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French Pages 124 Year 2015
Les origines de l’abbaye cistercienne d’Orval
bibliothèque de la revue d’histoire ecclésiastique fascicule 99
Sous la direction de Jean-Marie Yante
Les origines de l'abbaye cistercienne d'Orval
Actes du colloque organisé à Orval le 23 juillet 2011
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Illustration de couverture : Charte de confirmation par Gilles, seigneur de Cons, d’un legs à l’abbaye d’Orval, 1199 (n.st.) [Archives de l’État à Arlon, Abbaye Notre-Dame d’Orval, n° 2] © 2015, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2015/0095/60 ISBN 978-2-503-55529-4 Printed in the EU on acid-free paper
Table des matières
Jean‑Marie Yante Avant‑propos.................................................................................................................. 1 Jean‑Marie Yante Le comté de Chiny aux xie et xiie siècles................................................................. 5 Paolo Golinelli Mathilde de Toscane/Canossa et les monastères fondés entre les Ardennes et l’Italie du Nord du temps de son premier mariage ........ 17 Jackie Lusse De Trois‑Fontaines à Orval : la tradition claravalienne........................................ 27 Table ronde sur les origines d’Orval Jean‑Marie Yante À propos des origines d’Orval. État historiographique........................................ 53 René Noël La fondation de l’abbaye d’Orval : l’apport des textes.......................................... 59 Paul‑Christian Grégoire Les origines d’Orval. Apport des fouilles entre 1962 et 1970............................. 73
Philippe Mignot et Denis Henrotay À propos des origines d’Orval. Les sources archéologiques................................. 79 Frans Doperé L’étude des techniques de taille des pierres comme outil dans la recherche sur les débuts de l’abbaye cistercienne d’Orval�������������������� 103 Jean‑Marie Yante Quelques avancées significatives sur les origines d’Orval..................................... 115
Avant‑propos
Jean‑Marie Yante
Alors que se profilait à l’horizon la commémoration du « neuvième centenaire » de l’abbaye d’Orval, programmée pour 1970, la date d’implantation d’une communauté monastique en ce lieu était remise en question. Une exposition mémorable, pérennisée par un riche catalogue1, et la publication d’un recueil de contributions scientifiques sur le passé orvalien2 accréditaient toutefois au sein du grand public mais aussi dans certains milieux scientifiques la tradition d’une triple fondation, la première correspondant à l’arrivée en 1070 de bénédictins calabrais bénéficiant probablement de la générosité de la célèbre comtesse Mathilde de Toscane, alors épouse du duc de Haute‑Lotharingie3. Mais les scientifiques ne « désarmaient » pas. Le Professeur Georges Despy, de l’Université libre de Bruxelles4, puis son collègue René Noël, des Facultés universitaires Notre‑Dame de la Paix à Namur et de l’Université catholique de Louvain, à Louvain‑la‑Neuve5, constituaient peu à peu un dossier solidement étoffé. De son côté, le Père Paul‑Christian Grégoire, largement impliqué dans les fouilles menées dans la décennie 19606 ainsi que dans plusieurs projets éditoriaux7, se faisait le défenseur de la « triple fondation ». Un dialogue « difficile » s’instaurait Orval, neuf siècles d’histoire, Orval, 1970. Aureavallis. Mélanges historiques réunis à l’occasion du neuvième centenaire de l’abbaye d’Orval, Liège, 1975. 3 Des chanoines réguliers les auraient remplacés en 1110, avant l’arrivée des cisterciens en 1131 ou 1132. 4 G. Despy, Cîteaux dans les Ardennes : aux origines d’Orval, dans Économies et sociétés au Moyen Âge. Mélanges offerts à Édouard Perroy (Publications de la Sorbonne. Série « Études », 5), Paris, 1973, p. 588‑600. 5 R. Noël, Quatre siècles de vie rurale entre la Semois et la Chiers (1050‑1470), livre I : Connaissance des hommes et des choses (Université de Louvain. Recueil de travaux d’histoire et de philologie, 6e sér., 11 ; Centre belge d’histoire rurale. Publication 24), Louvain, 1977, p. 272‑285, annexe v : « De la légende aux documents faux. Les premiers temps de l’abbaye d’Orval ». 6 Voir notamment [P.‑]C. Grégoire, Contributions à l’histoire de l’abbaye d’Orval. L’ancien cloître. Historique de son évolution. Fouilles de 1961‑1962, dans Le Pays gaumais, 24‑25 (1963‑1964), p. 159‑276 ; Id., Les secrets de l’ancienne église abbatiale d’Orval, ibid., 46‑47 (1985‑1986), p. 19‑84. – Pour une bibliographie exhaustive sur les origines d’Orval, on renvoie à J.‑M. Yante, À propos des origines d’Orval. État historiographique, dans le présent volume. 7 Ainsi P.‑C. Grégoire, Orval au fil des siècles, t. I : L’essor d’une abbaye, Orval, 1982 ; t. II : Épanouissement, destruction, relèvement, Orval, 1992 ; Id., L’abbaye d’Orval au fil des siècles, Metz, 2002 ; Id., Orval. Le Val d’Or depuis la nuit des temps, Metz, 2011.
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entre partisans de l’une et l’autre « école8 ». Quatre décennies après le « neuvième centenaire », alors que les passions se sont apaisées, que de nouveaux acteurs sont entrés en jeu et que l’archéologie médiévale dispose de techniques inédites ou radicalement renouvelées, le moment est venu de faire de point. C’est dans cet esprit que l’A.S.B.L. Aurea Vallis et Villare a mis en chantier le colloque Orval à ses origines & les origines d’Orval qui s’est tenu le 23 juillet 2011 dans la Halle à charbon des anciennes Forges d’Orval, à Villers‑devant‑Orval, à quelques centaines de mètres de l’abbaye. Au cours de la matinée, quatre exposés sont consacrés au contexte politique et religieux dans lequel intervint l’implantation d’une communauté monastique, que celle‑ci doive être datée de 1070 ou corresponde à l’arrivée des cisterciens en 1131 ou 1132. La présentation du cadre spatio‑temporel est confiée à Jean‑Marie Yante, professeur à l’Université catholique de Louvain. Celui‑ci examine le comté de Chiny aux xie et xiie siècles comme formation politique, évoque les subdivisions ecclésiastiques au sud‑ouest de l’archevêché de Trèves et repère les établissements religieux qui y sont établis, de plus ou moins longue date, ou y détiennent des droits ecclésiastiques et/ou laïcs. La place que s’y ménage la jeune communauté cistercienne dans la seconde moitié du xiie siècle est pareillement scrutée. Le rapport liminaire met encore en exergue quelques spécificités du statut des populations du comté, essentiellement du point de vue juridique, et esquisse l’appareil défensif ainsi que les structures d’échanges alors en place. Mathilde de Toscane, mal aimée dans ses terres de Lorraine mais étroitement rattachée par la tradition à la fondation d’Orval, retient l’attention de Paolo Golinelli, professeur à l’Université de Vérone. Celui‑ci s’intéresse plus précisément aux rapports de la comtesse avec les monastères fondés entre les Ardennes et l’Italie septentrionale du temps de son mariage avec Godefroid le Bossu, duc de Haute‑Lotharingie. Il ne soumet pas à un examen critique la tradition d’une triple fondation mais admet que, au cours des deux années qu’elle passa en Lorraine après son mariage en 1069, Mathilde a pu s’investir dans la création d’Orval. Il avoue par contre sa perplexité concernant la provenance calabraise des religieux qui seraient venus s’établir en 1070, et se demande s’il ne s’agirait pas d’un « très petit groupe d’ermites pérégrinant », peut‑être de camaldules, communauté religieuse présente en Toscane à cette époque9. Par un glissement lexical, des religieux camaldulenses n’auraient‑ils pas été qualifiés de calabrenses ? Quant à Jackie Lusse, maître de conférences honoraire de l’Université de Nancy 2, il étudie le rôle de l’abbaye de Trois‑Fontaines, première fille de Clairvaux, dans l’expansion de la filiation de ce monastère, se focalisant sur les fondations contemporaines de l’abbatiat de saint Bernard. Celles‑ci se situent toutes dans les diocèses de Châlons ou de Verdun, à l’exception toutefois d’Orval appartenant à celui de Trèves, et sont implantées sur les marges forestières des diocèses. Et l’orateur de rappeler que, pour les tenants de la triple fondation orvalienne, c’est à l’abbé de Clairvaux que se serait 8 R. Noël, Les débuts monastiques à Orval. Avant‑réponse à l’article de Chr. Grégoire, dans Le Pays gaumais, 38‑39 (1977‑1978), p. 117‑119. 9 L’ordre camaldule a pour origine la fondation par saint Romuald d’un petit ermitage en Toscane vers 1023, suit la règle de saint Benoît et reçoit des privilèges pontificaux en 1072 (A. Duval, Camaldules, dans Encyclopaedia Universalis [en ligne], consulté le 5 janvier 2015).
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adressé l’évêque de Verdun, Adalbéron III de Chiny, pour réaliser l’opération préparée par les deux ecclésiastiques lors du concile de Reims en 1131. Enfin, Marie‑Élisabeth Henneau, maître de conférences à l’Université de Liège, présente Le monachisme masculin et féminin au diocèse de Trèves (xii e‑xiii e siècles10). L’après‑midi de la rencontre offre l’occasion de fructueux échanges entre des archéologues et des historiens impliqués, de plus ou moins longue date, dans le dossier des origines d’Orval. À l’entame de la séance, Jean‑Marie Yante résume les positions adoptées ou les hypothèses avancées par des travaux scientifiques s’échelonnant des années 1950 à la première décennie du xxie siècle, les débats aussi, parfois houleux, que d’aucunes sus citèrent. L’apport des textes, au demeurant moins nombreux qu’on ne le souhaiterait, est passé au crible de la critique historique par René Noël, dont les travaux et ceux de feu Georges Despy, on l’a déjà rappelé, ont largement contribué à la remise en question de la tradition d’une triple fondation. À la fois historien patenté de l’abbaye et, avec François Bourgeois puis Joseph Mertens, cheville ouvrière des fouilles menées dans la décennie 1960, le Père Paul‑Christian Grégoire (Nancy) livre à son tour une interprétation des textes et des « archives du sol ». La parole échoit ensuite à un trio d’archéologues. Philippe Mignot et Denis Henrotay, tous deux attachés à la Direction de l’Archéologie au Service public de Wallonie, proposent (par la voix du premier) une relecture critique de fouilles remontant à plus de quarante ans. Leur absence sur le chantier et la difficulté d’exploiter notes, croquis et photos hérités de leurs devanciers, compliquent singulièrement la tâche. Le terrain et les sols ne leur étant toutefois pas totalement inconnus, grâce aussi aux acquis particulièrement importants d’un demi‑siècle d’archéologie médiévale, ces auteurs apportent une contribution essentielle au dossier. Celui‑ci est pareillement enrichi par les observations de Frans Doperé, chercheur associé à la Katholieke Universiteit Leuven, spécialisé dans l’étude des techniques de taille des pierres, notamment sur les chantiers cisterciens. Il appartient alors à Jean‑Marie Yante de synthétiser l’apport des textes et de leur tradition et celui des témoignages archéologiques, de distinguer, autant que faire se peut, les acquis incontestables, les « certitudes » échappant à toute critique fondée, les « traditions » nullement étayées par des témoignages de l’une ou l’autre nature, et les actuelles hypothèses de travail susceptibles, à plus ou moins brève échéance, d’être confirmées ou infirmées. Il va sans dire que, sans l’appui intellectuel et matériel de la communauté de l’abbaye Notre‑Dame d’Orval, sans le dévouement des membres de l’A.S.B.L. Aurea Vallis et Villare et de son président, le Docteur Marc Heyde, sans les encouragements d’un public nombreux et motivé, qui nourrit les discussions et contribua à l’enrichissement de plusieurs interventions, ces journées n’auraient pas connu le succès qu’elles rencontrèrent. La diffusion des résultats, dont on ne niera pas à certains égards le caractère encore provisoire, néanmoins stimulant, doit énormément à la disponibilité des intervenants et à l’accueil que réservèrent au projet Monseigneur Jean‑Pierre Delville, à présent évêque de Liège, puis le Professeur Jean‑Marie Auwers, responsables successifs de la Bibliothèque de la Revue d’ histoire ecclésiastique, à l’Université catholique de Louvain. Et l’on ne peut taire ce que la qualité éditoriale de la publication doit à Jean‑Pierre Gérard, collaborateur scientifique de la collection. 10 Le texte de l’exposé n’a malheureusement pu être transmis par l’auteur.
Le comté de Chiny aux xie et xiie siècles
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Afin de cerner le cadre dans lequel apparaît et se met en place une communauté cistercienne à Orval en 1131 seront successivement évoqués le comté de Chiny comme formation politique, les circonscriptions ecclésiastiques au sud‑ouest de l’archevêché de Trèves, les établissements ecclésiastiques y établis aux xie et xiie siècles, ceux aussi qui y détiennent des droits, la place que s’y ménage la jeune communauté cistercienne dans la seconde moitié du xiie siècle, enfin quelques facettes du paysage socio‑économique de la principauté, en l’occurrence le statut des populations, l’appareil défensif et les structures d’échanges.
L’origine du comté de Chiny Alors que Léon Vanderkindere voyait dans le pagus Evodiensis ou Ivotius, qui apparaît dans les textes entre 915 et 923, les limites du futur comté de Chiny, correspondant aux doyennés d’Ivois (aujourd’hui Carignan) et de Juvigny1, Arlette Laret‑Kayser a clairement démontré que la principauté n’est issue qu’en partie de ce domaine, possession de la maison d’Ardenne‑Verdun. Cet auteur a par ailleurs établi la fausseté de la tradition faisant d’Arnoul de Grandson le fondateur de celle‑ci en 941. Il s’agit en fait d’un personnage mythique sorti de l’imagination des généalogistes du xive siècle2. Au cours du xe siècle, toute la région que circonscrira le comté de Chiny est l’objet de dépeçages et de réaménagements territoriaux. Le seigneur qui était à Warcq, face à la rémoise Mézières, se déplace sur les rives de la Semois et, autour du castrum de Chiny, lui‑même et ses descendants réunissent progressivement un ensemble de droits et de portions de sol. Usurpations, entrées en vassalité, politique de mariages… appartiennent à la panoplie des moyens mis en œuvre. Ce serait Otton, comte de Warcq en 969, qui aurait jeté les bases du comté, mais il faut 1 L. Vanderkindere, La formation territoriale des principautés belges au Moyen Âge, Bruxelles, 1902, t. II, p. 337‑347. 2 A. Laret – C. Dupont, À propos des comtés post‑carolingiens : les exemples d’Ivoix et de Bastogne, dans Revue belge de philologie et d’ histoire, 57 (1979), p. 805‑812.
Les origines de l’abbaye cistercienne d’Orval.Actes du colloque organisé à Orval le 23 juillet 2011, sous la direction de Jean-Marie yante,Turnhout, 2015 (Bibliothèque de la Revue d’Histoire Ecclésiastique, 99), pp. 5–15.
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DOI: 10.1484/M.BRHE-EB.5.105248
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attendre les environs de 1060 pour que les sources diplomatiques mentionnent un premier comte de Chiny. La principauté n’est pas un comté stricto sensu, où le comte est le délégué du pouvoir central, mais plutôt « un comté allodial taillé au cœur même des fiscs royaux puis impériaux d’Orgeo, Chassepierre, Jamoigne, Longlier, Mellier et Anlier3 ». Fixer à cette époque les limites du comté est une gageure. Avant 1350 en effet, une principauté se présente comme une bigarrure d’éléments divers sous l’angle du droit public, infiltrés de zones indéterminées4 .
Les circonscriptions et les établissements ecclésiastiques Du point de vue spirituel, le comté s’inscrit dans les trois doyennés wallons d’Ivois, de Juvigny et de Longuyon, ressortissant à l’archevêché de Trèves et dont l’apparition daterait des environs de 9005. Des établissements religieux, assurément de taille et d’importance diverses et de plus ou moins grande ancienneté, sont en place dans les trois doyennés aux xie‑xiie siècles. C’est le cas de l’abbaye bénédictine féminine de Juvigny, des chapitres collégiaux d’Ivois et de Longuyon – au premier endroit, une communauté de clercs est attestée dès le vie siècle –, ainsi que de neuf prieurés : ceux de Longlier (relevant de l’abbaye de Florennes dans l’Entre‑Sambre‑et‑Meuse), de Muno (appartenant à l’abbaye St‑Vanne de Verdun), de Vaux‑les‑Moines (dans le patrimoine de l’abbaye St‑Ouen de Rouen), de Chiny (fondation comtale au profit de St‑Arnould de Metz), de Stenay (aux mains de l’abbaye de Gorze, au sud de Metz), de Marville (propriété des moines de Rebais, non loin de Meaux), de Radrut, près de Rouvroy, à l’ouest de St‑Mard (où se succèdent les religieux de St‑Mansuy de Toul, puis les prémontrés de Mureau dans les Vosges), enfin ceux de Chauvency et de Cons‑la‑Grandville (relevant des bénédictins de St‑Hubert). À côté de ces établissements régionaux, peuplés majoritairement d’hommes et relevant la plupart de maisons étrangères, on peut relever les droits qu’exercent dans ces trois doyennés, en qualité de patrons d’églises ou de décimateurs, une dizaine d’autres abbayes, chapitres cathédraux ou collégiaux. Dans l’état actuel des sources et des travaux, tout particulièrement la vaste enquête menée par Hartmut Müller pour les doyennés wallons de l’archevêché de Trèves6, vingt‑trois établissements peuvent être recensés. À ceux déjà mentionnés s’ajoutent les abbayes de Châtillon, de Stavelot et de Prüm (Eifel), divers établissements A. Laret‑Kayser, Entre Bar et Luxembourg : le comté de Chiny des origines à 1300 (Crédit Communal. Collection Histoire, sér. in‑8°, 72), Bruxelles, 1986, p. 35‑57. 4 L. Genicot, Ligne et zone : la frontière des principautés médiévales, dans Académie royale de Belgique. Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, 5e sér., 56 (1970), p. 29‑42 – article reproduit dans Id., Études sur les principautés lotharingiennes (Université de Louvain. Recueil de travaux d’histoire et de philologie, 6e sér., 7), Louvain, 1975, p. 172‑185. 5 Pour l’établissement des cartes, les limites du comté de Chiny sont empruntées à la planche 14 « Le Pays duché de Luxembourg et comté de Chiny vers 1525 » de l’Atlas historique Meuse‑Moselle ; celles des doyennés le sont à la planche 12 « Organisation ecclésiastique et institutions religieuses en 1515 ». 6 H. Müller, Die wallonischen Dekanate des Erzbistums Trier. Untersuchungen zur Pfarr‑ und Siedlungsgeschichte, Marburg, 1966. 3
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Carte 1 : Limites politiques et circonscriptions ecclésiastiques.
messins (chapitre cathédral, abbayes St‑Pierre‑aux‑Nonnains, St‑Symphorien et Ste‑Glossinde), verdunois (chapitre cathédral et abbaye St‑Paul) et trévirois (abbayes St‑Maximin et Ste‑Marie‑ad‑Martyres). Le propos ne peut être d’établir une chronologie précise de l’acquisition de droits de nature ecclésiastique dans la région, ni d’analyser leur répartition géographique. On relèvera toutefois la forte implantation de Saint‑Hubert dans près de vingt localités, tant au nord, qu’au centre et au sud, en lien avec ses prieurés de Chauvency et de Cons‑la‑Grandville. Du fait de l’aspiration des dynastes chiniens à se doter de leur propre établissement, de leur propre abbaye, il convient d’évoquer la cession aux bénédictins de St‑Hubert, en 1066, par le comte Arnoul II du petit chapitre qu’il possédait paterno jure à Prix7, à charge pour l’abbé d’y installer des moines. Le prince se réserve toutefois l’avouerie du futur prieuré8. Par ailleurs, la fondation du prieuré Ste‑Walburge à Chiny, dans l’enceinte même du castrum, résulte de dispositions prises par le comte en 1097 au 7 8
France, dép. Ardennes. A. Laret‑Kayser, Les prieurés hubertins de Prix, Sancy et Cons : trois fondations d’ initiative laïque, dans Saint‑Hubert d’Ardenne. Cahiers d’ histoire, t. II, 1978, p. 26‑34.
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Carte 2 : Établissements ecclésiastiques.
bénéfice des religieux de St‑Arnould de Metz9. La fondation d’Orval met fin à la carence d’une abbaye d’hommes dans la principauté, privant les dynastes d’une substantielle avouerie et par là d’un précieux instrument politique. À la différence de son père qui avait accordé ses faveurs aux bénédictins, le comte Otton II sollicite l’implantation de représentants d’une spiritualité nouvelle. Cette création « dédouan[e] en quelque 9
Id., Recherches sur la véracité de la charte de fondation du Prieuré Sainte‑Walburge de Chiny (1097), dans Annales de l’Institut archéologique du Luxembourg, 103‑104 (1972‑1973), p. 89‑112 ; Id., Prieuré de Chiny, dans Monasticon belge, t. V : Province de Luxembourg, Liège, 1975, p. 103‑110.
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Carte 3 : Établissements ecclésiastiques étrangers intervenant comme patrons ou décimateurs.
sorte l’origine obscure de l’acquisition des droits honorifiques du comte au sud de l’Ardenne10 ».
Le patrimoine d’Orval au xiie siècle Dès la fondation de l’ordre, les cisterciens sont résolus à acquitter la dîme à l’évêque de leur lieu d’implantation, mais bien vite les autorités diocésaines décident, 10 Id., Entre Bar et Luxembourg… [voir n. 3], p. 79‑80.
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Carte 4 : Droits ecclésiastiques d’Orval au xiie siècle.
çà et là, de ne plus en exiger le paiement pour les terres cultivées de leurs mains, pour leur bétail, leurs vignes et autres biens. Cette exemption provoque la multiplication des heurts avec le clergé local à la fin du xiie siècle et au début du xiiie, tout comme la remise de la dîme sur les novales, c’est‑à‑dire sur les terres nouvellement mises en culture. Non contents d’être dispensés du paiement, les cisterciens deviennent eux‑mêmes décimateurs. À ce droit se rattache souvent celui du patronage, permettant en cas de vacance de proposer le curé à l’évêque et de retirer des revenus de la paroisse11. 11 M. Condrotte, Les granges de l’abbaye d’Orval, dans Le Pays gaumais, 27‑28 (1966‑1967), p. 187‑190.
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Carte 5 : Patrimoine foncier d’Orval.
Du fait de la multiplicité des patrons et décimateurs en place, les moines d’Orval n’acquièrent, dans le premier demi‑siècle de leur existence, des droits ecclésiastiques que dans quatorze localités : neuf du doyenné d’Ivois, deux de celui de Juvigny et trois de celui de Longuyon12 . L’implantation régionale est davantage patente en matière de droits fonciers. Pour les années antérieures à 1200, on dénombre des biens d’Orval dans près d’une
12 Outre Müller, Die wallonischen Dekanate… [voir n. 6], passim, voir Le domaine d’Orval (II). L’ économie d’Orval à travers les siècles. Les églises : architecture, éd. L.‑Fr. Genicot (Centre d’histoire de l’architecture et du bâtiment, 13), Louvain‑la‑Neuve, 1978.
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cinquantaine de localités des trois doyennés. S’y ajoutent d’autres possessions, en nombre limité, en dehors de ces circonscriptions13. Les moines possèdent déjà sept granges14 à la fin du xiie siècle : Blanchampagne, Conques (près d’Herbeumont), Prouilly (où subsistent des bâtiments du xiie siècle), Boémont (près de Jametz), Sur‑le‑Puits (à l’est de Stenay), Villancy (au nord de Longuyon) et Ugny (au sud de Cons‑la‑Grandville). D’autres s’y ajouteront au xiiie siècle, notamment Cherves, Mandresy et La Vignette à Prouilly15.
Quelques facettes du paysage socio‑économique du comté Le statut des populations Les historiens ont fait du comté de Chiny la terre d’élection du droit de Beaumont. La plus ancienne charte connue est celle concédée à Avioth en 1223. Des recherches des dernières décennies ont toutefois tempéré l’enthousiasme à l’égard de ces libertés, ont remis en question la portée de l’article relatif à la désignation du maire et des échevins et révélé que les adaptations de la charte‑type aux contextes locaux se révèlent plus intéressantes que le choix même du modèle, sans véritable concurrence régionale. Ces diplômes bénéficient‑ils aux seuls hommes libres ou valent‑ils pour tous sans distinction ? Les documents locaux, peu loquaces, ne permettent pas d’aller au‑delà de la seconde supposition16. Par ailleurs, quand le comte Louis III confirme en 1173 les biens et les droits de l’abbaye d’Orval, il accorde aux religieux une liberté équivalente à celle des liberi homines et castellani de Chisnei. Sensiblement à la même date, Ivois, héritière d’un vicus du Bas-Empire et d’un castrum mérovingien, reçoit pareillement de premiers privilèges. C’est donc quelque cinquante ans avant la première concession régionale de la loi de Beaumont que les dynastes ont doté d’un statut juridique particulier les habitants de leur capitale et de la principale ville17. 13 À partir de l’édition des chartes d’Orval : H. Goffinet, Cartulaire de l’abbaye d’Orval, depuis l’origine de ce monastère, jusqu’ à l’année 1365 inclusivement, époque de la réunion du comté de Chiny au duché de Luxembourg (Commission royale d’Histoire, sér. in‑4°), Bruxelles, 1879 ; A. Delescluse, Chartes inédites de l’abbaye d’Orval (même série), Bruxelles, 1896 ; Id. – K. Hanquet, Nouvelles chartes inédites de l’abbaye d’Orval (même série), Bruxelles, 1900. 14 Au xiie siècle, chez les cisterciens, le mot « grange » désigne dans son acception la plus générale l’unité locale d’exploitation agricole, économiquement autonome, qui relève d’une abbaye. Il s’applique à l’ensemble des bâtiments ainsi qu’aux terres, vignes, prés et bois qui en dépendent. Voir Ch. Higounet, Essai sur les granges cisterciennes, dans L’ économie cistercienne. Géographie – mutations du Moyen Âge aux Temps modernes (Flaran, 3), Auch, 1983, p. 157‑180. 15 Condrotte, Les granges… [voir n. 11], p. 179‑210 ; Le domaine d’Orval (I). Cinq fermes et une ville entre Meuse et Semois, éd. L.‑Fr. Genicot (Centre d’histoire de l’architecture et du bâtiment, 3), Louvain‑la‑Neuve, 1973. 16 En dernier lieu, avec renvoi aux travaux antérieurs : J.‑M. Yante, Les franchises rurales dans les comtés de Chiny et de Luxembourg (ca 1200‑1364), dans Le pouvoir et les libertés en Lotharingie médiévale. Actes des 8es Journées Lotharingiennes, éd. H. Trauffler (Publications de la Section historique de l’Institut grand‑ducal de Luxembourg, 114 ; Publications du CLUDEM, 10), Luxembourg, 1998, p. 37‑78 (42‑58). 17 Ibid., p. 42.
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Carte 6 : Châteaux et infrastructures commerciales.
L’appareil défensif Des sources narratives, dont les plus anciennes datent du viie siècle, évoquent la présence à Ivois d’un castrum, d’un castellum ou d’un oppidum, mais ce n’est qu’au début du xiiie siècle qu’un château, probablement situé au sud‑ouest de la ville, est bien distingué de l’enceinte urbaine18. Les prospections naguère menées par le Service national des Fouilles de l’État livrent une bonne image de l’appareil défensif régional, essentiellement les châteaux de Chiny, Étalle, Mellier, Neufchâteau, Florenville et Chauvency‑le‑Château19. 18 J. Vannérus, Trois villes d’origine romaine dans l’ancien Pays de Luxembourg‑Chiny : Arlon, Bitbourg et Yvois, dans Académie royale de Belgique. Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, 5e sér., 21 (1935), p. 235‑247 ; R. Noël, Localités gaumaises à la fin du Moyen Âge. Aspects de géographie humaine, dans Le Pays gaumais, 24‑25 (1963‑1964), p. 298‑299 (= Centre d’histoire rurale de l’Université catholique de Louvain. Publication n° 2) ; St. Gaber, Histoire de Carignan et du Pays d’Yvois (Les Cahiers d’études ardennaises, 9), Charleville‑Mézières, 1976, p. 55‑56 et 99 ; R. Noël, Quatre siècles de vie rurale entre la Semois et la Chiers, livre I : Connaissance des hommes et des choses (Université de Louvain. Recueil de travaux d’histoire et de philologie, 6e sér., 11 ; Centre belge d’histoire rurale. Publication 24), Louvain, 1977, p. 245‑253 ; St. Gaber, Château et châtelains à Yvois‑Carignan (xie‑xvie siècles), dans Revue historique ardennaise, 18 (1983), p. 13‑18. 19 Une approche d’ensemble, avec renvoi aux travaux antérieurs : A. Matthys, Histoire et châteaux des apanages du comté de Chiny (xie‑xiiie s.) », dans Miscellanea archaeologica in honorem H. Roosens
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C’est vraisemblablement dans les décennies précédant 1060 que le comte veut affirmer son nouveau pouvoir en mettant en place à Chiny le cadre matériel nécessaire à sa politique. L’acte de fondation du prieuré Sainte‑Walburge, reflétant une situation figée en 1097, évoque la porte du castrum, situe dans l’enceinte une aula comitis, lieu de réunion des assemblées, et établit l’existence d’une chapelle castrale, élevée au rang de prieuré dès la fin du xie siècle. La construction du château de La Radelette, à Étalle, est attribuée au comte de Chiny Arnoul II dès la seconde moitié du xie siècle. À Mellier, probablement le plus ancien démembrement du comté, un premier seigneur est attesté vers 1060 et serait à l’origine de la motte circulaire, surmontée d’une tour, occupant le sommet d’un plateau triangulaire. La tour pourrait dater de la seconde moitié du xie siècle mais plus vraisemblablement de la fin du siècle suivant. La seigneurie de Neufchâteau résulte, quant à elle, de la réunion des anciens centres domaniaux carolingiens de Mellier et de Longlier. Les Mellier auraient mis la main sur le second par le biais d’une avouerie du prieuré de l’abbaye de Florennes. Succédant au Vieux Château, situé entre Longlier et l’actuelle localité de Neufchâteau, la forteresse de celle‑ci est antérieure à 1199. On postule l’existence d’une demeure seigneuriale à Florenville, inconnue à ce jour, entre 1145 et 1162. Le château des Florenville‑Trazegnies, du xiiie siècle, est curieusement établi à quelque distance de la localité, dans les prairies basses de la Semois. Enfin, une famille de seigneurs fonciers est présente à Chauvency‑le‑Château dans le courant du xiie siècle. Des donjons existent au xiie siècle à Mellier et vraisemblablement à Neufchâteau et Chauvency. Par contre au xiiie siècle prévaut le château selon la formule mise au point en France à l’époque de Philippe Auguste, ainsi à Herbeumont et Florenville, peut‑être à Chassepierre et Cugnon.
Les structures d’échanges À une époque où l’essor démographique est réel mais non mesurable, la géographie des lieux d’échanges est difficile à établir, du fait de l’indigence des textes. L’existence d’un étalon local suppose celle d’un marché20. Ainsi en va‑t‑il à Virton, dont la mesure est utilisée à Latour et à Dampicourt21, et à Neufchâteau en 119922 . La charte de franchises d’Ivois, de 1213, laisse apparaître une petite place commercialement active. Dotée d’un atelier monétaire et lieu de perception d’un tonlieu en 973, qualifiée de villa pulcherrima au xie siècle, la localité possède un marché des grains et des vins au plus tard à l’aube du xiiie siècle. Le prince y garantit alors la sécurité des marchands et le bon déroulement des transactions, instaurant (Archaeologia Belgica, 255), Bruxelles, 1983, p. 251‑280. Voir aussi Id., Le comté de Chiny, ses apanages et ses châteaux (xie‑xiiie siècle), dans Archéologie entre Semois et Chiers, sous la dir. de G. Lambert, Bruxelles, 1987, p. 213‑217 ; Id., Le « castrum » comtal de Chiny, ibid., p. 227‑231 ; Id., Le château de « La Coue » à Florenville, ibid., p. 233‑236 ; Id. – C. Hittelet, Le château des seigneurs d’Étalle, ibid., p. 243‑247. 20 L. Genicot, La structure économique d’une principauté médiévale. Le comté de Namur du xiie au xiv e siècle, dans Études historiques à la mémoire de Noël Didier, Paris, 1960, p. 163‑171 – article reproduit dans Id., Études sur les principautés… [voir n. 4], p. 189‑198. 21 Delescluse, Chartes inédites… [voir n. 13], p. 3, n° ii. 22 A. Geubel – L. Gourdet, Histoire du pays de Neufchâteau. La ville. La seigneurie. Le ban de Mellier, Gembloux, 1956, p. 124.
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ou confirmant un conduit au bénéfice de ceux qui fréquentent le marché, veillant à l’exactitude des mesures et réglementant le débit du vin23. Une seule foire est connue, celle qui se tient au Mont Saint‑Walfroy, près de Margut. Les Faits et gestes des évêques de Liège, recueillis par Gilles d’Orval au milieu du xiiie siècle, signalent la foire qui anime ce lieu en 955, attirant notamment des vignerons accourus des rives de la Meuse et des métayers de la Woëvre. On peut supposer que cette réunion, qui sera dédoublée ultérieurement, reste vivante aux xie‑xiie siècles24 . Tel est globalement le cadre dans lequel s’établit et se développe une communauté cistercienne à Orval dans la première moitié du xiie siècle. Tard venue dans le paysage régional, elle se heurte forcément à des établissements religieux établis ou possessionnés de plus ou moins longue date dans le comté de Chiny.
23 J. Vannérus, Charte et statuts d’Yvois‑Carignan (1213‑1539), dans Bulletin de la Commission royale d’Histoire, 100 (1936), p. 252‑263 ; St. Gaber, Histoire de Carignan… [voir n. 18], p. 86‑88, 101, 103 et 315. 24 J. Leflon, Un haut lieu d’Ardenne. Le Mont Saint‑Walfroy, Paris, 1960, p. 58‑59.
Mathilde de Toscane/Canossa et les monastères fondés entre les Ardennes et l’Italie du Nord du temps de son premier mariage
Paolo Golinelli
Les recherches consacrées à Mathilde de Canossa ont en général négligé le versant de la Lorraine. Le plus souvent, l’historiographie s’est limitée à prendre en compte la présence de la « Grande Comtesse » en Italie du centre et du nord, ou bien à définir le rôle exercé par elle dans la Querelle des Investitures1. Lors de son mariage (c. 1037) avec Boniface de Canossa, Béatrice apporta en dot d’importants territoires : Hanc sponsus ditat, ditatur et ipse per ipsam : Servos, ancillas ab ea tenet oppida, villas ; Gallia nobiscum per eam dominum timet istum. D o n i z o, Vita Mathildis 1, vv. 813‑8152
En général, voir P. Golinelli, Matilde di Canossa, dans Dizionario Biografico degli Italiani, 72, Roma, 2009, p. 114‑126 ; Id., Mathilde und der Gang nach Canossa. Im Herzen des Mittelalters, Düsseldorf ‑ Zurich, 1998. Voir aussi les catalogues des expositions : Canossa 1077. Erschütterung der Welt. Geschichte, Kunst und Kultur am Anfang der Romanik. Essays, München, 2006 ; Matilde di Canossa, il papato, l’ impero. Storia, arte, cultura alle origini del romanico, sous la direction de R. Salvarani – L. Castelfranchi, Cinisello Balsamo (Milano), 2008 ; L’abbazia di Matilde. Arte e storia in un grande monastero dell’Europa benedettina [San Benedetto Po 1007‑2007], sous la direction de P. Golinelli, Bologna, 2008. 2 D o n i z o n e, Vita di Matilde di Canossa, éd. P. Golinelli, Milano, 2008, p. 74 : « Son époux l’enrichit et il est lui‑même enrichi par elle : / il reçoit d’elle des serviteurs, des servantes, des villes et des villages ; / la Gaule avec nous par elle craint ce seigneur ». 1
Les origines de l’abbaye cistercienne d’Orval.Actes du colloque organisé à Orval le 23 juillet 2011, sous la direction de Jean-Marie yante,Turnhout, 2015 (Bibliothèque de la Revue d’Histoire Ecclésiastique, 99), pp. 17–26.
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DOI: 10.1484/M.BRHE-EB.5.105249
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D’après les recherches d’Alfred Overmann3, de Michel Parisse4, de Thomas Gross5 et d’Elke Goez6, il s’agit de biens allodiaux dans les régions de Stenay, Mouzay, Muraut, Juvigny et Briey, et même plus au sud, puisque les époux Godefroid et Béatrice donnent à l’église de Verdun le château de Merevaux avec les bois de Woëvre7. Le 6 mai 1052, Boniface est assassiné durant une battue de chasse aux alentours de Mantoue8. Peu après meurent aussi le frère et la sœur de Mathilde, âgée alors de six ans. Les responsables de cet assassinat furent vraisemblablement les Arimanni de Mantoue, qui ne supportaient guère le poids de la dynastie dominante9. Béatrice de Lorraine et la petite Mathilde durent s’enfuir et se réfugier en Toscane. C’est alors que Béatrice se remaria – après la mort de Léon IX (19 avril 1054) – avec Godefroid le Barbu10, duc de Haute Lorraine, lui aussi veuf (depuis 1053) et père d’un enfant, Godefroid le Bossu. Et c’est à l’occasion de l’union entre Béatrice et Godefroid le Barbu que Godefroid le Bossu a été promis en mariage à Mathilde de Canossa. L’union de ces deux familles donnait naissance à un grand pouvoir à la fois militaire et économique. Ce qui poussa l’empereur Henri III à intervenir : le mariage de Godefroid et Béatrice étant considéré par lui comme illégal, parce que conclu presque en cachette et sans l’accord de l’empereur, dont les deux conjoints étaient des vassaux11. Henri III fit capturer Béatrice et Mathilde (4 juin 105512), les fit amener à la cour, dans la ville de Spire, où Mathilde vécut un certain temps dans la même maison que son futur ennemi Henri IV, plus jeune qu’elle de quatre ans. C’est seulement après la mort de l’empereur Henri III en 1056 que Béatrice et Godefroid le Barbu, la mère et le beau‑père de Mathilde, pourront rentrer en possession de leurs biens et de leurs 3 A. Overmann, Gräfin Mathilde von Tuscien. Ihre Besitzungen. Geschichte ihres Gutes von 1115‑1230 und ihre Regesten, Innsbruck, 1895, Beilage I. « Die Beziehungen der Gräfin Mathilde zu Lotharingen », p. 193‑210. 4 M. Parisse, Orval et les comtes d’Ardenne. Géographie historique et politique de la région d’Orval au cours de la seconde moitié du xi e siècle, dans Aureavallis. Mélanges historiques réunis à l’occasion du neuvième centenaire de l’abbaye d’Orval, Liège, 1975, p. 55‑64. 5 T. Gross, Le relazioni di Matilde di Canossa con la Lorena, dans I poteri dei Canossa. Da Reggio Emilia all’Europa, sous la direction de P. Golinelli, Bologna, 1994, p. 335‑343. 6 E. Goez, Beatrix von Canossa und Tuszien. Eine Untersuchung zur Geschichte des 11. Jahrhunderts, Sigmaringen, 1995. 7 T. Gross, Lothar III. und die Mathildischen Güter, Frankfurt-am-Main – Bern ‑ New York, Paris, 1990, p. 282 ; cf. A. Calmet, Histoire ecclésiastique et civile de Lorraine. Nancy, 1738, Preuves, col. 451‑452, avec la datation « vers 1060 », mais « avant 1069 », et non Godefroid de Bouillon, mais Godefroid le Barbu. Était présent Arnoul de Chiny. Vient ensuite la confirmation par Henri IV, 1er juin 1086 : col. 483‑484. 8 M. G. Bertolini, Bonifacio di Canossa, dans Dizionario Biografico degli Italiani, 12, Roma, 1970, p. 96‑113, aussi dans M. G. Bertolini, Studi canossiani, sous la direction de O. Capitani et P. Golinelli, Bologna, 2003, p. 184‑208. 9 V. Fumagalli, Mantova al tempo di Matilde di Canossa, dans Sant’Anselmo, Mantova e la lotta per le investiture, sous la direction de P. Golinelli, Bologna, 1987, p. 159‑167 ; A. Castagnetti, I cittadini‑arimanni di Mantova (1014‑1159), ibidem, p. 169‑193. 10 E. Dupréel, Histoire critique de Godefroid le Barbu, duc de Lotharingie, marquis de Toscane, Uccle, 1904, p. 61. 11 S i g e b e r t u s G e m b l a c e n s i s, Chronica, éd. L. C. Bethmann, dans M.G.H., Scriptores, VI, Hannover, 1844, ad annum 1053, p. 359. 12 B e r t o l d i, Annales, éd. G. H. Pertz, M.G.H., Scriptores, V, Hannover, 1844, ad annum 1055, p. 269 ; Bonizo Sutriensis, Liber ad amicum, éd. E. Dümmler, dans M.G.H., Libelli de lite, I, Hannover, 1891, p. 590.
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pouvoirs, qu’ils utiliseront surtout en faveur de la réforme de l’Église, gagnant ainsi l’estime et le soutien de saint Pierre Damien. Ils étaient en effet dans une situation matrimoniale canoniquement douteuse : quoique leur parenté ne dépassait pas le septième degré prévu par le droit canon pour la nullité du mariage, ils étaient quand même des parents13. Dans pareille situation, ils ont annoncé eux‑mêmes l’intention de mener un mariage dans la chasteté. Ce qui reçut la pleine approbation de Pierre Damien14 . Durant une bonne partie de leur mariage, les deux conjoints vont vivre séparés et éloignés l’un de l’autre. Mais voici qu’en 1067 ils sont à nouveau réunis à Florence, où ils soutiennent l’évêque simoniaque Mezzabarba, mis en accusation par les religieux de Vallombreuse. Bien que démasqué par l’épreuve du feu de Pierre Igneo, et contraint à quitter Florence, Mezzabarba est encore évêque en juillet 1068, grâce précisément au soutien de Godefroid et Béatrice. C’est alors que Pierre Damien accuse Godefroid de continuer à soutenir l’antipape Cadalo. Alors également le pape Alexandre II intervient en imposant aux deux conjoints l’édification de deux monastères, en réparation de cette infraction à leur vœu de chasteté. Mais même à l’égard de l’injonction du pape, dont parle le chroniqueur de l’abbaye de Saint‑Hubert15, les deux conjoints auront des hésitations. Et voilà que les événements se précipitent et nous rapprochent des terres lorraines. En 1069 Godefroid le Barbu, malade, se réfugie dans ses territoires lorrains, à Bouillon16. Là il se fait rejoindre par toute sa famille et fait célébrer les noces entre son fils Godefroid le Bossu et sa belle‑fille Mathilde, pour pouvoir présider au règlement de sa succession dans les deux territoires de Lorraine et de Toscane ‑ région du Pô, avant de mourir. À Bouillon, dans l’église St‑Pierre, Godefroid le Barbu, ayant pris en main une capsa eburnea reliquiarum qui avait appartenu à Boniface de Canossa, promet de fonder un monastère et entre‑temps fait don de cette église au monastère de St‑Hubert en Ardenne17. La veille de Noël 1069, le marquis Godefroid le Barbu décède et est enterré à Verdun18. Son fils Godefroid le Bossu hérite de ses richesses et de son pouvoir, et, afin de consolider sa position, reste en Lorraine pour contrôler ses possessions et ses diverses
13 Ils étaient cousins au 8e degré. Leur ancêtre commun est Wigerich, comte de Bidgau : Dupréel, Histoire critique… [voir n. 10], p. 64. 14 P i e r r e D a m i e n, Epistolae, n. 51, éd. K. Reindel, vol. II, Munich 1988, p. 132‑137. 15 « Ex edicto Alexandri papae separatum se esse a marchissa Beatrice, et pro eiusdem separationis conditione structurum se congregationem monachorum de communibus possessionibus utriusque Deo devovisse » : Chronicon S. Huberti Andaginensis, ed. L. C. Bethmann – W. Wattenbach, M.G.H., Scriptores, VIII, Hannover, 1848, p. 581. Selon Dupréel, « toute cette construction ne correspond à rien de réel » (Histoire critique… [voir n. 10], p. 126), mais, à mon avis, elle est confirmée par les événements suivants ; il est sûr que les faits de Florence ont été plus importants qu’un improbable retour de Cadalo. Il ne faut pas perdre de vue que, si Béatrice et Godefroid le Barbu supportaient Pierre Mezzabarba, Ildebrand (le futur pape Gregoire VII) était avec les Vallombrosiens, et que le pape Alexandre II obligera Pierre à se retirer dans l’abbaye de Pomposa : P. Golinelli, « Indiscreta sanctitas ». Studi sui rapporti tra culti, poteri e società nel pieno Medioevo, Roma, 1988, p. 187‑191. 16 Dupréel, Histoire critique… [voir n. 10], p. 129‑130. 17 Chronicon S. Huberti Andaginensis… [voir n. 15], p. 581‑582. 18 « La chronique de Saint‑Hubert donne pour date de sa mort le 21 décembre, mais les nécrologes s’accordent pour la renseigner au 24 » : Dupréel, Histoire critique… [voir n. 10], p. 134.
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juridictions. Ainsi pendant que Béatrice retourne en Italie s’occuper de ses affaires familiales – le 13 janvier 1070 elle est à Sienne19 –, Mathilde reste auprès de son mari. Dans le courant de l’année 1070, Mathilde se trouve enceinte. Elle met au monde une petite fille à qui elle donne le nom de sa mère, Béatrice. Mais la petite fille meurt, âgée de quelques semaines à peine, le 29 janvier 1071. Cette date a été découverte dans une copie de l’obituaire de l’abbaye de Frassinoro20, fondée par la mère de Mathilde, Béatrice de Lorraine, notamment pour le salut de l’âme de sa petite‑fille Béatrice, le 29 août 107121. Peut‑être après cet événement malheureux Mathilde se retrouve‑t‑elle encore enceinte, car dans un diplôme du 9 mai 1071, Henri IV fait écrire ces mots : « s’il n’y aura pas le duc [Godefroid], alors son fils héréditaire22 ». Mais peut‑être s’agit‑il là simplement d’une formule d’acte notarié. En fait il n’y eut aucun successeur. Il y eut par contre une période très difficile pour Mathilde de Lorraine, peut‑être malade, peut‑être mal à l’aise loin de sa mère, laquelle, soucieuse de l’état et du bien‑être de son enfant, fonda l’abbaye de Frassinoro dans les Apennins de la région de Modène. Dans l’acte de fondation de l’abbaye de Frassinoro, Béatrice utilise des formules, des expressions insolites dans des documents de ce genre. En effet, le monastère est fondé pour le bien de mon âme, pour le bien de l’âme du défunt marquis et duc Boniface jadis mon mari, pour la bonne santé et la vie de l’âme de Mathilde, ma fille bien aimée, et pour la grâce de l’âme du défunt duc Godefroid mon mari, et pour la grâce de l’âme de ma petite‑fille défunte Béatrice23. Ce qui surprend, c’est la préoccupation manifestée à plusieurs reprises par la mère de Mathilde à l’égard du sort de sa fille dont la santé elle‑même est perçue comme étant en danger. Il n’est pas douteux que Mathilde ait traversé alors une période de difficultés, comme cela apparaît dans la lettre qu’elle envoya quelques années plus tard 19 Goez, Beatrix von Canossa… [voir n. 6], Reg. n. 22d, p. 214. 20 R. Albicini, Un inedito calendario/obituario dell’abbazia di Frassinoro ad integrazione della donazione di Beatrice, madre della contessa Matilde, dans Benedictina, 53 (2006), p. 389‑403 ; P. Golinelli, Copia di calendario monastico da Frassinoro, dans Romanica. Arte e liturgia nelle terre di San Geminiano e Matilde di Canossa, Modena, 2006, p. 202‑203. 21 Édition dans : R. Rinaldi – C. Villani – P. Golinelli, Codice diplomatico polironiano (961‑1125), Bologna, 1993, n. 30, p. 136‑139 ; cf. Goez, Beatrix von Canossa… [voir n. 6], Reg. n. 25, p. 215. Sur cette abbaye, voir P. Golinelli, Frassinoro : un crocevia del monachesimo europeo nel periodo della lotta per le investiture, dans Benedictina, 34 (1987), p. 417‑434 ; Id., Modena 1106 : istantanee dal Medioevo, dans Romanica… [voir n. 20], p. 14‑16. 22 Cf. Overmann, Gräfin Mathilde… [voir n. 3], Beilage V. « Die beiden Ehe der Gräfin Mathilde », p. 241‑246, p. 243, avec renvoi à K.F. Stumpf‑Brentano, Die Reichskanzler vornehmlich des X., XI. und XII. Jahrhunderts. II : Die Kaiserurkunden des X., XI. und XII. Jahrhunderts, Innsbruck 1865‑1883, n. 2742a, p. 482. 23 « Pro remedio anime mee et pro remedio anime Bonifacii marchionis atque ducis quondam viri mei et pro incolumitate et anima Matilde dilecte filie mee et pro mercede anime Gotefridi ducis quindam viri mei et pro mercede anime Beatricis quondam aneptis mee » éd. cit., p. 137 ; cf. P. Golinelli, Atto di fondazione dell’abbazia di Frassinoro (avec photographie du document), dans Romanica… [voir n. 20], p. 201.
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à Albert de Briey en rappelant tout ce que sa femme, Ida, avait fait pour l’honneur et le salut de son corps (« Que ad corporis mei honorem et utilitatem servisti24 »). Béatrice dut recevoir des nouvelles des difficultés que sa fille Mathilde rencontrait, et elle a dû les interpréter comme une punition de Dieu. Aussi s’empressa‑t‑elle de réaliser le vœu qui n’avait pas encore été accompli. D’autant plus que le pape Grégoire VII, en écrivant au fils de Godefroid le Bossu25, rappelle combien avaient été nombreux les engagements que le mari de Béatrice n’avait pas été en mesure de tenir. Dans ce contexte, Béatrice fonda donc l’abbaye de Frassinoro dans les Apennins de la région de Modène, comme cela ressort des documents qui sont parvenus jusqu’à nous. Moins documentés sont les actes accomplis par Mathilde pendant ces deux années et un mois qu’elle passe avec son mari dans ses terres de Lorraine. Il est cependant certain qu’elle fit rédiger des documents à son nom en tant qu’épouse de Godefroid. On peut aisément le déduire à partir d’une représentation de Mathilde debout, portant tout autour l’inscription « Uxor Gotfridi Mathildi(s) » sur un sceau en cire que j’ai découvert à la British Library de Londres26. Un sceau semblable nous est parvenu de la mère de Mathilde, Béatrice, dans une donation au monastère de San Zeno de Vérone, datant du 10 août 107327. Le sceau de Béatrice la représente sur un trône, régnant sur ses territoires. Le sceau de Mathilde la montre debout, parce qu’elle n’était pas investie directement des pouvoirs féodaux. Malheureusement le sceau a été découpé dans un parchemin, dont il conserve des traces, et il est isolé, mais il est vraisemblable que ce sceau provient de Lorraine, où il fut acheté dans la première moitié du xixe siècle, et donné ensuite au British Museum en 1854. Ce sceau atteste donc une action commune de Mathilde et de son époux Godefroid le Bossu, ainsi qu’un rapport d’estime et de confiance réciproque dans le rôle que lui avait assigné son mari. Du reste Mathilde, par son mariage, passa de la loi des Lombards, loi de sa maison, à la loi salique de son mari, de tradition juridique plus prestigieuse. Durant ces deux années et un mois que Mathilde passa en Lorraine, elle fut donc active, et parmi les œuvres qu’elle accomplit, il y eut probablement le soutien à la fondation de l’abbaye d’Orval. Au‑delà des chroniques du xiv e et du xv e siècle sur lesquelles se sont portées les savantes recherches de Christian Grégoire28, c’est la dédicace de l’église d’Orval en 1124, venant du comte Otton de Chiny, qui témoigne de la tradition encore vivante
24 E. Goez, W. Goez, Die Urkunden und Briefe der Markgräfin Mathilde von Tuszien, dans M.G.H., Laienfürsten‑und Dynasten‑Urkunden der Kaiserzeit, II, Hannover, 1998, n. 47, p. 148‑150 (Piadena, 21 mai 1095). 25 Gregorius papa VII, Registrum, I, 72, éd. E. Caspar, M.G.H., Epistolae Selectae, II, Berlin 1920, p. 104 : « Reminiscere patrem tuum multa sanctę Romanę ecclesię promisisse, quę si executus foret, longe aliter et hilarius de eo, quam sentiamus, tecum gauderemus ». 26 London, British Library, Seal XXXV, 295 : cf. P. Golinelli, I mille volti di Matilde. Immagini di un mito nei secoli, Milano, 2003, p. 65‑66 (Fig. 53). 27 Ibidem, p. 66, Fig. 54 : Verona, Archivio di Stato, Diplomatico, Orfanotrofio femminile già abbazia di S. Zeno, diplomi n. 22 ; éd. Goez, Goez, Die Urkunden… [voir n. 24], n. 8, p. 52‑54. 28 P.‑C. Grégoire, Les origines de l’Abbaye d’Orval, dans Revue d’ histoire ecclésiastique, 64 (1969), p. 756‑807.
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une cinquantaine d’années après l’événement, daté de 1070, de la fondation de cette abbaye, selon la volonté de Mathilde : Ista et alia quam plurima contulit Otto comes pradictę ecclesię in dedicationis die eius, ita libere et absolute, quomodo pater suus Arnulphus comes pridem contulerat, iussu Mathildis machionissae cuius erat fundamentum illius loci29. La tradition vient ensuite à parler de moines venus de Calabre. Je dois avouer ma perplexité concernant une telle provenance : il ne pouvait certainement s’agir de Chartreux, parce que S. Bruno de Cologne ne vint à Serra S. Bruno en Calabre qu’en 1091. Et à la cour de Canossa où les moines étaient en nombre, nous ne connaissons pas d’ermites calabrais. La Calabre fut le siège d’un intense renouveau spirituel autour de l’an 1000, grâce à la rencontre dans ces régions de la Lumière de l’Orient (« Orientale Lumen ») et de la Latinité Maîtresse (« Magistra Latinitas »), comme le synthétisa Bernard Hamilton30, surtout par la figure de S. Nil de Rossano qui se transféra près de Rome, où il fonda la communauté de Grottaferrata31. Rome abritait aussi, sur le mont Aventin, un monastère de rite double gréco‑latin où passa S. Adalbert de Prague et où demeura quelque temps S. Romuald, fondateur des Camaldules. Mais la Calabre fut le siège aussi d’une myriade de petites communautés érémitiques qui vivaient dans des laures éparses en divers endroits32, et ce fut peut‑être un très petit groupe d’ermites pérégrinant qui vinrent habiter ce monastère d’Orval, à moins qu’il ne s’agisse de camaldules (ceux‑ci étaient bien sûr présents sur les terres de Mathilde en Toscane33), qui conjuguaient la solitude de la vie érémitique avec la sécurité de cellules placées à l’intérieur d’un espace monastique. On peut se poser la question de savoir si par un glissement verbal ces moines « camaldulenseses » ne sont pas devenus « calabrenses ». Ce n’est qu’une hypothèse concernant une petite communauté qui disparut trop vite et qui fut remplacée d’abord par des chanoines réguliers et ensuite par les cisterciens. La perte de la documentation et une perte partielle du souvenir ont besoin de quelques explications, et cela ne peut venir que de l’histoire ultérieure de Mathilde et de ses rapports avec la Lorraine. 29 Goez – Goez, Die Urkunden… [voir n. 24], Deperdita, n. 93, p. 452‑453 ; Cartulaire de l’abbaye d’Orval, éd. Hippolyte Goffinet, Bruxelles, 1879, p. 7‑8 ; cf. F. Milani, Note Matildiche, dans Studi matildici, Atti e memorie del II convegno di studi matildici (Modena–Reggio 1‑3 maggio 1970), Modena 1971, p. 399‑407. 30 J. M. Mc Nulty – B. Hamilton, « Orientale lumen et magistra latinitas » : Greek Influences on Western Monasticism (900‑1100), dans Le Millénaire du Mont Athos (963‑1963), I, Chevetogne 1963, p. 199‑200. 31 P. Golinelli, Da san Nilo a san Romualdo. Percorsi spirituali tra Oriente e Occidente e tra Nord e Sud intorno al Mille, dans San Romualdo. Storia, agiografia e spiritualità. Atti del XXIII Convegno del Centro Studi Avellaniti (Fonte Avellana 23‑26 agosto 2000), Negarine di S. Pietro in Cariano (Verona), 2002, p. 65‑96. 32 À ce sujet, voir E. Morini, Monachesimo greco in Calabria. Aspetti organizzativi e linee di spiritualità, Azzate (Varese), 1996 ; J.‑M. Sansterre, Otto III et les saints ascètes de son temps, dans Rivista di Storia della Chiesa in Italia, 43 (1989), p. 377‑412. 33 M. L. Ceccarelli Lemut, I Canossa e i monasteri toscani, dans I poteri dei Canossa… [voir n. 5], p. 143‑161.
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Après son accouchement malheureux, Mathilde chercha de toutes les manières à fuir son mari34, et finalement elle y réussit en janvier 1072, car à ce moment‑là nous la trouvons avec sa mère à Mantoue en train de faire une donation au bénéfice du monastère de St‑André35. En automne de la même année 1072, Godefroid son mari vint en Italie apportant en présent à Mathilde une petite boîte de reliques qui avaient appartenu à Boniface de Canossa, et que Mathilde avait emportées avec elle en Lorraine, quand elle avait accouru avec sa mère au chevet de son beau‑père mourant et que s’était célébré son mariage. Godefroid le Barbu avait donné cette petite boîte avant de mourir à l’abbaye de St‑Hubert, avec des biens conséquents36. Godefroid le Bossu, qui était en litige avec l’abbé Théodoric de St‑Hubert pour n’avoir pas accompli les promesses de son père, reprit la boîte par la force et la porta en Italie dans le vain espoir de se réconcilier avec son épouse Mathilde. Mais le chroniqueur de St‑Hubert écrit que Mathilde refusa à son époux la « maritalem gratiam » (la grâce inhérente à la vie conjugale) pendant le séjour italien de son mari qui dura presque un an. La petite boîte fut déposée à l’abbaye de Frassinoro et nous la retrouvons là au printemps 1074 lorsque, pendant une semaine, furent hôtes de ce monastère l’abbé de St‑Hubert Théodoric et Herman, évêque de Metz, de retour d’un voyage à Rome, où ils avaient obtenu satisfaction de la part du pape Grégoire VII, concernant les biens promis par Godefroid le Barbu et non concédés par son fils Godefroid le Bossu37. Chaque jour de sa résidence à Frassinoro, l’abbé de St‑Hubert reçut un pallium et, au moment de son départ, lui fut donnée une « capsa una eburnea reliquiis Claudii martyris pretiosa », une cassette en ivoire avec les reliques du martyr Claude, boîte qui revenait ainsi (« revehens ») dans le lieu auquel Mathilde l’avait destinée38, tandis qu’à l’abbaye de Frassinoro restèrent des reliques de S. Claude dont l’abbaye porta ensuite le titre. Il y a donc une circularité entre l’abbaye de Frassinoro et celle de St-Hubert, ce qui est le signe d’un réseau d’échanges spirituels, culturels, politiques et économiques parmi les abbayes protégées par les Dames de Canossa. Malheureusement nous sommes peu informés au sujet des abbayes de la région de Lorraine, parce que dans cette région Mathilde fut l’objet d’une sorte de « damnatio memoriae » (condamnation du souvenir). Les causes en furent multiples : d’abord la réconciliation manquée de Mathilde avec son époux Godefroid le Bossu et sa mort atroce en février 1076, lorsque il fut frappé à mort par traîtrise pendant qu’il se trouvait « in secessum » (à la toilette39), ce qui fit penser à certains que Mathilde elle‑même aurait armé le meurtrier40 ; ensuite, les problèmes surgis pour l’héritage lorrain de la mère de Mathilde, Béatrice, décédée en avril de cette même année 1076, ensevelie à Pise dans un ancien Sur la vie de Mathilde cf. P. Golinelli, Matilde e i Canossa, Milano, 2004. Goez, Goez, Die Urkunden… [voir n. 24], n. 1, p. 31‑35. Chronicon S. Huberti Andaginensis… [voir n. 15], p. 581. Vita Theodorici abbatis Andaginensis, éd. W. Wattenbach, M.G.H., Scriptores XII, Hannover, 1856, p. 51‑52. 38 Chronicon S. Huberti Andaginensis… [voir n. 15], p. 584. 39 Lambert von Hersfeld, Annales, éd. O. Holder‑Egger, dans M.G.H., Scriptores Rerum Germanicarum in Usum Scholarum, 38, Hannover, 1894, p. 255‑256. 40 L a n d o l f u s S e n i o r, Historia Mediolanensis, III, 31, éd. L.C. Bethmann ‑ W. Wattenbach, dans M.G.H., Scriptores, VIII, Hannover, 1848, p. 97‑98. 34 35 36 37
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sarcophage romain. On y ajoutera les difficultés concernant l’héritage de son mari qui pourtant avait été destiné à Godefroid de Bouillon, mais sur lequel Mathilde avançait des prétentions41. On parle également d’un probable voyage en Lorraine de Mathilde pendant l’été de cette année 1076, mais les opinions sont opposées en l’absence de sources explicites42. Bien sûr il y eut un conflit entre Mathilde et Godefroid de Bouillon et cela explique pourquoi Mathilde s’abstint de prendre part à la croisade. Enfin, il y eut le ban de Lucques, par lequel l’empereur Henri IV destitua Mathilde de Canossa de tout pouvoir féodal, en 1081, parce que cette rebelle n’avait pas accompli ses obligations de vassale, et s’était refusée à accompagner l’empereur jusqu’à Rome où il devait se faire couronner par l’antipape Clément III43. Cette destitution de ses pouvoirs féodaux se concrétisa en Lorraine par l’attribution par l’empereur de Mousay et Stenay à l’évêque de Verdun, qui prenait ainsi ses distances avec la fidélité due à la comtesse44 . Tous ces éléments rendirent Mathilde mal aimée en ses terres de Lorraine, où lui étaient restés fidèles seulement le comte Albert de Briey et son épouse Ida à qui elle adressa une lettre d’une profonde amitié datée de Piadena du 21 mai 1095, dans laquelle elle leur demande de fonder et de doter d’une partie de ses biens, pour son âme et celle de sa mère Béatrice, le monastère de St‑Pierremont dans les actuelles Ardennes françaises45. C’est là l’unique acte de Mathilde envers un monastère lorrain. Il est parvenu jusqu’à nous dans la copie du cartulaire de l’abbaye de 1292, conservé actuellement à la Bibliothèque Nationale de Paris46. Le reste n’est que tradition et légende, comme celle de la Fontaine Mathilde à l’abbaye d’Orval et de la truite apportant l’anneau à la jeune épouse qui, par mégarde, l’avait perdu dans la source47. Mais il s’agit d’une légende tardive, dont la version la plus ancienne semble remonter à 1549, même si un anneau apparaît dans le blason d’Orval au xive siècle48, sur le modèle de récits anciens traditionnels, tel celui de l’anneau de Polycrate raconté par Hérodote : l’anneau jeté en mer est retrouvé à l’intérieur d’un poisson donné à Polycrate, ou bien le récit du poisson qui porta une monnaie à S. Pierre pour payer la taxe au temple de Jérusalem, d’après le chapitre 17 de saint Matthieu49. Située à Bouillon, une autre légende concernant Mathilde est rapportée en ces termes par Nicolas Tillière dans son Histoire de l’Abbaye d’Orval50 :
41 Overmann, Gräfin Mathilde… [voir n. 3], Reg. 27b, p. 138. 42 L. L. Ghirardini, Storia critica di Matilde di Canossa, Modena, 1989, p. 27. 43 Overmann, Gräfin Mathilde… [voir n. 3], Beilage III. « Die Ächtung der Gräfin Mathilde », p. 232‑238. 44 Calmet, Histoire ecclésiastique… [voir n. 7], p. 524‑525. 45 Goez – Goez, Die Urkunden… [voir n. 24], n. 47, p. 146‑148 ; cf. R. de Briey, Mathilde, duchesse de Toscane, comtesse de Briey, fondatrice de l ’Abbaye d’Orval (1046‑1115) – Une Jeanne d’Arc italienne, Gembloux, 1934, p. 75. 46 Paris, Bibliothèque Nationale, Ms. Lat. 12866. 47 P.‑C. Grégoire, L’Abbaye d’Orval au fil des siècles, Metz, 2002, p. 30‑31. 48 Gross, Le relazioni… [voir n. 5], p. 335. 49 Bien connu grâce à une fresque de Masaccio, intitulée « Le payement de l’impôt » dans la chapelle Brancacci de l’église S. Maria del Carmine à Florence. 50 N. Tillière, Histoire de l’Abbaye d’Orval, Namur, 1897, p. 7.
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En 1076, la pieuse comtesse Mathilde… dame suzeraine de la vallée d’Orval, venait de perdre son mari, Godefroid le Bossu, duc de Lorraine. Pour consoler son veuvage, elle vint dans nos pays avec son fils, âgé d’environ huit ans. L’enfant était à Bouillon, chez sa tante, la bienheureuse Ide … Un jour il glissait sur la Semois avec ses jeunes compagnons, quand tout à coup la glace se rompit sous ses pas, et deux énormes glaçons se rejoignant tranchèrent la tête du royal enfant. Mathilde fut inconsolable51. La douleur de Mathilde pour la mort d’un fils légendaire se retrouve répercutée en écho dans des étymologies fantaisistes des pays de la région de l’Emilie et de la Romagne en Italie. Par exemple, Casumaro (d’après « Caso amaro », cas amer) dans la région de Ferrare, ou Crevalcore (« crepa al core », fissure au cœur, infarctus) dans la région de Bologne52 . Mais dans la plus ancienne version imprimée, celle rédigée par Jean Bertels dans l’Historia Luxemburgensis de 160553, les deux légendes (de l’enfant mort et de l’anneau), reliées entre elles, prennent davantage de sens. On raconte ici qu’à la mort de son époux Mathilde aurait voulu confier son fils à un ecclésiastique, mais son beau‑frère réussit à la convaincre de le laisser auprès de lui, qui l’aurait éduqué pour devenir un digne héritier d’une aussi grande principauté. Or durant un hiver très rigoureux, qui avait glacé l’eau de la Semois, le garçon, en compagnie de quelques amis, se mit à sautiller sur la surface glacée jusqu’à ce qu’elle casse et qu’un gros fragment pointu lui coupe la tête alors que le corps s’enfonçait dans l’eau. Il y a même des mauvaises langues – remarque Bertels – pour lesquelles ce fait a été voulu afin de prendre possession de son héritage. La comtesse Mathilde, si cruellement privée de son fils, ne sachant trouver la paix, s’en retourna en Italie (ici Bertels indique l’année 1079), où elle vécut en un deuil continuel, se repentant d’avoir écouté le duc de Bouillon, alors qu’elle avait été mise en garde par un rêve prémonitoire deux années auparavant. Quant au corps de son enfant, une fois retiré de l’eau et réuni à la tête coupée, elle eut soin de le faire ensevelir auprès de ses ancêtres. Dans le récit de Bertels vient ici la légende de l’anneau. Mathilde fut réconfortée par le comte Arnoul de Chiny, qui la conduisit auprès de moines qui menaient leur vie religieuse dans une vallée riche en sources. C’est là qu’advint le miracle de l’anneau réapparu au fil de l’eau après que la comtesse adressa une prière à la Vierge Marie. Heureuse de cela, Mathilde convainquit le comte Arnoul de fonder un monastère, en lui faisant don des terres alentour. C’était l’année 1080, comme – précise Bertels – on peut le déduire « ex Archivis et registris Monasterij Aureæ vallis ». Des éléments mythiques et des références historiques sont toujours mélangés dans les légendes. La tête coupée par la glace, racontent les évangiles apocryphes, 51 Tillière renvoit le lecteur au récit fourni par Chrysostome Henriquez (1595‑1632), Fasciculus Sanctorum, 2, Bruxelles, 1623, p. 380. 52 Cf. A. Tincani, Matilde nelle leggende popolari dell’Appennino, dans Matilde di Canossa nelle culture europee del secondo Millennio. Dalla storia al mito. Atti del convegno internazionale di studi, Reggio Emilia, Canossa, Quattro Castella, 25‑27 settembre 1997, sous la dir. de P. Golinelli, Bologna, 1999, p. 179‑206. 53 Iohannes Bertelius, Historia Luxemburgensis seu Commentarius quo Ducum Luxemburgensium ortus, progressus, ac res gestae … accurate describuntur, Cologne, 1605, p. 92‑93.
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est la peine du talion, infligée à Salomé, la pucelle qui, grâce à sa danse, avait obtenu du roi Hérode la tête coupée de Jean‑Baptiste : un hiver, voulant traverser le fleuve Sikonis (affluent de l’Èbre en Espagne tarraconaise) pris par les glaces, elle tomba dans l’eau et sa tête fut prise par la glace qui la coupa54 . Dans le miracle de l’anneau retrouvé est symbolisée – comme l’a relevé avec perspicacité le Père Gaetano Raciti, bibliothécaire d’Orval, dans son intervention en marge de ma communication – l’union renouvelée de Mathilde avec cette terre bénie du Ciel, après sa séparation de son époux, que la perte de l’objet nuptial représente. Et tout cela juste au moment où ces territoires sont confiés à la dynastie des comtes de Chiny, vassaux de la comtesse55, et ses héritiers idéaux en Lorraine. (Traduction par le Père Gaetano Raciti)
54 Cf. Acta Sanctorum Junii, IV, p. 697 : « Hic ergo contigerit, si vere contigit, id quod legitur apud Nicephorum Callistum lib. 1 cap. 20. Eundum ei (scilicet Salome) quopiam brumali tempore erat, & fluvius trajiciendus : qui cum glacie constrictus congelatusque esset, pedes eum transibat. Glacie autem rupta (non sine Dei numine) demergitur illa statim capite tenus, & inferioribus corporis partibus lasciviens molliusque se movens saltavit, non in terra, sed in undis : caput vero scelestum, frigore & glacie concretum, deinde etiam convulneratum, & a reliquo corpore, non ferro sed glaciei crustis resectum, in glacie ipsa saltationem letalem exhibet ; spectaculoque eo omnibus præbito in memoriam ea quæ fecerat spectantibus revocat » : la source est donc Nicéphore Calliste (c. 1256‑1335). 55 Chronica Alberici monachi Trium Fontium a monacho novi monasterii Hoiensis interpolata, éd. P. Scheffer‑Boichorst, M.G.H., Scriptores, 23, Hannover, 1874, ad annum 1079, p. 799 ; Goez, Goez, Die Urkunden… [voir n. 24], Dep. N. 29, p. 410 ; cf. Gross, Le relazioni… [voir n. 5], p. 339‑340.
DE TROIS-FONTAINES À ORVAL LA TRADITION CLARAVALIENNE
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En 1098, Robert, abbé de Molesme, quitta son monastère, trop ouvert sur le monde, avec une partie de ses moines et, à la recherche du silence et de la solitude, s’installa à Cîteaux. Sur ordre du pape, il rentra à Molesme l’année suivante, laissant sa nouvelle fondation aux mains d’Aubry puis, en 1109, d’Étienne Harding. Les débuts de l’abbaye furent difficiles et les vocations rares ; mais, à partir de 1110, sa situation matérielle s’améliora et le nombre des novices et des profès augmenta1. Il fut alors nécessaire de fonder de nouvelles maisons à La Ferté en 1113 et à Pontigny, en 11142 . Au même moment, un jeune chevalier, Bernard de Fontaines, entrait à Cîteaux avec une trentaine de compagnons, des membres de sa famille ou des amis. C’est à lui qu’Étienne Harding, en 1115, demanda de créer un troisième monastère, à Clairvaux. Après avoir évoqué la fondation de Clairvaux et de Trois‑Fontaines, nous étudierons les origines des filles de Trois‑Fontaines fondées durant l’abbatiat de saint Bernard afin de préciser le rôle de cette abbaye dans l’expansion de la filiation de Clairvaux.
Les fondations de Clairvaux et Trois‑Fontaines Saint Bernard et la fondation de Clairvaux Selon la tradition, saint Bernard arriva le 25 juin 1115 avec douze compagnons, essentiellement des membres de sa famille, dans le Val d’Absinthe qui appartenait à l’un de ses cousins, Josbert le Roux, vicomte de La Ferté, vassal et sénéchal de 1 2
« Les ressources dont ils disposaient ne pouvaient leur suffire ni le lieu où ils résidaient les abriter complètement » (charte de fondation de l’abbaye de La Ferté, citée par M. Pacaut, Les moines blancs. Histoire de l’ordre de Cîteaux, Paris, 1993, p. 52). La bibliographie consacrée à l’expansion cistercienne est importante. On signalera R. Locatelli, Les Cisterciens dans l’espace français : filiation et réseaux, dans Unanimité et diversité cisterciennes. Filiations – Réseaux – Relectures du xii e au xvii e siècle, Actes du Quatrième Colloque International du C.E.R.C.O.R., Dijon, 23‑25 Septembre 1998, Saint‑Étienne, 2000, p. 51‑85.
Les origines de l’abbaye cistercienne d’Orval.Actes du colloque organisé à Orval le 23 juillet 2011, sous la direction de Jean-Marie yante,Turnhout, 2015 (Bibliothèque de la Revue d’Histoire Ecclésiastique, 99), pp. 27–49.
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DOI: 10.1484/M.BRHE-EB.5.105250
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Champagne. C’est là que fut établi le monastère de Clairvaux. Hugues, comte de Champagne, était alors en Terre Sainte et la charte de fondation qui lui est attribuée est un faux. Toutefois, il ne pouvait se désintéresser de la fondation d’une abbaye sur les confins de la Champagne et de la Bourgogne et Josbert n’a pu agir sans le consentement de son seigneur3. En l’absence de l’évêque de Langres, Bernard vint à Châlons pour recevoir la consécration épiscopale des mains de l’évêque du lieu, Guillaume de Champeaux, ancien abbé de Saint‑Victor de Paris. Ce fut le point de départ de relations intenses entre les deux hommes. L’abbé de Clairvaux, selon Guillaume de Saint‑Thierry, venait souvent à Châlons pour rencontrer l’évêque et, en 1116, il en revint en ramenant avec lui de nombreux nobles, gens de lettres, clercs et laïcs, tous élèves d’Étienne de Vitry : c’est ce que les historiens ont appelé « la grande capture de Châlons4 ». Parmi ces nouvelles recrues, se trouvait Roger que saint Bernard choisit pour diriger le groupe de moines qu’il installa à Trois‑Fontaines.
La fondation de Trois‑Fontaines C’est peut‑être l’arrivée de tous ces « Châlonnais » – et sans doute aussi d’autres novices – qui poussa Bernard à créer sa première fille, Trois‑Fontaines. La même année 1116, en effet, le comte Hugues de Champagne partagea la forêt de Luiz5 : il en donna une partie, par l’intermédiaire de l’évêque Guillaume de Champeaux et avec l’autorisation des chanoines de Saint‑Corneille de Compiègne6, au prêtre Alard et à ses frères qui voulaient vivre canonice et regulariter dans l’oratoire du Saint‑Sauveur : c’est l’origine du monastère de Cheminon dont nous reparlerons7. Toujours avec le consentement de l’évêque et du comte, les habitants du lieu donnèrent tout ce qu’ils possédaient à Bernard, abbé de Clairvaux, pour qu’il construisît un monastère dans l’autre partie de la forêt. 3 M. Bur, La formation du Comté de Champagne, v. 950–v. 1150, Nancy, 1977, p. 263. Le comte Hugues, déshéritant son fils qu’il n’avait pas reconnu, transmit son héritage à son neveu Thibaud II et se fit Templier en 1125. Saint Bernard regretta cette décision car il aurait souhaité que le comte Hugues entrât à Clairvaux ; il lui demanda de ne pas oublier leur vieille amitié et les bienfaits qu’il avait faits à Clairvaux. Certains historiens ont supposé que cette entrée dans l’ordre du Temple témoigne de la froideur du comte pour les Cisterciens (Bernard de Clairvaux par la Commission d’Histoire de l’Ordre de Cîteaux, Paris, 1953, p. 77), ce que contredit la fondation de Trois‑Fontaines. 4 Vita sancti Bernardi prima, L. I, ch. 13. Étienne de Vitry vint plus tard à Clairvaux mais comme saint Bernard l’avait prévu, repartit au bout de neuf mois. Plusieurs voyages du saint évêque de Clairvaux se conclurent par d’autres captures. 5 Gallia Christiana, t. X, instr., n° XVII, p. 161‑162. La forêt de Luiz correspond à l’actuelle forêt de Trois‑Fontaines. Le toponyme Villiers‑en‑Lieu conserve le souvenir de cet important massif forestier. 6 Au ixe siècle, la forêt de Luiz, qui dépendait du fisc de Ponthion, fut démembrée au profit de divers monastères, mais le principal bénéficiaire fut Saint‑Corneille de Compiègne, notamment en 917 lorsque Charles le Simple lui donna le fisc de Ponthion pour exaucer les vœux de sa femme, qui l’avait reçu en douaire dix ans plus tôt. Mais en 952, le comte de Vermandois usurpa Ponthion qui passa ensuite, avec la forêt de Luiz, aux mains du comte de Champagne. Lorsque Hugues fonda des établissements religieux dans la forêt, la collégiale de Saint‑Corneille rappela ses droits de propriété. J. Lusse, Saint‑Corneille de Compiègne et le fisc de Ponthion ix e‑xiii e siècle, dans L’abbaye Saint‑Corneille de Compiègne des origines à nos jours, Bulletin de la Société historique de Compiègne, 39 (2005), p. 229‑248. 7 En 1110, l’abbaye de Cheminon était dédiée à saint Nicolas. A‑t‑elle succédé à un oratoire Saint‑Sauveur ?
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L’année suivante, Benoît, abbé de Saint‑Pierre‑au‑Mont de Châlons, céda, à la prière de Guillaume, évêque de Châlons, et de Bernard, abbé de Clairvaux, l’alleu de Lombroie à l’église Notre‑Dame située dans la forêt de Luiz, en un lieu que les habitants appellent Trois‑Fontaines8. Le bénéficiaire de la donation étant saint Bernard, l’abbaye, en tant qu’institution, n’existait pas encore. Trois‑Fontaines, septième abbaye cistercienne, aurait été créée, selon la tradition, le 10 octobre 1118, date vraisemblablement de l’installation des moines ou de la consécration de l’église abbatiale. Cette fondation résulte de la volonté de trois personnes : saint Bernard qui souhaitait créer une fille de Clairvaux ; l’évêque de Châlons Guillaume de Champeaux, fervent adepte de la réforme monastique et ami de Bernard ; Hugues, comte de Champagne, qui, en fondant un troisième établissement religieux dans la forêt de Luiz (après Sermaize et Cheminon), manifestait son autorité à l’est de son comté, face au comte de Bar9. Roger, premier abbé de Clairvaux, mourut en 1127. Pour Mabillon, c’est à cette occasion que saint Bernard, après s’être excusé d’avoir été contraint de différer sa visite, consola les religieux de la perte de leur abbé. Il semble plus vraisemblable, comme l’a supposé Anselme Dimier, que cette lettre fut écrite après le départ de Gui, successeur de Roger, pour Cîteaux en 113310.
La filiation de Trois‑Fontaines Première fille de Clairvaux, Trois‑Fontaines fut aussi la plus prolifique avec dix ou douze filles qui peuvent être classées en trois catégories : -- celles qui furent fondées du temps de saint Bernard et qui feront l’objet de cette communication : La Chalade (avec Chéhéry, sa propre fille), Orval, Hautefontaine, Cheminon, Châtillon‑en‑Woëvre et Montiers‑en‑Argonne
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Arch. dép. Marne, 22 H 94, 1. En 1136, à la demande de saint Bernard, Geoffroy, évêque de Chalons, transcrivit dans une charte quatre actes rappelant, outre cette donation de 1117, que Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, avait remis aux moines de Trois‑Fontaines la dîme qu’ils versaient au prieuré clunisien de Baudonvilliers (1128), que le prieuré de Sermaize, dépendant de l’abbé de Saint‑Oyand de Joux paierait annuellement, pour Trois‑Fontaines, six sous de Châlons aux chanoines de Saint‑Corneille de Compiègne (1122‑1126) et que ceux‑ci ont concédé, moyennant une redevance annuelle de six sous, le lieu de Trois‑Fontaines à l’abbé Gui pour qu’ils y fassent leur habitation (1130) (Gallia Christiana, t. X, instr., n° XVII, p. 169‑170). La ferme de Lombroie est située aujourd’hui à 3,5 km au sud‑est de Trois‑Fontaines. Les trois fontaines seraient la fontaine de Saint‑Blaise, à l’extrémité de l’étang dit de la Folie, la fontaine Lentille, située dans les prés près de la Neuve‑Maison, et la fontaine Le Loup, qui se déverse dans la Bruxenelle, à quelques centaines de mètres en amont de la ferme de la Neuve‑Grange (A. Dimier, Trois‑Fontaines, abbaye cistercienne, dans Mémoires de la Société d’Agriculture, Commerce, Sciences et Arts de la Marne, LXXX [1965], p. 39, n. 5). 9 Bur, La formation… [voir n. 3], p. 264‑265. 10 En attendant, « que votre cœur ne se trouble pas » de l’ éloignement de votre père. « Dieu », nous l’espérons, « veillera » à vous en donner un autre, apte à le remplacer, mais vous ne perdez pas celui‑ci. Car, s’ il vous a été retiré, il ne vous a pourtant pas été enlevé. Pourtant, lui qui vous appartenait en propre nous sera commun à vous et à nous (B e r n a r d d e C l a i r v a u x, Lettres, éd. J. Leclercq – H. Rochais, t. II, Paris, 2001, lettre n° 71, p. 278‑279). Les termes de cette lettre laissent supposer que l’abbé n’est pas décédé mais qu’il agira communis et nobis, sans doute une allusion au fait qu’il est devenu abbé de Cîteaux, chef d’ordre.
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-- les abbayes fondées en Hongrie médiévale11. Dès 1142, les Cisterciens s’étaient établis à Szikador, dans la filiation de Morimond ; la première fille de Clairvaux avait vu le jour en 1182 à Zirc. L’expansion cistercienne fut favorisée en Hongrie par les rois de Hongrie, et en particulier par Béla III qui entretint de bonnes relations avec la France (en 1185, il épousa, en secondes noces, Marguerite, fille de Louis VII) et qui favorisa la venue, dans son pays, de moines cisterciens français comme l’abbé de Clairvaux, en 1183, ou les moines de Trois‑Fontaines qui, en 1184, fondèrent l’abbaye de Saint‑Gothard12 . Celle‑ci, en 1219, à la demande d’Étienne, fils du comte Étienne, donna naissance, à l’abbaye de Porno13. Enfin, en 1233, le fils aîné du roi de Hongrie, le futur Béla IV, demanda l’autorisation de fonder un monastère cistercien et le Chapitre général demanda à l’abbé de Trois‑Fontaines d’envoyer des moines qui s’établirent à Bélakut l’année suivante14 -- peut‑être deux abbayes féminines15 : Saint‑Jacques de Vitry et Notre‑Dame de Saint‑Dizier sont‑elles des filles de Trois‑Fontaines ? En juillet 1227, Guillaume de Dampierre et son épouse Marguerite fondèrent l’abbaye Notre‑Dame de Saint‑Dizier pour des moniales, avec l’accord du Chapitre général de Cîteaux qui chargea les abbés d’Igny, de Boulancourt et de la Chalade de reconnaître les lieux16. Il fallut régler les rapports avec les abbayes voisines, notamment Trois‑Fontaines, et Anselme Dimier en a déduit que la « paternité » de l’abbaye de Saint‑ Dizier fut confiée à l’abbé de Trois‑Fontaines, mais il s’agissait seulement de régler des droits de pâture17. L’abbaye de Saint‑Dizier était toutefois vraisemblablement de la filiation de Clairvaux, car la charte de fondation envisage l’éventualité d’un refus de l’abbé de Clairvaux de construire ce nouveau monastère. En février 1234, Philippe, évêque de Châlons, et Hémard, prieur de Saint‑Pierre‑aux‑Monts de cette ville, autorisèrent Thibaud IV, comte de Champagne et de Brie, à construire une abbaye de cisterciennes dans l’enclos de la Maison‑Dieu de Vitry‑en‑Perthois. En fait, il avait remplacé les frères de la Maison‑Dieu par 11 M.‑M. de Cevins, Les implantations cisterciennes en Hongrie médiévale : un réseau, dans Unanimité… [voir n. 2], p. 453‑484. 12 Dimier, Trois‑Fontaines… [voir n. 8], p. 43. 13 J.‑M. Canivez, Statuta capitulorum generalium ordinis cisterciensis ab anno 1116 ad annum 1786, t. I, Louvain, 1933, p. 514, anno 1219, n. 56. Il y est question d’incorporer à l’ordre cistercien le monastère Sanctae Mariae sancti Godardi in Hungaria, identifié par L. Janauschek, Originum Cisterciensium, t. I, Vindobonae, 1877, n° DLXXIX, p. 323 et J.‑M. Canivez,comme l’abbaye Ste‑Marguerite de Porno. Pour de Cevins, Les implantations cisterciennes… [voir n. 11], n. 53, p. 463, l’abbaye de Porno aurait été fondée en 1234 ; le Chapitre général de 1233 précise en effet Petitio domini Praenestini electi de abbatia de Parno incorporanda Ordinis exauditur, et sit filia sancti Godardi (Canivez, Statuta… [voir ci‑dessus], t. II, p. 115, anno 1233, n. 21). 14 Canivez, Statuta… [voir n. 13], t. II, p. 115, anno 1233, n. 20 ; Dimier, Trois‑Fontaines… [voir n. 8], p. 43. de Cevins, Les implantations cisterciennes… [voir n. 11], p. 463, appelle Pétervarad la fille de Trois‑Fontaines fondée en 1234, 15 Ces deux abbayes féminines sont établies à l’écart de bourgs castraux, chefs‑lieux de seigneuries importantes. 16 Arch. dép. Marne, 71 H 12, 18 ; Canivez, Statuta… [voir n. 13], t. II, p. 58, anno 1227, n. 14. 17 Arch. dép. Marne, 22 H 12, 7.
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des moniales18. Selon un historique de l’abbaye et de ses biens, du xviiie siècle, ce monastère Saint‑Jacques de Vitry était de la filiation de Clairvaux19 . Les deux abbayes de moniales cisterciennes, fondées dans le diocèse de Châlons, appartiennent donc à la filiation de Clairvaux. Mais n’étaient‑elles pas liées à Trois‑Fontaines ? D’une part, les conflits entre Notre‑Dame de Saint‑Dizier et les monastères voisins, et notamment Hautefontaine, sont réglés par l’intervention des abbés de Clairvaux et de Trois‑Fontaines. D’autre part, le pape Nicolas IV, le 15 mars 1290, accorda une bulle d’indulgence de quarante jours pour tous ceux qui visiteraient certaines abbayes, les jours de l’Annonciation, de la Purification et de l’Assomption de la Vierge et pendant les huit jours suivants : cette bulle fut adressée aux abbayes de la Chalade, Chéhéry, Trois‑Fontaines, Châtillon, Hautefontaine, Orval, Cheminon, Montiers‑en‑Argonne, toutes des filles assurées de Clairvaux, mais aussi Saint‑Dizier et Vitry‑en‑Perthois20 : ces monastères étaient‑ils des filles de Trois‑Fontaines ou cette dernière était‑elle simplement, en raison de sa proximité géographique, un relais de l’abbé de Clairvaux21 ? Le 24 juin 1750, l’évêque de Châlons supprima l’abbaye de Saint‑Dizer et l’unit à la maison vitryate.
Les filles de Trois‑Fontaines fondées du temps de saint Bernard La Chalade et Chéhéry Les origines de l’abbaye de La Chalade sont bien connues par une charte de l’évêque de Verdun Adalbéron de Chiny adressée à l’abbé Hugues et confirmant, en 1133‑1134, l’établissement de l’abbaye, avec récit circonstancié des événements qui ont précédé22 . Robert, moine de Saint‑Vanne de Verdun, et son frère Ricuin s’installèrent, pour vivre en ermites, en un lieu appelé La Chalade‑Saint‑Remi. Rejoints par d’autres personnes, ils décidèrent de fonder une abbaye, probablement bénédictine. La terre leur fut donnée, entre 1117 et 1127, par les seigneurs du lieu, Mathilde, dame de Vienne‑le‑Château, et son fils Gautier, avec l’approbation de l’évêque de Verdun,
18 Arch. dép. Marne, 71 H 4, 32 et 33. La fondation de cette abbaye est relatée dans une charte du comte de Champagne Thibaud V datée de décembre 1268 (Arch. dép. Marne, 71 H 2 bis, p. 1‑2). A. Kwanten, L’abbaye Saint‑Jacques de Vitry‑en‑Perthois, dans Mémoires de la Société d’Agriculture, Commerce, Sciences et Arts du département de la Marne, LXXXI (1966), p. 93‑109. 19 « L’abbaye de Saint‑Jacques les Vitry en Perthois ordre de Citeaux, filiation de Clairvaux au dioceze de Chaalons en Champagne fut fondée par Thibault, cinquiesme comte palatin de Champagne et de Brie, premier du nom, roy de Navarre » (Arch. dép. Marne, 71 H2 bis, p. 1). 20 E. Langlois, Les registres de Nicolas IV. Recueil des bulles de ce pape publiées et analysées d’après les manuscrits originaux des Archives du Vatican, t. I, Paris, 1887, n° 2423‑2432, p. 420‑421. 21 É. de Barthelemy, Essai sur les abbayes du département de la Marne, 1ère partie, diocèse de Châlons, ancien, dans Séances et travaux de l’Académie de Reims, XVI (2e‑3e trimestre 1952), p. 32, en fait bizarrement une fille de Morimond. 22 Gallia Christiana, t. XIII, intr., n° XXI col. 568. Cf aussi L a u r e n t d e L i è g e, Gesta episcoporum Virdunensium et abbatum Sancti Vitoni, M. G. H., SS, X, Hanovre, 1852, p. 506 ; J.‑P. Ravaux, L’abbaye de la Chalade, dans Horizons d’Argonne, 64‑65 (1992), p. 9‑108.
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Henri de Winchester23. Une cérémonie, conforme aux usages féodaux, eut lieu dans la cathédrale de Verdun. Mathilde et Gauthier remirent la terre à leur seigneur, Baudouin de Belrain, qui la rendit à son propre seigneur, Renaud, comte de Bar, avoué épiscopal de Verdun, qui la transféra à l’évêque de Verdun ; celui‑ci la céda aux moines. Robert ayant été nommé abbé de Beaulieu‑en‑Argonne, son frère, se jugeant incapable de diriger la maison, décida, avec l’accord de l’évêque et de Robert, de s’affilier à l’ordre cistercien. En compagnie de Gauthier de Vienne‑le‑Château, il se rendit donc auprès de Gui, abbé de Trois‑Fontaines, et lui demanda de lui envoyer des moines. Dans les années qui suivirent, les biens de l’abbaye furent augmentés24 . La date de la fondation de La Chalade a été discutée. La Gallia Christiana donne 1127, alors que Léopold Janausckek propose l’année 1128. Angel Manrique, qui s’appuie sur une « chronologie », est plus précis en évoquant la date du 8 juillet 112825. La charte de l’évêque Adalbéron III précise que la rencontre entre Gui, abbé de Trois‑Fontaines, et Hugues, apocrisiaire épiscopal, qui aboutit à la donation de La Chalade à l’ordre cistercien, eut lieu en 112726. On peut supposer que la décision d’intégrer l’abbaye à l’ordre cistercien fut prise cette année‑là ou au début de l’année suivante et que les moines s’y installèrent le 8 juillet 1128. Ce monastère, qui se trouvait près du point de contact entre les évêchés de Verdun, de Reims et de Châlons, a largement bénéficié de la générosité des seigneurs champenois et, en 1281, Étienne, official de l’archevêque de Reims, le situa même dans le diocèse de Châlons27. L’évêque de Verdun, qui donna son accord à l’arrivée des moines de Trois‑Fontaines, connaissait La Chalade puisque c’est en ce lieu qu’en 1124, il avait signé la paix avec le comte de Grandpré et les Verdunois, ce qui lui avait permis de retrouver son évêché dont il avait été chassé deux ans plus tôt28. En 1147, l’abbaye de La Chalade essaima à son tour en établissant une nouvelle abbaye à Chéhéry, sur des biens donnés à l’abbé Gontier par les chanoines de la cathédrale de Reims, qui avaient déjà accordé divers biens à l’abbaye en octobre 113129. En 1189, pour des raisons que l’on ignore, l’abbé de La Chalade accepta que ce monastère s’affiliât directement à Trois‑Fontaines30.
23 Cette cérémonie est postérieure à la consécration de l’évêque Henri de Winchester, en 1117, et antérieure à l’affiliation à l’ordre cistercien en 1127. 24 Dans les années 1130‑1131, l’abbaye de La Chalade fut dotée par l’abbaye de Moiremont, le chapitre cathédral de Reims, Robert, abbé de Beaulieu (Paris, Bibliothèque nationale de France, ci‑après B.n.F., coll. Champagne, t. 5, fos 23 et 84r). 25 A. Manrique, Annales cistercienses, t. I, Lyon, 1642, ch. VI,1, p. 191, donne comme date de fondation le 8 juillet 1128 ; Janauschek, Originum… [voir n. 13], n° XXX, p. 14, confirme l’année 1128. Toutefois la charte d’Adalbéron donne bien la date de 1127 : Acta sunt anno ab incarnatione Domini millesimo centesimo vicesimo septimo, indictione V, concurrente V, epacta VI, pontificante in Ecclesia romana domino papa Honorio secunde, imperante in imperio Romanorum Lothario (Gallia christiana, t. XXXI, instr. N°21, col. 568‑569). La « chronologie » de Manrique pourrait être une des listes abbatiales déterminant le rang des abbés au chapitre général de Cîteaux. 26 C’est‑à‑dire entre le 3 avril 1127 et le 21 avril 1128. 27 « … ecclesia de Chalaydia, Cathalaunensis dyocesis », B.n.F., coll. Champagne, t. V, fo 82v, n° 143. 28 M. Grosdidier De Matons, Le comté de Bar des origines au traité de Bruges (vers 950‑1301), Mémoires de la Société des Lettres, Sciences et Arts de Bar‑le‑Duc, 43 (1918‑1921), p. 135‑136. 29 B.n.F., coll. Champagne, t. 5, fo 68v. 30 Arch. dép. Marne, 22 H 12, 5 et 6.
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Orval L’histoire des débuts de l’abbaye d’Orval a fait l’objet d’âpres discussions entre Paul‑Christian Grégoire, qui donne toute sa valeur à la tradition, et Georges Despy31.
La tradition : une triple fondation Deux ermites calabrais furent installés à Orval en 1070 par Arnoul, comte de Chiny, et Mathilde de Toscane, mais ils furent rappelés par leur abbé. Vers 1108, Otton de Chiny offrit le lieu, avec l’autorisation de Brunon, archevêque de Trèves, à deux chanoines réguliers, Fulbert et Rainier, qui poursuivirent la construction du monastère. Le 30 septembre 1124, mandaté par l’archevêque de Trèves nouvellement élu, Henri, évêque de Verdun, vint à Orval consacrer la nouvelle abbatiale. Une charte, aujourd’hui perdue, fut rédigée à cette occasion32 . Malgré un essor assez rapide, la communauté connut des difficultés. Les chanoines s’adressèrent à Albert, comte de Chiny depuis 1131, dont l’oncle, Adalbéron, était devenu évêque de Verdun peu de temps auparavant. Celui‑ci contacta saint Bernard et l’intégration d’Orval à l’ordre cistercien fut décidée lors du concile qui se tint à Reims du 18 au 29 octobre 1131 et au cours duquel les deux ecclésiastiques se rencontrèrent. Mais comme Clairvaux n’était pas en mesure d’assurer l’essaimage33, saint Bernard confia la mission à Gui, abbé de Trois‑Fontaines, qui envoya à Orval sept moines sous la direction de Constantin, chantre de son abbaye, et ancien profès à Clairvaux. Les huit moines cisterciens arrivèrent à Orval le 9 ou le 10 mars 113234 . Ils étaient passés par Verdun, où l’évêque leur avait remis de précieuses reliques, ce qui avait provoqué le mécontentement des habitants de la ville. L’évêque et les moines quittèrent subrepticement Verdun pour gagner Orval. Le comte Albert et son épouse Agnès vinrent au‑devant d’eux35. L’abbé Constantin dirigea Orval pendant treize années au cours desquelles il augmenta le temporel et mit en chantier la construction de nouveaux bâtiments. La construction du nouveau monastère aurait été terminée en 1173, à l’exception de la nouvelle église36. 31 G. Despy, Cîteaux et l’avouerie : la dotation primitive de l’abbaye d’Orval, dans Revue du Nord, 50 (1968), p. 113‑114 (résumé d’une communication faite à Arlon le 19 mai 1967 lors des Journées de la Société d’histoire du droit et des institutions des pays flamands, picards et wallons) et Cîteaux dans les Ardennes : aux origines d’Orval, dans Économies et sociétés au Moyen Âge. Mélanges offerts à Édouard Perroy, Paris, 1973, p. 588‑600 ; P.‑C. Grégoire, Les origines de l’abbaye d’Orval, dans Revue d’ histoire ecclésiastique, 64 (1969), p. 756‑807, et L’Abbaye d’Orval. Au fil des siècles, Metz, 2002. 32 À la suite des travaux de Georges Despy, Paul–Christian Grégoire a admis que cette charte était un faux, mais il ajoute qu’elle s’inspirait de l’original. 33 Il est probable que saint Bernard demanda à l’abbé de Trois‑Fontaines de s’occuper d’Orval parce que lui‑même était occupé à la fondation d’autres abbayes et notamment de Riévaux et de Longpont qui virent le jour le 5 mars 1131. 34 Manrique, Annales… [voir n. 25], a. 1131, ch. 5, 1, p. 225, donne la date du 10 mars 1131 (a. st.) et A u b r y d e T r o i s ‑ F o n t a i n e s, Chronica, éd. P. Scheffer‑Boichorst, M.G.H., S., t. XXIII, Leipzig, 1925, p. 830, celle du 9 mars 1131, ancien style selon Grégoire, L’abbaye d’Orval… [voir n. 31], p. 33, qui date donc la fondation d’Orval du 9 mars 1132. Cette date se retrouve dans la table chronologique des abbayes cisterciennes (Orval, neuf siècles d’ histoire, catalogue d’exposition, Orval, 1970, no 49, p. 76). C. Henriquez, Fasciculus sanctorum ordinis cisterciensis, Bruxelles, 1624, t. II, p. 381, fixe l’arrivée des Cisterciens au 7 juin 1131, mais en ajoutant que leur installation a été décidée au concile de Reims qui a eu lieu en septembre de la même année. 35 Grégoire, L’abbaye d’Orval… [voir n. 31], p. 33‑34. 36 Grégoire, L’abbaye d’Orval… [voir n. 31], p. 49.
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Une autre hypothèse : une fondation cistercienne dès l’origine Ayant montré, de façon indubitable, que la charte de 1124 était un faux du xviie siècle, Georges Despy contesta la tradition en montrant qu’elle n’était apparue qu’au milieu du xvie siècle : les cisterciens ont été appelés à Orval par le comte Otton II de Chiny et installés le 9 mars 113137 et la présence des ermites calabrais et des chanoines réguliers, avant cette date, est peu probable. Au contraire, les fouilles archéologiques laissent plutôt supposer que l’abbaye s’éleva sur le site d’un habitat rural du haut Moyen Âge38. Lors du présent colloque, cette origine de l’abbaye, contraire à la tradition, fut reprise d’une part, par René Noël, qui s’est appuyé sur des chartes de 1153, 1173 et 1232, et par deux archéologues, Philippe Mignot et Frans Doperé39. En outre, si les moines sont arrivés en mars 1131, l’installation des moines de Trois‑Fontaines ne peut avoir été décidée lors du concile de Reims qui eut lieu quelques mois plus tard.
Hautefontaine L’abbaye Notre‑Dame de Hautefontaine aurait vu le jour le 24 juin 1136 selon Angel Manrique, date reprise par Léopold Janauschek, et le 8 juillet de la même année, si on suit la Gallia christiana, mais elle est un peu plus ancienne40, car en 1135, Geoffroy, évêque de Châlons, notifia les donations faites à cette abbaye par Payen de Verzy de ses biens sis à Bonnevais et lui‑même céda l’église du lieu que les chanoines de Saint‑Nicolas de Châlons lui avaient rendue peu de temps auparavant41. En 1141, le comte de Champagne Thibaud II confirma les biens donnés par Isembard de Vitry et Létard de Bar, en précisant les limites de la terre reçue par les moines. Toutes les bornes citées ne peuvent être localisées mais les propriétés de l’abbaye s’étendaient depuis la Marne jusqu’à Hauteville, Blaise‑sous‑Hauteville, Landricourt et Ste‑Livière, ce qui correspond à la dotation primitive du monastère, celle qui a permis sa construction.
37 Une charte du comte Louis de Chiny indique clairement que la dotation primitive de l’abbaye doit être attribuée à son ancêtre Otton II de Chiny qui, selon A u b r y d e T r o i s ‑ F o n t a i n e s, Chronica… [voir n. 34], p. 830, était déjà décédé quand son frère Adalbéron fut élu évêque de Verdun. Celui‑ci fut consacré le 16 avril 1131. Pour Georges Despy, Aubry de Trois‑Fontaines pratiquant le style de Noël, il faut dater la fondation d’Orval du 9 mars 1131. 38 « Nous aurions avec la fondation d’Orval, non pas une installation classique de cisterciens dans un desertum traditionnel, mais un autre exemple d’occupation du sol dans un hameau qui s’était formé à l’intérieur d’un grand domaine rural à la suite de l’expansion de l’économie agraire du haut Moyen Âge » (Despy, Cîteaux dans les Ardennes… [voir n. 31], p. 596). 39 On se reportera aux articles de ces trois auteurs dans le présent ouvrage. 40 Manrique, Annales… [voir n. 25], t. I, ch. VIII, p. 319 ; Gallia christiana, t. IX, col. 962. Il y a peu à tirer, concernant les origines de l’abbaye, de M. Lecointre, Hautefontaine (Marne), dans Mémoires de la Société d’Agriculture, Commerce, Sciences et Arts du département de la Marne, CVI (1991), p. 49‑65, qui reprend la notice de de Barthelemy, Essai… [voir n. 21], p. 36‑38, ou émet des hypothèses erronées. Ainsi, elle date de 1135 la donation des dîmes de Hauteville à l’abbaye de Hautefontaine, alors que la charte qui la notifie émane de Barthélemy, évêque de Chalons de 1147 à 1151. 41 Arch. dép. Marne, 18 H 1, f° 11 r°. L’inventaire des archives de l’abbaye, réalisé en 1685, précise que cette charte « était transcrite aux feuillets 18 et 19 d’un vieil et ancien cartulaire, portant au dernier feuillet la mention « actum anno gratiae millesimo IIc vigesimo quinto, mense maio », et que la copie a été réalisée le 13 mai 1489 à la requête de Jean Conraud, procureur des religieux de Hautefontaine.
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C’est sans doute la raison pour laquelle ce document de 1141 est parfois considéré comme la charte de fondation du monastère. Une autre charte de Thibaud II énumère des biens cédés par Adam de Alneto et Isembard de Vitry à Bonnevais en présence d’Étienne, abbé de Trois‑Fontaines (1133‑114242).
Cheminon L’abbaye de Trois‑Fontaines fut construite à un peu plus de 5 km du monastère de Cheminon, qui avait vu le jour plus de vingt ans auparavant. Le 10 février 1096, le pape Urbain II écrivit à Philippe, évêque de Châlons, pour se plaindre des agissements de clercs et de laïcs de son diocèse qui avaient harcelé les frères de l’église Saint‑Nicolas construite dans la forêt appelée Lugolli, c’est‑à‑dire dans la forêt de Luiz, et qui en avaient même expulsé le prieur. Le pape ordonna au prélat de prendre le monastère sous sa protection, de le laisser soumis à l’abbaye Saint‑Vanne de Verdun et de demander à son frère Hugues, comte de Champagne, de le protéger et de punir les agresseurs43. Le premier établissement de Cheminon fut donc un prieuré bénédictin dépendant de l’abbaye de Saint‑Vanne de Verdun. Son statut allait bientôt changer. Le 23 septembre 1102, le pape Pascal II adressa à Alard, prepositus, une bulle confirmant la fondation de son monastère44 . Adèle, comtesse de Champagne, avec le consentement de ses fils, l’évêque de Châlons Philippe et le comte Hugues, avait donné à des chanoines suivant la règle de Saint‑Augustin un alleu situé près d’un claustrum, sans doute le prieuré bénédictin, dans la forêt de Luiz. Philippe étant décédé le 5 avril 1100, les chanoines s’installèrent à Cheminon entre 1096 et le début de 1100 ; le maintien de la dédicace à saint Nicolas laisse supposer que le nouveau monastère remplaça l’ancien prieuré bénédictin. Les chanoines entreprirent alors la construction d’une nouvelle abbatiale consacrée en 1110 par Richard, évêque d’Albano, légat du Saint‑Siège en France45. En 1116, les chanoines de Saint‑Corneille de Compiègne abandonnèrent à Alard et Aubry la cellula Sancti Nicholai que est in silva Luiz super Chimeron ainsi que toutes les redevances y afférentes, moyennant le paiement d’un cens annuel de neuf sous de Châlons, payables à Ponthion le dimanche qui précède la Mi‑Carême46. Le 5 octobre 1117, le pape Pascal II octroya au nouveau monastère une seconde bulle confirmant à Alard la possession du lieu où s’élevait le
42 Arch. dép. Marne, 18 H 1, fos 1r‑v et 18 H 4, 1. Les archives de Hautefontaine sont en très mauvais état et l’inventaire de 1685 montre que, dès le xviie siècle, elles avaient subi l’assaut des rongeurs. Étienne, qui succéda à Guy en 1133, fut remplacé par Gautier, mentionné le 4 janvier 1142. 43 J. Von Pflugk‑Harttung, Acta Pontificum romanorum inedita, t. I, Urkunden der Päpste vom Jahre 748 bis zum Jahre 1198, t. I, Tübingen, 1880, n° 67, p. 64. 44 Arch. dép. Marne, 17 H 3, 2. La bulle de Pascal II a longtemps été considérée comme un faux (cf. M. Parisse, Les chanoines réguliers en Lorraine. Fondations, expansion (xi e‑xii e siècles), dans Annales de l’Est, 1968, p. 381‑382), mais L. Falkenstein, Zu den Anfängen der Regularkanonikerkommunität in Cheminon (Marne), dans Revue Mabillon, n.s., vol. 12/73 (2001), p. 5‑43, a montré récemment que ce privilège était authentique. 45 Arch. dép. Marne, 17 H 7, 1. Hugues, comte de Champagne, avait concédé à la nouvelle abbaye le lieu appelé Cheminon, y avait ordonné la construction d’une église en l’honneur de saint Nicolas et avait invité le légat pontifical à la dédicacer (Arch. dép. Marne, 17 H 8, 6). 46 Arch. dép. Marne, 17 H 20, 1.
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monastère, sa consécration à saint Nicolas par le légat pontifical, les dons reçus des fondateurs et l’exemption de la communauté. Les chanoines restèrent à Cheminon jusqu’à leur affiliation à l’ordre cistercien en 1138. Une note inscrite au premier feuillet du cartulaire ancien de Cheminon précise qu’en 1178 (sic), le monastère est passé de l’ordre arrouaisien à l’ordre cistercien et certains historiens en ont conclu que les premiers chanoines venaient d’Arrouaise. Ludo Milis a montré que l’affiliation à cette abbaye du diocèse d’Arras ne pouvait être antérieure à 113047. Le 17 février 1138, le pape Innocent II adressa à Étienne, abbé de Trois‑Fontaines, une bulle autorisant les chanoines de Cheminon à s’agréger, avec leur monastère, à l’ordre cistercien comme fille de Trois‑Fontaines48. Mais, en raison de la proximité géographique des deux abbayes, cette filiation n’empêcha pas les conflits dans la seconde moitié du xiie siècle. Ainsi, les moines de Cheminon ayant construit une tuilerie à Renauval malgré l’interdiction du chapitre général de l’ordre, il fut décidé, en 1192, qu’ils ne pourraient plus rien construire sans autorisation à moins d’une demi‑lieue de leur maison49.
Châtillon L’histoire des origines de l’abbaye de Châtillon‑en‑Woëvre est plus complexe. Le plus ancien témoignage est celui de Laurent de Liège, dont le récit s’achève en 1144. L’évêque de Verdun Adalbéron souhaitant implanter des cisterciens dans son diocèse50 leur offrit la forêt de Mangiennes pour y établir un monastère. Il s’adressa aux moines de La Chalade qui, occupés par la construction de leur propre abbaye, firent savoir qu’ils ne pouvaient bâtir ce nouvel établissement. La création de l’abbaye fut donc confiée à Rannulf, abbé d’une autre fille de Clairvaux, Himmerod, au diocèse de Trèves, mais comme fille de Trois‑Fontaines. Il donna l’ordre à ses frères de « préparer » le lieu, ce qui fut fait en 1142, en moins de deux ans51. On doit donc 47 L. Milis, L’ordre des chanoines réguliers d’Arrouaise. Son histoire et son organisation, de la fondation de l’abbaye‑mère (vers 1090) à la fin des chapitres annuels (1471), Bruges, 1969, p. 160‑163. 48 Arch. dép. Marne, 22 H 2, 1. 49 Arch. dép. Marne, 17 H 21,3. 50 G. Waitz publie, en additif à la chronique de Laurent de Liège, une lettre adressée par l’évêque Adalbéron au pape Innocent II pour relater la donation de Saint‑Paul de Verdun aux prémontrés (Laurentii gesta episcoporum Virdunensium, éd. G. Waitz, M.G.H., S., X, p. 510‑511). Ce monastère étant plus un lieu de débauche qu’un monastère, Adalbéron vint à Saint‑Paul avec les abbés de Trois‑Fontaines et de La Chalade. Saint Bernard, en réponse aux récriminations des chanoines prémontrés, écrivit à leur abbé qu’il avait fait beaucoup d’efforts pour leur faire obtenir, avec succès, l’église Saint‑Paul de Verdun et qu’une lettre qu’il avait adressée au pape Innocent II le confirmait (lettre 253). Il est probable qu’Adalbéron avait proposé à saint Bernard d’établir des Cisterciens à Saint‑Paul de Verdun et que l’abbé de Clairvaux avait refusé, peut‑être parce que la situation de l’abbaye verdunoise ne correspondait pas aux aspirations d’isolement des Cisterciens. 51 Sed sicut violatores ordinis beati Benedicti in istis evulsit et destruxit, ita conservatores ejusdem professionis in suis aedificare et plantare paratus, pia liberalitate rectoribus Cisterciensis religionis, a quibus regula beati Benedicti districtius tenetur, forestem Maginiensem offerens, ut ibi abbatiam construerent, monebat. Cumque Kaladienses fratres, in sua abbatia fabricanda occupati, ad istam moliendam non sufficerent, venerabilis Rannulfus abbas Claustrensis coenobii ipsum locum in abbatiam promovendum ex dono devoti praesulis suscepit. Fratresque suos ad praeparandum locum direxit. A quibus ante hoc biennum, qui fuit annus dominicae Incarnationis 1142, res incepta, in spe futuri adeo iam pubescit, ut
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supposer que la décision d’Adalbéron fut prise vers 1140. Peu après, avant 114652, Thierry, abbé de Saint‑Paul de Verdun, céda à l’abbé Rannulf, contre le versement d’un cens de six deniers de Châlons, toutes les dîmes des terres et des troupeaux qu’ils avaient ou pourraient avoir dans la Woëvre53. La donation étant faite en faveur de l’abbé d’Himmerod et non de celui de l’abbaye de Châtillon, il faut en conclure que celle‑ci n’existait pas encore. Dans les années 1142‑1149 encore, Adalbéron de Chiny, évêque de Verdun, céda divers biens fonciers, dont Wibersptep54, aux moines d’Himmerod qu’il avait fait venir dans son diocèse55. Ce texte, généralement considéré comme la charte de fondation de Châtillon, est repris, à quelques nuances près, dans une autre charte d’Adalbéron datée de 115656. Selon la chronologie citée par Manrique, l’abbaye fut fondée le 7 septembre 1153, date sans doute de l’installation définitive des moines ou de la consécration de l’église abbatiale. Richard III, évêque élu de Verdun57, confirma, par une charte non datée, les biens de l’abbaye de Châtillon et, en particulier, le lieu même appelé Châtillon pour y construire l’abbaye (ad construendam abbatiam) ainsi que la grange de Viberstap58.
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cisterciensium venerabile concilium ibi abbatiam fore jam sanxerit… (Laurentii gesta… [voir n. 50], p. 510‑512) Parmi les témoins de cette donation figure Eustache, abbé de Montiers‑en‑Argonne de 1134 à 1144/1146 (J. Lusse, Les abbés de Montiers‑en‑Argonne aux xii e et xiii e siècles. Les apports d’une liste abbatiale quasi inédite, dans P. Corbet – J. Lusse [éd.], Ex Animo. Mélanges d’ histoire médiévale offerts à Michel Bur par ses élèves à l’occasion de son 75 e anniversaire, Langres, 2009, p. 150‑152). Arch. dép. Meuse, 14 H 1, 1. Ce lieu‑dit serait à l’emplacement de la ferme « Le Bois des Moines » dans la forêt de Mangiennes (N. Robinet – J.‑B. Gillant, Pouillé du diocèse de Verdun, t. IV, Verdun, 1910, n. 2, p. 190). La charte d’Adalbéron (Arch. dép. Meuse, 14 H 1, 3) n’est pas datée, mais parmi les témoins figurent Conon, abbé de Saint‑Vanne de Verdun après le 29 septembre 1142, et Thierry, abbé de Saint‑Paul de Verdun, décédé le 12 février 1149 (N. Robinet, Pouillé du diocèse de Verdun, t. I, Verdun, 1888, p. 209 et 253). Ce document étant considéré comme la charte de fondation de l’abbaye de Châtillon, la date de 1153, donnée par Manrique, Annales… [voir n. 25], t. II, Lyon, 1642, ch. XVI,1, p. 247, a été ajoutée, à tort, au dos du parchemin. Arch. dép. Meuse, 14 H 1, 4. Comme l’a montré J.‑P. Evrard (Actes des princes Lorrains, 2e série, Princes ecclésiastiques, tome III, Les évêques de Verdun, B, de 1107 à 1156, dactylographié, Nancy, 1982, n° 64, p. 139‑144), cette charte contient deux textes : à l’intérieur de la charte dite de fondation, datable des années 1142‑1148, s’intercale un second texte daté de 1156. L’évêque Richard III qui succéda à Albert de Mercy, mort le 14 avril 1162 et qui, dans les chartes, est toujours qualifié d’élu, dirigea le diocèse de Verdun jusqu’en 1171/2 (F. G. Hirschmann, Verdun im hohen Mittelalter. Eine lothringische Kathedralstadt und ihr Umland im Spiegel der geistlichen Institutionen, t. II, Trèves, 1996, p. 613‑614). Locum quemdam, qui Castellio appellatur, pro remedio animae meae et predecessorum meorum, ad construendam abbatiam concessimus, et praeterea grangiam de Viberstap, cum appenditiis suis, necnon et usuaria per totam curiam Maginiensem, in sylvis, campis, pratis, ad comburendum, ad aedificandum, ad pastum quorumlibet animalium, sicut beatae memoriae praedecessor noster Albero episcopus memoratis fratribus concesserat et scripto suo confirmaverat, et nos benigne concedimus et sigilli nostri impressione roboramus (Arch. dép. Meuse, 14 H 1, 12 et Dom A. Calmet, Histoire de Lorraine, nouvelle édition, t. VI, Nancy, 1757, preuves, col. XIII). Dom Calmet, Histoire… [voir ci‑dessus], col. XIII et XIV, a publié une seconde charte de ce prélat, également non datée, qui évoque le lieu où l’abbaye a été construite (in illo loco, in quo abbatia eorum construitur), ce qui laisse supposer qu’elle est postérieure à la première. Toutefois elle relate des donations antérieures. Elle rappelle notamment une donation de Payen de Mussy dont ont été témoins l’abbé Thierry, le prieur Roric et le cellérier Arnoul, qui viennent de l’abbaye d’Orval. Ces trois personnages sont également cités ensemble dans une charte d’Albert, comte de Chiny mort en 1162, en faveur de l’abbaye de Signy (F. Canut, Le cartulaire de l’abbaye de Signy au diocèse de Reims, ordre de Cîteaux, Thèse de l’École
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Ce document est antérieur à une bulle du pape Alexandre III qui, le 9 avril 1163, confirma les biens de l’abbaye de Châtillon et notamment le lieu où sont construites l’abbaye et la grange de Wiberstep59. Ces deux textes pourraient être la conséquence du déplacement de l’abbaye de Wiberstep, où subsista une grange, à Châtillon, mais aucun document ne permet d’affirmer, comme l’avancent certains historiens, qu’il s’agissait d’un retour sur le site primitif du monastère60. Il est plus vraisemblable que, vers 1140, l’abbaye fut fondée sur le site de Wiberstep et que, le site se montrant peu propice, peut‑être en raison du manque d’eau, elle fut transférée à Châtillon avant 1163, peut‑être vers 1160.
Montiers‑en‑Argonne L’histoire de la fondation de l’abbaye de Montiers‑en‑Argonne présente quelques analogies avec celle de Cheminon61. En 1134, l’évêque de Châlons Geoffroy céda locum et ecclesiam qui Monasterium dicitur, Montiers, à Eustache, abbé de Notre‑Dame et aux chanoines réguliers établis sur des terres données par Pierre d’Argers et son neveu Gipuin de Dampierre‑le‑Château. Eustache, qui venait de l’abbaye d’Arrouaise, fonda quelques années plus tard, vers 1140‑1143, à une vingtaine de kilomètres de Montiers, deux autres établissements dont il devint aussi l’abbé, aux Anglecourts (plus tard Lisle‑en‑Barois) et à Châtrices. Vers 1144‑1146, l’évêque de Châlons Gui II transmit l’abbaye de Montiers avec ses granges et ses dépendances à Gautier, abbé de Trois‑Fontaines, et y instaura la règle cistercienne. Angel Manrique donne, pour ce changement, la date du 28 mai 1147, jour probable de l’arrivée des moines cisterciens62 . Les donations en faveur de l’abbaye affluant autour du monastère, mais aussi à l’ouest de la forêt de Montiers, le des Chartes, 1964, n° 386). Arnoul n’était plus cellérier en 1165, puisqu’à cette date il avait déjà été remplacé par Étienne (H. Goffinet, Cartulaire de l’abbaye d’Orval depuis l’origine de ce monastère jusqu’ à l’année 1365 inclusivement, Bruxelles, 1879, n° XXV, p. 39‑40). 59 … locum ipsum in quo abbatia constructa est cum appenditiis suis, grangiam que Wiberstep dicitur cum appenditiis suis et usuaria vestra que videlicet per totam terram curie Mageniensis habetis ad aedificandum, conburendum et pastum quorumlibet animalium, jus advocatia, quantum terre infra leugam unam continetur quod Aibertus advocatus vobis remisit (Von Pflugk‑Harttung, Acta Pontificum… [voir n. 43], n° 252, p. 235‑236). 60 Selon une tradition, rapportée par N. Robinet – J.‑B. Gillant, Pouillé du diocèse de Verdun, t. IV, Verdun, 1910, p. 190, les religieux d’Himmerod, en 1142, commencèrent « la construction d’un monastère dans un lieu appelé le Chastelet ou Châtillon, sur la petite rivière de l’Othain. Après un essai de quelques années, ils trouvèrent insuffisant, pour y subsister du travail de leurs mains, le terrain qu’un seigneur voisin leur avait donné. L’évêque Albéron, par une charte de 1153, leur offrit d’autres lieux plus vastes dans la forêt de Mangiennes et confirma les donations faites par plusieurs seigneurs ; ils établirent, en un endroit nommé Viberstap, un autre monastère, où ils entrèrent la veille de la Nativité de Notre‑Dame en 1153. Le chapitre général de Cîteaux donna la même année le titre d’abbaye à la nouvelle fondation, et Gilbert, l’un des moines, fut élu premier abbé. Après un séjour en ce lieu de neuf années, en 1162, les religieux, contraints d’abandonner Viberstap, à cause de l’insalubrité des eaux, revinrent à leur premier établissement et se fixèrent définitivement à Châtillon où ils restèrent pendant plus de dix siècles ». 61 Lusse, Les abbés de Montiers… [voir n. 52], p. 139‑175. 62 La décision de Gui II est formellement attestée par une charte de Barthélemy, évêque de Châlons du 19 janvier 1147 au plus tôt au 26 décembre 1151 (cartulaire de Montiers‑en‑Argonne, B.n.F., lat. 10946, fos 5r‑v). Gui II fut consacré évêque entre le 26 décembre 1143 et le 4 juin 1144 et mourut le 20 janvier 1147 (Manrique, Annales… [voir n. 25], t. II, 1147, ch. XIX, 1, p. 90).
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premier abbé cistercien, Gervais, un Verdunois, décida, vers 1160, de déplacer le siège de l’abbaye à 7 km vers l’ouest, dans la vallée de la Vière. Quant au site primitif, il devint, sous le nom de Vieux‑Monthier, une grange de l’abbaye. Gervais entreprit aussitôt la construction de l’abbatiale mais, élu abbé de Trois‑Fontaines le 21 janvier 1164, il fut remplacé par Nicolas, prieur de Cheminon qui, au bout de trois ans, renonça à sa charge. Gervais revint à Montiers. Il poursuivit les travaux, mais à sa mort, avant le 30 avril 1182, l’abbatiale n’était toujours pas terminée. Les bâtiments conventuels ne furent pas achevés avant le milieu du xiiie siècle63.
La réussite de Trois‑Fontaines et le rôle de saint Bernard L’ordre cistercien s’est largement répandu entre l’Oise, la Seine et la Meuse avec près de soixante‑dix abbayes. L’expansion fut particulièrement importante et rapide durant l’abbatiat de saint Bernard à Clairvaux, entre 1115 et 1153, avec une quarantaine de maisons, soit en moyenne une création par an. Sur les 345 maisons ayant vu le jour en Europe pendant cette période, la moitié environ fut affiliée à Clairvaux et cette vigueur de la branche claravalienne est particulièrement nette en Champagne et dans les régions avoisinantes avec plus des deux tiers des fondations64 .
Répartition géographique Les filles et petites‑filles de Clairvaux se concentrent dans les diocèses de Langres, où est établie cette abbaye, et de Troyes mais aussi dans des diocèses champenois de la province de Reims (Reims, Laon, Soissons et Châlons) et dans le diocèse lorrain de Verdun. L’abbaye de Morimond, quatrième fille de Clairvaux fondée dans le diocèse de Langres, a essaimé dans le nord‑est de cette circonscription religieuse et dans le diocèse voisin de Toul, alors que les filles des monastères bourguignons de Cîteaux et de Pontigny se trouvaient surtout dans le diocèse de Sens65. Marcel Pacaut a judicieusement remarqué que l’originalité […] de la filiation claravallienne en 1153 […] se trouve dans le fait que la branche est avant tout établie sur la liaison mère‑filles directes, puisque sur les 40‑45 établissements dépendants français, six seulement eurent plusieurs filles66, 63 Lusse, Les abbés de Montiers… [voir n. 52], p. 171‑173. 64 M.‑A. Dimier, Le monde claravallien à la mort de saint Bernard, dans Mélanges saint Bernard. xxiv e Congrès de l’Association bourguignonne des Sociétés savantes (8 e centenaire de la mort de saint Bernard), Dijon, 1953, Dijon, 1954, p. 248‑253. 65 Le cas de l’abbaye d’Élan, dans le nord du diocèse de Reims, est particulier. Elle fut fondée par Witier, comte de Rethel, qui s’adressa à Renaud de Bar, abbé de Cîteaux, et ancien profès de Clairvaux, qui lui recommanda un des ses anciens moines, Roger, d’origine anglaise, parti à l’abbaye de Loroy (diocèse de Bourges), une fille de Cîteaux. L’abbaye des Mazures mentionnée en 1274 fut unie à Elan en 1399 (P. Demouy, Genèse d’une cathédrale. Les archevêques de Reims et leur Église aux xie et xiie siècles, Langres, 2005, p. 343). 66 M. Pacaut, La filiation claravallienne dans la genèse et l’essor de l’ordre cistercien, dans Histoire de Clairvaux. Actes du Colloque de Bar‑sur‑Aube/Clairvaux, 22 et 23 juin 1990, Bar‑sur‑Aube, 1991, p. 135‑147. Les autres filles françaises de Clairvaux ayant eu une descendance sont Igny (3), Our-
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et la plus dynamique fut Trois‑Fontaines avec six fondations ou affiliations, plus une petite‑fille, entre 1118 et 1147. Géographiquement l’expansion de Trois‑Fontaines présente deux caractéristiques : Toutes les abbayes cisterciennes des diocèses de Châlons (Hautefontaine, Cheminon et Montiers‑en‑Argonne) et de Verdun (La Chalade et Châtillon) s’affilièrent à Trois‑Fontaines. Seule, celle d’Orval appartient à un autre diocèse, celui de Trèves. Les six filles de Trois‑Fontaines, auxquelles on peut ajouter sa petite‑fille, Chéhéry, sont situées sur les marges forestières de leur diocèse. Franck Hirschmann a montré, avec les exemples de La Chalade, Châtillon ou Lisle‑en‑Barrois, que l’évêque de Verdun Adalbéron de Chiny fonda des monastères cisterciens (et prémontrés) pour protéger la frontière occidentale de son diocèse après la cession des châteaux de Hans, Vienne‑le‑Château et Clermont au comte de Bar[‑le‑Duc67]. Les abbayes de Trois‑Fontaines, Cheminon et Montiers‑en‑Argonne s’élevèrent sur les marches du comté de Champagne, face au comte de Bar, de plus en plus menaçant. Orval, à la limite méridionale du diocèse de Trèves, était peu éloignée des diocèses de Reims et de Verdun.
L’intégration d’anciens monastères Sur les sept filles et petites‑filles de Trois‑Fontaines, trois ou quatre furent créées ex nihilo (Hautefontaine, Châtillon et Chéhéry et vraisemblablement Orval) et trois ou quatre furent affiliées à l’ordre cistercien plusieurs années après leur fondation (La Chalade, Cheminon et Montiers‑en‑Argonne, voire Orval) : l’abbaye de Trois‑Fontaines fut‑elle spécialisée dans l’intégration d’anciens monastères ? Après sa fondation en 1115, Clairvaux avait essaimé rapidement à Trois‑Fontaines en 1118, Fontenay en 1119 et Foigny en 1121, puis l’expansion s’arrêta avant une reprise spectaculaire avec les fondations d’Igny et de Rigny en 1128 et d’Ourscamp en 1129. Saint Bernard, qui n’avait pas encore atteint la notoriété dont il bénéficia ultérieurement dans la chrétienté, profita de cette pause de sept ans pour donner des bases plus solides à son monastère68. C’est pendant cette période que Ricuin, désireux d’affilier son abbaye de La Chalade à l’ordre cistercien, s’adressa à Gui, abbé de Trois‑Fontaines, l’abbaye cistercienne la plus proche. Deux autres monastères qui s’affilièrent à Trois‑Fontaines étaient occupés auparavant par des chanoines réguliers. L’intégration à l’ordre cistercien de l’abbaye de Cheminon n’est connue que par une bulle du pape Innocent II adressée le 17 février 1138 à Étienne, abbé de Trois‑Fontaines. Le Souverain Pontife y précisait que ce sont les chanoines qui ont décidé de faire de leur abbaye une fille de Trois‑Fontaines69. Cette décision fut favorisée par la proximité géographique des deux monastères et par scamp (3), Fontenay (3), Cherlieu (4), Grandselve. Foigny, les Pierres, Balerne et Vauclair eurent chacune une fille. On notera que dans cette liste se trouvent six des sept premières filles de Clairvaux (Trois‑Fontaines, Fontenay, Foigny, Igny, Ourscamp et Cherlieu). 67 Hirschmann, Verdun im hohen Mittelalter… [voir n. 57], p. 415‑427. 68 Pacaut, Les moines blancs… [voir n. 1], p. 84. 69 Placet igitur nobis ex hoc ipsum auctoritate apostolica confirmamus quod canonici Chiminonenses semel ipsos et locum suum monasterio de Tribus Fontibus contulerunt et sub vestra cura atque magisterio de cetero vivere decreverunt (Arch. dép. Marne, 17 H 2, fos 25r‑27r et 22 H 2, 1).
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la parenté de leurs modes de vie70. Les auteurs de la Gallia affirment que l’auteur de l’affiliation fut le successeur d’Alard, Gui, mentionné dans une charte de l’évêque de Châlons Geoffroy, confirmant, en 1137, une vente à l’abbaye de Trois‑Fontaines. Mais cette datation est erronée, car cette vente fut confirmée en 1141 par le comte de Champagne Thibaud II, présent lors de la transaction71. Aucun abbé de Cheminon n’étant mentionné entre 1120 (Alard) et 1141 (Gui), il est difficile d’affirmer qui fut à l’origine de l’installation des cisterciens à Cheminon72 . Montiers‑en‑Argonne, dont l’abbé Eustache venait d’Arrouaise, suivit peut‑être l’exemple de l’abbaye de Cheminon, également arrouaisienne depuis les années 1130, mais la situation fut plus difficile car le passage à l’ordre cistercien, vers 1144‑1146, entraîna une querelle entre les anciens chanoines de Montiers et les nouveaux moines et il fallut une bulle du pape Eugène III, un ancien cistercien de Clairvaux, pour mettre fin au conflit le 17 mai 114873. Justifiant l’expulsion des chanoines par le fait qu’ils vivaient de façon « énorme », enormiter74 , il confirma à Montiers la propriété du monastère et des biens acquis depuis sa fondation par Eustache et minutieusement énumérés, sans doute parce qu’ils étaient revendiqués par les chanoines. Cette affiliation de Montiers à l’ordre cistercien eut des conséquences sur les deux autres abbayes dirigées par Eustache : Barthélemy, évêque de Châlons, menaça d’excommunication les chanoines de Châtrices qui contesteraient cette décision et interdit à leur abbé d’accueillir ceux qui perturberaient la paix de Montiers ; Adalbéron, évêque de Verdun, imposa les mêmes exigences aux chanoines de Lisle‑en‑Barrois75. Eustache se retira probablement à l’abbaye de Châtrices dont les chanoines, pour se protéger des menaces cisterciennes, demandèrent à l’évêque
70 Selon les tenants de l’hypothèse de la triple fondation de l’abbaye d’Orval, l’installation des cisterciens à Cheminon aurait pu aussi être favorisée par l’intégration d’Orval à l’ordre cistercien. En effet, les chroniques des xvie et xviie siècles signalent qu’un certain Alard de Cheminon, homme de grand savoir, vécut à Orval, lorsque cette abbaye était occupée par des chanoines. Selon Paul‑Christian Grégoire, il s’agirait du prévôt ou abbé Alard, qui était à la tête de Cheminon dès 1102, aurait séjourné un temps à Orval et fait passer à l’ordre cistercien son monastère qu’il dirigea jusqu’à sa mort en 1142 (Grégoire, Les origines de l’abbaye… [voir n. 31], p. 793). 71 Gallia christiana, t. IX, col. 965 ; Arch. dép. Marne, 22 H 2, 41 et 42. L’évêque Geoffroy précise que cette vente fut faite en présence du comte de Champagne : Hoc vero donum ut stabile et inconvulsum in perpetuum permaneret in presentia comitis Theobaldi quoniam illud de feodo suo movebat recognitum est, quod et ipse laudavit et concessit et ut firmius deinceps teneretur sigilli sui auctoritate confirmari precepit cartam nomine suo super hac datione conscriptam. Les deux chartes ont donc été rédigées simultanément en 1141. 72 En 1120, Calixte II adressa à Alard une bulle mettant fin à la querelle qui l’opposait à l’évêque de Châlons Guillaume de Champeaux (Arch. dép. Marne, 17 H 3, 3). 73 Arch. dép. Marne, 20 H 2, 1. Milis, L’ordre des chanoines réguliers… [voir n. 47], p. 164‑166, suggère que ce sont les chanoines chassés de Montiers‑en‑Argonne qui se sont plaints auprès d’Eugène III, mais qu’ils n’ont pas été écoutés. En fait, le pape adressa sa bulle à Gervais, premier abbé cistercien, pour donner son approbation aux justes demandes des cisterciens ; toutefois, les chanoines avaient pu aussi demander son arbitrage. 74 Pour Milis, L’ordre des chanoines réguliers… [voir n. 47], p. 164‑166, ce reproche adressé aux chanoines de Montiers n’est, selon toute probabilité, qu’un prétexte. 75 B.n.F., lat. 10946, fos 5r‑6r.
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de Châlons d’écrire à l’abbé d’Arrouaise afin d’être accueillis dans l’ordre dont ils observaient les coutumes depuis la fondation76. L’installation des cisterciens à Orval est attestée par l’auteur de la Continuation de Vaucelles écrite dans la seconde moitié du xiie siècle et par Aubry de Trois‑Fontaines au xiiie siècle, mais ces deux sources rapportent le fait sans en préciser les modalités77. Aucune charte ou bulle pontificale contemporaine n’ayant été conservée, on ne peut se fier qu’aux auteurs des xvie et xviie siècles qui disent avoir consulté les archives de l’abbaye, qui affirment que des chanoines réguliers ont précédé les moines, et qui sont à l’origine de l’histoire traditionnelle des origines de l’abbaye d’Orval78. Dans cette hypothèse (très contestée aujourd’hui, on l’a dit), quelle aurait été l’attitude des chanoines d’Orval face à ce changement ? Après la mort du comte de Chiny Otton et du prévôt Fulbert, ils commencèrent à négliger le mode de vie qu’ils avaient adopté, à abandonner leur ferveur ancienne, à vagabonder et à vivre plus comme des séculiers que comme des chanoines. Attristé par cette situation consécutive, selon Chrysostome Henriquez, à la pauvreté du monastère, l’évêque de Verdun Adalbéron s’adressa à saint Bernard qui envoya à Orval des moines cisterciens. Cette décision fut prise de communi canonicorum assensu, avec le consentement des chanoines. Mais Jean Bertels nuance fortement cette affirmation en précisant que les cisterciens s’installèrent après l’expulsion des chanoines, qu’il qualifie de mauvais, pour mieux les opposer aux moines, pieux et vertueux79. Cette affirmation correspond‑elle à une réalité ou est‑ce un effet de style de l’auteur dont le récit, selon Paul‑Christian Grégoire, « est prolixe et rempli de considérations édifiantes : son genre littéraire tient moins à l’histoire qu’à l’hagiographie pieuse80 » ? À leur arrivée à Orval, les Cisterciens étaient huit (l’abbé Constantin et sept moines), alors que de nombreuses sources affirment que, traditionnellement, lorsque une abbaye créait une fille, elle envoyait généralement un abbé et douze moines. Faut‑il en déduire que cinq chanoines avaient décidé d’adopter la règle cistercienne et que les chanoines hostiles à l’intégration étaient partis ? En fait, le nombre de treize moines, 76 Milis, L’ordre des chanoines réguliers… [voir n. 47], p. 166‑167. Il faut en déduire qu’à l’origine les chanoines de Châtrices – et sans doute aussi ceux de Montiers‑en‑Argonne et de Lisle‑en‑Barrois – suivaient les coutumes d’Arrouaise sans dépendre de l’ordre. Eustache eut sans doute l’intention d’établir une nouvelle congrégation de chanoines réguliers mais la concurrence cistercienne mit fin à cette tentative. 77 Anno 1131, Abbatia Aureevallis Treverensis dyocesis VII idus martii fundatur (A u b r y d e T r o i s ‑ F o n t a i n e s, Chronica… [voir n. 34], p. 830) ; 1131. In Aurea Valle apud Treveros beatus Bernardus sui ordinis monachos collocat (Continuatio Valcellensis, éd. L.‑C. Bethmann, M.G.H., S., VI, Hanovre, 1844, p. 459). 78 Le récit le plus complet, suivi par la plupart des historiens, se trouve dans Henriquez, Fasciculus sanctorum… [voir n. 34], t. II, p. 381‑382. J. Bertels, Historia Luxemburgensis, éd. J.‑P. Brimmeyr et M. Michel, Luxembourg, 1856, p. 158‑159. Les écrits de ces deux auteurs ont été analysés par Grégoire, Les origines de l’abbaye… [voir n. 31], p. 756‑807 : « Jean Bertels se réfère aux archives de l’abbaye qu’il a l’air de très bien connaître… Henriquez est le seul moine cistercien venu compulser les archives d’Orval à cette époque afin de raconter l’histoire des origines de l’abbaye… [L’auteur] affirme reproduire textuellement un document découvert par lui dans les archives du monastère » (p. 762‑763). 79 Ad hunc ipse episcopus quosdam e suis canonicis destinans, rogavit enixe, quatenus locum Auream Vallem dictum a pravis canonicis saecularibus occupatum, illis ejectis, vellet aliquibus probatis et piis sui ordinis religiosis committere recolendum (Bertels, Historia Luxemburgensis… [voir n. 78], p. 159). 80 Grégoire, Les origines de l’abbaye… [voir n. 31], p. 763.
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dont l’abbé, bien que symbolique, n’est pas appliqué de façon systématique, car les circonstances ne permettaient pas toujours à une nouvelle communauté d’atteindre ce nombre. Espérait‑on les conversions locales ou cherchait‑on à augmenter le temporel du monastère avant d’accueillir de nouveaux moines81 ? Mais il faut rester prudent. Tout ce qui précède n’est que pure hypothèse, car comme on l’a dit précédemment, la tradition de la triple fondation d’Orval, et notamment de la présence de chanoines réguliers avant l’arrivée des Cisterciens, en 1131, est de moins en moins admise. Comme Hautefontaine, Châtillon et Chéhéry, l’abbaye d’Orval semble plutôt avoir été cistercienne dès sa fondation. L’affiliation des abbayes de chanoines réguliers à celle de Trois‑Fontaines se déroula donc plus ou moins bien mais il est certain que la proximité des modes de vie favorisa le mouvement. À peu de distance de Trois‑Fontaines, d’autres monastères de chanoines réguliers adoptèrent, à la même époque, les coutumes cisterciennes. L’abbaye de Boulancourt, qui était placée sous l’autorité de l’abbé de Saint‑Pierremont, en Lorraine, devint fille de Clairvaux en 1150. Le cas de Lisle‑en‑Barrois, monastère établi à l’origine dans le diocèse de Verdun, est plus intéressant, car il ressemble à celui de Montiers‑en‑Argonne : fondé par Eustache vers 1140, il suivit, sans avoir été intégré à l’ordre, les coutumes d’Arrouaise jusqu’à l’adoption des coutumes cisterciennes, probablement en 115182 ; d’abord installée aux Anglecourts, l’abbaye fut transférée à Melche (diocèse de Toul) vers 1160, après la donation par Henri, évêque de Toul, de l’autel de cette localité83. Toutefois, différence importante avec Montiers‑en‑Argonne, 81 Je remercie Steven Vanderputten de ces indications. Sur ce sujet, on pourra lire : U. Berlière, Le nombre des moines dans les anciens monastères, dans Revue bénédictine, 41 (1929), p. 231‑261 ; G. Constable, The Reformation of the Twelfth Century, Cambridge, 1996 ; S. Vanderputten, Monastic Recruitment in an Age of Reform (10th‑11th centuries) : New Evidence for the Benedictine Abbey of Saint‑Bertin, dans Revue bénédictine, 122 (2012), p. 232‑251. 82 Manrique, Annales… [voir n. 25], p. 1151, ch. XII,1, et Janauschek, Originum… [voir n. 13], p. 126, donnent la date du 20 avril 1151. Le passage à l’ordre cistercien est attesté dans une charte par laquelle un certain Wiard donna à l’abbaye ce qu’il avait à Vadoncourt : post translationem canonicorum, monachi sancti Benedicti ad reformandum ordinem succedente… (Arch. dép. Meuse, 18 H 1, t. II, n° 1, p. 985). Ce document, sur lequel l’évêque de Verdun Adalbéron de Chiny apposa son sceau, n’est pas daté, mais il est reproduit presque intégralement dans un texte intitulé Exordium, fondatio et translatio abbatiae Beatae Mariae de Insula Barrensi, ordinis Cisterciensis, in diocesi Tullensy, copié en tête du cartulaire de Lisle‑en‑Barrois du xviiie siècle (Arch. dép. Meuse, 18 H 1, t. I, n° 1, p. 1‑3). Ce texte, qui reflète la tradition conservée dans l’abbaye, date cet événement des environs de 1150, ce qui s’accorde assez bien avec les dates données par Angel Manrique et Léopold Janauschek. 83 Le transfert de l’abbaye, souvent daté de 1151, est mentionné dans deux chartes non datées conservées dans le cartulaire de Lisle‑en‑Barrois. Par la première, émanant de l’évêque de Verdun Albert de Mercy (1156‑1162), Rainier d’Apremont concéda à l’abbé Hugues, pour qu’il en fît une grange à la suite du déplacement de l’abbaye, le terroir des Anglecourts, donné par son prédécesseur Ulric de Lisle pour la fondation de l’abbaye (Arch. dép. Meuse, 18 H 1, t. II, n° 3, p. 986). La datation proposée – vers 1150 – par la Gallia christiana, t. XIII, instr., n° LV, col. 506, qui édite cette charte, est évidemment erronée. À Lisle‑en‑Barrois, l’abbé Hugues succéda à Jean, encore mentionné dans une charte de 1154, seconde année de l’épiscopat de l’évêque de Châlons Boson (Boson ayant été consacré entre le 28 novembre 1153 et le 27 décembre 1154, cette charte fut donc émise entre le 28 novembre 1154 et le 26 mars 1155, n. st.). L’abbé Jean apparaît encore dans une charte relatant la donation de droits de pâturages à Melche par Gervais, abbé de Beaulieu au plus tôt en 1156 (Arch. dép. Meuse, t. II, n° 8, p. 663). La seconde charte évoquant le transfert de l’abbaye émane d’Eudes, chantre et diacre de Toul, qui a donné l’église de Merche, avec la chapelle de Condé, à Henri, évêque de Toul (1126‑1165), et à l’archidiacre Gautier pour l’établissement de l’abbaye (Arch. dép. Meuse, t. II, n° 2, p. 657‑658). Ce document est difficile à dater car deux des témoins, Gemmo, abbé de
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l’abbaye de Lisle‑en‑Barrois fit venir des moines de Saint‑Benoît‑en‑Woëvre, fille de l’abbaye de La Crête, dans la filiation de Morimond, qui s’est surtout développée dans l’Empire84 . Ce choix s’explique‑t‑il par la situation de Lisle‑en‑Barrois dans le diocèse de Verdun au moment de son affiliation à l’ordre cistercien ? Il semble difficile de l’affirmer puisque les deux autres abbayes cisterciennes de ce diocèse étaient des filles de Clairvaux et que l’évêque Adalbéron, comme nous allons le voir, eut des relations privilégiées avec saint Bernard. S’agissait‑il de se démarquer de l’abbaye de Montiers‑en‑Argonne ? On ignore l’attitude des chanoines de Lisle au moment de l’intégration de leur abbaye dans l’ordre cistercien en 1151. L’évêque de Toul, qui attira Lisle‑en‑Barrois dans son diocèse une dizaine d’années plus tard, a‑t‑il été déterminant ? Le choix de Morimond a‑t‑il été influencé par la famille des fondateurs, vassaux des comtes de Bar ?
Le rôle de saint Bernard, abbé de Clairvaux Saint Bernard est intervenu régulièrement dans les affaires de Trois‑Fontaines, première fondation de son abbaye de Clairvaux, née de son amitié avec l’évêque Guillaume de Champeaux et du soutien du comte de Champagne. Nous en donnerons deux exemples. Saint Bernard adressa deux lettres à Gui, second abbé de Trois‑Fontaines, la première parce qu’il avait consacré par mégarde un calice où ceux qui servaient l’autel avaient négligé de verser du vin, et la seconde pour lui demander de revenir sur la sentence qu’il avait prononcée contre un de ses moines qui avait quitté l’abbaye et qui semblait à l’abbé « avoir parcouru… toutes les errances dont parle la règle », avant de rentrer dans le monastère85. Gui resta abbé de Trois‑Fontaines jusqu’en 1133, date à laquelle il fut appelé pour remplacer Étienne Harding, âgé et quasiment aveugle, à la tête de l’abbaye de Cîteaux. Mais, pour des raisons qu’on ignore, il fut jugé indigne au bout d’un mois et contraint de démissionner ; son nom fut même rayé de la liste des abbés de Cîteaux86. Pourtant, Gui semble avoir eu toute la confiance de saint Bernard, à qui il devait sans doute son élection à la tête de l’abbaye‑mère de l’ordre cistercien. En avril 1150, lorsque Hugues, abbé de Trois‑Fontaines, devint évêque suburbicaire d’Ostie, saint Bernard envoya une lettre au pape Eugène III, un ancien moine cistercien : Saint‑Benoît (‑en‑Woëvre ?), et Haymon, ancien abbé de Vaux (‑en‑Ornois ?), sont inconnus des listes abbatiales données par la Gallia. Henri, ensuite, donna l’église de Melche aux religieux de Lisle‑en‑Barrois, en présence de Richard, abbé des Vaux de 1151, au plus tard, à 1168. En 1162, Albert, qui venait de succéder à Gervais à la tête de l’abbaye de Beaulieu, donna une partie du territoire de Melche à l’abbaye de Lisle‑en‑Barrois, qui complétait ainsi son temporel dans la localité. Il ressort de tous ces textes que le monastère de Lisle‑en‑Barrois quitta les Anglecourts pour Melche entre 1156 et 1162 et la date de 1160, mentionnée dans l’Exordium signalé dans la note 74, semble vraisemblable. 84 L’abbaye de La Crête eut, non loin de Lisle‑en‑Barrois, une autre fille, Vaux‑en‑Ornois, elle‑même mère d’Écurey (M. Parisse, La formation de la branche de Morimond », dans Unanimité… [voir n. 2], p. 87‑101). 85 B e r n a r d d e C l a i r v a u x, Lettres… [voir n. 10], lettres nos 69, p. 264‑271, et 70, p. 272‑277. 86 Le Grand Exorde de Clairvaux, L. I, ch. 24 n’a pas de mots assez durs pour dire que Gui, « merveil leusement doué de tous les avantages extérieurs, n’était qu’un sépulcre blanchi, cachant dans son fond mauvais les plus grands vices » et que « cette plante bâtarde, que le Père céleste n’avait pas plantée, fut arrachée du jardin des élus ».
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jackie lusse L’abbé de Trois‑Fontaines était comme un arbre planté près d’un ruisseau ; il produisait en abondance des fruits excellents comme lui… Vous m’avez fait au cœur une blessure profonde qui ne cessera de saigner que lorsque vous me renverrez ce religieux. Nous ne faisions l’un et l’autre qu’un cœur et qu’une âme et tant que nous serons séparés, il ne fait pas penser que mes plaies puissent se cicatriser… Si vous êtes décidés de le garder…, demandez pour nous au ciel un sujet capable de le remplacer87.
L’élection du nouvel abbé fut difficile, comme le montre la lettre que saint Bernard envoya, pour se défendre des attaques dirigées contre lui, à Hugues d’Ostie. Celui‑ci avait souhaité que son successeur fût un certain Nicolas et saint Bernard avait soutenu ce choix, mais les moines de Trois‑Fontaines le refusèrent : « Je n’eus pas un seul religieux pour moi, pas même un frère convers ; tous, à l’exception de deux ou trois de vos compatriotes, ont repoussé mes propositions ». Saint Bernard essaya de les convaincre, mais en vain : « Fallait‑il faire un acte d’autorité ? Je l’aurais pu, mais je m’en suis abstenu ». Alors il mit Nicolas à la tête d’un autre monastère, près de Clairvaux, et proposa un nouveau candidat, Robert, refusé par Hugues d’Ostie. Quant aux moines, ils élirent l’anglais Turold qui ne fut pas agréé non plus par le cardinal qui lui reprochait de ne pas être de bonne réputation et d’avoir été expulsé du monastère dont il était abbé. Saint Bernard se justifia en précisant que l’archevêque dont dépendait auparavant Turold, un ancien religieux de Clairvaux, ne lui avait pas fait état de cette situation et que depuis son élection, Turold n’avait pas posé de problème. Et de conclure : La nécessité m’a contraint d’agir, mais du moins je puis dire que dans ma conduite, je ne me suis départi en rien des règles ordinaires. Quant à vous, vous pouvez le déposer si vous le voulez, vous ne trouverez en moi aucune résistance ; à quoi bon lutter contre le torrent ? Je n’ai rien à me reprocher dans tout ce que j’ai fait88. Cette lettre est un témoignage vivant des relations parfois difficiles entre une abbaye et son abbé‑père, fut‑ce saint Bernard. La « branche » de Trois‑Fontaines ne se développa assurément pas sans l’intervention de l’abbé de Clairvaux. Son rôle dans l’introduction de moines cisterciens à La Chalade n’est pas mentionné dans le récit élaboré ultérieurement par Adalbéron de Chiny, mais saint Bernard écrivit à l’évêque de Verdun Henri de Winchester pour lui adresser « une prière, ou plutôt une recommandation » en faveur de ce monastère, dont Gui a entrepris la construction avec sa protection et ses conseils. Et d’ajouter : « Je verrai, par ce que vous ferez pour lui, le bien que vous me voulez, car je tiens pour fait à moi‑même tout ce que vous voudrez bien faire en sa faveur89 ». La fondation de Chéhéry, fille de La Chalade, par le chapitre cathédral 87 B e r n h a r d v o n C l a i r v a u x, Sämtliche Werke, herausgegeben von G. B. Winkler, t. III, Innsbrück, 1992, lettre no 273, p. 406‑409. 88 B e r n h a r d v o n C l a i r v a u x, Sämtliche Werke… [voir n. 87], lettre no 306, p. 486‑491. 89 « C’est bien avec cette assurance que déjà nous supplions votre excellence, ou plutôt que nous rappelons avec confiance à votre bienveillance ce lieu que, sous votre protection et avec vos encouragements, dit‑on,
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de Reims bénéficia probablement de l’appui de l’archevêque de Reims Simon de Mauvoisin dont saint Bernard eut l’occasion, à plusieurs reprises, de vanter les vertus90. Le rôle de l’abbé de Clairvaux dans l’arrivée des moines de Trois‑Fontaines à Orval a été maintes fois souligné par les tenants de la tradition, puisque c’est à lui que se serait adressé l’évêque de Verdun Adalbéron de Chiny pour réaliser l’opération préparée par les deux ecclésiastiques lors du concile de Reims en octobre 1131 et réalisée en mars 1132. Mais, comme Clairvaux préparait alors d’autres fondations, saint Bernard demanda à Gui, abbé de Trois‑Fontaines, d’envoyer des moines à Orval. Mais si la fondation cistercienne d’Orval eut lieu en 1131, comme l’a proposé Georges Despy, il est impossible que la décision ait été prise à Reims. Comme il s’écoulait sans doute un certain temps entre la conception et la réalisation du projet, il est plus vraisemblable que les contacts entre les deux ecclésiastiques furent pris en 1130 ou 1129, à une époque ou Adalbéron n’était pas encore évêque de Verdun. C’est encore aux relations entre saint Bernard et Adalbéron de Chiny qu’on doit la naissance de l’abbaye de Châtillon. L’évêque de Verdun avait souhaité faire venir des moines de La Chalade, fille de Trois‑Fontaines, mais ceux‑ci, trop occupés dans leur propre abbaye, déclinèrent l’invitation. La fondation fut donc confiée à l’abbé d’Himmerod, fille de Clairvaux, établie dans le diocèse de Trèves. Pourtant, fait assez rare, Châtillon devint fille de Trois‑Fontaines et non d’Himmerod. Sans doute l’évêque de Verdun était‑il attaché, par l’intermédiaire de saint Bernard, à Trois‑Fontaines : quelques années auparavant, en 1135, il était venu avec les abbés de Trois‑Fontaines et de La Chalade au monastère bénédictin de Saint‑Paul de Verdun pour tenter de le réformer. Il est probable qu’Adalbéron offrit ce monastère à saint Bernard mais que celui‑ci déclina la proposition parce que c’était un monastère urbain. Adalbéron de Chiny, sur les conseils de l’abbé de Clairvaux semble‑t‑il, confia l’abbaye verdunoise aux prémontrés91. Paradoxalement, aucun texte n’évoque la participation de saint Bernard à l’établissement des cisterciens dans les trois abbayes du diocèse de Châlons, les plus proches de Trois‑Fontaines, mais elle est très vraisemblable. Il ne pouvait se désintéresser de l’abbaye de Cheminon, géographiquement très proche de Trois‑Fontaines et surtout il se trouvait à Rome, auprès du pape Innocent II, lorsque celui‑ci confirma l’introduction des cisterciens à Cheminon le 17 février 113892 . En notre révérend frère et co‑abbé, le seigneur de Trois‑Fontaines a entrepris de construire. Montrez‑nous en sa personne combien vous vous souciez de nous, et considérez que tout ce que vous aurez fait pour lui, c’est pour nous que vous l’aurez fait » (Bernard de Clairvaux, Lettres… [voir n. 10], lettre no 63, p. 220‑223). 90 Simon était le neveu de Renaud II de Martigné, qui fonda l’abbaye cistercienne d’Igny en 1126 et qui autorisa celle‑ci à essaimer à Signy en 1134. Durant l’épiscopat de Simon à Reims, quatre abbayes de l’ordre de Cîteaux virent jour dans son diocèse (Bonnefontaine, La Valroy, Chéhéry et Élan). Demouy, Genèse d’une cathédrale… [voir n. 65], p. 621‑625. 91 La réforme de Saint‑Paul de Verdun est connue par L a u r e n t d e L i è g e, Gesta episcoporum Virdunensium et abbatum Sancti Vitoni, éd. G. Waitz, M. G. H., S., X, p. 510. L’éditeur de cette chronique publie, p. 510‑511, une lettre d’Adalbéron au pape Innocent II relatant ces événements. Dans une lettre adressée à Hugues, abbé de Prémontré (B e r n h a r d v o n C l a i r v a u x, Sämtliche Werke… [voir n. 87], no 253, p. 338‑351), saint Bernard note que c’est grâce à lui que les prémontrés ont pu s’installer à Saint‑Paul de Verdun. Cf. aussi Parisse, Les chanoines réguliers… [voir n. 44], p. 363‑365, et Hirschmann, Verdun im hohen Mittelalter… [voir n. 57], p. 489‑492. 92 Milis, L’ordre des chanoines réguliers… [voir n. 47], p. 163. Saint Bernard, au moment du schisme d’A naclet (1130‑1138), fut appelé trois fois en Italie. Il résida notamment à Rome auprès d’Innocent II, de la fin décembre 1137 au 3 juin 1138 (Bernard de Clairvaux par la Commission d’Histoire de l’Ordre
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outre le conflit qui opposa les chanoines aux moines fut terminé par le pape Eugène III, un ancien moine de Clairvaux, qui resta en liaison étroite avec saint Bernard. Celui‑ci, enfin, n’est mentionné qu’une seule fois dans les archives de Hautefontaine, plus de dix ans après la fondation de cette abbaye. Il est intervenu en faveur de cette fille de Trois‑Fontaines pour obtenir la concession, par Thibaud, abbé de Montier‑en‑Der, de sa part de dîmes sur les paroisses de Hautefontaine et d’Hauteville, cession notifiée par l’évêque de Châlons Barthélemy dans les années 1147‑115193. Toutefois, même si elle n’est pas attestée, l’intervention de saint Bernard dans la fondation de Hautefontaine, à quelques kilomètres de Trois‑Fontaines, est probable.
Conclusion Comme l’a fait remarquer René Locatelli, « il faut se référer à l’échelon… des petites‑filles qui agissent sur le terrain et se constituent ainsi des zones d’influence, à l’origine de nombreuses fondations », ce qu’il appelle des réseaux secondaires94. Comme peu de filles de Clairvaux essaimèrent, le cas de Trois‑Fontaines, sa première fille, est particulièrement intéressant, car elle se trouva rapidement à la tête d’un réseau important de huit abbayes (Trois‑Fontaines, ses six filles et sa petite‑fille) : six d’entre elles étaient situées dans les diocèses de Châlons et de Verdun ; l’affiliation de l’abbaye d’Orval, dans le diocèse de Liège, a été favorisée par l’évêque de Verdun Adalbéron III, membre de la famille de Chiny, à qui elle doit son existence ; Chéhéry, sur les marges orientales du diocèse de Reims, fut une fille de La Chalade. Trois‑Fontaines prit le relais de Clairvaux pour installer des moines cisterciens dans un secteur géographique déterminé, aux confins du royaume et de l’Empire, aux confins des provinces de Reims et de Trèves. Trois‑Fontaines apparaît comme un relais de son abbaye‑mère dans un autre domaine : quatre de ces filles étaient des monastères préexistants, deux ou trois occupés par des chanoines réguliers (Cheminon et Montiers‑en‑Argonne et Orval pour les tenants de la tradition) et un par des moines bénédictins (La Chalade). Saint Bernard et Clairvaux sont réputés pour s’être spécialisés dans la récupération d’anciens monastères canoniaux ou monastiques : Trois‑Fontaines participa à ce mouvement dans son secteur d’influence géographique95. Trois‑Fontaines doit la réussite de son essaimage à saint Bernard qui, en raison de ses attaches avec les comtes de Champagne, les évêques de Châlons ou Adalbéron de Chiny, porta une grande attention à cette abbaye et put ainsi, indirectement, contrôler la « branche » de Trois‑Fontaines. Toutefois, comme le montrent les événements de 1150, les relations furent parfois tendues entre le premier abbé de Clairvaux et sa fille aînée. de Cîteaux, Paris, 1953, p. 591‑593). Pour Milis, L’ordre des chanoines réguliers… [voir n. 47], p. 164‑166, son intervention à Montiers‑en‑Argonne semble évidente puisque, écrit‑il, « Bernard passe une grande partie des années 1143‑1144 à Clairvaux, ce qui facilite les interventions dans les affaires de Montiers ». Mais l’affiliation de Cheminon à l’ordre cistercien a eu lieu cinq à six ans plus tôt. 93 Arch. dép. Marne, 18 H 35, 1. 94 Locatelli, Les Cisterciens dans l’espace français… [voir n. 2], p. 59. 95 Dans le diocèse de Troyes, par exemple, les chanoines de Boulancourt furent remplacés par des moines de Clairvaux. Mais l’abbaye de saint Bernard ne fut pas la seule à jouer ce rôle puisque, comme il a été vu précédemment, les chanoines réguliers de Lisle‑en‑Barrois ont laissé leur place à des cisterciens venus de Saint‑Benoît‑en‑Woëvre.
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Nous nous sommes limités ici à la formation du réseau de Trois‑Fontaines à l’époque de saint Bernard, mais il serait nécessaire de prolonger cette étude par un examen des relations entre toutes les filles de cette abbaye dans les siècles qui suivirent, afin d’évaluer la consistance ou la cohérence de cette branche96. Régulièrement, des abbés de la filiation de Trois‑Fontaines apparaissent ensemble comme témoins de donations ou pour s’entremettre lors de conflits intéressant un ou deux autres membres du réseau : ainsi, Alard et Raoul, abbés de Trois‑Fontaines et de Hautefontaine, intervinrent en 1173 pour régler un désaccord entre les religieux de Cheminon et de Sermaize97. Toutefois, des conflits purent éclater entre des filles de Trois‑Fontaines, comme ceux qui opposèrent dans les vingt dernières années du xiie siècle les moines de Cheminon et de Trois‑Fontaines, et qui étaient dus à leur proximité et à l’imbrication de leurs temporels : en 1180, un premier compromis fut décidé par Pierre, abbé de Clairvaux, en présence des abbés Eustache de La Chalade, Girard de Hautefontaine, Étienne d’Orval, Hélin de Chéhéry, auxquels s’étaient joints l’abbé de Larrivour, fille de Clairvaux du diocèse de Troyes, et trois moines de Clairvaux ; en 1192, un accord fut obtenu par Guy, abbé de La Chalade, Remi, abbé d’Orval, Fulbert, abbé de Hautefontaine, et Dieudonné, abbé de Montiers‑en‑Argonne98. Ces quelques exemples, corroborés par de nombreuses décisions des chapitres généraux, montrent l’intérêt d’une telle recherche qu’il faudrait compléter par une étude des influences architecturales ou par les échanges de personnes entre les monastères, notamment lors d’élection d’abbés99.
96 « Si la mise en place de ces filiations soulève de multiples questions qui n’ont pas toutes une réponse, leur consistance ou leur cohérence s’avère encore plus délicate à établir » (Locatelli, Les Cisterciens dans l’espace français… [voir n. 2], p. p. 66). 97 Arch. dép. Marne, 17 H 20, 24. 98 Arch. dép. Marne, 17 H 21, 1 et 3. 99 Lorsque Gervais, abbé de Montiers‑en‑Argonne, fut élu abbé de Trois‑Fontaines, en 1164, il fut remplacé par Nicolas, prieur de Cheminon, qui renonça à sa charge trois ans plus tard, pour la rendre à Gervais. Celui‑ci eut pour successeur Hugues de Briey, prieur de Trois‑Fontaines.
Table ronde sur les origines d’Orval
À propos des origines d’Orval État historiographique
Jean-Marie yante
À l’entame de cette session consacrée aux origines d’Orval, il convient d’évoquer à larges traits, afin de faciliter la compréhension d’un dossier particulièrement complexe, les principales étapes du débat. Le propos s’articulera en douze temps1. 1. Longtemps a prévalu la tradition d’une triple fondation d’Orval : en 1070, le comte Arnoul de Chiny et la comtesse Mathilde de Toscane y installent des bénédictins venus de Calabre ; en 1110, le comte Otton remplace ceux‑ci par des chanoines réguliers ; enfin, en 1131, des cisterciens sont appelés par le comte Albert2. 2. En 1957, Anny Stalpaert soumet à réexamen la légende de la comtesse Mathilde de Toscane, veuve de Godefroid le Bossu, duc de Haute-Lotharingie, qui aurait perdu un anneau dans une fontaine à l’endroit auquel l’incident aurait donné le nom d’Orval. Le récit, reprise d’un thème connu dès l’Antiquité, est attesté depuis la seconde moitié du xvie siècle et tirerait son origine d’une charte de 1124, au bénéfice des chanoines réguliers, évoquant le rôle de la comtesse Mathilde dans la fondation d’Orval3. 3. Dix ans après l’article d’Anny Stalpaert, Georges Despy, professeur d’histoire médiévale à l’Université libre de Bruxelles, démontre que le document prétendument de 1124 est un faux probablement fabriqué par les religieux au début du xviie siècle 1
On doit un premier état de la question, arrêté au début de la décennie 1970, à Jocelyne Wauthoz‑Glade dans J. Wauthoz‑Glade – R. Petit – P. Hannick, Abbaye d’Orval à Villers‑devant‑Orval, dans Monasticon belge, t. V : Province de Luxembourg, Liège, 1975, p. 189‑192. – Ne sont pas repris ici les travaux optant pour l’une ou l’autre date de fondation de l’abbaye sans développer quelque argumentation. Force est de constater que nombre d’auteurs ignorent purement et simplement le débat en cours depuis plus d’un demi‑siècle, reproduisent la tradition d’une triple fondation ou affirment l’implantation d’une communauté monastique dès 1070. 2 Voir notamment N. Tillière, Histoire de l’abbaye d’Orval, Namur, 1897 (7e éd. par [P.‑]C. Grégoire, Orval, 1967) ; Ch. Grégoire, L’ histoire de l’abbaye d’Orval, dans Orval, neuf siècles d’ histoire, Orval, 1970, p. 57. Parmi les publications récentes reproduisant cette tradition : P.‑C. Grégoire, Orval au fil des siècles, t. I : L’essor d’une abbaye, Orval, 1982, p. 33‑47 ; Id., L’abbaye d’Orval au fil des siècles, Metz, 2002, p. 27‑34 ; Id., Orval. Le Val d’Or depuis la nuit des temps, Metz, 2011, p. 15‑33. 3 A. Stalpaert, La légende d’Orval. Ses attestations, son origine et ses attaches avec d’autres légendes, dans Cîteaux in de Nederlanden, 8 (1957), p. 132‑138.
Les origines de l’abbaye cistercienne d’Orval.Actes du colloque organisé à Orval le 23 juillet 2011, sous la direction de Jean-Marie yante,Turnhout, 2015 (Bibliothèque de la Revue d’Histoire Ecclésiastique, 99), pp. 53–57.
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DOI: 10.1484/M.BRHE-EB.5.105251
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afin de soutenir qu’à l’origine, l’abbaye a bénéficié d’une exemption d’avouerie, tout en justifiant par un héritage de chanoines réguliers la possession de biens ne correspondant pas aux exigences primitives de l’ordre de Cîteaux4. 4. La même année, l’abbé Charles Grégoire et le père Christian Grégoire établissent que l’épisode de l’anneau de Mathilde de Toscane est attesté dès 15495 et estiment que l’auteur du texte se fonde sur des récits plus anciens. L’héraldique – à savoir la présence de l’anneau d’or dans les armoiries orvaliennes – est mise à contribution pour faire remonter la « légende » à la fin du xive siècle, peut‑être même au xiiie. Le récit a connu plusieurs états successifs : vers 1550, on évoque purement et simplement la perte de l’anneau et il n’est pas question de moines ; aux alentours de 1570, la scène se passe à proximité du monastère ; au tournant des xvie et xviie siècles, l’anneau est retrouvé grâce à un miracle de la Vierge, dont on connaît la dévotion chez les cisterciens ; quant au rôle du poisson dans la récupération de l’anneau, il n’est attesté qu’au xviiie siècle6. 5. Deux ans après cette publication, en 1969, Christian Grégoire consacre un gros mémoire à la réhabilitation de la triple fondation. Bien que les débuts du monastère ne soient évoqués que dans des travaux rédigés entre 1549 et le milieu du xviie siècle, il affirme que leurs auteurs ont pu avoir accès à des sources plus anciennes et aujourd’hui disparues, en l’occurrence deux chroniques indépendantes l’une de l’autre. S’il reconnaît la fausseté de la charte de 1124, il utilise par contre une inscription dédicatoire de la même année, relative à la consécration de l’église par l’évêque de Verdun, connue par une copie de l’époque moderne. Et, à partir de sources narratives des xiie‑xiiie siècles, étrangères à l’abbaye, il affirme l’existence d’un établissement ecclésiastique à Orval antérieurement à l’arrivée des cisterciens en 11327. 6. Quelques années plus tôt, en 1961, ont débuté des fouilles archéologiques sous l’abbatiale. La première partie du rapport, publiée en 1964, concerne l’ancien cloître8. Le résultat des travaux menés dans l’abbatiale construite par les cisterciens à la fin du xiie siècle et au tout début du xiiie ne sera longtemps connu que par de brèves notes parues dans Archéologie et des mentions dans le catalogue de l’exposition du « neuvième centenaire » d’Orval en 1970. Y est évoquée la découverte des restes de deux églises, dont la plus ancienne serait antérieure à l’an mil et est qualifiée de « chapelle carolingienne ». Les fouilles ont également révélé des sépultures qui pourraient remonter au viiie siècle9.
4 G. Despy, Cîteaux et l’avouerie : la dotation primitive d’Orval, dans Revue du Nord, 50 (1968), p. 113‑114 (résumé d’une communication présentée à Arlon, le 19 mai 1967, lors des Journées de la Société d’histoire du droit et des institutions des pays flamands, picards et wallons). 5 R. de Wassebourg, Antiquitez de la Gaule Belgique…, Paris, 1549. On mentionnera aussi le manuscrit de Jean d’Anly sur les Faictz et gestes des princes d’Ardenne, qui aurait été composé entre 1569 et 1579 (aux Archives Nationales à Luxembourg). 6 Ch. et [P.‑]C. Grégoire, Mathilde de Toscane et la légende d’Orval, dans Bulletin de l’Institut archéologique du Luxembourg, 43 (1967), p. 82‑95. 7 [P.‑]C. Grégoire, Les origines de l’abbaye d’Orval, dans Revue d’ histoire ecclésiastique, 64 (1969), p. 756‑807. 8 Id., Contributions à l’ histoire de l’abbaye d’Orval. L’ancien cloître. Historique de son évolution. Fouilles de 1961‑1962, dans Le Pays gaumais, 24‑25 (1963‑1964), p. 159‑276. 9 Archéologie, 1963 (p. 62), 1964 (p. 80‑81), 1965 (p. 72‑73), 1966 (p. 88), 1967 (p. 82), 1968 (p. 88) et 1969 (p. 109) ; Orval. Neuf siècles d’ histoire, p. 17 et 35.
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7. Georges Despy, déjà mentionné, reprend le dossier dans un article de 1973, antérieur donc à la publication de la seconde partie du rapport des fouilles. Il maintient 1131 comme date d’arrivée des cisterciens à Orval – et non 1132 comme il avait été récemment suggéré sur base de l’usage local du style de l’Annonciation – et réaffirme la fausseté de la charte de 1124. Il n’accorde pas davantage de crédibilité à l’inscription dédicatoire de la même année, signalée vers 1600 et qualifiée alors de monumentum interpolatum, c’est‑à‑dire d’inscription refaite, et considère comme suspecte la pierre tombale du comte Albert de Chiny rapportant la triple fondation et présentée au xviiie siècle, lorsqu’elle est attestée, comme monumentum vetustate obsoletum. Les fouilles révèlent par contre que les cisterciens ne se seraient pas établis dans un desertum traditionnel à la règle de l’ordre mais peut‑être dans un hameau appelé Villare, formé à l’intérieur d’un grand domaine rural et doté d’un oratoire. Pour le professeur de Bruxelles, la cause est entendue : aucun texte médiéval ne permet de remonter au‑delà de 1131 et, par conséquent, « la tradition de la triple fondation née au xvie siècle ne mérite que des égards bien limités10 ». 8. Scrutant à son tour les origines d’Orval, René Noël, professeur aux Facultés universitaires Notre‑Dame de la Paix à Namur, constate en 1977 que l’archéologie a révélé des sépultures, vraisemblablement carolingiennes, et un oratoire dans le vallon avant l’an mil. L’analyse de dépôts de pollens fossiles y confirme une mise en culture. Mais les textes, tout rares soient‑ils, s’avèrent « assez nets pour interdire de reporter au‑delà de 1131 l’établissement d’une communauté monastique à Orval ». Et l’auteur de conclure : « Les autres informations ne peuvent venir que de l’archéologie : d’une archéologie dégagée d’a priori11 ». 9. Dans la livraison 1977‑1978 de la revue Le Pays gaumais, [Paul‑]Christian Grégoire répond aux arguments développés par Georges Despy et René Noël, à la lumière de l’apport, encore inédit à cette date, des fouilles de l’église et des rares sources disponibles. Pour lui, la conclusion s’impose : Orval II n’a aucun rapport avec l’activité des premiers cisterciens d’Orval, qui lui est postérieure. Cette église n’est pas la capella d’un village disparu. Évidemment, l’archéologie ne dit pas qui a construit cette grande église ; ni d’où provenaient les ressources nécessaires pour la mener à bon terme. Elle démontre simplement que d’autres ont précédé les cisterciens à Orval et que cette succession s’est faite en un court laps de temps12. 10. Dans le même volume du Pays gaumais, l’article est suivi d’une courte mais sévère « avant‑réponse » de René Noël. Quand le second rapport des fouilles aura paru, note‑t‑il, « s’offrira enfin la chance de le confronter avec les autres données, à moins qu’à l’instar de son prédécesseur, il ne s’enferme encore dans le canevas de la tradition13 ». Ce rapport paraîtra en 1986, maintiendra la chronologie proposée 10 G. Despy, Cîteaux dans les Ardennes : aux origines d’Orval, dans Économies et sociétés au Moyen Âge. Mélanges offerts à Édouard Perroy (Publications de la Sorbonne. Série « Études », 5), Paris, 1973, p. 588‑600. Une annexe est consacrée à La non‑véracité de la charte d’Orval de 1124 (p. 597‑600). 11 R. Noël, Quatre siècles de vie rurale entre la Semois et la Chiers (1050‑1470), livre I : Connaissance des hommes et des choses (Université de Louvain. Recueil de travaux d’histoire et de philologie, 6e sér., 11 ; Centre belge d’histoire rurale. Publication 24), Louvain, 1977, p. 272‑285, annexe v : De la légende aux documents faux. Les premiers temps de l’abbaye d’Orval. 12 P.‑C. Grégoire, Que savons‑nous des premiers temps de l’abbaye d’Orval ?, dans Le Pays gaumais, 38‑39 (1977‑1978), p. 107‑116. 13 R. Noël, Les débuts monastiques à Orval. Avant‑réponse à l’article de Chr. Grégoire, ibid., p. 117‑119.
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antérieurement par son auteur (le père Grégoire14) mais, en 2011, René Noël n’aura pas livré la contribution annoncée un quart de siècle plus tôt. 11. En 1986, le père Paul‑Christian Grégoire publie donc la seconde partie du rapport des fouilles, plus particulièrement consacrée aux prospections dans l’abbatiale cistercienne (Orval III). Outre les vestiges déjà mentionnés – une église attribuée aux chanoines ayant précédé les cisterciens (Orval II) et un oratoire de petite taille pouvant avoir desservi un hameau disparu (Orval I) –, les archéologues ont découvert une vaste nécropole, qui daterait de l’époque franque, et l’hypothèse a été formulée qu’elle serait celle d’une population installée aux abords de la source d’Orval, « considérée comme un lieu de culte, voire de pèlerinage15 ». Une contribution du même auteur, légèrement postérieure, signale même quelques rares vestiges pouvant « appartenir à une cella remontant aux premiers évangélisateurs16 ». 12. Enfin, en 1993, Roger Petit, alors chef de département honoraire des Archives de l’État et président de l’Institut archéologique du Luxembourg, revient sur l’apport des « représentations historiques » du xvie siècle, révélatrices de l’érudition et des tendances du milieu lettré d’Orval, particulièrement sous l’abbatiat de Mathieu Delvaux (1540‑1555), mais aussi de préoccupations très immédiates touchant des intérêts spirituels et matériels de première importance. En l’occurrence, il s’agit ici de la nécessité de se défendre contre les empiètements du pouvoir, contre ses exigences fiscales ou contre les premières interventions des commissaires dans les élections abbatiales. La déclaration des biens de l’abbaye par l’abbé Godefroid de Presseux, en 1533, déjà repérée par Charles et Christian Grégoire, fournit la première référence explicite à une fondation datée de 1124. Pour l’archiviste arlonais, elle invite à situer les étapes de la création du monastère et les premières acquisitions qui la suivent dans un laps de temps compris entre 1124 et 1131, mais l’absence de toute indication quant à une fondation antérieure empêche d’accorder crédit à la légende des origines au xie siècle et à la thèse
14 Voir point 11. 15 P.‑C. Grégoire, Les secrets de l’ancienne église abbatiale d’Orval, dans Le Pays gaumais, 46‑47 (1985‑1986), p. 19‑84. 16 Id., L’abbaye d’Orval, dans Archéologie entre Semois et Chiers, sous la dir. de G. Lambert, Bruxelles, 1987, p. 267‑276 (269).
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de la « triple fondation » qui se développera ultérieurement dans l’historiographie orvalienne17. Le dossier des origines d’Orval, aux aspects techniques particulièrement complexes, n’est assurément pas clos et ne peut que s’enrichir de la confrontation des points de vue actualisés de deux des principaux protagonistes, à savoir le père Paul‑Christian Grégoire, historien patenté d’Orval, et le professeur René Noël, spécialiste reconnu des campagnes d’entre Semois et Chiers du xie au xve siècle. Le décès, en 2003, du professeur Despy prive la rencontre d’un diplomatiste averti et fin connaisseur des origines des maisons cisterciennes en Basse‑Lotharingie. Par contre, la participation à la table ronde de Frans Doperé, dont les travaux portent sur les techniques de taille de la pierre aux derniers siècles du Moyen Âge, ouvre aux apports de nouvelles techniques de recherche et peut baliser de futures pistes. Et l’on attend beaucoup de la relecture du dossier archéologique par Philippe Mignot et Denis Henrotay.
17 R. Petit, Une étape dans la tradition des origines d’Orval : la déclaration des biens de l’abbaye par l’abbé Godefroid de Presseux (1533), dans Le Luxembourg en Lotharingie. Luxemburg im Lotharingischen Raum. Mélanges/Festschrift Paul Margue, Luxembourg, 1993, p. 513‑530.
La fondation de l’abbaye d’Orval l’apport des textes
René Noël
« Ce ne sont jamais que murs écroulés, pans d’ombre »
(M. Yourcenar, Carnets de notes de « Mémoires d’Hadrien »).
Problème ardu et vivement débattu1 ! Les écrits d’époque distillent un éclairage réduit cerné de zones d’ombre : au prix d’une lecture serrée, on y surprend les débuts d’une communauté cistercienne à Orval à partir de 1131 ou de 1132. Par contraste, des récits échelonnés de 1549 à 1632 – donc décalés de quatre ou cinq siècles par rapport aux faits qu’ils relatent – reconstituent les premiers temps de l’abbaye où ils distinguent trois étapes2 . En 1070, des bénédictins venus de Calabre prennent pied à Orval après avoir erré en Lorraine ; le comte de Chiny Arnoul II les accueille ; rappelés par leur supérieur, ils se retirent vers 1108. En 1110, des chanoines réguliers mandés par le nouveau comte, Otton II, auprès de l’archevêque Brunon de Trèves s’installent dans les constructions abandonnées ; avec le temps, leur ferveur se refroidit et leur discipline se relâche3. Le 9 mars 1131 (ou 1132), une colonie de cisterciens envoyée par 1
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Le débat a pris un tour rugueux vers 1975‑1980. D’un côté, les défenseurs d’une tradition qui fait remonter à 1070 les débuts de la vie monastique à Orval : [P.‑]C. Grégoire, Les origines de l’abbaye d’Orval, dans Revue d’ histoire ecclésiastique, 64 (1969), p. 756‑807 ; P.‑C. Grégoire, Que savons‑nous des premiers temps de l’abbaye d’Orval ?, dans Le Pays gaumais. La terre et les hommes, 38‑39 (1977‑1978), p. 107‑116 ; en 1970, un colloque brillant a célébré Orval, neuf siècles d’ histoire, Orval, 1970. De l’autre côté, des médiévistes qui ont récusé en faux plusieurs documents épaulant la tradition et s’en sont remis aux témoignages avérés des xiie et xiiie siècles : G. Despy, Cîteaux dans les Ardennes : aux origines d’Orval, dans Économies et sociétés au Moyen Âge. Mélanges offerts à Édouard Perroy, Paris, 1973, p. 588‑600 ; R. Noël, De la légende aux documents faux. Les premiers temps de l’abbaye d’Orval, dans Id., Quatre siècles de vie rurale entre la Semois et la Chiers (1050‑1470), I : Connaissance des hommes et des choses, Louvain, 1977, p. 272‑285 ; Id., Les débuts monastiques à Orval, dans Le Pays gaumais… [voir ci‑dessus], p. 117‑119. La meilleure lecture est donnée par Grégoire, Les origines… [voir n. 1], p. 758‑774. Grégoire, Les origines… [voir n. 1], p. 790‑792, a tenté de reconnaître deux Hennuyers parmi les quatre chanoines dont la tradition a retenu les noms : Fulbert et Renier venus de Hanuvès, mais ce vocable n’a pu désigner le Hainaut ou la Haine. Dans des publications postérieures,
Les origines de l’abbaye cistercienne d’Orval.Actes du colloque organisé à Orval le 23 juillet 2011, sous la direction de Jean-Marie yante,Turnhout, 2015 (Bibliothèque de la Revue d’Histoire Ecclésiastique, 99), pp. 59–71.
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DOI: 10.1484/M.BRHE-EB.5.105252
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l’abbé Guy de Trois‑Fontaines en Champagne reprend Orval et agrège les chanoines restés sur place. « Une grande aventure monastique4 » démarre après soixante ans de commencements hésitants. Les récits qui rapportent cette tradition appartiennent à deux courants d’information que Christian Grégoire a démêlés au mieux dans une étude habile et pénétrante que la Revue d’histoire ecclésiastique a publiée en 19695. Le premier, « plus archaïque », a alimenté la version des faits qu’ont donnée d’une part un chanoine de Verdun, Richard de Wassebourg, dans ses Antiquitez de la Gaule Belgicque sorties à Paris en novembre 1549, et d’autre part un écuyer de la région en charge à Montmédy, Jean d’Anly, dans une sorte de « chronique universelle de la plus mauvaise veine6 » composée vers 1569‑1579. Ces deux auteurs ont dû consulter à Orval des opuscules à prétention historique sur les comtes de Chiny et sur l’abbaye, mais que valaient‑ils ? Le meilleur, tardif lui aussi, datait du milieu du xvie siècle ; il a brûlé en 16377. Les autres chroniqueurs ont composé après 1590 des versions remaniées et en partie divergentes. Au total, variantes et discordances, voire contradictions, historiettes et embellissements légendaires se sont greffés sur un tronc d’informations consignées à partir des années 1540. Un Arbre généalogicque de 1398 environ attribué au prieur des croisiers de Suxy, Jean Zittart, en livre des bribes : sur quoi s’appuye‑t‑il ? On y pointe des erreurs et des méprises sur les alliances matrimoniales et les décès des « premiers » comtes8. Une pièce d’archive qui se prétend du 30 septembre 1124 s’accorde avec certaines données véhiculées par ces écrits9. Elle rapporte la consécration à cette date d’une église (ecclesia) à Orval et elle en détaille la dotation. Sur mandat de l’archevêque de Trèves Godefroid de Falmagne, l’évêque de Verdun Henri de Winton préside le rituel. Le comte de Chiny Otton II y assiste et règle les questions temporelles. Magnanime, il renonce à tout droit d’avouerie et donne en pleine liberté (libera manu) une série de biens, de droits et de dépendants (dont plusieurs sont qualifiés de non‑libres). Certaines de ces donations remonteraient au temps d’Arnoul II agissant sur l’ordre (jussu) de la marquise Mathilde de Toscane qui aurait possédé le tréfonds du lieu10 (cujus erat fundamentum illius loci). Un noble, porteur d’une qualification qui n’a pas cours en 1100‑1150 (vir clarissimus), et deux femmes de la région y vont aussi de leur générosité11. P.‑C. Grégoire, Orval au fil des siècles. I : Des origines au xiv e siècle, Orval, 1982, p. 38, et Id., Orval. Le val d’or depuis la nuit des temps, Metz, 2011, p. 23, a maintenu son interprétation. 4 J’emprunte l’énoncé à P.‑C. Grégoire, Orval au fil… [voir n. 3], p. 41. 5 Grégoire, Les origines… [voir n. 1], p. 763‑776. 6 A. Laret‑Kayser, Entre Bar et Luxembourg : le comté de Chiny des origines à 1300 (Crédit communal. Collection Histoire, série in ‑8°, 72), Bruxelles, 1986, p. 37. 7 Cet opuscule manuscrit était dû à l’abbé d’Orval Mathias Delvaux (1541‑1555) dont l’érudition a été saluée par R. Petit dans la notice qu’il lui a consacrée dans le Monasticon belge ( province de Luxembourg), V, Liège, 1975, p. 224‑225. 8 On consultera la notice de P. Hannick, Le prieuré des croisiers à Suxy, dans le Monasticon belge…, V, p. 339, 341 ; Grégoire, Les origines… [voir n. 1], p. 775, a relevé lui‑même plusieurs erreurs. 9 Anno ab incarnatione Domini M°C°XXIV° (…) pridie kalendas octobris : H. Goffinet, Cartulaire de l’abbaye d’Orval, depuis l’origine de ce monastère jusqu’ à l’année 1365 inclusivement (Commission royale d’histoire, série in ‑4°), Bruxelles, 1879, p. 6. 10 Goffinet, Cartulaire… [voir n. 9], p. 6‑8. 11 Goffinet, Cartulaire… [voir n. 9], p. 8.
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Ce document en forme de notice n’a pas résisté à l’analyse critique à laquelle l’a soumis en 1968 et en 1973 mon regretté collègue et ami Georges Despy, de l’Université libre de Bruxelles12. Maints défauts, anomalies, contradictions et anachronismes l’altèrent, en effet. Des vices de forme : une structure boiteuse et un formulaire incompatible avec celui des chartes comtales et épiscopales du xiie siècle. Des bizarreries et des inexactitudes dans le contenu : plusieurs anomalies juridiques entachent certains énoncés ; quatre inexactitudes détruisent les concordances chronologiques utilisées pour dater le document ; l’une d’elles est de taille : elle renvoie pour 1124 au règne du roi de Germanie Henri IV (regnante Heinrico hujus nominis quarto) destitué le 31 décembre 1105 et décédé le 7 août 1106 ! Des qualifications insolites dans une pièce juridique accompagnent les désignations des comtes de Chiny : liberalis comes pour Otton II, post patrem comes pour Albert six ans et demi avant qu’il ne le devienne13 ! Une contradiction flagrante traverse la présentation de la terre d’Orval même : Otton II l’aurait offerte libera manu et aurait corroboré la cession par l’apposition de son sceau librement et sans réserve (libere et absolute) comme (quomodo) son père Arnoul l’avait fait, mais lui sur l’ordre ( jussu) de Mathilde de Toscane dont relevait le tréfonds de l’endroit14 : « deux affirmations inconciliables15 », puisque le domaine cédé constituerait un alleu tenu en fief ! Les autres donateurs n’ont pu intervenir en 1124 ; on les rencontre plus tard, de même que plusieurs témoins16. Enfin le sceau, tel qu’il est décrit, ne peut être d’époque : il campe le comte en pied, la lance à la main, alors que ce type de représentation ne se rencontre dans nos principautés qu’au xive siècle17. Autant d’irrégularités et de maladresses, d’inexactitudes et d’incohérences dénoncent le faux tardif. Donnent‑elles à « croire que le faussaire pourrait bien avoir eu en mains le document authentique de 1124 » et qu’il « en aurait seulement modifié le texte, pour y introduire l’objet de ses revendications18 » ? Mais non : on ne buterait pas sur les anomalies de fond et de forme qui gâtent le document. Celui‑ci a été fabriqué au début du xviie siècle par Bernard de Montgaillard, abbé d’Orval de 1605 à 162819. Un religieux entreprenant, déterminé et … bien en cour. Deux préoccupations le taraudaient : obtenir la haute justice 12 G. Despy, Cîteaux et l’avouerie : la dotation primitive de l’abbaye d’Orval, dans Revue du Nord, 50 (1968), p. 113‑114 ; Id., Cîteaux dans les Ardennes… [voir n. 1], p. 593, 597‑600. 13 Vouloir le désigner de la sorte comme « successeur présumé » d’Otton II n’arrange rien : ce n’est pas l’usage au xiie siècle, et comment garantir qu’il sera plus tard « comte après son père » ? Albert a succédé à son père dans le courant de mars 1131 : Laret‑Kayser, Entre Bar et Luxembourg… [voir n. 6], p. 76, 82. La qualification post patrem comitem a été inspirée par la charte de confirmation de biens expédiée en décembre 1232 : voyez le tableau IV. 14 Goffinet, Cartulaire… [voir n. 9], p. 6‑7. 15 Despy, Cîteaux dans les Ardennes… [voir n. 1], p. 598. 16 Despy, Cîteaux dans les Ardennes… [voir n. 1], p. 598. 17 Despy, Cîteaux dans les Ardennes… [voir n. 1], p. 599 ; R. Laurent, Les sceaux du chartrier des comtes de Namur, Bruxelles, 2002, passim, et Id., Sceaux de chartriers luxembourgeois (1079‑1789), Bruxelles, 2011, passim. 18 C’est l’hypothèse avancée par Grégoire, Orval au fil… [voir n. 3], p. 39. Dans sa dernière publication, il va plus loin : « La charte originale de 1124 n’existe plus. Au xviie siècle l’abbé de Montgaillard a recopié intégralement l’original en y maintenant certains droits interdits par l’Ordre cistercien, mais il l’a falsifié pour y introduire la mention précise des droits seigneuriaux, quelques anomalies et un sceau contrefait » : Grégoire, Orval. Le val d’or… [voir n. 3], p. 25. 19 Despy, Cîteaux dans les Ardennes… [voir n. 1], p. 599‑600, a reconnu le faussaire en la personne de Bernard de Montgaillard.
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sur le territoire de son abbaye et rétablir dans la communauté la discipline cistercienne20. Sa façon d’argumenter : se prévaloir d’un document remontant aux premiers temps du monastère et établissant que la terre d’Orval a échappé très tôt à l’avouerie. Et s’il n’y en a pas ? Le plus simple est d’en forger un de toutes pièces. Comment ? En compulsant les titres de dotation et de confirmation de biens octroyés aux xiie et xiiie siècles et conservés dans le chartrier ; en y sélectionnant des passages appropriés et en les raccommodant dans un acte antidaté. Les contemporains n’ont pas détecté ces manipulations et, fort longtemps, les historiens eux‑mêmes. Or, bien malgré lui, Bernard de Montgaillard s’est mépris sur plusieurs points. Il s’est écarté des formulations en usage en 1100‑1150 : il ne les maîtrisait pas. Il s’est trompé sur la nature de l’alleu et du fief au xiie siècle. Il a malmené la chronologie des règnes et des événements des années 1120‑1125. En amalgamant des données tirées de plusieurs chartes médiévales, il a mal situé plusieurs donateurs et plusieurs témoins. Pour argumenter en faveur de ses revendications, il a outrepassé les privilèges conférés à l’abbaye par les comtes de Chiny : sine retentione alicujus juris vel occasionis advocationis, au lieu de absque ulla retentione et sine retentione (et respectu) alicuius iuris21. Tableau I. Structure de la charte‑notice datée du 30 septembre 1124 Composantes
Observations
1. Invocation trinitaire
1. —
2. Formule de datation
2. Inexactitudes dans la formule
‑ indication de l’indiction
‑ indiction III au lieu d’indiction II
‑ référence au concordat de Worms (23 septembre 1122)
‑ le 24 septembre 1124 compté dans la deuxième année qui suit le concordat
‑ renvoi au règne du souverain germanique Henri IV
‑ destitution d’Henri IV le 31 décembre 1105 et décès le 7 août 1106
‑ qualification du souverain germanique
‑ roi (regnante) au lieu d’empereur
3. Notification de la consécration d’une église dédiée à la Vierge à Orval par l’évêque de Verdun Henri de Winton
3. Aucune trace dans la documentation médiévale
20 Bernard de Montgaillard était une personnalité d’envergure et ambitieuse. Bien introduit à la cour des archiducs Albert et Isabelle, il a obtenu le 10 février 1622 du souverain des Pays‑Bas, Philippe III d’Espagne, la reconnaissance de la haute justice sur le territoire d’Orval, de plusieurs granges et du village de Limes, « avec pouvoir de former corps de justice et d’ériger des signes patibulaires » ; ceux‑ci seront érigés le 29 octobre en bordure du chemin de Florenville. La notice que R. Petit a consacrée à Bernard de Montgaillard dans le Monasticon belge…, V, p. 234‑242, éclaire parfaitement l’itinéraire et l’action du prélat, qu’à son tour Grégoire, Orval. Le val d’or… [voir n. 3], p. 122‑139, 142‑151, présente avec chaleur. 21 Goffinet, Cartulaire… [voir n. 9], p. 6, à l’opposé des actes vrais de 1153, 1173 et 1232 cités ci‑après.
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4. Identification des intervenants actifs et passifs dont les noms sont mêlés à des éléments de datation
4. —
5. Cession sans restriction par le comte Otton II de la terra possessionis in qua ipsa ecclesia constructa est, cum appenditiis, en confirmation de la cession antérieure accomplie
5. Mutisme des chartes médiévales d’Orval ‑ sur cette dotation au bénéfice des chanoines réguliers ‑ sur toute intervention d’Arnoul II et de Mathilde de Toscane au xie siècle
par Arnoul II sur l’ordre de Mathilde de Toscane 6. Délimitations du bien‑fonds octroyé : l’emplacement du monastère et un vaste domaine forestier
6. Reprise, ici maladroite et là presque littérale, des délimitations indiquées dans les chartes de confirmation de biens de 1173 et 1232
7. Rappel de la nature des donations comtales
7. Redondance
8. Mention d’autres donations comtales (terres, personnes, droits seigneuriaux)
8. Plusieurs de ces acquisitions incompatibles avec les « Décisions capitulaires » de Cîteaux ; on les fait passer dans l’héritage prétendument laissé par les chanoines réguliers
9. Octroi aux nouveaux religieux du privilège d’apporter à ladite église les biens qu’ils possèdent et à quiconque de faire des dons
9. Privilège consenti en faveur des cisterciens d’après les chartes de confirmation de biens de 1173 et 1232
10. Mention de donations octroyées par un noble et deux femmes
10. Anachronismes flagrants ; qualification anormale du noble (vir clarissimus)
11. Liste de témoins ecclésiastiques et laïcs
11. Plusieurs anachronismes
12. Description sommaire du sceau comtal
12. Représentation anachronique du comte sur ce sceau
Tardive et fausse également la prétendue inscription qui remémore la cérémonie de 1124 ; elle partage avec la charte‑notice fabriquée par Bernard de Montgaillard plusieurs erreurs de chronologie et d’énoncé22. * * * Au fait, qu’en était‑il des relations entre Mathilde de Toscane et Arnoul II de Chiny, soi‑disant unis par des liens de vassalité étroite ( jussu ) et par un même élan de générosité envers l’église d’Orval ? Tentons d’y voir clair à l’aide de documents d’époque, oui d’époque. On rencontre Arnoul en chair et en os pour la première fois dans un acte de 1066 où il cède à l’abbaye de St‑Hubert le petit chapitre rural qu’il détient « par droit héréditaire » ( paterno jure) à Prix‑lès‑Mézières et qui végète faute d’un patrimoine
22 Despy, Cîteaux dans les Ardennes… [voir n. 1], p. 593 et note 28.
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suffisant23. Pour y installer un prieuré, il ne lésine pas : il se dessaisit d’un vaste alleu – la seigneurie du lieu –, de biens, de droits et de revenus soustraits en majorité à sa châtellenie de Warcq‑sur‑Meuse24. Le 31 mai 1069 (?), il figure en qualité de comes de Chisneio parmi les premiers témoins laïcs d’un plaid de justice tenu à Verdun par Godefroid le Barbu, duc de Basse‑Lotharingie, pour circonscrire les droits des sous‑avoués des abbayes et des chapitres verdunois25. En novembre 1069, il reparaît dans l’entourage du même Godefroid qui autorise et encourage l’installation d’un prieuré bénédictin à Bouillon26. Vers 1070, il abolit en faveur de l’abbaye de St‑Hubert plusieurs prélèvements indus (exactiones) que les agents de ses prédécesseurs extorquaient avec iniquité à Givet ; les religieux s’étaient plaints des malversations et des abus perpétrés par les percepteurs de tonlieux qui molestaient les serviteurs de l’abbaye transportant les dîmes. Pour se forger une conviction, il requiert le témoignage sous serment des antiquiores et meliores de la seigneurie27. Bref, en dépit de sa jeunesse, il jouissait d’une excellente réputation28 (optima fama). Fait à souligner : les chroniques de l’époque ne le signalent pas à Orval … Dans les années qui suivent, on le croise à diverses reprises, mais sous un jour moins favorable : impétueux et pugnace, forban et pillard, « volontiers faraud29 ». En 1079, il prend en otage et dévalise l’évêque de Liège Henri Ier, qui se rendait en pèlerinage à Rome ; il lui réclame une rançon outrageuse. Scandale ! Et le voilà traité par le pape Grégoire VII de déloyal, de pervers et de tyran foulant aux pieds la religion chrétienne30 (christianę religionis conculcator). En 1082, il tente de répéter la même forfaiture au détriment de Richilde de Hainaut qui, retour de Rome, passe par son domaine de Chevigny en Ardenne ; l’apprenant, il lui donne la chasse ; elle lui échappe de justesse et court se réfugier auprès des moines de Saint‑Hubert31. En vue de relier sa châtellenie de Warcq‑sur‑Meuse et ses possessions sur la Chiers, il s’en prend sans scrupule à des maisons religieuses établies sur la Meuse. Au
23 G. Kurth, Chartes de l’abbaye de Saint‑Hubert en Ardenne, 1 (Commission royale d’histoire, série in‑4°), Bruxelles, 1903, p. 24‑25, et A. Laret‑Kayser, Les prieurés hubertins de Prix, Sancy et Cons. Trois fondations d’ initiative laïque, dans Cahiers d’ histoire. Saint‑Hubert d’Ardenne, 2 (1978), p. 25‑48 (26‑27). 24 Kurth, Chartes… [voir n. 23], p. 29‑31, 33. Warcq‑sur‑Meuse se situe aujourd’hui en France, dép. Ardennes, arr. Mézières. 25 G. Despy, Les actes des ducs de Basse‑Lotharingie du xi e siècle, dans Publications de la Section historique de l’Institut grand‑ducal de Luxembourg, 95 (1981), p. 65‑132 (68 [n° 5]). 26 L’acte a disparu, mais une source narrative de la fin du xiiie siècle le résume et reproduit la liste des témoins : G. Despy, Un fragment d’une « Cronica monasterii Sancti Huberti in Ardenna » perdue de la fin du xiiie siècle (?), dans Bulletin de la Commission royale d’ histoire, 121 (1956), p. 147‑173 (171‑172). 27 Un récit assez emporté de ces abus se lit dans La chronique de Saint‑Hubert, dite Cantatorium, éd. K. Hanquet (Commission royale d’histoire. Recueil de textes pour servir à l’étude de l’histoire de Belgique), Bruxelles, 1906, p. 39‑40. 28 La chronique de Saint‑Hubert… [voir n. 27], p. 34, l. 2. 29 Laret‑Kayser, Les prieurés hubertins… [voir n. 23], p. 27. 30 Ulcéré, Grégoire VII ne mâche pas ses mots dans les deux lettres qu’il a adressées le 30 janvier 1080 respectivement à l’évêque de Verdun et à celui de Liège ; il exige qu’Arnoul II subisse l’anathème, à moins d’une pénitence et d’un repentir sincères : E. Gaspar, Das Register Gregors VII. (Monumenta Germaniae historica, Epistolae selectae in usum scholarum, II), Berlin, 1920 (1955), p. 477‑479. 31 La chronique de Saint‑Hubert… [voir n. 27], p. 120, l. 5‑11.
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prieuré St‑Dagobert de Stenay pour commencer : cette institution, qui a remplacé un chapitre de chanoines déclarés indignes, dépend de Gorze depuis 1069 ; elle a connu une existence paisible jusqu’à la mort du duc Godefroid le Bossu le 26 février 107632. Or la jeune veuve, Mathilde de Toscane, a revendiqué la succession au comté de Verdun et aux domaines de Stenay. Arnoul II a pris son parti. Prompt au chantage par les armes, il occupe Stenay et usurpe des biens que Godefroid de Bouillon, devenu duc de Basse‑Lotharingie en 1087, forcera à restituer en 109333. Il ne s’assagit pas pour autant : à la fin de juin 1092, il part à l’assaut de la ville abbatiale de Mouzon‑sur‑Meuse ; il l’incendie et la dévaste, semant la terreur parmi les habitants34. À ce régime, sa réputation sombre. Pour les chroniqueurs de St‑Hubert, il regorge de vanité et il est inconstant. Pis : il se laisse emporter par l’audace qu’insuffle la méchanceté35. Aux yeux de Godefroid de Bouillon, il incarne le plus fâcheux des envahisseurs du prieuré de Stenay36. Revient‑il à de meilleurs sentiments dans ses dernières années ? Apparemment. En 1097, il décide de créer au pied de son château à Chiny un prieuré dédié à Ste Walburge. Ayant passé un accord avec l’abbé de St‑Arnoul de Metz, il y établit des religieux venus de ce monastère entré en 1049 dans la tradition clunisienne et il dote généreusement la nouvelle fondation37. Dans le chirographe que les bénédictins ont fabriqué en plusieurs étapes, ils lui mettent dans la bouche un besoin brûlant de rachat (redemptionis auidus) : « j’ai destiné une partie des
32 A. d’Herbomez, Cartulaire de l’abbaye de Gorze (Mettensia, II), Paris, 1898, p. 240‑242 ; A. Wagner, Gorze au xi e siècle. Contribution à l’ histoire du monachisme bénédictin dans l’Empire (Atelier de recherches sur les textes médiévaux), Turnhout, 1996, p. 85, 337 (note 84) ; Despy, Les actes des ducs… [voir n. 25], p. 68‑69 (n° 6), p. 117‑119. Stenay se situe aujourd’hui en France, dép. Meuse, arr. Verdun‑sur‑Meuse. 33 d’Herbomez, Cartulaire… [voir n. 32], p. 242‑244 ; Despy, Les actes des ducs… [voir n. 25], p. 71 (n° 13), p. 117. 34 L’incendie et la devastatio de Mouzon sont datés de 1092 par les Annales Mosomagenses, éd. G. Pertz (Monumenta Germania historica, Scriptores, III), Hanovre, 1839, p. 162 ; Lambert le Jeune détaille l’événement, mais le situe en 1095 : La chronique de Saint‑Hubert… [voir n. 27], p. 192, l. 11‑15. H. Collin, Les fortifications de Mouzon, des origines au xviie siècle, dans Millénaire de l’abbaye de Mouzon, 971‑1971, Revue historique ardennaise, 7 (1972), p. 103‑136 (109‑111), esquisse l’histoire de Mouzon jusqu’à la fin du xiie siècle ; Ch. Zoller‑Devroey, Féodalité et économie rurale dans les Ardennes médiévales : le fief de Bouillon en Sedanais, dans Centenaire du Séminaire d’ histoire médiévale de l’Université libre de Bruxelles, 1876‑1976, Bruxelles, 1977, p. 21‑57 (37), évoque dans leur contexte les méfaits d’Arnoul II et de son fils Otton. Aujourd’hui, Mouzon‑sur‑Meuse se situe en France, dép. Ardennes, arr. Sedan. 35 Vers 1090, l’auteur de la Vita de Thierry Ier, abbé de St‑Hubert de 1055 à 1086, le traite d’homo multae vanitatis et levitatis, qui sicut arundo in utramque partem facile possit agitari : Vita Theoderici abbatis Andaginensis, éd. W. Wattenbach (Monumenta Germaniae historica, Scriptores, XII), Hanovre, 1856, p. 36‑57 (48). Quelques années plus tard, Lambert le Jeune le dit diversus a se et atteint d’une audacis malicie : La chronique de Saint‑Hubert… [voir n. 27], p. 120, l. 8, et p. 186, l. 7. 36 princeps ipsorum (…) ecclesie pervasorum : d’Herbomez, Cartulaire… [voir n. 32], p. 242. 37 Arch. Départ. Moselle (Metz), H 144, liasse 1, nos 1 et 2 ; cette fondation a été étudiée au mieux par A. Laret‑Kayser, Recherches sur la véracité de la charte de fondation du prieuré Sainte‑Walburge de Chiny (1097), dans Annales de l’Institut archéologique du Luxembourg, 103‑104 (1972‑1973), p. 89‑112.
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richesses dont le dispensateur de tous les biens [Dieu] m’aurait gratifié comme rançon pour mes excès38 ». Il a beau avoir la vie chevillée au corps, la mort s’annonce. Il se retire à St‑Hubert, y revêt l’habit monastique et y décède le 16 avril 110639. Cet accès de religiosité facile, répandu alors parmi les princes et les nobles, clôt son existence mouvementée. Il a beaucoup chevauché. Il a recherché les coups d’éclat. Dans la force de l’âge, il a porté sans vergogne de bien mauvais coups. En même temps, il a réussi à se glisser dans le sillage des ducs issus de la maison d’Ardenne‑Verdun et dans celui de l’évêque de Liège40. Dans tout ce va‑et‑vient, pas la moindre trace d’une initiative à Orval, si on s’en tient aux documents d’époque ! Les contemporains se taisent également sur la prétendue suzeraineté de Mathilde de Toscane sur la terre d’Orval que la fausse charte‑notice de 1124 lui attribue maladroitement. Si la célèbre comtesse a reçu en héritage personnel les fiscs de Stenay et de Mouzay, elle n’a jamais eu la main sur ceux d’Orgeo, Chassepierre, Mellier, Jamoigne et Étalle qui ont constitué le cœur du patrimoine des Chiny41. Or Orval relevait de Jamoigne42 . * * * Que disent de leur côté les chartes des xiie et xiiie siècles ? Rien sur la présence à Orval de communautés de moines ou de chanoines avant l’installation des cisterciens. Or plusieurs confirmations de biens et de revenus de l’abbaye évoquent la dotation primitive. Printemps ou été 1153 : l’archevêque de Trèves Hillin de Falmagne reprend une série d’acquisitions que le premier abbé venu de Trois‑Fontaines et ses fratres ont réalisées à Blanchampagne à partir de 1132 en vue d’y organiser une grange typiquement cistercienne à deux lieues de leur abbaye43. Au moment de recueillir les premières donations, l’abbé Constantin dirigeait et animait une communauté déjà 38 La charte en forme de chirographe datée de 1097 a été composée en plusieurs fois, sans doute à partir de dispositions orales prises par le comte. Les couches successives d’écriture visibles sur la partie supérieure du chirographe permettent de repérer les éléments de départ et les éléments ajoutés par les moines dans la première moitié du xiie siècle : Laret‑Kayser, Recherches sur la véracité… [voir n. 37], p. 91‑92, 102 (identifie les éléments ajoutés), p. 96‑98 (détaille les composantes de l’acte), p. 110‑111 (édite le document). L’aveu de repentir d’Arnoul II a été écrit par la première main qui a participé à la confection de la charte et en a écrit le corps principal. 39 La chronique de Saint‑Hubert… [voir n. 27], p. 253, l. 7‑12. 40 On lira les pages suggestives que Laret‑Kayser, Entre Bar et Luxembourg… [voir n. 6], p. 63‑70, a consacrées à ce prince remuant. 41 Laret‑Kayser, Entre Bar et Luxembourg… [voir n. 6], p. 56‑57. 42 La juridiction de la paroisse de Jamoigne s’étendait jusqu’à Orval : Goffinet, Cartulaire… [voir n. 9], p. 37‑38. Une vaste et ancienne paroisse fondée dans les limites d’un fiscus mentionné en 888 dans un diplôme qui se réfère à un autre émané de Lothaire II : Noël, Quatre siècles de vie rurale… [voir n. 1], I., p. 95 et fig. xvi, p. 87. 43 Voyez ici‑même le tableau II. Blanchampagne (France, dép. Ardennes, arr. Sedan, comm. Sailly) se situe à distance suffisante de l’abbaye. Le développement de cette grange en fera une exploitation modèle, presque un « grenier d’abondance » : Grégoire, Orval au fil… [voir n. 3], p. 55 (très belle vue aérienne), p. 57 (restes des bâtiments du xiie siècle photographiés avant 1939), p. 84 (évocation du développement de la grange) ; M. Condrotte, Les granges de l’abbaye d’Orval, dans Le Pays gaumais… [voir n. 1], p. 179‑210 (192‑193).
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reconnue dans le voisinage. Pour lui trouver des ressources, il a rencontré nombre de propriétaires et mobilisé leur générosité. Printemps 1173 : Louis III de Chiny confirme en présence de témoins « irrécusables » – huit ecclésiastiques et quatorze chevaliers – la possession de la terre d’Orval que son grand‑père Otton donna sans réserve d’aucun droit aux religieux du lieu44 . Qui l’a reçue, exemptée de toute dîme ? Les cisterciens dès leur arrivée : ex quo fratres ordinis (…) ingressi sunt. Tableau II. Hillin de Falmagne, archevêque de Trèves, confirme une série d’acquisitions à Blanchampagne et dans le voisinage (1153) 1153
1132
Point de départ de l’acte : une requête de Thierry de Verdun, troisième abbé cistercien d’Orval (1152‑1167), mais deuxième du nom, et de la communauté monastique ex petitione fratris nostri Theodorici, abbatis, secundi et religiosorum fratrum de Aureavalle Acquisitions Cinq donations par 18 personnes in finibus Berluncampaniae (…) in una die en présence du comte Albert de Chiny : praesente Alberto comite de Chiney, ecclesiae Dei et Beatae Mariae Aureaevallis pacis jura hic et ubique per omnia conservatore, et en présence de Constantin, abbé : in praesentia domni Constantini abbatis Témoins : Albertus comes et huit nobles Bénéficiaires : fratribus Aureaevallis Deo servientibus eorumque successoribus fratrum usibus profuturum Aureaevallis Nature des donations : libere et absque ulla retentione (…) dederunt
avant 1145
Plusieurs dons et un achat camouflé en présence du premier abbé cistercien d’Orval, Constantin († 1145) praesente domno Constantino abbate in praesentia domni Constantini abbatis Bénéficiaires : l’abbaye d’Orval, plus spécialement les ejusdem grangiae fratre
1145‑1152
Don et achat en présence du deuxième abbé cistercien d’Orval, Thierry de Vitry (1145‑1152), premier du nom in eadem grangia, praesente domno Theodorico, abbate, primo
avant 1145
Achat per manum Alberti comitis de Chisney (…) in praesentia domni Alberonis, archiepiscopi trevirensis (1131‑1152) ; cette acquisition, domnus abbas Constantinus desuper altare tulit
1145‑1152
Cession d’usuaria (…) in praesentia domni Theodorici, abbatis
avant 1153
Donation (achat camouflé) praesente Alberto comite, qui ecclesiae Dei pacis conservator jurisque defensor existeret Charte conservée en copie et éditée par Goffinet, Cartulaire… [voir n. 9], p. 23‑27.
44 Voyez ici‑même les citations reprises au tableau III.
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Tableau III. Louis III de Chiny, de concert avec son épouse Sophie, confirme les donations faites par son grand‑père Otton et les acquisitions réalisées par la suite (avant le 25 mai 1173) Auteur de l’acte protocole : Lodouicus Dei gratia comes de Chisnei corroboration : fidelis testis et defensor et iuris ecclesie Aureeuallis conseruator Bénéficiaires dilectis fratribus nostris Aureeuallis et eorum successoribus regulariter substituendis dilectis fratribus nostris eis (répété douze fois pour les confirmations des acquisitions) Action juridique confirmaui renouando eis preterea confirmaui renouaui et confirmaui huius actionis et ueritatis certudinem ego attestor et corroboro ut fidelis testis et iuris ecclesie conseruator, auctoritate mea corroboraui Acquisitions avant la fin de Dotation initiale mars 1131 terram et fundum in quo ipsa abbatia sita est et omnes eius officine, cum appendiciis et terminis ipsius, sicut auus meus Ottho eidem abbatie donauit libere sine retentione et respectu alicuius iuris ; suivent la localisation et les délimitations omnem decimam (…) totius predicte terre in qua abbatia sita est et grangia ipsius abbatie (…) sicut patres nostri beniuole (…) libere contulerunt, ex quo fratres ordinis desertum nostrum ingressi sunt confirmaui eis sicut auus meus Ottho, ut quisquis de hominibus meis ad predictos fratres conuerti uoluerit liberam habeat facultatem eis dare quicquid possidet 1131‑1162
une série de donations et d’achats réalisés sous Albert de Chiny : patre meo Alberto et me teste et manum apponente
1162‑1173
achats de terres à Malandry et Namenai, infra culturas fratrum à Blanchampagne, iusto iudicio curie mee (…) in presentia mea donations infra clausuram totius curie Belloniscampanie (…) in presentia mea et totius capituli Aureeuallis, presentibus multis clericis et laicis
1132‑1173
acquisitions diverses dans le voisinage de Blanchampagne uetera aliorum hominum noualia in silua Belloniscampanie facta (…) et usuaria predicte silue, que donnèrent des seigneurs locaux per manum patris mei et matris mee, et qui furent ensuite reconnus in presentia mea Charte conservée en original aux Arch. État à Arlon, Chartrier d’Orval
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Tableau IV. Thierry, archevêque de Trèves, confirme les possessions de l’abbaye d’OrvaL décembre 12321 Bénéficiaires : Jean de Neufchâteau, abbé d’Orval (1229/1230-1242) eiusque fratribus ibidem. Deo servientibus et eorum successoribus regulariter substituendis Confirmation de la dotation initiale - fundum in quo abbatia sita est et omnes officine eius cum terminis et appendiciis ipsius, quem Otto pie memorie comes de Chisnei laude et assensu filii sui Alberti, post ipsum comitis2, donauit ecclesie uestre libere sine retentione alicuius iuris ; suivent la localisation et les délimitations - omnem quoque decimam (…) totius predicte terre in qua abbatia sita est et grangia ipsius (…), quam Lodouicus et antecessores eius (…) libere contulerumt3 - Confirmamus etiam uobis ut quisquis de hominibus memorati comitis ad uos conuerti uoluerit liberam habeat facultatem uobis dandi quicquid possidet (…) sicut comes Otto uobis confirmauit Charte conservée en original aux Arch. État à Arlon, Chartrier d’Orval Contrairement à l’original, le cartulaire date cet acte de 1230, sans autre précision : H. Goffinet, Cartulaire d’Orval…, p. 208, 212. 2 Bernard de Montgaillard a tiré de ce passage la qualification qu’il a donnée au comte Albert ; vu sa date, la charte de 1232 pouvait livrer cette filiation dynastique. 3 Il y a là une réminiscence de la charte expédiée avant le 25 mai 1173 par Louis III de Chiny : Tableau III, Dotation initiale. 1
Cette terre en forme de cuvette ouverte du côté sud recouvre 1 260 hectares45 ; elle comprend deux vastes ensembles détachés de la forêt comtale qui s’étale au nord ; deux chemins et trois ruisseaux qui se rejoignent dans le fond du vallon la délimitent46. Les cisterciens n’y doivent aucune dîme. Grâce au privilège qu’Otton II leur a consenti au départ en matière d’acquisitions de biens, ils ont obtenu quantité de possessions et de revenus que Louis III leur confirme également en qualité de témoin fidèle, de défenseur et de garant de leur bon droit47. Décembre 1232 : Thierry, archevêque de Trèves, valide le patrimoine de l’abbaye. Il commence par localiser et délimiter la dotation initiale ; pour lui aussi, c’est Otton II qui l’a octroyée avec l’approbation de son fils Albert48. Février 1276 : le roi d’Allemagne Rodolphe V de Habsbourg prend sous sa protection l’abbaye, ses revenus et ses privilèges. Il remémore les interventions d’Otton II, d’Albert et de Louis III qu’il tient pour les « fondateurs » du monastère49. Ils en 45 Grégoire, Orval. Le val d’or… [voir n. 3], p. 35. 46 On retrouve sur le terrain les repères qu’indique la charte de 1173 au début de son dispositif ; ils sont repris en 1232 dans la charte de Thierry, archevêque de Trèves. Les deux documents sont conservés en original aux Archives de l’État à Arlon, Chartrier d’Orval. Grégoire, Orval au fil… [voir n. 3], p. 82, fournit une représentation suggestive de la terre d’Orval. 47 Le comte est désigné de la sorte dans la corroboration de l’acte : tableau III. Le privilège en matière d’acquisition de biens obtenu d’Otton II est clairement remémoré et renouvelé. 48 Voyez ici‑même le tableau IV. 49 … per Ottonem, quondam comitem de Chineo, Albertum et Lodovicum, comites (…) eidem monasterio collatis (…), omnia privilegia, cartas, libertates, concessiones, confirmationes et jura a supradictis comitibus, ejusdem monasterii fundatoribus : Goffinet, Cartulaire… [voir n. 9], p. 488.
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ont été les bienfaiteurs, les garants et les protecteurs successifs. Ils l’ont placé à titre gracieux sous leur sauvegarde et n’ont jamais prétendu y exercer l’avouerie, qu’excluent d’ailleurs les constitutions cisterciennes50. Des lignes discrètes, mais sans ambiguïté ressortent de ces quatre actes clairement rédigés et assurément authentiques ; elles impliquent les cisterciens et eux seuls dans la fondation de l’abbaye. Elles ne leur reconnaissent aucun prédécesseur. Qu’ont‑ils trouvé au moment de s’établir ? Une sorte de désert boisé, comme ils le font dire à Louis III quarante ans plus tard51. Image forcée, on s’en doute. L’archéologie a exhumé sur le site des traces de présence humaine peut‑être antérieures à l’arrivée des moines : un oratoire rural à l’abandon (mais depuis quand ?) et des éléments de tombes de datation incertaine52. Par chance, sous les ruines de l’abbaye médiévale et à proximité gisent des bancs de tourbe, d’argile et de tuf grumeleux qui ont capté des millénaires durant quantité de grains de pollens et des spores émis aux alentours et fossilisés par couches superposées53. Des prélèvements analysés en laboratoire ont révélé une longue histoire du site et de ses abords. La forêt a été attaquée de 1800 à 1200 avant j.‑C. Elle s’est ensuite refermée avant de s’ouvrir à nouveau au début de notre ère. Au viiie siècle, la poussée des cultures s’est intensifiée. Aux ixe et xe siècles, les céréales venaient jusque dans le vallon : elles ont fourni jusqu’à 10 % des pollens fossiles – une proportion rarement atteinte –, tandis que les graminées et autres herbacées proliféraient. Pour autant, la forêt n’a pas été démantelée54. Elle se déployait vers le nord sur la côte qui ferme l’horizon et elle descendait à flanc de coteau sur les bords du vallon. Lieux de solitude où les cisterciens pouvaient se replier dans le silence et travailler dur pour drainer le sol et assécher la cuvette marécageuse. * * * Une dernière question en discussion : quand les cisterciens sont‑ils arrivés à Orval ? Le 9 mars 1131 ou le 9 mars 1132 ? Les historiens de l’abbaye ont retenu la seconde date55. Deux chroniqueurs cisterciens des xiie et xiiie siècles ont certes situé l’événement en 1131, mais puisque celui‑ci a eu lieu le 9 mars et que, selon l’usage de
50 La defensio qu’ils assurent est gratuite à l’inverse de l’avouerie, dont elle se distingue normalement et à coup sûr à Orval : L. Genicot, Empire et principautés en Lotharingie du x e au xiii e siècle, dans Annali della Fondazione italiana per la storia amministrativa, 2 (1965), p. 95‑126 (98 et note 13, p. 99). 51 … ex quo fratres ordinis desertum nostrum ingressi sunt : Tableau III, Dotation initiale. La charte de très belle venue expédiée au nom de Louis III, qui n’avait pas de chancellerie, a dû être composée par les bénéficiaires. 52 À justre titre, Paul‑Christian Grégoire a fait grand cas de ces découvertes : P.‑C. Grégoire, Les secrets de l’ancienne église abbatiale d’Orval. Les fouilles de 1963‑1970, dans Le Pays gaumais…, 46‑47 (1985‑1986), p. 19‑84 (75‑82). Les datations qu’il a avancées sont remises en cause par des archéologues professionnels ; je renvoie à la contribution de Ph. Mignot et D. Henrotay, À propos des origines d’Orval. Les sources archéologiques, ci‑après, p. 79-92. 53 M. Coûteaux, Formation et chronologie palynologique des tufs calcaires du Luxembourg belgo‑grand‑ducal, dans Bulletin de l’Association française pour l’ étude du Quaternaire, 6/20 (1969), p. 179‑206 (194, 199). 54 R. Noël, Pour une archéologie de la nature dans le nord de la « Francia », dans L’ambiente vegetale nell’alto medioevo (Settimane di studio del Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 37), Spolète, 1990, p. 763‑820 (817‑820). 55 En dernier lieu, Grégoire, Les origines… [voir n. 1], p. 779 ; Id., Orval au fil… [voir n. 3], I, p. 33 ; Id., Orval. Le val d’or… [voir n. 3], p. 26, 35.
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Cîteaux, l’on faisait débuter l’année le 25 mars, jour de l’Annonciation, il faut ajouter une année au moment de convertir les anciennes dates au comput actuel. Tableau V. Événements rapportés à l’année 1131 par Albéric de Trois‑Fontaines Événements
Dates connues
Élection d’Albéron de Chiny comme évêque de Verdun
fin mars‑début avril 1131
Décès du comte Otton II de Chiny Élection et investiture d’Albéron de Montreuil comme archevêque de Trèves Synode tenu à Liège par le pape Innocent II
mars 1131 mars‑19 avril 1131 22 mars‑2 avril 1131
Périple de Bernard de Clairvaux, retour du synode de Liège
avril 1131
Incendie de l’abbaye et de l’oppidum de Saint‑Riquier au cœur du Ponthieu par Hugues III de Candavène, comte de Saint‑Pol
28 août 1131
Références : Despy, Cîteaux dans les Ardennes… [voir n. 1], p. 591‑592 ; J.‑L. Kupper, Liège et l’Église impériale, xie‑xiie siècles, Paris, 1981, p. 255‑274 ; Laret‑Kayser, Entre Bar et Luxembourg… [voir n. 6], p. 76 ; J.‑Fr. Nieus, Un pouvoir comtal entre Flandre et France. Saint‑Pol, 1000‑1300 (Bibliothèque du Moyen Âge), Bruxelles, 2005, p. 86‑87.
Autre indication à élucider : l’ordre d’ancienneté des abbayes cisterciennes retenu pour déterminer le rang des abbés au chapitre général réuni tous les ans56. Sur la liste écrite à l’abbaye d’Aulne, dans l’ancien diocèse de Cambrai, peu après 118657, Orval suit Longpont et Riévaulx et précède de six rangs Vaucelles, une fille de Clairvaux dont la fondation préparée en 1131 a été réalisée au tournant de juillet et d’août 1132. Trancher dans un sens ou dans l’autre n’a rien de facile58. 56 Cette assemblée annuelle a été instaurée par la Carta caritatis qui réglait la vie de l’ordre et que le pape Callixte II a confirmée à Saulieu le 23 décembre 1119 : traduction dans Origines cisterciennes. Les plus anciens textes, Paris, 1998, p. 83‑99 (91‑93). 57 La liste occupe les fos 126v‑134v du Ms II 1059 conservé à Bruxelles, Bibliothèque royale. 58 Grégoire, Que savons‑nous… [voir n. 1], p. 113 et Id., Orval au fil… [voir n. 3], I, p. 33, se réfère à la fondation de Longpont et de Riévaulx qu’il date « sans le moindre doute » du 5 (3 ?) mars 1132. Pour ma part, je préfère m’en remettre au rang occupé par Orval avant Vaucelles, dont la fondation est mieux documentée. Déjà, l’auteur anonyme qui a continué la chronique de Sigebert de Gembloux a distingué deux étapes : en 1131, inceptum est monasterium, et en 1132, conventus monachorum, cum abbate suo Radulfo (…) kalendis Augusti : Continuatio Valcellenis, éd. L.C. Bethmann (Monumenta Germaniae historica, Scriptores, VI), Hanovre, 1844, p. 458‑460 (459). Dans un écrit anonyme, mais fort riche, qu’il a rédigé dans les années 1180, un moine entré à Vaucelles en 1135 a daté de la Saint‑Pierre‑aux‑liens (1er août) l’arrivée des moines et de leur abbé en provenance de Clairvaux, puis de quelques jours plus tôt la fondation proprement dite : Septimo autem kalendas augusti designati fuerunt monachi et abbas electus, in qua videlicet die abbatia proprie dicitur esse facta. Tombé dans l’oubli, ce récit vient d’être retrouvé par un de mes anciens étudiants, aujourd’hui professeur à l’Université de Strasbourg, et édité provisoirement en version électronique : B.‑M. Tock, éd.,
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Les deux chroniqueurs interrogés ont‑ils dit leur dernier mot ? Le premier a appartenu à l’abbaye de Vaucelles précisément. Il a poursuivi jusqu’en 1163 la chronique de Sigebert de Gembloux qui s’était arrêté à l’année 1111. Dans sa contribution, il a placé en 1131, non seulement l’installation des cisterciens à Orval, mais aussi la consécration le 15 février de Milon Ier comme évêque de Thérouanne59. Il prenait donc la Noël comme point de départ de l’année. Le second, Albéric de Trois‑Fontaines, a composé son ouvrage avant 1250 ; il résidait alors à Huy. Il a clairement daté du 9 mars 1131 la fondation d’Orval (Abbatia (…) fundatur). Or il a rapporté à la même année d’autres événements signalés par d’autres sources60. À l’évidence, lui aussi, s’écartait de l’usage de Cîteaux pour structurer la chronologie de sa chronique. Rien d’étonnant : son texte remontait au déluge et il a puisé à bien des sources pour nourrir son récit à partir de l’époque carolingienne. Que reste‑t‑il à faire ? À cerner « ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher61 ».
Fundatio abbatiae de Valcellis, dans Id., L’Église au Moyen Âge. Textes et documents. Travail en cours, Strasbourg, 2011 (http ://ea3400.unistra.fr/index.php ?id=8009). 59 Despy, Cîteaux dans les Ardennes… [voir n. 1], p. 591 et note 15. 60 Voyez ici‑même le tableau V. Quoiqu’il ait annoncé le contraire, Grégoire, Que savons‑nous… [voir n. 1], p. 111, n’a pas reproduit complètement le paragraphe qu’Albéric de Trois‑Fontaines a consacré à l’année 1131 : Chronica Albrici monachi Trium Fontium a monacho novi monasterii Hoiensis interpolata, éd. P. Scheffer‑Boischorst (Monumenta Germaniae historica, Scriptores, XXIII), Hanovre, 1874, p. 631‑950 (830, l. 32‑53). 61 Cette très belle définition de la recherche est de R. Barthes, Leçon, Paris, 1978, p. 46.
Les origines d’Orval Apport des fouilles entre 1962 et 1970
Paul‑Christian Grégoire
Vaste clairière au sein de la forêt gaumaise, le Val d’Or était jadis une cuvette marécageuse, où s’enlisait un petit ruisseau, la Mouline, qui prend naissance à 7 km environ vers le nord, en bas de la chaussée Brunehault, la voie romaine de Reims à Trèves. De la colline qui domine cette clairière au nord‑ouest, jaillit une source dont les eaux d’une merveilleuse limpidité descendent dans un bassin de légende, la Fontaine Mathilde. Cette célèbre comtesse aurait, dit‑on, retrouvé la bague qu’elle y avait laissé choir et se serait écriée aussitôt : Voici l’or que je cherchais ! Heureuse la vallée qui me l’a rendu ! Désormais et pour toujours, je voudrais qu’on l’appelle Val d’Or (Aurea Vallis) ! Ce petit conte a peut‑être un fond de vérité car, d’après un très vieux texte, la comtesse n’aurait pas récupéré sa bague et Aurea Vallis ne serait alors qu’une boutade. Cette clairière où s’élève leur monastère, les cisterciens l’ont entourée d’un grand mur au milieu du xiie siècle. Au pied des collines, autour de la zone marécageuse, ils ont construit au nord‑ouest les lieux réguliers (l’abbaye proprement dite), au sud la porterie et l’hôtellerie, au sud‑est la ferme et les communs. Le mur de clôture traverse la vallée en amont de la clairière sur un barrage qui retient l’eau de la Mouline dans un étang artificiel, l’Étang Noir. De là, cette eau poursuit sa course à l’intérieur de l’enclos monastique dans des canalisations où elle apporte d’une part l’énergie hydraulique aux moulins des ateliers et emporte d’autre part les eaux usées du monastère. Pourquoi les moines ont‑ils construit leur monastère dans cette clairière, alors qu’ils auraient pu trouver ailleurs un emplacement beaucoup plus favorable comme l’ont d’ailleurs fait les moines à Cîteaux ? Les fouilles entreprises de 1962 à 1970 dans le cloître et dans l’église ont apporté une réponse à cette question et elles ont même ouvert sur le passé du Val d’Or des perspectives tout à fait inattendues. Au départ, elles avaient été entreprises pour confirmer ce que l’on connaissait par les archives, annales et autres récits. Mais les pages de ce livre de pierres ont arraché au silence de l’histoire une partie des secrets ignorés des documents écrits. Les origines de l’abbaye cistercienne d’Orval.Actes du colloque organisé à Orval le 23 juillet 2011, sous la direction de Jean-Marie yante,Turnhout, 2015 (Bibliothèque de la Revue d’Histoire Ecclésiastique, 99), pp. 73–77.
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Ces fouilles ont eu la bonne fortune d’être dirigées par François Bourgeois, un archéologue à la fois passionnant, compétent et original. Elles ont aussi bénéficié du concours de Monsieur Roosens et de Monsieur Mertens, du Service National des Fouilles. Le père Courtois et moi‑même y avons été étroitement associés avec le concours de nombreux jeunes. On a été obligé d’enlever certaines pages de ce livre de pierres afin de pouvoir les tourner mais, par bonheur, le dessin, la photographie, les commentaires des sages et autres moyens encore ont permis d’en conserver la mémoire avec toute la précision nécessaire.
Le cloître Nous avons commencé par scruter le cloître de l’ancienne abbaye durant l’été de 1962, mais la partie occidentale seule a été fouillée. Dans son état actuel, celui du xive siècle, ce cloître est rectangulaire et sa galerie occidentale occupe le rez‑de‑chaussée de l’ancienne aile des convers devenue ultérieurement quartier de l’abbé. À l’origine, il ne devait pas en être ainsi. Traditionnellement, la construction d’une abbaye s’organisait autour d’un cloître provisoire en bois. Une fois les lieux réguliers achevés, on construisait les galeries définitives du cloître. À l’origine, le cloître d’Orval devait être carré, sa galerie occidentale étant séparée du bâtiment des convers par la traditionnelle « ruelle des convers ». Cette galerie occidentale a été mise au jour par ces fouilles. Un gros mur la séparait de ladite ruelle, mais, côté préau, elle reposait sur de simples piliers en bois ; c’était évidemment la galerie provisoire originelle. Elle n’a jamais été achevée, pourtant les quatre premiers abbés d’Orval y ont été inhumés. Trois d’entre eux sont dans la moitié Sud de la galerie ; au centre on a pu identifier Constantin, le premier abbé d’Orval. Son squelette bien conservé reposait sur une canalisation hors service appartenant à des constructions antérieures. Les restes d’une ancienne construction en bois, remontant au moins au xie siècle, occupaient le nord de cette galerie. Au xiie siècle, la sépulture normale des abbés cisterciens était la salle du chapitre, mais celle‑ci n’existait pas encore à la mort du quatrième abbé. Contrairement à la tradition, les cisterciens d’Orval ont donc commencé la construction de leur monastère par l’Ouest, avant de remplacer les installations où ils ont posé leurs bagages en 1132, en arrivant de Trois‑Fontaines. Ces installations, d’anciens récits les attribuent aux chanoines qui avaient pris, vers 1110, la relève des bénédictins arrivés de Calabre en 1070.
L’église Encouragés par les résultats de leurs travaux dans le cloître, les jeunes archéologues ont voulu en savoir plus et ils ont décidé de scruter le sol de la vieille église abbatiale pour découvrir la tombe du célèbre abbé Bernard de Montgaillard, mort en 1628. La tradition la situait au bas de l’escalier de l’église au dortoir, où il avait demandé d’être inhumé pour recevoir quelques gouttes d’eau bénite de la part du père abbé au moment où, le soir, il aspergeait les moines montant au dortoir Elle y était en effet, dans l’état où l’avaient laissée les soudards du maréchal de Châtillon en 1637.
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Ces huguenots se sont acharnés contre cet abbé mandaté par l’archiduc Albert pour combattre le protestantisme. Ils ont enlevé la tête du prélat ; mais le corps était dans un tel état qu’ils n’ont pu faire davantage. L’anneau pastoral de l’abbé et la croix pectorale qu’il avait reçue du roi de France Henri III étaient tombés au fond de la fosse, où on les a découverts. Ils ont jeté par‑dessus un fragment de la pierre tombale arrachée du pilier voisin. Le bas de l’épitaphe du défunt que lui‑même avait composée y était gravé. Ensuite le transept, la nef et le collatéral Sud de l’église ont été systématiquement fouillés. Au Nord d’un axe Est‑Ouest, elle s’élève directement sur le roc et n’a pas de fondations, aussi on s’est contenté d’y faire l’un ou l’autre sondage. Le résultat de ces travaux a dépassé notre attente car il ouvrait des perspectives inattendues sur les origines d’Orval. Le Sud du transept avec ses deux chapelles orientées, le chevet plat et la nef d’une église sans collatéraux ont été mis au jour dans l’église cistercienne. Seule la nef de cette église correspond à la nef cistercienne et lui sert de fondations. Une charte du comte de Chiny a permis d’identifier cette ancienne église. Elle a été octroyée le 30 septembre 1124, jour de sa consécration. Il est à noter que les cisterciens célébreront l’anniversaire de la dédicace de leur église à cette date jusqu’au milieu du xviiie siècle. L’original de ce document a disparu, ou plutôt il n’en existe qu’une copie, un « faux original » où sont fidèlement consignées des donations faites en 1124, mais interdites par l’Ordre cistercien. Bernard de Montgaillard, l’auteur de ce faux, a voulu y ajouter des droits de seigneurie – c’était son but – et l’a muni d’un sceau… tout aussi faux. En dehors de ces détails, le contenu de cette charte peut être considéré comme authentique. L’église consacrée en 1124 a été mise en chantier vers 1076 grâce à une donation de la célèbre comtesse Mathilde, par les bénédictins venus de Calabre en 1070. Elle a été achevée par les chanoines réguliers originaires du Hainaut, qui ont pris la relève des bénédictins vers 1110. Elle n’a pas de bas‑côtés peut‑être à cause de l’étroitesse du site, ou du moins il n’en reste pas la moindre trace. Les fouilles expliquent comment cette église, connue par les documents, a été remplacée par l’abbatiale cistercienne. Mais elles ont encore ouvert sur le passé d’Orval des perspectives tout à fait inattendues. À trois mètres du centre du transept, a été mis au jour un mur en opus spicatum (mur « en arrête de poisson » dont les assises obliques sont superposées dans un sens et dans l’autre) prolongé par une absidiole noyée en partie dans les fondations du transept cistercien. Ce sont les restes d’un petit sanctuaire long d’une vingtaine de mètres et large d’environ 10 mètres, ouvert à l’Est sur une abside cantonnée de deux absidioles. L’abside centrale a été mise au jour sous le degré du presbytérium cistercien. L’autre absidiole s’élevait directement sur le roc. Ces absidioles vraiment minuscules sont larges de deux mètres et profondes de trois ; elles devaient servir de dépôt car il n’y a pas trace d’autel. L’opus spicatum, technique très ancienne, a été en usage dans nos régions jusqu’au xie siècle. Cette petite église était à l’abandon et l’endroit était désert en 1070 quand le comte de Chiny a obligé les moines venus de Calabre de la prendre en charge. Ce lieu de culte était accompagné d’un cimetière ; quelques tombes ont été mises au jour dans l’abside cistercienne du xviie siècle, dont une fillette d’environ 12 ans, et une autre sous le chevet de 1124. Qui dit cimetière, dit
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village : où était‑il ? Dans la vallée ou sur la hauteur ? Quoi qu’il en soit, le grand livre des origines d’Orval ouvre ici une page de pierre tout à fait inconnue. Pourquoi ces lointains ancêtres ont‑ils construit leur petite église contre le versant de la vallée ? Sans doute y ont‑ils été contraints pour éviter la zone marécageuse de cette grande clairière. Mais il y a probablement une autre explication. Entre les stalles des cisterciens, au milieu de la croisée du transept, se trouve le tombeau où Denis Largentier, abbé de Clairvaux, a été inhumé en 1624. Un côté de cette tombe se confond en partie avec celui d’un petit caveau d’environ 50 cm de côté, où l’on a découvert les restes d’un coffret contenant des fragments d’os enveloppés dans des tissus précieux, le tout réduit à presque rien. Ce caveau, soigneusement respecté par les moines, remonte incontestablement à l’époque de la petite église dont il vient d’être question. Les villageois doivent y avoir transféré les restes d’un personnage particulièrement vénéré par eux. Qui est ce personnage et quelle importance avait‑il pour ces villageois ? Où a‑t‑il été enterré avant le transfert de ses restes ? On en est réduit à des conjectures. Sa mort est antérieure à la construction de l’église et c’est peut‑être à lui que ces villageois devaient la foi chrétienne. En ces temps‑là, des missionnaires venus du Midi annonçaient l’Évangile en ces régions. S. Walfroy l’avait fait au vie siècle près de Margut, à une dizaine de km d’Orval. La découverte d’une nécropole mérovingienne à moins de 50 mètres permet de dater approximativement quand ce saint personnage est venu apporter la Bonne Nouvelle dans le Val d’Or. Quoi qu’il en soit, la vénération dont l’entouraient ses contemporains a eu des répercussions sur tous leurs successeurs. Les moines venus de Calabre ont eu la charge de réveiller le petit sanctuaire où ses restes avaient été rassemblés, avant d’y substituer une grande église achevée en 1124 et remplacée par celle des cisterciens qui ont pris la relève en 1132. Ceux qui chantent aujourd’hui les louanges de Dieu dans le Val d’Or en sont inconsciemment les héritiers. Ceux qui ont adopté la foi chrétienne dans le Val d’Or y vivaient déjà depuis un certain temps. Pourquoi ont‑ils abandonné leur village sans laisser d’autres traces que leur petite église ? Ils n’auraient pas abandonné les tombes de leurs ancêtres s’ils n’y avaient été contraints, par l’épidémie ou pour tout autre motif. On ignore quand leurs ancêtres ont élu domicile en ces lieux, mais l’analyse palynologique effectuée pendant les fouilles par Michel Coûteaux précise que, à l’endroit même où les moines se sont établis, l’homme avait déjà défriché la forêt une première fois à la transition du Néolithique‑Bronze (entre 1800 et 1200 avant J. C.) et une seconde fois avant l’arrivée des Bénédictins (1070). Une découverte très intéressante faite en 1968 va encore plus loin. Dans le versant nord‑ouest du vallon situé en bas de la chapelle Montaigu (la chapelle scoute), plusieurs terrasses ont été aménagées par les moines au xviie siècle. Une large tranchée a été ouverte par le Service National des Fouilles sur l’une de ces terrasses. On n’a pas été déçu ! Beaucoup de cadavres y étaient superposés avec des restes de bois brûlé. Au pied de ce versant, il y avait encore d’autres sépultures. On venait de
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découvrir une toute petite partie d’une véritable nécropole Dans un article de 1967 intitulé Les Ardennes à l’époque mérovingienne1, Patrick Perrin écrit : La proximité d’une source semble en raison directe avec le choix de l’emplacement des nécropoles. Le rôle sacré des sources à l’époque mérovingienne est confirmé par leur sanctification fréquente qui remonte sans doute à l’époque de la christianisation des campagnes. Or notre nécropole mérovingienne qu’on peut dater de la fin du viiie siècle commence juste en dessous de la fameuse source d’Orval et dévale jusqu’au bas du vallon. Il faut encore mentionner quelques tombes franques des vie‑viie siècles dans les premières travées de l’église cistercienne, mais cette découverte attend de nouvelles recherches. François Bourgeois n’était plus de ce monde quand le Service National des Fouilles a découvert la nécropole mérovingienne. Mais il m’avait maintes fois confié une intuition, une hypothèse, qu’on peut avancer aujourd’hui comme une certitude sans risquer de se tromper : l’explication d’Orval, c’est dans sa source qu’il faut la chercher. Source d’une limpidité exceptionnelle, honorée comme une divinité par ceux qui ont planté leurs tentes à ses pieds depuis les temps les plus reculés. Source dont l’eau a été exploitée par les moines de jadis à des fins médicinales et bienfaisantes. Source qui fournit actuellement l’eau dont on fait une des meilleures bières du monde. Cette source honorée jadis comme une divinité est aujourd’hui le signe d’une source spirituelle où viennent s’abreuver tous ceux qui frappent à la porte de l’hôtellerie monastique. Oui, vraiment, c’est la Source qui fait le Val d’Or depuis la nuit des temps.
1 Dans Études ardennaises, 50 (1967), p. 1‑46.
À propos des origines d’Orval Les sources archéologiques
Philippe Mignot et Denis Henrotay
Les fouilles entamées en 1961 et poursuivies jusqu’en 1969 furent publiées en deux fois par le Père Paul‑Christian Grégoire, d’abord le cloître en 19641, ensuite l’église en 19862 . Tels que présentés, les résultats de ses recherches combinant l’étude des textes et l’analyse minutieuse des vestiges archéologiques apportaient la preuve irréfutable de la triple fondation transmise par la tradition3. Pourtant, le dossier passé au crible de la critique historique par les médiévistes Georges Despy et René Noël aboutit à d’autres points de vue4 . À la tradition basée sur des sources tardives s’opposent les seuls écrits contemporains conservés. Tel est le sens de la communication du Professeur René Noël. Ni G. Despy, ni R. Noël ne se sont aventurés sur le terrain archéologique mais ils ont néanmoins soulevé une série de points d’interrogation. Ils émettaient le vœu de voir le débat tranché par une nouvelle source, de nature archéologique cette fois. Depuis, il est vrai que l’archéologie médiévale a fait des bons de géant ces cinquante dernières années. Quoi qu’il en soit, il reste toujours très délicat de réexaminer une fouille à laquelle on n’a pas participé et d’en faire la relecture sur base des seules données disponibles, c’est‑à‑dire la publication qui comprend certes des plans et quelques photos en noir et blanc mais jamais en quantité suffisante. D’emblée, soyons clairs : notre contribution 1 P.‑C. Grégoire, Contributions à l’ histoire de l’abbaye d’Orval : l’ancien cloître, dans Le Pays Gaumais, 24‑25 (1963‑1964), p. 159‑276. 2 P.‑C. Grégoire, Les secrets de l’ancienne église abbatiale d’Orval. Les fouilles de 1963‑1970, dans Le Pays Gaumais, 46‑47 (1985‑1986), p. 19‑84. 3 Orval, neuf siècles d’ histoire, catalogue d’exposition, Liège, (1970) ; P.‑C. Grégoire, Que savons‑nous des premiers temps de l’abbaye d’Orval ?, dans Le Pays Gaumais, 38‑39 (1977‑1978), p. 107‑116 ; Id., Les secrets… [voir n. 2]. 4 G. Despy, Cîteaux et l’avouerie : la dotation primitive de l’abbaye d’Orval, dans Revue du Nord, 50 (1968), p. 113‑114 ; Id., Cîteaux dans les Ardennes : aux origines d’Orval, dans Économies et sociétés au moyen âge. Mélanges Édouard Perroy, (1973), p. 588‑600 ; R. Noël, Quatre siècles de vie rurale entre la Semois et la Chiers (1050‑1470). Livre I, Connaissance des hommes et des choses (Université de Louvain, Recueil de travaux d’Histoire et de Philologie, 6e série, 11), Louvain, 1977 ; Id., Les débuts monastiques à Orval. Avant‑réponse à l’article de Chr. Grégoire, dans Le Pays Gaumais, 38‑39 (1977‑1978), p. 117‑119.
Les origines de l’abbaye cistercienne d’Orval.Actes du colloque organisé à Orval le 23 juillet 2011, sous la direction de Jean-Marie yante,Turnhout, 2015 (Bibliothèque de la Revue d’Histoire Ecclésiastique, 99), pp. 79–102.
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n’apportera pas d’éléments issus de nouvelles fouilles à Orval mais tentera une confrontation avec des données issues de fouilles récentes en contexte ou monastique ou funéraire. Pour avoir suivi quelques travaux dans l’abbaye d’Orval, le terrain et les sols ne nous sont cependant pas totalement inconnus. Nous proposerons une relecture critique d’une fouille qui remonte à plus de quarante ans.
Une nécropole du Haut Moyen Âge Les fouilles des années soixante ont mis au jour plusieurs éléments antérieurs à l’abbaye médiévale encore en partie conservée en élévation. Ces traces consistent en une série de squelettes et des restes de constructions. En dehors des sépultures d’abbés et de laïcs liées à l’abbatiale, il est d’autres tombes plus anciennes, au total cinq dont les fosses furent à peine creusées dans la roche. L’une des sépultures était délimitée par des moellons. Ces tombes sont qualifiées de « franques5 ». Sur quels critères sont‑elles datées de la charnière des vie‑viie siècles ? L’auteur les authentifie sur base des généralités émises par Patrick Périn, en 1967, à propos des cimetières mérovingiens dans le département des Ardennes6. Il est fait grand cas de la position des bras et des jambes. Les défunts furent ensevelis sans le moindre objet et aucune datation radiocarbone ne fut effectuée sur les ossements. Du fait que les inhumations habillées, et donc livrant des objets tels qu’éléments de ceinture et autres petits accessoires, sans parler des dépôts de mobilier funéraire, disparaissent à la fin du viie siècle, les tombes ont toutes les chances d’être postérieures. En revanche, il est un indice de datation assez déterminant : deux fosses comportent, du moins sur le dessin, une encoche céphalique. Il s’agit là d’une caractéristique apportée à la tombe après l’époque mérovingienne et attestée dans de nombreuses nécropoles entre 900 et 12007. À ces cinq tombes s’ajoutent une trentaine de tombes explorées sur une terrasse en dehors et au nord de l’église. Les fouilles de ce secteur furent conduites par J. Mertens pour le compte du Service national des Fouilles (1967‑1968). À nouveau, ces inhumations en pleine terre et sans mobilier ont été d’office datées par le Père Grégoire du viiie siècle8. Un examen anthropologique a été effectué à l’époque sur quelques squelettes (dix individus sur la trentaine repérée). À l’époque, on s’attachait, à l’observation des membres, à savoir si les bras étaient le long du corps ou repliés sur le bassin, jambes serrées ou écartées. Or, grâce à l’analyse anthropologique de terrain qui s’est fortement développée ces dernières années, on connaît mieux tous ces mouvements des os lors de la décomposition des corps, selon que le défunt était déposé dans un espace vide, avec ou sans linceul, ou au contraire dans un espace contraignant. Les ossements d’Orval furent confiés pour analyse anthropologique au 5 Grégoire, Les secrets… [voir n. 2], p. 78‑79. 6 P. Périn, Les Ardennes à l’ époque romaine, dans Études ardennaises, 50 (1967), p. 3‑42. Cette synthèse fait le point sur les découvertes principalement d’avant 1914 et l’A., à l’époque, ne pouvait s’appuyer que sur deux fouilles effectuées en 1963 et 1964. 7 Parmi de nombreux exemples, R. Colardelle, La ville et la mort. Saint‑Laurent de Grenoble, 2000 ans de tradition funéraire (Bibliothèque de l’Antiquité tardive, 11), Turnhout, 2008 ; voir Fig. IX,6, p. 362. 8 Grégoire, Les secrets… [voir n. 2], p. 79‑82.
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Dr P. Janssens9. Il a mis en évidence la présence d’individus de sexe masculin mais aussi féminin, la plupart d’âge mûr au moment du décès. Mais la détermination du sexe basée sur l’observation du crâne et non du bassin, comme aujourd’hui, induit toutefois un doute10. On se retrouve devant des données trop partielles pour en tirer des conclusions. Une chose est sûre : l’attribution au viiie siècle ne repose sur aucun élément. L’auteur exclut un cimetière des moines mais on peut très bien envisager un cimetière de convers voire aussi de laïcs11. Le Père Grégoire pose la question : ce cimetière a‑t‑il pu appartenir à un village ? Soit d’avant la christianisation, soit en rapport avec un premier bâtiment de culte retrouvé à l’emplacement de l’abbatiale ?
Un ancien village à l’origine de l’abbaye Georges Despy avait également proposé cette interprétation et rattachait alors la première occupation, une capella et son cimetière, au Villers de la charte de confirmation12, mais le réseau paroissial fait obstacle à cette hypothèse13. À propos de la notion de village, dans le sens d’habitat groupé, il est clair aujourd’hui que l’apparition de ce phénomène est beaucoup plus récente qu’on ne l’imaginait dans les années 196014 . Jusqu’à la création des paroisses – phénomène qu’on ne peut pas situer dans les campagnes avant la fin du viie‑première moitié du viiie siècle –, l’habitat est largement dispersé, dans la tradition des villas de l’Antiquité. Le regroupement de l’habitat se fit autour des centres domaniaux, dotés les premiers d’une capella qui fit office d’église paroissiale. L’érection de l’église paroissiale et de son indissociable cimetière entraînait de ce fait l’obligation pour tous les habitants de la paroisse délimitée de s’y faire inhumer, mais ne provoqua pas automatiquement le regroupement de l’habitat. À ce sujet, R. Fossier a parlé d’« encellulement », concept auquel M. Lauwers a opposé celui d’« ecclesiamento ». En clair, si la présence d’une communauté villageoise, à l’emplacement du futur Orval, avant 1131, ne repose sur aucun indice ni textuel ni matériel, un habitat groupé est d’autant moins envisageable à cet endroit en 1070 et davantage encore à une époque antérieure. Rappelons que le
9 Notes inédites conservées dans les archives du Service national des Fouilles. 10 Précisions utiles fournies par notre collègue Geneviève Yernaux, anthropologue que nous remercions. 11 À titre d’exemple, les fouilles récentes dans l’abbaye de cisterciennes de Notre‑Dame‑de‑Bondeville (Seine‑Maritime) : J.‑Y. Langlois – V. Gallien, La place des morts à l’ intérieur et autour de l’ église abbatiale cistercienne de Notre‑Dame‑de‑Bondeville (xiiie‑xviiie siècles). Note préliminaire, dans A. Alduc‑Le Bagousse (dir.), Inhumations et édifices religieux au Moyen Âge entre Loire et Seine, Caen, 2004, p. 207‑217. Voir aussi T. N. Kinder, L’Europe cistercienne (Les formes de la nuit, 10), La Pierre‑qui‑Vire, 1997, p. 368 qui rappelle la faveur faite aux moines d’ouvrir le cimetière des laïcs à leurs parents. 12 Despy, Cîteaux dans les Ardennes… [voir n. 4], p. 596. 13 Grégoire, Les secrets… [voir n. 2], p. 76. 14 Pour ne citer qu’une référence récente, nous renvoyons à l’excellente synthèse très nuancée de R. Noël, À la recherche du village médiéval hier et aujourd’ hui, dans J.‑M. Yante – A.‑M. Bultot‑Verleysen (éd.), Autour du « village ». Établissements humains, finages et communautés rurales entre Seine et Rhin (iv e‑xiii e siècles), Louvain‑la‑Neuve, 2010, p. 3‑75.
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comte de Chiny crée des villages neufs vers 1180 à Herbeuval et en 1258 à Gérouville, preuves irréfutables que jusqu’alors ceux‑ci restaient encore rares15.
Un édifice à triple abside À l’intérieur de l’abbatiale, trois tronçons de murs conservés en fondation ont permis à Paul-Christian Grégoire de proposer un plan de cette construction. Il s’agit d’un édifice doté de trois absides à l’est. La reconstitution sur base du plan publié étaie bien la démonstration. En revanche, si on jette un œil sur le plan de fouilles mis au net au Service national des Fouilles, certains raccords de murs sont moins clairs et surtout le mauvais état de conservation en limite la lecture. Une photographie prise lors du chantier de fouilles montre la fragilité de l’hypothèse d’une absidiole du côté sud. L’église pourrait alors présenter un chœur avec une seule grande abside. Le maintien du même niveau de sol de circulation dans l’abbatiale entre le xiie et le xviiie siècle a empêché toute sédimentation qui aurait pu fournir une stratigraphie. Le terrain sous‑jacent est en pente vers le sud, les constructions successives ont définitivement détruit les vestiges anciens dans la partie nord de l’église. Si aux creusements de sépultures on ajoute la présence d’eau quasi à la surface du sol, on comprend mieux la fugacité des traces archéologiques. Orval I procède d’un exercice des plus périlleux puisque la restitution est largement hypothétique. Pour le Père Grégoire, il ne fait pas de doute qu’Orval I était debout en 107016. Le terminus ante quem est fourni par la construction dénommée Orval II. Encore faut‑il qu’on s’entende sur l’interprétation qu’on peut en faire. À nouveau, aucun élément matériel ne vient étayer la datation. Il y a bien le mode caractéristique de fondations avec des pierres mises sur chant17 mais là encore, dans ce sol assez instable car gorgé d’eau à certaines périodes, c’est une technique utilisée à travers plusieurs époques et non réservée à une seule. Il est un dernier élément à verser au dossier. Le musée de l’abbaye conserve trois chapiteaux en calcaire jaune : deux avec décors de rinceaux et un cubique aux faces lisses. Ces chapiteaux furent retrouvés dans les remblais sans trop de précisions, que nous sachions. La datation précise est délicate. Selon l’expertise de François Héber‑Suffrin, fin connaisseur de l’architecture romane en particulier de l’Est de la France, ceux‑ci sont à placer dans un xiie siècle avancé18. Les deux chapiteaux à décor floral sont des chapiteaux d’angle qui impliquent une architecture voûtée. Leur décor n’est pas franchement « cistercien ».
Une construction en bois dans le cloître Les traces d’un habitat en bois, tout à fait exceptionnelles, ont été retrouvées dans le cloître sous forme d’une construction en hêtre. Aucun prélèvement ne fut effectué à l’époque qui aurait permis une datation par dendrochronologie, car aujourd’hui, en plus du chêne, le hêtre peut être daté avec précision. Toutefois, une 15 16 17 18
Voir infra note 67. Grégoire, Les secrets… [voir n. 2]. Grégoire, Les secrets… [voir n. 2], p. 36 : fondations en « opus spicatum » sur quatre rangs. Nous tenons à le remercier chaleureusement pour ses informations.
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datation radiocarbone fut réalisée sur deux échantillons : Lv‑42 : 690 +/‑150 et Lv‑83 980 +/‑110 qui donnent, une fois recalibrés19, des fourchettes malheureusement trop larges, respectivement de 1000 à 1450 et 856 à 126020. Ces dates ne permettent pas de trancher mais rendent compatibles l’une ou l’autre interprétation : ces vestiges sont peut‑être ceux d’une occupation antérieure à 1131 ou au contraire, sont contemporains du chantier cistercien initial. Vu le caractère isolé de cette découverte, à cet endroit du cloître, ne faut‑il pas y voir tout simplement les restes d’une construction en bois liée à l’installation des premiers moines ?
Le problème du long édifice mononef ou Orval II Entre le petit édifice primitif et l’abbatiale conservée, les fouilles ont mis au jour des murs arasés au niveau du chevet et sous les piliers séparant la nef centrale de son collatéral sud. Ainsi se dessine le plan d’Orval II. Qu’il y ait des fondations d’aspect différent, soit, mais de‑là à dresser le plan d’un édifice intermédiaire avec un plan étriqué (une nef cinq fois plus longue que large), cela reste difficile à admettre, quel que soit l’ordre monastique de référence choisi. Selon nous, la position du mur en fait un mur de chaînage classique sous les piliers de pareil édifice. Que les fondations soient hétérogènes n’a rien d’exceptionnel. Laissons le soin à Frans Doperé d’analyser les élévations21. Il est un point essentiel à prendre en compte, c’est celui de la durée de chantier d’une abbaye qui évolue au gré des circonstances et suit un calendrier qui n’est pas toujours des plus rigoureux dans le temps. À l’origine, le plan du projet est bel et bien établi, standardisé mais sa mise en œuvre peut connaître pas mal de vicissitudes. Nous en voulons pour preuve les fouilles menées par la Direction de l’Archéologie sous la conduite du regretté J. De Meulemeester à Clairefontaine22 . On rétorquera qu’on ne peut pas comparer une abbaye d’hommes avec une de femmes. On verra plus loin que les motivations qui ont prévalu à cette fondation ne sont pas si éloignées de celles d’Orval. L’implantation de Clairefontaine est typique des fondations cisterciennes dans une vallée encaissée23. Les moyens financiers ne devaient pas manquer ou du moins n’auraient pas dû. Les motivations initiales sont classiques : une famille noble confie ses défunts à une institution qui vit à l’écart du monde et peut se consacrer entièrement à la prière. Que voit‑on à Clairefontaine entre la date de fondation et la 19 Nous remercions notre collègue O. Vrielinck pour son aide. 20 Noël, Quatre siècles… [voir n. 4], p. 278 ; É. Gilot, Index général des dates Lv. Laboratoire du carbone 14 de Louvain (Studia Praehistorica Belgica, 7), Louvain‑la‑Neuve, 1997, p. 71. Grégoire, Contributions… [voir n. 1], p. 223, note 4 avait écarté les résultats. 21 F. Doperé, Het middeleeuwse gebouwenbestand van de abdij van Orval (Villers‑devant‑Orval). Kritische reflecties voor een vernieuwend archaeologisch‑bouwhistorisch onderzoek, dans M. Dewilde – A. Ervynck – F. Becuwe (red.), Cenulae recens factae. Een huldeboek voor John De Meulemeester, Gent, 2010, p. 175‑188. 22 D. Herremans – J. De Meulemeester (†), L’abbaye des moniales à Clairefontaine : synthèse concise de 10 ans de recherches sur le terrain, dans Bulletin de l’Institut archéologique du Luxembourg, 86/3‑4 (2010), p. 181‑199. 23 Kinder, L’Europe cistercienne… [voir n. 11], p. 79‑85.
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destruction du monastère en 1794 ? Ce ne fut qu’un chantier perpétuel ! Le projet originel, en effet, ne put voir son achèvement qu’au milieu du xvie siècle. Puis, les inondations récurrentes en même temps que la recherche d’un nouveau confort relancèrent un nouveau projet, certes moins ambitieux qu’à Orval mais quand même, en transformant les rez‑de‑chaussée en caves, les moniales visaient la même monumentalité de la période baroque. Mais on pourrait multiplier les exemples24 comme à Signy ou Villers‑la‑Ville.
Une chapelle abandonnée À propos des origines d’Orval, et donc d’Orval I, le Père P.‑Ch. Grégoire évoque une autre hypothèse avancée par François Bourgeois25. En 1070, le comte de Chiny et Mathilde de Toscane auraient trouvé sur les lieux une « chapelle abandonnée ». Celle‑ci serait ancienne et serait devenue un lieu de pèlerinage lié à la fameuse fontaine26. Le lieu, disons la source, aurait fait l’objet d’une christianisation précoce27. Considérons les arguments. S’il est bien un élément récurrent et commun à toutes les fondations cisterciennes, c’est bien la source. Combien n’ont pas jailli du bâton de saint Bernard28 ? Les fouilles de 1968 à l’emplacement de la fontaine n’ont rien livré de très déterminant : la couche d’occupation initiale ressemblait à celle retrouvée dans le cloître29. L’autre argument d’une christianisation précoce, qui n’est basé sur aucun élément archéologique concret, est tout aussi difficile à admettre. En effet, si on se penche sur les étapes de la christianisation dans la région, on constate que celles‑ci suivent un mouvement général d’une grande constance30. Dans cette partie occidentale du diocèse de Trèves, les foyers de christianisation en dehors du siège épiscopal, se retrouvent dans des noyaux « urbains » tels Yvois, d’où est natif saint Géry31 († 625), 24 J.‑B. Lefèvre, La construction de l’abbaye de Signy d’après sa chronique (1135‑env. 1300), dans N. Boucher (dir.), Signy l’Abbaye, site cistercien enfoui, site de mémoire, et Guillaume de Saint‑Thierry, Actes du colloque international d’Études cisterciennes 9‑11 sept. 1998, Signy l’Abbaye, 2000, p. 45‑88 ; T. Coomans (L’abbaye de Villers‑en‑Brabant, Bruxelles‑Brecht, 2000) évoque jusqu’à quatorze étapes de construction pour Villers II et III. 25 Grégoire, Les secrets… [voir n. 2], p. 77. 26 À la mort de Fr. Bourgeois en 1967, J. Mertens reprit la direction des fouilles en 1968 avec pour « but d’essayer de percer les mystères entourant la première implantation de l’abbaye » avec un sondage près de la fontaine Mathilde (J. Mertens, Orval : abbaye, dans Archéologie, 2 [1968], p. 88). 27 Grégoire, Les secrets… [voir n. 2], p. 82. 28 Sans parler des autres saints. Parmi tant d’autres, à Brogne, saint Gérard fait jaillir une source qui sera intégrée à l’abbatiale. 29 Mertens, Orval : abbaye… [voir n. 26]. 30 N. Gauthier, L’ évangélisation du pays de la Moselle, Paris, 1980 ; Noël, Quatre siècles… [voir n. 4], p. 234‑237 ; G. Halsall, La christianisation de la région de Metz à travers les sources archéologiques (5e‑7e siècle) : problèmes et possibilités, dans M. Polfer (éd.), L’ évangélisation des régions entre Meuse et Moselle et la fondation de l’abbaye d’Echternach (ve‑ixe siècle), Actes des 10es Journées lotharingiennes (Publications de la Section historique de l’Institut G.‑D. de Luxembourg, 117), Luxembourg, 2000, p. 123‑146. Dans les campagnes de cette partie de l’archidiocèse de Trèves, on rencontre une situation comparable à celle du diocèse de Liège : voir A. Dierkens, Abbayes et chapitres entre Sambre et Meuse (vii e‑xi e siècles). Contribution à l’ histoire religieuse des campagnes du Haut Moyen Âge, Sigmaringen, 1985. 31 H. Müller, Die wallonischen Dekanate des Erzbistums Trier. Untersuchungen zur Pfarr‑und Siedlungsgeschichte, Marburg, 1966, p. 44‑48 ; J. Vannérus, Trois villes d’origine romaine
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et Stenay avec sa chapelle funéraire Saint‑Remy où finit par être inhumé Dagobert II († 679), sanctifié à cette occasion32 . Au milieu des campagnes, il est une exception notoire mais elle est unique, c’est celle de ce curieux ermite, d’origine lombarde, le seul stylite d’Occident, que Grégoire rencontra en 585 à 10 km d’Orval : Vulfilaicus plus connu sous le nom de Walfroid33. Malgré son tombeau resté au sommet de la colline éponyme, dans le dernier quart du xe siècle, son corps fut transporté dans la collégiale d’Yvois34 . En 647/648, sur la Semois, en aval de Chiny, Sigebert III invite un moine d’origine aquitaine à fonder un monastère. Le choix de Cugnon n’est pas le bon : Remacle quitte rapidement les lieux pour Stavelot35. Le rappel de ces faits indique qu’on n’est, tout compte fait, pas trop mal renseigné sur les débuts de la christianisation et que l’argument a silentio reste toujours fragile. En dehors de ces cas, les campagnes sont restées tout au long de l’époque mérovingienne attachées à la tradition des ancêtres puisque les cimetières de plain champ s’y maintiennent au moins jusqu’à la fin du viie siècle. C’est par conséquent la création des paroisses au viiie siècle qui, en milieu rural, donna naissance au cimetière paroissial. Ce point nous amène à évoquer le réseau paroissial autour de l’abbaye. Si l’on se risque à l’exercice de la reconstitution du réseau paroissial, il apparaît qu’Orval fut implanté en limite de doyenné, la bien nommée rivière Marche séparant les doyennés d’Yvois et de Juvigny36. Le doyenné de Juvigny s’appuie sur l’église paroissiale Saint‑Denis, titulature en vogue sous Dagobert au milieu du viie siècle, à laquelle Richilde, la femme de Charles le Chauve, va adjoindre en 874 une basilica publica autour des reliques de sainte Scholastique. Ce sera la naissance d’une abbaye de bénédictines37. L’abbaye d’Orval se situe à 2,6 km de l’église de Villers‑devant‑Orval, en dehors de la prévôté de Chiny. Villers‑devant‑Orval était démembrée de l’église mère d’Auflance alors que Chiny et tout l’ensemble relevait de Jamoigne38. La différence de superficie saute aux yeux. Jamoigne39, comme Chassepierre40, sont à l’origine des fiscs qui ont constitué le noyau du comté de Chiny41. Les fiscs ne dans l’ancien Pays de Luxembourg‑Chiny : Arlon, Bitbourg et Yvois, dans Académie royale de Belgique. Bulletin de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques, 5e série, 21 (1935), p. 226‑256 ; S. Gaber, Histoire de Carignan et du Pays d’Yvois, Charleville‑Mézières, 1976, p. 52. 32 Müller, Die wallonischen Dekanate… [voir n. 31], p. 70‑77. 33 Gauthier, L’ évangélisation… [voir n. 30], p. 241 et sv. Ce fut le siège d’une grande paroisse incluant la villa de Margut : Müller, Die wallonischen Dekanate… [voir n. 31], p. 136‑148 ; Gaber, Histoire de Carignan… [voir n. 31], p. 53‑55. Sur les vestiges : A. Sartelet, L’ancienne église de Saint‑Walfroy, dans Revue historique ardennaise, 13 (1978), p. 31‑35. 34 Müller, Die wallonischen Dekanate… [voir n. 31], p. 47. 35 R. Noël, Moines et nature sauvage dans l’Ardenne du haut Moyen Âge (saint Remacle à Cugnon et à Stavelot‑Malmedy), dans J.‑M. Duvosquel – A. Dierkens (éd.), Villes et campagnes au Moyen Âge, Mélanges Georges Despy, Bruxelles, 1991, p. 563‑597. 36 Müller, Die wallonischen Dekanate… [voir n. 31], p. 28‑35. 37 Müller, Die wallonischen Dekanate… [voir n. 31], p. 131‑133. 38 Müller, Die wallonischen Dekanate… [voir n. 31], p. 66‑67 ; Grégoire, Les secrets… [voir n. 2]. 39 H. Müller‑Kehlen, Die Ardennen im Frühmittelalter. Untersuchungen zum Königsgut in einem karolingischen Kernland, Göttingen, 1973, p. 157‑163. 40 Müller‑Kehlen, Die Ardennen… [voir n. 39], p. 141‑144. 41 A. Laret‑Kayser, Entre Bar et Luxembourg : le comté de Chiny des origines à 1300, Bruxelles, 1986, p. 50‑51 et 209‑210. Contrairement à Laret‑Kayser pour qui la donation ducale aurait été confiée
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manquent pas non plus au sud : Stenay42, Chauvency43 ou encore Juvigny. L’église de Villers‑devant‑Orval était sous l’invocation de saint Gengoulfe44 ou Gengoux, une titulature prisée par les familles nobles et donc indice d’un choix du seigneur de Villers qui avait sa tour entre la rivière et l’église. Auflance45 avait pour titulature saint Remy, indice d’un patronage précoce lié au premier réseau paroissial. L’église mère ne connut qu’un démembrement qu’on doit très vraisemblablement attribuer au premier seigneur de Villers dans le courant du xie siècle. La plus ancienne mention, en dehors de l’acte faux de 1124, cite Conon en 1173. Ce dernier fait don de la forêt de Blanchampagne à l’abbaye en 1185. Auflance avait aussi seigneur dont le premier mentionné est Gobert enterré à Orval en 1204. Au fait, toute la région, favorisée par le passage de la chaussée Reims‑Trèves, connut une occupation dense tout au long de l’époque romaine46. Au Bas‑Empire, l’axe routier fut sécurisé par une série de postes fortifiés et contrôlés par l’armée : à Stenay47, à Yvois48, à Williers49 et même sans doute à Izel. Les implantations mérovingiennes ne manquent pas, de toute façon bien confortées, à défaut de fouilles, par les mentions de villas royales déjà citées, auxquelles il faut encore ajouter des lieux comme Margut50. Dès le viie siècle, le dynamisme économique entre Meuse et Chiers est de plus bien attesté par la présence de plusieurs ateliers monétaires51. Et puis quand même des découvertes de cimetières mérovingiens pour n’en citer qu’à proximité d’Orval comme à Sapogne52 et à Villers‑devant‑Orval, où une vingtaine de tombes furent fouillées en 1899 et, en 1903, à 400 m. à l’est de l’église, des tombes du viie siècle53. En règle générale, toutes les églises mères sont établies sur un cimetière mérovingien auquel s’ajoutent les cimetières de plain champ abandonnés au profit du cimetière paroissial.
à Bar, nous penchons pour une partie provenant de l’ancien pagus d’Arlon (P. Mignot, Journées lotharingiennes 2010, à paraître.) 42 Müller, Die wallonischen Dekanate… [voir n. 31], p. 112‑115. 43 Doyenné de Juvigny. Laret‑Kayser, Entre Bar… [voir n. 41], p. 142‑143 et p. 242‑245. 44 Noble et pieux chevalier assassiné par l’amant de sa femme à la fin du viiie siècle. 45 Sur Auflance, voir S. Gaber, Auflance, dans Revue historique ardennaise, 14, 1979, p. 135‑143. 46 F. Mourot, La Meuse 55. Carte archéologique de la Gaule, Paris, 2001, en particulier p. 83‑88. 47 Mourot, La Meuse 55… [voir n. 46], p. 528‑532. 48 Gaber, Histoire de Carignan… [voir n. 31], p. 44‑46 49 P. Mignot, Aspects de la romanisation dans la partie occidentale de la Cité des Trévires, dans M. Lodewijckx (éd.), Belgian Archaeology in a European Setting II (Acta Archaeologica Lovaniensia. Monographiae, 13), Leuven, 2001, p. 69‑80 (75‑79 – Izel, p. 78) avec bibliographie. 50 On pense à tous les lieux de rencontres royales sur la Meuse ou sur la Chiers aux ixe‑xe siècles. M. Parisse, Austrasie, Lotharingie, Lorraine, Encyclopédie illustrée de la Lorraine, Nancy, 1990, carte p. 78. 51 O. Bruand, Les centres économiques locaux dans l’espace lotharingien, dans M. Gaillard – M. Margue – A. Dierkens – H. Pettiau (éd.), De la mer du Nord à la Méditerranée. Francia Media, une région au cœur de l’Europe (c. 840‑c. 1050), Luxembourg, 2011, p. 83‑109. Citons Yvois, Stenay et Mouzon. 52 J.‑P. Lémant, Découvertes archéologiques à Sapogne‑sur‑Marche, dans Le Pays Gaumais, 46‑47 (1985‑1986), p. 11‑18. 53 J. Carly & Alfred de Loë, Le cimetière franc de Villers‑devant‑Orval, dans Annales de la Société archéologique de Bruxelles, 18 (1904), p. 43‑ 64.
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On le constate, l’image des moines cisterciens arrivant dans un désert n’est que toute symbolique. Les terres de cultures sont établies à la fois au nord autour de l’église‑mère de Jamoigne, un plateau qui domine la Semois, et au sud, juste au‑delà de la Marche, là où seront construites les principales granges de l’abbaye54 . C’est vrai que le versant sud de ce plateau ne convenait qu’au pâturage et au boisement et que donc, hormis au bord de la rivière, il était peu propice à un habitat groupé. Les analyses polliniques effectuées dans les terres tourbeuses par M. Coûteaux et bien analysées par R. Noël ont mis en exergue l’évolution du couvert végétal et confirmé la production de céréales à partir du viiie siècle55.
À propos d’un ossuaire. Le tombeau de Largentier à Orval Dans la publication du rapport de fouilles, un petit caisson, accolé au tombeau identifié comme celui de l’abbé Denis Largentier, a été décrit comme suit : « A l’ouest de la sépulture précédente (= no 72 sur le plan publié) se trouve un petit caveau énigmatique…56 ». Il est noté plus loin : Au milieu du chœur des moines : un petit caveau contigu à celui de Largentier renfermait un coffret en bois où, semble‑t‑il, il y avait des ossements enveloppés de tissu ; ils provenaient probablement d’une sépulture qu’il avait fallu déplacer quand on inhuma Largentier : on les a replacés le plus près possible de l’endroit primitif, car, s’ils étaient là, c’est qu’ils avaient une certaine importance57. La description ne cherchait pas aller plus loin dans l’interprétation. En revanche, lors du colloque, cette structure a été à plusieurs reprises évoquée. Elle jetterait un nouvel éclairage sur les origines d’Orval. Certains y ont reconnu tantôt un reliquaire remontant au début de la christianisation dans la région et donc lié à un premier oratoire lui‑même établi à proximité d’une source sacrée58 ; d’autres en ont fait une tombe privilégiée qu’il serait tentant d’identifier avec l’enfant de Mathilde59. Revenons sur cette découverte qui remonte à l’été 1965. Nous disposons de deux plans dessinés au crayon sur papier millimétré à l’échelle 1/20e d’une main anonyme mais qui ressemble à s’y méprendre à celle de J. Mertens. Le dessin est reconnaissable à son trait mais aussi à l’écriture fine et régulière ainsi qu’à la manière systématique de numéroter les détails et de les décrire dans les marges60. 54 En premier lieu Blanchampagne : R. Noël, Orval et l’ économie cistercienne aux xii e et xiii e siècles. Élevage et pâturage entre la Chiers et la Semois, dans Aureavallis, Mélanges historiques réunis à l’occasion du neuvième centenaire de l’abbaye d’Orval, Liège, (1975), p. 283‑296 ; L.‑F. Genicot, Le domaine d’Orval I. Cinq fermes et une ville entre Meuse et Semois, Liège, 1973. 55 Noël, Quatre siècles… [voir n. 4], p. 276‑277 avec références bibliographiques. 56 Grégoire, Les secrets… [voir n. 2], p. 52. 57 Grégoire, Les secrets… [voir n. 2], p. 71. 58 Intervention de P.‑C. Grégoire. 59 Hypothèse formulée oralement lors du colloque mais non reprise dans les rapports. 60 Documents du dossier de fouilles conservés dans les archives de l’abbaye.
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La structure 17061 a fait l’objet d’un relevé de détail à l’échelle 1/10e. Et d’une description : D’après l’étude qu’en a faite F.B[ourgeois], cette petite fosse est antérieure au tombeau de Largentier puisque la paroi O de celui‑ci est un aménagement de la paroi E de cette annexe. Dimensions 60‑70 ×, +/‑50 (E‑O) murs conservés de ‑20 à ‑83 sur 6 assises. Contenu : coffret de bois carré d’environ 45 x 45 à environ ‑59. Quelques planches conservées (et envoyées à l’analyse) retenues par des clous de fer de section carrée. Fond à ‑83. Dans le coffret : fragments de tissus brunâtres et fragments d’os (illisible) de la chaux…Tout ceci a été envoyé à l’analyse au SF ( = Service national des Fouilles62). Le dessin de détail sur papier millimétré comporte aussi une description. Disposition des blocs qui ont été enlevés hors du coffret pour l’extraire. Dans l’ordre des nos 1, 2, 3, 4, 5 et 6, le reste en petits fragments ou restés adhérants (?) au fond du bois. L’envers de 5 a troué le fond et laissait voir un tissu brunâtre et des fragments d’os encastrés dans le mortier – fond du coffret de bois extrait et conserve des parties de planches des parois des montants aux angles de 55 × 60 cm environ. Les parois tenues par des clous de fer de section carrée. Au revers de la feuille de papier millimétré avec le dessin de la structure 170 à l’échelle du 1/20e, on peut lire : Coffret de bois de forme carrée sans couvercle contenant du mortier avec différentes matières à ‑48/59 cm. Cf. détails plan au 1/10e. 170 : Le muret en petits moellons conservé à ‑20 cm. Charbon de bois épais ‑30 cm. – 1 clou – débris de carrelages, d’ardoises – encore 2 clous jusqu’à ‑58/59 cm. 170bis :
pas de trace de couvercle en bois posé sur un blocage de mortier gris clair à la chaux avec traces d’occidation (sic) verdâtre, n’est pas jointive au muret sur tout le pourtour, en est séparé par du sable et quelques pierres (dans la nappe d’eau).
61 Cette structure 170 sur la minute de chantier correspond à la structure n° 73 sur le plan hors texte publié en 1985‑1986. 62 Cette description de la structure 170 paraît être de la main du Père Grégoire (ou Courtois ?), mais elle est complétée par Mertens qui a décomposé la structure et ajouté des détails à la description.
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Des clous liant les planches aux angles (celles‑ci en partie verticales et visibles à ‑73/‑76 cm.). Le fond de bois à ‑83 cm. posait sur une couche d’argile d’eau couverte dans la nappe aquifère, mesure 55 × 60 cm. 170c : Pavement rouge carré de ‑67 à ‑76 cm. coincé en oblique63.
Interprétation Comme cela avait déjà été correctement observé par le fouilleur Fr. Bourgeois, l’« annexe » carrée, accolée à la tombe de Largentier, est antérieure à celle‑ci. Le carreau de pavage intégré à la maçonnerie du caisson fournit un terminus post quem, en gros le xive siècle, tandis que la tombe de Largentier, mort en 1624, établit le terminus ante quem. Cependant, l’observation du caisson de la tombe attribuée à Largentier permet d’aller plus loin. Le caisson s’appuie non seulement sur un tronçon de l’« annexe » mais il réutilise une autre structure antérieure. Le relevé est suffisamment précis que pour affirmer que la tombe de Largentier s’implante à l’emplacement d’une tombe à caisson antérieure et pour laquelle la réduction des ossements s’est faite avec beaucoup de soin. Le périmètre de ce caisson initial donne les dimensions d’une tombe de 2,80 m. de long sur 1 m. de large. Il s’agit donc bien du caisson destiné à un adulte et non à un enfant. Ces éléments permettent d’une part de rejeter l’interprétation d’un éventuel reliquaire, qu’il aurait de toute façon été aberrant de trouver enfoui dans le sol et cela à une époque reculée, ce que contredit le carreau de pavage. D’autre part, ce coffret est bel et bien le résultat d’une réduction de tombe, mais d’adulte et non d’enfant. Ajoutons à cela que si un personnage de haut rang comme Mathilde avait voulu honorer la mémoire d’un éventuel enfant, le souvenir de cette sépulture aurait laissé des traces dans la tradition.
Attirer une fondation cistercienne Concernant le dossier historique, il convient de revenir sur un point qui n’a pas été assez souligné. C’est celui de la signification et des objectifs recherchés par son ou ses commanditaires. Les élites se doivent de disposer d’un lieu de sépulture qui ancre la dynastie64 . La mémoire de la tombe a besoin d’être entretenue par les moines et la descendance familiale65. La fondation d’un chapitre de chanoines permet aussi de faire office de mini‑chancellerie. Les comtes de Chiny ne manquaient pas de 63 Cette description doit être de la main de J. Mertens. 64 Voir e.a. C. Treffort, Autour de quelques exemples lotharingiens : réflexions générales sur les enjeux de la sépulture entre le ix e et le xii e siècles, dans M. Margue (éd.), Sépulture, mort et représentation du pouvoir au Moyen Âge, Actes des 11es Journées lotharingiennes (Publications de la Section historique de l’Institut G.‑D. de Luxembourg, 118), Luxembourg, 2006, p. 69‑93 (75‑78). 65 C. Treffort, L’ église carolingienne et la mort. Christianisme, rites funéraires et pratiques commémoratives, Lyon, 1996, p. 95 et sv., pour la période des viiie‑xe siècles.
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possibilités sur ce plan66. En premier lieu, il existait des liens étroits, même s’ils furent parfois conflictuels, avec l’abbaye de Saint‑Hubert. C’est d’ailleurs à cette abbaye qu’Arnoul II cède en 1066 son chapitre de Prix, qui va prendre en charge la gestion des terres de Warcq, autrement dit le berceau supposé des Chiny. Trente ans plus tard, en son château de Chiny, Arnoul II fonda un prieuré, dédié à sainte Walburge, dépendant de l’abbaye Saint‑Arnoul de Metz67. Mais c’est pourtant à Saint‑Hubert que le comte choisit de se faire inhumer68. La fondation pippinide, magnifiée depuis le ixe siècle par les reliques de l’évêque de Liège Hubert, constituait l’endroit idéal en Ardenne. On comprend tout le prestige d’une inhumation privilégiée à Saint‑Hubert, mais il fallait la partager dans un atrium avec d’autres comtes, tels ceux de Bastogne ou de Montaigu‑Behogne69. Selon une tendance généralisée, à partir du xiie siècle, attirer sur sa terre un nouvel ordre comme celui de Cîteaux marquait une rupture qui devait garantir une commémoration plus intense et donner de la sorte une autre dimension au lignage70. C’est le choix d’Otton en cédant des terres sur l’ancien fisc de Jamoigne à des moines venus de Trois‑Fontaines. Mais la mort survient trop vite et il sera enterré dans son prieuré de Chiny. C’est donc à son fils Albert que revint la tâche de promouvoir la nouvelle fondation d’Orval. C’est là qu’il fera élection de sépulture († 1162). On notera que les libéralités comtales ne se limitent pas à Orval, puisqu’il cède deux alleux à l’abbaye de Signy, fondée en 1135, abbaye située en Porcien (à 22 km de Warcq71). Son fils Louis III (1162‑1189) entreprend les démarches pour se faire nommer avoué du prieuré Saint‑Ouen de Vaux72 . Ce prieuré dépendant de l’abbaye de Rouen est mentionné pour la première fois en 87673. Louis de Chiny, en accord avec les religieux, procède à la création du village d’Herbeuval74 .
66 M. Pauly, Sépulture princière et capitale, dans Margue (éd.), Sépulture… [voir n. 64], p. 639‑682 (670‑673). À Yvois, les comtes, outre leur chapelle castrale, avaient des droits sur la collégiale Notre‑Dame. 67 A. Laret‑Kayser, Recherches sur la véracité de la charte de fondation du Prieuré Sainte‑Walburge de Chiny (1097), dans Annales de l’Institut archéologique du Luxembourg, 103‑104 (1972‑1973), p. 89‑112 ; Id., Prieuré de Chiny, dans Monasticon belge, t. V : Province de Luxembourg, Liège, 1975, p. 103‑110. 68 M. Lauwers, La mémoire des ancêtres, le souci des morts. Morts, rites et société au Moyen Âge (Diocèse de Liège, xie‑xiiie siècles), Paris, 1996, p. 188. La première femme d’Arnoul et son propre frère y reposaient déjà. 69 L. Lefèbvre, Deux comtes Gozilon furent enterrés à l’abbaye de Saint‑Hubert au xie siècle, dans Bulletin de l’Institut archéologique du Luxembourg, 32 (1956), p. 41‑49 ; Lauwers, La mémoire… [voir n. 68], p. 183 ; M. Margue, Mort et pouvoir : le choix du lieu de sépulture (espace Meuse‑Moselle xie–xiie siècles), dans Margue (éd.), Sépulture… [voir n. 64], p. 289‑320 (301‑304). 70 Lauwers, La mémoire… [voir n. 68] ; Margue, Mort… [voir n. 69], p. 311‑312. 71 F. Canut, Une fondation cistercienne dans les Ardennes : Signy, dans Études ardennaises, 39 (1964), p. 39‑44 ; Lefèvre, La construction… [voir n. 24]. 72 H. Müller, Die wallonischen Dekanate… [voir n. 31], p. 100‑101 ; Laret‑Kayser, Entre Bar… [voir n. 41], p. 99‑100. 73 Sur les bâtiments : A. Sartelet, La chapelle du prieuré de Vaux les Moines (Signy‑Montlibert), dans Revue historique ardennaise, 13 (1978), p. 25‑30 ; S. Gaber, Le prieuré de Vaux‑les‑Moines à Signy‑Montlibert, dans Revue historique ardennaise, 14 (1979), p. 29‑45. 74 Laret‑Kayser, Entre Bar… [voir n. 41], p. 99‑100 ; Noël, Quatre siècles… [voir n. 4], p. 286 et 291‑292. En 1258, Arnoul IV de Chiny opérera cette fois avec l’abbaye d’Orval à la création de Gérouville. Voir Noël, Quatre siècles… [voir n. 4], p. 44‑47.
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Il faut encore souligner que cette décision du comte de Chiny en faveur d’un établissement confié à des Cisterciens pour son inhumation est l’une des plus précoces dans l’espace lotharingien, puisqu’elle précède entre autres le choix des Looz à Herkenrode (1182), de Clairefontaine pour les Luxembourg (1247), de Beaupré pour la Maison de Lorraine (1251) et de Villers‑la‑Ville pour les ducs de Brabant75 (1248). On ne peut passer sous silence le dernier tombeau orvalien d’un comte de Chiny, celui de Wenceslas, duc de Luxembourg, mort dans la capitale en 138376. Ce contexte si important permet de comprendre pour quels motifs une abbaye est née à cet endroit. Reste la question de savoir ce qu’il y avait avant l’arrivée des Cisterciens. Dans l’espace lorrain, les fondations dites « mathildiques » relèvent toutes d’autres circonstances : celles liées à l’héritage ducal d’origine carolingienne77. Tout au plus, selon toute vraisemblance, le souvenir de la veuve du duc de Lotharingie se rattache à cette transmission des fiscs aux mains des Chiny pour la formation de leur comté78. En effet, on voit mal alors ce que serait venu faire un chapitre de chanoines à Orval alors que le centre domanial était à Jamoigne et que le siège comtal était déjà fixé à cette date à Chiny79. Bien entendu, on sait que se développèrent à la fin du xie siècle d’autres formes de cénobitisme avec l’ordre des chanoines d’Arrouaise80. Mais faisons remarquer que cet ordre, qui concerna avant tout les évêchés du nord de la France, fit néanmoins une percée en Champagne et en Argonne et donc pas très loin d’Orval81. Mais ces fondations ne démarrent que vers 1140, soit après l’arrivée des Cisterciens à Orval. Tout au plus, selon toute vraisemblance, le souvenir de la veuve du duc de Lotharingie se rattache à cette transmission des fiscs aux mains des Chiny pour la formation de leur comté82 . En 1993, R. Petit est revenu sur les motivations d’Orval à (ré)écrire l’histoire de sa fondation83. Face à la tradition de la triple fondation, il propose de donner un certain crédit à la date de 112484 . Cette date serait celle de la décision d’Otton de Chiny de 75 Margue, Mort… [voir n. 69]. Voir aussi les choix opérés par les comtes de Looz à mettre en parallèle avec les Chiny : A. J. Bijsterveld, Les sépultures des comtes de la Meuse inférieure : les cas des Régnier et des Baldéric (xe siècle), des comtes de Looz (xie siècle) et des comtes de Gueldre (xiie‑xive siècle), dans Margue (éd.), Sépulture… [voir n. 64], p. 375‑421. Autre exemple avec les comtes de Louvain devenus ducs de Brabant avec des tombeaux répartis depuis Nivelles en passant par Louvain et puis l’abbaye de Villers‑la‑Ville : D. Guilardian, Les sépultures des comtes de Louvain et des ducs de Brabant (xie s.‑1430), dans Margue (éd.), Sépulture… [voir n. 64], p. 493‑539. 76 J.‑L. Hollenfeltz, Le tombeau de Wenceslas, duc de Luxembourg et de Brabant à l’abbaye d’Orval, dans Bulletin de l’Institut archéologique du Luxembourg, 8 (1932), p. 1‑26 ; [P.‑]C. Grégoire, La restauration du mausolée de Wenceslas à l’abbaye d’Orval, dans Hémecht, 21/1 (1969), p. 63‑73. 77 Parisse 1975, en particulier p. 58‑59. 78 Laret‑Kayser, Entre Bar… [voir n. 41], p. 51, avait bien relevé ce point. 79 Laret‑Kayser, Entre Bar… [voir n. 41], p. 60 et sv. ; A. Matthys et G. Hossey, Le castrum de Chiny (Archaeologia Belgica, 211), Bruxelles, 1979 ; A. Matthys, Histoire et châteaux des apanages du comté de Chiny (xi e‑xiii e s.), dans Miscellanea archaeologica in honorem H. Roosens (Archaeologia Belgica, 255), Bruxelles, 1983, p. 251‑280 (256). 80 L. Milis, L’Ordre des chanoines réguliers d’Arrouaise. Son histoire et son organisation, de la fondation de l’abbaye‑mère (vers 1090) à la fin des chapitres annuels, 2 vol., Bruges, 1969. 81 Parmi lesquelles Cheminon, fondation reprise par Trois‑Fontaines. 82 Laret‑Kayser, Entre Bar… [voir n. 41], p. 51 avait bien relevé ce point. 83 R. Petit, Une étape dans la tradition des origines d’Orval : la déclaration des biens de l’abbaye par l’abbé Godefroid de Presseux (1533), dans Le Luxembourg en Lotharingie. Luxemburg im Lotharingischen Raum. Mélanges/Festschrift Paul Margue, Luxembourg, 1993, p. 513‑530. 84 Petit, Une étape… [voir n. 83], p. 521‑522.
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fonder un monastère et de procéder à une donation. Mais cela prend du temps et ce n’est qu’entre 1131 et 1141 que la fondation est reconnue avec l’aide de moines venus de Trois Fontaines. En 1138, c’est sûr, il y a bien à Orval une église dédiée à Notre‑Dame85.
Pour conclure Les traces archéologiques retrouvées, une fois ramenées à leur « état brut », ne sont pas, à nos yeux, irréfutables. Les hypothèses à force d’être répétées finissent toujours par être forgées en certitudes86. Donc permettez‑nous de douter, ainsi va la recherche87.
85 H. Goffinet, Cartulaire de l’abbaye d’Orval depuis l’origine de ce monastère jusqu’ à l’année 1365 inclusivement (Commission royale d’Histoire, sér. in‑4°), Bruxelles, 1879, p. 12, n° vii ; Petit, Une étape… [voir n. 83], p. 522. 86 Qu’on se rapporte à F. Fonck, s.v. Orval, Le Patrimoine monumental de la Belgique, 21, Liège, 1995, p. 142‑151 ; Coomans, L’abbaye… [voir n. 24], p. 190 (Orval « son site entièrement fouillé ») ; Id., Cistercian Nuns and Princely Memorials : Dynastic Burial Churches in the Cistercian Abbeys of the Medieval Low Countries, dans Margue (éd.), Sépulture… [voir n. 64], p. 685‑734 (691). 87 Le présent article reprend la communication de Philippe Mignot le 23 juillet 2011.
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Fig. 1: François Bourgeois sur le chantier de fouilles, 1967. Photo J. Mertens, (Archives de la Direction de l’Archéologie, SPW, Namur).
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Fig. 2: Plan général de l’église abbatiale, d’après Ch. Grégoire et plan inédit SNF. Dans le cercle, les tombes les plus anciennes.
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Fig. 3: Plan de détail des tombes anciennes, plan Ch. Grégoire.
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Fig. 4: Localisation des tombes sur la gravure de J. Harrewyn, 1720.
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Fig. 5: Tombes en cours de fouilles sur la terrasse en 1968, photo J. Mertens (Archives de la Direction de l’Archéologie, SPW, Namur).
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Fig. 6: Chapiteaux retrouvés dans les déblais, Orval (photo Ph. Mignot).
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Fig. 7: Plan d’Orval I restitué selon Ch. Grégoire.
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Fig. 8: Carte reconstituée des paroisses anciennes. Le trait en pointillé indique le tracé la route ReimsArlon (infographie J.-N. Anslijn, Direction de l’Archéologie, SPW, Namur).
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Fig. 9: La tombe de l’abbé Largentier. Détail des plans comparés, à gauche celui publié par Ch. Grégoire, à droite, celui inédit du SNF (Archives de la Direction de l’Archéologie, SPW, Namur).
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Fig. 10: La tombe de l’abbé Largentier et le caisson quadrangulaire. A gauche, le plan de fouilles ; à droite l’interprétation proposée (infographie F. Cornélusse, Direction de l’Archéologie, SPW, Namur).
L’étude des techniques de taille des pierres comme outil dans la recherche sur les débuts de l’abbaye cistercienne d’Orval
Frans Doperé
Introduction Malgré le grand nombre de publications historiques et archéologiques dédiées à l’abbaye d’Orval, les circonstances de sa fondation et les premiers siècles de son existence sont toujours entourés d’un brouillard tenace dans lequel se mélangent des faits historiques et archéologiques indéniables, des données fausses et des hypothèses qui, à force d’avoir été répétées souvent, ont fini par acquérir le statut de certitude historique1. Nous avons étudié les techniques de taille des pierres des ruines de l’abbaye cistercienne d’Orval afin de pouvoir cartographier les traces d’outil en fonction de l’époque de construction des différents bâtiments et de dater en particulier la transition du marteau taillant (ou la polka ou la charrue) vers la gradine (ou la
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Pour les différentes hypothèses au sujet de l’archéologie et de l’histoire du bâti de l’abbaye médiévale d’Orval publiées depuis les fouilles de 1960‑1973, nous nous référons à [P.‑]C. Grégoire, L’ancien cloître. Historique de son évolution, Contributions à l’Histoire de l’abbaye d’Orval. 1, dans Pays Gaumais, 24‑25 (1963‑1964), p. 159‑276 ; J. Kelecom, L’architecture monastique à Orval, dans Orval, neuf siècles d’ histoire, Orval, 1970, p. 17‑20 ; [P.‑]C. Grégoire, Plan des fouilles de l’ église médiévale, dans Orval… [voir ci‑dessus], p. 35 ; Ch. Grégoire, L’ histoire de l’abbaye d’Orval, dans Orval… [voir ci‑dessus], p. 57‑72 ; P.‑C. Grégoire, Orval au fil des siècles, Première partie, Des origines au 14e siècle, Orval, 1982, p. 33‑47 ; P.‑C. Grégoire, Orval au fil des siècles, Deuxième partie, Épanouissement, destruction, relèvement, Orval, 1992, p. 19 ; F. Fonck, Orval, dans Le patrimoine monumental de la Belgique, Wallonie 21, Province de Luxembourg, Arrondissement de Virton, Liège, 1995, p. 142‑151 ; P.‑C. Grégoire, L’abbaye d’Orval, Au fil des siècles, Metz, 2002, p. 27‑37 et 109 ; C. Chariot – É. Hance, L’abbaye d’Orval, tome I, Lorsque parlent les pierres, Gloucestershire, 2008.
Les origines de l’abbaye cistercienne d’Orval.Actes du colloque organisé à Orval le 23 juillet 2011, sous la direction de Jean-Marie yante,Turnhout, 2015 (Bibliothèque de la Revue d’Histoire Ecclésiastique, 99), pp. 103–114.
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DOI: 10.1484/M.BRHE-EB.5.105255
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Fig. 1 : Le marteau taillant (photo Dominique Lieffrig).
Fig. 2 : La gradine (photo Dominique Lieffrig).
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bretture2). Cette étude fait partie d’un projet plus large visant à vérifier le rôle éventuel joué par les chantiers cisterciens dans la propagation de l’utilisation de la gradine vers 1200. Afin de mieux comprendre la distribution très complexe des outils sur le territoire de l’actuelle Belgique au xiie et au xiiie siècle, nous avons étendu nos observations à la grande région entre Paris et Cologne et comprenant tout le Nord de la France, la Belgique et l’axe Rhin‑Moselle en Allemagne. Les résultats de nos observations à Orval ont été publiés en 2010, avec ceux des autres abbayes cisterciennes en Belgique3. Mais comme nos observations ne confirment pas toujours les conclusions des archéologues‑historiens qui ont fouillé entre 1960 et 1973 le transept et le chœur de l’abbatiale, ainsi que le cloître, nous avons jugé opportun de mettre quelques points d’interrogation dans la succession des trois églises d’Orval. Cette deuxième publication que nous avons consacrée exclusivement à l’abbaye d’Orval, rédigée sous forme d’un questionnaire, constitue le squelette des nouvelles réflexions que nous présentons ci‑après4 . À partir de 1967 déjà, les historiens Georges Despy et René Noël se sont penchés sur la problématique de la fondation de l’abbaye d’Orval. Ils rejettent la triple fondation de l’abbaye, traditionnellement acceptée, d’abord par des moines bénédictins italiens en 1070, puis en 1108‑1110 par des chanoines réguliers, finalement par des moines cisterciens en 1132, pour ne conserver que la fondation cistercienne en 1131 et non en 11325. Le rejet de la triple fondation d’Orval est basé sur la constatation que les dates antérieures à 1131 proviennent exclusivement d’une fausse charte rédigée au xviie siècle. On pourrait néanmoins argumenter que ces dates provenaient peut‑être de documents plus anciens actuellement disparus, mais le grand nombre d’erreurs historiques dans cette fausse charte tardive jette néanmoins un doute sérieux sur la validité de l’ensemble de ses données. Est également rejetée la consécration de l’abbatiale des chanoines réguliers en 1124 parce que la pierre portant cette inscription décrite par l’auteur du document du
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La gradine est un ciseau à tranchant muni de dents larges ; la bretture est une hache à tranchant denté. Les traces laissées par ces outils apparaissent comme des lignes interrompues et il n’est pas toujours possible d’identifier correctement les deux types d’outils uniquement sur base de ces traces. 3 F. Doperé, Selectieve aanwending en bewerking van natuursteen in de abdij Ten Duinen van de 13de tot het begin van de 16de eeuw. Een vergelijkend bouwtechnisch onderzoek tussen de dochterabdijen van Clairvaux op het huidige Belgische grondgebied, dans Jaarboek Abdijmuseum Ten Duinen 1138, Novi Monasterii, 9 (2010), p. 159‑192. 4 F. Doperé, Het middeleeuwse gebouwenbestand van de abdij van Orval (Villers‑devant‑Orval). Kritische reflecties voor een vernieuwend archeologisch‑bouwhistorisch onderzoek, dans M. Dewilde – A. Ervynck – F. Becuwe (ed.), Cenulae recens factae, Een huldeboek voor John De Meulemeester [= Jaarboek abdijmuseum « Ten Duinen 1138 », Novi Monasterii, 10 (2010)], Gent, p. 175‑188. 5 G. Despy, Cîteaux et l’avouerie : la dotation primitive de l’abbaye d’Orval, dans Revue du Nord, 50 (1968), p. 113‑114 ; G. Despy, Cîteaux dans les Ardennes : aux origines d’Orval, dans Économies et sociétés au Moyen Âge. Mélanges offerts à Édouard Perroy, Paris, 1978, p. 588‑600 ; R. Noël, Quatre siècles de vie rurale entre la Semois et la Chiers (1050‑1470), Livre I : Connaissance des hommes et des choses (Université de Louvain, Recueil de Travaux d’Histoire et de Philologie, 6e Série, Fascicule 11), Louvain, 1977, p. 272‑285. Dans la même lignée, voir aussi R. Petit, Une étape dans la tradition des origines d’Orval : la déclaration des biens de l’abbaye par l’abbé Godefroid de Presseux (1533), dans Le Luxembourg en Lotharingie. Luxemburg im Lotharingischen Raum, Mélanges Paul Margue, Festschrift Paul Margue, Luxembourg, 1993, p. 513‑530.
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xviie siècle est mentionnée par lui‑même comme étant refaite6. Le rejet de cette consécration basé uniquement sur le fait que la pierre de fondation n’était plus la pierre d’origine, mais une copie postérieure n’est peut‑être pas entièrement justifié, mais malheureusement nous n’avons plus aucun moyen pour vérifier l’authenticité de cette inscription recopiée et en plus disparue depuis lors. Dans ces circonstances, la plus grande prudence scientifique s’impose. Finalement l’épitaphe du comte de Chiny de 1162 dans le cloître est également rejetée comme douteuse7. Signalons toutefois qu’en 1970 Michel Parisse continue, quant à lui, à accepter la fondation de l’abbaye par des moines calabrais en 1070, tout en acceptant dans le même temps que cette date ne nous soit parvenue que par le biais de documents tardifs8. Nous n’avons pas l’intention ni les compétences pour trancher nous‑même ces questions historiques, la discussion historique sur la validité/non‑validité des faits et des dates avant 1131 est menée par René Noël dans ce même volume. Bien qu’on puisse, à première vue, expliquer plusieurs éléments des trois églises successives sur le site d’Orval par une triple fondation, l’étude des techniques de taille et surtout le plan des abbatiales Orval II et Orval III nous obligent à revoir complètement la chronologie des différentes parties de ces deux abbatiales. Par prudence, nous avons également écarté de nos discussions les dates de 1070, 1124 et 1162 afin de ne pas contaminer nos considérations archéologiques par des dates dont la véracité est mise en doute par les historiens.
Terminologie préalable Afin de rendre la lecture des paragraphes suivants et la compréhension de la chronologie des différentes phases de construction plus aisées, nous définissons ici au préalable la chronologie des églises successives qui sera argumentée dans notre article. Cette chronologie a été partiellement définie pour la première fois dans les premières publications après les fouilles de 1960‑1973 comme Orval I, II et III. Comme la chronologie que nous proposons ici diffère à plusieurs points de l’originale, nous redéfinissons les trois phases et nous y ajoutons en plus les phases supplémentaires nécessaires : Orval I : la première église, peut‑être le tout premier projet cistercien, à trois absides, mais dont ne fut retrouvée qu’une partie des fondations de l’abside centrale et de l’abside sud. Orval II : la première abbatiale cistercienne au plan bernardin avec chœur à chevet plat, transept et quatre chapelles latérales, également à chevet plat, et trois nefs (et non à une seule nef), à dater après l’arrivée des premiers moines en 1131 (et non avant 1124). Orval III : la partie orientale des ruines de l’abbatiale cistercienne actuelle au plan bernardin avec chœur à chevet plat, transept et quatre chapelles latérales, 6 Despy, Cîteaux et l’avouerie… [voir n. 5] ; Despy, Cîteaux dans les Ardennes… [voir n. 5]. 7 Despy, Cîteaux et l’avouerie… [voir n. 5] ; Despy, Cîteaux dans les Ardennes… [voir n. 5]. 8 M. Parisse, Orval et les comtes d’Ardenne. Géographie historique et politique de la région d’Orval au cours de la seconde moitié du xie siècle, dans Aureavallis, Mélanges historiques réunis à l’occasion du neuvième centenaire de l’abbaye d’Orval, Liège, 1970, p. 55‑64.
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Fig. 3: Les églises sur le site d’Orval en cinq phases. D’après le plan général de fouilles mis au net sous la direction de Joseph Mertens en 1967-1968. Ce plan diffère par certains détails de celui établi par Ch. Grégoire (Archives du Service national des Fouilles, Direction de l’Archéologie, SPW, Namur. Infographie Fabien Cornélusse, Direction de l’Archéologie, SPW, Namur.
également à chevet plat, et la première travée des trois nefs, à dater fin xiie‑début xiiie siècle. Cette nouvelle partie a sans doute coexisté temporairement avec les trois nefs d’Orval II. Orval IV : la reconstruction des trois nefs avec des voûtes d’ogives en pierre. De cette phase ne subsistent que les bases et quelques assises des deux piliers occidentaux et du pilastre occidental dans la nef centrale actuelle, côté nord, à dater pendant la deuxième moitié du xiiie siècle. Orval V : la reconstruction quasi‑totale des trois nefs au xvie siècle. Cette phase tardive n’est pas traitée dans cet article. Nous commencerons cette contribution par une analyse des chronologies d’Orval III et IV, auxquelles nous lierons celle du cloître. Nous terminerons par la chronologie et la structure d’Orval II, pour lesquelles nous pourrons bénéficier du cadre chronologique préétabli d’Orval III.
La chronologie de la deuxième abbatiale cistercienne au plan bernardin (Orval III) L’abbatiale médiévale actuelle fut édifiée en calcaire du Sinémurien (comme le calcaire d’Orval) pour ce qui concerne les maçonneries ordinaires et en calcaire du Bajocien (comme le calcaire de Grandcourt) pour tous les éléments profilés et
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sculptés9. La datation du début des travaux à la fin du xiie siècle n’est généralement pas argumentée à fond dans la littérature10. Néanmoins nous sommes d’avis que cette datation n’est pas loin de la réalité à cause de la présence de voûtes d’ogives d’origine reposant sur des chapiteaux et des colonnettes où l’on peut observer malgré tout quelques anomalies qui peuvent être expliquées par le fait qu’à cette époque la construction des voûtes d’ogives n’était pas encore un travail de routine dans nos régions11. On ne peut probablement pas exclure non plus que la partie orientale des ruines de l’abbatiale actuelle ne fût édifiée qu’au début du xiiie siècle. Un élargissement de la datation de la fin du xiie siècle au début du xiiie siècle pour la durée totale du chantier ne semble pas irréaliste en attendant d’éventuelles données stylistiques plus précises sur les chapiteaux. Eduard Fucker date les chapiteaux de la croisée et de la première travée de la nef de la fin du xiie siècle12 . Il sera probablement utile de vérifier cette première analyse stylistique à la lumière des données les plus récentes sur l’évolution des chapiteaux romans tardifs. Le calcaire du Bajocien riche en coquillages est peu sensible à l’érosion ce qui fait que toutes les traces de la taille de la pierre sont conservées, y compris quelques signes de tailleur de pierre en forme d’un carré ou d’une croix sur les socles des colonnes engagées de part et d’autre de l’entrée des chapelles latérales des deux bras du transept. Seules les pierres finement taillées des piliers, des demi‑colonnes engagées, des socles, des chapiteaux, des arcs, des ogives et des encadrements de portes et de fenêtres conservent ces traces. L’ensemble des éléments d’origine du chœur, du transept et de la première travée de la nef centrale est homogène et taillé au marteau taillant, à la polka ou à la charrue sans ciselure périphérique13. La gradine ou la bretture n’y apparaissent nulle part, ni sur les supports ni sur les arcs et les nervures des voûtes. Il n’y a aucune raison de considérer la construction des voûtes d’ogives des deux travées des bas‑côtés à l’ouest du transept comme appartenant à une phase séparée postérieure. Les deux consoles qui manquaient et qui ont été ajoutées à côté des chapiteaux sculptés dans les murs des bas‑côtés n’indiquent pas que les voûtes n’auraient été introduites que dans une phase suivante, mais doivent plutôt être 9 S. De Jonghe – H. Gehot – L.‑F. Genicot – P. Weber – F. Tourneur, Pierres à bâtir traditionnelles de la Wallonie, Manuel de terrain, Jambes – Louvain‑la‑Neuve, 1996, p. 240, fiche 49 et p. 242, fiche 50. 10 E. Fucker, Die Abtei Orval, dans P. Clemen – C. Gurlitt (ed.), Die Klosterbauten der Cistercienser in Belgien, Berlin, 1916, p. 1‑64 (31, 34) : débuts des travaux vers 1175, fin des travaux entre 1190 et 1200 ; S. Brigode, L’architecture cistercienne en Belgique, dans Aureavallis… [voir n. 8], p. 237‑245 (239) : fin xiie‑début xiiie siècle ; Grégoire, … Des origines… [voir n. 1], p. 73‑80 : 1173‑1232( ?) ; Grégoire, L’abbaye d’Orval, Au fil… [voir n. 1], p. 60‑62 : 1173‑1232( ?) ; M. Untermann, Forma Ordinis, Die mittelalterliche Baukunst der Zisterzienser (Kunstwissenschaftliche Studien, 89), Berlin, 2001, p. 472 et 635 : début des travaux fin xiie siècle, chœur vers 1200. 11 Des anomalies similaires apparaissent aussi dans la construction des voûtes du massif occidental de la collégiale Saint‑Germain à Tienen (Tirlemont) (deuxième quart du xiiie siècle) (R. Lemaire Jr., De Sint‑Germanuskerk te Tienen, dans Bulletin van de Koninklijke Commissie voor Monumenten en Landschappen, 1 [1949], p. 41-83 (60) ; F. Doperé, De Sint‑Germanuskerk, I, Bouwhistorisch onderzoek, Inventaris van het kunstpatrimonium van de stad Tienen, Tienen, 1996, p. 62‑64). 12 Fucker, Die Abtei Orval… [voir n. 10], p. 33. 13 Le marteau taillant est une hache à tranchant droit ; la polka ressemble à une pioche avec son tranchant perpendiculaire au manche ; la charrue est un ciseau à tranchant large. Tous ces outils laissent des traces parallèles très incisées. Il n’est dès lors pas possible de distinguer les traces de chacun de ces outils.
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considérées comme une correction architecturale suite à un oubli ou une erreur de construction14 . Ces voûtes d’ogives étaient en effet prévues en même temps que l’édification des piliers de la croisée et des premiers piliers de la nef centrale, dont les blocs chapiteaux monolithiques contiennent à la fois les chapiteaux des grandes arcades de la nef centrale, ceux des arcs diaphragmes des bas‑côtés et ceux des nervures des voûtes d’ogives sur les deux bas‑côtés. Cela prouve donc que les voûtes sur l’ensemble des parties orientales sont bien contemporaines des murs et des piliers. En plus les consoles ajoutées dans les deux bas‑côtés sont du même type que les chapiteaux dans les angles orientaux des chapelles latérales du transept. Une autre anomalie se remarque au niveau des supports de la voûte du chœur. Le pilastre composé de trois colonnettes, une grosse et deux plus petites, au milieu du mur sud, cache une partie des claveaux profilés d’une niche‑lavabo. En contraste avec la moitié supérieure de ce pilastre dont les éléments superposés sont reliés au parement intérieur du chœur par un harpage, les éléments de la moitié inférieure ne le sont pas. Cela suggère qu’au moment de l’édification de la partie inférieure du chœur ce pilastre n’était pas prévu, alors que la voûte d’ogives était effectivement planifiée comme en témoignent les supports dans les quatre angles. Il faut donc conclure que le maître d’œuvre avait apparemment prévu une voûte d’ogives quadripartite à l’emplacement de l’actuelle voûte sextipartite. Ce changement de plan est intervenu lorsque les travaux avaient avancé presque à la moitié de la hauteur des maçonneries du chœur. Malgré le fait que ce pilastre ne fut ajouté au concept de la voûte du chœur que lorsque les travaux avaient déjà bien avancé, le profil des socles ne fut pas modifié profondément en comparaison avec ceux des supports d’angle de cette même voûte : deux tores séparés d’un cavet par des listels. Le chapiteau central de ce pilastre est le seul dans cette abbatiale qui présente un abaque semi‑octogonal, mais le chapiteau lui‑même à crochets trouve ses pendants parmi les autres chapiteaux du chœur et de la première travée de la nef. Nous ne voyons donc pas de raison pour le rajeunir vis‑à‑vis des autres chapiteaux.
La chronologie des bâtiments du cloître Les traces du marteau taillant, de la polka ou de la charrue se trouvent également sur les claveaux et les départs de voûte dans la sacristie ainsi que sur les socles des supports du cloître septentrional incorporés dans le mur du bas‑côté sud de l’abbatiale15. Ces socles ne se retrouvent que jusqu’au retour de l’aile occidentale primitive du cloître, actuellement disparue. Les supports sont composés d’un pilastre maçonné flanqué de deux colonnettes en délit, l’ensemble reposant sur des socles, et couronnés de trois chapiteaux. Un petit fragment du mur séparant le bas‑côté sud de 14 Kelecom, L’architecture… [voir n. 1], p. 17‑19 ; Grégoire, … Des origines… [voir n. 1], p. 73‑78 ; Grégoire, L’abbaye d’Orval, Au fil… [voir n. 1], p. 60‑61. E. Fucker est également d’avis que les anomalies observées doivent être attribuées à une erreur dans le concept de la voûte ou d’un oubli pendant la construction (Fucker, Die Abtei Orval… [voir n. 10], p. 39‑40). 15 Le mur entre le bas‑côté sud de l’abbatiale et le cloître septentrional était conservé juste au‑dessus des socles (Orval, une promenade dans le passé, Orval, 1984, fig. 60 ; Chariot – Hance, L’abbaye… [voir n. 1], p. 103‑104). E. Fucker date ces pilastres de la fin du xiiie siècle ou du début du xive, malgré la ressemblance entre les deux chapiteaux conservés du cloître septentrional et certains chapiteaux dans l’abbatiale (Fucker, Die Abtei Orval… [voir n. 10], p. 47).
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l’abbatiale et le cloître nord subsiste au même endroit, plus précisément dans la travée du cloître nord immédiatement à l’est des fondations du mur de la ruelle des frères convers16. Les pierres soigneusement équarries portent les traces obliques du marteau taillant. Il s’agit là peut‑être du seul pan de mur conservé en élévation de la première abbatiale cistercienne (Orval II). Au milieu du xiiie siècle, un incendie aurait détruit une partie non spécifiée de l’abbaye. L’abbé Henri de Bouillon († 1259) entama en ce moment une nouvelle campagne de construction qui dura plus de 100 ans17. Pendant cette longue campagne de construction, la ruelle des convers fut démolie et le couloir nord du cloître prolongé vers l’ouest. C’est précisément cette prolongation qui est caractérisée par un changement de technique de taille. En effet, les éléments profilés des nouveaux couloirs du cloître, c’est‑à‑dire les consoles et les tas de charge avec les nervures des voûtes, sont taillés à la gradine ou à la bretture. Le support dans le cloître nord qui se trouve à l’endroit précis de l’ancienne jonction entre le mur nord du cloître et le mur démoli de la ruelle des frères convers, typologiquement n’appartient pas à la série des autres supports contre le mur nord du cloître. Le pilastre central n’a plus de cavets sur les deux angles et il est caché par une colonnette, ce qui n’est pas le cas pour les autres supports. Cela indique probablement qu’on a voulu créer un, ou plus probablement deux nouveaux supports qui devaient s’inspirer des autres déjà en place afin de ne pas rompre l’harmonie dans la prolongation du couloir nord vers l’ouest. Il n’est pas possible d’en déterminer la technique de taille, vu l’état d’érosion des surfaces. La gradine ou la bretture apparaît aussi sur tous les éléments d’origine de la salle capitulaire, c’est‑à‑dire sur les montants profilés de la porte, sur les parties inférieures des montants profilés des deux fenêtres côté cloître, sur les encadrements profilés des fenêtres dans le mur oriental, sur la plupart des consoles et sur les départs des nervures de la voûte et finalement aussi dans le parloir adjacent au sud18. Il n’est donc pas exclu que tous ces éléments appartiennent toujours à la même longue campagne de construction entamée au milieu du xiiie siècle.
La reconstruction de la nef de l’abbatiale pendant la deuxième moitié du xiiie siècle (Orval IV) Cette période de reconstruction de la deuxième moitié du xiiie et de la première moitié du xive siècle se manifeste également dans la nef centrale de l’abbatiale, notamment les deux piliers occidentaux dans la rangée nord, le pilastre correspondant contre le mur occidental de la nef et deux colonnes engagées dans les bas‑côtés, ces
16 Ce fragment de mur est la partie la mieux conservée de tout l’ensemble du mur entre le bas‑côté sud de l’abbatiale et le cloître septentrional. Ce parement n’a pas été remonté pendant les travaux de restauration mais a été conservé dans son état d’origine (Chariot – Hance, L’abbaye… [voir n. 1], p. 103‑104). 17 Grégoire, L’ancien cloître… [voir n. 1], p. 15 et 86‑88 ; Nicolas Tillière, Histoire de l’abbaye d’Orval, Orval, rééd. 1967, p. 80‑82 ; Grégoire, … Des origines… [voir n. 1], p. 122‑124 ; Grégoire, L’abbaye d’Orval, Au fil… [voir n. 1], p. 89‑91. 18 L’abbé Thierry d’Ansart fut enterré dans la salle capitulaire en 1376 (Fucker, Die Abtei Orval… [voir n. 10], p. 25 et 49 ; Grégoire, L’ancien cloître… [voir n. 1], p. 92).
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derniers apparemment repris au xvie siècle car munis d’un socle gothique tardif 19. Les deux piliers de la nef centrale et les tambours des deux demi‑colonnes engagées des bas‑côtés sont taillés à la gradine ou à la bretture. Cette nouvelle structure des trois nefs, édifiée sans doute pendant la deuxième moitié du xiiie siècle, ne peut être considérée comme le résultat d’une simple adaptation sommaire des trois nefs avec plafond/voûte en bois et dont les supports étaient constitués de piliers simples ou de piliers à colonnes engagées. Les nouveaux piliers furent complètement reconstruits sur le socle des supports précédents avec toutefois un tout nouveau socle profilé adapté au plan des nouveaux piliers à colonnettes d’angle conçus pour des voûtes en pierre. Ces nouveaux socles profilés romans sont composés de quatre ou cinq monolithes, dans lesquels sont taillés les socles non seulement pour les supports des grands arcs de la nef et des arcs diaphragmes, mais aussi pour les colonnettes d’angle supportant les nouvelles voûtes d’ogives des trois nefs. Ces observations valent évidemment aussi pour les assises de l’élévation des piliers mêmes. À un seul endroit, on a intercalé d’une manière très maladroite le socle d’une colonnette devant supporter une des nervures de la voûte d’ogives entre deux des monolithes prétaillés décrits ci‑dessus. Il s’agit là de nouveau d’une correction du travail des tailleurs de pierre qui ont livré les monolithes des socles, mais cela ne peut être considéré comme un changement de plan voire une adaptation au dernier moment pour pouvoir construire des voûtes en pierre. Les trois nouvelles nefs de la deuxième moitié du xiiie siècle furent donc conçues dès le départ pour être couvertes de voûtes d’ogives en pierre. Les socles et les éléments de l’élévation des colonnettes d’angle taillés dans un même monolithe que les supports des grands arcs et des arcs diaphragmes en témoignent clairement. Cette nouvelle nef voûtée a coexisté avec les parties orientales (Orval III).
La première abbatiale cistercienne au plan bernardin (Orval II) Nous avons relégué l’analyse du plan de fouilles de l’abbatiale Orval II à ce dernier paragraphe pour pouvoir fonder la discussion sur les résultats de l’étude des techniques de taille des pierres des maçonneries existantes d’Orval III et IV et pour pouvoir utiliser les conclusions chronologiques de ceux‑ci pour une meilleure compréhension de la signification et de la chronologie de l’abbatiale Orval II. Les fouilles ont révélé l’existence d’une église avec transept, chœur à chevet plat et quatre chapelles latérales, également à chevet plat. Dans la nef ont été mis à jour deux longs murs Est‑Ouest sous les fondations des piliers de la nef actuelle. Ces fondations ont été interprétées par les fouilleurs comme étant celles de l’église entamée par les moines bénédictins italiens entre 1070 et 1108, puis continuée par
19 Dans ce dernier cas, il s’agit soit de matériaux récupérés de la colonne engagée, soit on s’est limité au xvie siècle à remplacer la base. E. Fucker est d’avis que les deux piliers occidentaux de la rangée septentrionale de la nef centrale datent de la même époque que le chœur et le transept, c’est‑à‑dire de la fin du xiie siècle (Fucker, Die Abtei Orval… [voir n. 10], fig. 57).
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les chanoines réguliers à partir de 1108 et finalement inaugurée en 1124. Suivant leur interprétation il s’agirait d’une grande église mononef20. Cette deuxième église sur le site d’Orval est cependant clairement une église à plan bernardin à cause de la présence d’un chœur à chevet plat et d’un transept à quatre chapelles latérales également à chevet plat. Il nous semble difficilement acceptable que ce type d’église aurait déjà été consacré en 1124 pour une communauté de chanoines réguliers plutôt que pour des moines cisterciens. Orval II est une église du même type qu’Orval III mais plus petite. Le type d’abbatiale bernardine a été défini par Karl Heinz Esser en 1953 suite aux fouilles du chœur et du transept avec chapelles latérales à chevet plat de l’abbatiale de Himmerod21. Il avait constaté que toutes les églises‑filles de Clairvaux édifiées avant le décès de saint Bernard en 1153 (dont il reste aujourd’hui une vingtaine) avaient été conçues selon ce plan géométrique22 . Orval a été fondée ou est devenue une abbaye cistercienne en 1131 à la demande d’Albert de Chiny23. Les moines en provenance de l’abbaye cistercienne de Trois‑Fontaines (Champagne, France) ont probablement posé assez rapidement les fondations de leur première abbatiale cistercienne au plan bernardin. Suivant ce qui précède, il nous semble très probable que les fondations de cette abbatiale avec transept, chœur et chapelles latérales à chevet plat ont été posées par les moines de Trois‑Fontaines. Il est possible que pendant ces travaux ils aient encore pu utiliser temporairement la petite église Orval I. Seule l’abside sud de celle‑ci avait déjà dû être sacrifiée pour permettre la construction du grand pilastre sud de l’arc triomphal du nouveau chœur. Nous interprétons les fondations des deux longs murs sous les piliers de la nef actuelle comme les murs de chaînage des piliers d’une basilique romane avec bas‑côtés. Le socle profilé ancien retrouvé pendant les fouilles sous le socle du pilier de la basilique voûtée de la deuxième moitié du xiiie siècle doit dans ce cas être interprété comme le socle d’un des piliers de la première église de plan bernardin (Orval II). Les fondations des murs des bas‑côtés d’Orval II doivent dans ce cas se trouver à l’emplacement même des murs des bas‑côtés actuels. Il est possible que cette nef ait coexisté temporairement avec la nouvelle partie orientale édifiée à la fin du xiie ou au début du xiiie siècle (Orval III, taille au marteau taillant) et qu’elle n’ait été remplacée par la nouvelle nef conçue pour des voûtes d’ogives en pierre qu’après l’incendie du milieu du xiiie siècle. Il n’est pas impossible non plus que les parties orientales d’Orval III aient été conçues ensemble avec la nouvelle nef voûtée d’ogives. Nous ne connaissons cependant pas la durée du chantier pour 20 Grégoire, Plan des fouilles… [voir n. 1], p. 35 ; Kelecom, L’architecture… [voir n. 1], p. 17 ; Grégoire, … Des origines… [voir n. 1], p. 43 ; Grégoire, L’abbaye d’Orval, Au fil… [voir n. 1], p. 32‑33. 21 K. H. Esser, Les fouilles à Himmerod et le plan bernardin, dans Mélanges saint Bernard, Congrès de l’Association bourguignonne des sociétés savantes, 24 (1953), Dijon, 1953, p. 311‑315. Concernant le plan bernardin, voir aussi Untermann, Forma Ordinis… [voir n. 10], p. 472‑507. 22 Voir aussi le commentaire complémentaire important dans T. Coomans, L’abbaye de Villers‑en‑Brabant, Construction, configuration et signification d’une abbaye cistercienne gothique, Bruxelles‑Brecht, 2000, p. 101. 23 Fucker, Die Abtei Orval… [voir n. 10], p. 23 ; Grégoire, L’ancien cloître… [voir n. 1], p. 14 ; Tillière, Histoire… [voir n. 17], p. 10‑12 ; Grégoire, L’ histoire de l’abbaye…[voir n. 1], p. 57 ; Grégoire, … Des origines… [voir n. 1], p. 21, 33‑34 ; Grégoire, L’abbaye d’Orval, Au fil… [voir n. 1], p. 33‑34.
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pouvoir choisir entre ces deux possibilités. Si les deux parties des ruines de l’abbatiale avaient fait partie d’un même concept qui aurait fait disparaître progressivement l’abbatiale Orval II, il faut toujours tenir compte des observations de l’étude des techniques de taille. Comme les parties orientales sont taillées au marteau taillant et les deux piliers septentrionaux de la nef à la gradine, le chantier aura nécessairement commencé à l’Est pour s’achever à l’Ouest. Le remplacement du marteau taillant par la gradine s’est réalisé dans le Nord de la France vers 1200 mais sans que cette datation soit bien précise24 . La différence entre les deux hypothèses n’est pas si grande. Dans la première, il faut accepter un arrêt temporaire du chantier après l’achèvement de la nouvelle partie orientale (Orval III) et laisser coexister la nef d’Orval II avec le transept et le chœur d’Orval III ; dans la deuxième, il faut accepter qu’Orval II aurait été démolie progressivement d’Est en Ouest jusqu’au niveau des socles des supports en fonction de l’évolution du chantier d’Orval III‑IV. Comme nous l’avons déjà anticipé ci‑dessus dans la description du mur nord du cloître, il n’est pas impossible que le mur du bas‑côté sud actuel contienne encore des éléments d’Orval II dans les parties basses non reconstruites au xxe siècle. Ceci nous semble même très probable à la lumière de l’absence totale d’un couloir septentrional du cloître accolé à la « mononef » d’Orval II. Dès lors, nous considérons cette observation comme une preuve de l’existence de trois nefs à la première abbatiale cistercienne au plan bernardin (Orval II) et que par conséquent l’hypothèse de la mononef doit être définitivement abandonnée. Comme les trois nefs d’Orval II sont antérieures au transept et au chœur d’Orval III, il est normal d’y retrouver les traces du marteau taillant.
Conclusions L’évolution des techniques de taille à Orval est parfaitement en ligne avec nos observations dans le Nord de la France : la gradine suit le marteau taillant. Cette succession est particulièrement bien mise en évidence par l’extension du cloître septentrional vers l’ouest. La transition du marteau taillant vers la gradine se situe aux environs de 1200 ou juste après. La première abbatiale cistercienne datant d’après 1131 fut une basilique romane à 3 nefs sur piliers au plan bernardin avec transept, chœur carré et quatre chapelles latérales, également à chevet plat (Orval II). Il n’est pas exclu qu’un fragment du mur séparant le bas‑côté sud de cette abbatiale et le cloître nord subsiste malgré les destructions profondes (traces du marteau taillant). Les parties orientales des ruines actuelles (chœur, transept, quatre chapelles latérales, première travée de la nef centrale) sont taillées exclusivement au marteau
24 F. Doperé, L’ étude des techniques de taille des pierres : un outil potentiel pour l’ identification de transferts techniques et de contacts entre artisans dans l’Europe médiévale?, dans J. Dubois, J.-M. Guillouët, B. Van Den Bossche (dir), Les Transferts artistiques dans l’Europe gothique, Repenser la circulation des artistes, des œuvres, des thèmes et des savoir-faire (XIIe‑XVIe siècle), Picard, Paris, 2014, p. 69-80.
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taillant et peuvent donc être situés à la fin du xiie ou au début du xiiie siècle (Orval III). Orval III fut voûté dès le départ bien que des anomalies indiquent des hésitations, des modifications du premier concept. Orval III a probablement coexisté temporairement avec les trois nefs d’Orval II. Les deux phases présentent en effet les traces du marteau taillant. La nef reconstruite sur les bases d’Orval II fut prévue dès le départ pour des voûtes en pierre (Orval IV).
Quelques avancées significatives sur les origines d’Orval
Jean‑Marie Yante
Les interventions de deux historiens, de deux archéologues et d’un historien de l’architecture ont livré l’apport actuel des sources qu’ils maîtrisent et des techniques propres à leurs disciplines à l’étude des origines d’Orval, notamment quant à la chronologie de l’implantation monastique et aux acteurs en présence. Le moment est à présent venu de dégager quelques avancées de la recherche, que celles‑ci confirment, corrigent ou nuancent les connaissances antérieures, ou conduisent à trancher certains débats. Le tout avec prudence, circonspection, modestie et en l’absence de tout parti pris. S’inscrivant dans le sillage des travaux pionniers de Georges Despy et de ses propres investigations, René Noël scrute l’apport des textes à la connaissance des origines d’Orval et se heurte forcément à l’absence de témoignages écrits authentiques antérieurs à l’implantation d’une communauté cistercienne dans la première moitié du xiie siècle. Des auteurs du xvie, Richard de Wassebourg dans ses Antiquitez de la Gaule Belgicque parues à Paris en 1549 et Jean d’Anly, à qui l’on doit une chronique universelle de piètre facture rédigée vers 1569‑1579, ont pu consulter des opuscules à prétention historique aujourd’hui perdus. Un autre récit des origines a brûlé en 1637. Les écrits postérieurs à 1590 s’en inspirent, non sans variantes, discordances et embellissements légendaires. La fausseté de la charte‑notice du 30 septembre 1124, s’accordant avec certaines données reprises dans les écrits du milieu du xvie siècle, est à présent reconnue. Non seulement, il s’agit d’un faux de forme – nulle hésitation à ce propos n’est plus permise – mais aussi d’un document cumulant inexactitudes, incohérences, contradictions et anachronismes. Son auteur (ou son instigateur), vraisemblablement Bernard de Montgaillard, abbé d’Orval de 1605 à 1628, est soucieux d’obtenir pour l’abbaye la haute justice sur son territoire en se prévalant d’un document affirmant que, très tôt, la terre a échappé à l’avouerie. Faute de disposer de pareil acte, il en a forgé un de toutes pièces, empruntant des passages à des chartes des xiie et xiiie siècles et, non sans maladresses, les adaptant aux besoins de sa
Les origines de l’abbaye cistercienne d’Orval.Actes du colloque organisé à Orval le 23 juillet 2011, sous la direction de Jean-Marie yante,Turnhout, 2015 (Bibliothèque de la revue d’histoire ecclésiastique, 99), pp. 115–118.
F H G
DOI: 10.1484/M.BRHE-EB.5.105256
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thèse1. Connue seulement par une reproduction tardive, l’inscription commémorant la cérémonie de 1124 ne mérite pas davantage de crédit. Pourquoi avoir choisi la date de 1124 ? Roger Petit a naguère supposé qu’elle correspondait à la décision d’Otton de Chiny d’accueillir une communauté cistercienne dans ses terres2 . Rien n’interdit cette hypothèse. Le rôle attribué à Arnoul II de Chiny et à Mathilde de Toscane dans la fondation ne résiste pas non plus à la critique. Nulle part, si ce n’est dans l’acte de 1124, il n’est fait mention d’une initiative du premier en faveur d’Orval. Quant à la seconde, si elle est bien présente dans la région aux alentours de 1070, elle n’a jamais eu la haute main sur les fiscs constituant le patrimoine des Chiny, notamment celui de Jamoigne dans le territoire duquel Orval s’est implanté. La découverte d’un petit caveau à côté du tombeau où Denis Largentier, abbé de Clairvaux, a été inhumé en 1624, amène le Père Paul‑Christian Grégoire à y voir la sépulture d’un personnage particulièrement vénéré par les habitants d’un village antérieur à toute implantation religieuse (on y reviendra), peut‑être un évangélisateur venu s’établir à proximité de « la Source qui fait le Val d’Or depuis la nuit des temps ». Il a même été question du tombeau d’un enfant présumé de la comtesse Mathilde de Toscane3. Le dossier archéologique contredit de telles hypothèses. La littérature scientifique révèle que « les étapes de la christianisation dans la région (…) suivent un mouvement général d’une grande constance », les premiers foyers se situant dans des noyaux « urbains ». Le dossier étant bien documenté, l’argument a silentio s’avère fragile. L’analyse archéologique, quant à elle, apprend que la tombe de Largentier occupe l’emplacement d’une tombe à caisson antérieure, dont les ossements ont fait l’objet d’une réduction opérée avec soin. Les dimensions révèlent qu’on a affaire à un caisson destiné à un adulte et non à un enfant. D’ailleurs, s’il s’était agi d’un personnage de haut rang dont on souhaitait honorer la mémoire, un enfouissement ne se justifiait pas et le souvenir de la sépulture aurait laissé quelques traces dans la tradition. Le cartulaire d’Orval conserve plusieurs chartes de la seconde moitié du xiie siècle et du xiiie siècle relatives au patrimoine monastique, l’une d’elles évoquant en 1173 la donation du comte Otton de Chiny à l’arrivée des cisterciens. Jamais, il n’y est fait mention d’une occupation antérieure du site. Et l’on s’interroge sur la raison qui aurait amené un chapitre de chanoines à venir à Orval, alors que le centre domanial était établi à Jamoigne et que, à cette époque, le siège comtal était fixé à Chiny. Y eut‑il d’ailleurs une ou des occupation(s) antérieure(s) à l’arrivée de religieux ? La palynologie apprend que la forêt est attaquée une première fois entre 1800 et 1200 1
Tout en reconnaissant la fausseté matérielle de l’acte, le Père Paul‑Christian Grégoire considère que, exception faite des droits de seigneurie, « le contenu de cette charte peut être considéré comme authentique ». Cet auteur reste attaché à la tradition d’une triple fondation mais n’en fournit malheureusement aucune démonstration. On ne peut que renvoyer à la critique, particulièrement sévère, qu’ont suscitée de précédents travaux de l’auteur (R. Noël, Les débuts monastiques à Orval. Avant‑réponse à l’article de Chr. Grégoire, dans Le Pays gaumais, 38‑39 (1977‑1978), p. 117‑119), et constater que ses publications ultérieures n’ont pas répondu à celles‑ci. 2 R. Petit, Une étape dans la tradition des origines d’Orval : la déclaration des biens de l’abbaye par l’abbé Godefroid de Presseux (1533), dans Le Luxembourg en Lotharingie. Luxemburg im Lotharingischen Raum. Mélanges/Festschrift Paul Margue, Luxembourg, 1993, p. 513‑530 (522). 3 Hypothèse formulée oralement lors du colloque mais non reprise dans les rapports.
quelques avancées significatives
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avant Jésus‑Christ, regagne ensuite du terrain puis s’ouvre à nouveau au début de notre ère. Favorisée par le passage de la chaussée Reims‑Trèves, la région connaît une dense occupation tout au long de l’époque romaine et, au Bas‑Empire, l’axe routier est sécurisé par plusieurs postes fortifiés. La poussée des cultures s’intensifie au viiie siècle. L’implantation cistercienne dans un « désert » s’avère ici, comme en bien d’autres endroits, purement symbolique. La mise au jour des restes d’un petit sanctuaire près du centre du transept et la présence de sépultures à proximité conduisent le Père Grégoire à y voir les traces d’un village. Les archéologues Philippe Mignot et Denis Henrotay, qui se livrent à l’exercice particulièrement difficile de la relecture critique d’une fouille remontant à plus de quatre décennies, s’appuient sur une analyse anthropologique des ossements et concluent que la datation avancée du viiie siècle ne repose sur aucun élément. Il pourrait s’agir d’un cimetière de convers voire aussi de laïcs. En l’absence d’indices textuels et matériels, ces archéologues écartent la présence d’une communauté villageoise sur le site en 1070 et davantage encore à une époque antérieure. Les traces d’un habitat en bois dans le cloître peuvent être celles d’une occupation antérieure à 1131 aussi bien que les restes d’une construction liée à l’installation des premiers moines. Toujours aux dires des archéologues, la restitution d’Orval I – premier édifice cultuel – procède d’un exercice des plus périlleux et demeure largement hypothétique. Quant à Orval II – pour reprendre la classification qui a cours –, il s’agit d’un chantier de longue durée qui a forcément évolué au gré des circonstances. Pour Frans Doperé, il semble difficile d’admettre que cette église à plan bernardin ait déjà été consacrée en 1124 pour une communauté de chanoines réguliers. Il est « très probable que les fondations de cette abbatiale avec transept, chœur et chapelles latérales à chevet plat ont été posées par les moines de Trois‑Fontaines ». Et quelle date retenir pour leur arrivée à Orval, le 9 mars 1131 ou le 9 mars 1132 ? Deux chroniqueurs cisterciens des xiie et xiiie siècles situent l’évènement en 1131 mais, selon l’usage de Cîteaux, l’année débute le 25 mars, jour de l’Annonciation. Dans le comput actuel, on serait en 1132. Ces chroniqueurs s’écartent toutefois des pratiques en vigueur dans leur ordre et prennent la Noël comme point de départ de l’année. On en revient alors à 1131. Sans préjuger en rien d’apports ultérieurs de la recherche – exhumation de textes ayant échappé à la sagacité des historiens, interprétation et datation plus pertinentes d’artéfacts, découvertes fortuites ou nouvelles campagnes de fouilles –, quelques points paraissent acquis concernant les origines d’Orval :
-- quoique le site de l’abbaye ait fait l’objet d’une mise en culture intensive au début de notre ère et spécialement à partir du viiie siècle, l’existence antérieure au xiie siècle d’un habitat groupé avec lieu de culte et d’inhumation n’est établie ni par les textes, ni par les données de l’archéologie, en dépit des apports particulièrement substantiels des techniques aujourd’hui mobilisables ; -- le silence des textes – d’aucuns pouvant certes être perdus – et celui des « archives du sol » discréditent pareillement l’implantation locale en 1070, à l’initiative de Mathilde de Toscane, de religieux originaires de
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jean‑marie yante Calabre ; le dossier diplomatique disponible pour la seconde moitié du xiie siècle et les décennies ultérieures, relativement étoffé, tait toute implantation religieuse antérieure à l’arrivée des cisterciens, vraisemblablement en 1131 ; -- le rôle attribué à Mathilde de Toscane n’est nullement documenté, sinon dans la charte‑notice de 1124, et l’hypothèse d’un enfant comtal inhumé à Orval ne résiste pas à un examen rigoureux ; -- concernant précisément la charte‑notice de 1124, il est à peine nécessaire de rappeler que, depuis quelques décennies déjà, elle est unanimement reconnue comme un faux de forme ; si son contenu est encore accepté par d’aucuns, en dépit d’incohérences et d’inexactitudes, nul argument décisif n’est toutefois avancé par les tenants de la tradition d’une triple fondation ; -- les raisons, fiscales notamment, du récit au xvie siècle de cette triple fondation et celles de la rédaction, au xviie siècle, par l’abbé Bernard de Montgaillard (ou à son instigation) du document daté de 1124 sont par ailleurs établies.
En histoire, peut‑être davantage encore en archéologie, rien n’est définitivement acquis. « Permettez‑nous de douter, ainsi va la recherche », concluent sagement les deux archéologues au terme d’un substantiel rapport. Pour l’heure, dans l’état actuel des investigations et au terme de l’audition de praticiens chevronnés, on penchera pour une arrivée des cisterciens, vraisemblablement en 1131, et la prompte construction par ceux‑ci (avant 1138) d’une église dédiée à Notre‑Dame dans un site que l’agriculture a conquis, plus exactement reconquis, de longue date mais n’ayant accueilli antérieurement ni communauté villageoise, ni communauté bénédictine, ni plus ou moins temporaire chapitre de chanoines. Puissent le professionnalisme des chercheurs mobilisés et une honnêteté scientifique de bon aloi contribuer à l’accréditation des conclusions de la présente rencontre. Jusqu’à preuve argumentée d’une nouvelle lecture des événements…