombres entiers. »52 Ainsi Hume et Kant n’ont pas saisi la véritable nature du temps parce qu’ils étaient prisonniers du principe de subjectivité qui lie la représentation au sujet. De ce préjugé résulte une analyse partielle de la causalité comme si tout ce qui arrivait pouvait résulter d’un rapport dans la présentation immédiate des entités. Il existe bien un lien entre causalité et temporalité mais à condition de comprendre que le temps c’est l’action du passé aussi bien dans la mémoire que dans la causalité. Ainsi la perception ne peut se réduire à la présentation immédiate : « Le caractère primitif de la perception est héritage. Ce qui est hérité est une tonalité du sentir accompagnée de la preuve de son origine : en d’autres termes, une tonalité vectorielle. »53

7.9. La transmission du sentir et le corps La philosophie classique a privilégié la représentation ne voyant dans la causalité qu’une relation entre entités sans parvenir à l’intégrer à la vie corporelle. Elle a toujours privilégié l’étude du produit indépendamment de sa genèse et de ses conditions naturelles d’existence. Incapable de comprendre le processus qui conduit de la matière à la vie, elle a posé un dualisme entre la matière comme substance étendue et l’esprit comme pensée et comme volonté, ce qui l’obligeait à réduire la connaissance à une vision qui ne retient des entités que le simple fait d’être présent. La perception actuelle d’une entité condense en quelque sorte l’histoire de

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cette entité ce qui exige l'introduction non seulement de la mémoire du sujet percevant mais celle de l’entité perçue. Ainsi le sentir physique quand il n’est pas réduit à la vision des qualités des choses révèle que la nature physique et physiologique ne se réduit pas à la pure réceptivité mais qu’elle est aussi transmission. Si la perception est liée à la mémoire et à l’immanence du temps, cela entraîne un rapport au futur : c’est le sens qu’on peut donner à la thèse du caractère vectoriel du sentir souvent réaffirmée par Whitehead : « La pure réceptivité et la pure transmission laissent place au déclenchement de la vie par lequel l’énergie se libère en des formes nouvelles. C’est pourquoi le donné transmis acquiert des sensibles dont l’adéquation est amplifiée ou dont le caractère est modifié par le passage du monde extérieur de degré inférieur à l’intimité du corps humain. Le donné transmis par la pierre devient la sensation tactile dans la main mais il conserve le caractère vectoriel de son origine dans la pierre. L’impression tactile dans la main est transmise au cerveau du sujet percevant avec son origine vectorielle provenant de la pierre. C’est pourquoi la perception finale est la perception de la pierre à travers le toucher de la main. Mais bien qu’elle soit obscurément ressentie, elle est présente.»54 La réceptivité n’est donc qu’un moment du procès perceptif dans la mesure où elle doit être liée à la force causale du passé et à l’appel du futur. Puisque la réceptivité demeure inséparable de la transmission, on peut dire que la perception directe est héritage55. Si la perception n’est pas simplement présentation mais prolongement du passé, c’est parce que les choses nous sont données avec leur histoire. Ce qui vaut pour le sentir physique qui éprouve la causalité efficiente avec le corps, vaut aussi pour le sentir mental qui appréhende la contemporanéité des choses dans l’espace. Quand le sentir mental devient un sentir conceptuel, le sujet fait l’expérience de la perception des objets qui ne serait pas possible sans une relation interne à des objets éternels (les couleurs par exemple). Dans ce cas la perception conserve son caractère de réceptivité et de transmission apparues dans le sentir physique et oblige la conscience à orienter les préhensions en fonction de l’héritage corporel. La perception de l’objet par présentation immédiate appelle une décision qui permet de définir ce qui est donné et par suite de dissocier ce qui est potentiel de ce qui est atomique. Dans notre expérience de la nature, les sentirs physiques excluent tout élément conceptuel mais la conscience n’est pas possible sans la synthèse inconsciente des sentirs physiques et conceptuels. Si le sentir conceptuel n’implique pas nécessairement la conscience, c’est parce que cette dernière ne joue aucun rôle constitutif dans la perception des objets. En revanche, comme le corps, elle a un rapport au passé distinct du rapport de

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conformité découvert à propos de l’expérience du temps. Si Whitehead tend à dissocier sentir conceptuel et conscience, c’est parce qu’il ne croit pas que la saisie d’un objet qui implique l’ingression d’un objet éternel requiert le jugement et la conscience qui le sous-tend : les préhensions qui remplacent les jugements ne sont possibles que s’il y a une « profonde alliance de la conscience et de la mémoire ».

7.10. Interprétation, projection et supplémentation Dans la présentation immédiate nous percevons les choses comme communauté de choses actuelles : le monde extérieur apparaît à partir de qualités ou données sensibles, couleurs, sons, saveurs qui expriment la relation du sujet percevant à l’objet perçu. Les données représentées ne peuvent être liées que du dedans (le sujet) alors que le lien de causalité efficiente qui assure la continuité de l’activité corporelle vient du procès du monde. Dans la perception on ne peut distinguer un moment qui serait l’appréhension du qualitatif (la couleur grise de la pierre) et un autre moment, celui du quantitatif (sa relation aux autres pierres à partir du continuum extensif) : comment dans les deux modes de perception se nouent l’aspect qualitatif et l’aspect quantitatif des données sensorielles ? L’analyse de cette question doit permettre de dépasser la critique de la bifurcation de la nature : si les qualités perçues ne sont pas simplement subjectives mais sont indissociables des relations spatiales, c’est parce que la perception des qualités, irréductible à la simple réceptivité, implique une interprétation qui est aussi une projection. L’idée de projection exclut toute relation temporelle entre un avant et un après mais aussi toute relation psychologique entre intériorité et extériorité. Le concept whiteheadien de projection reste très éloigné du concept freudien, dual du concept d’introjection. Whitehead attire l’attention sur le fait qu’une telle projection n’implique pas simplement qu’on parte de la sensation interne pour parvenir à la perception d’entités extérieures : « Il n’existe pas de sensations brutes éprouvées d’abord et « projetées » ensuite dans notre jambe dans la mesure où nous les y sentirions, pas plus qu’il n’y a de sensations brutes que nous puissions projeter sur un mur par le truchement d’une couleur. La projection fait intégralement corps avec la situation envisagée, elle est aussi originelle que la donnée sensible. Il serait tout aussi exact et tout aussi faux de parler de « projection » sur le mur, attendu que telle ou telle couleur est une propriété de ce mur. »56 La projection qui fait partie du procès perceptif ne peut être assimilée à une extériorisation57 : puisque présentation immédiate et causalité efficiente ont

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affaire au même donné, il faut en conclure que la préhension perceptive est une projection ou relation fonctionnelle entre données sensibles et relations géométriques. La conception whiteheadienne de la projection renvoie à la géométrie projective et à sa conception de l’espace. Le rôle essentiel dévolu à l’interprétation et à la projection pour comprendre la genèse du symbolisme pose le problème de la relation entre présentation immédiate et causalité efficiente et de leur rapport à l’espace. Il y aurait donc un système spatial, commun aux deux modes, seul apte à faire comprendre non seulement comment une couleur peut se rapporter à la fois à l’œil et à une région du monde extérieur mais aussi comment interagissent des êtres à l’intérieur d’une même unité géographique : « Les communautés qui ont une unité géographique sont en somme les premières que nous rencontrons. Si bas que nous descendions dans l’échelle des êtres, il subsiste un élément indispensable à la constitution d’une société, et c’est l’unité géographique qui provoque l’interaction étroite des individus. »58 Ainsi la référence symbolique entre les deux modalités de la perception n’est possible qu’en vertu du rapport organique du physique et du mental et, plus profondément encore, en raison de leur unité à l’intérieur d’ensembles ouverts qui se chevauchent ou s’incluent les unes dans les autres. Du pôle physique au pôle mental de l’expérience se manifeste un ordre ouvert duquel surgissent aussi bien les sociétés d’animaux supérieurs, des sociétés d’insectes que des groupements de molécules. Le rapport symbolique montre comment entre perception, interprétation et mémoire, agit la connexité propre au temps qui assure aussi bien l’identité du percevant que du perçu. Le symbolisme tel que l’entend Whitehead suppose non pas un code sous-jacent à la manière d’un métalangage mais une puissance qui a son origine dans le corps et la nature permettant de traduire les données sensorielles en images ou symboles. La notion de code comme ensemble de règles rappelle trop celle de programme et néglige la puissance immanente au procès perceptif. La conception logique du symbolisme tend à réduire le procès de la vie à une sorte d’inférence mécanique dans lequel le résultat dépend strictement des axiomes ou prémisses. Pour sortir de cette conception abstraite, il importe de comprendre le symbolisme comme un processus organique de projection59 qui accorde la perception comme conservation et transmission de ce qui est déjà (héritage) à la création : l’idée de rapport symbolique, appliqué à l’expérience perceptive s’accorde avec l’idée que la perception ne se limite pas au souvenir ou à l’anticipation mais qu’elle participe au procès d’invention du monde60. Whitehead distingue deux phases dans le procès perceptif : la première, dans laquelle la synthèse perceptive consiste en un sentir qui se manifeste

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comme réaction subjective : « A la phase réactionnelle, la couleur grise et les rapports géométriques qui s’établissent entre les trajets efficients matériels et les occasions contemporaines, ne donnaient lieu qu’à des sensations subjectives associées à des relations géométriques à peine pertinentes ; elles représentaient les qualités sensibles élémentaires, à la faveur desquelles le sujet percevant ne parvenait à distinguer tout au plus, et fort mal que des relations floues et indirectes à un monde extérieur. »61 Mais la perception ne se réduit pas simplement à la réponse immédiate d’un organisme car dès qu’intervient l’immédiateté de présentation, l’acte perceptif, qui est aussi interprétation, ajoute un supplément. D’où la seconde phase dite de supplémentation : « La phase de supplémentation rehausse la durée présentée en lui conférant une éclatante distinction, si bien que l’efficience confuse du monde extérieur indistinct propre au passé immédiat se trouve projetée sur les régions représentatives du passé contemporain. » 62 Ainsi les deux phases inhérentes à la perception se donnent comme passage du flou au distinct, de l’extériorité provenant de l’efficience du monde extérieur à l’immédiateté de perception qui souligne le rôle de la durée présente dans le donné. Il s’agit d’une impulsion propre à la vie qui, ne pouvant se réduire au couple action / réaction cherche toujours un surcroît de satisfaction. Ainsi la relation entre réaction et supplémentation prend le relais de la référence symbolique et permet de découvrir une forme particulière du rapport physique / mental. Tout organisme qui sent est sujet à ces deux phases ; les occasions inorganiques (atomes, molécules) sont soumises à la seule influence du passé : « Les occasions inorganiques sont seulement ce que le passé causal leur permet d’être. »63 Tout se passe comme si le rapport entre réaction et supplémentation supposait un certain rapport entre le passé propre à la causalité efficiente (corps) et le présent (esprit) dans le sujet percevant. Le passage du réactionnel à la supplémentation, le transfert de l’héritage du passé sur les régions distinctes de la durée présente dépend d’un « transfert symbolique. Il s’agit d’un acte qui préfigure le pouvoir d’invention dévolu à la vie et annonce en même temps l’analyse conceptuelle fondée sur le rapport entre réalisation et possibilité pure. Dans ce transfert, l’esprit semble amplifier, développer un processus naturel qui se produit dans les organismes vivants. La phase réactionnelle met en jeu la possibilité d’hériter du passé et la phase de supplémentation en projetant cet héritage sur ce qui se donne comme distinct, défini, disponible dans le présent. La possibilité d’un transfert symbolique provient donc de ce que les perceptions sur le mode de l’immédiateté de présentation semblent s’affranchir du rapport au passé et au futur : « Nous subissons nos percepts dans le mode de l’efficience, nous les ajustons dans le mode de l’immédiateté. »64

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Le corps ne peut plus être réduit à transmettre l’influence du milieu et le legs du passé. La supplémentation qui intervient dans les organismes pourvus de présentation immédiate consiste en une transition de l’extérieur (car le corps ne se distingue pas vraiment du milieu) à l’intérieur du corps qui transmet et amplifie l’énergie : « La pure réceptivité et la pure transmission laissent place au déclenchement de la vie par lequel l’énergie se libère en des formes nouvelles. C’est pourquoi le donné transmis acquiert des sensibles dont l’adéquation est amplifiée ou dont le caractère est modifié par le passage du monde extérieur de degré inférieur à l’intimité du corps humain. Le donné transmis par la pierre devient la sensation tactile dans la main, mais il conserve le caractère vectoriel de son origine dans la pierre. L’impression tactile dans la main est transmise au cerveau du sujet percevant avec son origine vectorielle provenant de la pierre. C’est pourquoi la perception finale est la perception de la pierre à travers le toucher de la main. Dans cette perception, la pierre est floue et peu significative si on la compare à la main. Mais, bien qu’elle soit obscurément ressentie, elle est présente. »65 La supplémentation provient donc du fait que le corps est un « amplificateur » complexe »66. Dans le sentir corporel se manifeste une amplification et une tension vers l’esprit : si les modalités pures de la perception n’interfèrent que dans l’expérience d’un sujet, il faut ajouter que cette amplification est canalisée. Ainsi la référence symbolique résultant de l’interférence entre présentation immédiate (référence) et causalité efficiente (inférence) apparaît comme la duale de l’ingression : si cette dernière permet de comprendre comment des possibles se réalisent, comment l’objet éternel gris entre en relation avec la pierre grise par une sorte d’individuation, la première permet de comprendre le mouvement inverse par lequel le réel donné dans la perception est le fruit d’une interprétation entendue comme projection du réel dans le possible. L’expérience perceptive n’est plus simplement l’occasion d’un jugement de perception mais repose sur une interprétation du procès entendu comme passage du possible au réel (individuation) et du réel au possible (interprétation). L’ingression et l’interprétation proviennent finalement du chiasme dans lequel se nouent la complétude propre à la présentation immédiate (son caractère scalaire) et l’incomplétude propre à la causalité efficiente (son caractère vectoriel).

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Notes 1

PNK, p. 1.

2

CN, p. 70.

3

CN, id.

4

CN, p. 71.

5

La théorie de la signifiance de l’expérience, qui vient de la relation primitive de l’espace et du temps dans l’événement, n’est pas sans rappeler la théorie stoïcienne des événements et des incorporels. 6

PNK, p. 12.

7

PNK, p. 13.

8

PNK, p. 183.

9

PNK, p. 185.

10

PNK, p. 188-9.

11

PR, p. 159 [81].

12

S, p. 37 [17-8].

13

S, p. 38 [20].

14

PR, p. 282 [168].

15

S, p. 44 [25-6].

16

S, p. 45 [26-7].

17

S, p. 46 [28].

18

Aventures d’idées (AI), p. 283.

19

S, p. 26 [4].

20

« Ainsi, la perception humaine est en général sujette à l’erreur, parce qu’elle est interprétation, au vu de ces éléments qui se présentent le plus clairement à la conscience. De fait, l’erreur est le signe distinctif des organismes supérieurs, elle est le maître d’école qui rend possible l’évolution et le progrès. Pour donner un exemple, l’unité de l’intelligence dans l’évolution consiste en ce que l’individu peut tirer parti de ses erreurs sans qu’elles l’anéantissent. » PR, 283 [163]. 21

S, p. 30 [9].

22

PR, p. 289 [173].

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23

« Ce sont les adjectifs qui expriment généralement — mais pas toujours — l’information qui provient du mode de l’immédiateté, tandis que les substantifs véhiculent les obscurs percepts du mode l’efficience. Ainsi « gris » renvoie à la forme grise qui se trouve immédiatement sous nos yeux ; ce percept est défini, limité, contrôlable, agréable ou non, sans rapport au passé, ni au futur….Le mot « pierre » est choisi à n’en pas douter, parce que sa dénotation aide à comprendre les percepts que l’on veut particulièrement signifier. Mais le mot est employer pour désigner des sentirs particuliers de causalité dans le passé immédiat. Ce sentir est vaguement localisé, identifié par conjecture à la localisation très définie du percept « gris ». » PR, p. 298 [179].

24

MP, p. 54.

25

S, p. 32 [11-12].

26

S, p. 29 [7-8].

27

« Le langage, de même, peut illustrer l’idée que relativement à un couple d’espèces correctement corrélées, il dépend de la constitution du sujet percevant d’assigner laquelle agit comme « symbole » et laquelle comme « signification ». Le terme forêt peut évoquer des souvenirs de forêt, mais également voir une forêt, s’en souvenir, peut évoquer le terme forêt. Il nous arrivé d’être embarrassé parce que l’expérience immédiate ne fait pas surgir le terme désiré. En un tel cas, le mot convenablement corrélé n’a pas réussi à imposer sa prégnance dans la constitution de notre expérience. » PR, p. 302 [182].

28

PR, p. 303 [183].

29

S, p. 36 [16-7].

30

S, p. 56 [39].

31

« En fait, il n’y a donc pas de démarcation rigoureuse entre la constitution physique et la constitution mentale de notre expérience. » S, p. 39-40 [20]. 32

S, p. 95 [87].

33

S, p. 45 [26-7].

34

AI, p. 248.

35

S, p. 37 [17-8].

36

MP, p. 44.

37

Parlant de cette théorie de l’interprétation des impressions sensibles, Whitehead fait la comparaison suivante : « Je pense quant à moi que vouloir fonder la compréhension philosophique sur cette base équivaudrait à vouloir comprendre la sociologie de la civilisation moderne à partir des feux de circulation routière. Les mouvements des

212

La philosophie spéculative de Whitehead

voitures sont conditionnés par ces signaux, mais ceux-ci ne sont pas les raisons de la circulation. » MP, p. 53. 38

Cette théorie de l’expression reste proche de celle de Leibniz. Elle s’en distingue par le fait que les monades leibniziennes, qui expriment non seulement les monades qui leur sont proches mais aussi inconsciemment tout l’univers, restent tributaires d’une conception de la substance comme être en soi et par soi. La théorie de l’entrexpression des monades suppose un système de relations métaempiriques qui contraste avec l’immanence de la relation d’expression à l’expérience corporelle et au sentir. 39

Helmholtz, « Über die Natur der menschlichen Sinnesempfindungen », 1852, p. 608 dans Wissenschaftliche Abhandlungen, Bd II, Leibzig, Barth, 1883. 40

Helmholtz, id.

41

Helmholtz, id, p. 609.

42

Helmholtz, id.

43

« Dans la fraction de seconde que dure la plus courte perception possible de lumière, des trillions de vibrations ont pris place, dont la première est séparée de la dernière par une intervalle énormément divisé. Votre perception si instantanée soit-elle, consiste en une incalculable multitude d’éléments remémorés, et, à vrai dire, toute perception est déjà mémoire. » Bergson, Matière et mémoire, ch. III, « De la survivance des images ». 44

« C'est dans la manière habituelle de rendre compte de la perception que résident les difficultés de la métaphysique moderne. Elles ont pour origine la même incompréhension qui a conduit aux catégories de substance et de qualité, ce mauvais rêve de la pensée. La Grecs voyaient une pierre, et voyaient qu'elle était grise. Ils ignoraient la physique moderne; mais les philosophes modernes débattent de la perception en fonction de catégories provenant des Grecs. Les grecs parlaient de la perception sous sa forme la plus élaborée et la plus sophistiquée, c'est-à-dire de la perception visuelle. » PR, p. 208-9 [117]. 45

« Pour trouver des exemples évidents du mode pur de causalité efficiente, nous devons recourir au viscéral et au mémoriel, et pour trouver des exemples du mode pur de l’immédiateté de présentation, nous devons recourir à ce qu’on nomme « illusions perceptives. Par exemple, l’image d’une pierre grise vue dans un miroir met en évidence l’espace situé dans le miroir ; les illusions visuelles causées par un délire ou par une excitation imaginative, mettent en évidence les espaces alentour ; la diplopie due au strabisme constitue un exemple analogue … ; les sensations des membres amputés mettent en évidence l’existence d’espaces qui s’étendent au-delà du corps actuel … » PR, p. 215 [122]. 46 47

PR, p. 158-9 [81].

« Il est évident que « la perception sur le mode de la causalité efficiente » n’est pas le type de perception sur lequel la tradition philosophique s’est le plus penchée. Les

Chapitre 7 — Philosophie symbolique

213

philosophes ont dédaigné l’information que leur transmettaient sur l’univers leurs sensations viscérales, et ont fait porter leur attention sur les sensations visuelles. » PR, p. 214 [120-1]. 48

PR, p. 291 [174].

49

PR, p. 292 [175].

50

S, p. 58 [41-42].

51

AI, p. 241.

52

S, p. 53 [35-36].

53

PR, p. 212 [119].

54

PR, p. 212 [120].

55

« Le caractère primitif de la perception directe est héritage. Ce qui est hérité est une tonalité du sentir accompagnée de la preuve de son origine : en d’autres termes, une tonalité vectorielle du sentir. Aux degrés supérieurs de la perception, la tonalité vague du sentir se différencie en divers types de sentir, ceux du toucher, de la vue, de l’odorat, etc, chacun d’eux étant transformé en une préhension définie de nexus tonaux contemporains par le dernier sujet percevant. » PR, p. 212 [119].

56

S, p. 34 [14].

57

PR, p. 289 [172-3].

58

S, p. 77 [64].

59

Wittgenstein a développé une idée assez proche de la projection, bien que dans un contexte différent, pour comprendre le rapport du langage à la réalité : « Tout peut être image de tout, si nous développons suffisamment le concept de l’image. Autrement nous devons expliquer ce que nous appelons l’image de quelque chose, et également ce que nous voulons encore appeler l’accord de la figurativité. Car ce que je disais revient en fait à ceci : toute projection quelque soit la méthode, doit avoir quelque chose de commun avec ce qui est projeté. » Grammaire philosophique, Gallimard, tr. fr, p. 171. 60

Bien que Bergson n’ait pas développé comme Whitehead de théorie du symbolique, il utilise fréquemment le terme « symbolique » dans un sens voisin de celui que lui donne Whitehead. La science projette des symboles pour fixer et figurer ce qui se donne dans la durée. La figuration symbolique indispensable à la connaissance scientifique provient de la projection du temps vécu et de la durée dans l’espace. Chez Whitehead, la causalité efficiente reste proche de l’activité du procès : le rapport symbolique provient aussi d’une projection du procès dans la présentation immédiate liée à l’espace. 61

PR, p. 289 [172].

62

PR, p. 289 [172].

63

PR, p. 295 [177].

214

La philosophie spéculative de Whitehead

64

PR, p. 297 [179].

65

PR, p. 212 [119-20].

66

PR, p. 211 [119].

Chapitre 8 L’incomplétude de la science La raison d'Ulysse et de Platon Whitehead rappelle souvent le lien de la pensée à la perception ce qui risque d’affecter sa conception de la science. En effet l’histoire des idées scientifiques montre une montée progressive vers l’abstraction : les théories scientifiques font de plus en plus appel aux axiomes et concepts abstraits. Si Whitehead reproche au « matérialisme scientifique » d’être abstrait, c’est parce qu’il croit que le mouvement naturel de la pensée doit aller autant du concret à l’abstrait que de l’abstrait au concret. La science requiert à la fois la perception, qui assure qu’on part de données et non de fictions, et la pensée, qui ouvre le savoir à la généralité des lois et des objets. Mais comme la perception est un événement qui requiert de la durée, elle reste prise dans le flux événementiel : comment peut-on s’élever à la généralité des lois qui impliquent régularité et permanence ? Comprendre la pensée du point de vue de la science et de la philosophie n’implique plus simplement l’analyse du rapport du concret à l’abstrait, mais aussi la prise en compte de la direction de la nature. Pour penser la nature, il faut s’installer dans la durée qui implique à la fois changement et permanence. Comment la science peut-elle penser la nature si la nature passe et s’étend dans l’espace et le temps ? Le rapport de la perception à la pensée prend la forme d’un passage de la durée au temps, du fait aux lois, de l’événementiel à l’objet comme si l’extension de la nature produisait une sorte d’écho des faits appréhendés dans la conscience sensible. La généralité inductive qui fait passer de la perception à la pensée résulterait d’une montée sémantique vers la généralité abstraite et d’un remplissement de la couche événementielle vécue par les différentes espèces d’objets. Comment la pensée peut-elle atteindre la généralité sans rompre son lien originaire à la perception ? Comment l’induction qui est le mouvement même de la pensée dépend-elle de l’extension du monde ? Ainsi se dessine une sorte d’action mimétique de la pensée qui par la voie inductive et déductive reproduirait le mouvement d’avancée créatrice de la nature. L’induction traduirait à la fois l’extension de la nature et sa nécessaire individuation par les différents types d’objets et événements.

216

La philosophie spéculative de Whitehead

Dans ce rapport entre le concret et l’abstrait, la pensée se trouve prise entre l’induction qui conduit à la généralité des lois et la déduction qui cherche à comprendre l’entité actuelle à partir de schèmes ou d’hypothèses. Ainsi l’ordre de la pensée et de la science ne peut être compris ni comme un mouvement ascendant, ni comme un mouvement descendant mais comme un rapport à la fois oscillatoire et orienté à partir d’hypothèses, de formes, d’objets. Comment la pensée peut-elle organiser la perception et avancer dans sa recherche d’objets et de lois ?

8.1. Science entre théorie et pratique On ne peut comprendre la pensée en la déduisant d’une science particulière que ce soit la mathématique, la métaphysique ou même la théologie. Il y a pensée partout où intervient l’organisation tant du point de vue théorique que pratique : « La pensée organisée est la base de l’action organisée »1 Par organisation, il faut entendre une certaine disposition d’éléments dont les relations mutuelles révèlent une qualité donnée. On peut donc parler d’organisation de la pensée pour toute théorie qu’elle soit scientifique, philosophique ou artistique : « Un poème épique est un triomphe d’organisation, c’est-à-dire, un triomphe de l’événement invraisemblable de son être de bon poème épique. C’est l’organisation réussie de sonorités multiples des mots, d’associations de mots, de souvenirs de différents événements et sentiments se produisant habituellement dans la vie, combinés au récit particulier de grands événements : le tout disposé de manière à susciter des émotions qui, comme l’a montré Milton, sont simples, voluptueuses et passionnantes. »2 L’art, comme la science, peut être considéré comme un cas particulier d’organisation de la pensée. Celle que pratique la science relève d’un type différent de celui de la poésie ou même de la philosophie. L’importance donnée à l’ordre, tant dans l’étude des mathématiques (géométrie projective) que de la physique (séries d’espaces instantanés, strates de durée), permet de supposer une harmonie cachée entre pensée et perception puisque l’ordre découvert par l’esprit ne peut être dissocié de l’ordre de l’univers. Sa conception de la science se trouve aux antipodes de la pensée critique qui construit l’ordre de l’expérience à partir de l’ordre phénoménal subjectif. Dans la philosophie critique qui met le jugement au centre de la connaissance (« penser c’est juger »), il faut supposer une subjectivité réduite à une simple condition formelle. Au contraire, dans la philosophie de la nature, la pensée n’a pas pour fonction d’assurer la cohérence du contenu du jugement mais plutôt de compléter l’appréhension de la multiplicité saisie dans l’expérience. Si on réduit l’ordre à celui d’une

Chapitre 8 — L’incomplétude de la science

217

raison qui ne trouve dans les choses que ce qu’elle y a mis, il faut en conclure que la raison ne peut renvoyer qu’à elle-même. On entre alors dans la sphère de l’autoconstitution, de l’autofondation de la connaissance qui conduit à réduire l’objet à un phénomène. Dans la philosophie naturelle, le rapport de la forme au contenu renvoie à une conception de l’expérience fondée sur la durée qui manifeste l’extension de la nature et du sujet qui l’appréhende3. L’objet est senti conceptuellement à partir d’ensembles de durées comprenant des événements. Pour être conforme à l’idée naturaliste de la perception, le terme construction devrait signifier l’organisation du contenu à l’occasion de la perception. Il ne peut s’agir d’une construction subjective a priori car le but ultime de la science, comme le souligne The Principle of Relativty, est de décrire le sensible dans les termes mêmes du sensible. Whitehead rompt avec l’idée de la science comme théorie ou contemplation et, à la suite de Bergson et James, il souligne son lien à l’action. Le besoin de connaître vient des problèmes posés par la vie. On ne peut savoir en vérité que si le succès de l’action prolonge le sentir conceptuel dont part la pensée. La science ne peut être envisagée du seul point de vue de la théorie. Ignorer la dimension pratique signifierait que nous pourrions connaître sans chercher à vouloir réaliser nos fins. Personne ne peut croire qu’on peut chercher à connaître les propriétés de l’azote sans penser aux applications. Il ne saurait être question non plus d’établir une sorte de hiérarchie entre théorie et pratique. A travers ce rapport complémentaire se dessine le rapport de la perception à la pensée. La pratique ne dépend pas seulement de son succès mais aussi de la théorie. Ce rapport de la pratique à la théorie dépend d’une méthode mais souvent aussi d’événements, de chances qui ont permis de construire et d’organiser le donné de la perception. On ne peut plus considérer le théoricien comme un homme vivant avec ses idées et perdu dans les nuages. Sa raison d’être c’est de parvenir à formuler les règles de production des événements. Pour réussir, le théoricien doit rester attentif aux événements immédiats et reconstruire l’objet par le pouvoir schématique de la pensée. Ce rapport de la théorie à la pratique dans la science dérive des rapports de la pensée homogène à la pensée hétérogène : la pensée scientifique ou philosophique ne peut consister dans un retrait par rapport au donné de manière à s’assurer de sa vérité à partir de la conscience réflexive4. Ainsi la science ne peut pas plus dissocier la théorie de la pratique que la philosophie ne peut dissocier l’essence de l’existence, la puissance et l’actualité. On peut comprendre le rapport de la pensée à l’expérience comme une construction à condition qu’elle ne soit pas simplement subjective.

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La philosophie spéculative de Whitehead

Construire c’est à la fois expérimenter, imaginer, schématiser afin de comprendre que l’objet n’est pas simplement un phénomène pour le sujet mais qu’il se donne à nous dans l’expérience. Whitehead recourt à des métaphores telles que le décollage ou l’atterrissage pour exprimer la double nature de la pensée, prise entre l’envolée spéculative et la nécessité de recourir à la pratique : « Ainsi, l’envolée spéculative trouve sa vérification suprême quand elle aboutit à l’établissement d’une technique pratique destinée à des fins bien attestées et quand le système spéculatif se maintient en tant qu’élucidation de cette technique. De cette façon, il y a un progrès de la pensée à la pratique et une régression de la pratique à cette même pensée. Cette interaction de la pensée et de la pratique est l’autorité suprême. C’est le contrôle qui permet de réprimer le charlatanisme de la spéculation. »5 La science qui reste l’affaire de la pensée ne peut donc se réduire à la seule construction de concepts : elle part de la durée et des événements pour s’élever à la préhension d’objets. Il ne s’agit ni d’un positivisme qui réduit la tâche de la science à la description événementielle, ni d’un réalisme qui part des objets comme s’ils se suffisaient à euxmêmes. En fait on ne peut parler de construction d’objets que si la construction implique aussi une genèse qui ne soit pas simplement sous surveillance de la vie subjective consciente. Dans la perspective d’une philosophie naturelle il ne peut y avoir autoconstitution de la pensée par elle-même : la pensée du procès doit correspondre au procès de la pensée et ce procès ne peut être dissocié de celui par lequel le monde avance.

8.1.1. Les faits entre le concret et l’abstrait Whitehead rappelle souvent la nécessité de partir des « faits irréductibles et obstinés » et de découvrir des principes généraux : « De tout temps et en tout lieu, il s’est trouvé des hommes pratiques pour s’attaquer aux « faits irréductibles et obstinés » ; de tout temps et en tout lieu, il s’est trouvé des hommes au tempérament de philosophe pour s’attaquer à l’élaboration de principes généraux. »6. Qu’il s’agisse de philosophie ou de science, il n’est pas possible de penser sans relation des faits aux principes, sans « passage » du concret à l’abstrait. Si la généralisation et l’abstraction sont le ressort de toute pensée, cela ne signifie pas que l’enquête de Whitehead reste dans le cadre d’une épistémologie : il ne s’agit pas de comprendre la connaissance à partir d’une théorie qui serait une métaconnaissance mais plutôt d’expliciter le passage qui conduit de la perception des faits à la conception des principes étant entendu que faits et principes, percepts et concepts proviennent du sentir immanent à toute occasion d’expérience. La philosophie naturelle dépasse le cadre trop étroit d’une épistémologie qui s’en tient le plus souvent à la méthode, abandonnant les questions d’objet à la métaphysique.

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De là surgit un double problème : en quel sens les faits peuvent-ils constituer un donné concret ? Que présuppose ce passage du concret à l’abstrait qu’on a souvent assimilé à l’induction ? Il s’agira de montrer qu’en partant des faits irréductibles et obstinés, la science ne s’enferme pas dans le positivisme et, qu’en faisant appel aux principes, elle ne s’abandonne pas aux conventions mais découvre un ordre non seulement dans l’univers mais dans le détail des choses. Dans l’appréhension d’un fait interviennent à la fois des facteurs physiques et des facteurs mentaux ce qui rend impossible la séparation du psychique et du physique. Contrairement à Russell qui croyait plus à la logique qu’à la psychologie pour élucider l’expérience, Whitehead fait appel à une psychologie naturaliste. Sur ce point on peut constater combien son analyse du fait mettant en relation d’autres faits est proche de celle de Mach. Bien que ce dernier soit considéré comme un positiviste, sa conception de la science repose aussi sur le primat du sentir mais à la différence de Whitehead il rejette la notion de réalité qu'il juge métaphysique7. Pour l’un comme pour l’autre, les faits ne sont pas d’abord conçus mais perçus et dire qu’un corps est électrique, ce n’est pas projeter ou appliquer l’attribut électrique à la perception d’une substance mais c’est mobiliser les souvenirs liés à certaines expériences d’attraction par exemple. La perception d’un fait comme électrique est inséparable de la perception possible du même fait comme mécanique : « Or il peut être important de reconnaître qu’il n’existe pas de fait électrique spécifique ; qu’un tel fait pourrait tout aussi bien, par exemple, être regardé comme mécanique, chimique ou thermique ; ou plutôt, que tous les faits physiques sont constitués en dernière analyse des mêmes éléments sensoriels (couleurs, pressions, espaces, temps) et que la désignation « électrique » nous remet seulement en mémoire une forme spéciale, dans laquelle en premier lieu nous avons pris connaissance de ce fait. »8 Dans la perception sensorielle les faits se donnent comme ensemble et incluent une richesse infinie et une complexité inépuisable. Whitehead reconnaît avec Mach cette liaison des faits dans l’expérience mais il conçoit différemment le processus psychologique d’abstraction. Pour comprendre le processus par lequel des faits se découvrent dans notre expérience perceptive, il cherche une forme de préhension qui montre la relation interne de la recherche (appât du sentir) et de la découverte (le donné). Il reconnaît à la curiosité un rôle primordial dans ce processus qui distingue et en même temps relie les faits à des principes : « Dans le sens le plus noble dans lequel il est utilisé ici, ce mot signifie le désir profond de la raison que soient compris les faits distingués dans l’expérience. Il signifie le refus de se satisfaire du seul fatras des faits, ou encore de la seule

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La philosophie spéculative de Whitehead

habitude routinière : le premier pas en science et en philosophie a été fait lorsque l’on compris que chaque routine exemplifie un principe susceptible d’être formulé à part de ses exemplifications particulières. La curiosité, qui est le taon délogeant la civilisation de ses anciennes sécurités, est ce désir d’établir les principes dans leur abstraction. » 9 Dans la curiosité se manifeste le lien du présent au futur grâce à l’appât du sentir. Mach pense que le passage du concret à l’abstrait commence lorsqu’on veut « représenter » un fait dans ce qu’il appelle l’idéation car la « représentation » implique la substitution d’un élément simple à ce qui se donne comme complexe : pour représenter des faits, il faut les transposer du domaine de la sensation à celui de la pensée par un processus de simplification ou d’économie. Ainsi se produit l’esquisse ou la schématisation d’un fait qui consiste à trouver une loi de correspondance entre le maximum de contenu sensible et le minimum de relations. Whitehead reconnaît avec Mach la liaison des faits dans l’expérience mais conçoit différemment le processus psychologique d’abstraction. La distinction habitude / principe, concret / abstrait, n’exige pas un processus de simplification mais un acte dans lequel l’abstrait est senti dans sa généralité tout comme est senti le concret. Ce qu’il appelle le sentir conceptuel, qui permet de sentir en fonction des données de la mémoire, n’implique pas l’activité subjective mais l’attraction de l’objet pour un sujet. L’objet se donne en s’investissant dans la sphère subjective et la couche événementielle qui forme la nappe du concret. Nous avons donc à sauver les faits tels qu’ils sont des faits tels qu’ils nous apparaissent, à restituer les faits dans ce qui en avait été écarté.

8.1.2. Le « fait complet » Dans le cadre de la philosophie naturelle, il importe de comprendre et classer les faits car ce sont des entités qui, comme toutes les entités, se donnent en relation avec d’autres faits mais aussi avec les facteurs qu’ils incluent. L’espace, le temps, les événements particules sont des entités naturelles parce qu’ils sont saisis à partir de la conscience sensible des faits. Les faits, donnés dans la durée, partagent avec elle une sorte de généralité qui vient de ce qu’ils sont donnés globalement : l’analyse conduit ainsi des faits aux facteurs et de la durée aux événements. S’il s’agit du temps, on dira que la généralité du fait vient de ce que quelque chose se passe ou qu’une occasion se produit. Une première analyse de ce fait général révèle en lui une relation entre ce qui est discerné et discernable, ce qui est perçu immédiatement et ce qui l’est indirectement. A ce niveau d’analyse on obtient un fait général qui renvoie à des entités perçues directement et d’autres indirectement. Bien qu’appréhendé à partir de la conscience

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sensible, le fait reste abstrait dans la mesure où il se donne à partir de sens spécifiques qui le dévoilent différemment en raison de son lien à différents espaces : « Chaque type de sens a son groupe propre d’entités distinctes qui sont connues comme en relation avec des entités non discernées par ce sens. Par exemple, nous voyons quelque chose que nous ne touchons pas et nous touchons quelque chose que nous ne voyons pas, et nous avons un sens général des relations spatiales entre l’entité dévoilée à la vue et l’entité dévoilée au toucher. Ainsi d’abord chacune de ces deux entités est connue comme un relatum dans le système général des relations spatiales et ensuite la relation mutuelle particulière de ces deux entités liées l’une à l’autre dans ce système général, est déterminée. »10 La référence à la vue ou au toucher peut changer la nature du fait. Il ne peut y avoir concordance que si le fait inclut la perception de la relation interne de l’entité et du lieu, du discerné et du discernable : « Une entité simplement connue comme spatialement reliée à une entité discernée, est ce que nous mettons sous l’idée simple de lieu. Le concept de lieu marque le dévoilement dans la conscience sensible d’entités naturelles connues seulement par leurs relations spatiales à des entités discernées. Le discernable se révèle ainsi au moyen de ses relations avec le discerné. »11 La théorie whiteheadienne du fait général complet ne peut être dissociée de la théorie de la localisation : dans chaque cas il s’agit de découvrir, par delà les relations externes des faits aux autres faits, la relation interne du fait à ses facteurs, de la chose à son lieu, de la cause à l’effet. Cela n’a de sens que s’il existe une activité interne de transition qui assure le passage et l’extension de la chose de son lieu vers d’autres lieux. La relation du discerné au discernable, profondément différente de la relation du connaissable à l’inconnaissable, rend possible la philosophie naturelle comme alliance de la philosophie et de la science. Dans la mesure où la notion de fait n’est pas le résultat d’une construction ou abstraction préalable au savoir, elle s’enracine dans les relations entre entités qui se dévoilent au cours du processus perceptif et elle s’étend naturellement à toute forme de discours rationnel qu’il s’agisse de l’art ou de la philosophie. Si le discours poétique peut prétendre autant à la vérité que le discours scientifique, c’est parce que science et poésie sont tournées vers les entités naturelles à partir d’occasions d’expérience. Par suite de cette relation interne de l’homme à la nature, ni la poésie, ni la philosophie ne se réduisent à des exercices de langage : toutes deux peuvent énoncer des faits sur la nature que la science confirme ou infirme. Ainsi contre le matérialisme ambiant qui réduit la nature à la matière et à l’étendue, Shelley affirme le caractère organique de la nature, le fait que les couleurs ne sont pas de simples qualités secondes mais lui appartiennent de plein droit : « Pour le poète, la nature est, en essence, faite d’organismes et

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La philosophie spéculative de Whitehead

fonctionne avec le plein contenu de notre expérience perceptuelle. Nous sommes à ce point habitués à ignorer l’implication de la doctrine scientifique orthodoxe, qu’il est difficile de mettre en évidence la critique dont elle fait de la sorte l’objet. »12 Dans un autre poème, son évocation de l’univers fait appel à une forme d’idéalisme qui pourrait évoquer à la fois Berkeley, Kant et Platon. A l’occasion d’une expérience perceptive, des qualités comme les couleurs, ne s’appliquent pas à une matière mais émergent en quelque sorte du donné. Whitehead considère que les philosophies d’inspiration platonicienne ont bien compris comment un fait n’est « fait » que par les formes et comment ces formes rendent possible le procès des faits à partir des relations. A la différence des objets éternels qui font une incursion dans les données de l’expérience, les formes qui définissent le fait sont découvertes par le travail de l’imagination qui vise à compléter les données : « Toute philosophie est imprégnée par un fond imaginatif secret, qui n’émerge jamais dans son système de raisonnement. » 13 Sans l’imagination il ne serait pas possible de voir comment certains facteurs issus de la pensée imaginative complètent les faits de manière à former un « fait complet ». Platon a mis en lumière le lien de toutes les composantes constituant le fait : « Voilà des siècles que Platon devina les sept facteurs essentiels impliqués dans les faits : les Idées, les Eléments physiques, la Psychè , l’Eros, l’Harmonie, les Relations mathématiques, le Réceptacle. Tous les systèmes philosophiques sont autant de tentatives en vue d’exprimer l’entrelacement de ces composantes.»14 A la différence de l’imagination transcendantale, l’imagination naturaliste est une véritable expérimentation guidée par la curiosité et par la satisfaction de découvrir ce qui était donné dans une simple préhension. Ainsi le recours aux faits s’impose non seulement au discours de la science mais à tout discours qu’il soit philosophique ou littéraire. Bien qu’ils soient le point de départ de toute pensée, ils ne sont ni nécessaires, ni universels et par suite ils ne peuvent former un système. Les faits qui donnent naissance à la science et à la philosophie ne peuvent être ni dissociés des activités physiques et mentales, ni isolés de la nature puisqu’ils doivent être sentis autant que conçus.

8.1.3. Du fait à la loi La notion de loi, qui implique régularité et permanence, est tout aussi indispensable à la pensée. Les régularités cycliques, si importantes dans la nature et la vie, montrent bien que, par delà la diversité des faits, il faut supposer des répétitions : « Sans un élément de loi, il ne reste qu’une masse de détails sans aucun point de comparaison avec une autre masse

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semblable, que celle-ci soit dans le passé, dans le futur ou dans le présent qui nous environne. » 15 Dans le chapitre VIII de Aventures d’idées, Whitehead examine les cosmologies en fonction de leur conception de la loi de la nature et il en distingue quatre. En premier lieu, il mentionne la loi immanence qui présuppose une correspondance entre l’ordre de la nature et les caractères des choses réelles. Dans cette perspective l’essence des choses se manifeste par leurs relations internes. Ensuite, dans d’autres circonstances, la loi apparaît sous la forme du commandement. Les constituants ultimes de la nature forment des entités séparées et interagissent à partir de relations externes. Dans ce cas les lois mettent en relation des entités séparées qui n’ont besoin que d’elles-mêmes pour exister. Mais pour fonder la cohésion d’un monde dans lequel les entités n’ont que des relations externes, il faut supposer un Dieu qui de l’extérieur leur donne unité et cohérence. Le dieu cartésien qui crée le monde à partir de sa volonté ou le dieu de Newton illustrent la conception de la loi commandement. Enfin la conception positiviste de la loi part de l’observation et découvre des structures dans la succession des choses naturelles : pour Whitehead la conception positiviste de la loi se fonde sur la simple description. En dernier lieu, la plus récente des conceptions de la loi réduit la spéculation libre de l’esprit sur la nature à une interprétation. Whitehead pense sans doute à la conception axiomatique et formaliste des mathématiques, développée par Hilbert et propagée par certains théoriciens de la physique quantique qui ont surtout affaire à des formalismes mathématiques abstraits. La science dépend ici de la libre activité de l’esprit posant des conditions logiques qui rendent possible la reconnaissance des objets dans un modèle satisfaisant ces conditions. La conception positiviste de la loi et de la science se fonde donc sur le primat de la description et les lois ne sont que l’énoncé des corrélations observées entre des faits. Si pour les positivistes les lois résultent d’une construction logique, pour Whitehead elles proviennent avant tout d’une construction qui s’organise à partir des données perceptives. La théorie ondulatoire de la lumière, qui, aux yeux de Whitehead, est une excellente théorie, ignore la perception de la couleur16 mais reste une pensée abstraite empreinte de positivisme.

8.1.4. De la loi formule à la loi modèle Dans la perspective positiviste, les lois deviennent des conventions semblables aux axiomes de la conception hilbertienne du fondement des mathématiques. Si on suppose que la science doit se contenter de décrire l’expérience, la généralité de la loi se réduit à la généralité d’une formule

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La philosophie spéculative de Whitehead

mathématique qui permet au mieux de prédire certaines expériences à venir. Mais la loi formule, qui suppose la construction d’instruments susceptibles de vérifier la théorie, reste extérieure à l’expérience : « Mais que fait la formule ? Elle peut avoir quelque rapport à la série d’expériences dans l’esprit de quelque homme de science, série exprimant la transition à partir des expériences visuelles originelles jusqu’à son plaisir final lorsqu’il écoute un excellent orchestre. La doctrine semble peu vraisemblable et outrée. Je peux l’imaginer par un effort de l’esprit, mais nous devons nous rendre compte de la multitude ignorante qui possède des instruments de radio. Elle ignore tout des expériences originelles, de l’endroit où se trouve l’orchestre et le laboratoire de radio, du mécanisme interne tant de la station génératrice que de son propre appareil de radio. Que peut bien avoir à faire une simple formule mathématique avec les expériences de cette multitude d’auditeurs dotés de cette ignorance généralisée et prenant leur repos après un bon dîner et une journée de dur labeur ? » 17 Whitehead qualifie cette conception de la loi d’incantation magique et la juge infantile18 parce qu’elle accorde au langage un pouvoir non pas de construire et d’organiser l’expérience mais de produire les qualités qu’on y découvre. Les formules du calcul se donnent dans des énoncés qui ne peuvent être vrais que si elles se rapportent à d’autres énoncés ce qui conduit à ignorer le lien de ces énoncés aux entités naturelles qui les vérifient. La relation d’un énoncé à l’autre est réduite à l’implication matérielle mais rien ne garantit que cette relation logique corresponde à la perception de faits. Whitehead reste étranger à cette conception positiviste et formaliste de la science, fondée sur la possibilité de déduire le contenu de pensée à partir d’axiomes imposant certaines conditions pour construire un domaine d’objets. En liant la théorie à la pratique, il relie la science appliquée à la science pure. Seules l’application et la pratique permettent de parler de vérité. Si la loi repose seulement sur des conventions, elle ne peut retrouver son lien aux faits. Toute loi est finie, autrement dit relative à un domaine d’objets : « Les formules de Newton n’étaient pas fausses, elles étaient affirmées sans réserve. Les formules d’Einstein ne sont pas fausses, elles sont affirmées sans réserve. Nous connaissons maintenant les limitations des formules de Newton, mais nous ignorons les limitations des formules d’Einstein. Dans la recherche scientifique, la question « Est-ce vrai ou faux » est généralement hors de propos. La question importante est de savoir dans quelles circonstances la formule est vraie et dans quelles circonstances elle est fausse. Si les cas où elle est vraie sont rares, sans importance ou inconnus, nous pouvons dire, avec suffisamment d’exactitude pour l’usage quotidien que la formule est fausse. » 19 Si la loi ne peut être vraie ou fausse, c’est parce qu’elle est suspendue à des

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hypothèses qui peuvent toujours être remises en cause. Elle résulte d’un processus d’approximation que l’on retrouve dans la méthode d’abstraction extensive pour atteindre les particules événements à partir d’une sorte de passage à la limite. Cependant Whitehead ne rejette pas la conception hypothético-déductive de la science que l’on retrouve aussi bien chez Duhem que chez Platon, dans l’astronomie que dans les mathématiques. La conception positiviste de la science comme langue bien faite réduit la science à deux composantes linguistiques, l’une partant de la description et l’autre de l’explication. Elles forment des espèces de langage (langage théorique et langage observattionnel) qui ignorent la relation de la science aux entités. Whitehead rejette catégoriquement la conception des lois formée à partir de conventions linguistiques. La reconstruction des faits dans la pensée n’a de sens que si les lois, les formules et les énoncés renvoient à des entités naturelles : « Je soutiens la position évidente selon laquelle les lois scientifiques, si elles sont vraies, sont des énoncés portant sur des entités dont nous prenons connaissance comme étant dans la nature ; et selon laquelle, si les entités auxquelles les énoncés renvoient ne se trouvent pas dans la nature, les énoncés qui s’y rapportent n’ont de rapport à aucune occurrence purement naturelle. Ainsi les molécules et les électrons de la théorie scientifique, dans la mesure où la science a correctement formulé ses lois, sont tous des facteurs qu’on doit trouver dans la nature. Les électrons ne sont hypothétiques que dans la mesure où nous ne sommes pas tout à fait sûrs que la théorie des électrons soit vraie. »20 La notion de loi implique la notion de fait et cette dernière celle de facteurs : on ne peut donc poser des lois à partir d’hypothèses ou d’axiomes que si elles incluent les faits et leurs facteurs. Les lois dépendent de la théorie qui n’est toujours que partiellement vérifiée. Aussi l’existence d’entités telles que les électrons dépend de la théorie atomique mais cette théorie ne peut prétendre être vraie que s’il existe des atomes, des électrons, des quarks, etc. La critique whiteheadienne du positivisme ne rejette pas l’appel aux nombres, à la quantité et à la mesure mais elle souligne que cette approche est incomplète tant qu’on n’a pas introduit la notion de modèle dans la science. Dans le cas d’un agrégat d’atomes de carbone et d’oxygène en nombre défini, on peut se poser plusieurs questions concernant la quantité d’oxygène et de carbone libre, d’oxyde de carbone et de gaz carbonique : « Les réponses à certaines de ces questions, jointes aux quantités totales présupposées d’oxygène et de carbone, détermineront les autres réponses. Mais, même en tenant compte de cette détermination mutuelle, il y aura un très grand nombre de modèles différents pour un mélange d’une quelconque quantité raisonnable de carbone et d’oxygène. Et même quand

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le modèle purement chimique est établi, et qu’est donnée la région contenant le mélange, il y aura un nombre indéterminé de modèles régionaux pour la distribution des substances chimiques à l’intérieur de la région qui les contient. Au-delà des questions de quantité se posent donc des questions de modèle qui sont essentielles à la compréhension de la nature. Sans un modèle présupposé, la quantité ne détermine rien. »21 Si Whitehead souligne l’importance de cette conception du modèle, c’est qu’elle tient compte des différentes modalités par lesquelles les choses sont ensemble. Les entités appréhendées dans le donné se découvrent dans un nexus formé de relations entre facteurs ; l’événement comme l’objet, le fait comme la loi ne sont possibles qu’à partir de l’interconnexion des facteurs dans les faits et des faits dans les lois. La loi formule demeure impuissante à traduire l’aspect de l’être-ensemble, de la connexité inhérente à la nature car elle réduit toute relation à des liaisons entre symboles logico-linguistiques, ignorant ainsi l’insertion de la science dans la nature et le monde. Si la loi formule s’en tient à la simple relation d’implication entre énoncés, la loi modèle prend en compte le caractère relationnel et donc ensembliste de la préhension des entités. On peut dire que la fonction de la loi-modèle rend compte du caractère réaliste de la science qui insère les faits dans le tissu des facteurs et événements de la nature. Toute entité étant appréhendée dans la durée devient un sousensemble inclus dans d’autres sous-ensembles. La loi-modèle prend en compte le fait que les entités, quelles qu’elle soient, existent en société.

8.2. La construction scientifique comme relation entre description et explication L’objectif principal du positivisme est de restreindre le sens du mot science de manière à ce qu’il s’applique uniquement à une démarche hypothéticodéductive. Duhem voyait cette méthode à l’œuvre dans l’astronomie grecque qui visait d’abord à « sauver les apparences ». Pour Platon, la connaissance de l’intelligible (astronomie et mathématique) commence par sauver les phénomènes en trouvant des hypothèses adéquates pour la description des apparences et ensuite la dialectique permet de passer des hypothèses aux Idées qui expliquent et expriment les choses dans la mesure où elles participent aux apparences. La dialectique pour Platon, la métaphysique pour Duhem, prétendent atteindre une connaissance qui ne serait plus descriptive, en prise avec les faits, mais explicative en faisant appel à des entités existant indépendamment de la théorie. D’une manière générale le positivisme rejette toute pensée spéculative : « La grande école de pensée positiviste, dont l’épopée est le poème de Lucrèce, règne

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souverainement de nos jours dans le domaine scientifique. Son propos est de s’en tenir au fait, et d’écarter toute spéculation. Malheureusement, parmi toutes les diverses écoles de pensée, c’est celle qui est le moins en mesure de supporter la confrontation avec les faits. Elle n’a jamais été suivie. Elle ne peut jamais l’être, ne fournissant aucune base pour aucune prévision du futur sur quoi échafauder un projet. » 22 L’épistémologie d’inspiration positiviste privilégie la question de la méthode au détriment de celle de l’objet ce qui la rend étrangère à la philosophie naturelle qui prétend atteindre la Nature entière dans la perception d’une durée. La théorie de Lucrèce, qu’on pourrait à première vue assimiler à une sorte de philosophie naturelle, représente le premier exemple de description positiviste. Sa cosmologie accorde une place importante au hasard dans la trajectoire des atomes : « Les parcours des molécules peuvent être attribués au pur hasard : ils obéissent à une distribution de hasard, chaque parcours étant entièrement séparé de tout autre, et chaque continuation de parcours restant indépendante de la partie antérieure de ce même parcours. De la sorte, le monde que nous connaissons manifeste à notre perception confuse un enchevêtrement de parcours et un enchaînement de circonstances qui ont surgi entièrement par hasard. Nous pouvons décrire ce qui s’est produit, mais avec cette description s’arrête toute possibilité de connaissance. »23 Ce que nous ne pouvons observer est réduit à l’inconnaissable qui ne diffère guère du hasard. Whitehead voit une analogie entre les atomes d’Epicure « tombant en pluie dans l’espace selon des parcours qui s’associent en complexes » et les impressions de sensation de Hume « tombant en pluie dans le flux de l’expérience, associés comme souvenirs, éveillant des émotions, des réflexions et des attentes. Mais pour Hume, chaque impression est une réalité distincte surgissant dans l’âme de causes inconnues. » 24 D’un point de vue positiviste la science doit s’en tenir aux identités observées dans l’expérience subjective sous forme de répétitions et espérer que les faits à venir se conformeront aux faits passés 25 . Demander à la science de ne recourir qu’à la description, c’est lui refuser toute ouverture spéculative. De prime abord l’astronomie pourrait donner raison à la conception positiviste. La déviation de l’orbite des planètes par rapport à leur trajectoire prévue par les calculs pourrait accréditer l’importance du formalisme logico-mathématique pour découvrir des entités : la découverte de Neptune et la découverte d’atomes correspondant aux propriétés des cases vides dans la classification périodique des éléments de Mendeleïev pourraient confirmer la possibilité de découvrir par voie déductive. Ces exemples pourraient donner à penser que la description (observation) inclut une explication (les entités).

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Pour Whitehead il faut tenir compte de l’incomplétude de la description scientifique. Les formules issues de la description des faits paraissent uniques parce qu’elles supposent qu’il n’y a qu’une seule description des faits. Whitehead évoque le travail de Percy Lowell qui, suite à la découverte d’une planète en Arizona, appliqua strictement la méthode positiviste en recourant à une description et à une formulation mathématique qui tenait compte de toutes les relations aux planètes voisines, Uranus et Neptune : « Percy Lowell calcula la direction et la grandeur de la composante vectorielle de l’accélération dirigée vers un point imaginaire se mouvant autour du Soleil selon une orbite elliptique encore plus éloignée que celle de Neptune. Il réussit à choisir son parcours supposé, de telle sorte que la grandeur de l’accélération varie en raison inverse du carré de la distance entre Neptune et le point mobile. Une nouvelle description avait été découverte, qui requérait des mathématiques complexes pour être reliées aux positions successives d’Uranus, mais restait en accord avec la forme générale de la loi de Newton. »26 Cet exemple montre que, pour être complète, la description mathématique doit prendre en compte les relations internes inhérentes aux faits. Cette complétude implique une extension de la description des faits qui inclut l’entité perçue (la planète découverte) et s’accorde avec la conception naturaliste de la perception ; en regardant dans la bonne direction, il est possible de voir indirectement la planète sous forme de petits points sur une plaque photographiques. La perception de la planète ne serait pas possible sans l’extension de la perception au moyen de télescopes, d’appareils à photos adéquats, d’expositions nocturnes qui obéissent aussi à des lois27. La description des déviations d’Uranus et Neptune exige une extension spéculative qui dépasse les seules lois du mouvement des planètes auxquelles s’en tient la conception positiviste orthodoxe : « Les extensions spéculatives des lois, non fondées selon la théorie positiviste, sont le résultat évident de la confiance que met la spéculation métaphysique dans les permanences matérielles telles que télescopes, observatoires, montagne, planètes, lesquels se comportent les uns envers les autres selon les nécessités de l’univers, incluant les conceptions de leur propre nature. Le problème est que l’extension de la spéculation au-delà de l’observation directe signifie une certaine confiance dans la métaphysique. »28 Ainsi on ne peut proscrire la métaphysique dans la description scientifique des faits. Whitehead reproche au positivisme de partir d’une conception abstraite du fait qui exclut a priori toute tentative d’explication au nom de l’hypothèse du caractère inconnaissable de la réalité. La pensée scientifique réduite à la recherche de faits pour construire (traduire) des lois, et d’hypothèses pour

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rassembler ces lois dans une théorie, s’en tient à la question du comment sans savoir ce qui se passe dans la réalité. Opposer la description à l’explication, c’est finalement diviser la pensée qui saisit les facteurs dans la préhension des faits, les événements dans la perception de la durée. Dans la science, la pensée préhende les faits et construit des lois par un mouvement qui rend la description inséparable de explication : « Cependant, un motif d’inquiétude existe, qui pousse les savants à dépasser la simple satisfaction d’une pure description, et même d’une description générale. C’est le désir d’obtenir la description explicative qui peut justifier l’extension spéculative des lois au-delà des cas actuels et particuliers de l’observation. Cette poussée vers une description explicative crée l’interaction entre science et métaphysique. »29 Ainsi la pensée scientifique, qui repose sur la possibilité de découvrir des relations autres que celles projetées par l’esprit connaissant, rejoint la philosophie naturelle. La métaphysique ne peut être réduite à une science abstraite car elle suppose la description de l’expérience qui prend en compte la relation du discerné au discernable.

8.3. La science dans le procès de la nature Une certaine philosophie d’inspiration positiviste a souligné le rôle des faits dans la science jusqu’à parler de « fait pur ». Whitehead y voit un mythe provenant du pouvoir abstracteur et séparateur de l’intellect. Comprendre les faits c’est comprendre d’abord leur genèse à partir de l’environnement dans lequel ils se sont formés. L’idée de fait pur présuppose qu’un fait singulier puisse être isolé de la nature : « Ce caractère mythologique provient de ce qu’il n’existe pas de tel fait isolé. La connexité entre dans l’essence de toutes les choses : il est de l’essence même des choses qu’elle soient reliées. Faire abstraction de la connexité, c’est omettre un facteur essentiel du fait considéré. Aucun fait n’est purement et simplement lui-même. »30 Les faits singuliers ne peuvent donc être dissociés de leur environnement : pour être compris, ils doivent être mis en relation avec la nature et l’univers. Leur importance vient de ce qu’ils sont au carrefour de la finitude du sentir et de l’infini qu’implique le monde comme totalité. Dans Modes de pensée, Whitehead parle des faits comme d’une perspective prise sur l’univers : « Cet environnement, ainsi coordonné, est l’univers entier vu dans la perspective de ce fait. Mais une perspective est un degré de convenance, c’est-à-dire un degré d’importance. Le sentir (feeling) est l’agent qui réduit l’univers à sa perspective du point de vue du fait. Sans les degrés du sentir, l’infinitude du détail produit une infinitude d’effets dans

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la constitution de chaque fait. »31 Bien qu’on ait une connaissance ample de la couleur verte, cette connaissance dépend d’une perspective présente liée à une époque de l’univers. Les faits dépendent d’ensembles de plus en plus vastes qui les incluent. Il s’agit d’une inclusion du fini dans le fini, l’infini étant dans la transition et le passage. L’importance des lois vient de ce qu’elles renvoient à l’immensité de l’univers qui ne peut être comprise sans relation avec d’autres univers possibles. Cette conception de la loi comme relation entre permanence et changement renvoie aussi à une conception métaphysique qui envisage la connaissance comme rapport du fini et de l’infini32. Attendu que les lois dépendent des faits pris dans le procès de la nature, les lois ne peuvent prétendre à la permanence. Le passage du flux à la permanence s’effectue par des étapes qui sont l’équivalent des strates dans la durée perceptive. Dans le passage de la nature se manifeste la relation entre la linéarité du flux événementiel et la répétition de faits comme si la durée était scandée selon un rythme qui diversifie l’extension de la nature et le procès du monde en périodes et pulsations naturelles. Les lois, qui ne sont pas de simples constructions surplombant les faits, héritent de ce mouvement rythmique. La théorie de la loi modèle tient compte de ce lien de la loi non pas à la théorie mais à l’évolution rythmée du monde. Dans la mesure où la loi-modèle exprime les relations entre entités rassemblées momentanément en société, et dans la mesure où les sociétés dépendent du procès, la loimodèle dépend de la transition et du procès. Dans ces conditions, il n’est plus possible de concevoir la loi comme un arrêt ou un effet de la permanence mais plutôt comme un moment dans le procès du monde33. Pour être compatible avec le procès de l’univers, la loi-modèle doit être considérée comme valide non seulement pour un certain ensemble d’entités regroupées en sociétés mais pour une durée déterminée du procès. Aux « sociétés », qui traduisent dans l’espace le regroupement provisoire de certaines entités, correspondent des époques dans le procès de l’univers. L’univers forme une totalité sans qu’il soit nécessaire de renoncer au procès qui introduit l’incomplétude.

8.4. Les lois comme habitudes de la nature La théorie du continuum extensif a pour fonction de comprendre comment la connexion du tout et des parties ne s’effectue pas simplement dans l’espace mais aussi dans le temps. De ce fait la connexion extensive ne permet pas seulement d’accorder la relation du tout et de la partie mais

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aussi celle du fini et de l’infini en liant l’extension (possibilité de division) et la coordination (connexité) : « Dans ces propriétés générales de la connexion extensive, nous discernons le caractère déterminant d’un vaste nexus qui s’étend loin au-delà de notre époque cosmique immédiate, et contient d’autres époques, dotées de caractères plus particuliers, mutuellement incompatibles. Dès lors, du point de vue de notre présente époque, la société de base, en ce qu’elle transcende notre propre époque, semble n’être qu’une vaste confusion qu’atténuent quelques faibles éléments d’ordre impliqués par son caractère déterminant de « connexion extensive ». Nous ne pouvons distinguer ces autres époques d’ordre prégnant, nous pouvons seulement concevoir cette société comme abritant la faible lueur aurorale de l’ordre de notre époque. Cette vaste société ultime constitue la totalité du milieu qui englobe notre époque, pour autant que nous puissions discerner des caractères systématiques à l’étape de développement où nous trouvons. »34 La théorie des époques cosmiques, inséparable de la théorie des sociétés, montre que faits et lois n’ont qu’un caractère provisoire sans qu’on puisse les qualifier de contingentes car chaque époque cosmique dépend du rythme du procès. Les lois ne sont pas posées par l’esprit qui observe, induit ou déduit mais sont des relations à l’intérieur d’ensembles qui agissent et évoluent. Dans Modes de pensée, Whitehead parle d’« habitudes de la nature » ce qui implique qu’elles ne sont ni nécessaires, ni contingentes, ni même probables. Leur simplicité ne dépend pas d’un cadre formel, transcendantal mais d’habitudes de la nature : « Or, ces choses les plus simples sont les habitudes répandues dans toute la nature, qui dominent toute l’étendue de l’univers à l’intérieur de notre observation la plus lointaine et la plus vague. Aucune des lois de la nature ne donne la moindre preuve [de l’existence] d’une nécessité. Elles ne sont que des modes de procédure qui, à l’échelle de nos observations, prévalent en fait. Par ces lois j’entends : le fait que l’extensivité de l’univers est dimensionnelle, le fait que le nombre de dimensions spatiales est de trois, les lois spatiales de la géométrie, les formules ultimes des occurrences physiques. Il n’y a aucune nécessité dans n’importe lequel de ces modes de comportement. Ils existent en tant que conditions moyennes, régulatrices, parce que la majorité des entités actuelles s’influencent les unes les autres pour donner des modes d’interconnexion exemplifiant ces lois. »35 Qu’il s’agisse de philosophie naturelle ou de cosmologie, l’ordre manifesté dans les lois prend des formes variées tant du point de vue de l’extension spatiale que de l’extension temporelle. Si les lois avaient le caractère de nécessité qu’on leur attribue habituellement on ne parviendrait pas à comprendre comment le procès cosmique puisse être créateur.

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La relativité des lois signifie que la métrique qui permet les mesures dépend d’une conception préalable de la congruence, autrement dit d’un certain rapport entre permanence et devenir. Loin de s’en tenir à une conception épistémologique de la loi, Whitehead l’insère dans une perspective cosmologique qui inclut la double dimension métaphysique et géométrique du procès par lequel l’univers se crée. La mesure, sans laquelle il n’y aurait pas de lois, dépend de l’idée d’ordre de sorte qu’on peut dire que les lois manifestent des formes d’ordre particulières liant la connexion et la division dans l’extension spatio-temporelle : « Les lois de la nature sont des formes d’activité qui sont devenues prédominantes au sein de la vaste époque d’activité que l’on discerne obscurément. Mais ici un problème se pose. Il y a des formes d’ordre qui ont une grande extension dans le temps. Il n’y a aucune nécessité dans leur nature, mais il est nécessaire que l’ordre ait une stabilité adéquate pour que l’expérience ait de l’importance. Une confusion complète peut être équivalente à une frustration complète. Et pourtant les transitions historiques sont la manifestation des transitions des formes d’ordre. Une époque ouvre la voie à une autre, mais si l’on insiste en interprétant la nouvelle époque en fonction des formes d’ordre de celle qui l’a précédée on n’y voit que pure confusion. Il n’y a pas non plus de division tranchée. Il y a toujours des formes d’ordre qui dominent partiellement, et qui sont en partie frustrées. L’ordre n’est jamais complet ; la frustration n’est jamais complète. Il y a une transition à l’intérieur de l’ordre dominant, et il y a une transition vers de nouvelles formes d’ordre dominant. »36 La relativité des lois à l’ordre cosmique et la relativité de cet ordre à une forme de transition pourrait faire croire à une sorte de relativisme qui renvoie la loi à l’indéfini. Il s’agirait plutôt de comprendre l’ordre non pas d’un point de vue statique mais du point de vue dynamique ce qui implique un lien de l’ordre à l’expérience : « Ce qu’il nous faut expliquer, c’est la tension vers l’ordre qui est l’apport irrésistible de l’expérience. Il nous faut aussi expliquer la frustration de l’ordre, et l’absence de nécessité dans toute forme particulière d’ordre. »37 La conception whiteheadienne de la loi, relative à une époque cosmique, dépend finalement d’une certaine conception de l’ordre qui, comme la réalité, enveloppe rapport variable entre changement et permanence38.

8.5. L’ordre immanent à l’expérience : ordre observationnel et conceptuel Si on peut parler de construction à propos de la science, celle-ci ne peut être comprise en supposant la puissance d’un entendement législateur (Kant), la relativité à une langue bien faite (Carnap) ou même à une

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tradition celle de la science normale par exemple (Kuhn). Pour parler de construction scientifique, il faut que l’ordre issu de la description explicative ne soit relatif ni au seul cadre logique (syntaxe et sémantique), ni au cadre transcendantal inhérent à une raison universelle. L’ordre découvert par la science provient d’une expérience de l’émergence à partir d’une relation entre la préhension subjective (perception) et le procès de création des entités. L’ordre que la science retrouve dans les lois dérivées des faits provient bien de l’expérience mais exclut la disjonction exclusive expérience / concept au profit d'une relation de dualité entre conjonction et disjonction : « Notre connaissance articulée, qui, au sens général du terme, est science, est formée de la rencontre de deux ordres d’expérience. L’un est constitué par la distinction directe et immédiate des observations particulières ; l’autre, par notre manière générale de concevoir l’univers. Nous les appellerons l’ordre observationnel et l’ordre conceptuel. Le premier point à noter est que l’ordre observationnel est toujours interprété selon les termes des concepts fournis par l’ordre conceptuel. La question de la priorité de l’un ou de l’autre est, pour le but de la recherche, académique. Nous héritons d’un ordre observationnel : les types de choses que nous distinguons en fait ; et d’un ordre conceptuel : un système approximatif d’idées, selon lesquelles nous interprétons les faits. »39 L’observation ne se réduit pas au simple enregistrement de données mais elle fait appel à l’interprétation40. Observer c’est donc préhender aussi bien positivement par la conjonction que négativement par la disjonction. L’interprétation inhérente à toute observation provient de la relation complémentaire entre conjonction et disjonction, inclusion et exclusion inhérente à la préhension. L’ordre observationnel et l’ordre conceptuel, demeurent irréductibles à celui de la logique vérifonctionnelle (négation, conjonction, disjonction, implication et équivalence). En effet l’ordre ne provient pas de conditions linguistiques s’appliquant à l’expérience mais se découvre à partir de l’ordre géométrique qui régit l’espace-temps. La description explicative commence dès l’observation dans la mesure où l’observation substitue à l’ordre subjectif linéaire un ordre multidimensionnel propre à l’espacetemps : « Notre perception de cet ordre géométrique de l’univers nous interdit de restreindre la succession au simple ordre personnel. Car un ordre personnel est un ordre sériel à une seule dimension. Or l’espace a de multiples dimensions. » 41 L’espace-temps qui fonde l’ordre du monde contemporain révèle le monde comme divisible à partir de son extension dans l’espace et le temps. Mais l’ordre mathématique et géométrique ne requiert l’existence d’aucun élément particulier. L’application de l’ordre mathématique à l’expérience

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vient de ce que certaines entités étant données, il existe des ensembles alternatifs de conditions abstraites permettant de rendre intelligibles leurs relations : « En ce qui concerne nos observations, nous ne sommes pas assez précis pour être certains des conditions exactes régissant les choses que nous rencontrons dans la nature. Mais nous pouvons, par une légère extension de l’hypothèse, identifier ces conditions observées avec un ensemble donné de conditions géométriques purement abstraites. Ce faisant, nous établissons une détermination particulière du groupe d’entités non spécifiées qui sont les relations dans la science abstraite. »42. Ainsi la raison de l’accord entre ordre géométrique et ordre observationnel vient de ce dans chacun d’eux prévaut la « relation ». S’il est possible de passer du concret à l’abstrait sans rupture, c’est parce que, dans l’un et l’autre, les entités actuelles sont à la fois atomiques et continues en raison de leur interconnexité fondamentale.

8.6. La hiérarchie des objets Dans le cadre de la philosophie naturelle, la pensée scientifique décrit et explique les faits. Mais les faits perçus renvoient autant à la nature qu’à la conscience et à la durée. Si la science s’en tenait à ce niveau, elle risquerait de n’être qu’une variante du positivisme qui met l’accent sur l’expérience et la légalité au détriment de la causalité. Pour avoir un pouvoir explicatif, la science doit aussi renvoyer à des choses ou à des objets. Mettre l’accent sur les faits risque de laisser sans réponse la question du rapport de la science aux entités actuelles. Qu’est-ce que nous observons ? Des planètes ? Des chaises ? Des électrons ? Ces questions, qui ont autant d’importance que celle des faits, renvoient à celle de savoir si les entités comme les objets sont toujours accessibles à l’expérience. Comment des objets peuvent émerger des faits pris dans le flux événementiel ? Dans Le concept de nature et l’Enquiry concerning the principle of natural knowledge, Whitehead souligne l’importance des objets pour la philosophie naturelle. L’objet, résultant d’un processus d’objectivation allant de la nature au sujet, n’a qu’une généralité relative dépendant de sa plus ou moins grande abstraction. Il ne s’agit pas d’expliquer l’objectivité mais de partir de la perception pour comprendre comment l’abstraction naît du passage de la connaissance à la reconnaissance, de la conscience sensible des facteurs à la pensée des faits. Il ne peut y avoir de perception d’objet sans reconnaissance mais il faut distinguer entre une reconnaissance primaire qui est la conscience d’une permanence dans le présent ; une reconnaissance indéfinie dans le souvenir qui est la conscience d’autres perceptions de l’objet en rapport à d’autres événements que ceux donnés

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dans le présent ; et une reconnaissance définie, la mémoire, qui implique la conscience de la perception de l’objet comme lié à des événements distincts du présent actuel. Le procès de reconnaissance demeure lié aux événements donnés dans la perception : il y a l’événement percevant d’un côté et, de l’autre, les événements externes desquels émergent les objets. L’identité nécessaire à la reconnaissance des objets ne s’accompagne pas nécessairement de leur reconnaissance dans l’événement percevant. Puisque la reconnaissance s’effectue dans la durée et par suite dans le flux événementiel, il ne saurait être question de supposer que l’événement percevant puisse se reconnaître dans une réflexion identitaire du type moi = moi. La connaissance de ce qui est immédiatement présent n’implique pas une reconnaissance réflexive du type cogito car cela impliquerait que la conscience immédiate de l’événement puisse s’objectiver en une conscience de soi de l’événement. La conscience, liée à l’émergence d’un événement percevant, ne peut se replier sur une conscience interne qui serait encore le siège d’événements semblables aux événements externes. Si tout s’effectue dans la durée et les événements qui en sont les parties, la conscience reste dépendante de la durée et du caractère irréversible de tout événement. Dans la durée il ne peut y avoir de réflexion puisqu’on voit mal ce que signifierait une durée de la durée. D’où l’impuissance de la conscience perceptive à se replier et à s’enrouler sur elle-même pour s’arracher au flux événementiel. De cette impossibilité résulte l’incomplétude de la reconnaissance. Les objets gardent une certaine indétermination en raison de leur lien à la durée. Ceux qui émergent de la durée, les objets sensibles, sont plus concrets que ceux déduits d'une description explicative. Les objets scientifiques, comme les électrons, les quanta, les gènes se déduisent d’hypothèses formant une théorie et n'ont qu'un lien très indirect à la perception. Ainsi les objets forment une hiérarchie ascendante allant des objets sensibles aux objets scientifiques. Chaque type d’objet présuppose celui de type inférieur et on retrouve dans le monde des objets un processus d'approximation allant des objets sensibles aux objets éternels. Les objets sensibles correspondant à la permanence la plus élémentaire que l’on peut trouver dans l’expérience. Ils se donnent dans des facteurs inhérents à la perception par une forme d’émergence qui n’est possible que parce qu’ils résultent de la rencontre entre des données et un sujet. L’objet apparaît alors comme un relatum, à savoir un terme satisfaisant la relation entre la préhension subjective et les données, qui informe le flux événementiel : « Il sera évidemment un relatum dans les relations impliquant aussi d'autres facteurs de la nature. Mais il est toujours un relatum et jamais la relation elle-même. Exemples d'objets sensibles : une

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sorte particulière de couleur, le bleu de Cambridge, ou une sorte particulière de parfum, ou une sorte particulière de sentiment. » 43 Si Whitehead parle souvent de la couleur comme objet sensible et comme objet éternel, c’est parce qu’elle se donne comme permanente dans la préhension mouvante des facteurs. S’il est possible de parler d’émergence, c’est dans le sens où elle se produit à partir de la convergence (cohérence) et en même temps de la divergence des données appréhendées (incompatibilités). L’émergence, différente du pur surgissement, dépend de l’extension de la nature et de la préhension subjective : elle advient à partir de la relation duale entre conjonction (connexité de la nature) et disjonction (exclusion et négation inhérente à toute préhension). Ainsi les objets sensibles tels que les couleurs et les sons se détachent de l’extension de la nature et donnent l’impression de participer à ce qui arrive dans la préhension des entités. Une note perçue dans une salle de concert se détache du volume occupé par le son pendant une certaine durée : « Personne ne pense à la note comme à une propriété de la salle de concert. Nous voyons le bleu et nous entendons la note. Le bleu et la note sont tous deux immédiatement posés par la discrimination de la conscience sensible qui lie l'esprit à la nature. Le bleu est posé comme étant dans la nature en relation avec d'autres facteurs naturels. »44 Dans les théories qui soutiennent la bifurcation de la nature, les qualités n’appartiennent pas à l’objet mais viennent de la surcharge subjective de l’acte perceptif. Il ne peut y avoir reconnaissance des objets sensibles qu’à partir d’événements externes car la distinction interne / externe perd toute signification quand il s'agit de la durée. N'étant que des relata dans un réseau de relations, les objets sensibles doivent être décrits dans leur relations aux événements percevants. Pour qu’un événement soit une situation d’un objet sensible, il faut que l’objet sensible soit une qualité de l’événement lui-même. Quand un astronome voit dans son télescope la rougeur d’une étoile qui explose, il voit une rougeur à partir d’un événement se produisant maintenant mais dont les relations aux autres événements passés restent très vagues. Entre ce qu’il voit et ce qui se passe réellement, il y a un laps de temps puisque l’étoile peut avoir explosé il y a plusieurs centaines d’années. Que le nuage rouge, dont parle Berkeley dans Alciphron, soit directement perçu ou simplement aperçu dans un miroir ne change pas le fait qu’il ait vu le rouge et le nuage dans un événement situé derrière le miroir. Etre la situation d’un objet pour un événement percevant n’est pas une propriété triviale de l’événement : « Les situations des objets sensibles forment toute la base de notre connaissance de la nature, et toute la structure de la connaissance naturelle se fonde sur l’analyse de leurs relations. »45 Sans situation dans l’événement, l’objet n’aurait de sens que

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pour la conscience solitaire qui l’appréhende. L'idéaliste, Berkeley ou Kant, ne peut admettre que le son d’une cloche soit un événement perçu dans la cloche, qu’il remplisse la salle et affecte en même temps le cerveau. Outre les événements « situation », Whitehead compte les événements conditionnant actifs, pourvu d'un pouvoir causal, et les événements conditionnant passifs réduits à la fonction de transmission de l’énergie. Si un événement conditionne activement l’occurrence d’un objet sensible dans sa situation pour un événement percevant, il en est la cause. Mais comme les événements se déploient dans l’espace-temps, celui-ci intervient de manière passive car l’extension dans l’espace et le temps conditionne passivement l’occurrence de n’importe quel événement. La possibilité pour certains événements conditionnant actifs de se répéter rend possible l’existence de lois naturelles ainsi que la reconnaissance des objets. Aux objets sensibles, qui forment la base de toute perception, se superposent les objets perceptuels tels que chaises, tables, pierres ou arbres. L’objet perceptuel ne peut être reconnu sans l’appréhension d’objets sensibles dans la même situation. Entre l’objet sensible et l’objet perceptuel se dessine une relation de correspondance (convey) : « Par exemple nous voyons le cheval et la couleur du cheval, mais ce que nous voyons (au sens strict du terme) n’est simplement qu’une couleur en situation. » 46 Autrement dit la relation entre l’objet sensible et l’objet perceptuel est une relation d’inférence mais n’implique pas de jugement : « L’objet perceptuel n’est pas principalement le résultat d’un jugement. C’est un facteur de la nature posé directement dans la conscience sensible. Le jugement intervient quand nous entreprenons de classer un objet perceptuel particulier. Par exemple, nous dirons : voici de la flanelle, et nous pensons aux propriétés de la flanelle et aux besoins vestimentaire des athlètes. Mais tout cela intervient quand nous avons pris contact avec l’objet perceptuel. »47 Ce n’est pas le jugement mais l’habitude qui rend compte de la stabilité des objets perceptuels48. La distinction entre objets perceptuels illusoires et objets physiques dépend des conditions actives ou passives de sa situation. Quand la situation d’un objet perceptuel prend naissance dans un événement physique conditionnant, l’objet est sensible et quand l'événement est le même pour un certain ensemble d’événements percevants, on parle d’objet physique. Ainsi il n’y aurait pas perception d’objets physiques sans perception d’objets sensibles : « Les objets physiques sont les objets ordinaires que nous percevons quand nos sens ne sont pas trompés, comme les chaises, les tables et les arbres. D’une certaine façon les objets physiques ont un pouvoir perceptuel plus pressant que les objets sensibles. L’attention au fait de leur occurrence dans la nature est la première condition de la survie des

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organismes complexes. »49 Ce qui distingue les objets physiques des objets sensibles tient au rôle joué par leur situation. Celle de l’objet physique se définit par son unicité et sa continuité : en limitant progressivement la durée de perception d’un objet physique, on finit par reconnaître que sa situation est unique. Les objets scientifiques présupposent une relation entre objets sensibles et objets physiques et ne peuvent être réduites à de simples formules car les formules ne signifient rien sans la relation aux entités naturelles. Même l’électron, objet inféré mais non perçu, ne peut être reconnu sans le lien qui l'unit aux autres événements de la nature : « Un objet scientifique, comme un électron déterminé, est une relation systématique des caractères de tous les événements à travers la nature entière. C’est un aspect du caractère systématique de la nature. L’électron n’est pas seulement où est sa charge. La charge est le caractère quantitatif de certains événements du à l’ingression dans la nature de l’électron. L’électron est son champ entier de force. En effet, l’électron est la manière systématique selon laquelle tous les événements sont modifiés en tant qu’expression de son ingression. La situation d’un électron dans une petite durée peut être définie comme l’événement ayant le caractère quantitatif qu’est la charge de l’électron. »50 L’objet physique, comme l’objet scientifique, dépend de situations qui le relient aux autres objets par le réseau de leur situation. L'opposition abstrait / concret ne s'applique plus simplement à l'opposition des faits aux lois, des événements aux objets mais elle s'immisce aussi dans les objets puisque les objets sensibles peuvent être dits concrets par opposition aux objets scientifiques dits abstraits. Comme l'objet dépend de sa situation qui est l'événement percevant, on peut dire qu'il dépend des objets physiques et matériels. Whitehead parle des aventures des objets matériels parce qu'ils dépendent d'un champ d'activité qui est l'extension spatio-temporelle de la nature. La recherche du concret ultime (l'événement particule, l'entité actuelle) reste une abstraction que l'on ne peut atteindre que par la méthode d'abstraction extensive. Ainsi la hiérarchie abstractive ne va pas simplement des objets sensibles aux objets éternels mais des événements aux facteurs, des facteurs aux faits et des faits aux lois et aux objets. De même qu'il est impossible de préhender un événement isolément, il est impossible de reconnaître un objet sans sa relation aux autres objets inférieurs ou supérieurs. L'opposition abstrait / concret est constitutive de toute entité : la durée est abstraite par rapport à l'événement, les lois par rapport aux faits, les faits par rapport aux facteurs. Quand on perçoit l'Obélisque de Cléopâtre, on ne perçoit ni molécules, ni électrons : « Indubitablement molécules et électrons sont des abstractions. Mais alors l'Obélisque de Cléopâtre aussi.

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Les faits concrets sont les événements eux-mêmes — je vous ai déjà expliqué qu'être une abstraction ne signifie pas pour une entité n'être rien. Cela signifie seulement que son existence n'est qu'un facteur d'un élément plus concret de la nature. Ainsi un électron est abstrait parce que vous ne pouvez effacer la structure totale des événements et retenir cependant l'électron dans l'existence. De la même façon le rictus du chat est abstrait; et la molécule est réellement dans l'événement au même sens où le rictus est réellement sur la face du chat. » 51 La notion d'objet, qui varie en fonction des différents sciences, implique à la fois stabilité et diversification. Parler d'abstraction signifie qu'un objet n'est jamais complètement déterminé car qui sait où commence et finit l'Obélisque de Cléopâtre : son encrassement, résultats d'interactions avec d'autres événements, en fait-il partie ? Il ne saurait y avoir d'opposition entre l'abstraction des lois de la science et celle des objets de plus en plus simples qu'elle s'efforce d'atteindre.

8.7. Objets sensibles et objets éternels Des objets sensibles aux objets éternels on voit se former une hiérarchie qui montre que l’objet ne résulte pas de la simple construction à partir des données sensibles mais que l’objet, qu’il soit sensible, perceptuel ou scientifique, n’est reconnu que s’il est en rapport avec un objet éternel. L’objet émerge d’une relation entre la subjectivité insérée dans le flux événementiel et la permanence des objets éternels. Le passage de l’objectif au subjectif vient de ce que la situation de l’objet ne peut se comprendre par le simple rapport au sujet mais fait intervenir la nature entière. La situation ne peut être confondue avec l’idée d’ingression qui est le rapport des objets éternels aux événements : « Or notre première impression est qu’enfin nous voici arrivés au simple fait évident de l’emplacement où l’objet est en réalité ; et que la relation plus vague que j’appelle ingression ne peut pas être confondue avec la relation de situation, comme si elle l’incluait comme un cas particulier. Il semble si évident que chaque objet est dans telle ou telle position, et que cela influence les autres événements dans un sens totalement différent. En effet, en un sens, un objet est le caractère de l’événement qui est sa situation, mais cela seul influence le caractère des autres événements. »52 Dans Le concept de nature Whitehead parle de « situation » et dans Procès et réalité il parlera de « lieu », notions proches de l’idée de position. Tout objet a besoin d’un lieu mais celui-ci ne peut se réduire aux points cardinaux que sont le sujet et l’objet. La critique de la localisation simple concerne la conception mécaniste du lieu réduite à un n-uplet de points

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servant à la description de l’événement. Si les objets éternels font une incursion dans les lieux qui situent les objets, c’est parce que ceux-ci donnent à l’événement percevant l’occasion de préhender de la permanence dans la durée. On ne peut comprendre les objets sans les objets éternels mais ceux-ci ne peuvent pas être conçus comme des paradigmes de type platoniciens. Localisation et situation ne forment pas des cadres a priori subjectifs ou ne résultent pas de simples conventions mais sont des déterminations de l’intervalle qui sépare l’événement percevant de l’événement perçu. Si la conception des objets éternels tient une place si importance dans la théorie des objets, c’est parce que le fait d’avoir affaire à des objets ne suffit pas à parler d’objectivité : il faut une relation au monde et à la nature qui ne contredise pas la relation au sujet. Si les couleurs, les sons mais aussi les chaises, les molécules, les nombres ne sont pas de simples phénomènes, c’est parce qu’ils n’ont de réalité que s’ils sont inclus dans des événements qui indiquent le passage de la nature. La reconnaissance d’un objet suppose d’abord l’indétermination inhérente à toute perception dans la mesure où elle se produit dans la durée et ensuite la recherche d’une complétude par laquelle on passe de l’indétermination du donné à la découverte d’objets qui satisfont des lois formelles. Il ne peut y avoir de concept de l’objet que s’il y a eu préalablement reconnaissance de l’objet éternel qui fait de l’objet ce qu’il est. La difficulté de la conception des objets éternels vient de ce qu’on les substantialise au lieu de les penser en relation les uns aux autres et aux occasions d’expérience. L’ingression ne serait pas possible sans le devenir concret, ce que Whitehead appelle concrescence, et sans l’interconnexité propre aussi bien à l’événement percevant qu’à l’événement perçu. L’ingression de l’éternel dans l’éphémère pourrait être conçue comme une sorte de projection de structures spatiales réversibles, symétriques dans la durée et dans le temps. Toutes les grandes pensées, étrangères au subjectivisme et à l’idéalisme, ont rencontré ce problème : Platon dans la participation mais aussi Leibniz dans sa théorie de l’expression, Frege dans sa conception du rapport de la pensée à la représentation ou Bergson dans sa conception de la science comme figuration symbolique à la durée. L’éternel n’a de sens que dans le cadre de l’immanence : il signifie alors une limite qu’on ne peut atteindre que par extension et approximation quand on cherche à penser la connexité entre la permanence de l’espace et l’extension des événements dans la perception de la durée53.

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8.8. La construction comme expérimentation imaginative Invoquer la reconnaissance d'une permanence pour stabiliser le devenir ne peut suffire pour comprendre ce qu'il y a de commun à la science et à la métaphysique. Comment passe-t-on des faits aux lois, des événements aux objets ? Les philosophies idéalistes partent aussi du concret et conçoivent l'abstraction comme le pouvoir de la raison de s'appliquer a priori à l'expérience en unissant les concepts aux intuitions par l'intermédiaire de schèmes. La raison est liée à des structures a priori (tables des catégories, principes synthétiques a priori de l’entendement) qu’elle applique quand elle est en rapport avec l’expérience. L’imagination, à la jonction de la perception et de l’entendement, joue un rôle essentiel dans la formation des concepts. Whitehead accorde aussi à l’imagination et au schématisme une importance de premier plan mais reste étranger à l’idée d’a priori et de transcendantal. La généralité des objets et des concepts ne peut être comprise sans relation au procès cosmologique car l’esprit connaissant ne peut être détaché du monde qu’il cherche à connaître. La généralisation qui conduit des événements aux objets provient d’une genèse impliquant des entités naturelles. Attendu que les principes qui commandent les faits doivent être découverts en partant de l’expérience, on pourrait s’attendre à la nécessité d’admettre une démarche inductive pour justifier le passage des faits aux lois, du concret à l’abstrait. Whitehead tient que la conception aristotélicienne de l’univers physique provient d’une « majestueuse généralisation inductive » mais en quel sens la généralisation inductive pourrait-elle être assimilée à un passage ? L’abstraction qui conduit aux principes n’est pas le produit d’une méthode rationnelle qu’on pourrait codifier comme a tenté de le faire Bacon. En effet l’induction ne peut se réduire à une recherche d’un nombre de faits optimum desquels émergeraient les lois. Les principes généraux ne sont pas donnés dans les faits. Lorsque la philosophie se demande comment les choses les plus abstraites peuvent venir des choses concrètes, elle se méprend sur la nature des faits et sur celle du concret. Autrement dit on ne part pas du concret pour s’élever à l’abstrait : « C’est une erreur totale que de demander comment un fait particulier concret peut être bâti à partir des universaux. La réponse est : « D’aucune manière.» La vraie question philosophique est : comment un fait concret peut-il manifester des entités abstraites de lui-même, auxquelles cependant il participe par sa propre nature ? »54 Pour Whitehead, le problème n’est donc pas de rendre compte du concret qui est toujours en devenir mais de l’abstrait. Le mérite de la

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critique humienne de l’induction aura été d’attirer l’attention sur le fait que l’inférence (logique) qui va du concret à l’abstrait, des faits aux lois doit reposer sur une inférence (psychologique) qui va du passé au présent et au futur. Autrement dit il s’agit de comprendre la liaison profonde de la mémoire et de l’imagination. Face aux insuffisances du langage et de l’intuition, l’accès à la généralité ne peut se comprendre que par ce que Whitehead appelle « un saut d’imagination.» 55 L’imagination n’a pas pour fonction, comme chez Husserl, d’atteindre l’essence à partir de la contingence d’une existence ou comme chez Hume de suppléer au manque de données de la perception. Le saut imaginatif n’a rien à voir avec la méthode baconienne d’induction : « Ce que Bacon a omis, c’est le jeu d’une imagination libre, contrôlée par les exigences de cohérence et de logique. La vraie méthode de la découverte est semblable au vol d’un avion. Elle part du terrain de l’observation particulière, accomplit un vol dans l’air éthéré de la généralisation imaginative et atterrit de nouveau pour une observation renouvelée que l’interprétation rationnelle a rendue pénétrante. La raison du succès de cette méthode de rationalisation imaginative est que, en cas de défaillance de la méthode des différences, des facteurs qui sont constamment présents peuvent encore être observés sous l’impulsion de la pensée imaginative. » 56 Ce que Whitehead nomme l’« expérimentation imaginative » n’est pas sans rappeler ce que Mach appelle une expérience de pensée (Gedenkexperiment). Elle signifie l’impossibilité d’accéder à la généralité et à l’idéal sans une préhension subjective. Par l’imagination il est possible de découvrir des permanences, des entités qui ne se donnent que voilées dans la durée perceptive. Le but de l’expérimentation imaginative consiste à découvrir des entités idéales à partir des données confuses de la perception dans laquelle se mêlent l’imagination et la mémoire : « Les expériences idéales sont étroitement liées à notre reproduction imaginative des expériences réelles des autres peuples mais aussi à notre idée presque inévitable de nousmêmes comme recevant nos impressions d’une réalité externe complexe au-delà de nous-mêmes. Il se peut qu’une analyse adéquate de telle source et tel type d’expérience produise une preuve démonstrative d’une telle réalité et de cette nature. » 57 Ainsi la philosophie naturelle permet d’accéder à l’idéalité d’objets sans supposer un pouvoir originaire de l’esprit d’effectuer des synthèses a priori et des anticipations sans sortir de la subjectivité. L’imagination se donne comme une sorte de méthode d’approximation permettant de viser des entités invisibles à nos sens pour remplacer la généralisation inductive. La possibilité de préhender des

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objets éternels dérive d’une approximation convergeant vers une limite (méthode d’abstraction extensive) ou vers une forme (objets éternels). L’expérimentation imaginative apparaît comme une variété d’expérience mentale qui n’implique pas nécessairement la conscience. Elle provient d’une impulsion aveugle vers la forme : « La forme la plus modeste d’expérience mentale est une impulsion aveugle vers une forme d’expérience, c’est-à-dire vers une forme en vue de sa réalisation. Ces formes de détermination sont les formes platoniciennes, les idées platoniciennes, les universaux médiévaux. »58 Ce qui caractérise l’esprit, c’est l’impulsion vers la forme pour l’inclure dans le fait et si le sujet n’est pas substance mais surjet c’est parce qu’il est d’abord appétition. En tant que formes, les objets éternels ne peuvent faire une incursion dans des lieux que s’il y a une appétition subjective. L’imagination ne peut plus être conçue comme une sorte d’anticipation mais provient de l’appétition qui transforme complètement le rapport du sujet à l’objet : le sujet ne tend vers l’objet que parce qu’il est mû par une sorte d’appétition vers soi. Dans ce double rapport se retrouve le rapport du concret à l’abstrait, du subjectif et de l’objectif, de la pensée à ses applications. La concrescence devient aussi bien le devenir concret de l’abstrait que le devenir abstrait du concret. Si l’application et le succès sont indispensables pour comprendre les lois scientifiques, c’est parce qu’il y a un devenir pratique de la théorie tout comme il y a un devenir théorique de la pratique. La réalisation d’objets, de faits, d’événements dans l’expérience de la durée, signifie une sorte de transaction entre les formes mentales (les objets) et les formes physiques (les lois). Dans le passage de la nature se réalisent les entités naturelles dans une expérience confuse qui ne permet pas de distinguer ce qui appartient à l’esprit, au corps et à la nature : « Le mental n’est pas plus vide que la jouissance physique ; mais il fait passer le pur vide de la forme dans la réalisation de l’expérience. Dans l’expérience physique, les formes sont les facteurs qui définissent ; dans l’expérience mentale, les formes relient des incidents immédiats à des incidents qui se trouvent plus éloignés. »59 Sans l’expérience mentale, on ne pourrait comprendre l’incursion et la situation des objets éternels dans la perception des faits. Par suite elle rend compte du besoin de la science et de toute pensée de chercher du nouveau et d’aller toujours au-delà du donné. Dans sa forme la plus élémentaire, elle s’exprime par une sorte de répulsion à l’égard de tout ce qui existe en fait. Dans ses formes les plus élevées, elle manifeste le besoin de l’esprit d’innover les appétitions propres à l’expérience mentale.

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8.9. Le schématisme de la raison spéculative : la raison d’Ulysse et la raison de Platon L’expérimentation mentale joue un rôle décisif dans la découverte scientifique. L’imagination ne fait que prolonger les préhensions par la construction de schèmes, différents des habitudes ou des conditions de possibilité. Ce sont plutôt des hypothèses ou des paradigmes au sens que Kuhn donne à ce terme. Le schématisme propre à l’expérimentation imaginative permet de relier la connaissance aux faits, la théorie à la pratique par la relation duale du devenir concret de l’abstrait et du devenir abstrait du concret. Il dépend donc de l’impulsion vers la forme propre à la satisfaction recherchée par l’imagination. Ni simple puissance de reproduction (habitudes, mémoire), ni simple production (vision des essences), le schématisme au sens whiteheadien renvoie à une idée nouvelle de la raison qui refuse les alternatives induction / déduction, description / explication. Le schématisme de la raison spéculative repose sur le rapport complémentaire du concret et de l’abstrait parce que la relation qui les unit se produit par un seul et même mouvement mais s’exerçant dans deux directions différents. On ne peut plus supposer une sorte de raison universelle qui finirait par coïncider avec l’esprit universel par le seul jeu de la dialectique du fini et de l’infini. Le schématisme incarne bien le double aspect de la raison, à savoir sa relation à l’action et à la contemplation, à la théorie et à la pratique. La spéculation ne s’oppose plus à la raison, ce qui modifie le rapport de la science à la métaphysique qui devient le prolongement naturel de la première. Il n’y a plus de raison de choisir entre philosophie naturelle et métaphysique. L’extension, découverte dans la nature, agit aussi dans l’esprit ce qui oblige à définir à nouveau le devenir naturel du mental ainsi que le devenir rationnel du physique. Pour comprendre cette dualité de la raison, nul besoin de supposer un entendement législateur qui met la nature à la question : la raison commence dans l’action la plus intime des animaux et des végétaux quand ils cherchent à se nourrir, se reproduire. Ainsi la raison doit être comprise dans ce processus de recherche de la satisfaction, de complétion qui intervient aussi bien dans la vie que dans la science. Elle ne peut être conçue comme la fin visée par tout être car elle est habitée par une dualité primitive, rapport à la nature et rapport aux formes qui s’insèrent dans les occasions d’expérience : « En fait, nous nous trouvons ainsi en présence des deux points de vue opposés sur la manière

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d’envisager la Raison. Nous pouvons la considérer comme l’une des opérations impliquées par l’existence d’un corps animal, et nous pouvons la considérer en faisant abstraction de toute opération animale particulière. Dans ce dernier cas, la Raison opère en se réalisant théoriquement. Dans la réalisation théorique, l’Univers ou tout au moins certains de ses facteurs, se trouvent impliqués comme des manifestations illustrant un système théorique. La Raison réalise quelque forme complexe de détermination possible et, concurremment, elle comprend le monde dans l’un de ses facteurs comme une illustration de cette forme de détermination. » 60 Il s’agit donc de comprendre dans quelle mesure la raison dépend du procès sans poser d’alternative entre une raison temporelle et une raison intemporelle. Whitehead illustre cette opposition par celle de deux figures de l’antiquité (Platon et Ulysse) et deux types de vivants (les dieux et les renards) : « Les anciennes controverses ont surtout trait à cette façon de considérer la raison. Pour elles, la Raison est la faculté divine qui contemple, juge et comprend. Dans la controverse récente, la Raison est l’un des facteurs opérant dans le chaos du processus. Il est clair que les deux points de vue doivent être conciliés si l’on veut que la Raison théorique puisse tirer satisfaction de son propre statut. Mais une grande confusion résulte du fait qu’on a hésité de façon incohérente entre les deux positions, sans les mettre d’accord en rien. Il y a la raison qui s’affirme comme étant au-dessus du monde, et il y a la Raison en tant qu’elle est un des nombreux facteurs dans le monde. Les Grecs ont légué deux figures dont la vie réelle ou mythique correspond à ces deux notions : Platon et Ulysse. L’un a la Raison en partage avec les Dieux, l’autre avec les renards. » 61 L’opposition entre ces deux formes de raison ne se confond pas avec celle de la raison théorique et pratique : il ne peut y avoir de dualisme inhérent à la raison car l’activité spéculative qui vise à la compréhension totale (métaphysique) n’est que l’envers de l’activité méthodique tournée vers la recherche de résultats (science). Qu’elle soit pratique ou théorique, spéculative ou méthodique, il s’agit d’une seule et même raison toujours à la recherche de ce qui la satisfait et la complète. Les empiristes se reconnaissent dans la raison d’Ulysse. En privilégiant les questions de méthode, on restreint considérablement la recherche : « Certains des plus grands désastres qui ont frappé l’humanité ont été dus à des hommes alliant à une bonne connaissance de la méthode, l’étroitesse d’esprit. Ulysse n’a que faire de Platon, et les ossements de ses compagnons jonchent bien des récifs et des îles. » 62 Si on conçoit l’empirisme comme une forme de pensée soucieuse avant tout de questions de méthode, il apparaît comme un frein et un obstacle à la raison

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spéculative. En cherchant à découvrir une méthode pour agir avec succès, la raison d’Ulysse révèle sa portée pragmatique : quand la méthode réussit, la raison est satisfaite. Mais la relation de la méthode aux situations finies particulières montre son caractère limité : « Chaque méthode a sa propre histoire qui commence par une ruse pour faciliter la réalisation de quelque impulsion vitale naissante. A ses débuts, elle représente une vaste coordination de pensée et d’action par laquelle cette impulsion s’exprime en tant que satisfaction majeure de l’existence. Finalement elle entre dans la lassitude de la vieillesse, sa seconde enfance. Les contrastes les plus marqués auxquels on peut atteindre dans le cadre de la méthode ont été explorés et sont devenus familiers. La satisfaction obtenue par la répétition s’est estompée. La vie est alors confrontée avec les dernières alternatives dont son destin dépend. »63 La recherche de la méthode et le souci de l’observation peuvent entraver la production de schèmes, indispensables à la pensée pour interpréter l’expérience ; sans schèmes on ne peut ni interpréter les faits, ni en déduire quelque objet que ce soit. Du point de vue de la science, le fait primitif c’est que la pensée précède l’observation : « Personne ne concentre son attention s’il ne s’attend pas à voir quelque chose. L’observation nouvelle qui survient par hasard est un accident qui ne se produit que rarement et qui est généralement perdue. Car s’il n’y a pas de schème dans lequel elle puisse s’intégrer, sa signification est perdue. »64 Mais la priorité de la pensée ne signifie pas l’imposition de règles a priori pour abstraire des objets de l’expérience. Les schèmes interviennent pour toute pensée qu’elle soit métaphysique ou scientifique. Newton a interprété la chute des pommes à partir du schème mathématique de la dynamique (attraction universelle). Galilée a offert un autre schème mathématique pour comprendre les oscillations des pendules et des lampes dans les églises. Darwin a interprété la lutte pour la vie des espèces vivantes en se servant du schème malthusien. Bien qu’abstraits ces schèmes finissent par entrer en contact avec des intérêts pratiques. Whitehead en voit des exemples dans des sciences aussi différentes que la théorie abstraite de la musique, l’économie politique ou la théorie de la monnaie. Limité à un certain domaine d’activité, le schème repose sur une analyse abstraite qui prépare l’observation : « Nous savons tous que, au cours de ces dernières années, l’économie politique abstraite a été l’objet de soupçons. Elle traite les hommes comme une abstraction, elle se limite au point de vue de « l’homme économique ». En ce qui concerne les marchés et la concurrence, elle fait des hypothèses qui ne tiennent pas compte de beaucoup de faits importants. » 65 Toutes ces sciences supposent des schèmes qui suggèrent des observations et expliquent des faits.

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La pensée spéculative n’avance pas par alternative du genre « ou bien … ou bien ». Si la dualité, inhérente à la raison, n’engendre aucune dialectique, c’est parce que la dualité, différente du dualisme, ne signifie ni l’opposition, ni la contradiction. Pour parler de contradiction, il faudrait interpréter la négation comme manque. Or il y a une positivité de la négation tout comme en arithmétique un nombre négatif ne contredit pas un nombre positif mais en est l’inverse. Une température négative ne contredit pas une température positive. Le rapport du positif au négatif, étranger à la contradiction, relève de la symétrie ou de l’inversion. Ainsi l’opposition raison / nature ne peut servir de support ni à une dialectique de la raison, ni à une dialectique de la nature. Il s’agit plutôt d’une seule trajectoire dans laquelle la réalisation prend deux directions différentes : il y a celle de la cause efficiente qui va de l’avant vers l’après et celle de la cause finale qui suit le chemin inverse. Dans la recherche de la satisfaction ces deux actions se conjuguent, s’intègrent, mimant ainsi l’extension de la nature et le procès du monde. De même que la nature est traversée par un double courant, l’un la portant à l’indifférenciation (entropie) et l’autre à l’invention (néguentropie), la raison provient d’une genèse résultant à la fois des habitudes, de la mémoire mais aussi de son pouvoir de préhension de formes. Dans la recherche de la satisfaction se noue la relation interne du passé au futur, de la cause efficiente et finale. Le sujet qui préhende hérite du passé tout en restant réceptif aux objets et aux formes qui rempliront sa recherche perpétuelle de la satisfaction. Platon en a vu l’importance pour sa théorie des idées ; les Idées, statiques et sans vie, n’acquièrent d’efficacité que si elles dépendent d’une « intelligence vivante » qu’il appelle aussi Psyché : « Cette intelligence vivante, avec son « regard fixé sur les Idées », était ce que Platon nommait une psychè mot que nous pouvons traduire par « âme ». Nous devons toutefois prendre soin de dépouiller les Idées liées à ce dernier mot des apports dus à des siècles de christianisme. Platon imagine une psychè fondamentale qui, en saisissant activement les Idées, conditionne impartialement le procès total de l’univers : c’est le Suprême Artisan sur qui repose le degré d’ordre du monde. » 66 Platon ignore la connaissance pure car les Idées naissent d’une activité intérieure, l’Eros, qui se sublime dans l’âme. La satisfaction « érotique » dépend d’un sentiment subjectif fait d’appétition et de jouissance immédiate qui conduit à l’action. Le schématisme de la raison peut donc être comparée à l’activité érotique : l’une et l’autre montre comment dans la satisfaction se réconcilient la raison de Platon et d’Ulysse. Les formes aspirent à devenir réelles tout

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comme les faits, les événements et les objets aspirent à la forme à partir de la recherche de la satisfaction.

8.10. La recherche d’une science unitaire : métaphysique et cosmologie Whitehead reconnaît aux Grecs l’invention de deux sciences indispensables à la spéculation : la logique et la cosmologie. Par logique, il n’entend pas la seule logique déductive mais la méthode qui permet de s’élever à la pensée et à la science. Elle offre la possibilité d’exprimer des prémisses à partir desquelles on peut déduire un nombre fini de propositions vérifiables par l’expérience. On peut en attendre une clarification du contenu des propositions et une analyse de la cohérence interne et externe. La conformité des propositions à l’expérience tout comme leur cohérence ne se laisse pas facilement éclaircir : « Il existe aussi un doute, même en ce qui concerne la cohérence interne d’une proposition. En effet, si l’analyse d’une proposition est vague, il existe toujours une possibilité qu’une analyse plus complète révèle une faiblesse. Le même doute porte également sur le quatrième critère, celui de la cohérence externe. Dans ce cas, nous comparons la proposition prise en considération à d’autres propositions considérées comme vraies.» 67 Mais la logique des grecs ne se réduit pas pour Whitehead à la clarification et à la recherche de la cohérence. L’analyse de propositions simples ne peut servir de prémisse aux inférences que si elle offre aussi un schème de pensée : « Une proposition simple repose sur de vagues appréhensions, tandis qu’un schème d’idées fournit sa propre mesure de précision grâce aux relations mutuelles existant entre ses propres méthodes catégorielles. C’est en mettant l’accent sur les schèmes de pensée que les Grecs ont fondé les différentes branches de la science qui ont remodelé la civilisation. Une proposition qui ressortit d’un schème scientifique est acceptée avec étonnamment peu de vérification directe. » 68 Mais les Grecs qui croyaient à une concordance entre la raison d’Ulysse et de Platon, sont à l’origine de la pensée spéculative. Non seulement ils ont découvert mais ils ont donné l’impulsion à une pensée spéculative rationnelle, libérée des croyances religieuses. Leur curiosité était sans borne : « Ils ont tout sondé, tout mis en question, ils ont cherché à tout comprendre. Cela revient simplement à dire qu’ils étaient spéculatifs au plus haut point. »69 L’invention de la logique vient de ce qu’ils étaient convaincus de l’importance de la cohérence. Leur avidité de science leur permettait de dépasser l’idée de sciences, séparées de manière rigide. En même temps, ils ne négligeaient pas les intérêts pratiques : « Platon alla en

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Sicile dans le but de prêter son concours à une expérience politique, et toute sa vie il étudia les mathématiques. En ce temps-là, les mathématiques et leurs applications n’étaient pas aussi séparées qu’elles peuvent l’être de nos jours. Il ne fait pas de doute que les sortes de faits qu’ils observaient étaient des applications de la théorie mathématique. »70 Pour Aristote les activités pratiques étaient encore plus importantes que pour Platon : « Il analysa les constitutions des principaux états grecs, il disséqua la grande littérature dramatique de son époque, il disséqua des poissons, des phrases et des arguments, et il enseigna au jeune Alexandre. Un homme qui avait fait ces choses et bien d’autres, aurait sans nul doute pu être excusé s’il avait allégué un manque de temps pour la pure pensée abstraite. »71 Ce qui caractérise ces penseurs, c’est l’universalité de leurs intérêts, la généralité de leur pensée et la recherche de la pensée systématique. Si de tels penseurs peuvent être considérés comme les inventeurs et promoteurs de la raison spéculative, c’est qu’ils unissaient les deux tendances de la science, tournée vers la contemplation et vers l’action, la pensée pure et ses applications. Le schématisme inhérent à la spéculation lui permet de trouver un équilibre mobile entre la suprématie du fait sur la pensée et la nécessité de transcender l’analyse des faits. Elle s’élève à la généralité abstraite en découvrant les idées catégorielles qui en rendent raison et les schèmes qui en rendent compte. Ainsi le schématisme propre à la raison spéculative lui permet de s’élever à une science générale, la cosmologie, qui est la science du monde tout comme la philosophie naturelle était la connaissance générale de la nature sans être pour autant une métaphysique. La raison spéculative vise la construction d’une science du monde qui soit inhérente au monde : « De l’autre manière, elle essaie de construire une cosmologie qui exprime la nature générale du monde tel qu’il se révèle dans les intérêts humains. Nous avons déjà fait remarquer que pour qu’une telle cosmologie reste en contact avec la réalité il faut tenir compte du fatras confus des institutions établies constituant les structures de la société humaine à travers les âges. »72 La cosmologie, inventée par les grecs, ne se limite pas aux catégories propres à telle ou telle science mais recherche un système d’interprétation le plus général et le plus adéquat pour l’expérience. La cosmologie de Whitehead prolonge celle des Grecs sans se limiter aux données d’une science particulière comme la logique ou les mathématiques : « Elle généralise au-delà de toute science particulière et fournit ainsi le système interprétatif qui exprime leurs relations mutuelles. Comme elle est l’aboutissement de la plus haute généralité spéculative, la cosmologie est la critique de toute spéculation qui lui est inférieure au point de vue de la généralité. »73 Si la constitution d’une cosmologie a échoué jusqu’ici, cela vient de l’incompatibilité des différentes écoles philosophiques.

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La philosophie spéculative de Whitehead

Aussi les cosmologies s’affrontent et disparaissent pour laisser place à de nouvelles. L’importance de la cosmologie dans Procès et réalité vient de ce qu’elle complète la philosophie naturelle centrée sur le rapport de la conscience et de la nature. Pour s’élever à une cosmologie, comme science unitaire qui enveloppe la logique, la physique et la métaphysique, il faut dépasser le cadre trop étroit de la raison d’Ulysse, tournée vers l’expérience et les applications et envisager une véritable raison spéculative qui réconcilie Ulysse et Platon parce qu’elle schématise. Ainsi la raison spéculative s’accomplit dans la pensée du procès du monde qui unit immanence et transcendance, conjonction et la disjonction, affirmation et négation. Le schématisme ne se borne pas à justifier la raison scientifique rivée à l’expérience mais rend possible l’idéal d’une science unitaire qui ne soit pas l’excroissance (la mathématique universelle) d’une science donnée (la science mathématique). Dans la mesure où une science générale du monde est possible, la pensée qui anime cette science rassemble toutes les pensées, théoriques et pratiques, concrètes et abstraites. Spéculer et schématiser permettent non seulement de décrire et d’expliquer mais d’inventer. Poésie, musique et science se rencontrent et s’accordent parce qu’elles reposent sur une appétition qui rend vaine toute tentative de borner la connaissance par des limites posées par la raison. La pensée spéculative ne cherche pas à se fonder sur des structures a priori, censées coïncider avec la raison : elle s’enracine dans la mémoire et tend vers des formes comme à sa fin par l’expérimentation imaginative. Schématisme et expérimentation convergent vers la spéculation.

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Notes 1

« The Organisation of Thought», in The Aims of Education and other Essays (AE), The Free Press, p. 103.

2

AE, id.

3

« La conception de la connaissance comme contemplation passive est trop inadéquate pour rencontrer les faits. La Nature provient toujours de son propre développement et le sens de l’action est la connaissance directe de l’événement percevant comme ayant son être véritable dans la formation de ses relations naturelles. » PNK, p. 14.

4

Ce refus de la « pensée hétérogène » provient de son refus de concevoir une existence abstraite, sans autre relation qu’à elle-même quand elle se prend pour objet. Le cogito qui fonde la possibilité d’une pensée abstraite, transcendantale, est un exemple typique d’abstraction : « L’existence pure n’a jamais pénétré la conscience de l’homme, si ce n’est comme le terme éloigné d’une abstraction de pensée. Le « cogito ergo sum » de Descartes est faussement traduit par « Je pense, donc je suis ». Ce n’est jamais de la pensée pure ou de l’existence pure dont nous prenons conscience. Je me découvre comme étant essentiellement une unité d’émotions, de plaisirs, d’espoirs, de craintes, de regrets, d’évaluations, d’alternatives, de décisions — toutes réactions subjectives à l’environnement agissant dans ma nature. Mon unité — qui est le « je suis » de Descartes — est mon processus de mise en forme de cet amas de matériaux en un modèle cohérent de sentirs. » MP, p. 184.

5

FR, p. 162.

6

La science et le monde moderne, SMM, tr. fr. p. 19.

7

Mais l’un et l’autre s’accordent sur la nécessité de mettre en relation les entités observées (Whitehead), les sensations ou les masses (Mach). Le principe de Mach conçoit l’inertie non comme une propriété de la matière mais comme un effet de l’action mutuelle des corps et a de ce fait une signification cosmologique. « Dire qu’un corps conserve sa vitesse et sa direction dans l’espace, est simplement une manière abrégée de s’en référer à l’univers entier. » Mach, La Mécanique, p. 226. Voir également l’ouvrage de Michel Paty, Einstein Philosophe, p. 210-219.

8

E. Mach, L’analyse des sensations, tr. fr. M. Monnoyer, Editions Jacqueline Chambon, p. 289.

9

Aventures d’idées (AI), p. 194.

10

CN, p. 70.

11

CN, p. 70-1.

12

SMM, p. 108.

252

La philosophie spéculative de Whitehead

13

SMM, p. 24.

14

AI, p. 211.

15

AI, p. 161.

16

« Par exemple, la théorie ondulatoire de la lumière est une théorie excellente et solide ; mais malheureusement elle laisse de côté la couleur perçue. Ainsi la couleur rouge perçue — ou toute autre couleur — doit être retranchée de la nature et mise au compte de la réaction de l’esprit à l’influence des événements actuels de la nature. » CN, p. 67. 17

FR, p. 144-5.

18

« Nous pouvons mettre en parallèle cette doctrine moderne de la simple description d’observations et l’intervention d’une simple formule en rappelant un de nos souvenirs d’enfance. Il y a une vaste audience, un magicien monte sur la scène. Il place devant lui une table, ôte son veston, le retourne, se montre à nous, se lance alors dans un boniment volubile accompagné de gestes compliqués, puis finalement sort deux lapins de son chapeau. On nous demande de croire que c’est le boniment qui a fait cela. » FR, p. 145. 19

FR, p. 141.

20

CN, p. 66.

21

MP, p. 161.

22

AI, p. 176-7.

23

AI, p. 175.

24

AI, p. 177.

25

AI, p. 177.

26

AI, p. 179.

27

« Par exemple, un type d’observations, entièrement visuelles, suggère une théorie d’équations électromagnétiques. A l’aide de cette théorie, on élabore une projet d’appareil de radio, avec émetteur et récepteur. Finalement, un orchestre joue dans le laboratoire d’une station de radio et des gens écoutent la musique dans un rayon de centaine de milles. Est-il possible de croire que le seul principe impliqué est la simple description des observations originelles particulière. » FR, p. 144.

28

AI, p. 180.

29

AI, p. 180-1.

30

MP, p. 33.

31

MP, id.

32

Comment ne pas penser à la théorie leibnizienne de la pluralité infinie des mondes ? La différence provient de ce que pour Leibniz ces mondes sont hiérarchisés en fonction

Chapitre 8 — L’incomplétude de la science

253

d’un principe de perfection fondé sur l’optimum comme rapport stable entre maximum et minimum. 33

« Les lois de la nature sont des formes d’activité qui sont devenues prédominantes au sein de la vaste époque d’activité que l’on discerne obscurément. Mais ici un problème se pose. Il y a des formes d’ordre qui ont une grande extension dans le temps. Il n’y a aucune nécessité dans leur nature, mais il est nécessaire que l’ordre ait une stabilité adéquate pour que l’expérience ait de l’importance. Une confusion complète peut être équivalente à une frustration complète. Et pourtant les transitions historiques sont la manifestation des transitions des formes d’ordre. Une époque ouvre la voie à une autre, mais si l’on insiste en interprétant la nouvelle époque en fonction des formes d’ordre de celle qui l’a précédée on n’y voit que pure confusion. » MP, p. 108. 34

PR, p. 79 [97].

35

MP, p. 174.

36

MP, p. 108.

37

MP, p. 109.

38

Au matérialisme scientifique, Whitehead oppose le matérialisme organique dans lequel les lois de l’univers sont relatives à une époque cosmique : « Selon cette théorie, l’évolution des lois de la nature est parallèle à l’évolution du schème durable, car l’état général de l’univers, tel qu’il est maintenant, détermine en partie les essences mêmes des entités dont ces lois expriment les modes de fonctionnement. Le principe général est que, dans un nouvel environnement, il se produit une évolution des vielles entités sous de nouvelles formes. » SMM, p. 132.

39

AI, p. 207.

40

Accorder une place trop grande à l'observation, c'est rejoindre le préjugé selon lequel la science se réduit à la simple description : « De simples observations ne représentent que des événements particuliers. Donc, si la science ne s'occupe que de simples observations, c'est un abrégé de certains événements dans la vie de certains hommes de science. Publier un traité sur un sujet scientifique n'est qu'une autre façon de publier un « who's who » scientifique, un annuaire de personnalités scientifiques, en omettant la plupart des noms propres. » FR, p. 143. 41

AI, p. 246.

42

SMM, p. 39.

43

CN, p. 148.

44

CN, id.

45

PNK, p. 85.

46

PNK, p. 88.

254

47

La philosophie spéculative de Whitehead

CN, p. 152.

48

PNK tente de rendre compte des objets perceptuels à partir des jugements dit perceptuels alors que CN affirme le primat de l’habitude : « L’objet perceptuel est le résultat de l’habitude de l’expérience. Toute ce qui entrave cette habitude entrave la conscience sensible de cet objet. Un objet sensible n’est pas le produit de l’association d’idées intellectuelles ; il est le produit de l’association d’objets sensibles ayant même situation. » CN, p. 152. 49

CN, p. 153.

50

CN, p. 155.

51

CN, p. 166.

52

CN, p. 146.

53

L’idée de limite, essentielle à la méthode d’abstraction extensive, doit être associée à l’idée d’extension de la nature. Contrairement aux thèses logicistes, Whitehead dira dans Modes de pensée, que les opérations de l’arithmétique doivent se comprendre à partir de l’idée de procès : la tautologie, comme « deux fois trois », est une forme d’un procès de transition. Cette conception de la tautologie et d’une certaine forme de la vérité contredit les thèses logicistes qu’on retrouve chez Russell et chez Wittgenstein. On peut concevoir la limite au sens mathématique à partir d’une sorte d’approximation qui n’est que l’effet de l’extension ou du procès de la nature. 54

PR, p. 71 [20].

55

PR, p. 47 [4].

56

PR, 48 [5].

57

AE, « The Organisation of Thought », p. 107-8.

58

FR, p. 125.

59

FR, id.

60

FR, p. 105-6.

61

FR, p. 106.

62

FR, p. 108

63

FR, p. 113.

64

FR, p. 155.

65

FR, p. 157.

66

AI, p. 200.

67

FR, p. 152.

68

FR, p. 153.

Chapitre 8 — L’incomplétude de la science

69

FR, p. 163.

70

FR, p. 164.

71

FR, p. 165.

72

FR, p. 166.

73

FR, p. 167.

255

Chapitre 9 Indication, dénotation et prédication Proposition et signification La pensée spéculative de Whitehead repose sur la recherche d’une relation étroite entre le concret et l’abstrait, l’événement et l’objet, la philosophie naturelle et la cosmologie. Les schèmes, auxquels Procès et réalité accorde une grande importance, ont pour objectif d’assurer à la fois la cohérence de la pensée et son adéquation aux faits. Héritiers lointains des axiomes géométriques et logiques, ils en diffèrent dans la mesure où ils n’ont aucune fonction fondatrice. Ainsi la schématisme qui devait assurer la connexité de la raison d’Ulysse et de Platon a pour fonction de comprendre comment les faits peuvent être pensés aussi bien d’un point de vue physique que métaphysique, scientifique que philosophique. Il n'est pas question de relier un entendement abstrait à une intuition concrète car le chemin qui conduit du concret à l’abstrait est le même que celui allant de l’abstrait au concret : il s’agit seulement de deux directions différentes. Dans l’Introduction au Treatise, Whitehead fixe le statut des schèmes qu’il considère comme une variété de signes. Contrairement à Russell, il n’emploie pas le terme « symbole » qui évoque l’idée de convention. En distinguant les schèmes substitutifs des schèmes conventionnels, il maintient le parallélisme du signe et de la chose. Quand un ensemble de choses ont une propriété commune, on peut en déduire leur appartenance à un schème ; quand ces objets possèdent la même propriété déterminante, il parle d’une propriété déterminante du schème qu’il distingue de sa caractéristique 1. Les schèmes substitutifs permettent de simplifier la pensée en l’élevant à la généralité. Le problème est de savoir si l’équivalence entre schèmes de substitution qui ont un rapport aux entités a le même sens qu’une équivalence entre schèmes conventionnels : les lois de combinaison des schèmes conventionnels (syntaxe) s’appliquent-elles aux schèmes issus de la découverte d’une propriété commune (sémantique) ? L’algèbre s’identifiant à la résolution d’équations, il importe de comprendre non seulement ce que signifie l’équivalence entre la partie droite et la partie gauche du signe de l’égalité mais aussi de savoir si le

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La philosophie spéculative de Whitehead

contenu initial de l’équation n’est pas modifié par l’application de certaines transformations. Ainsi posée, la question renvoie à celle de la complétude, c’est-à-dire à la correspondance entre la cohérence (syntaxe) et l’adéquation (sémantique) : « Par exemple dans l’utilisation des caractères x, y, +, l’équation x + y = y + x affirme qu’une certaine disposition sur le papier de x et y possède la qualité conventionnelle que l’ordre de x et y est indifférente. Par conséquent l’union de deux choses dont le résultat est indépendant de l’antériorité de l’une sur l’autre possède dans ce cas des propriétés identiques à celle de l’union posée ci-dessus entre x et y. Non seulement le raisonnement peut être transféré des originaux aux signes substitutifs mais la pensée imaginative peut être évitée dans une large mesure. Dans la mesure où on ne peut combiner originellement les choses que dans la pensée et par un acte de l’imagination, les combinaisons des signes substitutifs conventionnels d’un calcul sont réalisées matériellement sur le papier. »2 L’introduction du calcul pour raisonner permet à la pensée de s’affranchir de l’imagination car l'opération de substitution appliquée aux schèmes laisse émerger l'identité. L’idée de calcul doit rendre possible la démonstration sans faire appel à l’évidence ou à la nécessité. Une démonstration devient alors une forme du procès : « Dans cette connexion une démonstration sera définie comme un procès combinant un complexe de faits, la donnée, en un tout tel qu’un fait nouveau devienne évident. »3 Dès le Treatise Whitehead pensait le signe écrit comme un schème plutôt que comme un symbole qu’on peut combiner à d’autres symboles en recourant aux lois vérifonctionnelles de la logique des propositions. Comment la logique et la démonstration peuvent-elles garder un lien à la réalité ? Quels rapports y-a-t-il entre indication et prédication ? Quels rapports les faits entretiennent-ils avec le langage ?

9.1. Faits, phrases et propositions Si Whitehead peut affirmer la suprématie du fait sur la pensée4, cela ne signifie pas que la science soit subordonnée aux faits ou qu’elle les construise comme tendrait à le faire croire une conception positiviste. Le recours aux faits n’a d’autre but que de garantir la vérité de tout énoncé. On pourrait croire que sur ce point Whitehead s’accorde avec Russell qui a aussi reconnu un rôle essentiel à la notion de fait dans l’atomisme logique. Pourtant il ne lui accorde pas le même statut. Chacun d’eux défend une conception réaliste des faits puisque ceux-ci ne sont pas construits par le sujet connaissant mais sont les constituants ultimes du monde. Mais pour Russell, qui soutient l’importance d’une langue adéquate pour décrire et traduire les relations entre sense-data, les faits sont inséparables des phrases

Chapitre 9 — Indication, dénotation et prédication

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de sorte qu’un fait est ce qui vérifie un énoncé : « Quand je parle d’un fait je n’en propose pas ici une définition exacte, mais une explication, de sorte que vous saurez de quoi je parle , je veux parler de l’espèce de chose qui rend une proposition vraie ou fausse. Si je dis « il pleut », ce que je dis est vrai dans certaines circonstances atmosphériques et faux dans d’autres. La circonstance atmosphérique qui rend mon énoncé vrai (ou faux selon les cas) est ce que j’appellerai un fait. Si je dis « Socrate est mort », mon énoncé sera vrai grâce à un événement physiologique survenu à Athènes il y a longtemps. Si je dis « deux et deux font quatre », c’est un fait arithmétique qui rend mon énoncé vrai. »5 Dans la conception russellienne, le fait relève de l’événement ou des circonstances et il ne saurait être question de chercher sa vérité ou sa fausseté. Un fait ne pouvant être ni vrai, ni faux, sa vérité dépend de la croyance et celle-ci relève de la psychologie. Vérité et fausseté sont des propriétés relatives à des énoncés ou des propositions qui expriment des croyances. Chez Whitehead, la conception du fait n’inclut pas la référence nécessaire à une phrase car, à la différence de Russell, il ne croit pas à l’adéquation du langage pour exprimer les faits et les propositions : « Le langage est entièrement indéterminé du fait que chaque occurrence présuppose un type systématique de milieu. »6 Alors que la conception néopositiviste réduit la science à une langue dont il faut chercher l’unité (unité de la science chez Carnap), Whitehead écarte toute conception nominaliste qui réduit la généralité des faits et des lois à la généralité des énoncés qui les traduisent. Avant d’être un système artificiel de signes, le langage doit être envisagée dans son rapport à l’expérience. Ainsi la dénotation d’un symbole ne peut se faire indépendamment du contexte de l’expérience : l’entité dénotée par le mot « Socrate » peut signifier différemment en fonction de l’« arrièreplan ». Par suite, la vérité d’un fait ne peut dépendre simplement de l’énoncé mais concerne aussi les entités dénommées qui se donnent en relation dans des actualisations organiques : « Il n’y a pas de faits qui se soutiendraient eux-mêmes, flottant dans le néant. »7 En effet on ne saurait parler de fait en dehors de l’expérience et il est vain de croire qu’on puisse distinguer et séparer ce qui revient au fait de ce qui revient à la pensée puisque tous deux appartiennent à la nature. Le rôle de la pensée est de relier un fait à d’autres faits afin d’atteindre la généralité des lois ou des principes. Aussi on ne peut appréhender un fait sans saisir en même temps le principe général dont il est un exemple. Les faits n’ont d’intérêt que si on les « embrigade » dans des phrases ce qui suppose la compréhension des rapports du linguistique au non linguistique. Les faits et les propositions sont-elles ou non des entités linguistiques ? Entre les faits et la proposition, il y a la phrase qui garde un lien avec la

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La philosophie spéculative de Whitehead

psychologie. Dans la mesure où le contenu d’une phrase dépend de facteurs psychologiques, liés à la situation du sujet qui énonce, son sens échappe à l’analyse logique. Le passage de la phrase à la proposition se présente alors comme le passage du sens qui s’enracine dans la psychologie à la vérité que doit traiter la logique. Bien que la proposition se donne dans un énoncé, elle garde un rapport au non linguistique, à savoir les faits. Whitehead ne partage pas l’antipsychologisme de Russell qui cherche à sauver la notion de contenu en l’appliquant à deux classes, celle de ce qui est logique et celle de ce qui est empirique. Traduire les énoncés du langage naturel en énoncés logiques revient à éliminer la composante psychologique pour mieux manifester son contenu logique plus facile à traduire et à formaliser dans un calcul. Russell et Whitehead divergent quant à l’évaluation du langage. S’il est exact que la philosophie se sert du langage, elle ne peut être considérée comme un métalangage Quand il évoque le rôle du langage, Whitehead l’inclut dans des considérations de méthode et n’hésite pas à recourir au concept d’instrument : « Toute science doit forger ses propres instruments. L’outil que requiert la philosophie est le langage. Ainsi la philosophie transforme-t-elle le langage de la même manière qu’une science physique transforme des appareils préexistants. C’est précisément sur ce point que le recours aux faits est une opération difficile. Ce n’est pas uniquement un recours à l’expression des faits dans les formulations du langage courant. Le caractère adéquat de pareilles formulations est ce qui fait principalement question. S’agissant des faits d’expérience, il est vrai que l’accord général des hommes s’exprime le mieux dans le langage. Mais le langage de la littérature échoue précisément à exprimer dans une forme explicite les généralités les plus grandes — ces généralités même que la métaphysique cherche à exprimer. »8 Si Whitehead reconnaît l’insuffisance du langage naturel, il n’envisage pas de le remplacer par une langue symbolique. Puisque le langage n’est qu’un instrument il importe de le transformer pour lui permettre d’exprimer la généralité sans laquelle il ne saurait y avoir de connaissance. Cela revient à dire que le langage est pris entre la singularité de ce qui se donne dans l’expérience du sujet qui parle et sent et la généralité qui rend nécessaire le recours aux prédicats sans lesquels il n’y aurait pas de pensée. Mais le langage est toujours elliptique et son sens général dépend des circonstances de son expression : « Par exemple, le mot « César » peut désigner un chiot, un esclave noir ou le premier empereur romain. »9 Quels rapports la phrase entretient-elle avec la proposition ? La phrase dépend d’un événement qui est son énonciation et par suite on pourrait dire qu’il ne peut y avoir deux phrases semblables. Bien que la phrase dépende du

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locuteur, des circonstances et des termes choisis, il est possible de retrouver l’identité de deux phrases : quelles que soient les circonstances, on reconnaîtra une identité entre les phrases « La somme des angles d’un triangle est égale à deux droits » et « La somme des angles d’un triangle est égale à 180° » : vient-elle de ce qu’elles ont le même sens ou de ce que toutes les deux sont vraies ? Ainsi la proposition est l’invariant permettant de reconnaître l’identité de plusieurs phrases différentes. La proposition ne peut être reconnue dans la phrase que parce qu’une interprétation permet de poser l’équation « deux angles droits = 180° ». Ainsi dans le passage du fait à la phrase et à la proposition, on retrouve le problème du passage de la perception des événements à la reconnaissance de l’objet. Mais la reconnaissance à partir des faits, des facteurs et des événements diffère radicalement de la reconnaissance dans le langage. Dans le passage de la phrase à la proposition, il faut présupposer une traduction à l’intérieur d’un langage et par suite une théorie de la synonymie. Pour passer de la formulation qui dépend de la rhétorique et de la stylistique à la traduction logique, il convient de comprendre comment le sens de l’énoncé dépend du rapport au contexte et aux circonstances. Ainsi en partant de la seule composante linguistique, on ne peut abstraire la proposition : l’interprétation en termes de sens et de vérité requiert la compréhension du rapport psychologie / linguistique pour éviter les faux-semblants de dénotation ou les homonymies trompeuses. Si Whitehead admet avec Russell qu’il faut compter avec les faits « têtus », sa conception du langage fondée sur la description des faits, lui interdit de penser la purification du langage naturel en l’embrigadant dans une langue symbolique abstraite. La traduction ne peut avoir de sens si le rôle essentiel du langage consiste à décrire ce qui se donne dans l’expérience d’un sujet. Pour traduire une phrase qui dépend toujours d’un contexte donné et d’un sujet qui parle, il faudrait montrer la possibilité de transposer dans une langue construite artificiellement sans rapport à l'expérience. C’est l’idée même de traduction qui est remise en question. Si la pensée dépend des phrases dans lesquelles elle est formulée, est-elle condamnée à demeurer près des faits têtus ? Le sens d’une phrase ne dépend-il que des circonstances de son énonciation ? Le passage de la phrase à la proposition n’est qu’un cas particulier de généralisation. L’indétermination affecte l’une et l’autre ce qui entraîne l’impossibilité d’épuiser leur contenu de pensée par l’attribution d’une valeur de vérité : « Le langage est entièrement indéterminé du fait que chaque occurrence présuppose un type spécifique de milieu. Par exemple le mot « Socrate », dénotant le philosophe, peut représenter, dans une phrase, une entité qui présuppose un arrière-plan plus étroitement défini que celui

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La philosophie spéculative de Whitehead

que présupposait le mot « Socrate » dans une autre phrase, avec la même dénotation. Le mot « mortel » offre une possibilité analogue. Un langage précis doit attendre l’achèvement de la métaphysique. »10 Ainsi ce qui rend inutile la construction d’un métalangage, c’est le lien de la phrase au contexte. Les circonstances de l’énonciation et la fonction de description dévolue au langage rendent nécessaires l’appel à une conception de l’interprétation qui inclut la présentation immédiate et de causalité efficiente indispensables à la production de la phrase. La généralité des énoncés ne peut se comprendre en faisant appel aux règles, axiomes des langages symboliques car leur sens dépend de l’expérience. Quelle est la relation qui unit les faits aux phrases et aux propositions ?

9.2. Analyse logique et expérience métaphysique Si la proposition ne peut se réduire à la phrase, c’est à dire à un énoncé relevant du langage parlé qui « n’est qu’une « série de petits cris »11, elle ne doit pas se confondre non plus avec le jugement. Whitehead reproche à Bradley d’ignorer les propositions et de ne parler que des jugements. Ce sont les logiciens soucieux de classer les énoncés en vrais et faux qui sont responsables de cette réduction de la proposition au jugement : « Par malheur les théories, sous le nom de « propositions », ont été abandonnées aux logiciens, et ils ont défendu la thèse qu’elles n’ont d’autre fonction que d’être jugées d’après leur vérité ou leur fausseté. »12 Whitehead rappelle qu’en lisant une phrase ou même une œuvre littéraire, on n’est pas préoccupé de savoir si la suite de phrases est vraie ou non. Il ironise sur l’étroitesse de vue des logiciens qui, lisant le monologue d’Hamlet « Etre ou ne pas être... », cherche à y voir un jugement vrai ou faux. Ainsi en réduisant la proposition à un jugement, on s’engage à ignorer tout ce qui concerne l’émotion, le plaisir esthétique ou même ce qui peut être imaginé. Pourtant il convient d’inclure aussi ces composantes psychologiques dans le contenu de la proposition : « L’intérêt pour la logique, qui exerce sa tyrannie sur les philosophes hyperintellectualisées, a obscurci la fonction principale des propositions dans la nature des choses. Elles ne relèvent pas en premier chef de la croyance, mais du sentir au niveau physique de l’inconscient. Elles constituent l’une des sources du sentir qui n’est pas assujetti au simple donné. Une proposition est « réalisé » par un élément de son lieu, quand elle devient objet du sentir. »13 Si la proposition ne peut être réduite à un énoncé analysable en terme de fonction et d’argument et déductible d’axiomes, c’est parce qu’elle est avant tout soucieuse d’intégrer

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la dimension psychologique et cosmologique des faits et des propositions qui les expriment. Les « philosophies hyperintellectualisées », qui réduisent la proposition à un jugement, considèrent comme négligeable un jugement qui ne ferait qu’énoncer un état de choses. Whitehead admet la distinction des logiciens entre proposition qui énonce un fait telle que « Archimède est mort lors de la bataille de Syracuse » et proposition assertée « Il est vrai qu’Archimède est mort lors de la bataille de Syracuse » mais il croit qu’on ne peut asserter la vérité ou non du jugement que si ce dernier renvoie d’abord à un sentir. Dans ce cas on a affaire à ce qu’il appelle une « proposition » qui dénote un état de chose parce qu’elle garde un lien au sentir. La proposition renvoie directement au fait ou à l’état de chose alors que le jugement porte sur la proposition indépendamment de son rapport aux entités données dans le sentir. L’intervention du jugement tout comme celle de la conscience n’a le plus souvent aucune raison d’être. Si l’on examine la bataille de Waterloo, on s’aperçoit qu’elle a joué un rôle considérable dans la formation du monde moderne mais rien n’empêche d’imaginer ce qu’eût été le monde moderne si Napoléon avait gagné cette bataille : « Ainsi, dans notre monde actuel d’aujourd’hui, il existe une pénombre d’objets éternels, constituée par leur rapport à la bataille de Waterloo. Les uns admettent les éléments de ce complexe de pénombre comme un sentir effectif, d’autres l’excluent entièrement. Certains ont conscience de cette décision interne d’acceptation ou de rejet ; pour d’autres les idées flottent dans leur esprit comme des rêveries sans qu’ils aient conscience d’une décision délibérée ; chez d’autres encore, cette pénombre de possible influence leur tonalité émotive de satisfaction ou de regret, d’amitié ou de haine, sans qu’il y ait analyse consciente de son contenu. Les éléments de cette pénombre sont des préhensions propositionnelles, et non de pures préhensions conceptuelles car le fait qu’ils impliquent ce nexus particulier qu’est la bataille de Waterloo est un facteur essentiel. »14 De la bataille de Waterloo prise comme fait il est possible d'inférer une multiplicité de propositions portant sur des possibles, donc ni vraies, ni fausses. Aussi ce que Whitehead appelle « proposition » montre comment dans les faits le sentir dépasse le donné et inclut autant l’imagination que la mémoire. Puisque le langage ne peut s’enrouler sur lui-même en se développant en métalangage, comme le croient la plupart des logiciens à son époque (excepté Wittgenstein), la science qui rend possible l’analyse des propositions doit rendre intelligible les faits auxquels elles se rapportent et à l’univers qui les présuppose. La logique semble dépossédée de son privilège de construire une théorie adéquate de la proposition et de l’interpréter ensuite en terme de vrai ou de faux. Comment appliquer le vrai

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et le faux à des phrases qui dénotent des faits si on n’a pas la science qui s’attache à l’étude de ces faits ? Pour que la formulation d’une proposition soit adéquate, c’est-à-dire susceptible d’être vraie, il faudrait disposer d’une connaissance complète des faits auxquels se réfère la proposition et que seule peut donner une connaissance métaphysique. La métaphysique à laquelle pense Whitehead ne peut être considérée comme une métascience à la manière de Descartes dans l’image de l’arbre de la philosophie. La relation de la science à la métaphysique est étrangère à toute relation de dérivation. Les sciences se chevauchent et il est difficile de tracer des frontières, vouées à changer avec le procès du monde. Whitehead use du terme « métaphysique » plus comme d’un adjectif que comme d’un substantif car la science qui inclut toutes les autres sciences n’est autre que la cosmologie qui inclut autant la physique que la métaphysique : ainsi la notion d’événement relève bien d’une analyse physique en tant que l’événement est inséparable d’un volume et d’une durée dans l’espace-temps mais il appelle aussi une analyse métaphysique puisque l'événement a toujours un caractère vectoriel : inclus dans le procès du monde et du sentir, il ne se réduit pas à un lieu qu'on pourrait décrire par ses coordonnées statiques puisqu’il a aussi une direction. La métaphysique intervient comme une sorte de prolongement de la généralisation qui commence avec la préhension des entités actuelles. Son rôle est de compléter la connaissance des faits pour permettre ensuite l’application des valeurs de vérité : « L’analyse exacte des propositions est l’un des objectifs pratiques de la métaphysique ; pas simplement l’analyse des propositions métaphysiques, mais des propositions tout à fait ordinaires telles que « Aujourd’hui, il y a du bœuf pour le dîner », et « Socrate est mortel ». Le genre de faits qui constituent le champ d’une science particulière réclame l’existence d’une présupposition métaphysique commune au sujet de l’univers. C’est pure crédulité que de prendre les formulations du langage pour des énoncés adéquats de propositions. La distinction entre formulation du langage et propositions complètes est l’une des raisons qui font que l’alternative stricte des logiciens, « vrai ou faux », manque si totalement de pertinence dans la quête du savoir. » 15 Les logiciens, attachés au principe du tiers exclu, croient qu’en traduisant la phrase en proposition, on passe de l’indétermination à la parfaite détermination du contenu. Whitehead pense que l’attribution d’une valeur de vérité à une proposition ne dépend pas seulement de sa forme logique mais aussi de son rapport à l’expérience. S’il n’adhère pas à la thèse de la disjonction exclusive entre propositions analytiques et synthétiques, reprise par la plupart des logiciens et ceux du Cercle de Vienne en particulier, c’est parce qu’il ne croit pas

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qu’elle coïncide avec l’opposition déterminé / indéterminée. Si les logiciens souhaitaient traduire le langage naturel en langage formel et passer ainsi des phrases aux propositions c’est parce qu’il croyaient que le contenu de la phrase était indéterminé alors que le contenu de la proposition pouvait se réduire au couple vrai-faux. S’il n’en est rien comme le pense Whitehead, alors il convient d’admettre qu’il n’y a pas de distinction essentielle entre la prédication linguistique (la grammaire) et la prédication logique (la syntaxe logique). En conséquence le fondement de la prédication implique que l’on retrouve les rapports de la proposition à l’expérience et à cette science qui permet d’explorer ce qu’il y a de plus confus en elle, à savoir la métaphysique.

9.3. Relation interne entre propositions et faits On ne peut plus considérer les phrases comme si elles n’étaient qu’une formulation contingente de faits dont le contenu serait donné par le métalangage. Si le langage ne peut être interprété par un métalangage, c’est parce que le langage ne peut être dissocié de l’expérience ; il faut bien en conclure que pour Whitehead la fonction du langage n’est pas tant de déduire que de décrire16. Il n’est plus possible de dissocier le contenu logique du contenu psychologique des propositions, relatives aux faits en raison du lien métaphysique interne entre le sujet qui fait l’expérience et l’univers contenu potentiellement dans le fait : « Le problème est que chaque proposition se rapporte à un univers qui présente un caractère métaphysique général et systématique. Indépendamment de cet arrièreplan, les entités séparées qui forment la proposition, et la proposition considérée comme un tout, n’ont pas de caractère déterminé. Rien n’est déterminé, parce que chaque entité déterminée exige qu’un univers systématique lui fournisse le statut qu’elle réclame. Ainsi chaque proposition qui énonce un fait doit, si on l’analyse complètement, énoncer le caractère général de l’univers que ce fait réclame. Il n’y a pas de faits qui se soutiendraient d’eux-mêmes dans le néant. »17 Il en résulte que l’analyse logique ne suffit pas à en comprendre le contenu car ce dernier dépend des entités qu’elle dénote et qui sont données dans une expérience. Seule l’analyse métaphysique permet de retrouver le rapport au milieu et au contexte. Ainsi pour comprendre le contenu d’une proposition, il importe avant tout de retrouver le rapport à l’univers car le contenu ne dépend pas des formes logiques de la proposition mais du rapport de la potentialité à l’actualité, du fait à l’univers. Si par holisme sémantique on entend la théorie qui soutient que l’interprétation d’une phrase dépend du système

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linguistique dans son ensemble, on pourrait dire que Whitehead soutient un holisme métaphysique qui requiert l'univers en devenir comme domaine d'interprétation. Puisque la proposition ne peut être interprétée que dans le cadre de l’univers, le contenu de la phrase et de la proposition dépend de la relation entre ce qui est événementiel et ce qui est permanent. Deux expressions linguistiques peuvent exprimer le même contenu ou encore la même proposition comme lorsqu’on dit « César est mort » ou qu’on parle de « la mort de César ». Dans Procès et réalité, Whitehead analyse la proposition « César a franchi le Rubicon » et remarque que son interprétation donne lieu à une multiplicité de propositions différentes. Ni « César », ni « Rubicon » ne peuvent être considérés comme des noms propres car le premier et le second terme peuvent être considérés comme des sociétés actuelles si l’on tient compte du sujet qui émet cette proposition. Elle n’est pas la même s’il s’agit d’un proche de César, d’un vétéran qui s’en souvient alors qu’il est éloigné de Rome et regarde à ses pieds couler un petit fleuve : « La proposition sur laquelle médite ce voyageur assis sur la rive du fleuve moderne est évidemment une proposition différente de celle qui se trouve dans l’esprit du vieux soldat de César. Sans parler de la proposition qui aurait pu se trouver dans l’esprit d’un homme perdu dans la foule des auditeurs du discours d’Antoine, qui aurait vu César, mais non le Rubicon. Il est évident que, de cette façon, on peut produire un nombre indéfini de propositions très spéciales, qui diffèrent les unes des autres par de subtiles gradations. Tout dépend des différences dans la connaissance perceptive directe de leurs sujets que ces diverses propositions présupposent. »18 Une proposition dépend moins de la phrase que des sujets qui y pensent. Aussi peut-on dire que l’interprétation d’une proposition dépend à la fois des sujets et des entités qu’il préhende quand il pense à elle. La relation entre phrase et proposition montre la difficulté d’appréhender les propositions sans tenir compte du contexte car « Il n’est pas de phrase qui se contente d’énoncer une proposition. Elle inclut toujours une incitation à produire une attitude psychologique déterminée dans la préhension de la proposition en question. En d’autre termes, elle tente de fixer la forme subjective qui habille le sentir de la proposition, considérée comme datum. Ce peut être une incitation à croire, à douter, ou à jouir, ou à obéir. Cette incitation est portée en partie par le mode grammatical et le temps du verbe, en partie par ce que suggère l’ensemble de la phrase, en partie par le contenu du livre, en partie par les circonstances matérielles qui l’entourent, y compris sa couverture, en partie par les noms de l’auteur et de l’éditeur. Dans la discussion sur la nature d’une proposition, bien des

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confusions sont venues de ce que l’on confondait cette incitation psychologique avec la proposition elle-même. »19 L’interprétation d’une phrase ne peut donc se réduire à une analyse logico-linguistique puisqu’on ne peut dissocier ce qui relève de la croyance (psychologie) de ce qui relève de la science. Aussi ne dépend-elle pas seulement d’un contexte mais de la croyance du sujet qui n’implique pas seulement la détermination de la valeur de vérité mais la prise en compte des réactions émotionnelles. Si Whitehead peut parler d’une ambiguïté du langage à la manière de Russell et des logiciens, cela ne signifie pas qu’il faille corriger le langage naturel en enrégimentant ce dernier dans une langue logique, adéquate : le problème de l’ambiguïté ne peut être résolu non plus par la seule traduction parce que cette dernière suppose d’abord l’interprétation. Ce qu’il nomme parfois « la désespérante ambiguïté du langage », venant de ce que qu’on peut formuler une proposition de plusieurs manières, implique seulement la nécessité de dissocier les termes de « phrase » (linguistique) et de « proposition » (psychologie et ontologie). Puisque l’interprétation et la traduction ne suffisent pas rendre compte du contenu des phrases, il convient de comprendre le rapport de la proposition à la phrase et au milieu en tenant compte de la croyance. Quelles relations le langage entretient-il avec le sujet qui parle et les entités préhendées ?

9.4. Indication et signification Dans Signification et vérité 20, Russell soutient que le langage répond à une triple finalité : il doit d’abord indiquer des faits, exprimer l’état du locuteur et enfin altérer l’état de l’auditeur. Cela ne veut pas dire que ces trois fonctions se réalisent simultanément. On ne peut arguer de la possibilité du mensonge pour remettre en question ces fonctions car le mensonge relève de l’usage réfléchi du langage. Entre l’usage indicatif et l’usage expressif se nouent des relations internes : ainsi l’énoncé « Je crois que vous avez chaud » exprime un état mental différent de l’énoncé « Vous avez chaud » car il indique et exprime en même temps un seul fait. Dans cet ouvrage, Russell défend une conception behaviouriste du langage : les états mentaux indiqués ou exprimés dépendent des réactions comportementales ce qui implique que penser à quelque chose, c’est penser à ceci ou cela, ici et maintenant : « Quand je pense à un chat, pourrait-on dire, je pense « chat ». Mais cela présente le double inconvénient de n’être pas adéquat et de ne pas être nécessairement vrai. Penser « à » un chat, c’est se trouver dans un état en quelque manière associé au percept d’un chat, mais les rapports possibles sont nombreux. » 21 Prisonnier d’une psychologie strictement comportementaliste, Russell fait dépendre la

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pensée de croyances réduites à certains rapports entre perception, mémoire et attente. La signification d’un énoncé provient d’un rapport entre indication et expression qui fait appel aux propriétés causales, attribuées à certains sons et acquises par des mécanismes du type réflexe conditionné. La difficulté d’un tel point de vue vient de ce qu’il est difficile de comprendre la genèse de la signification : comment le sens se manifeste-t-il dans une phrase qui résulte de facteurs psychologiques comme la croyance et de facteurs physiques qu’auraient certaines combinaisons de sons de causer la croyance ? A cette conception naturaliste du langage s’oppose une conception idéaliste dont Husserl donne le meilleur exemple. Dans Expression et signification, il intègre cette distinction dans le cadre de la phénoménologie. Depuis ses recherches sur la philosophie de l’arithmétique, il tente de comprendre le rapport du signe à la signification à partir d’une conception intentionnelle de la conscience. Pour que le signe puisse signifier, il faut dépasser son apparence matérielle qu’exploite le nominalisme (flattus vocis) et montrer qu’il ne commence à signifier que lorsqu’il exprime. Le fait d’indiquer ne permet pas de comprendre la fonction signifiante du signe : « Tout signe est signe de quelque chose, mais tout signe n’a pas une « signification », un « sens » qui soit « exprimé » avec le signe. Dans bien des cas, on ne peut même pas dire que le signe « désigne » ce dont il est appelé le signe. Et même là où cette manière de parler est admissible, il faut observer que désigner n’équivaut pas toujours à ce « signifier ». C’est dire que les signes au sens d’indice (Anzeichen) (signes distinctifs, marques, etc.) n’expriment rien, à moins qu’ils ne remplissent, outre la fonction d’indiquer, une fonction de signification. »22 Si on réduit le signe à une marque distinctive (Merkmal), la signification résulte alors d’une convention ou d’une association naturelle. Même quand les signes sont conçus pour désigner, ils ne parviennent pas à rendre compte de la connexion entre les vécus et les états de choses correspondants : ils génèrent une croyance fondée sur des vécus liés par des lois d’association ou de causalité. Or Husserl tient que les vécus psychiques s’enchaînent en raison de motivations inhérentes à la conscience du sujet qui les appréhende. Il y a dans les signes une structure de renvoi dont on ne peut rendre compte dans le cadre d’un naturalisme. L’état de chose auquel renvoie le signe est dit « phénoménologique » car sa réalité dépend de son actualité pour une conscience. Pour Husserl le signe n’a de pouvoir d’expression que s’il renvoie à l’évidence d’un état de chose donné pour la conscience. Autrement dit le signe n’a de fonction signifiante et expressive que s’il est repris et réfléchi par l’intentionnalité de la conscience : « Si nous nous plaçons sur le terrain de la description pure, le phénomène concret de

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l’expression animée d’un sens (sinnbelebten) s’articule comme suit : d’une part, le phénomène physique où l’expression se constitue selon son aspect physique, et, d’autre part, les actes qui lui donnent la signification, et, éventuellement, sa plénitude intuitive, et où se constitue sa référence à une objectité exprimée. En vertu de ces derniers actes, l’expression est plus qu’un simple phénomène sonore. Elle vise quelque chose, et, en le visant, elle se rapporte à quelque chose d’objectif. »23 En liant le signe à la chose signifiée par la visée intentionnelle de la conscience réflexive, Husserl entend montrer que le signe peut renvoyer à une signification abstraite par une simple visée et non par une interprétation. La dénotation du signe ne peut provenir d’un processus naturel mais seulement de l’intentionnalité de la conscience qui se donne dans un rapport entre vision de ce qui est donnée et visée de ce qui est en attente. La signification ne dépend plus de l'indication mais de l'expression qui voit la signification pure à partir de la conscience intentionnelle. La conception whiteheadienne de l’indication repose sur des prémisses naturalistes : indiquer une chose c’est définir ses relations en fonction du corps ou de l’intellect. Il s’agit donc d’une relation directe gardant une certaine stabilité dans le flux de l’expérience : « Ces relations doivent posséder une stabilité suffisante afin de pouvoir être répétées dans différentes occasions d’expérience. La répétition impliquera toujours des modifications. Ainsi chaque instance doit appartenir à une espèce telle que chaque membre de l’espèce relie une occasion d’expérience humaine conditionnée convenablement à une entité qui est la même pour chaque membre de l’espèce. »24 L’indication ne doit pas être comprise comme une relation instantanée liant le corps ou l’esprit à une entité donnée dans le présent. Pour être stable, elle implique la reconnaissance de l’entité indiquée comme appartenant à une espèce ou à un genre. Si l’indication peut être liée à l’existence, c’est parce qu’il ne peut y avoir d’existence dans l’instant : toute entité préhendée renvoie à un au-delà comme si elle était l’actualisation d’une entité potentielle (genre et espèce). L’indication se situe à mi-chemin de la reconnaissance de l’objet dans l’événement et de la perception de l’événement. Sa fonction est donc de connecter l’événement percevant aux facteurs de l’événement. Ainsi dans une situation complexe où un homme montre du doigt un chien qui aboie, on ne peut parler d’indication que s’il y a une abstraction qui détache l’homme du chien ou l’inverse : « Quand l’abstraction est complète, la chose indiquée est retenue simplement comme une possibilité pour une diversité non spécifiée de fonctionnements. Elle est simplement « cette chose ». Un symbole, pour une personne qui le comprend, est un facteur suffisant pour établir une relation d’indication. »25 L’indication apparaît donc comme une forme particulière de la signifiance par laquelle des éléments donnés,

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gestes, sons mais aussi objets, empreintes se détachent de leur milieu et entrent dans la présentation immédiate par la voie physique ou mentale.

9.5. Le langage, la parole et l’écriture Whitehead conçoit le langage dans le cadre du rapport symbolique entre causalité efficiente et présentation immédiate. La première ne peut être confondue avec la causalité efficace puisqu’elle provient du corps et a donc une signification organique. La seconde ne peut être réduite à une simple « représentation » mentale puisqu’elle présuppose le corps. Bien qu’étant un simple aspect du rapport symbolique, le langage entretient un rapport étroit à la pensée. Il a une double fonction : « Il est conversation avec l’autre et conversation avec soi. »26 En disant qu’il est conversation avec soi, Whitehead exclut toute perspective réflexive et intentionnelle. Par « rapport avec soi », il faut entendre le rapport du passé au présent de celui qui parle. C’est par la mémoire, qui exerce une fonction causale sur la représentation, que le langage peut être rapport à soi et c’est par l’imagination qu’il est pouvoir d’invention : « D’autre part, à l’aide d’un langage commun, les expériences fragmentaires passées de l’auditeur, ainsi enchâssées dans des mots, peuvent être recombinées en une nouvelle expérience imaginative grâce à la réception des phrases cohérentes du locuteur. Ainsi donc, dans les deux fonctions du langage, l’expérience imaginative immédiate est-elle énormément accrue, et marquée par un sens de la réalisation ou d’une possible réalisation. » 27 Dans le langage on observe des sensa qui ne sont pas de simples états psychiques car ils ne sont que la présentation immédiate et non le simple effet d’une action corporelle. Les symboles du langage renvoient à l’expérience mais celle-ci, échappant à tout clivage entre a priori et a posteriori, renferme beaucoup d’obscurité venant de la difficulté à distinguer clairement les rôles de la mémoire, de la perception et de l’imagination. Lié à l'expérience, le langage non seulement sert de support à la pensée mais il en détermine l'idée; l'expérience n'étant pas structurée selon les critères de la forme et de la matière, de l'a priori et de l'a posteriori, elle reste sensible et renferme des recoins confus et obscurs. Aussi la pensée ne peut plus se définir par les critères du clair et du distinct. Whitehead critique autant ceux qui ont réduit la pensée au langage que ceux qui ont fait l’inverse : « Nier que le langage soit l’essence de la pensée n’est pas affirmer que la pensée soit possible indépendamment des autres activités qui lui sont coordonnées. Ces activités peuvent être appelées l’expression de la pensée. Lorsqu’elles satisfont certaines

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conditions, elles sont appelées un langage. »28 Il importe de comprendre comment le langage intègre des activités émotionnelles et physiques. Contrairement à Russell et Husserl, Whitehead accorde de l’importance à la distinction entre parole et écriture qui sont deux formes de présentation immédiate résultant d’une genèse différente à partir de la causalité efficiente. La première, plus ancienne, a rendu possible la vie sociale alors que la seconde plus solitaire est aussi plus artificielle : « En définitive, nous entremêlons de nos jours si habituellement l’écrit et la parole dans notre expérience quotidienne que lorsque nous parlons du langage, nous savons difficilement si nous entendons par là la parole, l’écrit ou un mélange des deux. Mais ce mélange final est très moderne. Il y a à peine cinq siècles, seule une petite minorité savait lire — du moins dans les peuples européens. C’est l’une des grandes raisons du symbolisme de la religion, et des signes peints des auberges et des boutiques. Les armoiries de la grande noblesse étaient un substitut de l’écriture. L’influence de l’écriture sur la psychologie du langage est un chapitre négligé de l’histoire de la civilisation. »29 L’importance de l’écriture vient de ce qu’elle nous met en présence de signes étalés à la fois dans l’espace et la durée : elle marque une rupture avec le milieu et pose le problème de son interprétation. Au contraire, la parole s’insère dans le rapport symbolique par son rapport au signal (altérer l'état de l'auditeur) et peut ainsi exprimer les émotions venues du corps. Whitehead défend une conception très large du béhaviourisme : le comportement linguistique provient autant de la situation immédiate que de l’influence de la mémoire. En parlant de signal, Whitehead distingue entre signification potentielle qui laisse voir l’émergence d’un objet éternel, et signification réelle, liée à la situation actuelle : « Le langage est apparu avec une référence dominante à une situation immédiate. Qu’il fût signal ou expression, par dessus tout il était cette réaction à cette situation dans cet environnement. A l’origine du langage, la particularité du présent immédiat était un élément marquant de la signification qu’il transmettait. Le genre « oiseau » restait à l’arrière-plan d’une signification non discernée ; dans quelque autre occasion, même ces oiseaux particuliers n’avaient qu’un sens obscur. Ce que transmettait le langage c’était la direction de l’attention vers ces oiseaux, ici, maintenant, dans cet environnement précis. »30 On retrouve dans le langage le rôle de la cogrédience dont Whitehead a montré l’importance pour la philosophie naturelle. En liant un ici et un maintenant dans l’actualité d’une pensée, le langage permet de former des identités à partir de l’équivalence de certaines phrases. Ainsi le langage ne peut être lié à la pensée que parce qu’il rend possible des identités. Il faut maintenir à la fois l’identité et la différence quand on

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pose le problème du rapport de la pensée au langage. Le nominalisme comme l’idéalisme faussent le problème : « Si la phrase est la pensée, alors une autre phrase est une autre pensée. A vrai dire, aucune traduction n’est parfaite, mais le succès de l’imperfection est complet quand pas un mot, pas une syllabe, ou pas un ordre de succession n’est le même. Si vous avez recours à la grammaire, vous faites appel à une signification qui se tient derrière les mots, les syllabes et les ordres de succession. Certains se battent pour trouver des mots qui exprimeront leurs idées. Si ces mots et leur mise en ordre constituaient les idées, comment alors aurait lieu la bataille ? On devrait alors se battre pour acquérir des idées, alors qu’en réalité on a d’abord conscience d’idées inexprimées verbalement. »31 A travers le langage et la logique réapparaît le problème récurrent du rapport du changement à la permanence mais aussi celui de savoir comment la proposition émerge de la phrase, comment la production de nouveauté peut être aussi une reproduction.

9.6. La proposition, le sujet et le sentir Puisque la phrase est un événement et par suite un fait, la proposition qui lui est associée fait partie de la nature et implique l’acte de sentir. Elle n’a pas pour seule fonction d’indiquer mais elle peut aussi susciter chez celui qui l’appréhende un sentir physique qui dépasse sa fonction d’indication. Attendu que la proposition dénote non seulement les faits mais indique également les facteurs et les particuliers qui y sont inclus, ceux-ci peuvent être considérés comme ses sujets logiques. Mais que faut-il entendre par sujets logiques ? Whitehead affirme que l’indication demeure inhérente à la proposition mais pourrait-il y avoir proposition et indication s’il n’y avait un sentir ? Il importe de comprendre la relation qui unit les sujets logiques au sujet qui sent. La notion de sujet ne concerne pas seulement les particuliers qui actualisent une possibilité, à savoir les sujets logiques de la proposition, mais elle concerne aussi le sujet sentant qui préhende le fait et la proposition. Il importe donc de distinguer le sujet logique de la proposition du sujet psychophysique qui sent et préhende la proposition dans des formes subjectives particulières. Comment articuler l’aspect logique et l’aspect psycho-physique de la proposition ? Du point de vue logique la proposition se donne comme une structure qui rassemble des particuliers sous un universel. Mais cette perspective se révèle insuffisante car elle ne permet pas de comprendre la relation interne de tel et tel particulier à tel universel. En liant la proposition à l’indication, Whitehead montre comment un fait peut inclure d’autres faits : « Cette recherche s’attache entièrement à la notion de sujet logique d’une

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proposition. Ces sujets logiques sont, dans l’ancien sens du terme, « particuliers ». Ce ne sont pas des concepts comparés à d’autres concepts ; ce sont des faits particuliers dans une structure potentielle. Mais des particuliers doivent être indiqués ; car la proposition concerne précisément ces particuliers-là, à l’exclusion de tous les autres. Ainsi, l’indication fait partie de la proposition : « Ces particuliers tels qu’ils sont indiqués dans une telle ou telle structure prédicative » constitue la proposition. Faute d’indication, il n’y a pas de proposition parce qu’il n’y a pas de particuliers déterminés. »32 Ce que l’on appelle les particuliers, donnés dans l’actualité d’un sentir, supposent un universel, à savoir un potentiel mais quel est l’élément de la proposition qui joue le rôle du potentiel ? Si le sentir indicatif donne les sujets logiques, le sentir conceptuel leur donne la dimension du possible : « Dans une proposition, les sujets logiques sont ainsi réduits au statut d’être des aliments d’une possibilité. Leur rôle réel dans l’actualisation consiste à s’abstraire ; ils n’agissent plus en fait sinon pour permettre leur indication physique. Chaque sujet logique devient, parmi des actualisations, un pur et simple « cela » comme l’assignation de sa pertinence hypothétique au prédicat. » 33 Parti d’une nouvelle interprétation du prédicat et de son rapport aux particuliers, la théorie whiteheadienne de la proposition s’est enrichie d’une relation nouvelle : la relation logique de l’universel au particulier, de la proposition à l’indication se prolonge dans la relation ontologique du potentiel à l’actuel. Si la structure potentiel / actuel apparaît indispensable, c’est parce qu’elle complète la structure prédicat / sujet qui, tant que le prédicat n’est pas réinterprété en terme de relation (interaction), reste affectée par le lien traditionnel du prédicat conçu comme propriété au sujet défini comme substance. La théorie aristotélicienne de la prédication restait tributaire de la métaphysique de la substance pour laquelle une entité peut être en soi et par soi. Mais cette identification du sujet à la substance masque le lien qui l’unit aux objets, à la nature et au monde et surtout ne permet pas de comprendre comment le prédicat ou relation « s’attache » ou préhende tel particulier et non pas tel autre34. Contre cette conception de l’être en soi et par soi, Whitehead défend et développe l’idée que s’il y a être et donc s’il y a sujet, il doit se conformer à ce qu’il appelle l’« être-ensemble ». En vertu de cet être ensemble, les entités mais aussi les sujets logiques, forment des « nexus » ou groupes d’entités données ensemble pouvant saturer le prédicat. Qu’il soit physique ou conceptuel, le sentir implique toujours une préhension et, pour comprendre comment la proposition dépend du sentir, il convient de comprendre comment elle s’approprie les faits en intégrant

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sujets et prédicats. Au lieu de dire qu’elle indique des faits, on pourrait tout aussi bien dire qu’elle préhende le nexus des entités dans ce qui est donné.

9.7. Les propositions indicatives et la singularité des faits 9.7.1. Indication et faits Puisqu’une proposition logique ne peut être que vraie ou fausse, elle ne peut être qu’à l’indicatif. Si on peut attribuer une valeur de vérité à « Socrate est philosophe », il n’en va plus de même pour la phrase « Socrate est-il philosophe ? » Les phrases au subjonctif et à l’impératif ne peuvent recevoir de valeur de vérité. Russell qui tentait d’établir un parallélisme entre propositions et faits cherchait en même temps à retrouver une sorte d’isomorphisme entre la structure de la proposition et la structure du fait. En admettant des propositions affirmatives et négatives à l’indicatif, on s’engage à admettre des faits positifs et des faits négatifs : « Une proposition, pourrait-on dire, est une phrase à l’indicatif, une phrase affirmant quelque chose, et non pas exprimant une question, un commandement, un souhait, ou encore une phrase à l’indicatif précédée du mot « que ». Par exemple : « que Socrate est vivant », « que deux et deux font quatre », « que deux et deux font cinq » ; toutes les choses comme ça sont des propositions. »35 Seules les phrases à l’indicatif peuvent devenir des propositions dénotant des faits. Whitehead reprend cette idée mais dans un contexte différent. Sa théorie de la proposition n’est pas enchaînée à l’idée de fait mais plutôt à ce qui actualise le fait, à savoir le sentir de la diversité des entités appréhendées. L’accent porte moins sur la relation de la proposition au fait que celle de la pensée aux choses : « Toute pensée doit se rapporter aux choses. Nous pouvons acquérir une idée de cette nécessité des choses pour la pensée en examinant la structure de la proposition. »36 Whitehead, qui ne peut se satisfaire d’une théorie purement logique de la proposition, cherche à comprendre non seulement comment les faits mais aussi comment le monde actuel est impliqué par chaque proposition. L’indication joue un rôle essentiel car elle permet de comprendre pourquoi c’est tel particulier et non tel autre qui est le sujet de la proposition. Elle implique un contraste qui montre qu’en indiquant tel particulier on exclut aussi tel autre : « Mais des particuliers doivent être indiqués ; car la proposition concerne précisément ces particuliers-là, à l’exclusion de tous les autres. Ainsi, l’indication fait partie de la proposition ; c’est-à-dire que : « Ces particuliers tels qu’ils sont indiqués dans telle ou telle structure

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prédicative » constitue la proposition. Faute d’indication il n’y a pas de proposition parce qu’il n’y a pas de particuliers à déterminer. » 37 La relation de l’indication à la proposition est analogue à la relation du particulier à l’universel car l’un ne peut être sans l’autre. Les propositions comprennent des composants qui doivent indiquer quelque chose soit en le montrant, soit en le décrivant. De telles propositions sont dites primaires parce que leur vérité dépend de ce que la chose sur laquelle elles portent est indiquée pour la conscience humaine. Une expression démonstrative a pour but de donner au destinataire la conscience d’une entité existant indépendamment de l’expression. Elle peut se réduire à un geste mais, en raison du lien entre indication et proposition, l’entité montrée appartient bien à la proposition et non à la phrase qui communique la proposition. La forme de la phrase peut suggérer d’autres propositions qui n’ont plus de signification indicative mais émotionnelle. Whitehead analyse des phrases dans lesquelles figure le terme démonstratif « ce » ou « c’ » montre qu’en pareil cas le terme s’accompagne d’une sorte de geste démonstratif qui fait partie de la proposition. Si la discussion porte sur un bâtiment de collège ou la cage au lion du zoo et que le destinateur veut couper court à l’incertitude du destinataire par une nouvelle phrase, il peut employer le pronom démonstratif « c’ » dans la phrase « c’est spacieux » : « Le Ce de cet énoncé final présuppose que la pensée s’est saisie de l’entité comme d’un simple terme à considérer... La pensée ne peut procéder autrement : en effet elle ne peut procéder sans le simple Ce idéal, montré spéculativement. En établissant ainsi l’entité comme simple terme, on ne lui attribue pas d’existence séparée du complexe dans laquelle elle a été découverte par la conscience sensible. Ce qui est un ce pour la pensée est essentiellement un relatum pour la conscience sensible. »38 Le geste d’indiquer ou montrer ne peut être séparé des actes par lesquels des entités sont proposées à un sujet qui doit les préhender39. Pourtant Whitehead maintient une différence entre la forme verbale de la phrase et la forme de la proposition dans la mesure où la phrase peut inclure les circonstances dans lesquelles elle a été émise. Si l’expression démonstrative reste extérieure à la proposition, l’expression descriptive fait partie de la proposition et aide à l’exprimer : « Le langage est d’ordinaire ambigu et il est imprudent de poser des assertions générales quand à ses significations. Mais les expressions qui commencent par ceci ou cela sont ordinairement démonstratives, tandis que celles qui commencent par le ou un sont souvent descriptives. En étudiant la théorie de l’expression propositionnelle, il importe de se rappeler la grande différence qui sépare les modestes mots analogues ceci et cela d’un côté, et un ou le de

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l’autre. »40 La proposition présuppose la phrase qui ne peut être interprétée que si elle inclut des composants démonstratifs et descriptifs41. Ainsi il ne saurait y avoir de pensée sans proposition qui garde un rapport aux faits. Reprenant l’exemple de Bradley, « Le loup-dévorant-l’agneau », Whitehead souligne l’importance des éléments démonstratifs quand il s’agit de préhender les particuliers : « Ce loup-ci a dévoré cet agneau-ci à cet endroit et à cet instant : le loup l’a su, l’agneau l’a su, les vautours l’ont su. Que ce soit de manière explicite — dans la formulation de la phrase — ou implicite — dans la compréhension que s’en forme le sujet qui l’accueille —, toute expression propositionnelle s’intègre des éléments démonstratifs. En fait, chaque mot, et chaque expression symbolique, est l’un de ses éléments, excitant la préhension consciente de quelque entité appartenant à l’une des catégories de l’existence. »42 Si les particuliers ou entités indiqués n’étaient pas indexés par des gestes, des termes démonstratifs ou descriptifs, il serait impossible de les saisir et de se les approprier dans une proposition car la multiplicité des particuliers indiqués pourraient renvoyer à une sorte de sujet (l’absolu de Bradley) dans lequel se dissolvent toutes les entités perçues 43 . L’importance de la notion d’indication vient de ce qu’elle permet de comprendre comment le monde n’est pas l’objet de la proposition mais qu’il se révèle au sentir par l’intermédiaire des sujets logiques ou de particuliers : « Ainsi, l’indication fait partie de la proposition ; c’est-à-dire que : « Ces particuliers tels qu’ils sont indiqués dans telle ou telle structure prédicative » constitue la proposition. Faute d’indication, il n’y a pas de proposition, parce qu’il n’y a pas de particuliers déterminés. » 44 Le fondement de la relation de l’universel aux particuliers, indispensable pour qu’il y ait proposition, s’enracine non pas dans la logique, ni simplement dans la psychologie mais dans le sentir par lequel un sujet s’approprie le monde et les entités actuelles à partir d’une occasion d’expérience.

9.7.2. Prédication et abstraction Même si la proposition reste indéterminée, elle peut exprimer des faits à condition de rendre possible l’accès à la généralité. Si la philosophie peut être considérée comme une science, c’est à condition de disposer d’un moyen de formuler les faits dans le cadre des propositions. Aristote est le premier à avoir formulé une théorie logique de la prédication qui a joué un rôle considérable dans les développements ultérieurs de la métaphysique. La prédication suppose une relation entre deux concepts l’un pris comme sujet et l’autre comme prédicat. Mais faute d’une conception relationnelle du sujet, Aristote a confondu sujet et substance qu’il a assimilée à un substrat inconnaissable, échappant à toute relation, et

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qui deviendra ensuite une sorte d’absolu. Whitehead n’hésite pas à parler de l’influence retardatrice de la théorie aristotélicienne de la prédication : « La perspective moderne naît de l’influence retardatrice de la logique aristotélicienne durant une période de deux mille ans. De plus la logique aristotélicienne est fondée sur une analyse de la forme la plus simple d’une proposition verbale. Ainsi, la proposition : « cette eau est chaude » confère le caractère de haute température à tel volume d’eau déterminé, dans telle baignoire déterminée. La qualité « d’être chaud » est une abstraction : de nombreuses choses différentes peuvent être chaudes, et nous pouvons penser l’être-chaud sans penser à telle réalité particulière, chaude dans une baignoire. Mais dans le monde physique réel, la qualité d’« être chaud » ne peut apparaître que comme une caractéristique de choses concrètes qui sont chaudes45. » Ce que Whitehead reproche à la théorie aristotélicienne de la prédication, c’est d’être abstraite car elle masque le lien de la multiplicité des qualités à la chose. Il reproche à la logique qui en est issue d’avoir privilégié les substantifs et les adjectifs au détriment des particules et des conjonctions. La chaleur se réduit à une qualité sans relation avec la chose de sorte qu’on ne peut comprendre comment l’être-chaud s’étend à l’êtrechose de l’eau. Aristote ne parvient pas à montrer comment la qualité ingresse dans la chose conçue comme sujet. Sa conception logique du sujet repose finalement sur une théorie métaphysique de la substance comme être sans relation. En tant que catégorie, la relation n’appartient pas à l’essence du substrat mais n’est qu’une manière d’être. Whitehead et Russell s’accordent parfaitement sur la nécessité de transformer de fond en comble la théorie de la prédication en écartant l’idée que la relation primitive serait celle du sujet et du prédicat. Une telle théorie suppose que si les termes désignant les sujets sont donnés préalablement, leur relation ne peut être que dérivée et contingente : « La croyance ou la conviction inconsciente qu'il n'y a pour toute proposition que la forme sujet-prédicat, en d'autres termes, que tout fait consiste en la possession d'une qualité par une chose, a rendu la plupart des philosophes incapables de justifier d'aucune façon la science ou la vie quotidienne. S'ils avaient sincèrement été pressés d'en rendre compte, ils eussent sans doute découvert très rapidement leur erreur, mais la plupart d'entre eux étaient moins pressés de comprendre la science ou la vie quotidienne que de convaincre celles-ci d'irréalité au profit d'un monde « réel » suprasensible. »46 Russell proposait de changer complètement le statut de la relation pour éviter l’analyse fallacieuse qui dissocie la qualité du substrat, le prédicat du sujet et défendait l’idée que ce qui est premier c’est la relation : ce qui importe dans le prédicat, c’est son pouvoir de relier les éléments d’une multiplicité.

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On dit alors qu’une relation est satisfaite ou non par une classe de sujets. On ne saurait comprendre la prédication sans abstraction mais l’abstraction qui sépare le sujet du prédicat implique le dualisme de l’ensemble par rapport aux éléments qu’il contient 47. La prédication ne devient légitime que si elle se fonde sur une abstraction qui pose l’antériorité de la classe et de la relation sur ses éléments. Les idées d'ensemble ou de classe n'auraient aucune consistante sans la relation d'appartenance. Russell propose une autre version du principe d’abstraction, inspirée de Whitehead et dont il dit qu’il s’agit d’un principe qui dispense d’abstraire : « Dans ces deux cas et dans bien d'autres, nous aurons recours à un principe dit « principe d'abstraction ». Il pourrait aussi bien s'appeler le « principe qui dispense d'abstraire ». Grâce à lui se trouve écarté un incroyable fatras de vieilleries métaphysiques. Si la logique mathématique l'a directement inspiré, son usage pratique et sa preuve eussent pu s'obtenir sans son secours. »48 Si Russell peut dire que le principe d’abstraction dispense d’abstraire, c’est parce que loin de dériver les classes par induction à partir d’éléments donnés dans l’expérience, il en part comme d’un donné qui rend possible la perception. Frege a ouvert la voie en montrant que les nombres proviennent d’une abstraction à partir de classes de choses différentes mais qui ont en commun d’avoir le même nombre. Ainsi la classe des sept jours de la semaine, des sept paroles du Christ en croix, des sept péchés capitaux ont-elles le même cardinal, à savoir le nombre sept. Cette conception abstraite qui identifie chose et substance (res) finit par éliminer la notion de chose concrète. La prédication reste abstraite tant qu’on part des propriétés auxquelles on cherche ensuite un substrat. Sur ce problème Whitehead rejoint Russell : « L’adhésion sans critique à la logique aristotélicienne a conduit à une tendance invétérée à postuler un substrat pour tout ce qui est offert à la conscience sensible, c’est-à-dire à chercher sous tout ce dont nous avons conscience, la substance au sens de la chose concrète. »49 Whitehead voit dans la théorie de l’éther, rendue nécessaire par l’analogie entre ondes lumineuses et ondes électromagnétiques, une conséquence de la théorie aristotélicienne qui réduit toute chose à la relation propriété / substrat. Il ne croit pas qu’une théorie logique de la prédication suffise à rendre compte de ce qui est saisi dans l’expérience. Les faits ne sont jamais simplement constatés mais proviennent d’une interprétation. Même si la relation universel / particulier lui semble préférable à la relation sujet /prédicat, elle implique une sorte de réduction concernant le donné de l’expérience : « Toute la philosophie moderne tourne autour de la difficulté de décrire le monde en termes de sujet et prédicat, substance et qualité,

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particulier et universel. Le résultat fait à chaque fois violence à cette expérience immédiate que nous exprimons dans nos actions, nos espoirs, nos sympathies, nos buts, et que nous vivons même si les mots nous manquent pour en faire l’analyse. »50 On ne saurait mieux dire à quel point l’approche logique de la prédication, celle de Russell ou d’Aristote, reste insuffisante pour décrire et révéler ce qui se donne dans l’expérience car la distinction entre universel et particulier méconnaît le fait qu’il n’existe pas de critère dans l’expérience pour reconnaître ce qu’il faut considérer comme particulier et ce qu’il faut considérer comme universel 51. Il ne suffit donc pas d'énumérer les éléments permettant de décrire les faits et de les traduire dans des propositions : de même que les faits incluent une relation aux facteurs, la durée une relation aux événements, l'universel et le particulier, le prédicat et le sujet incluent une relation donnée dans l'expérience. En admettant que le relation est première, le problème de la prédication n’est plus de savoir comment le prédicat peut être lié à tel ou tel sujet mais plutôt comment la relation s’individualise dans une multiplicité : le prédicat émerge et en même temps s’applique à un ensemble. Le caractère apparemment circulaire de cette relation se manifeste dans la théorie de l’ingression des objets éternels : ces objets agissent en sourdine dans l’expérience et pour cette raison semblent s’y ajuster. L’ingression n’a de sens que si on admet une relation interne entre permanence et devenir, stabilité et création.

9.8. Généralité des propositions métaphysiques Si une proposition renvoie aux particuliers qui l’actualisent, alors se pose le problème du statut des propositions générales et donc des propositions métaphysiques : comment de telles propositions peuvent avoir un sens pour n’importe quel sujet ou occasion actuelle ? Comment un prédicat peut-il renvoyer ou dénoter n’importe quel ensemble d’entités actuelles ? En quel sens une proposition d’une telle généralité peut-elle être encore dite vraie ? Une proposition générale ne peut être vraie que si chacune de ses instances dérivées par substitution est vraie. Mais si une proposition métaphysique est bien une proposition générale, le problème surgit quand la proposition métaphysique est fausse. Pour ce type de proposition qui, par sa généralité logique, semble pouvoir se passer de toute espèce d’indication, la comparaison avec les propositions de la géométrie et de l’arithmétique permet de mieux comprendre le rapport de la proposition aux états de faits

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qui la remplissent. Les principes et les théorèmes de la science mathématique peuvent aussi être considérés comme des propositions générales que la logique déclare valides, à savoir toujours vrais pour certains axiomes ou certains modèles. Whitehead montre que la vérité d'un théorème aussi simple que un et un font deux dépend d’une croyance qui n’élimine pas absolument toute possibilité de doute : « A coup sûr, cette proposition, interprétée dans le sens « une entité et une autre entité font deux entités » semble être profondément métaphysique, sans l’ombre d’une limitation quant à sa généralité ou à sa vérité. Mais, même ici, nous devons hésiter, quand nous remarquons qu’elle est généralement énoncée avec la même confiance quand à la généralité de sa vérité métaphysique, en un sens à coup sûr limité et parfois faux. Quand nous nous référons au monde actuel, nous prenons rarement en considération une entité actuelle individuelle. Les objets de nos pensées sont presque toujours des sociétés ou des groupes plus lâches d’entités actuelles. » 52 Ainsi le domaine d’entités qui peut rendre vraie une proposition générale doit être considéré comme une société dans laquelle les occasions actuelles héritent des occasions précédentes. Une société d’entités actuelles, soumise à une succession linéaire et ayant une trajectoire historique, s’appelle un objet persistant. Une telle société ne peut être séparée de son passé et du futur vers lequel elle tend. Elle doit être considérée comme un objet persistant composé d’autres objets persistants et, quand plusieurs sociétés sont coordonnées et superposées, elles forment une société corpusculaire. Si la proposition générale « une entité et une entité font deux entités » concerne des objets persistants, il faut l’interpréter comme si elle signifiait que l’acte d’attention qui prend en considération deux objets persistants découvrait qu’un objet persistant provenait de deux occasions actuelles avec leurs trajectoires propres : « Par exemple, supposons qu’une tasse et une soucoupe soient deux objets persistants de cette sorte, ce que bien sûr ils ne sont pas ; nous supposons toujours que, aussi longtemps qu’ils existent tous deux et sont suffisamment proches l’une de l’autre pour être saisis d’un seul coup d’œil ; tout acte d’attention par lequel nous percevons la tasse et la soucoupe, l’une étant la tasse dans l’une des occasions de son existence et l’autre la soucoupe dans les occasions de son existence. Il ne peut y avoir dans ce cas particulier de doute raisonnable quand à la vérité de cette supposition. Mais en émettant cette proposition, nous avons complètement perdu de vue la proposition métaphysique dont nous sommes partis. De fait, nous énonçons une vérité à propos des vastes sociétés d’entités parmi lesquelles se déroule notre vie. C’est une vérité portant sur ce cosmos, mais pas une vérité métaphysique. » 53 Une proposition générale, comme celle qui a été mentionnée, peut donc être vérifiée par des occasions actuelles mais comme sa vérité concerne des sociétés (objets

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persistants) qui sont inclues dans l’univers, cette vérité devient métaphysique. Le problème d’une telle proposition générale vient de ce que les objets persistants peuvent former un objet persistant nouveau tout en préservant les trajectoires historiques qui les individualisent. Comment ce qui est un peut-il engendrer une nouvelle entité sans perdre son identité ? « C’est comme si la tasse et la soucoupe étaient à un instant identiques, puis, plus tard, prenaient leurs existences distinctes. Nous n’appliquons presque jamais l’arithmétique dans son pur sens métaphysique, sans adjonction de présuppositions, dont la vérité dépend du caractère dominant des sociétés à l’époque cosmique où nous vivons. Il est à peine nécessaire d’attirer l’attention sur le fait que les énoncés verbaux ordinaires n’ont aucune prétention à distinguer les différents sens en lesquels on peut comprendre un énoncé arithmétique. »54 La généralité des propositions métaphysiques est relative non seulement aux particuliers qu’elle indique mais aussi à ce que Whitehead appelle des « époques cosmiques », autrement dit à un univers en perpétuel devenir55. En imaginant un univers dépourvu d’objets persistants tels que ceux que nous avons l’habitude de découvrir dans notre expérience, les propositions de l’arithmétique n’auraient intéressé que des rêveurs car elles n’auraient pas vraiment concerné des corps matériels persistants. Ainsi le problème de la généralité de la proposition est aussi un problème métaphysique car il consiste à se demander comment s’effectue l’abstraction qui permet de passer de la vérité concernant les entités concrètes, indiquées par la proposition, à la vérité de toutes les entités conçues comme objets persistants avec leur histoire et leur singularité. Si l’identité résulte d’un croisement de trajectoire, tout comme la tasse et la soucoupe se trouve réunies momentanément, alors se pose le problème de savoir comment intégrer les différents trajets en un seul objet persistant tout en tenant compte la singularité de leur devenir. Dans la mesure où la théorie de la proposition inclut l’indication, cette dernière concerne les particuliers ou occasions actuelles lesquelles sont aussi des objets persistants pris dans le devenir du monde. L’indication apparaît alors comme l’actualisation de la proposition qui implique la recherche d’une satisfaction : « Dans la philosophie de l’organisme, une occasion actuelle — comme on l’a énoncé précédemment — est l’univers tout entier en procès d’accession à une satisfaction particulière. La thèse de l’actualisation de Bradley est simplement inversée. L’actualisation finale est le procès particulier et la satisfaction particulière qu’il atteint. L’actualisation de l’univers est simplement dérivée de sa solidarité dans chaque entité actuelle. Il faut considérer que le jugement concerne l’univers en tant qu’objectivité à partir du point de vue du sujet qui juge. Il concerne

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l’univers à travers ce sujet. »56 Si une proposition générale peut être fausse dans certains cas, c’est parce qu’elle n’a pas actualisé tous les sujets qui la vérifient et en ce sens on peut dire que le problème de la vérité d’une proposition générale renvoie à sa probabilité.

9.9. Fondement des propositions probables Si les occasions actuelles dépendent de l’actualisation de l’univers, les jugements portant sur des faits posent le problème de savoir en quel sens on peut dire qu’ils sont corrects ou incorrects. Les croyances sous-jacentes à la correction ou non des jugements ne peuvent être justifiées que par une estimation de la probabilité concernant les états de chose. Elles sont relatives au domaine des occasions d’expérience : la probabilité concernant la vie quotidienne telles que les horaires des chemins de fer pour une période données ou celle des événements astronomiques n’ont pas la même certitude car l’imprévu est plus fréquent dans le premier exemple que dans le second. Ainsi la vérité des propositions est toujours affectée d’une certaine incertitude : « Si nous considérons des événements astronomiques, nos affirmations incluront une estimation d’une probabilité plus élevée. Cependant, même ici, il peut y avoir une certaine marge d’incertitude. Les calculateurs d’un grand observatoire sont susceptibles d’avoir commis une erreur sans précédent ; ou encore une loi physique inconnue peut avoir une importance toute particulière pour l’état de l’étoile principalement considérée, conduisant ainsi à son explosion inattendue. »57 En renvoyant le problème de la vérité générale d’une proposition à l’actualisation de l’univers et au caractère incertain de nos croyances, Whitehead se trouve confronté à la question de savoir si la probabilité d’une proposition peut être inhérente aux occasions actuelles indiquées par la proposition et quel rapport elle peut avoir au sujet qui énonce la proposition. La théorie mathématique des probabilités suppose des hypothèses appartenant aux statistiques mais il peut y avoir un décalage entre les données statistiques et la probabilité : « Par exemple, quand nous considérons — comme nous le faisons en effet — la probabilité d’une conjecture scientifique quant à la constitution interne des étoiles, ou quant à l’avenir de la société humaine après une convulsion sans précédent, nous semblons être influencés par une analogie qu’il est très difficile de transformer en un appel à un fait statistique défini. Nous pouvons considérer qu’il est probable que le jugement puisse être justifié par un appel à la statistique, si seulement nous savions nous y prendre. C’est croire que la probabilité statistique est elle-même probable. »58 La croyance qui fonde la probabilité d’un jugement repose sur des informations fournies

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par les statistiques. Conformément à la définition classique, la probabilité se définit comme le rapport numérique des cas favorables aux cas défavorables. Mais la croyance aux données statistiques suffit-elle à fonder la probabilité ? Le problème de la croyance dépend du sujet qui émet le jugement de probabilité et des données dont il dispose. S’il faut chercher un fondement des probabilités, on ne peut le découvrir indépendamment du sujet qui juge et du monde actuel objectivé pour ce sujet : « Il est évident que le « fondement » ultime auquel tous les jugements probables doivent se référer ne peut être rien d’autre que le monde actuel tel qu’il est objectivé chez les sujets qui jugent. Un sujet qui juge rend toujours son jugement en s’appuyant sur ses propres données. Ainsi si la théorie statistique est valable, les relations entre le sujet qui juge et ses données doivent être de nature à échapper aux difficultés qui l’assaillent. »59 La proposition jugée probable concerne des entités actuelles en rapport avec les données du milieu. Les occasions actuelles comprennent autant les données que le sujet qui juge : « Ainsi, les données sur le fondement desquels le sujet rend son jugement sont elles-mêmes des composantes qui conditionnent le caractère du sujet qui juge. Il en découle que toute présupposition générale quant au caractère du sujet de l’expérience implique aussi une présupposition générale quant au milieu social qui fournit le déploiement pour ce sujet. »60 Si la probabilité porte sur la réalisation ou non de propositions, c’est parce qu’au fond les données présentes ont une relation interne avec ce qui va se produire dans l’avenir. Les lois de la nature s’appliquent à des sociétés d’entités données et impliquent une analogie entre le milieu immédiat et le milieu propre à ses lois. En faisant appel à la notion d’époques cosmiques, Whitehead rompt avec le dogme de la nécessité des lois naturelles ou cosmologiques. Quelles que soit la durée des époques cosmiques, il convient d’effectuer des échantillonnages pour limiter le milieu propre aux occasions actuelles. Il s’agit de déterminer une région du continuum extensif qui tienne compte des différences individuelles : « De ces deux présupposés, il découle que les objectivations pertinentes, qui forment les données pertinentes pour n’importe quelle occasion, se rapportent à un échantillon fini d’occasions actuelles du milieu. En conséquence, notre connaissance du monde extérieur et des conditions dont ses lois dépendent présente, de part en part, ce caractère numérique que requiert une théorie statistique de la probabilité. Une telle théorie n’exige pas de calculs statistiques exacts. Tout ce que veut dire une telle théorie, c’est que nos jugements de probabilité dérivent en dernière instance d’estimations vagues de « plus ou moins » au sens numérique. Nous avons une intuition imprécise de la base statistique de la

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manière dont les choses se passent. » 61 Ainsi les lois de la nature sont des lois non pas incertaines mais des lois statistiques qui supposent une analogie entre un milieu donné et le milieu vécu. Mais sachant qu’il ne peut y avoir ordre sans qu’il y ait aussi création, il faut que la théorie de la probabilité des propositions prenne en compte la pertinence de l’ingression des objets éternels aux donnés physiques de l’expérience vécue et aux occasions nouvelles issues d’un milieu. Cette notion de pertinence prend la forme d’un principe dit « principe de pertinence intensive » qui permet d’éviter de réduire les entités actuelles à n’être que de simples répétitions d’autres entités. Pour que la diversité des entités actuelles ne soit pas une simple diversité numérique, il faut une échelle de pertinence qui fixe le degré de pertinence requise pour que cette entité trouve sa raison d’être dans la perception d’entités actuelles62. Sans doute la création implique bien l’ingression des objets éternels dans une occasion d’expérience mais elle n’adviendrait pas sans l’appétition qui rend raison de toute invention. La transition qui fait passer d’une occasion actuelle à une occasion nouvelle échappe à toute appréhension statistique et relève d’une préhension, à savoir l’appropriation d’un donné par un sujet : « Ce principe exprime la préhension par toute créature de l’ordre gradué des appétitions qui constituent la nature primordiale de Dieu. Il peut donc y avoir à partir d’une situation présupposée intuition de la convenance intrinsèque d’un résultat défini. Il n’y a rien de statistique dans cette convenance. Elle dépend de la gradation fondamentale des appétitions qui se trouve à la base des choses et qui fait disparaître toute indétermination de transition. »63 Il est possible donc d’introduire l’idée d’une intuition de la probabilité sans porter atteinte à la créativité propre à l’univers. L’ordre impliqué par la probabilité statistique n’exclut pas la possibilité de jugements non statistiques dans lesquels le sujet jugeant préhende quelque chose de nouveau. Les propositions générales, qu'elles soient métaphysiques ou probables, posent le problème de leur rapport au temps. Si elles sont logiques, il importe de comprendre le rapport de la logique au temps.

9.10. Logique et arithmétique dans le procès Si la théorie whiteheadienne rompt avec la perspective logiciste telle qu’on la trouve chez Russell par exemple, c’est parce qu’il est soucieux de comprendre la proposition en terme de genèse. Sa théorie de la proposition est aux antipodes de l’atomisme logique car elle n’engage pas simplement dans le pluralisme des propositions et des faits mais elle tente de retrouver le devenir des choses, des relations et des propositions. Il semble plus

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important de plonger la proposition dans l’avancée créatrice du monde que de lui appliquer une valeur de vérité 64 . Il importe moins de juger la proposition que de l’interpréter selon les modalités du sentir qui changent en fonction du passage de la nature. Savoir comment les propositions se transforment pendant la déduction importe moins que de savoir comment des propositions nouvelles adviennent à partir de propositions données car dans le premier cas la dérivation logique s’accomplit sans faire intervenir le sentir alors que dans le second la proposition dérivée est toujours nouvelle parce qu’elle correspond à un événement : « De toute évidence, l’avancée créatrice du monde fait venir à l’être de nouvelles propositions. »65 La possibilité d’une déduction logique à partir d’axiomes et de règles ne suffit pas à rendre compte de la vérité de la conclusion. Dans Modes de pensée on peut mesurer ce qui le sépare de l’époque du mémoire sur les concepts du monde matériel où il adoptait un point de vue logiciste fondé sur la croyance à l’efficacité d’un embrigadement des énoncés scientifiques dans une langue logique et le recours aux axiomes pour déduire toutes les propositions vraies. Il ne croit pas à l’évidence puisqu’il faut recourir aux preuves mais cette dernière ne peut s’identifier à la vérité : « Nous refusons donc à la logique déductive le rôle d’instrument majeur dans la discussion métaphysique. L’objet d’une telle discussion est de mettre au jour l’évidence. Sans une telle évidence la déduction échoue. La logique présuppose donc la métaphysique. »66 La déduction ne doit pas dissimuler la possibilité d’invention et de découverte mais il faut alors concevoir une relation nouvelle dans la proposition entre les entités indiquées, les sujets logiques, le sujet sentant et la potentialité des objets éternels. Toutes les propositions impliquent un rapport à l'indication et cette dernière renvoie au procès des entités, des nexus et des sociétés. Mais les sociétés ne sont que des modes de l'être-ensemble qui impliquent à la fois ordre et transition. Puisque la transition est une relation entre le passé et le futur, on pourrait penser qu'elle implique une relation entre le nécessaire (passé) et le contingent (futur). La transition qui est un mode de composition des choses (sociétés) ne pourrait avoir lieu si elle n'était soutenue par un ordre. D'où la question : puisque l'ordre de composition des entités implique une transition aussi bien dans les sociétés et organismes que dans l'univers comment l'ordre s'accorde-t-il au procès ? La philosophie occidentale a trop souvent conçu l'ordre d'un point de vue statique comme si l'ordre relevait de la permanence et dominait le devenir qu'il soumettait à ses lois. Quand Whitehead critique les différentes conceptions des lois de la nature, c'est parce qu'elles présupposent toujours que l'ordre, traduit dans l'équation, se surajoute au donné parce que l'ordre

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est a priori, formel et le donné est a posteriori, matériel. Cette idée de l'ordre ne permet de comprendre ni la transition des choses, ni l'adjonction d'un coefficient de probabilité. Aussi Whitehead estime nécessaire de comprendre comment les lois, liées à l'activité et au procès, ne sont pas vraiment nécessaires : « Les lois de la nature sont des formes d'activité qui sont devenues prédominantes au sein de la vaste époque d'activité que l'on discerne obscurément. Mais ici un problème se pose. Il y a des formes d'ordre qui ont une plus grande extension dans le temps. Il n'y a aucune nécessité dans leur nature, mais il est nécessaire que l'ordre ait une stabilité adéquate pour que l'expérience ait de l'importance. Une confusion complète peut être équivalente à une frustration complète. Et pourtant les transitions historiques sont les manifestations des transitions des formes d'ordre. »67 L'ordre qui rend possible les lois et les sociétés n'est jamais complet : s'il y a avancée et réalisation de nouveauté, c'est parce que la transition implique une relation entre un ordre jamais complet parce que toujours frustré. Sans l'incomplétude de l'ordre qui engendre la frustration, il ne pourrait y avoir « cette nouveauté vibrante qui fait jaillir ce que la vie a d'excitant. »68 S'il ne peut y avoir conformité complète, c'est parce qu'il y a dans tout ordre une aspiration non pas à l'ordre mais à des formes d'ordre. L'expérience ne pourrait prétendre à aucune rationalité sans visée des formes d'ordre. Mais on pourrait alors croire que ces formes se superposent à l'ordre comme l'ordre se superposait au devenir. Comment comprendre cette tension vers l'ordre qui rend raison du caractère novateur de l'appel à l'expérience ? Whitehead recours à un exemple surprenant, celui de l'arithmétique. Depuis Frege et Russell qui ont dessiné les grands traits de la logique des propositions et des prédicats, on supposait une relation interne entre l'arithmétique et la logique. Le logicisme soutient que les propositions arithmétiques et logiques, à savoir les théorèmes et les tautologies, sont vraies intemporellement alors que les propositions des sciences réelles ne sont que conditionnelles (satisfiables) car elles peuvent être vraies dans certaines conditions et fausses dans d'autres 69. Dans Modes de pensée, Whitehead remet en cause ce dogme du logicisme et du néopositivisme70 et soutient que les opérations fondamentales de l'arithmétique, la somme et le produit, résultent d'un procès de fusion : « Nous allons considérer l'arithmétique comme s'intéressant à des formes particulières de procès. Nous nous mettons ici en contradiction avec la notion à la mode de « tautologie ». Considérons la fusion des deux groupes, chacun caractérisé par une triplicité, en un seul groupe. Toute l'essence de la notion de « deux fois trois » est un procès, et « deux fois trois » exprime sa forme spéciale de procès. Cette forme tient son caractère de deux sources : l'une est la triplicité de chacun des deux groupes en procès de fusion. Cette triplicité provient d'un certain principe d'individuation dominant le procès

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d'agrégation de chaque groupe. Le résultat de ce principe est que chaque groupe exemplifie une tiercéité (three-ness). Il y a donc un procès de fusion des deux groupes en un seul, et nous considérons la caractérisation de ce groupe résultant en terme de nombre. Il n'est pas vrai que ce procès de fusion aboutisse nécessairement à un groupe de six, dans lequel soit conservé le même principe d'identification des choses individuelles. »71 Il ne s'agit pas simplement de proposer une alternative à la dichotomie entre propositions analytiques et synthétiques : dire que 2 x 3 = 6, c'est remettre en cause le sens du symbole « = » qui permet d'affirmer l'identité entre la partie gauche et la partie droite de l'expression et par suite c'est remettre en cause l'idée qu'une telle proposition pourrait être une vérité intemporelle. Le principe d’identité des indiscernables serait l'effet du procès conjugué de la pensée, de la proposition et du devenir de l'expérience. On pourrait dire que les lois logiques et arithmétiques ne diffèrent pas essentiellement des lois des sciences concrètes puisqu'elles dépendent du procès et de ses époques. Les différentes opérations mathématiques, telles que l'addition, la multiplication, mais aussi les séries, les suites de nombres, les multiplicités ne sont que des modes de fusion 72 . Mais la thèse whiteheadienne ne se limite pas à affirmer que l'identité logique dépend de la forme du procès : elle se révèle adéquate à la pensée de la genèse des entités. Il donne l'exemple de gouttes d'eau : « Supposons deux groupes de trois gouttes d'eau chacun. Le procès de fusion peut opérer une coalescence aboutissant à une seule goutte, ou à un éclatement des gouttes d'eau initiales faisant apparaître un groupe de cinquante gouttes. Ce processus, normalement présupposé dans l'expression « deux fois trois » est tel que le principe d'individuation pertinent soit maintenant inchangé. Dans un tel cas, deux fois trois font six. Mais cette expression « principe d'individuation » a une interprétation vague. Par exemple, supposons un médecin qui ordonne une dose de deux cuillères à thé pleines, mais qu'en fait la dose soit prise dans une cuillère à dessert : l'individuation réelle en cuillère à thé peut donc n'être pas importante, et même jamais réalisée. »73 Entre la proposition arithmétique et les entités indiquées, il existe une sorte d'homogénéité qui rend possible une individuation : ce qui est vrai et stable dans la proposition ne peut contredire l'ordre donné mais toujours incomplet dans la société. Ce que Whitehead appelle « procès de fusion » permet de comprendre comment la forme de la proposition vraie s’accorde avec la forme du procès. L'ordre logico-mathématique, conçu par Platon comme un monde de formes éternelles imité par les choses sensibles 74 , suppose une sorte d'implication réciproque entre le sentir et la proposition: quand il y a évidence dans le sentir, il n'y a pas nécessairement complétude du vrai car

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La philosophie spéculative de Whitehead

l'ordre logique de la vérité, pris dans la fusion du devenir, reste incomplet : c'est pour cela que nous devons remédier par la preuve à l'incomplétude de l'évidence donnée dans le sentir.

Chapitre 9 — Indication, dénotation et prédication

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Notes 1

A Treatise on Universal Algebra with Applications, (TUA), p. 8-9.

2

TUA, p. 10.

3

TUA, id.

4

PR, 97 [39.]

5

Russell, Ecrits de logique philosophique, tr. fr. J. M. Roy, PUF, « La philosophie de l’atomisme logique », ch. 1, Faits et propositions, p. 341.

6

PR, 59 [12]. « Le langage est incomplet et fragmentaire ; il ne fait que marquer une étape dans la progression moyenne depuis la mentalité du singe. Mais tous les hommes connaissent des éclairs de pénétration qui dépassent les significations déjà stabilisées par l'étymologie et la grammaire. D'où le rôle de la littérature, celui des sciences particulières et celui de la philosophie, qui, chacune à sa manière, se préoccupent de trouver, à des significations Inexprimées, des expressions linguistiques. » AI, p. 295.

7

PR, p. 57 [11].

8

PR, 57 [12].

9

PR, 411 [25- 60].

10

PR, 59 [12].

11

PR, 418 [264].

12

PR, 306 [184].

13

PR, 308 [186] « Concevoir les propositions comme de simples matériaux du jugement, c’est s’interdire de comprendre leur rôle dans l’univers. De ce point de vue purement logique, les propositions non conformes sont simplement fausses, et donc pires qu’inutiles. Mais, dans leur rôle premier, elles fraient la voie le long de laquelle le monde avance dans la nouveauté. » PR, 309 [187]. 14

PR, 307 [185].

15

PR, 58 [11].

16

Le souci de comprendre le rapport de la proposition aux faits sans recourir au métalangage le rapproche du Tractatus de Wittgenstein dont un point essentiel est de comprendre le rapport de la proposition au fait et à l'état de choses. Mais là s'arrête la ressemblance car la théorie de la forme logique comme substance du monde contredit l'idée de procès. 17

PR, 57 [12].

18

PR, 322 [196].

290

La philosophie spéculative de Whitehead

19

AI, p. 314.

20

Signification et vérité (SV), tr. fr. Ph. Devaux, Flammarion, ch. xiv.

21

SV, ch. xiv, p. 228.

22

Husserl, Recherches logiques,2 (RL2), Première partie, ch. 1, p. 28, tr. fr. Hubert Elie, Arion L. Kelkel et René Schérer. 23

RL 2, p. 43

24

Whitehead, « Indication, Classes, Numbers, Validation », Mind, Vol. XLIII, n° 171, July, 1934, p. 281. (ICN)

25

ICN, p. 282.

26

MP, p. 55.

27

MP, id.

28

MP, p. 57.

29

MP, p. 59.

30

MP, p. 59-60.

31

MP, p. 57.

32

PR, 319 [194].

33

PR, 409 [258] « On ne peut pas savoir ce qui est rouge en pensant simplement au rouge. On ne peut trouver des objets rouges qu’en s’aventurant parmi les expériences physiques de ce monde actuel. Telle est la position qui fonde en dernier recours l’empirisme : les objets éternels ne disent rien de leurs ingressions. » PR, 407 [256].

34

« Un sentir ne peut être abstrait de l’entité actuelle qui l’éprouve. Cette entité actuelle est nommée le « sujet » du sentir. C’est en vertu de son sujet que le sentir est une chose une. Si nous abstrayons le sujet du sentir, nous n’avons plus qu’une pluralité de choses. Ainsi, un sentir est un particulier dans le même sens où chaque entité actuelle est un particulier. Il est un aspect de son propre sujet. » PR, p. 357 [221]. 35

« Philosophie de l’atomisme logique », in Ecrits de logique philosophique, (PAL), trad. Fr. J. M. Roy, PUF), p. 324.

36

CN, p. 34.

37

PR, p. 319 [194].

38

CN, p. 36-7.

39

Dans ICN, Whitehead propose une notation symbolique pour traduire les propositions primaires : « Il sera nécessaire ultérieurement de disposer d’une définition symbolique pour de telles propositions. Ainsi, en présupposant que x est un symbole indiquant un objet, alors cette proposition primaire sur l’objet indiqué est symbolisé par Ec ! x dans

Chapitre 9 — Indication, dénotation et prédication

291

laquelle « Ec » représente le mot latin « Ecce » signifiant « Voici ». Ainsi Ec ! x peut être lu comme « Voici x ». » ICN, p. 282. Whitehead reconnaît à Quine l’idée d’une telle traduction, ICN, p. 284. 40

CN, p. 39.

41

Pour comprendre le rapport des phrases aux entités dénotées, Russell fait intervenir la théorie des symboles incomplets et il ne peut résoudre l'ambiguïté des descriptions définies qu'en faisant intervenir des traductions qui nécessitaient l'usage des valeurs de vérité vrai et faux pour savoir si une traduction était adéquate ou non. 42

PR, p. 107 [43].

43

« Cette thèse n’est pas très éloignée de celle de Bradley sur le jugement, ainsi qu’il l’explique dans sa Logique. D’après lui, le sujet ultime de tout jugement est la substance unique, l’absolu. Toujours d’après lui, le sujet qui juge est un mode de l’absolu, autocontradictoire si on le suppose actuel de manière indépendante. Pour Bradley le sujet qui juge n’a qu’une actualisation dérivée, qui est l’expression de son statut en tant qu’affection de l’absolu. » PR, p. 328 [200]. 44

PR, p. 319 [194].

45

AI, p. 184.

46

Russell, La méthode scientifique en philosophie, (MSP), Payot, tr. fr. Philippe Devaux, p. 61.

47

Du point de vue de la logique et de la théorie des ensembles, il convient de distinguer la relation d’appartenance (ensemble-élément) de la relation d’inclusion (ensemble sous-ensemble). Ces deux relations ont des propriétés logiques très différentes : alors que la relation d’inclusion est réflexive, symétrique et transitive, la relation d’appartenance n’a aucune de ces propriétés. 48

Id, p. 62.

49

CN, p. 44.

50

PR, 113 [49].

51

« Ces termes, « universaux » et « particuliers », sont quelque peu trompeurs tant dans leur pouvoir de suggestion que dans leur usage philosophique courant. Le principe ontologique, et la théorie plus ample de la relativité universelle, sur quoi se fonde la présente discussion métaphysique, estompent toute distinction entre ce qui est universel et ce qui est particulier. On qualifie d’universel ce qui est susceptible d’entrer dans la description d’un grand nombre de particuliers, tandis que la notion de particulier s’applique à ce qui, tout en se laissant décrire par des universaux, n’entre pas lui-même dans la description d’un autre particulier. Mais ce que montre la théorie de la relativité qui constitue la base du système métaphysique propre aux présentes conférences, c’est que ces notions souffrent toutes deux d’un vice de conception. Impossible de décrire,

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La philosophie spéculative de Whitehead

même de façon inadéquate, une entité actuelle à l’aide d’universaux ; et cela, parce que d’autres entités actuelle entrent effectivement dans la description de n’importe quelle entité actuelle. Dès lors, chaque prétendu « universel » est particulier en ce qu’il est seulement ce qu’il est, c’est-à-dire distinct de tout ce qui est autre que lui, et chaque prétendu « particulier » est universel en ce qu’il entre dans la constitution d’autres entités actuelles. » PR, p. 110-111 [48]. 52

PR, p. 324-5 [198].

53

PR, p. 325-6 [198].

54

PR, p. 326 [199].

55

« On doit se souvenir que l’expression « monde actuel » est comparable à « hier » ou « demain », en ce que signification change selon le point de vue. » PR, p. 136 [65]. 56

PR p. 328-9 [200].

57

PR, p. 327 [199-200].

58

PR p. 329 [201].

59

PR, p. 332 [203].

60

PR, p. 333 [203].

61

PR, p. 336 [206].

62

« La notion de pertinence intensive est fondamentale pour le sens de concepts comme ceux de « possibilités de choix », de « plus ou de moins », d’« important et de négligeable ». Ce principe énonce que tout élément de l’univers, si absurde qu’il soit en tant que pensée abstraite, ou si improbable qu’il soit en tant qu’entité réelle, possède, préhendé, sa propre échelle de pertinence dans la constitution de toute entité actuelle ; il aurait pu avoir plus de pertinence, ou moins de pertinence, y compris le degré zéro de pertinence qu’implique la préhension négative ; mais il possède, en fait, juste ce qu’il faut de pertinence qui lui permet de trouver son statut dans la constitution de cette entité actuelle. » PR, p. 253 [148]. 63

PR, p. 338 [207].

64

« La proposition elle-même est en attente de ses sujets logiques. Ainsi, les propositions croissent avec l’avancée créatrice du monde. Elles ne sont ni de purs potentiels, ni de pures actualisations ; elles sont une sorte de nexus potentiel contenant de purs potentiels et de pures actualisations. » PR, p. 311 [188]. 65

PR, p. 411 [259].

66

MP, p. 127.

67

MP, p. 108.

68

MP, p. 109

Chapitre 9 — Indication, dénotation et prédication

293

69

« Je suis désolé d'insister sur cette banalité aussi lourdement, mais peut-être certains d'entre vous auront-ils reconnu que ce faisant, je contredis une croyance largement répandue. Une doctrine moderne prévalente veut que l'expression « deux fois trois font six » soit une tautologie, ce qui signifierait que deux « deux fois trois » dise la même chose que « six », de sorte qu'aucune vérité nouvelle n'apparaîtrait dans la phrase. Ce que je soutiens c'est que la phrase prend en considération un processus et son résultat.Mais par rapport à l'abstraction « deux fois trois font six », l'expression « deux fois trois » indique une forme de processus fluent, et « six » indique une caractérisation du fait complet. » MP, p. 113. 70

Sur ce point il rejoint Quine qui a été son élève. Quine considérait que le dualisme entre propositions analytiques et synthétiques, si important pour les néopositivistes, n'était finalement qu'un « dogme » même quand on considérait que le recours au langage était plus important que l'appel à l'expérience dans le style de l'empirisme radical de James. 71

MP, p. 112.

72

Il s'agit d'un renversement d'une forme de platonisme logico-mathématique dont Frege est le plus illustre représentant. Il ne cesse de fustiger la confusion de l'ordre logico-mathématique avec l'ordre spatio-temporel. Mais fusion n'est pas confusion. 73 74

MP, id.

« La notion de nombre, telle que l'a élaborée l'arithmétique, a été traditionnellement traitée avec cette tendance à une telle séparation erronée. Chaque chose individuelle est dénuée de caractère numérique, et pourtant un groupe statique est caractérisé par un nombre. Dès lors le procès semble être absent de notre traitement de l'arithmétique. Les mathématiques ont été ainsi conçue comme le cas test, la citadelle d'une fausse métaphysique. » MP, p. 118.

Chapitre 10 Interprétation et évaluation Sentir la vérité L’importance de la théorie whiteheadienne de la proposition ne vient pas de ce qu’elle doit servir à la constitution d’une langue logique mais plutôt de sa relation à l’indication et à la prédication. Dans la mesure où la proposition indique des entités, elle est concrète puisqu’elle établit d’abord une connexion interne entre les entités physiques perçues. Mais quand il s’agit des prédicats, ces entités peuvent apparaître abstraites, comparées aux sujets logiques qui satisfont la proposition. Ni abstraite, ni concrète, la proposition émerge d’un procès dans lequel la phrase qui la supporte dépend du milieu actuel et du locuteur. Si dans Procès et réalité Whitehead consacre plusieurs chapitres aux problèmes posés par la proposition, c’est parce qu’elle est l’occasion de comprendre le lien des entités actuelles préhendées dans le sentir et des prédicats qui les mettent en relation dans une « société » (classe). Autrement dit l’indication et la prédication sont l’occasion de décrire le rapport des objets éternels à l’intérieur du procès du sentir. Dès lors il devient difficile de séparer ce qui revient aux entités senties, aux formes du procès et aux objets éternels (prédicats) : la proposition advient pour lier les événements en objets, les objets en classes sans sortir du flux événementiel. Comprendre comment les objets éternels font une incursion dans l’expérience est fondamental pour une philosophie qui tente de réconcilier l’empirisme radical avec le platonisme. Si la proposition telle que l’entend Whitehead ne peut se réduire à la phrase, c’est-à-dire à un énoncé relevant du langage parlé qui « n’est qu’une « série de petits cris »1, elle ne doit pas se confondre non plus avec le jugement. Ce sont les logiciens soucieux de classer les énoncés en vrais et faux qui sont responsables de cette réduction de la proposition au jugement : « Par malheur les théories, sous le nom de « propositions », ont été abandonnées aux logiciens, et ils ont défendu la thèse qu’elles n’ont d’autre fonction que d’être jugées d’après leur vérité ou leur fausseté. »2 Contre ces logiciens, Whitehead montre que lorsqu’on énonce une phrase ou lorsqu’on lit une œuvre littéraire, on ne cherche pas à savoir s’il y a vérité ou non. En réduisant la proposition à un jugement, on s’engage à

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La philosophie spéculative de Whitehead

ignorer tout ce qui concerne l’émotion, le plaisir esthétique ou même ce qui peut être imaginé. Le contenu de la proposition ne se limite pas à savoir s’il est possible de lui attribuer une valeur de vérité : comprendre une proposition c’est préhender le sentir de ses sujets et de son prédicat : « L’intérêt pour la logique, qui exerce sa tyrannie sur les philosophes hyperintellectualisées, a obscurci la fonction principale des propositions dans la nature des choses. Elles ne relèvent pas en premier chef de la croyance, mais du sentir au niveau physique et psychique. Elles constituent l’une des sources du sentir qui n’est pas assujetti au simple donné. Une proposition est « réalisé » par un élément de son lieu, quand elle devient objet du sentir. » 3 Si la proposition ne peut être réduite à un énoncé analysable en terme de fonction et d’argument et déductible d’axiomes, c’est parce qu’elle est avant tout soucieuse d’intégrer la dimension psychologique et cosmologique des faits dans l’interprétation des propositions.

10.1. Les sujets logiques et l’objectivation de la proposition Dans le sentir, il ne saurait être question de séparer les entités indiquées du sujet sentant qui sont « donnés ensemble » : ainsi il faut admettre que non seulement les sujets logiques mais aussi le prédicat sont l’objet d’un sentir spécifique. Si Procès et réalité consacre autant de pages aux différentes modalités du sentir, au point que sentir devient une sorte de préfixe à toute espèce de préhension4, c’est parce que le sentir, comme la proposition, provient d’une genèse d’où émerge quelque chose de nouveau à partir d’un sujet : « Un sentir ne peut être abstrait de l’entité actuelle qui l’éprouve. Cette entité actuelle est nommé le « sujet » du sentir. C’est en vertu de son sujet que le sentir est une chose une. Si nous abstrayons le sujet du sentir, nous n’avons plus qu’une pluralité de choses. Ainsi un sentir est un particulier dans le même sens où chaque entité actuelle est un particulier. Il est un aspect de son propre sujet. »5 Le lien du sentir au sujet montre le caractère relationnel de ce dernier puisqu’il est inséparable de l’entité qu’il préhende et de la fin qu’il vise, à savoir le surjet. Par le sentir, le sujet s’approprie une partie de son univers et en même temps exclut certains possibles. Whitehead distingue trois formes principales du sentir : le sentir physique simple qui donne une entité actuelle simple ; le sentir conceptuel qui donne l’objet éternel et le sentir transmué qui permet à l’entité de passer de la cause efficiente à la cause finale 6.

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Le sentir conceptuel, qui ouvre le sentir à la possibilité abstraite, rend possible l’émergence des objets dans l’expérience : « Un sentir conceptuel consiste à sentir un objet éternel ayant le caractère métaphysique primaire d’être un « objet », c’est-à-dire sentir sa capacité à être un déterminant réalisé du procès. Immanence et transcendance caractérisent un objet : en tant que déterminant réalisé, il est immanent, en tant que capacité de détermination, il est transcendant ; dans les deux cas, il se rapporte à quelque chose d’autre que lui. Il n’y a pas de caractère appartenant à l’actuel en dehors de sa détermination exclusive par des objets éternels sélectionnés. »7 La nouveauté advient dans le sentir par l’intermédiaire des possibilités pensées. Entre le sentir physique et conceptuel, entre les entités actuelles et les objets éternels se noue une relation semblable à celle qui lie la causalité efficiente à la cause finale, le sujet au surjet. Mais qu’il soit physique ou conceptuel, le sentir, en tant qu’appropriation, reste étroitement lié aux formes subjectives (l’attrait, l’aversion, la crainte, l’espoir etc.) : « La nouveauté essentielle d’un sentir tient aux formes subjectives. Les données initiales, et éventuellement le nexus qui est le donné objectif, peuvent servir à d’autres sentirs attachés à d’autres sujets. Mais la forme subjective est la nouveauté immédiate ; elle est la manière selon laquelle tel sujet sent tel donné objectif. On ne saurait arracher cette forme subjective à la nouveauté de cette concrescence. Elle est enveloppée dans l’immédiateté de son présent immédiat. »8 Si la proposition dépend du sentir par l’indication et si le sentir implique des formes subjectives, on est conduit à se poser la question suivante : si la proposition dépend du sujet sentant comment peut-elle prétendre à l’objectivité ? Si évaluer une proposition, c’est lui attribuer une valeur de vérité, comment l’évaluation est-elle possible si elle dépend d’une perspective subjective et d’une genèse ? Les entités actuelles qui se donnent dans l’expérience du sujet correspondent aux sujets logiques de la proposition. Comme Russell, Whitehead rejette la conception grammaticale du sujet comme nom propre, ou comme substance individuelle (la monade leibnizienne). Dans la proposition, le groupe verbal joue un rôle essentiel dans la mesure où il se situe au centre d’une relation entre entités, les unes considérées comme sujet et les autres comme objets ou circonstances, le tout saisi dans une occasion d’expérience. Il est difficile d’énumérer tous les sujets logiques d’une proposition car il faudrait alors tenir compte de chacune des entités concernées et de leur pouvoir d’engendrer une proposition nouvelle. Mais le sentir ne se limite pas aux sujets logiques car si la proposition s’enracine

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La philosophie spéculative de Whitehead

dans le sentir, celui-ci renvoie à un processus d’appropriation des sujets logiques par un potentiel (prédicat). L’expérience du sentir permet aux entités de passer de l’objectivité à la subjectivité, de la potentialité à l’actualité : « Chaque entité actuelle se conçoit comme une expérience en acte surgissant à partir de données. Elle consiste en un procès, celui de « sentir » les nombreuses données en les résorbant dans l’unité d’une même « satisfaction » individuelle. Ici, le mot « sentir » désigne l’opération générique fondamentale qui fait passer de l’objectivité des données à la subjectivité de l’entité actuelle en cause. » 9 Aussi le sentir physique s’accompagne d’un sentir conceptuel car ce ne sont pas seulement les entités actuelles qui constituent la datum : en tant que potentiel, les objets éternels ou prédicats interviennent dans le donné : « L’ensemble défini des entités actuelles contenues dans une proposition reçoit le nom de « sujets logiques » de la proposition ; et l’ensemble défini des objets éternels contenus en elle reçoit le nom de « prédicats » de la proposition. Les prédicats définissent une potentialité de mise en relation pour les sujets. »10 De même que dans la phrase le groupe verbal détermine les sujets logiques susceptibles de satisfaire le sens, de même dans la proposition le prédicat se comporte comme un verbe à la recherche de ses sujets et des circonstances qui l’actualisent. La puissance du verbe n’est pas sans rapport avec la potentialité du prédicat ce qui permettrait de soutenir l’existence d’une correspondance entre langage et réalité. Tel est le sens de la conception whiteheadienne de la proposition : si la phrase exprime une proposition et un fait c’est parce qu’à chaque étage, le niveau logique s’articule au niveau psychologique et métaphysique. Ainsi le rapport de la proposition au fait repose moins sur le rapport du logique à l’ontologique que sur le rapport du conceptuel à l’événementiel. Se demander comment le conceptuel correspond à l’événementiel c’est poser le problème de la prédication : comment le monde actuel s’insère-t-il dans la propositions ? Comment les sujets logiques, inclus dans un fait, peuvent-ils impliquer le monde ? 11 L’analyse du rapport de la proposition à l’indication se prolonge dans le rapport du prédicat (objet éternel) aux sujets logiques ou entités actuelles susceptibles de satisfaire la proposition. Le lien de la proposition à l’indication suppose que cette dernière s’accompagne d’un sentir qui préhende autant l’objet éternel que les occasions d’expériences. Ce que l’on appelle les sujets logiques de la proposition sont indiqués par un sentir physique et prédiqués par un sentir conceptuel. L’indication apparaît dans un fait ou système relationnel qui suppose à la fois des sujets sentants mais aussi des sujets logiques : « Ainsi, dans une proposition, certaines caractéristiques sont présupposées pour le sujet qui juge et pour les sujets

Chapitre 10 — Interprétation et évaluation

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logiques. Elles peuvent être poussées plus loin que ne l’exigent les simples exigences de l’indication. Par exemple dans « Socrate est mortel », le simple système indicatif spatio-temporel peut suffire à déterminer « Socrate ». Mais la proposition peut vouloir dire « l’homme Socrate est mortel » ou « le philosophe Socrate est mortel ». L’indication superflue peut être partie intégrante de la proposition. »12 La proposition dépend d’un contexte mais aussi d’un lieu qui comprend les occasions actuelles appartenant à ce monde actuel. Toute entité, y compris la proposition, n’a de consistance ontologique que si elle occupe un lieu et elle ne peut se réaliser que si dans ce lieu elle est sentie par un de ses sujets logiques : la proposition devient alors ce que le sujet a senti : « La proposition constitue un appât pour un élément de son lieu, en raison de l’affinité du prédicat complexe et des sujets logiques, en prenant en compte les formes de la définité dans le monde actuel de cet élément et les phases antécédentes de son sentir. »13 Il importe plus pour la proposition de se réaliser que de savoir si elle est vraie : elle ne se réalise qu’à partir d’un lieu et d’un sentir.

10.2. L’être-ensemble des entités Les théories traditionnelles de la prédication tentaient de comprendre la relation du prédicat au sujet par la copule « être ». En soutenant le lien de la prédication à l’indication, Whitehead la rapproche de la préhension du sujet sentant et par suite il n’a pas besoin de supposer une synthèse subjective du sujet car l’unité des éléments provient de ce qu’ils sont donnés ensemble : « Il y a un être ensemble des éléments qui composent l’expérience vécue individuelle. Cet « être ensemble » a la signification spéciale, particulière, d’« être ensemble » dans l’expérience vécue ». C’est un être ensemble d’un type propre, qui ne saurait s’expliquer par référence à rien d’autre que luimême. Dans cette analyse nous pouvons parler indifféremment d’un « courant » d’expérience vécue, ou d’une occasion d’expérience vécue. Avec le premier terme de l’alternative, il y a être ensemble dans le courant et, avec le second, il y a être ensemble dans l’occasion. Mais dans l’un et l’autre cas, on a affaire à l’unique « être ensemble vécu ». »14 La notion d’être-ensemble écarte toute possibilité de synthèse a priori puisque ce qui se donne lié pour le sujet ne l’est que parce qu’il est préalablement donné avec ses relations dans l’expérience. Si la théorie whiteheadienne de la proposition doit être conçue dans une perspective ontologique et non logique, c’est parce que l’être-ensemble propre à toute expérience vécue, dérive du principe ontologique : « Ce

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principe général, on l’appellera le « principe ontologique » : c’est le principe selon lequel tout se situe positivement en acte quelque part, et en puissance partout. Une des applications de ce principe donne lieu à la doctrine « conceptualiste ». Ainsi, chercher une raison signifie toujours chercher le fait actuel qui véhicule cette raison. Le principe ontologique tel que nous le définissons ici représente le premier pas dans la description de l’univers comme solidarité entre de nombreuses entités actuelles. Chaque entité actuelle se conçoit comme une expérience en acte surgissant à partir de données. Elle consiste en un procès, celui de « sentir » les nombreuses données en les résorbant dans l’unité d’une même « satisfaction » individuelle. Ici, le mot « sentir » désigne l’opération générique fondamentale qui fait passer de l’objectivité des données à la subjectivité de l’entité actuelle en cause. »15 L’être-ensemble de l’expérience vécue provient autant du donné et des sujets logiques que du sujet sentant et de la potentialité des prédicats reconnus. Il s’agit d’un devenir du sujet qui s’approprie les prédicats et leurs sujets logiques. S’il fallait adopter un point de vue logique, la proposition resterait figée dans son rapport à la valeur de vérité ou à la réalité. D’un point de vue ontologique, il en va autrement car on peut admettre que les transformations de la proposition proviennent non pas de son lien à des hypothèses ou axiomes mais de son lien au procès du monde par lequel l’objectif devient subjectif, le potentiel devient actuel. Le principe ontologique protège des risques propres au subjectivisme car la proposition implique d’abord un objet que s’approprie un sujet sentant16. Appliquer à la proposition le principe ontologique tel qu’il a été défini revient à dire qu’en tant qu’occasion d’expérience dans laquelle le potentiel devient actuel, elle doit avoir un lieu : « La proposition ne porte pas plus sur un sujet logique que sur un autre. Mais, d’après le principe ontologique, toute proposition doit se trouver quelque part. Le « lieu » d’une proposition consiste en ses occasions actuelles dont le monde actuel inclut les sujets logiques de la proposition : il comprend une dimension géométrique (intersection des droites projetées à partir du corps) et une dimension psychologique. Quand une entité actuelle appartient au lieu d’une proposition, alors réciproquement la proposition est une sorte d’appât pour le sentir de cette entité actuelle. Si, par décision de la concrescence, la proposition est devenue objet du sentir, alors la proposition constitue ce que le sentir a senti. » 17 Si la logique ne permet pas de rendre compte de la proposition, c’est parce que cette dernière, fondée sur le sentir, ne fait qu’indiquer les entités qui se détachent sur fond d’objet éternel mais ne dit rien sur le sentir qui relève d’une autre relation, à savoir celle du physique

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et du mental : « On ne peut savoir ce qui est rouge en pensant simplement au rouge. On ne peut trouver des objets rouges qu’en s’aventurant parmi les expériences physiques de ce monde actuel. Telle est la position qui fonde en dernier recours l’empirisme : les objets éternels ne disent rien de leur ingression. »18 S’il faut inclure le lieu d’une proposition dans sa réalisation, c’est parce que l’ontologie whiteheadienne repose sur la notion d’événement. On ne peut séparer l’extension de l’événement de la préhension subjective car tous deux supposent un rapport entre le devenir et la permanence, entre l’ici et le maintenant. Dans l’expérience advient l’événement qui est l’occasion pour le sujet de se projeter au-delà de luimême. Pour la proposition le lien de son sentir coïncide avec sa réalisation et par suite son lieu se complète par le sujet de son sentir. Si l’être-ensemble occupe une place de premier plan dans sa théorie de la proposition, c’est parce qu’elle rend compte de l’unité dans une perspective organique et non critique : l’unité manifestée par l’« être ensemble » se donne au sujet aussi bien dans la préhension des occasions d’expérience que dans l’ingression des objets éternels. En outre elle révèle le lien qui unit le sujet sentant aux sujets logiques de l’expérience. On pourrait dire que l’être-ensemble des entités actuelles préhendées comprend aussi bien l’être ensemble des durées qui forment le passage du monde que l’êtreensemble des volumes ou de l’ici et maintenant qui constitue l’événement.

10.3. La récognition entre sentir physique et sentir conceptuel Le lien du prédicat au sujet n’implique plus la relation externe d’un être, pris tantôt au sens absolu (être), tantôt au sens relatif (être ceci ou cela) mais suppose une relation interne découverte dans l’expérience de la récognition. La « récognition » 19 intervient dans l’expérience non seulement pour découvrir la permanence dans la changement mais aussi pour préhender la manière d’être ensemble des entités : forment-elles des durées à partir d’événements, des objets à partir d’événements, des prédicats à partir de sujets logiques ? La récognition est étroitement liée au fait que toute entité se donne avec d’autres entités, l’âme avec le corps, les prédicats avec leurs sujets logiques. Mais cet être-ensemble des sujets ne se donne que potentiellement. Cette « recognition physique »20 que Whitehead appelle aussi « modèle prédicatif » montre à quel point il est nécessaire d’insérer les notions d’universel et de particulier, de prédicat et de sujet, de

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potentialité et d’actualité dans l’expérience du sentir. Mais cela ne résout pas la question de savoir comment la potentialité des objets éternels peut être préhendée à la fois par les sujets logiques mais aussi par le sujet sentant. Ce qu’on appelle le prédicat d’une proposition n’est autre qu’un objet éternel, un potentiel qui s’actualise dans l’expérience d’un sujet qui unifie la multiplicité initiale du sentir : « Pour résumer cette discussion sur la nature générale d’une proposition, nous dirons qu’une proposition partage avec un objet éternel le caractère d’être indéterminé, en ce que tous deux sont des potentialités définies pour l’actualisation avec une réalisation indéterminée dans l’actualisation. Mais ils diffèrent l’un de l’autre : un objet éternel renvoie avec une absolue généralité à l’actualisation, tandis qu’une proposition renvoie à des sujets logiques indiqués. La vérité et l’erreur impliquent toujours quelque élément purement factuel. Les objets éternels ne peuvent démontrer ce qu’ils sont que dans quelque fait donné. Les sujets logiques d’une proposition fournissent l’élément d’être donné requis pour la vérité et l’erreur. »21 Comprendre la proposition ne peut se réduire à la préhension des sujets logiques qui satisfont le prédicat mais il faut aussi préhender le prédicat en comparant ce qu’il y a de commun aux sujets logiques. Si dans la Science et le monde moderne, Whitehead est soucieux d’articuler l’idéalité des objets éternels à une conception rénovée de l’expérience, dans Procès et réalité il tente de fonder la proposition non plus seulement comme expression de la permanence dans l’expérience subjective mais aussi comme invention due à l’appétition du sujet. Autrement dit il faut comprendre la proposition dans son lien au sentir d’où surgissent l’appétition et la satisfaction. La satisfaction d’une proposition implique un sentir physique qui donne les sujets logiques (sentir indicatif), un pressentir des objets éternels (récognition physique) et un sentir conceptuel de l’objet éternel (sentir prédicatif)22. Les objets éternels peuvent renvoyer à une entité quelconque alors que les sujets logiques donnés dans le sentir physique sont indiqués sous forme d’une disjonction qui les fait apparaître comme ceci ou cela : « Leur rôle réel dans l’actualisation consiste à s’abstraire ; ils n’agissent plus en fait sinon pour permettre leur indication physique. Chaque sujet logique devient parmi les actualisations, un pur et simple « cela » comportant l’assignation de sa pertinence hypothétique au prédicat. » 23 La proposition indique nécessairement les sujets logiques exigés par le monde actuel : « La proposition constitue la possibilité pour ce prédicat de s’appliquer, de façon ainsi assignée, à ces sujets logiques. Dans toute proposition, en tant

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que telle et sans aller au-delà, il y a complète indétermination, dans la mesure où entre en jeu sa propre réalisation dans un sentir propositionnel et eu égard à sa propre vérité. »24 Dans la mesure où l’actualisation de la proposition coïncide avec sa réalisation, elle est prise dans le passage du potentiel à l’actuel, de l’éternel à l’événementiel. Liée au sentir, elle se donne comme procès allant de l’indétermination à la détermination.

10.4. Les sentirs propositionnels et d’imagination 10.4.1. Les sentirs propositionnels Puisque toute proposition implique un acte de récognition à partir de l’êtreensemble des entités actuelles, on peut supposer que cet acte s’identifie à un acte de préhension. En préhendant les entités actuelles, le sujet préhende la forme ou prédicat qui les rassemble. Mais il n’y aurait pas acte de prédication sans acte de comparaison. Pour sentir les propositions il est nécessaire de faire appel à des sentirs comparatifs qui permettent d’abstraire le prédicat à partir de la multiplicité des sujets logiques. Qu’il s’agisse d’indication, de récognition, la proposition appelle des sujets logiques et des entités actuelles qui soient sentis. La réalisation d’une proposition ne serait pas possible si ses sujets logiques n’appartenaient pas à un monde actuel : « La proposition « César a franchi le Rubicon », Hannibal n’a pu la sentir en aucune occasion pendant son existence terrestre. Hannibal a pu sentir des propositions comportant certaines analogies avec cette proposition, mais non cette proposition précise. »25 La proposition correspond à un donné objectif mais ne se confond pas avec le sentir de ce donné. Bien que le prédicat la mette en relation avec des objets éternels, la proposition s’en distingue car si elle peut être vraie, cela n’a pas de sens pour les objets éternels. Elle intervient dans l’expérience à partir d’un sentir complexe qui intègre un sentir physique et un sentir conceptuel. Pour sortir de la fausse alternative langage ou réalité, Whitehead parle d’un sentir propositionnel : puisque la proposition dépend de la phrase et de l’indication, son rapport au sujet logique et au sujet sentant dépend bien du sentir. Du rapport de ce sentir complexe aux entités complexes naît la possibilité de sa vérité ou de sa fausseté mais comme elle ne dit rien sur elle-même elle reste aussi indéterminée que les objets éternels.

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Mais la proposition, qui inclut des sujets logiques déterminés, diffère des objets éternels. Détachés de ses sujets logiques, l’objet éternel dénoté par le prédicat, ne renvoie qu’à des entités quelconques. La proposition ne peut s’abstraire complètement des entités actuelles déterminées car sans elles il deviendrait impossible de parler de vérité ou de fausseté26. D’autre part ses sujets logiques ne pourraient la déterminer sans rapport avec un sujet sentant. Quels rapports la proposition entretient-elle avec ses sujets logiques et le sujet sentant ? Les sentirs propositionnels échappent-ils à l’objectivité ? Bien qu’elle soit un donné destiné au sentir, la proposition peut être non seulement éprouvée par une multiplicité de sujets sentants mais « satisfaite » par un ensemble d’entités actuelles qui deviennent son lieu de réalisation. Le lieu d’une proposition constitue en quelque sorte son modèle : il définit ses conditions de vérité ou de fausseté à partir d’une attraction ou « appât » qui témoigne d’une affinité entre le prédicat, ses sujet logiques et les formes subjectives propres au sujet sentant. Cette idée d’appât pour le sentir, déroutante pour le logicien, révèle à quel point Whitehead refuse de dissocier les sciences et d’en considérer une comme fondamentale : la théorie de la proposition ne se limite pas à la théorie logique de la prédication mais fait intervenir la psychologie (théorie du sentir) et la métaphysique (les objets éternels). Quand il parle de satisfaction, le terme évoque le sens logique de satisfaction d’une fonction propositionnelle (Tarski) mais aussi le sens psychologique, celui d’un sentir qui a atteint sa fin. A la différence des logiciens comme Frege, Russell et la plupart du membre du Cercle de Vienne, il ne sépare jamais logique et psychologie. Si la théorie de la proposition tient une place si importante dans Procès et réalité, c’est parce qu’elle montre que la logique reste abstraite sans la psychologie. L’ironie sur les philosophies « hyperintellectualisées » ne signifie pas que Whitehead ne croit plus à la logique mais plutôt qu’elle ne suffit pas à comprendre comment une proposition peut être vérifiée ou confirmée : la vérifiabilité, la confirmabilité, la testabilité, chères aux logiciens positivistes, concernent les propositions entendues comme simples entités linguistiques. Le plupart des logiciens ont une philosophie de la logique d’inspiration nominaliste : réduites à de simples symboles écrits, les propositions ne peuvent être vérifiées que par leur identité avec les propositions primitives (axiomes) dans la déduction ou leur conformité à l’expérience avec des propositions empiriques (vérification, confirmation, etc.). Pour les logiciens l’interprétation des propositions dépend d’axiomes (syntaxe) ou de modèles (sémantique) alors que pour le métaphysicien

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qu’est Whitehead l’interprétation dépend du contexte mais aussi de la dénotation des objets éternels par le prédicat. Ainsi la théorie des sentirs propositionnels renvoie à la fois à la psychologie, à une logique libérée de sa gangue nominaliste et à une métaphysique qui pense ensemble le sentir physique et le sentir conceptuel, les entités actuelles et les objets éternels. L’interprétation d’une proposition se confond avec sa vérification si on entend par vérification le seul processus psychophysique. Il s’agit donc moins d’une unification que d’une réalisation qui exclut toute multiplicité originelle qui se donnerait comme matière pour une forme provenant du sujet. Attendu que le sentir propositionnel implique l’êtreensemble de l’expérience, il exclut l’éventualité d’une pure multiplicité des sujets logiques rassemblés par le sujet sous un prédicat. En effet le problème étant de comprendre comment s’actualise la potentialité des objets éternels, il faut comprendre le passage de l’indétermination des objets éternels à leur détermination. Il ne s’agit plus d’unifier mais plutôt d’éliminer et d’exclure : « Le sentir propositionnel émerge dans la phase plus tardive au sein de laquelle il y a une intégration du « sentir indicatif » et du « sentir prédicatif ». Dans cette intégration les deux données sont synthétisées par une double élimination impliquant les deux ensembles de données. Les entités actuelles impliquées dans le donné du sentir indicatif sont réduites à une pure multiplicité dans laquelle chacune est un pur « cela », ce qui implique l’élimination de l’objet éternel qui constitue et définit réellement ce nexus. Mais l’intégration les sauve de cette pure multiplicité, en les plaçant dans l’unité d’une proposition comportant, à titre de donné, le modèle prédicatif. »27 Les actualisations, d’abord senties comme purs faits, sont ainsi transformées en un ensemble de sujets logiques pouvant réaliser le modèle prédicatif qui leur est assigné : « Le modèle prédicatif est ainsi limité par une élimination. En effet, en tant que donné au sein d’un sentir conceptuel, il conserve une possibilité de réalisation s’appliquant à absolument toute entité actuelle mais, dans la proposition, ses possibilités sont limitées aux seuls sujets logiques présents. »28 La nouveauté de cette conception d’un sentir propositionnel fondée sur l’intégration du physique et du conceptuel rend impossible l’évaluation de la proposition à partir de sa seule forme logique et en termes de valeurs de vérité. Si la proposition dépend d’un sentir, elle ne peut plus être vraie au sens où la vérité logique implique une identité qui la soustrait à toute genèse ou procès. Quand Whitehead remet en cause la pertinence de la logique, ce n’est pas en raison de sa soi-disant faillite mais plutôt parce qu’il lui semble qu’elle

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est devenue beaucoup trop abstraite. Il en va de même pour les mathématiques qui, bien qu'abstraites, retrouvent une possibilité d’application quand elles s’élèvent à une plus grande généralité. L’avantage de l’algèbre, de la géométrie descriptive et projective est de permettre d’appréhender beaucoup plus de relations dans la complexité de l’expérience et par suite d’en donner une description abstraite en prise avec la singularité du monde donné dans cette expérience. La richesse de l’expérience ne peut être comprise en partant d’une conscience à la recherche de la clarté et de la distinction. Ainsi l’abstraction devient mutilante quand elle n’est plus susceptible d’interprétation sous forme de sentir d’entités actuelles. La notion de variable, essentielle pour la logique et les mathématiques, illustre le lien interne de l’abstrait et du concret. Dans une fonction propositionnelle, elle est notée par un symbole indéterminé tel que x ou y préfixé à une lettre de prédicat P. L’indétermination de ce symbole rend vaine toute réalisation par un sentir puisqu’elle indique une entité quelconque. Mais, remarque Whitehead, cette entité, implique que ses arguments forment un domaine spécifique qui donne à chacun son identité. La syllogistique aristotélicienne en fait usage sous forme de lettre (S, P) mais aussi l’algèbre. Le terme « un quelconque » désigne un potentiel de sujets logiques qui ont une identité en attente. Dans un raisonnement, la déduction ne peut être séparée du procès par lequel l’indétermination des axiomes contient potentiellement la vérité de la conclusion. Le raisonnement et la démonstration ne pourraient actualiser le contenu des prémisses s’il n’y avait identité des valeurs définissant la variable. Lorsque x est répété, cela signifie qu’on a toujours affaire au même nombre ou à la même entité : « La variable est donc une combinaison ingénieuse du caractère vague de « un quelconque » avec la détermination d’une indication particulière. » 29 La variable donne un exemple de l’ouverture nécessaire de la logique à la métaphysique puisqu’elle pose le problème métaphysique essentiel qui est celui de comprendre le rapport de la permanence à la variation : « Le bébé dans le berceau et l’homme adulte dans la force de l’âge sont en un certain sens identique et en un autre sens différents. L’argumentation, dans ses conclusions, est-elle confortée par l’identité ou faussée par la diversité ? »30 Ainsi Whitehead peut affirmer (contre le positivisme logique de Carnap) que la logique présuppose la métaphysique.

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10.4.2. Les sentirs d’imagination Si le sentir propositionnel indique un nexus formé de sujets logiques est-il senti physiquement ou conceptuellement ? En effet le sentir propositionnel peut indiquer des entités qui ne sont pas appréhendées physiquement mais seulement imaginées ou simplement remémorées : « Dans ce cas en effet, comme on le verra, la prédication que la proposition opère sur les sujets logiques dégage leur caractère mais celui-ci ne présente aucune garantie de pertinence étroite aux sujets logiques. » 31 Le sentir d’imagination vient d’une différence entre sentir indicatif et recognition physique : une diversité dans les sentirs implique l’intervention de la libre imagination. Quand il concerne un prédicat, le sentir d’imagination apparaît comme dérivé et non réfracté par le sujet qui préhende. Il arrive donc que le sentir propositionnel donne la proposition comme une notion imaginaire. Si le sentir renvoie à une proposition comme donnée et que sa forme subjective inclut un élément émotionnel, il s’agit d’un sentir de croyance qui comporte des degrés d’intensité. La subjectivité de la proposition dans le sentir propositionnel garde une certaine indétermination : elle peut engendrer un sentir perceptif pour un sujet et un sentir d’imagination pour un autre : « De par sa propre nature, la proposition ne dit pas comment elle devrait être sentie. Elle peut, dans un sujet préhendant, être le donné d’un sentir perceptif et, dans un autre sujet préhendant, elle peut être le donné d’un sentir d’imagination. » 32 La subjectivité ou non de la proposition dépend moins de son rapport aux formes subjectives du sujet préhendant que de la genèse des sentirs dans les différents sujets. Dans la mesure où les propositions dépendent de formes subjectives, elles échappent à la conscience et se trouvent prises dans un procès au cours duquel il peut y avoir intensification ou au contraire atténuation. Le sentir propositionnel donne lieu à des propositions qui échappent à la clarté de la conscience et au pouvoir de discernement du jugement : « Il s’ensuit que dans la recherche de la vérité, il faut soumettre à la critique jusqu’aux sentirs physiques, puisque leur évidence ne s’impose pas si l’on analyse leur genèse. Cette conclusion ne fait que confirmer un lieu commun de toute recherche scientifique : nous ne pouvons jamais prendre la certitude dogmatique pour point de départ. Une certitude de ce genre est toujours un idéal dont, au terme de l’analyse critique, nous nous rapprochons sans jamais l’atteindre complètement. »33 Pris dans le procès d’émergence créatrice, le sentir physique direct ne peut donc engendrer une connaissance certaine. Pour parler d’une vérité du sentir propositionnel, il faut d’abord comprendre comment le sentir perceptif s’accorde au sentir

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conceptuel : pour le sentir d’imagination la difficulté vient de ce que le sentir d’imagination n’entraîne pas nécessairement l’erreur. Dans le sentir d’imagination, il peut y avoir un décalage entre ce qui est perçu directement et ce qui est perçu de manière dérivée qui engendre un contraste entre un nexus d’entités actuelles et la proposition dont les sujets logiques appartiennent au nexus. Il peut arriver qu’entre l’entité actuelle objectivée comme fait matériel et cette même entité réalisée en tant que prédicat d’une proposition il y ait un contraste : « Ce contraste est ce qu’on a nommé « contraste affirmation-négation ». C’est le contraste entre l’affirmation du fait objectivé dans le sentir physique et la pure potentialité, qui est la négation d’une telle affirmation dans le sentir propositionnel. C’est le contraste entre « en fait » et « il se pourrait », rapporté à des instances particulières dans ce monde actuel. »34 De la distinction entre sentir immédiat et sentir dérivé provient la possibilité d’une affirmation ou négation de la proposition. Le sentir d’imagination inclus dans le sentir propositionnel n’empêche pas la proposition d’être vraie. Mais est-ce bien le jugement qui permet d'affirmer ou nier la proposition ?

10.5. Proposition et jugement La difficulté de la question du rapport entre proposition et jugement provient non seulement de ce qu’il faut tenir compte à chaque étape d’une synthèse physique et mentale, mais aussi du fait que le sujet qui juge est pris dans le procès du monde et qu’à chaque moment le sujet jugeant et les sujets logiques renvoient à un univers dont Whitehead dit qu’il manifeste une patience aussi bien à l’égard des sujets qu’à l’égard des objets éternels : « Dans chaque jugement, l’univers est ordonné suivant une hiérarchie de sociétés de plus en plus larges, comme nous l’avons expliqué ci-dessus. Il s’ensuit que la distinction entre les sujets logiques, avec leurs qualités et relations, et l’univers comme arrière-plan métaphysique, n’est pas du tout aussi nettement tranchée que pourrait le laisser supposer l’explication précédente. Car elle dépend de la convention qui décide, dans les sociétés les plus proches, lesquelles sont les sujets logiques et lesquelles constituent l’arrière-plan. »35 La difficulté de comprendre le jugement ne vient pas seulement de cette relativité des sujets logiques à un nexus ou société qui varie en fonction du sujet qui juge. Le jugement implique aussi un sujet sentant qui intègre des sentirs subordonnés dans l’unité d’un sentir. Parmi ces sentirs subordonnés certains se rapportent à la proposition et engendrent le sentir propositionnel. Mais comme la proposition peut

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devenir l’objet d’une multiplicité de jugements, on se trouve face à une multiplicité de jugements possibles sur un même contenu, la proposition comme « état de choses » : « Le jugement est une décision du sentir, la proposition est ce qui est senti ; mais elle ne constitue qu’une partie du donné senti. » 36 Le problème essentiel de la proposition était de comprendre le rapport entre sujet sentant, sujet logique et prédicat sans sortir de l’expérience. L’idée de dualité37 s’applique à la préhension des entités actuelles : il y a conjonction quand les entités sont inclues dans un nexus et disjonction quand elles sont exclues. Il s’agit d’une relation qui n’implique pas le devenir puisque conjoindre et disjoindre sont comme les deux faces d’une seule et même préhension. Le passage du sentir indicatif au sentir prédicatif correspond à une intégration qui prépare la décision finale de la proposition sous forme d’affirmation ou de négation. Entre la phase initiale et la phase finale intervient un sentir propositionnel différent de la récognition physique. Si la recognition physique va du sujet sentant au prédicat reconnu dans l’expérience, le sentir propositionnel révèle la relation duale, à savoir cette propension de l’objet éternel à renvoyer à un objet quelconque ou spécifié mais aussi à un sujet sentant. Mais comment s’effectue la transition qui conduit de l’indication au sentir propositionnel et au sentir intellectuel préparant le jugement sur la proposition ? La proposition ne peut être confondue avec le jugement qui la prend pour objet : seules les philosophies « hyperintellectualisées » affirment que toute proposition doit être jugée, autrement dit déclarée vraie, fausse ou probable. Le fait qu’elle porte sur des actualités la rapproche de l’apparence : « Une proposition est une notion portant sur des actualités, une suggestion, une théorie, une supposition sur des réalités. Son maintien dans l’expérience répond à de nombreuses intentions. C’est un cas extrême d’apparence. Car les actualités, qui sont les sujets logiques, sont conçues sous forme d’illustration des prédicats. La conception inconsciente de la proposition est une étape dans le passage de la réalité de la phase initiale de l’expérience à l’apparence de la phase finale. » 38 Si le problème du jugement diffère de celui de la proposition, c’est parce qu’il faut comprendre comment on peut passer de la dualité entre conjonction et disjonction propre à l’expérience au dualisme entre vérité et fausseté quand on s’en tient à la pure forme logique. Comment le rapport du prédicat au sujet et à ses sujets peut-il engendrer un jugement qui ne soit pas une simple objectivation de la proposition, une sorte de proposition sur la proposition ?

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De la comparaison entre sentir indicatif et sentir propositionnel naissent les sentirs intellectuels. Les sentirs intellectuels se distinguent des sentirs d’imagination car ces derniers révèlent un écart entre sentir indicatif et récognition physique. Dans le sentir d’imagination la proposition laisse subsister un écart entre les sujets logiques et l’objet éternel de sorte que la prédication reste en suspens sans pouvoir parvenir à une affirmation ou à une négation. Bien que la proposition se distingue du jugement, il semble que parfois la distinction doive être atténuée puisque le jugement peut aussi dépendre des formes subjectives d’un sentir. Dans la perspective réaliste qui est celle de Whitehead, la vérité ne peut venir qu’après la réalisation des propositions, autrement dit après qu’elle ait été sentie par un sujet39 : à cette condition il est possible d’asserter en partant du sujet du jugement qui suppose l’antériorité de la proposition. Par exemple, une proposition mathématique peut être vraie au sens de l’évidence parce qu’elle renvoie à des relations idéales saisies dans un sentir conceptuel. Pour comprendre une proposition, on peut la prouver par analyse de manière à retrouver les évidences partielles composant l’évidence résultante : « Pour donner un exemple, le petit bout de savoir selon lequel l’addition de 1 et de 4 produit la même multiplicité que l’addition de 2 et de 3 me semble évidente. C’est un humble fragment de connaissance, mais à moins de me tromper, il se tient devant moi avec la clarté d’une intuition. J’hésite à revendiquer une telle évidence lorsque sont mis en jeu des nombres plus grands. J’ai alors recours à l’indignité de la preuve. »40 On pourrait dire que l’évidence d’une proposition tient à son intelligibilité qui en donne une compréhension interne alors que la preuve consiste dans l’enchaînement d’évidences partielles qui ne donne qu’une compréhension externe. La preuve n’est qu’un moyen d’acquérir l’intelligibilité et par suite elle reste abstraite. Ce qui sépare la proposition du jugement est analogue à ce qui sépare l’évidence de l’inférence : l’évidence de la proposition se lit en quelque sorte dans le rapport du sentir indicatif au sentir conceptuel alors que la vérité de la preuve n’est rien sans l’atteinte de la conclusion : « L’inférence est donc pour nous un moyen de parvenir à la compréhension dont nous sommes capables. La preuve est un instrument permettant d’étendre notre évidence imparfaite. Elle présuppose une certaine clarté, et aussi que cette clarté représente une pénétration imparfaite dans notre vague reconnaissance du monde qui nous entoure — le monde du fait, le monde de la possibilité, le monde comme valeur, le monde comme fin. »41 Alors que l’évidence renvoie au rapport des sujets logiques au prédicats qui les met en relation, la preuve n’a qu’une relation

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indirecte aux entités et dépend, comme le jugement, de relations posées par le sujet. S’il y a des sentirs propositionnels, c’est parce qu’il ne peut y avoir de réalisation sans un sujet sentant42. Mais pour que le jugement soit possible, il faut que les entités préhendées soient liées en un nexus. Si l’êtreensemble des entités actuelles était simplement relatif à l’expérience vécue, on pourrait très bien dire qu’il provient d’une synthèse a priori effectuée par le sujet. Il convient de comprendre la genèse du jugement à partir de sa forme embryonnaire donnée dans la perception. La perception consciente qui intervient dans le sentir propositionnel offre l’avantage de se présenter comme un sentir adéquat du fait. Elle joue un rôle important parce qu’elle montre la possibilité d’une adéquation entre le sentir physique et le sentir propositionnel. Le jugement ne requiert pas nécessairement la présence de la conscience. Whitehead ne conçoit l’intervention de la conscience que lorsqu’il y a un contraste entre le donné et sa possibilité d’être faux. L’amplification du contraste entraîne le développement de la conscience. Mais l’adéquation propre à la perception consciente ne provient pas de la conscience mais plutôt du sujet qui a une fonction d’intégration dans la mesure où il est lié à une préhension : « Il y a en premier lieu, un seul sentir physique fondamental d’où surgit tout l’enchaînement des sentirs pour le « sujet » en question. C’est de ce sentir physique que naît le sentir propositionnel perceptif. La perception consciente est le sentir comparatif résultant de l’intégration du sentir perceptif à ce sentir d’origine physique. »43 L’intervention de la conscience dans la perception ne fait pas partie des conditions de possibilité de la perception comme cela est admis dans une perspective idéaliste.

10.6. Perceptions authentiques et inauthentiques Whitehead classe aussi les sentirs en sentirs authentiques qui comprend les perceptions directes et indirectes et les sentirs inauthentiques dérivés de l’imagination. Les perceptions conscientes surgissent d’une genèse qui s’enracine dans le sentir physique et s’accomplit dans le sentir propositionnel. Quand la perception surgit d’un sentir perceptif direct, elle préhende les sujets logiques et le prédicat qui les inclut potentiellement. Ainsi, sans être des jugements, les perceptions directes ou indirectes

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portent sur un donné, à savoir la proposition, de sorte que cette dernière intègre le sentir indicatif et le sentir de récognition physique. Si la proposition dépend de perceptions authentiques, on peut se demander comment il est possible que certaines propositions apparaissent douteuses : « Il faut observer que ce qui est douteux n’est pas la perception immédiate d’un nexus qui est un fragment du monde actuel. L’élément douteux est la définition de ce nexus par le prédicat observé. Un sentir perceptif inauthentique surgit dans le sujet quand sa propre émergence conceptuelle à partir de son propre sentir physique élémentaire est passée à la seconde étape et a produit un sentir conceptuel par réversion pour jouer le rôle de sentir prédicatif. » 44 La distinction entre perception authentique et inauthentique présuppose donc un contraste fondé non pas sur l’attrait ou l’aversion mais sur la subsistance d’un écart entre les sujets logiques et le prédicat : ce dernier ne s’accorde que partiellement avec le modèle qui comprend le nexus et les sujets logiques. Whitehead rappelle fréquemment que la clarté de la conscience n’est pas la condition mais le résultat d’un processus complexe45. La conscience ne peut être dissociée de la forme subjective inhérente à tout sentir et elle se manifeste à partir du contraste entre la possibilité de l’objet éternel quand il est désigné par le terme n’importe lequel et l’actualité de l’entité sentie au moyen de termes tel que celui-ci précisément. Ce contraste qui se manifeste au niveau élémentaire de la perception fait dire à Whitehead que « la perception consciente est la forme la plus primitive du jugement. »46 Ainsi l’adéquation d’un sentir sous-jacent au jugement ne serait pas possible si ce sentir n’était celui d’un contraste entre un nexus donné (généralité) et les sujets logiques de la proposition (instanciation).

10.7. Croyance et formes subjectives En tant que sentirs propositionnels, les propositions sont donc des « entités hybrides »47 qui préparent la conscience et le jugement dans la décision finale concernant la vérité et la fausseté mais elles n’impliquent nullement l’intervention de la conscience : « Considérés en leurs exemples les plus simples, les sentirs propositionnels ne sont pas des sentirs conscients. La conscience ne surgit que dans certaines intégrations où les sentirs propositionnels font partie de leurs constituants. Autre point à noter : le sentir physique, qui est toujours un élément de l’histoire d’un sentir propositionnel intégral, n’a pas de relation exclusive avec la proposition en question, pas plus que n’en a le sujet de ce sentir qui est aussi un sujet

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préhendant la proposition. Tout sujet, accompagné d’un sentir physique quelconque incluant en son donné objectif les sujets logiques requis, peut éprouver en une phase ultérieure un sentir propositionnel comportant une proposition comme son donné. Ce sujet n’a qu’à faire naître un sentir conceptuel avec le modèle prédicatif requis comme donné, puis à intégrer les deux sentirs en sentir propositionnel requis. » 48 Ni le sentir propositionnel, ni le sentir intellectuel ne suffisent à comprendre le sentir de jugement car la possibilité de décider par oui ou par non, d’appliquer la vérité ou la fausseté présuppose non seulement la connaissance du monde dans lequel se donnent les sujet logiques avec leurs prédicat mais elle fait intervenir la notion de satisfaction et d’appât pour le sentir : « Un jugement affaiblit ou renforce la décision par laquelle la proposition jugée, en tant que constituant de l’appât, est admis comme élément efficace de la concrescence, d’où résulte un accroissement de connaissance. Un jugement est la critique d’un appât pour le sentir. »49 L’affirmation ou la négation du jugement suppose les formes subjectives et un rapport aux objets éternels par l’intermédiaire du sentir intellectuel. La croyance apparaît comme un rapport entre l’émotion et l’objet éternel. C’est elle, et non l’intuition immédiate qui rend possible la décision finale dans le jugement affirmatif ou négatif. Elle est l’élément psychologique du jugement et elle intervient même dans l’évidence objective de la perception authentique ce qui permet de dire que percevoir n’est qu’une autre manière de croire. A l’intérieur de la croyance se forme un contraste venant du rapport entre formes subjectives (attraction, répulsion) et sentir des objets éternels. Mais le contraste intervient déjà à un niveau plus élémentaire : la perception, étant une forme de préhension, comprend une inclusion et une exclusion. Toute perception implique une préhension positive qui inclut certains facteurs de l’expérience et une préhension négative excluant les autres. De ces contrastes inhérents à la perception et à la croyance naît la possibilité d’affirmer ou nier : l’affirmation et la négation commencent donc au niveau des sentirs physiques et atteignent aussi les sentirs intellectuels via les formes subjectives. Si on prend l’exemple de l’audition d’un concert, on voit comment le sentir part d’un sujet, l’auditeur, inclut la salle comme donné extérieur, et implique à la fois certains types d’émotion données dans les formes subjectives et des souvenirs liées à d’autres auditions : « Le composé concret final de la satisfaction est l’auditeur comportant son sujet, son donné et sa configuration émotionnelle, tels qu’ils sont finalement parachevés. »50 Aucun des constituants de cette expérience du sentir ne peut être isolé des autres. Ainsi du lien entre sentir physique et formes

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subjectives émerge l’attrait ou l’aversion dont dérive l’affirmation et la négation. Mais on ne peut conclure que les formes subjectives déterminent la vérité ou la fausseté du jugement. Du sentir physique au sentir intellectuel, la forme subjective liée à l’émotion demeure mais s’épure également. On passe ainsi d’une évaluation fondée sur l’attrait et l’aversion à une autre forme tout aussi subjective sous forme d’affirmation et de négation, de vérité ou de fausseté qui implique toujours le sujet sentant.

10.8. Affirmation et négation Whitehead cherche à éviter la thèse qu’il attribue aux logiciens selon laquelle la proposition ne serait qu’un moyen et le jugement serait l’objectif final de la pensée 51. Le jugement se fonde aussi sur un sentir dans lequel le sujet est pris dans le devenir du moi vers le soi, du sujet vers le surjet : « Un jugement est un sentir dans le « procès » du sujet qui juge et il est correct ou incorrect eu égard à ce sujet. Il entre, comme une valeur, dans la satisfaction de ce sujet, et il ne peut être critiqué que par le jugement d’entités actuelles dans l’avenir. Un jugement concerne l’univers en procès de préhension par le sujet qui juge. »52 En liant le jugement au sentir, Whitehead transforme la question du contraste en celle de savoir s’il n’y aurait pas un sentir spécifique qui en rend raison en terme de sentir affirmatif, négatif ou en suspens. Ces derniers appellent l’explicitation d’un sentir spécifique qui révèle une certaine forme d’unité entre le nexus et le prédicat : « Dans la forme négative, ce motif d’unité est remplacé par un contraste mettant en jeu une incompatibilité dans la diversité. Dans la forme « en suspens », le prédicat n’est ni identique à la structure ni incompatible avec elle. Il diverge du modèle qui s’est objectivé dans le nexus, tout en étant compatible avec lui : en son existence « formelle » propre, le nexus peut — ou non — illustrer en fait aussi bien le modèle que le prédicat. Dans cette espèce de sentir comparatif, il y a donc un contraste, sans incompatibilité, entre structure et prédicat. »53 Entre le vrai et le faux se noue d’abord un contraste qui prend sa source dans un contraste provenant de l’insertion de l’émotion dans tout sentir qu’il soit physique ou conceptuel. Si l’adéquation ne permet pas de rendre compte de la vérité de la proposition, c’est parce que la proposition se réalise de manière primitive selon une modalité qui n’est pas le jugement mais l’agrément : « Une proposition se réalise en une entité actuelle selon un mode primaire qui n’est pas le jugement, mais l’agrément. Une proposition est agréée quand

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elle devient l’objet du sentir. L’horreur, le soulagement, l’intention, sont au premier chef des sentirs qui mettent en jeu l’agrément de propositions. »54 Si la proposition devient l’objet d’un sentir, il s’ensuit une réaction au donné accompagné d’émotion dans la mesure où la préhension qui en résulte apparaît comme une espèce d’évaluation portant sur le fait. Mais le jugement implique aussi une décision par laquelle la proposition est admise ou crue. Si la proposition est prise dans le procès de réalisation, elle ne peut devenir objet de croyance sans la décision par laquelle certains prédicats sont écartés ainsi que tels sujets : « Un jugement concerne l’univers en procès de préhension par le sujet qui juge. Il concerne au premier chef une sélection définie d’entités actuelles objectivées et d’objets éternels ; et il affirme l’objectivation physique — pour le sujet qui juge — de ces entités actuelles par l’ingression de ces objets éternels ; de sorte qu’il y a un seul nexus objectivé de ces entités actuelles, que ces objets éternels jugent réellement interconnectées et qualifiées. »55 Si le problème kantien de la déduction transcendantale consiste à comprendre comment ce qui est subjectif peut avoir une valeur objective, le problème pour Whitehead est plutôt de comprendre comment on passe de l’objectivité du monde au sentir propositionnel et au sujet sentant. A la déduction au sens kantien qui doit rendre compte du passage du subjectif à l’objectif, il préfère l’idée d’appropriation par lequel le sujet préhende l’être-ensemble des sujets logiques inclus dans le prédicat.

10.9. Vérité cohérence et vérité correspondance du jugement Les philosophies dualistes qui opposent l’expérience vécue individuelle au monde extérieur rencontrent d’immenses difficultés à rendre compte de la vérité ou de la fausseté des propositions. Pour atteindre la vérité elles n’ont d’autre choix que de chercher à la définir ou supposer que nous en avons une intuition. Négligeant le fait que les entités sont données ensemble, elles réduisent l’expérience aux synthèses subjectives a priori et ignorent la possibilité d’un être-ensemble en dehors du vécu. Avec de telles prémisses, il ne peut y avoir de pensée que reposant sur une intuition pure ou sur une synthèse du jugement sans sortir de l’expérience privée : « Cette difficulté est au centre du criticisme « transcendantal » de Kant. Il adopte une position subjectiviste, de sorte que le monde temporel est seulement l’objet d’expériences vécues. Mais d’après la forme qu’il donne à la thèse

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subjectiviste, dans la Critique de la raison pure, aucun élément du monde temporel ne saurait être lui-même l’objet d’une expérience vécue. Le monde temporel que l’on trouve dans cette Critique est par essence mort, fantomatique, phénoménal. »56 Dans la perspective subjectiviste, qui est celle de Kant, il ne peut y avoir de vérité que dans la cohérence des apparences saisies dans une intuition pure a priori : l’objectivité du jugement reste problématique dans la mesure où la pensée n’atteint que la moitié de la réalité, celle qui est pour nous, l’autre étant déclarée inconnaissable. L’idéalisme qui repose sur la disjonction exclusive expérience subjective / expérience objective ne peut comprendre la vérité qu’à partir du sujet : ou bien c’est la subjectivité universelle comme forme indexée au jugement ou bien c’est le sujet absolu comme chez Bradley. Whitehead croit que Kant doit choisir entre la pluralité des sujets à la manière des monades de Leibniz et l’unité d’un sujet absolu comme dans l’idéalisme moniste : « Les deux termes de l’alternative donnent à l’expérience vécue une apparence d’illusion. La solution leibnizienne ne peut atténuer l’illusion qu’en se reposant pieusement sur Dieu, Descartes et Leibniz ont recours à ce principe, pour tirer d’embarras leur épistémologie. La possibilité même de la connaissance ne devrait pas être un accident de la bonté divine ; elle devrait dépendre du tissu même de la nature des choses. »57 La position whiteheadienne dépend de sa philosophie organique selon laquelle toute expérience inclut des entités actuelles : « Chaque entité actuelle est une pulsation d’expérience vécue qui inclut le monde actuel dans son champ. »58 Du lien de l’expérience au monde dont elle émerge découle une théorie de la vérité du jugement qui dépasse l’alternative entre vérité cohérence et vérité correspondance. Sachant que le jugement renvoie d’abord au sujet du sentir, il suppose la satisfaction qui intervient comme une valeur. Aussi la distinction entre jugement de valeur et jugement de réalité apparaît tout aussi artificielle que la distinction entre jugement subjectif et objectif. Dans la mesure où le jugement requiert un sujet et des formes subjectives, il dépasse le cadre étroit de ce qui est vécu actuellement : « Il entre, comme une valeur, dans la satisfaction de ce sujet, et il ne peut être critiqué que par le jugement d’entités actuelles dans l’avenir. Un jugement concerne l’univers en procès de préhension par le sujet qui juge. Il concerne au premier chef une sélection définie d’entités actuelles objectivées et d’objets éternels ; et il affirme l’objectivation physique — pour le sujet qui juge — de ces entités actuelles par l’ingression de ces objets éternels ; de sorte qu’il y a un seul nexus objectivé de ces entités actuelles, que ces objets éternels jugement

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réellement interconnectées et qualifiées. Ce jugement affirme, correctement ou incorrectement, un fait réel dans la constitution du sujet qui juge. »59 A la différence du jugement qui oppose une sphère subjective à une sphère objective, la proposition implique d’abord un sujet qui sent, reconnaît et préhende simultanément les sujets logiques (les entités actuelles données dans un nexus) et ensuite des objets éternels qui rendent possible l’émergence de qualités et de relations pour ces sujets. Le jugement ne peut être vrai qu’en accordant les diverses composantes de l’expérience subjective, ce qui justifie l’idée de vérité cohérence quand il s’agit de « phénomènes ». Il ne peut y avoir correspondance entre l’apparence et la réalité puisqu’il n’y a de réalité que pour nous ; la seule correspondance pensable est celle d’un jugement donné avec un autre jugement. Aux notions de cohérence et de correspondance, Whitehead préfère celles de correction, d’incorrection et de suspension du jugement. Le fondement de la correction ou incorrection du jugement vient de ce qu’il implique le sujet sentant avec sa puissance de préhension et l’être-ensemble des sujets logiques. A la différence des jugements, les propositions peuvent être vraies ou fausses : le jugement reste affecté d’un coefficient de subjectivité (le sujet) alors que les propositions, appréhendées dans un sentir, indiquent leurs sujets logiques et dénotent des objets éternels. Le sujet du jugement n’est qu’une abstraction parce qu’il semble se soustraire au procès du sentir et de ce fait il dépend plus de la croyance que la proposition. Cette dernière, plus proche de ce qui se passe dans l’univers, échappe à la « subjectivité » du jugement qui constate l’accord ou le désaccord sans sortir de l’expérience vécue : « Dans un jugement intuitif, on retient la forme subjective d’accord ou de désaccord, afin de dériver son caractère uniquement des contrastes du donné. Même dans ce cas, la force émotionnelle du jugement, alors qu’il se transforme en intention, dérive de tout le sujet qui juge. »60 Ce qui manque au jugement, c’est la possibilité de s’objectiver, de s’intégrer au procès par lequel l’objectif devient subjectif. En liant la théorie de la proposition au sentir par le biais des sentirs propositionnels, Whitehead montre que la proposition émerge d’une phase initiale qui la met en rapport avec un sentir physique et s’objective dans la pensée par un sentir conceptuel qui ouvre la pensée à la dimension du possible. Alors que le jugement prétend atteindre la vérité par une sorte d’abstraction issue de l’expérience vécue, la proposition renvoie aux entités actuelles et éternelles qui agissent au cœur même de l’expérience bien que nous n’arrivions pas à en prendre une conscience claire et distincte. L’objectivation de la proposition s’accorde avec le procès du monde actuel

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alors que l’objectivité du jugement n’a de valeur que pour le sujet. Aussi la proposition permet une meilleure compréhension interne de l’apparition de nouveauté dans le monde : « Les propositions, comme tout le reste sauf l’expérience dans sa propre immédiateté, existent seulement dans la mesure où elles sont maintenues dans l’expérience. C’est la fonction caractéristique du pôle mental que de donner au contenu objectif de ses préhensions la seule existence selon le mode de la possibilité. Or l’état de chose [matter of fact] comporte essentiellement un pôle mental. Donc, dans l’analyse d’une occasion actuelle, nous trouvons nécessairement des composantes appartenant au monde de la possibilité. L’exemple le plus frappant de vérité et de fausseté apparaît dans la comparaison d’existences selon le mode de la possibilité, avec des existences selon le mode de l’actualité. »61 Si on peut sentir la vérité dans l’expérience à partir des sentirs propositionnels c’est parce que le couple possible / actuel n’est pas une simple modalité subjective liée à la structure passivité / activité, réception / spontanéité mais qu’elle appartient à toute forme de sentir, qu’il soit physique ou conceptuel. Sans la dimension du possible comme fond sur lequel se détache l’actualité, il ne pourrait y avoir à la fois réalisation et invention.

10.9.1. Objectivation et évaluation L’objectivation de la proposition ne se limite pas à la réalisation mais elle implique une évaluation. Du lien de la proposition au sentir dérive la parenté de la proposition à une sorte de mixte d’apparence et de réalité qu’il faut évaluer et non pas juger. Savoir si une proposition est vraie importe moins que de savoir si elle a de l’intérêt ou si elle est importante : « Il est plus important, pour une proposition, d’être intéressante que d’être vraie. Cette affirmation est presque une tautologie. Car la force d’action d’une proposition, dans une occasion d’expérience, est l’intérêt et l’importance de cette proposition. Mais il va de soi qu’une proposition vraie est plus apte à présenter un intérêt qu’une fausse. De même, une action qui s’accorde à l’appât émotionnel d’une proposition est davantage promise au succès si la proposition est vraie. » 62 L’intérêt et l’importance ne sont pas décelables au niveau du jugement mais requièrent une évaluation qui rend raison de la nouveauté inhérente à la proposition. Dans la mesure où la proposition émerge d’un sentir physique et conceptuel, elle introduit de la nouveauté et de l’intérêt pour ce qui se produit dans l’expérience. La proposition est liée aussi aux formes subjectives mais par son lien aux objets éternels et aux sujets logiques elle devient un but, un objectif à

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atteindre. Sa vérité dépend plus du procès du sentir que du sujet sentant. Bien que liées aux formes subjectives elle épouse mieux les rythmes et pulsations des entités préhendées parce qu’elle est plus proche de ce que Whitehead appelle un sentir intégral. Bien que les sentirs propositionnels ne puissent rendre raison de la vérité ou de la fausseté d’une proposition, ils tendent vers une évaluation tout comme le sujet tend à son surjet. Dans ce mouvement de transaction, qui lie à la fois les sujets logiques au prédicat, le passé au présent, l’évaluation tient compte autant de la force émotionnelle propre au sentir physique que de l’intensité dans le sentir conceptuel de l’objet éternel : « Ainsi, selon que l’évaluation du sentir conceptuel est une évaluation « en plus » ou « en moins », l’importance de l’objet éternel senti dans le sentir intégral est accrue ou diminuée. L’évaluation est donc à la fois qualitative, en ce qu’elle détermine le mode d’utilisation de l’objet éternel, et intensive, en ce qu’elle détermine l’importance que doit revêtir cette utilisation. » 63 Si l’attribution d’une valeur de vérité n’a pas la même importance pour la proposition que pour le jugement, c’est parce que la vérification ou la falsification présuppose l’évaluation.

10.9.2. Interpréter et évaluer L’interprétation logique des propositions et des prédicats consiste à construire des modèles, c’est-à-dire à énumérer des états de choses possibles qui vérifient ou falsifient la proposition. La proposition à évaluer (sémantique) ou à démontrer (syntaxe) est construite à partir d’une langue symbolique pourvue de règles syntaxiques et sémantiques et l’exigence de complétude du système implique la réversibilité des prédicats vrai et démontrable. En logique preuve et vérité doivent s’accorder de manière à ce que la proposition à évaluer demeure vraie qu’on la déduise d’axiomes ou de règles d’interprétation. Mais cette procédure concerne la proposition comme tableau (Bild), celle à laquelle se réfère le Tractatus de Wittgenstein. Nous avons vu que Whitehead ne partage pas cette conception linguistique de la proposition qui conduit à une mécanisation de la preuve. Si la proposition demeure prise dans le procès du monde, son interprétation ne peut se réduire à l’application des symboles V ou F, 1 ou 0. L’interprétation ne doit pas être séparée de sa réalisation dans un sentir physique et mental. La difficulté du rapport de la logique à l’ontologie tient à ce que le vrai et le faux sont intemporels alors que le sentir qui réalise la proposition implique un procès qui manifeste l’émergence du vrai. La logique

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correspond à la dimension scalaire et donc abstraite du sentir alors que l’ontologie correspond à la dimension vectorielle. A la différence du jugement la proposition a une direction, liée à son potentiel de réalisation. Du point de vue logique, il n’y a pas de sens à parler de potentialité et d’actualité relativement à la vérité ou fausseté. Whitehead ne cherche pas ses exemples de proposition seulement dans le domaine des faits obstinés qu’on trouve dans la science. Sa conception de la proposition doit aussi s’appliquer aux œuvres artistiques et littéraires. Une conception purement logicienne de la proposition reviendrait à soutenir qu’en lisant Shakespeare ou la Bible, nous cherchons avant tout à évaluer la vérité ou la fausseté des propositions lues. Ainsi puisque la fonction d’une proposition n’est pas d’être un moyen au service du jugement mais une modalité particulière de sentir le donné, on peut se demander comment elle peut être évaluée et interprétée. Même le jugement par lequel on prend une décision sur un état de choses, n’échappe pas à l’évaluation qui apparaît dans le sentir du sujet : « Un jugement est un sentir dans le « procès » de celui qui juge et il est correct ou incorrect eu égard à ce sujet. Il entre comme une valeur, dans la satisfaction de ce sujet, et il ne peut être critiqué que par le jugement d’entités actuelles dans l’avenir. Un jugement concerne l’univers en procès de préhension par le sujet qui juge. »64 Si le jugement renvoie lui aussi au sujet, il n’est pas étranger à l’évaluation puisqu’il engendre une satisfaction qui lui est propre. Nulle part on ne rencontre d’action pure, détachée de toute recherche de la satisfaction car tout sentir, qu’il soit perceptif, imaginatif ou intellectuel, se réalise à partir de formes subjectives tapies entre le pur sentir physique et la conscience du contraste entre sentir physique et sentir d’une possibilité imaginée : « La satisfaction n’est que le point culminant marquant la disparition de toute indétermination, si bien que l’entité actuelle satisfait, incarne, à l’égard de tous les modes de sentir et de toutes les entités de l’univers, une attitude déterminée d’ « affirmation » ou de « négation ». La satisfaction consiste donc à atteindre l’idéal privé qui est la cause finale de la conscrescence. »65 La faiblesse de la logique vient de ce qu’elle a réduit l’idée de satisfaction au rapport logico-mathématique de la fonction à ses arguments. En interprétant la satisfaction dans une perspective psychologique, Whitehead doit y inclure aussi une composante émotionnelle et affective de sorte que la satisfaction dépend d’une appétition. La proposition émerge d’un rapport entre appétition et satisfaction compris dans le sentir conceptuel autant que dans le sentir physique.

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Ainsi qu’il s’agisse du sentir propositionnel ou du sentir intellectuel propre au jugement, l’interprétation finit par s’identifier à l’évaluation. Dans ce cas la relation entre le prédicat et les sujets logiques et sentants laisse apparaître au sein de l’événementiel le surgissement d’une valeur car le sentir de sujet demeure indissociable de la recherche de sa satisfaction66 : peut-on concevoir une émergence créatrice qui parte du sentir du sujet sans un appât ? « La forme subjective des sentirs propositionnels est dominée par l’évaluation plutôt que par la conscience...Un sentir propositionnel est un appât pour l’émergence créatrice dans le futur transcendant. Quand il fonctionne comme appât, le sentir propositionnel concernant les sujets logiques de la proposition peut, au cours d’une phase suivante, promouvoir une décision impliquant l’intensification d’un sentir physique quelconque de ces sujets au sein du nexus. C’est ainsi que, selon les diverses conditions catégoriales, les propositions s’intensifient, s’atténuent, s’inhibent ou se transmuent, sans nécessairement parvenir à la clarté de la conscience, ni affronter le jugement. » 67 La notion d’appât ne fait que renforcer la caractère vectoriel de toute interprétation dans la mesure où cette dernière repose d’abord sur des formes subjectives mais aussi une finalité propre au sentir. On pourrait dire alors que la satisfaction de la proposition correspond à la satisfaction du sujet sentant tourné vers sa réalisation. L’interprétation logique provient finalement d’une évaluation limitée aux conditions de vérité alors que l’évaluation psycho-metaphysique tient compte de la genèse à la fois sensible et intellectuelle de la proposition. Les critiques de la logique ne sont pas un désaveu d’un savoir que Whitehead a contribué à construire mais elles montrent que, contrairement à ce que pense Wittgenstein et les positivistes logiques, la logique ne se suffit pas à elle-même. Elle se borne à l’application du couple vrai / faux aux propositions et aux jugements alors que pour acquiescer à une proposition il faudrait non seulement en rechercher le sens dans la croyance mais aussi son intérêt par rapport à l’expérience, à d’autres propositions possibles et au procès du monde qui inclut le sujet sentant et les sujets logiques. Du lien de la proposition au sentir, qui s’accomplit dans le procès, résulte une conception nouvelle de la proposition : ni réaliste puisque son contenu ne résulte pas d’une idéalité dont elle s’approcherait, ni idéaliste car elle se distingue du sujet par le fait qu’elle est objectivation. En invoquant la notion d’importance comme prévalant sur celle de vérité, Whitehead vise à montrer que le rapport du fait à la proposition ne serait pas possible sans la relation du sujet sentant à l’avenir qui peut confirmer, infléchir ou biffer l’appât visé dans la proposition.

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Mais le lien de la proposition au sentir transforme la question du contraste en celle de savoir s’il n’y aurait pas un sentir spécifique qui rend raison du contraste en terme de sentir affirmatif, négatif ou en suspens. Même le jugement par lequel on se prononce par une décision au sujet d’un état de choses, n’échappe pas à l’évaluation qui apparaît dans le sentir du sujet : « Un jugement est un sentir dans le « procès » de celui qui juge et il est correct ou incorrect eu égard à ce sujet. Il entre comme une valeur, dans la satisfaction de ce sujet, et il ne peut être critique que par le jugement d’entités actuelles dans l’avenir. Un jugement concerne l’univers en procès de préhension par le sujet qui juge. »68 Si le jugement renvoie lui aussi au sujet, il n’est pas étranger à l’évaluation puisqu’il engendre une satisfaction qui lui est propre. Ainsi qu’il s’agisse du sentir propositionnel ou du sentir propre au jugement, l’interprétation finit par s’identifier à l’évaluation. Ce que les logiciens et épistémologues appellent une vérification n'est pour Whitehead qu'une relation entre entités actuelles qui émergent d’un sentir qui se conclut par une évaluation

10.9.3. La relation de vérité et l’apparence S’il y a un sens à parler de vérité d’une proposition, c’est parce que la vérité ne peut être appréhendée qu’à partir d’une relation entre l’actualité et la potentialité, entre l’apparence et la réalité. Se demander si la réalité est vraie n’a pas de sens alors que parler de la vérité de l’apparence ne se conçoit que si celle-ci a un rapport à la réalité. En ce sens il y a autant de degrés de vérité qu’il y a de modalités de conformité de l’apparence à la réalité. L’apparence, détachée de la subjectivité ne peut être réduite à l’être pour soi opposée à l’être en soi de la réalité : « Par exemple, un portrait peut être ressemblant au point de tromper l’œil. Sa simple fidélité équivaut à une tromperie. Une réflexion dans un miroir est tout ensemble apparence véritable et apparence trompeuse. Le sourire d’un hypocrite est trompeur, et celui d’un philanthrope peut être sincère. Mais tous deux étaient réellement des sourires. »69 Si la vérité n’est pas un prédicat ajouté par le jugement, c’est parce qu’elle repose sur une relation d’identité partielle. Quand deux objets distincts peuvent avoir un facteur commun, on peut dire qu’ils ont une relation de vérité : bien que différents sous certains aspects, on peut construire un modèle partiel abstrait à partir de cette identité partielle : « On dira qu’une relation de vérité relie les contenus objectifs des deux préhensions lorsqu’un même modèle partiel identique peut être abstrait de chacun d’eux. Tous deux montrent ce même modèle partiel, bien que leurs éléments impliquent les différences appartenant à leurs

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individualités différentes. Platon utilise le terme de « participation [µ ] pour exprimer la relation d’un fait composé à un modèle partiel qu’il illustre. »70 Cette relation qui s’applique à l’expérience témoigne de ce qu’il y a de variable et de permanent dans l’expérience. Si l’apparence ne peut être identifiée à l’illusion, c’est parce qu’elle implique un rapport au faits et aux facteurs qu’il inclut. La différence entre les objets résulte d’un contraste dépendant de leur rapport au sentir et leur identité vient de ce qu’en les considérant ensemble on peut voir émerger ce qu’ils ont de commun. La découverte d’une identité sous-jacente à différents faits rend possible le transfert des formes subjectives de l’un vers l’autre : « La reconnaissance intuitive du « c’est ainsi » est la forme subjective, qui comporte en elle-même la justification de son propre transfert, de l’objet situé d’un côté du contraste, à celui qui est situé de l’autre côté. » 71 L’insertion de formes subjectives dans tout sentir montre que l’apparence dépend des « sensa » et ceux-ci des activités corporelles. De par son lien au sentir, l’apparence inclut des qualités liées à des tonalités affectives. Le lien profond entre apparence et esthétique, sentir et préhension des qualités, vient des formes subjectives qui qualifient non seulement le sentir mais l’objet ou le fait situé dans une région extérieure au sentir. La couleur rouge peut irriter aussi bien les gens surmenés que les taureaux et la couleur verte d’une région boisée au printemps peut déclencher une certaine émotion esthétique liée à un datum. Les formes subjectives sont liées à des faits qui ne dépendent pas du sentir mais d’un certain fonctionnement corporel. Ainsi l’enfant peut lire sur le visage de sa mère des qualités qui appartiennent autant à la mère qu’au sentir qu’en a l’enfant : « Par exemple, les dispositions émotionnelles de la mère allaitant son enfant, amour, gaîté, découragement, irritation, sont lues directement sur le visage de la mère par l’enfant, qui y répond. Il est fort improbable, n’en doutons pas, que les subtils enchaînements de pensée par lesquels nos épistémologues acquièrent leur connaissance aient pu se produire chez des enfants incapables de parole, ou des chiens et des chevaux. La perception immédiate de telles humeurs, dan ces derniers exemples, doit être mise sur le même plan que les autres sensa. »72 Il n’y a donc aucune raison de dissocier les qualités de couleur des formes subjectives puisque le sensa ne sont pas dissociables du datum. Pour comprendre le passage du sensum au datum, Whitehead recourt à la catégorie de transmutation qui intervient dans la préhension pour comprendre le passage du donné au nexus, des formes subjectives aux entités actuelles : « L’expérience commence comme

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étant ce sentir-odorant, et se développe, par la phase mentale, en sentir de cette odeur. »73 La relation de vérité entre apparence et réalité revient à une relation de transition entre le présent et l’avenir, transition du « sentir odorant » en « sentir de cette odeur » mais elle peut aussi dépendre d’une relation du passé au présent. En effet la réalité de certains processus cosmiques renvoient à des années-lumière et par suite à des temps immémoriaux : « La réalité fonctionne dans le passé, l’apparence est perçue dans le présent. Par une nuit sans lune, la traînée faiblement lumineuse que constitue la Voie lactée est une apparence du monde contemporain, puisque c’est une grande région dans le « Réceptacle » de ce monde tel qu’il apparaît. Mais la réalité dont l’activité conduit à cette apparence est un flux d’énergie lumineuse traversant les dernières profondeurs de l’espace, et, pour notre imagination, traversant un temps illimité. »74 A la différence de l’apparence qui se borne au présent, la réalité inclut une relation d’immanence entre le passé, le présent et le futur. Les régions et les objets perçus héritent de ce qu’ils ont été et parler de vérité à leur sujet suppose un saut de l’imagination. Bien que la vérité suppose toujours un rapport de l’apparence à la réalité, elle s’enracine dans un sentir qui comprend l’apparence claire et distincte. Ce qu’il appelle la vérité toute simple comprend la satisfaction finale de ce que nous trouvons toujours dans un état de fait : « Dans l’expérience humaine, l’apparence claire et distincte est avant tout la perception sensible. » 75 La vérité simple sentie dans l’expérience est celle de l’identité dans une genèse qui rapproche le sensum d’un datum, la qualité des formes subjective.

10.9.4. La relation de beauté et la relation de vérité Dire qu’une proposition est vraie, c’est dire qu’il y a une relation de vérité entre l’apparence et la réalité. Mais il ne suffit pas de déclarer vraie une proposition pour la comprendre car ce qui importe c’est un rapport entre les facteurs données actuellement et le fait d’un corps inséré dans le procès du monde. En disant qu’une proposition est vraie, on qualifie partiellement le rapport du sentir physique au sentir conceptuel. Puisque le sentir propositionnel s’accompagne de formes subjectives, il engendre aussi une attitude esthétique. Attendu qu’une proposition exprime l’expérience, elle est beaucoup plus qu’une simple phrase ; on peut parler aussi de sa beauté qui résulte d’une certaine conformité des différents éléments de l’expérience et de leur convergence pour produire la satisfaction. Entre la

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relation de vérité et de beauté, il y a des ressemblances et des différences : « En d’autres termes, une relation de vérité n’est pas nécessairement belle. Elle peut même ne pas être neutre ; elle peut être mauvaise. »76 Le lien de la proposition au sentir et aux formes subjectives lui donne une importance dont la relation de vérité ne suffit pas à rendre compte. En raison du lien de l’apparence à la réalité qui se donne sous forme de présentation immédiate dans le moment présent et sous forme de causalité efficiente dans le sentir corporel77, l’apparence implique une profondeur cachée : « La vérité est diverse dans son extension, ses modes, sa pertinence. Mais un objet apparent, dépassant par sa beauté ce que pouvait espérer l’imagination antérieure, réalise lorsqu’il intervient dans l’expérience une vérité cachée, pénétrante, d’une acuité sans pareille. Le type de vérité requis pour le champ final de la beauté est une découverte, non une récapitulation. La vérité qui est demandée pour un tel sommet de beauté est cette relation de vérité par laquelle l’apparence appelle les profondeurs de la réalité, de nouvelles ressources de sentir. C’est une vérité du sentir, et non une vérité de l’expression verbale. Les relata, dans la réalité doivent se trouver plus profond que les présuppositions sclérosées de la pensée verbale. La vérité de la beauté suprême se trouve au-delà des significations lexicographiques des mots. »78 Pour Whitehead la signification d’une proposition n’est pas complète tant que la relation de vérité n’est pas étendue à la relation de beauté. La vérité importe moins que le pouvoir de se réaliser ; dans ce cas beauté et vérité ne sont pas toujours nettement discernables. Comme la réalisation implique une possibilité d’anticiper, il semble que la relation de beauté soit une anticipation d’une forme de jouissance de soi fondée sur la relation du sujet au surjet. La porposition devient alors l’occasion d’une promotion de la vérité et quand la vérité devient autojustificative elle contribue à promouvoir la beauté. Mais l’apparence peut être trompeuse en raison d’un rapport discordant entre vérité et apparence. Dans l’art, il y a un être-ensemble de la vérité et de la beauté tout comme dans la perception il y a un être-ensemble des événements et des qualités de sorte qu’il n’est pas absurde de dire qu’un événement est bleu ou parfumé. Cet « être-ensemble » est une adaptation : « L’art est une adaptation voulue de l’apparence à la réalité. Or, « adaptation voulue » implique une fin, à atteindre avec plus ou moins de succès. Cette fin, qui est ce que l’art recherche, est double : la vérité et la beauté. La perfection de l’art a une seule fin, qui est la beauté vraie. Mais un certain niveau de succès est atteint lorsqu’est obtenue, soit la vérité, soit la beauté. En l’absence de vérité, la beauté reste à un niveau inférieur, manquant de

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massivité. En l’absence de beauté, la vérité tombe dans le trivial. La vérité importe à cause de la beauté. »79 La beauté de l’apparence vient de ce que les qualités sont données ensemble et forment des contrastes : entre le tout et les parties émergent une harmonie qui se prolongent dans celle des formes subjectives. Cette harmonie du sentir sublime en quelque sorte la partie sans nuire au tout et le tout sublime les parties de sorte que l’œuvre d’art illustre en quelque sorte le devenir de soi du sujet en surjet : « L’apparence est belle lorsque les objets qualitatifs qui la composent sont entremêlés en des contrastes types, de telle sorte que les préhensions de l’ensemble de ses parties produisent l’harmonie la plus complète dans le support mutuel. On signifie par là que, dans la mesure où les caractères qualitatifs du tout et des parties passent dans les formes subjectives de leurs préhensions, le tout élève les sentirs pour les parties, et les parties élèvent les sentirs pour le tout et les unes pour les autres. C’est là l’harmonie du sentir ; et avec l’harmonie du sentir, son contenu objectif est beau. »80 Dans l’art se manifeste toute la richesse du sentir qui peut être sentir du corps, des entités actuelles ou des entités éternelles : il est le lieu primordial par lequel on découvre l’être-ensemble de l’appétition et de la satisfaction, de la vérité et de la beauté.

10.10. Logique et esthétique : harmonie et dissonance Ainsi Whitehead soutient une conception de la logique qui n’a plus grandchose à voir avec celle des logiciens. A ceux qui veulent fonder la vérité du jugement, il oppose sa théorie de la proposition qui, par son lieu au sentir, tente d’évaluer les choses en intégrant leurs qualités aux formes subjectives. Cette conception de la proposition montre qu’il est possible de penser la vérité de l’expérience sans faire appel aux théories de la bifurcation de la nature : grâce à la récognition qui découvre la permanence à partir de l’être-ensemble des entités dans un nexus ou une société, on comprend à quel point sont abstraites les pensées qui partent d’une opposition entre qualité et quantité, être en soi et être pour nous, subjectif et objectif. Si on tient compte de cette conception élargie de la logique, on s’aperçoit qu’elle peut apporter deux sortes de compréhension : l’une externe se retrouve dans les philosophies « hyperintellectualisées » qui croient que penser c’est juger et qui évaluent l’expérience à partir d’une perspective subjective. L’autre interne fait appel à l’évaluation impliquée par le sentir

Chapitre 10 — Interprétation et évaluation

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dans la mesure où ce dernier comprend toujours un sentir conceptuel (différent du sentir intellectuel) : elle implique une espèce d’évidence qu’on retrouve dans ce qu’il appelle la vérité toute simple. L’expérience esthétique apparaît alors comme une modalité de jouissance de l’évidence. Les Pythagoriciens et les platoniciens s’émerveillaient de l’accord entre les mathématiques, la musique, l’astronomie et l’architecture. La vérité comme évidence se retrouve aussi bien dans la perception sensible que dans le sentir conceptuel qui accompagne certaines démonstrations. Quand la logique recherche des critères de vérités ou de nouveaux modes de démonstration, elle demeure dans l’abstraction et parfois la sophistication alors que lorsqu’elle évalue elle retrouve le rapport, si souvent invoqué mais jamais vraiment analysé, du vrai et du beau : « Je vous suggère que l’analogie entre l’esthétique et la logique est l’un des thèmes philosophiques qui n’a pas été suffisamment étudié. »81 La référence à l’art et surtout à la littérature montre que si la proposition n’est pas destinée à être évaluée par le jugement, c’est parce qu’elle est l’occasion d’émergence d’une valeur à partir du sujet sentant. Ni les jugements, ni les théories ne sont destinées à être évaluées à partir du jugement. Si on admet qu’une proposition manifeste la manière dont l’univers se réalise, la question essentielle devient celle de l’intérêt qu’elle présente car ce qui devient décisif dans la réalisation est l’appât du sentir. Ni la forme logique, ni même la forme subjective ne suffisent à comprendre pourquoi une proposition est « intéressante ». Il importe donc d’admettre qu’une proposition, tout comme une idée, peut agir et se prolonger dans l’imagination, la croyance et ce qu’il appelle le sentir intellectuel. L’intérêt de la logique vient de ce qu’elle entretient un rapport au sentir en appréhendant les facteurs susceptibles de satisfaire le prédicat. Comme l’esthétique, elle chercher l’interconnexion et l’interaction des éléments dans une totalité. L’importance d’une proposition ou d’une œuvre d’art vient de la saisie des rapports de l’un et du multiple : « L’importance naît de la vive saisie de l’interdépendance de l’un et du multiple. Si l’un ou l’autre aspect de cette antithèse sombre à l’arrière-plan, il y a banalisation de l’expérience, aussi bien logique qu’esthétique. »82 Ce qui les distingue c’est un certain rapport à l’abstrait : la logique implique un degré élevé d’abstraction alors que l’esthétique reste beaucoup plus proche du concret. Pourtant, en dépit de cette différence, la compréhension logique s’accompagne d’une jouissance provenant d’une unification, d’un passage du multiple à l’un : « La compréhension de la logique est la jouissance des détails abstraits permettant cette unité abstraite. A mesure que se développe

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La philosophie spéculative de Whitehead

la jouissance, la révélation est l’unité de la construction. On se trouve face à une possibilité de l’univers, à savoir, comment l’abstrait, de par sa nature propre, nourrit cette approche du concret. La logique part des idées primitives et fait coexister l’ensemble. Le mouvement de la jouissance esthétique va dans la direction opposée. On est envahi par la beauté de tel monument, par la délicatesse de tel tableau, par l’équilibre exquis de telle phrase : le tout précède les détails. » 83 Si logique et esthétique se complètent, c’est parce que toutes ouvrent le sentir à la perception du rapport du tout et des parties. Le fait qu’ils soient donnés ensemble rend dérisoire la question de savoir s’il faut partir de l’un ou du multiple, du tout et des parties. C’est parce que la logique a retrouvé son lien à la psychologie qu’elle peut prendre une signification esthétique. Puisque la proposition permet d’évaluer un état de choses complexe, formé de facteurs, elle rend possible une évaluation de la vie, qui, bien qu’incomplète, nous informe sur le rapport que nous avons avec le procès du monde : « La logique et l’esthétique se concentrent toutes deux sur le fait clos. Notre vie se passe dans l’expérience du dévoilement. Lorsqu’on perd ce sens du dévoilement, on perd ce mode de fonctionnement qu’est l’âme, on descend jusqu’à la pure conformité avec la moyenne du passé. La conformité complète signifie la perte de la vie. Il ne nous reste alors que l’existence stérile de la nature inorganique. » 84 Le rapport de l’esthétique à la logique vient de ce que toutes deux se fondent sur l’évaluation de l’importance des faits, des événements, des entités et l’évaluation dépend à son tour des formes subjectives qui manifestent le besoin d’invention et de nouveauté propre à la vie.

Chapitre 10 — Interprétation et évaluation

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Notes 1

PR, p. 418 [264].

2

PR, p. 306 [184].

3

PR, p. 308 [186] « Concevoir les propositions comme de simples matériaux du jugement, c’est s’interdire de comprendre leur rôle dans l’univers. De ce point de vue purement logique, les propositions non conformes sont simplement fausses, et donc pires qu’inutiles. Mais, dans leur rôle premier, elles fraient la voie le long de laquelle le monde avance dans la nouveauté. » PR, p. 309 [186]. 4

Tout comme la conscience est le préfixe de toute opération mentale pour les philosophies idéalistes.

5

PR, p. 357 [221].

6

PR, p. 372-3 [232] « Le sentir physique indique ainsi les sujets logiques et fournit à chacun d'entre eux cette définition individuelle nécessaire à l'assignation hypothétique à chacun d'eux d'un statut dans le modèle prédicatif. Le sentir conceptuel fournit le modèle prédicatif. Dans une proposition, les sujets logiques sont ainsi réduits au statut d'être les aliments d'une possibilité. Leur rôle réel dans l'actualisation consiste à s'abstraire; ils n'agissent plus en fait sinon pour permettre leur indication physique. Chaque sujet logique devient, parmi des actualisations, un pur et simple «cela» comportant l'assignation de sa pertinence hypothétique au prédicat. » PR, p. 408-9 [258].

7

PR, p. 383 [239-40].

8

PR, p. 372 [232].

9

PR, p. 99 [40].

10

PR, p. 308 [186] « Abstraction faite de toute entité actuelle particulière susceptible de la réaliser dans le sentir, une proposition est en quelque sorte une affinité entre un certain ensemble d’objets éternels et un certains ensemble d’entités actuelles. Toute proposition présuppose les entités actuelles qui sont ses sujets logiques. » PR, p. 311 [188]. 11

« Mais des particuliers doivent être indiqués ; car la proposition concerne précisément ces particuliers-là, à l’exclusion de tous les autres. Ainsi, l’indication fait partie de la proposition ; c’est-à-dire que : « Ces particuliers tels qu’ils sont indiqués dans telle ou telle structure prédicative » constitue la proposition. Faute d’indication, il n’y a pas de proposition parce qu’il n’y a pas de particuliers déterminés. » PR, p. 319 [194].

330

La philosophie spéculative de Whitehead

12

PR, p. 321 [195].

13

PR, p. 308 [186].

14

PR, p. 313 [189].

15

PR, p. 99 [40].

16

« Chaque entité actuelle est une pulsation d’expérience vécue qui inclut le monde actuel dans son champ. » PR, p. 314 [190]. 17

PR, p. 308 [186].

18

PR, p. 406-7 [256].

19

« La récognition est la conscience d’une identité. Mais pour appeler récognition une conscience d’identité, il faut supposer un acte de comparaison accompagné de jugement. J’utilise récognition pour la relation non intellectuelle de conscience sensible qui relie avec un facteur de la nature qui ne passe pas. Au plan intellectuel de l’expérience de l’esprit, il existe des comparaisons de choses reconnues, et il s’ensuit des jugements d’identité et de diversité. Probablement récognition sensible serait une meilleure expression pour ce que j’entends par récognition. J’ai choisi l’expression la plus simple parce que je crois pouvoir éviter d’utiliser récognition en un sens autre que récognition sensible. Je suis tout disposé à croire que la récognition, au sens que je donne à ce terme, est seulement une limite idéale, et qu’en fait il n’y a pas de récognition sans un accompagnent intellectuel de comparaisons et de jugements. Mais la récognition est cette relation de l’esprit à la nature qui fournit sa matière à l’activité intellectuelle. » CN, p.143.

20

PR, p. 412 [260].

21

PR, p. 410 [258-9].

22

« Abstraction faite de toute entité actuelle particulière susceptible de la réaliser dans le sentir, une proposition est en quelque sorte une affinité entre un certain ensemble d’objets éternels et un certain ensemble d’entités actuelles. Toute proposition suppose les entités actuelles qui sont ses sujets logiques. » PR, p. 311 [188]. 23

PR, p. 409 [258].

24

PR, p. 409 [258].

25

PR, p. 411 [259].

26

« Abstraction faite de toute entité actuelle particulière susceptible de la réaliser dans un sentir, une proposition est en quelque sorte une affinité entre un certain ensemble d’objets éternels et un certain ensemble d’entités actuelles. Toute proposition présuppose les entités actuelles qui sont ses sujets logiques. » PR, p. 311 [188].

Chapitre 10 — Interprétation et évaluation

27

PR, p. 413 [261].

28

PR, p. 413 [261].

29

MP, p. 127.

30

MP, id.

31

PR, p. 414 [262].

32

PR, p. 416 [263].

33

PR, p. 417 [234].

34

PR, p. 421 [267].

35

PR, p. 317 [192].

36

PR, p. 318 [193].

331

37

Le terme dualité n’a rien à voir avec le dualisme. La dualité signifie un rapport soit mathématique comme celui qu’on trouve entre la dérivée et le primitive, soit géométrique la droite et le point (Desargues), soit logique comme celui qui lie la conjonction et la disjonction. La dualité ne doit pas être confondue avec la négation : la duale de la proposition p q est p q alors que la négation de p q est ¬ ( p q ) ce qui équivaut à ¬ p ¬ q : la négation affecte chacun des symboles alors que la dualité fait surgir la symétrie ou l’inverse de la proposition. 38

AI, p. 314.

39

« Il faut considérer que le jugement concerne l’univers en tant qu’objectivité à partir du point de vue du sujet qui juge. Il concerne l’univers à travers le sujet. » PR, p. 329 [200]. 40

MP, p. 68.

41

MP, p. 71.

42

« Mais sa propre vérité, ou sa propre fausseté, n’est pas l’affaire d’une proposition. Cette question ne concerne qu’un sujet éprouvant un sentir propositionnel ayant cette proposition pour son donné. Une telle entité actuelle est appelée un sujet préhendant de la proposition. Mais même un sujet préhendant n’est pas nécessairement en train de juger la proposition. » PR, p. 409 [258]. 43

PR, p. 423 [268].

44

PR, p. 425 [270].

45

« La conscience est une lumière vacillante et, même quand elle atteint sa pleine intensité, il y a une petite région focale d’illumination claire et une vaste région de pénombre qui révèle une expérience intense appréhendée confusément. La simplicité de

332

La philosophie spéculative de Whitehead

la conscience claire ne donne pas la mesure de la complexité de l’expérience complète. Ce caractère de notre expérience suggère aussi que la conscience est le couronnement, rarement atteint, de l’expérience mais n’en est pas la base nécessaire. » PR, p. 422 [267]. 46

« La conscience est la forme subjective impliquée quand on sent le contraste entre la théorie susceptible d’être fausse et le fait « donné ». Ainsi, la conscience implique l’amplification du contraste entre les objets éternels désignés par les termes « n’importe lequel’ » et celui-ci précisément. La perception consciente est donc la forme la plus primitive du jugement. » PR, p. 273 [162]. 47

PR, p. 309 [187].

48

PR, p. 411 [259].

49

PR, p. 319 [193].

50

PR, p. 376 [235].

51

« Concevoir les propositions comme de simples matériaux du jugement, c’est s’interdite de comprendre leur rôle dans l’univers. De ce point de vue purement logique, les propositions non-conformes sont simplement fausses, et donc pires qu’inutiles. Mais, dans leur rôle premier, elles fraient la voie le long de laquelle le monde avance dans la nouveauté. L’erreur est le prix du progrès. » PR, p. 309 [187]. 52

PR, p. 315 [191] ; « Le jugement est l’affirmation consciente par un sujet particulier — pour lequel la présupposition a un sens — que, pour lui, cette potentialité est « réalisée », ou ne l’est pas. Il faut remarquer que « réalisée » ne signifie pas « réalisée dans l’expérience consciente directe », mais signifie bien « réalisée en tant que contribuant au donné dont provient ce sujet qui juge ». » PR, p. 323 [197].

53

PR, p. 426-7 [270-1].

54

PR, p. 311 [188].

55

PR, p. 315 [191].

56

PR, p. 313 [190].

57

PR, p. 314 [190].

58

PR, id.

59

PR, p. 315 [191].

60

PR, p. 317 [192].

61

AI, p. 315.

62

AI, p. 314.

Chapitre 10 — Interprétation et évaluation

63

PR, p. 385 [241].

64

PR, p. 315 [191].

65

PR, p. 345-6 [212].

333

66

Whitehead fait un usage psychologique et ontologique du concept de satisfaction qui rompt totalement avec la conception logicienne du même concept dans une perspective qui serait celle de Tarski. Ces deux acceptions très différentes d’un même terme en font un cas d’homonymie. 67

PR, p. 417 [263].

68

PR, p. 315 [191].

69

AI, p. 312.

70

AI, p. 312.

71

AI, p. 313.

72

AI, p. 317.

73

MP, p. 316.

74

AI, p. 318.

75

AI, p. 321.

76

AI, p. 340.

77

« Le corps humain est un instrument pour la production de l’art dans la vie humaine. Il concentre sur les éléments de l’expérience humaine qui sont retenus pour la perception consciente les intensités de forme subjective qui dérivent de composants plongés dans l’ombre. De la sorte, il rehausse la valeur de cette apparence qui est le sujet de l’art. Ainsi, l’œuvre d’art est elle un message provenant de l’invisible. Elle libère des profondeurs de sentiment qui viennent de plus loin que la frontière à laquelle la précision de la conscience vient à défaillir. Le point de départ d’un art humain hautement développé doit ainsi être cherché parmi les tensions engendrées par l’activité physiologique du corps. » AI, p. 345-6. 78

AI, p. 341.

79

AI, id.

80

AI, p. 342.

81

MP, p. 81

82

MP, p. 81.

83

MP, p. 82

334

84

MP, p. 83.

La philosophie spéculative de Whitehead

Chapitre 11 Ethique et esthétique L’art de vivre L’expérience du sentir accompagne non seulement la perception mais aussi la pensée qui nous ouvre aux possibles, c’est-à-dire aux objets éternels. En soulignant l’importance du sentir, Whitehead écarte toute possibilité d’interprétation idéaliste à la manière de Berkeley. Ce n’est plus la représentation mais le sentir qui actualise l’ouverture aux possibles non encore réalisés. Cette action qui intègre le physique et le mental se réalise dans le procès et inclut la transition vers la nouveauté. Le rôle de la conscience n’est plus de rendre possible l’identité à soi dans une pensée qui culmine dans le jugement mais d’accompagner le surgissement d’un contraste entre ce qui est et ce qui pourrait ou aurait pu être. En raison du primat du sentir sans lequel jugements et propositions n’auraient aucun sens, le sujet sentant évalue avant de juger : contrairement à l’idéalisme qui part de la conscience, le sentir préhende les entités en rapport les unes avec les autres mais aussi en rapport avec les buts du sujet sentant. Le sujet, tourné vers le soi qu’il tend à être, ne peut se réfléchir en une conscience qui soit en même temps conscience de soi : une telle relation du moi au soi n’est qu’un effet lointain de la relation de la causalité efficiente à la causalité finale dans le sentir physique. La question de savoir si l’un est antérieur à l’autre n’a plus de sens puisqu’il s’agit d’un mouvement ondulatoire, périodique : l’action du sujet comme celle de la causalité n’épouse pas la linéarité temporelle mais suit le mouvement oscillatoire de création dans le procès qui va et vient au fil du temps en creusant son sillon dans l’épaisseur de la durée. L’art a le privilège de révéler ce mouvement entre la surface de la présentation immédiate et la profondeur de l’efficience causale issue du corps. Sentir la beauté de la nature, c’est découvrir, par delà les relations externes du présent, les relations internes de la durée à travers l’harmonie des entités préhendées qui exprime un ajustement réitéré du sujet sentant et des entités senties. La beauté n’est ni subjective, ni objective : liée au sentir, elle semble émerger du sentir car elle se donne à partir d’une

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adaptation des différentes strates du sentir aux formes subjectives: « La beauté n’est donc définie qu’avec une analyse du but que vise l’adaptation. Ce but est double. C’est en premier lieu, l’absence d’inhibition mutuelle entre les diverses préhensions, de telle sorte que les intensités de forme subjective, qui naissent de façon naturelle et convenable — ou en un mot, conforme —, des contenus objectifs des diverses préhensions, ne s’inhibent pas les unes les autres. »1 La beauté résulte de l’évaluation qui relève d’un procès entre préhensions qui fait naître contrastes et intensités des formes subjectives : « En d’autres termes, la perfection de la beauté est définie comme étant la perfection de l’harmonie, et la perfection de l’harmonie est définie en termes de perfection subjective, dans le détail et la synthèse finale. A son tour la perfection de forme subjective est définie en termes de « force ». »2 Lieu d’une transaction entre préhensions et formes subjectives, le sentir peut être l’occasion d’une inhibition, voire d’une anesthésie : il s’agit d’un sentir du mal physique (douleur) ou moral (horreur, tristesse, aversion). A travers l’expérience de l’art se dessine le caractère primitif de l’évaluation qui prépare perception et pensée : évaluer c’est reconnaître l’importance du senti tant pour le sujet sentant que pour le procès du monde. De l’importance provient la beauté, la vérité et éventuellement la bonté de ce qui se donne à nous dans le sentir. Mais d’où vient ce sentir primordial de l’importance ? Comment une philosophie qui parle des « faits têtus » peut-elle en même temps proclamer leur importance autrement dit leur valeur ? L’analyse de l’idée d’importance prépare la relation complexe de l’éthique à l’esthétique.

11.1. Fait et importance Whitehead ne cesse de rappeler que la pensée doit partir des faits ce qui pourrait laisser croire qu’il adhère à ce qu’il appelle « une doctrine moderne, en vogue parmi les hommes de science » : il s’agit du positivisme qui, au nom de la neutralité et de l’objectivité scientifique, tente d’écarter toute idée de rapport à la subjectivité et aux valeurs. Une telle doctrine prolonge le scepticisme humien en réduisant le sentir à des simples impressions subjectives. Quand il critique la conception des lois comme formules, il pense au néopositivisme et à ses variantes, tel l’opérationalisme de Bridgman. Dans Modes de pensée, il ironise sur la « sagesse » positiviste qui réduit le rôle de la science à la description de l’expérience, lui refusant tout pouvoir explicatif : « Supposons qu’il y a cent mille ans nos ancêtres aient été de sages positivistes. Ils n’auraient pas

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337

été en quête de raisons. Ils n’auraient observé que de purs faits ne développant aucune nécessité. Ils n’auraient pas cherché de raisons sousjacentes aux faits immédiatement observés. Jamais la civilisation ne se serait développée. Nos diverses capacités d’observation détaillée du monde seraient restées endormies. Car la particularité d’une raison est que le développement intellectuel de ses conséquences suggère des conséquences allant au-delà de ce qui est déjà observé. L’étendue d’une observation est la conséquence de l’appréhension obscure d’une connexion raisonnable. Par exemple, l’observation d’insectes sur des fleurs suggère obscurément une certaine conformité entre la nature des insectes et celle des fleurs, et conduit à une richesse d’observation à partir de laquelle se sont développées des branches entières de la science. Or, un positiviste conséquent se contentera des faits observés, à savoir d’insectes visitant des fleurs. C’est un fait d’une charmante simplicité. »3 En suivant la doctrine positiviste, il devient impossible d’admettre une vie de la nature4 et encore moins une subordination de la vérité à l’évaluation. La notion de fait pur, dénué d’importance pour le sujet qui l’appréhende, provient d’une mauvaise abstraction de l’intellect : en réalité les faits ne sont jamais isolés en raison de la connexité de toutes les entités. Whitehead ne dit pas que les faits sont « construits » mais qu’ils sont perçus à partir d’une expérience qui rend difficile de dissocier le fait de son importance. La perception du fait (matter of fact) est inséparable de celle de son importance : pour concentrer son attention sur un fait, il faut l’avoir préalablement évalué, autrement dit reconnu comme important pour nous. Au niveau de l’expérience consciente, on remarque autant la particularité que la généralité de ce qui se donne à nous ; dans ce rapport primitif d’évaluation se détache la particularité du « ceci » perçu sur fond de généralité : « La base de notre conscience primaire d’une qualité est une grande généralité. Par exemple, les modes de pensée caractéristiques qui nous viennent d’abord à l’esprit quand nous nous rapportons à une expérience du monde cultivé, sont : « Ceci est important », « Cela est difficile », « Ceci est charmant ». » 5 Quand le langage renonce à la généralité des évidences, il est possible de retrouver l’évidence dans la particularité du ceci. Mais Whitehead n’entend pas réduire l’importance à l’influence des préférences de la subjectivité. La notion de fait provient de la reconnaissance du lien de l’existence donnée à une nécessité extérieure à nous. Nous sommes immergés dans un monde en procès dont le sentir nous

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La philosophie spéculative de Whitehead

ouvre une perspective sur l’univers : il en résulte l’évaluation primitive, autrement dit un rapport à des possibilités à venir que nous pressentons dans le fait : « Une caractérisation de l’importance est donc qu’elle est cet aspect du sentir par lequel une perspective est imposée à l’univers des choses senties. Par notre accueil le plus conscient de cette notion, nous veillons à hiérarchiser l’efficience des choses qui nous entourent en proportion de leur intérêt. De cette façon, nous mettons à l’écart, nous dirigeons notre attention, et nous exerçons des fonctions nécessaires sans y accorder la force de l’attention consciente. Les deux notions d’importance et de perspective sont étroitement imbriquées. »6 Si on peut dire que le fait a de l’importance et non qu’il est important, c’est parce que l’importance ne peut être une qualité appliquée au fait mais qu’elle émerge du fait primordial qui unit le sentir physique à un sentir conceptuel. L’unité des entités issues de ces sentirs vient du sujet mais dans la préhension que nous en avons subsiste un contraste car chacune agit de manière différente. De ce double aspect naît le contraste entre le fait tel qu’il est et ce qu’il pourrait être : « Ce double aspect s’unifie en un « contraste ». Ce rôle unique, pour l’analyse, contient en lui-même le contraste entre le simple fait matériel, c’est-à-dire ce qu’apporte l’entité actuelle objectivée en question au nexus dans le sentir physique, et la pure potentialité qu’a la même entité actuelle de jouer le rôle qui lui est dévolu dans le modèle prédicatif de la proposition, si celle-ci se réalise. Ce contraste est ce qu’on a nommé « contraste affirmation-négation ». C’est le contraste entre l’affirmation du fait objectivé dans le sentir physique et la pure potentialité, qui est la négation d’une telle affirmation dans le sentir propositionnel. C’est le contraste entre « en fait » et « il se pourrait », rapporté à des instances particulières dans ce monde actuel. »7 Le contraste naît d’abord du double aspect physique et conceptuel de la préhension des entités et ensuite de la possibilité d’affirmer ou de nier le fait senti. Il peut croître ou décroître en fonction de l’intensité des formes subjectives. L’importance n’apparaît pas immédiatement à la conscience car elle émerge du contraste mais elle ne le produit pas. S’il s’avère que l’importance est préhendée dans le sentir, peut-on connaître l’importance du fait ? Est-elle le résultat d’une description ou d’une explication ?

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11.2. Description métaphysique de l’expérience Quand Whitehead parle d’expérience, il ne pense pas seulement à l’expérience qui prépare la connaissance scientifique : il parle d’une expérience esthétique, éthique et même religieuse. Une description « phénoménologique » qui réfléchirait le donné dans la réflexion de la conscience serait inadéquate car elle ne pourrait atteindre ce qui fait l’importance des faits : pour préhender la valeur du fait, la description du sentir doit inclure la dimension métaphysique de l’expérience. Qu’il puisse y avoir une description métaphysique de l’expérience ne peut surprendre que si on estime que la métaphysique ne vise que la simple cohérence dans le cadre d’un système 8 . Une métaphysique d’inspiration dualiste (Descartes) réduit l’expérience à une matière qu’informe ensuite la pensée de cette expérience : l’opposition forme / matière réduit l’expérience à ce que peut en saisir la pensée au moyen d’idées claires et distinctes. Ainsi privée du rapport aux faits, la métaphysique se prolonge dans l’abstraction et ne peut viser que la cohérence et finir dans le système9. Mais une description qui prend en compte le sentir se tourne inévitablement vers une explication car elle doit comprendre comment ce qui est clair émerge de ce qui est obscur. La métaphysique de Whitehead recherche la cohérence mais aussi l’adéquation des faits à la pensée. Elle n’y parvient pas par la voie déductive qui privilégierait la pensée mais par une approximation qui permet à la pensée d’être adéquate à l’expérience. Cette approximation10 ne peut se comprendre ni comme une sorte d’induction qui permet de s’élever à la généralité, ni d’une déduction qui soumet les faits à des catégories ou axiomes posés par la pensée. Le passage de la physique à la métaphysique provient d’une généralisation descriptive dans laquelle la métaphysique émerge de la philosophie naturelle. Ce qui a rendu suspecte la métaphysique, c’est une conception réductrice de l’expérience dans laquelle seul ce qui est clair et distinct peut être considéré comme une condition de possibilité de l’expérience. Si l’expérience relève d’une intuition, cela ne peut être la simple intuition subjective pure ou analytique : « Il existe en ce qui concerne l’expérience une vue conventionnelle. On ne l’admet jamais quand elle est mise explicitement en question, mais elle se cache de manière persistante dans les présupposés tacites. Ce point de vue envisage l’expérience consciente

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comme une connaissance bien définie de choses bien déterminées, ayant entre elles des relations bien nettes. C’est l’idée d’une expérience finie, propre et nette, sous un éclairage uniforme. Rien de plus éloigné de la vérité. En premier lieu, mettre sur un pied d’égalité l’expérience et la clarté de la connaissance est à l’encontre de l’évidence. Dans notre propre vie, il y a, à tout moment, un foyer d’attention, quelques éléments clairement conscients, mais vaguement reliés, encore que d’une manière constante, à d’autres éléments confusément perçus ; cette imprécision s’estompe imperceptiblement pour devenir sentiment indifférencié. En outre, la clarté ne peut être séparée du vague. L’assemblage de choses claires refuse de livrer son secret à une intuition analytique claire. »11 En mettant l’accent sur l’ombre, le vague et même la confusion au cœur même de l’expérience, Whitehead n’entend pas rejeter le clair et le distinct mais plutôt comprendre la transition de l’obscur au clair et du confus au distinct. L’importance émerge de l’expérience tout comme la clarté et la distinction émerge de ce qui est obscur. L’importance suppose une reconnaissance confuse, parfois obscure, tout comme l’évaluation qui agit au cœur même du sentir propositionnel. Ce qui est senti inconsciemment continue d’agir parce que dans le sentir le passé agit sur le présent. La complexité du sentir inclut non seulement le rapport au corps mais aussi à la mémoire habitude. L’expérience a une épaisseur car elle se déploie dans la durée et la conscience surgit quand se produisent des contrastes au cœur du sentir. La description métaphysique, à la différence de la description phénoménologique, tente d’appréhender les strates à partir desquelles bifurquent les sentirs physique et intellectuel, l’affirmation du « c’est ainsi » par opposition à la négation « ça pourrait être autrement ». Ici l’opposition clair / obscur, distinct / confus prend son sens dans l’opposition actuel / potentiel qui s’applique aux différentes strates : il ne s’agit pas d’un mélange de clarté et d’obscurité mais d’une alternance qui suit le procès du monde. Avant d’être préhendée dans des propositions, les faits vibrent en fonction des strates qui agissent dans le procès cosmique : leur importance vient de la transaction qui n’est qu’une action transversale engendrant des contrastes et des intensités. Seule une généralisation descriptive ou une description explicative peut saisir l’importance comme émergeant des faits. La philosophie naturelle tentait de comprendre la relativité des faits à la perception et la relativité de celle-ci à la nature. Il y avait bien une métaphysique de la nature mais pas encore de métaphysique de l’expérience et du sentir. Puisqu’il est possible de préhender la nature dans l’épaisseur organique de l’expérience,

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Whitehead peut affirmer dans Religion in the Making qu’une métaphysique n’est qu’une description de l’agir dans le sentir. Une telle métaphysique est beaucoup plus qu’un système théorique car elle inclut aussi la pratique : elle vise à saisir l’action dans le fait. La métaphysique ne peut plus être considérée comme une science théorique en raison de sa dimension pragmatique : « Tout ce que l’on découvre dans la « pratique » doit relever du domaine de la description métaphysique. Lorsque la description ne parvient pas à inclure la « pratique », la métaphysique est inadéquate et nécessite une révision. Tant que l’on est satisfait des doctrines métaphysiques, il n’y a pas lieu de faire appel à la pratique pour enrichir la métaphysique. La métaphysique n’est rien d’autre que la description des généralités qui s’appliquent à tous les détails de la pratique. » 12 La spéculation ne peut être réduite à une pensée abstraite, contemplant les choses mais consiste à décrire et expliquer l’importance des faits, des pratiques aussi différentes que la science, l’art, la musique. On pourrait dire que le but de la philosophie spéculative, c’est reconnaître l’importance des faits et évaluer la cohérence et l’adéquation des facteurs aux faits.

11.3. L’émergence naturelle des valeurs vives La description métaphysique du sentir donne de l’importance à ce qui est naturel sans se limiter à la causalité efficiente : le sentir conceptuel, qui donne naissance à la présentation immédiate des choses résulte d’un rapport symbolique différent du rapport causal 13 . La description de l’expérience a une dimension spéculative parce que l’expérience donne accès au monde : ce qui se présente à nous n’est qu’une infime partie de ce qui participe au procès du monde. Bien que la perception préhende les entités actuelles dans leurs relations mutuelles, elle ne peut s’étendre à l’infinité des relations antécédentes et conséquentes : « Nous faisons l’expérience de plus de choses que nous ne pouvons en analyser, car c’est de l’univers entier que nous faisons l’expérience, et ce que nous analysons dans notre conscience n’est qu’une infime partie de ses détails. »14 Tout ce qui vient de l’expérience s’évalue dans les préhensions physiques et mentales : dès lors il n’y a pas de sens à bien délimiter les domaines et les régions : la science, l’art, la religion deviennent des vecteurs dans un champ qui est le monde en procès. La cosmologie n’est pas seulement une

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science unitaire mais elle est le champ dans lequel s’accomplit l’évaluation des sentirs correspondants à chacun de ces domaines. Dans Modes de pensée, Whitehead peut dire que ce qu’il y a de plus profond dans notre expérience est la préhension de valeurs que retrouvent poètes et artistes. Dans ce qu’elle a de vague et confus, l’expérience manifeste un rapport du corps à l’esprit qui fait surgir les objets avec leurs qualités sur un fond d’actions et de relations qui échappent à toute appréhension consciente. La poésie aussi bien que la science, la peinture autant que la musique, révèlent que la beauté n’est pas une simple qualité subjective mais qu’elle est liée au procès par lequel le sujet se réalise et l’objet se forme dans le sujet. L’expérience montre que la valeur esthétique émerge d’un processus dans lequel quelque chose advient non seulement en moi mais avec moi. Dans La science et le monde moderne, il éprouve une satisfaction non dissimulée à mettre en parallèle la poésie et la science afin de montrer que toutes deux supposent une vision de la nature qui infirme l’opposition matérialiste des qualités secondes, produites par la réaction de l’esprit, aux qualités premières appartenant à la nature. Partant de l’expérience, les poètes ont souligné le caractère transitoire des choses et reconnu que l’expérience primitive que nous avons de la nature est celle d’un passage. Shelley et Wordsworth révèlent la simultanéité du changement et de la permanence dans leur expérience de la nature : « Chaque schème pour l’analyse de la nature doit confronter ces deux faits : changement et permanence, auxquels s’en ajoute un troisième, que je nommerai éternité. La montagne persiste. Mais, quand après des temps immémoriaux, l’érosion a eu raison d’elle, elle a disparu. Si un relief semblable apparaît, il s’agit d’une nouvelle montagne. Une couleur est éternelle. Elle hante le temps tel un esprit. Elle va et vient. Mais, là où elle se manifeste, c’est la même couleur. Elle ne survit, ni ne vit. Elle apparaît quand elle est souhaitée. La montagne entretient avec le temps et l’espace, une relation différente de la couleur. » 15 Contre la doctrine de la bifurcation de la nature, l’art et la poésie témoignent de l’objectivité des qualités mais la valeur esthétique appréhendée dans l’évaluation du sentir ne peut être confondue avec l’appréhension de la qualité car elle révèle la relation entre la transition et la permanence, l’éternité et le devenir, la complétude et l’incomplétude par lesquelles le monde avance et se crée. L’évaluation esthétique consiste à décentrer les opérations mentales dominées par l’intellect pour les orienter vers le concret afin de retrouver le lien de la pensée à son environnement. Evaluer consiste alors à retrouver ce

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que Whitehead appelle des « valeurs vives » qui émergent du sujet sentant quand il est tourné vers le monde : « Ce qu’il faut c’est une appréhension de la diversité infinie des valeurs vives réalisées par un organisme dans son environnement propre. Quand vous comprenez tout ce qui concerne le soleil, l’atmosphère ou la rotation de la terre, vous n’avez pas pour autant perçu la beauté d’un coucher de soleil. Rien ne remplace la perception directe de la réalisation concrète d’une chose dans sa réalité. Nous voulons des faits concrets, avec un éclairage sur ce qui les rend précieux. »16 Dans l’expérience du sentir se noue une relation entre les données abstraites issues de la science et les préhensions concrètes dépendant des formes subjectives et de la particularité de l’ici-maintenant. Ce qu’il y a de concret, c’est ce qui échappe à la répétition, à savoir l’immédiateté et la singularité de l’événement. L’art permet de sortir de la perception habituelle et d’être attentif aux faits qui réalisent des valeurs propres : « Par exemple, la simple disposition du corps humain et de la vue de manière à avoir une bonne vision d’un coucher de soleil est une forme simple de sélection artistique. L’habitude de l’art est l’habitude de jouir des valeurs vives. »17 Bien que le sentir inclut des habitudes, il permet une forme d’abstraction par laquelle certains aspects sont sélectionnés, détachés de l’environnement et préhendés pour eux-mêmes. Il ne pourrait y avoir une telle diversité et une telle richesse du sentir sans un monde et une nature imprégnés de vie. L’importance des faits, comme celle des événements, vient de ce qu’ils se détachent d’un fond qui est la vie de la nature. La philosophie de l’organisme réinterprète le rapport du sujet sentant à son corps et à la nature. Nature, corps et sentir, pris dans le flux des choses, ont une réalité organique parce que le procès du monde, dans lequel ils se déploient, est lui-même organique : les relations d’extension dans le temps et l’espace écartent toute interprétation matérialiste de l’univers et des entités qu’il renferme. La cosmologie commence par une critique de la matière réduite, depuis Descartes, à un substrat qui reçoit des accidents venus de l’espace et du temps. Si la matière n’était que cela, il faudrait considérer les couleurs de l’arc en ciel, des oiseaux exotiques, des poissons des mers tropicales comme des propriétés subjectives projetées sur la matière. Un coucher de soleil devrait être décrit comme une certaine distribution de matière produisant des effets dans certaines conditions physiques. Une telle vision du monde conduit le sujet à se replier sur lui-même car un tel monde, indifférent au sentir, est sans valeur. La cosmologie whiteheadienne

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souligne le caractère incohérent d’une telle conception qui ignore la valeur des occasions d’expériences et des organismes qui en surgissent. En se naturalisant, la psychologie a retrouvé son lien à la physiologie et à la biologie. Parler d’une vie de la nature ce n’est pas revenir à l’animisme et à l’hylozoïsme mais c’est revaloriser l’expérience. La recherche du sens ne suffit pas car on peut toujours penser qu’il n’est qu’une projection de la pensée du sujet sur les choses. En disant que de l’expérience surgissent des valeurs vives, il importe peu de savoir si elles viennent de la nature, de la culture ou du sujet. Tout fait, toute entité, tout événement peut être important si on le considère comme une entité organique. Non seulement un coucher de soleil peut avoir une valeur esthétique mais un objet fabriqué ou même une usine : « Une usine, avec sa machinerie, sa communauté d’ouvriers, son service social, sa dépendance face à l’esprit d’organisation et de conception, ses potentialités en tant que source de richesse pour les détenteurs d’actions, est un organisme révélant une diversité de valeurs vives. Nous voulons former l’habitude d’appréhender un tel organisme dans sa plénitude. »18 L’économie politique reste solidaire de la vision matérialiste développée par Descartes et amplifiée par Newton. Le matérialisme, incapable de pénétrer le caractère organique du réel, réduit tout à des abstractions : l’économie, telle que l’a développée Adam Smith, a complètement déshumanisé l’industrie tout comme la science matérialiste a « désorganisé » le réel au point de perdre le sens des valeurs vives au profit des valeurs marchandes19. La spéculation métaphysique ne peut plus être comprise comme une sorte de théorie chargée d’assurer la cohérence des pratiques. La spéculation ne peut être réduite à une pensée abstraite, contemplant les choses : elle consiste à décrire et expliquer l’importance des faits, des pratiques aussi différentes que la science, l’art, la musique.

11.4. Puissance de l’organisme : création de valeur Si le sentir implique l’évaluation, c’est parce que le réel ne se réduit ni à la matière, ni à l’esprit mais surgit d’un rapport symbolique de transition du premier au second. Le réel est donc avant tout réalisation impliquant la connexité avec toutes les entités composant l’univers. L’importance de l’idée d’organisme vient de ce qu’elle est le paradigme à partir duquel on peut comprendre comment l’importance et la nouveauté émergent du sentir : « L’organisme est une unité de valeur émergente, une véritable

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fusion des caractères d’objets éternels, émergeant pour soi. »20 Emergence de l’importance et ingression de l’éternel dans l’éphémère, telles sont les deux actions qui donnent naissance à la nouveauté. Si on ne peut réduire la nature à la matière et à l’étendue, c’est parce que l’organisme répond à des questions auxquelles ne pouvaient répondre les théories de l’atome ou du point matériel. Le problème du matérialisme scientifique vient de ce qu’il ne parvient pas à comprendre la réalisation d’une chose ou substance dont la nature est de demeurer identique à soi dans le changement : peut-on identifier les choses extérieures en dépit de leur variété dans le temps et l’espace ? Dans la perspective de la philosophie de l’organisme, toute chose est une entité actuelle ou un nexus d’entités actuelles en relation les unes avec les autres. Comment une entité actuelle, issue d’un procès de réalisation, peut-elle être identique à ellemême si elle inclut un corps physique qui dure des années et des siècles ? La cosmologie matérialiste introduit la notion de substance rejetée par la philosophie organique. A la substance Whitehead oppose la puissance parce qu’elle implique réalisation et actualisation. L’expérience du sentir a de l’importance en raison d’une puissance qui s’actualise en fonction de la nouveauté de l’événement. L’avantage du concept de puissance sur celui de substance vient de ce qu’il permet de mieux saisir le caractère organique du procès allant du passé au futur : « La substance individualisée (de Locke) doit être comprise comme un trajet historique constitué par une société de choses « extérieures » fondamentales, se déployant de la première à la dernière chose. »21 La notion de puissance ajoute l’idée d’un devenir finalisé de la chose et stipule que la réalisation ne pourrait s’accomplir sans relation du sentir aux entités actuelles : « L’action créatrice c’est l’univers en tant qu’il ne cesse de devenir un dans une unité particulière d’expérience de soi-même, et ajoute par là à la multiplicité, qui est l’univers en tant que pluralité. Cette concrescence se pressant vers l’unité est le résultat de l’ultime identité à soi de chaque entité. Nulle entité — qu’elle soit « universelle » ou « particulière » - ne peut jouer de rôles disjoints. L’identité à soi requiert que chaque entité ait une fonction conjointe, cohérente, quelle qu’en puisse être la complexité. »22 La réalité organique d’une entité actuelle repose sur sa puissance et non sur la possibilité de rester identique à soi 23 : c’est la puissance du sujet qui le fait tendre vers le surjet ou le soi qu’il vise à travers l’appétition.

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La puissance inhérente à tout organisme comprend un rapport finalisé entre entités antécédentes et conséquentes qui assurent à la fois la continuité et la permanence dans le procès cosmique. L’expérience ne pourrait pas découvrir le monde si elle n’était imprégnée d’une épaisseur de durée analysable en strates et en séries allant de l’éphémère à l’éternel. Les organismes matériels (atomes, molécules) ont une énorme permanence dans le temps : « La nature telle que nous la connaissons, comprend d’énormes permanences. Il y a les permanences de la matière ordinaire. Les molécules dans les plus vieilles roches connues des géologues ont peut-être existé, inchangées, pendant plus d’un millier de millions d’années, non seulement inchangées en soi, mais inchangées dans leurs dispositions relatives les unes par rapport aux autres. Durant cette période le nombre de pulsations d’une molécule vibrant à la fréquence de la lumière du sodium jaune serait d’environ 16,3 x 1022 = 163000 x (106)3. Il n’y a guère encore un atome semblait indestructible. » 24 La matière, se reconnaît à sa permanence, mais, à la différence de la substance étendue, elle est susceptible d’évoluer. S’il est possible de reconnaître des permanences dans la nature, il est difficile de concevoir une permanence de l’événement qui se donne dans le flux de la durée. Parler de puissance et non de substance c’est penser ensemble la permanence et le changement comme pouvoir d’invention.

11.5. L’endurance de l’événement : l’éternel dans l’éphémère Puisque l’importance des faits émerge, ne pourrait-on pas dire que la valeur surgit de l’événement ? Il ne peut y avoir de valeur des faits ou des événements simplement relativement au sujet qui évalue : un tel point de vue marquerait une sorte de retour à la bifurcation de la nature puisque la valeur ne serait pas dans les entités mais dans le sujet qui les perçoit. L’événement, différent d’un simple état qu’on pourrait décrire au moyen d’un axe de coordonnées, se détache sur un fond de durée. Il n’a de valeur qu’insérée dans une durée qui n’est pas simplement celle du sujet sentant mais aussi celle de la nature. Mais dans le sentir, les catégories d’activité et de passivité ne permettent pas de décrire la relation de la permanence et du changement : en effet bien que les événements se fondent les uns dans les autres, il partagent certaines qualités : « Un événement est en rapport avec tout ce qui est, en particulier avec tous les autres événements. Cette

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interfusion d’événements est effectuée par les aspects de ces objets éternels, tels que les couleurs, les sons et les odeurs, les caractéristiques géométriques, qui sont nécessaires à la nature sans en être issus. Un tel objet éternel sera un ingrédient d’un événement paraissant en qualifier un autre. »25 Ainsi l’événement ne peut être considéré comme une « unité » car il a une valeur intrinsèque en tant qu’il actualise la potentialité d’un objet éternel et une valeur relative par son rapport à la durée et à la vie de la nature : « Il y a donc, pour un événement, une réalité intrinsèque et une autre extrinsèque — à savoir, l’événement considéré dans sa propre préhension, et l’événement considéré dans la préhension d’autres événements. »26 Ce double aspect de l’évènement manifeste son caractère organique ou encore sa puissance : il ne peut se comprendre par la simple puissance efficiente de la causalité parce qu’il est valeur. Il réalise une valeur à la fois pour lui-même quand il rend possible l’insertion d’un objet éternel et pour les entités en rapport avec lui quand il est lié aux autres événements. L’actualisation de la puissance dans l’événement illustre le caractère organique du procès qui comprend l’appréhension d’objets éternels, le sentir de la valeur de l’événement et enfin la mise à disposition d’une matière pour la réalisation du processus. Ce n’est que par abstraction qu’on sépare ces différents aspects de la valeur qui se donnent ensemble. Pour qu’il y ait des objets durables, tels que des couchers de soleil ou des usines, il faut une puissance qui soit aussi endurance, c’est-à-dire permanence dans la durée. L’endurance se distingue de la simple permanence physique qui se réduit à une sorte d’héritage continu d’une certaine identité se transmettant dans une suite d’événements que Whitehead appelle une route : si une molécule existe pendant dix minutes, on peut dire qu’elle a existé pendant chacune des minutes et des secondes de ce laps de temps. Mais la permanence de la matière reste un fait sans raison qu’on élève au titre de principe : « Si, en revanche, vous estimez que c’est l’organisme qui est fondamental, cette propriété est alors le résultat de l’évolution. »27 Sans l’endurance, la puissance ne pourrait qu’inventer sans pouvoir conserver. Appliquer le concept de substance à la nature occulte son pouvoir de création et d’invention mais lui appliquer le concept de puissance pourrait faire croire à un développement aveugle. Le concept de puissance métaphysique auquel recourt Whitehead n’a pas de rapport avec le concept de puissance physique entendu comme travail mécanique. Le caractère métaphysique de la puissance se voit dans n’importe quelle

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occasion d’expérience prise entre son passé et son futur : la puissance se confond alors avec la réalité du procès qui est à la fois immobilisation, mort dans le passé mais aussi renaissance, émergence dans le présent et le futur. L’identité propre à la puissance diffère de l’identité logicienne, parménidienne, parce qu’elle demeure dans le devenir28. Cette sorte de devenir de l’identité apparaît comme la caractéristique la plus marquante de la puissance et révèle en même temps le caractère très abstrait de la substance. Cette puissance se saisit de l’expérience à l’occasion d’un sentir et en même temps évalue l’importance des événements. La valeur intrinsèque de l’événement suppose le sujet sentant mais aussi sa relation à tous les autres événements. Entre puissance et importance se noue une relation qui fait appel aux objets éternels : l’événement ne peut être reconnu dans son importance que par sa conformité aux objets éternels et sa connexité aux autres événements : « Ainsi, bien que chaque événement soit nécessaire pour la communauté d’événements, le poids de sa contribution est déterminé par quelque chose qui lui est intrinsèque. Il nous reste à discuter quelle est cette propriété. Une observation empirique révèle qu’il s’agit de ce que nous pouvons appeler indifféremment la propriété de rétention, endurance ou réitération. Cette propriété est le rétablissement, au nom de la valeur parmi la nature transitoire de la réalité, de l’auto-identité dont jouissent également les objets éternels primaires. La réitération d’une forme particulière (ou formation) de valeur dans un événement se produit quand l’événement dans son ensemble répète quelque forme également manifestée par chaque élément d’une succession de ses parties. »29 Ce n’est pas seulement le double aspect de sa valeur qui pose le problème de l’événement : il a une relation interne aux autres événements et une relation externe aux objets éternels. La continuité du flux événementiel et la discontinuité des événements qui s’en détachent posent le problème de comprendre l’activité sous-jacente qui rend possible cette dualité qu’on retrouve dans le sentir mais aussi dans le procès. La puissance et l’importance ne contribuent pas seulement à conjoindre mais aussi à disjoindre : la valeur des entités dépend d’une évaluation qui est à la fois puissance différenciatrice (importance) et intégratrice (endurance). Si une valeur peut s’insérer dans l’événement, c’est parce qu’une même forme se dessine dans plusieurs événements, contribuant ainsi à donner une valeur intrinsèque aux événements qui y appartiennent30.

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11.6. Les contrastes de la vie subjective 11.6.1. Importance du moi Au cœur même de l’événement se dessine la double nature du procès qui laisse chaque entité devenir elle-même en étant cause de soi tout en contribuant au procès du monde. Relations internes et externes constituent deux perspectives différentes sur la cosmologie du procès. L’activité sousjacente agit autant dans l’événement que dans la relation interévénementielle. Mais il n’y aurait pas d’événement sans une perspective subjective : comment concevoir la relation du sujet qui vit (enjoys) l’événement dans une occasion d’expérience à l’objet abstrait de cette expérience ? Dans toute occasion d’expérience, le sujet s’intéresse (concerns) à l’objet. Dans Aventures d’idées, Whitehead s’inspire du langage des quakers en recourant au terme « concern » dépourvu de toute connotation cognitive : si le sujet s’intéresse à l’objet, c’est parce qu’il perçoit à partir d’une expérience qui inclut des composantes émotionnelles et affectives donnant ainsi de l’importance à ce qui est appréhendé. Les préhensions impliquent sujet et objet en dehors de toute perspective cognitive : l’appropriation par laquelle des entités données ici et maintenant renvoient à d’autres lieux et d’autres temps montre que le sujet s’intéresse non seulement à ce qui est proche mais aussi à ce qui est éloigné dans l’espace et le temps31. Mais les préhensions peuvent porter sur des données sensibles ou non. Dans la perception d’une couleur, nous préhendons cette qualité comme un objet présent sans passé et sans avenir : « Sa nature propre ne révèle ni comment elle naît, ni comment elle disparaîtra, ni même s’il fut un passé ou s’il y aura un futur. Les sensa eux-mêmes, dans la nudité pure de leur présence immédiate, ne fournissent aucune matière à interprétation. »32 En fait, de telles expériences ne s’en tiennent pas à la présentation immédiate mais interprète les qualités en fonction de la causalité efficiente du corps et du langage qui dépend de l’environnement culturel. Ces interprétations reposent sur des préhensions non cognitives en raison des différents plans de la perception : ce qui se sent au premier plan provient d’une évaluation qui s’effectue en arrière-plan. Dans l’évaluation propre au sentir, la perception sensible fait intervenir une perception non-sensible, celle du passé immédiat : « C’est, grosso modo, cette portion de notre passé située entre le dixième de seconde et la demi seconde qui vient de s’écouler. Elle est passée et cependant elle est encore là. C’est notre moi incontestable, le

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fondement de notre existence présente. Pourtant l’occasion présente, tout en revendiquant l’identité [self-identity], tout en partageant la nature même de l’occasion passée dans ses activités vivantes, n’en est pas moins en train de la modifier, de l’ajuster à d’autres influences, de la compléter à d’autres valeurs, de la dévier vers d’autres buts. Le moment présent est constitué par l’influx de l’autre dans l’identité qui est la vie du passé immédiat se continuant dans l’immédiateté du présent. » 33 L’expérience de la présentation immédiate des choses s’effectue dans la durée et l’objet sensoriel se préhende dans un flux d’événements en relation externe mais aussi en relation interne dans la mesure où l’expérience fait intervenir le moi comme condition de la permanence dans la durée. L’identité du moi, découverte dans ce rapport entre perception sensible et non sensible, vient de ce que la préhension de l’objet s’abstrait du flux événementiel. L’expérience du sentir révèle le moi non comme une abstraction à partir des vécus mais comme siège d’une permanence peu différente de celle que l’on trouve dans l’endurance des événements. L’identité du moi dépend de la continuité naturelle du sentir34 que l’on retrouve aussi bien dans l’émotion, la passion que dans l’habitude : un homme qui a été en colère quelques instants auparavant sait qu’il a été en colère non seulement parce qu’il s’en souvient mais parce que le souvenir du passé dans le présent suppose une continuité naturelle : sans elle on ne pourrait comprendre comment la colère s’est poursuivie à travers une série d’occasions perceptives : « Dans le procès de synthèse des multiples préhensions qui forment la base de la nouvelle occasion actuelle, des modifications entrent en jeu. Mais les formes subjectives du passé immédiat sont en continuité avec celles du présent. J’appelle cette doctrine de la continuité la doctrine de la conformation du sentir. »35 Tout se passe comme si la continuité de la nature rendait raison de la conformité du sentir et de l’identité du moi sentant. Ce qui a été vécu dans une occasion passée se répète à titre de datum pour la perception présente. La relation perception sensible / non sensible démontre donc à la fois la continuité de la nature, l’identité du moi et l’unité de l’objet auquel il s’intéresse. Dans la perspective subjectiviste de Hume, seule l’habitude et la mémoire peuvent rendre compte de cette continuité. Au lieu de séparer les occasions d’expérience pour essayer ensuite de comprendre leurs relations, Whitehead suppose une conformation du sentir qui implique causalité et mémoire : « Causalité, mémoire, identité personnelle, sont autant d’aspects différents de la doctrine de l’immanence des occasions d’expérience. »36 Si l’identité du moi s’accorde à la causalité efficiente du corps, c’est parce que

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l’esprit et le corps « fusionnent » à l’intérieur de la nature. Du point de vue de la philosophie organique, on ne peut plus considérer la nature comme formée de morceaux de matière qui interagissent selon des relations externes. Whitehead invoque la conception moderne de la nature dans laquelle la différence entre électrons, protons, photons, ondulations, vitesses, éléments chimiques, température, espace vide s’expliquent comme des différences qualitatives entre niveaux d’énergie : « Ces différences sont constituées entièrement par le flux d’énergie, c’est-à-dire par la manière dont les occasions en question ont hérité leur énergie du passé de la nature, et par la manière dont elles vont transmettre leur énergie au futur. »37 La continuité de la nature s’explique par le fait que l’énergie se transmet d’occasion en occasion et qu’à un moment donné le flux correspond à un débit déterminé en fonction d’une direction. Mais si la continuité des processus naturels provient de la continuité de l’énergie, elle laisse en suspens la question de l’individualité des particules, des états préhendés dans les occasions d’expériences. Qu’une particule soit interprétée en fonction des variations de ces états d’énergie, ne permet pas de comprendre pourquoi elle a une unité indépendante de la préhension qu’en a le sujet : « Electrons, protons et photons sont des charges unitaires d’électricité ; ils sont également des quanta du flux d’énergie. Ces deux aspects contrastés de la nature, continuité et atomicité, ont dans la pensée européenne une longue histoire, qui remonte aux origines grecques de la science. La conclusion la plus probable que l’on puisse tirer est que l’on ne peut se dispenser ni de l’une, ni de l’autre, et que nous ne faisons qu’assister à la phase moderne du contraste qui intéresse le stade actuel de la science. »38 La notion de contraste se présente aussi bien dans l’aspect psychologique de la perception dont émerge la conscience que dans l’aspect physique du sentir qui suppose la continuité et l’atomicité de la nature. Elle montre qu’il n’y a pas d’opposition naturelle irréductible et que tout antagonisme se produit à partir d’une structure faisant intervenir l’univers et les entités, le sujet et son intérêt pour l’objet. Le contraste résulte des variations momentanées d’une dynamique d’ensemble. Ainsi nous pouvons comprendre l’identité sous la permanence, la continuité et l’atomicité comme des directions possibles à partir des occasions d’expérience. Finalement l’identité du moi dépend bien des permanences naturelles propres à l’expérience du sentir mais de cette identité on ne peut induire encore son individualité.

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11.6.2. Corps, cosmos, et vie De la nature émerge un rapport variable entre puissance et actualité, passé et futur à partir duquel se détache l’identité partielle du moi dans les différentes expériences qu’il peut prendre de lui-même. Mais le moi, différent de la conscience que nous pouvons en prendre, reste en relation avec le corps et avec le monde qui les inclut. S’il garde une dimension cosmique et pas simplement psychologique ou cognitive, c’est parce qu’il dérive d’un ensemble de fonctions naturelles incluant la physiologie, la biologie et même la physique. Sans la continuité de la causalité et de la mémoire corporelle, l’identité du moi ne serait qu’une abstraction. L’expérience du sentir montre que l’esprit ne peut être séparé du corps mais le corps non plus ne peut être dissocié de son milieu. Quand Whitehead parle de la nécessité de percevoir avec le corps, c’est parce qu’il est non seulement le point d’intersection de toutes les actions qui se propagent dans son environnement immédiat mais aussi de celles qui viennent du passé le plus reculé et des régions les plus éloignées. L’importance du corps vient de ce qu’il condense, amplifie ou inhibe les vibrations matérielles et les pulsations de vie venues du monde. Valoriser le corps prend le plus souvent la forme d’un impératif moral semblable à ceux qui préconisent de « sauver la nature », « aider les pauvres », « être un bon citoyen », « garder les traditions ». On considère trop souvent le corps comme l’objet le plus proche de la conscience et on croit qu’en scrutant avec beaucoup d’attention ses différentes facettes, on en a une expérience intime. Mais l’expérience vécue du corps n’est qu’une expérience de la conscience du corps qui néglige tout ce qu’il y a de confus et d’obscur dans le sentir du corps. Il faut donc admettre que l’expérience du sentir implique un rapport à la vie et à l’univers. L’importance du corps ne vient pas de ce qu’il est un objet privilégié pour la conscience fût-elle intentionnelle : de même que la conscience émerge de la complexité et des contrastes inhérentes à la perception, de même le corps ne se donne ni comme un objet, encore moins comme une substance mais comme une puissance qui s’actualise par les préhensions du sentir. L’actualisation s’effectue par une sorte de bifurcation entre la causalité efficiente corporelle et la présentation immédiate des choses qui, privilégiant la vue, néglige le rôle des sensations viscérales, tonicoposturales 39 . Dans ce rapport entre la puissance corporelle et sa présentation immédiate, le corps et la conscience restent pris dans le procès cosmique par lequel se forment et se créent les entités. Du monde au corps

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et du corps à la présentation immédiate des choses se nouent des relations géométriques fondées sur les différentes modalités de projection : la physiologie du corps le révèle comme un volume occupant une certaine durée à un moment donné : il est à l’intersection d’une infinité d’alignements, de projections entrantes et sortantes grâce auxquelles les échos lointains ou prochains du monde et de la vie peuvent retentir dans le moi et dans son expression la plus fine mais aussi la plus abstraite qu’est la conscience 40 . Le corps est un lieu de transactions qui rend possible l’émergence d’un sentir conceptuel en relation avec un sentir physique. Du point de vue de la philosophie de l’organisme, comme du point de vue de la cosmologie, il convient de comprendre comment l’action de l’ensemble dépend de celles des parties et comment celles des parties produit quelque chose de nouveau dans l’univers. L’unité du monde ne peut être conçue tant qu’on oppose l’essence et le devenir : elle s’accomplit dans le procès, ce qui implique une indétermination fondée non pas sur la contingence mais sur la possibilité d’invention. Dire que le corps émerge de la nature et du monde et que la conscience émerge du sentir, c’est dire qu’à chaque instant le corps, le monde et la conscience font naître de la nouveauté. La liaison du corps au monde ne serait pas possible sans une liaison interne de ses parties et sans une liaison externe aux autres corps et aux entités qui peuplent le monde. Le problème est de comprendre comment l’esprit émerge du corps et comment le corps émerge des autres corps qui l’environnent et du monde qui les inclut : « Or, où finit mon corps et où commence le monde extérieur ? Par exemple, ma plume est extérieure ; ma main fait partie de mon corps ; les ongles de mes doigts font partie de mon corps ; également le souffle qui, de ma bouche et de ma gorge, entre et sort de mes pouvons, fluctue dans ses relations corporelles. Sans aucun doute mon corps ne peut être distingué de la nature extérieure que très vaguement. Il n’est en fait qu’un objet naturel parmi les autres. »41 Il faut dire que le corps agit et non qu’il fonctionne : il est pris dans le procès du monde et le caractère esthétique des données sensibles qui en émergent vient de ce que l’évaluation propre au sentir est d’abord une évaluation du corps : c’est le corps et non la conscience qui décide de l’importance des choses. Sa puissance vient de sa relation à l’esprit mais aussi à toutes les autres entités : elle reste inaccessible à l’expérience claire et distincte parce que c’est en elle que se forme la valeur des entités senties. Nous avons une expérience intime de notre corps qui nous le fait oublier alors qu’il est le

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siège de multiples actions : « Personne ne dit jamais : me voici, et j’apporte mon corps avec moi. En quoi consiste cette intimité de relation ? Le corps est à la base de notre expérience émotionnelle et intentionnelle. Il détermine la façon dont nous réagissons aux clairs sensa. Il détermine le fait que nous jouissons des sensa. Mais la tension de l’œil dans la vision n’est pas la vision. Nous voyons à l’aide de nos yeux ; nous ne voyons pas nos yeux. Le corps est cette portion de la nature avec laquelle chaque moment de l’expérience humaine coopère intimement. Il y a un va-et-vient de facteurs entre l’actualité corporelle et l’expérience humaine, de sorte que chacune participe à l’existence de l’autre. Le corps humain nous apporte l’expérience la plus étroite de l’interaction des actualités de la nature. »42 Inséré dans la nature, le corps permet de comprendre comment dans l’expérience du sentir interviennent aussi les émotions et les affects. Si on reconnaît que dans le corps surgissent des relations internes de coordination et de subordination, on est en droit de penser que dans le monde aussi les choses agissent en partie comme dans le corps. La puissance et l’importance du sentir s’expliquent à la fois par l’efficience et la finalité de toutes ses relations d’interaction et de transaction entre le corps et le monde. Quand se forment des contrastes trop importants ou quand certaines émotions sont trop intenses, intervient la conscience comme effet d’un rapport de complémentarité entre inclusion et exclusion de ce qui se donne. L’avantage de la conception organique sur la conception matérialiste de la nature réside dans l’idée que la matière évolue : si on ne peut la réduire à ce qui se passe dans un instant, c’est non seulement parce que l’instant n’est qu’une abstraction mais, en tant que partie de l’univers, elle ne peut échapper au procès qui agit dans toute entités quelle qu’elle soit. Ainsi dans le procès l’interaction et la transaction de toute entité permet de comprendre comment les relations internes peuvent intervenir aussi bien dans la matière que dans l’esprit43. La cosmologie n’a pas pour but de réduire l’esprit à la matière ou à la vie : l’activité mentale ne doit pas être confondue avec la vie car elle n’en est qu’un ingrédient. Ce qui caractérise l’esprit c’est le pouvoir d’avoir une « expérience conceptuelle » grâce à laquelle on envisage des possibilités en vue d’une réalisation future : cette activité mentale se déploie lorsqu’on est en présence d’alternatives.

11.7. « Vivre, bien vivre et mieux vivre » Si Whitehead rappelle souvent que nous voyons, entendons, goûtons avec notre corps, c’est pour revenir en un lieu à partir duquel nous pouvons

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comprendre ce qui se passe simultanément en nous et dans le monde. Nous ne connaissons la matière, la vie et l’esprit que parce qu’ils émergent du corps ; cette éclosion ne serait pas possible sans le procès du monde qui est aussi le procès de chaque partie dans le monde. La difficulté à comprendre le rapport du tout et des parties, du monde et des entités qu’il inclut vient de ce qu’il s’agit d’abord d’un rapport en perpétuel devenir. Bien qu’il ne le cite pas, Whitehead est, comme Bergson, du côté de Héraclite et non de Parménide. Pour la philosophie organique et la cosmologie de Procès et réalité se pose un problème majeur : comment concilier la thèse métaphysique selon laquelle tout dans la nature dépend du procès et la thèse physicienne selon laquelle l’évolution de la nature témoigne d’une dégradation irréversible de l’énergie ? Comment concilier la présupposition d’un lent délabrement de la nature avec la possibilité d’une émergence de valeur et la reconnaissance de l’importance de l’événementiel ? Dans Fonctions de la raison, Whitehead évoque ces problèmes dans l’avant propos. L’hypothèse physicienne fait apparaître une évolution se dirigeant vers l’indifférenciation de l’énergie. La cosmologie examine cette hypothèse dans le cadre d’un rapport de la matière à la vie et à la raison : comment situer la raison comme puissance et actualisation de valeurs qui soit aussi celle de la vie ? Comment la raison, indissociable du corps, peutelle résister à une menace de nihilisme provenant non pas de la culture mais de l’univers dans elle fait partie ? « La fonction de la Raison est de favoriser l’art de vivre » : telle est la proposition préliminaire qui sert de point de départ aux analyses. Elle indique que la raison n’a pas sa fin en elle-même mais qu’elle est un auxiliaire de l’art de vivre. La raison whiteheadienne diffère radicalement de la vision idéaliste hégélienne d’un sens de l’histoire évoluant dialectiquement vers la raison et la liberté. Ce n’est pas l’esprit qui produit l’histoire et l’évolution mais la nature et l’univers dont l’esprit et la raison font partie. Dès le départ les positions sont inversées. L’art de vivre est le but et la raison lui en fournit les moyens. Mais l’idée d’art appliquée à la vie doit être éclaircie pour ne pas être confondue avec certaines doctrines biologiques qui identifient cet art à la sélection naturelle. La conception whiteheadienne des rapports de la raison à la vie ne peut être réduite à une simple technique destinée à s’adapter et survivre dans son milieu. La vie ne peut être dissociée de l’évolution surtout dans la perspective whiteheadienne qui voit l’action du procès aussi bien dans les parties que

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dans le tout. La survie ne peut être considérée comme un moyen de l’art de vivre : Whitehead critique la théorie de la sélection naturelle selon laquelle « seuls les plus aptes pourraient survivre ». La survie demeure étrangère à la puissance de la vie : « En réalité la vie elle-même est relativement dépourvue de valeur de survie. L’art de la continuité réside dans la mort. Seules les choses inorganiques persistent fort longtemps. Un rocher survit pendant huit cent millions d’années ; tandis que la limite de vie d’un arbre est d’environ mille ans, d’un homme ou d’un éléphant d’environ cinquante ou cent ans, d’un chien d’environ douze ans, d’un insecte d’environ un an. Le problème posé par la doctrine de l’évolution est d’expliquer comment des organismes complexes, aussi dépourvus d’aptitudes à survivre, ont pu se développer. »44 Considérer que la durée de vie dépend de la survie, c’est croire que la quantité de vie est la valeur. Survivre c’est résister à la mort mais non pas vivre en fonction de la puissance du corps et du cosmos. La vie ne doit pas être interprétée à partir du principe de conservation mais à partir de sa puissance de création : comment des organismes simples, exposés aux dangers du milieu, ont-ils pu se développer et engendrer progressivement des organismes encore plus complexes ? La théorie darwinienne de la lutte pour l’existence n’explique pas l’émergence mais seulement les transformations des espèces. On ne peut rejeter purement et simplement l’idée de lutte pour la survie : « Dans une large mesure, l’environnement est fixe, et dans cette mesure, il y a une lutte pour la survie. Il est absurde de considérer l’univers à travers des lunettes roses. Nous devons admettre cette notion de lutte. La question est de savoir qui il convient d’éliminer. » 45 Le problème est donc de comprendre le rapport de la lutte à la sélection. Whitehead ne semble pas admettre l’idée de sélection naturelle car si on a le droit de parler d’une avancée créatrice de l’univers, cela n’est possible que si les individus y participent : la sélection naturelle en fait des moyens au service de la survie de l’espèce. Or on ne peut comprendre l’émergence de nouveauté dans l’espèce si elle n’apparaît pas d’abord dans l’individu. Il se méfie des doctrines qui prêchent la lutte, que ce soit pour la survie, pour la compétition économique entre nations ou la lutte des classes qui entretiennent et propagent la guerre et la haine. Quand la lutte pour la survie implique l’extermination, on ne peut plus parler d’une simple transformation de l’environnement : « La théorie de Darwin ne s’appuyait pas exclusivement sur la sélection naturelle, proclamée en 1859 par Charles Darwin laquelle n’était pour lui qu’un agent parmi d’autres. Mais depuis lors, sa doctrine s’est imposée aux esprits sous une forme où la sélection

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naturelle est le seul facteur sérieux qui soit pris sérieusement en considération. Appliquée à la société humaine, cette théorie met au défi tout mouvement humanitaire. »46 Si Whitehead ne croit pas à la possibilité de création et d’invention par la lutte, c’est parce qu’elle repose sur une conception abstraite de l’individu opposée à la société. Il ne peut y avoir progrès par la lutte et le sacrifice des individus simplement parce que l’expérience de la paix et de l’harmonie provient d’un sentir plus profond que celui qui contribue à détruire l’attachement de l’individu à son milieu et aux autres. La fraternité ne peut devenir un idéal réalisable que si elle s’enracine dans l’expérience de la vie : la lutte et la force ne s’opposent pas nécessairement à l’idée de paix. Mais lorsque la paix résulte de l’anesthésie ou de l’inhibition, elle perd tout rapport au sentir. L’expérience de la paix repose sur la force de la coopération47 alors que la recherche de la paix implique une volonté de contrôle des forces : « L’expérience de la paix est bien au-delà du contrôle du but. Elle vient comme un don. La volonté délibérée de paix passe facilement à son substitut bâtard, l’anesthésie. En d’autres mots, à la place des qualités de « vie et mouvement » est substituée leur destruction. Ainsi, la paix est le retrait de l’inhibition et non son introduction. Elle a pour résultat d’étendre la portée de l’intérêt conscient. Elle élargit le champ de l’attention. Ainsi, la paix est-elle un autocontrôle au degré le plus large : à une largeur où le « soi » a été perdu, et l’intérêt transféré à des coordinations plus larges que la personnalité. »48 On pourrait donc parler d’un sentir de la paix comme sentir de la puissance de la coopération (être-ensemble). La vie étant d’abord création, il convient de considérer l’évolution comme un procès qui avance des espèces vivantes les plus simples (virus, bactéries, cellules) aux plus complexes (hommes, vertébrés). On ne peut comprendre le procès de la vie si on ne prend pas en compte l’adaptation au milieu mais cette explication ne suffit pas car elle finit toujours par réduire l’évolution à une sorte de mécanique. Au lieu de chercher à comprendre l’hypothèse de « la survie des plus aptes », il est préférable de chercher à comprendre comment des organismes réduits à une distribution de matière ont pu engendrer des organismes plus complexes et subissant de moins en moins le poids du milieu. Invoquer l’action du milieu sur l’organisme n’a de sens que si on remarque qu’il y a un mouvement inverse par lequel l’organisme adapte le milieu à soi : « En réalité, la marche en avant a été accompagnée par le développement de la relation inverse. Des animaux ont entrepris progressivement d’adapter le milieu à eux-mêmes. Ils ont bâti des nids et des habitations sociales d’une grande complexité ; les castors ont coupé des

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arbres et construit des barrages sur des rivières ; des insectes ont élaboré une vie communautaire d’un niveau élevé comportant une variété de réactions exercées sur le milieu. Même les actions les plus intimes des animaux sont des activités qui modifient le milieu. Les plus simples des choses vivantes se laissent pénétrer par leur nourriture. Les animaux plus évolués chassent leur nourriture, l’attrapent et la mâchent. Ce faisant ils transforment le milieu pour leur propre besoin. Certains animaux fouissent le sol pour trouver leur subsistance, d’autres traquent leur proie. Bien sûr la doctrine courante de l’adaptation au milieu couvre toutes ces opérations. Toutefois, elles sont fort mal exprimées par son énoncé, sous le couvert duquel on perd aisément de vue les faits eux-mêmes. Les formes de vie supérieures s’occupent activement à modifier le milieu. »49 Si la vie relève d’un art et non d’une mécanique naturelle et aveugle, c’est parce que l’art implique une relation active allant du milieu à l’organisme et de l’organisme au milieu. Quand il s’agit des êtres humains, les organismes sont considérés comme des individus ayant un moi avec la capacité de sentir et d’évaluer l’importance des faits. Ainsi parler d’évolution de la vie ne suffit pas car la vie agit non pas comme une puissance anonyme s’exerçant sur l’individu mais comme émergence d’un sujet en quête de soi (surjet). Mais d’où vient cette puissance qui s’actualise lorsque l’individu agit sur son milieu ? Quand Whitehead invoque la puissance de la vie, il la conçoit à partir de l’action du corps et du sujet en vue d’un but à satisfaire. On ne peut envisager la puissance de la vie comme une action en phase avec le procès du monde que si on prend en compte la finalité, à savoir la convergence des fins tout comme en géométrie projective, grâce aux points et aux droites idéales, les droites apparemment parallèles finissent toujours par converger. Attendu que la vie ne peut être pensée indépendamment du rapport de la puissance à l’actualisation, sa fin doit être recherchée dans la visée de l’action par laquelle le sujet vise le surjet. Si l’organisme et l’individu peuvent agir sur le milieu, c’est parce qu’ils sont mus par une triple impulsion : « Je pose maintenant la thèse que cette attaque active du milieu s’explique par une triple impulsion : (i) vivre, (ii) bien vivre », (iii) mieux vivre. De fait l’art de vivre consiste tout d’abord à être vivant, deuxièmement à être vivant de manière satisfaisante, et troisièmement à acquérir un surcroît de satisfaction. C’est à ce point de notre argument que nous devons revenir à la fonction de la Raison, qui est de favoriser l’art de vivre. Le principal rôle de la Raison consiste à diriger l’attaque contre le milieu. » 50 La fonction de la raison consiste donc à diriger et

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éventuellement critiquer ce qui n’existe qu’en puissance pour le réaliser ici et maintenant. Whitehead est conscient qu’en assignant une telle fonction à la raison, il se heurte à toutes les conceptions qui associent la raison à un idéal régulateur. Mais il reste en parfait accord avec le naturalisme qui reste une constante de sa pensée. Au lieu de poser une raison pure a priori et pratique par ellemême, il défend l’idée d’une raison immanente à l’organisme, à l’individu et au monde et par là il répond à la question qu’il s’était posée : comment le procès métaphysique du monde s’accorde-t-il avec la physique de l’entropie qui voit le monde évoluer vers l’indifférenciation ? Si la fonction de la raison est de développer l’art de vivre, comme impulsion vers bien vivre et mieux vivre, alors on peut penser que la raison ne diffère pas d’une puissance naturelle par laquelle l’individu résiste et agit sur le milieu en s’appuyant sur la relation complémentaire de la causalité efficiente et finale, sur la tension du passé vers le futur. Cette conception du rôle de la raison dans l’univers diffère profondément, malgré les apparences, de la théorie hégélienne : d’abord l’action n’a pas de caractère dialectique car elle ignore la réflexivité de la négation qui pourrait créer en se niant elle-même. De même qu’il ne peut y avoir une pensée de la pensée, il ne peut y avoir de négation de la négation car le procès du monde converge vers des attracteurs comme une suite convergente s’approche d’une limite. Dans la perspective hégélienne, la raison liée à la puissance d’identification de l’esprit, sert de régulation dans les processus aveugles : sa fonction est de réduire l’écart séparant l’être de la nature du devoir être de l’esprit. Mais cela suppose au départ une différence et même une opposition entre esprit et nature, liberté et nécessité. La fonction de la dialectique est de réduire cet écart à partir d’une interprétation de la négation comme contradiction. Whitehead ne parle pas de négation mais d’une nécessité de l’exclusion dans le passage de la potentialité du donné à son actualisation. La dialectique hégélienne est le résultat de l’omniprésence et l’omnipotence de l’esprit qui peut s’approprier son autre (identification) en le niant. L’importance accordée à l’esprit en tant que puissance de négation écarte toute possibilité d’analogie entre Whitehead et Hegel.

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11.7.1. La vie comme création et jouissance de soi La cosmologie du procès implique que toutes les entités, des plus élémentaires (atomes) aux plus complexes, durent et évoluent. La philosophie matérialiste nie toute possibilité d’évolution de la matière : « La matière originale, de laquelle émerge une philosophie matérialiste, est incapable d’évolution. Cette matière est en soi la substance ultime. L’évolution, dans la théorie matérialiste, se limite à n’être qu’un mot de plus pour décrire les modifications des relations externes entre les parties de matière. Il n’est rien qui puisse évoluer, car un ensemble de relations extérieures en vaut un autre. Il ne peut y avoir qu’une modification, dépourvue de finalité et de toute notion de progrès. »51 L’hypothèse d’un « lent délabrement de la nature » ne pouvait naître qu’à partir d’une conception mécaniste de l’univers qui faisait de la machine le paradigme de toute explication physique : la matière réduite à des atomes et à de l’étendue devient totalement inerte au point qu’on peut se demander comment les machines peuvent fonctionner à partir d’une puissance motrice destinée à s’épuiser un jour. La philosophie de l’organisme transforme la philosophie matérialiste en faisant de toute entité un organisme. Cela implique que par delà les mouvements externes des organismes, s’exerce une activité sous-jacente : l’individu a lui aussi une structure organique et sa réalisation requiert une relation de l’activité interne avec l’actualité sentie dans l’espace et le temps. L’individu, comme la matière, évolue sous l’effet de sa propre activité ainsi que celle de l’univers : « En fait, les organismes durables sont maintenant le produit de l’évolution ; et au-delà de ces organismes, rien ne dure. Dans la théorie matérialiste, il y a la matière — matière proprement dite ou électricité — qui dure. Dans la théorie organique, les seules permanences sont des structures d’activité, et ce sont les structures qui évoluent. »52 Puisque toute entité naturelle peut être considérée comme un organisme, le dualisme esprit / matière53 qui fonde la métaphysique depuis Descartes, n’a plus de raison d’être. Les organismes matériels, végétaux et animaux peuvent être considérés comme des stratifications d’une activité finalisée, celle de la vie. Admettre une vie de la nature ce n’est pas abandonner le terrain de la science et se réfugier dans le romantisme d’une pensée qui imagine la nature au lieu de la vivre. Là encore le positivisme, sous prétexte de nous libérer de la métaphysique, a tenté de restreindre la pensée spéculative à

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l’expression de lois figées dans des formules : « Le monde de la science souffre aujourd’hui d’une mauvaise attaque d’un positivisme aux idées confuses qui applique arbitrairement sa doctrine et s’y dérobe arbitrairement. Toute la doctrine de la vie dans la nature a souffert de cette infection positiviste, qui veut nous faire croire qu’en dehors de la routine décrite par les formules physico-chimiques, il n’y a rien d’autre dans le procès de la nature. »54 Mais affirmer qu’il y a une vie de la nature oblige à se demander comment vie et évolution agissent dans l’espace et le temps. Pour donner sens à l’idée de vie de la nature, il faut comprendre le lien interne entre vie et réalisation. La première caractéristique de la vie est la jouissance de soi (self enjoyment) à partir de l’individualité. Cette jouissance n’est pas sans rapport avec la joie spinoziste qui traduit la transition vers une activité plus complète. Si la jouissance est si importante pour la vie, c’est parce qu’elle mime en quelque sortes la dynamique de l’univers. Il faut donc chercher l’origine de cette jouissance dans l’activité par laquelle l’individu ou l’organisme agit sur le monde. Whitehead voit dans la préhension et l’occasion d’expérience une manière de capturer les entités senties pour s’approprier le monde : « La vie implique la jouissance-de-soi absolue, individuelle, naissant de ce procès d’appropriation. J’ai dans mes derniers écrits, utilisé le mot « préhension » pour exprimer ce procès d’appropriation. J’ai également appelé chaque acte individuel de jouissance-de-soi immédiate une « occasion d’expérience ». Je soutiens que ces unités d’existence, ces occasions d’expérience, sont les choses réellement réelles, qui dans leur unité collective composant l’univers en évolution, à jamais immergé dans l’avancée créatrice. »55 Cette joie prend la forme d’une jouissance de soi de l’individu mais elle serait inintelligible si elle n'émergeait pas du corps et du monde. Puisqu’elle se manifeste dans une occasion d’expérience, elle dépend du fonctionnement antécédent de l’univers et par suite reste relative à un sentir du sujet et à l’avancée créatrice. La jouissance de soi se révèle dans l’activité interne du corps et de l’esprit mais reste en phase avec l’univers qui les inclut. Elle exprime la puissance de la nature et du corps par l’actualisation du sentir physique et conceptuel : en agissant, l’individu intègre son histoire à son avenir en harmonie avec les entités préhendées. L’action du monde s’accorde avec l’action individuelle et l’individu a le sentiment de devenir cause de soi : « Ce concept de jouissance de soi n’épuise pas cet aspect du procès que nous avons appelé ici « vie ».

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L’intelligibilité du procès implique la notion d’une activité créatrice appartenant à l’essence même de chaque occasion. Il s’agit du procès qui consiste à faire passer à l’existence en acte des facteurs de l’univers qui, antérieurement à ce procès, n’existent que selon le mode de potentialités non réalisées. Le procès d’auto-création est la transformation du potentiel en l’actuel, et le fait de cette transformation inclut l’immédiateté de la jouissance de soi. »56 Au niveau psychologique jouissance de soi et cause de soi sont intimement liés. La liaison de la vie à la jouissance de soi ne serait pas possible sans la prise en compte de l’émotion : nous jouissons de la vie parce que nous sommes émus mais l’émotion ne se réduit pas à un état psychologique : l’émotion dérive du passé et vise le futur. Comme pour le sentir il faut alors parler d’un caractère vectoriel qui s’intègre à l’immanence mutuelle des moments du temps et à la conformité du sentir. S’il y a de l’importance et de l’intérêt dans les faits et les facteurs, c’est parce que l’émotion intègre à la fois immanence et transcendance : « L’émotion transcende le présent de deux façons : elle « découle de » et elle « s’écoule vers ». On la reçoit, on la vit, et elle passe, d’un moment à un autre. Chaque occasion est une occasion d’attachement (concern) au sens Quaker de ce terme : elle est la conjonction de la transcendance et de l’immanence. L’occasion est attachée, au moyen du sentir et de la visée, à des choses qui, dans leur essence propre, se situent au-delà d’elle, bien qu’elles soient dans leurs fonctions présentes des facteurs de cette occasion attachée. »57 La puissance créatrice de la vie risquerait d’être aveugle sans l’idée de finalité. Mais il n’est pas nécessaire de choisir entre finalité interne ou externe : l’élan vital de Bergson tout comme le procès de Whitehead échappe à l’antinomie finalité interne / finalité externe. L’auteur de Procès et réalité parle d’une « visée » dont le but est de montrer que dans la relation entre l’état antécédent et le conséquent, il y a plus que l’effet d’une causalité efficiente : de même que le passé vise l’avenir ou que le sujet vise le surjet, la création vise à la convergence de toutes les actions pour renouveler constamment les données héritées du passé : « Le but visé est ce complexe du sentir qui est la jouissance de ces données de cette manière. « Cette voie de jouissance » est choisie à partir de la richesse illimitée des alternatives. Elle a été visée pour une actualisation dans ce procès. »58 La vie n’est donc pas une propriété mystérieuse disséminée dans la nature par une puissance absolue mais se se révèle dans ce qui fait la réalité de l’action : jouissance absolue de soi, activité créatrice et visée d’un but. Vivre, agir et sentir ne se distinguent pas.

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Mais dans l’action qui intègre le passé et le futur, mémoire et prévision contribuent à la réalisation et à la création de soi. Vivre c’est aussi faire des projets : on ne peut écarter la finalité indispensable dans la conduite des affaires humaines. Sans finalité et donc sans intension on ne comprendrait pas la vie politique et sociale. La théorie matérialiste ne pourra jamais expliquer l’action humaine par une convergence d’atomes aussi divers soient-ils : « Il est tout à fait manifeste que certaines opérations de certains corps animaux dépendent de la prévision d’une fin ou de l’intention de l’atteindre. On ne résout pas le problème en rejetant cette évidence parce que d’autres opérations ont été expliquées en termes de lois physiques et chimiques. »59 La vie ne peut davantage s’expliquer par le seul jeu de la finalité. Si Whitehead tient à montrer l’importance de la finalité, il reconnaît qu’on l’a souvent invoquée de manière abusive. En liant la vie à la finalité, il est plus facile de comprendre le lien de la vie à la raison surtout si on tient compte de ces deux formes qui sont la raison d’Ulysse et la raison de Platon. Comme la vie, la raison vise une fin à partir d’un sentir physique et conceptuel. Son but n’est pas de diriger mais d’adapter l’individu. Whitehead ne réduit pas l’action de la raison à celle de l’individu mais tente de comprendre comment elle intervient du point de vue de l’évolution des espèces. Elle n’a pas pour but de diriger ou de justifier l’action mais d’inventer : « La Raison est l’organe qui met l’accent sur la nouveauté. Elle procure le jugement grâce auquel le nouveau se réalise en projet et ensuite dans les faits. » 60 La raison qui crée des méthodes d’adaptation éprouve parfois le besoin d’innover et de créer d’autres méthodes.

11.7.2. Appétition et satisfaction Dans l’art de vivre, l’adaptation joue un rôle essentiel puisqu’elle permet au sujet de s’approprier le monde dans la préhension des choses. Il ne s’agit pas d’une simple réponse du sujet mais d’une action qui part à la fois du corps et de l’esprit : la causalité du corps ne peut être efficiente sans la cause finale61 tout comme le sujet n’est vraiment sujet qu’en étant surjet. Par cette action chaque entité vise sa propre fin et par l’action conjuguée de l’efficience causale et de l’impulsion finale l’entité devient cause de soi. Ce que la tradition désigne par le terme « cause finale » pourrait être rendu par le terme d’ « attracteur » qui vient de la dynamique62 : ce terme s’applique aussi bien à l’aspect physique qu’à l’aspect mental des occasions d’expérience. Le terme d’attracteur, qui a son origine dans la physique

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mathématique, s’accorde avec le terme de projecteur et de vecteur qui jouent un rôle essentiel pour décrire la relation de l’organisme à son environnement. C’est ainsi que le procès cosmique inclut aussi la création des entités : le monde se crée parce que les entités qui le composent sont prises dans un procès d’autocréation. La création, comme l’Eros platonicien, ne provient pas d’un manque mais d’un différentiel entre cause efficiente et finale, sujet et surjet. L’évaluation du sentir part de cette différence qui se prolonge en sentir physique et sentir conceptuel : « L’appétition est d’emblée l’évaluation conceptuelle d’un sentir physique immédiat, combinée avec le besoin de réaliser le donné conceptuel préhendé. Par exemple la « soif » est un sentir physique immédiat associé à la préhension conceptuelle de son apaisement. L’appétition est un fait immédiat qui inclut en lui-même un principe d’inquiétude, contenant une réalisation de ce qui n’est pas, mais est susceptible d’être. »63 Sans cet écart, le sujet ne pourrait se dépasser en surjet et les objets éternels ne pourraient s’insérer dans le sentir immédiat du sujet. Il ne peut y avoir appétition sans relation au sentir et si ce dernier consiste finalement à évaluer, c’est parce que la relation indique une différence entre ce qui se donne et ce qui pourrait être donné. Il ne s’agit plus du rapport entre être et devoir être mais d’une direction décidée par le sujet sentant. L’acte de sentir s’apparente à un vecteur : « Les actes du sentir sont des « vecteurs », car ils ressentent ce qui est là-bas et le transforment en ce qui est ici. L’expression « différence de potentiel » est ancienne en science physique, et on l’a récemment introduite en physiologie avec un sens différent du sens plus ancien de la physique, bien qu’il lui reste génériquement apparenté. Dans la constitution d’une entité actuelle, le fait ultime suggérant cette expression est l’appât objectif du sentir. » 64 L’appétition est un fait primordial : « Toute expérience physique est accompagnée d’un appétit pour ou contre sa perpétuation : un exemple en est la tendance à persévérer dans son être. »65 Si l’appétition tient un rôle si important, c’est parce qu’elle témoigne de la transaction par laquelle le physique vibre avec le mental dans un mouvement périodique ou les oscillations du corps alternent avec les pulsations de l'esprit. La linéarité du mouvement du procès aussi bien dans le moi, le corps ou le monde ne peut être que l'effet superficiel d'alternances et de contrastes qui agissent par conjonction / disjonction. Sans l’appétition, on ne pourrait penser le procès comme évaluation, c’està-dire comme invention et progrès : « Si nous considérons le monde

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comme un système physique déterminé par ses états précédents, il présente à nous le spectacle d’un système physique qui se dégrade de façon constante, perdant ses activités et ses variétés. Les diverses formules évolutionnistes ne font aucune allusion à une tendance contraire. La lutte pour l’existence ne donne aucune idée de la raison pour laquelle il y a des villes. De même, le fait que les maisons sont surpeuplées n’explique pas pourquoi elles devraient être belles. Mais il existe dans la nature une tendance à l’ascension, une tendance à prendre la direction opposée à celle de la dégradation physique. Dans notre expérience, nous rencontrons l’appétition, qui produit une causalité finale vers des fins idéales en dehors de la simple tendance physique. Dans le désert brûlant, il y a appétition vers de l’eau, tandis que la tendance physique conduit à une sècheresse toujours plus grande du corps animal. L’appétition vers une satisfaction esthétique par la jouissance de la beauté est également en dehors de l’ordre purement physique. »66 L’importance de l’appétition vient de ce qu’elle marque la tendance de l’esprit à innover et viser des valeurs. Dans Procès et réalité, l’appétition, équivalente à la préhension conceptuelle, est comparée à l’intuition bergsonienne : « Nous avons choisi le terme « appétition », qui suggère des exemples tirés de notre propre expérience, et qui s’applique aussi à des formes de vie inférieures, telles que les insectes et les végétaux. Mais même dans l’expérience humaine, « appétition » évoque une idée qui avilit cette activité fondamentale dans ses opérations les plus intenses. Ce que nous entendons par là est très proche de ce que Bergson appelle « intuition » - avec quelques différences toutefois…De plus, l’« intuition » chez Bergson semble faire abstraction de la forme subjective de l’émotion et du dessein. Cette forme subjective est un élément essentiel de la notion de « préhension conceptuelle », comme à vrai dire de celle de n’importe quelle préhension. » 67 De l’appétition émerge la vision d’une possibilité de bien et de mal en rapport avec les formes subjectives de l’émotion. Mais l’art de vivre en fonction de la raison se sert de l’adaptation pour permettre à l’entité préhendée de devenir subjective et au sujet de donner un sens et une direction au sentir. L’adaptation inclut non seulement une relation interne entre cause efficiente et finale, entre le passé et le futur mais aussi entre appétition et satisfaction : « La « satisfaction » fournit l’élément individuel dans la composition de l’entité actuelle — cet élément qui a conduit à la définition de la substance comme ne requérant rien d’autre qu’elle-même pour exister » Mais la « satisfaction » est le

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« superject », plutôt que la substance ou le sujet. »68 La satisfaction permet de concrétiser l’appétition : la satisfaction d’une entité la rend indépendante du procès en lui donnant le sentiment d’être cause de soi. Dans la concrescence, en tant que devenir concret de l’abstrait, la satisfaction joue un rôle primordial car non seulement elle permet l’actualisation de l’entité atomique mais elle produit son autonomie sans pour autant la détacher du procès. L’entité fait l’expérience unique d’être procès et résultat du procès. La satisfaction n’est pas un état mais elle se manifeste dans une tension du sujet vers le surjet : elle apparaît comme la cause finale qui oriente l’appétition vers sa propre concrescence. Sa fonction est d’individualiser la composition de l’entité en concrescence en lui permettant d’être cause de soi sans cesser sa participation au procès. Grâce à la relation entre appétition et satisfaction le sujet fait l’expérience de la liberté69. L’adaptation, essentielle à l’art de vivre, inclut donc la concrescence comme rapport entre appétition et satisfaction. Rien ne peut devenir concret sans action : « Dès que vous dirigez vers le concret, vous ne pouvez exclure l’action. »70 Il s’agit d’une réinterprétation de l’utilité dans un contexte étranger à l’utilitarisme : la recherche de l’utile, étrangère à la recherche intéressée, n’agit qu’en fonction de la créativité et par suite l’utilité est non seulement une valeur mais elle est nécessaire à la création individuelle de l’entité et au processus autocréateur du monde : « En d’autres termes, on ne peut discuter de la « satisfaction » d’une entité qu’en fonction de l’utilité de cette entité. C’est une qualification de la créativité. Du fait de ces objectivations, la tonalité du sentir incarné dans cette satisfaction passe dans le monde. Le monde est autocréateur, et l’entité actuelle, créature automotrice, parvient à sa fonction immortelle de créateur partiel du monde transcendant. L’entité actuelle se laisse guider, dans sa création d’ellemême, par son idéal d’elle-même : satisfaction individuelle, création transcendante. Jouir de cet idéal est le « but subjectif » en raison de quoi l’entité actuelle est un procès déterminé. » 71 La satisfaction, bien que déterminée, résulte de la concrescence et de la créativité qui est le seul sens que l’on puisse donner à la transcendance dans le cadre de la cosmologie et de la philosophie organique. Ainsi décrit, le rapport appétition / satisfaction reste inhérent à l’expérience bien que le rapport corps / esprit reste sous-jacent à cette dynamique de la création de soi contemporaine de la création du monde. La fin visée ne vient ni de la conscience, ni du corps mais de cette différence de potentiel qui donne à un but subjectif une force d’attraction vers laquelle tend l’entité : « Le but subjectif n’est pas d’abord intellectuel : c’est l’appât

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du sentir. Cet appât du sentir est le germe de l’esprit. J’utilise ici le terme « esprit » pour désigner le complexe d’opérations mentales entrant dans la constitution d’une entité actuelle. Les opérations mentales ne mettent pas forcément en jeu la conscience. La concrescence, qui accueille les données dérivées dans une sphère privée immédiate, consiste à coupler les données avec les modes du sentir qui poussent à une synthèse privée. »72 Dans la concrescence qui oriente l’appétition vers la satisfaction, l’important n’est pas tant l’esprit que l’ensemble des attracteurs qui donnent à l’individu l’occasion de se réaliser en choisissant parmi les différentes possibilités reconnues dans le sentir.

11.8. Organisme et société Si la fonction de la raison est de favoriser l’art de vivre, c’est parce que la vie ne concerne pas seulement la survie de l’espèce mais aussi la jouissance individuelle. Une telle éthique pourrait évoquer un mélange d’hédonisme et de solipsisme. Mais la jouissance (enjoyment) recherchée ne peut être confondue ni avec la recherche du plaisir, ni avec celle du bonheur : elle s’apparente plus à la joie spinoziste liée à la complétion du désir qui réalise sa puissance. La jouissance de soi résulte d’une puissance mue par les causes efficientes du corps et les attracteurs issus de la possibilité à venir : cette association qui émerge dans la différentielle sujet / surjet prouve que dans l’occasion d’expérience se réalise la liberté. Mais ce procès du sujet pourrait apparaître comme celui d’un ego qui n’a besoin que de soi-même pour exister. Whitehead écarte toute possibilité d’interprétation du sujet comme moi ou comme ego : en effet dans une occasion d’expérience la liberté du moi individuel implique non seulement une autocréation mais une connexité avec toutes les autres occasions d’expérience. De plus, à la différence des philosophies idéalistes qui partent du sujet pour retrouver l’objet, la cosmologie implique le monde comme ensemble incluant toutes les entités. On ne peut donc isoler le sujet de l’objet puisqu’il est en quelque sorte un objet pour d’autres sujets : « La situation primaire révélée dans l’expérience cognitive est « l’ego-objet parmi des objets ». J’entends par là que le fait primaire est un monde impartial transcendant le « ici et maintenant » marquant l’ego-objet, et transcendant le « maintenant » qui est le monde spatial de la réalisation simultanée. C’est un monde incluant aussi la réalité du passé, et la potentialité limitée du futur, avec le monde

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complet de la potentialité abstraite, le domaine des objets éternels qui transcende le cours véritable, lui servant d’exemple et de comparaison. L’ego-objet, en tant que conscience ici et maintenant, est conscient de son essence empirique constituée par sa relation interne avec le monde des réalités et celui des idées. Mais l’ego-objet, étant ainsi constituée, se situe dans le monde des réalités, et se manifeste en tant qu’organisme nécessitant l’intégration d’idées dans le but de ce statut parmi les réalités. »73 La liberté ne serait pas possible sans le procès cosmologique : la liberté ne concerne pas seulement l’ego mais toute entité car toutes ne sont que dans la mesure où elles agissent et, comme les monades leibniziennes, elles trouvent en elles-mêmes la loi de leur action. Il est impossible à une cosmologie matérialiste de concevoir une telle extension de la liberté : il ne peut y avoir que deux catégories d’entités, d’un côté les fragments inertes de matière qui reçoivent et transmettent le mouvement, et de l’autre les esprits pourvus d’activité et de spontanéité. Seul l’esprit peut être libre car il ne peut y avoir liberté sans conscience d’être libre. La cosmologie matérialiste rend impossible toute possibilité de valeur : la nature et la vie partagent l’indifférence propre à la matière. L’idéalisme n’est qu’une réaction visant à sauver une partie du monde de l’indifférence et de l’inertie propre à la matière ; il vise à isoler l’esprit de la matière et à lui restituer l’activité et l’autonomie dans un monde dominé par l’aveuglement des causes efficientes. Whitehead n’accorde pas à la conscience et à l’esprit l’importance qu’ils ont chez Descartes et Kant. La puissance du monde s’actualise dans des organismes qui sont de véritables individus. Mais la liberté de l’individu n’est pas celle d’un ego puisque les individus appartiennent à des ensembles qui renvoient à l’ensemble de tous ensembles, l’univers. Comment peut-on concevoir la liberté de l’individu s’il appartient à des sociétés ? En séparant l’individualité du lien au moi, il semblait que Whitehead l’ait plongé dans des ensembles qui risquent d’aliéner son potentiel de puissance et de liberté. D’où le problème de savoir comment l’individu peut-il être à la fois une partie dans une société et une totalité, à savoir une société ? Le problème de l’individuation soulève autant de difficultés pour la philosophie organique de Whitehead que pour le matérialisme 74 . Dans Procès et réalité, Whitehead accorde une grande importance à la théorie du continuum extensif dont le but est de remédier à la théorie de la méthode d’abstraction extensive. Ce qui motive l’importance de ces deux théories vient de ce qu’il importe de comprendre comment des unités et des

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individus peuvent émerger d’un flux continu ordonné dans le sens antécédent-conséquent, passé-avenir. Il renvoie souvent à la mécanique quantique qui a rencontré ce problème au niveau de la matière. En associant matière et lumière, on a rapproché deux aspects de la matière qu’on retrouve dans la lumière : elle est tantôt onde, tantôt corpuscule. Philosophiquement cette théorie peut signifier d’abord qu’on ne trouve pas dans la nature des entités parfaitement individualisées ; et ensuite que l’individualité d’une particule ne peut se reconnaître à partir de facteurs physiques, telles que la position et la quantité de mouvement. Il ne suffit pas de dire que l’individualité d’une particule peut s’interpréter comme un quantum d’action puisque la particule (le photon par exemple) peut être senti (à travers les instruments de mesure) comme une onde ou un corpuscule. Whitehead en conclut que la durée de la matière inclut des vibrations et des rythmes. Mais la difficulté vient de ce que les particules forment des sociétés. La constitution des sociétés dépend de la définition de la relation de connexion extensive par laquelle les entités se groupent et évoluent en fonction du procès. La théorie de l’abstraction extensive rend compte du détachement de certaines entités individuelles qui émergent de la potentialité des sociétés à partir d’un contraste : « Les molécules sont des sociétés structurées, et il en va de même, selon toute probabilité, des électrons et protons en tant que distincts. Les cristaux sont des sociétés structurées. Mais les gaz n’en sont pas, en quelque sorte que l’on prenne le terme, bien que leurs molécules individuelles soient des sociétés structurées. » 75 Ces exemples de sociétés montrent la parenté profonde entre société et organisme : il s’agit dans les deux cas de comprendre le regroupement des occasions à partir de l’immanence mutuelle. Comment les entités peuventelles se regrouper sans perdre leur identité ? Whitehead donne au mot « société » un sens très large qui inclut le rapport antécédent / conséquent : pour qu’il y ait société comme pour qu’il y ait organisme, il faut une durée ce qui oblige à unir société et histoire : « Une société, en tant qu’existence complète, et en tant qu’elle garde le même statut métaphysique, jouit donc d’une histoire qui exprime ses réactions changeantes aux circonstances changeantes. Mais une occasion actuelle n’a pas cette histoire. Elle ne change jamais. Elle ne fait que devenir et périr. »76 Dans un sens très général les sociétés sont des objets persistants comprenant des objets durables.

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Dans la mesure où l’homme a l’expérience de la durée, il peut être considéré comme une société ; l’âme comme le corps sont encore des sociétés : « Le souci de l’avenir de l’existence personnelle, le regret ou la fierté de son passé, sont au même titre des sentiments qui dépassent les limites de la simple actualité du présent. » 77 Whitehead voit dans la philosophie platonicienne l’origine de l’identification de l’âme à une personne et à une société. L’idée de société personnelle vient du sentir de nos propres expériences. Avec l’homme on a affaire à des sociétés subordonnées : ainsi la société corporelle comprend des sociétés de cellules, de sang, d’os rassemblées sous une société dominante. Il semble que l’ordre qui régit les sociétés dépasse l’ordre temporel et spatial car la multiplicité des sociétés implique aussi une hiérarchie : des sociétés animales aux sociétés végétales et humaine, l’ordre émerge d’attracteurs qui permettent d’établir une plus ou moins grande unité de ces multiplicités et, en raison de leur plus grande unité, les sociétés personnelles dominent les autres types de sociétés dites non-personnelles. Chez les êtres vivants et les hommes, sociétés personnelles et non-personnelles s’agencent de manière à préserver l’unité, ce qui permet à Whitehead de dire qu’un chien peut être considéré d’un certain point de vue comme une personne : « Un chien est donc, en un certain sens, une « personne », et en un autre sens il est une société nonpersonnelle. Mais les formes inférieures de la vie animale, et toute la végétation, semblent ne pas inclure de société personnelle dominante. Un arbre est une démocratie. Il ne faut donc pas identifier corps vivants et corps vivants soumis à une dominance personnelle. Il n’y a pas de connexion nécessaire entre « vie » et « personnalité ». Une société « personnelle » n’est pas nécessairement « vivante », au sens général du terme ; et une société vivante n’est pas nécessairement personnelle. »78 Si les sociétés végétales sont comparables à des démocraties, les sociétés animales ressemblent à des sociétés féodales avec un seigneur unique79 : les sociétés les plus simples impliquent surtout une coordination et elle ne peuvent durer et innover que par l’introduction d’une subordination. Le lien des sociétés à la durée pose le problème de leur identité : elles évoluent et se réalisent à partir d’un ordre fondé sur la contemporanéité et la succession des occasions. La théorie des sociétés et des organismes joue chez Whitehead un rôle semblable à celui des monades pour Leibniz et pose donc des problèmes semblables : comment l’individu peut-il agir s’il est inclus dans des ensembles de plus en plus vastes comme la nature et l’univers ? L’adaptation, essentielle à la vie, ne risque-t-elle pas d’être

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confondue avec une activité sous-jacente et impersonnelle de fusion et de dissolution ?

11.9. L’émergence de l’individu L’idée d’adaptation, si importance pour définir l’art de vivre en fonction de la raison, suppose que l’action de la vie implique la lutte pour survivre mais non pour éliminer80. Pour réussir, l’adaptation implique une coopération : « Des organismes qui réussissent modifient leur environnement. Sont couronnés de succès les organismes qui modifient leur environnement de manière à s’assister mutuellement. Cette loi est illustrée par la nature à grande échelle. »81 Dans la nature comme dans la matière, les sociétés viennent d’une impulsion des entités à se regrouper pour agir plus efficacement sur le milieu. On retrouve cette impulsion non seulement dans le monde de la vie mais au cœur même de la matière : « Il existe aussi des associations d’espèces différentes qui coopèrent. Cette différenciation des espèces est visible dans les entités physiques les plus simples, telles que l’association entre les électrons et les noyaux positifs, et dans l’ensemble du domaine de la nature animée. Les arbres d’une forêt brésilienne dépendent de l’association des diverses espèces d’organismes, chacun étant mutuellement lié aux autres espèces. Un arbre isolé dépend de tous les hasards contraires de circonstances changeantes. Le vent entrave sa croissance, les variations de température limitent son feuillage, la pluie dépouille son sol, ses feuilles sont emportées et ne peuvent contribuer à fertiliser le sol. Vous pouvez obtenir des spécimens individuels d’arbres dans des circonstances exceptionnelles, ou en des endroits où la culture humaine est intervenue. Mais dans la nature, les arbres s’épanouissent par leur association en forêt. Chaque arbre peut perdre quelque chose de sa perfection de croissance individuelle, mais ils s’assistent mutuellement en protégeant les conditions de survie. Le sol est préservé et ombragé, et les microbes nécessaires peuvent se développer sans entraves. Une forêt est le triomphe de l’organisation d’espèces mutuellement dépendantes. » 82 Whitehead recourt à la vie naturelle non pour en faire un modèle de la vie humaine mais pour montrer comment l’adaptation s’accorde à la durée du procès dans un monde qui éliminent ceux qui échouent. La réussite de certaines espèces ne peut s’expliquer par le recours à la violence ou aux armures défensives 83. Au début le fait d’être protégé par une coquille rendait l’individu plus puissant mais des animaux plus petits et plus

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vulnérables ont réussi à éliminer des monstres de la surface de la terre. Si la force vient seulement de l’individu isolé, elle est affaiblie et sera tôt ou tard éliminée : « Il y a quelque chose dans l’emploi de la force qui va à l’encontre de son propre objet. Son défaut principal est qu’elle entrave la coopération. Chaque organisme nécessite un environnement d’amis, en partie pour le protéger de changements violents, et en partie pour lui fournir ce qui lui fait défaut.»84 L’appartenance de l’individu à une société ne signifie pas une entrave à sa liberté comme pouvoir autocréateur ; au contraire l’individu ne peut réussir à s’adapter à son environnement que par une coopération rendue possible par la connexité ou relations internes entre les entités actuelles. Dans le procès d’autoformation des entités actuelles à l’intérieur des sociétés, l’activité mentale joue un rôle essentiel en raison du caractère organique de la nature. Puisque les sociétés évoluent, elles sont prises dans le rapport temporel antécédent / conséquent et puisque l’âme est une société, elle se crée à partir de conditions naturelles, entre une phase de réception et une phase finale qui est l’anticipation. Whitehead rejette le schéma réception / réaction qui ne rend pas compte de l’innovation introduite par l’esprit et par la vie : il invoque une phase de supplémentation succédant à la phase réactionnelle. Le corps réagit à partir de son efficience causale. En même temps se forme une présentation immédiate grâce à laquelle s’effectue le passage de l’obscur au clair et au distinct. Il y a passage de la puissance corporelle au lieu présenté grâce à une sélection acquise par les organes sensoriels appropriés : cette sélection permet d’adapter le corps à l’action future du monde extérieur. Ainsi l’héritage corporel se conjugue à la présentation immédiate des choses. La difficulté à concevoir l’individuation vient de ce que l’individu appartient à des sociétés multiples qui évoluent et qui peuvent porter atteinte à l’identité individuelle. Comment l’individu peut-il préserver son identité dans un monde fait de sociétés en procès ? Spinoza et Leibniz se sont trouvés confrontés à une situation identique : dans un monde autonome, les modes et les monades peuvent-elles encore agir par ellesmêmes ? Whitehead substitue l’organisme à la machine : sociétés et organismes se caractérisent par l’autocréation à l’intérieur du procès. Toute entité est cause de soi parce que l’univers ne peut innover que si l’ordre s’accorde parfaitement avec le pouvoir créateur de la vie. Ce qui manquait aux modes spinozistes, c’était la possibilité d’être eux aussi causa sui et l’action des monades leibniziennes dépendait de la loi inhérente introduite par Dieu lors de la création.

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Ce qui assure l’identité individuelle dans le procès, c’est que dans chaque occasion le sujet / surjet crée sa vie : ainsi autocréation et liberté permettent à tout individu, à tout sujet, à toute occasion d’expérience de se reconnaître dans le procès cosmologique. La liberté de l’univers fait partie de l’être ensemble de toutes les entités qui loin d’être assujettie à la terrible loi du destin révèle que la nécessité du procès se confond avec la liberté de l’ensemble et de tous ces sous-ensembles : « La liberté dernière des choses, par-delà tous les déterminismes, c’est Galilée qui l’a chuchotée — E pur si muove — liberté pour les inquisiteurs de penser de travers, pour Galilée de penser droit, et pour le monde de se mouvoir indépendamment de Galilée et de ses inquisiteurs. »85 Whitehead s’est libéré du préjugé selon lequel il n’y aurait d’action réelle que là où il y a esprit et conscience. La cosmologie du procès inclut l’identité sous forme de continuité et à la liberté individuelle comme puissance de création. Sans individualité, le procès perdrait toute signification : « Procès et individualité se requièrent mutuellement. Séparés, toute leur signification s’évapore. La forme du procès (ou, en d’autres termes, l’appétition) tient son caractère des individus impliqués, et les caractères des individus ne peuvent être compris qu’en fonction du procès dans lequel ils sont impliqués. » 86 L’identité individuelle n’a de sens que s’il y a unité d’une multiplicité 87 faite de l’ensemble des événements advenus à une occasion d’expérience. Dans la perspective whiteheadienne l’unité individuelle s’accomplit dans une histoire : la mémoire agissante dans le présent et le futur assure l’identité de l’action et l’adaptation libre. La cosmologie et la philosophie organique ne dissolvent pas l’individu dans un procès cosmique qui finirait par le dissoudre (boudhisme zen) mais elle maintient à la fois son pouvoir d’innover sans perdre l’idée d’une création au niveau cosmique.

11.10. Expression et procès : harmonie et incompatibilité L’individu a de l’importance parce qu’en lui se dessine et se décide ce qui adviendra. On ne peut le réduire à un atome en interaction avec d’autres atomes dans des systèmes physiques. Bien que l’individu soit une société incluse dans de multiples sociétés, son adaptation au monde s’accorde avec le possibilité de le transformer et de le créer. Mais le problème de l’individu n’est pas simplement de maintenir son identité dans un univers

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oscillant entre potentialité et atomicité : il est d’abord une occasion finie agissant au-delà de soi dans l’infinité de son environnement. Cette action prend l’aspect d’une diffusion par laquelle ce qui est subjectif s’exprime dans le monde. L’expression concerne avant tout l’expérience que nous avons de notre corps : « L’expression est la diffusion dans l’environnement de quelque chose nourri initialement dans l’expérience du sujet qui s’exprime. Cela n’implique pas nécessairement une détermination consciente, mais seulement l’impulsion de diffuser. Cette envie (urge) est une des caractéristiques les plus simples de la nature animal. Elle est l’évidence la plus fondamentale de notre présupposition du monde extérieur. »88 En agissant le corps diffuse et exprime la persistance des sociétés en devenir. Dans le monde humain le corps ne peut se réduire au simple organisme végétal ou animal. Nature animale et végétale évoluent de manière paresseuse : sans doute y-a-t-il place pour l’apprentissage mais l’innovation est rare en raison du lien lâche entre individu et liberté. Le genre humain s’en distingue parce que l’activité d’expression et de jouissance fonctionne de manière inverse : « L’entretien conceptuel d’une possibilité non-réalisée devient un facteur majeur dans la mentalité humaine. De cette manière une extravagante nouveauté est introduite, parfois béatifiée, parfois damnée, et parfois littéralement brevetée ou protégée par copyright. La définition du genre humain est que dans ce genre d’animaux l’activité centrale a été développée sous l’aspect de sa relation à la nouveauté. »89 La nouveauté vient autant du sentir physique que conceptuel : au niveau physique l’expression corporelle ne se limite pas à la réceptivité des impressions puisqu’elle les évalue en fonction des formes subjectives. Mais au niveau conceptuel, le sentir permet aussi l’appétition, à savoir la « vision » de possibilités encore inexprimées. Ainsi la connexité du corps et de l’esprit permet d’élargir considérablement l’expérience conceptuelle du genre humain : « La caractérisation de ce sentir conceptuel est le sens de ce qui pourrait être et de ce qui aurait pu être. C’est l’entretien de l’alternative. Dans son développement le plus élevé, cette attitude devient l’entretien de l’Idéal. Il accentue le sens de l’importance, étudié au chapitre précédent. »90 Si le sentir tient une telle place dans la pensée whiteheadienne, c’est que non seulement il évalue et détermine l’importance des faits et des facteurs mais il contribue à l’expression de la nature individuelle dans la nature cosmique. Dans la mesure où l’art de vivre requiert l’adaptation et le sentir, il suppose la récognition conceptuelle des idéaux et leur ingression dans la vie.

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L’erreur de la pensée moderne est de ne pas avoir compris l’importance du sentir : tout ce qui vient du corps et des sens reste passif et doit être déterminé et interprété par la conscience : « En rejetant les expériences intimes et vagues, les penseurs ont favorisé un simple jeu de sensations distinctes, associé à une fable concernant la réalité sous-jacente. Je plaide en ce moment en faveur de l’idée que toute notre expérience se constitue à partir de nos relations avec les restes des réalités, et par la formation de nouvelles relations constitutives des réalités à venir. Le présent reçoit le passé et construit le futur. »91 Mais si dans ses différentes formes la vie exprime plus l’univers que le sujet, il reste à comprendre comment se décide l’importance des choses. Tout d’abord l’importance reconnue aux entités actuelles dépend d’une décision qui distingue dans le donné ce qui n’est pas donné, à savoir un audelà des simples données. Pour distinguer l’être donné de ce qui n’est pas donné, il faut un acte de décision. Dans le sentir se manifestent aussi des décisions : « Il existe deux espèces de préhension, les « positives » et les « négatives ». Une entité actuelle est reliée de manière parfaitement définie à chaque élément au sein de l’univers. Ce lien déterminé, c’est sa préhension de cet élément. Une préhension est dite négative quand cet élément est exclu par définition de toute contribution positive. Selon cette thèse, une préhension négative exprime bien un lien. Une préhension est dite positive lorsque l’élément en question contribue de façon positive à la constitution interne de la réalité propre au sujet. Cette inclusion positive, c’est le « sentir » qu’a le sujet de cet élément. »92 Dans les préhensions positives le sentir objective l’entité pour le sujet. Bien que les préhensions laissent advenir certaines entités plutôt que d’autres, les entités non préhendées demeurent des possibles non réalisés gardant un rapport avec ceux qui ont été donnés. Ensuite, si l'évaluation implique des degrés d'importance différents, elle ne serait pas possible sans la reconnaissance de l’être-ensemble des choses. La science construit des modèles pour comprendre les différentes modalités de l’être-ensemble des entités. Si cet aspect de l’être est si important, c’est parce qu’il s’enracine dans un être-ensemble primordial, celui de l’esprit et du corps qui préfigure l’être ensemble du possible et du réel, du potentiel et de l’actuel. Mais cet aspect de l’être ne peut être généralisé car chaque expérience révèle une modalité particulière de l’être-ensemble : « Chaque signification du mot « ensemble » doit être découverte à différents stades de l’analyse des occasions d’expérience. Les choses ne sont ensemble que

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dans l’expérience ; et les choses ne sont, en n’importe quel sens du verbe « être », que comme composants de l’expérience, ou comme immédiateté de procès, occasions en autocréation. » 93 L’idée d’une coexistence des occasions d’expérience pose la question de savoir si elles continuent à coexister dans des sociétés : le procès ne porte-t-il pas atteinte à leur interconnexion en les fusionnant ? Certaines cosmologies ont préféré préserver la coexistence comme forme atténuée de l’unité et de l’identité mais en même temps elles dissociaient dans le monde l’apparence changeante et la réalité sous-jacente non touchée par le changement. Toute la pensée spéculative de Whitehead consiste à comprendre l’entrelacement du changement et de la permanence : « Cet entrelacement est un fait premier de l’expérience. Il est à la base de nos concepts d’identité personnelle, d’identité sociale et de tous les fonctionnements sociologiques. »94 Puisque c’est l’expérience qui nous fait découvrir l’être-ensemble des entités actuelles, ce mode d’être mérite analyse car il implique un rapport particulier des éléments à un ensemble. La conjonction « et » ne suffit pas à dissoudre ces ambiguïtés car chaque fois qu’elle est utilisée elle signifie une liaison particulière : « Lorsqu’on lit la littérature philosophique, chacun des mots exprimant une conjonction doit être profondément médité. S’il est utilisé deux fois dans la même phrase ou dans des phrases voisines, peut-on être certain que ces deux utilisations incarnent la même signification, suffisamment du moins aux fins du raisonnement ? » 95 Les réserves vis-à-vis du mot « et » s’appliquent aussi au terme « classe »; c’est sans doute pour cette raison que Whitehead préfère le terme « société ». Mais l’idée d’être-ensemble ne pose pas seulement le rapport de la permanence et du changement dans une société : il s’agit de savoir s’il y a harmonie ou incompatibilité dans l’être-ensemble des entités actuelles assemblées. L’harmonie naît de l’être-ensemble quand l’appétition est satisfaite. Il y a des degrés dans la satisfaction allant de l’insignifiance, au flou, à l’étroitesse jusqu’à l’ampleur. Des entités peuvent être données ensemble sans qu’il y ait contraste ou intensité qui éveille l’activité de la conscience : c’est alors qu’apparaît l’incompatibilité96 qu’il distingue de l’inconsistance. On parle de l’inconsistance de deux propositions quand elles ne peuvent coexister. L'incompatibilité apparaît comme un mode d’être-ensemble pour des entités dans une société finie ; la finitude des entités provient d’un déploiement incomplet mais non d’une contradiction qui ne permet pas de comprendre l’invention.

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Whitehead recourt à la logique pour donner un sens à la notion d’incompatibilité. Il renvoie aux travaux de Sheffer qui avait construit une interprétation des foncteurs principaux de la logique propositionnelle à partir du foncteur inconsistant97. L’inconsistance dérive de la finitude des entités rassemblées mais elle ne signifie pas leur contingence. En liant finitude et inconsistance, Whitehead réinterprète la finitude des modes de Spinoza : « En premier lieu, en fondant la logique sur le concept d’inconsistance, la notion du fini est précisément introduite. Car, ainsi que l’a fait remarquer Spinoza, le fini est ce qui exclut d’autres choses qui lui sont comparables. L’inconsistance fonde donc la Logique sur le concept spinoziste de finitude. » 98 Le rapport entre harmonie et incompatibilité devient un rapport entre le monde pris dans son ensemble (monisme) et le monde pris dans ses parties (pluralisme). La finitude de l’être-ensemble n’exclut pas l’infinitude du procès car si on s’en tient à la signification logique de l’incompatibilité dire que deux propositions p et q sont incompatibles au sens de Sheffer, c’est supposer que dans certains modes de coexistence ces deux propositions ne peuvent coexister ensemble : ou bien les faits correspondants à ces propositions ne peuvent se réaliser ensemble, ou bien la réalisation de l’un exclut l’autre mais dans chaque cas ils ne peuvent se réaliser ensemble. La finitude de l’être-ensemble n’implique pas la négation de l’infini du procès99 : « Or, le procès est le moyen par lequel l’univers échappe aux exclusions de l’inconsistance. De telles exclusions appartiennent à la finitude d’une situation. Grâce au procès, l’univers échappe aux limitations du fini. Le procès est l’immanence de l’infini dans le fini, par lui tous les limites éclatent, toutes les inconsistances se dissolvent. Aucune finitude spécifique n’est la maille ultime d’un filet couvrant l’univers. Dans le procès les possibilités finies de l’univers voyagent dans l’infinitude de leur réalisation. Il n’y a donc dans la nature des choses aucune exclusion ultime exprimable en termes logiques. »100 C’est ce rapport du fini et de l’infini qui explique la théorie surprenante du caractère épochal des lois fondamentales de la sciences mais aussi des sociétés électromagnétiques actuelles. Le rapport de l’harmonie et de l’incompatibilité, qui renvoie au rapport du fini à l’infini, se retrouve dans l’expérience esthétique des choses. Whitehead voit dans la satisfaction esthétique l’effet d’une harmonie entre le tout et les parties. Cette expérience de l’harmonie permet de comprendre à la fois comment la liberté d’une entité s’accorde avec celles des autres ;

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dans le sentir de l’harmonie de choses qui sont ensemble on fait l’expérience d’une extension et d’une limitation. L’apparence peut être comprise comme simplification impliquant à la fois une accentuation qui met à l’avant-plan des entités individuelles et à l’arrière-plan des entités individuelles durables. La fonction de l’art serait de faire surgir l’individualité à partir des détails élémentaires de la composition. Pour échapper à l’insignifiance et à la fadeur d’une simple révélation des qualités (ce que fait très bien la perception ordinaire), l’art doit individualiser : « C’est exactement ce que nous trouvons dans le grand art. Les moindres détails de sa composition vivent, au suprême degré, de leur plein droit. Ils ont leur propre prétention à l’individualité, et pourtant contribuent à l’ensemble. Chacun de ces détails trouve accès à la grandeur à partir du tout, et n’en manifeste pas moins une individualité qui s’impose à l’attention de plein droit. A titre d’exemple, la sculpture et les nervures d’une cathédrale gothique (Chartres par exemple) sont au service de l’harmonie. Elles conduisent l’œil vers le haut, vers la voûte qui les domine, et vers l’avant, horizontalement, vers le symbolisme suprême de l’autel. Elles réclament l’attention par la beauté du détail. Et, d’autre part, elles la repoussent, en conduisant l’œil à saisir la signification de l’ensemble. Toutefois, la sculpture et les nervures ne pourraient jouer ce rôle sans leur suprême individualité, suscitant de leur plein droit une richesse de sentiment. Chaque détail réclame une existence personnelle pour lui-même, et ensuite le cède pour le bien de l’ensemble »101 Dans l’expérience du sentir esthétique se retrouve le rapport métaphysique du fini et de l’infini, de l’harmonie et de l’inconsistance, de l’interaction et de la transition des entités102. Ainsi si l’individu peut trouver sa place dans les multiples sociétés que forme l’univers, c’est parce qu’il sent dans l’expérience esthétique la possibilité d’une harmonie de l’ensemble et des éléments. La fonction de la raison dans l’art de vivre est de retrouver l’être ensemble qui inclut une immanence de l’infini dans le fini et réciproquement.

Chapitre 11 — Ethique et esthétique

379

Notes 1

AI, p. 325.

2

AI, p. 325-6.

3

MP, p. 168.

4

« Toute la doctrine de la vie de la nature a souffert de cette infection positiviste, qui veut nous faire croire qu’en dehors de la routine décrite par les formules physicochimiques, il n’y a rien d’autre dans le procès de la nature. » MP, id.

5

MP, p. 28.

6

MP, p. 34-5.

7

PR, p. 421 [267].

8

« La philosophie a été obnubilée par l’idée malheureuse que sa méthode propre consiste à poser dogmatiquement des prémisses qui soient tout à fait claires, distinctes et certaines, puis, à partir de ces prémisses, à ériger un système déductif de pensée. Mais l’expression précise des généralités dernières est le but de la discussion, pas son origine. L’exemple des mathématiques a fourvoyé la philosophie ; et même en mathématiques, l’énonciation des principes logiques ultimes est entourée de difficultés, jusqu’à présent insurmontables. » PR, p. 53 [8] Quand la philosophie devient systématique, elle finit par sombrer dans l’inadéquation et parfois l’incohérence. 9

« L’incapacité à inclure des éléments évidents de l’expérience dans le cadre d’un système va de pair avec la dénégation impudente des faits. » PR, p. 50 [6].

10

Le terme approximation qui intervient dans la méthode d’abstraction extensive a d’abord une signification mathématique. 11

FR, p. 160.

12

PR, p. 60 [13].

13

La causalité efficiente va du même au même, d’un organisme à un autre organisme. Le rapport symbolique s’applique au rapport du physique au mental, du corps à la présentation immédiate. 14

MP, p. 110.

15

SMM, p. 109.

16

SMM, p. 230.

380

La philosophie spéculative de Whitehead

17

SMM, p. 231.

18

SMM, id.

19

Ainsi le matérialisme ôte toute valeur à la matière réduit à un substrat indifférencié au service de la volonté : « En outre, l'hypothèse de l'absence de valeur intrinsèque de la matière déboucha sur une perte de respect dans le traitement de la beauté naturelle ou artistique. Au moment même où l'urbanisation du monde occidental entrait dans une phase de développement rapide, et où une considération délicate et minutieuse des qualités esthétiques du nouvel environnement matériel était le plus indispensable, la doctrine relative au peu d'importance de ces notions culminait. Dans les pays industriels les plus avancés, l'art était traité comme une frivolité. » SMM, p. 226. 20

SMM, id.

21

PR, p.122 [56].

22

PR, p. 124 [57].

23

« La simple notion d’une substance qui dure et qui supporte des qualités persistantes, essentiellement ou accidentellement, exprime une abstraction utile à de nombreux buts de la vie. Mais à chaque fois que nous essayons de l’utiliser comme énoncé fondamental sur la nature des choses, elle se révèle indiscutablement erronée. » PR, p. 155 [79]. 24

SMM, p. 135.

25

SMM, p. 128.

26

SMM, id.

27

SMM, p. 134.

28

Même la vérité n’échappe pas au devenir. C’est sans doute pour cette raison que Whitehead peut dire qu’une proposition a de l’importance et que la question de sa vérité n’est pas primordiale. D’un point de vue parménidien, celui de Frege, par exemple, la vérité n’a de sens qu’à partir de l’identité. Ce qui caractérise le vrai, c’est qu’il demeure vrai. L’intemporalité du vrai est la thèse qui fonde la suprématie de la logique pour comprendre la vérité : on ne peut évaluer une proposition que si on néglige les circonstances et le temps de son assertion. 29 30

SMM, p. 128.

« Cette propriété [l’endurance] est le rétablissement, au nom de la valeur, parmi la nature transitoire de la réalité, de l’autoidentité dont jouissent également les objets éternels primaires. La réitération d’une forme particulière (ou formation) de valeur dans un événement se produit quand l’événement dans son ensemble répète quelque forme également manifestée par chaque élément d’une succession de ses parties. Aussi de

Chapitre 11 — Ethique et esthétique

381

quelque manière que vous analysiez l’événement en fonction du flux de ses parties à travers le temps, vous trouvez-vous devant la même chose pour soi. Ainsi l’événement, dans sa propre réalité intrinsèque, reflète-t-il en lui, comme des dérivés de ses propres parties, des aspects de la même valeur de schème qu’il réalise dans son moi complet. » SMM, p. 129. 31

Voir SMM, p. 89.

32

AI, p. 237.

33

AI, id.

34

« Il y a un quart de seconde, nous considérions telle et telle idée, nous éprouvions telle ou telle émotion, et nous faisions telle et telle observation d’un fait extérieur. Dans notre état d’esprit présent, nous continuons cet état antérieur. Mais le mot « continuons » n’énonce que la moitié de la vérité ; en un sens il est trop faible, et en un autre sens il est exagéré. Il est trop faible parce que non seulement nous continuons cet état antérieur, mais nous affirmons notre identité absolue avec lui. C’est notre moi identique lui-même, dans cet état d’esprit, qui, un quart de seconde plus tard, est naturellement à la base de notre expérience présente. Il exagère parce que nous ne continuons pas tout à fait notre état d’expérience précédent. De nouveaux éléments sont intervenus, tous fournis par notre fonctionnement corporel, et nous les intégrons au tissu fondamental de notre expérience, fourni par notre état d’esprit d’il y a un quart de seconde. De plus, comme nous l’avons déjà admis, nous affirmons nous identifier à notre corps. Notre expérience présente révèle donc sa propre nature comme ayant deux sources de dérivation : notre corps et le fonctionnement antécédent de notre expérience. Et nous prétendons nous identifier à chacune de ces expériences. » MP, p. 178-9. 35

AI, p. 239.

36

AI, p. 241.

37

AI, p. 242

38

AI, id.

39

Whitehead montre que dans la perception le rapport au corps varie en fonction des organes sensoriels agissants : « La particularité de la perception sensible est son caractère double : elle est partiellement sans rapport avec le corps et partiellement en référence à lui. Dans le cas de la vue, l’absence de rapport au corps est à son maximum. Nous regardons le paysage, un tableau ou une voiture arrivant sur la route, comme une présentation extérieure offerte à notre considération mentale ou à notre anxiété mentale. C’est là, exposé à la vue. Mais par la réflexion, nous mettons en lumière l’expérience sous-jacente que nous étions en train de voir par nos yeux. D’ordinaire ce n’est pas

382

La philosophie spéculative de Whitehead

explicitement conscient au moment de la perception. La référence corporelle est récessive, la présentation visible dominante. » MP, p. 172. 40

« A moins que les sciences physiques et physiologiques soient des fables, les expériences qualitatives que sont les sensations telles que la vue, l’ouïe, etc, sont noyées dans un flux de réactions intra- et extracorporelles. Ces réactions restent cachées sous la conscience, dans le sens vague de l’expérience personnelle d’un monde extérieur. Ce sentir est massif et vague — si vague que l’expression prétentieuse « expérience personnelle d’un monde extérieur » paraît absurde. Un exemple particulier expliquera ceci plus simplement. Ainsi, lorsque je dis « je vois une tache bleue là-bas », cette affirmation implique d’une part la privauté de l’ego, d’autre part l’extériorité de « làbas » ; le « moi » et le monde extérieur sont présupposés. Mais la conscience est concentrée sur « la qualité bleue de cette position ». Rien ne peut être plus simple ou plus abstrait. Et pourtant, à moins que le physicien et le physiologiste ne disant des choses qui n’ont pas de sens, il y a toute une terrible histoire d’activité complexe que l’abstraction omet. » MP, p. 141.

41

MP, p. 134.

42

id.

43

« Tant que la nature fut conçue, selon Newton et Démocrite, fonction de l’existence passive, instantanée de fragments de matière, une difficulté se présentait, car il y a une distinction essentielle entre la matière à un instant et les mouvements de l’expérience. Mais cette conception de la matière est à présent dépassée. Des notions analogue de l’activité et des formes de transition s’appliquent à l’expérience humaine et au corps humain, si bien que les activités corporelles et les formes d’expérience peuvent être interprétées en fonction l’une de l’autre. De plus le corps fait partie de la nature, et ainsi nous interprétons finalement le monde en fonction des types d’activité qui se révèlent dans notre expérience intime. » MP, p. 135.

44

FR, tr fr. Evelyn Griffin, p. 102.

45

SMM, p. 237.

46

AI, p. 81-2.

47

« Il y a quelque chose dans la force qui va à l’encontre de son objet. Son défaut principal est qu’elle entrave la coopération. Chaque organisme nécessité un environnement d’amis, en partie pour le protéger des changements violents et en partie pour lui fournir ce qui lui fait défaut. L’Evangile de la force est incompatible avec une vie sociale. Par force, j’entends l’antagonisme dans son sens le plus général. » SMM, p. 238. 48

AI, p. 362-3.

Chapitre 11 — Ethique et esthétique

49

FR, p. 104-5.

50

FR, p. 105.

51

SMM, p. 133.

52

SMM, p. 133.

383

53

« En vérité, cette formulation du problème en termes d’esprit et de matière est malheureuse. Elle omet les formes inférieures de vie, telle que la vie végétale et les espèces animales inférieures. Ces formes frôlent, à leur niveau supérieur, l’activité mentale humaine et, à leur niveau le plus inférieur, la nature inorganique. » MP, p. 168. 54

MP, p. 168.

55

MP, p. 169-70.

56

MP, p. 170.

57

MP, p. 185.

58

MP, p. 171.

59

FR, p. 111.

60

FR, p. 115.

61

« L’une des tâches d’une saine métaphysique consiste à présenter des causes finales et efficientes dans leur véritable relation mutuelle. » PR, p. 161-2 [84]. 62

Pour décrire un système dynamique, on fait appel à ce qu’on appelle l’espace des phases. Les trajectoires sont décrites par un certain nombre de dimensions. La trajectoire d’un pendule simple, sans frottement, sera représentée par un cercle dans l’espace des phases. L’attracteur (cercle) est analogue au rôle de l’objet éternel qui explique et permet de décrire ce qui est senti. 63

PR, p. 87 [32].

64

PR, p. 166 [87].

65

PR, p. 88 [32].

66

FR, p. 169.

67

PR, p. 89 [33].

68 69

PR, p. 162 [84].

Même en admettant Dieu, on ne peut lui attribuer de fonction dans la création de soi par soi qui en principe lui échappe : « Bien plus, dans le cas de ces actualisations dont l’expérience immédiate s’ouvre le plus complètement à nous, êtres humains, c’est la

384

La philosophie spéculative de Whitehead

décision finale du sujet-superject immédiat, par quoi se constitue l’ultime modification du but subjectif, qui fonde notre expérience de la responsabilité, de l’approbation ou de la désapprobation, de la satisfaction ou du remords, de la liberté, de l’accentuation. » PR, p. 109 [47]. 70

SMM, p. 230.

71

PR, p. 163 [85].

72

PR, id.

73

SMM, p. 179.

74

Dans l’idéalisme le problème de l’individuation se résout par la possibilité de la liberté. L’action libre individualise le moi et l’esprit. 75

PR, p. 183 [99].

76

AI, p. 267.

77

AI, p. 369.

78

AI, p. 269.

79

MP, p. 48.

80

« La lutte pour la survie s’est vue traduite en un chant de haine. » SMM, p. 237.

81

SMM, id.

82

SMM, p. 237-8.

83

Cette conception des limites d’une force fondée sur la violence ne peut manquer de faire penser à la dialectique du maître et de l’esclave dans la phénoménologie hégélienne. 84

SMM, p. 238.

85

PR, 109 [47].

86

MP, p. 118.

87

« En un certain sens il y a une unité dans la vie de chaque homme, de sa naissance à sa mort. Les deux philosophes modernes qui ont rejeté de la manière la plus conséquente la notion d’âme substance identique à elle-même sont Hume et William james. Mais il leur reste comme à la philosophie de l’organisme, à rendre compte de façon adéquate de cette unité personnelle incontestable qui se maintient à travers la masse confuse des circonstances. » AI, p. 244. 88

MP, p. 44.

89

MP, p. 48.

Chapitre 11 — Ethique et esthétique

90

MP, p. 49.

91

MP, p. 53.

385

PR, p. 100 [41].

92 93

AI, p. 305-6.

94

MP, p. 74.

95

MP, 74-5.

96

PR, p. 200 [111].

97

Les quatre foncteurs de la logique vérifonctionnelle peuvent ainsi être réduits à l’inconsistance : ¬ p devient p p ; p q se traduit par ( p q ) ( p q) ; p q se traduira par ( p q ) ( q p ) et p q sera traduit par ( p q ) p . 98

MP, 73.

99

Cette conception de la finitude comme compatibilité, inhérente à une modalité de l’être-ensemble ne peut manquer d’évoquer la théorie leibnizienne des mondes possibles. Que Sextus Tarquin n’ait pas violé Lucrèce, que Adam n’ait pas été pêcheur ou que César n’ait pas franchi le Rubicon n’implique pas une négation concernant ces individus. Cela était possible dans un autre monde, une autre modalité de l’êtreensemble qui eût été moins parfaite aux yeux de Leibniz en raison du fait théologique que le monde actuel est le monde optimal. : en choisissant ce monde Dieu a exclu la possibilité pour Sextus, Adam ou César de se réaliser dans ce monde. Il s’agit de comprendre la perfection comme une harmonie de l’ensemble, des sous-ensembles jusqu’aux entités individuelles qui les composent. 100

MP, p. 75.

101

AI, p. 358.

102

Whitehead parle souvent de la poésie mais moins de la musique. Pourtant c’est sans doute l’art le plus proche du procès cosmologique : une fugue par exemple ou même une simple sonate montre le double aspect de l’être-ensemble comme interaction et transaction dans l’harmonie et le contrepoint. On ne sait plus si la musique se passe dans le moi ou dans la salle. Le rythme et les vibrations nous font oublier les limites séparant le moi des sociétés qui l’enveloppent. Appétition et jouissance se confondent et l’individu s’accomplit dans la perte de l’individualité (Schopenhauer).

Chapitre 12 Cosmologie et théologie Sentir et penser Dieu La pensée de Whitehead serait incomplète sans la compréhension du rôle de Dieu dans le procès du monde. Dans les ouvrages consacrés à la philosophie naturelle il n'en est pas question mais dans La science et le monde moderne, Procès et Réalité, Dieu intervient comme entité nécessaire au procès : « Sans Dieu, il n’y aurait ni ordre ni nouveauté dans le monde. Le cours de la création en resterait à un niveau d’inertie dénuée d’efficacité ; tous les équilibres et toutes les intensités seraient progressivement exclus par les courants contraires de l’incompatibilité »1. Mais il ne saurait être question de concevoir Dieu comme fondement d'une métaphysique, substance première par opposition à des substances dérivées : il s’agit plutôt de décrire la fonction de Dieu à partir d’une cosmologie dans laquelle les objets éternels s’insèrent dans les occasions d’expérience. Il ne s’agit pas non plus de poser le problème classique de la preuve de l’existence de Dieu : « On ne trouvera rien ici qui soit de la nature d’une preuve, mais seulement la confrontation du système théorique avec une certaine manière de rendre compte des faits. Mais le compte rendu non systématique des faits est lui-même hautement contestable et le système est, nous l’avouons inadéquat. Les déductions qu’en en tire dans cette sphère particulière de pensée ne peuvent être considérées que comme des suggestions sur la façon dont le problème se transforme à la lumière de ce système. »2 La pensée de Dieu échappe autant à la déduction (argument ontologique) qu’à l’induction (preuve a contingentia mundi) : elle émerge, comme toute pensée, d’une description métaphysique des faits et de l’expérience. Le problème posé par Dieu à la pensée spéculative n’est pas tant celui de son existence que sa place dans le procès du monde : comment peut-il appartenir au monde (immanence) et s’en distinguer (transcendance) ? Comment son infinité en acte s’accorde-t-elle avec l’infinité en puissance ? Ainsi cosmologie et théologie convergent dans la pensée du rapport de l’infini au fini, de la permanence et du devenir. Dans cette perspective, il ne saurait être question de savoir si c’est la théologie qui dérive de la cosmologie ou l’inverse : toutes deux doivent s’accorder avec les principes métaphysiques découverts par l’explication descriptive. Il faut comprendre

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La philosophie spéculative de Whitehead

comment il peut y avoir création et invention d’entités nouvelles sans sortir du monde. Puisque le monde ne peut être crée par Dieu, comme l’affirme la théologie rationnelle, la cosmologie doit décrire l’expérience par laquelle Dieu émerge du monde tout comme la vérité émerge d’une évaluation inhérente au sentir. Pour penser Dieu, il faut partir des faits et non pas, comme Descartes, d’une idée a priori qui serait l’effet de sa puissance3. Dieu, qui a un rapport aux objets éternels, se découvre dans une expérience spécifique proche de l’expérience esthétique : en effet l’expérience religieuse et l’expérience esthétique posent toutes deux le problème du rapport de la comptabilité (harmonie) et de l’incompatibilité (la laideur et le mal). Mais pour comprendre la fonction de Dieu dans le monde, il convient de clarifier d’abord l’expérience religieuse de Dieu.

12.1. Dieu et l’expérience religieuse du monde Quand Whitehead expose sa conception de la religion dans Religion in the Making, il oppose les vérités religieuses aux vérités de l’arithmétique : l’arithmétique ne donne que des vérités partielles alors que la religion propose un système de vérités doctrinales qui s’expriment dans des dogmes. Dieu devient alors une entité abstraite dont on énumère les propriétés ; les dogmes supposent une idée a priori de Dieu, étrangère au fait religieux. Le bouddhisme, qui est une métaphysique appliquée, suit une voie opposée au christianisme, qui est d’abord une religion en quête d’une métaphysique : « Mais le Christianisme marque un avantage. L'expansion du Bouddhisme est entravée parce qu'il prend son point de départ dans une notion métaphysique claire. Il n'est pas moins clair quant aux doctrines qu'il en fait découler. Le Christianisme, au contraire, s'est ménagé une expansion facile. Il part d'une vision grandiose du monde. Cette vision pourtant ne procède pas d'une doctrine métaphysique. Elle a son origine dans notre façon de comprendre les faits et gestes de certains êtres supérieurs. Le génie religieux consiste à mettre l'accent sur les faits et à requérir leur interprétation systématique. Dans le Sermon sur la Montagne, dans les Paraboles, et, dans leurs récits relatifs au Christ, les Évangiles mettent en relief un fait considérable. »4 Ces deux religions se sont formées à partir de la vie de Jésus qui donne sa vie et de celle de Bouddha qui donne sa doctrine : les propos du premier traduisent une vision directe qui part d’actes (Le Sermon sur la Montagne) alors que ceux du second sont plutôt des formules incantatoires. Dans les deux cas, les dogmes religieux expriment les vérités de l’expérience religieuse d’une communauté tout

Chapitre 12 — Cosmologie et théologie

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comme les formules de la physique expriment les vérités de la perception sensible. Les grandes religions supposent une conscience dédoublée en conscience universelle et en conscience individuelle qui s’expriment toujours dans la solitude : alors que le plus souvent on lie la religion à la société, Whitehead montre son lien à l’individu. La religion suppose un détachement de l’individu par rapport à son environnement et le pouvoir d’agir pour former son caractère. Si on parle d’universalité, c’est parce que cette dernière inclut une tension pour atteindre une permanence et une intelligibilité dans la vie du monde et trouver un sens et une cohérence dans la confusion des impressions immédiates. L’Ancien Testament donne un exemple de ce détachement religieux : « Dans les livres les plus élaborés, on ne s'efforce ni de réformer la société, ni même d'exprimer une émotion religieuse. Ici l'effort est celui de la conscience sur elle-même en vue de saisir des principes généraux. »5 L’expérience de la vie religieuse comprend à la fois la référence à la solitude mais aussi un rapport à la vie cosmique que ce soit celle de la compassion, de la justice ou de la charité. Toutefois cette expérience religieuse ne peut être confondue avec une vision mystique : elle est d’abord un fait à partir duquel nous péhendons directement des entités dans l’univers actuel 6. Une telle expérience ne peut servir à justifier un Dieu personnel, créateur et transcandant. La vie religieuse se donne donc sous le double aspect de l’extériorité mondaine et du vécu intérieur propre à chacun. Dire que la religion concerne la vie intérieure ne signifie pas qu’elle se justifie par son pouvoir de retrait mais qu’elle ne peut agir dans le monde qu’à partir du sujetsurjet : « Ainsi, la religion est solitude. Qui n'est jamais solitaire n'est jamais religieux. Les grands enthousiasmes collectifs, les renouveaux de la foi, les institutions, les églises, les rituels, les bibles, les commandements moraux ne sont que les ornements, les formes passagères de la religion. Ils peuvent être utiles ou pernicieux ; ils peuvent être imposés par l'autorité ou n'être que des expédients. Mais la fin de la religion est au delà. Il s'ensuit que ce qui devrait résulter de la vie religieuse ce serait la valeur du caractère de chaque individu. » 7 Bien que la croyance religieuse soit solitaire, elle se manifeste, comme toute action, par des émotions, des rituels, des croyances et la rationalisation de ces croyances. La religion n’est donc pas le résultat d’une révélation. Cette religion décrite par Whitehead s’apparente à une religion naturelle dans laquelle l’individu évolue en même temps que la société : rites, émotions et mythes, provenant da la diversité du rapport symbolique entre les corps et la présentation immédiate des choses, contribuent à former des sociétés dans lesquelles l’individu trouve sa justification.

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La philosophie spéculative de Whitehead

Même si la religion part de la solitude du moi, elle n’enferme pas dans le solipsisme : cette solitude est la condition de sa valeur et de celle des choses. Sans cette valorisation du moi, l’individu ne pourrait valoriser des croyances ou des personnes. La solitude de l’individu ne le rend pas étranger aux autres individus composant l’univers : sa conscience d’un moi, dépendant du rapport sujet-surjet, lui permet de saisir d’autres individus dans le cadre d’une communauté et de s’ouvrir au monde. Que ce soit dans La science et le monde moderne ou dans Religion in the Making, Whitehead dissocie la religion de la société : « Le religion a été présentée comme indispensable à l’agencement de la vie sociale. Elle prétendait en effet être juge et sanction de la bonne conduite. Cet objectif de bonne conduite a d’ailleurs vite dégénéré et mené à la formation de relations sociales purement formelles. Nous avons ici une dégradation subtile des idées religieuses, qui se sont purifiées progressivement sous l’influence d’intuitions éthiques plus profondes. » 8 Bien que la religion parte de l'expérience individuelle, elle suppose que l'individu, comme toute entité, émerge de sociétés et de cette société infinie qu'est l'univers. De plus l’expérience religieuse n’implique pas nécessairement l’intuition d’une être personnel substrat de l’univers. Comme toute expérience, l’expérience religieuse ne s’épuise pas dans la conscience d’un rapport entre le moi et Dieu; elle suppose la connexité physique / métaphysique, corps / esprit à laquelle il faut toujours revenir si on veut rendre compte de tous les recoins de l’expérience : « Ainsi l’expérience religieuse ne peut pas servir à la métaphysique de preuve directe pour un Dieu personnel, transcendant ou créateur. L’univers, tel qu’il s’y découvre, est de part en part interdépendant. Le corps y contamine sans cesse l'esprit et l'esprit sans cesse le corps. L'énergie physique se sublime en ferveur et réciproquement la ferveur aiguillonne le corps. Les fins biologiques se transforment en normes idéales et la formation des idéaux affecte à son tour les faits biologiques. L'individu forme la société et la société forme l'individu. Des maux d'espèce se répandent sur tout l'univers et des biens d'espèce annoncent des moyens d'y échapper. Le monde est à la fois une ombre passagère et un fait final. L’ombre passe dans le fait et le constitue et pourtant le fait est antérieur à l’ombre.»9 L’expérience religieuse suppose une connexion interne du physique et du métaphysique : on ne peut décrire le rôle de Dieu dans l'expérience que nous avons de l'univers sans analyser l’union de l’âme et du corps. Dans la mesure où la religion émerge de l’expérience, elle prend son sens dans une vision métaphysique qui saisit l’importance des choses en partant de l’expérience de la transition et découvre par delà les émotions et les contrastes de la vie subjective ce qui est en attente de réalisation : « La

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391

religion est la vision de quelque chose qui se situe au-delà, derrière et dedans, le flux éphémère des choses immédiates : quelque chose qui est réel, et attend d’être réalisé; quelque chose qui est une possibilité lointaine et le plus grand des faits présents; quelque chose qui donne un sens à tout ce qui passe et échappe à toute appréhension; quelque chose dont la possession est le bien final et qui est pourtant hors de portée; quelque chose qui est l’idéal ultime et la quête désespérée. » 10 La religion naturelle, fondée sur l’expérience subjective d’un rapport entre permanence et fluence, montre qu’on ne peut se contenter de sentir Dieu au plus profond de soi-même : la foi en Dieu façonne le caractère parce qu’elle s’investit dans des actes qui permettent à l’individu de vivre son identité. Penser Dieu c’est donc le localiser dans le procès cosmique et évaluer l’importance de ses actions sur les entités actuelles. Mais s’il faut un fondement métaphysique à la religion, il importe de comprendre si Dieu peut jouer ce rôle et en quel sens il peut être fondement du monde puisqu’il ne l’a pas « crée » au sens donné à ce terme par les théologiens. Serait-il fondement du monde comme « premier moteur » à la manière d’Aristote ?

12.2. Dieu et le premier moteur d'Aristote Dans La science et le monde moderne, Whitehead pose le problème de Dieu en évoquant à plusieurs reprises la théorie aristotélicienne de Dieu comme premier moteur. S’il prend en considération cette théorie, c’est parce qu’elle est confrontée au même problème que celui posé par sa cosmologie : il s’agit d’abord de comprendre le rapport des mouvements du monde avec leur cause, savoir si cette dernière est immanente ou transcendante et comprendre le rapport de la perfection à l’imperfection, de l’intemporel au temporel. La métaphysique d'Aristote, fondée sur la catégorie primitive de substance, introduit Dieu comme complément de l'ontologie. Ce que l’on appelle l’ontothéologie vient d’un dédoublement de la question de l’être en être réellement être et en être qui est le premier des étants. Whitehead admet cette double nature de Dieu parce qu'il domine les étants qu’il crée et en même temps agit avec eux : ce dieu « éminemment réel » reste proche et lointain des entités qui se créent en même temps qu’il agit. Dans le livre de la Métaphysique Aristote part d'une distinction entre les substances immobiles et les substances sensibles. L'objectif est de comprendre les causes du mouvement et du changement ainsi que les conditions de la génération et de la corruption. Comment comprendre le lien du mouvement aux causes sachant que le mouvement est éternel ? Platon supposait une Ame du monde, automotrice et postérieure au

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mouvement. Mais Aristote a une conception différente de l'univers : celuici se compose d'une hiérarchie de substances composées de matière et de forme, une substance inférieure considérée comme matière servant de substrat à une substance supérieure considérée comme forme. En vertu de cette hiérarchie verticale des entités actuelles, il faut supposer au sommet une forme parfaite, autosuffisante qui n'a plus besoin de matière. Toutes les autres substances seraient irréelles sans cette forme pure qui est en même temps acte pur. Pour comprendre comment Dieu, en tant qu'acte pur, peut agir sur le monde, il faut faire intervenir la causalité à la fois efficiente et finale. La première considérera Dieu comme un premier moteur et la seconde comme ce vers quoi tendent toutes les substances à quelque niveau qu'elles appartiennent. Comment Dieu peut-il mouvoir les substances sans être mû lui-même et comment le mouvement de translation s'accorde avec le mouvement circulaire ? Etant donné la structure de l'univers propre à la cosmologie aristotélicienne, il existe une pluralité de sphères mobiles et hiérarchisées. Le premier ciel, qui est éternel, doit être mû et considéré comme un intermédiaire, ce qui suppose un principe premier qui soit moteur sans être mobile « être éternel, substance et acte pur »11 Comment peut-il y avoir un moteur non mû ? Il faut que le premier moteur s'identifie à l'intelligible et au désirable. Pour que le principe du mouvement soit en même temps sa fin, il faut qu'il agisse sans sortir de soi. Une telle action peut être alors dite un Acte pur. Ainsi le premier moteur peut engendrer à la fois le mouvement de translation et le mouvement circulaire : « Et la cause finale meut comme objet de l'amour, et toutes les autres choses meuvent du fait qu'elles sont elles-mêmes mues. Ceci dit, si une chose est mue, elle est susceptible d'être autrement qu'elle n'est. Par conséquent, si son acte est la première espèce du mouvement de translation, c'est seulement de la façon qu'elle est sujette au changement qu'elle peut être autrement, à savoir selon le lieu, même si elle ne peut selon la substance. Mais puisqu'il y a un être qui meut, tout en étant lui-même immobile, existant en acte, cet être ne peut être, en aucune façon, autrement qu'il n'est : la translation est, en effet, le premier des changements, et la première translation est la translation circulaire; or ce mouvement circulaire, c'est le premier Moteur qui le produit. Le premier moteur est donc un être nécessaire, et, en tant que nécessaire, son être est le Bien, et c'est de cette façon qu'il est principe. »12 Le premier moteur est le principe auxquels sont suspendus le Ciel et la nature et, ajoute Aristote, ce premier principe est une vie, la plus parfaite qui nous soit donnée. L'acte qui sous tend cette vie est jouissance : « C'est d'ailleurs parce qu'elles sont des actes, que la veille, la sensation, la pensée

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sont nos plus grandes jouissances, les espoirs et les souvenirs n'étant des jouissances que par celles-là. »13 La vie du premier moteur est acte pur, à savoir vie contemplative et pratique. Aussi peut-on dire que l’intelligence divine se confond avec la vie divine : subsister pour Dieu c'est la même chose qu'agir et cet acte se confond avec une vie théorique et pratique, parfaite et éternelle14. Whitehead juge que la conception aristotélicienne du premier moteur est la dernière qui conçoit Dieu d'un point de vue strictement métaphysique sans faire intervenir des intérêts éthiques et religieux : « Il est permis de douter qu'une métaphysique de nature authentiquement générale puisse aller beaucoup plus loin qu'Aristote, sinon par l'introduction d'autres considérations. Mais sa conclusion représente un premier pas sans lequel nulle évidence sur une base expérimentale plus étroite ne peut être très utile pour façonner la conception. Car rien, dans un type limité d'expérience quelqu'il soit, ne peut donner l'intelligence nécessaire pour façonner nos idées de toute entité se trouvant à la base de toutes choses, à moins que le caractère général des choses ne nécessite l'existence d'une telle entité. »15 Mais la conception aristotélicienne de Dieu ne satisfait pas Whitehead car si Dieu est à la fois acte et vie, il reste séparé de la nature et de tout ce qui est étendu : bien que vivant, Dieu reste une substance éternelle, immobile et séparée des êtres sensibles. La rupture entre le monde céleste et le monde sublunaire pose le problème des modalités de l'action divine sur les substances sensibles. Il ne peut agir sur les êtres sensibles qu'à distance par le désir d'imiter sa perfection. De plus la conception d'Aristote provient d'une conception erronée de la physique et de la cosmologie qui ne peuvent s'accorder que dans la mesure où la finalité de chaque chose est subordonnée au système d'activité générale de la nature. Bien que la conception aristotélicienne de Dieu comme premier moteur ait tendance à situer Dieu à distance du monde, elle évite de le penser comme être éminemment réel ou transcendant. Dieu agit dans le monde en donnant à chaque entité le désir d’imiter sa perfection : il joue le rôle d’un attracteur ultime. Whitehead y voit l’expression du problème central qui est de comprendre la vie de Dieu, à savoir celle de son action dans le procès du monde. Entre Aristote et Whitehead apparaît une certaine analogie dans la manière de poser le problème de Dieu : comment peut-on dire que Dieu crée le monde et en même temps que le monde se crée ? Quel rapport y-a-til entre la vie de Dieu et la vie de la nature ? Ce qui meut ou ce qui fait agir ce n’est pas seulement la cause efficiente mais la cause finale propre à chaque entité actuelle. Chez Whitehead aussi toute entité vise à se créer tout en mimant le procès créateur divin : « Dieu est l’appât du sentir, l’éternelle poussée du désir. Sa pertinence particulière

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à chaque acte créateur, tel qu’il découle de son point de vue conditionné dans le monde, le constitue en « objet de désir » initial établissant la phase initiale de chaque but subjectif. »16 Puisque Dieu est immanent au procès du monde, il ne peut agir sans « être avec » les entités actuelles ce qui implique qu’il peut sentir. A la différence des entités produites par le procès du monde, Dieu conçoit les relations entre les entités par le « sentir conceptuel » sans déterminer leur avenir : « Il est l’actualisation inconditionnée du sentir conceptuel à la base de toutes choses. Aussi, en raison de cette actualisation, existe-t-il un ordre dans l’adéquation des objets éternels au procès de la création. » 17 Whitehead parle d’une « expérience conceptuelle » qui est le « fait primordial du monde » ce que l’on peut entendre en disant que Dieu s’identifie alors à l’infinie possibilité d’où dérive toute actualisation. Mais la nature divine ne se réduit pas à la pensée et à la combinaison des possibles : le sentir conceptuel de Dieu serait inopérant et incomplet sans le sentir physique. S’il ne « crée » pas le monde au sens de la théologie chrétienne, il agit et reste en rapport avec lui par l’expérience à la fois physique et mentale. Ainsi Dieu se donne à penser comme un être éternel, infini, complet et, comme il ne peut penser sans agir, il doit être considéré aussi comme temporel, fini et incomplet : « L’expérience conceptuelle peut être infinie, mais il appartient à la nature de l’expérience physique d’être finie. Une entité actuelle dans le monde temporel doit être conçue comme tirant son origine de l’expérience physique, avec son procès d’achèvement motivé par l’expérience conceptuelle conséquente initialement dérivée de Dieu. Dieu doit être conçu comme tirant son origine de l’expérience conceptuelle conséquente initialement dérivée du monde temporel.» 18 Ainsi, bien qu’infini et éternel, Dieu garde un rapport avec le monde. Mais le problème du rapport de Dieu à la possibilité infinie et au temps demeure.

12.3. Flux et permanence Pour Whitehead, Dieu ne peut être réduit à accorder la causalité efficiente et finale, censée rendre compte du mouvement des corps célestes ou terrestres. Il doit surgir non pas de l'extérieur ou de la périphérie mondaine mais de l'expérience des faits et des entités actuelles impliquées par les faits. Or l'expérience manifeste deux faits primitifs, celui de la permanence et celui du flux dans lequel périt toute chose. L'opposition du sensible et de l'intelligible, du monde céleste et du monde sublunaire n'est qu'une conséquence de la dualité primitive entre flux et permanence qu'illustre l'opposition de Parménide et Héraclite. Les métaphysiciens traitaient ce couple comme s'il s'agissait d'une antinomie : s'ils interprétaient l'être

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comme permanence, alors le flux devenait une illusion et si l'être était conçu comme devenir, la permanence devenait à son tour apparence et l'illusion. Ils pensaient l'opposition comme une disjonction exclusive et n'avaient d'autre issue que de penser le second terme comme une négation ou un moindre être. Entre l'être et le devenir, ils parlaient de participation, de procession ou de conversion mais le mouvement qui conduit de l'un à l'autre était conçu comme un procès de réduction du devenir à l'être ou de l'être au devenir. Entre eux il ne peut y avoir qu'une relation externe. Whitehead part de l'idée qu'entre flux et permanence, la relation est interne. En disant que toutes choses s'écoulent, l'attention se porte d'abord sur l'idée de flux et ensuite sur l'idée de totalité : que signifie le terme « toutes » appliqué à la pluralité des entités prises dans ce flux ? Il ne saurait être question de penser le rapport du multiple à l'Un mais plutôt de comprendre à la manière de Héraclite comment le Logos émerge dans le devenir. Quand on considère attentivement les choses sans sortir de l'expérience du sentir, il apparaît que la permanence est aussi enracinée dans la nature que le flux : « Cette autre notion souligne l'importance de la permanence des choses : la solidité de la terre, les montagnes, les rochers, les pyramides d'Égypte, l'esprit humain, Dieu. » 19 Certains cantiques religieux rappellent la connexion interne de la permanence et du flux inéluctable. Dieu provient d’une récognition semblable à celle qui abstrait l’objet de l'événement ou la couleur du flux événementiel. Dans Procès et réalité Whitehead renvoie aux quatre figures symboliques de la chapelle des Médicis à Florence : le Jour, la Nuit, le Crépuscule et l'Aurore révèlent les éléments éternels qui demeurent à travers l'écoulement des choses. L'art de Michel Ange parvient à unir dans un tableau la répétition et l'invention qui se conjuguent dans la perception des faits de la nature : « La réalisation de l'artiste n'est pas seulement parfaite parce qu'elle illustre ce qui est atemporel en tant qu'abstraction. Elle fait bien davantage : elle implante l'éternel dans ce qui, par essence, est éphémère. Le moment parfait ne s'évanouit pas dans l'écoulement du temps. Le temps a donc perdu son caractère de « perpétuel dépérir » ; il devient l'« image mobile de l'immobile éternité ». »20 L'antinomie permanence / devenir implique une conception statique de Dieu : qu'il soit « moteur non mû » ou « éminemment réel » se pose toujours le problème de son rapport à la permanence et au flux. Si on les oppose, on ne peut éviter de considérer l'un comme primitif et statique et l'autre comme dérivé ou apparent: « Le vice qui consiste à séparer le flux de la permanence conduit au concept d'un Dieu entièrement statique, possédant une réalité éminente, en rapport avec un monde entièrement fluent et possédant une réalité déficiente. Mais si l'on considère les opposés, le statique et le fluent, comme caractérisant

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chacun de son côté les actualisations diverses, l'interaction de ce qui est statique et des choses qui s'écoulent se révèle contradictoire à chacune des étapes de l'actualisation. Les philosophies qui procèdent ainsi doivent, nécessairement inclure comme principe fondamental l'« illusion » - ou « simple apparence ». C'est là l'ultime problème platonicien. » 21 Ainsi l’idée de Dieu dépend d’une métaphysique préalable relative au temps et à la permanence. En posant cette disjonction comme primordiale, Dieu ne peut être qu’un des termes de l’alternative : « L’univers est dual parce que, au sens le plus fort de ces termes, il est à la fois transitoire et éternel. L’univers est dual parce que chaque actualité ultime est à la fois physique et mentale. »22 Cette dualité de l’univers se réfracte en Dieu qui est à la fois temporel et intemporel sans qu’on puisse parler de contradiction23. Ni la pensée grecque, ni la pensée hébraïque n'ont su échapper à la disjonction exclusive de la fluence et de la permanence : « Sans aucun doute, les intuitions de la pensée grecque, hébraïque et chrétienne ont, les unes et les autres, incarné les notions d'un Dieu statique condescendant au monde, et d'un monde ou bien entièrement fluent, ou bien accidentellement statique, mais en définitive fluent - « le ciel et la terre passeront ». »24 On ne peut sortir de cette contradiction qu'en révisant les rapports de la permanence et de la fluence en partant de l'intuition primitive selon laquelle il y a de la permanence dans la fluence et de la fluence dans la permanence : « Il n'y a pas le simple problème de la fluence et de la permanence. Il y a le double problème suivant : l'actualisation avec la permanence, exigeant la fluence comme son accomplissement; et l'actualisation avec la fluence, exigeant la permanence comme son accomplissement. » 25 Dieu est-il du côté de la fluence ou de la permanence ? Il pourrait sembler qu'il y ait contradiction mais entre les termes de cette relation, l’un ne nie pas l’autre mais le laisse à l’état potentiel ce qui n’exclut pas sa réalisation. Dans la contradiction il ne peut y avoir d’être parce que la négation exclut la possibilité pour les termes opposés d’être ensemble simultanément alors que dans le contraste le possible non réalisé reste en retrait de ce qui advient sans être subsumé ou réduit. S’il n’y a pas de contradiction entre être et devenir, c’est parce qu’une entité ne peut devenir que si elle devient avec toutes les autres entités. La signification primitive de l'être vient de l’être-ensemble (togetherness) : « Il est aussi vrai de dire que Dieu est permanent et le Monde fluent, que de dire que le Monde est permanent et Dieu fluent. Il est aussi vrai de dire que Dieu est un et le monde pluralité, que de dire que le Monde est un et Dieu pluralité. Il est aussi vrai de dire que, en comparaison avec le Monde, Dieu est éminemment actuel, que dire que, en comparaison avec Dieu, le monde est

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éminemment actuel. Il est aussi vrai de dire que le Monde est immanent à Dieu, que de dire que Dieu est immanent au monde. Il est aussi vrai de dire que Dieu transcende le Monde, que de dire que le Monde transcende Dieu. Il est aussi vrai de dire que Dieu crée le monde, que de dire que le Monde crée Dieu. » 26 Ce texte montre que le lien qui unit Dieu et le monde, la permanence et la fluence ne peut être ni vertical (transcendance) ni horizontal (immanence) mais transversal. L'action de Dieu échappe aux antinomies dans la mesure où les contrastes font intervenir des relations croisées : qu'il s'agisse du monde ou de Dieu, il y a toujours permanence et fluence. Il y a donc en dieu une dualité que l’on retrouve dans le rapport de la conjonction et de la disjonction : Dieu échappe au couple métaphysique de l’essence et de l’existence parce que sa nature doit être comprise dans l’intervalle qui unit ce qui est primordial et ce qui est dérivé, ce qui précède à ce qui succède. Dieu ne peut créer que dans la transition et la transaction des entités.

12.4. Dieu et l'immortalité objective Si permanence et fluence ne sont pas antithétiques, c’est parce que la permanence est liée à l’invention : la permanence est une récréation constante et la fluence une permanence dans le devenir. Ainsi Dieu ne pose pas simplement le problème de comprendre comment il peut y avoir conservation dans un monde où tout s’écoule mais comment la permanence peut être une recréation à partir d’une occasion d’expérience individuelle tendue vers sa satisfaction propre. Ce n’est pas de la sauvegarde du monde qu’il s’agit mais de son progrès. La dynamique de l’avancée créatrice propre à Dieu rend compte autant de la conservation que de la création. Ce qui fonde la permanence du monde, c’est la réalisation d’un ordre mais l’ordre n’exclut pas le changement : « L’art du progrès consiste à préserver l’ordre au sein du changement et le changement au sein de l’ordre. La vie refuse de se laisser embaumer vivante. Plus longue est la halte dans un monotone système d’ordre, plus violente sera l’effondrement de la société morte. »27 Si, comme le dit Leibniz, Dieu ne fait rien hors d’ordre, il faut ajouter que l’ordre ne suffit pas : « Ce qu’il faut, c’est quelque chose de plus complexe. C’est un ordre embrassant la nouveauté, d’une façon telle que sa lourdeur ne dégénère pas en simple répétition et que la nouveauté soit toujours réfléchie sur un arrière-plan du système. »28 Le rapport de l’ordre à la nouveauté implique que soit défini le rapport du passé au présent et au futur dans la transition qui conduit une entité actuelle à se créer à partir de son passé et à se tourner vers son futur. Cet aspect de la

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transition renvoie à une sorte de transmutation dans laquelle l’efficience causale du passé devient immédiateté de présentation dans la vie présente. Le corps demeure le siège de cette vie par laquelle se développe l’action transactionnelle de la vie. Il faut donc chercher la raison de la nouveauté non pas dans une sorte de tension de l’esprit mais dans l’intensité du sentir physique : « Ce qu’il reçoit provient du passé, mais il vit dans la présent. Il est ébranlé par les intensités de son sentir privé, attrait ou aversion. A son tour, la vie corporelle culmine en élément de nouveauté qui se transmet à travers les avenues du corps. La seule utilité qu’elle ait pour le corps réside dans sa vivante originalité : c’est l’organe de la nouveauté. » 29 Si Whitehead accorde une telle importance au corps, c’est parce qu’il est le siège par où on l’on peut le mieux décrire comment la construction organique implique genèse et création. Cet accord de l’ordre et de la nouveauté, tout comme le rapport de la fluence à la permanence, présente un aspect paradoxal car le monde qui désire la nouveauté « est hanté par la terreur de perdre le passé, les choses familières et les êtres qu’il aime. Il cherche à échapper au temps sous sa forme de « perpétuel dépérir ». »30 La nouveauté qui surgit de la transition donne la nostalgie de la répétition. Le problème de l’avancée créatrice et de la permanence, qui est au centre de la cosmologie whiteheadienne, devient aussi un problème religieux : toute entité sent qu’elle agit avec le monde mais que cette action semble s’évanouir dans le passé. Il ne s’agit pas de chercher une survie dans un autre monde31 mais de comprendre comment l’individu peut demeurer quand la création du monde implique la mort. Ce que Whitehead appelle le mal ultime du monde vient de ce que le temps est un perpétuel dépérir : « Le fait présent ne comporte pas le fait passé dans sa pleine immédiateté. Le procès du temps voile le passé en le refoulant au-dessous du seul de la sensation. »32 La durée du procès se manifeste dans la transition des actualités que nous nous représentons à travers le passage du présent au passé et que nous ressentons comme une perte. Si le passage du passé au présent apporte nouveauté, celui du présent au passé annonce la tristesse et la mort. Pourtant Whitehead ne croit pas que de la transition nécessaire du passé au futur puisse être assimilée à une sorte de mort. Il reconnaît à Locke le mérite d’avoir vu juste en parlant du temps comme d’un périr perpétuel : il l’interprète comme signifiant qu’une entité actuelle a péri quand elle est complète car sa vie réside dans la possibilité d’avoir un futur : « La créature périt et elle est immortelle. »33 Périr ce n’est donc pas disparaître mais provient du fait qu’une entité a achevé son procès de complétion pour agir dans le devenir d’autres entités : « Les entités actuelles qui se trouvent au-delà d’elle peuvent dire : « Elle est mienne. » Mais la possession impose une mise en conformité. »34

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La notion de « périr perpétuel » montre que le passé ne disparaît pas dans la réalisation du présent et l’attente du futur. « Nous devrions donc compenser la doctrine aristotélicienne — ou plus exactement platonicienne — du devenir par une doctrine du « périr ». Quand elles périssent, les occasions passent de l'immédiateté de l'être au non-être de l'immédiaté. Mais cela ne signifie pas qu'elles ne soient rien. Elles demeurent un « fait obstiné » : pereunt et imputantur. »35 Dire que les choses périssent ne revient pas à dire qu'elles disparaissent dans le flux temporel car ce serait ignorer la nature du passé. En associant le procès et la transition à une disparition, on néglige la fonction véritable du passé qu'on ne peut séparer du présent et de l'avenir. Comme Bergson, Whitehead exclut l’idée que le passé pourrait n’être qu’un ensemble d’images ou de représentations figées dans l’esprit ou dans le cerveau. Dans Matière et Mémoire Bergson montre que l’action conservatrice de la mémoire demeure inséparable de l’action créatrice de la durée : la fluence et la permanence ne s’opposent plus dans l’action propre à la durée, ce qui réduit l’importance du présent et donne au rapport passé / futur une importance décisive dans la création immanente au procès cosmique : « Les expressions courantes de l'humanité nous présentent le passé sous trois formes : la causalité, la mémoire, et la transformation active (effectuée par nous-mêmes) en laquelle notre expérience immédiatement passée devient la base de la modification que, dans le présent, nous lui faisons subir. « Périr », c'est donc assumer un rôle dans un futur transcendant. Le non-être des occasions est leur « immortalité objective ». Une préhension physique pure est la manière dont une occasion, en l'immédiateté de son être, absorbe une autre occasion qui a passé à l'immortalité objective de son non-être. C'est la manière dont le passé vit dans le présent. C'est la causalité. C'est la mémoire. C'est la perception d'une dérivation. C'est une conformation émotionnelle à une situation donnée, et une continuité émotionnelle entre le passé et le présent. C'est un élément de base d'où jaillit l'autocréation de chaque occasion temporelle. Le périr est donc l'amorce [initiation] du devenir. Comme le passé a péri, ainsi le futur devient. »36 Ce texte montre comment il ne peut y avoir transition sans conservation : la disparition n’est qu’un effacement du présent nécessaire à l’invention du futur. Tant que l’actualisation impliquait une décision et une exclusion pour la sélection de certains possibles, il était possible de penser à une disparition. Mais la relation interne de l’actualisation au procès révèle que la disparition du présent dans le passé montre que le passé n’est pas un pur non-être et qu’il est en agissant sur ce qui n’est pas encore. Whitehead rappelle souvent le Sophiste37 où il est dit que le non-être est une forme de l'être, ce

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qui s’applique autant à la potentialité du passé qu’à celle des objets éternels. L’illusion consiste à croire que tout ce qui est réel se passe dans le présent. La cosmologie du procès vise à montrer que la totalité infinie du monde en devenir agit aussi bien au niveau corporel que mental, autant dans le passé que dans le futur. Entre conservation et création, permanence et fluence la relation interne n’est plus dialectique mais duale : l’une est l’inverse de l’autre ce qui implique qu’elles sont bien toutes deux aussi réelles tout comme un nombre négatif n’est pas la négation d’un nombre positif mais son inverse.

12.5. La concrescence Whitehead ne part pas de Dieu pour comprendre le monde : sa démarche vise à comprendre comment quelque chose se produit et se crée dans le monde pour se demander ensuite comment Dieu peut être raison et cause de ce qui advient. Toute sa philosophie de la nature, toute sa cosmologie repose sur l'idée que les événements sont des réalités ultimes et que l'extension des événements dans l'espace et le temps est développement et en même temps création à partir du passé. Entre l'événement et l'occasion d'expérience existe un lien interne dans la mesure où tous deux sont l'expression d'une avancée créatrice. Dans le passage de la nature, les événements se chevauchent parce qu'étant occasions d'expérience, ils sont pris entre deux idéaux : la diversité disjonctive idéale propre à toute multiplicité et l'unité conjonctive de leur réalisation ou concrétisation. Pour éviter l'idée du Dieu créateur comme cause de la conjonction finale, il faut introduire l'idée de créativité immanente au flux événementiel : « Le mot « créativité » exprime alors la notion suivante : chaque événement est un procès se terminant en nouveauté. Et, si on le limite à des expressions comme « créativité immanente », ou autocréativité, on l'empêche d'impliquer la notion d'un Créateur transcendant. » 38 La créativité n'implique ni le panthéisme, ni l'intervention constante de Dieu pour accorder les créatures comme l'exige la conception de Dieu par Malebranche. Dieu ne peut être conçu comme l'ingénieur qui règle en permanence les machines du monde puisqu'il est immanent à chaque occasion d'expérience. L’ordre qui émerge des sociétés provient de l’action du passé qui cherche à se prolonger dans le présent et l’avenir mais aussi de l’action de toutes les occasions actuelles ce qui rend possible l’invention sans mettre en cause l’idée d’ordre. Le problème est donc de comprendre comment la genèse du monde peut être le résultat d'une création dans laquelle Dieu intervient sans être le premier moteur ou l'Etre éminemment réel.

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Whitehead reconnaît à Newton et à Locke le mérite d’avoir contribué à montrer le double aspect de la fluence à la fois comme passage et comme création de nouveauté. Locke a compris non seulement la constitution interne de chaque entité, l’activité de l’entendement comme procès de réflexion sur les données mais surtout l'importance du « périr perpétuel ». Newton, qu'il critique souvent 39 , a réintroduit l'idée de fluence mais seulement sous la forme du temps mathématique absolu qui s'écoule uniformément sans rapport à un cadre extérieur. Il revient aux philosophes du xviie et du xviiie d'avoir rendu possible la distinction entre deux sortes de fluence : « La première est la concrescence, que Locke définit comme la « constitution interne réelle d'un existant particulier ». La seconde est la transition d'un existant particulier à un autre. Cette transition — toujours dans le langage de Locke — est le « périr perpétuel », l'un des aspects de la notion du temps, et, sous un autre aspect, l'engendrement du présent conformément à la « puissance » du passé. »40 Whitehead pense que Hume et Kant étaient proches de cette distinction entre ces deux espèces de flux. La transition diffère de la concrescence dans la mesure où l'occasion actuelle disparaît quand elle s'est accomplie ce qui permet à d'autres occasions actuelles de se réaliser. Elle révèle l'aspect double du temps par lequel quelque chose passe mais aussi par le fait que le présent émerge du passé. Dans la transition, le passé agit comme cause efficiente de ce qui advient dans le présent ; et dans la concrescence il y a visée d'une fin immanente à l'entité actuelle. On pourrait dire que la concrescence implique la visée d'un but qui serait la complétion recherchée par toute occasion alors que la transition implique la disparition de ce qui a été accompli : « La concrescence s'avance vers sa cause finale, qui est son but subjectif; la transition véhicule la cause efficiente, qui est le passé immortel. »41 Concrescence et transition sont donc les deux modalités par lesquelles quelque chose se crée car toutes deux supposent que la réalisation des choses actuelles implique l'univers actuel avec toutes les occasions actuelles pour comprendre le lien de la concrescence et de la créativité. La concrescence s'apparente à l'actualisation mais aussi à l’objectivation ; comment se distinguent-elles ? Whitehead renvoie à l'étymologie latine en faisant remarquer que ce terme signifie « croître ensemble »42 et qu'il est proche du terme « concret » qu'il emploie pour désigner une réalité physique complète. Bien qu'enracinée dans la réalité actuelle, la concrescence se distingue de l'extension, relation dans laquelle les événements s'interpénètrent. Elle se manifeste dans l'avancée créatrice et en même temps dans l'unification d'une multiplicité agissant au cœur de toute occasion d'expérience : « Le mot « concrescence » est alors pratique pour signifier la notion d'acquisition,

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par une multiplicité de choses, d'une unité complexe. Mais il ne réussit pas à suggérer la nouveauté créatrice qui y est impliquée. Par exemple, il omet la notion de caractère individuel naissant de la concrescence des data originels. Il ne suggère pas le caractère « émotionnel » de l'événement, c'est-à-dire sa « forme subjective ». » 43 On pourrait croire que la concrescence s'apparente à l'objectivation : en effet les deux idées suggèrent l'idée d'une appropriation de l'objet par le sujet et corrélativement d'une unification par le sujet ce qui pour Whitehead revient à une création. Mais l'objectivation met l'accent sur les opérations d'abstraction et d'exclusion qui interviennent dans l'unification et implique de ce fait une espèce de perspectivisme : « L'objectivation consiste en une opération d'abstractions ou d'éliminations par ajustement mutuel : les nombreuses occasions du monde actuel se fondent ainsi en un seul donné complexe. Cette élimination entraînée par la synthèse, je l'appelle parfois perspective sur le monde actuel, pris du point de vue de cette concrescence. Chaque occasion actuelle définit son propre monde actuel, qui est celui à partir duquel elle surgit. »44 L'objectivation est comparable à une actualisation dans la mesure où elle ouvre l'accès au concret en découvrant comment une chose devient ce qu'elle est. Mais la concrescence ne peut être réduite à la simple intégration d'une multiplicité d'entités. Pour penser la concrescence comme créativité il faut partir du procès de l'univers : comment à partir de la pluralité des choses émerge l'individualité propre à toute entité actuelle ? Le procès du monde ne peut être dissocié du procès de chaque chose individuelle. Dans la concrescence par laquelle advient la nouveauté, se produit la relation interne de la permanence et du changement, de l'individuation et de la genèse par laquelle la chose se complète et devient ce qu'elle est. Dans ces conditions, la concrescence est un devenir dans lequel la chose progresse vers sa complétude. La concrescence est donc l'activité par laquelle l'occasion actuelle s'unifie à partir d'une pluralité mais en même temps interagit en quelque sorte avec les autres occasions puisque aucune entité ne peut être donnée isolément. Entité actuelle et occasion actuelle naissent d'un procès de complétion qui n'est autre que l'activité de concrescence : « Une occasion actuelle n'est rien d'autre que l'unité qu'il convient d'attribuer à un cas particulier de concrescence. »45 Entre le procès et la concrescence se retrouve le même lien qu'entre causalité efficiente et finale, entre une action globale de l'ensemble sur les parties et des parties sur l'ensemble. Whitehead prend en compte ce lien de complémentarité entre tout et partie dans la concrescence en distinguant deux sortes de procès qui se conjuguent dans la concrescence des entités actuelles : « Le procès macroscopique est la transition qui conduit d'une actualisation acquise à

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une actualisation en voie d'acquisition; en regard, le procès microscopique convertit des conditions qui sont simplement réelles en actualisation indéterminée. Le premier procès effectue la transition de l'« actuel » au « simplement réel »; le second, la croissance du réel à l'actuel. Le premier est efficient; le second, téléologique. Le futur est simplement réel, sans être actuel; le passé, lui, est un nexus d'actualisations. Les actualisations sont constituées par leurs phases génétiques réelles. Le premier est l'immédiateté du procès téléologique par laquelle la réalité devient actuelle. Le premier procès fournit les conditions qui régissent effectivement l'acquisition, tandis que le second fournit les fins réellement acquises. »46 Ces deux aspects du procès révèlent dans la concrescence deux actions complémentaires, celle qui détermine la transition d’une entité en acte à devenir ce qu’elle doit être et celle qui laisse ouverte la voie à la création de soi. Au niveau global le procès implique la causalité efficiente et au niveau local la causalité finale qui rend possible la création de soi. Tout se passe comme si dans l’action inhérente au procès l’univers dans son ensemble agissait sur l’individu sans empêcher ce dernier de poursuivre ce qu’il tend à être. Concrescence (interne et microscopique) et transition (externe et macroscopique) prolongent la dualité découverte entre permanence et fluence dans le procès du monde : en tant qu’orientée vers l’avenir, le procès est créateur et, dans son rapport au passé il est conservateur ; on peut dire que si le présent périt dans le passé, le passé agit sur le présent et l’avenir. Cette espèce de réalisation qui est à la fois celle du tout et de la partie a un effet indirect sur Dieu car la créativité qui fait surgir le nouveau s'objective aussi en Dieu : « Mais tout en étant premier, Dieu est aussi conséquent. Il est l'origine et la fin. Il n'est pas l'origine au sens où il serait dans le passé de tous les éléments. Il est l'actualisation présupposée de l'opération conceptuelle, en unisson de devenir avec tout autre acte créateur. Ainsi, en raison de la relativité de toute chose, le monde réagit en retour sur Dieu. L'accomplissement de la nature de Dieu en la plénitude du sentir physique provient de l'objectivation du monde en Dieu. Il prend part au monde actuel de toute création nouvelle, et la créature concrescente s'objective en Dieu comme un nouvel élément de l'objectivation par Dieu de ce monde actuel. Cette préhension en Dieu de chaque créature est dirigée par le but subjectif et revêtue de la forme subjective, tout entier dérivés de son évaluation primordiale qui comprend tout. La nature conceptuelle de Dieu reste inchangée, en raison de son accomplissement ultime. Mais sa nature dérivée est consécutive à l'avancée créatrice du monde. »47 L’objectivation en Dieu de toute réalisation individuelle n’est qu’une autre manière de parler de l’immortalité objective. La théorie de la concrescence fonde à la fois la théorie de la créativité, de la liberté et de

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l’immortalité objective propre à toute entité. Mais l’action simultanée du tout et de ses parties pose le problème de comprendre comment il peut y avoir à la fois réalisation de Dieu dans ses créatures et accomplissement de ces dernières sans être assujetties à un Etre tout puissant.

12.6. Whitehead et Spinoza A première vue Whitehead et Spinoza semblent s'opposer : le premier se situe dans une perspective pluraliste commandée par la finalité alors que le seconde est moniste et rejette toute espèce de finalité. Mais sous la divergence apparente se cache une convergence de pensée car l'un comme l'autre demeurent soucieux de comprendre le procès des occasions actuelles en rapport avec le procès du monde, le rapport des modes aux attributs et à la substance sans faire intervenir Dieu comme créateur. Dieu agit dans le monde, sur les modes ou entités actuelles sans présupposer de commencement ni de fin. Tous deux s'accordent sur l'immanence de Dieu au monde d'où le rejet d'un monde imparfait qu'il faudrait sauver. Whitehead et Spinoza s'accordent encore sur l'idée que la Nature ne peut être conçue comme une simple substance étendue, inerte qui aurait besoin d'une « chiquenaude » pour se mettre en mouvement. Il n'est pas question de dédoubler la nature en nature apparente et réelle mais plutôt de voir que la nature inclut l’interpénétration du physique et du mental et qu'en conséquence elle existe, agit et pense autant dans sa totalité que dans ses parties, même infimes. Sous le bourdonnement des modes qui constitue la nature naturée agit la nature naturante : le rapport de l'une à l'autre est un rapport causal indépendant du temps. La substance infinie de Spinoza ne rassemble pas seulement l'infinité des attributs infinis, l'infinité des modes finis et infinis mais elle a pour but d'accorder l'activité de la nature naturée à la nature naturante. Quand Dieu agit dans les modes, ceux-ci sont produits d'un double point de vue microscopique et macroscopique puisqu'on ne peut les comprendre sans leurs rapports aux autres modes et par suite la causalité agit aussi bien en allant des parties au tout que du tout aux parties. Cette activité divine immanente pénètre au cœur de l'entité finie : l'individuation se pense alors comme puissance de réalisation de la nature naturante dans la nature naturée, comme action qui va de soi comme cause à soi comme effet de cette cause. Mais Spinoza exclut toute idée de devenir dans cette forme de causalité. Whitehead voit dans cette individuation une autre expression du procès qui, non seulement agit par une sorte d’interaction entre le tout et les parties, mais intègre le passé au présent et en même temps engendre le multiple par différenciation. Ce qu'il appelle la concrescence présente une analogie

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remarquable avec ce que Spinoza dit de la réalisation de la substance infinie et du rapport de la nature naturante avec la nature naturée : « Il n'y a rien avec quoi le comparer : c'est la substance infinie de Spinoza. Ses attributs sont son caractère d'individualisation en une multiplicité de modes, et le domaine d'objets éternels diversement synthétisés dans ces modes. Ainsi la possibilité éternelle et la différenciation modale dans la multiplicité individuelle sont les attributs de la substance. En fait, chaque élément général de la situation métaphysique est un attribut de l'activité substantielle. »48 Dieu ou la substance infinie est donc principe d'unité et de pluralité et si la réalisation de Dieu dans les modes ne peut être conçue comme une création, elle montre que la production divine est aussi bien production infinie d'attributs et de modes qu’autoproduction de soi dans cette pluralité infinie. Mais l’identification de la nature naturante à Dieu et à la substance conduit à masquer l’importance de la concrescence et à nier la créativité que Whitehead découvre au niveau des modes. De cette conception erronée de la substance et de son application à Dieu résulte la thèse selon laquelle la production des choses à partir de Dieu ne peut se faire que sur le mode déductif dans la mesure où l’argument ontologique permet de déduire l'existence de Dieu de son essence : l'identification en Dieu de l'essence à l'existence conduit au concept de causa sui. La limitation de la conception spinoziste vient de ce qu’elle hérite d'une analyse logique inadéquate qui suppose un sujet qui se suffit parce qu’on peut le concevoir isolément et qui inclut (rapport d’inhérence) les attributs de sa réalisation. Spinoza lie l’action causale à celle de la substance. Si la substantialité de Dieu rend difficile la compréhension de la fluence et de la concrescence, la causalité immanente entre nature naturante et nature naturée donne naissance à une autre limitation qui vient de la nature même de la causalité réduite à la forme d’une équation : de même que dans la prédication vraie, l'attribut doit se déduire de l’analyse du sujet, dans la causalité l'effet doit se déduire de la cause en raison de la règle « causa aequat effectum » : il doit toujours y avoir une adéquation entre la cause et l’effet. Mais dans ce cas on ne peut plus envisager d'invention et de création. Dans la perspective du procès, la production ne peut réaliser et en même temps créer que si elle diffère d’une simple déduction. La réalisation de la substance infinie dans les modes finis diffère du procédé géométrique allant de l'essence à l'existence. Que manque-t-il alors au procès spinoziste pour devenir une espèce de la concrescence ?

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12.6.1. Causa sui et créativité Malgré les différences quand à l'idée de réalisation, de concrescence et de finalité, Whitehead renvoie souvent au concept spinoziste de « cause de soi » qui révèle le lien entre ontologie et cosmologie, entre essence, cause et transition. La réalisation du monde qui s’accomplit dans la nature naturée ne serait pas possible sans l'intervention d'une puissance qui s'identifie à l'action aussi bien dans les attributs que dans les modes. Si, pour Spinoza, Dieu est le principe ultime immanent à la nature, pour Whitehead le rôle de Dieu ne peut se limiter à développer sa puissance par le canal de la causalité. En effet la créativité qui donne son sens véritable à la transcendance concerne aussi bien les entités actuelles que Dieu. L’intemporalité de Dieu ne signifie pas son retrait du monde actuel tout comme l’immanence de l’entité n’exclut pas une sorte de transcendance exprimée par la causa sui : « La notion de Dieu, qui sera discutée plus loin (voir la cinquième partie), est celle d'une entité actuelle immanente au monde actuel, mais transcendant toute époque cosmique finie — un être à la fois actuel, éternel, immanent et transcendant. La transcendance de Dieu ne lui est pas propre. Toute entité actuelle, en vertu de sa nouveauté, transcende son univers, Dieu compris. » 49 Ainsi immanence et transcendance s’appliquent aussi bien à Dieu qu’aux entités dans la mesure où la réalisation implique non pas le passage du possible au réel, de l’essence à l’existence mais fait intervenir la créativité. Peut-on dire que Dieu se confond avec la créativité ? La première des catégories de la métaphysique whiteheadienne est l'ultime distincte de l'absolu dans la mesure où l'absolu prétend échapper à toute relation et ne dépendre que de soi-même. Si on recherche ce qu'il y a d'ultime dans chaque fait, on remarque que c'est le surgissement de la nouveauté. Dans les faits qui ne dépendent pas de nous, la concrescence n’est qu’une expression de la créativité : « La « créativité » est l'universel des universaux qui caractérisent le fait ultime. C'est ce principe ultime par lequel la pluralité, qui est l'univers pris en disjonction, devient l'occasion actuelle unique, qui est l'univers pris en conjonction. Il est dans la nature des choses que la pluralité entre dans une unité complexe. La créativité est le principe de la nouveauté. Une occasion actuelle est une entité nouvelle qui diffère de toute autre entité dans la « pluralité » qu'elle unifie. Ainsi la « créativité » introduit la nouveauté dans le contenu de la pluralité, qui est l'univers pris en disjonction. L' « avancée créatrice » est l'application de ce principe ultime de créativité à chaque nouvelle situation qu'il suscite. »50 L'importance donnée à la créativité dispense de parler de création puisqu'il s'agit d'une création permanente et immanente qui agit dans l'expérience.

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La créativité de Dieu agit autant au niveau de la causalité efficiente que de la causalité finale : une entité ne peut s’actualiser qu’en étant cause de soi ce qui implique qu'elle tend à la création de soi. Or si Dieu intervient dans la concrescence de chacune, il n’est pas premier comme le Dieu d’Aristote car lui aussi est produit par la créativité. Si Dieu ne peut être identifié à l’éminemment réel, c’est parce qu’il est autant immanent que transcendant. Whitehead voit dans la cause de soi spinoziste l’expression de cette dualité qui n’est possible que parce Dieu, comme le monde, a une individualité tout comme pour Spinoza la nature naturée n’est qu’un immense individu formé de parties qui sont encore des individus : « On doit noter que toute entité, y compris Dieu, est un individuel pour son propre compte, et par là transcende les autres actualisations. On doit noter également que toute entité actuelle, y compris Dieu, est une créature transcendée par la créativité qu'elle définit. Une occasion temporelle, eu égard au second élément de ses caractères, et Dieu relativement au premier, satisfont à la définition de la substance spinoziste, d'être causa sui. Être causa sui signifie que le procès de concrescence tire de lui-même la décision concernant l'habillage qualitatif des impressions. C'est lui qui en dernière instance répond de la décision qui admet à l'efficience tout désir de sentir. La liberté propre à l'univers se constitue en se déployant comme cause de soi.»51 Si pour Spinoza Dieu agit à la fois dans la nature naturante et dans la naturée (causalité immanente et transitive), il est aussi l’ultime ou la substance auquel renvoie l’infinité des attributs infinis et des modes. Dans l’infinie perfection de la substance se retrouvent les déterminations qui individualiseront les modes dans leur essence et dans leur existence. La causa sui spinoziste, proche de la concrescence, ne pourrait s’identifier à la créativité que si elle concernait aussi chaque entité ; en fait elle s’arrête à l’exigence d’ordre.

12.6.2. Le double aspect du devenir individuel La divergence profonde entre Spinoza et Whitehead vient de ce que pour le premier seul Dieu est libre car, étant cause de soi, il ne dépend que de luimême. Les modes agissent dans la mesure où leur action dérive d’une possibilité pleinement actuelle ne laissant de place à aucune indétermination. Entre la nécessité, marque de la perfection de la substance, et la créativité apparaît une différence capitale : la première identifie la possibilité à l’actualité de sorte que la réalisation temporelle ne fait que dériver les conséquences de l’essence. La seconde, par définition, implique qu’il y ait plus dans les infinies possibilités que dans la réalisation comme si Dieu, sans être en retrait, maintenait toujours sa réserve de puissance pour prolonger son action d’organisation et d’invention.

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Sur ce point, le Dieu de Whitehead serait plus proche du Dieu leibnizien qui conçoit une infinité de mondes infinis et réalise le monde optimal par une décision de nature mathématique combinant le maximum de bien avec le minimum de mal. Mais Whitehead rejette l'idée d'une décision à partir d'un calcul mathématique car, dit-il dans Modes de pensée, les mathématiques n'échappent pas au procès 52 . De plus la conception leibnizienne pose le problème redoutable de l’accord entre liberté et nécessité : Sextus Tarquin a de bonnes raisons de se plaindre devant les dieux car il n’a agi qu’après que Dieu eût choisi le monde le plus parfait. L'idée de décision, qui joue un rôle essentiel dans le procès des entités actuelles, ne peut être réduite au simple rapport mental de l'entendement et de la volonté : elle fait intervenir le rapport de la finalité propre à l'agent et celle du monde de sorte que la causa sui ne peut décider sans limiter et exclure. Si Whitehead admet l’idée si controversée de causa sui, il reproche à Spinoza de ne pas l’avoir étendue à toutes les entités actuelles. Comment pourrait-il y avoir créativité et liberté de Dieu si les entités n’avaient pas le pouvoir de se créer en même temps que se crée le procès du monde ? L’idée de causa sui, appliquée à toute espèce d’entités, signifie immanence de leur valeur à l’actualité : aucune entité ne pourrait être causa sui si elle n’avait pas d’abord un intérêt pour elle-même qui se découvre dans le rapport de la puissance à la jouissance. L’évaluation qui permet de saisir l’importance des choses dépend d’une auto-évaluation qui s’identifie à la causa sui. C’est pour cette raison qu’il peut dire que la valeur est inhérente à l’actualité elle-même53. Si l’action de Dieu s’applique autant au monde macroscopique que microscopique, il ne saurait y avoir de liberté de Dieu sans liberté des entités issues de la créativité. L'univers se crée autant par Dieu qui intervient dans la concrescence que par la créativité et la liberté : « Une entité actuelle est à la fois produit du passé efficient, et, selon l'expression de Spinoza, causa sui. Sous une forme ou sous une autre toute philosophie reconnaît ce facteur d'autocausalité dans ce qu'elle prend pour un fait ultime. »54 La causa sui spinoziste ne peut atteindre les modes parce qu’elle est étrangère à toute espèce de devenir. Au contraire, pour Whitehead, le procès agit aussi bien dans l’immense que mais dans l’infime, autant dans l’univers que dans les particules événements. Si chaque entité peut agir, c’est parce qu’elle dépend d’événements qui s’étendent dans l’espace et le temps et cette extension de la nature semble imiter la créativité. L’action propre à chaque entité vient à la fois de son rapport aux autres entités mais aussi à son passé et à la visée de son avenir : « Il y a le devenir du donné, qu'on peut trouver dans le passé du monde; et il y a le devenir de l'individu

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immédiat à partir du donné. Ce deuxième devenir est le procès réel immédiat. »55 Si Spinoza exclut la possibilité pour les entités actuelles d’être causa sui, c’est parce qu’il ne reconnaît que la cause efficiente comme mode de transition d'une entité actuelle à une autre entité actuelle. La créativité ne peut être considérée comme catégorie de l’ultime que parce qu’au lieu d’unifier possibilité et actualité, elle permet de penser ensemble la fluence et la permanence, la causalité efficiente et la causalité finale. Dire que ces deux aspects sont « ensemble » ce n’est pas dire qu’ils sont simultanés mais qu’il s’accordent et se complètent dans le procès du monde.

12.7. Nature primordiale et nature conséquente de Dieu Quand Whitehead parle de la nature de Dieu, il distingue deux aspects, sa nature primordiale et sa nature conséquente. A la nature primordiale de Dieu appartient l'expérience conceptuelle et à sa nature conséquente la réalisation qui appelle un sentir physique. Ce que Whitehead appelle l'expérience conceptuelle de Dieu correspond à ce que la métaphysique appelle la conception des possibilités infinies dans l’entendement divin. Pour Whitehead l’expérience conceptuelle de Dieu dépend de sa vision de l’infinité des objets éternels. Mais puisqu'il s'agit d'expérience dans laquelle se réalise le monde, il importe de penser la possibilité infinie avec la réalité finie : « L'autre aspect tire son origine de l'expérience physique dérivée du monde temporel et obtient ensuite de s'intégrer à l'aspect primordial. Par cet aspect, sa nature est déterminée, incomplète, conséquente, « immortelle », pleinement actualisée et consciente. »56 Entre la nature primordiale de Dieu et sa nature conséquente se noue un rapport analogue à celui découvert entre fluence et permanence du monde : par sa nature primordiale Dieu se situe dans la permanence et par sa nature conséquente il agit dans un monde fluent. On ne saurait parler d'antinomie car quand il s'agit de penser le rapport de l'infini au fini, ou du possible au réel, il importe autant d’éviter l’emploi du terme de contradiction57 logique que la référence à la notion de perfection58 : l'actualisation dépend du procès et par suite elle est toujours incomplète. La pensée spéculative de Whitehead demeure étrangère à toute idée d'un infini actuel et requiert un infini potentiel ou en devenir. Le rapport entre Dieu et le monde n'est pas de nature statique mais dynamique car si Dieu crée le monde on peut dire aussi que le monde crée Dieu59. L'opposition entre Dieu et le monde est relative car à travers l'un et

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l'autre c'est la créativité qui permet de passer d'une multiplicité disjonctive à une unité de concrescence dans laquelle les entités ne sont pas subsumés mais gardent des contrastes. Pour réaliser les entités actuelles, la créativité exige les deux pôles de l'actualisation : « Dans chaque actualisation il existe deux pôles concrescents de réalisation — la « jouissance » et l'« appétition », c'est-à-dire le physique et le conceptuel. Pour Dieu, le conceptuel est antérieur au physique, pour le Monde les pôles physiques sont antérieurs aux pôles conceptuels. »60 Ce qui sépare les deux pôles vient de la finitude du pôle physique « exclusif et borné par la contradiction » et du caractère infini du pôle conceptuel « qui embrasse tout et n'est pas borné par la contradiction. » 61 S'il peut y avoir une expérience conceptuelle de l'infini, c'est parce qu'il dépend de l'appétition alors que l'expérience physique liée à la jouissance ne peut être que limitée. La double nature de Dieu, primordiale et conséquente, signifie alors l'antériorité de l’appétition et de la jouissance dans son expérience du monde par rapport à l’expérience conceptuelle : « Dieu et le Monde s'affrontent perpétuellement; ils expriment la vérité métaphysique ultime selon laquelle la vision appétitive et la jouissance physique ont autant de droit l'une que l'autre à prétendre à la priorité dans la création. Mais ce ne sont pas là deux actualisations qui peuvent être séparées l'une de l'autre : chacune est tout en tout. Par conséquent toute occasion temporelle incarne Dieu et s'incarne en Dieu. » 62 La « nature primordiale » de Dieu rend compte de la concrescence du sentir conceptuel liée à la potentialité des objets éternels et aux formes subjectives de la préhension qui transforment les objets éternels en appâts pour le sentir. Sa nature conséquente lui permet de préhender les actualisations de l’univers en évolution mais Whitehead ajoute qu’on peut considérer aussi une troisième « nature surjective » correspondant à la créativité s’exerçant dans la constitution des occasions actuelles. L'opposition entre l'expérience conceptuelle et physique de Dieu ne vient pas d'une opposition entre un entendement qui conçoit et une volonté qui décide mais d'une relation contrastée entre sa vision appétitive et sa nécessaire jouissance physique qui rappelle la relation entre le sujet et le surjet. Cette relation qui intervient dans les occasions d’expérience se retrouve en Dieu sous forme du rapport immanence / transcendance : « La notion de Dieu, qui sera discutée plus loin (voir la cinquième partie), est celle d’une entité actuelle immanente au monde actuel, mais transcendant toute époque cosmique finie — un être à la fois actuel, éternel, immanent et transcendant. La transcendance de Dieu ne lui est pas propre. Toute entité actuelle, en vertu de sa nouveauté, transcende son univers, Dieu compris. »63

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Ce lien de Dieu au monde transforme l'idée du Dieu de la théologie naturelle. Dieu ne se contente pas de voir les possibles car sa vision n'est qu'une modalité du sentir qui implique de la part de Dieu un but subjectif. Dieu sent le monde « en un unisson d'immédiateté »64 et par suite il n'est pas insensible au bien et au mal. Du lien de Dieu au sentir, Whitehead peut ensuite parler d'une sagesse de son but subjectif et d'une justesse du sentir : « La sagesse du but subjectif, dans un tel système achevé, préhende toute actualisation telle qu'elle est — ses souffrances, ses douleurs, ses échecs, ses triomphes, ses joies immédiates — et la justesse du sentir la tisse en une harmonie du sentir universel, qui est toujours immédiat, toujours pluralité, toujours unité, toujours accompagné d'avancée nouvelle, toujours relancé et qui ne périt jamais. »65 Pour créer le monde il suffirait de la créativité mais Dieu, qui en est distinct, ne peut créer sans sentir. Aussi en créant il a « le tendre souci de ne rien voir se perdre »66 De la nature conséquente de Dieu, qui le lie au monde par le sentir, découle également son infinie patience « sauvant tendrement la tourmente du monde intérmédiaire par l'accomplissement de sa nature propre » 67 Il s'agit donc d'une création continuée dans laquelle le sentir et le voir remplacent la volonté et l'entendement : « Il ne crée pas le monde, il le sauve; ou, plus précisément, il est le poète du monde, qu'il dirige avec une tendre patience par sa vision de vérité, de beauté et de bonté. » 68 Si Dieu crée le monde et le monde Dieu, c'est parce que chacun a besoin de l'autre. Par suite de cette complémentarité on peut parler d'une transition de Dieu dans le flux du devenir et d’une transaction de Dieu par rapport à l’actualisation des entités. Dès lors l’opposition ne peut plus être réduite à une contradiction mais devient une forme du contraste : « Dieu est le terrain infini de toute vie de l'esprit, l'unité de la vision cherchant la multiplicité physique. Le Monde est la multiplicité des finis, des actualisations cherchant une unité parfaite. Ni Dieu, ni le monde n'atteignent une complétude parfaite. L'un et l'autre sont aux prises avec le fondement métaphysique ultime, l'avancée créatrice dans la nouveauté. De Dieu et du monde, l'un est l'instrument du progrès de l'autre et réciproquement. »69 Dieu incarne le rapport dynamique de l'unité et de la multiplicité qui prolonge le rapport de sa nature primordiale et conséquente. Sa liberté, qui agit à travers les sentir physiques et conceptuels des occasions d'expérience, concerne surtout le procès général du monde mais non les particularités : « L'unité divine des opérations conceptuelles est un acte librement créateur, libre de toute relation à la particularité du cours des choses. Elle n'est déviée ni par l'amour, ni par la haine, à l'égard de ce qui advient effectivement. Les particularités du monde actuel la présupposent, tandis qu'elle ne présuppose que le caractère métaphysique général de l'avancée créatrice dont elle est la manifestation primordiale. La nature

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primordiale de Dieu est l'acquisition par la créativité d'un caractère primordial. »70

12.8. Dieu comme principe de concrétion Pour Aristote il n’était pas possible de penser Dieu dans le contexte de la création : le seul rôle qu’il pouvait tenir était de demeurer dans sa perfection et se donner comme modèle à tout être dérivé qui aspirait à devenir aussi parfait que lui. Il était premier par sa perfection et ne pouvait intervenir que de loin sur les êtres. A ce Dieu lointain manque le rapport à la réalité ce qui fait dire à Whitehead qu’il faut substituer à Dieu, comme premier moteur, Dieu comme principe de concrétion car le premier moteur n’intervient qu’indirectement dans la réalisation et la concrétion des occasions actuelles. Dieu ne peut être réduit à une possibilité infinie pleinement actualisée, à distance du monde, sinon les entités et les occasions d’expérience, abandonnées à elles-mêmes, s’abîmeraient dans une durée étrangère à toute création. Pour être pleinement parfaite, la possibilité doit demeurer en rapport avec les événements et l’expérience sinon on retrouverait l’être éminemment réel immobile et incapable d’agir sur le monde. Quel rapport Dieu entretient-il avec la réalité ? La relation de Dieu aux occasions réelles n’est pas celle du désir mais de l’inspiration dans la mesure où chaque entité cherche à se créer à partir d’une forme idéale, dite aussi objet éternel. Pour qu’il y ait réalisation et création il faut un ajustement de la possibilité à la réalité et réciproquement. Le problème du rapport de la réalisation au procès consiste à comprendre comment les occasions se développent ensemble les unes par les autres et comment les possibles propres à chacune d’elles s’accordent pour former l’unité d’une conjonction. Sans la catégorie de l’ « êtreensemble », inhérente au procès, on ne pourrait comprendre ni la concrescence, ni la créativité. S’il y a avancée créatrice, c’est parce que l’impulsion vient de la disjonction initiale des occasions multiples tendant à la conjonction. Tout d’abord au sein d’une occasion d’expérience sont inclues d’autres occasions dont les modalités spatio-temporelles ne sont pas nécessairement les mêmes que celles de l’occasion globale : « Toute occasion réelle se manifeste comme un processus : c’est un devenir. En se dévoilant, elle se place parmi une multiplicité d’autres occasions, sans lesquelles elle ne pourrait être elle-même. Elle se définit ainsi comme une réalisation individuelle particulière faisant converger dans ses limites un domaine illimité d’objets éternels. »71 La manière d’être ensemble pour une occasion incluant d’autres occasions comme ses parties ne doit pas être dissociée de

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leurs procès respectifs72. Une occasion actuelle émerge non seulement de l’être ensemble des occasions qu’elle inclut mais aussi d’occasions passées ; cette occasion présente devient à son tour un passé pour une autre occasion qui était son futur et qui va devenir son présent. Ce qui se donne dans la dimension du futur pour l’émergence de l’occasion présente est un objet éternel (possible). Tout comme les occasions actuelles forment une série ordonnée (hiérarchie), les objets éternels qui font leur incursion du futur (possible) dans le présent (actuel) sont également hiérarchisés. Pour qu’il y ait synthèse, l’objet éternel ne doit pas s’insérer dans la trame du schème spatio-temporel ce qui lui ôterait son caractère d’éternité. L’occasion d’expérience, prise dans la synthèse de sa réalisation, doit inclure le caractère analytique propre aux objets éternels. Il y a dans cette synthèse une forme d’extension qui devient le schème de la créativité : la réalisation du possible s’effectue par une sorte de graduation que Whitehead appelle un « envisagement gradué » : « Cet envisagement gradué montre comment le réel inclut ce qui (en un sens) est non-être, un facteur positif de sa propre réalisation. C’est la source d’erreur, de vérité, d’art, d’éthique et de religion. Par cela, le fait se trouve confronté à des alternatives. »73 La potentialité propre aux objets éternels se donne, pour l’entité en train de se réaliser, comme une sorte de non- être hors de portée du devenir. Mais le procès d’actualisation des objets éternels dans des occasions finies comprend des phases. La théorie des objets éternels ne relève de la théologie que dans la mesure où cette dernière dépend de la cosmologie : Dieu ne peut être principe de réalisation à partir des formes idéales que si ces dernières peuvent s’insérer dans l’expérience. Comment s’effectue la transition et la transaction qui conduit de l’individualité des objets éternels à l’individualité des occasions d’expérience ?

12.9. Hiérarchie, individuation et limitation 12.9.1. La hiérarchie des objets éternels et l’individuation L’insertion des objets éternels dans les occasions finies vient-elle du procès cosmique (avancée créatrice) ou de la créativité elle-même ? Invoquer Dieu ou le monde, c’est supposer un rapport entre la possibilité infinie ou l’appétition et la réalisation finie qui implique jouissance. Comme chez Leibniz, l’infinité du monde concerne autant sa possibilité que sa réalisation temporelle : le monde des possibles tend vers la réalisation mais certains possibles sont plus prêts de se réaliser que d’autres. Il était possible

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que César ne franchisse pas le Rubicon mais ce possible était plus loin de la réalité que celui vérifié par l’histoire. Il n’est plus possible d’opposer le réel et l’idéal, le possible et le réel car la réalité est à la fois évaluation à partir d’un sentir conceptuel et réalisation dans un sentir physique. Actualisation, évaluation et réalisation ne seraient pas possibles s’il n’y avait un ordre propre aux possibles s’accordant avec les trajectoires historiques des entités particulières. La pensée spéculative de Dieu ne s’en tient pas à sa double nature mais doit comprendre le rapport de la possibilité abstraite à la réalité concrète, de l’appétition à la satisfaction. La théorie des objets éternels ne relève de la théologie que dans la mesure où cette dernière dépend de la cosmologie. Dieu ne peut être principe de réalisation à partir des formes idéales que si ces dernières peuvent s’insérer dans l’expérience. Le schématisme propre à la pensée rend compte en partie du rapport de ces objets aux occasions finies de l’expérience : « Nous considérons que la réalité entretient une relation essentielle avec une possibilité insondable. Des objets éternels inspirent des occasions réelles ayant des schèmes hiérarchiques, inclus et exclus dans chaque série de discrimination. Une autre vision de la même vérité veut que chaque occasion réelle soit une limitation imposée à la possibilité, et qu’en vertu de cette limitation émerge la valeur particulière de cette configuration de choses. »74 Pour que les objets éternels s’insèrent dans les occasions finies, il faut supposer un ordre dans le procès qui vient de l’union des formes idéales qui conviennent aux faits et semblent alors en émerger. La réalisation suppose la composition des qualités préhendées ainsi que la forme de leur composition : « La forme de composition dicte comment les formes ainsi réalisées dans les données entrent dans un procès fini de composition, accomplissant ainsi une nouvelle actualité avec ses propres exemplifications et ses propres rejets. »75 La difficulté de penser la transition vient de ce qu’elle implique l’insertion progressive de l’objet éternel dans l’expérience. Transition et ingression n’ont de puissance créatrice que si elles se combinent dans le procès. L’ordre cosmologique, qui diffère de l’ordre classificatoire en genres et espèce (Aristote), est plus proche de celui qu’envisageait Russell dans sa théorie des types appliquée au prédicats : pour éviter les antinomies, il s’agissait de fixer des règles pour hiérarchiser les prédicats selon qu’ils s’appliquaient à des individus, à des propriétés d’individus (prédicat d’ordre 1), des propriétés de propriétés d’individus (prédicat d’ordre 2) etc. Cette possibilité de progresser dans la possibilité en allant du simple au complexe, de l’individuel au général, engendre des hiérarchies abstractives finies (niveau fini de complexité) ou infini (tous les degrés de complexité). Entre les prédicats russelliens et les objets éternels de Whitehead, il y a

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plus qu’une analogie car dans les deux cas il s’agit de penser les relations non comme des possibles qui entrent ensuite en relation avec des termes ou des réalités (sense-data) mais comme des réalités. Loin d’être de simples attributs qui s’appliquent à des sujets, les prédicats, comme les objets éternels, ont une réalité faite d’une relation entre potentialité et actualité, continuité et atomicité. L’actualité du prédicat ou de l’objet éternel suppose une sorte d’inventaire de toutes les entités propre à le satisfaire tout comme la proposition se réalise quand le prédicat trouve un modèle dans l’actualité des sujets individuels qui le satisfont. Le rapport entre potentialité et actualité révèle une connexion interne entre l’ordre syntaxique et l’ordre sémantique qui manifeste l’être-ensemble de l’infinité horizontale des relations ou objets éternels et de l’infinité verticale analogue à la hiérarchie des types logiques. L’ingression des objets éternels ne doit pas être comprise comme la réception d’un attribut par un sujet mais comme l’action commune (être-ensemble) de l’objet éternel et de l’entité en devenir. Aussi l’ingression n’est pas une action verticale mais transversale dans la mesure où la réalisation appelle l’action de l’occasion et la potentialité de son appétition : il s’agit, comme pour l’addition de deux vecteurs, de trouver le vecteur résultant. Dans l’appât du sentir se noue une relation entre l’objet éternel et l’occasion à la recherche de sa satisfaction : « La qualité du sentir doit être déterminée par rapport aux objets éternels dont se vêt le sentir dans sa définition de lui-même. C’est un mode d’ingression des objets éternels dans l’occasion actuelle. Mais on peut analyser cette définition de soi en deux phases. D’abord l’ingression conceptuelle des objets éternels dans la double fonction d’être appropriés aux données et d’être des potentiels pour les sentirs physiques. Il s’agit de l’ingression de l’objet éternel dans la fonction d’appât conceptuel du sentir. La seconde phase est l’accueil de cet appât dans la réalité du sentir, ou son rejet. La pertinence de l’objet éternel comme appât est un fait inhérent aux données. En ce sens l’objet éternel est un constituant de l’appât objectif. »76 Le rôle dévolu aux objets éternels n’est pas sans rappeler le monde hiérarchisé des possibles chez Leibniz. De même que certains possibles s’avèrent préférables relativement à un monde donné, on peut dire que certains objets éternels auront tendance à faire une incursion en fonction d’un ordre qui dépend de l’histoire causale propre à une occasion actuelle. L’incursion des objets éternels dépend finalement de l’intensité de valeur propre à toute entité en tant que causa sui. L’absence d’intensité signifie disparition de toute actualité. L’ingression des objets éternels dépend de leur pertinence relativement à l’occasion finie et par suite de leur différence de valeur. Mais l’objet éternel ne suffit pas à déterminer la valeur qui dépend d’un rapport entre changement et permanence dont Dieu est la raison ultime.

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La philosophie spéculative de Whitehead

12.9.2. Limitation et valeur Dans l’« envisagement gradué », la relation de l’éternel à l’événementiel suppose un rapport entre l’être et le non-être. Les occasions, portées par leur passé, tendent vers un futur fait de potentialités qui attendent une détermination à partir du sentir. Les objets éternels, prêts à faire une incursion dans l’expérience, déterminent le sentir du sujet, lui permettant ainsi de sortir de son propre déterminisme qui en fait l’héritier de son passé. Au sein même de l’occasion d’expérience se dessine un double mouvement qui est tension du sujet vers le surjet et en même temps extension du possible vers une occasion d’expérience qu’il va déterminer. Ce double mouvement dans lequel une disjonction initiale se convertit en une conjonction donne une idée de la manière dont Dieu peut agir dans un monde en procès. La limitation des modes apparaît nécessaire à l’individualisation : elle provient de la nécessité logique, inhérente à tout événement, de se conformer à ceux qui précèdent et ceux qui suivront, d’inclure ou exclure certaines relations à d’autres événements. En se limitant, l’occasion se conforme aux événements précédents et acquièrent ainsi de la durée77. La durée sans laquelle il ne saurait y avoir d’expérience et de perception signifie conformité par rapport à ce qui a été mais comme elle est en même temps création, ouverture au futur et attente de nouveauté. Du lien de la limitation à la durée et au choix qui permet d’inclure ou d’exclure naît la valeur : « La restriction est le prix de la valeur. Il ne peut y avoir de valeur sans critères de valeurs antérieurs, pour discriminer l’acception ou le rejet de ce qui est avant le mode d’activité envisagé. Ainsi il y a une limitation antérieure parmi les valeurs, introduisant des contraires, des grades et des oppositions. »78 Le procès de limitation n’a de sens que s’il part de Dieu et se prolonge par la création de soi de l'entité actuelle : elle ne peut être causa sui qu'en excluant ce qui ne peut s'accorder en fonction de son appétition et de la satisfaction recherchée. L’infinie possibilité se concrétise d’abord en Dieu qui est le principe de toute limitation et de toute valeur : « Dieu est la limitation ultime, et son existence est son irrationalité ultime. En effet, il est impossible de donner une raison à cette limitation qu’il est de sa nature d’imposer. Dieu n’est pas concret, mais Il est le terrain de la réalité concrète. »79 Dieu ne provient pas d’un principe métaphysique, la créativité ou liberté, qui déterminerait la réalité d’en haut mais sa limitation vient plutôt d’un « besoin métaphysique ». La description métaphysique de cette situation doit s’accorder avec l’expérience : « Ce qu’on peut connaître de plus de Dieu doit être recherché dans la région des expériences particulières, et repose donc sur une base empirique. L’humanité s’est considérablement divisée

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quant à l’interprétation de ces expériences. Ce Dieu a été nommé respectivement : Jéhova, Allah, Brahman, Père des Cieux, Ordre des Cieux, Cause première, Être suprême, Divinité. Chaque nom correspond à un système de pensée dérivé des expériences de ceux l’ayant utilisé. »80 Entre l’ordre impersonnel de l’univers (déisme) et l’ordre personnel (théisme) de Dieu, émerge l’ordre cosmologique qui inclut permanence et fluence. Dieu ne peut être accessible à l'expérience sans une limitation. Cette limitation, nécessaire à la définitude, ne peut se réaliser sans l’être ensemble de l’inclusion et l’exclusion, de la conjonction et de la disjonction : « Les limitations sont les opportunités. L’essence du fonds (depth) de l’actualité — celui de l’expérience vive — est la définité (definiteness). Maintenant être défini signifie toujours que tous les éléments d’un tout complexe contribuent à un effet unique, à l’exclusion des autres. Le procès créateur est un procès d’exclusion dans la mesure même où il est un procès d’inclusion. Dans cette connexion « exclure » signifie reléguer à la non pertinence dans l’unité esthétique et « inclure » signifie produire de la pertinence pour cette unité. »81 Ainsi l’évaluation du sentir suppose la mise en rapport de l’actualité avec les différents possibles susceptibles de la définir. En liant Dieu à l’expérience du sentir, tout en le maintenant dans l’intemporalité des possibles, l’expérience de Dieu prend une dimension esthétique : l’unité de toute occasion finie renvoie à un certain rapport du temps, de l’espace et de la divinité. Whitehead rappelle plusieurs fois l’importance qu’il donne à l’ouvrage de Alexander, Espace, Temps et Divinité : « Le « temps » se rapporte aux transitions du procès, l’Espace à la nécessité statique de chaque forme d’existence entrelacée, et la divinité exprime l’attrait de l’idéal qui est la potentialité au-delà du fait immédiat. »82 Création et limitation ne signifient pas finitude au sens donné parfois à ce terme mais « définité » impliquant une relation entre actualité et potentialité différente de la relation entre nécessité et contingence. Elles supposent qu’il ne peut y avoir de réalisation sans transition sans appétition et sans jouissance. Si nous pouvons penser Dieu dans le cadre d’une pensée spéculative et non dans le cadre d’une foi, c’est parce que par-delà les faits, il y a l’attrait des formes idéales qui donnent de la valeur à l’actualité. Dieu apparaît donc comme la raison de l’immanence des faits et en même temps de leur transcendance, de la potentialité des objets éternels et de l’actualité des entités. L’importance des faits émerge de l’évaluation tout comme le surjet émerge du sujet : ils sont donnés ensemble mais convergeant dans un au-delà du fait et de l’individu.

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La philosophie spéculative de Whitehead

12.10. Dieu, l’ordre et l’expérience esthétique du monde Comment Dieu peut-il émerger de l’expérience et en même temps l’informer ? Whitehead ne peut décrire la fonction de Dieu dans le procès sans chercher à comprendre comment l’ordre nécessaire à la permanence s’accorde avec la transition et le devenir. Comment les formes idéales ou objets éternels, soustraites au devenir, peuvent s’insérer dans la transaction et la création du monde vécues dans l’expérience métaphysique de la connexité corps / esprit ? L’expérience de Dieu comprend quatre modalités fondamentales : d’abord l’expérience esthétique, ensuite l’expérience de l’unité, de la multiplicité et enfin celle de la transition. Cette dernière signifie plus que le passage puisque, entre le fait antécédent et le fait conséquent, il y a émergence de nouveauté : « Le procès créateur doit ainsi être reconnu (discerned) par lequel une occasion déjà réelle, pénètre la naissance d’une autre instance de valeur vécue (experienced). Il n’y a pas une simple ligne de transition d’occasion à occasion même s’il peut y avoir une ligne dominante. L’ensemble du monde conspire à produire une création nouvelle. »83 Ainsi décrite la transition pourrait apparaître comme une sorte de fusion du fait antécédent dans le fait conséquent. La réalisation suppose l’union de l’idéal avec le fait conséquent ce qui évoque une espèce de fusion d’être et nonêtre. Pour qu’une expérience esthétique nouvelle naisse dans cette fusion, il faut admettre deux principes : le conséquent nouveau doit être évalué en raison de sa pertinence pour éviter de perdre son identité avec sa base (ground) mais il doit être évalué de telle sorte qu’il fasse naître un contraste avec cette base : « Ces deux principes sont dérivés de la doctrine qu’une entité actuelle est un fait d’expérience esthétique. Toute expérience esthétique est sentie comme émanant de la réalisation du contraste sous l’identité. »84 Pour qu’il y ait création, il faut donc qu’entre le fait donné et le fait résultant, entre l'antécédent et le conséquent85, il y ait à la fois identité et contraste. Seul le contraste peut rendre compte de la définité comme expérience de la compatibilité et de l’incompatibilité : sans le contraste nous ne ferions pas l’expérience de ce qu’il appelle les valeurs vives. Ce qu’il appelle fusion ou parfois entrelacement dépend donc d’une synthèse toujours provisoire qui maintient ensemble les éléments compatibles quitte à laisser dans l’ombre ceux qui ne le sont pas. Whitehead parle même d’un principe de contraste qu’on retrouve dans le monde physique : si la matière et la vie évoluent c’est parce qu’ils sont le

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siège de vibrations qui ne sont que des formes de contraste : « Dans le monde physique, ce principe de contraste sous une identité s’exprime dans la loi physique que la vibration entre dans la nature ultime des organismes atomiques. La vibration est la récurrence du contraste avec l’identité de type. Toute possibilité de mesure dans le monde physique dépend de ce principe. Mesurer c’est compter des vibrations. Ainsi les quantités physiques sont des agrégats de vibrations physiques, et les vibrations physiques sont l’expression pour les abstractions de la science physique du principe fondamental de l’expérience esthétique. »86 Le monde physique, pénétré de vibration, peut créer parce qu’il est formé d’organismes vibrants dans lesquels l’identité et le contraste sont en phase : leur accord est une modalité de l’être ensemble nécessaire à la réalisation de toute entité. Au niveau psychophysique on retrouve aussi une expérience du contraste : le corps et l’esprit, en tant qu’occasions finies, ont chacun leur propre histoire et pourtant ils agissent ensemble dans le procès créateur. A une occasion physique dans la vie du corps correspond une occasion mentale dans la vie de l’esprit. On peut dire que l’occasion physique, actualisée, pénètre l’occasion mentale. L’expérience esthétique de la transition révèle donc un rapport transversal allant d’une occasion corporelle à une autre occasion corporelle mais aussi allant d’une occasion corporelle à une occasion mentale : « Ainsi la transition partant de l’occasion corporelle vers l’occasion mentale manifeste une nouvelle dimension de la transition à partir de ce qui est manifesté dans la transition allant d’occasion corporelle en occasion corporelle. »87 L’expérience esthétique du rapport de l’identité et du contraste est aussi expérience de la valeur. Le monde réel, celui qui se réalise dans l’expérience des occasions finies, reste en rapport avec la créativité. Mais comment la créativité s’accorde-t-elle avec l’ordre ? L’ordre du monde ne peut être ni contingent, ni nécessaire : on ne peut concevoir de réalité sans un certain degré d’ordre. Sans ordre du monde, il n’y aurait ni réalité, ni valeur. L’univers révèle une créativité pourvue d’une liberté infinie et le domaine des objets éternels présente des possibilités infinies. On ne peut comprendre l’accord harmonieux entre ces deux infinités sans l’intervention de Dieu qui agit lorsqu’une entité se définit. N’ayant pas d’actualité temporelle, il peut déterminer par limitation et ainsi faire émerger l’entité qui tire tout de son propre fonds. Cela constitue un risque car elle peut s’abstraire de toute société ou connexion aux autres entités d’où résulte le mal. Il ne peut y avoir de valeur de l’agir sans une harmonie entre le fait de la causa sui et le fait de l’appartenance à une société. Entre l’individu et la société se forme un contraste qui peut engendre le mal quand l’action de l’entité n’implique pas la coopération avec d’autres.

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Individus et espèces ne peuvent se renouveler et rénover que si préalablement existe une coopération. Dieu, en tant qu’entité actuelle non temporelle, est la raison du contraste entre individu et société, l’entité en tant que cause de soi et l’entité nouvelle qui émerge de la première. Le contraste permet de penser le rapport entre compatibilité et incompatibilité sans sortir de l’immanence. Dieu devient ainsi la mesure de la consistance esthétique du monde : « Ainsi Dieu est la mesure de la consistance esthétique du monde.. Il y a une constance dans l’action créatrice parce qu’elle est conditionnée par son immanence. »88 L’harmonie du monde implique la limitation de toute occasion finie et par suite, comme chez Leibniz qui parle de perfection, la perfection du monde ne signifie pas l’absence de mal mais une correspondance variable entre le mal et le bien tant au niveau du monde qu’au niveau des occasions finies. On peut donc parler d’une limitation de Dieu dans la mesure où il ne vise l’harmonie que par un rapport toujours variable entre le bien et le mal : « La limitation de Dieu est sa bonté. Il gagne son fond (depth) d’actualité par son harmonie de valuation. Il n’est pas vrai que Dieu soit infini sous tous les rapports. S’il l’était, Il serait mauvais autant que bon. Ainsi cette fusion illimitée du mal et du bien ne signifierait plus rien. »89 Ce Dieu qui parvient à harmoniser l’idéal et les faits, l’individu et le monde est bien immanent et transcendant : « Il n’est pas le monde mais l’évaluation du monde. Abstraite du cours des événements, cette évaluation est une fonction métaphysique nécessaire. En dehors d’elle, il ne pourrait y avoir de détermination de limitation exigé par la réalisation. Mais dans le monde actuel, Il met en présence ce qui est actuel en lui avec ce qui est possible pour lui. Ainsi il résout toute indétermination. »90 A la fin de Procès et réalité, Whitehead emploie des images pour rendre compte de ce qu’on appelle la sagesse de Dieu : il a le tendre souci de ne rien voir se perdre de ce qui peut être sauvé tout en utilisant débris et épaves. Il parle également de son infinie patience et finit par conclure qu’il est le poète du monde : « Le rôle de Dieu n’est pas de combattre la force productive par une autre force productive, ni la force destructive par une autre force destructrice ; il réside dans le labeur patient de l’irrésistible rationalité de son harmonistation conceptuelle. Il ne crée pas le monde, il le sauve ; ou plus précisément, il est le poète du monde, qu’il dirige avec une tendre patience par sa vision de vérité, de beauté et de bonté. »91 Alors que Kant retrouvait Dieu à partir d’un ordre moral, Whitehead croit que l’ordre moral n’est qu’un aspect de l’ordre esthétique qui dépend du procès du sentir92.

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Notes 1

PR, 393 [247].

2

PR, p. 528 [343] ; « Descartes, suivant en cela une tradition qui remonte à l'origine même de la philosophie, déduit une preuve de l'existence de Dieu de la notion de perfection. Son argument échoue, car il abstrait Dieu de l'univers historique, et par suite sa conclusion repose sur des expressions sans aucun sens en ce qui concerne l'inconnu. Nous sommes nous et nos relations dans l'univers. » MP, p. 133. 3

Whitehead veut éviter toute conception irrationnelle de Dieu qui introduirait Dieu comme être qui échappe à la physique et à la métaphysique : « En premier lieu, Dieu ne doit pas être traité comme une exception aux principes métaphysiques dans leur ensemble et invoqué pour les sauver de la ruine. Il en est la manifestation maîtresse. » PR, 528 [343]. La théologie comme la métaphysique relèvent donc bien de la cosmologie : il ne saurait être question de savoir si l'un est la servante de l'autre. 4

Religion in the Making, p. 50 (RM).

5

RM, p. 48.

6

« Dans les conférences précédentes l’expérience religieuse était considérée comme un fait. » RM, p. 86. 7

RM, p. 17.

8

SMM, p. 221.

9

RM, p. 87

10

SMM, p. 222-3.

11

Aristote, Métaphysique, Livre ,7, Tome II, p. 678-9, trad. fr. Tricot.

12

Aristote, id.

13

Aristote, id.

14

Si Whitehead examine la théologie aristotélicienne, c’est non seulement parce qu’elle dépend d’une cosmologie mais aussi parce que la question vraiment importance n’est pas tant celle de l’existence que celle de la vie de Dieu. Si le principe coïncide avec la vie du monde, c’est parce qu’il ne peut y avoir d’acte et de perfection sans jouissance (enjoyment). L’acte est à la fois appétition et jouissance simultanées en Dieu et successives pour les entités actuelles. L’actualité de Dieu comprend sa puissance infinie et pour cette raison, Aristote peut parler d’une vie divine parfaite et éternelle : « Et la vie appartient à Dieu, car l’acte de l’intelligence est vie, et Dieu est cet acte même ; et l’acte subsistant en soi de Dieu est une vie parfaite et éternelle. Aussi appelons-nous

422

La philosophie spéculative de Whitehead

Dieu un vivant éternel et parfait ; la vie et la durée continue et éternelle appartiennent donc à Dieu, car c’est cela même qui est Dieu. » Métaphysique, , 7, p. 683. 15

SMM, p. 202-3.

16

PR, p. 529 [344].

17

PR, id.

18

PR, p. 531 [345].

19

PR, pp. 340-1 [208].

20

PR, p. 521 [338].

21

PR, p. 532 [346].

22

AI, p. 248.

23

La notion de dualité, omniprésente dans la cosmologie de Whitehead, pourrait être liée à l’idée de vibration ou de mouvement oscillatoire : au niveau des particules cela exprime la simultanéité d’un changement et d’une répétition. 24

PR, p. 533 [347].

25

PR, id.

26

PR, p. 534 [348].

27

PR, p. 522 [339].

28

PR, id.

29

PR, p. 523 [339].

30

PR, p. 523 [340].

31

« Ainsi, à présent, on soutient généralement qu’un être purement spirituel est nécessairement immortel. La doctrine ici développée ne donne pas de garantie pour une telle croyance. Elle est entièrement neutre sur la question de l’immortalité, ou de l’existence d’êtres purement spirituels autres que Dieu. » RM, p. 110-11.

32

PR, p. 524 [340].

33

PR, p. 159 [82].

34

PR, id.

35

AI, p. 307. La formule latin fait allusion à l’inscription de cette formule sur les cadrans solaires : « Les heures passent mais elles sont mises à notre propre compte. » 36

AI, id.

37

AI, p. 306.

38

AI, p. 305

Chapitre 12 — Cosmologie et théologie

423

39

Il le définit comme le Napoléon de la pensée ce qui pour un anglais ne peut avoir qu'un sens péjoratif.

40

PR, p. 342 [210].

41

PR, p. 343 [210].

42

AI, p. 305.

43

AI, p. 305.

44

PR, p. 343 [210].

45

PR, p. 345 [212].

46

PR, p. 349 [214].

47

PR, p. 530 [345].

48

SMM, p. 207.

49

PR p. 175 [93].

50

PR, p. 72 [21].

51

PR, p. 167 [88].

52

MP, p. 113.

53

RM, p, 100.

54

PR, p. 256-7 [150].

55

Id.

56

PR, p. 531 [345].

57

« Une simple contradiction logique ne peut en soi indiquer plus que la nécessité de réajustements, peut-être mineurs des deux côtés » SMM, p. 214. 58

« Répétons-le, la « perfection » est une idée qui hanté l’imagination de l’homme. Elle ne peut être ignorée. Mais son attachement au royaume des formes est entièrement injustifié. Qu’en est-il de la forme de la boue, des formes du mal et des autres formes d’imperfection ? Il y a beaucoup d’appartements dans la maison des formes. » MP, p. 91.

59

PR, p. 535 [348].

60

PR, id.

61

PR, id.

62

PR, p. 535 [348].

63

PR, p. 175 [93-4].

64

PR, p. 531 [346].

424

La philosophie spéculative de Whitehead

65

PR, p. 531 [345-6].

66

PR, p. 532 [346].

67

PR, p. 531 [346].

68

PR, p. 532 [346].

69

PR, p. 535-6 [348-49].

70

PR, p. 529 [344].

71

SMM, p. 205.

72

« Les actualités de l’univers sont des procès d’expérience, et chaque procès un fait individuel. L’univers dans sa totalité est l’assemblage progressif de ces procès. » AI, p. 257. 73

SMM, p. 206.

74

SMM, p. 203.

75

MP, p. 111.

76

PR, p. 164 [86].

77

L’élimination concerne les données incompatibles mais elle n’implique pas la négation : « Or, l’élimination elle-même est un fait positif, de sorte que l’arrière-plan des données écartées ajoute une tonalité de sentir à la pulsation toute entière. Aucun fait de l’histoire, personnelle ou sociale, ne peut se comprendre tant que nous ne savons pas à quoi il a échappé, et de combien peu il s’en est fallu. Vous ne pouvez pas comprendre pleinement l’histoire des races européennes de l’Amérique du Nord sans référence au double échec de la domination espagnole sur la Californie au xixe, et sur l’Angleterre au xvie siècle. » MP, p. 111.

78

SMM, id.

79

SMM, p. 208.

80

SMM, id.

81

RM, p. 113.

82

MP, p. 122.

83

RM, p. 113.

84

RM, p. 115.

85

« La base est formée de tous les faits du monde, déjà actuel et choisis en fonction de leur proportion de pertinence. Le conséquent est constitué de toutes les formes idéales de possibilité, classé selon leur proportion. Le choix de la base actuelle provient de la créativité d’un fait actuel se transformant en une nouvelle forme en raison du fait luimême. » MP, p. 151.

Chapitre 12 — Cosmologie et théologie

86

RM, p. 116.

87

RM, p. 117.

88

RM, p. 99.

89

RM, p. 153.

90

RM, p. 159.

91

PR, p. 532 [346].

92

425

« La doctrine métaphysique ici exposée découvre que le fondement du monde réside dans l’expérience esthétique, plutôt que — ainsi qu’on le voit chez Kant — dans l’expérience cognitive et conceptuelle. Tout ordre est donc ordre esthétique et l’ordre moral consiste simplement dans certains aspects de l’ordre esthétique. Le monde actuel est le résultat de l’ordre esthétique et l’ordre esthétique dérive de l’immanence de Dieu. » RM, p. 105.

Conclusion Notre interprétation de la pensée de Whitehead impliquait la mise en perspective des travaux mathématiques, physiques et métaphysiques afin de saisir la continuité d’une pensée qui n’a cessé de chercher des permanences dans le procès. Nous nous demandions s’il y avait un dénominateur commun entre le Treatise of Universal Algebra et Religion in the Making. A première vue on voit mal comment on peut passer de l’étude des vecteurs à l’étude des valeurs. S’il y a problème, c’est parce qu’on suppose un conflit entre l’évolution temporelle et la cohérence de l’ensemble : la pensée serait soumise à la double nécessité externe qui la fait dépendre d’événements et à la nécessité interne de suivre une visée plus ou moins claire. Il nous a semblé que la pensée de Whitehead, qui refuse tout dualisme, toute bifurcation, échappe à cette expérience d’une pensée écartelée entre la science et la philosophie, les mathématiques et la métaphysique. Si Procès et réalité mérite d’être considéré comme un ouvrage de première importance, il ne peut être évalué, conformément aux principes déclarés de sa métaphysique, qu’en rapport avec les ouvrages passés et à venir. La cosmologie du Procès et la métaphysique de Modes de pensée supposent la philosophie naturelle de Concept of Nature, An Enquiry concerning the Principles of Natural Knowledge, la philosophie symbolique de Symbolism et l’apport des travaux mathématiques (algèbre et géométrie).

1. Méditation, spéculation et schématisation Le plus souvent les philosophes ne s’intéressent aux sciences que parce qu’ils y voient une étape préparant la pensée vraie : même s’ils ne disent pas explicitement que la science ne pense pas, ils supposent qu’il n’y a que la philosophie qui peut donner des raisons et dire la vérité. Naïve, la science a besoin d’une métascience comme la métaphysique, la phénoménologie transcendantale (Husserl), la logique (Wittgenstein, Carnap), dépositaire de la pensée vraie. Quine1 a amplement développé les paradoxes naissant d’une telle pensée et souhaité quitter le terrain incertain de l’empirisme logique (dogmes) ou du transcendantal (mythe de la signification) pour une approche naturaliste de la science. Whitehead a une tout autre idée de la pensée : prise dans le procès du monde, elle ne peut s’identifier à la méditation. Parler de philosophie spéculative implique que la pensée ne se réfléchit pas à partir d’une instance unificatrice, le je, la conscience pure. Une telle abstraction n’a guère de place dans une

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La philosophie spéculative de Whitehead

pensée qui fait du monde non un objet mais un milieu qui inclut le sujet : l’idée d’une pensée pure, méditative, à l’abri des apparences, illusions ou paradoxes de l’expérience, perd toute pertinence. La spéculation n’a de sens que si on admet qu’il n’y a qu’une pensée, la pensée homogène : la pensée hétérogène commence par une mise à distance préalable du monde pour retrouver une unité et une identité qui est celle de la conscience informant préalablement l'expérience. Aucune pensée ne peut s’abstraire du sentir dans lequel le sujet en procès tente de se projeter dans un monde également en procès. Alors que la pensée méditante se détourne de l’espace et au temps, la pensée spéculative s’arcboute sur l’expérience par une tension entre son passé et son avenir. Au lieu de se replier vers un soi mythique, la conscience pure, elle prend appui sur le sujet / surjet et s’élance vers l’avenir. Elle ne recherche pas la pureté transcendantale mais pense en intégrant affects et émotions donnés dans l’expérience. La philosophie spéculative rompt avec la pensée méditante centrée sur l’intimité du moi et de la pensée. Pour penser sur le mode de la méditation, la pensée doit commencer par un retrait et s’achever dans une pensée de la pensée qui est celle du cogito. Dans ses Méditations Descartes éloigne d’abord l’esprit des sens (abducere mentem a sensibus) et cherche un fondement en Dieu qui accorde l’infini divin à la finitude humaine mais ne retrouve le monde que sur le mode de la vraisemblance. Quand Husserl reprend la démarche méditative de Descartes (Médiations cartésiennes), il commence par une réduction phénoménologique qui suspend la croyance à l’existence du monde pour accueillir ses reflets et ses échos dans la vie de l’ego transcendantal comme rapport de la pensée pensante (noèse) et de la pensée pensée (noèse). La philosophie spéculative retrouve la vie du monde comme procès conduisant du fini à l’infini pour revenir au fini2. Distincte de la pensée réflexive, la pensée spéculative ne cherche ni l’unité, ni l’identité mais découvre que permanence et flux, répétition et différence, identité et contraste convergent dans le procès infini du monde. Puisqu’il ne s’agit pas de retrouver les choses et le monde par projection de l'intérieur vers l'extérieur mais de préhender des entités données dans la couche événementielle, la pensée préhende les choses par une approximation qui est aussi une schématisation. Si Whitehead accorde une grande importance à la constitution de schèmes, ce n’est pas parce qu’il vise la constitution d’un système de catégories. La schématisation résulte d’un ajustement de deux mouvements, celui de la préhension des entités dans le fini et l’approximation de la totalité de sorte qu’on ne sait plus très bien si c’est le fini qui tend à l’infini ou si c’est l’infini qui cherche à se limiter. Le schématisme ne renvoie pas à une raison universelle mais à cette raison décrite dans La fonction de la raison entre la raison d’Ulysse et la raison de Platon.

Conclusion

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2. Modélisation et sociétés Du point de vue de la philosophie spéculative qui vise l’ajustement du concret et de l’abstrait, le rapport de la métaphysique aux mathématiques et aux autres sciences ne se pose plus dans les mêmes termes que pour la philosophie idéaliste. Les derniers travaux de Whitehead rappellent le lien profond qui unit les mathématiques à la métaphysique. Dans deux textes3 parus en 1937 et 1941, il souligne la relation interne des mathématiques au procès, ce qui l’éloigne des thèses logicistes : les tautologies qui résultent de l’identité, nécessaire à la déduction logique, dépendent aussi des transitions et du procès4. Bien que sa conception des mathématiques ait évolué, on s’aperçoit qu’il a cherché un équilibre entre la base (rapport à l’expérience) et le sommet (système d’axiomes). Il y a une analogie entre son projet d’unification des différentes algèbres et le projet hilbertien de fonder les géométries à partir d’un système d’axiomes très général : chaque géométrie particulière en prélève quelques uns pour former des systèmes soumis aux exigences logiques de cohérence et d’indépendance. Mais Hilbert qui, à la suite de Frege, cherche un fondement logique pour les mathématiques, remonte à une science fondamentale, la métamathématique conçue comme théorie de la démonstration. Pour Whitehead les mathématiques ne peuvent être réduites à de simples formalismes logiques suspendus à des systèmes d’axiomes adéquats : elles doivent aussi servir à la description de l’expérience. L’algèbre et la géométrie tournent autour de la notion de modèle (Pattern) qui a pris plusieurs significations tant en logique qu’en mathématique. Mathématiciens et ingénieurs construisent des modèles pour vérifier certaines relations entre des variables intervenant dans certains domaines de la réalité. Un modèle géométrique par exemple consiste en un groupement d’entités (points, lignes, surfaces etc.) à partir de relations : il s’agit d’explorer les relations implicites inclues dans la configuration ainsi définie. Ainsi un modèle assure la même fonction qu’un schème : il est à mi chemin de l’abstrait et du concret, de l’idéal et du réel, de la théorie et de la pratique. Cette conception de la modélisation diffère de la conception logique qui conçoit les modèles dans la perspective d’une sémantique : un modèle pour une théorie logique renvoie à un domaine scientifique qui vérifie (satisfaction d’une fonction propositionnelle) les relations définies dans les axiomes. D’un point de vue logique, les modèles restent des ensembles d’entités abstraites alors que du point de vue cosmologique un modèle inclut des relations abstraites qui rendent possible la description de ses entités actuelles. Pour Whitehead les modèles impliquent une relation interne entre la permanence des objets et la variation des entités préhendées. La fonction centrale des modèles s’accorde parfaitement avec sa métaphysique : toute entité ne peut être définie

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qu’à partir de sociétés qui l’englobent mais toute entité est en même temps une société enveloppant d’autres entités. La diversité des géométries et des algèbres doit permettre un ajustement des sociétés à la pluralité des relations en fonction des différentes configurations (Pattern). La science ne peut se comprendre à partir de conditions posées par une raison universelle qui fait abstraction du procès de l’expérience. Les conditions de possibilité de l’expérience ne peuvent être considérées ni comme des schèmes, ni comme des modèles parce qu’elles proviennent d’une subjectivité et d’un solipsisme (le je pense qui accompagne toutes mes représentations) s’opposant à l’idée de société fondée sur la relation d’appartenance et d’inclusion de toute entité à des entités plus générales. La science et la vérité émergent à la fois de la pensée et de l’univers qui enveloppe la possibilité de toute pensée. Si le procès est la forme ultime de toute réalité, cela implique qu’il ne peut y avoir d’autosuffisance aussi bien dans le fini que dans l’infini : « La notion d’autosuffisance complète d’un élément (item) de connaissance finie est l’erreur fondamentale du dogmatisme. Tout élément, quel qu’il soit, n’a de signification et de vérité qu’à partir de sa pertinence inanalysée par rapport à l’arrière-plan qui est l’univers infini. Même la notion la plus simple de l’arithmétique n’échappe pas à cette inéluctable condition d’existence. N’importe quelle partie de notre connaissance tire sa signification du fait que nous sommes des facteurs dans l’univers et sommes dépendants de l’univers pour chaque détail de notre expérience. »5 La relation interne de la science à l’expérience signifie que la finitude de tout modèle indique une sorte d’inachèvement venant d’une tension du fini vers l’infini et d’une détente de ce dernier vers le fini. Platon avait une conception plus dogmatique des modèles dans la mesure où il les identifie à des formes ultimes qui régissent la succession contingente des événements. Ses successeurs à l’académie identifient les formes idéales aux nombres. Mais une telle métaphysique se heurte aujourd’hui à l’idée renouvelée de l’expérience dans le cadre d’un empirisme radical (W. James). En cherchant à dériver l’arithmétique de la logique (Frege) et les mathématiques d’une métamathématique (Hilbert), on se heurte à des paradoxes (Russell) ou à l’incomplétude de tout système d’axiomes (Gödel) prétendant formaliser l'arithmétique élémentaire. Whitehead, qui évoque la réaction de Frege à l’objection de Russell, ne parle pas des théorèmes de limitation de Gödel. L’incomplétude prend chez lui une signification ontologique : « Même dans l’arithmétique vous ne pouvez pas vous débarrasser de la référence subconsciente à l’univers infini. Vous ne pouvez abstraire les détails qu’à partir d’une totalité et vous imposez ensuite des limitations à votre abstraction. Souvenez-vous qu’un refus de penser n’implique pas la non-existence d’entités pour la pensée. »6 Les mathématiques dépendent donc de la cosmologie et du procès et la modélisation ne se réduit

Conclusion

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pas au rapport abstrait (axiomes) / concret (modèles) mais dépend du procès qui manifeste l’entrelacement du fini et de l’infini. L’influence de la pensée grecque, tournée vers l’idée d’immobilité et de perfection, a contribué à laisser dans l’ombre les formes du procès qui impliquent la transition et la création 7 . Les préhensions supposent des compréhensions à savoir une délimitation finie dans une occasion d’expérience ce qui suppose un lien interne entre percevoir une entité et percevoir un modèle : de même qu’il n’y a pas d’élément qui n’appartienne à une classe ou une société, il ne peut y avoir d’entité sans modèle. La finitude d’un modèle se confond avec son incomplétude puisque les modèles préhendés sont inséparables du procès du percevant et du monde qui les inclut. Parler de modèles dans ce cas, c’est comprendre un rapport interne entre la forme de notre expérience (l’incursion des objets et des objets éternels) et son contenu toujours variable en fonction des occasions d’expérience. La pensée spéculative n’est pas donc pas une pensée à la recherche de modèles immuables et vrais mais elle épouse la modélisation qui s’effectue dans la préhension perceptive quand se noue la relation d’une entité abstraite (quantité, nombre, etc.) à une qualité sensible.

3. Mathématique et métaphysique La pensée whiteheadienne ne dissocie pas l’ordre géométrique de l’ordre algébrique qui rend possible une description de ce qui échappe à la raison transcendantale. Tant que la science mathématique est réduite à n’être que l’instrument des autres sciences, elle ne peut atteindre aucune réalité. Dès lors on peut alors réduire sans difficulté l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie à la logique par voie axiomatique. Mais ensuite on se perd inévitablement dans des recherches interminables, paradoxales sur des fondements dont le sens varie : recherche de l’unité ? de la certitude ? de l’infaillibilité ? de la cohérence des axiomes ? Les recherches sur les fondements d’une science ou de la pensée présupposent que, ne pouvant atteindre le réel et le vrai en aval, on le cherche désespérément en amont. Une pensée en quête de fondement a perdu tout lien avec le monde qu’elle prend pour objet de réflexion et finit par s’épuiser dans la constitution d’une métascience qui filtre l’expérience par la médiation du langage ou de la conscience. Dans Remarks (1937), Whitehead répond à une question de John Dewey qui se demande si « l’interprétation fonctionnelle génétique » est compatible avec « l’interprétation formelle mathématique ». La question pose non seulement le problème du rapport des mathématiques à la cosmologie du procès mais celui de comprendre comment les modèles peuvent décrire la réalité à partir d’une expérience qui n’est claire qu’en surface et reste toujours imprégnée de vague et de confusion.

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De l’animal à l’homme on constate que la conscience sensible et la pensée éprouvent le besoin d’exemplifier en choisissant cette chose-ci ou cette choselà. Dans le langage, l’exemplification s’effectue par le mot « de » qui singularise la référence. Quand on parle de la taille, de la hauteur ou du poids, on est obligé d’ajouter de « ceci », de « cela », d’ « un tel » ou d’ « un tel ». Cette particule qui noue une relation entre le concret et l'abstrait change de signification en fonction des phrases. Il en va de même de «...est... » dans une proposition. Quand le logicien affirme que S est P, il parle de la propriété (péité) de S qui varie en fonction du sujet : les termes « de », « est » fonctionnent comme des déictiques et la prédication devient alors une modalité particulière de la référence. Les particules du langage révèlent le caractère à la fois concret et abstrait de la désignation. Mais d'une phrase à l'autre la signification varie de sorte qu'un même terme peut avoir plusieurs significations : « Les petits mot « est », « et », « ou », « ensemble » sont des pièges d'ambiguïtés. »8 L'algèbre présente l'avantage d'être une « langue bien faite » permettant de traduire les données d'un problème sous forme d'équations avant d'effectuer des transformations qui maintiennent l'invariance de signification des données. L’algèbre ne peut rendre compte de la complexité des données de l’expérience que parce qu’elle est un langage stable, écrit, qui permet de suppléer les insuffisances du langage ordinaire : « La méthode algébrique inclut la plus grande découverte pour pallier en partie les défauts du langage. Dans cette méthode le procédé est de choisir quelques notions concernant les interconnexions les plus simples de choses ; on exprime ces connexions par les mots « est », « de », « et », « ou », « plus », « moins », « plus que », « moins que », « équivalent à » et ainsi indéfiniment. On choisit un petit groupe de tels termes en partant du principe que de telles expressions les contenant peuvent à nouveau entrer en relation à partir de ces mêmes notions. »9 Les notions de base, qui correspondant aux particules du langage ordinaire, gardent la même signification dans différents modèles : aussi on les désigne par des lettres qui deviennent des variables réelles. Si l’algèbre peut être considérée comme une science exemplaire, c’est parce qu’elle suppose l’invariance des termes de connexion de base, l’invariance des entités auxquelles se réfèrent les variables et la consistance des modèles (sociétés) rassemblant des entités pour une configuration donnée. Les principes de l’algèbre expriment le fait que ces modèles sont en quelque sorte des schèmes reliant la généralité des principes formels aux facteurs accidentels. Les lois de composition (interne et externe) révèlent des possibilités de transformation et d’invention qui rapprochent les constructions algébriques de l’activité créatrice de l’univers : « Les connecteurs de base sont les principes formels mathématiques. Mais les variables réelles sont les facteurs spécifiques accidentels. La connexion des accidents ne relève pas d’un pur principe

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mathématique formel. Elle est le fait accidentel concret de ces accidents ainsi connectés. Cette suffusion10 du connecteur par les choses est l’expression la plus générale du caractère fonctionnel génétique de l’univers. Elle explique aussi le vague qui entoure la vision métaphysique. Nous sommes incapables d’achever l’approximation en dégageant les principes des accidents de leur exemplification. »11 L’algèbre permet de traduire la dimension métaphysique du procès pris entre la nécessité des principes et la contingence des événements. Ainsi l’approche fonctionnelle-génétique ne contredit pas l’approche mathématico-formelle pas plus que l’approximation de l’infini ne contredit sa nécessaire limitation. Les mathématiques donnent l’exemple d’une science qui pense ensemble l’abstrait et le concret, la généralité de la pensée et l’exemplification de l’expérience. Penser ensemble cela ne veut pas dire penser en dehors du procès car l’être-ensemble touche aussi bien ce qui est donné dans le temps que ce qui est donné dans l’espace. Il n’est pas possible de penser sans exemplification mais au fur et à mesure qu’on s’élève dans l’abstraction on atteint des idéaux dont on peut se demander s'ils ne sont pas des chimères. Comment distinguer l'abstraction vide de l'abstraction nécessaire à toute pensée ?

4. La limitation de l’expérience Les derniers textes de Whitehead renvoient souvent à l’empirisme radical plus proche d’un empirisme esthétique que d’un empirisme transcendantal. L’expérience à laquelle pense Whitehead n’a plus rien à voir avec l’expérience décrite par Kant dans l’esthétique transcendantale. La forme ne vient plus d’une sensibilité informée par l’entendement mais émerge d’un fond obscur, confus qui rend difficile l’abstraction des facteurs dans les faits, des événements dans la durée. Loin d’être le foyer vers lequel convergent les rayons réfractés par les sens, la conscience n’est qu’un effet de contraste d’un procès qui fait intervenir autant le corps que l’esprit12. A l’opposition du clair et distinct qui fonde le pouvoir législateur de la raison succède le contraste du discerné et du discernable. Le rôle de la philosophie est moins de critiquer que de décrire l’expérience. L’analyse ne vise pas l’abstraction mais la reconnaissance d’une permanence qui émerge du procès tout comme les objets se dessinent et se reconnaissent dans le flux événementiel. D’une telle conception de l’expérience, on ne peut attendre une conception « cognitiviste » de la philosophie : il ne s’agit pas de juger, connaître mais de s’approcher et s’approprier ce qu’il y a dans l’expérience de la nature et du monde. La dimension du vécu, inhérente à l’expérience, révèle par delà les idées claires et distinctes, la relation des facteurs aux faits, des détails à la totalité qui les enveloppe : « Dans notre

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expérience il y a toujours l’arrière-plan vague dont nous partons et auquel nous revenons. Nous ne disposons pas (we are not enjoying) de la maison de poupée finie des choses claires et distinctes dépourvues de toute ambiguïté. Au fond de l’obscurité plane toujours la menace du vague de l’univers qui nous a engendré. » 13 En réduisant la pensée à la recherche des idées claires et distinctes, les philosophes ont considéré l’univers du point de vue de Dieu comme si nous pouvions avoir une connaissance adéquate des idées fondamentales. Cette conception de la connaissance, qui joint empirisme et métaphysique, évoque les pensées de Spinoza et Leibniz réfractaires à l’idée de théorie de la connaissance. Ils se bornent à parler de genres de connaissance en fonction de critères qui vont de l’obscurité à la distinction, à l’adéquation jusqu’à la connaissance intuitive : l’idée réfère à l’objet selon des modalités multiples. L'idée de fonder la connaissance ne peut venir qu'à ceux qui pensent le rapport obscur / clair, confus / distinct à partir de la raison : il est alors inévitable que la projection de celle-ci dans l’expérience s’identifie à une sorte de filtrage qui tient pour insignifiant ce qui échappe aux formes et aux concepts purs de l’entendement. Cet empirisme esthétique, indissociable de la métaphysique du procès, retrouve la liaison intime de la pensée au sentir, de l'expérience physique à l'expérience conceptuelle. Aussi la pensée ne peut commencer par le doute ou la critique qui implique la recherche d'une frontière séparant le certain de l'incertain, le vrai du douteux, l’obscur du clair. Pour comprendre comment la raison peut imposer des limites, il faut présupposer un dualisme primitif de l’intuition et de l’intelligence. La force de la réponse kantienne à Hume est de dire que ce qui est naturel (habitude) n’est pas fondamental car ce qui est lié par les associations naturelles ne peut l’être sans avoir été déjà lié par la conscience qui constate la liaison. On ne peut connaître sans reconnaître et Kant montre que la reconnaissance s’effectue au niveau transcendantal. Mais par la suite se posera le problème du rapport du transcendantal à l’empirique, de la raison à l’expérience. L’expérience sera marquée par le dualisme de l’a priori et de l’a posteriori, de la forme et de la matière. Désormais la connaissance ne pourra reconnaître dans l’expérience que ce qu’elle y aura introduit. La conception kantienne des limites repose sur la disjonction exclusive et méconnaît cette fonction de la raison liée à l’art de vivre dont le rôle consiste à conjoindre et disjoindre, inclure et exclure simultanément. L’idée de limite dans la perspective critique n’a de sens que par rapport à une raison à la recherche de la clarté et la distinction. L'arrière-plan de l'expérience montre que la clarté et la distinction s'acquièrent le plus souvent au détriment de l'adéquation. Aussi toute limite ne peut être pensée que comme limitation de l’illimité : toute société, tout groupement d’entités inclut et exclut à la fois. Le

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rapport inclusion / exclusion ne dépend pas de lois propres à la raison mais agit dans toute préhension d’entités. La cosmologie du procès exclut l'idée d'égologie sur laquelle se fonde la philosophie transcendantale mais inclut une topologie fondée sur la notion d’ensemble ouvert. L'âme, le corps, le moi sont des ouverts, des sociétés dont l'ordre se transforme en fonction du procès cosmique. Toute société, prise dans le flux cosmique, reste inachevée, incomplète : la pensée qui préhende ces sociétés demeure dans le mouvant, ce qui rend impossible la pensée de limites imposées par la raison. Au lieu d’être structurée par une logique transcendantale, l’expérience manifeste un ordre topologique en phase avec l’ordre cosmologique. L’idée d’ouverture remplace l’idée de limite et contribue à accorder la finitude, issue de l’expérience, à l’infini du procès. Comment pourrait-on alors opposer l’intériorité à l’extériorité14 si l’ouverture, qui se manifeste à la fois dans les événements et les sociétés, ne permettait d’accorder la genèse et l’émergence, la transition et la transaction des choses et du monde ? Dire que ce qui se donne dans l’expérience a une dimension topologique, c’est dire qu’il y a des sociétés qui évoluent sans cesse et par suite la notion de limite ne peut être a priori. Une telle idée de l’ouverture ne peut être confondue avec l’ouverture au monde soutenue par la phénoménologie. Le monde ne peut être réduit au rôle d’horizon pour la conscience. La conscience du monde appartient au monde et ne peut échapper au procès. La réduction phénoménologique tout comme le lien de l’étant à l’être impliquent une remontée en amont (fondement) qui finit par se perdre dans des entités aussi abstraites que la conscience pure avec ses corrélations noético-nomématiques ou la différence ontico-ontologique. La cosmologie ne prétend pas être une science fondamentale parce qu’elle ne se pose pas la question du fondement. En prise sur la réalité événementielle grâce à l’expérience primitive de la durée, elle découvre la pensée dans ce mouvement de va et vient entre le passé et le futur, la cause et l’effet, la nature antécédente et conséquente de Dieu qui se manifestent dans l’expérience sous forme de vibrations, de pulsations auxquelles nous participons (préhensions). De cette ouverture inhérente à l’expérience dérive une pensée nomade qui va et vient entre les savoirs, entre logique et esthétique, entre science et métaphysique, entre éthique et esthétique. Une telle pensée ne peut se déployer dans des régions (ontologies régionales) mais se glisse dans les intervalles, les interstices15, les limites parce que c’est là qu’agit le procès et c’est là qu’on peut reconnaître l’importance des événements et des faits. Ainsi conçue, l’idée de limite n’est plus inhérente à la raison mais indique des transactions sousjacentes aux transitions ; la pensée spéculative consiste à s’ajuster à une relation en train de se créer et à évaluer l’importance des faits à partir du vécu du sujet / surjet.

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La dimension topologique de l’expérience nous ouvre au labyrinthe de l’expérience dans lequel se nouent, se dénouent et se renouent les fils à partir desquels l’univers, le corps et la pensée avancent dans le procès cosmique.

5. La vie entre ingression et émergence L’idée de vie s’en trouve radicalement modifiée. On ne peut plus considérer l’esprit et la conscience comme les seuls centres de vie. Vivre c'est d'abord agir à partir d'un mouvement de convergence allant du passé vers le futur. Par suite on ne peut agir par la simple imagination car la vie n’est rien sans son actualisation dans les entités multiples. L’actualisation réalise le passage du continu au discret, de l’ondulatoire au corpusculaire : l’idée de passage exclut toute forme de négation ou de contradiction. La vie émerge du sentir par des contrastes qui viennent de ce que l’expérience est formée de multiples strates allant de l’obscur à l’adéquat. Le principe de contraste qui agit déjà dans la matière se retrouve dans la vie et l’expérience du sentir. Le dualisme de l’âme et du corps vient de ce qu’ayant réduit l’expérience à des formes a priori, on ne parvient plus à reconnaître les contrastes : la connaissance provient alors d’une alternative entre obscur ou clair, confus ou distinct, conjonction (synthèse) ou disjonction (analyse). L’expérience du procès révèle la pénétration réciproque du physique et du mental : « L’occasion physique pénètre l’occasion mentale, comme déjà actuelle et comme contribuant à son fondement. »16 Il ne s’agit plus d’une simple transition mais d’une transaction qui fait passer la potentialité du passé à l’actualité du présent et à la virtualité de la pensée ; dans ce passage quelque chose s’est créé et a laissé sa trace dans le sujet. L'actualisation devient expérience d'une émergence et d’une convergence qui manifeste la valeur de toute occasion actuelle. Le rapport du physique et du mental devient alors un cas particulier du rapport du fini à l’infini. La pensée du procès devient pensée de la création : la théologie, trop soucieuse de sauver la transcendance de Dieu, ne peut comprendre comment il peut y avoir de la nouveauté dans l'expérience. Les théologiens sont impuissants à comprendre l’émergence de Dieu dans le monde et dans chaque occasion. Seul Spinoza explique comment Dieu s’insère dans les attributs, dans les modes donnant à chacun la puissance d’être mais sans toutefois leur donner la puissance ultime de créer : le passage de la joie à la béatitude pourrait signifier le passage de l’être comme puissance (conatus) à l’être comme création de soi. Mais comment s’effectue cette transition ? Whitehead dispose du concept d’émergence mais y-a-t-il une expérience de l’émergence ? Dans ses derniers livres, il insiste sur le caractère singulier, primordial de l’expérience esthétique qui nous découvre l’importance des

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choses : « Ma croyance intime est qu’à présent, en raison du fait que cela a été négligé, le point de départ est cette partie de la théorie de la valeur que l’on nomme esthétique. »17 L’esthétique fonde à la fois la logique et la théologie car l’harmonie du monde ne se réduit pas à la disjonction exclusive beauté / laideur mais au contraste entre compatibilité et incompatibilité. Si l’esthétique tient une telle place dans la cosmologie whiteheadienne, c’est parce qu’elle met en évidence la relation interne de la contemplation et de l’action. Cette philosophie spéculative, imprégnée de pragmatisme, tend à réconcilier la théorie et la pratique, la pensée et l’action. La vérité devient une relation subordonnée à l’évaluation primordiale agissant dans le sentir 18 . La philosophie ancienne opposait la contemplation à l’action comme l’unité s’oppose à la multiplicité. Agir c’était s’éloigner de son centre, se disperser et s’évanouir. Pour Whitehead l’action ne dépend pas d’une pensée préalable qui devrait la diriger : l’action dépend aussi du procès et d'un rapport entre passé et avenir, appétition et satisfaction. Si la pensée est une forme de réalisation, elle se trouve prise dans l’intervalle qui lie la pensée pensante à la pensée pensée, dans la différence de potentiel séparant l’appétition de la satisfaction. Pensée, joie et jouissance finissent alors par se confondre Partant de l’identité de l’agir et du penser, on ne peut plus considérer le pragmatisme comme une philosophie de l’efficacité et du rendement. Se demander si une idée ou une théorie « marche », cela signifie qu’il doit y avoir un accord entre appétition et satisfaction. La jouissance de la réalisation, issue de la réussite, révèle une harmonie entre le monde et moi, entre l’univers et l’individu qui rend difficile de savoir si c’est l’univers qui s’enrichit de l’individu ou l’individu qui jouit de sa participation à l’univers : « Il y a une unité de l’univers, jouissant d’une valeur et (par son immanence) la partageant. Considérons par exemple la subtile beauté d’une fleur dans une clairière isolée d’une forêt primitive. Aucun animal n’a jamais eu la subtilité d’expérience lui permettant de jouir de toute sa beauté. Et pourtant cette beauté est un fait grandiose dans l’univers. Quand on regarde l’ensemble de la nature, que l’on considère combien fugitive et superficielle a été la jouissance animale de ses merveilles, et que l’on réalise combien les cellules séparées et les pulsations de chaque fleur ont été incapables de jouir de l’effort total — alors le sens de la valeur des détails pour la totalité commence à poindre dans notre conscience. »19 Le rapport de la puissance à la jouissance fonde l’évaluation primordiale qui fait correspondre le désir et le sentir. La vérité n’est qu’un écho lointain de l’importance reconnue immédiatement dans les occasions d’expérience. De l’expérience esthétique émergent la logique, la métaphysique, l’éthique et la religion20.

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Notes 1

Quine connaissait les travaux logiques de Whitehead dont il a suivi des cours. L’idée de naturaliser l’épistémologie le rapproche de la pensée cosmologique. Mais il accorde plus d’importance au langage que Whitehead. 2

Ce qui rend difficile la conception whiteheadienne des objets éternels, c’est qu’il faut les comprendre non pas sur le mode de la participation mais comme le résultat d’une insertion et d’une émergence, d’une limitation de l’infini et d’une aspiration du fini à l’infini. On rencontre l’idée de chiasme mais inhérente au procès. 3

« Remarks », (R) The Philosophical Review, Vol. 46, Nr. 2 Mar, 1937 et et 1941) ; Mathematics and the Good, The Philosophy of Alfred North Whitehead, Edited by Paul Arthur Schilpp, Northwestern University, 1941.

4

« Toutes les notions mathématiques font référence au procès de l’entremêlement. La notion même de nombre se réfère au procès de passage des unités individuelles au groupe composé. Le nombre final n’appartient à aucune des entités ; il caractérise la façon dont l’unité du groupe a été atteinte. C’est ainsi que même l’énoncé « six égale six » n’a nul besoin d’être interprété comme une pure tautologie. On peut le considérer comme signifiant que six, en tant que dominant une forme particulière de combinaison, aboutit à six comme caractérisant un datum pour un procès ultérieur. » MP, p. 114. 5

« Mathematics and the Good » (MG), in The Philosophy of Alfred North Whitehead, Edited by Paul Arthur Schilpp, p. 670. 6

MG, p. 672.

7

« Dans la compréhension que les Grecs avaient de cette science, la notion de transition restait à l’arrière-plan. Chaque nombre, chaque rapport, chaque forme géométrique manifestait un accomplissement statique. Le nombre « douze », (dans leur conception) n’avait pas de référence à la création ; pas davantage le rapport « six à deux », ni la forme géométrique du cercle. Ces formes idéales étaient pour eux sans mouvement, impénétrables, et se suffisaient à elles-mêmes — chacune représentant une perfection qui lui était particulière. Telle fut la réaction de la pensée grecque aux notions fondamentales des mathématiques. L’esprit humain fut ébloui par des aperçus d’éternité. Le résultat de cette révélation fut que la philosophie grecque — au moins dans son école la plus influente — conçut la réalité ultime sous la forme d’existences statiques, douées d’interrelations intemporelles. La perfection était sans relation avec la transition. » MP, p. 102. 8

R, p. 182.

9

R, p. 183.

Conclusion

439

10

Ce terme proche de l'idée de subsomption (Frege) ajoute l'idée de relation interne : les connecteurs (particules) unifient les entités désignées tout comme les sociétés et les modèles unifient à partir du procès.

11

R, p. 184.

12

« L’émergence de la conscience animale, puis humaine, est le triomphe de la spécialisation. Elle est étroitement liée à l’évolution à partir de l’expérience sensorielle claire et distincte. Il y a abstraction à partir de la masse vague des sentirs primaires, et concentration sur la clarté relative de quelques détails qualitatifs. Tels sont les sensa. » MP, p. 140. 13

R, p. 179.

14

Whitehead parle du caractère non-exhaustif de la connaissance mais cette caractéristique s’applique aussi à la perception et au rapport de l’âme et du corps : « Ce caractère peut être métaphoriquement représenté en disant que la nature perçue a toujours une bordure effrangée. Par exemple, il y a un monde au-delà de la pièce à laquelle notre vue se limite, connu de nous comme complétant les relations spatiales des entités discernées à l’intérieur de la pièce. La jonction du monde intérieur à la pièce avec le monde extérieur n’est jamais nette. Un flot de sons et de facteurs plus subtiles dévoilés à la conscience sensible pénètre du dehors. Chaque type de sens a son groupe propre d’entités distinctes qui sont connues comme en relation avec des entités non discernées par ce sens. Par exemple, nous voyons quelque chose que nous ne touchons pas et nous touchons quelque chose que nous ne voyons pas, et nous avons un sens général des relations spatiales entre l’entité dévoilée à la vue et l’entité dévoilée au toucher. » CN, p. 70. 15

Qu’on ne puisse séparer les mathématiques de la métaphysique se voit dans cette notion d’interstice qui prolonge la théorie des « interpoints » (points d’intersection) développés dans le mémoire de 1906. Ce qui est important émerge des limites parce que la limite n’est rien sans un système de relations liéés à des voisinages tout comme le point ne peut émerger sans l’intersection de droites. Puissance et importance émergent de ce qui advient dans les bords de l’expérience.

16

RM, p. 116.

17

R, p. 117.

18

Bergson montre que le pragmatisme implique une conception de la réalité comme redondance et surabondance. La vérité ne peut plus être comprise comme adéquation mais comme invention : « Nous inventons la vérité pour utiliser la réalité, comme nous créons des dispositifs mécaniques pour utiliser les forces de la nature. On pourrait, ce me semble, résumer tout l’essentiel de la conception pragmatiste de la vérité dans une formule telle que celle-ci : tandis que pour les autres doctrine une vérité nouvelle est une découverte, pour la pragmatisme c’est une invention. » « Sur le pragmatisme de William James » in La pensée et le mouvant. 19

MP, p. 141.

440

20

R, p. 186.

La philosophie spéculative de Whitehead

Table Introduction ........................................................................................................................... i 1. Continuité et évolution de l’œuvre ................................................................................................... i 2. Le rapport de la philosophie à la logique, à la physique et aux mathématiques ..................... ii 3. Interprétation et vérité..................................................................................................................... iv 4. La philosophie spéculative comme intégration de l’ordre et de la vie...................................... vi 5. Plan....................................................................................................................................................viii

Chapitre 1 Algèbre et géométrie Extension et ordre.............................................................. 1 1.1. Algèbre universelle et algèbre ordinaire ..................................................................................... 2 1.2. Les multiplicités à n dimensions de Riemann ............................................................................ 3 1.3. La théorie de l’extension de Grassmann..................................................................................... 5 1.4 Le calcul de l’extension de Whitehead ......................................................................................... 8 1.5. Déduction des propriétés descriptives et projectives .............................................................. 13 1.6. Espace projectif : points propres et impropres........................................................................ 16 1.7. Genèse de l’espace géométrique : Poincaré .............................................................................. 19 1.8. Construction psycho-physique de l’espace géométrique........................................................ 22 1.9. Fondements naturels de la géométrie ........................................................................................ 23

Chapitre 2 Géométrie et perception Espace et matière........................................................ 31 1. La géométrie et l’expérience .......................................................................................................... 32 1.1. Poincaré ......................................................................................................................................................33 1.2. Einstein .......................................................................................................................................................36

2. Géométrie et monde sensible chez Jean Nicod ............................................................................ 37 3. Géométrie, logique et monde matériel.......................................................................................... 38 4. Classification des concepts nécessaires à la description du monde matériel.......................... 40 5. Comment les corps occupent l’espace .......................................................................................... 43 6. Le temps du sens commun.............................................................................................................. 45 7. Le sens de la relation partie / tout ................................................................................................. 46 8. Localisation et occupation de l’espace : la relation d’inclusion ............................................... 48 9. Percevoir et localiser : le transfert symbolique........................................................................... 49

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La philosophie spéculative de Whitehead

10 Géométrie du monde sensible ....................................................................................................... 51 11. Lieux de tension et rectilignité : projecteurs et vecteurs ......................................................... 53

Chapitre 3 Temps et durée Stratification de l’espace-temps................................................ 61 1. Géométrie et relativité..................................................................................................................... 62 2. L’éther et la nature : le caractère originaire de la notion d’événement ................................. 64 3. La réinterprétation de la simultanéité.......................................................................................... 66 4. La critique einsteinienne de la simultanéité ................................................................................ 68 5. Instantanéité et simultanéité .......................................................................................................... 70 6. La cogrédience comme relation primitive de l’espace et du temps.......................................... 74 7. Les strates de la durée : les moments............................................................................................ 75 8. Les séries temporelles et les espaces instantanés ........................................................................ 78 9. La congruence et le problème de la mesure................................................................................. 79 10. Le temps est-il dans la nature ou dans l’esprit ? ...................................................................... 81

Chapitre 4 ........................................................................................................................... 91 Philosophie naturelle .......................................................................................................... 91 1. Rapports entre pensée et perception de la nature ...................................................................... 91 2. Critique de la bifurcation en nature causale et nature apparente ........................................... 94 3. Connaissance adjectivale et connaissance par connexité .......................................................... 96 4. Uniformité de la nature et de l’espace-temps .............................................................................. 98 5. L’espace-temps : apparence ou réalité ? ...................................................................................... 99 6. L'externalité de la nature et la structure des événements ....................................................... 101 7. La diversification de la nature ..................................................................................................... 103 8. La relation d’extension ................................................................................................................. 105 9. Aux limites de l’événementiel : individuation et idéalisation ................................................. 107 10. L'abstraction comme approximation de l'infini ..................................................................... 109 11. La théorie des particules événements ....................................................................................... 111 12. L’abstraction comme reconnaissance....................................................................................... 115

Chapitre 5 ......................................................................................................................... 123 Matière et organisme ........................................................................................................ 123 1. Matière et géométrie...................................................................................................................... 124 2. Logique aristotélicienne et matérialisme : le sophisme du concret mal placé...................... 125

Table des matières

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3. Le matérialisme mécaniste : Galilée et Newton ........................................................................ 127 4. Matérialisme et dualisme.............................................................................................................. 128 5. Matière, espace et temps : le sophisme de la localisation simple............................................ 129 6. Champs et particules ..................................................................................................................... 130 7. Le continuum extensif : potentialité et atomicité...................................................................... 132 8. Organisme et évolution ................................................................................................................. 134 9. Les rythmes de la vie : vibrations, périodes, et pulsation........................................................ 136 10. Sociétés, ordre et époque cosmique........................................................................................... 140 11. Ordre et procès : les pulsations d’actualité ............................................................................. 143

Chapitre 6 ......................................................................................................................... 149 Le procès de la vie subjective Immanence et transcendance............................................. 149 1. L’analyse de l’expérience.............................................................................................................. 150 2. Conscience et subjectivité ............................................................................................................. 153 3. Le sujet dans l’expérience ............................................................................................................ 154 4. Sujet, substance et procès ............................................................................................................. 156 5. La subjectivité et la puissance de juger ...................................................................................... 158 6. Subjectivité et connaissance ......................................................................................................... 160 7. Le principe de subjectivité : subjectivisme et solipsisme......................................................... 161 8. La réforme du principe de subjectivité et son impact sur la conception de la conscience . 163 9. La conscience comme puissance de contraste ........................................................................... 165 10. La mémoire et l’héritage corporel ............................................................................................ 166 11. Conscience, temps et procès ....................................................................................................... 168

Chapitre 7 ......................................................................................................................... 181 Philosophie symbolique Signifiance naturelle et rapport symbolique............................... 181 1. La signifiance de la nature ........................................................................................................... 182 2. La connexité événementielle et la connexion causale ............................................................... 185 3. Le rapport symbolique.................................................................................................................. 187 4. L’objectivation comme abstraction naturelle ........................................................................... 189 5. La perception comme interprétation : le langage..................................................................... 191 6. L’unité organique du symbole et de la signification................................................................. 194 7. La symbolique du langage et son lien avec la nature : l’expression corporelle ................... 197

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La philosophie spéculative de Whitehead

8. Le rôle des impressions visuelles et l’oubli du sentir corporel ............................................... 200 9. Hume et la causalité....................................................................................................................... 202 10. La transmission du sentir et le corps ........................................................................................ 204 11. Interprétation, projection et supplémentation........................................................................ 206

Chapitre 8 L’incomplétude de la science La raison d'Ulysse et de Platon ........................ 215 1. Science entre théorie et pratique ................................................................................................. 216 2. Les faits entre le concret et l’abstrait ......................................................................................... 218 3. Le « fait complet ».......................................................................................................................... 220 4. Du fait à la loi ................................................................................................................................. 222 5. De la loi formule à la loi modèle .................................................................................................. 223 6. La construction scientifique comme relation entre description et explication .................... 226 7. La science dans le procès de la nature ........................................................................................ 229 8. Les lois comme habitudes de la nature....................................................................................... 230 9. L’ordre immanent à l’expérience : ordre observationnel et conceptuel............................... 232 10. La hiérarchie des objets .............................................................................................................. 234 11. Objets sensibles et objets éternels ............................................................................................. 239 12. La construction comme expérimentation imaginative........................................................... 241 13. Le schématisme de la raison spéculative : la raison d’Ulysse et la raison de Platon ........ 244 14. La recherche d’une science unitaire : métaphysique et cosmologie .................................... 248

Chapitre 9 ......................................................................................................................... 257 Indication, dénotation et prédication ................................................................................ 257 1. Faits, phrases et propositions....................................................................................................... 258 2. Analyse logique et expérience métaphysique ............................................................................ 262 3. Relation interne entre propositions et faits................................................................................ 265 4. Indication et signification ............................................................................................................. 267 5. Le langage, la parole et l’écriture................................................................................................ 270 6. La proposition, le sujet et le sentir .............................................................................................. 272 7. Les propositions indicatives et la singularité des faits ............................................................. 274 8. Prédication et abstraction............................................................................................................. 276 9. Généralité des propositions métaphysiques............................................................................... 279 10. Fondement des propositions probables .................................................................................... 282

Table des matières

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11. Logique et arithmétique dans le procès ................................................................................... 284

Chapitre 10 Interprétation et évaluation ........................................................................... 295 1. Les sujets logiques et l’objectivation de la proposition............................................................ 296 2. L’être-ensemble des entités .......................................................................................................... 299 3. La récognition entre sentir physique et sentir conceptuel....................................................... 301 4. Les sentirs propositionnels ........................................................................................................... 303 5. Les sentirs d’imagination.............................................................................................................. 307 6. Proposition et jugement ................................................................................................................ 308 7. Perceptions authentiques et inauthentiques .............................................................................. 311 8. Croyance et formes subjectives ................................................................................................... 312 9. Affirmation et négation................................................................................................................. 314 10. Vérité cohérence et vérité correspondance du jugement ...................................................... 315 11. Objectivation et évaluation ........................................................................................................ 318 12. Interpréter et évaluer .................................................................................................................. 319 13. La relation de vérité et l’apparence .......................................................................................... 322 14. La relation de beauté et la relation de vérité........................................................................... 324 15. Logique et esthétique : harmonie et dissonance ..................................................................... 326

Chapitre 11 Ethique et esthétique ..................................................................................... 335 1. Fait et importance.......................................................................................................................... 336 2. Description métaphysique de l’expérience ................................................................................ 339 3. L’émergence naturelle des valeurs vives .................................................................................... 341 4. Puissance de l’organisme : création de valeur .......................................................................... 344 5. L’endurance de l’événement : l’éternel dans l’éphémère ....................................................... 346 6. Importance du moi : les contrastes de la vie subjective........................................................... 349 7. Corps, cosmos, et vie...................................................................................................................... 352 8. « Vivre, bien vivre et mieux vivre » ............................................................................................ 354 9. La vie comme création et jouissance de soi................................................................................ 360 10. Appétition et satisfaction ............................................................................................................ 363 11. Organisme et société.................................................................................................................... 367 12. L’émergence de l’individu.......................................................................................................... 371 13. Expression et procès : harmonie et incompatibilité ............................................................... 373

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La philosophie spéculative de Whitehead

Chapitre 12 Cosmologie et théologie................................................................................. 387 1. Dieu et l’expérience religieuse du monde................................................................................... 388 2. Dieu et le premier moteur d'Aristote.......................................................................................... 391 3. Flux et permanence ....................................................................................................................... 394 4. Dieu et l'immortalité objective..................................................................................................... 397 5. La concrescence.............................................................................................................................. 400 6. Whitehead et Spinoza.................................................................................................................... 404 7. Causa sui et créativité ................................................................................................................... 406 8. Le double aspect du devenir individuel...................................................................................... 407 9. Nature primordiale et conséquente de Dieu .............................................................................. 409 10. Dieu comme principe de concrétion.......................................................................................... 412 11. La hiérarchie des objets éternels et l’individuation ............................................................... 413 12. Limitation et valeur ..................................................................................................................... 416 13. Dieu, l’ordre et l’expérience esthétique du monde ................................................................. 418

Conclusion ........................................................................................................................ 427 1. Méditation, spéculation et schématisation ................................................................................. 427 2. Modélisation et sociétés................................................................................................................. 429 3. Mathématique et métaphysique .................................................................................................. 431 4. La limitation de l’expérience........................................................................................................ 433 5. La vie entre ingression et émergence .......................................................................................... 436

Table ................................................................................................................................. 441

Collection « Chromatiques whiteheadiennes » CW1 : Michel Weber, La dialectique de l’intuition chez A. N. Whitehead : sensation pure, pancréativité et contiguïsme. Préface de Jean Ladrière, 2005. (391 p. ; ISBN 3-937202-55-2 ; 75 ) CW2 : François Beets, Michel Dupuis et Michel Weber (éditeurs), Alfred North Whitehead. De l’algèbre universelle à la théologie naturelle, 2004. (377p. ; ISBN 3-937202-64-1 ; 79 ) CW3 : Jean-Marie Breuvart (éd.), Les rythmes éducatifs dans la philosophie de Whitehead, 2005. (255 p. ; ISBN 3-937202-85-4 ; 96 ) CW4 : Alfred North Whitehead, La science et le monde moderne, Traduction intégrale par Henri Vaillant, relue et introduite par Jean-Marie Breuvart, 2006. (247 p. ; ISBN 3-938793-10-4 ; 85 ) CW5 : François Beets, Michel Dupuis et Michel Weber (éditeurs), La science et le monde moderne d’Alfred North Whitehead — Alfred North Whitehead’s Science and the Modern World, 2006. (445 p. ; ISBN 3-938793-07-4 ; 98 ) CW6 : Alfred North Whitehead, Les principes de la connaissance naturelle & Le principe de relativité et ses applications en physique. Traductions de Henri Vaillant relues par Sylviane Schwer, Introduction de Michel Weber, 2007. [en préparation] CW7 : Guillaume Durand, Des événements aux objets. La méthode de l’abstraction extensive d’Alfred North Whitehead. Préface de Michel Malherbe, 2007. (467 p. ; ISBN 3-938793-36-8 ; 129 ) CW8 : Guillaume Durand et Michel Weber (éditeurs), Les principes de la connaissance naturelle d’Alfred North Whitehead — Alfred North Whitehead’s Principles of Natural Knowledge, 2007. (280 p. ; ISBN 978-3-938793-64-0 ; 89 ) CW9 : Nicholas Rescher, Essais sur les fondements de l'ontologie du procès. Traduit de l’anglais et préfacé par Michel Weber. Traduction relue par l’auteur, 2006. (299p. ; ISBN 3-938793-16-3 ; 89 ) CW10 : Philippe Devaux, La cosmologie de Whitehead. Tome I, L'Épistémologie whiteheadienne, Édité par Michel Weber, Préface de Paul Gochet, 2007. [en préparation]