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French Pages [536]
BETL
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Béatrice Oiry enseigne l’exégèse de l’Ancien Testament au Theologicum de l’Institut catholique de Paris.
LE TEMPS QUI COMPTE CONSTRUCTION ET QUALIFICATION DU TEMPS DE L’HISTOIRE DANS LE RÉCIT DES LIVRES DE SAMUEL (1 S 1 – 1 R 2) BÉATRICE OIRY
BÉATRICE OIRY LE TEMPS QUI COMPTE (1 S 1 – 1 R 2)
Les livres de Samuel (1 S 1 – 1 R 2) se présentent comme un récit à prétention historiographique. Ils relatent le siècle d’histoire qui va de la naissance de Samuel à la mort de David. Pour raconter cette longue période dans la durée relativement brève du récit, le narrateur ne cesse d’opérer des choix temporels d’ordre divers. Le présent ouvrage s’intéresse à la construction du temps du récit. Il s’agit de voir comment cette construction vise non seulement à rendre compte du cours de l’histoire mais surtout à le qualifier. En effet, l’ensemble des choix temporels semble conduit par un souci mimétique mais il constitue surtout un propos implicite sur la signification des événements rapportés. Les formes et les modes de l’articulation entre le temps du récit et le temps de l’histoire se révèlent donc être un lieu privilégié pour appréhender la visée du projet historiographique de 1 S 1 – 1 R 2. Les composantes les plus significatives de cette articulation sont les indications calendaires qui balisent la narration, la prééminence donnée à l’unité du jour, l’organisation de séquences de jours, la conjugaison des ressources temporelles propres aux trois genres littéraires présents en 1 S 1 – 1 R 2: le récit, l’oracle prophétique et le poème lyrique. Chacun de ces éléments fait l’objet d’une étude systématique. Ils sont ensuite envisagés ensemble, dans leur contribution commune à la mise en valeur de ce qu’on pourrait appeler «le temps qui compte» dans ce siècle d’histoire. La tapisserie de Gleb, qui illustre la couverture, représente les quatre lettres hébraïques du nom divin יהוהyhwh. Elles sont disposées de telle sorte qu’on peut y voir également une figuration humaine. Cette œuvre entre en résonance avec la recherche menée dans le présent ouvrage. Dans l’épaisseur du «tissu» narratif, dans sa texture où se croisent comme autant de fils des voix aux temporalités distinctes, les modalités de l’articulation serrée entre l’action divine et celle des humains sont finement explorées. Elles invitent le lecteur à un examen attentif. Qui voit-il à l’œuvre dans l’histoire?
PEETERS-LEUVEN
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Illustration: Thomas Gleb, Son Nom (1979) Tapisserie en laine, 64 × 36, détail © Musées d’Angers, photo P. David
PEETERS
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Jours
Durées mesurées ou itératives
1S 1,4a.9-19 J1 Prière d’Anne (v. 4a.9-18) J2 Retour à Rama (v. 19)
« chaque année » (v. 3 et 7)
2,19 « D’année en année, lorsqu’elle montait avec son mari »
Durées non mesurées « JE LE DONNERAI À YHWH TOUS LES JOURS DE SA VIE » (v. 11 et 22.28) « voici, des jours viennent où je briserai le bras de ton père et de la maison de ton père. il n’y aura plus de vieillard dans ta maison tous les jours » (2,32) « je susciterai un prêtre sûr (…) il marchera devant mon messie tous les jours » (v. 35) « MOI JE JUGE SA
3,2-18 J1 Révélation à Samuel (v. 2-14) MAISON POUR TOUJOURS Annonce des malheurs sur la maison d’Éli [~lw[-d[] » (v. 13), voir J2 Rapport de Samuel à Éli (v. 15-18) aussi ~lw[-d[ v. 14 . 4,2-3 1ère défaite devant les Philistins 4,5-22 2 edéfaite, prise de l’arche, mort d’Éli et de ses fils 4,15 : « ÉLI AVAIT QUATRE-VINGT-DIX-HUIT ANS » ; V. 18b : « IL AVAIT JUGÉ ISRAËL QUARANTE ANS » 5,2-5 [J1 L’arche au temple de Dagon (v. 2)] J2 Dagon tombé devant l’arche (v. 3) J3 Dagon brisé devant l’arche (v. 4) « l’arche de Yhwh fut 7 mois dans le territoire des Philistins » (6,1) 6,10-18 Renvoi de l’arche en Israël 7,2 « DEPUIS LE JOUR DE L’INSTALLATION DE L’ARCHE À QIRYAT-YEARIM, LES JOURS S’ÉTAIENT MULTIPLIÉS, 20 ANS » 7,5-6 Assemblée du peuple à Miçpa, repentir 7,7-13 Victoire de Yhwh sur les Philistins 7,13 « LA MAIN DE YHWH FUT SUR LES P HILISTINS TOUS LES JOURS DE SAMUEL » 7,15 : « SAMUEL JUGEA ISRAËL TOUS LES JOURS DE SA VIE ». 8,4-22 Demande d’un roi 9,1--10,16 J1 Perte des ânesses (cf. 9,20) J2 Samuel averti par Yhwh (9,15-16) J3 Saül chez Samuel (9,5-14.17-25) J4 Onction de Saül et signes (9,26--10 ,16) 10,17-27 Saül désigné roi à Miçpa 11,4-13 Dans le cadre d’un délai de 7 jours (v. 3) [J6 Message de Saül aux habitants deYavesh (v. 8-9)] J7 Victoire sur les Ammonites (v. 11-13) 11,14 --12,25 Renouvellement de la royauté, discours de Samuel 13,1 : « SAÜL AVAIT UN AN QUAND IL DEVINT ROI ET IL RÉGNA DEUX ANS SUR ISRAËL ». 13,8 « Saül attendit 7 jours » i. 14,1-46 J+N Victoire de Jonathan sur les Philistins, serment de Saül « Et il y eut une guerre acharnée contre les Philistins tous les jours de Saül » (v. 52) 15,10-34 N1 Parole de Yhwh pour Samuel (v. 10-11) J2 Destitution de Saül (v. 12-34) « SAMUEL NE REVIT PLUS (v. 28) « Yhwh a déchiré la royauté d’Israël de dessus toi SAÜL JUSQU’AU JOUR aujourd’hui et il la donnera à ton prochain qui est meilleur que toi » DE SA MORT » (v. 35) 16,4-13 Choix et onction de David « ET L’ESPRIT DE YHWH FONDIT SUR DAVID DEPUIS CE JOUR ET POUR LA SUITE » (v. 13) 17,4--18,4 J1 Le défi de Goliath (v. 4-10) Goliath « SE PRÉSENTA [J39 Ordre de Jessé à David] 40 JOURS » (v. 16) J40 Victoire de David (17,20--18,4) (v. 2) « et Saül prit [David] ce jour-là et il ne lui donna pas de rentrer à la maison de son père » 18,6-12 J1 Chant des femmes (v. 6-7) « ET SAÜL SE MIT À OBSERVER Jalousie de Saül (v. 8-9) DAVID AVEC JALOUSIE À PARTIR DE CE JOUR-LÀ ET ENSUITE » (v. J2 Saül agresse David (v. 10-12) 9) « Et Saül devint hostile à David tous les jours » (v. 29) 19,1-7 [J1 Jonathan avertit David (v. 1-3)] [J2 Jonathan parle à Saül (v. 4-7)] 19,9-17 N1 Fuite de David (v. 9-13) J2 Saül l’envoie chercher (v. 14-17) 19,24 Transe de Saül 20,1--21,11 [J1 Rencontre de David et Jonathan (20,1-23)] J2 Nouvelle lune, absence de David (20,24-26) J3 Colère de Saül (20,27-34) J4 Adieux de David et Jonathan (20,35-42) David chez Ahimélek, fuite (21,1-11) (v. 11) « Et David (…) s’enfuit ce jour-là de devant Saül » 22,6-18 Massacre des prêtres de Nob
24,4-23 David épargne Saül 25,4-38 J1 David rencontre Abigaël (v. 4-36) J2 Malaise de Naval (v. 37) J10 Mort de Naval (v. 38) 26,5-25 N David épargne Saül 27,5-6 David reçoit Ciqlag « LE NOMBRE DE JOURS OÙ DAVID DEMEURA DANS LE TERRITOIRE DES P HILISTINS : 1 AN ET 4 MOIS » (v. 7). « Et ainsi fut sa conduite tous les jours où il fut dans le territoire des Philistins » (v. 11)ii. iii 1 S 28,1--2 S 1,27 J3 (3) Revue de l’armée philistine à Afeq (29,1-10) Sac de Ciqlag (30,13-14) J4 (4) Départ de David pour Ciqlag (29,11) J6 (5) Arrivée de David à Ciqlag détruite, rencontre d’un esclave (30,1-16) (1) Établissement des camps philistin et israélite (28,4-5) N6 (2) Saül chez la sorcière (28,4-25) « Yhwh a déchiré la royauté de ta main et il l’a donnée à ton prochain, à David » (v. 17)iv J7 (6) David pille les Amalécites (30,17-25) (7) Mort de Saül et de ses fils (31,1-6) « Saül, ses trois fils (…) moururent ensemble ce jour-là » (v. 6) J8 David pille les Amalécites (30,17-25) (8) Dépouillement de Saül et de ses fils (31,8-10) (11) Retour de David à Ciqlag (2 S 1,1) ? N8 (9) Enlèvement des corps de Saül et de ses fils (31,11-12a) J9 (10) Inhumation de Saül (31,12b-13) J10 (12) David apprend la mort de Saül ; lamentation (2 S 1,2-27)
« QUE YHWH SOIT ENTRE MOI ET TOI, ENTRE TA DESCENDANCE DESCENDANCE TOUJOURS
ET
MA POUR
[~lw[-d[] » (v. 31). Voir aussi v. 15 et 23
23,14 « Saül le chercha tous les jours mais Yhwh ne le donna pas en sa main » 25,1 « Samuel mourut »
2 S 2,1 : « il arriva après cela… » [2 S 2,1-9 David roi à Hebron, Ishbosheth roi sur Israël] V. 10 : « ISHBOSHETH FILS DE SAÜL AVAIT QUARANTE ANS LORSQU’IL DEVINT ROI SUR ISRAËL ET IL RÈGNA DEUX ANS (…) » V. 11 : « ET IL ARRIVA QUE LE COMPTE DES JOURS OÙ DAVID FUT ROI À HÉBRON SUR LA MAISON DE JUDA : SEPT ANS ET SIX MOIS ». 2 S 2,12-32 Combat Avner/Joab » N Retour jusque chez eux (v. 29.32) 3,7-11 Ishbosheth accuse Avner 3,31-39 Deuil de David sur Avner 4,5-12 J1 Assassinat d’Ishbosheth (v. 5-7a) N Voyage des assassins (v. 7b) J2 Mise à mort des assassins d’Ishbosheth (v. 8-12) 5,4 : « DAVID AVAIT TRENTE ANS QUAND IL DEVINT ROI, IL RÉGNA QUARANTE ANS. À HÉBRON, IL RÉGNA SUR JUDA SEPT ANS ET SIX MOIS, ET À JÉRUSALEM, IL RÉGNA TRENTE-TROIS ANS SUR TOUT ISRAËL ET JUDA ». 5,6-8 Prise de Jérusalem 6,3-10 Montée de l’arche « L’arche de Yhwh demeura 3 mois dans la maison d’Oved-Edom » (v. 11). 6,12-22 L’arche entre à Jérusalem Mikal « N’EUT PAS D’ENFANT JUSQU’AU JOUR v DE SA MORT » (v. 23) « TA MAISON ET TA 7,1-29 [J1 Dialogue de David et Nathan (v. 1-3)] ROYAUTÉ SERONT AFFERMIES POUR TOUJOURS N Délivrance d’un oracle à Nathan (v. 4-16) [J2 Prière de David (v. 17-29)] DEVANT MOI ET TON TRÔNE SERA ÉTABLI TOUJOURS [~lw[-d[]
8,1 : « Et il arriva après cela… » [2 S 8 : Victoire de David sur ses ennemis 2 S 9 : Mefibosheth à la cour] 10,1 : « Et il arriva après cela… » [2 S 10 victoire sur Ammon et Araméens]
11,2-5 Adultère de David 11,7-15 [J1 J1 et N1 arrivée d’Urie au palais où il passe la nuit (v. 7-9) ] J2 Urie reste à Jérusalem (v. 10-12) J3 Urie reste à Jérusalem, David l’invite à un festin (v. 12-13) N3 au palais (v. 13) J4 David le renvoie avec une lettre (v. 14-15)
aussi v. 13
POUR
» voir
« Et maintenant, l’épée ne se détournera pas de ta maison, pour toujours [~lw[-d[] » (12,10)
12,18-23 [J7 de sa maladie] Mort de l’enfant 13,1 : « Et il arriva après cela » [viol de Tamar] David « fut en deuil de son fils v. 23 : « deux ans après » [Absalom tue Amnon] tous les jours » (v. 37) 13,38 « Absalom était allé à Gueshour et il y resta 3 ans » 14,2-22 Intervention de la femme de Teqoa 14,26 Absalom « se rasait la tête à la fin de chaque année » 14,28 « Absalom resta 2 ans à Jérusalem ». 15,1 : « Et il arriva après cela… » [manœuvres d’Absalom pour se rallier à Israël « Et il arriva à fin de la 4e année » (v. 7) [révolte d’Absalom] 15,13--17,22 J1 David fuit Jérusalem Absalom y entre (15,13--17, 14) N David passe le Jourdain (17,15-22) 18,1--19,9 Défaite d’Israël (18,1-8) Mort d’Absalom (18,9-18) Deuil de David (18,19--19,9) 19,16--20,3 David revient à Jérusalem « ELLES FURENT ENFERMÉES JUSQU’AU JOUR DE v LEUR MORT » (v. 3) 21,1 « Il y eut une famine aux jours de David, 3 années, l’une après l’autre ». 22,1-51 Chant de David 23,9-10 Eléazar victorieux des Philistins 23,20b Benayahou tue un lion 24,8 :Recensement Recensement::99mois moisetet 20 jours 24,9-25 [veille : repentir de David (v. 9-10)] J1 Oracle de Gad, début peste (v. 11-14) Début d’une peste de trois jours (v. 15) J3 ? Fin du fléau, acquisition de l’aire d’Arauna Construction d’un autel (v. 16-25) 1 R 1,1 : « le roi David était vieux et avancé en jours » 1 R 1,9-53 Prise de pouvoir d’Adonias onction de Salomon 2,1 : « les jours de la mort de David approchèrent »
2,13-27
2,11 : « ET LES JOURS OÙ DAVID AVAIT RÉGNÉ SUR ISRAËL : QUARANTE ANS. À HÉBRON, IL AVAIT RÉGNÉ SEPT ANS, ET À JÉRUSALEM, IL AVAIT RÉGNÉ TRENTE-TROIS ANS ». Adonias demande Avishag comme épouse (v. 13-18) Mise à mort d’Adonias (v. 19-25) v. 27« pour accomplir la parole Révocation d’Abiatar (v. 26-27) que Yhwh avait dite sur la Mise à mort de Joab (le même jour ?) (v. 28-35) maison d’Eli à Silo ». 2,39 Et il arriva, au bout de trois ans, que deux serviteurs de Shimeï s’enfuirent
Annexe : Ensemble de la structure calendaire de 1 S 1 – 1 R 2 Légende: Gras: expression «et il arriva après cela». Petites capitales: durées qui commencent ou s’achèvent un jour mis en valeur comme jour. Gras et petites capitales: durées de judicature et de règne. Fond grisé : discours de type oraculaire. Flèche courbe: elle figure une période circonscrite narrativement entre son jour initial et son jour final. De telles périodes peuvent se chevaucher, s’emboîter. Flèche droite: elle figure l’extension d’une situation introduite dans sa durée. La flèche débute en face de l’expression qui introduit la situation et va jusqu’à son terme. Les flèches situées entre la deuxième et la troisième colonne indiquent des durées concernant Samuel, Saül et David. La flèche située à droite du tableau indique les durées relatives aux élides. Le type de trait (plein, pointillé etc.) n’a pas de signification en soi. Il sert à faciliter la lecture en distinguant les lignes. ¿ Losange: sur une flèche verticale, marque les étapes et nouvelles durées de la situation visibilisée par la flèche. Les appels de notes en petits caractères romains renvoient aux pp. 243-244. Pour une présentation plus détaillée du tableau, voir pp. 241-243.
LE TEMPS QUI COMPTE
BIBLIOTHECA EPHEMERIDUM THEOLOGICARUM LOVANIENSIUM
EDITED BY THE BOARD OF EPHEMERIDES THEOLOGICAE LOVANIENSES
Louis-Léon Christians – Joseph Famerée – Éric Gaziaux – Joris Geldhof Arnaud Join-Lambert – Mathijs Lamberigts – Johan Leemans Annemarie C. Mayer – Olivier Riaudel (secretary) Matthieu Richelle – Joseph Verheyden (general editor)
EDITORIAL STAFF
Rita Corstjens – Claire Timmermans
UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN LOUVAIN-LA-NEUVE
KU LEUVEN LEUVEN
BIBLIOTHECA EPHEMERIDUM THEOLOGICARUM LOVANIENSIUM CCCXVIII
LE TEMPS QUI COMPTE CONSTRUCTION ET QUALIFICATION DU TEMPS DE L’HISTOIRE DANS LE RÉCIT DES LIVRES DE SAMUEL (1 S 1 – 1 R 2)
PAR
BÉATRICE OIRY
PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT
2021
A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. ISBN 978-90-429-4407-7 eISBN 978-90-429-4408-4 D/2021/0602/111 All rights reserved. Except in those cases expressly determined by law, no part of this publication may be multiplied, saved in an automated data file or made public in any way whatsoever without the express prior written consent of the publishers. © 2021 – Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven (Belgium)
À la mémoire de mes parents, Yves et Micheline Oiry
Thomas GLEB, Son Nom (1979) Tapisserie en laine, 64 × 36, détail © Musées d’Angers, photo P. DAVID
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . INTRODUCTION: LE
XV
....
1
CHAPITRE 1: ENTRER DANS L’ÉPAISSEUR DU TEMPS: L’OUVERTURE DU RÉCIT (1 S 1,1–2,11) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
17
TEMPS DANS SON ARTICULATION NARRATIVE
I. L’ouverture du récit: un seuil temporel stratégique . . . . . . . . . 17 II. L’exposition: un monde clos mis en tension (1 S 1,1-8) . . . . . 21 1. Les données d’identification prétemporelles (1 S 1,1-2) . . 21 2. La mise en place d’une temporalité cyclique (1 S 1,3-7a) . 24 3. Une exposition qui s’effiloche (1 S 1,7b-8) . . . . . . . . . . . . 27 32 III. Le corps du récit: un processus d’accomplissement (1 S 1,9-28) 1. Un cadrage chronologico-rituel homogène à l’exposition . 32 2. Le principe de la séquence: une dynamique d’accomplissement. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 a) Le processus d’exaucement de la demande (1 S 1,12-20) 43 ii. La prolongation de la prière (1 S 1,12-18) . . . . . . . . 43 ii. L’exaucement de la demande (1 S 1,19-20) . . . . . . . 48 b) Le processus d’accomplissement de la promesse (1 S 1,2128) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 IV. Le poème: clé herméneutique et élaboration paradigmatique (1 S 2,1-10) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 1. Traduction de 1 S 2,1-10 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 2. L’affinité du poème avec la spatialité . . . . . . . . . . . . . . . . . 70 3. La répartition des formes verbales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 4. Une lecture du poème entre spatialité et temporalité . . . . . 81 5. La contribution du poème à la temporalité du récit . . . . . . 94 V. Ce qui fait la texture du temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 1. Structure chronologique du récit et norme temporelle de la scène . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 2. Discours direct et séquence narrative . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 3. Le temps vécu des personnages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
X
TABLE DES MATIÈRES
CHAPITRE 2: JOUR, MOIS, ANNÉE: LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE ET SES USAGES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109 I. Le vocabulaire calendaire dans le discours . . . . . . . . . . . . . . . II. Les termes calendaires et leur fréquence . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Les durées: années, mois et périodes de jours . . . . . . . . . . . . . 1. Les termes et leur fréquence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Les expressions itératives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Années et mois comptés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) Les durées comptées: âges et durées de règne . . . . . . . b) Les durées comptées au fil des épisodes . . . . . . . . . . . . 4. Les périodes de jours comptés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5. Les périodes de jours non comptés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. L’échelle du jour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Le terme et sa fréquence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Usages et fonctions du terme «jour» dans le récit . . . . . . . a) Le jour comme cadre chronologique . . . . . . . . . . . . . . . b) Le jour comme mode de désignation du «temps qui compte» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c) Nuits et lendemains: les termes de même échelle que le jour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Jours rappelés et jours annoncés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V. Les usages du vocabulaire calendaire et leurs effets . . . . . . . . CHAPITRE 3: JOURS ET DURÉES,
DISTINGUER LE TEMPS QUI COMPTE
109 115 120 120 124 126 127 129 132 134 140 140 144 144 147 157 159 164
. 169
I. Jours et séquences de jours: l’ampleur du phénomène . . . . . . II. Les contours du jour: éléments de poétique . . . . . . . . . . . . . . . 1. La mise en valeur d’une partie de la séquence narrative . . 2. Le jeu avec les contraintes de la vraisemblance . . . . . . . . . III. Le jour et la substance du temps . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Le jour comme cadre d’un discernement . . . . . . . . . . . . . . a) Le jour comme manifestation de l’évidence des faits . . b) Le jour comme révélateur de la complexité des motivations humaines . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c) Le jour comme engagement herméneutique et éthique . ii. Vox populi, vox Dei (1 S 14) . . . . . . . . . . . . . . . . . . ii. De quoi la providence est-elle prescriptive? (1 S 24) 2. Les séquences de jours. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) D’un jour à l’autre: les cheminements de la parole . . . ii. Les oracles et leurs lendemains . . . . . . . . . . . . . . . . ii. Les paroles humaines et leurs lendemains . . . . . . . . b) Un jour puis l’autre: l’obstination des faits. . . . . . . . . .
169 177 178 183 189 190 191 193 200 202 215 223 224 226 227 233
TABLE DES MATIÈRES
c) Les jours en désordre: l’art des synchronisations providentielles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. Jours et durées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Schéma de la structure chronologique d’ensemble . . . . . . . 2. Les durées mesurées en mois et années: l’évocation du temps qui passe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) Judicatures et règnes: la périodisation politique et ses flottements chronologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b) Les durées mesurées: un temps long sans extension narrative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Les durées non mesurées: d’un jour à l’autre, tisser le temps qui compte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . V. Le jour comme «ligne claire» du temps qui compte . . . . . . . .
XI
236 240 241 244 244 253 255 260
CHAPITRE 4: ARTICULATION DU TEMPS DANS LE DISCOURS DIRECT ET . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263
SÉQUENCE NARRATIVE.
I. Temporalité, personnages et genres littéraires . . . . . . . . . . . . . II. Le discours direct usuel: une temporalité à hauteur d’épisode 1. Formes et usages du discours direct en 1 S 16,1-13 . . . . . . a) La répartition des formes verbales . . . . . . . . . . . . . . . . . b) Le dialogue initial (1 S 16,1-3) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c) La réalisation de la mission (1 S 16,4-13). . . . . . . . . . . d) Les caractéristiques temporelles du discours direct en 1 S 16,1-13 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Le discours direct au futur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) La prévalence du discours direct au futur . . . . . . . . . . . b) Ordonner . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c) Projeter à l’échelle d’une scène ou d’un épisode . . . . . d) Les caractéristiques du discours direct au futur . . . . . . 3. Le discours direct au passé et au présent . . . . . . . . . . . . . . a) S’appuyer sur un état de fait . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b) Revisiter un événement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c) Les caractéristiques du discours direct au passé et au présent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. Projeter et faire mémoire au-delà de l’épisode . . . . . . . . . . a) Promettre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b) Rappeler un événement passé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c) Vers une idiosyncrasie temporelle du personnage de David? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. L’oracle: linéarité et basculement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Les temporalités du discours divin . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
263 268 268 271 273 277 282 286 286 288 292 300 302 302 310 317 318 318 324 332 333 333
XII
TABLE DES MATIÈRES
2. Oracles et discours oraculaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. L’organisation temporelle interne des oracles . . . . . . . . . . . 4. Les oracles comme matrice de la qualification théologique de l’histoire. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. Le poème lyrique: le temps suspendu de l’expérience subjective 1. Éléments d’une définition du lyrique . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La temporalité interne des poèmes: dire l’expérience synthétique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a) Le cantique d’Anne (1 S 2,1-10): l’expérience singulière comme clé de l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . b) L’élégie de David (2 S 1,17-27): le temps à rebours de la mémoire en deuil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . c) Le chant de David (2 S 22): faire mémoire du Dieu des saluts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Temporalité lyrique et qualification de temps du récit . . . . V. Genres du discours direct, formes du temps et qualification de l’histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
335 341 352 358 358 365 368 370 373 378 381
CHAPITRE 5: LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2 DANS SA DYNAMIQUE TEM. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 387
PORELLE
I. Regard d’ensemble sur la structure calendaire . . . . . . . . . . . . . II. D’une crise à l’autre, la manifestation de la souveraineté de Yhwh (1 S 1–12) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . III. Yhwh, l’élu et le destitué: le tempo d’un rapport de force (1 S 13 – 2 S 1) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 1. Le règne avorté de Saül (1 S 13–15) . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. Le conflit de Saül et de David (1 S 16–26) . . . . . . . . . . . . a) L’entrée en scène de David (1 S 16–18) . . . . . . . . . . . . b) Violences et reconnaissances (1 S 19–26) . . . . . . . . . . . 3. Le dénouement (1 S 27 – 2 S 1) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . IV. David roi: un règne en cinq actes (2 S 2–20) . . . . . . . . . . . . . 1. Acte 1: le progressif établissement à Jérusalem (2 S 2–7) . 2. Acte 2: la stabilisation du royaume (2 S 8–9) . . . . . . . . . . 3. Acte 3: la faute de David (2 S 10–12) . . . . . . . . . . . . . . . . 4. Acte 4: violences fratricides (2 S 13–14) . . . . . . . . . . . . . . 5. Acte 5: révolte et mort du fils (2 S 15–20) . . . . . . . . . . . . V. Le temps déconstruit: abaissement du roi et exaltation de Yhwh (2 S 21–24) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . VI. Une clôture en forme d’ouverture (1 R 1–2) . . . . . . . . . . . . . . 1. Une succession en trois phases . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2. La ruse comme médiation prophétique (1 R 1) . . . . . . . . .
388 392 400 400 404 404 409 413 425 427 431 432 434 436 438 452 452 454
TABLE DES MATIÈRES
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3. Le passé du père pour l’avenir du fils (1 R 2,1-11) . . . . . . 458 4. «Pour accomplir la parole qu’il avait dite» (1 R 2,12-46) . 461 VII. Périodisation du récit et modes des relations de Yhwh avec le peuple. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 464
CONCLUSION: LES MODULATIONS PÉRIODIQUES D’UNE POÉTIQUE À QUATRE VOIX . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467 ABRÉVIATIONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 473 BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 475 TABLE DES
SCHÉMAS ET TABLEAUX
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 489
INDEX BIBLIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 491 INDEX ONOMASTIQUE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 507
AVANT-PROPOS
La présente étude est la reprise d’une thèse de doctorat soutenue dans le cadre d’une cotutelle entre les facultés de théologie de l’Université catholique de Louvain (UCLouvain) et l’Université Pontificale Grégorienne (PUG). Ma reconnaissance est grande à l’égard des deux co-promoteurs, les Professeurs Jean-Pierre Sonnet (PUG) et André Wénin (UCLouvain). Fins lecteurs l’un et l’autre et lecteurs si différents leur regard croisé a été une source de stimulation et d’enrichissement tout au long de la recherche. Leur confiance et leur amitié ont été des soutiens fidèles dans le long cours et parfois l’austérité du travail. Ils ont été et demeurent des maîtres à bien des égards. Mes remerciements vont aussi aux collègues enseignants et doctorants de l’UCLouvain et de la PUG. Les échanges au sein des deux écoles doctorales, la joie de l’étude partagée ont formé un terreau propice à ma recherche. Les liens d’amitié qui se sont tissés demeurent une richesse. Enfin, je suis honorée que les éditions Peeters accueillent mon manuscrit dans la présente collection dont je remercie les membres du comité éditorial et Madame Claire Timmermans.
INTRODUCTION
LE TEMPS DANS SON ARTICULATION NARRATIVE
À qui souhaite appréhender ce qui fait le cœur même d’un récit, S. BarEfrat conseille d’examiner avec soin sa temporalité1. Si un surcroît d’attention s’impose, poursuit-il, c’est que le temps est paradoxal: partout à l’œuvre dans le récit, condition même de sa possibilité, il est comme une infrastructure dont la présence est d’une telle évidence qu’elle en vient à se faire oublier2. Pourtant la temporalité du récit est déterminante pour sa signification. Le conseil de Bar-Efrat prolonge l’invitation biblique. Au seuil du grand récit de Gn – 2 R, le narrateur a sa manière de convier le lecteur à prêter attention au temps, avant que celui-ci ne s’estompe dans l’évidence de son omniprésence. En comptant les jours de la semaine inaugurale, celle de l’œuvre créatrice de Dieu (Gn 1,1–2,4), il donne au temps une perceptibilité comme nulle part ailleurs dans le récit3. Le refrain «et il y eut un soir, et il y eut un matin, jour x» exhibe les jours et leur succession4. Si la force de cette scansion rythme le récit d’une manière qui ne peut échapper, le 1. S. BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible (JSOTSS, 70), Sheffield, Almond Press, 1989, p. 143: «a close scrutiny of the factor of time provides us with a key for penetrating to the very heart of the narrative». 2. Ibid.: «Despite the central position occupied by time in the fabric of the narrative, the reader does not usually pay attention to it and takes it for granted. It exists solely as background and infrastructure. Although it is indispensable and constant, and the entire narrative rests upon it, its existence is not apparent. Even when explicit denotations of time occur within a narrative, they seem to be of only marginal importance». 3. Il ne saurait être question ici d’examiner en détail le récit de Gn 1, ni même les différents aspects de son traitement du temps. Les remarques suivantes s’attachent uniquement à la façon dont la première page du récit confère au temps un relief particulier et imprime un rythme à la narration qui commence. Elles s’intéressent exclusivement à l’impact narratif de ce traitement du temps, bien que celui-ci ait aussi des incidences théologiques de premier ordre. Pour une vue plus générale et synthétique, voir, parmi une abondante bibliographie, J.L. SKA, Passato e presente. L’esperienza del tempo nel libro della Genesi, dans ID., Una goccia d’inchiostro. Finestre sul panorama biblico, Bologna, EDB, 2008, 39-65, pp. 4043. 4. Leur caractère structurant est d’une telle évidence qu’il est relevé d’emblée par les commentateurs, souvent associé à d’autres formules récurrentes, et n’appelle pas à explicitation supplémentaire. Voir par exemple A. WÉNIN, D’Adam à Abraham ou les errances de l’humain. Lecture de Genèse 1,1–12,4 (LiBi, 148), Paris, Cerf, 2007, p. 20. Voir aussi P. BEAUCHAMP, Création et séparation. Étude exégétique du chapitre premier de la Genèse (LD, 201), Paris, Cerf, 2005, p. 36 qui appelle «section-jour» la partie du texte consacrée à un jour.
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temps ne tient cependant pas le devant de la scène. Car dans la perspective de ce récit d’origine, il n’est pas à proprement parler une réalité créée. Nulle parole divine ne l’appelle à l’existence. C’est la lumière qui survient, et le temps n’apparaît que comme le corollaire de la séparation de la lumière d’avec la ténèbre5. Dans le récit biblique, le temps se manifeste d’abord dans sa dimension calendaire, c’est-à-dire comme une mesure, c’est pourquoi il est second. Il constitue un système de repères qui permet d’appréhender autre chose que lui-même pour en fixer le moment ou en segmenter le cours. Les jours que l’on rapporte sont donc significatifs à cause de ce qui s’y passe. C’est à cela, et non à la mesure temporelle en tant que telle, qu’il faut prêter attention. Si, en Gn 1, les jours sont exhibés, c’est qu’ils sont chacun l’écrin d’une parole et le cadre de ce qu’elle fait surgir. Voilà ce pour quoi ils comptent, apprend-on de ces battements initiaux. Bien qu’ils soient exceptionnels, les jours de la création introduisent d’emblée le lecteur dans un monde dont la temporalité est homogène à la sienne; ce lecteur est renvoyé à son expérience la plus élémentaire, la plus «quotidienne» du temps, oserait-on dire. Lui est ainsi signifié que depuis l’origine, le temps est rythmé selon le même tempo que celui de son existence. Les jours qu’il vit, suggère le récit, s’inscrivent dans la droite succession des premières occurrences qui lui sont rapportées. Ceci n’est pas sans incidence dans un récit à prétention historiographique comme l’est la vaste fresque, qui, de tome en tome, va du premier jour du monde à la chute de Jérusalem6. La façon dont est raconté le processus créateur couple le temps du récit au temps du monde. Si le récit progresse jour après jour c’est que la création se déploie à ce rythme, qui sera aussi celui de l’histoire. La prégnance et la perceptibilité du temps en Gn 1 tiennent à ce que la mesure «naturelle» du temps de l’histoire est également le principe organisateur le plus immédiatement perceptible de la progression du récit. Le discours est composé d’unités successives qui correspondent chacune à un jour et sont déterminées comme tel. Mais l’historiographie biblique n’est pas une chronique, et le récit par jour cesse au terme de la première semaine7. Cette rupture de rythme est 5. Voir sur ce point BEAUCHAMP, Création et séparation, p. 190. 6. Sur l’ampleur sans comparaison dans le monde ancien de l’historiographie biblique dans sa forme finale, voir A. MOMIGLIANO, Time in Ancient Historiography, dans History and Theory 6 (1966) 1-23, p. 18 [réédition dans ID., Essays in Ancient and Modern Historiography, Chicago, IL, The University of Chicago Press, 2012, 179-204]. 7. On remarquera que la grande fresque historiographique de Gn – 2 R se clôt par un retour à une histoire envisagée dans ses jours. Le dernier verset de l’ensemble ne compte pas moins de trois occurrences de « יוםjour», groupées dans le dernier membre de la phrase: «sa nourriture fut une nourriture continuelle qui lui était donnée par le roi, chaque jour []דבר־יום ביומו, tous les jours de sa vie [»]כל ימי חיו. Ainsi les jours sont-ils envisagés l’un
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elle aussi significative. Par sa progression jour par jour, le temps d’une semaine, le récit affiche sa dépendance au temps du monde, à celui de l’histoire: c’est ce qui survient au fil de ce temps qui va être rapporté. Autrement dit, le récit revendique sa prétention mimétique. Mais en mettant fin, après la relation de la première semaine, à une organisation de son propre cours selon les scansions calendaires du monde qu’il raconte, il revendique aussi son autonomie dans la manière de conduire la relation de l’histoire, d’en représenter le déroulement. Et cette autonomie est d’abord celle d’organiser le tempo de son propre flux. La succession des jours s’efface du récit, mais il demeure implicite qu’elle reste le rythme du temps du monde, celui du «temps raconté». Le flux du récit, quant à lui – c’està-dire «le temps racontant»8 – ne sera plus organisé par les scansions mimétiques du tempo du monde. Le récit aura sa temporalité propre sans qu’il renonce pour autant, j’y reviendrai, à sa prétention à rendre compte du temps de l’histoire. Quant au lecteur, le «calage» initial du temps du récit sur le temps du processus créateur produit sur lui des premières impressions puissantes qui orientent la réception du récit à venir9: c’est après l’autre dans leur succession et dans la durée qu’ils forment. Au moment où il s’achève, le récit qui a débuté par le compte des jours reconduit l’histoire à son propre rythme mais aussi à l’indistinction de ses jours. Elle continuera de se dérouler, jour par jour, tous les jours, sans que le temps du récit continue d’en révéler le relief. Ce premier arc autour de Gn 1 – 2 R est doublé d’un second de l’envergure du canon. Celui-ci se clôt en effet avec les deux tomes des ( דברי הימים1 – 2 Ch) dont le récit couvre la même longue période que Gn – 2 R. Le titre du récit «choses/paroles des jours» exprime explicitement ce que Gn 1 dit implicitement. L’histoire est faite des «choses des jours» et ceux-ci en sont la mesure. 8. La distinction «temps raconté»/«temps racontant» est établie en premier lieu par Günther Müller qui parle pour sa part de Erzählzeit (temps du récit) et d’erzählte Zeit (temps de l’histoire). Voir G. MÜLLER, Erzählzeit und erzählte Zeit, dans H. EGNER – E. MÜLLER (éds), Morphologische Poetik, Tübingen, Niemeyer, 1968, 269-286 et de façon plus systématique ID., Aufbauformen des Romans, dans V. KLOTZ (éd.), Zur Poetik des Romans (Wege der Forschung, 35), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1965, 280-302, p. 285. Cette distinction est fondatrice des études sur la temporalité narrative. Celle-ci en effet, vit de la tension multiforme entre ces deux ordres de temps. Cette tension peut être analysée dans ses dimensions formelles, comme l’a fait G. GENETTE dans son étude classique Discours du récit, dans Figures III, Paris, Seuil, 1972, 67-267. Elle peut l’être aussi dans ses effets «pathiques» sur le lecteur. M. Sternberg a montré comment c’est ce rapport qui génère les effets de suspense, de curiosité et de surprise, ces effets qui sont le propre du récit. Voir en particulier M. STERNBERG, Telling in Time (II). Chronology, Teleology, Narrativity, dans Poetics Today 13 (1992) 463-541. 9. Voir J.-P. SONNET, De Dieu et de son Christ comme êtres de promesse, dans NRT 136 (2014) 353-373, p. 353: «En psychologie de la perception, la loi des premières impressions (Primacy Effect) établit que ce qui vient en tête dans la communication d’un message, et singulièrement d’un récit, s’imprime en profondeur dans l’esprit du destinataire et oriente la réception de ce qui suit». Voir aussi M. STERNBERG, Expositional Modes and Temporal Ordering in Fiction, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1978, pp. 93-102 et M. PERRY, Literary Dynamics. How the Order of a Text Creates Its Meanings, dans Poetics Today 1 (1979) 35-64, pp. 54-58.
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dans le temps du monde, dans ses jours – lui signifie le récit – qu’est survenu et que survient ce qui lui est raconté. C’est à ce temps qu’il lui faut prêter attention, à ce temps et à celui du récit qui s’offre à lui comme un guide. Il est en effet de bonne méthode, pour appréhender ce que l’on appellera dans l’immédiat et grossièrement le «temps biblique», de ne pas s’éloigner des formes discursives qui l’articulent. Car en matière de temporalité, l’articulation est déterminante. Le temps, montre F. Hartog10, ne relève pas d’une expérience universellement partagée. L’expression proverbiale «autres temps, autres mœurs» pourrait suffire à laisser deviner que l’humanité, dans sa profondeur historique et son extension géographique, a connu et connaît non pas un temps mais des temps; l’expression laisse entendre également que l’expérience du temps est étroitement adossée à des pratiques sociales, culturelles, religieuses. Il y a pourtant des catégories universelles en matière d’expérience temporelle: les dimensions de passé, de présent et de futur. Or, pour Hartog, la pluralité des expériences du temps procède de modes d’articulation spécifiques de ces trois catégories. Il nomme ces différents modes des «régimes d’historicité»11. Cette notion est un outil qui permet d’examiner les formes et les particularités des différentes expériences du temps: L’attention se porte d’abord (…) et surtout sur les catégories qui organisent ces expériences et permettent de les dire, plus précisément encore sur les formes ou les modes d’articulation de ces catégories ou formes universelles que sont le passé, le présent et le futur. Comment, selon les lieux, les temps et les sociétés, ces catégories, à la fois de pensée et d’action, sont-elles mises en œuvre et viennent-elles à rendre possible et perceptible le déploiement d’un ordre du temps? De quel présent, visant quel passé et quel futur, s’agit-il ici ou là, hier ou aujourd’hui? L’analyse se focalise donc sur un en-deçà de l’histoire (comme genre ou discipline), mais toute histoire, quel que soit pour finir son mode d’expression, présuppose, renvoie à, traduit, trahit, magnifie ou contredit une ou des expériences du temps. Avec le régime d’historicité on touche ainsi à l’une des conditions de possibilité de la production d’histoires: selon les rapports respectifs du présent, du passé et du futur, certains types d’histoire sont possibles et d’autres non12.
Ces questions ont lancé la recherche qui va être menée ici. Elles lui seront sous-jacentes. Il ne s’agira pas de dégager, en historienne, un régime de temporalité qui serait celui du «monde biblique», ou de façon plus circonscrite, celui que partageraient les auteurs de 1 S 1 – 1 R 2. Mais 10. Voir en particulier F. HARTOG, Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps (La librairie du XXIe siècle), Paris, Seuil, 2003, pp. 11-75 pour ce qui a le plus directement inspiré ma recherche. 11. Ibid., pp. 26-28. 12. Ibid., pp. 27-28.
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je garderai en mémoire le fait qu’une expérience du temps procède d’une articulation particulière entre passé, présent et futur, et que cette articulation rend possible la production de certains types d’histoire et n’en permet pas d’autres. Il s’agira donc d’examiner au plus près du récit les formes d’une articulation du temps pour dégager quel(s) type(s) d’histoire elles produisent. Cet attachement à la forme du discours, et particulièrement à celle du récit, est un héritage des travaux déterminants de P. Ricœur en matière de temporalité en général13 et de temporalité biblique en particulier14. Ricœur a imprimé, en effet, un tournant décisif à la réflexion sur l’expérience du temps et sur son articulation discursive, notamment dans le débat sur la question du «temps biblique». Il faut noter que la recherche de ce que l’on pourrait appeler un régime de temporalité propre au «monde biblique» n’est pas nouvelle. Pour s’en tenir à la période moderne, les historiens des religions et les théologiens, allemands notamment, ont développé une activité de recherche intense autour de la notion de «temps biblique» au milieu du siècle dernier15. L’objectif était de déterminer ce qui pouvait apparaître comme un propre biblique en matière de temporalité. Les réalités 13. Son maître ouvrage en la matière est la trilogie Temps et récit. T. 1. L’intrigue et le récit historique (1983); T. 2. La configuration dans le récit de fiction (1984); T. 3. Le temps raconté (1985), Paris, Seuil, 1991. 14. Voir en particulier P. RICŒUR, Temps biblique, dans Archivio di filosofia 53 (1985) 23-35. Cet article a eu peu d’échos du fait, probablement, de sa parution dans une édition difficilement accessible. Il a fait l’objet d’une réédition dans la revue Esprit 391 (2013) 110-125 sous le titre: Les temps du Dieu biblique. 15. Voir en particulier sur une période de vingt ans: H.W. ROBINSON, Inspiration and Revelation in the Old Testament, Oxford, Clarendon, 1946; O. CULLMANN, Christ et le temps. Temps et histoire dans le christianisme primitif, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1947; M. ELIADE, Le mythe de l’éternel retour, archétypes et répétition, Paris, Gallimard, 1949; H.-C. PUECH, Temps, histoire et mythe dans le christianisme des premiers siècles (1952), dans ID. (éd.), En quête de la Gnose. T. 1. La Gnose et le temps et autres essais, Paris, Gallimard, 1978, 1-23; J. MARSH, The Fullness of Time, London, Nisbet, 1952; G. PIDOUX, La notion biblique du temps, dans RTP 2 (1952) 120-125; A.E. MURTONEN, On the Chronology of the Old Testament, dans Studia theologica 8 (1954) 133-137; T. BOMAN, Hebrew Thought Compared with Greek, London, SCM Press, 1960; P. VIDAL-NAQUET, Temps des dieux et temps des hommes. Essai sur quelques aspects de l’expérience temporelle chez les Grecs, dans RHR 157 (1960) 55-80; J. BARR, Biblical Words for Time, London, SCM Press, 1961; J. MUILENBURG, The Biblical View of Time, dans Harvard Theological Review 54 (1961) 225-252; J.B. CURTIS, A Suggested Interpretation of the Biblical Philosophy of History, dans HUCA 34 (1963) 115-123; N.H. SNAITH, Time in the Old Testament, dans F.F. BRUCE (éd.), Promise and Fulfilment, Edinburgh, T&T Clark, 1963, 175-186; S.G.F. BRANDON, History, Time and Deity. A Historical and Comparative Study of the Conception of Time in Religious Thought and Practice, New York, Manchester University Press, 1965; S. TOULMIN – J. GOODFIELD, The Discovery of Time, New York, Harper & Row, 1965; J.-P. VERNANT, Mythe et pensée chez les Grecs. Études de psychologie historique, Paris, Maspero, 1965; J.T. FRASER, The Voices of Time, New York, Braziller, 1966; MOMIGLIANO, Time in Ancient Historiography; J.A.T. ROBINSON, In the End, God, London, Collins, 1968.
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étudiées ont été, bien sûr, les textes – Ancien et Nouveau Testament –, mais aussi ce qui apparaissait comme des particularités sémantiques et syntaxiques de l’hébreu. Les pratiques rituelles et sociales ont également été examinées. Il s’agissait d’extraire de cet ensemble, envisagé comme reflétant une expérience cohérente, un concept de temps unique comparable à d’autres ou plutôt apte à être distingué de ceux qu’on décelait dans d’autres cultures antiques. La comparaison s’est orientée principalement vers le monde grec. Le «temps biblique» a alors été défini dans une opposition diamétrale et systématique à ce qui se trouvait du même coup érigé en «temps grec». Le premier aurait été linéaire, le second cyclique, l’un et l’autre s’insérant dans des «pensées» en tout point différentes16. Ces thèses ont eu une audience importante comme en témoignent des œuvres devenues des classiques de la théologie biblique et dogmatique17. Rapidement, cependant, des voix se sont fait entendre pour mettre en question des oppositions jugées trop systématiques et une méthode qui ne prenait pas garde à la pluralité des discours. A. Momigliano, notamment, a dénoncé raccourcis et précompréhensions, et il a apporté des éléments pour une comparaison plus nuancée des pratiques historiographiques hébraïques et grecques et de leur rapport au temps18. Quant au 16. Une expression synthétique de cette opposition se trouve sous la plume de H.-C. PUECH, La Gnose et le temps (1952), dans ID. (éd.), En quête de la Gnose, t. 1, 215270, p. 217: «L’hellénisme conçoit, avant tout, le temps comme cyclique ou circulaire, revenant perpétuellement sur lui-même, bouclé éternellement sur soi, sous l’effet des mouvements astronomiques qui en commandent et en règlent nécessairement le cours. Pour le christianisme, au contraire, le temps, lié à la Création et à l’action continue de Dieu, se déroule unilatéralement, en un seul sens, à partir d’un point de départ unique et en direction d’un but également unique: il est orienté, et un progrès s’accomplit en lui, du passé vers l’avenir, il est un, organique, et progressif; il a, en conséquence, une réalité plénière». C’est chez BOMAN, Hebrew Thought, que l’opposition entre deux «pensées» est construite de la façon la plus large et la plus systématique: de la sémantique et de la syntaxe à la psychologie, en passant par les concepts et les expériences esthétiques. Le temps biblique linéaire serait l’axe central d’une culture qui aurait privilégié l’écoute, le temps circulaire grec serait intégré dans une culture dominée par l’espace et dans laquelle la vue aurait été privilégiée. Voir pour une synthèse de ces perspectives MUILENBURG, The Biblical View of Time. Voir aussi ELIADE, Le mythe de l’éternel retour, pp. 152-166 et 236-240. Pour l’auteur, la conception linéaire du temps dans la Bible est liée à une appréhension de l’histoire comme théophanie. Elle émerge en Israël en s’arrachant à une conception cyclique plus originaire et qui perdure. Par ailleurs, on remarquera la contribution de PIDOUX, La notion biblique du temps qui se distingue par son appel à reconnaître une pluralité de conceptions du temps dans l’Ancien Testament. 17. En théologie biblique, l’œuvre la plus emblématique est celle de G. VON RAD, Théologie de l’Ancien Testament. T. 2. Théologie des traditions prophétiques d’Israël, Genève, Labor et Fides, 1965. Voir aussi MARSH, The Fullness of Time. En théologie dogmatique, la distinction des deux temporalités est au centre de CULLMANN, Christ et le temps. 18. Voir MOMIGLIANO, Time in Ancient Historiography.
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dossier sémantique et à ses implications théologiques, il a été réévalué et nuancé par J. Barr19. La contribution de P. Ricœur s’inscrit, quant à elle, à la confluence du «tournant linguistique» et du renouveau de l’herméneutique. Son apport dans ce débat particulier est passé relativement inaperçu alors qu’il me semble décisif20. Ricœur insiste sur le fait que chacune des deux sphères culturelles, l’hébraïque et la grecque, recèle une diversité de discours et de pratiques qui engagent une pluralité des modes d’articulation, de pensée et finalement d’expérience du temps. Une chose est, par exemple, dans le monde grec, la réponse que le philosophe donne à la question «qu’est-ce que le temps?», une autre la conception qui sous-tend des pratiques de divination. Et pour ce qui est du «sens» du temps, certains textes bibliques sapientiaux témoignent d’une appréhension cyclique alors que les pratiques d’historiens comme Hérodote reposent sur une conception linéaire. Il est donc impossible de déterminer «un» temps, qu’il soit grec ou biblique21. Ceci acquis, le plus décisif de la contribution de Ricœur est la voie qu’il ouvre pour aborder la façon dont le corpus biblique appréhende le temps: 19. Voir en particulier BARR, Biblical Words for Time et ID., Story and History in Biblical Theology (1980), dans ID., The Scope and Authority of the Bible (Explorations in Theology, 7), London, SCM Press, 2002, 1-17. Pour un réexamen récent de la sémantique du temps en hébreu, voir G. BRIN, The Concept of Time in the Bible and the Dead Sea Scrolls (Studies on the Texts of the Desert of Judah, 39), Leiden, Brill, 2001, qui emploie le terme «concept» dans une acception très large. 20. Voir RICŒUR, Temps biblique, pp. 23-27 en particulier, que je reprends ici en substance. 21. Après une certaine éclipse, la question du temps dans la Bible connaît un renouveau récent dans la recherche au-delà des études sémantiques ou syntaxiques qui n’ont jamais cessé. Quatre ouvrages parus de façon quasi concomitante dans l’espace francophone sont révélateurs du tournant qui s’est opéré dans la manière d’appréhender la question. M. LEROY – M. STASZAK (éds), Perceptions du temps dans la Bible (Études bibliques nouvelle série, 77), Leuven – Paris – Bristol, CT, Peeters, 2018 fait entendre dès le titre et son pluriel que la quête d’un unique temps biblique est désormais révolue. Le titre suggère également que l’expérience du temps et son écriture n’échappent pas au prisme de la particularité, celle des auteurs, des corpus, des contextes socio-historiques mais aussi des méthodes, l’ouvrage proposant une belle diversité sur ces plans. Il en va de même pour S. RAMOND (éd.), Temps de Dieu, temps des hommes (Cahiers Évangiles, 187), Paris, Cerf, 2019 et EAD. – R. ACHENBACH (éds), Aux commencements – Création et temporalité dans la Bible et dans son contexte culturel. Collected Essays on Creation and Temporality in Ancient Near Eastern and Biblical Texts (BZAR, 24), Wiesbaden, Harrassowitz, 2019. Enfin, il faut signaler H. AUSLOOS – D. LUCIANI (éds), Temporalité et intrigue. Hommage à André Wénin (BETL, 296), Leuven – Paris – Bristol, CT, Peeters, 2018. Ce volume, entièrement consacré au traitement narratif du temps, offre un aperçu de la réception des études narratologiques dans le champ biblique. Il témoigne du déplacement que ces études ont opéré et des perspectives nouvelles qu’elles introduisent dans la recherche sur le temps dans la Bible en s’attachant non plus seulement à la temporalité «reflétée» par les récits, mais à celle qu’ils produisent.
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Renonçant à tirer de la Bible un concept de temps susceptible d’entrer en compétition avec celui des philosophes, on s’emploiera à dégager la temporalité impliquée, et en quelque sorte opérée ou produite par la Bible en tant qu’Écriture22.
La direction ainsi tracée, qui repose tout entière sur les acquis de Temps et récit, est le fondement théorique de ma recherche et sa règle méthodologique. La méthode est donc de revenir à «l’Écriture» prise au sérieux comme É/écriture. Et puisque celle de 1 S 1 – 1 R 2 est principalement narrative, c’est une analyse narrative qu’il faut conduire. Mon projet est d’examiner comment ce récit non seulement «implique» du temps, mais l’implique en l’«opérant». Et il n’échappera pas qu’avec ce verbe, Ricœur utilise un terme latin qui correspond au champ sémantique de ποιέω «faire» en grec. Voilà l’acquis théorique de Temps et récit: l’expérience du temps est le fruit d’une poétique, autrement dit le temps – c’est-à-dire le temps vécu – est en quelque sorte construit par le récit; il ne se donne pas, ne se pense pas hors d’une narration23. Et ceci vaut pour tout récit, qu’il se présente comme une historiographie ou comme une fiction. Mais lorsque le récit revendique une prétention historiographique, la poétique du temps est au service d’un «dire vrai» particulier sur l’événement ou sur la période que le récit se donne pour objet de rapporter24. Autrement dit, le temps qu’«œuvre» le récit révèle ce qu’il en est du temps de sa référence, du temps raconté. À la différence de la chronique, qui consigne des faits dans des mesures calendaires, le récit historique prétend faire apparaître ce qui se joue dans le temps de l’histoire. Et il le fait en premier lieu par la voie de l’explication causale. Celle-ci est au centre de la pratique historienne25 22. RICŒUR, Temps biblique, p. 26. 23. Commentant Ricœur, Hartog affirme: «Il n’y a, pour finir, de temps pensé que raconté. Mais dès lors qu’il n’y a plus de narration du temps, il n’y a plus de temps pensé». Voir F. HARTOG, La temporalisation du temps. Une longue marche, dans J. ANDRÉ – S. DREYFUS-ASSÉO – F. HARTOG (éds), Les récits du temps, Paris, PUF, 2010, 9-29, p. 15. 24. La littérature de fiction peut bien sûr prétendre à une forme de «dire vrai», mais celui-ci n’est pas du même ordre. La différence se joue dans le rapport du récit à sa référence et c’est ce rapport, revendiqué par l’auteur, qui distingue les deux registres. Le récit historiographique prétend parler d’événements qui ont eu lieu dans le monde que partagent l’auteur et le lecteur et sa charge est de rendre compte de cette factualité. Le récit de fiction est délié de cette obligation. Le fait qu’un récit qui se présente comme une historiographie soit mal documenté, erroné voire mensonger, ne fait pas de lui un livre de fiction. Il n’est pas considéré comme un roman mais comme un mauvais livre d’histoire. Ce type de jugement en revanche n’est pas pertinent pour un récit fictionnel dont la qualité n’est pas jugée à l’aune de l’exactitude avec laquelle il traite les événements de la période dans laquelle il se situe. 25. La recherche des causes est une quête majeure et une opération centrale du travail de l’historien, comme en atteste sa constance dans l’histoire de la discipline au-delà de la diversité des formes, des écoles, des méthodes, et, pour chaque recherche, de la
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car, comme l’affirme Marc Bloch, elle est l’«outil de la connaissance historique»26. Parce qu’il vise à manifester les causes des événements, le projet historien est en affinité avec le propre narratif. Comme Aristote l’a établi le premier dans sa Poétique, l’intrigue est le cœur du récit et elle agence les faits, non selon leur ordre chronologique, mais selon une logique de causalité27. Et si Temps et récit a marqué un tournant dans la réflexion historiographique, c’est en particulier pour avoir montré que l’écriture de l’histoire est une mise en intrigue28. C’est pour cela que le récit est le lieu où l’histoire s’opère et c’est comme cela qu’elle s’opère. Elle «imite dans son écriture les types de mise en intrigue reçus de la tradition littéraire»29. Ricœur note que du fait de ces emprunts, l’histoire est croisée par la fiction, elle est pour ainsi dire «fictionnalisée». Il entend par là qu’elle emprunte au récit fictionnel ses ressources poétiques. Et il poursuit: «l’étonnant est que cet entrelacement de la fiction à l’histoire n’affaiblit pas le projet de représentance de cette dernière, mais contribue à l’accomplir»30. Si une forme de fictionnalisation contribue à l’accomplissement du projet historien, c’est que celui-ci, loin d’être une relation neutre de faits documentation disponible. Voir un rapide aperçu historique de la place de la notion en histoire, de ses acceptions et des débats dont elle fait l’objet: C. DELACROIX, Causalité/ explication, dans ID. – F. DOSSE – P. GARCIA – N. OFFENSTADT (éds), Historiographies. T. 2. Concepts et débats (Folio histoire, 180), Paris, Gallimard, 2010, 682-692. Comme le rappelle A. PROST, Douze leçons sur l’histoire (Points Histoire, 225), Paris, Seuil, 2010, pp. 153 et 155: «Ce qui constitue (…) l’objet de l’histoire, ce n’est en effet ni qu’il soit singulier, ni qu’il se déploie dans le temps. (…) Ce qui compte c’est l’enchaînement, non la succession. Il ne suffit pas que les faits se placent en ordre chronologique pour qu’il y ait histoire, il faut qu’il y ait influence des uns sur les autres». Il poursuit: «S’il existe en histoire d’autres formes d’intelligibilité que la reconstitution de causalités, force est de constater que les historiens passent beaucoup de temps à rechercher les causes des événements qu’ils étudient et à déterminer les plus importantes» (p. 170). Voir aussi B. OIRY, La storia come racconto. Contributi a una lettura narrativa della storiografia biblica, dans P. BOVATI (éd.), I libri «storici» dell’Antico Testamento. Seminario per studiosi di Sacra Scrittura, Roma 22-26 gennaio 2018 (@biblicum, 4), Roma, GBP, 2018, 9-38, pp. 12-25. Sur la question de l’explication causale en 1 – 2 S, voir R. GILMOUR, Representing the Past. A Literary Analysis of Narrative Historiography in the Book of Samuel (VTS, 143), Leiden – Boston, MA, Brill, 2011, pp. 41-89. 26. Cité dans DELACROIX, Causalité/explication, p. 682. 27. Voir ARISTOTE, Poétique (Classiques en poche, 9), Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 29, 1450b l. 23-34; J. PIER, After This, Therefore because of This, dans ID. – J.Á. GARCÍA LANDA (éds), Theorizing Narrativity, Berlin, De Gruyter, 2008, 109-140. 28. RICŒUR, Temps et récit, t. 1, pp. 217-310. Les dernières pages (301-310) sont une discussion avec P. Veyne qui, quelques années avant Temps et récit, avait déjà insisté sur l’histoire comme intrigue ou comme «récit véridique». Voir P. VEYNE, Comment on écrit l’histoire (Points Histoire, 226), Paris, Seuil, 1978, pp. 50-69. 29. RICŒUR, Temps et récit, t. 3, p. 337. 30. Ibid.
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successifs, est un engagement sur le sens. Le récit a pour tâche de rendre plus intelligible l’histoire représentée, de manifester ce qui s’y joue – aux yeux de l’historiographe – et qui, sans l’explicitation de ses logiques causales, demeurerait voilé. Autrement dit, le projet historien est un projet rhétorique, il est conduit par une certaine intelligence du monde, il en défend la vision, et ses emprunts à la poétique narrative sont au service de cette rhétorique. Et c’est peut-être en pensant à la particularité du projet rhétorique de la narration biblique que Ricœur, le philosophe protestant, le lecteur de la Bible, reconnaît à son discours d’être une Écriture capitale. Dans sa réfutation d’un «temps biblique» opposé au temps grec, l’historien Momigliano reconnaît à l’historiographie biblique une particularité: son projet rhétorique est théologique. Il remarque que si les historiographes bibliques ont écrit des histoires de périodes particulières, ils ont fini par toutes les assembler en un continuum sans équivalent dans l’Antiquité. Il émet l’hypothèse que leur objectif était de construire une ligne d’événements qui rende manifeste la continuité de l’action de Dieu dans le monde qu’il a créé31. Ceci signifierait que le principe de détermination des formes de la poétique du récit biblique relèverait d’une théologie. Cette intuition est corroborée par la modélisation que M. Sternberg propose du récit biblique. Il met en évidence que le récit procède d’une tension entre trois principes: un principe historiographique, un principe esthétique et un principe idéologique32. Le principe historiographique tourne le récit vers sa référence. Celui-ci a pour objet de rendre compte d’une période – le siècle qui va de la naissance de Samuel à mort de David pour 1 S 1 – 1 R 2, par exemple; il est l’allié de l’exactitude. Le principe esthétique revendique pour sa part la pleine liberté d’user comme il l’entend de toutes les ressources de l’art narratif; il est l’allié de l’imagination. C’est par sa mise en œuvre virtuose que le récit biblique, et 1 S 1 – 1 R 2 en particulier, se situe au rang des grandes littératures du monde. Attachement à la référence, liberté dans le récit, ces deux principes sont antagonistes. Mais ils sont tenus en tension par le troisième, le principe idéologique. La représentation du monde qui conduit la narration biblique est 31. MOMIGLIANO, Time in Ancient Historiography (rééd. 2012), p. 194: «There was a time in which Hebrew historians knew how to select special periods. Ultimately the idea of an historical continuum from the creation prevailed. All the other interests, including the interest in non-Hebrew history, were sacrificed to it. A privileged line of events represented and signified the continuous intervention of God in the world he had created». 32. Sur ces trois principes, voir M. STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative. Ideological Literature and the Drama of Reading, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1985, pp. 41-46 et ID., La grande chronologie. Temps et espace dans le récit biblique de l’histoire (LR, 32), Bruxelles, Lessius, 2008, pp. 22-24.
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une «théologie dans l’histoire». L’agenda rhétorique du récit est de rendre compte d’une histoire dont Yhwh est le maître mais qui progresse de l’interaction entre ce Dieu et des partenaires humains avec lesquels il est lié par alliance. C’est ce principe qui régule l’exercice des deux autres, ceuxci lui donnant les moyens de sa rhétorique. Toute la rigueur du principe historiographique et tout l’art du principe esthétique sont conjugués au service de la manifestation de cette «théologie dans l’histoire». La tension entre ces trois principes, telle que la modélise Sternberg, sera le cadre heuristique de mon enquête. Ce modèle33 invite à être attentif à la façon dont la poétique du récit «implique» et «opère» une théologie qui se trouve ainsi insérée au cœur de la représentation du monde raconté. Et la poétique du temps est déterminante à cet égard. C’est cette poétique qu’il s’agit d’étudier en 1 S 1 – 1 R 2 à partir de la manière dont le temps du monde représenté est rendu perceptible dans la narration. Il s’agira de voir comment cette perceptibilité est le fruit d’une construction et comment cette construction engage une qualification du temps. Beaucoup de composantes du récit concourent à construire la temporalité du monde représenté. J’ai choisi de m’en tenir à deux éléments explicitement temporels. Je m’intéresserai donc d’une parte au vocabulaire calendaire – dont on a vu en Gn 1 quel relief et quelle présence il donne au temps –, et d’autre part à la façon dont les trois dimensions constitutives du temps, le passé, le présent et le futur, sont articulées dans la narration. Il s’agira pour chacun de ces éléments de déterminer les choix poétiques qui régissent leur mise en œuvre dans le récit. Ces choix devraient permettre de percevoir comment ce qui se présente comme une mimésis – celle du temps de l’histoire racontée – relève en fait d’une rhétorique très puissante, au service des enjeux anthropologiques et théologiques du récit. La construction du temps, verrons-nous, est le vecteur d’une qualification de l’histoire. Elle a donc partie liée avec l’expression de la causalité. Elle contribue à guider le lecteur vers ce que le récit met en valeur comme ce qui compte dans l’histoire, c’est-à-dire ce qu’il importe de raconter et pourquoi. C’est donc également aux modalités de l’expression de la causalité et à ses formes spécifiques que cette recherche sera attentive. 33. Les trois principes présentés ici sont au fondement du modèle narratif de Sternberg, dont je ne peux déployer plus avant ici les implications poétiques, notamment ce qui concerne la construction de l’instance narratrice et celle du niveau d’autorité du récit. Voir sur ces points STERNBERG, Poetics of Biblical Narrative, pp. 58-128; J.-P. SONNET, Y a-t-il un narrateur dans la Bible? La Genèse et le modèle narratif de la Bible hébraïque, dans F. MIES (éd.), Bible et littérature. L’homme et Dieu mis en intrigue (LR, 6), Bruxelles, Lessius, 1999, 9-27; ID., L’analyse narrative des récits bibliques, dans M. BAUKS – C. NIHAN (éds), Manuel d’exégèse de l’Ancien Testament (MB, 61), Genève, Labor et Fides, 2008, 47-94, pp. 53-59.
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L’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2 – qui sera lu dans la version du texte massorétique – présente des caractéristiques particulièrement intéressantes pour cette étude. Il se distingue d’abord par l’ampleur d’une narration remarquable tant du point de vue historiographique34 que du point de vue esthétique. La période que le récit se donne pour référence couvre le siècle qui a vu naître la royauté en Israël. Il va de la naissance de Samuel, le dernier des juges, le faiseur de rois, jusqu’à la mort de David, le second roi. C’est donc une période particulièrement significative de l’histoire du peuple qui fait l’objet de la narration, notamment parce qu’à travers l’évolution des modes de gouvernance, c’est le lien de Yhwh avec Israël qui se trouve reconfiguré. Ces livres se distinguent aussi par leurs qualités littéraires. S’il est un récit romanesque dans la Bible, c’est bien l’histoire de David qui se révèle être un personnage de première envergure35. Il porte en quelque sorte le monde du récit et cela n’est pas sans conséquences sur le plan temporel, ne serait-ce que parce qu’il est l’un des rares personnages bibliques que l’on voit changer au fil du temps. Le récit ne cache pas, par exemple, que le temps a prise sur son héros: si David entre dans la narration en jeune berger agile face à Goliath, c’est en vieillard alité qu’il vit les derniers événements de son règne à partir de 1 R 1. Mais l’ensemble présente également des caractéristiques stylistiques et compositionnelles remarquables pour l’étude de la construction temporelle du récit. Le vocabulaire calendaire y est riche et particulièrement abondant. Les livres de Samuel sont les livres qui, dans la Bible hébraïque, présentent le plus grand nombre d’occurrences du terme « יוםjour». L’étude de ses emplois fera apparaître qu’il est principalement utilisé au singulier, pour mettre en évidence des jours particuliers. Ce trait spécifique de la poétique du temps, très marqué en 1 – 2 S, s’étend, on le verra, jusqu’à 1 R 1–2 après quoi il cesse de devenir prépondérant et laisse place à d’autres types d’usage36. 1 S 1 – 1 R 2 a aussi la particularité d’associer des genres littéraires différents. Si l’ensemble est bien une narration, le lecteur rencontre régulièrement des oracles et des poèmes situés à des points stratégiques du récit. Ces genres littéraires présentent autant de modes d’articulation spécifiques des dimensions du temps et leur conjugaison déploie des effets temporels puissants dont il faudra évaluer la participation à la qualification de ce qui demeure le temps du récit. 34. Il ne s’agit pas d’évaluer ici la qualité du récit pour l’historien contemporain, mais, au sens où on l’a dit, la façon dont le récit se présente comme récit de l’histoire du peuple, sa prétention à être une historiographie. 35. Sur ce point, voir J.C. NOHRNBERG, Princely Characters, dans J.P. ROSENBLATT – J.C. SITTERSON (éds), «Not in Heaven». Coherence and Complexity in Biblical Narrative, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1991, 58-97. 36. Voir infra, p. 118.
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L’ensemble de ces caractéristiques justifie de conduire l’enquête non pas seulement jusqu’à la fin de 2 S, mais, par-delà la coupure éditoriale, jusqu’à 1 R 2. De plus, du point de vue de la cohérence de l’intrigue, 1 R 1–2 est indissociable du récit de l’histoire de David dont il constitue la clôture37. Tous les protagonistes principaux et secondaires ont déjà été acteurs en 2 S à l’exception d’Avishag. Ils voient leur destin se sceller à l’occasion du changement de roi. David n’est pas le seul à mourir: ceux qui se sont opposés à lui et à Salomon depuis la révolte d’Absalom sont mis à mort ou écartés, ceux qui les ont soutenus sont confirmés dans le service du nouveau roi. Quant à Bethsabée, sa mort n’est pas rapportée dans le récit, mais elle disparaît de la scène après 1 R 2. Ainsi les premiers chapitres de 1 R sont-ils le terme de la dynamique narrative qui porte l’ensemble du récit de la succession de David depuis 2 S 7. Mais, au-delà du récit de la succession, c’est également le grand ensemble initié en 1 S 1 qui trouve en ces chapitres une forme d’accomplissement comme une remarque du narrateur vient l’expliciter. En précisant qu’Abiatar est démis par Salomon 37. Sur le plan de l’histoire rédactionnelle, l’hypothèse d’un «récit de succession» (2 S 9–20 et 1 R 1–2) a été formulée par L. ROST, Die Überlieferung von der Thronnachfolge Davids (BWANT, 42), Stuttgart, Kohlhammer, 1926. Elle fait depuis l’objet d’un certain consensus même si l’extension précise de l’ensemble – notamment le point de 2 S où il débute – ainsi que les dates et milieux rédactionnels sont débattus. Pour un point sur les diverses propositions d’extension, voir J. BLENKINSOPP, Another Contribution to the Succession Narrative Debate (2 Samuel 11–20; 1 Kings 1–2), dans JSOT 38 (2013) 35-58, pp. 36-42 qui met en relief également la cohérence littéraire du macro-récit; voir aussi H.O. FORSHEY, Court Narrative (2 Samuel 9 – 1 Kings 2), dans ABD, t. 1, 1172-1178; M. COGAN, I Kings. A New Translation with Introduction and Commentary (AB), New Haven, CT – London, Yale University Press, 2001, pp. 165-166; S. FROLOV, Succession Narrative. A «Document» or a Phantom?, dans JBL 121 (2002) 81-104. Mais dans la perspective de cette étude sur la temporalité, c’est la cohérence littéraire de l’ensemble qui dicte de poursuivre jusqu’à 1 R 2. Sur ce point, voir J.-P. SONNET, «Que ne suis-je mort à ta place!». De la cohérence narrative du cycle de David (1 S 16 – 1 R 2), dans P. ABADIE (éd.), Mémoires d’Écriture (LR, 25), Bruxelles, Lessius, 2006, 274-295, en particulier les pp. 291-293; R. ALTER, The David Story. A Translation with Commentary of 1 and 2 Samuel, New York, Norton, 1999, p. 363; sur la grande composition l’ensemble 1 S 1 – 1 R 2, voir J.P. FOKKELMAN, The Samuel Composition as a Book of Life and Death, dans A.G. AULD – E. EYNIKEL (éds), For and Against David. Story and History in the Books of Samuel (BETL, 232), Leuven – Paris – Walpole, MA, Peeters, 2010, 15-46. Enfin, on remarquera que dans la recension lucianique de la LXX, la séparation entre 2 et 3 Règnes s’effectue au niveau de ce qui correspond à 1 R 2,12 dans le TM. Autrement dit, le récit de la mort de David est considéré comme faisant partie intégrante du volume consacré à l’histoire du roi. Voir J. TREBOLLE, Samuel/Kings and Chronicles. Book Divisions and Textual Composition, dans J.C. VANDERKAM – P.W. FLINT – E. TOV (éds), Studies in the Hebrew Bible. Qumran, and the Septuagint Presented to Eugene Ulrich (VTS, 101), Leiden, Brill, 2006, 96-108, pp. 99-100 pour qui la recension lucianique est le témoin de la division la plus ancienne des livres. Mais pour une discussion de ce dernier point, voir C. EDENBURG, 2 Sam 21–24. Haphazard Miscellany or Deliberate Revision?, dans R. MÜLLER – J. PAKKALA (éds), Insights into Editing in the Hebrew Bible and the Ancient Near East. What Does Documented Evidence Tell Us about the Transmission of Authoritative Texts? (CBET, 84), Leuven – Paris – Bristol, CT, Peeters, 2017, 189-222, p. 191.
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de sa fonction sacerdotale «pour accomplir la parole de Yhwh qu’il avait dite sur la maison d’Éli, à Silo» (1 R 2,27), le narrateur fait apparaître un grand arc narratif qui va de l’oracle de l’homme de Dieu, au début de 1 S (1 S 2,27-36) jusqu’au début de 1 R. Il souligne ainsi que 1 R 2 est la clôture narrative de l’ensemble. Mais la coupure éditoriale, qui marque une séparation entre 2 S 24 et 1 R n’est pourtant pas sans signification. Un tome de l’histoire royale s’achève bien en 2 S 24, mais c’est au début du tome suivant que l’histoire de David et celle des débuts de la royauté arrivent à leur terme. La narration bénéficie, on le verra, des effets successifs produits par la fin d’un livre et la clôture d’une intrigue. Car c’est bien la clôture qui confère à l’ensemble sa cohérence dernière et particulièrement en matière de temporalité. C’est pourquoi la présente étude s’attachera au récit dans sa forme finale. Il ne s’agit pas de nier l’histoire rédactionnelle complexe et longue de l’ensemble ni la légitimité des études génétiques. Mais telle ne sera pas la perspective ici. Dégager, selon l’invitation de Ricœur, la temporalité «opérée» par le récit impose d’entrer dans ce qui fait le propre du récit, à savoir la configuration d’une intrigue qui saisit le lecteur dans sa dynamique et le pousse à poursuivre la lecture jusqu’à son terme38. C’est donc à la temporalité telle que la produit la grande intrigue de 1 S 1 – 1 R 2 qu’est consacrée cette étude. L’ordre des chapitres du présent ouvrage reprend celui qui a conduit la recherche. Le premier est consacré à une lecture linéaire de la page d’ouverture, c’est-à-dire du récit de la naissance de Samuel (1 S 1,1–2,11). L’objectif est, dans ce premier temps, de se rendre attentif à tous les éléments qui concourent à la représentation et la construction du temps. Ceci est particulièrement important au moment où le récit introduit le lecteur dans le monde dont il va raconter l’histoire; les premières configurations temporelles se révéleront en effet déterminantes pour l’ensemble de la narration. Cette lecture mettra en évidence deux éléments majeurs: d’une part la prégnance des indicateurs du temps calendaire, et d’autre part – sans doute de façon moins attendue – la fonction primordiale du discours direct dans la construction du temps. Ces deux éléments donnent leur matière aux chapitres qui suivent. Les chapitres 2 et 3 sont consacrés au temps calendaire. Le premier recense les termes utilisés en 1 S 1 – 1 R 2 et il en étudie les usages d’un point de vue syntaxique et stylistique. Le second 38. Sur «l’art du récit composite» dans la Bible – selon la formule de R. Alter – et sur la narrativité comme dynamique qui intègre et dépasse les étapes de l’histoire rédactionnelle, on verra R. ALTER, L’art du récit biblique (LR, 4), Bruxelles, Lessius, 1999, pp. 179-209 et en particulier les pp. 181-182; J.-P. SONNET, Un drame au long cours. Enjeux de la «lecture continue» dans la Bible hébraïque, dans RTL 42 (2011) 371-407, et en particulier les pp. 382-406; plus spécifiquement, sur la macro-intrigue du cycle de David, SONNET, «Que ne suis-je mort à ta place!».
INTRODUCTION
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dresse les traits d’une poétique du temps calendaire. Il étudie la façon dont ces termes donnent forme et perceptibilité au temps de l’histoire et, ce faisant, le qualifient. Le chapitre 4 est consacré au discours direct étudié dans ses trois genres littéraires: le discours direct «usuel», c’est-à-dire celui de la narration, l’oracle et le poème. Il s’agit de déterminer pour chaque genre comment le passé, le présent et le futur sont articulés dans l’acte de l’énonciation et comment cette articulation contribue directement à la détermination et à la qualification du temps de l’histoire. Enfin, un dernier chapitre se présente comme une lecture en continu de 1 S 1 – 1 R 2, lecture qui ressaisit ce que les chapitres précédents distinguent. Il s’agira de prêter attention à la façon dont les indications calendaires et le discours direct sont associés au service de la construction du temps de l’histoire. C’est alors que pourra être saisi, dans la dynamique de son déploiement, ce dont est porteur le temps qui compte.
CHAPITRE 1
ENTRER DANS L’ÉPAISSEUR DU TEMPS L’OUVERTURE DU RÉCIT (1 S 1,1–2,11)
I. L’OUVERTURE
DU RÉCIT, UN SEUIL TEMPOREL STRATÉGIQUE
L’ouverture1 d’un récit est un phénomène déterminant pour l’ensemble de la narration qui s’engage. Elle est en effet un seuil stratégique aux multiples fonctions2. Toutes concourent à saisir le lecteur pour l’introduire dans le récit; et l’introduire, en matière de narration, consiste à lui faire prendre une direction, celle-là même que prend le récit qui débute. Il s’agit donc de permettre au lecteur d’entrer dans un texte précis, avec son genre, son registre, les modalités de sa voix narrative, de suggérer plus ou moins explicitement quel en sera le sujet, de mettre en scène un «monde», avec ses règles, ses personnages, ses lieux, son époque, etc. Enfin, il s’agit de faire démarrer l’action avec une première scène3. Cette dernière fonction constitue elle-même un seuil stratégique dans le seuil stratégique. M. Sternberg a montré comment le point de passage de l’exposition à la première scène est le moment décisif dans l’ouverture du récit parce qu’il détermine 1. J’entends ici par ouverture ce que A. Del Lungo appelle «incipit», à savoir, selon sa définition, la première unité du récit marquée par une clôture et/ou une rupture formelle ou thématique. Voir A. DEL LUNGO, L’incipit romanesque (Poétique), Paris, Seuil, 2003, p. 51. Le terme «incipit» désignant en français les seuls premiers mots d’un texte, je lui préfère celui d’«ouverture» qui correspond davantage à ce qui fait l’objet de l’étude de Del Lungo ainsi qu’à la première page de 1 S 1 – 1 R 2. Je garderai le terme «exposition», pour l’ensemble des données informatives qui précèdent la première scène, à savoir, nous y reviendrons, ce qui précède le premier événement choisi par le narrateur comme point de départ du récit. 2. L’ouverture du récit a fait l’objet de nombreuses études dont les plus significatives sont I. CALVINO, Cominciare e finire, dans ID., Saggi, t. 1, Milano, Mondadori, 1995, 734753; DEL LUNGO, L’incipit romanesque; STERNBERG, Expositional Modes; A. OZ, L’histoire commence, Paris, Calmann-Lévy, 2002. Voir aussi la sélection de textes théoriques proposée sous le titre Beginnings and Ends dans B. RICHARDSON (éd.), Narrative Dynamics, Columbus, OH, The Ohio State University Press, 2002, pp. 249-328. 3. DEL LUNGO, L’incipit romanesque, pp. 154-155, propose la typologie suivante: a. commencer le texte → fonction codifiante b. présenter le sujet du texte → fonction thématique c. mettre en scène la fiction → fonction informative d. mettre en marche l’action → fonction dramatique Pour une présentation détaillée de chacune, voir ibid., pp. 153-175.
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L’OUVERTURE DU RÉCIT
l’ensemble de la temporalité de ce récit4. Il le détermine à deux niveaux. Tout d’abord, ce passage marque le point du temps auquel l’action démarre, il est donc le point de départ de cette tranche d’histoire dont le lecteur va être témoin. Autrement dit, c’est le début du temps raconté et avec lui, celui de la fabula. Ce moment – que le récit soit fictionnel ou non – relève du temps des horloges, il peut être fixé dans «le temps du monde». Il s’agit, par exemple, dans l’ouverture de 1 S 1 – 1 R 2, du jour du pèlerinage de telle année, que l’on pourrait fixer dans une chronologie si le narrateur nous en donnait la date. Tout chronologique qu’il soit, ce point du temps n’est pas neutre. Il est au contraire chargé de significations souvent implicites pour le récit qui s’ouvre. En effet, loin d’être déterminé au hasard par le narrateur, il correspond au premier événement que celui-ci estime suffisamment significatif pour qu’il le choisisse comme le déclencheur du récit5. Ceci lui confère ipso facto une importance particulière: avec cet événement, avec le début de la première scène, quelque chose d’important se produit, quelque chose de nouveau, de fondateur, quelque chose qui va faire toute une histoire. Mais le passage de l’exposition à la première scène a également un second impact tout aussi décisif puisqu’il imprime au récit la mesure rythmique qui sera la sienne. Tout récit, montre Sternberg, met en place une norme temporelle spécifique pour ses scènes, c’est-à-dire un ratio particulier entre la temporalité d’une scène et celle de l’ensemble du récit, aux deux niveaux du temps raconté et du temps racontant. Cette mesure peut légèrement varier d’une scène à l’autre, mais au regard de l’ensemble, elle reste proportionnellement stable. Or, elle est mise en œuvre pour la première fois dans le passage de l’exposition à la première scène. Il revient donc à celui-ci de donner comme le premier battement du rythme que 4. STERNBERG, Expositional Modes, pp. 19-34 en particulier, que je reprends ici librement. 5. Le narrateur dont il est question ici et à qui des décisions sont attribuées dans la conduite de la narration n’est pas à confondre avec les auteurs historiques de 1 S 1 – 1 R 2. J’entends par «narrateur», l’instance d’énonciation telle que l’ont construite l’ensemble des auteurs de Gn – 2 R. Tous, en effet, se sont coulés dans un même mode d’énonciation caractérisé par un narrateur extradiégétique, anonyme et omniscient comme en atteste son accès aux pensées et perceptions divines (2 S 11,27; 17,14 par exemple) et humaines (1 S 15,32; 16,6; 26,6 par exemple). Cette instance énonciatrice, dont on peut établir les contours à partir du récit lui-même, apparaît comme l’instance qui conduit le récit, c’est-à-dire comme celle qui pose l’ensemble des choix qui confèrent à la narration sa facture concrète. L’ensemble de ces choix apparaît déterminé par la stratégie que ce narrateur met en œuvre. Appeler «narrateur» l’instance d’énonciation du récit telle que les auteurs l’ont construite et derrière laquelle ils se sont retirés et attribuer à ce narrateur une stratégie et des choix dans la conduite du récit n’implique pas qu’il s’agisse d’une personne humaine, historique, douée d’une volonté ou d’une psyché. Comme le dit J.-P. Sonnet, le narrateur est une «persona littéraire» ou encore une métonymie de la narration comme acte. Voir SONNET, L’analyse narrative, p. 53, et plus généralement sur le narrateur pp. 53-56.
UN SEUIL TEMPOREL STRATÉGIQUE
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conféreront au récit les scansions de ce que Sternberg va jusqu’à appeler la norme temporelle de la scène6. Les ouvertures bibliques ont leur manière propre de saisir le lecteur et de l’introduire dans un rythme temporel. R. Alter a montré qu’un nombre significatif de premières pages de livres ou de cycles sont sous-tendues par un schéma commun7. Elles sont composées de trois phases qui se caractérisent non pas par leur contenu mais par leur mode de temporalité spécifique. La première phase indique brièvement l’identité, l’origine géographique et les liens de parenté d’un des protagonistes. Alter note que ces versets ne présentent pas de formes verbales. Il précise: «Cette exposition préliminaire est donc ‘prétemporelle’, au sens où elle énumère de façon statique des données qui ne sont pas liées à un moment particulier du temps et qui précèdent donc le temps de l’histoire proprement dite»8. La seconde phase est une phase de transition qui présente des verbes itératifs. Alter commente: «Après un début dépourvu d’action, des événements commencent à survenir, mais d’une manière répétitive, à la manière d’un arrière-fond d’habitudes»9. Ces événements relèvent encore de l’exposition. Enfin, la troisième phase est marquée par «la relation d’actions proprement dites, se produisant en séquence à des moments bien déterminés du temps»10. Nous retrouvons, avec le passage à un moment déterminé du temps, l’indicateur majeur du début de la première scène. 6. STERNBERG, Expositional Modes, p. 20: «Every narrative establishes a certain scenic time-norm of its own. This norm may, of course, vary from one writer, and even from one work, to another. And even within a single work certain scenes may turn out to deviate from the basic time-norm established by the majority of the discriminated occasions. But such deviations (say, a ratio of 2:3 or even 1:5 where the norm is 1:2), which may indeed appear considerable when examined in isolation, generally prove insignificant when considered, as they must be, in the context of the whole work – in the light of the nonscenic as well as the scenic time-ratios. (…) Since every work does establish a scenic norm and since the scenic treatment accorded to a fictive time-section underscores its high aesthetic importance, the first scene in every work naturally assumes a special conspicuousness and significance. The author’s finding it to be the first time-section that is ‘of consequence enough’ to deserve full scenic treatment turns it, implicitly but clearly, into a conspicuous signpost, signifying that this is precisely the point of time that the author has decided, for whatever reason, to make the reader regard as the beginning of the action proper. That is, the text suggests, why this ‘occasion’ is the first to have been so ‘discriminated’». Voir aussi à titre d’exemple, son commentaire de Jb 1, p. 24. 7. ALTER, L’art du récit, p. 113. Il faudrait sans doute nuancer l’affirmation initiale: «toute histoire biblique…», ne serait-ce que parce que la comparaison des différents exemples cités (Rt 1; Jb 1; 1 S 1; 1 S 9 et la parabole de 2 S 12) fait apparaître bien des variations dans la correspondance avec un modèle dont l’application la plus typique semble être justement 1 S 1. Voir aussi STERNBERG, Expositional Modes, pp. 24-25. 8. ALTER, L’art du récit, p. 113. Voir aussi ID., The David Story, p. 3 où il reprend ce modèle en l’appliquant à 1 S 1. Je le suis ici avec cependant une différence sur le statut des v. 7b-8 sur lequel je reviendrai (voir infra, pp. 27-31). 9. ALTER, L’art du récit, p. 113. 10. Ibid.
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L’OUVERTURE DU RÉCIT
Cette modélisation fait donc apparaître une prédilection du récit biblique pour une scène précédée d’une exposition en deux temps. L’ensemble dessine un mouvement qui va de la livraison initiale d’éléments d’exposition non temporalisés à l’occurrence singulière d’un événement qui fait l’objet d’une scène dite justement singulative, par une étape intermédiaire, itérative. Alter met ainsi en évidence qu’avec l’entrée dans un récit c’est une entrée progressive dans l’épaisseur et la concrétude du temps qui se joue pour le lecteur. Celui-ci est introduit dans la particularité du premier événement, celui qui lance l’action, par l’évocation du «fond» de durées voire d’habitudes duquel il se détache. Autrement dit, la page d’ouverture des récits bibliques se caractérise par la succession d’unités qui présentent des modes de «temporalisation» différents, marqués par une forme de progressivité. Si, selon la définition de A. Del Lungo, l’ouverture d’un récit est la première unité narrative marquée par une clôture et/ou une rupture formelle ou thématique11, on peut considérer que l’ouverture des livres de Samuel est l’ensemble qui va de 1 S 1,1 à 1 S 2,10. Et ceci apparaît d’autant plus nettement que cet ensemble présente les deux critères indiqués par Del Lungo. L’unité thématique se fait autour de la stérilité et de l’enfantement d’Anne, avec une exposition qui introduit la stérilité comme un problème (v. 5-6) et une déclaration d’Anne, à la fin de l’épisode, qui en énonce la résolution (v. 28). Cette déclaration est suivie d’un poème (1 S 2,1-10) par lequel Anne chante la joie consécutive à son exaucement. Ce chant constitue une rupture formelle importante puisque l’on passe de la narration à la poésie lyrique. Il clôt l’ouverture à la manière d’un point d’orgue. À partir de 1 S 2,12, un nouveau récit itératif ouvre un ensemble consacré à la chute de la famille d’Éli (1 S 2,12–4,22). C’est une lecture détaillée de cet ensemble qui sera menée dans ce chapitre. Il s’agira de mettre au jour la façon dont s’élabore la temporalité de la page d’ouverture de 1 S 1 – 1 R 2. Cette élaboration s’effectuant par la succession de trois ensembles nettement distincts – l’exposition (1 S 1,1-8), le récit singulatif (1,9-28), le poème (1 S 2,1-10) – l’étude consistera dans l’examen successif de ces ensembles. À l’intérieur de chacun, l’analyse des formes de la temporalité et des moyens de son expression suivra la séquence narrative ou celle des lignes pour le poème. Procéder à un commentaire linéaire des phénomènes temporels relève d’une double nécessité. D’une part, les choix d’organisation du temps racontant sont un phénomène majeur dans la «temporalisation» du récit, il est donc nécessaire de les appréhender dans l’ordre où ils se présentent. 11. Voir supra, p. 17, n. 1.
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1 S 1,1-8
D’autre part, il semble fécond, dans cette première phase de la recherche, de procéder de façon inductive, sans déterminer à l’avance quels seront les objets d’étude. L’objectif est de pouvoir observer tous les phénomènes qui participent à la temporalité du récit, qu’il s’agisse d’éléments attendus, comme les indications chronologiques, les verbes, les adverbes, etc., ou d’éléments plus inattendus, comme les effets d’accélération à l’intérieur d’une séquence de propositions, la fonction du discours direct, sans parler des effets spécifiques à la présence conclusive du poème. Il s’agira de faire apparaître, à partir des phénomènes relevés, le principe qui les détermine et les orchestre. Par quoi sont modelées les formes du temps dans la page d’ouverture? Dans quel type de monde le moment initial choisi comme point de départ de l’action introduit-il le lecteur? Les choix de «construction» du temps engagent-ils une qualification de celui-ci? Quelles normes temporelles s’agit-il d’installer au seuil du récit? Telles sont quelquesunes des questions qui guideront cette recherche. À partir de ce qui sera apparu comme les éléments fondamentaux d’une «poétique du temps» dans la page d’ouverture, nous dégagerons les phénomènes qui feront l’objet d’un examen systématique dans l’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2.
II. L’EXPOSITION:
UN MONDE CLOS MIS EN TENSION
(1 S 1,1-8)
L’exposition de 1 S 1 – 1 R 2 serait un cas d’école pour le modèle proposé par Alter12 si les v. 7b-8 ne venaient pas ajouter comme un troisième moment à la succession des phases habituelles. Les v. 1-2, en effet, fournissent des données d’identification prétemporelles. Ils sont suivis d’un ensemble itératif qui, on le verra, relève d’une temporalité cyclique (v. 3-7a). Le statut des v. 7b-8 est plus difficile à déterminer. Sont-ils itératifs ou non? Appartiennent-ils encore à l’exposition ou déjà à la scène? L’attention à la dynamique qui porte l’ensemble fera apparaître comment, à travers la succession de ces régimes temporels, l’exposition du récit met en perspective un monde que travaille déjà la tension qui déclenchera l’action. 1. Les données d’identification prétemporelles (1 S 1,1-2) L’incipit des livres de Samuel met d’emblée le lecteur en présence d’un personnage, Elqana, dont l’identité est marquée d’une forme de clôture. S’il est classique d’introduire un personnage en précisant son origine 12. Voir supra, p. 19.
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L’OUVERTURE DU RÉCIT
géographique et son inscription généalogique, la composition de ces données est ici particulièrement soignée13. Les deux moitiés du verset forment un ample parallélisme (v. 1): מן־הרמתים צופים מהר אפרים בן־ירחם בן־אליהוא בן־תחו בן־צוף אפרתי Il y avait un homme Et son nom: Elqana,
ויהי איש אחד ושמו אלקנה
de Ramataïm-Çophim, de la montagne d’Ephraïm fils de Yeroham, fils d’Elihou, fils de Tohou, fils de Çouph, un Ephraïmite.
Chaque membre commence par une expression qui désigne Elqana et se poursuit par une série d’informations: le personnage est d’abord situé dans l’espace par une double localisation géographique, puis il se trouve inscrit dans le temps par une généalogie qui remonte à quatre générations. Ces deux séries ont une extension sans pareille parmi les formules semblables de la narration biblique et leur ampleur est, pour Fokkelman, le signe que ce verset ouvre un ensemble narratif de grande envergure14. Paradoxale solennité cependant, car cette généalogie impressionnante ne renvoie à aucun personnage illustre propre à légitimer Elqana, à la différence de ce qui est habituellement le cas15. Mais le parallélisme fait apparaître comme une mise en boucle du spatial et du temporel. La récurrence, dans chaque demi-ligne, des termes «Ephraïm/Ephraïmite» et «Çofim/Çouf» et le fait que dans la seconde moitié ils sont groupés à la fin du verset, confèrent à l’ensemble une note tautologique: Elqana est un Ephraïmite de la montagne d’Ephraïm, fils de Çouf, de Ramataïm-Çofim16. À la racine de son 13. Voir J.P. FOKKELMAN, Narrative Art and Poetry in the Books of Samuel. IV. Vow and Desire (I Sam 1–12) (SSN, 31), Assen, Van Gorcum, 1993, p. 8. 14. Ibid., p. 15: «Beginnings like this in themselves suggest that the writer is aiming at an extensive composition». Il remarque qu’en général, lorsqu’un personnage est introduit par un verset de facture analogue, celui-ci est beaucoup plus bref et l’on arrive beaucoup plus rapidement à l’action elle-même. Voir par ex. Ex 2,1; Jg 11,1; 13,2; 17,1 etc. On notera cependant l’exception que constitue 1 S 9,1, d’une ampleur comparable à celle de 1 S 1,1. 15. Sur les généalogies linéaires et celle d’Elqana en particulier, voir L.M. ESLINGER, Kingship of God in Crisis. A Close Reading of 1 Samuel 1–12, Sheffield, Almond Press, 1985, pp. 66-67. Voir aussi les remarques de K. KIM, Incubation as a Type-Scene in the ’Aqhatu, Kirta, and Hannah Stories. A Form-Critical and Narratological Study of KTU 1.14 i-1.15 III, 1.17 I-II, and 1 Samuel 1:1–2:11 (VTS, 145), Leiden – Boston, MA, Brill, 2011, p. 282 n. 61: «the persons named in Elkanah’s genealogy are all obscure. If the genealogy has the purpose of legitimization, Elkanah’s genealogy in 1 Samuel 1:1 does a poor job in contrast to that employed in 1 Chronicles 6:11-13 where the genealogy places Elkanah’s family among the Levites. Since 1 Samuel 1 ends in the birth of Samuel, on may even say that Samuel’s natural lineage grants him no claim to any important position». 16. Je n’entre pas ici dans le problème textuel que pose la forme צופים, ainsi que celui de sa fonction. Voir les diverses hypothèses de S.R. DRIVER, Notes on the Hebrew Text and
1 S 1,1-8
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identité, espace et temps semblent se recouvrir sans laisser d’interstice au déploiement d’une histoire familiale propre. Son histoire personnelle puise ses racines dans un anonymat de longue date, rien de notable dans cette famille, rien de plus à dire sinon qu’il est Ephraïmite de la montagne d’Ephraïm. Subtile manière, unique depuis le début de l’histoire du peuple d’Israël, de faire commencer un récit en un point qui certes s’inscrit dans cette longue histoire, mais qui marque un départ sans précédent: l’incipit évoque le passé du personnage pour aussitôt le clore par cet effet de circularité17. On est là à un point antérieur au début de l’action et le caractère «prétemporel» des v. 1-2, qui introduisent les personnages uniquement par des données d’identification, renforce ce sentiment. Pourtant, avec le v. 2, une tension s’esquisse lorsque de l’ascendance d’Elqana on passe à la perspective de sa descendance à partir de ses liens matrimoniaux. Après que ses deux femmes ont été nommées, ce qui se présente comme un état de fait, «à Peninna, des enfants, et à Anne, pas d’enfant», fait planer une menace sur le futur. Outre que la structure du verset place les deux femmes en comparaison, pointant d’emblée ce qui sera le terreau de leur rivalité, l’usage du ויהיen tête de proposition met un accent particulier sur cette information. La forme n’introduit pas ici une séquence narrative ou même un événement comme elle le fait par exemple en 1 S 1,4 ou 20 mais elle joue à la manière d’un signal18. Appartenant bien aux données prétemporelles de l’exposition, en dehors donc de la ligne du récit, elle désigne à l’attention du lecteur une information qui va jouer dans la suite un rôle important. Et M. Sternberg fait remarquer que cette notation, délivrée de façon anticipée par rapport aux développements qui suivront, amorce un suspense qui tend le lecteur vers la suite de la the Topography of the Books of Samuel, Oxford, Clarendon, 1960, pp. 1-2; FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 8 n. 21; D.T. TSUMURA, The First Book of Samuel (NICOT), Grand Rapids, MI, Eerdmans, 2007, pp. 106-107. Que l’on garde ou non la forme du TM, qu’on la considère comme un nom de lieu associé à Ramataïm où comme un nom de clan, est sans incidence sur l’effet produit par la répétition. 17. Sur la particularité du début de 1 – 2 S par rapport aux autres livres de l’historiographie deutéronomiste, voir M. CARASIK, Three Biblical Beginnings, dans A. COHEN – S. MAGID (éds), Beginning/Again, Toward an Hermeneutics of Jewish Texts, New York – London, Seven Bridges Press, 2002, 1-22, pp. 11-14. L’auteur montre comment les premières phrases se présentent non comme l’ouverture d’un livre qui prend la suite du précédent mais comme celle d’une histoire, un nouveau commencement au milieu d’une histoire déjà en cours. 18. Voir sur ce point J. JOOSTEN, Workshop. Meaning and Use of the Tenses in 1 Samuel 1, dans E. VAN WOLDE (éd.), Narrative Syntax and the Hebrew Bible. Papers of the Tilburg Conference 1996, Leiden, Brill, 1997, 72-83, pp. 79-80; C.H.J. VAN DER MERWE, Workshop. Text Linguistics and the Structure of 1 Samuel 1, dans VAN WOLDE (éd.), Narrative Syntax and the Hebrew Bible, 157-165, p. 162: «‘ ויהיmarks’ the reference to a state of affairs that plays a pivotal role in the plot of the scene, episode or narrative it is part of».
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L’OUVERTURE DU RÉCIT
narration19 plus qu’elle ne le pousse à s’interroger sur ce qui, en amont, a conduit à cet état de fait20. 2. La mise en place d’une temporalité cyclique (1 S 1,3-7a) La circularité et la tension qui sont seulement suggérées dans les données prétemporelles apparaissent comme deux forces en rapport dialectique dans le sommaire des v. 3-7a. Cette seconde phase de l’exposition décrit les habitudes d’Elqana et de sa famille lors du sacrifice annuel à Silo, en installant d’emblée les récurrences du cycle rituel (v. 3a): ועלה האיש ההוא מעירו מימים ימימה להשתחות ולזבח ליהוה צבאות בשלה Et cet homme montait de sa ville D’ANNÉE pour sacrifier à Yhwh des armées à Silo.
EN ANNÉE
pour se prosterner et
Le déplacement d’Elqana ouvre la séquence itérative, et les deux pôles entre lesquels il va et vient rituellement, «de sa ville» et «à Silo», enclosent l’évocation du rite. Après la première indication de lieu, vient l’expression de temps cyclique « מימים ימימהd’année en année»21. Comme précédemment, espace et temps font boucle. Puis deux infinitifs, שחה «se prosterner» et « זבחsacrifier», apparaissent comme un raccourci de 19. Le suspense, qui affleure à peine dans la lettre du texte, est plus perceptible pour le lecteur qui a lu les histoires de femmes stériles qui précèdent. Alter a montré comment le récit de 1 S appartient à la scène-type des femmes stériles qui enfantent. Le motif de la rivale fertile en est une déclinaison que le lecteur averti perçoit immédiatement et qui ne peut manquer d’éveiller une attente nourrie par ce qu’il a lu précédemment. De telles conventions, note Alter, «enabled the teller of the tale to orient his listeners, to give them intricate clues as to where the tale was going, how it differed delightfully or ingeniously or profoundly from other similar tales». Voir R. ALTER, How Convention Helps Us Read. The Case of the Bible’s Annunciation Type-Scene, dans Prooftexts 3 (1983) 115-130, p. 128. Ce premier indice introduit donc le lecteur dans une riche intertextualité, notamment avec Jg 13,2 auquel 1 S 1 fait écho dès le v. 1. Sur ce point qui ne peut être traité comme tel ici, voir, outre l’article d’Alter, CARASIK, Three Biblical Beginnings, pp. 11-12; GILMOUR, Representing the Past, pp. 50-56. ESLINGER, Kingship of God in Crisis, pp. 65-66 remarque que la connexion immédiate entre l S 1,1-2 et Jg 13,2 est une invitation à lire 1 S 1 dans la suite et à la lumière du livre des Juges. On notera qu’un autre relais, mais sans mention de stérilité, est fait par la proximité que 1 S 1,1 présente également avec Jg 17,1. 20. STERNBERG, Poetics of Biblical Narrative, p. 310. 21. Le terme pluriel « ימיםjours», désigne une durée qui peut être déterminée ou non. Lorsqu’elle ne l’est pas, le terme peut signifier une année (voir par ex. 1 S 27,7). Voir sur ce point S.J. DE VRIES, Yesterday, Today and Tomorrow. Time and History in the Old Testament, Grand Rapids, MI, Eerdmans, 1975, p. 43. L’expression מימים ימימה, quant à elle, connaît cinq occurrences dans la BH: Ex 13,10; Jg 11,40; Jg 21,19; 1 S 1,3; 1 S 2,19. Elles sont toutes liées à un rite liturgique ou à une mémoire annuelle et impliquent une itérativité. Le premier ימים, construit avec la préposition « מןde» indique l’année dont on vient. Le second, avec le הdirectionnel, l’année vers laquelle on va. L’expression se traduit littéralement par «d’une année à une année» c’est-à-dire «d’année en année» ou encore «chaque année».
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l’ensemble de l’activité d’Elqana à l’occasion de son pèlerinage. Le v. 3 pose d’emblée le cadre spatial, temporel et rituel qui sera celui des différentes scènes de 1 S 1. La première semble d’ailleurs s’ouvrir immédiatement puisque, du cycle des années, un jour particulier émerge au v. 4a. Cette émergence est fortement mise en valeur par le ויהיinitial. La construction ויהי+ indication de temps + wayyiqtol est une tournure classique dans la narration biblique pour introduire un événement au début d’une séquence singulative22. Ici, elle conduit à une double mise en valeur: celle de ce jour comme première unité singulative du récit, celle de ce sacrifice comme se distinguant de ceux des années précédentes. Elle suscite une attente chez le lecteur: si ce sacrifice fait l’objet d’une attention spéciale, si ce jour mérite d’être raconté, c’est qu’ils doivent revêtir un caractère particulier. Mais le suspense ainsi créé est immédiatement désamorcé par la réintégration de ce jour à peine ébauché dans le cycle des habitudes. La mise en valeur de ce sacrifice particulier est en effet suivie d’une nouvelle phase de l’exposition consacrée aux habitudes d’Elqana pour le partage consécutif au sacrifice. On retrouve donc une séquence itérative (v. 4b-7a). Ainsi, le v. 4a relève-t-il pour Alter d’un temps «pseudo-singulatif»23, il constitue «a kind of false start», selon l’expression de J. Joosten24. Il rend sensible la force des habitudes contre la tentative d’émergence d’une occurrence particulière25. Mais si le v. 3a présentait les actes prescrits du rite, les v. 4b-7a introduisent dans la complexité et la noirceur de la situation familiale qui éclate à l’occasion du sacrifice. Les modalités du partage font en effet apparaître qu’avec le rite, c’est l’humiliation qui se perpétue. Car, si Elqana semble favoriser Anne dans la distribution des parts, parce qu’il l’aime (v. 5), celle-ci, du fait de sa stérilité, est l’objet chaque année des humiliations de sa rivale (v. 6). Chacun de ces deux versets s’achève par la notation de la stérilité d’Anne, présentée comme venant de Yhwh26. 22. La première scène qui s’ouvre ainsi est celle du meurtre d’Abel par Caïn en Gn 4,3. Voir aussi en 1 – 2 S, par exemple: 1 S 7,2; 11,11; 14,1; 18,9; 20,27; 2 S 8,1; 11,1; 11,14, etc. 23. ALTER, L’art du récit, p. 116. 24. JOOSTEN, Meaning and Use of the Tenses, p. 73. 25. Comme l’écrit FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 12: «The iterative mass spreads rapidly and threatens to smother the small seed of uniqueness. Will the specific singular hayyōm, which although indefinite is still unique, be able to hold its own against the superior strength of the plural yāmīm yāmīmā, which stands for force of habit?». 26. Les deux propositions présentent deux différences: la première est introduite par un simple וde coordination qui peut aussi avoir un sens adversatif «et [bien que] Yhwh lui avait [ait] clos le sein». La seconde commence par un כיexplicatif et «son sein» est précédé de la préposition בעדqui, exprimant la séparation par clôture, intensifie le caractère dramatique de la stérilité d’Anne. Ce qui pouvait n’être qu’un état de fait, voire même la cause d’une préférence d’Elqana au v. 5 est ce qui engendre la jalousie de Peninna au v. 6, la
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Les deux occurrences de « סגרclore» au qatal n’entrent pas dans la séquence des verbes itératifs. Elles ouvrent dans le sommaire un nouveau plan temporel mais aussi causal. Sur le plan temporel, ces deux qatal situent la stérilité d’Anne dans une antériorité par rapport à la situation esquissée par le sommaire. La causalité, quant à elle, relève d’un double niveau: la stérilité d’Anne est la cause des humiliations que lui inflige Peninna; mais la formule, si elle pose la stérilité comme cause de l’humiliation, indique aussi la cause de cette stérilité, et celle-ci échappe à l’ordre de la vie familiale puisqu’elle relève du mystère d’une décision divine qui ne reçoit aucune motivation27. Elle échappe ainsi, d’une certaine manière, à la temporalité du récit tout en la fondant pourtant ultimement puisque c’est le caractère problématique de cette situation qui va provoquer la première scène. Cet acte divin, que le qatal fait remonter avant même les données prétemporelles du v. 2, échappe ainsi aux limites du récit. Il se situe sur un autre plan que celui de la simple linéarité chronologique de la narration, dans un en-deçà chronologique et causal qui pourtant suscite le début du récit et en met directement «le monde» en perspective. Le mouvement du sommaire conduit donc du plus extérieur vers le plus caché, des gestes prescrits du rite (v. 3-4) au drame dont ils sont le cadre (v. 5a, 6a), et de ce drame à l’insondable volonté dans laquelle il s’origine (v. 5b, 6b)28. De plus, la présentation successive de l’amour d’Elqana (v. 5), de la jalousie de Peninna et de sa méchanceté à l’égard de sa rivale, fait apparaître le caractère bloqué de la situation. Le mari dont l’amour suscite ces humiliations se révèle impuissant, d’année en année, à mettre fin aux injures que subit celle qu’il aime. Dès lors, le temps rituel se révèle moins cyclique que parfaitement circulaire et donc, d’une certaine manière, figé: les années passent sans que rien n’advienne dans cette famille. Le monde que l’exposition dresse en ouverture de 1 S est un monde qui tourne en rond. La clôture du sein d’Anne s’accompagne d’une temporalité close, symptôme d’un système familial clos29. Et si l’expression «clore le sein» est un hapax dans la narration biblique30, cette clôture est à la fois la cause première de ce qui est raconté et la métaphore de toute l’exposition jusque même cause produisant deux effets inverses. Voir sur ce point A. WÉNIN, Les «sacrifices» d’Abraham et d’Anne. Regards croisés sur l’offrande du fils, dans ETR 76 (2001) 513-527, pp. 520-522. 27. Voir KIM, Incubation as a Type-Scene, p. 285 et ESLINGER, Kingship of God in Crisis, pp. 73-74. 28. Sur le sens de l’expression v. 6b, voir KIM, Incubation as a Type-Scene, p. 279 n. 51. 29. W. BRUEGGEMANN, 1 Samuel 1. A Sense of a Beginning, dans ZAW 102 (1990) 33-48, p. 35 remarque qu’Elqana apparaît ici comme un personnage radicalement «helpless» alors que Anne est «deeply needy», et de poursuivre: «the family system seems desperately closed». 30. Voir J.S. ACKERMAN, Who Can Stand before YHWH, This Holy God? A Reading of 1 Samuel 1–15, dans Prooftexts 11 (1991) 1-24, p. 3 et p. 22 n. 7.
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dans son organisation textuelle. Car l’art du narrateur va jusqu’à inscrire dans le mouvement même de la narration la circularité du monde qu’il met en place, en refermant l’exposition sur elle-même par la proximité du v. 7a avec le v. 3a. Les inclusions formées, d’une part, des deux expressions synonymes ( מימים ימימהv. 3) et ( שנה בשנהv. 7), et d’autre part, de la reprise du verbe עלהmettent en boucle le temps et l’espace en faisant finalement revenir sur eux-mêmes une fois encore la rotation des années et le mouvement pendulaire du voyage. Et dans ce repliement se trouvent recueilli, à la manière d’un sommaire dans le sommaire, l’ensemble des habitudes rituelles et familiales d’Elqana et des injures de Peninna: «ainsi faisait-il», «ainsi l’humiliait-elle» (v. 7a). Le double «ainsi» souligne la fonction conclusive de la phrase, mais il fait entendre aussi la répétition à l’identique de comportements qui semblent en acquérir une forme d’immutabilité. Si le sommaire de l’exposition de 1 S se révèle particulièrement efficace dans la manière dont il pose d’emblée au v. 3a les grands cadres organisateurs du récit qui s’ouvre, il s’avère, au fil d’un mouvement soigneusement composé, éminemment paradoxal. Car le temps rituel qu’il pose est présenté comme une durée immobile, symptôme d’un monde clos où la nouveauté ne peut pas plus advenir que la vie dans une matrice close. En cela, le récit s’ouvre paradoxalement sur un monde dont la circularité pourrait le tenir hors de l’histoire. Et le coin que paraissait introduire un des sacrifices d’Elqana au v. 4a, en un jour qui se détachait du cercle, semble se trouver irrémédiablement emporté par la rotation infernale, apparemment incapable, à lui seul, d’y résister. 3. Une exposition qui s’effiloche (1 S 1,7b-8) Les larmes d’Anne marquent-elles la fin du sommaire et la reprise de la scène qui s’amorçait v. 4a? La valeur des verbes du v. 7b est très débattue. Le wayyiqtol ותבכהest en principe singulatif et le we + x + yiqtol ולא תאכלest plutôt itératif. Aussi, leur succession pose-t-elle problème. Comment rendre compte de la cohérence temporelle de cette séquence? L’alternative est la suivante: – soit conserver sa valeur singulative au wayyiqtol et considérer le we x yiqtol non comme une forme itérative, mais comme une forme singulative. Sa valeur aspectuelle, durative, souligne l’obstination d’Anne ce jour-là, malgré peut-être d’éventuelles invitations: «elle pleura et ne voulait pas manger»31. Le v. 7b prend alors la suite du v. 4a et marque 31. C’est la position de DRIVER, Notes on the Hebrew Text, p. 9; H.W. HERTZBERG, I & II Samuel. A Commentary (OTL), London, SCM Press, 1964, p. 21 n. d; P.K. MCCARTER,
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le début de la première scène. Le v. 8 est singulatif, le double «pourquoi» faisant entendre la surprise d’Elqana, ce jour-là, face au comportement inhabituel de celle qu’il aime. – soit garder au we x yiqtol sa valeur itérative et considérer le wayyiqtol comme une forme qui n’est pas singulative. Elle reçoit sa valeur de son contexte en vertu de la «polysémie contextuelle»32 propre au wayyiqtol, comme le défendent en particulier Joosten33 et Fokkelman34 qui y reconnaissent une forme itérative. Le v. 7b «elle pleurait et ne voulait pas manger» appartient alors au sommaire. Il rapporte la réaction habituelle d’Anne aux humiliations de Peninna35. Cette option conduit à devoir poser un second choix concernant le v. 8. Le wayyiqtol initial, ויאמר, correspond-il à un acte qu’Elqana pose tous les ans, face aux larmes d’Anne? En ce cas le wayyiqtol est une forme consécutive aux deux verbes itératifs du v. 7b36. Mais, il peut être lu aussi comme le premier verbe singulatif après celui du v. 4a, celui qui ouvre I Samuel. A New Translation with Introduction, Notes and Commentary (AB, 8), Garden City, NY, Doubleday 1980, pp. 59-60; A. WÉNIN, Samuel et l’instauration de la monarchie (1 S 1–12). Une recherche littéraire sur le personnage, Frankfurt am Main – Bern – New York – Paris, Peter Lang, 1988, p. 441. Voir aussi B.K. WALTKE – M.P. O’CONNOR, An Introduction to Biblical Hebrew Syntax, Winona Lake, IN, Eisenbrauns, 1990, p. 550 § 33.2.1. 32. L’expression est reprise à JOOSTEN, Meaning and Use of the Tenses, p. 80, je traduis. 33. Ibid., pp. 80-81. 34. J.P. FOKKELMAN, Iterative Forms of the Classical Hebrew Verb. Exploring the Triangle of Style, Syntax, and Text Grammar, dans K. JONGELING – H.L. MURRE-VAN DEN BERG – L. VAN ROMPAY (éds), Studies in Hebrew and Aramaic Syntax (SSLL, 17), Leiden, Brill, 1991, 38-55, pp. 45-46. Il relève qu’en 1 – 2 S, 33 formes au wayyiqtol sont des formes itératives au passé. Il les définit comme des formes dont l’aspect – singulatif ou itératif – n’est pas déterminé: «in general the unmarked form can be recognized as an iterative due to the fact that it appears beside a marked and unequivocal form or is put in an envelope of such forms». C’est à ses yeux le cas de ותבכהdont la valeur itérative est déterminée par sa place entre deux formes itératives: «ainsi l’humiliait-elle» v. 7a et «elle ne mangeait pas» v. 7b. Voir aussi FOKKELMAN, Narrative Art IV, pp. 560-561 pour l’effet produit par cette forme inhabituelle. Quant à Joosten, il écrit: «The best explanation of the wayyiqtol form in v. 7 is to say that although it is not marked for frequentativity, – it merely expresses that the action occurred in the past – it does relate an action that took place habitually; its frequentative meaning derives entirely from the context». JOOSTEN, Meaning and Use of the Tenses, p. 73. Voir aussi la discussion dans KIM, Incubation as a Type-Scene, pp. 290-291 et A.G. AULD, I & II Samuel. A Commentary (OTL), Louisville, KY, Westminster John Knox, 2011, p. 28. 35. Voir aussi ALTER, L’art du récit, pp. 115-116 et ID., The David Story, p. 3; R.M. POLZIN, Samuel and the Deuteronomist. A Literary Study of the Deuteronomic History. Part Two. 1 Samuel, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1988, p. 22; R.J. KOTZÉ, Reading between the Sentences. Notes on the Sentence Relations in 1 Samuel 1:1-8, dans JNWSL 16 (1990) 61-84, p. 78, qui, parce que ותבכהest, de façon inhabituelle pour un wayyiqtol, à la forme longue, propose de vocaliser le וavec shewa plutôt qu’avec pataḥ. 36. Voir ALTER, L’art du récit, pp. 115-116, où il évoque les «propos récurrents» d’Elqana; VAN DER MERWE, Text Linguistics and the Structure of 1 Samuel 1, p. 163, qui
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véritablement la scène. Il rapporte alors les paroles qu’Elqana dit à sa femme en ce jour particulier37. Quel que soit le choix que l’on fasse – et affirmer qu’il est déterminé par le contexte c’est reconnaître qu’ici la prescription du code s’efface devant la compétence et la liberté du lecteur –, les diverses possibilités envisagées par les commentateurs mettent en évidence le caractère flottant du registre temporel de ces versets. Sont-ils itératifs ou non? Font-ils partie de l’exposition ou de la première scène? Le plus emblématique de cette ambiguïté est sans doute le changement de position de R. Alter entre L’art du récit biblique (1981) et The David Story (1999). Dans le premier ouvrage, il note qu’avec le v. 8 et les «propos récurrents» d’Elqana, «culmine l’exposition initiale»38, tandis que dans le second il écrit: There is a series of reported actions in the iterative tense – that is, an indication of habitually repeated actions (verses 3-7). (…) The narrative then zooms in to a particular moment, one of those annually repeated events of Hannah’s frustration at Shiloh, by way of Elkanah’s dialogue (verse 8), which could not plausibly be an iterative event. At this point we have moved from prelude to story proper39.
C’est finalement cela que fait apparaître le débat autour du caractère itératif ou non des v. 7b-8: la difficulté à déterminer dans la page d’ouverture de 1 S le point de basculement, habituellement franc dans la narration biblique, entre l’exposition et la première scène. Polzin l’a bien perçu lorsque, notant que les paroles d’Elqana sont à l’intersection de l’exposition et de la scène, il précise: It is not clear whether his words here represent one of those habitual, repeated actions of the exposition emphasized above, or simply a statement opening up for us the singular events now recounted by the narrator. Elkanah’s words float in a textual area that is both past and present with respect to the story. They sum up the expository material and at the same time get the story moving40. est le seul à considérer le wayyiqtol du v. 4a comme une forme itérative et l’ensemble v. 1-8 comme entièrement itératif. 37. KOTZÉ, Reading between the Sentences, p. 80; FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 13 et n. 35; JOOSTEN, Meaning and Use of the Tenses, p. 80; ALTER, The David Story, p. 3. 38. ALTER, L’art du récit, p. 116. Cet ouvrage a connu en 2011 une nouvelle édition en anglais. Curieusement, alors que l’on pourrait s’attendre à ce qu’Alter y aligne sa position sur celle, plus récente, qu’il développe dans The David Story, le texte demeure inchangé par rapport à celui de l’édition initiale. Voir The Art of Biblical Narrative, 2e édition revue et corrigée, Philadelphia, PA, Basic Books, 2011, pp. 104-105. 39. ALTER, The David Story, p. 3. 40. POLZIN, Samuel and the Deuteronomist, p. 22.
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Cette zone d’oscillation entre singulativité et itérativité, à la lisière d’une exposition qui paraissait pourtant nettement délimitée, est une étape supplémentaire par rapport à la modélisation d’Alter. Elle se présente comme une phase intermédiaire entre la partie itérative de l’exposition et la scène, une phase caractérisée par une temporalité qui n’est plus vraiment itérative mais qui n’est pas encore franchement singulative, comme si, à la manière d’une toupie et de ses motifs, le mouvement circulaire des habitudes ralentissait jusqu’à en rendre perceptibles les occurrences singulières, et celle de ce jour-là en particulier. Ce ralenti progressif, accompagné d’un effet de zoom, organise en fait le mouvement de l’exposition depuis le v. 3a. Le récit commence par évoquer le sacrifice annuel dans toute son extension, puis les v. 4b-8 s’attachent à un moment particulier du rituel: le partage du sacrifice. Celui-ci est d’abord envisagé dans ses modalités générales (v. 4b-7a) avant qu’une attention particulière soit portée à la réaction d’Anne et à celle d’Elqana. Avec ce dernier moment, l’exposition rejoint un rythme scénique puisqu’elle s’achève par une intervention au discours direct, caractéristique de la scène dans la narration biblique. Cette phase supplémentaire pourrait être dite «pré-singulative» en ce qu’elle est consacrée à des habitudes finissantes qui, rapportées telles qu’elles se sont passées «ce jour-là», précèdent voire causent immédiatement l’acte qui sortira de l’ordinaire et marquera le basculement de l’exposition à la première scène. Or, ce moment intermédiaire correspond à l’entrée d’Anne comme sujet dans le récit, mais comme sujet qui, à la différence des autres personnages, cherche à se distancier du monde clos; les deux premiers actes qu’elle pose au v. 7b, ses larmes et surtout son refus de partager le repas rituel, en sont le signe. Ils rendent manifeste que ce monde qui tourne en rond ne tourne pas si rond que cela en particulier parce qu’Anne n’y trouve pas sa place. L’étonnement d’Elqana devant son attitude, les propos qu’il lui adresse (v. 8), pour affectueux qu’ils veuillent être, sont violents41. Ils nient la réalité et la légitimité du manque et de l’injure qu’Anne subit et revendiquent un amour totalisant qui devrait la combler en tout, non seulement comme épouse mais aussi comme mère. Ils sonnent comme un refus d’Elqana de voir les failles du système qu’il contribue à perpétuer et comme la volonté d’y maintenir Anne42. C’est donc avec l’apparition 41. Sur la nuance de reproche souvent attachée à la séquence למה … ולמה … הלוא dans le récit biblique, voir KIM, Incubation as a Type-Scene, p. 283. 42. Pour une lecture critique de ce discours d’Elqana et de l’ensemble du (dys-) fonctionnement familial, voir WÉNIN, Les «sacrifices» d’Abraham et d’Anne, pp. 521-522;
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d’une force centrifuge et une ultime tentative pour la réintégrer que la temporalité circulaire s’effiloche définitivement. Il apparaît donc, en conclusion, que la temporalité itérative de l’exposition, met en place un monde qui tourne en rond mais duquel une singularité tente d’émerger. La clôture de ce monde est en effet de plus en plus menacée comme le rend sensible la tension qui croît dans l’exposition. Le rapport clôture/tension est présent dans les trois phases de l’exposition (v. 1-2, 3-7a et 7b-8) et il est orchestré selon le registre temporel propre à chacune. Leur succession produit une dramatisation croissante de la clôture comme de la tension, qui introduit un suspense dans ce qui pourrait n’être qu’une «mise en place» préliminaire, sans enjeu. Suspense à peine perceptible dans les données prétemporelles (v. 2) avec la mention du fait qu’Anne n’a pas d’enfant; suspense amorcé par la tentative d’émergence d’un jour (v. 4a) dans le sommaire itératif avec son cycle annuel; suspense à son comble aux v. 7b-8 par la divergence entre Anne et Elqana lorsque l’itérativité ralentit pour se faire presque scénique. La succession de ces phases correspond, on l’a vu, à un schéma récurrent dans un certain nombre d’expositions de la narration biblique43. En cela, le mouvement de l’exposition de 1 S relève d’un trait caractéristique de la poétique biblique qui introduit progressivement le lecteur à la particularité d’un récit en posant préalablement le monde dans lequel il va se dérouler. Cette manière spécifique de construire l’exposition biblique – qui relève du temps racontant – produit donc une temporalisation du monde représenté par le récit – le temps raconté. Mais elle ne le fait pas de façon neutre, le récit n’est pas le miroir fidèle d’une histoire préalable. Le mouvement de l’exposition imprime une certaine forme à la représentation du monde qu’elle installe, et ce faisant elle le qualifie implicitement. Or, la force de l’exposition de Samuel est de coupler temps racontant et temps raconté dans un rapport de parfaite analogie: l’exposition met ici en place le temps cyclique d’un monde qui tourne en rond, et elle le fait par un ensemble de versets lui-même construit de façon circulaire puisque le v. 7a revient sur le v. 3. Ainsi, le récit forme-t-il une boucle autour des habitudes d’Elqana. Mais en même temps, au fur et à mesure que l’exposition se déploie, émerge un suspense symptomatique de la tension produite par la situation qui pèse sur Anne. Au seuil du récit, ces versets posent la temporalité d’un monde qui, par sa circularité, ne pourrait pas faire l’objet D.N. FEWELL – D.M. GUNN, Gender, Power and Promise. The Subject of the Bible’s First Story, Nashville, TN, Abingdon, 1993, p. 137. 43. Voir supra, p. 19.
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L’OUVERTURE DU RÉCIT
d’un récit si du singulatif ne le travaillait déjà44. Ils font assister le lecteur à l’émergence progressive, en forme d’arrachement à la stérilité des habitudes, du jour inaugural du récit des livres de Samuel. L’exposition s’achève lorsque, ayant mené le lecteur au plus près des circonstances qui ont marqué l’émergence de ce jour, elle laisse à la scène le soin de le qualifier en déterminant comment et pourquoi il est le premier de cette histoire.
III. LE CORPS DU RÉCIT UN
PROCESSUS D’ACCOMPLISSEMENT
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1. Un cadrage chronologico-rituel homogène à l’exposition La scène qui s’ouvre après une exposition tellement construite sur le plan chronologique est elle aussi précisément mesurée. Et toute la portée de sa temporalité propre se révèle sur le fond de celle de l’exposition, dans une articulation subtile de continuité et de rupture. La première occurrence singulative de 1 S pose d’emblée, on l’a vu, le cadre temporel de la première scène: «or, ce jour-là, Elqana sacrifia» (v. 4a). Ce faisant, elle l’inscrit dans une mesure chronométrique précise, celle d’une journée. La construction ויהי+ indication de temps + wayyiqtol est usuelle au début d’une scène45. En revanche, la combinaison ויהי היום+ wayyiqtol ne connaît que huit occurrences dans la Bible hébraïque: 1 S 1,4; 44. Pour A. Prost, ce phénomène est une caractéristique constitutive du récit historiographique. Dans l’ouvrage qu’il consacre à l’activité historienne, il distingue deux types de formalisation d’une réalité historique. D’une part le «tableau», qui construit une structure en réponse à la question «Comment les choses étaient-elles?» et cherche des cohérences synchroniques. C’est la forme des sciences sociales. D’autre part, le récit qui construit un événement en réponse à la question «Que s’est-il passé?» et repose sur une évolution diachronique. Le récit historique procède de la synthèse des deux à l’intérieur d’une intrigue, mais c’est une synthèse dans laquelle l’événement est premier: «Que la recherche des successions diachroniques ou des cohérences synchroniques prédomine, ou que récits et tableaux s’entremêlent, l’histoire est configurée, c’est-à-dire à la fois définie, modelée et structurée, par une intrigue qui comporte une dimension temporelle irréductible. En dernière instance, le récit prend donc le pas sur le tableau, ou si l’on préfère, l’événement (au sens de ce qui change et dont on fait le récit) sur la structure. Ou, pour le dire autrement, la structure, telle que les historiens l’appréhendent, est toujours précaire, provisoire. Elle est comme minée de l’intérieur par l’événement. L’événement est au cœur de la structure comme le levain dans la pâte ou le ver dans la pomme». PROST, Douze leçons sur l’histoire, p. 255. L’exposition circulaire de 1 S relève du tableau qui pose comment les choses sont, mais qui est déjà travaillé par l’événement déclencheur du récit dont il établit le cadre circonstanciel. 45. Voir supra, p. 25.
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14,1; 2 R 4,8.11.18; Jb 1,6.13; 2,1. Les trois occurrences de Jb peuvent signifier de façon assez vague: «vint l’occasion où», «le moment où». En revanche, en 1 S et 2 R 4, elles renvoient précisément à l’unité d’une journée comme l’impliquent, dans la suite des mêmes scènes, les références à d’autres moments de la même journée: midi (2 R 4,20), soir (1 S 14,24), nuit (1 S 14,34; 2 R 4,11). En 1 S 1, c’est la mention du lendemain qui rend manifeste qu’il s’agit d’une journée: «ils se levèrent au matin» (v. 19). Cette journée est donc circonscrite par deux indications de temps aux v. 4a et 19; l’inclusion fait apparaître que les indications chronologiques jouent un rôle structurant dans l’organisation du texte en même temps qu’elles inscrivent les premiers événements du récit dans un cadre calendaire précisément mesuré. Celui-ci pose la temporalité de la première scène dans un contraste maximum avec celle de l’exposition, par le jeu sur les usages de יום: à la longue suite de jours innombrables et invariables (מימים ימימה, v. 3), s’oppose un jour singulier (ויהי היום, v. 4a)46. C’est donc sous la forme d’un jour qui se détache de la ronde de ceux qui font les années qu’est «temporalisé» le premier événement du récit. En cela, il se pose en rupture avec la temporalité mise en place par l’exposition. Mais les liens entre cette temporalité et celle de la première scène sont plus complexes. En effet, tout en se distinguant, ce premier jour reste cependant parfaitement inscrit dans l’agenda rituel de l’exposition. Comme le fait apparaître le schéma 1 ci-dessous, les indications de temps des v. 4a et 19 sont associées chacune à un des deux verbes – « זבחsacrifier» et « שחהse prosterner» – qui évoquent au v. 3a l’ensemble de l’activité liturgique d’Elqana lors de son pèlerinage annuel. Ainsi, entre «or, un jour, Elqana sacrifia» (v. 4a), et «ils se levèrent tôt au matin et ils se prosternèrent en présence de Yhwh» (v. 19), la première scène apparaît-elle comme le déploiement, une année particulière, du rite que l’exposition résumait par deux de ses actes principaux (v. 3a). En ce sens, c’est le rythme chronologico-rituel lancé par l’exposition qui constitue le cadre temporel à l’intérieur duquel la première scène s’inscrit et dont elle se détache à la fois. Et ce n’est donc pas sur ce point qu’elle se distingue des années précédentes.
46. R. Alter a noté ce jeu des pluriels et du singulier dans les emplois de יוםen 1 S 1, mais curieusement et seul contre tous, il lit dans le v. 4a une formule itérative qui renvoie au jour de sacrifice de chaque année. Voir ALTER, The David Story, p. 3.
2,11 Et Elqana alla [ ]וילךà Rama dans sa maison []הרמתה על־ביתו
1,24 Elle le fit monter avec elle [ותעלהו ]עמה
1,22 Anne ne monta pas []וחנה לא עלתה
1,21 L’homme Elqana monta [ ]ויעלavec toute sa maison
et ils s’en retournèrent et ils revinrent à leur maison, à Rama. []אל־ביתם הרמתה
cet homme montait [ ]ועלהde sa ville
DÉPLACEMENTS
Pour sacrifier [ ]לזבחle sacrifice annuel []את־זבח הימים
1,28 et il se prosterna [ ]וישׁתחוlà
pour sacrifier [ ]לזבחà Yhwh
ils se prosternèrent []וישׁתחוו
Elqana offrit le sacrifice []ויזבח
pour se prosterner []להשׁתחות et offrir le sacrifice []ולזבח
ACTES RITUELS
ÉVÉNEMENTS RACONTÉS
47. Pour des raisons de clarté du schéma, je déplace 1,4a au début du premier ensemble singulatif puisqu’il l’ouvre effectivement bien qu’il soit enchâssé dans l’exposition. 48. Je traiterai plus bas de cet épilogue. S’il appartient à l’unité sur les fils d’Eli qui commence en 1 S 2,12, il présente des caractéristiques chronologico-rituelles qui l’apparentent à 1 S 1. C’est pourquoi il figure sur ce schéma.
2,20 bénédiction d’Éli 2,21 naissance des enfants
[sommaire 2,12-18 agissements des fils d’Éli] Sommaire 2,19 confection du petit manteau
2,1-10 chant d’Anne
1,22-23a dialogue Anne et Elqana à propos du pèlerinage annuel Sommaire 1,23b sevrage de Samuel Scène 1,24-28 offrande de Samuel à Silo
Scène
naissance et nomination de Samuel
1,9-11 prière d’Anne 1,12-18 dialogue d’Anne et d’Éli Sommaire 1,19-20 exaucement de la prière d’Anne
Scène
1,4b-8: partage du sacrifice et humiliation
Sommaire 1,1-8a Exposition
Schéma 1: Structure chronologico-rituelle de 1 S 1,1–2,21
2,20 et ils retournaient [ ]והלכוchez lui.
Épilogue itératif 2,12-2148 2,19 d’année en année [ ]מימים ימימהlorsqu’elle montait [ ]בעלותהavec son mari
le sacrifice annuel []זבר הימים
Second ensemble singulatif 1,21–2,11
1,20 et il arriva aux jours révolus []ויהי לתקפות הימים
1,19 au matin
Premier ensemble singulatif 1,4a.9-20 1,4a Or, un jour []ויהי היום47
1,7a année après année []שׁנה בשׁנה
INDICATIONS CHRONOLOGIQUES Ensemble itératif 1,1-8 1,3 d’année en année []מימים ימימה
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La force de la rotation chronologico-rituelle ne s’arrête pas là. Elle détermine aussi le second ensemble singulatif de 1 S 1 qui s’ouvre au v. 21 avec un nouveau déplacement d’Elqana à Silo pour le «sacrifice annuel [»]זבח הימים, un an donc après la prière d’Anne. Est-ce ce début d’année que fixe l’expression ( לתקפות הימיםv. 20)? Traducteurs et commentateurs se partagent entre une compréhension calendaire de l’expression où le «retour des jours» marque le début de l’année suivante49, et une compréhension relative à la grossesse d’Anne dont les «jours révolus» indiquent le terme50. Une analyse philologique de l’expression ne permet pas de trancher, pas plus qu’elle ne permet de rendre compte du pluriel de תקפה51. En revanche, un détour par les conceptions de la grossesse que l’on peut appréhender dans la littérature juive ancienne fait apparaître, selon M. Stol, que cette formule est une expression technique qui désigne le terme de la grossesse52. C’est pourquoi je la traduis par «aux jours révolus». Elle 49. Voir par exemple: ALTER, The David Story, p. 6; MCCARTER, I Samuel, p. 50 et p. 55 n. 55; TSUMURA, The First Book of Samuel, p. 125; WÉNIN, Samuel et l’instauration de la monarchie, p. 443. 50. Voir par exemple HERTZBERG, I & II Samuel, p. 22 et unanimement les traductions de la TOB et de la BJ. 51. תקופהrenvoie à l’idée de cycle et de cycle complet. C’est très net pour trois des quatre occurrences du terme dans la BH: Ps 19,7, תקופהdésigne le circuit du soleil; Ex 34,22 et 2 Ch 24,23, l’expression לתקופת השנהdésigne le cycle d’une année entière. BDB p. 880, note la forme plurielle de l’occurrence en 1 S 1,20 mais affirme sa synonymie avec celles d’Ex et 2 Ch. HALOT quant à lui (p. 1784) ne relève pas le pluriel et propose deux sens pour 1 S 1,20: soit celui d’un cycle annuel, soit celui de la complétion du temps de la grossesse, mais il n’argumente pas les termes de l’alternative. Au regard des autres occurrences de תקופהdans la BH, il paraîtrait donc plus cohérent de traduire par «au retour de l’année», considérant que l’expression couvrirait toute la durée de l’année qui sépare les deux pèlerinages à Silo. Cependant, il faut prendre en compte le fait que ִ תקופִהest ici au pluriel, ce qui distingue notablement cet usage de Ex 34,22 et 2 Ch 24,23. Le fait que ce soit la seule occurrence au pluriel de la BH rend difficile une détermination du sens de cette occurrence par le lexique. C’est sans doute pourquoi le pluriel n’est jamais pris en compte ni dans les traductions ni dans les commentaires, à l’exception de DRIVER, Notes on the Hebrew Text, p. 13 qui signale une traduction littérale au pluriel mais conclut lui aussi à la synonymie avec Ex 34,22. H.J. STOEBE, Das erste Buch Samuelis (KAT), Gütersloh, Gütersloher Verlagshaus, 1973, p. 92 et W. DIETRICH, Samuel (1 Sam 1–12) (Biblischer Kommentar, 8,1), Neukirchener, Neukirchener Verlag, 2011, p. 20 invitent à lire un singulier, comme l’ont fait les versions anciennes, LXX et Vulgate notamment. Sur l’usage liturgique de la formule au singulier voir D. MIANO, Shadow on the Steps. Time Measurement in Ancient Israël, Atlanta, GA, SBL, 2010, pp. 40-41. 52. Voir M. STOL, Birth in Babylonia and in the Bible. Its Mediterranean Setting (CUMO, 14), Groningen, Styx, 2000, pp. 19-20 L’auteur ouvre une piste intéressante en notant que, dans la littérature juive ancienne (voir par exemple, Talmud de Babylone, Niddah 31a), la grossesse est divisée en trois périodes de trois mois, trois תקופוִת. La Mishna imagine que trois chambres sont aménagées dans le sein maternel et qu’au terme de chaque תקופה, l’enfant passe de l’une à l’autre, de la plus basse à la plus haute. Lorsque le moment de la naissance arrive, l’enfant se retourne et redescend, ce qui provoque les souffrances de la mère. De plus, le terme de ces phases correspond à des moments importants dans le développement de l’enfant: au terme de la première, sa présence dans le sein maternel est
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introduit le second verset du sommaire (v. 19-20) qui clôt le premier ensemble singulatif de 1 S 1. Cependant, si beaucoup de traducteurs et de commentateurs lisent «au retour de l’année», c’est que le système chronologique d’ensemble du chapitre y pousse. En effet, le v. 21 qui ouvre le second ensemble marque le passage d’une année avec le retour du «sacrifice annuel [»]זבח הימים. La montée d’Elqana à Silo est présentée comme immédiatement consécutive à la nomination de Samuel, un an après le premier pèlerinage. De plus, le fait que l’expression soit composée avec ימים l’associe à celles de 1 S 1,3 et 1 S 2,19 qui marquent également le moment du pèlerinage annuel. Ainsi, l’expression לתקפות הימיםjoue-t-elle un rôle de cheville temporelle entre les deux volets singulatifs de 1 S 1. Son référent chronologique est le terme de la grossesse d’Anne, mais elle déploie des effets contextuels qui accentuent la révolution des jours d’une année depuis le dernier pèlerinage et construisent la contiguïté temporelle des deux ensembles singulatifs. Le cadrage chronologique du second pèlerinage est le fait d’une seule indication, mais son impact est démultiplié par le contexte. En effet, le seul repère calendaire de 1 S 1,21–2,11 est l’expression זבח הימים, indication d’autant plus discrète qu’elle est dérivée puisque הימיםn’est pas complément de temps mais épithète de «sacrifice», lui-même complément d’objet du verbe «sacrifier» v. 21. Cette notation minimale produit cependant un effet chronologique suffisant à cadrer toute cette phase du récit. Car, après la force de la rotation annuelle posée par l’exposition et sa mise en œuvre singulative lors du pèlerinage de l’année précédente, il suffit d’une simple allusion à ce rythme pour le réactiver. L’impact chronologique de l’allusion consiste d’abord à signaler implicitement le terme de l’année de la prière d’Anne, qui est ainsi rendue perceptible comme année complète. assurée, au terme de la seconde, il est viable. Stol note qu’une telle conception de la grossesse n’apparaît pas explicitement dans la BH, même si un verset comme Gn 38,24 (et pour le NT Lc 1,26.36.57) laisse penser que cette façon d’envisager le développement de l’embryon est présente en arrière-fond des textes. Ainsi en Gn 38,24 Juda est averti de la grossesse de Tamar au terme de la première תקופה, lorsque donc la grossesse est certaine. תקופהn’apparaît en ce sens qu’en 1 S 1,20 et le hapax explique les difficultés des traducteurs selon Stol. Pour lui la forme au pluriel correspond au terme de la grossesse d’Anne, à savoir la fin de la troisième ou peut-être de la seconde תקופה, un certain nombre de traditions rabbiniques, en effet, évoquent une naissance de Samuel au début du septième mois, voir STOL, Birth in Babylonia, p. 20 et Y. WEINBERGER – Y.D. SHULMAN – N. SCHERMAN, Shmuel I = I Samuel. A New Translation with Commentary Anthologized from Talmudic, Midrashic and Rabbinic Sources (Artscroll Tanach Series), Brooklyn, NY, Artscroll, 2011, p. 23. Si la proposition de Stol manque de témoins pour la période biblique, le fait que le terme apparaisse au pluriel dans un récit de naissance me semble déterminant. C’est ce qui fonde ma traduction «aux jours révolus» plutôt que «au retour de l’année». Ce choix est également plus cohérent avec la chronologie d’ensemble des v. 19-20 et l’ordre des propositions du v. 20. Sur l’ordre des propositions voir infra, p. 55, n. 80.
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Elle conforte ainsi chez le lecteur le sentiment que dans la suite de l’exposition, le récit singulatif progresse lui aussi année par année. Marquant alors le début de l’année suivante, elle active cette attente du lecteur et l’incline à considérer comme un seul et même pèlerinage l’ensemble qui va de la montée d’Elqana (v. 21) à son retour à Rama (1 S 2,11). Cet effet est renforcé par la présence, aux bornes de l’ensemble, du vocabulaire rituel associé au pèlerinage depuis l’exposition: « עלהmonter» et זבח «sacrifier» (v. 21), « שחהse prosterner» (v. 28) et la mention du retour à Rama en 1 S 2,11. La reprise de ces verbes accentue l’analogie entre ce pèlerinage et le précédent. Or, ce second pèlerinage est le fruit d’«illusions d’optique narrative»53 générées précisément par la réactivation de cette structure chronologico-rituelle. Ce qu’elle tend à faire passer pour un unique pèlerinage, celui de l’année suivante, est un leurre. En effet, si Anne semble rejoindre son mari au cours du pèlerinage, la raison de son retard, le sevrage de l’enfant, rend invraisemblable cette chronologie. En effet, Samuel, conçu au retour du pèlerinage de l’année précédente, est encore un nourrisson lorsque revient le moment du pèlerinage annuel. Le bref sommaire «la femme demeura et elle allaita son fils jusqu’à ce qu’elle l’eût sevré» v. 23b, couvre une période dont la durée calendaire n’est pas précisée, mais puisque l’enjeu est que l’enfant puisse vivre définitivement séparé de sa mère, il convient qu’il ait acquis une suffisante autonomie. Ceci nécessite quelques années, au moins trois peut-on supposer54. Il n’est donc pas matériellement possible qu’Anne monte rejoindre Elqana et laisse son enfant à Silo lors du pèlerinage qui débute en 1 S 1,21. Cependant, la durée du sevrage n’a pas d’intérêt comme telle dans le récit, le leurre a donc pour fonction de l’escamoter en l’écrasant ou plutôt en la coulant dans le rythme annuel dont la prégnance dans cette page emporte l’attention du lecteur. De nombreux éléments favorisent ce leurre, notamment le pluriel des verbes du v. 25 qui semblent associer Anne et Elqana, et postulent donc que celui-ci se trouve au sanctuaire, et l’absence de tout autre repère chronologique dans la suite du récit: rien ne vient donc s’opposer explicitement à la première impression du lecteur. Si le récit d’ouverture s’achève avec le chant d’Anne et le retour d’Elqana à Rama55, le rythme des pèlerinages annuels, quant à lui, revient 53. WÉNIN, Samuel et l’instauration de la monarchie, p. 35. 54. L’indication la plus claire de l’âge du sevrage dans le corpus biblique est 2 M 7,27. R. DE VAUX, Les institutions de l’Ancien Testament, t .1, Paris, Cerf, 1958, p. 74 remarque que tel était l’usage en Babylonie. ALTER, The David Story, p. 8, postule, quant à lui, un âge d’environ cinq ans. 55. De même qu’il semble que les époux soient montés séparément, de même Anne reste à Silo alors qu’Elqana rentre à Rama. Peut-être reste-elle pour permettre à son enfant de s’habituer au temple. Quoi qu’il en soit des hypothèses que l’on peut faire, ceci confirme
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dans ce qui peut apparaître comme un épilogue différé de l’histoire du couple. Différé, car après le retour à Rama, débute un nouvel ensemble itératif consacré aux agissements des fils d’Éli. Il s’agit de l’exposition des chapitres consacrés à la chute des Élides (1 S 2,12–4,22). Cependant, cette exposition est suivie d’un sommaire relatif à Anne et Elqana. On y retrouve une nouvelle occurrence de l’indication chronologique מימים ימימה1 S 2,19 (= 1 S 1,3a) à laquelle est associé le vocabulaire rituel désormais habituel «pour sacrifier le sacrifice annuel [»]לזבח את־זבח הימים 1 S 2,19 (= 1 S 1,21 // 1 S 1,3a.4a) ainsi que celui des déplacements de Rama à Silo et retour avec « עלהmonter» 1 S 2,19 (// 1 S 1,3a.20 et 21.22.24) et « הלךaller» 1 S 2,20 (// 1 S 2,11). Ces récurrences assurent l’homogénéité de ces versets avec le rythme chronologique de l’ensemble, rythme qu’elles posent dans la durée avant qu’Anne et Elqana ne s’effacent du récit. Ces versets closent l’ensemble consacré à l’histoire de cette famille en la replaçant dans une temporalité itérative aux phases annuelles. L’étude de l’organisation chronologique de 1 S 1,1–2,11 – auquel il faut ajouter 1 S 2,19-21 – fait apparaître que, à l’exception de לתקפות הימים «aux jours révolus» (v. 20), toutes les indications chronologiques sont systématiquement associées aux occurrences du vocabulaire rituel et aux indications de déplacement. Elles structurent donc le récit d’ouverture de 1 S d’une double manière: d’abord parce qu’elles organisent la charpente temporelle la plus immédiatement perceptible de l’ensemble du récit en le périodisant selon un rythme annuel, mais aussi parce que, placées aux limites de chaque unité, elles balisent la structure narrative. La coïncidence ainsi établie entre les phases du temps raconté et les scansions du temps racontant assure fermement la cohérence du récit. Comme l’a montré A. Wénin, ces constellations de vocabulaire construisent «deux récits de pèlerinages concrets encadrés par deux évocations de pèlerinages périodiques»56. Entre l’exposition et l’épilogue, les ensembles singulatifs apparaissent comme le déploiement de ce qui s’est passé, une année puis la la «désynchronisation» du couple, de la naissance de l’enfant jusqu’à ce qu’il puisse se passer de sa mère. 56. WÉNIN, Samuel et l’instauration de la monarchie, p. 35. Voir aussi les schémas des pp. 34 et 36. La disposition chiastique qu’il fait apparaître le conduit à considérer l’ensemble 1 S 1,1–2,21 comme le «premier tableau» du récit et à intégrer 1 S 2,12-18 à ce premier ensemble. Je choisis pour ma part de considérer le chant d’Anne comme la clôture du récit d’ouverture, pour les raisons exposées supra, p. 20. Si 1 S 2,19-21 est bien l’épilogue du récit d’ouverture de 1 S, il s’agit d’un épilogue différé pour être inséré dans le second mouvement narratif du livre, celui relatif à la chute des Élides. Ce «retard» s’explique par la fonction spécifique qu’il joue dans la mise en lumière des péchés des fils d’Eli, fonction qui l’emporte sur celle qu’il pourrait avoir dans le récit relatif à Anne et Elqana où ce qui importe s’achève avec le chant d’Anne et la mention du retour d’Elqana à Rama au v. 11a.
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suivante, d’une offrande à un prosternement. Ils déploient l’interstice entre les deux infinitifs du v. 3a en même temps qu’ils semblent enclos en lui. Ainsi le récit d’ouverture se trouve-t-il tout entier inscrit dans le cadre posé par l’exposition. C’est elle, plus que la première scène qui, sur le plan chronologique, fixe la norme temporelle. Elle établit ce qui se révèle être la «pulsation» chronologique fondamentale de cette page, une temporalité gouvernée par la régularité du calendrier liturgique avec les pôles géographiques qu’il impose et les actes rituels qu’il prescrit. Cette norme repose sur la tension polaire entre deux mesures chronologiques qui sont privilégiées jusqu’à la quasi-exclusivité57: celle de l’année et celle du jour; le jeu sur les formes de « יוםjour» souligne cette tension. La symétrie de la structure laisse entendre une primauté de l’année – et de l’année comme réalité cyclique – sur l’émergence de jours. En effet, au terme de l’ensemble, l’épilogue se présente comme le pendant de l’exposition. Les extrémités se rejoindraient-elles et la circularité régirait-elle décidément d’un bout à l’autre l’histoire de cette famille? Le jour qui se détache de la ronde des années et qui fait l’objet de la première scène ne produit pas, en tout cas, une sortie ou une interruption de la rotation annuelle. Cependant, le traitement du sevrage de Samuel rend manifeste que la construction chronologique est un artifice. Entre ces scansions apparemment régulières, le temps connaît une compression qui va jusqu’à l’éclipse de plusieurs années. Si la fermeté du cadre chronologique masque cette importante irrégularité, celle-ci fait apparaître que ce cadre, qui rend le temps immédiatement perceptible, n’a pas en lui-même sa raison d’être. Il apparaît comme un matériau plastique modelé selon un principe que les seules indications chronologiques ne permettent pas d’appréhender. Ce principe poursuit d’autres fins que la régularité chronologique. Il la met en avant pour mieux la plier au service de sa propre logique. C’est cette logique, sous-jacente à l’organisation d’ensemble de la chronologie, que je voudrais dégager en revenant sur ce qui distingue le jour du sacrifice de la ronde des années. 2. Le principe de la séquence: une dynamique d’accomplissement Ce n’est pas par le sacrifice, qui sert pourtant à l’identifier, que le premier jour de 1 S est notable. Il faut attendre la quatrième forme au wayyiqtol, «et Anne se leva [( »]ותקםv. 9), pour que la première scène débute 57. La seule mesure temporelle qui ne s’inscrive pas dans l’un de ces registres est « לתקפות הימיםaux jours révolus». Remarquons cependant qu’elle est une expression composée de יוםet que, comme on l’a noté, le contexte en tire le sens vers une rotation annuelle.
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vraiment. On l’a vu, l’ambiguïté aspectuelle des verbes du v. 7b ménage une zone de «ralenti» entre les habitudes du sacrifice annuel et ce qui singularisera «ce jour-là». Le caractère scénique du v. 8, avec le discours direct d’Elqana, tend à faire apparaître ces mots, prononcés pendant le repas, comme la cause immédiate du fait qu’Anne se lève. En ce sens, ils seraient l’acte déclencheur de la scène. Cependant, le verbe ותקםest suivi d’une proposition de temps «après [ ]אחריque l’on eut mangé58 à Silo et après [ ]אחריque l’on eut bu» qui situe le moment auquel Anne quitte le repas. La double occurrence de אחריinsiste sur le fait que le repas est achevé lorsqu’elle s’éloigne. Cette proposition précise le moment, mais aussi peut-être la cause qui lui permet de partir: elle se lève quand et parce qu’on a fini de manger et de boire. Un léger écart est ainsi introduit entre les paroles d’Elqana au moment du partage des parts, et le départ d’Anne en fin de repas. Celui-ci n’est donc pas présenté comme une réaction immédiate à ce qu’elle a entendu. En ce sens, ותקםmarque le début d’une nouvelle séquence narrative, celle de la scène, après un discours direct qui, s’il est déjà presque singulatif, appartient encore aux données de l’exposition. Marquant donc le point où, sans plus d’ambiguïté, la narration bascule de l’exposition à la première scène, le ותקםacquiert une importance particulière. Car, comme l’a souligné M. Sternberg59, le moment de basculement de l’exposition à la scène relève d’une décision de l’instance narratrice à qui seule revient de déterminer, parmi les événements de la fabula, celui qui constituera l’acte initial qui déclenche le récit, celui donc qui en inaugure toute la chaîne de causalité. Ainsi en 1 S l’action commencet-elle par cette prise de distance d’Anne60. Celle-ci est donc l’acte originaire à partir duquel ce jour va se distinguer des autres, à partir duquel aussi un récit devient possible puisque survient du nouveau dans un monde marqué par la répétition. Si 9b et 10 donnent, avec la position d’Éli et les dispositions intérieures d’Anne, quelques indications d’arrière-plan qui préparent le dialogue entre les deux personnages, la séquence des wayyiqtol du premier plan de la narration va immédiatement du geste par lequel Anne se lève (ותקם, v. 9) à l’acte de sa prière (ותתפלל, v. 10) et de cet acte à la forme spécifique qu’il prend, celle d’un vœu (ותדר נדר, v. 11). Anne s’écarte donc pour prier celui qui a clos son sein. Elle ouvre ainsi, dans le monde clos dont elle est prisonnière, un espace dans lequel, par son vœu, elle se projette 58. Voir D. BARTHÉLEMY, Critique textuelle de l’Ancien Testament (OBO, 50/1), Fribourg/CH, Éditions universitaires; Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1982, p. 139. 59. Voir supra, pp. 17-18. 60. GILMOUR, Representing the Past, p. 58.
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dans le futur. Le lecteur est seul à être introduit, par le jeu du discours direct, dans le secret de cette prière qui reste silencieuse (v. 13). Elle se déploie en quatre moments61: 1– v. 11ab «Anne voua un vœu et elle dit: ‘Yhwh Shabaot, si tu veux vraiment considérer l’humiliation []בעני de ta servante’» Anne commence par convoquer Yhwh au «lieu» d’où s’élève sa prière en ce moment précis. Elle lui ouvre sa situation présente, comme le souligne l’usage de la préposition בqui précède עניpar lequel elle qualifie sa situation. 2– v. 11c «et te souvenir [ ]זכרde moi et ne pas oublier [ ]ולא־תשכחta servante» En second lieu, elle fait appel à la mémoire de Yhwh, l’invitant à considérer sa situation. Cette demande est implicitement lourde de tout son passé d’humiliation. L’usage de deux verbes de la mémoire, l’un à la forme positive «se souvenir», l’autre à la forme négative «ne pas oublier», rend l’insistance d’Anne. Que Yhwh prenne en considération la longueur de son épreuve. 3– v. 11d «et donner à ta servante une semence d’hommes» Puis vient la demande proprement dite: Anne formule explicitement la façon dont elle désire voir se concrétiser dans sa situation présente la mémoire de Yhwh pour que son humiliation prenne fin. 4– v. 11ef «alors je le donnerai à Yhwh tous les jours de sa vie [כל־ימי ]חייוet le rasoir ne montera pas sur sa tête». Enfin, la demande est suivie d’une promesse: si Dieu s’engage ainsi aujourd’hui dans son histoire, alors Anne, en retour, engage envers lui le futur qu’il lui ouvre. Invocation de Yhwh dans sa détresse actuelle, supplication pour qu’il ait en mémoire l’humiliation qu’elle vit depuis des années et promesse de lui offrir celui qu’il lui aura donné: la dynamique de la prière d’Anne repose sur une projection temporelle de sa propre existence qu’elle déploie devant Yhwh en la lui présentant comme le lieu d’un possible engagement mutuel. Sa détresse présente est le foyer à partir duquel elle ressaisit son passé 61. Le découpage que je propose ici suit la dynamique temporelle de la prière et c’est ce qu’il veut faire apparaître. Cette organisation ne coïncide pas exactement avec la structure en quatre parties – 1) introduction narrative, 2) adresse à la divinité, 3) condition du vœu (protase), 4) promesse (apodose) – dont T. Cartledge a montré qu’elle sous-tend les cinq vœux du récit biblique Gn 28,20-22; Nb 21,2; Jg 11,30-31; 1 S 1,11; 2 S 15,8. Voir T.W. CARTLEDGE, Vows in the Hebrew Bible and the Ancient Near East (JSOTSS, 147), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1992, pp. 143-145 et spécialement pour 1 S 1,11, pp. 147-148.
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– cette humiliation qui se prolonge d’année en année – et son futur pour les mettre en perspective dans un registre temporel non plus cyclique mais linéaire. Une nouvelle fois, l’usage du terme יוםest emblématique de cette modification de temporalisation. Nous avions noté comment avec l’émergence d’un jour v. 4a, l’occurrence au singulier s’opposait au pluriel circulaire מימים ימימה. Le pluriel réapparaît au v. 11 dans l’expression « כל־ימי חייוtous les jours de sa vie». C’est alors pour évoquer non plus une durée cyclique mais la trajectoire d’une existence, de la naissance à la mort. Si Anne projette un avenir par sa prière, l’effectivité de celui-ci n’est pas en son pouvoir, elle repose sur une articulation subtile entre son initiative et celle de Yhwh. Ce qu’elle peut par sa prière, c’est ouvrir une brèche dans le temps stérile des années qui passent, mais elle ne peut pas elle-même en interrompre le cours. Il faut l’intervention de Yhwh par le don qu’elle sollicite. Et cette intervention est la condition nécessaire pour qu’Anne puisse devenir sujet de son histoire, capable de s’engager sur un avenir. Elle le fait en promettant de donner son fils. Ce geste peut se comprendre comme une manière de garder vive dans l’avenir qu’elle souhaite la mémoire de l’action de Dieu. Autrement dit: que Dieu ait maintenant pitié de son long passé d’humiliation, et elle lui donnera son enfant. Celui-ci, doublement donné, sera à la fois le fruit de la mémoire de Dieu et le témoignage de la sienne. Or, c’est la façon dont Anne configure et projette dans sa prière le temps de son existence qui détermine toute la séquence narrative jusqu’à la fin de 1 S 1. Cette projection s’articule, on l’a vu, autour d’une demande et d’une promesse62. Ce sont elles qui, faisant éclater la circularité du temps de l’exposition, organisent la suite du récit en deux processus d’accomplissement qui se déploient selon le schéma suivant: PRIÈRE V. 11 1. Demande: «et te souvenir de moi []וזכרתני, et ne pas oublier ta servante et donner [ ]ונתתהà ta servante une semence d’hommes» 2. Promesse: «alors je le donnerai à Yhwh tous les jours de sa vie [ונתתיו ליהוה »]כל־ימי חייו PROCESSUS 1: L’EXAUCEMENT DE LA DEMANDE, V. 12-20 La prolongation de la prière, v. 12-18. L’accomplissement de la demande: la naissance de Samuel, v. 19-20, «et Yhwh se souvint d’elle [ »]ויזכרהv. 19. 62. Comme le fait remarquer R. Alter, la prière d’Anne, «donne et je te donnerai» fonctionne dans un renversement de la logique du do ut des. Voir ALTER, L’art du récit, pp. 117-118.
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PROCESSUS 2: L’ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE, V. 21-28 La préparation de la promesse: le sevrage de Samuel, v. 21-23. La réalisation de la promesse: l’offrande de Samuel à Silo, v. 24-28, «moi aussi je le fais demander par Yhwh tous les jours [וגם אנכי השאלתהו ליהוה »]כל־הימים63 v. 28. Schéma 2: Discours direct et séquence narrative (1 S 1,11-28)
Ces deux processus sont composés de la même façon. Une phase préparatoire est centrée sur une expérience d’Anne: la prière dans le processus 1 (v. 12-18), le sevrage de son enfant (v. 21-23) dans le processus 2. Vient ensuite le récit de l’accomplissement proprement dit: accomplissement de la demande avec la naissance de l’enfant (v. 19-20), accomplissement de la promesse avec son offrande au sanctuaire (v. 24-28). Comme le font apparaître les éléments en italique dans le schéma ci-dessus, le processus d’accomplissement s’achève dans les deux cas par la reprise d’expressions du v. 11, de façon littérale pour l’accomplissement de la demande, et partiellement littérale pour celui de la promesse. Ces reprises rendent manifeste comment ce qui a été demandé et promis est bien devenu effectif. Elles sont comme les pôles entre lesquels le mouvement de la narration est tendu, elles en dessinent l’axe et en font ressortir l’enjeu: ce qui se déploie dans le temps qui passe, en 1 S 1, ce sont les voies et les moyens par lesquels cette prière parvient à son accomplissement. Le temps du récit n’est donc pas un temps neutre, c’est un temps porteur d’une signification, un temps «qualifié». L’étude des phases successives du mouvement d’accomplissement en 1 S 1,12-28 voudrait faire apparaître comment l’ensemble des choix de construction de la temporalité sont au service de cette qualification – aussi bien les choix qui relèvent du temps racontant que ceux qui relèvent de la représentation du temps raconté dans sa dimension chronologique. a) Le processus d’exaucement de la demande (1 S 1,12-20) i. La prolongation de la prière (1 S 1,12-18) La prière énoncée, un premier processus se déploie v. 12-18. Il occupe la plus grande partie de la première scène et rapporte comment Anne prolonge sa prière, à la surprise d’Éli. Le dialogue entre ces deux personnages (v. 14-18) est suivi d’un sommaire consacré à l’exaucement de la 63. Sur la substitution de נתןpar שאלau hiphil dans l’expression de l’accomplissement de la promesse, voir infra, pp. 64-65.
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demande d’Anne (v. 19-20). Or, ces deux unités présentent un traitement temporel aux effets diamétralement opposés. Si tout concourt à rendre sensible la longueur inhabituelle de la prière, tout concourt aussi à manifester la rapidité de son exaucement. Et ici, les effets de lenteur et de rapidité sont décuplés par le fait que se succèdent l’unité la plus lente et l’unité la plus rapide du chapitre. Sept versets, en effet, sont consacrés au moment de la prière, c’est le plus long développement scénique. Le sommaire, quant à lui, couvre en deux versets une durée d’un an, soit la plus longue de celles que balisent explicitement les indications chronologiques64. Une durée brève au regard du temps raconté est donc dilatée par la narration scénique la plus développée, alors que le long temps de l’exaucement est contracté dans un bref sommaire. Certes, c’est un truisme de noter que le rythme d’un sommaire est plus rapide que celui d’une scène. L’étude détaillée des procédés par lesquels sont produites lenteur ou rapidité voudrait plutôt faire apparaître comment les choix temporels sont directement ordonnés à la modélisation de l’événement que constituent la demande et son exaucement. La scène de prolongation de la prière connaît deux moments: aux v. 1213 le narrateur rapporte l’étrangeté de la prière d’Anne et ce qu’en perçoit Éli; les v. 14-18 sont un dialogue entre les personnages à ce propos. La durée de la prière est mise en relief par la structure de la phrase (v. 12-13) et par des compléments de temps (v. 14-18). La proposition de temps «comme elle multipliait [ ]הרבתהsa prière» au début du v. 12, pose la durée de celle-ci comme fond de tableau de la description qui va suivre. Le verbe « רבהmultiplier» en précise la cause: c’est la durée de l’insistance d’Anne qui répète et répète encore sa demande et sa promesse. Posée d’emblée, la durée de la prière est ensuite amplifiée par l’organisation syntaxique de l’ensemble de la phrase dont les propositions s’agencent ainsi:
64. Voici, pour comparaison, une indication du rapport du temps raconté et du temps racontant en 1 S 1,1–2,11: Temps raconté Prolongation de la demande Accomplissement de la demande Délai pour la promesse (sans durée précisée) Accomplissement de la promesse Le chant
Temps racontant
après le repas, le jour de la 1,12-18 = 7 versets prière une année 1,19-20 = 2 versets la période du sevrage 1,21-23 = 3 versets Anne à Silo 1,24-28 = 5 versets quelques jours? Temps raconté = temps 2,1-10 = 10 versets racontant
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והיה כי הרבתה להתפלל לפני יהוה ועלי שׁמר את־פיה וחנה היא מדברת על־לבה רק שׂפתיה נעות וקולה לא ישׁמע ויחשׁבה עלי לשׁכרה
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weqatal Et il se passait circonstancielle de temps, qatal comme elle multipliait sa prière en présence de Yhwh participiales duratives et Éli observant sa bouche et Anne parlant en son cœur seules ses lèvres bougeant yiqtol modal mais sa voix ne pouvait être entendue wayyiqtol, premier plan Éli la prit pour une femme ivre.
L’arête de la narration, en premier plan, est donc composée de la séquence: והיה+ proposition de temps כי הרבתה להתפלל+ wayyiqtol ויחשבה
Remarquons d’abord le caractère étrange de והיהlà où ויהיserait plus habituel65 car ce verbe, introduisant le point de vue d’Éli, marque bien le début d’une nouvelle ligne narrative66. Bien que quelques auteurs proposent d’y voir un weqatalti67, il est cependant plus simple de le considérer comme un qatal duratif précédé de la conjonction de coordination. Il introduit, non un nouveau développement consécutif à la prière, mais le retour sur ce qui se passe pendant la prière d’Anne qui vient d’être rapportée68. 65. Voir VAN DER MERWE, Text Linguistics and the Structure of 1 Samuel 1, p. 164, qui note qu’habituellement והיה כיse rencontre dans le discours direct alors qu’on trouve ויהי כי dans le discours du narrateur. Mais il remarque que cette dernière formule ne se rencontre jamais en 1 S alors qu’on y relève un autre והיה כיdans la bouche du narrateur (1 S 17,48). 66. Ibid. Voir aussi FOKKELMAN, Narrative Art IV, pp. 41-42. 67. On trouve quatre positions dans les commentaires sur cette forme. Une première consiste à considérer le TM comme fautif et à proposer de lire ויהי. Voir par exemple: H.F.W. GESENIUS – E.F. KAUTZSCH – A.E. COWLEY, Gesenius’ Hebrew Grammar, Oxford, Clarendon, 1910, p. 339 § 112uu; MCCARTER, I Samuel, p. 54. La seconde évite de parler de faute mais prend acte de la difficulté à rendre compte du TM. C’est le cas, par exemple de VAN DER MERWE, Text Linguistics and the Structure of 1 Samuel 1, p. 164 pour qui la forme «is not semantically or text-linguistically motivated» et aussi ID., Discourse Linguistics and Biblical Hebrew Grammar, dans R.D. BERGEN (éd.), Biblical Hebrew and Discourse Linguistics, Dallas, TX, Summer Institut of Linguistics, 1994, 13-49, pp. 27-29. Une troisième possibilité est de considérer la forme comme un weqatalti d’itérativité. Voir en ce sens KIM, Incubation as a type-scene, p. 305 n. 137 qui insiste aussi sur le fait que le weqatalti est une des façons dont le narrateur met en valeur l’étrangeté de l’attitude d’Anne. Enfin, à la suite de DRIVER, Notes on the Hebrew Text, p. 11, J. Joosten propose de considérer la forme comme un simple qatal indicatif précédé de waw: JOOSTEN, Meaning and Use of the Tenses, p. 74. C’est aussi la position de FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 42 n. 84 qui reconnaît à cette forme une valeur durative dans son contexte et notamment à cause de רבהdans la proposition circonstancielle qui suit. Sur cette question, voir aussi TSUMURA, The First Book of Samuel, p. 119; GILMOUR, Representing the Past, p. 60 n. 63. Je partage cette position, le contexte insistant sur la durée avec les propositions participiales notamment. Mais il est également possible d’y voir une marque d’itérativité surtout avant le verbe רבה. 68. Voir GILMOUR, Representing the Past, p. 60: «The use of the weqatal היהfollowed by כיto begin v. 12 (…) indicates a temporal clause and therefore most likely a
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La structure de la phrase est considérablement distendue par l’insertion, entre la proposition de temps et le wayyiqtol, de quatre propositions qui ont toutes une valeur durative69. Les trois premières sont des propositions participiales; elles expriment trois actions qui se déroulent simultanément et qui s’inscrivent sur la longueur co-occurrente de la prière: la première rapporte l’observation d’Éli et les deux suivantes les étranges modalités de la prière d’Anne. Si la quatrième proposition est elle aussi durative, notons qu’elle n’est pas au participe. Le narrateur ne dit pas «et sa voix ne se faisait pas entendre», mais il utilise un yiqtol qui introduit une valeur modale «mais sa voix ne pouvait être entendue»70. Outre que par leur insertion elles ralentissent le rythme de la narration, ces propositions rendent sensible la durée de la prière par un effet de diffraction et d’accumulation. La même durée, posée par la proposition temporelle, se trouve en effet décomposée en différentes facettes – observation d’Éli et modalités du discours intérieur d’Anne – qui sont toutes simultanées. Les facettes sont distinguées, mais c’est pour que leurs durées cooccurrentes soient «empilées» par la succession des propositions participiales, ce qui confère une forte densité à la durée de la prière. Aussi, lorsque le ויחשבהvient clore l’ensemble, le jugement d’Éli, tout erroné qu’il soit, apparaît comme le fruit d’un long examen71. La valeur ponctuelle du wayyiqtol, le seul de cette longue phrase, accentue le caractère tranchant du jugement: Éli s’est fait son idée et ne peut tolérer que dure davantage cette attitude inconvenante. Et c’est sa durée déjà trop longue qui est l’élément déclencheur du discours direct. Le dernier moment de la scène de la prière consiste en un dialogue entre Éli et Anne. Il est composé de deux échanges successifs entre les personnages, v. 14-16 et 17-18. On y relève trois compléments de temps. Ils expriment tous des durées et sont mis en valeur par leur position aux bornes de ces deux échanges. Les deux premiers, « עד־מתיjusques à quand» (v. 14) et « עד־הנהjusqu’ici» (v. 16), encadrent le premier échange; le troisième, « לא …עודne… plus» (v. 18), conclut le dialogue et avec lui l’ensemble de la première scène du livre.
disconnection with the preceding narrative. This construction introduces a retelling of vv. 10-11 from Eli’s point of view». 69. Pour une analyse des divers éléments qui rendent compte de la disposition et de la progression de ces propositions voir FOKKELMAN, Narrative Art IV, pp. 42-43. 70. Voir JOOSTEN, Meaning and Use of the Tenses, p. 74; FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 42. 71. KIM, Incubation as a Type-Scene, p. 306, montre comment le narrateur raconte la perception d’Éli et la conclusion à laquelle il parvient de façon très ironique pour le personnage.
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Les compléments des v. 14 et 16 sont introduits par עדet reviennent sur la longueur de la prière. L’interpellation d’Éli «Jusques à quand []עד־מתי seras-tu ivre?», qui ouvre le dialogue, si elle donne d’abord à entendre l’erreur de jugement du prêtre, rend sensible aussi son impatience face à un comportement qu’il réprouve et qui n’a que trop duré. Mais, au «jusques à quand» de la méprise d’Éli, répond le «jusqu’ici» de la souffrance d’Anne (v. 16). Au terme de la longue réponse par laquelle elle se disculpe, elle livre finalement au prêtre la clé de son attitude: «car c’est de l’abondance de ma peine et de mon humiliation que j’ai parlé jusqu’ici [»]עד־הנה. Ainsi, la longueur de sa prière trouve-t-elle sa source dans l’ampleur de sa détresse72. Le «jusqu’ici» final ressaisit l’une et l’autre dans une durée qui n’a pas connu de répit jusqu’à ce moment où Anne s’en ouvre à Éli. Le troisième complément de temps n’introduit pas une nouvelle durée. L’adverbe de temps «encore», dans une proposition négative où il signifie «ne… plus [»]לא…עוד, exprime à l’inverse la fin d’un processus ou d’un état: «elle mangea et son visage ne fut pas plus le même (litt. ne fut pas [ ]לאpour elle encore [( »)]עודv. 18). La transformation de la physionomie d’Anne est le signe annonciateur d’un renversement de situation. Si la demande d’Anne n’est pas encore exaucée, son changement naît de sa prise au sérieux des paroles qu’Éli lui adresse (v. 17)73. Dans le moment qu’ouvrait le «jusqu’ici» de sa réponse, vient s’inscrire un souhait d’accomplissement74: «que le Dieu d’Israël donne [ ]יתןla demande []שלתך que tu as demandée [ ]שאלתd’auprès de lui», v. 17. La formule se distingue par un usage particulier de שלה. En effet, on relève 13 occurrences du substantif שאלה/ שלהdans la Bible hébraïque. Excepté en Jb 6,8 où ce terme est construit avec בוא, on le rencontre exclusivement comme complément d’objet soit de שאלau sens de «faire une demande» (Jg 8,24; 1 S 2,20; 1 R 2,16.20) soit de נתןau sens de «exaucer (litt. donner) une demande» (Ps 106,15; Jb 6,8; Est 5,6.875; 7,2.3; 9,12). Le substantif 72. Le fait que la durée de la prière est proportionnelle à celle de la souffrance est suggéré par le jeu de mot entre le verbe רבהqui évoque la répétition de la prière dans la proposition de temps du v. 12 et le substantif ( רבv. 16), de la racine רבב, qui fait de l’abondance de la souffrance la source de la prière abondement répétée. 73. FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 51. 74. Je choisis ici de traduire le yiqtol comme un jussif exprimant un souhait plutôt que comme un indicatif dans ce qui serait alors une promesse. Si les deux choix sont possibles, je me rallie aux arguments de FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 51. Il remarque qu’Éli prononce une bénédiction sur Anne et Elqana en 1 S 2,20 qui, comme celle-ci, comporte une paronomase sur le terme שאל. Or, cette bénédiction commence par la forme ישםqui est indubitablement un jussif. On peut supposer qu’Éli utilise dans le deux cas une formule de même type. 75. En Est 5,7, le substantif est le seul mot d’une question d’Esther «ma demande?» entre deux versets où il est construit avec נתן.
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n’est complément d’objet des deux verbes à la fois qu’en 1 S 1,18 et dans la reprise de l’expression en 1 S 1,27. Il l’est directement de נתןet indirectement de שאלpuisqu’il est l’antécédent du relatif complément d’objet. Comme le fait apparaître cet usage unique parmi les occurrences du substantif, la force de la bénédiction d’Éli consiste à tenir ensemble les deux perspectives habituellement disjointes dans l’expérience de la demande: celle du demandeur d’une part qui «demande une demande [»]שאל שאלה et celle du destinataire d’autre part qui «donne/exauce une demande [נתן »]שאלה. Dans le même acte de langage, Éli légitime la demande d’Anne et convoque Dieu à y répondre. Ses mots rapprochent de la suppliante l’avenir que sa longue prière demandait, et elle ne s’y trompe pas. Elle y entend une promesse qui vient déjà mettre fin au «jusqu’ici» de sa souffrance. Le premier moment du processus d’exaucement de la demande est donc manifestement placé sous le signe de la durée. Celle-ci est soigneusement amplifiée par la syntaxe des v. 12-13 qui en font une modalité majeure de la prière d’Anne. Les indications de temps qui encadrent le dialogue entre les personnages, v. 14-16, mettent en relief le lien de causalité entre la durée de la souffrance d’Anne et celle de son étrange prière. Le traitement temporel des v. 12-18 dramatise donc la souffrance et le désir d’Anne. En cela, comme dans l’exposition où la circularité de l’organisation textuelle mettait en relief la clôture du fonctionnement familial, la facture du récit, et notamment son registre temporel, présente une analogie avec l’expérience du personnage. De plus, cette dramatisation alimente la tension suscitée par la prière vers un exaucement encore incertain mais dont le souhait d’Éli soutient la possibilité. La lenteur de la narration creuse l’attente et en retarde le terme jusqu’au dernier mot de la scène. Car, dans une nouvelle analogie entre l’expérience du personnage et le mouvement de la narration, la locution adverbiale לא…עודmarque les prémices de la fin de l’humiliation d’Anne en même temps qu’elle met son point final à la scène. ii. L’exaucement de la demande (1 S 1,19-20) Autant la scène de la prière insiste sur la longueur de l’expérience d’Anne, autant le sommaire met en avant la rapidité de l’exaucement. Il s’inscrit donc, sur ce point, en contraste maximal avec la scène. Cet effet de rapidité est le fruit de l’organisation syntaxique et il est accru par l’usage des indications de temps. Du point de vue syntaxique, le sommaire est composé d’une succession de onze propositions: les dix premières sont au wayyiqtol et relèvent du discours du narrateur, la onzième et dernière est une intervention d’Anne au discours direct. Toutes ces propositions sont très brèves. La plus longue, «et Elqana connut Anne sa
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femme», compte deux groupes nominaux en plus du verbe; la plus brève est formée du seul verbe «ils retournèrent» (v. 19). Toutes les autres sont composées d’un verbe et d’un groupe nominal, sujet ou complément. À l’exception d’une indication de temps dans chaque verset, aucune circonstance n’est précisée, aucune réaction ou émotion des personnages n’est évoquée. Le récit est donc très factuel. De plus, tous les verbes sont des verbes d’action; c’est une salve d’événements qui va rapidement du lendemain de la prière à la nomination de l’enfant. La succession de ces brèves propositions produit un rythme régulier qui tend à écraser le relief du temps raconté en nivelant la durée des événements rapportés: tout passe à la même allure, le prosternement au sanctuaire comme la grossesse d’Anne. Ainsi, à peine le couple rentré, voici l’enfant conçu; à peine Anne est-elle enceinte que Samuel est déjà né et aussitôt nommé. La structure syntaxique du sommaire met donc en relief la rapidité de l’exaucement de la demande d’Anne, rapidité qui suggère une facilité: aucun obstacle ne s’interpose, aucun retard n’est mentionné. Les effets d’accélération et d’écrasement des durées sont accentués par les deux indications de temps en tête de chaque verset. Elles font apparaître que le temps de l’attente d’Anne, tellement amplifié dans la scène de la prière, est ici escamoté puisque la période de sa grossesse fait l’objet d’un blanc. En effet, le premier repère chronologique, «ils se levèrent tôt au matin [( »]וישכמו בבקרv. 19), situe le sommaire dans le prolongement immédiat de la scène, et dans une échelle temporelle homogène, celle d’un jour, le lendemain. Et la conception de l’enfant est le point culminant de la chaîne d’événements qui s’ouvre ce lendemain. Le second repère chronologique, en revanche, qui suit immédiatement la conception, «et il arriva aux jours révolus» (v. 20), transporte au terme de la grossesse d’Anne, au moment de la naissance de l’enfant. C’est donc aussi par un traitement de l’expérience temporelle subjective du personnage d’Anne inverse à celui de la scène précédente, que le sommaire est en contraste important avec celle-ci. Pourtant les oppositions dans le traitement du temps, entre la scène et le sommaire, n’ont pas pour but de faire apparaître une rupture entre les deux. Bien au contraire, ils sont au service de l’expression d’une profonde continuité puisque le mouvement initié par la prière trouve un premier moment d’accomplissement – celui de la demande – dans le sommaire. C’est donc du «sens de l’histoire», telle que le récit le représente, qu’il est question dans l’articulation de la scène et du sommaire. Les modalités de cette articulation font apparaître, on va le voir, comment le traitement plastique du temps est au service de la manifestation de ce sens.
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En distinguant deux périodes dans le sommaire, les indications de temps séparent la succession des propositions en deux séries. Fokkelman a fait apparaître que ces séries présentent des éléments symétriques d’ordres divers. Les deux plus notables sont précisément les indications de temps en tête, et une mention de Yhwh dans la dernière proposition de chaque série76: וישכמו בבקר וישתחוו לפני יהוה וישבו ויבאו אל־ביתם הרמתה וידע אלקנה את־חנה אשתו ויזכרה יהוה׃ Et ils levèrent tôt au matin, et ils se prosternèrent, et ils retournèrent et ils allèrent chez eux à Rama, et Elqana connut Anne sa femme et Yhwh se souvint d’elle (v. 19). ויהי לתקפות הימים ותהר חנה ותלד בן ותקרא את־שמו שמואל כי מיהוה שאלתיו׃ Et il arriva, aux jours révolus, qu’Anne était enceinte et qu’elle enfanta un fils et elle le nomma Samuel ‘car de Yhwh je l’ai demandé’ (v. 20).
Mais ce que Fokkelman ne signale pas, et qui est pourtant primordial, c’est que ces dernières propositions sont, l’une et l’autre, une reprise littérale d’une expression de la première scène. Plus encore, elles rapportent à l’indicatif l’exaucement de ce qui faisait l’objet d’un souhait dans la scène: – à la demande d’Anne «si tu veux bien (…) te souvenir de moi [»]וזכרתני (v. 11) répond dans la bouche du narrateur «et Yhwh se souvint d’elle [( »]ויזכרהv. 19). – au souhait d’Éli «que le Dieu d’Israël exauce la demande que tu as demandée d’auprès de lui [( »]שאלת מעמוv. 17), répondent les mots d’Anne «car de Yhwh je l’ai demandé [»]מיהוה שאלתיו77 (v. 20). C’est donc avec le dernier événement de chaque période que le mouvement d’accomplissement, qui va de la scène au sommaire, est rendu manifeste, et les récurrences d’une part de זכר, d’autre part de שאלsont là pour le souligner. La dernière proposition de chaque série joue donc comme une agrafe qui arrime fermement le sommaire à la scène et manifeste la nature de leur lien. Celui-ci est d’autant plus serré que la scène se trouve ressaisie dans ses deux extrémités: au v. 19, le narrateur raconte qu’est exaucée la demande d’Anne qui ouvrait la scène v. 11, et au v. 20, Anne atteste qu’est réalisé le souhait d’Éli qui provoquait la fin de la prière au v. 17. Ainsi, c’est tout le mouvement interne de la scène, de la demande 76. FOKKELMAN, Narrative Art IV, pp. 55-56 et dans le même sens KIM, Incubation as a Type-Scene, pp. 314-316. 77. Je reprends ici la traduction des prépositions מןet מעםproposée par WÉNIN, Samuel et l’instauration de la monarchie, pp. 442-443.
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au souhait, qui se trouve porté à son achèvement dans le mouvement interne du sommaire. Mais il ne l’est pas à la manière d’un mouvement continu. La double symétrie des v. 19 et 20 laisse en effet apparaître une construction complexe de l’accomplissement. Certes, les deux périodes distinguées par les indications de temps sont chronologiquement successives mais elles ne sont pas pour autant les deux temps consécutifs de l’accomplissement. La schématisation ci-dessous des liens de causalité et de leur type fait apparaître la primauté de la dynamique que je nommerai (a). C’est elle, et elle seule, qui est motrice et la dynamique dite (b) lui est corrélée moment par moment: RECONNAISSANCE
Scène: prière (1 S 1,9-18)
(a1) prière d’Anne, v. 11 «te souvenir de moi»
(b1) vœu d’Éli, v. 17 «la demande que tu as demandée d’auprès de lui»
ACCOMPLISSEMENT
Sommaire: (a2) intervention de exaucement Yhwh, V. 19 (1 S 1,19-20) «et il se souvint d’elle»
(b2) nomination de l’enfant, v. 20 «car de Yhwh je l’ai demandé»
Schéma 3: Les rapports de causalité en 1 S 1,19-20
La demande d’Anne (a1) initie un mouvement qui porte le récit jusqu’à l’intervention de Yhwh (a2). Dans l’économie narrative, les deux moments font système de manière indissociable: il fallait la brèche de la prière pour que Yhwh l’exauce et il fallait l’exaucement pour que cette prière soit significative au point de faire l’objet de la première scène des livres de Samuel et d’être ainsi le point d’appui de tout le récit. La tension entre ces deux pôles porte l’ensemble scène-sommaire, elle constitue l’arête de la narration. Les pôles de l’arc (b), en revanche, ne sont pas liés l’un à l’autre par un mouvement interne et autonome; il n’y a pas de rapport de causalité entre eux. Chacun est suscité par le moment de (a) qui le précède. Ainsi, le souhait d’Éli (b1) est provoqué par la prière d’Anne (a1), et la reconnaissance par celle-ci de l’exaucement de sa prière (b2) est consécutive à l’intervention de Yhwh (a2). Ni le souhait d’Éli ni la proclamation d’Anne n’ont donc de fonction efficiente dans le processus d’exaucement qui relève tout entier de (a).
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L’OUVERTURE DU RÉCIT
L’arc (b) remplit cependant une fonction importante dans le récit: il s’inscrit en contrepoint de (a) pour manifester ce qui, sans lui, demeurerait caché pour les personnages. Car la dynamique (a) relève de l’imperceptible et du secret alors que les deux moments de (b) sont la reconnaissance, par un personnage et au discours direct, de ces événements cachés. La prière d’Anne et son exaucement par Yhwh ont en effet en commun d’être des événements qui se déroulent dans les coulisses de l’histoire, sans que les autres personnages en aient connaissance. Certes, Éli finit par comprendre qu’Anne prie mais l’insistance sur le caractère inaudible du discours de la femme met en relief le fait que le contenu de la prière reste inconnu des personnages, il demeure de l’ordre du secret entre Anne et Yhwh avant qu’elle ne le révèle elle-même partiellement v. 20 puis v. 2728. Quant à l’exaucement, il a lieu lorsque «Elqana connut Anne, sa femme» v. 19; moment secret s’il en est que celui de la conception d’un enfant, doublement ici avec ce souvenir divin qui échappe même à Anne et Elqana. Or, dans les deux cas, ces événements cachés suscitent les paroles d’Éli puis d’Anne qui les reconnaissent. Les reprises lexicales et le contenu sémantique de ces interventions tissent le réseau complexe d’une triple circulation entre (a) et (b), circulation qui en hiérarchise les pôles pour mettre en valeur le souvenir divin (a2). Le lien le plus immédiat est le rapport de causalité entre (a1) et (b1) et entre (a2) et (b2). Le souhait d’Éli (b1) confère une légitimité à la prière d’Anne (a1), après les soupçons d’ivresse. C’est lui qui la qualifie comme «demande», introduisant la première occurrence d’un mot clé du chapitre: שאל. Consécutive à l’intervention divine (a2), la proclamation d’Anne (b2), avec sa dimension étiologique78, reconnaît que l’enfant qu’elle nomme vient de Yhwh. Dans les deux cas, l’intervention au discours direct est la trace, dans le 78. Le propos d’Anne conduit à considérer que le nom «Samuel» viendrait de l’expression « שאול מאלdemandé à Yhwh» ce qui est peu vraisemblable. Mais cette étymologie prépare le jeu sur la racine de שאלv. 26-27, qui, comme nous le verrons infra, permet de rendre compte des deux faces de l’expérience d’Anne: la demande et la promesse. Pour ce qui est des hypothèses étymologiques, plusieurs sont possibles. La plus probable consiste à considérer que le nom «Samuel» serait formé de שם+ le suffixe de troisième personne ו, et de אל, «son nom est El», voir HERTZBERG, I & II Samuel, p. 25; MCCARTER, I Samuel, p. 62. CARTLEDGE, Vows, p. 189, propose, quant à lui, que «Samuel» soit composé du participe passif qal de שמעet de אל: «entendu de Dieu». Cette nomination serait un parallèle aux pratiques dont on trouve des traces notamment dans des inscriptions araméennes, consistant à ériger au dieu un ex-voto comportant l’expression type «parce qu’il a entendu sa voix». Par ailleurs, l’expression שאול מאלa pu laisser supposer que le récit de la naissance de Samuel serait le «recyclage» d’un récit de naissance de Saül. Plus généralement sur les liens de ce récit de naissance avec ceux de Samson et de Saül, voir entre autres MCCARTER, I Samuel, pp. 62, 65-66; S.S. BROOKS, Saul and the Samson Narrative, dans JSOT 71 (1996) 19-25, pp. 19-21 avec une discussion; CARASIK, Three Biblical Beginnings, pp. 12-13.
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monde du récit, de l’événement qui la suscite et en ce sens, elle lui ménage un espace. Car si cette prière inaudible et cette intervention divine imperceptible sont connues du lecteur, par une faveur du narrateur, elles restent ignorées des personnages et ne leur sont appréhendables qu’indirectement par les paroles qu’elles suscitent79. Mais (b1) et (b2) jouent aussi ensemble pour mettre en relief la primauté du souvenir divin dans le processus d’accomplissement. Il n’y a pas de lien de causalité, on l’a vu, entre ces deux pôles. Seul le vocabulaire les lie. Par l’écho qu’ils se renvoient de part et d’autre de (a2), les deux expressions pointent vers l’intervention divine, le souhait d’Éli (b1) pour l’appeler, la proclamation d’Anne (b2) pour la signifier. Le souvenir divin apparaît comme le point de convergence de l’ensemble; les deux expressions sont ici comme des index tendus pour désigner, en amont et en aval, ce qui, parce que c’est déterminant, les oriente. Mais si (b2) désigne (a2) en reprenant les mots d’Éli en (b1), il le fait en renvoyant à (a1). Il est notable, en effet qu’Anne, pour dire son exaucement, fasse mémoire de sa demande initiale. Cependant, la façon dont elle formule son exaucement est en décalage avec l’expression de sa demande (a1). La reprise de זכרau v. 19 a fait apparaître que c’est dans les termes mêmes de sa prière qu’Anne a été exaucée, mais ce ne sont pas ces termes qu’elle reprend pour le proclamer; elle ne dit pas, par exemple, «Yhwh s’est souvenu de moi». Sa formulation fait apparaître que le biais à partir duquel elle a accès à l’intervention de Yhwh en sa faveur est l’acte initial de sa propre prière: c’est par la mémoire de la demande qu’elle lui a adressée qu’elle peut reconnaître en son enfant un don «de Yhwh». Le retour final de (b2) à (a1) fait apparaître que l’intervention divine (a2), mise en relief par (b1) et (b2), l’est comme ce qui échappe à l’appréhension directe des personnages. Autrement dit, le récit situe cette intervention sur un plan distinct de celui des autres événements du monde dans lequel pourtant elle s’inscrit. Elle est à la fois décisive dans le cours de l’histoire mais inaccessible comme telle aux personnages. Ainsi, le détour final d’Anne par sa prière initiale esquisse-t-il les modalités d’une voie d’accès possible des hommes à l’action de Yhwh: la foi dont relèvent les premiers et les derniers mots de la femme. Ceux-ci en dessinent la double efficience: la foi est puissance de transformation et capacité de connaissance. Puissance de transformation lorsque par la prière Anne se projette un avenir et ouvre, dans un monde clos, un espace à l’intervention divine qui seule pourra rendre cette transformation effective. 79. Voir la mise en lumière d’un phénomène identique dans le livre de Ruth à propos, là encore, de la conception d’un enfant, dans J.-P. SONNET – M. MAJA, Le Dieu caché du livre de Ruth. Un chemin de lecture, un chemin pour la foi, dans NRT 133 (2011) 179-190, pp. 189-190.
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Capacité de connaissance, sous la modalité particulière de la reconnaissance de ce qui est donné, lorsqu’à la lumière de sa prière initiale, Anne reconnaît dans ce qui lui advient, l’œuvre de celui qu’elle avait invoqué. C’est donc la distinction entre le plan divin et le plan humain, ainsi que cette double efficience de la foi que dessinent ultimement les va-et-vient de (a1) à (b2). Le sommaire ne se contente donc pas d’enregistrer l’exaucement de la demande d’Anne mais, par la façon dont il le rapporte, il construit la signification du temps qui passe et de la chaîne des événements. Il le fait par un dispositif complexe de reprises d’expressions clés de cette scène. Il déploie ainsi une théologie de l’accomplissement où sont distingués deux niveaux d’actions, celles posées par Dieu et celles des hommes. Ces deux niveaux correspondent à deux ordres de causalité distincts et les modalités de leur articulation sont finement orchestrées au long d’un processus temporel. Or, si la signification du temps comme exaucement est produite par la dernière proposition des v. 19 et 20, l’autre élément de parallélisme entre les versets – les indications de temps – contribue à préciser les propriétés de ce temps d’accomplissement. Sous leurs dehors objectifs, les deux indications chronologiques des v. 19 et 20 manipulent subtilement la perception de la chronologie de la naissance de Samuel. Elles organisent le processus d’exaucement en deux périodes nettement distinguées dont elles fixent le moment initial: la première, «au matin», ouvre la période qui va du lendemain de la prière à l’intervention divine grâce à laquelle Samuel est conçu, la seconde, «aux jours révolus» celle qui va du terme de la grossesse d’Anne à la nomination de l’enfant. Le blanc narratif dont fait l’objet la grossesse d’Anne s’inscrit entre les deux périodes comme un écart qui contribue à les distinguer. Or, la valeur temporelle de ces indications de temps colore l’ensemble de la période qu’elles inaugurent. Chacune en effet attire vers le point qu’elle fixe tous les événements qui la suivent, tirant les deux périodes à rebours l’une de l’autre. Ainsi, «au matin» ne porte précisément que sur le verbe «se lever» et il n’est ni vraisemblable ni nécessaire d’imaginer que tout le v. 19 se déroulerait le lendemain matin. Mais cette expression, seul point d’ancrage chronologique de la séquence des actions du v. 19, tend à les inscrire toutes dans la suite immédiate de ce matin: les événements sont comme précipités, les durées écrasées jusqu’au point culminant du verset, l’intervention divine. En définitive, l’indication de temps met en valeur la période qu’elle inaugure comme celle de la promptitude divine: c’est au plus tôt que Yhwh répond à la prière d’Anne. En revanche, toute la gestation de l’enfant n’est envisagée qu’au plus tard, lorsque cette grossesse parvient à son terme. Le blanc dont fait l’objet la grossesse aurait pu accentuer l’effet de précipitation de la naissance
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en faisant l’impasse sur la durée de l’attente. Celle-ci est pourtant réintroduite, mais après la mention du terme. Le v. 20 présente en effet la séquence suivante: terme – gestation ( – )ותהרnaissance – nomination. Le fait que le terme de la grossesse soit mentionné avant celle-ci surprend au point que le v. 20 a pu passer pour incohérent80. Pourtant, l’ordre du texte massorétique est tout à fait recevable si l’on prend en compte le fait que dans l’Orient ancien, conception et gestation n’étaient pas distinguées. Ainsi, הרהdésigne-t-il l’ensemble du processus depuis la conception ou encore la grossesse comme état81. Le début du verset peut donc 80. Notons que dans la LXX, les deux propositions sont inversées: καὶ συνέλαβεν καὶ ἐγενήθη τῷ καιρῷ τῶν ἡμερῶν καὶ ἔτεκεν υἱόν. Pour DRIVER, Notes on the Hebrew Text, pp. 12-13, le texte hébreu ne se présente pas «in its original form» dans le TM qui gagnerait à s’aligner sur la LXX. Voir aussi, dans la même perspective HERTZBERG, I & II Samuel, p. 25; AULD, I & II Samuel, p. 32; MCCARTER, I Samuel, p. 55, qui choisit cependant de conserver l’ordre massorétique. Curieusement, FOKKELMAN, Narrative Art IV, pp. 54-55 s’aligne ici sur la LXX. Sur la tendance de celle-ci à «résoudre» ce qui apparaît comme des incohérences dans ce chapitre, notamment quant aux pèlerinages annuels, voir WÉNIN, Samuel et l’instauration de la monarchie, pp. 271-272 n. 6. Une autre voie de résolution, choisie par exemple par ALTER, The David Story, p. 6 ou TSUMURA, The First Book of Samuel, p. 125, est de conserver l’ordre du texte mais de traduire לתקפות הימיםpar «au retour de l’année». L’expression n’indique plus le terme de la grossesse mais le moment de la conception de l’enfant, repoussée d’un an. Outre l’impossibilité de rendre compte du pluriel de תקפה, cette proposition présente deux difficultés: d’une part, elle découple le moment du souvenir divin de celui de la conception, ce qui est difficilement tenable au regard de la proposition qui précède (voir note suivante); d’autre part, pour résoudre une incohérence supposée, cette solution en génère une autre: si l’enfant est conçu un an après le premier pèlerinage, comment peut-il être né au moment où Elqana remonte au sanctuaire pour le sacrifice annuel v. 21? 81. Le fait qu’il faille choisir entre «concevoir» et «être enceinte» pour traduire הרה relève de la distinction que font les langues modernes entre la conception et la gestation, distinction qui n’existe pas dans la sémantique de l’hébreu. Gn 16,4 est intéressant à cet égard. Comme l’écrit D. Luciani, «entre les deux extrêmes, l’union charnelle et la naissance, ce que je traduis – à la suite de la plupart des commentateurs – par «concevoir» (hārâ: littéralement «être grosse») n’est pas, pour la Bible, un événement ponctuel, un acte, mais plutôt un état, un processus global (devenir enceinte) qui s’inscrit dans une durée et recouvre des moments que la science nous a appris à distinguer». D. LUCIANI, Concevoir un enfant. Que dit la Bible?, dans M. HERMANS – P. SAUVAGE (éds), Bible et médecine (LR, 20), Bruxelles, Lessius; Namur, Presses universitaires de Namur, 2004, 1337, p. 17. Voir aussi D. ARNAUD, Le fœtus et les dieux au Proche-Orient sémitique ancien. Naissance de la théorie épigénétique, dans RHR 213 (1996) 123-142, p. 131: «On ne comprendra quoi que ce soit à la ‘conception’ que si l’on garde présent à l’esprit que le mot n’a pas au Proche-Orient (ni encore dans le monde classique) le sens qu’il a pour nous. La conception n’est pas un événement ponctuel mais elle est crue avoir une durée, qui n’est d’ailleurs pas précisée et le Proche-Orient ancien ne faisait donc pas de différence entre embryon et fœtus». C’est donc la conception proprement dite et tout le processus de gestation que l’on traduit habituellement par «concevoir» dans la séquence au wayyiqtol ותהר ותלד. Cette formule est quasi stéréotypée: sur les 43 occurrences de הרהdans la BH, 28 sont au wayyiqtol et 23 fois associées à ותלד. En revanche, cette paire n’est que 11 fois précédée d’un verbe rapportant une union sexuelle: ידעGn 4,1.17; 1 S 1,19; שכבGn 19,3338; 30,16; בואGn 30,4-5; 38,2-3; 1 Ch 7,23; לקחEx 2,1-2; Os 1,3; קרבIs 8,3. Notons
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être traduit ainsi: «et il arriva, aux jours révolus, qu’Anne était enceinte82 et qu’elle enfanta un fils». Cet ordre de présentation, plutôt que par exemple «Anne fut enceinte et aux jours révolus elle enfanta un fils», conduit non pas à occulter la durée de la gestation mais plutôt à l’accentuer. Le lecteur est en effet immédiatement conduit, par le blanc entre les v. 19 et 20, de la conception au terme de la grossesse. Et voilà que, alors que la naissance de l’enfant s’annonce imminente, c’est la grossesse d’Anne qui lui est rapportée, non pas comme une analepse mais dans le fil du récit; ceci a pour effet de retarder narrativement la naissance. De plus, le fait de postposer la grossesse conduit à inscrire tout le processus de gestation dans la seconde période du sommaire et donc à le séparer de la conception. Cette séparation n’est ni causale ni temporelle; le mouvement initié par la conception se poursuit au v. 20. Cependant, elle radicalise la périodisation du sommaire en séparant nettement ce qui, dans cette naissance, relève de l’action insaisissable de Yhwh d’une part et d’autre part du processus naturel par lequel elle se réalise. En cela, la périodisation temporelle coïncide avec la distinction des registres d’action qui a été mise à jour par l’analyse du processus d’accomplissement: ce qui relève de Yhwh et qui est premier oriente la première période, et ce qui relève que lorsque celle-ci est mentionnée, elle est toujours celle qui initie la grossesse. À cet égard, 1 S 1,19-20 présente une particularité notable: c’est le seul récit biblique d’enfantement par une femme précédemment stérile qui mentionne une relation sexuelle avant la paire «être enceinte – enfanter». Sur ce point voir KIM, Incubation as a Type-Scene, p. 315, et comparer avec Gn 30,22-23. Le fait que le souvenir divin est associé à l’union d’Anne et d’Elqana, que ce souvenir marque l’exaucement d’une demande dans laquelle «se souvenir» consiste à «donner une semence d’homme» v. 11, me semble induire qu’il s’agit d’une relation féconde et que ce que nous appelons aujourd’hui «conception» a lieu à ce moment-là. Dans ce sens, voir MCCARTER, I Samuel, p. 62; FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 54. C’est pourquoi, il me semble difficile, dans ce contexte, de traduire le ותהרpar «elle conçut». Cette traduction conduit à considérer que le souvenir divin du v. 19 met fin à la stérilité d’Anne, mais qu’elle ne conçoit qu’un an après, à la suite d’une relation sexuelle qui n’est pas mentionnée. Pourquoi celle de l’année précédente le serait-elle, associée, qui plus est, à la mention du souvenir divin? C’est pourquoi, les commentateurs qui conservent l’ordre du texte massorétique et traduisent ותהרpar «elle conçut» sont conduits soit à traduire l’expression de temps par une formule vague, sans contenu temporel, qui marquerait le moment opportun de la conception, «In due time Hannah conceived», KIM, Incubation as a Type-Scene, p. 311, voir dans le même sens É. DHORME, La Bible. Ancien Testament, t. 1 (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 1956, p. 813 – soit à considérer ותהר comme une analepse en dépit du wayyiqtol, comme le fait par exemple la TOB «aux jours révolus, Anne, qui était enceinte, enfanta»; dans le même sens FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 54; HERTZBERG, I & II Samuel, p. 22. 82. Je comprends donc le wayyiqtol comme exprimant bien la survenue de l’événement de la grossesse dans le récit, mais elle est mentionnée par le narrateur alors qu’elle est en cours et non à son début. Cela nécessite le recours à l’imparfait en français. Voir dans la même sens MCCARTER, I Samuel, p. 50.
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des lois qui régissent la vie des humains caractérise la seconde période. Les deux indications de temps qui donnent leur couleur à ces périodes, distinguent, in fine, deux modes d’inscription temporelle de l’exaucement: dans la première période, c’est la promptitude de la réponse divine qui est rendue sensible par l’attraction de «au matin», dans la seconde c’est la lenteur de son inscription dans les processus humains qui est suggérée par la mention de la grossesse après «aux jours révolus». b) Le processus d’accomplissement de la promesse (1 S 1,21-28) La prière d’Anne avec sa logique en forme de do ut des inversé est, on l’a vu, le principe organisateur du récit d’accomplissement; il en détermine les deux phases. Aussi, après le récit de l’exaucement de la demande, s’ouvre celui de l’accomplissement de la promesse. Comme la phase précédente, celle-ci est composée de deux moments: la période du sevrage de Samuel v. 21-23, puis la scène de l’offrande de l’enfant au temple, v. 24-28. Ces deux moments présentent deux traits similaires à ceux du processus d’exaucement de la demande: d’une part, le premier moment, préalable à l’accomplissement lui-même, est caractérisé par la durée, d’autre part, le second moment s’achève par une intervention d’Anne au discours direct qui proclame l’accomplissement de l’ensemble du processus, demande et promesse, en reprenant les mots d’Éli et en renvoyant à sa propre prière. À l’intérieur de cette symétrie, l’organisation de la séquence narrative présente un déplacement lié à la logique interne de la prière, où le don de Yhwh précède celui d’Anne. Dans le premier processus, tout est suspendu à l’intervention divine. Celle-ci constitue le point culminant de l’ensemble, presque au terme de la séquence narrative, dans l’avant-dernier verset. Cet événement n’est anticipé dans le récit que pour avoir été demandé longuement, mais le moment de sa réalisation relève de la seule souveraineté divine. En revanche, la séquence narrative relative à la façon dont Anne honore sa promesse est déterminée par les propos qu’elle tient à son mari au début de la séquence v. 22. Ils viennent relayer la promesse du v. 11 pour préciser les modalités de sa mise en œuvre. Comme celles de la prière, ces paroles d’Anne sont projectives, toutes les formes verbales – le yiqtol initial יגמלpuis les trois weqatalti והבאתיו, ונראהet – וישבengagent le futur. Elles annoncent les étapes du récit qui suit et ce sont ces paroles qui constituent le principe de sélection des événements de cette longue période. Le schéma fait apparaître le lien entre les paroles d’Anne v. 22 et la progression du récit et il met en évidence les récurrences lexicales qui renforcent ce lien:
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L’OUVERTURE DU RÉCIT
DISCOURS PROJECTIF D’ANNE (V. 22)
PROGRESSION DU RÉCIT (V. 23-28)
1– Attente du sevrage Pas avant que l’enfant ne soit sevré []עד יגמל
v. 23: la femme demeura et elle allaita l’enfant jusqu’à ce qu’elle l’eût sevré []עד־גמלה. v. 24: lorsqu’elle l’eut sevré []כאשׁר גמלתו 2– Montée au sanctuaire
et je le ferai venir []והבאתיו et il paraîtra en présence de Yhwh
v. 24 elle le fit venir []ותבאהו à la maison de Yhwh de Silo
3– Don de l’enfant et il demeurera là pour toujours []עד־עולם
v. 28 Je le fais demander par Yhwh tous les jours []כל־הימים
Schéma 4: Discours direct et progression du récit en 1 S 1,22-28
Déterminant les événements de la séquence, les paroles d’Anne en fixent également les scansions temporelles. Remarquons que ces scansions ne relèvent pas, comme c’était le cas en 1 S 1,9-20, de repères calendaires. 1 S 1,21-28 n’en présente aucun si ce n’est, de façon indirecte, dans l’expression «le sacrifice annuel [»]זבח הימים. On a noté comment celle-ci construisait l’illusion que 1 S 1,21-28 se déroulerait tout entier dans la période d’un unique pèlerinage. Cette illusion escamote sans doute au moins trois années; leur durée et tout ce que l’on pourrait imaginer de la vie de la famille et de la croissance de l’enfant n’intéressent pas comme tels. Pourtant, si le sevrage ne retient pas l’attention comme période, il est mis en valeur comme délai et c’est à ce titre qu’il est au centre de 1 S 1,21-24. On relève en effet quatre occurrences du verbe « גמלsevrer» en 1 S 1,22-24a. Les trois premières sont précédées de la préposition עד, «jusqu’à ce que», 1 S 1,22.23(×2). Le délai du sevrage est la raison d’être du dialogue entre Anne et Elqana (v. 22-23a). Il est systématiquement mis en évidence par le discours direct puisque chacun des personnages le formule à son tour83, Anne pour justifier sa décision de ne pas prendre part au pèlerinage «jusqu’à ce que l’enfant soit sevré [( »]עד יגמלv. 22), et Elqana pour indiquer son accord: «demeure jusqu’à ce que tu l’aies sevré [( »]עד־גמלךv. 23a). Enfin, le narrateur conclut la scène en indiquant qu’Anne fait bien ce qui a été décidé: «La femme demeura et elle allaita son fils jusqu’à ce qu’elle l’eût sevré [( »]עד־גמלהv. 23b). La quatrième occurrence ouvre immédiatement la scène suivante: «et elle le fit monter [ ]ותעלהוavec elle lorsqu’elle l’eût sevré [( »]כאשר גמלתוv. 24). Ici, «sevrer» 83. Voir FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 60.
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est précédé de כאשרqui a une valeur temporelle84. De délai à respecter, le sevrage, une fois effectif, devient un signal, celui qui déclenche la montée d’Anne à Silo. Ainsi, toutes les occurrences du verbe apparaissent-elles dans des propositions subordonnées de temps. Le sevrage est donc présenté dans le récit avant tout et même exclusivement comme un événement temporel. Il introduit une périodisation autre que celle du rite et provoque la désynchronisation d’Anne par rapport au pèlerinage familial annuel. Il rend ainsi manifeste qu’en ce point du récit, Anne répond à une autre temporalité que celle qui gouverne sa famille depuis l’exposition, une temporalité déterminée par la croissance de son enfant dont le rythme, éminemment singulier, ne dépend ni des mesures ni des échéances du calendrier. L’effacement à partir du v. 21 des repères chronologiques si présents en 1 S 1,1-20, en est un signe éloquent. Le glissement d’une temporalité mesurée par le calendrier à une temporalité décidée par Anne et déterminée par la croissance de son enfant est révélateur d’une évolution importante du personnage: de femme soumise à des temporalités qu’elle subit – celles de sa stérilité et du pèlerinage annuel avec ses humiliations – ou dont elle est dépendante – celle de la réponse divine – Anne émerge dans le récit comme personnage qui fixe elle-même la temporalité qui la gouvernera désormais. Ce faisant, elle advient comme personnage autonome. Cette autonomie procède de la double responsabilité qu’elle assume: celle de mère d’abord qui prépare son enfant à sa propre autonomisation, celle de femme engagée par un vœu envers Yhwh ensuite. C’est d’ailleurs cette seconde responsabilité qui détermine la première: c’est parce qu’elle devra laisser son enfant à Silo qu’Anne doit préalablement le sevrer et c’est à ce titre que le sevrage tient une telle place dans le récit d’accomplissement du vœu. La dernière occurrence de ( גמלv. 24) articule ces deux versants de la responsabilité d’Anne: à la charnière des deux unités de 1 S 1,21-28, elle signale la fin de la période du sevrage (v. 22-23) et marque le moment venu de l’offrande de l’enfant (v. 24-28): «elle le fit monter avec elle lorsqu’elle l’eût sevré [( »]כאשר גמלתוv. 24). Au début de chaque unité, les repères temporels qui déterminent les montées respectives d’Elqana au v. 21 et d’Anne au v. 24, sont donc révélateurs du glissement qui s’est opéré. Une fois venu le délai fixé par Anne, le récit ne présente plus aucune indication temporelle. 84. Employée dans un sens temporel, la préposition כpeut désigner soit un moment approximatif «à cette époque», soit un moment simultané à un autre «au même moment». Aucun élément dans le contexte ne permet de déterminer si Anne est montée dès le sevrage de son enfant ou non. Je choisis de traduire par «lorsque» qui, neutre en français, peut s’entendre dans les deux sens. Sur כvoir WALTKE – O’CONNOR, Biblical Hebrew Syntax, p. 205 § 11.2.9d.
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On relève seulement le complément: «tous les jours» (v. 28). Mais celui-ci appartient au discours direct et ne participe donc pas à proprement parler à la construction de la temporalité de la scène. Il confirme cependant le fait que depuis l’allusion du v. 21, la temporalité chronologique cède devant les rythmes liés à la croissance de Samuel puisque tous les compléments de temps s’y rapportent. C’est le tempo de la vie naissante qui prend le pas ici sur celui du calendrier85. Après la période d’attente, vient la scène d’accomplissement de la promesse. Cette dernière unité du récit (v. 24-28) est composée d’une séquence narrative (v. 24-25) puis d’un discours d’Anne (v. 26-28). La ligne narrative progresse régulièrement sans effet de durée ou de simultanéité, sans accélération ni ellipse marquées. Outre «sacrifier» (v. 25) et «dire» (v. 26), les verbes sont les verbes de mouvement « עלהmonter» et ×( באה2) «venir» au hiphil. Le récit suit une progression géographique dessinée par les étapes du parcours qu’Anne fait faire à son fils: du départ de Rama à l’entrée dans le sanctuaire de Silo, et de celui-ci au face-à-face avec Éli à qui Anne adresse son discours. Anne accomplit sa promesse en deux étapes que marquent les deux occurrences du verbe בוא, v. 24 et 25, après que le verbe a été introduit v. 22, «je le ferai venir [ ]והבאתיוet il paraîtra en présence de Yhwh». La première étape consiste dans la montée à Silo qui s’achève avec l’introduction de l’enfant dans le sanctuaire: «et elle le fit venir []ותבאהו dans la maison de Yhwh de Silo» (v. 24). Le sacrifice qui suit l’entrée de l’enfant au temple contribue à construire le caractère consécratoire de l’événement; l’alternance du motif de l’entrée de l’enfant au sanctuaire et de celui du sacrifice esquisse d’ailleurs une analogie entre les deux86. L’importance accordée au sacrifice (v. 24-25) est un signe supplémentaire du découplage d’Anne par rapport au rituel familial. Ce sacrifice est présenté très différemment de celui du rite annuel. Le verbe utilisé est שחט «égorger» (v. 25) et non plus « זבחsacrifier» comme précédemment. De plus, c’est Anne, et non plus Elqana87, qui a ici le premier rôle puisque c’est elle qui prépare le sacrifice et qui participe à son offrande. Les formes 85. Voir en ce sens P. LEFEBVRE, Livres de Samuel et récits de résurrection (LD, 196), Paris, Cerf, 2004, p. 111: «Les femmes de Dieu ont un rôle qui se déploie dans la durée. L’onde de choc causée par la vie divine qu’elles ont attendue et reçue se propage pendant toute leur vie et longtemps après elles. (…) Rachel, Anne et les autres ont cette tâche de révéler qu’un autre tempo est à l’œuvre dans le monde, le tempo de la vie, qui perturbe heureusement les agendas réguliers de la violence à faire». 86. Voir sur ce point ALTER, L’art du récit, p. 8; WÉNIN, Samuel et l’instauration de la monarchie, p. 54. 87. Dans ce chapitre, toutes les occurrences de « זבחsacrifier» sont au singulier et ont toujours Elqana pour sujet.
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plurielles du v. 25, après celles au singulier dont Anne est le seul sujet, laissent penser qu’Elqana s’associe à elle pour offrir le sacrifice et présenter l’enfant à Éli88. Remarquons cependant qu’il n’est pas nommé et ne le sera pas avant 1 S 2,11. Le pluriel participe ici à la construction du leurre chronologique qui donne le sentiment qu’Anne rejoint Elqana au sanctuaire l’année de la naissance de Samuel: Anne monte seule (v. 24 au singulier) et retrouve Elqana à Silo (v. 25 au pluriel) qui est déjà monté (v. 21). La deuxième étape du processus d’accomplissement consiste dans la présentation de l’enfant à Éli. Elle est introduite par la seconde occurrence de בוא: «et ils firent venir [ ]ויביאוl’enfant vers Éli» (v. 25). Cette proposition introduit le discours d’Anne (v. 26-28). L’ordre des actes d’Anne et la teneur de ses paroles confèrent un statut second à sa démarche auprès d’Éli. Celle-ci a été précédée de gestes d’offrande. Avant de présenter l’enfant au prêtre, elle l’a introduit au sanctuaire et surtout, elle a offert le sacrifice. Aussi, bien qu’elle s’adresse à lui avec une certaine humilité, ce n’est pas pour solliciter une autorisation; elle le met devant le fait accompli lorsque, scellant d’une parole les gestes qu’elle pose, elle déclare: «moi aussi je le fais demander89 par Yhwh tous les jours» (v. 28). Ainsi, bien qu’Anne s’adresse au prêtre, elle le considère davantage comme témoin de ce qui la lie à Yhwh que comme une des parties qui aurait son mot à dire dans l’offrande de Samuel au sanctuaire90. Les paroles solennelles qu’Anne adresse à Éli constituent le sommet du récit d’ouverture. Elles sont le point d’aboutissement de la dynamique qui le porte tout entier: l’accomplissement de la prière d’Anne dans sa demande et dans sa promesse. Elles en scellent le mouvement dans un montage savant d’expressions précédemment utilisées dans le récit. Le schéma suivant les fait apparaître. La colonne de gauche présente l’intégralité des v. 26-28. Les expressions reprises de versets précédents sont 88. À côté de cette hypothèse, ESLINGER, Kingship of God in Crisis, p. 90, propose aussi que le pluriel puisse renvoyer aux fils d’Eli, Hophni et Pinhas, brièvement évoqués au v. 3 et dont les abus, lors de l’offrande des sacrifices, vont être décrits au chapitre suivant. Cette hypothèse est judicieuse, mais elle est difficile à étayer. Le contexte ne la favorise pas car la présence des fils d’Eli dans le récit n’est pas encore assez significative pour que le lecteur pense à eux. 89. Le qatal השאלתהוest un qatal performatif. Sur cet usage voir JOOSTEN, Meaning and Use of the Tenses, p. 78; WALTKE – O’CONNOR, Biblical Hebrew Syntax, p. 488 § 30.5.1d. 90. Il est significatif à cet égard qu’Eli ne prononce pas une parole dans cette scène finale mais s’incline devant la déclaration d’Anne, si l’on considère qu’il est sujet de וישתחו v. 28. Sur ce point, je rejoins l’analyse de FOKKELMAN, Narrative Art IV, pp. 72-73. Sur la question textuelle et la présentation des différentes hypothèses, voir BARTHÉLEMY, Critique textuelle, pp. 139-140.
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L’OUVERTURE DU RÉCIT
en italique et ces versets sont cités en vis-à-vis dans la colonne de droite. Les occurrences de la racine שאלsont indiquées en caractères gras.
DISCOURS D’ANNE, V. 26-28 בי אדני חי נפשׁך אדני pardon, mon seigneur aussi vrai que vit ton esprit mon seigneur אני האשׁה הנצבת עמכה בזה je suis la femme qui se tenait avec toi ici להתפלל אל־יהוה à prier Yhwh אל־הנער הזה התפללתי c’est pour ce garçon que je priais ויתן יהוה לי את־שׁאלתי אשׁר שׁאלתי מעמו Yhwh m’a donné la demande que j’avais demandée d’auprès de lui
וגם אנכי השׁאלתהו ליהוה 91 כל־הימים אשׁר חיה et à mon tour je le fais demander par Yhwh tous les jours où il vit הוא שׁאול ליהוה il est, lui, demandé par/pour Yhwh.
v. 26
EXPRESSIONS REPRISES
AUX V.
אדני mon Seigneur
אשׁה קשׁת רוח אנכי je suis une femme à l’esprit abattu ותתפלל על־יהוה et elle priait Yhwh
9-20 v. 15
v. 10 et 12
v. 27
v. 28
ואלהי ישׂראל יתן את־שׁלתך אשׁר שׁאלת מעמו que le Dieu d’Israël te donne la demande que tu as demandée d’auprès de lui כי מיהוה שׁאלתיו car de Yhwh je l’ai demandé ונתתיו ליהוה כל־ימי חייו je le donnerai à Yhwh tous les jours de sa vie.
v. 17
v. 20 v. 11
v. 26
Schéma 5: Les expressions de 1 S 1,9-20 reprises en 1 S 1,26-28
91. Le TM du manuscrit de Leningrad a une leçon « היהtous les jours qu’il est» ce qui est peu satisfaisant. L’apparat critique de la BHS note qu’un manuscrit hébraïque a une leçon « חיtous les jours de sa vie», mais le pronom relatif pose alors difficulté. Je choisis de suivre le texte de la LXX «tous les jours où il vit [ζῇ]» qui suppose un texte hébreu חיה. Les versions anciennes – syriaque, vieille latine, targum – suivent le texte de la LXX. Sur la place de cette racine dans la structure des v. 26-28 comme argument pour une correction du TM, voir FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 69 n. 113.
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Le relevé des reprises qui composent ces versets fait apparaître deux traits majeurs. Le premier consiste dans le fait que les paroles d’Anne sont tissées presque exclusivement d’expressions déjà énoncées dans les interventions précédentes au discours direct. Sont surtout sollicités la prière d’Anne (v. 11) et le souhait d’Éli (v. 17) qui avait déjà fait l’objet de reprises par Anne (v. 20). On relève aussi deux emprunts mineurs à la réponse d’Anne à Éli, v. 1592. Le seul emprunt aux parties narratives de 1 S 1 est le verbe «prier» [( ]פללv. 10.12). Ainsi, les moments clés qu’il convient de nouer ultimement pour sceller l’accomplissement ont déjà fait l’objet du discours direct dans le récit. Il faudra revenir sur ce phénomène. Le second trait est l’appartenance de toutes ces expressions à la scène inaugurale de la prière. Ces reprises sont organisées dans un propos qui se présente comme l’ultime révélation sur la signification du processus que cette prière a enclenché. C’est sous cette modalité de révélation que le discours d’Anne scelle non seulement la phase d’accomplissement de la promesse – dans une belle symétrie de composition et de fonction avec le v. 20 – mais surtout l’ensemble du récit. Ces paroles ressaisissent tout le processus pour le redéployer dans les termes mêmes qui ont été ceux de son moment fondateur. Cette homogénéité entre le début et la fin du processus renforce la perceptibilité du mouvement d’accomplissement qui va de l’un à l’autre. Ce qui est proclamé au terme coïncide avec ce qui était projeté au début. C’est le jeu sur les niveaux de connaissance des personnages, tel qu’il est construit dans la première scène, qui permet la reprise de l’ensemble sous une modalité de révélation. Le discours d’Anne (v. 26-28) se justifie par la triple ignorance d’Éli: ignorance de l’objet de la demande d’Anne, ignorance du fait qu’elle a été exaucée et, par conséquent, ignorance de la raison de la démarche d’Anne lorsqu’elle monte au sanctuaire avec son enfant. C’est parce qu’Éli ignore tout qu’Anne doit tout redéployer. Mais son discours possède deux niveaux d’intelligibilité. Le premier est linéaire et immédiat: tel qu’il se présente, il a une cohérence et une intelligibilité suffisantes, il apprend à Éli ce que celui-ci ignore. Mais un second niveau plus subtil se dessine dans les interstices que ménage le jeu entre le discours final d’Anne et le récit de la scène initiale. La façon dont les expressions sont reprises – littéralement ou avec des variantes – et dont elles sont agencées, produit des déplacements qui précisent non pas ce qui s’est passé, et que le lecteur, à la différence d’Éli, n’ignore pas, mais la portée du processus d’accomplissement. 92. Voir WÉNIN, Samuel et l’instauration de la monarchie, p. 274 n. 8.
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On peut, en effet, distinguer deux moments dans les paroles d’Anne: un premier introductif, v. 26, dans lequel elle sollicite l’écoute d’Éli et se présente à lui. Puis les v. 27-28 sont centrés sur la prière et son exaucement. Le v. 26 joue subtilement avec des expressions du v. 15 pour situer d’emblée le propos d’Anne comme un discours où va être dévoilé à Éli ce qui lui avait échappé. L’adresse « בי אדניpardon, mon seigneur», fait écho au « לא אדניnon, mon seigneur» de la première adresse d’Anne au prêtre. Comme l’a fait remarquer Fokkelman, ces deux expressions sont opposées93, mais elles poursuivent le même objectif: celle du v. 15 s’opposait abruptement à la méprise du prêtre, celle du v. 26 introduit ce qu’il n’avait pas compris. Et c’est justement par cela qu’Anne s’identifie. Sous couvert de rafraîchir la mémoire d’Éli, elle met immédiatement le doigt sur ce qu’il avait été trop lent à percevoir, à savoir qu’elle priait. La tournure de la proposition, avec l’expression «je suis la femme [אני »]האשהrenvoie à la façon dont Anne s’était déjà justifiée v. 15, «je suis une femme… [»]אשה )…( אנכי, mais ce n’est pas sur ses propos d’alors qu’elle revient. Anne s’identifie par le verbe « פללprier» qui est, on l’a noté, le seul terme des v. 26-28 repris au discours du narrateur. Il s’agit d’un emprunt à la double notation (v. 10.12) qui encadrait la prière d’Anne (v. 11). L’exploitation du v. 11 aux v. 27-28 appelle deux remarques. Tout d’abord, la reprise des termes mêmes par lesquels Anne s’est engagée met fortement en évidence que ce moment est celui de l’accomplissement de la promesse (v. 26-28). Cette reprise confirme, sur le plan de la composition du récit, le caractère structurant de la prière d’Anne; elle met aussi en valeur, sur le plan de l’histoire racontée, la fidélité de la femme. Mais, seconde remarque, cette reprise n’est pas littérale. Sa prière formulait une réciprocité articulée de façon simple par le verbe נתן: «si (…) tu donnes à ta servante [ )…( ]ונתתה לאמתךje le donnerai à Yhwh [ונתתיו »]ליהוה. En substituant שאלà נתן, Anne ne fait pas que reprendre les mots d’Éli (v. 17). Elle trouve dans ce verbe le moyen d’exprimer plus finement et de manière plus complexe ce qui s’accomplit dans le moment qu’elle vit. Le passage de נתןà שאל, puis les trois formes du verbe – au qal qatal, au hiphil et au participe passif qal – en marquent les étapes. Anne commence par dire son exaucement avec le même verbe qui était celui de sa prière: «si tu donnes [( »]ונתתהv. 11)/«Yhwh m’a donné [»]ויתן לי (v. 27). Mais le complément d’objet du verbe «donner» n’est pas l’objet de la demande, à savoir son enfant; dans une forme de métonymie, il est la demande elle-même: «Yhwh m’a donné [ ]ויתן ליma demande 93. Voir FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 68.
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[ ]שאלתיque j’avais demandée [ ]שאלתיd’auprès de lui». Ainsi sont introduites les deux premières occurrences de שאל94 et le verbe, au qal, renvoie très explicitement à la prière initiale, cette prière exaucée. Vient alors, dans la logique de v. 11, le moment du don auquel la femme s’est engagée en retour. C’est là qu’Anne substitue שאלau נתןdu v. 11. Et elle l’utilise au hiphil «et à mon tour, je le fais demander par Yhwh [»]השאלתהו ליהוה. Cette formule, au qatal performatif, accompagne le geste de présentation qu’Anne est en train de faire, comme le suggère l’expression וגם אנכי. La traduction est difficile d’autant plus que le hiphil de שאלne se trouve que deux fois dans la BH, ici et en Ex 12,36. Il s’agit donc presque d’un hapax dont la traduction, fortement déterminée par le contexte, est souvent un équivalent de «donner», souvent «céder» qui implique une demande de celui à qui on donne95. Il me semble cependant préférable de conserver la traduction littérale «faire demander par»96, qui, malgré une certaine obscurité, permet de conserver le lien fortement établi par Anne entre don et demande. Car, par cette forme inhabituelle du verbe, elle fait entendre que la réciprocité du don repose sur une réciprocité de la demande. Walters suggère que dans l’exaucement de sa demande, Anne a reconnu une demande de Yhwh, une demande qui ratifiait et endossait sa propre promesse97. Car en promettant de donner l’enfant de sa demande, Anne a créé les conditions 94. On remarquera les allitérations produites par la double répétition de la racine, sous forme nominale d’abord puis sous forme verbale, et l’insistance sur la première personne avec les trois suffixes qui s’enchaînent. 95. La LXX utilise κιχράω «prêter», un verbe rare qu’on ne relève que trois fois (1 S 1,29; Ps 111,5; Pr 13,11) alors qu’en Ex 12,36, la forme est traduite par le synonyme χράώ (40 occurrences dans la LXX). Dans les deux contextes, et surtout en 1 S 1,28, il s’agit moins d’un prêt que d’un don. Mais cette traduction vient sans doute du fait qu’un prêt suppose une demande de l’emprunteur. La majorité des traductions modernes suivent celle de la LXX. BDB propose «to lend», «to loan», «to make over to». Le HALOT distingue deux significations: soit «to lend», «to loan» soit une formule exprimant une consécration. Il paraphrase en ce sens: «‘I treat him as one who has been requested from Yahweh’ i.e. ‘I entrust him (or consecrate him) to Yahweh’». Il note pour finir: «deciding between these two possible suggestions is not easy, for in the end neither interpretation is very far removed from the other; the evidence from the cognate languages perhaps gives precedence to the first of them». De fait, «céder» ou «confier» sont les traductions majoritaires chez les traducteurs et commentateurs. On remarquera la traduction de DHORME, La Bible, t. 1, p. 814: «moi aussi j’en ai fait l’objet d’une demande de Iahvé». 96. Cet usage du לfait partie de ceux qui pour Waltke et O’Connor, sont difficiles à classifier. Il ne s’agit pas d’un complément d’agent au sens strict, le verbe n’étant pas passif, ni non plus d’un לqui introduit l’auteur, mais d’une valeur qui relève de ce registre. Voir WALTKE – O’CONNOR, Biblical Hebrew Syntax, p. 209 § 11.2.10ef. 97. S.D. WALTERS, Hannah and Anna. The Greek and Hebrew Texts of 1 Samuel 1, dans JBL 107 (1988) 385-412, p. 405: «Hannah had asked (v. 27c) for a son (and in the same breath promised him to YHWH [v. 11]). YHWH, by granting her request (v. 27b), asked (v. 28a) for him back. YHWH asking will be successful, Hannah says. Samuel was asked (v. 28d-e) – by both Hannah and YHWH – and both requests are now satisfied».
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de possibilités pour que Yhwh lui demande cet enfant. Et c’est cette réciprocité indissociable entre demande et don qu’Anne exprime par cet audacieux hiphil au moment où elle pose l’acte qui, remplissant sa promesse – la demande qu’elle a fait demander à Dieu – achève le processus. Les derniers mots de son discours – et une dernière occurrence de – שאלlivrent la clef de ce processus. Anne termine en déclarant: «il est, lui, demandé par/pour Yhwh [»]שאול ליהוה. Ici, la forme est au participe passif qal; elle précise le statut de l’enfant: c’est un «demandé». Mais le propos de la femme est chargé d’un double sens attaché à la préposition ל. Celle-ci peut introduire le complément d’agent, selon un usage attesté avec un verbe au passif98. Dans ce sens, la proposition est une reformulation de la précédente et elle porte sur le moment de la présentation de l’enfant: «il est demandé par Yhwh». Mais la préposition peut avoir également sa valeur dative la plus fréquente: «il est demandé pour Yhwh». C’est alors au moment de sa prière qu’Anne revient ultimement pour dévoiler ce qui, déjà, portait sa demande. Et il me semble intéressant de conserver le double entendre de la formule. Il suggère que pour Anne, demander son enfant et le donner sont au fond un seul et même acte de foi. Et cette énonciation unifiée, qui s’exprimait en deux phases successives au v. 11, ne peut avoir lieu qu’au terme de tout le processus: ce n’est qu’au moment où Anne donne son enfant qu’elle peut confesser dans l’accomplissement de sa promesse le plein exaucement de sa demande. C’est en cela que le raccourci «il a été, lui, demandé pour Yhwh» scelle le mouvement initié par la prière. Les v. 26-28 marquent donc la fin du processus lancé par la prière: ce qu’elle projetait est pleinement accompli. Pourtant, la scène de présentation de l’enfant n’est pas achevée. Une surprise attend le lecteur habitué jusque-là à se voir annoncer étape par étape ce qui va se passer. Anne, la priante, prend une nouvelle et dernière fois la parole pour énoncer un poème (1 S 2,1-10) qui se présente comme un chant de joie pour le salut reçu de Yhwh (v. 199). Le fait que ce chant ne soit pas énoncé au moment de la naissance de Samuel, mais seulement lorsqu’elle le donne à Yhwh, est un nouveau signe que recevoir l’enfant et le donner participent de la même expérience de salut. Ainsi, le poème est-il l’action de grâce qui jaillit comme son dernier fruit de tout le processus d’accomplissement lancé par la prière initiale. S’il n’est pas possible d’étudier ici le poème en détail, il convient cependant de regarder comment, avec sa forme propre, il participe à la construction temporelle de l’ouverture de 1 S. 98. WALTKE – O’CONNOR, Biblical Hebrew Syntax, p. 210 § 11.2.10g. 99. On trouve ici une nouvelle et dernière occurrence de פללdans la formule d’introduction «et Anne pria [ ]ותתפללet elle dit», 1 S 2,1.
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1 S 2,1-10
IV. LE POÈME:
CLÉ HERMÉNEUTIQUE
ET ÉLABORATION PARADIGMATIQUE
(1 S 2,1-10)
Parmi les poèmes que l’on rencontre dans la narration biblique, 1 S 2,110 passe pour être mal intégré à son contexte narratif. À la différence du chant de la mer (Ex 15,1-18) ou de celui de Débora et Baraq (Jg 5), il n’offre pas une version versifiée de ce qui a été raconté dans le récit avec lequel il semble avoir peu de rapport. Il exalte le Dieu sauveur et juge et adresse un avertissement aux ennemis de Yhwh. Ces thèmes, propres aux chants de victoire, surprennent au terme d’un récit de naissance100. De plus, le poème semble sans impact sur le cours de la narration. Rien dans le chapitre précédent n’en prépare l’énonciation et celle-ci ne suscite ni réaction ni événement dans les versets qui suivent. Il se glisse là in extremis, entre deux gestes qui marquent la fin du rite: le prosternement d’Éli (1 S 1,28) et le retour d’Elqana à Rama (1 S 2,1), lequel semble partir dès que sa femme achève son chant. En ce sens, le poème se présente comme une parenthèse dont la suppression n’enlèverait rien au déroulement de l’intrigue101. L’apparente fragilité de l’inscription de 1 S 2,1-10 dans le récit a souvent été abordée en termes génétiques102. Cette approche considère a priori que le récit et le poème sont étrangers l’un à l’autre; elle les place en visà-vis pour les comparer, et la pertinence de la présence du poème est évaluée au nombre des points de contact lexicaux et thématiques qu’il présente avec son contexte immédiat103. Mais il importe également, lorsque 100. Ainsi par exemple H.St.J. THACKERAY, The Song of Hannah and Other Lessons and Psalms for the Jewish New Year’s Day, dans JTS 16 (1914-1915), no 62, 177-204, p. 184, s’étonne que l’on puisse trouver un chant digne d’un militaire dans la bouche d’une jeune mère. Watts répond en montrant que les chants de victoire qui scandent la narration biblique sont précisément mis sur les lèvres des femmes; voir J.W. WATTS, Psalm and Story. Inset Hymns in Hebrew Narrative (JSOTSS, 139), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1992, p. 29. 101. Voir WATTS, Psalm and Story, p. 21, qui affirme: «The psalm does not affect the plot of the story in any way». Voir aussi sur ce point, de façon plus générale pp. 189-190. 102. L’hypothèse majoritairement admise envisage 1 S 2,1-10 comme un chant issu d’une petite collection d’hymnes de victoire qui aurait été inséré de façon secondaire dans la trame narrative de 1 S. Pour une présentation de ce phénomène dans l’ensemble de la narration biblique, voir J.W. WATTS, «This Song». Conspicuous Poetry in Hebrew Prose, dans J.C. DE MOOR – W.G.E. WATSON (éds), Verse in Ancient Near Eastern Prose (AOAT, 42), Kevelaer, Butzon & Bercker; Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 1993, 345358, pp. 356-358; S. WEITZMANN, Song and Story in Biblical Narrative. The History of a Literary Convention, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1997, pp. 113-123 notamment. Pour une discussion, voir MCCARTER, I Samuel, pp. 75-76 n. 5. 103. Le type de critères que les auteurs se donnent, et notamment le degré de littéralité qu’ils s’imposent, fait varier l’appréciation qu’ils ont de l’ampleur des points de contact entre le poème et son contexte narratif. Le très large éventail des positions sur les liens de
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l’on étudie la construction de la séquence narrative, de ne pas défaire ce que le texte associe. Un poème se trouve là, à un moment de la narration, et sa lecture ne peut pas ne pas affecter d’une manière ou d’une autre l’appréhension et même la compréhension du récit. Étudier le poème tel qu’il survient dans la séquence narrative conduit à s’interroger non pas sur les raisons de sa présence, en termes d’histoire rédactionnelle, mais sur ses effets. Dans cette optique, le chant d’Anne, aussi inattendu qu’il puisse paraître, mérite un surcroît d’attention pour plusieurs raisons: tout d’abord, il est mis sur la bouche d’un personnage dont les interventions précédentes au discours direct ont structuré la dynamique du récit. De plus, cette prière d’Anne ne s’insère pas, on l’a vu, dans la logique de l’intrigue puisqu’elle pourrait être supprimée sans que l’on perde rien de la cohérence narrative; le chant se déploie donc en contrepoint de l’histoire racontée, il invite à sonder le jeu qui s’établit entre le continuum de la narration et sa mélodie propre. Enfin, et peut-être surtout, ce dernier discours d’Anne ne relève plus du genre narratif mais de la poésie. La succession chronologico-causale de la chaîne narrative avec la cadence de ses wayyiqtol cède la place au balancement du parallélisme. Ce basculement formel, au point culminant 1 S 2,1-10 avec son contexte fait apparaître la difficulté de cette démarche: les positions des auteurs vont de la négation de liens réels entre récit et poème à la reconnaissance de points de contact nombreux et déterminants. Ainsi, P.D. MISCALL, 1 Samuel. A Literary Reading, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1986 écrit-il, p. 15: «Although it is a lengthy, pregnant expression, there are no obvious or extended parallels between the song and the narrative. (…) Many of Hannah’s statements in the Song have the flavor of platitudes with no predictable relevance to the context». Voir aussi R.C. BAILEY, The Redemption of YHWH. A Literary Critical Function of the Songs of Hannah and David, dans BI 3 (1995) 213-231, p. 214, pour qui 1 S 2,1-10 et 2 S 22 «are very loosely connected to the narrative materiel that surrounds them». À l’autre extrémité du spectre, FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 108, insiste sur le fait que le chant d’Anne est «well-integrated in its prose context». Considérant d’ailleurs qu’il ne s’agit pas d’un poème préexistant mais d’un texte composé pour le récit de la naissance de Samuel, Fokkelman multiplie au fil de son commentaire les renvois entre l’expérience singulière d’Anne et les affirmations générales du poème. Il considère, par exemple, p. 90 que les trois oppositions de 1 S 2,4-5 (fort/faible; repu/affamé; stérile/féconde) sont trois allusions à l’opposition entre Anne et Peninna. Si la dernière peut effectivement être considérée comme le renvoi le plus explicite à la situation d’Anne, les deux autres nous semblent davantage prêter à discussion. Suffit-il, par exemple, qu’Anne ait refusé de manger lors du repas cultuel (1 S 1,8) pour qu’elle évoque sa propre situation lorsque, dans le poème, elle fait allusion à l’affamé qui se repose? Il est encore plus difficile de voir une allusion à Peninna dans le repu qui se met au travail. Ici, il y a certes un lien thématique autour de la question de la nourriture, mais il est tellement lâche qu’il permet difficilement d’appuyer un propos sur les liens du récit et du poème. Une approche similaire, à plus large échelle que le seul épisode de 1 S 1, se trouve chez POLZIN, Samuel and the Deuteronomist, pp. 34-36. Constatant la divergence inconciliable des positions, Watts en tire une conclusion aussi sensée que désespérée: «It is reasonable to conclude, therefore, that ancient readers would have found sufficient allusive connections between 1 Sam. 2.1-10 and the narratives that follow it to allow the psalm to serve as a thematic introduction to the books of Samuel», WATTS, Psalm and Story, p. 29.
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de la page d’ouverture et pour un discours qui se situe en écart par rapport au thème de la narration, invite à prêter attention à la question que J.W. Watts pose à propos des poèmes insérés dans la narration: «What does poetic expression accomplish that Hebrew prose narrative cannot or will not do?»104. Pour éclairer les fonctions spécifiques du poème dans la composition de la temporalité de la page d’ouverture de 1 S, il convient dans un premier temps de mener une lecture continue du texte, attentive à ce qui fait la spécificité de la poésie, à savoir le parallélisme des membres qui composent le vers. Ceci devrait permettre de mieux cerner la façon dont le poème se ressaisit de l’expérience d’Anne et la «modélise» suivant ses ressources formelles propres. Il sera alors possible de voir comment, dans la page d’ouverture de 1 S, il tient une fonction temporelle tout à fait spécifique, différente de celle que peut produire la séquence narrative. 1. Traduction de 1 S 2,1-10 La traduction que je propose ci-dessous fait apparaître les différentes formes verbales présentes dans le poème105. Les caractéristiques de leur répartition seront examinées au fil du commentaire. J’utiliserai une numérotation suivant les lignes plutôt que les versets. v. 1 l. 1 l. 2 v. 2
l. 3
v. 3
l. 4 l. 5 l. 6 l. 7
v. 4 v. 5
Et Anne pria et dit: Mon cœur exulte en Yhwh ma corne est élevée [ ]רמהen Yhwh ma bouche est grande ouverte contre mes car je me réjouis en ton salut ennemis pas de saint comme Yhwh car personne semblable à toi pas de rocher comme notre Dieu ne RABÂCHEZ pas, ne PARLEZ pas haut, haut que l’arrogance ne SORTE pas de votre bouche car un Dieu de connaissance, Yhwh et par lui106 sont mesurées les actions l’arc des braves, brisé et les chancelants sont ceints de puissance les repus pour du pain s’embauchent et les affamés s’engraissent de nourriture107
104. WATTS, «This Song», p. 345. Voir aussi WATTS, Psalm and Story, pp. 187 et suivantes. Les réponses qu’il apporte relèvent davantage de la pragmatique (investissement du lecteur, association à la célébration liturgique, mémorisation…) que de la narrativité. 105. J’indique en caractères gras: qatal; en petites majuscules simples: YIQTOL; en italique: participe; en gras italiques: wayyiqtol; en petites majuscules italiques: INFINITIF; en petites majuscules gras: JUSSIF. 106. Je traduis ici le qeré לו. Voir P. JOÜON, Grammaire de l’hébreu biblique, Roma, Pontificio Istituto Biblico, 1996, p. 401 § 132f. Il note que «le לde relation (par rapport à qui) s’emploie parfois avec un verbe passif pour indiquer à qui, comme à son auteur, se rapporte l’action». 107. La lecture massorétique « עד־jusqu’à ce que» est difficile pour deux raisons: d’une part le rapport qu’elle établit entre les l. 7B et 8A «les affamés se reposent jusqu’à
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la stérile enfante sept fois Yhwh faisant mourir et faisant vivre Yhwh déshéritant et enrichissant relevant de la poussière le faible pour le FAIRE ASSEOIR avec les nobles Car à Yhwh les piliers de la terre v. 9 les pas de ses fidèles, il les GARDERA Car ce n’est pas par la force que TRIOMPHERA l’homme v. 10 l. 15 Yhwh DÉTRUIRA ses adversaires l. 16 Yhwh JUGERA les confins de la terre
v. 6 v. 7 v. 8
l. 8 l. 9 l. 10 l. 11 l. 12 l. 13 l. 14
et celle aux fils nombreux se dessèche faisant descendre au shéol et il fait remonter108 abaissant et aussi élevant []מרומם de l’ordure il ÉLÈVERA [ ]יריםle pauvre et d’un trône de gloire il les FERA HÉRITER. et il a posé sur eux le monde et les impies dans la ténèbre SERONT RÉDUITS AU SILENCE
sur eux des cieux il FERA TONNER qu’il DONNE109 la puissance à son roi qu’il ÉLÈVE la corne [ ]וירם קרןde son messie.
2. L’affinité du poème avec la spatialité La fragilité des liens thématiques et lexicaux du poème avec son contexte narratif conduit de nombreux commentateurs, on l’a vu, à conclure à une faible inscription du chant dans le récit. Pourtant, si on ne le considère plus en vis-à-vis du récit, mais à l’intérieur de sa dynamique, il s’y révèle profondément inséré. Il l’est non pas en tant qu’événement qui apporterait du nouveau à la trame de l’intrigue, mais comme le dernier fruit de l’expérience d’Anne. Les l. 1-2 du poème présentent de nombreux signes ce que la stérile enfante sept fois» a d’autant moins de sens que tous les autres renversements de situation aux l. 6-11 sont juxtaposés sans qu’aucun rapport temporel ne soit établi entre eux. Par ailleurs, la place de la préposition, rejetée à la fin de la ligne précédente et séparée du nom auquel le maqqef l’associe, est particulièrement douteuse dans une poésie qui évite de tels contre-rejets. C’est pourquoi, je suis la proposition de MCCARTER, I Samuel, p. 72, pour qui עדest le substantif «nourriture», complément d’objet du verbe « חדלengraisser». Il ne s’agit donc pas d’une préposition de temps. 108. Sur le fait que le participe est souvent suivi d’une forme conjuguée et que, lorsqu’il s’agit d’un participe présent, le wayyiqtol qui le suit est un présent ou un futur qui n’implique pas forcément une succession, voir JOÜON, Grammaire, p. 326 § 118r et p. 342 § 121j. Pour T. Notarius, le « ויעלet il fait remonter» «has clear sequential and contrastive meaning in correlation to the predicative participle (…) without any past-time reference». Voir T. NOTARIUS, The Verb in Archaic Biblical Poetry. A Discursive, Typological, and Historical Investigation of the Tense System (SSLL, 68), Leiden, Brill, 2013, p. 259. 109. Sur le plan morphologique, ויתןpeut être soit un weyiqtol soit un jussif. Je le traduis par un jussif pour deux raisons. La première est syntaxique: JOÜON, Grammaire, p. 535 § 177l, fait remarquer que le waw précédant un yiqtol peut avoir pour seule fonction de faire apparaître plus clairement un jussif. Or, les formes verbales ויתןet וירםl. 16 sont les deux seuls yiqtol du poème à être précédés de waw. La forme brève וירםest sans ambiguïté un jussif; le fait que la forme précédente soit également précédée de waw conduit à la considérer également comme un jussif. La seconde raison est poétique, elle relève de la facture des deux derniers membres de la l. 16. Ceux-ci, en effet, ont une structure syntaxique identique (verbe + COD + C. d’attribution) ce qui met la l. 16B a en parallèle avec la l. 16C et non avec la l. 16A (sujet + verbe + COD). Le parallélisme entre 16B et 16C invite également à considérer le yiqtol ambigu de la l. 16B comme une forme équivalente au jussif de la l. 16C.
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de continuité avec ce qu’a vécu la femme et qui a été mis en exergue par la narration en 1 S 1. L’introduction narrative du v. 1 présente son chant comme une prière: «et elle pria [ ;»]ותתפללles derniers mots qu’Anne prononce dans le récit sont mis de la sorte dans la perspective des premiers (1 S 1,10.12). De plus, les l. 1-2 du poème multiplient les allusions à cette première prière ou plutôt à son contexte émotionnel que le récit esquissait en second plan: la première était silencieuse (1 S 1,13), la seconde est bouche ouverte (l. 2A); la première était dans les larmes (1 S 1,10), la seconde est d’emblée, et doublement, sous le signe de la joie ( עלץl. 1A et שמחתיl. 2B); par le chagrin de la première, cœur ( )לבet bouche ()פה s’étaient déliés (v. 13), la joie de la seconde les réunit (l. 1A et 2A)110. Car la première s’élevait «dans mon humiliation [( »]בעני1 S 1,11) mais la seconde se déploie «dans ton salut [( »]בישועתךl. 2B). Ces échos font entendre le complet renversement de situation que l’exaucement de la prière initiale a provoqué. Anne chante la joie que le processus d’accomplissement raconté par le récit fait naître en elle. En ce sens, ces lignes assurent également le passage entre une narration généralement réservée sur les sentiments des personnages et un discours mis d’emblée dans un registre lyrique, centré sur le sujet de l’énonciation111. Ainsi, l’amorce narrative du poème et les divers renvois des l. 1-2 à la prière initiale arriment-ils fermement le poème à la narration; le chant jaillit de l’expérience du personnage et scelle le mouvement d’accomplissement qui a conduit à un renversement de situation. En mettant ainsi d’emblée en relief et la continuité avec la première prière et le renversement dans lequel cette continuité s’inscrit, l’ouverture du chant suffit à justifier sa présence dans le récit, aussi incongrus que puissent ensuite apparaître les propos de l’orante. C’est donc dans une attention portée au parcours du personnage que le poème révèle sa pertinence. Ainsi, les l. 1-2 fonctionnent-elles comme une cheville entre le récit et le chant. Le poème appose son sceau au processus d’accomplissement par un basculement formel radical. Les l. 1-2 sont le premier contact du lecteur avec la poésie; elles le font passer sans transition d’une prose narrative à des formes particulièrement travaillées de parallélisme. Ce balancement constitutif de la poésie112 est mis en œuvre, dans ces deux lignes, de façon 110. Voir J.-P. SONNET, «C’est moi pour le Seigneur, c’est moi qui veux chanter» (Jg 5,3). La poésie lyrique au sein du récit biblique, dans C. FOCANT – A. WÉNIN (éds), Analyse narrative et Bible. Deuxième colloque international du RRENAB, Louvain-la-Neuve, Avril 2004 (BETL, 191), Leuven – Paris – Dudley, MA, Peeters, 2005, 373-387, p. 378. 111. Pour une définition du lyrique, voir infra, pp. 359-365. 112. Ne pouvant développer en détail ici les caractéristiques de la versification hébraïque, je renvoie à la description de B. HRUSHOWSKI, Prosody, Hebrew, dans EncJud, t. 13, 1195-1240, pp. 1200-1201 dont 1 S 2,1-10 est un parfait exemple: «It may be a
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L’OUVERTURE DU RÉCIT
virtuose. Les régularités qui le rendent sensible procèdent de la conjugaison des quatre niveaux constitutifs du parallélisme, les niveaux rythmique, syntaxique, sémantique et phonétique. Sur ce fond de régularités, les variations d’un membre à l’autre, d’une ligne à l’autre, ne sont que plus sensibles. Cette alliance subtile de récurrences et de variations est centrale dans la progression du sens à l’intérieur du poème. Il n’est pas possible, dans le cadre de cette étude, de mener une analyse détaillée du parallélisme dans l’ensemble du chant. L’analyse des deux premières lignes voudrait donc mettre en évidence quelques éléments caractéristiques qui vaudront pour l’ensemble du poème. Sur le plan rythmique, les l. 1-2 sont d’une régularité parfaite puisque tous les membres sont de trois accents. Au plan syntaxique, 1A, 1B et 2A présentent un parallélisme strict construit sur le schéma (de droite à gauche): c. circonstanciel + ביהוה ביהוה על־אויבי
Sujet + suffixe 1ère sg. לבי קרני פי
verbe qatal, 3e m. sg. עלץ 1A רמה 1B רחב 2A
2B, le dernier membre de la série, se distingue avec le schéma: c. circonstanciel + suff. 2e m. sg. בישועתך
+ verbe qatal, 1ère sg. שמחתי
+ conjonction כי 2B
Sur le plan sémantique, la disposition ci-dessus fait apparaître que: – les verbes vont par paires, en chiasme: aux extrémités, 1A et 2B, deux verbes du champ sémantique de la joie; au centre, 1B et 2A, deux verbes qui indiquent un état affectant une partie du corps, et plus précisément, le résultat d’un mouvement: élévation du front, ouverture de la bouche; – les groupes nominaux sont parallèles dans les trois premiers membres et présentent une variation importante dans le dernier. Ainsi, les formes verbales de 1A, 1B et 2A ont pour sujet une partie du corps d’Anne: parallelism of semantic, syntactic, prosodic, morphological, or sound elements, or of a combination of such elements. In most cases, there is an overlapping of several such heterogeneous parallelisms with a mutual reinforcement so that no single element – meaning, syntax, or stress – may be considered as completely dominant or as purely concomitant». Voir aussi R. ALTER, L’art de la poésie biblique (LR, 11), Bruxelles, Lessius, 2003; A. BERLIN, The Dynamics of Biblical Parallelism, Grand Rapids, MI, Eerdmans; Dearborn, MI, Dove Booksellers, 2008; J.L. KUGEL, The Idea of Biblical Poetry. Parallelism and Its History, New Haven, CT, Yale University Press, 1981; W.G.E. WATSON, Classical Hebrew Poetry. A Guide to Its Techniques (JSOTSS, 26), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1984.
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«mon cœur», «ma corne», «ma bouche», alors que le sujet de 2B est un «je» inscrit dans le verbe lui-même. Quant aux compléments, il s’agit de personnages dans les trois premiers membres «Yhwh» l. 1A et 1B, et «mes ennemis» l. 2A, alors que l. 2B le complément est le motif de la joie d’Anne: «ton salut». Enfin, sur le plan phonétique, ces vers tels qu’ils sont vocalisés dans le texte massorétique présentent un réseau très serré d’assonances. Les voyelles se distribuent ainsi (je prends en compte le qeré «Adonaï»):
l. 1 l. 2
a-a-i-i-a-o-aï / a-a-a-i-a-o-aï a-a-i-a-oï-aï / i-a-a-i-i-ou-a-é-a
On remarque la prépondérance des voyelles «a» et «i». Ce sont les deux seuls sons à apparaître dans les quatre premières syllabes de tous les membres, avec un jeu subtil de variations dans la combinaison. Les voyelles des deux membres de la l. 1 sont quasiment identiques, et les trois premiers membres ont «aï» à la rime. Ces assonances procèdent principalement des verbes à la 3e personne du singulier du qal qatal et du pronom suffixe de 1ère personne du singulier113. Et il n’est pas étonnant que le membre 2B, dont la syntaxe diffère de celles des trois membres précédents, se distingue également par sa séquence vocalique. Ainsi, dans les l. 1-2, les nivaux syntaxique, sémantique et phonétique conjuguent leurs effets pour construire 1A et 1B de façon étroitement parallèle, introduire de légères variations en 2A et distinguer nettement 2B. Mais, si la description formelle permet de faire apparaître le caractère plus ou moins serré d’un parallélisme, ce n’est que dans le mouvement qui va d’un membre à l’autre que régularités et variations deviennent signifiantes. Car le parallélisme qui apparie les membres du vers est loin de produire la répétition du même, aussi «synonyme» que puisse paraître le second membre. Si B reprend A, c’est généralement sous le mode d’un «rehaussement» qu’à la suite de J. Kugel on peut formuler de la manière suivante: «A, et combien plus B»114. Voilà le mouvement fondamental qui porte le poème d’un membre à l’autre et souvent d’une ligne à l’autre, 113. L. ALONSO SCHÖKEL, Manuel de poétique hébraïque (LR, 41), Bruxelles, Lessius, 2013, p. 40 note qu’en matière de phénomènes sonores, «il semble que (…) les Hébreux étaient plus attentifs aux consonnes qu’aux voyelles». Ceci n’exclut cependant pas la présence d’assonances nombreuses qui procèdent en premier lieu de récurrences produites par la flexion des formes verbales ou nominales (voir p. 45), c’est-à-dire précisément de la dimension syntaxique du parallélisme des membres. 1 S 2,1-2 ne présente pas d’allitération, mais il illustre parfaitement la remarque d’Alonso Schökel et en particulier le caractère cumulatif des assonances produites par la flexion. 114. KUGEL, The Idea of Biblical Poetry, p. 58, insiste sur le fait que le rehaussement est, dans la multiplicité de ses formes, l’unique principe du parallélisme. Aussi, discutant
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L’OUVERTURE DU RÉCIT
selon des modalités et des rapports variés qui produisent de riches effets de sens115. C’est le cas aux l. 1-2 puisque les régularités déploient les effets du salut d’Anne et les variations annoncent les accents majeurs du poème; régularités et variations sont prises dans le mouvement de rehaussement qui court sur les deux lignes et porte jusqu’à l’énonciation, par Anne, de ce qui suscite le chant. Le poème s’ouvre par un cri de joie «mon cœur exulte en Yhwh» (l. 1A) qui, d’emblée, l’inscrit dans un registre lyrique. Le membre 1B renchérit en métaphorisant cette exultation d’une double manière: d’abord par l’image de la corne – métaphore de la fierté retrouvée116 –, ensuite par la figuration de l’exultation d’Anne sous la forme d’un mouvement d’élévation. Celui-ci ouvre dans le poème un axe vertical sur lequel s’inscrit la relation d’Anne à Yhwh. L’investissement de la dimension spatiale se double du fait que Yhwh apparaît précisément l. 1A et 1B, comme «l’espace» de la joie et de l’élévation d’Anne: « ביהוהen Yhwh»117. Cette mise en valeur du nom divin à la fin des deux premiers membres annonce que la célébration de Yhwh sera un des axes du poème. Le mouvement de rehaussement se poursuit l. 2A sous la forme d’un déplacement. Le début du vers, par sa proximité avec les membres précédents, laisse attendre une nouvelle expression de la joie, la bouche semble s’ouvrir pour l’énoncer encore. Mais le remplacement de «en Yhwh» par «contre mes ennemis» transforme radicalement la portée du vers en révélant une nouvelle dimension du discours d’Anne: s’il est célébration de Yhwh, il est aussi mise en garde adressée à des ennemis qui se révéleront être ceux de Yhwh (l. 15). Voici posées les deux fonctions du chant, et elles sont structurantes puisqu’elles seront reprises et développées respectivement aux l. 3 et 4; de plus, tout le poème à partir de la l. 4 peut être considéré comme l’énonciation de ce dont les ennemis doivent être avertis. La facture de la l. 2B rompt, on l’a vu, avec la régularité du parallélisme des membres précédents. Cet écart formel est lié au statut différent de ce dernier membre: il ressaisit ce qui précède et en énonce la cause. Les trois membres parallèles, en effet, sont comme autant de facettes la repartition tripartite de Lowth, il écrit: «Biblical parallelism is of one sort, ‘A, and what’s more, B’, or a hundred sorts; but it is not three». 115. Pour une typologie des nuances du rehaussement, voir J.-P. SONNET, Aleph-Bet de la poésie biblique. Poétique des Psaumes, communication personnelle de l’auteur, 2009, pp. 1-6 et ALTER, L’art de la poésie, pp. 13-44. 116. Sur les possibles significations de cette image et notamment sur ses liens avec le thème d’une postérité, voir MCCARTER, I Samuel, pp. 71-72. 117. Je traduis ici littéralement la préposition qui peut également être lue comme une préposition à valeur instrumentale: «par Yhwh».
1 S 2,1-10
75
juxtaposées de l’exultation d’Anne. Ils montent par paliers jusqu’à ce que «cœur», «corne» et «bouche» soient repris dans une «manifestation vibrante de l’unité du personnage»118. Dans le dernier membre, en effet, Anne reprend en première personne ce qui était auparavant énoncé à la troisième par le biais de parties de son corps. Et ce «je» se pose comme sujet dans le même moment où il énonce l’expérience qui l’a reconstitué: «ton salut». Est ainsi livrée in fine la source de la joie, dont les trois membres précédents déploient les effets. La finesse du parallélisme des l. 1-2 engage donc le lecteur dans un discours qui s’organise selon une tout autre logique que celle du récit. La disposition des mots revêt une importance primordiale. C’est d’elle que procède le parallélisme des membres. D’un membre à l’autre, le chant progresse de façon subtile par des jeux de similitude et d’écart. Il appréhende l’expérience d’Anne par la conjugaison de facettes différentes, juxtaposées. Le recours à la métaphore accentue les effets de déplacement et d’analogie. Le mouvement de rehaussement d’un membre à l’autre conjugue dans une intensité croissante les images et impressions dégagées par chaque segment. La succession des lignes se déploie à la manière d’un fondu enchaîné, de telle sorte que l’appréhension du phénomène évoqué se construise par un jeu de distinction et d’accumulation ou d’articulation progressives119. Le ressort de la progression du poème est donc aux antipodes de la logique chronologico-causale de la séquence narrative, charpentée par la chaîne consécutive des wayyiqtol. C’est une appréhension du monde à partir de la succession des événements et de l’enchevêtrement de leurs causalités qui se trouve interrompue lorsque le chant d’Anne survient dans le récit. Alors que la progression narrative est fondamentalement liée au temps, la dynamique du parallélisme, avec les 118. SONNET, «C’est moi pour le Seigneur», p. 378. 119. Voir B. JANOWSKI, Dialogues conflictuels avec Dieu. Une anthropologie des Psaumes (MB, 59), Genève, Labor et Fides, 2008, pp. 27-36 et G. PAYEN, Parallelism in Biblical Hebrew Verse, Some Secular Thoughts, dans SJOT 8 (1994) 126-140, pp. 133139. Janowski compare le mode d’appréhension du monde que permet le parallélisme aux techniques iconographiques de l’Orient Ancien. Celles-ci, en effet, pour représenter par exemple un corps, associent des éléments particuliers (tête de profil, buste de face, etc.) suivant le sens conféré à chacun plutôt qu’en l’appréhendant dans sa totalité avec un souci mimétique. Payen, quant à lui, fait référence à la théorie du montage du cinéaste Eisenstein pour rendre compte des effets du parallélisme. Il montre notamment comment plusieurs représentations de phénomènes distincts peuvent être associées par le sujet qui perçoit et qui forme à partir d’elles une nouvelle image unifiée sur la base de leurs similitudes et de leurs différences. Ceci nécessite un parallélisme à la fois suffisamment régulier pour construire des similitudes et suffisamment irrégulier pour provoquer des déplacements. On le voit, ce sont les arts visuels, arts de l’espace dans la typologie de Lessing, qui sont sollicités par ces auteurs pour rendre compte du fonctionnement du parallélisme.
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L’OUVERTURE DU RÉCIT
juxtapositions qu’elle permet, met le poème en affinité avec l’espace120. Ainsi B. Janowski peut-il écrire: «Puisqu’il s’agit, à travers le parallélisme des membres, d’exprimer un fait à l’aide de deux ou trois aspects parallèles, ceci engendre au niveau de la déclaration une imprécision productive et une plasticité. (…) Cette dimension multiple de la signification équivaut à un ‘espace’ dans lequel la compréhension peut se déplacer d’un point à l’autre»121. Or, la connivence du poème avec l’espace n’est pas uniquement formelle. Elle est aussi thématique. Dès la première ligne, l’expérience d’Anne fait l’objet d’une métaphorisation spatiale et le commentaire linéaire du texte fera apparaître le caractère central de ce mode de figuration. 3. La répartition des formes verbales L’importance de la spatialité dans le poème a pour corollaire un effacement net des marqueurs temporels. Très nombreux dans le récit, ils sont absents du poème. On n’y relève en effet aucune indication circonstancielle de temps, qu’il s’agisse d’adverbe, de complément ou de proposition subordonnée. Si cette absence peut s’expliquer en partie par les propriétés de la poésie – concision des membres, préférence pour la juxtaposition ou la coordination plutôt que pour les rapports de subordination – elle est surtout révélatrice d’un trait propre à la temporalité de ce poème: ce qu’il énonce se tient hors d’une indexation précise à une chronologie externe, hors d’une référence explicite à des événements du passé proche ou lointain122. Ce fait sert d’ailleurs d’argument, on l’a vu, à ceux qui défendent sa faible intégration dans son contexte narratif. Cependant, malgré l’importance qu’acquiert la spatialité dans l’organisation du poème, celui-ci possède une dimension temporelle forte, générée par deux phénomènes d’ordre différent. Le premier est inhérent au fait 120. W.G.E. Watson souligne que le terme même de parallélisme est emprunté au vocabulaire de la géométrie. Utilisé de façon analogique, il tend à renforcer une appréhension spatiale du poème qui, comme tout discours, est pourtant avant tout un phénomène temporel. Cette appréhension spatiale est renforcée par le fait que les membres parallèles présentent des constructions symétriques. La place des mots et la manière dont ils renvoient les uns aux autres, de façon plus ou moins spéculaire à l’intérieur d’une ligne, sont les phénomènes majeurs de la structuration de cette ligne. WATSON, Classical Hebrew Poetry, pp. 114-119. Voir aussi ALONSO SCHÖKEL, Manuel de poétique, p. 78. 121. JANOWSKI, Dialogues conflictuels avec Dieu, p. 32. 122. L’allusion à la stérile qui enfante, l. 8 est le lien le plus explicite entre un énoncé du poème et un événement du récit. Mais ce lien tient davantage à un effet d’écho avec le contexte narratif qu’à l’énoncé du poème qui est en lui-même très général. La différence est frappante, à cet égard, avec Ex 15,4-10 ou Jg 5 qui reviennent explicitement sur ce qui a été relaté dans le récit pour le re-raconter à leur manière.
1 S 2,1-10
77
qu’il s’agit d’un discours c’est-à-dire nécessairement d’un processus temporel123. Le poème est constitué d’énoncés qui se suivent dans un certain ordre, et cette succession, a montré R. Alter, produit des effets temporels plus ou moins marqués. La dynamique d’intensification qui porte la séquence des membres et des lignes est certes première, mais elle se double souvent d’une logique chronologique qui peut aller jusqu’à la production de petits ensembles narratifs à l’intérieur du poème124. Le second élément qui construit la temporalité du poème relève de la syntaxe, et en particulier des formes verbales. Or, autant la syntaxe du verbe forme un ensemble cohérent dans la narration où il est possible de déterminer des valeurs temporelles relativement stables pour les différentes formes, autant les difficultés à le faire en poésie s’avèrent grandes. Rendre compte de l’usage des verbes, et particulièrement du yiqtol, met linguistes et grammairiens au défi125. Faut-il pour autant considérer que l’usage des verbes en prose et celui de la poésie forment deux systèmes – voire un système et un non-système – qui, sans liens, doivent être considérés séparément126? Les travaux récents convergent, avec bien des nuances, vers une position plus mesurée127. Il apparaît plus clairement que la prose narrative et la 123. Voir A. RODRIGUEZ, «L’épisode émotionnel» en poésie lyrique. Toute progression affective n’est pas une narration http://www.vox-poetica.org/t/pas/rodriguez2009.html (consulté le 9 juin 2020). 124. Sur ce point voir ALTER, L’art de la poésie, pp. 45-90, et en particulier les pp. 48 et 59-66; T. NOTARIUS, Temporality and Atemporality in the Language of Biblical Poetry, dans JSS 56 (2011) 275-305, pp. 285-286. 125. Pour un aperçu des difficultés et des écueils voir J. JOOSTEN, The Verbal System of Biblical Hebrew. A New Synthesis Elaborated on the Basis of Classical Prose (JBS, 10), Jerusalem, Simor LTD, 2012, pp. 412-413. De façon plus générale, sur l’histoire de la recherche et les débats relatifs à la nature du système verbal de l’hébreu biblique (temporel/ aspectuel), voir la synthèse de WALTKE – O’CONNOR, Biblical Hebrew Syntax, pp. 458-478; la bibliographie de NOTARIUS, Temporality and Atemporality, p. 276 et ID., The Verb in Archaic Biblical Poetry, pp. 25-27. 126. C’est par exemple l’avis de A. NICCACCI, Syntax of the Verb in Classical Hebrew Prose (JSOTSS, 86), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1990, p. 196: «verb forms, in poetry, do not have a fixed tense. This is why it is advisable not to examine the verb systems of biblical poetry and prose together, as in the standard grammars, but quite separately, as we have already stated». 127. Le parcours que dessinent les travaux de A. Niccacci est révélateur de l’évolution de la recherche sur la question mais aussi des particularités bien réelles de la poésie, en termes de syntaxe du verbe, particularités qui résistent à une assimilation pure et simple avec le système de la prose. Après l’avis tranché rapporté dans la note supra (n. 126), Niccacci reprend la question de la poésie dans The Biblical Hebrew Verbal System in Poetry, dans S.E. FASSBERG – A. HURVITZ (éds), Biblical Hebrew in Its Northwest Semitic Setting, Jerusalem, The Hebrew University Magnes Press; Winona Lake, IN, Eisenbrauns, 2006, 247-268, pour montrer que le système verbal de la poésie est identique, à quelques particularités près, à celui du discours direct dans la prose. Ceci le conduit ensuite à appliquer au poème le système d’analyse des textes qu’il met en œuvre dans la prose, dégageant ce qui relève d’un premier plan, d’un arrière-plan, etc. Voir dans ce sens: A. NICCACCI,
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L’OUVERTURE DU RÉCIT
poésie relèvent d’un même système, en tout cas pour les textes composés dans la forme classique de la langue. Cependant, non seulement la poésie met ce système en œuvre avec une grande souplesse, mais elle présente des traits caractéristiques qui demeurent incohérents au regard des usages de la prose. Ces différences peuvent s’expliquer par des évolutions de la langue – certains poèmes insérés en contexte narratif présentent ce qu’on peut identifier comme un état archaïque de la langue (Ex 15,1-18 et Jg 5 par exemple) 128 – mais aussi par une stylistique, ou plus exactement, pour reprendre l’expression de A. Berlin, «a stylistic grammar»129. Joosten invite également à prendre en compte la prédilection de la poésie pour une mise en œuvre créative de la langue; cultiver les écarts avec un usage trop normé permet en effet de faire entendre autrement130. Par ailleurs, comme l’a opportunément rappelé T. Notarius, la valeur temporelle des formes verbales ne peut être déterminée sans une prise en compte des éléments contextuels. Si la poésie présente une proportion forte de propositions An Integrated Verb System for Biblical Hebrew Prose and Poetry, dans A. LEMAIRE (éd.), Congress Volume Ljubljana 2007 (VTS, 133), Leiden – Boston, MA, Brill, 2010, 99-127. Le fonctionnement du poème est alors «intégré» à celui de la prose bien que l’usage particulier du yiqtol en poésie conduise l’auteur à devoir envisager quelques ajustements. Enfin, en 2013, dans Problematic Points That Seem to Contradict a Coherent System of Biblical Hebrew Syntax in Poetry, dans R.G. LEHMANN – A.E. ZERNECKE (éds), Schrift und Sprache. Papers Read at the 10th Mainz International Colloquium on Ancient Hebrew (MICAH), Mainz, 28-30 October 2011 (KUSATU, 15), Kamen, Hartmut Spenner, 2013, 77-94, Niccacci revient sur les points qui résistent à une assimilation pure et simple du système de la poésie à celui de la prose, mais pour affirmer qu’il faut appliquer strictement ce dernier. Ainsi, par exemple, l’alternance du qatal/yiqtol dans une même ligne poétique reste un point difficile à expliquer. Les deux formes sont en général considérées comme ayant la même valeur temporelle. Pour Niccacci, cette séquence apparemment problématique ne relève pas d’un usage spécifique à la poésie, mais d’un brusque changement de temps, le poème passant sans transition du passé au futur. C’est la forme de la poésie, avec le balancement de membres brefs, qui lui permet de défendre cette thèse. Le Ps 6,10, par exemple, devrait alors être ainsi compris: «Yhwh a entendu שמעma supplication // Yhwh accueillera יקחma prière» (p. 82). Ainsi, Niccacci est-il passé de deux systèmes hétérogènes à un seul strictement appliqué selon la logique de la prose. Mais aucune de ces deux positions ne parvient à rendre compte de l’ensemble des phénomènes et son dernier article, au-delà des thèses qu’il y défend, est le signe qu’une partie des traits de l’usage poétique des verbes résistent à une assimilation pure et simple à la prose. 128. Comme le remarque J. Joosten, la perspective diachronique est ici importante, les poèmes et en particulier ceux qui sont situés dans le récit, présentant des états de la langue manifestement différents. Voir JOOSTEN, The Verbal System, pp. 417-419. 129. Sur ce point voir en particulier BERLIN, The Dynamics, pp. 35-36. Elle précise p. 36: «It is important to emphasize that the qtl-yqtl shift, of which we have given only a few examples, occurs not for semantic reasons (it does not indicate a real temporal sequence) but for what have been considered stylistic reasons. But it is not just something vaguely ‘stylistic’; we can now recognize it for what it is – a kind of grammatical parallelism». 130. Sur ces questions voir les pages suggestives et nuancées de JOOSTEN, The Verbal System, pp. 412-421 et plus généralement, l’ensemble du chapitre consacré à la poésie (411-434).
79
1 S 2,1-10
1-8
10
1 (9Bb)
11B-16C 10
13
8
8
1 (13B)
2 (16BC)
8
2
5
8
VERBE
PROPOSITION SANS
TOTAL VERBES
INFINITIF
PARTICIPE
JUSSIF
3 (4)
9-11A
Total
WAYYIQTOL
YIQTOL
QATAL
«atemporelles»131, la situation d’énonciation qui fixe le temps du discours, les adverbes, les indices déictiques et anaphoriques permettent de situer ce dont il est question par rapport au moment du discours132. Enfin, chaque poème forme un système qui construit également sa cohérence temporelle dans le rapport des formes les unes avec les autres. En ce sens, chacun présente des caractéristiques propres dans l’usage, la fréquence, la répartition des formes verbales et leur association. Or, le chant d’Anne est remarquable à cet égard. Le relevé ci-dessous fait apparaître non seulement la prédominance de trois formes, le qatal, le yiqtol et le participe, mais surtout le fait que chacune de ces formes est présente exclusivement dans un ensemble de lignes très circonscrit, ensemble dans lequel elle est la forme prépondérante133.
4 (3AB, 5A, 6A)
9 1 (12A)
12
1 (13A)
1
34
5
Tableau 1: Répartition des formes verbales en 1 S 2,1-10
Les occurrences de qatal, de yiqtol et de participes sont donc strictement distinctes: on ne relève aucun qatal après la l. 8, de même qu’aucun yiqtol n’est utilisé avant la l. 11B; quant aux participes, ils se trouvent exclusivement l. 9-11A. Autrement dit, on ne trouve pas, dans une même ligne, d’association de qatal ou de yiqtol. Les trois autres types de formes – jussif, wayyiqtol et infinitif – sont plus sporadiques. Les cinq jussifs sont groupés en deux ensembles: les trois premiers sont l. 4, les deux autres l. 16BC; les deux wayyiqtol sont séparés et apparaissent comme 131. Il peut s’agir de propositions indiquant un état, de propositions nominales ou encore de propositions avec une forme conjuguée mais dont il n’est pas possible au lecteur de déterminer la valeur temporelle de façon certaine. 132. NOTARIUS, Temporality and Atemporality, pp. 275-305. 133. Les chiffres et lettres indiqués entre parenthèses renvoient aux lignes du poème.
80
L’OUVERTURE DU RÉCIT
Ouverture
INFINITIF
WAYYIQTOL
JUSSIF
SANS VERBE
YIQTOL
PART.
STRUCTURE DU POÈME
QATAL
des irrégularités dans cette répartition si homogène; le premier se situe au terme d’une séquence de trois participes l. 9B, et le second après une proposition nominale l. 13B. On remarque la relative fréquence des propositions sans verbe, en particulier dans la première partie qui en compte quatre sur les cinq du poème. Notons enfin que seulement six lignes sur les seize du poème ont des formes verbales non homogènes dans leurs membres. Jamais cette différence ne procède de l’association de formes conjuguées. Le détail de cette répartition par ligne et par membre montre que la distribution des formes coïncide avec les différentes unités du poème, suivant ce qui peut apparaître comme une structure. Celle-ci est présentée dans la colonne de gauche du tableau ci-dessous. Les références aux lignes sont indiquées dans les colonnes qui correspondent aux formes verbales qu’on y relève. Les zones de concentration de formes identiques sont indiquées en caractère gras.
1-2
Célébration de Yhwh
3
Avertissement aux ennemis Yhwh, le juge
4 5B
Renversements de situation: – à partir de secteurs 6B-8 de la vie sociale – à partir de l’action de Yhwh – un cas particulier: l’élévation du pauvre et du faible
5A
6A 9ABa 10 11A
9Bb 11B 12B
Yhwh, le créateur Jugement divin Souhaits concernant un roi
12A 13A
13B
14-16A 16B16C
Tableau 2: Répartition des formes verbales de 1 S 2,1-10 selon les unités du poème
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Quatre ensembles homogènes se dégagent donc: l’ouverture du chant (l. 1-2), au qatal; une première phase de renversements de situation au qatal également (l. 6-8) qui se prolonge par une série de participes (l. 910, avec l’exception du wayyiqtol à la fin de 9B), puis la partie consacrée au jugement divin au yiqtol (l. 14-16A) qui s’achève par un double souhait d’intronisation d’un roi au jussif (l. 16B-16C). Deux zones intermédiaires présentent des lignes aux formes verbales diverses, l. 3-5 et 11-13. Elles correspondent à des unités plus brèves dont deux ont des formes semblables (l. 3 et 4) et les autres des formes mélangées. Les ensembles très homogènes qui se détachent et qui tranchent avec les alternances de qatal et de yiqtol fréquentes en poésie, dessinent-ils un parcours temporel qui irait du qatal au yiqtol en passant par le participe? Pour le déterminer, il convient de préciser la valeur temporelle de ces différentes formes au fil d’un commentaire linéaire qui, tout en prenant en compte l’importance de la spatialité dans le poème, s’attachera à en faire apparaître la temporalité propre. 4. Une lecture du poème entre spatialité et temporalité On l’a vu, les lignes d’ouverture (l. 1-2) font passer le lecteur d’un récit dont le principe est le temps à une forme de discours où l’espace acquiert une place plus importante, et comme thème et comme principe formel en particulier par l’importance que prend la disposition des mots dans les membres. Les quatre formes verbales de ces lignes d’ouverture le font nettement apparaître. Ces qatal sont d’abord significatifs par leur position: les trois premiers sont en tête de membre et le quatrième marque une légère variation par le décalage d’une syllabe qu’introduit le « כיcar». Cette régularité produit les assonances qui renforcent le parallélisme. De plus, le mouvement de renchérissement qui porte la séquence de ces verbes et des propositions qu’ils gouvernent ne revêt pas de dimension chronologique. Il n’y a pas de rapport de succession ou de consécution d’un membre à l’autre, mais un mouvement spatial: le discours va du cœur au front, par la métaphore de la corne, et du front à la bouche avant que l’ensemble du corps soit réassumé par l’unité du «je» (l. 2B). Le seul impact temporel de ces formes verbales est donc la valeur du qatal. C’est le présent qui s’impose ici pour deux raisons. La première tient à ce que trois de ces verbes, « רמהêtre élevé», « רחבêtre grand ouvert (litt. être large)», « שמחêtre heureux/se réjouir» sont des verbes d’état pour lesquels le présent est la valeur habituelle du qatal134. Mais ici, l’argument grammatical 134. Voir JOÜON, Grammaire, pp. 295-296 § 112a.
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se double d’un argument contextuel: ces quatre formes renvoient au contexte narratif. Trois d’entre elles «mon cœur exulte», «ma bouche est grande ouverte» et «je me réjouis» sont un propos d’Anne sur son propre acte d’énonciation au moment où elle le pose135. C’est donc au moment du discours que le qatal se réfère136, moment que le wayyiqtol de l’introduction narrative au v. 1 inscrit dans la trame du récit. L’extension temporelle de «ma corne est élevée» (l. 1B) est plus large. Il s’agit aussi d’un présent, mais il déborde le chant en amont et en aval puisque, plus que le présent d’un moment du récit, c’est celui de l’état nouveau auquel la fin de sa stérilité a introduit Anne. Les l. 3 et 4 reprennent successivement les deux fonctions que le chant s’est données en ouverture: il est célébration de Yhwh et avertissement aux ennemis. Elles forment chacune une petite entité homogène en termes de formes verbales. La l. 3 n’en a aucune, la l. 4 présente trois jussifs. La l. 3 chante l’auteur de la joie d’Anne en soulignant son caractère incomparable. Celui-ci est affirmé par le martèlement d’un triple אין «personne», une occurrence de l’adverbe apparaissant dans chacun des membres de cette ligne tripartite. La progression du rehaussement n’est pas chronologique: elle est plutôt portée par un mouvement de généralisation et d’absolutisation qui va du caractère incomparable d’un attribut de Yhwh, sa sainteté (l. 3A), au caractère incomparable de sa personne elle-même (l. 3B). Enfin, dans le dernier membre, le rehaussement prend la forme d’une métaphore qui engage la spatialité: Dieu est le rocher incomparable pour ses fidèles. Cette métaphore, classique dans le répertoire lyrique d’Israël, présente Yhwh comme le seul point stable, le seul sur lequel on puisse vraiment s’appuyer. Mais la métaphore a aussi une dimension temporelle: la solidité du rocher se manifeste à ce qu’à hauteur de vie humaine, il traverse le temps sans changer. L’écoulement du temps n’a donc pas de prise sur lui. Il est notable, à cet égard, que la l. 3 soit faite de trois propositions sans verbe. Le caractère incomparable de Yhwh, son altérité, le tient hors des processus et des déterminations temporelles qui, dans la Bible, marquent essentiellement la condition créée depuis son premier jour. Ce trait syntaxique est d’autant plus significatif qu’il est 135. Ces qatal entrent dans la catégorie de ce que WALTKE – O’CONNOR, Biblical Hebrew Syntax, p. 488 § 30.5.1d appellent «an instantaneous perfective» qu’ils caractérisent ainsi: «An instantaneous perfective represents a situation occurring at the very instant the expression is being uttered. This use appears chiefly with verba dicendi (…) or gestures associated with speaking». Voir aussi en ce sens NOTARIUS, The Verb in Archaic Biblical Poetry, p. 258. 136. Sur ce point et sur la façon dont la référence à son propre discours, en poésie, permet de poser le temps de l’énonciation comme point de départ pour l’interprétation temporelle du poème, voir NOTARIUS, Temporality and Atemporality, p. 282.
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récurrent: sur les six propositions sans verbe du poème, cinq caractérisent Yhwh (l. 3ABC, 5A et 13A). La l. 4, avec ses trois jussifs, interpelle les ennemis pour leur délivrer l’avertissement qu’annonçait la l. 2A. Ils sont mis en garde contre leurs propres discours. C’est leur démesure que pointe Anne; elle leur reproche des paroles excessives en quantité ( )רבהmais aussi en hauteur ()גבה. C’est donc par une expression spatiale de ce que le membre suivant nomme «arrogance» que s’achève la l. 4A. Sur l’axe vertical ouvert dans le texte par l’exaltation d’Anne (l. 1B), les impies se mettent trop haut. L’inflation de leur discours est rendue de façon ironiquement mimétique par deux redoublements superfétatoires – les deux verbes successifs (et leurs allitérations en ת-ר- )בet la répétition de – גבההde telle sorte que ce membre est le plus long du poème (l. 4A)137. Le parallélisme joue sur un balancement négatif/positif, le premier membre étant un ordre négatif, le second une injonction, l’un et l’autre appelant les ennemis à un discours plus mesuré. La motivation de la mise en garde d’Anne s’appuie sur la figure d’un Dieu juge qui, à partir de la l. 5, où elle est introduite, sous-tend tout le propos jusqu’à la fin du chant. Les deux membres de la l. 5 permettent une articulation fine entre Yhwh et l’agir humain. Cette articulation procède de la double perspective du renchérissement par inversion. La l. 5A, en effet, définit qui est Yhwh par rapport aux actes humains: un «Dieu de connaissance», puis 5B situe les actes humains par rapport à Yhwh, «mesurés [»]נכתנו138, c’est-à-dire précisément évalués dans leurs justes proportions. La primauté de la connaissance divine est mise en valeur dans chacun des membres. À la l. 5A, Yhwh est caractérisé par une proposition nominale, sa capacité de connaissance est posée dans l’absolu, hors de toute temporalité et sans objet. Elle est donc première. En 5B, les actions humaines sont présentées dans une proposition dont le verbe est au niphal. Évoquer des actions par un verbe au passif est un paradoxe qui contribue à les minimiser. Le véritable acteur est Yhwh qui les évalue et c’est donc relativement à lui qu’elles sont envisagées. La succession des membres implique un rapport de causalité entre les l. 5A et 5B, mais pas d’ordre chronologique. Et le qatal de 5B est un présent gnomique. Les l. 4 et 5 sont également liées par un rapport de causalité. La 137. Il est le seul en effet à être composé de cinq mots, à compter cinq accents et treize syllabes. La l. 2B a dix syllabes, la l. 14B en a neuf et les autres en comptent entre cinq et huit. Sur ces calculs, voir FOKKELMAN, Narrative Art IV, pp. 76, 78, 82. 138. Si dans ce verset נתכנוest souvent traduit par «pesés», son sens premier est moins du côté du poids que de la mesure, dans son double sens de dimension (Is 40,12; Ez 43,10 [ ]תכניתpar ex.) et de capacité (Ex 5,8; Jb 28,25 par ex).
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l. 5 fonde l’avertissement adressé aux ennemis en situant la démesure de leurs discours sous le jugement de cette connaissance qui, mesurant, remet les choses à leurs justes proportions, à bonne hauteur. Les l. 4-5 recourent donc de façon cohérente à un vocabulaire spatial pour figurer l’arrogance des ennemis (l. 4A) et le mode de mise en œuvre de la connaissance divine (l. 5B). À la lumière de la l. 5, la longue série de renversements de situation qui suit, et qui forme le cœur du poème, apparaît comme le mode d’exercice et le fruit de cette justice. Elle se développe en deux phases, l. 6-8 et l. 9-10. La première, l. 6-8, appréhende les renversements de situation à partir de trois secteurs fondamentaux de l’organisation sociale: l. 6, la sphère militaire; l. 7, la sphère économique à partir du travail comme source des moyens de subsistance; l. 8, la sphère familiale à partir de la fécondité. Chaque ligne est consacrée à une de ces sphères et, à l’intérieur de la ligne, chaque membre évoque une catégorie dans la situation inverse de celle de l’autre: l. 6, fort/faible; l. 7, repu/affamé; l. 8, stérile/féconde. À l’intérieur du membre qui lui est consacré, chaque catégorie connaît un retournement de situation, par exemple l. 7: Les repus pour du pain s’embauchent / et les affamés s’engraissent de nourriture.
L’inversion est donc polaire à l’intérieur de la ligne de telle sorte que chaque groupe se retrouve, pour finir, dans la situation initiale de l’autre. La séquence des membres n’est pas chronologique mais produit plutôt un effet de circularité, d’inversion des positions. À l’exception de la l. 6A139, tous les verbes sont au qatal. Comme à la l. 5B, il s’agit d’un présent gnomique. Il participe à la production d’énoncés d’autant plus généraux qu’ils ne sont pas circonstanciés: ce sont tous les repus qui ont faim et tous les affamés qui sont amplement rassasiés. Pas plus que la succession des membres, celle des lignes n’implique une séquence chronologique. Les trois domaines envisagés sont juxtaposés et le flux du poème produit un effet d’accumulation qui renforce la généralisation – tous les humains sont concernés d’une manière ou d’une autre – et qui suggère qu’une même logique est partout à l’œuvre: celle du mystérieux exercice de la justice 139. La l. 6A est la seule proposition nominale du poème qui ne se rapporte pas à Yhwh. Elle surprend en tête d’une série de propositions au qatal qui forment des lignes régulières qatal/qatal. Il est difficile de rendre compte de la proposition nominale ici, sauf peut-être par un parallélisme avec la l. 5. Les deux, en effet, sont sur le modèle: proposition nominale/qatal. La reprise du schéma de la ligne précédente veut peut-être renforcer le lien de causalité entre les deux lignes, lien qui reste par ailleurs implicite puisque Yhwh n’apparaît pas explicitement comme l’agent de ces retournements.
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de Dieu qui «connaît» et «mesure». Mais Yhwh n’est pas explicitement impliqué dans ces renversements de fortune. Comme le remarque Fokkelman140, il est totalement absent de ces lignes, mais les précédentes laissent deviner que c’est lui qui agit. De plus, ici, le contexte narratif offre une puissante clé herméneutique puisque l’expérience d’Anne s’inscrit précisément dans la troisième situation qu’elle évoque (l. 8). Et nous avons vu combien le récit est subtil dans la manière dont il conjugue les causes secondes de la maternité d’Anne et le caractère décisif du «souvenir» de Yhwh. Si tous, dans le champ social, peuvent constater le retournement de situation dont bénéficie Anne, le fait qu’il vienne de Dieu peut également échapper à tous. Au niveau de ce qui est publiquement perceptible, donc, l’action de Dieu, bien que réelle, reste dissimulée. La perspective s’inverse aux l. 9-10. Cette fois, les hommes disparaissent141 et c’est la maîtrise de Yhwh qui est explicitement mise en valeur de plusieurs manières. Tout d’abord, le nom divin est placé en tête des l. 9 et 10; de plus Yhwh devient sujet d’un verbe pour la première fois (l. 9). Il le sera de presque toutes les formes verbales qui suivront puisque sur les 21 verbes qu’on compte à partir de la l. 9, Yhwh est 18 fois sujet142. Sur ces 18 formes, douze sont au hiphil et expriment l’action directe de Yhwh principalement sur les hommes, mais aussi sur la terre (l. 13 et 16A)143. De plus, la logique des renversements de situation connaît une radicalisation que rendent sensible d’une part un effet d’accélération, et d’autre part un effet d’universalisation. L’accélération procède d’une condensation de l’expression des retournements: les basculements polaires (faire mourir/faire vivre; appauvrir/enrichir) ne font plus l’objet chacun d’un membre, comme aux l. 6-8, mais se produisent tous les deux dans le même membre, le premier de chaque ligne (l. 9A et 10A). Ils connaissent ensuite, dans le second membre, une figuration spatiale sur l’axe vertical; mort et vie deviennent descente et montée, appauvrissement et enrichissement sont abaissement et élévation. Là encore, les deux mouvements antagonistes font l’objet d’un seul membre. Outre le nom divin et le complément «au shéol» (l. 9B) ces vers sont composés exclusivement de formes verbales, et toutes, sauf celle de la l. 9B144, sont des participes. Le passage du qatal au participe marque une intensification dans le mode de 140. FOKKELMAN, Narrative Art IV, p. 88. 141. Ibid. 142. Les trois autres formes verbales ( ידמוl. 14B), ( לא יגברl. 14C) et ( יחתוl. 15A) ont pour sujet les ennemis et expriment toutes les trois leur échec. En cela, elles témoignent également de la maîtrise de Yhwh et en particulier la première et la dernière qui sont des niphal théologiques. 143. Sur ces hiphil «théologiques», voir SONNET, «C’est moi pour le Seigneur», p. 384. 144. Sur ce wayyiqtol et sa valeur temporelle, voir p. 70, n. 108.
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représentation des renversements de situation: ce qui, avec le qatal, relevait d’une vérité générale, d’un fait de l’expérience commune, devient une action actuelle et permanente de Yhwh et en acquiert un surcroît de force. Alors que les verbes au participe rendent ce caractère permanent de l’action de Yhwh, leur succession accélérée145 évoque, quant à elle, l’instabilité des destins humains. Elle rend mort et vie, pauvreté et richesse quasi concomitantes. C’est donc une paradoxale alliance de permanence et d’instantanéité qui se dégage de ces lignes. Enfin, l’effet d’universalisation provoqué par le participe est renforcé par le fait que les hommes ou les groupes d’hommes ne sont plus présents, comme c’était le cas dans les lignes précédentes, et que ces versets ne contiennent aucune indication circonstancielle. C’est du destin de tout homme qu’il est question ici. Les lignes précédentes évoquaient les renversements de fortune perceptibles à la surface de l’histoire. Dans une perspective inversée, Anne révèle ici la signification secrète de ce qui toujours, au fond, se joue dans ces situations, au-delà des positions sociales: vie et mort, pauvreté et richesse. Voilà ce qui est engagé dans tous les événements d’une histoire dont Yhwh conduit le cours, lui qui tient le destin de chacun en sa main. La l. 11A reprend le motif de l’élévation du pauvre et fait attendre la chute du riche. Mais les renversements réciproques s’arrêtent là et l’élévation du pauvre fait l’objet d’un déploiement sans précédent, sur deux lignes. Après la l. 10, ce développement se présente comme une sorte de gros plan sur un cas particulier de la règle universelle qui vient d’être énoncée. La l. 11 s’inscrit d’ailleurs directement, pour le prolonger, dans la suite du mouvement évoqué à la fin de la l. 10. Ce sont donc trois formes verbales synonymes qui se succèdent: «élevant» l. 10B, «relevant» l. 11A et «élèvera» l. 11B. Mais la continuité du mouvement s’accompagne d’un glissement temporel puisque l’on passe du participe au yiqtol. La l. 11, qui présente successivement les deux formes, est à cet égard une ligne de transition entre le pic d’universalité atteint avec les participes et la dernière phase du poème (l. 11B-16C) dominée par les yiqtol. Ce glissement est d’autant plus marqué que le verbe רוםse trouve successivement au participe (l. 10B) et au yiqtol (l. 11B). Il est encore trop tôt pour déterminer la valeur temporelle des yiqtol de la séquence qui s’ouvre. Notons cependant que sur le fond de permanence et d’universalité que pose le participe, une occurrence ou une situation particulière semble se détacher: l’accession d’un pauvre à un trône. 145. J.T. WILLIS, The Song of Hannah and Psalm 113, dans CBQ 34 (1973) 139-154, p. 145, relève l’absence de la conjonction « וet» en tête des segments. Cette juxtaposition, associée à la concentration des formes verbales produit un effet de succession accélérée qui crée «a staccato poetic style». Celui-ci marque tout le poème dès le v. 1. C’est pour Willis un trait que la poésie hébraïque ancienne partage avec la poésie ougaritique.
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Le mouvement d’élévation se poursuit l. 12. L’infinitif construit להושיב «pour le faire asseoir» marque la finalité du mouvement initié à la ligne précédente146. Le tracé de ce mouvement vertical est dessiné entre deux extrémités: de la poussière au trône de gloire. Une fois encore, la verticalité est investie comme support d’une expression métaphorique, celle d’un changement de statut social. Le mouvement vertical s’achève donc à l’autre extrémité de l’échelle sociale, à la hauteur des nobles (l. 12A). Au sommet de l’élévation a lieu l’installation qui se traduit par la position assise, comme l’implique le «trône». Cette position souligne la stabilité de la nouvelle situation du pauvre, tandis que le «trône de gloire» met en valeur son autorité incomparable parmi les nobles dans une touche peutêtre discrètement royale. Cette ascension du pauvre réintroduit dans le champ social et politique, après le climax d’universalité des l. 9-10. Cela se traduit à partir de la l. 11B, par des énoncés plus circonstanciés et le retour de formes verbales conjuguées. La l. 13, avec son כיinitial, conclut l’ensemble des retournements de situation en posant, in fine, le cadre «géographique» – l’espace toujours – dans lequel s’inscrivent ces mouvements. C’est la figure d’un Dieu créateur et maître de l’univers qui est mise en valeur ici. Et une fois encore, l’usage d’une proposition nominale permet d’articuler finement qui est Yhwh et ce qu’il fait. Comme le remarque Fokkelman, les l. 5 et 13 sont construites de façon similaire, mais si à la l. 5A Yhwh est considéré en luimême, à la l. 13A il est envisagé d’emblée dans son lien avec le monde147. Ce lien fait apparaître le caractère second du créé puisque ce qui fonde celui-ci, «les piliers de la terre», appartient en propre à Yhwh. Le fait qu’il règne sans partage sur ces régions souterraines auxquelles l’homme n’a pas accès, met en valeur sa puissance sans égale. L’usage d’un verbe au wayyiqtol pour évoquer l’acte créateur (l. 13B) renforce la dépendance du créé: la création de l’espace terrestre procède de la souveraineté du créateur qui est première dans l’ordre des causes. L’acte créateur est envisagé 146. L’infinitif construit avec ל, s’il indique très souvent la finalité, peut aussi indiquer, à la manière d’un gérondif, le moyen par lequel est effectuée l’action précédente, ce qui se traduirait ici par «en le faisant asseoir». Voir sur cet usage JOÜON, Grammaire, p. 363 § 124o. La différence est que l’infinitif final insiste sur l’installation parmi les nobles, puisqu’elle est le but poursuivi par l’élévation. En revanche, le gérondif met l’accent sur l’élévation puisqu’il lui devient relatif. La différence est sensible mais pas déterminante. Le choix de traduire par un infinitif final vient de ce qu’il met davantage en évidence ce qui me semble être une petite séquence chronologique: élévation, installation, pérennisation de l’installation par l’héritage. Par ailleurs, ce choix a l’avantage de rendre sensible en français la distribution des formes de l’hébreu tellement importante dans ce poème: l’infinitif est bien traduit par un infinitif et ne peut pas être confondu avec les participes des l. 9-11A. 147. FOKKELMAN, Narrative Art IV, pp. 95-96.
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comme la pose du plateau terrestre sur des piliers. Ce scénario évoque un monde stable, fermement fondé. De même que les renversements de fortune des hommes étaient en contraste avec la permanence de l’action divine, de même ici, ils sont en contraste avec la stabilité du créé qui est la scène historique de leurs déploiements. La création est le «support» de l’exercice de la justice du Dieu-Rocher dont elle reflète la solidité, et le cadre des destinées humaines avec leurs trajectoires singulières. L’évocation du plateau terrestre ouvre dans le texte l’espace horizontal. Cet espace est immédiatement investi par les pas des fidèles (l. 14A). Leur marche sur cette terre fermement fondée inaugure le dernier ensemble (l. 14-16) où le yiqtol est exclusif jusqu’à la sorte de coda de la l. 16BC avec ses deux jussifs. Cet ensemble envisage les relations de Yhwh et des hommes sous la perspective d’un jugement et d’une certaine conflictualité autour de la question de la force. L’universalité sans hommes des l. 9-10 fait place à l’apparition de nouveaux personnages selon une catégorisation non plus sociale mais déterminée par le mode de leur lien à Yhwh: d’un côté les «fidèles» (l. 14A), de l’autre les «impies» (l. 14B) qui sont les «adversaires» de Yhwh (l. 15A), lesquels renvoient aux ennemis de la l. 2. Un personnage singulier apparaît dans les deux dernières lignes. Il fait l’objet d’une double désignation par le jeu du parallélisme: «son roi» (l. 16B) et «son messie» (l. 16C). Le parallélisme de la l. 14 construit une opposition entre fidèles et impies: les uns avancent sous la garde de Yhwh, les autres vont vers la perdition. La clé de leurs destins opposés est livrée à la l. 14C: elle réside dans la manière d’user de la force ou plutôt de se méprendre sur sa source et d’en mésuser. La l. 14 reprend donc la thématique déjà développée plus haut (l. 6). Mais les deux lignes présentent une différence importante: là (l. 6), la défaite des uns et la victoire des autres étaient un fait accompli, la proposition nominale puis le qatal énonçant un résultat; ici (l. 14AB), c’est en revanche d’un processus qu’il s’agit. Le yiqtol, qu’on le traduise par un présent ou un futur, se distingue du qatal en ce qu’il envisage l’action dans son cours. De plus, cette idée de processus est induite par le thème de la marche des fidèles et de la veille divine qui l’une et l’autre impliquent une durée. C’est donc d’une certaine épaisseur historique que se chargent ces lignes. Elles envisagent fidèles et impies dans le mouvement de leurs parcours et de leurs choix. La l. 15 présente les «impies» comme des «adversaires» de Yhwh, qui, engagés avec lui dans un rapport de force sont perdants et voués à la destruction (l. 15A). Celle-ci se produit par le biais d’une manifestation violente de Yhwh: l’orage qui est l’instrument d’un jugement évoqué immédiatement à la l. 16A. Ces deux segments consécutifs, 15B et 16A,
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recueillent et articulent ce qui a fait l’objet auparavant de deux caractérisations de Yhwh, le juge (l. 5) et le créateur (l. 13). Avec l’orage qui détruit les ennemis, l’exercice du jugement s’effectue par la puissance du créateur dans une manifestation de force à laquelle celle des ennemis ne peut rien opposer. Ce jugement exercé depuis «les cieux» (l. 15B) s’étend jusqu’aux «extrémités de la terre» (l. 16A). La jonction des axes vertical et horizontal qui s’effectue ici, manifeste que rien n’échappe à la justice du créateur dont le pouvoir s’étend d’un bout à l’autre de la création148. Le poème s’achève par un double souhait puisque le discours connaît un glissement modal à la l. 16BC: il passe du yiqtol indicatif au jussif. Et avec cette expression du souhait, c’est une figure royale qui émerge in fine de façon inattendue. Elle est mise en exergue par la position de la paire « מלךroi»/« משיחmessie» à la fin de chaque membre. Le roi qu’Anne appelle de ses vœux n’est pas envisagé hors de la primauté de Yhwh, comme le suggère l’usage du pronom possessif. Le chant ne parle pas tant du roi que de «son» roi, «son» messie. Ce sont deux manifestations de ce lien fondateur qui sont souhaitées: d’une part que le roi tienne de Yhwh sa puissance et d’autre part que son statut particulier soit institué par une onction. C’est donc une consécration royale dont le désir s’exprime à la fin du chant. Sa formulation, «qu’il élève la corne de son messie», forme une inclusion avec le début du poème «ma corne est élevée [רמה ]קרניen Yhwh». Certes, il ne s’agit pas exactement du même mouvement; l’un et l’autre engagent la verticalité mais leur objet est différent. On pourrait plutôt parler de mouvements «homonymes» puisqu’ils sont formulés dans les mêmes termes. Ainsi le poème s’achève-t-il sur un dernier et mystérieux mouvement vertical dans les termes mêmes qui ont introduit le registre spatial au début du chant. Le dernier ensemble du poème, l. 15-16, se présente donc comme un petit scénario de jugement dans le cadre duquel s’exprime le souhait de la consécration d’un roi. De quel ordre est ce propos? S’agit-il d’un discours général sur l’action de Yhwh ou le chant déploie-t-il un scénario de jugement qu’il annonce pour l’avenir? Le déterminer nécessite de préciser la valeur du yiqtol c’est-à-dire le degré d’effectivité des événements en question. Deux possibilités se présentent parmi les multiples usages du yiqtol. Il peut être une forme «used to denote habitual activity with no specific tense value. It forms a fitting parallel with the gnomic perfective»149. Dans 148. ACKERMAN, Who Can Stand before YHWH?, p. 4, qualifie l’action de Yhwh telle qu’elle est célébrée par le poème de «creative reordering». 149. WALTKE – O’CONNOR, Biblical Hebrew Syntax, p. 506 § 31.3e.
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ce cas, la dernière unité du poème est équivalente aux l. 6-8, c’est-àdire à une forme de discours général qui n’est pas circonstancié sur le plan temporel150; dans ce cas la différence entre les qatal et yiqtol du poème n’est pas temporelle mais aspectuelle et correspond à la distinction proposée par Waltke et O’Connor: Whereas the gnomic perfective conceives of a universal state or event as a single event, the habitual non-perfective represents the internal temporal phases of the general situation as occurring over and over again, including the time present to the act of speaking151.
L’ensemble du poème est alors un discours de sagesse dans lequel les éventuelles différences temporelles sont nivelées au profit d’un propos général sur l’action de Yhwh, action qui n’est pas envisagée par le biais d’occurrences déterminées au qatal mais dans ses occurrences au yiqtol. C’est cette interprétation qui conduit à traduire tout le chant au présent152. Si, de fait, certains des yiqtol de la l. 14 et peut-être de la l. 15 peuvent être lus comme des formes itératives153, on peut aussi les considérer comme des futurs. Le poème énonce alors des événements qu’il présente comme devant se produire dans l’avenir. Bien que cette seconde possibilité soit moins représentée chez traducteurs et commentateurs154, elle paraît préférable pour deux raisons. En premier lieu, le commentaire linéaire a montré comment l’apparition des yiqtol dans le poème coïncide avec des lignes dont la succession implique plus ou moins explicitement un enchaînement chronologique. Ainsi le dernier ensemble du poème, et particulièrement les l. 11-12 et 15-16A, présente-t-il une forme de «narrativisation» qui était absente jusqu’à la l. 10. Ces petits développements plus circonstanciés n’ont plus la forme proverbiale des l. 6-10. La manière d’envisager l’action de Dieu dans l’histoire prend davantage en compte la complexité de celle-ci, notamment le caractère conflictuel des relations entre lui et les humains. Cette dernière unité quitte le caractère très général voire atemporel des parties précédentes. Le poids plus important de la concrétude de l’histoire est sensible également au fait que les situations humaines sont 150. C’est la proposition de NOTARIUS, Temporality and Atemporality, pp. 301-302. Selon les critères qu’elle utilise pour établir la temporalité des poèmes, le chant d’Anne se présente comme un discours «atemporel». 151. WALTKE – O’CONNOR, Biblical Hebrew Syntax, p. 506 § 31.3e. 152. C’est le cas par exemple en français des traductions de la BJ, d’Osty, de la Pléiade. En anglais, les commentaires suivants traduisent le yiqtol par le présent, tout en respectant les deux jussifs de la l. 16BC: ALTER, The David Story, pp. 9-11; MCCARTER, I Samuel, pp. 67-68; TSUMURA, The First Book of Samuel, pp. 137-140. 153. Voir NOTARIUS, The Verb in Archaic Biblical Poetry, pp. 260-261. 154. Voir la TOB et parmi les commentaires celui de HERTZBERG, I & II Samuel, pp. 27-28.
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appréhendées par des déterminations non plus anthropologiques mais politiques ou liées à des positionnements par rapport à Yhwh. Mais surtout, et c’est la seconde raison, le glissement final du yiqtol au jussif empêche de lire les verbes au yiqtol comme des présents gnomiques. En effet, les jussifs, par leur forme même, introduisent un désir dans le discours, un désir qui appelle une réalisation. C’est donc un acte à venir de Yhwh qui est souhaité pour finir, et ce souhait oriente in fine le poème vers le futur d’une réalisation historique. Si considérer le yiqtol comme un équivalent du qatal gnomique conduit à niveler le poème, y reconnaître un futur conduit à l’inverse à voir se dessiner un relief constitué par les moments que distingue nettement la répartition des verbes155. Les qatal des l. 1-2 ancrent le poème dans l’expérience d’Anne: c’est du retournement de situation qu’elle a vécu que jaillit son chant, dans le présent de son énonciation. Les l. 6-8, avec leurs qatal gnomiques, relèvent du discours de sagesse. Ils font entendre comment l’expérience particulière d’Anne lui a donné accès à une intelligence plus grande de l’expérience commune. Et la mise en perspective de ces renversements sur l’arrière-fond de la connaissance divine qui mesure (l. 5), laisse entrevoir que cette intelligence nouvelle est une intelligence théologique. Elle fait apparaître que, sous les bouleversements de l’histoire, une justice est à l’œuvre. Ce qui demeure en filigrane dans les l. 6-8 passe au premier plan aux l. 9-10. Le poème atteint alors un moment épiphanique. L’action de Yhwh emplit à elle seule tout le discours; les participes la révèlent dans son actualité et sa permanence au plus radical de l’existence de chaque homme. La suspension des déterminations circonstancielles de l’histoire permet de faire apparaître ce qui s’y joue d’essentiel et qui reste habituellement caché. Ce qui est manifesté de l’action divine se prolonge dans un mouvement de retour vers l’histoire par le tuilage des l. 10-11. Les yiqtol confèrent au chant d’Anne une dimension visionnaire qui annonce la façon dont se traduira la souveraineté divine dans l’épaisseur de l’histoire, et le souhait final vient en appeler la réalisation dans la consécration d’un roi. Enracinement du chant dans l’expérience, propos 155. Voir sur ce point l’exemple similaire du cantique de Jonas, mis en lumière par A. WÉNIN, Le «psaume» du livre de Jonas, dans Cahiers de l’École des Sciences Philosophiques et Religieuses 14 (1993) 153-170, p. 157. Notons qu’une nouvelle fois, la question se pose à propos d’un poème inséré dans un récit et la prise en compte du cadre narratif invite à ne pas réduire la diversité des formes verbales à un présent uniforme. A. Wénin montre que dans le cas de Jon 2,1-11, le système des formes verbales dans le poème est le même que celui de la prose classique. Ceci rejoint l’analyse de NOTARIUS, The Verb in Archaic Biblical Poetry, pp. 262-263 sur 1 S 2,1-10, qui conclut que le système verbal du poème ne présente pas les caractéristiques d’un état archaïque de la langue, à la différence d’autres poèmes en contexte narratif.
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de sagesse, révélation théologique, vision, désir: les étapes que ménagent les différentes formes verbales ne répondent pas à une logique chronologique linéaire qui conduirait d’un passé (qatal) à un futur (yiqtol) en passant par un présent, fût-il celui d’une permanence. Leur succession organise plutôt les registres dans lesquels le chant est successivement modulé: Anne élabore sous divers modes la compréhension de l’action de Yhwh à laquelle sa propre expérience l’a introduite. Cependant, c’est bien sur une projection de ce que le futur sera ou pourra être, que le poème s’achève. Comme l’écrit P. Lefebvre, «Anne est contemporaine du salut qu’elle annonce, même s’il n’est déployé dans toute sa richesse que longtemps après»156. Parmi les diverses expressions de cette action, le mouvement d’élévation tient une place centrale. Le verbe « רוםélever» avec ses quatre occurrences (l. 1B, 10B, 11B, 16C) est le mot clé du poème. Yhwh en est toujours le sujet ou l’agent. Dès la ligne d’ouverture, ce verbe exprime métaphoriquement l’expérience à partir de laquelle Anne chante, de plus il introduit d’emblée l’espace comme registre métaphorique privilégié. La prééminence de ce mouvement est construite d’une double manière: par la position des occurrences de רוםdans le poème d’abord, par ses déclinaisons temporelles ensuite. Trois des occurrences du verbe (l. 1B, 11B, 16C) forment une double inclusion qui met en évidence la figure royale. La première inclusion, à l’échelle de l’ensemble du poème (l. 1B, 16C), est particulièrement marquée puisqu’elle ne consiste pas dans le verbe seul mais dans l’association du verbe avec « קרןcorne». Cette inclusion fait ressortir le point de départ et le point d’arrivée de la prière. Elle met en écho l’une et l’autre élévation, invitant à y lire comme le tracé d’un parcours, d’un lien mystérieux, dans le chant de la femme, entre l’élévation de sa corne par la naissance de Samuel et le souhait que la corne de l’onction soit élevée sur un messie. La seconde inclusion délimite la dernière partie du poème, celle qui, au yiqtol et au jussif, ouvre sur un futur. En effet, רוםest le premier yiqtol et le dernier jussif du texte (l. 11B et 16C). Là encore, un parcours se dessine de l’élévation du pauvre sur un trône de gloire à l’élévation de la corne de l’onction sur le roi. Le caractère central du verbe רוםapparaît également par un jeu sur les formes du verbe puisqu’il est successivement conjugué aux trois formes privilégiées par le poème – le qatal (l. 1B), le participe (l. 10B) et le yiqtol (l. 11B) – ainsi qu’au jussif (l. 16C). De façon paradoxale, ces variations permettent de manifester la permanence de l’action divine. Ce que Yhwh a fait pour Anne, il ne cesse pas de le faire et il le fera encore; l’indicatif 156. LEFEBVRE, Livres de Samuel, p. 106.
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l’assure et le volitif en souligne le caractère désirable. Ce mouvement est ainsi célébré non seulement dans tous ses temps mais aussi selon différents modes: Anne le chante sous le mode du témoignage comme l’œuvre accomplie par Yhwh dans la singularité de son existence (qatal), sous le mode de l’énoncé théologique comme l’exercice permanent de la souveraineté divine (participe), sous le mode de la vision comme son œuvre à venir dans l’histoire commune (yiqtol) et, au terme de cette vision, sous le mode du désir (jussif) pour cette figure particulière qu’est le roi. Ce jeu sur les formes de רוםpermet donc d’articuler l’action de Yhwh dans sa permanence et sa transcendance avec le fait qu’elle ne se laisse appréhender que dans des occurrences circonstanciées. Enfin, le fait que רוםest le mot-clef du poème est un dernier indice de l’importance accordée à l’espace dans le poème: c’est un mouvement qui figure le salut, et ses déclinaisons temporelles manifestent que ce salut, s’il se donne dans le temps, n’est cependant pas soumis à son cours. La spatialité est, on l’a vu, un principe privilégié de l’organisation formelle de la poésie biblique. En 1 S 2,1-10, celle-ci se double d’un traitement thématique de l’espace. Salut, fierté, arrogance, retournements de situation, création, jugement, choix d’un roi: le traitement de tous les thèmes du poème engage l’espace, dans sa dimension verticale notamment. De plus, la temporalité du chant ne répond pas à une logique chronologique même si elle débouche sur une perspective de réalisation historique. L’enchaînement des lignes et des membres ne produit que rarement un effet de succession; il progresse plutôt, on l’a vu, par accumulation de perspectives complémentaires. La distribution des temps verbaux, elle non plus, ne relève pas d’une linéarité chronologique, d’autant moins que les qatal des l. 6-8 et les participes des l. 9-11A ne renvoient pas à un point précis du temps. Là encore, la partie au yiqtol se distingue puisqu’elle projette un futur qui s’inscrit sur la même ligne temporelle que le présent de l’énonciation d’Anne; celle-ci parle de ce qu’elle souhaite voir survenir dans l’avenir de l’histoire à laquelle elle appartient. À l’exception de sa dernière partie, le poème privilégie donc une représentation spatiale de ce qui fait l’objet du chant. Or, celui-ci est une élaboration de l’expérience d’Anne dont le récit avait tellement accentué la dimension temporelle, par une chronologie très construite d’une part, et par l’insistance sur les durées d’autre part. Ainsi, l’événement traité de façon principiellement temporelle dans le récit fait-il l’objet d’une projection spatiale dans le poème. Une certaine homogénéité se dessine donc, dans la première page de Samuel, entre les caractéristiques formelles d’un genre et ses capacités propres de «modélisation» de son référent. De même que la séquentialité chronologico-causale du récit rend celui-ci particulièrement apte à saisir
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l’expérience et son «monde» dans ses processus temporels, de même la spatialité de l’écriture poétique confère au poème une aptitude à les figurer dans l’espace. Ce n’est donc pas par une temporalisation homogène à celle du récit que le poème participe à la temporalité de l’ensemble. En ce sens, lorsque le chant survient dans la narration, il présente une certaine «hétérogénéité» temporelle qui contribue, pourtant, à la temporalité de l’ensemble. Sur la base du commentaire linéaire du poème, je voudrais étudier maintenant ce que produit cette hétérogénéité dans son contexte narratif et mesurer ses effets temporels non seulement dans la première page du récit mais aussi à l’aune de l’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2. 5. La contribution du poème à la temporalité du récit La temporalité du poème présente, on l’a vu, une double et paradoxale caractéristique: d’une part elle se distingue du récit par la suspension d’une progression chronologique, d’autre part, sa finale au futur réintroduit in fine la chronologie. Cette double caractéristique n’est pas sans impact sur la temporalité du récit. Elle y déploie de multiples effets qui confèrent au poème une triple fonction dans le récit: une fonction de matrice, de clé herméneutique et d’élaboration paradigmatique. C’est d’abord en y ouvrant un suspense important que le poème influe sur la temporalité du récit. La section au yiqtol projette un scénario pour le futur et ouvre ainsi la question de sa réalisation dans la suite de la narration157. Et le fait que les derniers mots du poème soient l’expression d’un souhait radicalise cette question au moment même où le récit reprend: le désir d’Anne se réalisera-t-il? La force de ce suspense est d’autant plus grande qu’Anne est apparue dans le récit comme celle qui, par l’expression de son désir, a déjà conduit Yhwh à transformer le cours de son histoire personnelle. Il est significatif à cet égard que les premiers et les derniers mots de la femme soient l’expression d’une prière de demande – adressée à Dieu directement en 1 S 1,11 ou au jussif en 1 S 2,10. Sa foi, qui a rendu possible qu’elle donne naissance à un enfant «demandé pour Yhwh» (1 S 1,28) obtiendra-t-elle que surgisse du peuple celui qui sera pour Yhwh «son roi» et «son messie»? J. Ackerman a montré comment le suspense ainsi ouvert conduit le lecteur à formuler une succession d’hypothèses progressivement invalidées, transformées, ajustées depuis la supposition quasi spontanée que Samuel pourrait être ce roi désiré par sa mère jusqu’à ce que, à partir de 1 S 8, l’institution de la royauté 157. Par bien des traits, ce scénario peut évoquer une scène de jugement eschatologique, le futur renverrait donc alors à la fin des temps. Mais le contexte et la théologie des livres de Samuel ne prêtent pas à une telle interprétation.
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devienne le propos central du récit et que le rôle de Samuel dans ce processus soit précisé158. Pour le lecteur, déjà témoin de la puissance du désir d’Anne, son souhait final sonne comme une sorte de prolepse optative159. Et bien que sa portée soit difficile à percevoir en ce point du récit, cette prolepse prend tout son relief lorsqu’on découvre que Samuel, cet enfant par lequel Anne est relevée de son humiliation, est celui qui élèvera la corne de l’onction sur David (1 S 16), après avoir également oint Saül160. Le poème fonctionne donc d’abord comme un «télescope»161. J.-P. Sonnet a montré que cette capacité à voir de loin appartient en propre, dans la Bible, à la poésie lyrique en contexte narratif. Elle relève de ce qu’il nomme «la puissance de la vision poétique»162. Car, autant le narrateur évite les prolepses, autant celles-ci sont l’apanage des personnages lyriques dans leurs chants163. Ceci met en évidence la capacité du poème à jouer comme un verre grossissant. Il peut «rapprocher la fin des choses» sans pour autant les raconter: «le télescope poétique étant ce qu’il est, il ouvre des perspectives et laisse place à bien des mises au point narratives ‘dans la suite des temps’»164. En ce sens, et à la manière de l’ouverture d’un opéra, le chant d’Anne lance in fine un thème majeur du livre dont il appartiendra au narrateur d’orchestrer progressivement la narration. Si le souhait d’un messie est l’annonce proleptique la plus importante du chant, celui-ci suggère également toutes les péripéties de l’histoire à venir par son évocation universalisante des retournements de situation, et par l’avertissement d’un jugement165. Qu’on s’attende donc à des surprises, qu’on se tienne attentif à ce qu’il en sera du destin du petit, qu’on se garde de celui qui se confiera à sa propre force, qu’on ne se laisse pas 158. Voir ACKERMAN, Who Can Stand before YHWH?, pp. 5-10. 159. Notons qu’à l’échelle du macro-récit, ce souhait vient réveiller des pierres d’attente posées en amont dans les tentatives d’institution d’une royauté en Jg 8 et 9 et dans les affirmations répétées en Jg 17,6; 18,1; 19,1; 21,25 qu’«il n’y avait pas de roi en Israël». 160. Sur ce point voir SONNET, «C’est moi pour le Seigneur», pp. 378-379. Voir aussi, dans une perspective qui emprunte au dialogisme backhtinien, POLZIN, Samuel and the Deuteronomist, pp. 35-36. 161. Je reprends l’expression et les analyses qui suivent à SONNET, «C’est moi pour le Seigneur», p. 380. 162. Ibid. 163. Voir notamment Ex 15,1-18, Dt 32 ou encore les bénédictions de Gn 49 et Dt 33. 164. SONNET, «C’est moi pour le Seigneur», p. 380. 165. Voir sur ce point ibid., p. 379. Sonnet souligne le caractère particulièrement mémorisable du poème qui, s’inscrivant dans l’esprit du lecteur, accompagne et éclaire sa lecture. Voir aussi D.G. FIRTH, Narrative Voice and Chronology in the Books of Samuel, dans OTE 22 (2009) 302-320, pp. 308-310; E.A. KNAUF, Samuel among the Prophets. «Prophetical Redactions» in Samuel, dans C. EDENBURG – J. PAKKALA (éds), Is Samuel among the Deuteronomists? Current Views on the Place of Samuel in a Deuteronomistic History (Ancient Israel and Its Literature, 16), Atlanta, GA, SBL, 2013, 149-169, p. 151.
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prendre aux leurres de la démesure, que l’on guette le messie sur lequel la corne sera élevée. C’est par sa capacité à contenir en germe et à projeter d’avance au seuil du récit les intrigues et péripéties qui vont être racontées que le poème est matriciel166 des livres de Samuel. Ce caractère matriciel se double d’une fonction d’avertissement au lecteur. Le poème lui fournit, d’entrée de jeu, des balises pour sa lecture. Des balises, car c’est davantage sous la forme d’une carte géographique que sous celle d’un agenda que le chant est programmatique du récit qui s’ouvre. En effet, la forme même de l’écriture poétique, son organisation spatiale tendent à faire du poème un moment de «suspension chronologique» à l’intérieur du récit. Cette suspension permet, on l’a vu, le développement d’un propos général voire même universalisant167. Or, si jusqu’à la prolepse finale le temps est comme suspendu dans le poème, l’espace, lui, est constamment sollicité sur deux registres. L’espace créé d’abord: l’acte créateur lui-même (l. 13) est évoqué dans ses trois niveaux, cieux (l. 15), terre (l. 13) et shéol (l. 9). Avec lui, c’est la scène de l’histoire qui se trouve dressée au seuil du récit, cette scène sur laquelle se déploieront les destinées humaines qui seront retracées. Or, c’est précisément pour figurer le parcours de ces destinées que la structure spatiale de l’expérience quotidienne est ensuite réinvestie symboliquement. Elle l’est souvent par la reprise métaphorique, dans le second membre de la ligne poétique, de ce qui a été énoncé dans le premier. Si l’axe horizontal est suggéré l. 13, 14 et 16, l’axe vertical est très largement privilégié. Il l’est principalement comme axe de l’action de Yhwh sur les hommes, qu’elle prenne la forme d’un retournement de situation (l. 9B, 10B, 11-12), d’une manifestation de son jugement (l. 15) ou d’une élection (l. 16C). L’axe vertical se charge aussi, de façon plus marginale, d’une signification éthique avec l’évocation de la démesure des ennemis et de leurs discours hautains (l. 4). L’effacement des durées et des circonstances des trajectoires humaines dans le poème a donc pour corollaire leur figuration spatiale, ou pour le dire autrement, le poème stylise spatialement ce que le récit déploie temporellement. C’est en cela que l’on peut parler d’une projection spatialisante de l’histoire.
166. Je reprends cette image à FOKKELMAN, Narrative Art IV qui écrit p. 111: «The song of Hannah is so profound and is such an intense fusion of meanings that, having become the climax and the culmination to the prelude, it functions as the matrix of the great composition». 167. GILMOUR, Representing the Past, p. 112 écrit à ce propos: «Poetry makes concepts abstract and offers some of the few examples of explicit statements of meaning in the book. Furthermore, by conceptualizing events in an abstract way, poetry has the ability to generalize experiences and make them appear timeless and universal».
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Or, la suspension chronologique et la projection spatiale permettent de faire émerger ce qui demeure habituellement dissimulé dans la succession des événements avec leurs enchevêtrements complexes. Le chant d’Anne célèbre la souveraineté divine qui conduit les destinées humaines. À travers circonstances particulières, péripéties, surprises, lenteurs ou détours, c’est Yhwh qui toujours agit, c’est lui qui abaisse ou élève, fait vivre ou fait mourir. Le poème est donc l’espace de manifestation de ce que J.-P. Sonnet appelle «l’évidence théologique de l’action»168. Le chant met en lumière la maîtrise divine sur l’histoire que le récit saisit dans la complexité des causes secondes par lesquelles elle s’exerce. En cela, le poème révèle dans toute sa force le statut théologique du récit. Il n’est donc pas seulement sa matrice temporelle, mais aussi sa matrice théologique. Anne peut dresser, à partir de son expérience singulière, une topique théologique de l’histoire qui, au seuil du récit, est proposée au lecteur comme clé herméneutique169. Elle lui fournit les repères nécessaires à l’appréhension de l’action de Yhwh dans les événements que rapportera un récit le plus souvent très discret sur ce point170. Enfin, le poème ne fait pas que déployer des effets sur le récit qui viendra. Il agit aussi à rebours sur le récit qui le précède pour transformer le statut de ce qui y est raconté. La capacité d’Anne à faire émerger une topique à partir de son expérience la pose au seuil du récit comme figure emblématique de la foi. Le chant qui jaillit du retournement de situation qu’elle a connu témoigne que son expérience particulière lui a ouvert l’accès à «ce sous-jacent» des événements171. Il est préparé par ses deux confessions de foi dans le récit (1 S 1,20.27) mais il leur donne une tout autre portée. La foi dont elle a témoigné est élevée au rang de principe 168. Voir SONNET, «C’est moi pour le Seigneur», p. 383. 169. La façon dont le poème s’inscrit en contrepoint du récit dépasse donc largement, on le voit, la question de ses points de contact lexicaux ou thématiques ponctuels avec tel ou tel événement. C’est en limiter la portée que mesurer sa pertinence contextuelle à ce seul critère. Notons cependant que l’on peut relever de tels points de contact. Ils viennent appuyer de façon plus explicite le caractère proleptique du poème. Voir les propositions de WATTS, Psalm and Story, pp. 21-23. On peut relever également, sans volonté d’exhaustivité, l’épisode spectaculaire de 1 S 28 où Samuel remonte d’entre les morts (voir l. 9) et l’orage par lequel Yhwh intervient contre les Philistins (1 S 7,10; voir l. 15). 170. Voir à titre d’exemple FIRTH, Narrative Voice and Chronology, pp. 313-314. Il écrit, à propos de l’usage de la racine רעםen 1 S 1,6; 2,10 et 7,10: «Hannah’s song thus reflects Hannah’s experience as well as pointing forward in the book, showing the need for Yahweh’s involvement to resolve fundamental issues». 171. Cette capacité générale du lyrisme est soulignée par J.-M. MAULPOIX, Du lyrisme (En lisant en écrivant), Paris, José Corti, 2000, p. 403: «Lorsqu’il loue et célèbre, le lyrisme s’établit dans sa dimension la plus propre: langue altière ou joyeuse, parole vivante qui unifie, et non plus voix mélancolique de la subjectivité désarmée. Il affirme sa vocation à exalter et à co-naître ce qui demeure d’ordinaire séparé ou dissimulé dans le monde».
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d’intelligence de l’histoire, principe qui va jusqu’à permettre une forme d’anticipation. Le personnage d’Anne en reçoit une très grande autorité, ce qui confère une valeur fondatrice aux événements rapportés par le récit. Cette élaboration relève des ressources propres de la poésie lyrique. Le lyrisme, en effet, est un genre de circonstance: un événement affecte le personnage et suscite son expression. Celle-ci se donne à entendre comme l’expression éminemment singulière d’un «je», de telle sorte que le poème est «une fenêtre grande ouverte sur la psychè» des personnages172. On a vu combien les l. 1-2 ancrent le poème dans l’expérience d’Anne et font vibrer sa joie et sa foi. Cependant, l’énonciation lyrique n’est pas prisonnière des circonstances qui la suscitent; à cet égard, l’absence de marque de première personne ou d’expression d’émotions à partir de la l. 3 ne remet pas en cause le statut lyrique du poème. Au contraire, cet effacement est le signe que le chant d’Anne se tient à la pointe de ce que peut le lyrisme173. Dans un essai consacré à «l’adresse lyrique»174, J. de Sermet montre comment le «je» lyrique présuppose un «nous», même implicite, dans le poème. En 1 S 2,1-10 ce «nous» est celui de la condition humaine dont il est particulièrement question l. 9-11, condition à laquelle Anne appartient. Chantant ce qui marque le destin de tout homme, c’est d’elle avec tous qu’elle parle. Reprenant les travaux de M. Bakhtine sur le chœur antique175, J. de Sermet voit dans ce «nous» la condition de possibilité de «l’objectivation lyrique de soi-même»176. Elle poursuit: Le sujet lyrique se détermine ainsi non dans un rapport autocentrique à luimême mais dans la relation qu’entretient sa propre voix avec celle d’une communauté humaine symbolisée par le chœur177.
Paradoxe de l’énonciation lyrique que d’être à la fois éminemment singulière et possible seulement depuis la conscience de l’appartenance à une humanité partagée. Cette structure paradoxale éclaire le rapport du poème lyrique à l’expérience dont il procède. À ce propos, J. de Sermet écrit: la totalité cosmique de l’extériorité est passée au filtre du souvenir personnel qu’en retour elle transcende et fait résonner dans une intensité hors temps, celle de tout destin inscrit dans la finitude. Le ‘je’ ne se conçoit que comme émissaire ou porte-voix du monde, d’un ‘nous tous’ en lui178. 172. SONNET, «C’est moi pour le Seigneur», p. 376. 173. Pour une étude d’ensemble sur la nature et les possibles du lyrisme biblique voir infra chapitre 4, pp. 358-380. 174. J. DE SERMET, L’adresse lyrique, dans D. RABATÉ (éd.), Figures du sujet lyrique, Paris, PUF, 1996, 81-97. 175. M. BAKHTINE, Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard, 1984, p. 175. 176. DE SERMET, L’adresse lyrique, p. 85. 177. Ibid., p. 86. 178. Ibid., pp. 86-87.
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Transcendance de l’expérience dans une intensité hors temps, émissaire et porte-voix du monde, d’un «nous tous» en lui, ces expressions cernent l’interaction entre le récit de l’expérience d’Anne et le chant qui la célèbre, entre la temporalité de la narration et la spatialité du poème. Il y a là une dialectique qui construit l’événement inaugural des livres de Samuel à la fois comme un événement paradigmatique et comme les arrhes de ce que Yhwh fera pour son peuple. En effet, le «salut» qu’Anne a vécu, et qu’elle énonce au point climactique des lignes d’ouverture du poème, est l’angle de vue, le prisme en quelque sorte, à partir duquel elle ressaisit non seulement sa situation, mais l’ensemble du monde. Elle le redéploie selon l’intelligence nouvelle à laquelle son expérience de relèvement l’a introduite. À partir de celle-ci, elle confesse celui qui l’a rendu possible et elle révèle à lui-même le monde dans lequel cette expérience s’inscrit.
V. CE QUI FAIT
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L’étude linéaire de la page d’ouverture des livres de Samuel a fait apparaître la richesse et la complexité de la construction du temps dans cet ensemble. Celle-ci procède d’abord de la succession de trois unités dont les caractéristiques temporelles sont très différentes. Leur analyse met à jour le fait que l’organisation de la temporalité est toujours liée, voire ordonnée, à la signification des événements qui sont rapportés. L’exposition (1 S 1,1-8), avec sa temporalité cyclique qui tend à se défaire, rend la clôture du système familial dont Anne tente de s’extraire. La construction de la chronologie et du rythme de la séquence dans la partie singulative (1 S 1,9-28) met en valeur la dynamique d’accomplissement qui porte le récit. Enfin le poème (1 S 2,1-10), par la façon dont il ressaisit et figure spatialement ce qui a été déployé temporellement pour projeter in fine une vision de l’avenir, produit des effets proleptiques à longue portée et élabore le caractère paradigmatique de l’histoire d’Anne. Ainsi, la temporalité qui est mise en place dans la page d’ouverture de 1 S est-elle une temporalité toujours «qualifiée». C’est cette qualification qui donne au temps son épaisseur ou sa densité. En cela, les divers procédés qui y contribuent appartiennent en propre à la temporalisation de cette page d’ouverture. Il ressort de l’étude détaillée de l’ensemble du texte que trois éléments jouent un rôle majeur dans la production de cette temporalité qualifiée: le montage chronologique, le discours direct et ce que j’appellerai le «temps vécu», c’est-à-dire la façon dont le temps peut être rendu perceptible à partir de l’expérience qu’en font les personnages. Ce sont ces trois éléments qui
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vont être repris pour conclure. Il s’agira de dégager, par une approche non plus linéaire mais synthétique, la façon dont chacun contribue à la texture du temps de 1 S 1,1–2,11. 1. Structure chronologique du récit et norme temporelle de la scène Le balisage chronologique du récit est ce qui confère au temps et à son écoulement leur perceptibilité la plus immédiate. Il donne son relief propre au temps raconté en fixant sur son cours les événements et leur durée. Il en détermine les scansions et, de ce point de vue, contribue à rythmer le temps racontant. Ce rythme dépend largement, selon M. Sternberg, de celui de la première scène. Celle-ci, en effet, est la première mise en œuvre de ce qu’il appelle «the scenic time-norm». Pour lui, nous l’avons vu179, le traitement temporel des différentes scènes d’un récit, c’est-à-dire le rapport entre la durée du temps raconté et celle du temps racontant, relève d’une proportionnalité assez régulière qui fonctionne comme une norme pour ce récit. Certes, cette norme connaît des variations d’une scène à l’autre, mais ces variations apparaissent insignifiantes au regard de la proportion établie entre temporalité des scènes et temporalité des développements non scéniques. La scène inaugurale du récit est donc celle qui établit la norme en la mettant en œuvre pour la première fois. La page d’ouverture de 1 S met ce rythme en place immédiatement et d’autant plus nettement que la première scène est précédée par le développement non scénique de l’exposition. Ces deux ensembles, on l’a vu, ont une organisation temporelle caractérisée par une chronologie très cadrée. Sur le plan du temps raconté, l’exposition se déroule sur des années, la scène sur un jour. Sur le plan du temps racontant, la scène est plus longue que l’exposition. Le contraste entre ces deux ensembles met donc en valeur le jour comme norme temporelle de la scène, et, plus encore, le jour comme unité qui se détache d’une longue durée; ce jour fait l’objet d’un temps racontant supérieur à celui des années, qui n’ont d’importance que pour dresser un arrière-fond. La mise en place de ce rythme est d’autant plus sensible que les deux mesures du jour et de l’année organisent à elles seules la totalité de la chronologie de 1 S 1, jusque dans les effets d’illusion d’optique qu’elles génèrent à partir du v. 21. La force de ce rythme procède du caractère schématique de la tension année/jour. Il s’agit de deux mesures de base de l’expérience humaine, l’une brève, l’autre longue. Elles sont posées toutes les deux dans l’exposition, v. 3 et 4, et d’emblée dans un rapport complexe. Un rapport de dépendance mutuelle d’abord, 179. Voir supra, pp. 18-19.
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car, comme le fait immédiatement apparaître la première expression du chapitre מימים ימימהv. 3, relayée par זבח הימיםv. 21, l’année est faite de jours; de plus cette année étant une année liturgique, le jour qui fait l’objet de la scène est chargé d’une place particulière. En ce sens, la scène s’inscrit pleinement dans le cadre chronologique posé par l’exposition. Mais si ce jour est traité en mode scénique, alors que les sacrifices des années précédentes ne sont évoqués que sous la forme d’un sommaire, c’est qu’il se détache comme cadre d’un événement inhabituel, un événement qui va transformer le cours des années à venir. C’est pourquoi ce qui s’y passe est d’emblée mis en valeur comme particulièrement significatif. Les événements de la fabula qui font l’objet des scènes sont ceux que le narrateur estime dignes d’une attention privilégiée. Ils sont ipso facto revêtus d’une importance et d’une signification qui les distinguent à l’intérieur de la narration. M. Sternberg remarque que l’événement qui fait l’objet de la première scène est particulièrement important puisqu’il est présenté comme le moment choisi par le narrateur pour être le point de départ de l’action. Il lance la séquence causale en lui impulsant une orientation. Et le récit lui-même fait ressortir, le plus souvent de manière implicite, les raisons et la signification de ce choix déterminant pour la direction de l’ensemble du récit180. Ainsi le caractère fondateur de la première scène joue-t-il à l’articulation de la temporalité de la fabula et de celle du sujet, dans la «temporalisation» par la mise en récit, selon une norme qui s’appliquera à l’ensemble des scènes, du moment choisi dans la fabula pour être le point de départ du récit. C’est la prière d’Anne qui remplit cette fonction au début des livres de Samuel. On a vu comment avec elle s’amorce une dynamique qui rompt avec celle des années précédentes. Ce choix complexifie le rapport de ce jour aux années de l’exposition: s’il fait partie de ces années, il s’en détache pour rompre avec leur cours. L’année devient signe d’immobilité et le jour, signe d’une nouvelle dynamique. Ainsi dans cette page, la forme que prend le temps est révélatrice de ce qui s’y passe. Car avec la prière, démarre une autre logique que celle qui meut les années, et ceci se traduit immédiatement par deux traits de l’organisation chronologique. Le premier trait est un infléchissement de la direction du temps. En effet, le jour de la prière suscite un autre jour, ce lendemain qui introduit directement à l’exaucement de la demande (v. 19). Le caractère déterminant de cette prière connaît donc immédiatement, dans la mise en récit, une inscription temporelle qui relève de la même mesure chronologique que celle de la première scène. Ce premier jour enclenchant un autre jour, l’année qui 180. Voir STERNBERG, Expositional Modes, p. 20.
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commence prend une direction nouvelle. Le second trait est l’effacement du balisage chronologique au profit d’un temps rythmé par la croissance de Samuel. C’est donc aussi une autre qualité de temps que lance le jour de la prière. Il n’annule pas le temps chronologique dont le phasage annuel est à nouveau posé v. 21, mais celui-ci n’est plus le maître. Il devient le support sur lequel autre chose peut se jouer, une croissance dans ce cas. La suite de l’étude devra montrer si la mesure du jour, et du jour qui se détache sur fond de longues durées seulement esquissées, est la norme scénique dans les livres de Samuel. Notons déjà qu’au seuil d’une fresque historique qui couvrira plus d’un siècle, la première page articule finement la longue durée et la mise en valeur d’un événement décisif. Sa finesse consiste à ne pas seulement opposer un registre à l’autre, mais à les lier dialectiquement. Le jour se détache de la durée jusqu’à l’opposition, pour s’y réinscrire et en transformer le cours; la longue durée des années qui passent met en relief le caractère décisif du jour qui tranche. C’est ce que fait magistralement apparaître l’épilogue à l’histoire d’Anne et d’Elqana (1 S 2,19-21). Le récit d’ouverture s’est clos avec le chant d’Anne lorsque la prière a été accomplie dans ses deux versants. Un nouvel ensemble commence avec la description de l’inconduite des fils d’Éli. Mais l’on retrouve Elqana et Anne à Silo dans une nouvelle évocation itérative du pèlerinage annuel v. 19: «Et sa mère faisait pour lui un petit manteau, et elle le montait pour lui d’année en année []מימים ימימה, lorsqu’elle montait [ ]בעלותהavec son mari pour sacrifier le sacrifice annuel [את־זבח »]הימים. L’indication chronologique מימים ימימה2,19, est identique à celle de l’exposition (1 S 1,3) et elle est renforcée par l’expression זבח ( הימים2,19) qui relançait l’année en 1 S 1,21. Les années sont donc à nouveau présentées de façon cyclique et associées aux gestes rituels de la montée, du sacrifice puis du retour (v. 20). Pourtant, un déplacement s’est opéré: le pèlerinage annuel – mentionné dans une proposition subordonnée de temps – devient l’occasion d’un autre geste: l’expression מימים ימימהs’applique au don qu’Anne fait à son fils, chaque année, du petit manteau qu’elle lui a confectionné. C’est ce manteau qui devient l’objet de l’itérativité et qui est mis en valeur, en proposition principale. S’il faut refaire un manteau chaque année, c’est peut-être qu’il s’use mais c’est surtout parce que l’enfant grandit. Ainsi, le petit manteau est-il la figuration narrative du temps nouveau que la prière d’Anne a lancé. Les années ne tournent plus de façon close, elles sont désormais révélatrices d’un devenir dont elles portent le cours. Elles témoignent de l’impact de la prière et du caractère décisif, pour la suite des années, du jour où elle fut prononcée. Une fois encore, le montage chronologique du texte est déterminé par ce qui est en jeu dans le temps. Si le balisage chronologique donne au temps
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sa perceptibilité la plus immédiate, la plus objective aussi, par le caractère fixe et partagé des repères qu’il établit, s’il articule le «relief» temporel du récit, il n’est cependant pas ce qui organise le temps, encore moins ce qui le suscite. Il est au service d’un autre principe temporel dont il est le support et le révélateur. 2. Discours direct et séquence narrative Le mouvement qui porte la séquence narrative de 1 S 1,1–2,11, est, on l’a vu, une dynamique d’accomplissement. Le commentaire a fait apparaître comment la structure chronologique du chapitre ainsi que l’ensemble des éléments temporels sont, d’une manière ou d’une autre, au service de la construction de cette dynamique. Mais c’est au discours direct, qui, au premier abord, ne relève pas immédiatement de la temporalité, que revient le rôle majeur. Deux points sont particulièrement significatifs à cet égard: le premier est la place que tient le discours direct dans l’agencement de la séquence narrative de 1 S 1, et le second relève de la conjugaison de deux modalités du discours direct – l’une narrative, l’autre poétique – qui ont un rapport très différent au temps. Avec six interventions, Anne est le personnage qui parle le plus181. Or, ce sont ses interventions qui sont le moteur du récit en 1 S 1. Elles assument une triple fonction temporelle: elles lancent et orientent la séquence narrative, scandent les étapes de son déploiement et font apparaître la «qualité» du temps. La première fonction relève, on l’a vu, de la prière initiale du v. 11. Avec ses yiqtol et ses weqatalti, avec la façon dont elle articule et projette un avenir, elle lance et met en perspective l’ensemble du récit. Tout le chapitre, en effet, est ordonné à son progressif accomplissement. Cette prière est aussi le principe organisateur du séquençage du récit: ses deux temps, une demande et une promesse, en déterminent la périodisation. C’est donc elle qui gouverne le montage temporel du chapitre. Notons qu’au début du second ensemble, l’intervention d’Anne (v. 22) relaie la prière en déployant le scénario d’offrande de l’enfant dont les étapes organisent la seconde partie du récit. Elle précise ainsi, au niveau d’un sous-ensemble, les modalités – notamment temporelles – de ce que la prière annonçait de façon générale par le «et je le donnerai à Yhwh» v. 11. C’est encore au discours direct d’Anne qu’est confié de marquer le terme de chaque ensemble, en signifiant l’achèvement des deux périodes que la prière avait lancées. Les versets 20 et 26-28, avec leur qatal, et leur wayyiqtol marquent la clôture de chacune des périodes, et 181. Elqana et Eli prennent la parole chacun deux fois.
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v. 26-28, de l’ensemble du processus. En matière de discours direct, notons également la place importante accordée aux paroles d’Éli (v. 17). Son souhait relaie la demande d’Anne, et c’est en empruntant les mots du prêtre qu’elle proclame l’exaucement de sa prière et l’accomplissement de sa promesse. L’ensemble de ces interventions se situe aux bornes des différents ensembles. Elles font système pour assurer la cohérence du chapitre. La fonction structurante du discours direct éclate dans le fait que les v. 26-28 sont composés presque exclusivement d’emprunts aux interventions précédentes. Reprenant les paroles déterminantes, ce dernier discours assure, à la fin du processus, la solidité de l’ensemble. La séquence narrative qui va d’une intervention à l’autre est comme tendue entre elles et par elles. Elles sont ce qui, orientant le récit, met en perspective le monde dont il parle et se présentent comme le principe discriminant de ce qui va en être rapporté ou non. Si ces interventions impriment son mouvement au récit et en rythment les grands moments, si elles en construisent le caractère d’accomplissement, elles ne suffisent cependant pas à rendre sensible «l’épaisseur» de ce temps d’accomplissement. Cette fonction est dévolue aux développements narratifs qui conduisent de l’une à l’autre. Leurs effets temporels rendent perceptible la «qualité» du temps dans lequel la prière s’accomplit. Ainsi, dans la partie consacrée à l’accomplissement de la demande, 1 S 1,12-20, le traitement du temps produit savamment, par la conjugaison de multiples éléments, deux phénomènes inverses: une amplification des durées lorsqu’il s’agit de la prière d’Anne et un effacement des durées lorsqu’il s’agit de l’intervention divine. Ces effets temporels mettent en valeur l’intensité de la souffrance et du désir de la femme, la persévérance de sa foi et la promptitude de Yhwh à l’exaucer. Le traitement du temps dans la partie consacrée à l’accomplissement de la promesse accorde une grande importance au sevrage comme délai nécessaire. Il met en évidence d’une part le rythme de l’enfant et de sa relation à sa mère comme seul temps qui importe désormais, et d’autre part la responsabilité d’Anne dans la préparation de sa promesse. En 1 S 1, le discours du narrateur confère donc une densité d’expérience à ce qu’exprime le discours direct. En ce sens, il produit ce que l’on peut appeler un «temps vécu». Cette interaction entre discours direct et discours du narrateur invite à poursuivre l’enquête dans la suite des livres de Samuel. Il s’agira de sonder le discours direct dans son rapport à la séquence narrative, pour mesurer lequel détermine l’autre, selon quelles modalités et pour quels effets. Les deux interventions d’Anne qui ont le plus de poids sur la temporalité du récit sont la première et la dernière, la prière de 1 S 1,11 et celle de 1 S 2,1-10. La première relève du discours «usuel» de la narration, la
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seconde est un poème. Elles ont en commun de projeter le récit qui va suivre en ouvrant, par le désir qu’elles expriment, un nouveau cours à l’histoire, à celle d’Anne d’abord, mais aussi à celle de tout le peuple. Elles le font cependant de façon très différente. Dans sa première intervention, Anne projette son avenir de façon linéaire, selon une séquence chronologique et causale: que Yhwh considère → qu’il se souvienne → qu’il donne → et Anne donnera. Sa mise en œuvre suit immédiatement dans un récit, qui, on l’a vu, lui est ordonné. La prière suscite donc une séquence narrative dont elle est le premier et indispensable moment. Sa portée est locale, elle cesse de déterminer la séquence lorsqu’elle est parvenue à son plein accomplissement, au terme de l’épisode. À l’inverse, la portée du poème s’étend potentiellement jusqu’à la fin du récit puisqu’il annonce, de façon stylisée, les événements qui viendront. Les l. 6-10, construites de manière à suspendre la temporalité, annoncent, dans leur généralité, toutes les péripéties possibles. Les dernières lignes, quant à elles, réintroduisent une forme de temporalité sous le mode sinon de l’annonce du moins du souhait. Elles se rapportent plus explicitement à des événements précis et notamment à l’émergence de la royauté. Mais ni les lignes les plus universelles, ni les lignes plus «visionnaires» n’entretiennent de rapport de causalité direct avec ces événements qui auront leurs propres causes en leur temps. Aucun indice explicite à la surface du texte ne permet, par exemple, de dire que c’est le souhait final d’Anne qui a provoqué l’institution de la royauté. Le poème se situe plutôt en contrepoint de la narration, dans une sorte de commentaire anticipé qui ne participe pas lui-même à l’avènement de ce qu’il annonce. Ces deux prières se distinguent donc par leur degré d’autorité respective qui confère à chacune une portée temporelle très différente. Mais elles se conjuguent pour donner sa texture au temps: l’une fait advenir «l’histoire» de l’intérieur et modèle la forme du temps dans le récit, l’autre en éclaire la portée en surplomb. L’association dans la page d’ouverture d’interventions au discours direct, si différentes sur le plan formel, invite à poursuivre l’enquête dans une double direction. La première est la capacité projective confiée au discours direct: se confirme-t-elle dans la suite du récit? La seconde est relative au lien que l’on voit s’esquisser en 1 S 1,1–2,11 entre une forme d’écriture du temps – c’est-à-dire ici un genre littéraire –, son degré d’autorité et son impact sur la séquence narrative. La suite de l’enquête devra vérifier si le rôle temporel majeur dévolu au discours direct du personnage principal en 1 S 1 est un trait poétique caractéristique des livres de Samuel. Il convient de noter, pour terminer, qu’il n’est pas anodin que le premier épisode de 1 S mette le récit qui s’ouvre sous le signe d’une prière accomplie. D’emblée, le personnage est
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mis en valeur comme celui qui, par son désir et sa prière, peut susciter l’intervention de Yhwh; par sa foi, il peut la reconnaître et la confesser et, instruit par sa propre expérience, il fait preuve d’une intelligence théologique nouvelle de l’histoire. Car c’est précisément tout cela qui est confié au discours direct. Derrière ces choix s’esquisse sans doute une conception de l’histoire qui ne considère pas les hommes captifs d’un destin mais qui leur donne une véritable prise sur leur situation, sur le cours des événements, d’où l’importance de les entendre exprimer désirs, décisions et confessions de foi «en direct». La première page impose-t-elle ici une norme? Il faudra le vérifier. En tout cas, au seuil du récit, elle désigne la foi comme une prise sur le monde, une capacité à le transformer. 1 S 1,1– 2,11 apparaît comme l’histoire d’une collaboration pleinement réussie entre Yhwh et Anne. Au seuil des livres de Samuel, elle constitue un exemplum qui place très haut, pour les personnages à venir, les exigences d’une action pertinente dans le monde. 3. Le temps vécu des personnages Le lien entre le discours d’Anne et les séquences narratives qu’il suscite a fait apparaître que celles-ci portaient des traces de ce que j’ai appelé un «temps vécu». Cette expression désigne le temps rendu sensible dans le récit à partir des expériences qu’en font les personnages. L’exemple le plus flagrant est la prière d’Anne dans la première scène. Le récit rend sensible sa longueur non pas en donnant une indication mesurée de sa durée mais à partir de la façon dont la femme éprouve cette durée, dont elle l’investit, dont celle-ci l’affecte. Ce temps vécu s’appréhende, on l’a vu, à travers une constellation d’indices divers qui se conjuguent autour de l’acte de la prière: adverbes ( עדv. 14 et 16, et עודv. 18), verbes ayant dans ce contexte un sens duratif ( רבהv. 10), temps verbaux (participes des v. 12-13), construction de la séquence des propositions (diffraction et accumulation des v. 12-13). Parmi ces divers indices, les adverbes, compléments circonstanciels et propositions de temps, tiennent un rôle de premier plan. Or, l’étude de la façon dont ils se rapportent aux personnages fait apparaître un phénomène intéressant: à chaque personnage est associé un registre temporel spécifique. De plus, les personnages d’Elqana et d’Anne, auxquels je me limite ici, ont une manière opposée de se tenir dans le temps. Le relevé des indications de temps qui se rapportent au personnage d’Elqana se superpose exactement au relevé du schéma 1 (p. 34). Toutes les indications chronologiques du chapitre apparaissent dans des propositions dont
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Elqana est sujet (v. 3, 4, 7, 19 [au pluriel associant Anne à Elqana], 21)182. Et toutes, on l’a vu, sont accompagnées des verbes liés au rite liturgique. De plus, aucun complément de temps non chronologique ne se rapporte à Elqana. Il est donc présenté comme un personnage dont la vie est régie par les retours du calendrier liturgique. Il se tient sous un temps mesuré, prescrit, qui organise ses actes de l’extérieur et dans une répétition cyclique. En revanche, toutes les indications de temps non chronologiques se rapportent au personnage d’Anne et ce sont toutes, à l’exception de la première, des expressions de durée. La première «après que l’on eut mangé à Silo et après que l’on eut bu» a un statut intermédiaire. Elle n’est pas chronologique, mais elle marque la fin du repas rituel. Ce n’est pas une durée investie par Anne, mais le moment qu’elle choisit pour commencer à prier. Tous les autres compléments et propositions de temps se rapportent à des durées dans lesquelles elle est engagée. Une se rapporte à sa grossesse, v. 20. Son traitement narratif la présente comme la durée la moins investie subjectivement et la seule qui ne soit pas marquée par une intervention d’Anne au discours direct. On l’a vu, tout est fait pour l’estomper comme durée. Toutes les autres concernent trois expériences: celle de la prière d’abord (v. 12, 14, 16), celle du sevrage de Samuel ensuite (v. 22, 23, 24) et enfin, celle du don de son enfant qu’elle engage pour toute sa vie (v. 11, 22, 28). On remarque la fréquence de la préposition עד avec ses six occurrences et son emploi dans des compléments qui déterminent chacune de ces expériences. Ainsi, Anne apparaît-elle comme une femme experte en longues durées, et plus encore comme une femme engagée dans des durées qu’elle a décidées. Toutes relèvent de sa volonté, qu’elles la mettent dans une situation d’attente, comme la prière, ou de décision comme le sevrage de son enfant. Le temps qui organise sa vie procède du personnage, il lui est interne et n’a d’autre norme que son désir, sa responsabilité et sa fidélité. Les oppositions sont donc franches entre les deux personnages. Elles ont l’intérêt de mettre en évidence trois aspects de la construction du rapport entre le temps et le personnage. Le premier concerne leur mode d’articulation: le temps peut être soit extérieur au personnage, soit intérieur à lui. Il y a sans doute, entre ces deux pôles, des degrés divers. Le 182. Notons que dans l’épilogue (1 S 2,19), l’indication calendaire « מימים ימימהd’année en année» fait exception. Comme les précédentes, elle se rapporte au pèlerinage pour le sacrifice annuel (voir p. 34) mais c’est la seule qui porte sur un verbe dont Anne est sujet: «sa mère faisait pour lui un petit manteau et elle le lui montait d’année en année [מימים ]ימימה, lorsqu’elle montait avec son mari pour le sacrifice annuel [»]זבח הימים.
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second trait en découle. Il concerne le mode «d’affectation» du personnage. Les scansions qui rythment de l’extérieur la vie d’Elqana sont chronologiques. Il s’agit d’un temps «froid», rigide, dont on ne voit jamais le personnage faire l’expérience comme temps vécu. Dans le cas d’Anne, il s’agit d’un temps toujours affecté, investi par le personnage dès lors qu’il s’est distancié du cycle familial. Enfin, l’un et l’autre personnage sont associés à un registre temporel privilégié, et même ici, exclusif: le registre d’Elqana est le temps cyclique de l’année, celui d’Anne est la durée. Ces différents traits dessinent les contours de ce que l’on pourrait appeler une idiosyncrasie temporelle des personnages, une manière propre d’habiter le temps. Non seulement elle caractérise le personnage, mais elle génère aussi la temporalité du récit lorsque le personnage y est mis en scène car dans le récit, les scansions qui organisent ses actes sont également celles qui balisent le texte. C’est ainsi par exemple que plus le personnage d’Anne est autonome, plus les indications chronologiques s’effacent jusqu’à disparaître après le v. 21. Il serait intéressant de vérifier si ce phénomène d’idiosyncrasie peut être constaté pour d’autres personnages, en particulier pour les personnages qui ont des trajectoires narratives plus longues, et s’interroger sur ce que signifieraient ces manières propres d’habiter le temps. L’étude de la temporalité de la page d’ouverture fait donc ressortir trois éléments majeurs: le cadre chronologique, la fonction du discours direct et les idiosyncrasies temporelles des personnages. Ces éléments ne font pas que représenter le temps. Lui donnant consistance et perceptibilité dans le récit, ils le qualifient. Or, ces trois éléments mis en place dans la page d’ouverture se présentent comme des composantes majeures de la poétique du temps en 1 S 1 – 1 R 2. Il importe donc d’élargir l’enquête à l’ensemble de ces livres. Les deux premières composantes – le temps chronologique et le discours direct – feront l’objet d’un examen systématique. Ce qui relève du temps vécu ou des idiosyncrasies temporelles des personnages ne sera pas étudié de façon distincte mais apparaîtra de façon transversale à l’examen des autres phénomènes.
CHAPITRE 2
JOUR, MOIS, ANNÉE LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE ET SES USAGES
I. LE VOCABULAIRE CALENDAIRE DANS
LE DISCOURS
Les indications du temps calendaire, c’est-à-dire celles qui relèvent d’une unité fixe et déterminée par le calendrier, méritent un examen particulier en 1 S 1 – 1 R 2. Il s’agit non seulement d’analyser la fréquence du vocabulaire du jour, du mois et de l’année1, mais surtout la façon dont ce vocabulaire est mis en œuvre dans le récit et dont il contribue à sa temporalité. Deux raisons motivent le choix de n’étudier que ce type d’expressions temporelles parmi toutes celles du récit. La première est propre à 1 S 1 – 1 R 2. Les indications calendaires y sont, on le verra, particulièrement nombreuses, notamment le terme « יוםjour» dont la fréquence est sans équivalent dans la BH. On l’a vu, l’importance du terme est perceptible dès l’ouverture du récit où il est utilisé à plusieurs reprises au singulier et au pluriel. La tension entre l’année et le jour, qui organise en surface la temporalité du récit de 1 S 1, met-elle en place ce qui serait, sinon une norme temporelle, du moins un rythme que les indications de temps calendaires marqueraient? Il convient donc d’élargir l’enquête au-delà de la première page pour préciser la fréquence de ces indications et leurs usages dans la narration, et voir si ceux-ci sont significatifs de la poétique du temps de 1 S 1 – 1 R 2. La seconde raison tient à la spécificité sémantique de ces termes. Notons au préalable leur caractère second, voire accessoire, dans ce qui constitue le temps du récit2. Comme l’a montré E. Benveniste, la cohérence temporelle 1. Ces trois unités, parce qu’elles sont adossées aux récurrences cosmiques, sont les unités de base de tout calendrier. Les autres mesures leur sont relatives et elles sont secondaires. Voir E. BENVENISTE, Le langage et l’expérience humaine, dans Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard, 1974, 67-78, p. 71. 2. Il n’y a pas, à ma connaissance, de travaux sur le temps du récit qui traitent pour elles-mêmes des expressions calendaires. D. COHEN – S.R. SCHWER, Proximal Deictic Temporal Reference with Calendar Units, http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00489077v2 (consulté le 3 septembre 2020), remarquent le peu d’intérêt que ces expressions ont suscité dans le champ linguistique (voir pp. 2-3). Les travaux de BENVENISTE, Le langage et l’expérience humaine, pp. 69-78 sur la position médiane du temps calendaire entre le temps physique et le temps linguistique et ceux de RICŒUR, Temps et récit, t. 3, pp. 189-198 sur
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LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
du discours ne relève pas du temps calendaire3. On peut ainsi concevoir un récit qui ne contiendrait aucune référence calendaire sans que sa cohérence temporelle ni son intelligibilité en soient affectées. Alors que le temps calendaire repose sur des intervalles stables qui permettent de mesurer la distance avec un moment fixe, établi comme point zéro, la temporalité du discours s’organise selon un rapport d’antériorité ou de postériorité par rapport au moment de l’énonciation – quelles que soient la forme et les modalités de celle-ci –, moment relatif et éventuellement mobile4. C’est donc la séquentialité qui organise la temporalité du discours et a fortiori celle du récit. Celle-ci, en effet, procède de la succession des événements dans un ordre à la fois chronologique et causal. Comme l’écrit M. Sternberg: c’est en produisant un sens chronologique qu’un récit est producteur de sens en tant que récit. Car si les événements qui le composent ne s’organisent pas sur une ligne du temps (aussi problématique que soit leur séquence et aussi attractive que soit une forme différente d’arrangement), la narrativité ellemême disparaît. Le passage de ‘ce qui vient avant’ à ‘ce qui vient après’ n’est pas seulement l’ordre de la nature, il est aussi l’ordre de la causalité, et donc de la cohérence propre à l’intrigue5.
Ce rapport de consécution/causalité est fermement construit en hébreu par la succession des wayyiqtol. Celle-ci corrèle la progression du temps racontant et celle du temps raconté, chaque nouvelle proposition introduisant dans le récit un nouveau développement de l’action, postérieur au précédent. Cette progression conjointe est le fondement de la temporalité narrative, celle-ci procède de la dynamique interne du récit et non de la succession d’unités calendaires6. le rapport entre le temps cosmologique et l’expérience subjective du temps n’ont pas eu de prolongement dans le champ des études littéraires. On notera cependant l’article de M. VUILLAUME, Le repérage temporel dans les textes narratifs, dans Langages 112 (1993) 92-104. 3. Pour une étude de la différence irréductible entre temps calendaire et temps linguistique, voir BENVENISTE, Le langage et l’expérience humaine, pp. 70-78. Voir aussi les nuances apportées par C. CALAME, Pour une anthropologie des pratiques historiographiques, dans L’homme 173 (2005) 11-45, pp. 19-21 et notamment sa remarque qu’il n’y a pas de construction sociale du temps calendaire qui ne s’effectue dans le discours. 4. Sur le décrochage des expressions calendaires du discours écrit avec le temps calendaire absolu, voir BENVENISTE, Le langage et l’expérience humaine, p. 77. Pour le rapport que les récits de fiction entretiennent avec le temps calendaire, voir VUILLAUME, Le repérage temporel, pp. 92-96. 5. M. STERNBERG, La grande chronologie. Temps et espace dans le récit biblique de l’histoire (LR, 32), Bruxelles, Lessius, 2008, p. 6. 6. BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible, pp. 145-146 écrit à ce propos: «Time is not denoted in biblical narratives solely by explicit temporal expressions, however, nor even primarily by them. (…) The full fabric of time is woven primarily through the events
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La corrélation du temps racontant et du temps raconté n’implique pas que leurs durées soient coextensives. Le temps du monde raconté, que le lecteur suppose régulier et continu comme celui de son monde, connaît dans son expression narrative des déformations liées à des phénomènes dont G. Genette a montré qu’ils relevaient de trois types: l’ordre, la vitesse et la fréquence7. Prolepses et analepses, alternance de scènes et de sommaires, aménagement de blancs dans la narration, recours à des formes itératives ou singulatives, sont autant de procédés à disposition du narrateur pour jouer, par le temps racontant, sur le temps raconté8. Ce sont ces jeux qui donnent une forme particulière et donc une perceptibilité au temps raconté. Pour le dire avec M. Bakhtine, les choix temporels propres à un récit constituent la «forme du temps»9 de ce récit, les moyens par lesquels «le temps se condense, devient compact, visible»10. Ainsi, chaque récit construit-il la durée qu’il couvre en «un tout intelligible et concret»11 singulier, et en cela, organisateur, avec l’espace, de la proposition de monde que le récit déploie. Cette proposition et sa forme concrète résultent d’abord des phénomènes de montage du récit, mais les expressions calendaires participent de manière significative à la «visibilité» de la «forme du temps» particulière qui est la sienne. Et ceci est d’autant plus vrai lorsque le récit se présente comme un récit historiographique. Les indications calendaires sont alors l’outil naturel qui permet de situer ce qui est rapporté dans le temps commun. De plus, le fait qu’elles soient des mesures précises et socialement partagées leur confère une fonction mimétique puissante et efficace. En effet, à la différence des jeux temporels internes à la séquence et à son montage, qui déploient d’autant mieux leurs effets qu’ils se font presented in the narrative rather than by direct indications of time. Because they occur within time, the events determine its nature and fill it with content to a considerable extent. Through the developments, the course of time becomes tangible and its movement is expressed in a concrete way. The narrative does not present bare time in a direct way but rather indirectly, through what is contained in it». 7. GENETTE, Discours du récit, pp. 77-182. Pour une application de ces catégories à Samuel, voir FIRTH, Narrative Voice and Chronology et ID., Chronology in the Books of Samuel. A Narrative Approach, dans W. DIETRICH (éd.), The Books of Samuel. Stories – History – Reception History (BETL, 284), Leuven – Paris – Bristol, CT, Peeters, 2016, 335-344. 8. Pour ce qui relève plus spécifiquement de la poétique biblique du temps, voir STERNBERG, Poetics of Biblical Narrative, pp. 264-320; ID., La grande chronologie; BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible, pp. 141-196; SONNET, L’analyse narrative, pp. 62-72. 9. M. BAKHTINE, Formes du temps et du chronotope dans le roman (essais de poétique historique), dans Esthétique et théorie du roman (Tel, 120), Paris, Gallimard, 2006, 235398, p. 237. 10. Ibid. 11. Ibid.
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LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
oublier, ces expressions sont des signaux immédiatement perceptibles. Elles fournissent au lecteur des points de repère explicites12. De plus, elles relèvent de ces indications de surface qui «articulent la correspondance entre progression textuelle et progression temporelle»13. Et elles le font avec la particularité qui les distingue de toutes les autres expressions de temps: elles déterminent une mesure. E. Benveniste définit le temps calendaire comme «un répertoire d’unités de mesure servant à dénombrer les intervalles constants entre les récurrences de phénomènes cosmiques»14. Ainsi, les événements qui se déroulent dans le temps, se trouvent-ils «logés dans une division qui permet de mesurer leur distance à l’axe»15, c’està-dire au moment de référence. Inscrire les événements dans une durée mesurée et fixer un intervalle entre un moment et un autre, tels sont les deux apports des expressions calendaires à la temporalité du récit. C’est en cela qu’elles contribuent à en «rendre visible» la forme, pour reprendre l’expression de Bakhtine. En effet, elles précisent les contours temporels de certains événements, contours d’autant plus perceptibles que ces unités calendaires, quelle que soit la façon dont elles vont être traitées dans le récit, ont pour référence une mesure précise et stable qui organise l’expérience du temps du lecteur. Ainsi, lorsqu’après le viol de Tamar, le narrateur introduit le récit du meurtre d’Amnon par «et il arriva, deux ans après…» (2 S 13,23), il donne une perceptibilité beaucoup plus grande à l’intervalle – et à la colère d’Absalom – que lorsque, après avoir rapporté la prière de David (2 S 7), il commence le récit de ses victoires sur les Philistins par «et il arriva, après cela…» (2 S 8,1). Mais l’impact des indications de temps sur le récit ne dépend pas que de leur nature, il est également lié à leur position dans le discours. Dans une étude sur la syntaxe des expressions de temps16, C.H. van der Merwe montre que ces expressions ont une fonction différente et font l’objet d’une mise en valeur graduée suivant la place qu’elles occupent dans la proposition. 12. Sur la fonction et la nécessité de telles expressions, voir l’article de A. DRY, The Movement of Narrative Time, dans JLS 12 (1983), no 2, 19-53, qui, s’il ne traite pas directement des marqueurs chronologiques, montre comment un certain nombre d’expressions accentuent la perceptibilité du mouvement du temps. 13. STERNBERG, La grande chronologie, p. 14. 14. BENVENISTE, Le langage et l’expérience humaine, p. 71. 15. Ibid. 16. C.H.J. VAN DER MERWE, «Reference Time» in Some Biblical Temporal Constructions, dans Bib 78 (1997) 503-524. Notons que 1 S est le corpus choisi pour mettre en œuvre la typologie proposée. Celle-ci s’applique non seulement les expressions temporelles de type calendaire, mais aussi à l’ensemble des indications de temps de 1 S, y compris les adverbes et les nombreuses propositions de temps. C’est cette différence et le fait que mon étude porte aussi sur 2 S qui expliquent les différences numériques entre les résultats de cette étude et les miens.
LE VOCABULAIRE CALENDAIRE DANS LE DISCOURS
113
Van der Merwe les répartit en quatre types, correspondant aux quatre positions possibles. Cette typologie révèle une nette distinction, quant à la fonction des indications de temps, entre celle de «type I» et celles qui relèvent des trois autres types. En effet, les indications de «type I» sont toujours situées en tête de phrase, fréquemment précédées de ויהי, et toujours suivies d’un ו, le plus souvent d’un wayyiqtol, par exemple: ויהי היום ויאמר יונתן בן־שאול אל־הנער1 S 14,1 Vint le jour où Jonathan fils de Saül dit au serviteur
Leur fonction est de marquer ce que, à la suite de H. Reichenbach, van der Merwe appelle le «temps de référence»17, c’est-à-dire le point temporel à partir duquel les événements sont appréhendés et la séquence ordonnée – l’axe, dans le vocabulaire de E. Benveniste. Il peut s’agir d’une indication de temps (par exemple 1 S 14,1; 20,35; 2 S 13,1) ou de la mention d’un événement (par exemple 1 S 4,5; 24,2). Ces marques du temps de référence sont les points d’ancrage de l’articulation entre «progression textuelle et progression temporelle». La première indication de ce type fixe l’événement choisi comme point de départ temporel du récit – 1 S 1,4 dans notre cas – et les suivantes viennent régulièrement réactualiser le temps de référence au fil de la progression du récit. Elles forment ce que van der Merwe appelle «the current reference time»18. Ces expressions sont souvent situées au début de la scène dont elles posent ainsi d’emblée le cadre temporel. Elles tiennent leur fonction spécifique de leurs particularités syntaxiques puisqu’elles sont insérées dans la chaîne séquentielle du récit par les deux – וet souvent les deux wayyiqtol – qui les encadrent. Pour le seul 1 S, van der Merwe relève quarante expressions temporelles de ce type. Elles construisent la chronologie du récit et en garantissent la cohérence par l’explicitation des rapports temporels entre les événements. Il s’agit de rapports soit de succession (par ex. 1 S 24,2; 2 S 15,1) soit de simultanéité (par ex. 1 S 13,10; 2 S 6,16)19. Les expressions des trois autres types (type II, type III, type IV) ont pour fonction commune de modifier le «profil temporel» de l’événement auquel elles se rapportent. Elles portent non pas sur l’ensemble de la séquence qui s’ouvre mais directement sur le verbe dont elles sont le complément; elles en modifient le «profil» en précisant le moment où l’action a lieu, 17. Pour une présentation des notions de event time, speech time et reference time reprises à Reichenbach, voir VAN DER MERWE, «Reference Time», p. 523; C.H.J. VAN DER MERWE – J.A. NAUDÉ – J.H. KROEZE, A Biblical Hebrew Reference Grammar (Biblical Languages: Hebrew, 3), Sheffield, Sheffield Academic Press, 2006, p. 339 (4). 18. VAN DER MERWE, «Reference Time», pp. 505-508. 19. Voir STERNBERG, La grande chronologie, pp. 13-14.
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LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
sa durée, sa fréquence20. Leur position dans la proposition, qui détermine le type dont elles relèvent, n’implique pas une différence de fonction mais seulement une différence d’accentuation, l’indication de temps se trouvant ainsi plus ou moins mise en valeur21. La classification de van der Merwe va par ordre décroissant d’accentuation. C’est lorsqu’elle se situe immédiatement avant le verbe (type II)22 que l’indication de temps fait l’objet de l’accentuation maximale. Moins accentuée est la position en fin de proposition (type III)23 alors que la position entre le verbe et la fin de la proposition (type IV)24 apparaît comme la plus insignifiante. L’étude de van der Merwe, qui reste dans une perspective syntaxique, attire l’attention sur l’importance de la place de l’indication de temps dans le discours. Lorsque plusieurs positions sont possibles, celle qui est choisie relève au moins d’une stylistique sinon d’une rhétorique. À côté des caractéristiques syntaxiques de ces différents usages, il convient donc d’examiner également les nuances que cette gradation déploie dans la narration. Ainsi, l’attention portée à la position des indications calendaires dans leur proposition, comme temps de référence ou comme élément plus ou moins accentué au fil du récit, permettra de préciser la place qu’elles tiennent dans la temporalité du récit. Ce chapitre sera donc consacré à un examen des seules expressions calendaires. Il s’agira d’abord de relever les termes utilisés, de préciser leur fréquence ainsi que les caractéristiques de leur emploi. Ces expressions sont-elles déterminées ou non, apparaissent-elles au singulier ou au pluriel? Les catégories ainsi distinguées seront successivement examinées. Il s’agira de déterminer les caractéristiques de leur mise en œuvre dans le récit pour évaluer leur impact dans la séquence narrative. Pour ce faire, trois éléments apparaîtront pertinents: la présence de ces indications soit dans les scènes soit dans les sommaires, leur usage soit dans le discours du narrateur soit dans celui des personnages et enfin, leur place dans les propositions selon la typologie de van der Merwe. Chacun de ces critères 20. VAN DER MERWE, «Reference Time», p. 523: «It could be argued that type I is used exclusively to specify or update the vantage point, i.e. the (current) reference time, of an event while types II and III are normally used to modify the temporal profile of an event i.e. the time the event took place, its duration or frequency». 21. Voir ibid., pp. 512-513. 22. Par exemple 2 S 14,22: ;ויאמר יואב היום ידע עבדך כי־מצאתי חן בעיניך אדני המלך «Joab dit: ‘aujourd’hui, ton serviteur sait que j’ai trouvé grâce à tes yeux, Monseigneur le roi’». 23. Par exemple 1 S 15,28): « ;קרע יהוה את־ממלכות ישראל מעליך היוםYhwh t’a arraché le royaume d’Israël aujourd’hui». 24. Par exemple 1 S 26,23: « ;נתנך יהוה היום בידYhwh t’avait donné aujourd’hui dans ma main». Notons qu’il n’est pas possible, dans les propositions brèves, c’est-à-dire celles qui ont un seul complément, de faire la différence entre le type III et le type IV.
LES TERMES CALENDAIRES ET LEUR FRÉQUENCE
115
sera plus ou moins exploité selon sa pertinence pour chaque catégorie. L’étude s’effectuera au niveau local des expressions et des propositions ainsi que de l’unité – scène ou sommaire – où elles apparaissent. Les phénomènes étudiés le seront dans l’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2 considéré comme un tout. Les relevés et statistiques présenteront donc des résultats globaux mais pour certains, 1 et 2 S seront distingués. Ceci permettra de faire apparaître une évolution nette dans l’usage des termes calendaires au fil de la narration. II. LES TERMES CALENDAIRES ET LEUR FRÉQUENCE Le tableau ci-dessous relève les termes calendaires présents en 1 S 1 – 1 R 2. « יוםjour»
239
« שנהannée»
34
« בקרmatin»/«lendemain matin»
27
« לילהnuit»
22
« מחרdemain» (discours direct) « מחרתlendemain» (narrateur)
9 8 17
« חדשmois»
725
« תמולhier»26
4
Total
350
Tableau 3: Les termes calendaires et leur fréquence
Le terme « יוםjour» est le plus employé et sa fréquence est sans commune mesure avec celle des autres termes. Ceci n’est pas propre à 1 S 1 – 1 R 2. Avec ses 2304 occurrences, יוםest le cinquième mot le plus fréquent de la BH27, le terme le plus commun du vocabulaire du temps. Notons cependant qu’il présente une fréquence particulière en 1 S 1 – 1 R 2: ce corpus représente 6,9 % de la totalité du TM28 et y on relève 10,3 % des 25. Ces occurrences sont 1 S 6,1; 27,7; 2 S 2,11; 5,5; 6,11; 24,8.13. Quatre autres désignent non pas la période d’un mois mais la fête de la nouvelle lune: 1 S 20,5.18.24.27. Elles ne sont pas prises en compte dans cette étude. 26. Je ne prends pas en compte ici le terme אתמולdont les cinq occurrences (1 S 4,7; 10,11; 14,21; 19,7; 2 S 5,2), toujours associées à שלשם, désignent une durée passée indéfinie. Ce terme n’a donc pas de valeur calendaire précise dans le récit. 27. DE VRIES, Yesterday, p. 42; E. JENNI, םויyôm day, dans TLOT, t. 2, 526-539; BRIN, The Concept of Time, pp. 1-2. 28. 1605 versets sur un total de 23213.
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LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
occurrences de יום29. Le terme apparaît dans tous les chapitres à l’exception de 2 S 8, 9, 10 et 17. Il convient de distinguer les formes au singulier des formes au pluriel qui expriment des périodes plus ou moins longues. La réparation par nombres est la suivante: Singulier
176
Pluriel
63
Total
239
Tableau 4: Fréquence des occurrences de « יוםjour» au singulier et au pluriel
Les occurrences au singulier sont presque trois fois plus nombreuses que celles au pluriel, il est donc trois fois plus souvent question d’un jour particulier que de périodes de jours. Cette différence de nombre recouvre une différence d’échelle car beaucoup d’occurrences de יוםau pluriel 29. 239 occurrences de יוםen 1 S 1 – 1 R 2 sur les 2304 de la BH. Il est également utile de comparer la fréquence et l’usage du terme dans les trois livres qui sur les 2304 de la BH comptent le plus grand nombre d’occurrences, à savoir Gn, Dt et 1 – 2 S. Pour des raisons de clarté, je considère ces livres dans leurs limites éditoriales, laissant donc de côté les 14 occurrences de 1 R 1–2. L’ordre des livres suit l’ordre décroissant du nombre d’occurrences. 1–2S Nombre total de versets dans le livre
1506
Dt 959
Gn 1533
Nombre d’occurrences de יום
225
167
152
Moyenne des occurrences par verset
0,15
0,17
0,09
% de l’ensemble des occurrences de la BH (2304)
9,8 %
7,2 %
6,6 %
Nombre et % d’occurrences au singulier dans le livre
167/225 (74,2 %)
109/167 (65,2 %)
83/152 (54,6 %)
Nombre et % d’occurrences au pluriel dans le livre
58/225 (25,8 %)
58/167 (34,8 %)
69/152 (45,3 %)
1 – 2 S présente le plus grand nombre d’occurrences de יוםde l’ensemble des livres de la BH, près de 10 %. Mais si l’on considère la fréquence du terme, celle-ci est légèrement supérieure en Dt qui est plus bref que 1 – 2 S. La comparaison entre Gn et 1 – 2 S, qui sont des récits d’ampleur comparable, fait apparaître un nombre total d’occurrences d’un tiers moindre en Gn et par conséquent une fréquence beaucoup moindre. יוםest majoritairement utilisé au singulier dans les trois livres. Mais 1 – 2 S présente le plus grand nombre d’occurrences, et l’écart est encore plus frappant si l’on considère qu’en Dt, la référence au jour est très fréquemment celle à un seul et même jour, «l’aujourd’hui» qui est le cadre temporel du livre. En 1 – 2 S comme en Gn, en revanche, c’est à des jours différents que renvoient les occurrences au singulier. Pour ce qui est des occurrences au pluriel, 1 – 2 S est le livre qui, des trois, en compte le moins. Il apparaît donc que 1 – 2 S est le livre de la BH qui utilise le plus fréquemment יוםau singulier pour désigner des jours particuliers et différents, et qui, parmi les trois livres qui comptent le plus d’occurrences, recourt le moins à un usage au pluriel.
117
LES TERMES CALENDAIRES ET LEUR FRÉQUENCE
correspondent à de longues durées plus ou moins précisément déterminées mais qui peuvent aller jusqu’à la totalité d’une existence30. La fréquence des occurrences de יוםau singulier est plus de cinq fois supérieure à celle de « שנהannée» qui est le second terme calendaire par le nombre d’occurrences. Ces deux termes sont les deux pôles des unités chronométriques de 1 S 1 – 1 R 2, la plus petite et la plus grande, celles qui sont posées dans la page d’ouverture et qui, dans leur tension, en structurent la temporalité. L’unité intermédiaire du «mois» est peu utilisée, on n’en relève que sept occurrences. Tous les autres termes que l’on trouve en 1 S 1 – 1 R 2 relèvent d’une échelle identique à celle du jour. Il s’agit soit de jours qui précèdent ou suivent un jour de référence – «demain/ lendemain», «hier» et la majorité des occurrences de «matin» qui signifient presque toujours «lendemain matin» – ou de la grandeur équivalente qu’est la «nuit». Leur somme est plus de deux fois supérieure au nombre d’occurrences d’«année». Notons enfin-que tous les termes, à l’exception de « שנהannée», « חדשmois» et « תמולhier» présentent une fréquence nettement supérieure en 1 S qu’en 2 S et que l’importance de l’écart ne peut s’expliquer par le seul fait que 1 S soit plus long31. Les termes שנה et חדשont, à l’inverse, deux fois plus d’occurrences en 2 S qu’en 1 S. Le phénomène est surtout significatif pour שנהqui compte trente occurrences, חדשn’en présentant que sept. Ainsi, comparée à celle de יום, la fréquence de שנהest nettement plus élevée en 2 S, comme il apparaît dans le relevé suivant. 1S יוםau singulier שנה % de שנהpar rapport à יום
2S
TOTAL
108
59
167
10
20
30
9,2 %
29,5 %
18 %
Tableau 5: Fréquence des termes « יוםjour» et « שנהannée»
La mesure de l’année acquiert donc 2 S une importance significative face à celle du jour qui reste cependant prépondérante. Ainsi une évolution se dessine d’un livre à l’autre dans la manière de construire la structure chronologique. Le relevé des termes calendaires fait donc apparaître deux échelles nettement distinctes, celle du jour, et celle des durées dont la mesure principale est l’année. L’ensemble des termes calendaires s’organisent autour de ces deux pôles. Au «jour» au singulier sont liés les termes 30. Par ex.: 1 S 7,13; 14,52; 2 S 13,37. 31. 1 S compte 811 versets; 2 S, 695, soit un écart de 116 versets, ce qui représente 14 % de 1 S et 16 % de 2 S.
118
LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
«nuit», «(lendemain) matin», «lendemain/demain» et «hier» qui relèvent de la même échelle. À celle des durées appartiennent «année», «mois» et les occurrences de «jours» au pluriel. Mais surtout, le décompte du lexique met en évidence la fréquence très nettement supérieure du vocabulaire de l’échelle du jour. Une telle fréquence laisse pressentir que 1 S 1 – 1 R 2 est un récit très construit sur le plan calendaire et que la mesure du jour en est l’unité prépondérante. La suite de l’étude devra confirmer qu’il s’agit bien là d’un trait spécifique de la poétique du temps en 1 S 1 – 1 R 2 et par conséquent de la «temporalisation» du siècle d’histoire que couvre cet ensemble. Mais avant de poursuivre, et à la manière d’une contre-épreuve, il me semble intéressant de comparer la fréquence des termes calendaires en 1 S 1 – 1 R 2 et en 1 R 3 – 2 R 25. Ces quatre livres, en effet, forment ensemble l’histoire de la royauté et leur continuité est renforcée dans le TM par l’empiétement de la fin du règne de David sur le début de 1 R. Peut-on percevoir à travers le seul usage du lexique calendaire un mode de temporalisation homogène tout au long de l’ensemble ou les deux volets de l’histoire de la royauté présentent-ils chacun des traits fortement marqués32? Les termes יוםet שנהétant les plus fréquents, c’est à eux que je limite cette rapide enquête. En ce qui concerne יום, je distinguerai les occurrences au singulier et celles au pluriel. Enfin, dans la colonne relative à 1 S 1 – 1 R 2 je fais apparaître entre crochets le nombre d’occurrences de 1 R 1–2 après le nombre total d’occurrences du corpus. 1S1–1R2 [DONT 1 R 1–2]
1 R 3 – 2 R 25
TOTAL 1 S – 2 R
יום
239
[14]
59 %
165
51 %
404
singulier
176
[9]
71 %
70
29 %
246
pluriel
63
[5]
40 %
95
60 %
158
שׁנה
34
[4]
17,5 %
159
82,5 %
193
Tableau 6: Fréquence des termes « יוםjour» et « שנהannée» en 1 S 1 – 1 R 2 et 1 R 3 – 2 R 25
Le relevé confirme que l’importance accordée à l’échelle du jour est propre à 1 S 1 – 1 R 2; à l’inverse, les longues durées, celle l’année et celles qui sont exprimées par le pluriel de יום, sont privilégiées en 1 R 3 – 2 R 25. La répartition des deux termes dans chaque corpus fait en effet apparaître que le terme שנהest aussi fréquent que יוםen 1 R 3 – 2 R 25 32. 1 S 1 – 1 R 2: 1605 versets; 1 R 3 – 2 R 25: 1437 versets.
LES TERMES CALENDAIRES ET LEUR FRÉQUENCE
119
et que ce dernier terme y est plus utilisé au pluriel qu’au singulier. Ce sont bien des durées longues qui balisent prioritairement 1 R 3 – 2 R 25. À l’inverse, en 1 S 1 – 1 R 2 et comme on l’a déjà vu, שנהest cinq fois moins utilisé que יוםet ce terme est très majoritairement au singulier. Cette prédilection pour l’échelle du jour apparaît donc propre aux livres de Samuel. Et il est d’ailleurs intéressant de noter que 1 R 1–2 partage les mêmes caractéristiques que 1 – 2 S: dans ces deux chapitres, יוםest incomparablement plus fréquent que שנהet il est deux fois plus employé au singulier qu’au pluriel. En ce sens, le marquage calendaire de 1 R 1–2 s’avère plus homogène à celui de 1 – 2 S qu’à celui de 1 R 3 – 2 R 25. Le dernier acte de l’histoire de David connaît le même type de construction calendaire que l’ensemble du récit des débuts de la royauté, l’histoire semble y être temporalisée selon les mêmes échelles. Cette homogénéité est un indice de l’appartenance de ces chapitres à l’ensemble narratif des livres de Samuel ou tout du moins c’est le signe que la narration présente une poétique du temps aux traits similaires. Ceci n’exclut pas des variations dans le traitement du temps à l’intérieur de 1 S 1 – 1 R 2 et en particulier entre 1 S et 2 S comme on l’a vu ci-dessus à propos des jours et des durées. Ces variations s’inscrivent cependant dans des tendances qui distinguent nettement l’ensemble 1 S 1 – 1 R 2 de la suite de 1 R 3 – 2 R 2533. 33. La différence de fréquence des indications temporelles entre 1 S et 2 S a été remarquée par A.G. AULD, Writing Time and Eternity in Samuel and Kings, dans D. BURNS – J.W. ROGERSON (éds), Far from Minimal. Celebrating the Work and Influence of Philip R. Davies (LHBOTS, 484), New York – London, T&T Clark, 2012, 1-10. Il apporte à ce phénomène une réponse en termes d’histoire rédactionnelle. La différence est à ses yeux un indicateur qui étaye un développement de 1 S – 2 R à partir d’une source ancienne qu’il nomme «le livre des deux maisons» – pour une présentation de l’ensemble de l’hypothèse, voir AULD, I & II Samuel, pp. 9-14 –. Cette source serait également la base de 1 – 2 Ch ce que confirmeraient les indications de temps. En effet, on note une fréquence moindre des indications de temps dans un quart du texte de 1 S – 2 R. Or, ce quart est celui que l’on peut mettre en synopse avec 1 – 2 Ch. Ce trait commun aux deux corpus contribue à les identifier comme ce qui vient du «livre des deux maisons». Les réécritures et les ajouts apportés ensuite à 1 S – 2 R l’auraient été par des auteurs qui ont usé plus fréquemment de termes temporels. «Aujourd’hui», par exemple, tellement présent dans le discours direct de 1 S – 2 R ne l’est jamais dans le quart qui viendrait du «livre des deux maisons», pas plus qu’il ne l’est dans les parallèles des Chroniques (voir p. 5). Les constats et l’hypothèse génétique sont suggestifs. Ils gagneraient à ne pas reposer seulement sur des statistiques globales mais à distinguer 1 – 2 S et 1 – 2 R. Il pourrait être intéressant, par exemple, de préciser que «aujourd’hui» est deux fois plus utilisé en 1 – 2 S qu’en 1 – 2 R ou que sur les 40 occurrences de ביום ההואrelevées en 1 S – 2 R (p. 4), 35 sont dans les livres de Samuel. De plus, comme on vient de le voir dans le tableau 6, certains termes comme יוםsont nettement prépondérants dans 1 – 2 S alors que d’autres, comme שנה, dominent en 1 – 2 R. Les mesures temporelles de référence ne sont pas les mêmes et ne sont pas utilisées de la même façon. Ces différences de termes, d’usages et de fréquences, qui sont sensibles à l’échelle de livres mais aussi de cycles, ne sont pas ou pas seulement le fait de l’histoire rédactionnelle. Elles dépendent aussi des besoins de la narration, de la construction temporelle de l’histoire, bref, de l’économie narrative et de sa poétique.
120
LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
Il importe donc d’analyser plus finement l’usage des termes calendaires en 1 S 1 – 1 R 2. Je traiterai successivement des expressions de durée puis des expressions de l’échelle du jour. Il s’agira, à partir de la fréquence des termes, de préciser la façon dont ils sont utilisés dans le récit. Leurs caractéristiques sémantiques et syntaxiques permettront de préciser l’impact narratif des différents types d’expressions, c’est-à-dire la façon dont celles-ci participent de façon plus ou moins accentuée à la «visibilité» du temps en 1 S 1 – 1 R 2. III. LES DURÉES:
ANNÉES, MOIS ET PÉRIODES DE JOURS
1. Les termes et leur fréquence La fréquence des trois termes calendaires utilisés dans les expressions de temps supérieures à un jour est la suivante: « ימיםjours» « שנהannée» « חדשmois» Total
5934 3400 700 10000
Tableau 7: Fréquence des termes de l’échelle supérieure au jour
Le terme ימיםest le plus utilisé pour exprimer une durée supérieure à celle d’un jour et le nombre de ses occurrences est presque deux fois supérieur à celui d’«année». Cependant, cet écart est tempéré par le fait que, dans onze cas, «jours» signifie «année»35, selon un sens bien attesté du pluriel36. Les quarante-huit autres occurrences indiquent une période 34. Ce chiffre est inférieur au nombre d’occurrences de יוםau pluriel. Étudiant ici les expressions dans lesquels le terme יוםparticipe à l’expression d’une durée – autrement dit n’étudiant que les expressions de temps – je suis conduite à exclure: – les deux occurrences de יוםdans l’expression ( מספר הימים1 S 27,7; 2 S 2,11) ainsi que l’occurrence de 1 R 2,11. Dans ces trois cas, ימיםn’est pas une indication de temps, mais une formule qui introduit une expression de temps. Cette formule est cependant très révélatrice de la conception de la durée qui sous-tend les expressions bibliques: celle-ci est envisagée comme une somme de jours, qu’il s’agisse de l’année – un des sens fréquents du seul – ימיםou de périodes déterminées, précisément, par un nombre de jours; – les trois occurrences de « זבח הימיםle sacrifice annuel» (1 S 1,21; 2,19; 20,6) où le mot jour détermine la nature du sacrifice mais ne relève pas d’une unité de temps, même si nous avons vu qu’en 1 S 1,21, l’expression indique qu’une année a passé. En revanche, je prends en compte 1 S 17,16 et 2 S 24,8 où la forme de יוםest certes au singulier mais où elle est déterminée par un nombre (respectivement 40 et 20) qui précise une durée. 35. 1 S 1,3(×2); 2,19(×2); 27,7; 29,3; 2 S 13,23; 14,26(×2).28; 19,35. 36. Voir JENNI, יוםyôm day, c. 536-537. Jenni montre que si le mot ימיםsignifie souvent «année» lorsqu’il porte sur un phénomène qui se répète chaque année – c’est le cas par exemple de « זבח הימיםsacrifice annuel» – il ne désigne une simple année calendaire
121
ANNÉES, MOIS ET PÉRIODES DE JOURS
de jours dont le nombre est soit déterminé, soit indéterminé. Le mois est une unité très peu utilisée. Ces termes apparaissent dans des expressions qui peuvent être réparties en trois catégories suivant la façon dont est déterminée la durée qu’elles indiquent. On relève: – des expressions itératives, par exemple «chaque année» 1 S 1,3, – des expressions qui indiquent une durée mesurée en unités calendaires précisément comptées, par exemple «dix jours plus tard» (1 S 25,38), «sept ans et six mois» (2 S 5,5), «pendant deux ans» (2 S 14,28), – des expressions qui indiquent une durée dont la mesure n’est pas précise en termes calendaires, mais qui est déterminée par ce qui la caractérise: ce peut être la durée d’une situation, par exemple «tous les jours où David resta dans le refuge» (1 S 22,4), ou celle d’une vie, «tous les jours de Samuel» (1 S 7,13). Les tableaux suivants relèvent, pour chaque terme, le nombre d’occurrences dans chacune de ces catégories en distinguant d’une part le nombre de celles qui apparaissent dans le discours du narrateur et de celles qui se trouvent dans le discours direct, et d’autre part la façon dont est déterminée leur durée. DISC. expressions itératives durées précisément déterminées – par un nombre d’années – par l’âge d’un personnage
DU
DISCOURS
NARRATEUR
DIRECT
4 (2×2)37
0
1938 639
TOTAL 4 (11,7 %)
140 141 27 (79,5 %)
durées non déterminées Total
1
42
30 (88,2 %)
43
2
4 (11,8 %)
3 (8,8 %) 34 (100 %)
Tableau 8: Les usages de « שנהannée» que dans la littérature narrative ancienne. Les deux exemples qu’il donne sont tirés de 1 S. Il s’agit de « ימים וארבעה חדשיםun an et quatre mois» (1 S 27,7) et de זה ימים או־זה שנים «un an ou deux» (1 S 29,3). 37. 1 S 1,7; 7,16, chaque expression étant formée de deux occurrences. 38. 1 S 4,18; 7,2; 13,1; 2 S 2,10.11; 5,4.5(×2); 13,23.38; 14,28; 15,7; 21,1(×3); 1 R 2,11(×3).39. 39. 1 S 4,15; 13,1; 2 S 2,10; 4,4; 5,4; 19,33. 40. 2 S 24,13. 41. 2 S 19,36. 42. 2 S 11,1. 43. 1 S 29,3; 2 S 19,35. Ces deux expressions portent sur un nombre d’années imprécis.
122
LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
DISC. DU
DISCOURS
NARRATEUR
DIRECT
644
145
6 (86 %)
1 (14 %)
durées précisément déterminées Total
TOTAL
7 (100 %)
Tableau 9: Les usages de « חדשmois» DISC.
DU
DISCOURS
NARRATEUR
DIRECT
expressions itératives (= année)
6 (3×2)46
0
durées mesurées par le calendrier: – avec le sens de «année» – déterminée par un nombre – autre
347 748 149
250 551 152
TOTAL 6 (10,1 %) 5 12 2 19 (32,2 %)
Durées non déterminées – ימי/« כל־הימיםtous les jours/ tous les jours de…» – בימי/« בימיםaux jours, dans les jours…» – divers
853
1056
18
754 555
0 457
7 9 34 (57,7 %)
Total
37 (62,7 %)
22 (37,3 %)
59 (100 %)
Tableau 10: Les usages de « ימיםjours»
44. 1 S 6,1; 27,7; 2 S 2,11; 5,5; 6,11; 24,8. 45. 2 S 24,13. 46. 1 S 1,3; 2,19; 2 S 14,26, chaque expression étant composée de deux occurrences. 47. 1 S 27,7; 2 S 13,23; 14,28. 48. 1 S 13,8; 17,16; 25,38; 30,12; 31,13; 2 S 1,1; 24,8. 49. ( לתקפות הימים1 S 1,20) qui désigne le terme de la grossesse. Voir p. 35 n. 52. 50. 1 S 29,3; 2 S 19,35. 51. 1 S 9,20; 10,8; 11,3; 2 S 20,4; 24,13. 52. 1 S 13,11. L’expression « למועד הימיםau rendez-vous des jours» n’indique pas par elle-même un temps mesuré mais elle renvoie au délai écoulé de 7 jours fixé par Samuel (1 S 10,8) et relayé par le narrateur (1 S 13,8). 53. 1 S 7,13.15; 14,52; 18,29; 22,4; 23,14; 27,11; 2 S 13,37. 54. 1 S 3,1; 17,12; 28,1; 2 S 16,23; 21,1.9; 1 R 1,2. 55. 1 S 7,2; 18,26;1 R 1,6; 2,1.38. 56. 1 S 1,11.28; 2,32.35; 20,31; 25,7.15.16; 28,2; 2 S 19,14. 57. 1 S 2,31; 25,28; 2 S 7,12; 14,2.
ANNÉES, MOIS ET PÉRIODES DE JOURS
123
Ces trois termes présentent deux traits communs: premièrement, ils sont davantage employés pour indiquer une durée calendaire précisément mesurée. On relève en effet cinquante-trois occurrences de ce type sur cent, soit 53 %, et le taux passe à 63 % si l’on y ajoute les expressions itératives qui posent toutes un rythme annuel. Le second trait est la fréquence de ces termes dans le discours du narrateur puisque vingt-sept seulement sont dans le discours direct (27 %). Mais sur ces deux points, on constate une différence sensible entre שנהet חדשd’une part, qui ne présentent que très peu d’exceptions, et ימיםd’autre part, dont les usages sont plus diversifiés. Toutes les occurrences de חדש, en effet, sont accompagnées d’un nombre qui précise le nombre exact de mois. Dans trois cas (1 S 27,7; 2 S 2,11; 5,5) ces occurrences appartiennent à des expressions d’une durée supérieure à l’année. Elles sont donc employées conjointement à une occurrence de שנה. Les trois autres occurrences expriment des durées de trois à neuf mois. Une seule occurrence se trouve dans le discours direct (2 S 24,13). Le terme appartient donc majoritairement au discours du narrateur. Quant à שנה, presque toutes ses occurrences sont déterminées par un nombre, qu’il s’agisse de la durée d’une situation où de l’âge d’un personnage, et presque toutes sont dans le discours du narrateur. Trois occurrences seulement ne sont pas déterminées par un nombre: 2 S 11,1 n’indique pas une durée mais marque un point dans le temps, en 1 S 29,3 et 2 S 19,35 le nombre d’années n’est pas précisé. Notons que ces deux dernières occurrences font aussi exception en ce qu’elles sont au discours direct, comme 2 S 24,13. Enfin, ces deux termes ne font pas l’objet d’une mise en valeur particulière dans les propositions. Leurs occurrences relèvent des types III et IV de la typologie de van der Merwe à l’exception de 1 R 2,39 qui est de type I. Les usages de ימיםsont plus diversifiés puisque plus de la moitié de ses occurrences (57,7 %) expriment des durées qui ne sont pas mesurées par le calendrier et que le nombre d’occurrences au discours direct, s’il reste minoritaire (37,3 %), ne relève plus de l’exception. Les occurrences de ימים qui appartiennent à la catégorie des durées comptées se répartissent entre deux échelles: celle de l’année d’une part et celle d’un petit nombre de jours d’autre part. Cinq occurrences désignent une année et dans quatre de ces cas, le terme double une occurrence de שנה. Ainsi 1 S 27,7 est-il l’unique occurrence où ימיםseul signifie «année». En revanche, un nombre significatif d’occurrences, sur les dix-neuf de cette catégorie, sont accompagnées d’un chiffre et expriment donc une durée de jours précisément déterminée. Il s’agit toujours de petites périodes, durées ou délais, de deux à quarante jours. Près de la moitié de ces occurrences se trouvent dans le discours direct.
124
LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
La dernière catégorie des usages de ימיםest constituée d’expressions où le terme désigne une période de jours dont la durée n’est pas déterminée de façon précise par une mesure calendaire. Cette catégorie est la plus nombreuse avec 57,7 % des occurrences; elle présente aussi la proportion la plus grande d’expressions au discours direct, presque une sur deux (quatorze occurrences sur trente-quatre). Mais, cette moyenne connaît des variations importantes suivant le type d’expression dans lequel ימים apparaît. Ainsi, les sept occurrences précédées de « בdans» sont toutes dans le discours du narrateur. En revanche, l’expression ימי/כל־הימים, qui est l’expression la plus fréquente non seulement des occurrences de ימים mais de toutes les expressions de durée, est majoritairement utilisée dans le discours direct (dix occurrences sur dix-huit soit 56 %). Quant aux neuf occurrences classées sous la rubrique «divers», elles rassemblent des expressions ou des constructions peu fréquentes qui ne forment pas un groupe significatif. Elles expriment des durées diverses dont la valeur sera signalée au fil de l’analyse des expressions équivalentes. Les unités de l’année, du mois et les ensembles de jours expriment donc majoritairement des durées précisément déterminées sur le plan calendaire et majoritairement dans le discours du narrateur. Deux groupes d’expressions se distinguent cependant par leur fréquence plus élevée au discours direct. L’expression «tous les jours [ »]כל־הימיםest majoritairement utilisée au discours direct et les expressions qui correspondent à un petit nombre de jours y sont nombreuses sans pourtant être majoritaires. Le fait que les différentes catégories d’expressions présentent des caractéristiques nettement marquées laisse deviner pour chacune des types d’usage privilégiés. Il convient donc de reprendre l’analyse des expressions par catégorie pour déterminer la façon dont elles sont mises en œuvre dans le récit et l’impact qu’elles ont sur la temporalité d’ensemble. 2. Les expressions itératives 1 S 1 – 1 R 2 compte cinq expressions itératives58. Toutes sont formées par l’association de deux occurrences soit de שנהsoit de ימיםsans qu’on remarque de différences ni de sens ni d’usage. Elles reposent toutes sur une récurrence annuelle et le nombre de cycles n’est précisé pour aucune. On ne peut donc pas dire qu’il s’agisse de durées mesurées; cependant, elles imposent aux événements sur lesquels elles portent un cadre chronologique déterminé par la mesure de l’année. Elles sont toutes dans le discours du narrateur et toujours dans des sommaires. Leur place dans les 58. 1 S 1,3.7; 2,19; 7,16; 2 S 14,26.
ANNÉES, MOIS ET PÉRIODES DE JOURS
125
propositions ne laisse pas apparaître de mise en valeur particulière, elles relèvent toutes du type III ou IV, lorsque la proposition a suffisamment de composants pour distinguer ces positions. Leur répartition dans le récit est très inégale: les trois premières sont groupées dans le récit d’ouverture de 1 S (1 S 1,3.7; 2,19), les deux autres sont isolées dans le fil d’un récit où la mention d’un cycle temporel relève de l’exception (1 S 7,16; 2 S 14,26). Or, il apparaît que leur impact temporel va décroissant sur les événements sur lesquels elles portent. Les premières fixent la temporalité d’ensemble, la dernière relève de l’anecdotique. En effet, 1 S 1,3, la première indication temporelle du récit, forme avec 1 S 1,7 une inclusion qui fixe le cadre temporel de l’ensemble du sommaire d’exposition. Ces deux expressions établissent ainsi fermement la récurrence de la mesure annuelle et étendent leur portée sur l’ensemble du récit d’ouverture. En tension constitutive avec l’unité du jour, et usant des illusions d’optique que l’on a vues, la récurrence des pèlerinages annuels imprime sa structure chronologique à la temporalité du récit singulatif 1 S 1,7b–2,11a. L’occurrence de 1 S 2,19 s’inscrit dans la suite du rythme posé par le sommaire initial et constitue le cadre temporel des pèlerinages des v. 19-20 bien que l’indication de temps ne porte pas, comme le font les précédentes, sur l’ensemble de leur évocation. S’appliquant précisément au don annuel du manteau, l’expression itérative rend sensible le déplacement qui s’est opéré d’un sommaire à l’autre: du temps de la pure répétition à un cycle d’années porteur d’une croissance. L’expression de 1 S 7,16 précise la fréquence des voyages de Samuel dans l’exercice de sa fonction de juge à laquelle un bref sommaire est consacré (1 S 7,15-17). Le cadre temporel d’ensemble du sommaire n’est pas établi par l’expression itérative mais par l’indication de durée qui précède, v. 15: «Et Samuel jugea Israël tous les jours de sa vie». Cette expression couvre l’étendue de la judicature de Samuel et l’expression itérative qui suit au v. 16 apparaît comme une temporalisation secondaire: elle introduit un cycle sur un point précis de l’activité de Samuel à l’intérieur de la durée linéaire. L’impact de la dernière expression (2 S 14,26) est encore moindre. Elle se situe dans une description de la beauté d’Absalom, étrange évocation qui interrompt le récit du retour par étapes du jeune homme dans la proximité du roi. Son portrait (v. 25-26) se présente comme un propos général qui n’est pas situé dans le temps. Le v. 26 porte sur la chevelure du prince. C’est à son sujet qu’est introduit le détail du rasage annuel de sa tête, «à la fin de chaque année [»]מקץ ימים לימים. L’indication de temps n’a donc aucun impact sur le récit principal et sa présence dans le portrait d’Absalom n’est pas motivée par des motifs temporels. L’évocation du
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LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
rythme de son rasage contribue à mettre en valeur l’épaisseur exceptionnelle de cette chevelure et à poser ainsi, discrètement, une pierre d’attente pour le récit de la mort du jeune homme. Son impact temporel est donc marginal. La portée des expressions itératives va donc s’amenuisant depuis la double expression de l’exposition aux détails de la coiffure d’Absalom. Ces expressions ne constituent pas un mode de temporalisation significatif de 1 S 1 – 1 R 2. Les deux premières, pourtant, ont une fonction unique dans l’ensemble des livres. Elles posent ce que l’on pourrait appeler le «temps zéro» du récit, un temps qui passe et revient sans que rien de déterminant – c’est-à-dire rien qui puisse donner lieu au déploiement d’un récit – ne se produise, avant qu’un jour, celui de la prière, ne s’en arrache pour y mettre fin et rendre possible que l’on se mette à raconter. Le poids de cette temporalité préalable dans le récit d’ouverture disparaît une fois que le cycle annuel est devenu porteur d’un processus linéaire, ce que figure 1 S 2,19. Les expressions calendaires itératives s’effacent alors, les deux seules que l’on relève ensuite ayant un rôle très marginal dans la temporalité du récit. 3. Années et mois comptés En 1 S 1 – 1 R 2, trente-trois expressions indiquent une durée de mois et/ou d’années précisément comptées. Ces expressions sont composées des vingt-sept occurrences de שנהet des sept de חדשqui sont relevées dans le tableau sous la catégorie «durées précisément déterminées»59. S’y ajoutent les cinq occurrences où ימיםsignifie «année» dans une expression singulative60. Ces expressions sont très liées à des éléments narratifs – motifs ou épisodes – précis et bien circonscrits. Le tableau suivant les relève en distinguant les expressions qui apparaissent dans le discours direct de celles qui sont dans celui du narrateur. À l’intérieur des interventions de celui-ci, on différencie les expressions situées dans des sommaires et celles qui marquent le temps de référence au début d’une scène (type I). 59. Voir Tableaux 7 et 8, pp. 120 et 121. 60. Si ces trente-trois expressions sont formées de quarante-trois termes, c’est que, comme on l’a vu p. 123, plusieurs occurrences de חדשet de ימיםsont utilisées conjointement à שנה. De plus, sont prises en compte dans le tableau 1 S 29,3 (une occurrence de ימיםet une de )שנהet 2 S 19,35 (une occurrence de ימיםet une de )שנה, bien que ces expressions n’expriment pas un nombre précis d’années. Mais 1 S 29,3 fait référence à une période qui a été déterminée en 1 S 27,7 et 2 S 19,35 est une question qui porte sur un nombre d’années. Bien que leur référence temporelle ne soit pas précise, ces expressions portent sur l’unité de l’année. C’est pourquoi, plutôt que de les compter parmi les durées non déterminées, je les intègre à cette catégorie, même si elles sont à la marge.
127
ANNÉES, MOIS ET PÉRIODES DE JOURS
SOMMAIRES (NARRATEUR)
TEMPS DE
DISCOURS
RÉFÉRENCE
DIRECT
MOTIFS
(NARRATEUR) Âge d’un personnage
1 S 4,15; 13,1; 2 S 2,10; 4,4; 5,4; 19,33
Durée de judicature ou de règne
1 S 4,18; 13,1; 2 S 2,10.11; 5,4-5(×3); 1 R 2,11(×3)
2 S 19,35.36
ÉPISODES
Durée des séjours de 1 S 6,1; 7,2; l’arche 2 S 6,11 Révolte d’Absalom
2 S 13,38; 14,28
Recensement
2 S 24,8
2 S 24,13 (×2)
Séjour de David chez Akish
1 S 27,7
1 S 29,3
Famine
2 S 21,1
Shimeï à Jérusalem
2 S 13,23; 15,7
1 R 2,39
Tableau 11: Les expressions en mois et en années comptées
Les indications de durées mesurées ne balisent pas le texte de façon régulière. Trois motifs – l’âge des personnages, la durée des judicatures ou des règnes et la durée des séjours de l’arche dans un lieu particulier – et une section de texte (2 S 13,23–15,7) concentrent autour d’eux 78 % des expressions (25/32). a) Les durées comptées: âges et durées de règne Les huit indications d’âge se rapportent à six personnages, l’âge de Barzillaï étant mentionné deux fois. Ceux dont l’âge est mentionné sont en priorité, mais non exclusivement, ceux qui détiennent l’autorité politique. L’âge d’Éli est indiqué à sa mort, ceux de Saül, Ishbosheth et David au moment où ils prennent le pouvoir. Ces indications sont une composante systématique des notices chronologiques des règnes en Samuel, elles appartiennent aux repères qui établissent la périodisation politique du récit. Elles sont, de ce fait, des balises importantes dans la chronologie d’ensemble, quelle que soit par ailleurs leur vraisemblance. Les deux autres indications ont une portée plus locale, à l’échelle des versets où elles se trouvent. L’âge
128
LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
de Méfibosheth (2 S 4,4) appartient à la caractérisation du personnage, celui de Barzillaï (2 S 19,33.36) est au cœur de son dialogue avec David. Le personnage l’invoque pour justifier son refus de répondre à l’invitation du roi. Cette indication d’âge, posée d’abord par le narrateur et reprise par le personnage, est donc davantage un élément dramatique de la scène qu’une indication de temps. Cette fonction dans la dynamique de la scène explique d’ailleurs pourquoi cette indication d’âge apparaît dans le discours direct (v. 36). Le second motif est celui des durées des règnes, auxquelles j’ajoute la durée de la judicature d’Éli. Les dix expressions de durées forment six notices qui marquent la fin de la judicature d’Éli, le début du règne des différents rois et la fin du règne de David; la moitié se rapportent au règne de David (2 S 2,11; 5,4-5; 1 R 2,11). Dans trois de ces notices, l’âge du personnage et la durée de son règne sont conjoints: il s’agit des notices inaugurant les règnes de Saül (1 S 13,1), d’Ishbosheth (2 S 2,10) et celui de David sur tout Israël (2 S 5,4). Ces deux types de repères temporels sont mis en valeur en tête des deux propositions qui forment les notices selon le schéma de base suivant: indication d’âge + nom / durée du règne + « מלךil régna». Ainsi, par exemple, en 2 S 5,4: ארבעים שנה מלך/ בן־שלשים שנה דוד במלכו Fils de trente ans David quand il régna / quarante ans il régna.
Les deux expressions de temps sont situées avant le verbe, c’est-à-dire qu’elles relèvent du type II, le plus accentué. Elles sont ainsi mises en valeur avec une certaine emphase: c’est sur elles que porte l’attention61. 61. Sur ce point, la comparaison avec la structure des indications d’âge et de durée de la judicature d’Éli est éclairante. On lit en 1 S 4,15 « ועלי בן־תשעים ושמנה שנהet Éli fils de quatre-vingt-huit ans». À la différence de 2 S 5,4, le nom précède l’indication de temps. La durée de la judicature est formulée ainsi (1 S 4,18): והוא שפט את־ישראל ארבעים שנה «et il jugea Israël quarante ans». L’indication de temps suit le verbe et n’est donc pas revêtue de la même emphase. Cette disposition met en évidence, par contraste, le poids particulier des indications de temps dans les notices des trois rois. Remarquons que dans les notices qui détaillent les deux phases du règne de David, à Hébron puis à Jérusalem (2 S 5,5; 1 R 2,11), c’est l’indication de lieu qui est mise en valeur avant le verbe et c’est sur elle qu’est attirée l’attention. Ainsi, on peut lire en 2 S 5,5: בחברון מלך על־יהודה שבע שנים וששה חדשיםA ובירושלם מלך שלשים ושלש שנה על כל־ישראל ויהודהB À Hébron il régna sur Juda sept ans et six mois et à Jérusalem il régna trente-trois ans sur tout Israël et Juda. Ces deux propositions sont également un bon exemple de la difficulté qu’il y a souvent à percevoir une différence d’accentuation entre le type III (l’indication de temps est en fin de proposition comme en A) et le type IV (l’indication de temps est après le verbe, mais pas en fin de proposition comme en B), le type IV étant la position la moins accentuée.
ANNÉES, MOIS ET PÉRIODES DE JOURS
129
Parmi toutes les indications d’âge et de durée de fonction, ces trois notices ont une forme de prééminence. Ce sont les seules qui donnent des indications d’âges, et qui n’ont d’autres fonctions que d’établir des repères temporels. Un dernier motif, plus inattendu que les notices de règne, est celui des durées de séjour de l’arche dans ses différents lieux de résidence: dans le territoire philistin (1 S 6,1), à Qiryath-Yéarim (1 S 7,2) et chez OvedEdom (2 S 6,11). Ces durées ne font pas l’objet d’une mise en valeur particulière dans les versets où elles se trouvent. b) Les durées comptées au fil des épisodes Cinq épisodes présentent des indications de durées calendaires. Mais la section qui va du jour de la vengeance d’Absalom sur Amnon (2 S 13,23) à celui de sa tentative de renverser David (2 S 15,7) se distingue par le nombre d’expressions. Ainsi, les années qui précèdent le coup de force du jeune prince font l’objet d’un balisage chronologique très appuyé avec quatre expressions calendaires, toutes dans le discours du narrateur (2 S 13,23.38; 14,28; 15,7). Le phénomène est sans comparaison dans l’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2. Les huit autres expressions sont réparties dans cinq épisodes et elles sont soit dans le discours du narrateur soit dans le discours direct. Le phénomène concerne trop peu d’épisodes et il ne présente pas de caractéristique commune suffisante pour constituer, dans son ensemble, un phénomène significatif. La présence de ces expressions répond à des besoins ponctuels de la narration. Les expressions qui expriment des durées comptées sont majoritairement situées dans le discours du narrateur (27/32 soit 84 %) et dans des sommaires (24/32 soit 75 %). De plus, elles ne sont qu’exceptionnellement utilisées pour fixer le temps de référence (3/32 soit 12 %). La distinction entre les expressions de type I et les autres correspond à une différence dans la manière d’inscrire dans la trame du récit la durée précisée. En effet, les expressions qui établissent le temps de référence ont pour fonction d’articuler la séquence qu’elles introduisent à ce qui a précédé. C’est le cas en 13,23; 15,7 et 1 R 2,39 où les indications de temps explicitent la postériorité de la séquence qu’elles inaugurent. Mais elles précisent également Cette distinction est-elle perceptible entre les propositions A et B dans lesquelles l’indication de temps et de l’indication du territoire sur lequel s’étend le pouvoir du roi sont inversés? Le second élément mis en valeur après le nom de la capitale serait-il la durée du règne en A et le fait que ce règne s’étende à tout Israël et Juda en B? Faut-il dire qu’il n’y a rien de particulièrement notable à ce que David règne sur Juda, alors que sa royauté «sur tout Israël et Juda» est mise en valeur à ce point du récit? C’est possible, mais il est difficile de l’affirmer avec certitude.
130
LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
le laps de temps qui sépare la nouvelle scène de ce qui l’a précédée. Or, cette durée est traitée dans les quatre versets en question comme un saut temporel, un blanc avoué en quelque sorte. C’est le cas, par exemple de: «et il arriva, deux ans après, qu’il y avait des tondeurs chez Absalom» (2 S 13,23). Les deux ans qui séparent le viol de Tamar de la fête à l’occasion de la tonte ne sont pas couverts par le récit, on ignore tout de ce qu’ils ont été. L’indication de temps met en évidence une interruption dans la couverture narrative de la ligne du temps au moment où le récit en reprend le cours. À l’inverse, les expressions qui relèvent des trois autres types glissent toutes dans la continuité du récit la durée du phénomène ou de la situation qu’elles mesurent. C’est le cas par exemple de 2 S 13,38: «Absalom s’enfuit, il alla à Geshur et il fut là trois ans». La période n’est pas escamotée ici, mais elle est déterminée par le séjour d’Absalom à Geshur. La mention de ce séjour assure la couverture narrative de ces trois ans de telle sorte que leur durée participe à la continuité de la ligne du temps, qu’elles fassent l’objet d’une couverture narrative a minima, comme en 2 S 13,3862, ou au contraire plus largement développée, comme en 1 S 27,7-12. Ces durées longues correspondent souvent à une pause dans le rythme de l’action. Généralement situées à la fin d’une scène, elles signalent la durée de la situation qui résulte de son dénouement et correspondent à un moment où le suspense se détend, même si le conflit ou la crise qui font l’objet du récit ne sont pas parvenus à une résolution définitive. C’est le cas, par exemple, des indications de la durée du séjour de l’arche chez les Philistins (1 S 6,1) ou chez Oved-Edom (2 S 6,11), des périodes d’exil d’Absalom loin de son père (2 S 13,38; 14,28) ou encore de la durée du séjour de David chez les Philistins (1 S 27,7) qui, avec le sommaire qui en détaille les modalités, marque une pause dans son conflit avec Saül. La période de la famine (2 S 21,1) est la seule durée à être située en début de scène comme un élément d’exposition qui amorce d’emblée un suspense. Il apparaît donc que les durées mesurées qui se trouvent dans le discours du narrateur font avancer le temps du récit en se glissant dans la continuité de la ligne narrative qu’elles contribuent à tisser quand elles sont dans des sommaires, et en interrompant cette continuité par un «saut» avoué lorsqu’elles établissent le temps de référence63. Dans le premier cas, elles 62. Voir aussi 1 S 6,1; 7,2; 2 S 13,38; 14,28; 21,1; 24,8. 63. Le saut est moins net en 1 R 2,39. En effet, l’expression «et il arriva au bout de trois ans», si elle marque le temps de référence, se trouve être directement précédée d’une autre expression de temps: «Et Shimeï demeura à Jérusalem de nombreux jours» (1 R 2,38). Celle-ci pose dans sa continuité le séjour de Shimeï à Jérusalem. L’expression du v. 39 vient donc immédiatement déterminer la durée de ce séjour. Elle apparaît alors moins
ANNÉES, MOIS ET PÉRIODES DE JOURS
131
marquent une détente dans la dynamique du récit, dans le second elles introduisent directement un rebondissement après des années où rien ne semble s’être passé. La prépondérance des expressions situées dans les sommaires manifeste une préférence d’ensemble pour la continuité; les «sauts», quant à eux, sont groupés entre le péché de David et la révolte d’Absalom (2 S 11–15). Les cinq expressions au discours direct (1 S 29,3; 2 S 19,35.36; 24,13×2) sont toutes dans des scènes. En cela, elles se distinguent nettement des autres. Les dialogues où elles apparaissent concernent toujours une décision à prendre: engagement de David dans l’armée philistine (1 S 27,15), invitation faite à Barzillaï de suivre David à Jérusalem (2 S 19,32-39), choix du châtiment laissé à David suite au recensement (2 S 24,11-15). Les deux premières, 1 S 29,3 et 2 S 19,35 sont aux marges de la catégorie des durées mesurées car il ne s’agit pas de durées précises64. Elles sont utilisées respectivement par Akish et Barzillaï dans leur argumentation face à une alternative qui n’est pas posée par eux et elles n’ont, en tant que telles, aucune incidence sur l’organisation temporelle du récit. Ce sont des éléments mineurs de la scène. En 2 S 24,13, en revanche, les durées sont au cœur du dialogue et sont chargées d’enjeu en tant que durées. Mais des trois expressions de 2 S 24,13, celles qui relèvent de l’échelle de l’année et du mois sont sans impact sur la temporalité du récit puisque c’est le châtiment mesuré en jours qui va être appliqué. Dans le discours direct, les expressions de durées calendaires sont donc surtout des éléments qui appartiennent à l’enjeu dramatique de la scène plus qu’à sa temporalité. Si ce sont des expressions de temps, ce ne sont pas des indications temporelles. Remarquons pour finir qu’à l’exception des six notices de règne et des trois indications de temps référence (type I), les expressions de durées calendaires ne font pas l’objet d’une mise en valeur ou d’une accentuation particulières dans les phrases où elles apparaissent. Selon le système de van der Merwe, elles relèvent majoritairement des types III et IV. Notons également que ces durées ne sont jamais déterminées par un adjectif démonstratif, elles ne sont donc pas pointées en tant que durées ni désignées pour elles-mêmes. Jamais on ne lit, par exemple, une formule du type: «et Absalom demeura à Geshur ces trois années-là». Les longues durées mesurées en mois et en années sont donc, dans leur grande majorité, des durées qui se coulent dans la trame temporelle du récit. Elles comme un saut – ce qu’elle est cependant – que comme le moment qui marque la fin de la période précédemment ouverte puisqu’elle pose le temps de référence des événements qui vont provoquer la mort de Shimeï. 64. Voir tableau 11, p. 127 et p. 126 n. 60.
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contribuent à en tisser la continuité sans qu’elles fassent l’objet d’une mise en valeur particulière. 4. Les périodes de jours comptés Les occurrences de ימיםqui ne signifient pas «années» et qui relèvent de durées mesurées sont toutes des expressions qui désignent un nombre précis de jours. Ces onze expressions65 forment le groupe le plus nombreux parmi ceux des durées calendaires exprimées par ימים. À la différence des expressions précédentes, il s’agit toujours de durées brèves. Deux durées sont particulièrement fréquentes: celle de trois jours (1 S 9,20; 30,12; 2 S 20,4; 24,13) et celle de sept jours (1 S 10,8; 11,3; 13,8; 31,13). On relève également une durée de deux jours (2 S 1,1), une de dix (1 S 25,38) et une de quarante (1 S 17,16). Ces durées courtes sont réparties presque à parts égales entre le discours du narrateur (6/11) et celui des personnages (5/11) et, comme les expressions de l’échelle des mois et années, celles qui sont dans le discours du narrateur interviennent dans des sommaires tandis que celles qui sont dans le discours direct font partie de scènes. L’usage fréquent d’expressions de temps dans le discours direct constitue cependant une différence notable avec les expressions de durées longues. Ces courtes durées se distinguent aussi des expressions de durées longues par leur impact plus important sur la narration. En effet, les cinq durées de quelques jours qui sont dans le discours direct déterminent directement l’organisation temporelle du récit. Quatre (1 S 10,8; 11,3; 2 S 20,4; 24,13) sont prospectives et ont une portée plus ou moins longue sur la suite de la narration. Ces durées sont toujours introduites par le personnage sous la forme d’un délai, qu’il soit imposé ou imploré. Et son respect est un enjeu majeur du récit. «Sept jours tu m’attendras, jusqu’à ce que je vienne vers toi», dit Samuel à Saül (1 S 10,8). L’importance de ce rendez-vous est telle que de son respect dépend, sans qu’il le sache, le règne du jeune roi. Sur le plan narratif, cette importance est suggérée d’une part par la position de l’indication de temps devant le verbe (type II) et d’autre part par sa reprise dans la narration à la fin de la période en 1 S 13,8. C’est donc bien la consigne de Samuel qui détermine le balisage temporel de ces épisodes. Entre-temps, le délai demandé par les habitants de Yavesh-deGalaad à leurs assaillants (1 S 11,3) ouvre la durée nécessaire au premier exploit de Saül. Comme dans le cas de 1 S 9,20, il fournit le cadre chronologique général à l’intérieur duquel la veille et le jour de la victoire vont 65. Douze occurrences de ימיםsont déterminées par un nombre mais onze expriment une durée en jours. L’exception est 2 S 24,8 où la durée de «neuf mois et vingt jours» est comptée dans les durées en mois.
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être situés (v. 9-12). C’est un délai encore que se voit fixer Amasa par David (2 S 20,4). Son importance se mesure aux conséquences funestes de l’incapacité du nouveau général à le tenir (v. 5). S’il avait pu respecter le délai sans doute n’aurait-il pas rencontré Joab de façon tout aussi fortuite66 que fatale. La portée de la dernière indication (2 S 24,13) est un peu plus complexe. Des trois châtiments laissés au choix de David, c’est la peste, le plus bref, qui sera appliqué – sans que David se soit formellement déterminé d’ailleurs. C’est donc dans le cadre des trois jours annoncés par Gad qu’il faut comprendre la suite du récit dont la chronologie n’est pas claire. La phrase «et Yhwh donna la peste à Israël du matin jusqu’au moment fixé» (2 S 24,15) laisse supposer que le fléau dure trois jours, le moment fixé renvoyant aux paroles de Gad. Mais le v. 16 conduit plutôt à penser, dans un second temps, que le moment en question est celui du repentir divin, alors que le fléau atteint Jérusalem67. Si Dieu y met fin parce qu’il se repent, cela suppose que les trois jours ne sont pas encore écoulés. Les séquences de jours comptés situées dans le discours direct sont donc toujours liées à l’enjeu central de la scène ou de l’épisode; elles en déterminent la temporalité puisque le récit rapporte les modalités et les conséquences du respect ou non du délai posé. Une seule, 1 S 9,20, a une portée rétrospective. Elle pose non pas une durée à venir mais une durée passée, celle de la recherche des ânesses de Qish, dont Samuel annonce qu’elle est achevée. Les trois jours dont parle Samuel précisent la durée totale d’une petite séquence dont le déroulement a été soigneusement détaillé aux v. 11-20. L’indication de 1 S 9,20 pose à rebours le cadre d’ensemble de ce qui a été rapporté, en en établissant la limite la plus lointaine. Elle permet de reconstituer très précisément la chronologie de ces jours où importent l’ordre des événements et la perception de leurs simultanéités. Dans le discours du narrateur, les six durées de quelques jours présentent les mêmes caractéristiques que les durées en années ou en mois. La seule qui soit utilisée comme temps de référence (1 S 25,38) introduit un saut de dix jours. Les cinq qui sont dans des sommaires (1 S 13,8; 17,16; 30,12; 31,13; 2 S 1,1) glissent la durée d’une situation dans le fil 66. La coïncidence est rendue par la syntaxe. La phrase s’ouvre par une proposition nominale qui précise le lieu où Joab se situe avec l’armée. Cette proposition est suivie d’une autre en we x qatal qui situe l’arrivée d’Amasa au moment où l’armée se trouve à cet endroit: «eux près de la grande pierre qui est à Gabaon, et Amasa arrivait en face d’eux» (1 S 20,8). 67. Voir ALTER, The David Story, p. 356; C.E. MORRISON, 2 Samuel (Berit Olam), Collegeville, MN, Liturgical Press, 2013, p. 312.
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temporel du récit. Mais à la différence des durées longues, ces durées courtes ne marquent pas un moment de ralentissement dans le rythme du récit. Au contraire, elles sont souvent insérées dans le cours d’une crise, au cœur d’un épisode, de telle sorte qu’elles en augmentent la tension. Les quarante jours du défi que Goliath lance aux lignes d’Israël en sont un exemple éclatant (1 S 17,16). Cette durée, loin de marquer un relâchement du suspense, contribue plutôt à l’accroître. Elle rend sensible le caractère de plus en plus pesant, de plus en plus intenable de la situation d’Israël. De la même façon, l’indication des sept jours d’attente de Saül (1 S 13,8) n’a pas seulement une fonction de balise chronologique qui marque le terme du délai prescrit par Samuel (1 S 10,8). Le narrateur la rappelle au point culminant du danger, alors que le peuple d’Israël tremble de peur devant les Philistins (1 S 13,7). Il charge ainsi l’attente d’un poids qui accroît le suspense, d’autant plus lorsqu’elle se révèle vaine. Ce rendezvous, qui dans la bouche de Samuel n’avait pas paru chargé d’enjeux particuliers, se trouve intervenir à un moment hautement critique pour Saül et le peuple. Là encore, l’indication chronologique, outre qu’elle balise la progression de l’action, est utilisée à des fins tensives, au point culminant du suspense. Non moins stratégiques sont les trois repères chronologiques qui scandent la fin de 1 S et le début de 2 S (1 S 30,12; 31,13; 2 S 1,1). À la différence des précédents, ils n’ont pas d’effet immédiat sur le suspense du récit. Mais, joints à d’autres indications chronologiques, qui abondent en ces chapitres, ils forment l’ossature du dispositif narratif complexe au moyen duquel est construite la synchronie entre la mort de Saül et la victoire de David sur les Amalécites68. 5. Les périodes de jours non comptés Plus de la moitié des occurrences de ( ימים34/59) apparaissent dans des expressions de durée qui ne sont pas déterminées par une mesure de type calendaire. Le pluriel de יוםest donc le seul terme calendaire utilisé pour exprimer une durée dont l’extension n’est pas fixée par une mesure précise puisque les termes «mois» et «année» n’expriment jamais une durée indéterminée. ימיםapparaît principalement dans l’expression ימי/כל־הימים (18/59 soit 30,5 %), il s’agit donc d’un usage significatif du terme. On relève également sept occurrences précédées de בימי( ב/)בימים. Neuf relèvent de constructions diverses. Outre sa fréquence, l’expression ימי/ כל־הימיםprésente une singularité notable: c’est la seule de toutes les expressions de durée qui soit davantage 68. Voir infra, pp. 413-425.
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utilisée au discours direct (dix occurrences) que dans les parties narratives (huit occurrences). La signification de l’expression varie suivant que le terme de la durée est précisé ou pas. Lorsqu’il ne l’est pas, l’expression est à l’état absolu et elle est synonyme de «(pour) toujours», par exemple: «il marchera tous les jours [ ]כל־הימיםen présence de mon Messie» (1 S 2,35). Lorsqu’il s’agit d’une durée limitée, son extension n’est pas envisagée par une mesure calendaire mais par la co-extension d’une autre durée qui sert de mesure relative69. Ce peut être la mesure d’une existence, dans une forme de «toujours» à échelle humaine, par exemple: «je le donnerai à Yhwh tous les jours de sa vie [( »]כל־ימי חייו1 S 1,11)70, celle d’un règne: «et la guerre fut acharnée contre les Philistins tous les jours de Saül [( »]כל ימי שאול1 S 14,52), ou d’une situation temporaire: «et ainsi fut sa conduite tous les jours où il demeura []כל־הימים אשר ישב dans le territoire des Philistins» (1 S 27,11). La distinction entre ces deux usages recouvre presque exactement celle du discours du narrateur et du discours direct. Sept fois sur huit dans le discours du narrateur, l’expression articule deux durées, et sept fois sur dix dans le discours direct, elle est l’équivalent d’un «toujours». Dans le discours du narrateur, ces expressions se trouvent systématiquement dans les sommaires et, comme celles des durées calendaires, elles participent au tissage de la continuité du fil temporel du récit. Mais leur particularité réside dans le fait qu’elles articulent deux durées dont l’une sert de mesure à l’autre71. Elles posent donc deux périodes qui se recouvrent ainsi dans une parfaite synchronie. Cette articulation permet non seulement d’indiquer la durée relative d’une situation mais surtout d’opérer la qualification d’une période par une autre, leurs caractéristiques se conjuguant. C’est ce qui fait leur différence par rapport aux indications plus neutres de temps calendaire. Ainsi, l’expression mesurée qui fixe la durée du règne de Saül, «il régna deux ans sur Israël» (1 S 13,1), ne laisse rien deviner de ce qu’a été ce règne; en revanche, l’indication de temps de 1 S 14,52, «la guerre fut acharnée contre les Philistins tous les jours 69. Ces distinctions ne correspondent pas exactement à la différence entre la forme absolue כל־הימיםqui signifierait «toujours» et la forme construite כל־הימיqui serait déterminée par une autre durée. 70. À ce groupe doivent être ajoutées trois autres occurrences de ימיםqui expriment la totalité d’une existence sans que l’adverbe כלy soit utilisé, et dans une construction qui n’apparaît qu’une fois dans l’ensemble du corpus: il s’agit de 1 R 1,1: «le roi David était vieux, avancé dans ses jours [ ;»]בימים1 R 1,6: «Son père ne l’avait jamais contrarié de ses jours [ =( ]מימיםde toute sa vie)» et 1 R 2,1 «les jours de David [ ]ימי־דודapprochèrent de la mort». 71. 1 S 7,13.15; 14,52; 22,4; 23,14; 27,11; 2 S 13,37. On relève cependant une exception: 1 S 18,29 est la seule occurrence qui signifie «pour toujours» dans le discours du narrateur.
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de Saül», saisit aussi toute l’extension du règne mais pour le présenter comme une période de guerre. Ce type d’expression permet donc d’esquisser des fonds de tableau confiés à la mémoire du lecteur et sur lesquels vont s’inscrire les événements qui suivent. Le fait que ces durées «fonds de tableau» soient des durées qualifiées produit des effets évaluatifs implicites que ne peuvent générer les durées calendaires. Ainsi, par exemple, le sommaire «la main de Yhwh fut sur les Philistins durant tous les jours de Samuel [( »]כל ימי שמואל1 S 7,13) esquisse l’arrière-plan militaire de l’ensemble de la vie du personnage, jusqu’à 1 S 25,1, au-delà de son retrait de la scène publique et pendant le règne de Saül. Or, le règne de celui-ci est qualifié par une notation similaire: «la guerre fut acharnée contre les Philistins tous les jours de Saül [( »]כל ימי שאול1 S 14,52). Cette indication conclut un sommaire relatif aux guerres que le roi mène partout contre ses ennemis. Elle caractérise un règne dont les conflits avec les Philistins vont constituer le fond de tableau constant et le contexte privilégié de l’affrontement entre Saül et David: des premières jalousies (1 S 18,6-9) provoquées par la victoire de David sur Goliath (1 S 17) à la mort du roi lors d’une attaque des Philistins (1 S 31) en passant par le salut «miraculeux» de David à Maôn (1 S 23,26-27). La succession de ces deux «fonds de tableau» politiques (1 S 7,13 et 14,52) procède à une discrète dévalorisation de Saül. Si Israël impose sa suprématie aux Philistins pendant son règne – malgré des combats incessants – c’est que Yhwh limite leur pouvoir tant que Samuel est en vie. C’est en quelque sorte grâce au lien de Samuel et de Yhwh que Saül n’est pas défait par ces voisins belliqueux. Cette hypothèse est corroborée par le fait que la première bataille qui suit la mort de Samuel est non seulement la première défaite des Israélites depuis le début de la judicature de Samuel, mais surtout le combat au cours duquel Saül trouve la mort. De plus, le récit de cette bataille s’ouvre par un rappel de la mort de Samuel (1 S 28,3) qui avait déjà été relatée en 1 S 25,1. Ce rappel, apparemment superflu, livre la raison de la vulnérabilité qui est désormais celle de Saül face aux Philistins, Saül à qui Yhwh ne répond plus par aucune médiation (1 S 28,6). Les effets évaluatifs induits par les durées qualifiées se trouvent accrus lorsque les durées synchronisées concernent des situations temporaires et que le sommaire porte non pas sur un cycle mais sur un épisode. En effet, la synchronie participe alors plus directement à la dynamique de l’intrigue par des jeux temporels subtils. C’est le cas en 1 S 23,14: «Et David demeura au désert dans les refuges et il demeura dans la montagne au désert de Zif et Saül le chercha tous les jours [ ]כל־הימיםmais Dieu ne le livra pas en sa main». Ici, la synchronie porte sur le séjour de David au
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désert de Zif et la poursuite de Saül. Ce verset suit immédiatement la scène où David quitte Qeïla après avoir interrogé Yhwh. Cette fuite de Qeïla marque un relâchement du suspense puisque Saül abandonne la poursuite. Mais le suspense est immédiatement relancé par la synchronie du v. 14. En effet, le repli de David au désert de Zif entraîne un déplacement de la poursuite et l’indication de temps souligne le caractère incessant de celle-ci. Mais l’heureuse issue pour David est immédiatement indiquée au lecteur. L’effet pourrait s’arrêter là si le v. 14 était seulement un sommaire de transition entre deux périodes ou événements. Or, ce sommaire se révèle être une prolepse72 de toute cette poursuive racontée ensuite de son commencement – la dénonciation des gens de Horesha (1 S 23,19) – à son dénouement au point culminant du suspense alors que David allait être rattrapé (1 S 23,28). Le v. 14, qui annonce à l’avance l’heureuse issue de la poursuite par une «anticipation divine», participe donc au déplacement du suspense du «quoi?» au «comment?» selon un procédé fréquent dans la narration biblique73. Le sommaire joint la tension de la situation que produit la synchronie de la fuite et de la poursuite à la clé théologique de son dénouement. Loin d’indiquer une durée neutre, il pose d’emblée une durée dans laquelle Yhwh agit, qu’il maîtrise et dont il déterminera l’issue. Le récit qui suit exploite jusqu’au bout la tension générée par la synchronie de la poursuite et de la fuite (v. 26) pour mieux mettre en valeur la clé théologique livrée d’emblée. Celle-ci, connue du lecteur seul, est d’ailleurs suggérée à David par Jonathan qui vient le visiter (v. 16). L’ordre du récit, où la poursuite est déjà racontée bien avant qu’elle ne commence, crée une ironie qui met en valeur la perspicacité de Jonathan et son accord avec les vues divines en même temps qu’elle manifeste déjà l’échec des manœuvres des gens de Zif (v. 19-24). Le v. 14 joue donc également comme une clé qui permet au lecteur de juger des alliances et des manœuvres qui se trament avant la poursuite, alliances et manœuvres auxquelles le récit fait davantage de place (v. 16-24) qu’à la poursuite ellemême (v. 25-28). Cet exemple fait apparaître comment la synchronie est ici exploitée à des fins narratives qui vont bien au-delà d’une simple mesure temporelle. Cette synchronie participe à l’ensemble du dispositif qui invite le lecteur à ne pas se laisser seulement conduire par le fil des événements mais à entrer aussi dans l’évaluation qui lui est implicitement suggérée. 72. Sur le phénomène de ces sommaires proleptiques qui fonctionnent comme des titres ou des sous-titres dans le récit biblique, voir J.L. SKA, Quelques exemples de sommaires proleptiques dans les récits bibliques, dans J.A. EMERTON (éd.), Congress Volume. Paris 1992 (VTS, 61), Leiden, Brill, 1995, 315-326. 73. Voir SONNET, L’analyse narrative, p. 71 à qui j’emprunte l’expression «anticipation divine».
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Dans la bouche du narrateur, ימי/ כל־הימיםpermet donc, avec des degrés variables, d’esquisser des fonds de tableau dans lesquels le temps se trouve d’emblée qualifié. L’usage de l’expression se révèle très différent dans le discours direct. Sur les dix occurrences74, trois seulement ont un fonctionnement analogue à celui du discours du narrateur75. Elles sont toutes situées dans une même scène et font figure d’exceptions au regard des sept autres qui présentent trois caractéristiques. Premièrement, l’expression introduit une durée à venir qui, annoncée par le personnage, est projetée en avant du récit et non rapportée dans son effectivité comme c’est le cas dans le discours du narrateur. Deuxième caractéristique, la durée ainsi annoncée n’est pas déterminée par une autre situation qui la mesurerait. Elle n’articule donc pas deux durées coextensives mais pose la durée d’une situation dans l’absolu d’un «pour toujours» (1 S 2,32.35; 28,2; 2 S 19,4) ou dans l’extension maximale d’un «pour toute la vie» (1 S 1,11.28 et 20,31). Troisième caractéristique, cette durée est annoncée dans un acte de parole particulièrement solennel qui peut prendre deux formes: une promesse qui engage définitivement le locuteur (1 S 1,11.28; 28,2; 2 S 19,14) ou l’annonce – sous forme d’oracle (1 S 2,32.35) ou d’avertissement (1 S 20,31) – d’événements qui découlent inexorablement et pour toujours d’une situation déplorable. Dans tous ces cas, que l’expression soit relative ou absolue, elle est équivalente, en termes de durée, à l’adverbe « עולםtoujours», tout en introduisant une nuance de distributivité. Notons que l’usage עולם qui est plus fréquent que ימי/ כל־הימיםen 1 S 1 – 1 R 2, présente le même type d’usage: vingt et une des vingt-deux occurrences de עולםsont dans le discours direct76 et elles apparaissent toujours dans le cadre d’une promesse, d’un serment, d’un oracle ou d’une prière. Au discours direct, les occurrences de l’expression ימי/ כל־הימיםn’ont donc pas d’abord une fonction chronologique, elles ne mesurent pas des périodes de la narration, mais elles contribuent à dévoiler la portée de promesses ou d’événements. Comme lorsqu’elle est utilisée dans le discours du narrateur, 74. Voir tableau 10, p. 122. 75. Il s’agit de la triple énonciation d’une même situation (1 S 25,7.15.16), celle du temps que les bergers de Naval ont passé avec les hommes de David, période caractérisée par le bon traitement que ceux-ci leur ont réservé. Dans la bouche des personnages, l’expression renvoie à une durée passée qui est rappelée, dans un même rapport temporel, donc, que lorsqu’elle apparaît dans le discours du narrateur puisque dans les deux cas, en effet, la durée est close au moment de l’énonciation. 76. 1 S 1,22; 2,30; 3,13.14; 13,13; 20,15.23.42; 27,12; 2 S 3,28; 7,13.16(×2). 24.25.26.29(×2); 12,10; 22,51; 23,5. La seule occurrence dans le discours du narrateur est 1 S 27,8. Notons également que dix-sept de ces vingt et une occurrences sont sous la forme « עד־עולםpour toujours», typique de l’engagement solennel d’une durée. Les exceptions sont: 1 S 27,12; 2 S 7,29(×2); 2 S 23,5.
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cette formule joue donc un rôle direct dans l’expression de la signification de l’histoire. Le dernier groupe des occurrences de ימיםest formé des sept cas où le substantif est précédé de la proposition ב. Ces occurrences figurent toutes dans le discours du narrateur qui met ainsi en valeur la période pendant laquelle interviennent les événements qu’il rapporte. Les six premières occurrences se répartissent à parts égales entre deux usages: soit l’état construit, בימי, est déterminé par un mot qui permet d’identifier la période (1 S 17,12; 2 S 21,1.9), soit l’expression est déterminée par un adjectif démonstratif et signifie «en ces jours-là» (1 S 3,1; 28,1; 2 S 16,23). La dernière occurrence (1 R 1,1), où le terme est à l’état absolu sans démonstratif est une expression unique en son genre qui désigne l’ensemble de l’existence de David au moment où elle parvient à son terme77. Dans le premier cas, la période identifiée est le cadre d’une situation ou d’un événement: ainsi la situation de Jessé «aux jours de Saül [בימי ( »]שאול1 S 17,12), la famine «aux jours de David [( »]בימי דוד2 S 21,1), ou la mise à mort des descendants de Saül par les Gabaonites «aux jours de la moisson [( »]בימי קציר2 S 21,9). Il s’agit donc de situer un fait sur le fond d’une période et non de l’envisager dans son déroulement comme le permet ימי/כל־הימים. Remarquons cependant que le caractère très vague de l’expression ne permet pas de situer précisément l’événement dans le cadre qu’elle pose. Prendre en effet pour amplitude la durée du règne de Saül ou de celui de David laisse bien des possibilités quant au moment de l’événement rapporté. Quand la famine a-t-elle eu lieu? Est-ce après le retour de David à Jérusalem, selon la règle qui veut que la postériorité narrative indique une postériorité chronologique78? La succession irait de soi si l’indication de temps ne venait rendre possible que la famine ait eu lieu n’importe quand pendant le règne de David, soit pendant quarante ans, et qu’elle ait pu avoir lieu en même temps que des événements rapportés précédemment. L’expression de temps se révèle ici inefficace pour situer l’événement sur lequel elle porte. Les trois occurrences de בימים ההם, «en ces jours-là»79 que l’on relève dans le discours du narrateur sont les seules expressions, tous termes confondus, à être déterminées par un adjectif démonstratif. Trois sur les quatre-vingt-douze expressions de durée supérieure au jour (3,2 %), le phénomène relève de l’exception. Dans ces trois cas, l’adjectif démonstratif met en valeur une période de jours pour elle-même. Ces périodes se distinguent de celles que le narrateur glisse dans les sommaires et elles 77. Voir sur cette expression p. 135 n. 69. 78. Voir STERNBERG, La grande chronologie, pp. 7-8. 79. 1 S 3,1; 28,1; 2 S 16,23.
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sont mises en avant pour une caractéristique particulière: jours marqués par la rareté de la révélation divine (1 S 3,1) ou par l’autorité quasi oraculaire des conseils d’Ahitofel (2 S 16,23). Dans ces deux cas, la particularité de la période est posée au moment même où elle va cesser, au moment où un jour va trancher: jour de la révélation de Yhwh au petit Samuel (1 S 3,2), jour où le conseil d’Houshaï va être préféré à celui d’Ahitofel (2 S 17,1.16). Ce dispositif est particulièrement appuyé en 1 S 3,1-2 par un jeu sur les formes de יוםau pluriel et au singulier: de «ces jours-là [ »]בימים ההםse distingue «ce jour-là [»]ביום ההוא. L’usage de 1 S 28,1 est un peu différent. L’expression «en ces jours-là» renvoie au séjour de David chez les Philistins qui vient d’être rapporté: «et il arriva en ces jours-là que les Philistins rassemblèrent leurs armées [ויהי בימים ההם ויקבצו »]פלשתים את־מחניהם. Elle est utilisée comme temps de référence et a, de ce fait, une fonction de «cheville temporelle». Elle ressaisit donc la période du séjour de David pour en faire le cadre de l’engagement militaire des Philistins contre Israël. Par ce seul rapprochement, elle fait éclater toute l’ambiguïté de la stratégie de David sans même avoir besoin de l’expliciter. De plus, cette occurrence de type I ouvre de façon solennelle le dernier acte du conflit entre Saül et David. L’étude du vocabulaire calendaire supérieur au jour fait apparaître qu’il est majoritairement utilisé dans le discours du narrateur et majoritairement pour exprimer des durées comptées. En revanche, les durées que l’on trouve dans la bouche des personnages, si elles sont beaucoup moins fréquentes, sont en majorité des durées non mesurées par le calendrier mais déterminées par une situation. De plus, les longues durées indiquées par le narrateur sont presque exclusivement des durées glissées dans le fil d’un sommaire, sans qu’elles fassent l’objet d’une mise en valeur particulière ni qu’elles aient d’enjeux importants dans la dynamique du récit, sauf lorsqu’elles permettent de poser le «fond de tableau» des événements qui viennent. À l’inverse, les durées de quelques jours constituent des éléments significatifs des scènes dans lesquelles elles apparaissent.
IV. L’ÉCHELLE DU JOUR 1. Le terme et sa fréquence Au sens strict, יוםdésigne la période diurne, distincte de la nuit80. Par extension, il correspond à l’unité calendaire d’un jour, avec ses deux phases, 80. Cette distinction n’est explicite que six fois en 1 – 2 S: 1 S 19,24; 25,16; 28,20; 2 S 3,35; 21,10. Notons que, dans ces versets, le jour et la nuit sont envisagés dans leur durée successive et leur distinction est paradoxalement au service de l’insistance sur la
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diurne et nocturne81; c’est son sens par défaut en 1 S 1 – 1 R 282. D’autres acceptions, peu nombreuses, se rencontrent cependant. Ainsi, par exemple, היוםen 1 S 14,33 et כיוםen 1 S 2,16 et 1 S 9,27 désignent un point du temps bref qui coïncide à celui de l’énonciation. Ici, le sens serait plutôt «maintenant» ou «tout de suite». À l’inverse, les occurrences 1 S 25,10; 1 S 26,19 et 2 S 3,8a semblent renvoyer à un laps de temps plus long que celui d’un seul jour; elles évoquent un état ou une situation contemporains du discours, mais dont le contexte suggère qu’ils durent depuis plus d’un jour. Sur les cent soixante-dix-sept occurrences de יוםau singulier, cent cinquante-trois désignent un jour précis, identifié comme jour dans la narration83. Cette unité apparaît donc comme un élément majeur de la temporalisation du récit. En général, le terme se rapporte aux événements qui font l’objet du récit au moment où il y apparaît. Il indique le jour pendant lequel ces faits se déroulent. Dans le discours du narrateur, on peut trouver des formules du type: «vint le jour où…» (1 S 1,4), «et David se leva et il s’enfuit ce jour-là…» (1 S 21,11). Dans le discours des personnages, יוםest toujours traduit par l’adverbe «aujourd’hui». Mais les occurrences peuvent aussi se rapporter à un jour passé ou à venir. La répartition des occurrences selon ces trois catégories est la suivante: totalité du jour – avec ses deux phases – comme mesure de la durée d’un phénomène, par exemple: «Saül était resté sans manger tout le jour et toute la nuit [»]כל־היום וכל־הלילה (1 S 28,20). En 2 S 3,35, c’est la référence au coucher du soleil qui manifeste que «jour» correspond à la période diurne. 81. Pour une étude sémantique systématique, voir JENNI, יוםyôm day, c. 526-537; M. SÆBØ, yôm, dans TDOT, t. 4, 7-32; DE VRIES, Yesterday, pp. 43-52; BRIN, The Concept of Time, pp. 52-57. 82. Le glissement de sens de la période diurne à l’extension des 24 heures est perceptible par exemple dans le fait qu’en 1 S 3,2 et 26,8 l’événement situé dans le cadre d’un «jour» a lieu pendant la nuit. 83. Les occurrences qui ne désignent pas un jour particulier sont: – 1 S 17,16 et 2 S 24,8 où la forme au singulier suit un nombre selon les règles de l’accord en hébreu. Si la forme est au singulier, le sens est celui d’un nombre important de jours, donc d’une durée; – les occurrences de כיום/( כהיום1 S 2,16; 9,13.27; 1 R 1,51). Elles renvoient à l’instant même du discours et ont le sens de «immédiatement», «tout de suite». Voir DE VRIES, Yesterday, p. 52 n. 7; JENNI, יוםyôm day, c. 533. – 1 S 13,22; 18,10 (2x); 27,10 et 2 S 21,10 où les occurrences sont itératives; – 1 S 21,7 où il s’agit d’une référence générale à un rite liturgique et 1 S 25,8 où l’expression qualifie le jour sans le poser comme référence; – 1 S 25,10 et 26,19 où le terme renvoie, dans le discours direct, à une situation générale contemporaine du locuteur et non à un jour précis; – l’expression «jusqu’à ce jour» dans les sept étiologies (1 S 5,5; 6,18; 1 S 27,6; 30,25; 2 S 4,3; 6,8; 18,18), auxquelles il faut ajouter 1 S 9,9. Le «jour» dont il est question sort de la ligne du temps que couvre le récit pour venir au-devant du lecteur; – 2 S 22,19 qui, situé dans un poème, ne participe pas à la construction de la temporalité du récit.
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LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
DISCOURS DU 1– L’indication de temps pose le cadre temporel des événements racontés.
DISCOURS DIRECT
NARRATEUR
«ce jour-là» ביום ההוא
33/37
84
«aujourd’hui»
«le jour de/où» ביום+ détermination
6/1485 היום
48/5690
«le jour» היום
5/5686 היום הזה
24/2491
«depuis ce jour-là» מהיום ההוא
3/387 כיום הזה
2/292
«tout le jour» כל־היום
2/288 ביום הזה
2/293
«jusqu’au jour» עד היום
1/489
Total: 126/153 (82 %)
50/126
2– L’indication «le jour de/où» de temps se ביום+ détermination rapporte à un 1/1494 jour passé «depuis le jour où» מיום 1/695 למן־היום Total: 15/153 (10 %) 3– L’indication «jusqu’au jour» de temps se עד יום rapporte à un jour à venir
76/126 «le jour de/où» ביום ההוא 1/3797 ביום+ détermination 3/1498 3/5699
1/196
היום «depuis le jour de/où» מיום 5/6100
3/15
12/15
3/4101 «ce jour-là» ביום ההוא
3/37102
«en un jour» ביום+ détermination
2/2104
«un jour» יום Total: 12/153 (8 %)
4/14103
3/12
9/12
56/153 (36 %)
97/153 (64 %)
Tableau 12: Les usages de « יוםjour» au singulier
L’ÉCHELLE DU JOUR
143
De façon massive (cent vingt-six occurrences soit 82 %), יוםse rapporte au jour même dans lequel se déroulent les événements rapportés. En comparaison, les autres usages de «jour» (catégorie 2 et 3) apparaissent mineurs.
84. 48 occurrences de יוםsont précédées de la préposition ב, mais la fréquence de l’expression ( ביום ההוא37 occurrences) et sa prépondérance dans le discours du narrateur conduisent à les distinguer comme un groupe en soi. Celles qui posent le cadre temporel des événements racontés sont au nombre de 33: 1 S 3,2; 4,12; 6,15.16; 7,6.10; 9,24; 10,9; 12,18; 14,18.23.24.31.37; 18,2; 20,26; 21,8.11; 22,18; 27,6; 31,6; 2 S 2,17; 3,37; 5,8; 6,9; 11,12; 18,7.8; 19,3(×2).4; 23,10; 24,18. 85. 1 S 20,34; 30,1; 2 S 1,2; 12,18; 22,1; 23,20. 86. Deux fois dans l’expression …( ויהי היום ו1 S 1,4; 14,1), une fois dans la détermination d’une partie du jour (2 S 4,5) et dans l’expression «la chaleur du jour» (1 S 11,11) et une fois pour désigner spécifiquement la période diurne (2 S 3,35). 87. 1 S 16,13; 18,9; 30,25. 88. 1 S 19,24; 28,20. 89. 2 S 19,25. 90. Le total des formes de היוםne tient pas compte des 29 היום הזהqui, par leur nombre et leurs usages, sont distingués comme un groupe (voir note suivante): 1 S 4,3.16; 9,12(×2).19; 10,2.19; 11,13; 12,17; 14,28.30.33.38; 15,28; 18,21; 20,27; 21,6; 22,15; 24,5.11.19; 25,10; 26,8.19.23; 2 S 3,8(×2).39; 6,20(×2); 11,12; 14,22; 15,20; 16,3; 18,31; 19,6(×2).7(×3).21. 23(×3).36; 1 R 1,25.48; 2,24 En 1 S 24,5, la proposition relative qui suit היוםne permet pas de traduire par «aujourd’hui», mais le personnage renvoie bien au jour qu’il est en train de vivre et qu’il détermine par la relative. 91. 1 S 8,8; 12,2.5; 14,45; 17,10.46(×2); 24,11.20; 25,32.33; 26,21.24; 28,18; 29,3.6.8; 2 S 3,38; 4,8; 7,6; 16,12; 18,20(×2); 1 R 1,30. Notons que 1 S 12,2; 29,3.6.8; 2 S 7,6 présentent une formule du type: מן … עד־היום הזה. Si la formule exprime une durée, son point d’aboutissement est «l’aujourd’hui» du personnage. Je reviendrai sur ces formules. 7 autres occurrences se trouvent dans les formules étiologiques qui ne sont pas prises en compte dans ce tableau parce qu’elles ne correspondent pas à un jour du temps raconté. Voir n. 83. 92. 1 S 22,8.13. 93. 1 S 11,13; 1 R 2,26. 94. 2 S 21,12. 95. 1 S 7,2. 96. 2 S 19,25. 97. 1 S 22,22. 98. 1 S 20,19; 2 S 19,20; 1 R 2,8. 99. 1 S 30,13 היום שלשה: littéralement: «aujourd’hui, trois», c’est-à-dire il y a trois jours, l’expression calendaire se rapporte bien ici à un jour passé, cadre de l’événement passé que rapporte l’esclave, même si le terme היוםà lui seul se rapporte au jour en cours dans la narration, à partir duquel le calcul chronologique est fait]; 2 S 7,11 et 1 S 9,20 dans une expression où il est associé à une occurrence de יוםau pluriel. 100. 1 S 8,8; 29,3.6.8; 2 S 13,32. 101. 1 S 15,35; 2 S 6,23; 20,3. יוםétant à l’état construit, il n’a pas d’article. 102. 1 S 3,12; 8,18(×2). 103. 1 S 2,34; 2 S 18,20; 1 R 2,37.42. 104. 1 S 26,10; 27,1.
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LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
Les trois catégories présentent une caractéristique commune significative: le nombre d’occurrences est sensiblement plus élevé dans le discours direct que dans celui du narrateur. Dans la catégorie 1, 61 % des occurrences sont dans le discours direct, la catégorie 2 en compte 80 % et la catégorie 3, 75 %. C’est donc au total 69,5 % des occurrences de «jour» qui figurent dans un discours direct. Poser cette référence calendaire est donc majoritairement un phénomène qui relève des personnages: le «jour» est d’abord une réalité parlée, une réalité dont les personnages parlent. C’est pour les catégories 2 et 3 que la proportion d’occurrences au discours direct est la plus forte, et il n’est pas surprenant qu’annoncer des jours à venir ou rappeler des jours passés relève d’abord du discours direct. Si le phénomène est un peu moins fréquent en proportion dans la catégorie 1, son importance numérique en fait cependant un trait récurrent du récit: à soixante-dix-sept reprises, dans les cinquante-sept chapitres que compte 1 S 1 – 1 R 2, un personnage dit «aujourd’hui». La catégorie 1 se distingue par le mode de détermination de ses occurrences: soixante-quatre sur cent vingt-six, c’est-à-dire la moitié, sont déterminées par un adjectif démonstratif. En revanche, on ne relève qu’une seule occurrence déterminée par un démonstratif dans la catégorie 2 et trois dans la catégorie 3. Il apparaît donc que le jour, lorsqu’il renvoie au cadre temporel des événements qui sont en train d’être racontés, est de façon majoritaire une réalité désignée, et le plus souvent par les personnages mais très fréquemment aussi par le narrateur. Ce point distingue nettement la catégorie 1 des deux autres et suggère un usage spécifique dans la narration. Il convient donc d’étudier les usages du terme dans chaque catégorie pour préciser leur impact dans la production de la temporalité du récit. L’importance numérique de la catégorie 1 justifie que l’essentiel de l’étude lui soit consacré. 2. Usages et fonctions du terme «jour» dans le récit a) Le jour comme cadre chronologique Affirmer que 1 S 1 – 1 R 2 se présente comme un récit de jours significatifs semble être une banalité, en tout cas une remarque dont il n’apparaît pas a priori qu’elle énoncerait une spécificité du corpus. Cela n’est-il pas le cas de bien des récits bibliques? Que l’on pense, par exemple, au jour où Yhwh appela Abraham, à celui où Joseph fut vendu par ses frères, à celui où il s’est fait reconnaître d’eux, au jour où Moïse fut sauvé des eaux, où Yhwh l’appela du buisson, etc. Autant d’événements dont le lecteur infère, à partir de son expérience du temps, qu’ils ont eu lieu non
L’ÉCHELLE DU JOUR
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seulement un jour mais aussi dans la durée d’un seul jour. Cependant, le cadre chronologique d’aucune de ces scènes n’est précisé. En 1 S 1 – 1 R 2, en revanche, toutes les scènes importantes, les plus détaillées, et beaucoup de scènes voire de sommaires plus brefs sont explicitement situés dans le cadre d’un jour105. Il s’agit d’un trait récurrent de la poétique du temps dans ces livres puisque cent vingt-six occurrences de יוםsont utilisées pour préciser le cadre calendaire des événements racontés (catégorie 1). Elles mettent en relief la mesure temporelle dans laquelle s’inscrit l’événement auquel elles se rapportent. C’est dans le discours direct, on l’a vu, que l’on relève le plus grand nombre d’occurrences. Celles-ci sont donc toujours dans des scènes et ont systématiquement la valeur d’un «aujourd’hui». Le personnage désigne le jour qu’il est en train de vivre et dont il parle. Par exemple, Joab s’exclame à la fin de l’entretien qu’il a manigancé entre David et la femme de Teqoa: «aujourd’hui [ ]היוםton serviteur sait que j’ai trouvé grâce à tes yeux, Monseigneur le roi, car le roi a agi selon la parole de son serviteur» (2 S 14,22). Dans le discours du narrateur, les occurrences de יוםse répartissent entre des passages en mode scénique et d’autres qui relèvent de sommaires, sans que la distinction soit toujours facile à établir106. En effet, יוםn’est pas utilisé dans des sommaires qui forment une unité narrative autonome107. En revanche, le terme se situe souvent dans des versets qui appartiennent à des scènes, mais qui y introduisent un élément de sommaire. La scène du massacre des prêtres de Nob, par exemple, s’achève par ces mots: «et il fit mourir ce jour-là [ ]ביום ההואquatre-vingt-cinq hommes portant l’éphod de lin» (1 S 22,18b). Ce sommaire est étroitement dépendant de la scène qu’il ressaisit dans son ensemble pour en dresser le bilan. Il s’agit là d’un usage très caractéristique de יוםdans le discours du narrateur. Souvent en fin de scène, et parfois en cours, il souligne le point d’aboutissement de l’action, en explicite conséquences ou implications. Ainsi, l’échange entre Saül et Jonathan, le second jour de la lune s’achève-t-il par «et Jonathan se leva de table en colère et il ne 105. Sur l’ensemble des récits singulatifs de 1 S 1 – 1 R 2, on peut estimer que 73 sont inscrits dans le cadre d’un jour; en revanche, les récits singulatifs qui ne sont pas inscrits dans un cadre calendaire comme jours sont plus ou moins 25. Pour le détail, voir infra, tableau 14, pp. 171-175. 106. Je propose ici la répartition suivante tout en ayant bien conscience de la difficulté à distinguer les deux dans beaucoup de cas: – scène: 1 S 1,4; 3,2; 4,12; 6,15.16; 7,6; 14,1.18.23.37; 20,26; 28,20; 2 S 1,2; 3,35.37; 5,8; 6,9; 19,3(×2).4; 22,1; 24,18. – sommaire: 1 S 7,10; 9,24; 10,9; 11,11; 12,18; 14,24.31; 16,13; 18,2.9; 19,24; 20,34; 21,8.11; 22,18; 30,1.25; 31,6; 2 S 2,17; 11,12; 12,18; 18,7.8; 23,10.20. 107. Exception faite de 2 S 23,20 dans l’expression «jour de neige».
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mangea rien au second jour de la lune [( »]ביום־החדש השני1 S 20,34). Ou encore, au terme de la scène de deuil sur Avner: «tout le peuple et tout Israël surent ce jour-là [ ]ביום ההואque le meurtre d’Avner fils de Ner n’était pas le fait du roi» (2 S 3,37)108. Quand il s’agit de scènes de combat ou de massacre, c’est dans le bilan des gains ou des pertes du jour que l’occurrence apparaît. C’est le cas par exemple au terme de la scène de la mort de Saül: «et Saül, trois de ses fils, son porteur d’arme et tous ses hommes moururent ensemble ce jour-là [( »]ביום ההוא1 S 31,6)109. Enfin, l’indication de temps peut accompagner la mention de l’accomplissement de ce qui a été ordonné ou annoncé précédemment. Ainsi, après que Samuel a annoncé une série de signes à Saül, le narrateur conclut: «et tous ces signes arrivèrent ce jour-là [( »]ביום ההוא1 S 10,9)110. Dans tous ces cas, l’occurrence de יוםaccompagne l’expression du point d’aboutissement ou du résultat des événements rapportés, en même temps qu’elle les inscrit dans le cadre d’un jour. Lorsque יוםapparaît en cours de scène dans un sommaire ou un commentaire du narrateur c’est pour introduire un aspect de la situation qui n’avait pas été signalé auparavant, par exemple lorsque le narrateur précise: «il y avait ce jour-là l’arche de Dieu et les fils d’Israël» (1 S 14,18), ou encore «il y avait là ce jour-là un des serviteurs de Saül retenu en présence de Yhwh» (1 S 21,8)111. Mais l’indication de temps peut aussi souligner un événement qui arrive inopinément et marque un tournant dans la scène, comme c’est le cas par exemple de l’intervention divine pendant que Samuel offre un holocauste: «Yhwh gronda d’une voix forte ce jour-là [ ]ביום ההואcontre les Philistins» (1 S 7,10)112. Ces références constantes aux jours sont les indications chronologiques les plus fréquentes du récit. Elles établissent ce qui apparaît être une sorte de «norme temporelle» pour les scènes, une mesure qui les inscrit dans un cadre calendaire déterminé. Ce procédé récurrent a pour effet d’accentuer la mise en valeur des événements que le mode scénique produit déjà par lui-même. Celui-ci, en effet, avec ses relations plus détaillées, les dialogues des personnages, l’attention portée à leurs actions et interactions, fait ressortir certains événements sur le fond de la ligne narrative. Lorsque de plus, ceux-ci s’inscrivent dans le cadre d’un jour, le recours à une mesure calendaire renforce leur perceptibilité comme moment spécifique. Traitement scénique et référence chronologique se conjuguent donc pour mettre 108. Voir aussi: 1 S 6,15.16; 7,6; 18,2; 19,24; 21,11. 109. Voir aussi: 1 S 14,23.31b; 22,18b; 2 S 2,17; 18,7-8;19,3(×2).4; 23,10. 110. Voir aussi: 1 S 9,24; 2 S 11,12. 111. Voir aussi: 1 S 14,24.31a; 28,20. 112. Voir aussi: 1 S 12,18; 14,37 (où il s’agit d’une non-manifestation); 2 S 6,9. 1 S 4,17 relève de cette catégorie sans qu’il s’agisse d’une intervention divine.
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en exergue certains événements comme particulièrement significatifs. Les jours auxquels ils ont lieu sont des jours qui ont un poids particulier dans le récit, des jours qui comptent. b) Le jour comme mode de désignation du «temps qui compte» La mise en valeur des événements par leur inscription dans le cadre d’un «jour qui compte» est considérablement accrue par le mode de détermination de יום. Comme il apparaît dans le tableau 12 (supra, p. 142), les occurrences de la catégorie 1 sont majoritairement déterminées par des adjectifs démonstratifs (64/126, soit 51 %), ce qui constitue une spécificité notable de ce groupe d’occurrences. La catégorie 2 n’en compte que 1/15, la catégorie 3, 3/11; quant aux expressions de durée, seules 3/59 sont déterminées par un démonstratif. Autrement dit, ce qui relève de l’exception dans tous les autres cas constitue ici la majorité. La fonction déictique de ces démonstratifs fait du jour une unité calendaire désignée. C’est le cas aussi des occurrences de היוםseul dans le discours direct: la forme, qui signifie «aujourd’hui», est toujours déictique. Ces quarante-neuf occurrences s’ajoutent donc aux soixante-quatre déterminées par un démonstratif et c’est alors cent treize des cent vingt-six occurrences de היום, soit 90,5 %, qui sont déictiques. De façon massive, les jours sont des jours désignés. Mais s’ils le sont, c’est parce que les événements de ces jours-là sont des événements qui sortent de l’ordinaire. Le démonstratif désigne le jour qu’il détermine, mais l’expression dans son ensemble est utilisée de telle manière qu’elle désigne elle-même ce qui rend ce jour significatif. Ainsi, lorsque le narrateur conclut le récit de l’onction de David par ces mots: «et l’esprit de Yhwh fondit sur David depuis ce jour-là [מהיום ]ההואet pour la suite» (1 S 16,13), le démonstratif désigne ce jour, mais l’ensemble de l’expression fait ressortir ce qui le rend si particulier: l’investissement de David par l’esprit de Yhwh. La proposition dans laquelle cet événement est rapporté est précisément celle dans laquelle יוםapparaît, celle-là même où s’énonce le plus déterminant de ce jour. La place de l’expression de temps dans le discours n’a donc rien de fortuit. Comme l’a montré van der Merwe113, la position de l’expression correspond à des fonctions et à des degrés d’accentuation plus ou moins grands. La typologie de van der Merwe attire d’abord l’attention sur le moment du récit auquel intervient l’indication de temps. Lorsqu’elle fixe le temps de référence (type I), elle est située d’emblée en tête d’une unité narrative significative; dans les trois autres types, elle apparaît au cours 113. Voir supra, p. 112 et suivantes.
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du récit. Sa place dans la proposition importe alors parce qu’elle traduit une plus ou moins grande accentuation de l’indication de temps. En 1 S 1 – 1 R 2, le terme יוםest rarement utilisé comme temps de référence (type I). Six occurrences seulement remplissent cette fonction: 1 S 1,4; 3,2; 14,1; 30,1; 2 S 1,2; 12,18. De plus, seule l’occurrence de 1 S 3,2 est déterminée par un démonstratif. Cet usage relève donc de l’exception. Cependant, si à la différence de toutes les autres, elles posent un cadre temporel a priori, en début de scène, les modalités de leur mise en œuvre leur confèrent pourtant une fonction de désignation comparable à celle des autres occurrences. Ces six expressions, en effet, se partagent entre deux types d’usage. Dans les trois premiers cas, 1 S 1,4; 3,2 et 14,1, elles mettent en valeur le jour qu’elles introduisent comme un jour qui se distingue d’une longue suite de jours indéterminés. C’est le cas pour l’expression qui fixe le point de départ du temps de référence de l’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2: «et arriva le jour où Elqana offrit le sacrifice» (1 S 1,4). Je ne reviens pas sur le système temporel du récit d’ouverture qui a fait l’objet du chapitre précédent. Qu’il suffise de rappeler que le caractère décisif du jour qui commence au v. 4 est suggéré par le jeu sur ימים/יום entre l’exposition et le début de la scène. Le jour singulier, unique, qui commence au v. 4 s’ouvre sur le fond des cycles annuels évoqués dans le verset précédent par l’expression « מימים ימימהd’année en année (littéralement: depuis des jours vers des jours)». Le point de départ du temps de référence apparaît donc comme un jour fondateur qui échappe au cycle et y met fin. Le même phénomène se répète en 1 S 3. La première indication de temps, v. 1, désigne une période de jours: «la parole de Yhwh était rare en ces jours-là [ ]בימים ההםet il n’y avait pas beaucoup de visions». Puis, dans le verset suivant, le narrateur pose le temps de référence de la scène qui s’ouvre: «et il arriva, ce jour-là []ביום ההוא, qu’Éli était couché dans son lieu» (v. 2). Là encore, il s’agit de mettre en valeur un jour comme jour qui tranche dans une période, ce que renforce l’usage d’un démonstratif pluriel puis singulier: de «ces jours-là [( »]בימים ההםv. 1) se distingue «ce jour-là [( »]ביום ההואv. 2). Enfin, en 1 S 14,1, cet effet est produit par un jeu sur ( והיה ביום1 S 13,22) et ( ויהי היום1 S 14,1). La première expression, «et il arrivait, au jour du combat [»]והיה ביום מלחמת, est itérative114. Elle introduit les conséquences de la période où les Philistins empêchaient Israël de se procurer des armes. Puis, après la mention au wayyiqtol d’une sortie des Philistins au v. 23, le récit poursuit: «vint le jour où Jonathan, fils de Saul, dit… [»]ויהי היום ויאמר יונתן בן־שאול 114. Sur la difficulté, dans des cas comme celui-ci, à clairement distinguer entre itératif et duratif, voir FOKKELMAN, Iterative Forms, pp. 49-50.
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(1 S 14,1); ici, l’expression de temps est clairement singulative et introduit le récit d’un jour marquant dans la longue période de conflit avec les Philistins (1 S 14,52). Dans ces trois cas, l’occurrence de יוםde type I est toujours immédiatement précédée d’une autre occurrence qui ne relève pas du temps de référence et qui appartient à l’expression d’une durée. Si le jour ainsi introduit ne met pas en évidence la raison pour laquelle il est déterminant, le jeu sur les deux occurrences successives produit un effet équivalent. Il s’agit non seulement de fixer un moment par rapport à un autre, mais de le pointer, de le désigner pour lui-même. D’emblée, la scène ainsi introduite est non seulement posée dans le cadre d’un jour, mais surtout dans celui d’un jour qui tranche. Voilà le lecteur averti: ce jour se distinguera des autres. Reste à découvrir comment. Les trois autres occurrences, 1 S 30,1; 2 S 1,2; 12,18, ont en commun d’être accompagnées d’un nombre ordinal «et il arriva… le troisième jour [ »]ויהי… ביום השלישיen 1 S 30,1 et 2 S 1,2 et «et il arriva… le septième jour [ »]ויהי ביום השביעיen 2 S 12,18. Cette précision a une fonction analogue à celle de l’adjectif démonstratif. Elle aussi désigne un jour, mais dans une période où le nombre de jours compte et où certains pèsent plus lourd que d’autres; ainsi en est-il dans la dizaine de jours où se joue le dénouement du conflit entre David et Saül: sont distingués le jour de l’arrivée de David à Ciqlag détruite («le troisième jour» 1 S 30,1) puis celui où lui parvient la nouvelle de la mort de Saül («le troisième jour» 2 S 1,2). Enfin, la mort de l’enfant né de Bethsabée marque la fin du temps de la pénitence de David, «le septième jour» (2 S 12,18). Il apparaît donc que les six occurrences qui participent à l’établissement du temps de référence non seulement situent le jour qu’elles introduisent dans la chronologie relative du récit, selon la fonction spécifique qui leur revient, mais le font en introduisant ce jour comme un jour qui se distingue d’autres jours, eux aussi évoqués. En ce sens, elles remplissent également, mais de façon particulière, la fonction déictique attachée aux occurrences de יוםde la catégorie 1. Puisque six occurrences seulement sur cent vingt-six marquent le temps de référence, les cent vingt autres, soit 95 %, relèvent des types II, III et IV de van der Merwe. Elles apparaissent au fil du récit à des endroits variables, et ont en commun de modifier le «profil temporel» de l’événement auquel elles se rapportent115. Cette fonction est très générale et lorsque van der Merwe précise ce qu’il entend par là, il indique l’aspect de l’action, sa durée et sa fréquence, mais aussi le moment de l’événement lui-même. C’est précisément en pointant le moment de l’événement que 115. VAN
DER
MERWE, «Reference Time», p. 523.
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ces occurrences de יום, tous types confondus, ont une manière propre d’en modifier le profil temporel. En effet, puisqu’elles ne fixent pas le temps de référence, elles ne sont pas placées en tête de la scène sur laquelle elles portent. Mais, qu’elles apparaissent dans le discours des personnages ou dans celui du narrateur, elles sont introduites dans le récit «de biais», à propos d’autre chose. Ainsi, lorsque Mikal s’adresse à David après qu’il a fait revenir l’arche à Jérusalem, elle lui dit: «ne s’est-il pas fait honneur aujourd’hui [ ]היוםle roi d’Israël qui s’est découvert aujourd’hui [ ]היוםaux yeux de ses servantes et de ses serviteurs» (2 S 6,20). Son propos n’a pas pour objectif de poser le cadre chronologique de la fête mais plutôt de souligner le caractère inconvenant à ses yeux de l’attitude de David. Cependant, son double «aujourd’hui» situe cette fête dans un cadre calendaire. Le fonctionnement est le même dans le discours du narrateur. Lorsqu’il achève le récit de la victoire de David sur Goliath par «et Saül le prit ce jour-là [ ]ביום ההואet il ne lui donna pas de retourner à la maison de son père» (1 S 18,2), il met en valeur la conséquence du coup d’éclat du jeune homme, mais par la référence temporelle qu’il utilise, il l’inscrit du même coup explicitement dans le cadre d’un jour. Dans ces deux cas, l’indication de temps est un simple complément circonstanciel dans une des propositions de la scène. Ainsi, toutes les occurrences de «jour» qui ne sont pas de type I – soit 95 % – sont-elles complément de temps de la proposition dans laquelle est énoncé le point culminant de l’événement, son enjeu majeur, son fruit ou un de ses aspects déterminants. C’est donc en portant précisément sur cette proposition que le terme désigne comme jour l’ensemble du récit où il se trouve. En 1 S 7, par exemple, on relève deux occurrences de יוםau singulier, une dans chacune des unités qui composent le chapitre. 1 S 7,2-6 rapporte le processus de conversion du peuple. Le temps de référence est posé au v. 2 par l’indication de la durée écoulée entre l’arrivée de l’arche à Qiryath-Yéarim (v. 1) et les soupirs du peuple (v. 2). Suivent l’appel à la conversion de Samuel (v. 3), l’éloignement des idoles (v. 4) et la convocation du peuple à Miçpa (v. 5). Aucun de ces événements qui se succèdent rapidement ne fait l’objet d’une précision temporelle. L’ensemble s’achève par un rite pénitentiel. Il n’est pas non plus situé dans le temps lorsqu’il commence, au v. 6, mais le verset s’achève ainsi: «ils jeûnèrent ce jour-là [ ]ביום ההואet ils dirent là: ‘nous avons péché contre Yhwh’». L’indication de temps porte directement sur le verbe «jeûner» et de façon seconde sur le verbe «dire». Ainsi, la première indication de temps depuis le v. 2 a pour fonction de souligner les gestes qui scellent le retour du peuple vers Yhwh: le jeûne et la confession du péché. C’est cela qui importe, et c’est pour cela que le jour de l’assemblée est
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pointé comme un jour spécifique, ce qui n’est pas le cas, par exemple, de celui de l’exhortation de Samuel au v. 3. Notons qu’ici, le «jour» significatif est le point d’aboutissement de tout un processus temporel dont la durée, qui n’est pas précisée, est écrasée par le récit. La séquence suivante, 1 S 7,7-13, présente un phénomène similaire. Aucune indication de temps ne la situe par rapport à la précédente, mais le lien de succession est explicité par l’élément déclencheur de ce nouvel épisode: le fait que les Philistins ont appris l’assemblée d’Israël à Miçpa et qu’ils montent attaquer le peuple. La scène qui suit rapporte la panique qui saisit Israël, le sacrifice offert par Samuel, l’attaque engagée par les Philistins pendant le sacrifice, le tonnerre divin contre les Philistins, leur débandade et leur déroute devant l’armée d’Israël, enfin, l’élévation par Samuel d’une pierre commémorative du secours apporté par Yhwh. La seule indication de temps de tout cet ensemble se trouve au v. 10b: «et Yhwh tonna d’une grande voix ce jour-là [ ]ביום ההואcontre les Philistins». Elle met en valeur l’intervention divine, c’est-à-dire l’action transformatrice qui provoque le dénouement. Ainsi, le plus décisif de ce jour-là n’est pas le point d’aboutissement de l’action, comme c’était le cas au v. 6, mais son point culminant; la place de l’indication temporelle, au milieu du récit et non pas, par exemple, dans la déclaration finale de Samuel, le signifie. Notons, pour finir, que les deux jours mis en valeur dans ce chapitre font système: au jour du retour du peuple vers Yhwh répond celui de l’engagement de Yhwh aux côtés d’Israël, le premier jour rendant possible le second. À chaque fois, l’indication de temps apparaît dans la proposition qui énonce le plus décisif de ces jours. Le procédé est le même dans les interventions des personnages au discours direct. Mais au lieu de faire ressortir un élément incontestablement déterminant, comme le fait la voix d’autorité du narrateur, c’est le point de vue du personnage sur la signification de ce qu’il vit qui est alors mis en valeur, avec toute la subjectivité dont le discours direct peut être chargé. En faisant ressortir un élément de sa situation, le personnage l’évalue. Mais très souvent, dans le contexte où il prend la parole, il se trouve lui-même évalué par le jugement qu’il porte. Il peut se montrer plein de discernement ou au contraire aveuglé par la jalousie, la haine, l’orgueil, etc. La comparaison entre les propos de David à Abigaël en 1 S 25,32-33 et ceux que lui adresse Mikal en 2 S 6,20, est éloquente à cet égard. Les deux interventions ont en commun une certaine force d’affirmation, perceptible au fait qu’elles présentent, l’une et l’autre, une double occurrence de יום. De plus, dans les deux cas, l’évaluation du jugement du personnage est construite par un jeu de contraste avec ce que mettent en valeur d’autres marqueurs temporels qui engagent aussi l’échelle du jour. Ainsi, en 1 S 25, David
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arrive chez Naval un «jour de fête [( »]יום טובv. 8). Mais Naval refusant de l’accueillir, il projette d’en faire un jour de violence et de sang: «Que Dieu fasse ceci aux ennemis de David116 et qu’il y ajoute cela si j’épargne de tout ce qui lui appartient, d’ici demain matin []עד־הבקר, ce qui urine sur un mur» (v. 22). Mais après avoir écouté l’exhortation d’Abigaël à renoncer à la violence, il déclare: «Béni soit Yhwh Dieu d’Israël qui t’a envoyée aujourd’hui même [ ]היום הזהà ma rencontre. Béni soit ton discernement et bénie sois-tu toi-même de m’avoir retenu aujourd’hui même [ ]היום הזהd’en venir au sang et de me sauver par ma propre main» (v. 3233). Les deux occurrences de היוםaccompagné du démonstratif soulignent d’abord le caractère providentiel de cette rencontre, ce jour même qui devait être celui d’un meurtre et alors que David était déjà en route pour tuer. Elles mettent également en évidence la qualité du discernement de David lorsqu’il loue celui d’Abigaël. Elles soulignent en effet, par les verbes sur lesquels elles portent, les deux éléments qui ont été déterminants à ses yeux, ceux par lesquels il a su se laisser convaincre malgré la violence qui l’habitait: l’initiative divine derrière la démarche d’Abigaël et le fait que cette dernière l’a gardé de sa propre violence. De jugement sur la signification d’un jour et de châtiment, il est aussi question dans le face à face de David et Mikal. Après l’indication de la durée du séjour de l’arche chez Oved Edom (2 S 6,11), le récit ne présente plus aucune indication temporelle. La scène de la montée de l’arche à Jérusalem a lieu implicitement au terme de cette durée, mais elle n’a pas d’introduction temporelle propre. On relève cependant, v. 16, une coïncidence entre l’entrée de l’arche dans la ville et la présence de Mikal à sa fenêtre. Elle prépare le face-à-face entre David et sa femme. Or, c’est justement dans le discours de celle-ci qu’apparaissent deux occurrences de יום. C’est donc par la bouche de la femme que l’entrée de l’arche à Jérusalem est inscrite dans le cadre d’un jour et surtout que ce moment se trouve qualifié: «et Mikal, fille de Saül, sortit à la rencontre de David et dit: ‘comme il s’est glorifié aujourd’hui [ ]היוםle roi d’Israël qui s’est dénudé aujourd’hui [ ]היוםaux yeux des servantes de ses serviteurs comme se dénude complètement un homme de rien’» (v. 20). L’ironie est ici mordante et elle procède du rapprochement, souligné par les deux occurrences de יום, entre l’autoglorification et le fait de se dénuder comme un vaurien. Dans le contexte de célébration liturgique, de joie et de bénédiction qui marque l’arrivée de l’arche, les propos de Mikal font entendre 116. Sur l’étrangeté de cette formule de serment, voir BARTHÉLEMY, Critique textuelle, p. 213.
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une incapacité à saisir la portée de ce qui se passe. Son jugement s’en trouve immédiatement disqualifié et il apparaît comme la cause du châtiment qui la frappe. C’est encore une occurrence de יוםqui souligne la sévérité de la sanction: «et pour Mikal, fille de Saül, il n’y eut pas pour elle d’enfant jusqu’au jour de sa mort [( »]עד יום מותהv. 23). La scène s’achève par ce phénomène rare en 1 S 1 – 1 R 2 de l’anticipation d’un jour par le narrateur. La mort de Mikal, qui a dû intervenir plus tard la mention d’une stérilité supposant une certaine durée, ne sera pas rapportée lorsqu’elle interviendra et c’est sur cette annonce que la femme sort du récit, dans une forme de «mort narrative»117. Cette dernière notation du narrateur suggère que c’est déjà le jour de sa mort qui s’inscrit dans celui dont elle n’a pas su ou pas voulu reconnaître la signification. Toutes ces occurrences relèvent du type III ou IV de van der Merwe, c’est-à-dire des positions les moins accentuées dans la proposition. Et il est difficile de distinguer entre elles une différence significative dans la manière dont elles insistent sur l’élément sur lequel elles portent dans la proposition118. En revanche, on compte dix-huit occurrences de type II119. Il s’agit de la position la plus accentuée, celle où le terme se situe juste avant le verbe. On relève ces occurrences exclusivement dans des propositions au discours direct, alors que les expressions de type III et IV sont nombreuses et dans le discours du narrateur et dans celui des personnages. Or, les occurrences de type II relèvent d’un usage très spécifique: elles apparaissent toujours au point culminant de l’investissement subjectif du personnage, lorsque celui-ci engage une parole et doit s’engager en elle. C’est Samuel rappelant au peuple son apostasie au moment où Saül est publiquement désigné roi: «et vous, aujourd’hui, vous avez rejeté votre 117. Sur le phénomène qui consiste à rapporter par anticipation la mort d’un personnage qui sort ainsi du récit alors que, logiquement, son existence se poursuit pendant ce qui est raconté dans la suite, voir STERNBERG, La grande chronologie, pp. 72-73. 118. Deux chapitres, 1 S 14 et 2 S 19 présentent un nombre significatif d’occurrences de יוםau singulier qui pourrait permettre de percevoir une différence entre le type III et le type IV. En 1 S 14, sur 11 occurrences au total, on en compte 5 de type III (1 S 14,24. 28.37.38.45) et 5 de type IV (1 S 14,18.23.30.31.33). On pourrait considérer que les occurrences de type III portent sur des événements plus déterminants pour la progression de l’action que celles de type IV. Mais en 2 S 19, on compte 11 occurrences de type IV (2 S 19,3[×2].4.6[×2].7[×3].20.21.23) et une seule de type III (2 S 19,35) qui porte sur une question mineure par rapport à l’importance du jour de la mort d’Absalom à laquelle se rapportent les occurrences de type IV. Il me semble donc difficile de déceler un usage différent entre III et IV qui vaudrait dans l’absolu. En revanche, à l’intérieur d’une scène aux occurrences nombreuses, le jeu sur la place de l’expression peut avoir des effets d’emphase plus ou moins marqués. 119. 1 S 9,12.13; 10,19; 11,13; 17,46; 21,6; 22,15; 24,5.11; 25,10; 2 S 3,8; 14,22; 15,20; 16,3; 18,20; 19,23(×2); 1 R 2,24.
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Dieu [»]ואתם היום מאסתם את־אלהיכם120 (1 S 10,19); c’est Saül justifiant devant ses hommes pourquoi, ce jour-là, on ne peut tuer un adversaire: «aucun homme ne sera tué en ce jour, car aujourd’hui, Yhwh a accompli un salut en Israël [( »]כי היום עשה־יהוה תשועה בישראל1 S 11,13) ou à l’inverse Salomon décidant de mettre à mort Adonias: «Et maintenant par la vie de Yhwh qui m’a affermi et m’a fait asseoir sur le trône de David mon père et qui a fait pour moi une maison comme il l’avait dit: oui, aujourd’hui Adonias mourra [( »]כי היום יומת אדניהו1 R 2,24); c’est David annonçant à Goliath son funeste destin: «aujourd’hui même Yhwh t’enfermera dans ma main [( »]היום הזה יסגרך יהוה בידי1 S 17,46), ou jurant, de façon aussi solennelle que mensongère, à propos de la sainteté de sa prétendue mission: «mais aujourd’hui [le voyage] sera sanctifié par les affaires [( »]כי היום יקדש בכלי ואף1 S 21,6); c’est encore Ahimélek qui se défend des accusations de Saül: «est-ce aujourd’hui que j’ai commencé à interroger Dieu pour lui [( »?]היום החלתי לשאול־לו באלהים1 S 22,15) ou Avner s’offusquant des allégations d’Ishbosheth: «suis-je donc, moi, une tête de chien judéen? Aujourd’hui, j’agirai avec fidélité envers la maison de Saül ton père [( »]היום אעשה־חסד עם־בית שאול אביך2 S 3,8). Dans ces cas, comme dans les autres, il s’agit de convaincre, voire de jurer et souvent de faire pression. La qualité de l’«aujourd’hui» invoqué pèse d’un poids majeur dans l’argumentation et sa mise en valeur avant le verbe produit un puissant effet rhétorique. Celui-ci est d’ailleurs souvent renforcé par la présence dans le verset d’une seconde occurrence de יוםqui surdétermine la signification de cet «aujourd’hui» si solennellement invoqué121. Toujours présentes dans le discours direct et mises en valeur à des fins stratégiques, ces expressions qualifient ces jours en les chargeant non seulement du point de vue de ceux qui les invoquent mais aussi de leurs intentions. Dans de nombreuses scènes, et notamment dans les plus importantes122, la mise en valeur de ce qui rend le jour significatif est accrue par l’usage 120. Ici, ce n’est pas seulement «jour» qui est mis en valeur par sa position, mais aussi le pronom personnel « ואתםvous». C’est ainsi la responsabilité du peuple qui est accentuée en même temps que la gravité de ce jour. 121. 1 S 9,12; 11,13; 17,46; 24,11; 2 S 3,8; 18,20; 19,23. L’emphase peut être accentuée, en plus du redoublement, par la place des occurrences, comme c’est le cas par exemple en 2 S 3,8 où la première ouvre le propos d’Avner et la dernière le clôt, mettant en opposition maximale la fidélité qu’Avner revendique et l’accusation que lui fait Ishbosheth. La présence des occurrences de יוםrenforce le scandale aux yeux d’Avner car elle souligne la concomitance et de sa fidélité et du soupçon de son maître. 122. L’épisode de la rencontre de David et de Saül dans la caverne (1 S 24,4-23) présente cinq occurrences de ;יוםcelui de la victoire de Jonathan sur les Philistins et du serment de Saül (1 S 14,1-46) en compte 10, tout comme le jour de la rencontre de Samuel
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de plusieurs occurrences de יוםqui peuvent alors construire de manière très fine la signification de l’événement. C’est le cas par exemple de la rencontre de David avec Ahimélek où l’on relève trois occurrences. Une première apparaît dans la bouche de David lorsqu’il convainc le prêtre de lui donner le pain consacré: «ce voyage-là est profane, cependant aujourd’hui [ ]היוםil sera sanctifié par les affaires» (1 S 21,6, type II)123. Puis, le narrateur révèle la présence de Doëg: «il y avait là ce jour-là [ ]ביום ההואun des serviteurs de Saül, retenu en présence de Yhwh» (v. 8, type III). Enfin, la scène se conclut ainsi: «et David se leva et il prit la fuite ce jour-là [ ]ביום־ההואde devant Saül» (v. 11, type IV). Avec une telle insistance, il peut difficilement échapper au lecteur que cette rencontre a bien eu lieu un jour précis. Mais par leur place, ces occurrences mettent en valeur trois facettes de l’événement raconté. Leur conjugaison construit la complexité de ce qui se joue ce jour-là, de ce pourquoi il se distingue. Il est d’abord le jour de la manœuvre de David sur laquelle le lecteur, à la différence d’Ahimélek, voit clair124. Cette ruse, à laquelle le prêtre se laisse prendre, donne une image d’un David certes en fuite, mais qui tente d’organiser les moyens de sa résistance. En soulignant le malheureux hasard de la présence d’un homme de Saül, la seconde occurrence vient brusquement obscurcir l’avenir de David et fait naître un suspense important. Elle révèle la situation fragile du fuyard qui ne cessera d’être poursuivi car Saül ne cessera d’être renseigné sur ses déplacements125. La dernière, enfin, souligne un tournant voire une rupture dans la vie de David. C’est à partir de ce moment qu’il devient un fugitif sans possibilité de retour tant que Saül sera en vie. C’est donc le premier jour de ce statut que marque sa rencontre avec Ahimélek, statut dont les occurrences de יום esquissent le caractère précaire, entre ruses et menaces. Ainsi, non seulement elles fixent le cadre chronologique de l’épisode, mais elles pointent également les enjeux de ce jour crucial, nouant la complexité d’une situation qui sera le ressort du récit dans les chapitres suivants. Tout en explicitant le cadre calendaire de l’événement, les expressions de temps génèrent donc une qualification de ce temps. Sous leur apparente objectivité, elles et de Saül (1 S 9,5-25); quant au jour de la mort d’Absalom (2 S, 18,1–19,9), il est 15 fois désigné comme jour. 123. Sur la difficulté de l’expression et ses différentes interprétations, voir A. WÉNIN, David et le massacre des prêtres de Nob (1 S 21–22), dans RB 120 (2013) 362-387, pp. 363364 en particulier la n. 2. 124. Voir ibid., p. 364. 125. Voir B. OIRY, Informateurs, espions et messagers. Étude d’un motif littéraire en 1 S 21,11–26,25, dans H. AUSLOOS – D. LUCIANI (éds), Temporalité et intrigue. Hommage à André Wénin (BETL, 296), Leuven – Paris – Bristol, CT, Peeters, 2018, 49-64.
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constituent un moyen discret mais très efficace d’orienter la lecture selon la perspective du narrateur. La façon dont elles mettent en valeur certains moments du récit constitue une sorte de commentaire implicite. Ainsi, les expressions formées par les occurrences de «jour» au singulier se révèlent être des indications temporelles qui ont sur le récit une double portée. La première, la plus immédiatement perceptible, est globale puisque l’indication de temps fixe le cadre chronologique de la scène dans laquelle elle se trouve. La seconde, plus subtile, se joue non à l’échelle de la scène mais de la phrase et même de la proposition dans laquelle est située l’indication de temps. En effet, elle y pointe le moment ou l’aspect précis de l’action qui justifie la désignation de l’ensemble de la scène comme jour particulier. Autrement dit, le terme «jour» opère une double désignation: comme déictique temporel, il désigne un moment du temps de l’histoire, et comme complément de temps situé dans une proposition, il pointe ce pourquoi ce jour se distingue. Par sa fréquence, ce phénomène est l’élément le plus structurant du cadre chronologique des livres de Samuel de telle sorte que, du point de vue temporel, ces livres sont construits comme un récit de «jours qui comptent». Ainsi, le cadrage calendaire des événements dans la mesure du jour n’est pas un préalable qui organiserait le récit comme le font les jours d’une chronique ou d’un journal. La référence temporelle n’est pas première mais elle est suscitée par les événements dans ce qu’ils ont de plus significatif126. L’usage des indications calendaires relève donc de ce que l’on pourrait appeler une poétique de la mise en valeur: sur le fond continu de la chaîne des wayyiqtol, qui est le principe d’unité chronologique du récit, ces indications font ressortir ce qui importe et le sertissent dans un cadre temporel précis pour mieux le rendre perceptible. Le jour ainsi mis en valeur n’échappe pas à la chaîne chronologico-causale du récit. Il y reste parfaitement intégré, mais il y ressort dans son caractère unique. Ainsi chaque jour est-il mis en valeur pour lui-même et non pas comme une partie d’une structure calendaire englobante et systématiquement organisée qui structurerait tout le récit.
126. De Vries exprime cette articulation lorsqu’il écrit: «Not only is yôm a unit of time; it is a unit of experience. It is true that for purpose of time reckoning it may be defined in relationship to other days. It may also be identified – ordinarily in terms of its place on the calendar – or it may serve to determine a synchronous or sequential relationship between events. But very frequently it is defined in terms of its own unique character and quality. This character and quality are, moreover, determined by way of the days’s dominant event, so that in this manner time participates in history, receiving its meaning from it». DE VRIES, Yesterday, p. 51.
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c) Nuits et lendemains: les termes de même échelle que le jour Dans un article sur l’ensemble des usages de יוםdans la BH, Sœbø fait remarquer qu’autour de son sens premier, le terme développe des significations élargies qui s’éloignent de la référence calendaire: important (…) are the cases in which the focus of the meaning is not on the ‘day’ as such, but on a ‘time’ or situation characterized in a particular way. (…) Especially noteworthy is the use of hayyôm, ‘today’, alone or in compound phrases to refer not to a single day but to the present time of the speaker127.
Ceci vaut-il pour 1 S 1 – 1 R 2? La primauté d’un temps qualifié sur un temps chronologique va-t-elle jusqu’à effacer la valeur calendaire du terme יום, dont la fonction majeure est de désigner un événement? Le terme en viendrait-il à signifier simplement «moment» ou «circonstance»? Serait-il donc possible, par exemple, de traduire 1 S 18,29 par «et Saül regarda David avec jalousie à partir de ce moment-là [ ]מהיום ההואet dans la suite», ou encore les propos de Joab en 2 S 14,22 par «en cette circonstance [ ]היוםton serviteur sait que j’ai trouvé grâce à tes yeux, Monseigneur le roi»? Le lien étroit entre l’événement et la référence temporelle peut incliner à considérer celle-ci comme une simple désignation de celui-là, sans valeur temporelle propre. Dans un usage élargi, יוםpointerait seulement sur la ligne du temps le moment de l’événement sur lequel il porte, il serait donc délié de sa référence calendaire. Certes, on trouve quelques traces de cet usage élargi de יוםen 1 S 1 – 1 R 2128, mais ces rares exceptions ne font que confirmer que le terme a généralement toute sa valeur calendaire dans les récits où il est utilisé. Le signe en est la constellation de termes de même échelle chronologique – «demain/lendemain», «lendemain matin» et «nuit» principalement – qui dépendent, par leur sens même, de la référence à un jour. Le tableau ci-dessous les relève en précisant le nombre total d’occurrences en 1 S 1 – 1 R 2 puis le nombre de celles qui servent de cadre temporel à un événement singulatif, c’est-à-dire le nombre d’occurrences qui ont un usage similaire aux occurrences de יוםde catégorie 1. Est indiqué ensuite le nombre d’occurrences qui sont liées dans le récit à un jour désigné comme tel, c’est-à-dire le nombre d’occurrences de ces termes qui sont relatives à une occurrence de יוםet désignent donc les jours qui précèdent ou suivant celui désigné par יום. Enfin, la dernière colonne indique le nombre d’occurrences utilisées comme temps de référence (type I). 127. SÆBØ, yôm, pp. 25-26. 128. Voir p. 141 n. 83.
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( בקרdemain/ lendemain) «matin» « לילהnuit»
23
21
21 19
2
22
19
« מחרdemain»
9
9
8
« מחרתlendemain»
8
8
5
« תמולhier» Total
1 63
1
DE RÉFÉRENCE
COMME TEMPS
יום PAR
JOUR DÉSIGNÉ
LIÉES À UN
SINGULATIVES
OCCURRENCES
NOMBRE
OCCURRENCES
LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
1
1
0 4 0
7 54 58 (85,5 % du total 93 % (11 % du (92 % du nombre total nombre total des occurrences d’occurrences) d’occurrences) singulatives)
Tableau 13: Nombre et usages des termes de même échelle que le jour 129. On relève en tout 27 occurrences de בקרen 1 S 1 – 1 R 2. Je ne prends en compte dans le tableau que les 23 qui signifient «demain/lendemain matin». C’est l’usage le plus courant du terme. Quatre font exception: 1 S 17,20; 2 S 23,4(×2); 24,15. En 1 S 17,20 et 2 S 24,15, le terme désigne le matin même du jour dont il est question. Ils participent donc ainsi à sa mise en valeur comme jour. Les deux occurrences de 2 S 23,4, apparaissant dans le poème de 2 S 23,1-7, ne participent pas à la temporalisation du récit mais à une évocation métaphorique de la maison de David. 130. Les occurrences singulatives sont: 1 S 1,19; 3,15; 5,4; 9,19; 11,11; 14,36; 15,12; 19,2.11; 20,35; 25,22.34.36.37; 29,10(×2).11; 2 S 2,27; 11,14; 17,22; 24,11. On ne prend pas en compte l’expression itérative formée de deux occurrences: 2 S 13,4. 131. 1 S 25,37; 2 S 11,14. 132. 1 S 14,34.36; 15,11.16; 19,10.11.24; 26,7; 28,8.20.25; 31,12; 2 S 2,29.32; 4,7; 7,4; 17,1.16; 19,8. Toutes ces occurrences correspondent à une nuit qui précède ou qui suit un jour désigné comme tel. Les trois exceptions, itératives, sont 1 S 25,16; 30,12; 2 S 21,10. Notons également qu’en 1 S 14,36; 26,7 et 28,8, le terme לילה, employé sans déterminant, indique alors une circonstance de l’action dont il est complément plutôt qu’il ne renvoie à l’unité calendaire de la nuit. Ainsi par ex en 1 S 28,8: «ils arrivèrent de nuit». 133. 2 S 7,4. 134. 1 S 9,16; 11,9.10; 19,11; 20,5.12.18; 28,19; 2 S 11,12. 135. La seule exception est 1 S 19,11. 136. 1 S 5,3.4; 11,11; 18,10; 20,27; 30,17; 31,8; 2 S 11,12. 137. Les trois autres occurrences (1 S 5,3.4; 11,11) désignent un lendemain d’événements précédemment racontés mais qui n’ont pas fait l’objet d’une inscription dans un jour. Par la mention du lendemain, ils sont ipso facto situés dans le cadre d’un jour, mais il est intéressant de noter que dans ces cas-là, c’est ce qui se produit le lendemain qui fait l’objet d’une mise en valeur par le phénomène de pointage temporel. Les événements de la veille ne retiennent pas l’attention en tant que tels. 138. 1 S 11,11; 18,10; 20,27; 31,8. 139. En 1 S 20,27 seulement, «hier» renvoie au jour précédent. Dans les trois autres cas (1 S 21,6; 2 S 3,17; 15,20), il entre en composition dans l’expression d’une durée passée et non précisément déterminée. Ces occurrences n’ont donc pas de valeur calendaire. 140. 1 S 20,27.
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Ces termes sont principalement utilisés comme référence temporelle d’un événement singulatif (92 %). Sur le plan sémantique, ils n’ont de sens que relativement à un jour de référence par rapport auquel ils sont situés, pour le précéder ou pour le suivre. Et de fait, en 1 S 1 – 1 R 2, 85,5 % des occurrences de ces termes apparaissent à la suite du récit d’un jour déterminé par une occurrence de יום. Même les occurrences singulatives du terme «nuit», qui est le seul dont le sens n’implique par la référence à un autre jour, désignent toutes la nuit qui suit un jour explicitement mentionné dans le récit. Ceci appelle deux remarques. En premier lieu, le vocabulaire du temps fait apparaître que si le «jour» a une primauté incontestable, il est lié avec une fréquence significative à une nuit suivante et/ ou à un lendemain. Le jour est donc le point de référence privilégié. Ceci confirme sa primauté dans le balisage calendaire de 1 S 1 – 1 R 2. De plus, le fait qu’une seule fois, la veille d’un jour soit mentionnée (1 S 20,27) fait apparaître la préférence du récit pour une progression chronologique dans l’ordre, à partir du jour désigné comme tel. En second lieu, le traitement syntaxique de ces termes est homogène à celui de יום: ils ne sont qu’exceptionnellement en position de temps de référence (type I de van der Merwe). Les nuits et les lendemains sont eux aussi introduits dans la narration par le biais d’un événement référé au jour précédent par l’indication de temps; ils apparaissent donc comme la suite calendairement mesurée des jours significatifs. Le fait que le récit d’un lendemain suive celui d’une scène temporalisée comme «jour» donne toute sa force au sens premier de יום. On pourrait, par exemple, envisager de traduire 1 S 18,28 par «et Saül regarda David avec jalousie à partir de ce moment-là [ ]מהיום ההואet dans la suite». Mais le verset suivant – «et il arriva le lendemain [ ]ויהי ממחרתqu’un esprit mauvais de Dieu fondit sur Saül» (1 S 18,9) – invite à conserver le sens premier de יוםet à traduire par «à partir de ce jour-là». La référence au lendemain suppose un jour de référence. Comme le fait l’occurrence de יום, celle de «lendemain» pose le cadre temporel d’une petite scène. L’ensemble des termes qui gravitent autour de יוםet relèvent de la même échelle temporelle font apparaître que ce qui se passe en ces jours significatifs peut connaître des prolongements narratifs les nuits et jours suivants. יוםest fréquemment un jour suivi d’une nuit, d’un lendemain ou même le premier jour d’une petite séquence plus importante141. 3. Jours rappelés et jours annoncés À côté du phénomène massif que représente l’usage de יוםcomme référence temporelle et cadre des événements du récit (82 % des occurrences), 141. Sur les configurations narratives de ce phénomène, voir pp. 169-175 et 223-236.
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un petit nombre d’occurrences (27, soit 18 %) ont un usage très différent. Ces occurrences introduisent dans la ligne du récit soit un jour passé qui est rappelé (voir supra tableau 12, p. 143 catégorie 2) soit un jour à venir qui fait l’objet d’une évocation ou même d’une annonce (catégorie 3). Ce phénomène relève essentiellement du discours direct puisque chaque catégorie ne compte que trois occurrences dans le discours du narrateur. Remarquons qu’une nouvelle fois, et comme il est logique pour des renvois à un temps passé et à venir, ces occurrences n’appartiennent pas aux expressions du temps de référence, à l’exception de 1 S 7,2. La référence à un jour passé se présente sous deux formes: – soit le jour est rappelé comme moment initial d’une durée qui court jusqu’au présent de la narration ou de la prise de parole du personnage. C’est le cas des jours de la montée d’Égypte (1 S 8,8) ou de l’institution des juges (2 S 7,11), du jour de l’installation de l’arche à Qiryath-Yéarim (1 S 7,2), de l’arrivée de David chez Akish (1 S 29,3.6.8), du viol de Tamar (2 S 13,32), du départ de David de Jérusalem (2 S 19,25). Le jour de la perte des ânesses de Qish (1 S 9,20) et celui de la maladie de l’esclave (1 S 30,13) relèvent également de ce premier cas, même si la durée n’est pas explicitée mais seulement induite par la mention de trois jours (1 S 9,20; 30,13). – soit le jour est rappelé pour lui-même comme jour marquant et point de référence mais il est un moment isolé dans le passé. C’est le cas du jour où David s’était caché pendant que Jonathan parlait à son père (1 S 20,19), de celui de sa visite au sanctuaire d’Ahimélek (1 S 22,22), du jour où David quitta Jérusalem (2 S 19,20), du jour de la mort de Saül (2 S 21,12) ou de celui où David fuyait vers Mahanaïm (1 R 2,8). Rappeler un jour passé consiste dans treize cas sur quinze à renvoyer à un jour qui a été précédemment raconté dans le récit de 1 S 1 – 1 R 2. Deux occurrences cependant, 1 S 8,8 et 2 S 7,11, se réfèrent à des événements antérieurs à la période couverte par 1 S 1 – 1 R 2. Dans les deux cas, ce rappel est le fait du personnage divin. À Samuel, il parle de la période écoulée «depuis le jour où je les ai fait monter d’Égypte jusqu’à ce jour» (1 S 8,8), et à David, il promet à propos du peuple que «les fils de l’iniquité ne continueront plus à l’opprimer comme avant, depuis le jour où j’ai institué des juges sur mon peuple» (2 S 7,11). Dans les deux cas, la référence à un jour passé détermine le point de départ d’une période qui s’étend jusqu’au moment du discours du personnage divin. Celui-ci a l’apanage de la mémoire longue et les périodes qu’il rappelle sont convoquées comme point de comparaison avec la vie actuelle du peuple: la demande d’un roi constitue une nouvelle forme d’obstination dans le rejet
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de Yhwh, elle prolonge la période de la rébellion des pères alors que la promesse adressée à David et à sa dynastie annonce la fin d’une longue période d’oppression. Dans les deux cas, donc, la mention du jour qui avait marqué le début d’une longue période historique participe à la mise en perspective à long terme de la destinée du peuple. Les jours rappelés par les personnages sont des jours du passé proche qui, à l’exception des jours évoqués en 1 S 9,20 et 30,13, ont fait l’objet d’un récit en tant que jours. Ces rappels surdéterminent donc le caractère significatif des jours dont les personnages parlent: non seulement ceux-ci ont déjà été distingués, mais ils servent de points de référence. Deux jours sont mentionnés plusieurs fois: celui de la rencontre de David et d’Ahimélek (1 S 22,22) et la période ouverte par le jour de l’installation de David chez les Philistins (1 S 29,3.6.8). Dans les deux cas, ces évocations multiples dans la bouche d’un personnage déploient des points de vue différents sur l’événement. Elles mettent en lumière les intérêts propres des protagonistes, leurs motivations, leur niveau de connaissance, et elles esquissent ensemble la complexité des entrelacs humains dans les événements de l’histoire. Dans les deux cas, en effet, le narrateur joue avec les niveaux de connaissance du lecteur et des personnages. Autour du massacre des prêtres de Nob, c’est la parfaite bonne foi d’Ahimélek (1 S 22,15) et l’attitude beaucoup plus indéchiffrable de David (1 S 22,22) qui sont mises en valeur142. Quant aux échanges qui précèdent l’engagement des Philistins contre Israël et qui portent sur la fiabilité de David, ils donnent à entendre la méfiance des princes à l’égard de celui-ci (1 S 29,3), méfiance que le lecteur sait fondée puisqu’il est au courant des comportements de ce dernier (1 S 27,8-11). Cette méfiance tranche avec la totale confiance d’Akish (1 S 27,6). Quant au discours de David (1 S 29,8), il trahit une rouerie parfaitement cohérente avec l’ensemble de son attitude à l’égard d’Akish. Notons que, dans ces deux récits, la référence à l’événement passé esquisse une double complexité: celle de l’événement lui-même d’abord mais aussi celle de l’engagement de David dans cet événement, engagement qui dans l’une et l’autre situation est chargé d’ambiguïté. Deux des trois évocations «après-coup» d’un jour particulier dans le discours du narrateur sont plus factuelles et n’engagent pas de divergence de vues sur l’événement. La première (1 S 7,2) renvoie au verset immédiatement précédent et n’a d’autre fonction que de faire avancer rapidement le récit par un saut de vingt ans. La suivante rappelle de façon assez factuelle l’acte de bravoure et de fidélité des habitants de Yavesh de Galaad au moment de la mort de Saül (2 S 21,12). Seul le commentaire 142. Voir WÉNIN, David et le massacre des prêtres, pp. 377, 383-384.
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du narrateur à propos de Mephibosheth (2 S 19,25), lorsque celui-ci vient au Jourdain accueillir David, introduit un élément nouveau et décisif. Rapportant les actes de deuil de Mephibosheth «depuis le jour où le roi était parti jusqu’au jour où il revenait dans la paix», le narrateur apporte un démenti formel aux accusations portées par Shiva contre son maître, le jour du départ de David (2 S 16,3)143. Le renvoi à un jour passé révèle donc après coup un aspect de ce jour. Or, cette révélation a de l’importance non pas tant pour l’événement luimême que pour ce qu’elle apporte à la dynamique du récit au moment où elle intervient. Ainsi, la référence à la perte des ânesses (1 S 9,20) met-elle en valeur la conduite providentielle des affaires du jeune Saül. Quant à la préméditation du meurtre d’Amnon depuis le jour du viol de Tamar (2 S 13,32), elle fait apparaître la persistance de la colère d’Absalom qui rumine une vengeance pendant plusieurs années. C’est donc une sorte d’épaisseur du temps, et d’épaisseur complexe, que produisent ces rappels d’un jour passé. L’évocation ou l’annonce de jours à venir est un phénomène plus rare qui présente cependant des traits spécifiques. Les douze occurrences se répartissent en trois groupes. Le premier est formé des trois interventions du narrateur que l’on relève dans cette catégorie (1 S 15,35; 2 S 6,23; 20,3). Dans les trois cas, celui-ci énonce la situation d’un personnage ou d’un groupe, situation dont il pose la durée jusqu’au jour projeté de la mort de ces gens. Ainsi «Samuel ne vit plus Saül jusqu’au jour de sa mort [( »]עד־יום מותו1 S 15,35), «et pour Mikal, fille de Saül, il n’y eut pas pour elle d’enfant jusqu’au jour de sa mort [( »]עד יום מותה2 S 6,23); quant aux concubines de David «elles furent enfermées jusqu’au jour de leur mort [( »]עד־יום מתן2 S 20,3). Il s’agit donc toujours d’une sanction qui frappe le personnage pour tout le reste de sa vie. Pour Mikal et les concubines de David, leur vie s’arrête déjà, en quelque sorte, avec le jour de leur sanction, d’autant plus qu’elles quittent définitivement la scène du récit sur cette évocation de leur mort. La perspective du jour de la mort de Samuel (1 S 15,35) n’est pas sa «mort narrative» puisque le décès du prophète sera rapporté en son temps (1 S 25,1). Cette perspective marque plutôt la rupture de sa relation avec Saül dans des termes qui, comme l’a montré J. Fokkelman, expriment avec force la «mort» de la royauté de Saül que Samuel pleure d’ailleurs comme un homme en deuil (1 S 15,35)144. 143. ALTER, The David Story, p. 316. 144. J.P. FOKKELMAN, Narrative Art and Poetry in the Books of Samuel. II. The Crossing Fates (I Sam 13–31 & II Sam 1) (SSN, 2), Assen, Van Gorcum, 1986, p. 110: «It is then stated that Samuel mourned for Saul. Mourning usually follows death, but here it precedes
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Les deux autres groupes sont formés uniquement des jours annoncés dans le discours des personnages. Ils se distinguent par le degré d’autorité du propos. Trois d’entre eux relèvent d’un discours divin ou prophétique. Les deux premiers (1 S 2,34 et 3,12) sont des annonces successives, par un prophète puis par Yhwh lui-même, du jour du malheur pour la famille d’Éli, celui de la mort du prêtre et de ses deux fils qui sera rapporté en 1 S 4. Cette double mention a donc un impact direct sur la narration puisqu’elle annonce un jour qui va effectivement se réaliser et être rapporté. Notons le caractère particulièrement solennel du propos divin dans lequel l’indication de temps est fortement accentuée par sa place avant le verbe (type II): «en ce jour-là je ferai lever contre Éli tout ce que j’ai dit du début à la fin». (1 S 3,12). Le troisième jour annoncé se trouve dans le discours que Samuel adresse au peuple au moment où il lui demande un roi: «vous crierez ce jour-là à cause du roi que vous aurez choisi pour vous mais Yhwh ne vous répondra pas en ce jour-là» (1 S 8,18). À la différence des autres, ce jour ne connaîtra pas de réalisation explicite145. Il s’agit davantage d’un avertissement discrètement ironique sur fond de la période des Juges, à laquelle la demande d’un roi va mettre fin. Cette période, en effet, était celle où Yhwh répondait lorsque le peuple oppressé par des ennemis criait vers lui, et l’épisode précédent (1 S 7,7-13) en était une ultime et récente démonstration. Désormais, à la demande du peuple, ce ne sont plus ses ennemis mais son roi qui l’opprimera et Yhwh ne répondra plus (voir 1 S 14,37; 28,6). Les cinq dernières projections de jours (1 S 26,10; 27,1; 2 S 18,20; 1 R 2,37.42) procèdent d’une appréciation des personnages sur l’avenir à partir de la situation qu’ils vivent. À l’exception de la menace de Salomon à Shimeï (1 R 2,37 et 2,42), elles ont pour caractéristiques communes d’être assez vagues, d’envisager un jour comme une éventualité dont aucun, d’ailleurs, ne connaîtra de réalisation historique: ni le jour de la mort naturelle de Saül envisagé par David (1 S 26,10), ni celui de son propre meurtre par Saül ne se réaliseront. Quant à la formule de Joab à Ahimaaç en 2 S 18,20, elle équivaut à «une autre fois» et n’annonce pas de jour en particulier. Ces évocations de jours pour le futur par les personnages sont de moindre signification pour la narration. Elles n’ont ni l’autorité, ni la pertinence, ni la portée de celles qu’énoncent les prophètes ou Yhwh. it! From the combined use of words such as mōt and hit’abbel, and particularly from the meaning of the latter, we realize that Saul as king is already dead; no stronger expression of the termination of his monarchy can be imagined». 145. Sur les usages de la paire «crier» et «répondre» dans la BH, voir TSUMURA, The First Book of Samuel, p. 260.
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Si les personnages sont souvent de fins analystes des jours qu’ils vivent au moment même où ils les vivent, le phénomène d’anticipation ou d’annonce des jours à venir est rare et peu significatif dans leurs discours. Le rappel de jours passés joue un rôle un peu plus important, notamment par les effets évaluatifs qu’il permet mais il relève lui aussi des marges dans l’usage de יום. Ceci ne signifie pas que les phénomènes d’évocation du passé et de projection du futur soient insignifiants dans le récit. Au contraire, les interventions prophétiques notamment, mais aussi certaines interventions des personnages ont, comme on le verra, un rôle considérable dans la temporalité du récit. Le caractère très marginal des usages de יוםainsi que l’absence d’autres termes calendaires quand il s’agit de renvoyer au passé ou d’envisager le futur met donc surtout en évidence le fait que l’inscription de ces registres temporels dans le récit ne passe pas par une expression de type calendaire. Autrement dit, celle-ci est presque exclusivement réservée à la temporalisation des événements qui se déroulent au moment où ils font l’objet de la narration. V. LES USAGES DU VOCABULAIRE CALENDAIRE ET LEURS EFFETS Si les indications de type calendaire n’appartiennent pas de façon intrinsèque à la temporalité narrative, leur fréquence en 1 S 1 – 1 R 2 attire l’attention. L’étude de leurs usages fait apparaître des traits caractéristiques qui révèlent trois éléments fondamentaux de la poétique du temps de 1 S 1 – 1 R 2: leur position dans la proposition, leur mode de détermination et leur répartition entre discours direct et discours du narrateur. En premier lieu, les expressions de durée et celles qui relèvent de l’échelle d’un jour sont utilisées de façon très différente. Elles présentent cependant un point commun fondamental: ni les unes ni les autres ne sont utilisées pour établir le temps de référence. Sur les quelque trois cent cinquante occurrences recensées, sept seulement (2 %) sont dans une expression de type I. Le phénomène est donc extrêmement marginal. Il y a là une forme de paradoxe: les expressions de temps les plus claires, les plus objectives, les plus repérables, celles qui introduisent une mesure et posent des repères fixes, ne participent pas à la construction de la charpente temporelle du récit. La succession de leurs occurrences ne s’agence pas de telle sorte qu’elle formerait une structure unifiée pour établir ce qui pourrait constituer une frise chronologique cohérente et articulée sur le plan calendaire146. 146. BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible, p. 145, écrit à propos des expressions temporelles: «Despite the fact that they occur quite frequently they cannot set up a complete temporal network. They are not all-encompassing, nor do they transmit the sense of real time, which exists and flows incessantly».
USAGES ET EFFETS DU VOCABULAIRE CALENDAIRE
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Ces expressions ont plutôt pour fonction de souligner localement, au cours du récit, l’un ou l’autre choix du montage séquentiel, mettant une scène en exergue, marquant une durée, insistant sur la longueur d’un intervalle. Elles sont donc utilisées comme des motifs qui déploient des effets de relief temporel en surimpression de la ligne narrative. Sans relever de la structure temporelle du récit, elles en modèlent cependant la forme en assignant des contours calendaires précis à certains éléments. Ces contours sont posés dans le récit de façon très différente suivant qu’il s’agit de ceux d’un jour ou d’une durée. Leur mode de détermination et leur proportion dans le discours du narrateur ou dans le discours direct en sont les deux révélateurs. Pour ce qui est de leur détermination, jours et durées se partagent ainsi: détermination de יוםpar un adjectif démonstratif: 51 %; autre: 49 % détermination de שנה, חדשet ימיםpar un nombre: 52 %; autre: 48 %. Certes, ces deux modes de détermination ne sont pas directement comparables. Mais les rapprocher fait apparaître que chaque échelle présente, et dans les mêmes proportions, un type de mise en œuvre privilégié qui engage plus de la moitié des occurrences. Ainsi, les jours sont une réalité majoritairement désignée, alors que les durées sont majoritairement mesurées avec précision et qu’elles ne sont pas désignées. De plus, la manière d’utiliser «jour» permet de faire coup double en matière de désignation: le terme désigne d’abord le jour du temps raconté dont il est question, et en ce sens, il est déictique. Mais à l’intérieur du discours, il est généralement complément de temps de la proposition qui relate ce pourquoi ce jour-là est décisif. Il contribue ainsi à faire ressortir la ou les actions les plus déterminantes du jour en question. Par sa place dans le discours, l’occurrence pointe donc directement le plus significatif de ce jour significatif. La fréquence du phénomène – accrue par les nombreuses occurrences de היוםau discours direct, qui possèdent à elles seules cette fonction déictique – révèle que 1 S 1 – 1 R 2 se présente comme un récit de «jours qui comptent». Les durées, quant à elles, sont glissées dans le fil de la narration sans qu’elles y soient particulièrement mises en valeur. Non seulement elles rendent sensible le temps qui passe entre les jours sur lesquels s’arrête longuement le récit, mais elles rehaussent également le caractère saillant de ces jours par un jeu discret d’arrière-plans et d’avantplans. La mise en valeur des «jours qui comptent», et de façon seconde leur inscription sur fond de durées, est le second trait caractéristique de l’utilisation du temps calendaire dans le récit. Ainsi, l’usage d’indications calendaires a-t-il moins pour fonction de mesurer l’histoire que d’en produire une discrète évaluation par ce qu’il met en valeur. Ce qui est
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LE VOCABULAIRE DU TEMPS CALENDAIRE
considéré comme significatif est suggéré au lecteur de façon d’autant plus efficace que cela reste implicite. Enfin, le dernier le dernier point de comparaison entre l’usage du terme «jour» et celui des expressions de durée porte sur la proportion des occurrences de יוםau singulier et au pluriel dans le discours direct et dans le discours du narrateur: יום ימים
discours du narrateur: 37,5 %; discours du narrateur: 60 %;
discours direct: 62,5 % discours direct: 40 %.
Au singulier, les occurrences sont majoritaires dans le discours direct, au pluriel, c’est l’inverse et dans les mêmes proportions. Et la dominance des durées dans le discours du narrateur s’accentuerait pour atteindre 85 % si l’on ajoutait «mois» et «année». Ceci est d’abord significatif du fait que les durées sont situées principalement dans les sommaires et les jours dans les scènes. Mais que les jours apparaissent si souvent dans le discours des personnages est également lié au fait qu’ils ont souvent un enjeu important dans la dynamique de la scène ou de l’épisode. Leur mention est fréquemment chargée d’un poids affectif ou rhétorique qui en accroît l’impact. La position des occurrences dans les phrases est révélatrice à cet égard. Loin d’être un élément neutre, le jour fait donc l’objet d’une «dramatisation» dans la narration. À l’inverse, les durées ne sont pas porteuses d’enjeux aussi immédiats, elles sont en général de peu d’impact sur le récit. Une différence apparaît cependant entre les longues durées et les durées de quelques jours. Celles-ci relèvent d’un traitement qui les apparente à celui des jours singuliers. On les trouve plus fréquemment dans les scènes et dans le discours des personnages et il arrive qu’elles déterminent le cadre chronologique de la suite du récit. Ainsi, il apparaît que plus les durées sont longues, plus elles s’effacent dans le récit alors que plus elles sont brèves, plus elles y sont chargées d’enjeux. Sur ce point encore, on remarque une tension entre le caractère objectif de la mesure et l’impact de son usage. L’unité du jour, la plus fréquente, celle qui se présente comme le cadre chronologique de bien des scènes, loin d’établir un calendrier, participe au premier chef à la dramatisation de l’histoire que le récit opère. Au terme de cette étude, l’échelle chronologico-temporelle établie dès la première scène de 1 S se trouve confirmée. L’unité du jour se révèle donc être un élément majeur de la poétique du temps en 1 S 1 – 1 R 2. Cette mesure peut apparaître comme la mesure de la temporalisation des événements qui comptent. De plus, les usages du terme «jour», la façon dont ils sont insérés au fil du récit, ce qu’ils mettent en valeur, participent
USAGES ET EFFETS DU VOCABULAIRE CALENDAIRE
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directement à la production d’un temps qualifié, un temps dont ils contribuent à construire la signification. Les indications calendaires qui, par leur caractère objectif et partagé, relèvent de la dimension mimétique du récit, sont donc directement mises au service d’une rhétorique silencieuse.
CHAPITRE 3
JOURS ET DURÉES, DISTINGUER LE TEMPS QUI COMPTE
La place que tiennent les unités calendaires dans l’organisation temporelle de 1 S 1 – 1 R 2 constitue un phénomène central de la construction du temps dans ces livres. Ce phénomène relève de visées non seulement mimétiques mais également rhétoriques. En effet, l’analyse lexicale et stylistique a fait apparaître que l’usage de ce vocabulaire remplit deux fonctions principales. En premier lieu, il introduit dans le récit des mesures temporelles qui donnent des contours précis aux événements; il modèle ce qui peut apparaître comme la forme du temps. Ainsi, par exemple, c’est bien dans l’espace d’une journée que David a battu Goliath, après que pendant quarante jours l’armée d’Israël est restée pétrifiée. Mais ce faisant, les expressions calendaires, et en particulier les occurrences du terme «jour», mettent en valeur des éléments particuliers du récit. Ceci tient à leur position dans le discours, voire dans la proposition. Elles pointent alors directement ce qui importe ce jour-là, à la manière d’un commentaire silencieux. Ce sont ces deux fonctions qui vont être reprises de façon plus directement narrative dans ce chapitre. Il s’agira de dégager ce qui pourrait apparaître comme une poétique du temps calendaire en 1 S 1 – 1 R 2. Dans un premier temps, j’évaluerai l’ampleur de phénomène qui consiste à inscrire des événements dans la mesure d’un jour. Puis je regarderai comment le cadre du jour est construit narrativement et comment, à partir de cette construction, il déploie des effets rhétoriques puissants. Enfin, j’étudierai l’agencement des jours et des différents types de durées que l’on relève dans l’ensemble du récit.
I. JOURS ET SÉQUENCES DE JOURS: L’AMPLEUR DU PHÉNOMÈNE L’inscription des événements dans le cadre de l’unité calendaire d’un jour est, on l’a vu, un phénomène massif de l’organisation temporelle de 1 S 1 – 1 R 2. L’étude du vocabulaire calendaire a fait apparaître que les jours ainsi mis en relief connaissent deux types de configurations. La première est celle de jours marquants par eux-mêmes qui émergent isolés de périodes plus ou moins précises, sans que ni veille ni lendemain
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JOURS ET DURÉES, DISTINGUER LE TEMPS QUI COMPTE
ne leur soient attachés. La seconde est une petite séquence de jours dont la succession est explicitement construite par le vocabulaire calendaire. Le tableau suivant relève l’ensemble de ces jours en distinguant les deux configurations. L’événement majeur de chacun des jours est indiqué succinctement. Ces indications ont pour fonction de faciliter la lecture du tableau et non de rendre compte avec exhaustivité de chacun des jours1.
1. Les choix faits dans l’élaboration du tableau sont les suivants: – l’abréviation J désigne un jour, N renvoie à une nuit. En général, les nuits mentionnées dans le récit sont suivies d’un lendemain, elles sont alors l’unité calendaire – autrement dit le jour – qui précède ce lendemain. C’est le cas par exemple en 1 S 15,11-12; 19,917 où le comput calendaire commence avec la nuit et se poursuit le lendemain. Dans ce cas, la nuit est considérée comme la première unité de la séquence. En revanche, à trois reprises, la nuit est mentionnée dans la suite d’un jour (1 S 14,1-46; 2 S 2,12-32; 15,13–17,22) et n’est pas suivie d’un lendemain. Ce qui se passe ce jour-là s’achève avant l’aurore du lendemain. Ainsi, les nuits ne sont-elles jamais traitées comme des unités calendaires autonomes mais plutôt comme la seconde phase d’un unique jour de 24 heures. D’autres indices confirment qu’en 1 S 1 – 1 R 2 le jour est considéré commencer le matin et non le soir. Le plus probant est l’expression « וישכמו ממחרתils se levèrent tôt le lendemain» (1 S 5,3) qui implique que ce «lendemain» commence au matin, ce que ne permet pas de conclure l’expression que l’on rencontre également, « וישכמו בבקרils se levèrent tôt au matin» (1 S 1,19); sur ce point, voir BRIN, The Concept of Time, pp. 153-162 et en particulier p. 154. De plus, les nuits qui suivent un jour ne sont jamais considérées comme leur lendemain. À l’inverse, en 1 S 19,11, Mikal appelle «demain [ »]מחרce qui suit «cette nuit [ »]הלילהpendant laquelle elle parle à David. Sur cette question débattue, voir notamment, outre Brin, H.R. STROES, Does the Day Begin in the Evening or Morning? Some Biblical Informations, dans VT 16 (1966) 460475; J. FINEGAN, Handbook of Biblical Chronology. Principles of Time Reckoning in the Ancient World and Problems of Chronology in the Bible, Peabody, MA, Hendrickson, 1998, pp. 8-10. – lorsque dans une séquence, la numérotation des jours n’est pas continue, c’est que le récit opère un saut et ne mentionne pas les jours intermédiaires – par exemple en 1 S 25,38, on passe directement du J2 au J10. – lorsque dans une séquence, le récit ne rapporte pas les jours dans l’ordre de la fabula – par exemple 1 S 9,1–10,16 –, c’est cependant cet ordre-là qui a été restitué pour des raisons de clarté. – les jours indiqués entre crochets (par ex: [J3…]) sont des jours supposés par la logique de la narration mais qu’aucune indication calendaire ne désigne explicitement. Ainsi, par exemple, lorsqu’on lit en 1 S 5,2-3: «Les Philistins prirent l’arche de Dieu, ils la transportèrent dans la maison de Dagon et la placèrent à côté de Dagon. Les Ashdodites se levèrent tôt le lendemain...», la simple mention du lendemain implique de considérer les événements rapportés précédemment comme se situant la veille. La logique de la structure temporelle des séquences de jours conduit à les mentionner, mais ils ne peuvent être considérés comme des jours mis en valeur par le récit, et c’est pourquoi ils font l’objet d’un décompte distinct. – Quand les termes «veille» et «lendemain» sont utilisés à la place de l’abréviation J, il s’agit de jours qui ne sont pas désignés comme tels dans le récit mais n’apparaissent qu’en référence à un autre jour, comme sa «veille» ou son «lendemain».
LES CONTOURS DU JOUR
JOURS ISOLÉS
171
SÉQUENCES DE JOURS 1 S 1,4a.9- J1 Prière d’Anne (v. 4a.9-18) 19 J2 Retour à Rama (v. 19) 3,2-18 J1 Révélation à Samuel (v. 2-14) J2 Rapport de Samuel à Éli (v. 15-18)
1 S 4,2-3 4,5-22
6,10-18 7,5-6 7,7-13 8,4-22
10,17-27
11,14– 12,25 14,1-46
16,4-13
1ère défaite devant les Philistins 2e défaite, prise de l’arche, mort d’Éli et de ses fils 5,2-5
[J1 L’arche au temple de Dagon (v. 2)] J2 Dagon tombé devant l’arche (v. 3) J3 Dagon brisé devant l’arche (v. 4)
9,1–10,16
J1 Perte des ânesses (9,20, mention) J2 Samuel averti par Yhwh (9,15-16) J3 Saül chez Samuel (9,5-14.17-25) J4 Onction de Saül et signes (9,26–10,16)
11,4-13
Dans le cadre d’un délai de 7 jours (v. 3) [J6 Message de Saül aux habitants de Yavesh (v. 8-9)] J7 Victoire sur les Ammonites (v. 11-13)
15,10-34
N1 Parole de Yhwh pour Samuel (v. 10-11) J2 Destitution de Saül (v. 12-34)
Renvoi de l’arche en Israël Assemblée du peuple à Miçpa repentir Victoire de Yhwh sur les Philistins2 Demande d’un roi
Saül désigné roi à Miçpa
Renouvellement de la royauté, discours de Samuel J+N Victoire de Jonathan sur les Philistins, serment de Saül
Choix et onction de David
2. Le jour du rite pénitentiel à Miçpa et celui de l’orage salvateur sont distingués pour des raisons de vraisemblance. Le wayyiqtol qui ouvre le v. 7 «et les Philistins apprirent [ »]וישׁמעוconstruit une succession avec ce qui précède et non une synchronie du type «les Philistins avaient appris», qui supposerait plutôt un qatal. J’en déduis que les Philistins sont informés du rassemblement à Miçpa alors qu’il se prolonge après le rite pénitentiel. Or, Ekron, la ville philistine la plus proche de Miçpa est à 45 km. Le temps que les Philistins se rassemblent et se mettent en route, on peut difficilement penser que leur attaque a lieu le même jour, sauf s’ils connaissaient à l’avance le rassemblement d’Israël, ce que le texte ne suggère pas.
172
JOURS ET DURÉES, DISTINGUER LE TEMPS QUI COMPTE
JOURS ISOLÉS
SÉQUENCES DE JOURS 17,4–18,4
18,6-12 19,1-7 19,9-17 19,24
sur fond de 40 jours (v. 16) J1 Le défi de Goliath (v. 4-10) [J39 Ordres de Jessé à David (v. 17-19)]3 J40 Victoire de David (17,20–18,4) J1 Chant des femmes, jalousie de Saül (v. 6-9) J2 Saül agresse David (v. 10-12) [J1 Jonathan avertit David (v. 1-3)] [J2 Jonathan parle à Saül (v. 4-7)]4 N1 Fuite de David (v. 9-13) J2 Saül l’envoie chercher (v. 14-17)5
Transe de Saül (sommaire) 20,1–21,11 [J1 Rencontre de David et Jonathan (20,1-23)] J2 Nouvelle lune, absence de David (20,2426) J3 Colère de Saül (20,27-34) J4 Adieux de David et Jonathan (20,35-42) David chez Ahimélek, fuite (21,1-11)6
22,6-18
Massacre des prêtres de Nob
3. On pourrait aussi considérer ce jour comme le 40e et le suivant comme le 41e. Tout dépend de la façon dont on comprend les 40 jours mentionnés v. 16: soit l’arrivée de David sur le champ de bataille a lieu le matin du 40e jour, dans ce cas l’ordre de Jessé est le 39e; soit Goliath sort sur le champ de bataille pendant 40 jours matin et soir, dans ce cas, l’arrivée de David a lieu le 41e jour et l’ordre de Jessé le 40e. L’un et l’autre choix sont possibles et n’ont pas de conséquences importantes. Ce qui compte, en revanche, c’est que l’arrivée de David marque le dernier jour de cette période de 40 jours. 4. Aucun jour n’est désigné comme tel. La séquence est seulement produite et temporalisée par l’expression «au matin» (v. 2) qui fixe donc au lendemain la réalisation du projet que Jonathan propose à David. C’est ce qui conduit à supposer une séquence de deux jours consécutifs. 5. La chronologie de ce passage peut paraître assez confuse, d’où la proposition de certains commentateurs de suivre la leçon de la LXX et de déplacer l’indication de temps «cette nuit-là» de la fin du v. 10 au début du v. 11. Voir par exemple DRIVER, Notes on the Hebrew Text, p. 156; MCCARTER, I Samuel, p. 325. Pour BARTHÉLEMY, Critique textuelle, p. 193, cette leçon témoigne d’une mécompréhension du traducteur qui opère une réduction du sens du récit. Comme FOKKELMAN, Narrative Art II, pp. 261-262, il considère que le v. 10, avec son indication de temps, constitue «une sorte de sommaire anticipé de l’épisode qui va suivre (v. 11-18) et où les initiatives de David seront ponctuées par וימלט (v. 12.17.18)». Notons que le verbe apparaît également une cinquième fois à l’initiative de Mikal, v. 11. L’indication de temps du v. 10 relève donc du même procédé d’anticipation que l’on trouve aussi en 1 S 23,14 où la poursuite et son heureuse issue sont annoncées avant d’être racontées. À nouveau ici, le suspense se trouve déplacé du «quoi» au «comment». 6. L’indication «et David s’enfuit ce jour-là loin de Saül» en 1 S 21,11 conduit à penser que la visite de David chez Ahimélek a lieu le jour même de sa dernière rencontre avec Jonathan. C’est à ce moment qu’il s’éloigne définitivement de Saül.
LES CONTOURS DU JOUR
JOURS ISOLÉS 24,4-23
SÉQUENCES DE JOURS
David épargne Saül 25,4-38
26,5-25 27,5-6
173
J1 David rencontre Abigaël (v. 4-36) J2 Malaise de Naval (v. 37) J10 Mort de Naval (v. 38)
N David épargne Saül David reçoit Ciqlag 1 S 28,1 – J3 Revue de l’armée philistine (29,1-10) 2 S 1,277 Sac de Ciqlag (30,13-14) J4 Départ de David pour Ciqlag (29,11) J6 Arrivée de David à Ciqlag détruite, Rencontre d’un esclave (30,1-16a) N6 Saül chez la sorcière (28,4-25) J7 Mort de Saül et de ses fils (31,1-6) David pille les Amalécites (30,17-25) J8 Dépouillement de Saül et de ses fils (31,810) Retour de David à Ciqlag (2 S 1,1)? N8 Enlèvement des corps de Saül et de ses fils (31,11-12a) J9 Inhumation de Saül (31,12b-13) J10 David apprend la mort de Saül; lamentation (2 S 1,2-27).
2 S 2,12-32 Combat Avner/Joab (v. 12-28) N retour jusque chez eux (v. 29.32) 3,7-11 Ishbosheth accuse Avner 3,31-39 Deuil de David sur Avner 4,5-12
5,6-8 6,3-10
Prise de Jérusalem Montée de l’arche
6,12-22
L’arche entre à Jérusalem
J1 Assassinat d’Ishbosheth (v. 5-7a) N Voyage des assassins (v. 7b) J2 Mise à mort des assassins d’Ishbosheth (v. 8-12)
7. Cette chronologie est établie dans l’ordre de la fabula selon ce que l’on peut reconstruire à partir des indications calendaires qui balisent cet ensemble de chapitres. De la séquence de dix jours ainsi obtenue, ne sont mentionnés que les jours auxquels est attachée une indication calendaire explicite. La façon dont la chronologie de la fabula a été restituée sera présentée lors de l’étude de ces chapitres. Voir notamment le schéma 13, p. 417.
174
JOURS ET DURÉES, DISTINGUER LE TEMPS QUI COMPTE
JOURS ISOLÉS
SÉQUENCES DE JOURS 7,1-29
11,7-15
12,18-23 14,2-22 15,13– 17,22
18,1–19,9
19,16-41 22,1-51 23,9-10 23,20b
[J7 de l’enfant de sa maladie]; Mort de l’enfant Intervention de la femme de Teqoa J1 David fuit Jérusalem et Absalom y entre (15,13–17,14) N David passe le Jourdain (17,15-22) Défaite d’Israël (18,1-8) Mort d’Absalom (18,9-18) Deuil de David (18,19–19,9) David passe le Jourdain Chant de David Eléazar victorieux des Philistins Benayahou tue un lion8 24,9-25
1 R 1,9-53
[J1 Dialogue de David et Natan (v. 1-3)] N Délivrance d’un oracle à Natan (v. 4-16) [J2 Prière de David (v. 17-29)] [J1 et N1 Arrivée d’Urie au palais où il passe la nuit (v. 7-9)] J2 Urie reste à Jérusalem (v. 10-12) J3 Urie reste à Jérusalem, David l’invite à un festin (v. 12-13) N3 au palais (v. 13) J4 David le renvoie avec une lettre (v. 14-15)
[veille: Repentir de David (v. 9-10)] J1 Oracle de Gad (v. 11-14) Début d’une peste de trois jours (v. 15) J3? Fin du fléau, acquisition de l’aire d’Arauna et construction d’un autel (v. 16-25)9
Prise de pouvoir d’Adonias onction de Salomon
8. Dans la notice «il descendit et frappa un lion au milieu de la citerne un jour de neige», l’indication de temps a une valeur plus météorologique que chronologique. Elle sert à mettre en exergue l’exploit de ce brave. Je la conserve cependant puisqu’elle réfère cet acte à un jour particulier. Notons qu’il s’agit là d’un sommaire. 9. Il est difficile de savoir quel jour précis a lieu cet événement qui marque la fin d’un fléau de trois jours (v. 15). Cependant, le v. 16 laisse supposer que Yhwh y a mis fin plus tôt. Il n’est pas possible de préciser quand dans la séquence de trois jours et cela importe peu.
175
LES CONTOURS DU JOUR
JOURS ISOLÉS 2,13-27
SÉQUENCES DE JOURS
Adonias demande Avishag comme épouse (v. 13-18) Mise à mort d’Adonias (v. 1925) Révocation d’Abiatar (v. 26-27) Mise à mort de Joab (le même jour?) (v. 28-35) Tableau 14: Jours et séquences de jours en 1 S 1 – 1 R 2
Sur la base de ce relevé, on peut donc établir les totaux suivants: Jours isolés (déterminés) 1S 2S 1 R 1–2 Total par catégorie Total général
15 14 2 31
Jours en séquences déterminés implicites
3310 9 0 42 73 déterminés + 10 implicites
6 4 0 10
Tableau 15: Total des jours mis en relief en 1 S 1 – 1 R 2
Le relevé fait d’abord apparaître la fréquence du phénomène et sa continuité d’une extrémité à l’autre de l’ensemble des deux livres. Il met en lumière le fait que tous les événements importants du récit sont explicitement inscrits dans le cadre d’un jour. Soixante-treize jours sont ainsi mis en valeur. De plus, dix jours doivent être supposés lorsque, dans une séquence, il est fait mention d’un lendemain sans que les événements qui le précèdent aient été désignés comme jour. Ces dix jours ont cependant un statut second dans la construction temporelle du récit et, sauf indication contraire, ils ne seront pas pris en compte comme jour dans les analyses qui suivent. L’inscription dans le cadre d’un jour ou d’une séquence de jours de tous les événements importants du récit confirme le fait que cette unité apparaît comme une norme temporelle en 1 S 1 – 1 R 2. Le rythme mis en place dans la page d’ouverture se poursuit et organise une temporalité caractérisée par la mise en valeur de jours ou de séquences de jours sur le fond de longues périodes qui ne font pas l’objet d’une narration détaillée. 10. Je ne prends pas en compte ici le jour du deuil de David sur Saül qui est le dernier de l’ensemble 1 S 28 – 2 S 1, mais qui, ouvrant 2 S est compté comme un jour appartenant à ce livre.
176
JOURS ET DURÉES, DISTINGUER LE TEMPS QUI COMPTE
Le nombre de jours fait d’abord apparaître une grande disproportion entre la totalité du temps raconté et la part que le récit met en valeur. On peut estimer que, de la naissance de Samuel à la mort de David, 1 S 1 – 1 R 2 couvre largement un siècle d’histoire. Or, la plus grande partie du récit est consacrée à l’équivalent d’à peine trois mois! Non pas que trois mois seulement seraient évoqués. Pour évaluer la durée totale du temps raconté explicitement couvert par le récit, il faut prendre en compte également les indications de durées en mois et en années ainsi que les séquences de jours dont tous ne sont pas racontés11. Mais, sur fond des durées qu’il mentionne, le récit est construit de telle sorte que soixante-treize jours sont mis en exergue. Les scènes qui ne font pas l’objet d’une inscription temporelle dans la mesure d’un jour sont minoritaires et représentent un volume de texte beaucoup moins important. On remarque cependant une progressive diminution de la fréquence du phénomène au fil de la narration. Le découpage des livres peut sur ce point servir de point de repère. Si les jours mis en exergue sont très fréquents en 1 S, ils vont diminuant en 2 S. Le nombre de jours racontés en 1 S est deux fois supérieur à ce que l’on relève en 2 S. La différence de longueur entre les deux livres ne suffit pas à expliquer cet écart. Celui-ci vient plutôt de la fréquence des séquences de jours qui sont trois fois plus élevées en 1 S (treize séquences) qu’en 2 S (quatre séquences). Ces séquences sont composées de trente-trois jours déterminés sur les quarante-sept que compte 1 S (soit 70%) alors qu’en 2 S seuls neuf jours déterminés sur les vingt-quatre (soit 37,5%) sont associés dans des séquences. Ainsi, en 1 S, l’inscription des événements déterminants dans des séquences imprime un rythme rapide à la narration, les jours se suivent de façon soutenue. En 2 S, en revanche, les séquences de jours vont en se raréfiant à tel point qu’on n’en compte aucune entre 2 S 12 et 2 S 23. Ceci est un premier facteur du ralentissement progressif du récit. Le second est l’inscription des événements déterminants de 2 S dans des jours isolés et qui font l’objet d’une narration d’autant plus longue qu’ils sont dramatiques. Ainsi, les événements qui marquent la fin de la révolte d’Absalom contre David forment autant de jours séparés qui s’étirent de façon interminable: celui de la fuite de David hors de Jérusalem (2 S 15,13–17,22), celui de la mort d’Absalom ensuite (2 S 18,1– 19,9) et dans une moindre mesure, celui du passage du Jourdain par David lors de son retour vers Jérusalem (2 S 19,16–20,2). Ces trois jours, probablement proches dans le temps, ne sont cependant pas consécutifs. Ils font l’objet de trois récits dont la longueur est sans équivalent en 1 S 1 – 1 R 2. 11. Par exemple 1 S 17 évoque un défi de 40 jours (1 S 17,16), mais seul le premier, le dernier et, de façon seconde, la veille du dernier font l’objet d’une narration sous mode scénique.
LES CONTOURS DU JOUR
177
Ce phénomène se prolonge en 1 R 1–2. Les deux jours mis en valeur ne forment pas une séquence, même s’ils ne sont pas sans lien. Le premier, qui fait l’objet d’une narration très ample, met en valeur la tentative de prise de pouvoir d’Adonias et de l’onction de Saül. Le second rapporte l’exécution des opposants à Salomon, Adonias, Abiatar et Joab. Notons cependant qu’il n’est pas clair que la mort de Joab ait lieu le même jour mais il est vraisemblable de le penser. Les variations de rythme et de vitesse12 que produit l’agencement des jours procèdent de la plasticité narrative de cette unité calendaire. Ici, ce sont essentiellement les variations sur le temps racontant qui, jointes à l’effacement des séquences, produisent le ralentissement que l’on a constaté. L’écart est grand en effet, en termes de temps racontant, entre la succession de trois jours sur trois versets au début de 1 S (1 S 5,2-4) et l’étirement d’un jour sur soixante-dix versets au moment le plus dramatique de 2 S (2 S 15,13–17,22). Entre ces deux extrêmes, chaque récit présente ses propres particularités et l’éventail des possibles est largement exploité. Ces variations sur le temps racontant sont les plus immédiatement perceptibles. Elles relèvent de procédés narratifs classiques qui permettent de conférer du relief au flux des événements. Le recours fréquent à des unités calendaires déterminées, et en particulier à celle du jour, est en revanche un trait de composition spécifique à 1 S 1 – 1 R 2; il contribue au premier chef à modeler la «forme concrète du temps» dans ces livres. On peut supposer que l’introduction dans le récit d’une mesure calendaire dont la durée est fixe et déterminée a des implications sur la composition de ces unités narratives. Ce sont donc les traits spécifiques de ce qui peut apparaître comme une poétique du jour qu’il convient maintenant d’examiner. II. LES CONTOURS DU
JOUR: ÉLÉMENTS DE POÉTIQUE
Les expressions de temps de l’échelle du jour sont majoritairement utilisées, on l’a vu, pour pointer un aspect très précis d’un événement. Mais ce faisant, elles introduisent dans le récit une mesure calendaire qui se présente comme le cadre temporel de l’ensemble de la scène ou de 12. G. Genette introduit ainsi cette notion: «la vitesse du récit se définira par le rapport entre une durée, celle de l’histoire, mesurée en secondes, minutes, heures, jours, mois et années, et une longueur: celle du texte, mesurée en lignes et en pages». GENETTE, Discours du récit, p. 123. Cette définition repose sur la mise en rapport d’un facteur temporel et d’un facteur spatial, rapport qui définit la vitesse pour Genette. Mais, elle peut tout aussi bien être définie par le rapport des deux temps qui se nouent dans le récit, le temps raconté – c’està-dire «la durée de l’histoire» – et le temps racontant, qui correspond à la longueur du texte chez Genette. C’est selon se double rapport temporel que j’envisage pour ma part la vitesse du récit.
178
JOURS ET DURÉES, DISTINGUER LE TEMPS QUI COMPTE
l’épisode dans laquelle elles sont situées. L’introduction de ce cadre a un double effet: d’une part il met en valeur les événements qu’il distingue, d’autre part il introduit dans la narration des contraintes de vraisemblance liées à la mesure de la référence calendaire. La conjugaison de ces deux paramètres, et parfois leur tension, détermine la façon dont le narrateur joue avec le cadre et modèle la forme concrète du temps en 1 S 1 – 1 R 2. Si chaque cas présente des particularités que le narrateur exploite avec souplesse et ingéniosité, on peut cependant remarquer des traits de compositions récurrents. Ceux-ci découlent du rapport entre trois dimensions du temps du récit: le flux de la séquence narrative, les contours que les indications calendaires dessinent sur ce flux et la durée du temps raconté que ces contours déterminent. L’étude de quelques exemples voudrait mettre en évidence les traits majeurs de la construction de ces rapports. 1. La mise en valeur d’une partie de la séquence narrative L’épisode de l’ascension et de la chute d’Avner (2 S 3,7-39) est représentatif de la façon dont la temporalité calendaire s’inscrit en surimpression du flux de la narration pour en faire ressortir certaines parties. Le premier jour s’ouvre au v. 7 sur fond d’une longue durée esquissée par deux sommaires (v. 1 et 6) entre lesquels est insérée la liste des enfants de David nés à Hébron. Ces six versets rendent sensible le passage du temps en évoquant une durée qualifiée de «longue [( »]ארכהv. 1). Notons qu’elle n’est pas déterminée sur le plan calendaire mais qu’elle est limitée par les deux ans du règne d’Ishbosheth mentionnés préalablement (2 S 2,10). Les deux sommaires ne correspondent pas à deux durées successives13, mais à une seule durée porteuse d’une double dynamique: pendant cette longue durée, en même temps que la maison de David se renforce et que celle de Saül décline (3,1), la puissance d’Avner s’accroît (v. 6). Ces sommaires établissent l’arrière-plan politique des événements qui vont suivre et ils en font émerger les principaux protagonistes: David et Avner, les deux hommes qui montent à ce moment-là. Notons que la simultanéité des sommaires est construite par l’indication temporelle du v. 6: «et il arriva [ ]ויהיpendant qu’il y avait la guerre [ ]בהיות המלחמהentre la maison de Saül et la maison de David» (v. 6a). Il s’agit de la seule indication du temps de référence de l’épisode. Non seulement elle inscrit cet épisode sur le fond du conflit entre les deux maisons, mais dans la mesure où elle introduit les éléments d’arrière-plan qui vont déclencher 13. Sur la structure de ces sommaires et sur leurs liens, voir J.P. FOKKELMAN, Narrative Art and Poetry in the Books of Samuel. III. Throne and City (II Sam 2–8 & 21–24) (SSN, 27), Assen, Van Gorcum, 1990, pp. 63-64 et 70.
LES CONTOURS DU JOUR
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l’affrontement entre Avner et Ishbosheth – à savoir la puissance d’Avner et la concubine de Saül (v. 6b-7a) – elle en situe également le point de départ. En effet, le wayyiqtol ( ויאמרv. 7b) associé au ויהיdu v. 6a fixe syntaxiquement le moment initial de l’épisode: la mise en accusation d’Avner par Ishbosheth. Tout ce qui suit en découle et lui est postérieur. Or, c’est dans la scène qui s’ouvre par les paroles d’Ishbosheth que l’on relève les deux premières occurrences de יום. À l’accusation du fils de Saül, Avner répond: «Aujourd’hui [ ]היוםj’agis avec fidélité à l’égard de la maison de ton père (…) et tu cherches à mon sujet une faute avec cette femme aujourd’hui [( »]היוםv. 8). Formant une inclusion autour de la première partie de la défense véhémente d’Avner, les occurrences de יוםmettent en évidence le paradoxe entre la fidélité que proclame le personnage et le soupçon dont il est l’objet. Ces occurrences de «jour» n’ont pas d’abord pour fonction de fixer un repère chronologique. Elles sont introduites dans le récit par le biais du discours direct et ont une portée rhétorique évidente. Cependant, parce qu’Avner accentue ainsi le jour de son insulte, toute la scène se trouve inscrite dans le cadre de ce jour et se détache nettement de la durée indéterminée des sommaires qui le précèdent. Cette scène est suivie d’un long ensemble (v. 12-34) où l’on ne trouve plus d’expression calendaire. On peut y distinguer deux phases. La première va des tractations secrètes d’Avner avec David et avec Israël jusqu’à son assassinat par Joab (v. 12-27). À nouveau, il s’agit d’une durée relativement longue. Il est impossible d’évaluer le temps nécessaire à ces négociations. Fokkelman, par exemple, envisage qu’elles aient pu durer quelques mois14. Mais l’absence de repère temporel est significative du fait qu’ici, la durée précise n’importe pas. Les reproches de Joab à David font l’objet d’une petite scène (v. 22-25) suivie d’un sommaire qui rapporte la mort d’Avner. Notons que ni l’une ni l’autre ne sont désignés comme jour. La mort d’Avner, notamment, n’est pas mise en valeur comme un jour qui serait particulièrement significatif. La seconde phase du récit rapporte le deuil de David suite à la mort d’Avner (v. 28-39). Elle est composée d’un premier discours de David qui appelle la malédiction sur le meurtrier et sa famille (v. 28-30) puis du récit des rites du deuil proprement dits auxquels David convoque Joab et tout le peuple (v. 31-32). Ils sont suivis d’une lamentation du roi sur Avner (v. 33-34). Or, ce n’est qu’après cette lamentation que l’on trouve quatre occurrences de ( יוםv. 35.37.38.39). Cette scène de deuil fait donc l’objet d’une désignation comme jour particulièrement appuyée, mais tardive. Ce jour se détache ainsi de la longue période indéterminée qui le précède 14. Ibid., p. 87.
180
JOURS ET DURÉES, DISTINGUER LE TEMPS QUI COMPTE
et qui inclut la mort d’Avner. Pourquoi le deuil sur Avner est-il mis en valeur comme un jour significatif, plus que la mort du personnage par exemple? Notons que les quatre occurrences de יום, si elles inscrivent toute la scène dans la mesure d’un jour, ne portent directement que sur les attitudes et les paroles de David rapportées à la fin (v. 35-39). La première occurrence fixe le moment du jour auquel le peuple veut persuader le roi de rompre son jeûne. Elle est liée à l’expression «avant le coucher du soleil» (v. 35) qui renvoie à la fin de ce jour. En évoquant la durée du jeûne de David, au-delà de l’ensevelissement d’Avner, ces deux expressions soulignent l’implication personnelle du roi dans le deuil du général de son rival. La seconde pointe la conclusion que le peuple tire de cet engagement: «tout le peuple et tout Israël surent ce jour-là []ביום ההוא qu’il n’y avait rien de David dans le meurtre d’Avner fils de Ner» (v. 37). C’est donc le fait que le peuple accède à la conviction de l’innocence du roi qui est ici mise en valeur comme élément significatif de ce jour. Les deux dernières indications se trouvent dans les paroles de David: «ne savez-vous pas qu’un chef, et un grand, est tombé aujourd’hui même [ ]היום הזהen Israël? Et moi aujourd’hui [ ]היוםje suis tendre et oint roi, et les fils de Cerouya sont plus durs que moi» (v. 38b-39). L’expression «aujourd’hui même» accentue un dernier hommage à Avner dont la mort est une perte pour Israël. Puis David procède à une double comparaison entre Avner et lui-même d’abord, puis entre lui et les meurtriers. La façon dont David se présente est le dernier élément du récit marqué d’une référence calendaire. En se qualifiant de «tendre» entre son éloge d’Avner et la condamnation des fils de Cerouya, David se livre à la fois à une ultime reconnaissance de l’expérience du grand général et à une critique de ses meurtriers. Ainsi, les quatre indications temporelles portent-elles sur la façon dont David vit le deuil d’Avner plus que sur la mort et l’inhumation de celui-ci. Elles convergent toutes pour mettre en valeur l’innocence du roi dans cette affaire. C’est cela, plus que la mort d’Avner, qui compte en ce jour-là. La mise en valeur du jour du deuil, et du jour du deuil comme jour de la manifestation de l’innocence de David, infléchit l’orientation d’ensemble de l’épisode. Depuis le premier jour, l’attention est centrée sur Avner dont on suit les faits et gestes. S’il reste au centre de la scène de deuil, notamment par la lamentation et l’éloge que prononce David, cette centralité elle-même se révèle in fine au service de la justification de David, acquis précieux à un moment du récit où celui-ci ne règne encore que sur Juda et où il va devoir gagner la confiance d’Israël. 2 S 3,7-39 est un épisode représentatif de la façon dont la temporalité produite par les indications calendaires s’articule sur celle qui procède de la séquentialité du récit. Il permet de dégager trois traits récurrents de
LES CONTOURS DU JOUR
181
la composition des «jours» en 1 S 1 – 1 R 2. En premier lieu, aucune des six occurrences de יוםn’est utilisée comme temps de référence. Elles s’insèrent toutes dans le fil de la narration, par le biais du discours direct dans quatre cas sur six. En cela, leur usage est très représentatif de l’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2. Comme on l’a vu, ces indications calendaires ne participent pas au squelette temporel du récit que construisent les indications du temps de référence. Elles sont glissées au fil de la narration et dessinent des contours temporels qui s’inscrivent en surimpression, sur le flux du récit. Il semble à première vue que ces occurrences sont insérées à un point aléatoire de la séquence narrative; leur place se révèle cependant hautement significative. C’est là leur second trait caractéristique. N’indiquant que très rarement le temps de référence, elles ne sont pas situées au début de l’ensemble dont elles circonscrivent pourtant les limites. Elles peuvent apparaître à n’importe quel moment du récit, mais ce moment ne doit rien au hasard. En effet, comme nous l’avons déjà noté à de nombreuses reprises, l’indication calendaire se trouve là où est énoncé ce pour quoi le jour en question se distingue. Sa présence produit un effet à double échelle dans la séquence narrative: en même temps qu’elle pointe un élément particulier à l’intérieur de la séquence, elle inscrit dans une mesure chronologique précise l’ensemble de l’unité auquel cet élément appartient; et inversement, en même temps qu’elle circonscrit une unité séquentielle dans une mesure chronologique, elle indique ce en quoi cette unité est significative. Aussi, en soulignant le plus déterminant d’un jour, elle pointe la raison ultime qui suscite et oriente la narration de ce jour, voire de l’épisode dont il fait partie. Ainsi, en 2 S 3,7-39, les quatre occurrences de יוםdu second jour apparaissent toutes après l’ensevelissement d’Avner, dans le dernier tiers du récit du jour du deuil. Ce jour devient significatif une fois le personnage enterré. Ainsi, bien qu’Avner tienne le devant de la scène depuis le début de l’épisode, il apparaît qu’en définitive, ce n’est pas sa personne qui importe mais le bénéfice que David tire du destin tragique du personnage. Les indications de temps effectuent donc ultimement un infléchissement de la dynamique du récit: celui-ci ne va pas du jour de la rupture d’Avner avec Ishbosheth jusqu’au jour de son ensevelissement, mais du jour de cette rupture à celui de la justification de David. Cette manifestation est le point culminant de la séquence narrative, elle l’oriente depuis le début de l’épisode et les indications calendaires sont là pour le souligner. Il apparaît donc que le cadre chronologique qu’introduit le terme «jour» appartient aux moyens utilisés par le narrateur pour mettre en valeur certaines parties de la séquence. C’est la dernière caractéristique de l’usage
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de cette mesure calendaire en 1 S 1 – 1 R 2. L’étude de 2 S 3,7-39 a fait apparaître comment l’épisode est tout entier construit autour de deux jours; chacun émerge de durées qui le préparent directement et sur le fond desquelles il est mis en valeur. Ces jours sont les deux pôles entre lesquels se déploie l’ensemble d’un épisode composé d’unités dont la vitesse est très variable. Dans les deux cas, le cadre calendaire s’applique à une scène dont il rehausse la perceptibilité non seulement par rapport aux sommaires, mais aussi par rapport aux autres parties scéniques de l’épisode, par exemple la rencontre entre David et Joab (v. 22-25). Autrement dit, toutes les scènes de l’épisode ne sont pas désignées comme jour; seules les deux plus importantes le sont, la première et la dernière. La mise en valeur d’une partie de la séquence comme jour appartient donc aux moyens utilisés par le narrateur pour graduer l’importance des unités du récit en les mettant plus ou moins en exergue sur la ligne narrative. Ce dispositif vient en appui des jeux sur la vitesse du récit qui produisent habituellement ces effets, notamment par l’alternance des scènes et des sommaires. La fréquence de l’inscription d’une scène dans le cadre d’un jour, en 1 S 1 – 1 R 2, fait donc apparaître une gradation non pas à deux degrés mais à trois: le sommaire, la scène et la scène désignée comme jour. Ce phénomène de gradation est corroboré par le traitement temporel de scènes successives qui rapportent des événements proches ou similaires et dont certaines sont considérées comme des doublets du point de vue de l’histoire du texte15. À deux reprises en effet, Éli s’entend annoncer le châtiment de sa maison (1 S 2,27-36; 3,2-18) et Saül sa destitution (1 S 13,8-14; 15,10-34), David fait deux entrées à la cour de Saül (1 S 16,14-23; 17,20–18,2) et deux fois ce dernier se trouve à la merci de David (1 S 24,4-23; 26,5-25). Les deux scènes de cette dernière paire font l’objet d’un traitement calendaire similaire, inscrites l’une et l’autre dans le cadre d’un jour. Cette équivalence s’explique par la structure en triptyque de 1 S 24–26 que ces scènes contribuent à former. Elles constituent une exception. Pour les trois autres paires, en revanche, le traitement temporel est toujours le suivant: la première scène ne comporte pas d’indication calendaire alors que la seconde est désignée comme jour de façon appuyée. Ainsi, le premier oracle qui annonce à Éli le châtiment de sa maison lui est délivré par un mystérieux homme de Dieu dans une scène minimale composée du message brièvement introduit par la seule mention de l’arrivée du prophète (1 S 2,27a). La seconde annonce, en revanche, fait l’objet de deux scènes agencées dans une séquence nuit/lendemain. 15. Pour un point sur cette question, voir MCCARTER, I Samuel, pp. 12-13.
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Celle-ci est très précisément balisée sur le plan calendaire, la scène de révélation nocturne à Samuel et la scène de transmission à Éli le lendemain étant chacune inscrite dans un cadre posé par un terme de l’échelle du jour (1 S 3,2.15). De la même façon, la première annonce à Saül de sa destitution fait l’objet d’une scène qui, bien qu’elle se produise au terme d’un délai de sept jours (1 S 13,8), n’est pas elle-même désignée comme jour alors que la seconde l’est de façon répétée, et le cadrage calendaire est là encore accentué par une structure nuit/lendemain (1 S 15,11.12.28). Enfin, les deux versions de l’entrée de David à la cour présentent le même phénomène: la scène où Saül fait venir le fils de Jessé sur le conseil de ses serviteurs ne présente pas d’indication calendaire alors que celle où Saül se l’attache au terme du combat contre Goliath est plusieurs fois désignée comme jour (1 S 17,46[×2]; 18,2). À propos de doublets relatifs à la mise à l’écart d’un personnage – ce qui est le cas ici pour la maison d’Éli et pour Saül – M. Sternberg a montré comment le seul fait que les scènes doubles soient disposées successivement sur l’axe du temps produit un effet d’amplification du choix divin16 et peut aussi traduire un ordre ascendant ou hiérarchique. Ceci me semble valoir également pour la paire relative au choix de David. Or, l’inscription quasi systématique du second élément de la paire dans un cadre calendaire en 1 S participe de ces procédés d’amplification dont la nature peut varier: accroissement dans la gravité (1 S 3), dans l’imminence (1 S 15), dans le caractère exceptionnel (1 S 17). Le traitement calendaire de ces scènes doublées constitue donc un bon témoin du fait que l’inscription d’une partie de la séquence narrative dans un cadre calendaire constitue un procédé de mise en valeur, la section étant ainsi désignée comme particulièrement significative. Il conjugue discrètement ses effets à ceux, plus immédiatement perceptibles, qui relèvent de la répétition. 2. Le jeu avec les contraintes de la vraisemblance Inscrire une partie de la séquence narrative dans le cadre d’un jour ou d’une suite de jours introduit dans le récit des exigences de vraisemblance. Il faut en effet que ce qui est raconté puisse effectivement avoir lieu dans les limites de cette durée. Un second aspect de la composition des jours en 1 S 1 – 1 R 2 concerne donc le rapport entre la durée objective à laquelle correspond un jour et la durée effective du temps raconté par la partie de la séquence qui se trouve inscrite dans le cadre de ce jour. On l’a vu, la fonction première du cadre calendaire est de faire ressortir des événements et 16. STERNBERG, La grande chronologie, pp. 89-91.
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non de fournir une mesure chronométrique précise; c’est donc ce qui doit être mis en valeur qui détermine la façon dont sont tracés les contours du jour. Ainsi, ce qui est désigné comme jour présente de grandes variations en termes de temps raconté. Très souvent, celui-ci est plus bref que la durée totale d’un jour. Ainsi, la rencontre fortuite de David et de Saül dans une grotte près d’Ein-Gedi est un événement très bref. Et de ce jour particulier, tellement mis en valeur comme jour dans le récit (1 S 24,4.11[×2]. 19.20.21), rien de plus n’est connu du lecteur que ces quelques instants dans la grotte et le face-à-face qui suit. Mais cela suffit à en faire un jour qui compte. D’autres événements, en revanche, peuvent vraisemblablement remplir toute la durée du jour, comme par exemple le combat des Israélites contre les Philistins (1 S 14); il s’achève à la nuit après une journée bien remplie, depuis le moment où Jonathan invite son serviteur à partir vers le poste philistin. C’est également le cas de la fuite de David hors de Jérusalem qui s’étend jusqu’à l’aube du lendemain. Entre ces deux extrêmes, chaque «jour» a sa propre extension et la gamme des possibles est largement exploitée. Mais il arrive que ce qui doit être mis en valeur conduise à frôler les limites de la vraisemblance. Le narrateur doit alors faire preuve d’une habileté particulière pour plier les contraintes chronologiques aux contours de ce qu’il veut promouvoir. On relève deux types de phénomènes. Le premier consiste à mettre en valeur non pas l’ensemble du récit d’un jour, mais sa partie la plus significative. L’habileté du narrateur consiste à utiliser l’indication calendaire de telle sorte qu’elle dessine ses contours temporels autour d’une partie seulement de la séquence des événements de ce jour, le reste étant laissé dans l’indétermination temporelle. À l’inverse, il peut arriver également que l’événement à mettre en valeur nécessite, dans son déroulement même, des durées importantes qui peuvent excéder la durée du jour. Il faut alors jouer de telle sorte que la durée logiquement nécessaire à l’action paraisse entrer dans le cadre d’un jour. Dans ces deux cas, le narrateur peut aller jusqu’à créer des illusions d’optique qui permettront de mettre en valeur ce qui doit l’être tout en garantissant la cohérence temporelle du récit. Un exemple de chaque type va permettre d’observer les procédés utilisés dans ces cas. Le récit du jour de la mort d’Éli et de ses fils (1 S 4,5-22) est typique de la façon dont la référence au jour peut n’inscrire dans le cadre qu’elle introduit qu’une partie du jour pourtant raconté dans son ensemble. Ce jour funeste, en effet, voit se dérouler une bataille dans laquelle Israël est battu par les Philistins, les fils d’Éli sont tués et l’arche est prise. Un messager vient ensuite annoncer la défaite à Éli qui en meurt. Cette nouvelle est également fatale à la belle-fille d’Éli qui décède en couches. Les deux
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indications calendaires de ce récit sont situées dans la scène centrale, celle qui rapporte l’annonce de la défaite et la mort d’Éli. La première accompagne l’arrivée du messager à Silo: «un homme de Benjamin courut depuis le champ de bataille et il arriva à Silo ce jour-là [( »]ביום ההואv. 12); la seconde ouvre les propos que ce messager tient à Éli: «L’homme dit à Éli: ‘c’est moi qui viens du champ de bataille, moi du champ de bataille je me suis enfui aujourd’hui [( »’]היוםv. 16). Le récit de la bataille et celui de la mort de la femme de Pinhas, quant à eux, ne font l’objet d’aucune indication calendaire et même d’aucune indication temporelle, si ce n’est une allusion au passé dans les propos des Philistins au v. 7. Le récit est construit de telle façon qu’il est difficile de préciser les contours de ce jour. Les événements qui précèdent l’attaque des Philistins (v. 10) en font-ils partie? Est-ce le même jour que l’arche arrive au camp et que la clameur des Israélites effraie les Philistins? Quel intervalle sépare ce jour du jour précédemment rapporté, celui de la première défaite d’Israël (v. 3-4)? Le narrateur, pourtant soucieux d’inscrire dans le cadre d’un jour la première défaite (v. 3) puis la seconde (v. 12), laisse dans la plus grande imprécision chronologique les événements qui les séparent bien que ceux-ci doivent être très proches. Si le lien de succession chronologique est clair, le cadrage calendaire de l’ensemble, en revanche, n’intéresse pas comme tel. On retrouve le même phénomène dans la partie consacrée à l’accouchement et à la mort de la femme de Pinhas. La nouvelle de la défaite et de la mort de son beau-père et de son mari s’étant répandue comme une traînée de poudre dans Silo (v. 13), elle a dû parvenir rapidement à la femme. L’enchaînement des propositions du v. 19 suggère que son accouchement est immédiatement consécutif à ce qu’elle apprend. Mais là encore, aucun indice temporel ne permet de situer cet événement le même jour que la mort d’Éli. Par contraste avec le «flou» chronologique laissé aux extrémités du récit, les deux expressions de temps ont pour particularité d’insister fortement sur le fait que la mort des fils d’Éli et celle du prêtre lui-même ont lieu le même jour. Ceci n’est pas directement explicité mais le narrateur précise que le messager arrive à Silo le jour même de la défaite (v. 12), précision que reprend le messager dans les propos qu’il tient à Éli (v. 16) et qui provoque immédiatement sa mort (v. 18). Ce détail fait l’objet d’une double affirmation, par le narrateur (v. 12) puis par le messager (v. 16). Les deux événements sont ainsi étroitement liés car si les indications calendaires ne se trouvent que dans la scène d’annonce à Éli, elles inscrivent cependant la défaite d’Israël dans le même cadre chronologique. Ainsi, ce ne sont ni la défaite ni la mort d’Éli qui sont mises en valeur par les indications de temps – on ne lit ni «l’arche de Dieu fut prise et
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les deux fils d’Éli moururent ce jour-là», ni «Éli se brisa la nuque et mourut ce jour-là» –, ce qui importe, c’est leur conjonction. En effet, la pointe du récit réside dans le fait que la mort des fils d’Éli et l’annonce de ce drame à leur père ont lieu le même jour. Or cette précision, à la fois discrète et insistante, atteste la réalisation des châtiments annoncés à Éli par l’homme de Dieu (1 S 2,31-34) et répétés par Samuel (1 S 3,12.18a). La mort de ses deux fils «le même jour [( »]יום אחד1 S 2,34) était annoncée au prêtre comme le signe de sa propre fin et de celle de sa maison (1 S 2,31). Et Yhwh renchérissait au chapitre 3 en révélant à Samuel qu’«en ce jour-là [( »]ביום ההוא1 S 3,12), il ferait se lever contre Éli tout le mal annoncé contre sa maison – en un seul jour donc s’accompliraient et le signe et ce qu’il devait signifier, à savoir la fin des Élides. Il fallait donc, selon l’oracle de 1 S 2,34, que la mort des fils fût annoncée à Éli et, selon 1 S 3,12, que le châtiment qu’elle signifiait s’accomplît le même jour. Voilà ce que soulignent les indications calendaires de 1 S 4,12.16. Du même coup, dessinant des contours temporels autour de ces deux événements, elles les mettent en valeur comme le cœur de ce jour. Les événements qui les préparent ou les prolongent et qui ont vraisemblablement lieu le même jour, sont laissés dans une imprécision temporelle qui, sans les exclure du cadre calendaire, ne les y inscrit cependant pas non plus. Ils sont ainsi tenus sinon dans l’ombre, du moins en second plan par rapport à ce qui est mis en valeur. Ici, le cadre calendaire dessine donc des contours nets autour d’une partie seulement d’un jour pourtant plus largement raconté. À l’inverse, le narrateur peut avoir à plier les contraintes de la vraisemblance chronologique à ce qu’il veut mettre en valeur lorsque le temps raconté pourrait excéder la durée d’un jour. Il lui faut alors jouer d’artifices pour «compresser» le temps raconté tout en gardant à la séquence des événements une cohérence temporelle suffisante. Chaque récit présente ses propres particularités, mais un procédé revient très fréquemment: l’effacement des durées requises par la logique de l’action mais qui n’ont pas d’enjeu dans l’intrigue. Et l’on remarque que ce sont les durées des déplacements qui sont en premier lieu estompées. Notons au préalable qu’il s’agit là d’un trait constant du traitement du temps dans le récit, trait que l’on relève aussi bien dans les sommaires que dans les scènes. Ainsi, lors de la poursuite de David par Saül, les va-et-vient de leurs informateurs respectifs sont complètement passés sous silence de telle sorte que le récit gagne en vitesse (1 S 23,1.7.9.13.25)17. Certains déplacements peuvent être esquissés par une brève allusion sans qu’ils soient envisagés 17. Sur ce point voir OIRY, Informateurs, espions et messagers, pp. 57-59.
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dans la durée qu’ils nécessitent. Ainsi, à peine Saül a-t-il remporté la victoire à Yavesh de Galaad que le peuple, sur convocation de Samuel, se retrouve à Guilgal (1 S 11,14-15); à peine David a-t-il convoqué Mefibosheth réfugié à une centaine de kilomètres de Jérusalem (2 S 9,5) que celui-ci se prosterne devant lui (2 S 9,6); à peine Urie se voit-il confier une lettre pour Joab (2 S 11,14) qu’il se retrouve en première ligne sur le champ de bataille à 60 km de là (2 S 11,16). Son déplacement n’est esquissé que par la mention de cette lettre que David envoie à Joab «par la main d’Urie». Le nom du lieu où se trouve Mefibosheth (2 S 9,5) ou la localisation du siège que mène Joab (2 S 11,1) suggèrent la longueur du déplacement mais celui-ci n’ayant aucune fonction dans l’intrigue, ne fait l’objet que d’une brève allusion18. À l’inverse, lorsqu’il a une fonction dans l’action, le déplacement est traité comme une composante de la scène et il fait l’objet d’une narration plus ou moins développée selon son importance. Ainsi le récit insiste-t-il sur la longueur du voyage de Saül à la recherche des ânesses de son père (1 S 9,3-4) ou de celui de Joab et des chefs de l’armée pour mener à bien le recensement (2 S 24,5-8). Les mêmes procédés se retrouvent dans les scènes qui s’inscrivent dans le cadre d’un jour. Le déplacement peut faire d’objet d’une narration plus ou moins développée selon son importance dans le jour ou la nuit racontés. Ainsi, la durée de la marche des hommes de Yavesh de Galaad jusqu’à Beth-Shéân, «toute la nuit» (1 S 31,12), n’est pas centrale dans la scène, mais parce qu’elle suggère les efforts de ces hommes et les risques qu’ils prennent pour donner une sépulture à celui qui les avait autrefois libérés, elle est brièvement mentionnée19. En revanche, la fuite de David de Jérusalem à Bahourim correspond à un parcours très bref. Cependant, elle a une importance considérable puisque les rencontres que fait David lui permettent notamment d’organiser un système d’information. Ce déplacement est donc traité de façon particulièrement ample (2 S 15,16–16,14) et les étapes en sont soigneusement marquées (2 S 15,16-18.23; 16,1.5). Cependant, il arrive que l’action inscrite dans le cadre d’un jour implique un déplacement dont la durée est telle qu’elle met en péril la vraisemblance du récit bien que ce déplacement n’ait pas de fonction dans l’intrigue. Dans ce cas, non seulement le narrateur en efface la durée mais il construit l’ensemble de la scène de telle sorte que l’unité temporelle des événements en question soit assurée, au moins par une illusion d’optique. 18. Voir pour 2 S 11 R.H. VAN DER BERGH, A Narratological Analysis of Time in 2 S 11:2-27a, dans OTE 21 (2008) 478-512, p. 505. 19. FOKKELMAN, Narrative Art II, pp. 628-629.
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La composition de la scène du massacre d’Ahimélek et de sa famille est, à cet égard, exemplaire. Le déplacement escamoté est le temps nécessaire à la convocation des quatre-vingt cinq prêtres de Nob et à leur arrivée. En principe, une telle convocation pourrait se faire dans la journée – Nob est à moins de deux heures de marche de Guivéa – mais aller à Nob, convoquer quatre-vingt cinq personnes et leur donner le temps de venir toutes à Guivéa suppose au minimum plusieurs heures et pourrait vraisemblablement dépasser le cadre d’une seule journée. Cette durée est éclipsée par le bref sommaire: «Le roi envoya convoquer Ahimélek fils de Ahitoub le prêtre et toute la maison de son père, les prêtres de Nob, et ils vinrent tous chez le roi» (1 S 22,11). Aussitôt l’ordre donné, les voici arrivés. De plus, la façon dont l’épisode est construit contribue à dissimuler ce déplacement et le temps qu’il requiert, en renforçant le sentiment d’un déroulement de l’ensemble sans l’interruption nécessaire à la convocation des prêtres. Le récit s’ouvre sur une mise en scène particulièrement soignée et impressionnante (v. 6-7): Saül est donné à voir au lecteur assis sous un tamaris, armé de sa lance et entouré de ses serviteurs «debout auprès de lui [»]נצבים עליו. Il leur adresse un discours de reproches qui s’achève ainsi: «personne ne dévoile à mes oreilles que mon fils a dressé [ ]הקיםcontre moi mon serviteur pour me tendre un piège comme c’est le cas aujourd’hui [( »]לארב כיום הזהv. 8b). Ces propos déclenchent le récit par Doëg de la scène dont il a été témoin au sanctuaire de Nob puis la convocation des prêtres et leur arrivée. Celle-ci marque le début d’une seconde phase qui ne peut avoir lieu que beaucoup plus tard, sans que l’on puisse cependant préciser le nombre d’heures nécessaires à la venue de tous. Or, le récit de ce second temps reprend des éléments du premier de telle façon qu’il semble que la même scène se poursuive dans une parfaite continuité. Le discours de Saül aux prêtres s’achève de la même façon que le précédent: il les accuse d’avoir aidé David «pour qu’il se dresse [ ]לקוםdevant moi et me tende un piège, comme c’est le cas aujourd’hui [»]לארב כיום הזה (v. 13). Et si les coureurs «debout près de lui [ »]הנצבים עליוont remplacé les serviteurs, la disposition est semblable à celle décrite v. 6 et répétée v. 7. De plus, comme au v. 9, Doëg se détache du groupe des serviteurs dans un second temps. Toutes ces similitudes réactivent dans la mémoire du lecteur la disposition initiale et donnent le sentiment qu’à l’exception des coureurs, rien n’a bougé depuis le début de la scène. Les éléments récurrents «cousent» étroitement les deux phases du récit par-dessus l’interruption qu’implique la convocation. Enfin, la cohésion d’ensemble est scellée par une troisième occurrence de היוםdans le verset conclusif (v. 18b): «Il fit mourir ce jour-là [ ]ביום ההואquatre-vingt-cinq hommes portant l’éphod de lin». Tout en énonçant le funeste bilan du massacre,
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le «ce jour-là» ressaisit l’ensemble de la scène dans une unité temporelle que posait déjà, dans chaque phase, une occurrence de «aujourd’hui». Tous ces procédés, et notamment les trois occurrences de יום, participent à l’éclipse du délai qu’implique la logique de l’action. Ceci est au service de la cohérence temporelle de ce qui est mis en valeur comme un jour. Le cadre calendaire s’applique ici à un événement marqué en son centre par le long laps de temps d’un déplacement inutile à l’action. Non seulement ce laps de temps est à peine suggéré, mais toute la scène est construite de telle sorte que l’unité du jour, menacée par la durée de ce déplacement, soit maintenue par le montage du récit. La fréquence en 1 S 1 – 1 R 2 de l’inscription d’une partie de la séquence narrative – majoritairement des scènes – dans le cadre calendaire du jour apparaît donc comme le phénomène majeur du modelage de la «forme concrète du temps». Cette forme concrète dépend, dans chaque cas, de l’événement qu’il s’agit de mettre en valeur. C’est autour de lui que s’organise l’interaction entre le temps de la séquence narrative, celui que dessinent, en surimpression, les contours de l’unité calendaire et la durée du temps raconté délimité par ces contours. Les exemples étudiés ont permis de dégager ce qui apparaît comme des traits caractéristiques et récurrents de la gestion des interactions entre ces trois registres temporels. Ils établissent les éléments de base d’une poétique de ces jours qui, seuls ou en séquence, se détachent régulièrement dans la séquence narrative.
III. LE
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L’unité calendaire du jour est un élément clé, on l’a vu, d’une poétique de mise en valeur de certaines sections de la séquence narrative. L’importance d’un événement est soulignée par son inscription dans le cadre d’un jour et l’occurrence du terme calendaire porte directement sur ce qui fonde cette importance. Si ce procédé permet d’abord de mettre en relief certains événements, il n’est cependant pas anodin que ce soit par le recours à un marquage temporel. En effet, construisant le statut de l’événement, le jour est en retour qualifié par celui-ci. C’est donc la signification du temps de l’histoire qui se trouve ainsi tissée par la configuration du temps du récit. En effet, les jours qui émergent de la séquence narrative participent non seulement à la représentation du temps de l’histoire – représentation qui, par les choix qu’elle implique, produit déjà à elle seule des effets «idéologiques» – mais surtout à sa qualification par ce dont ces jours sont porteurs ou révélateurs. Il semble donc que la mise en valeur de «jours qui
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comptent» a pour fonction, tout en fixant des contours au temps, de manifester ce qui en fait la substance. Or, le tableau 14 (pp. 171-175) fait apparaître qu’en 1 S 1 – 1 R 2, ces «jours qui comptent» se présentent selon deux types de configuration: si le plus fréquent est celui du jour isolé qui émerge sans veille ni lendemain, on relève aussi un nombre significatif de séquences de plusieurs jours. Ces deux types de configuration ne présentent de différences ni quant à la façon dont le vocabulaire calendaire est utilisé – si ce n’est une plus grande diversité de termes dans les séquences, avec notamment les occurrences de «matin» et «lendemain» – ni quant aux procédés mis en œuvre pour articuler les contours calendaires au flux de la séquence narrative. En revanche, jours isolés et séquences ne sont pas équivalents dans la manière dont ils rendent perceptible la signification du temps. Si le jour isolé saisit un événement dans son irruption pour en manifester l’impact ou en sonder le mystère, la séquence, quant à elle, organise un processus et c’est dans son déploiement que se révèle la portée de l’événement initial. Elle offre au temps une durée où peut se révéler ce dont il est porteur. Il convient donc d’examiner successivement ces deux types de configuration. Les usages narratifs des termes calendaires de l’échelle de jour, c’est-à-dire leur place dans la scène et ce sur quoi ils font porter l’accent, permettra de préciser ce que le balisage calendaire manifeste de la teneur du temps. 1. Le jour comme cadre d’un discernement C’est un truisme d’affirmer qu’un jour qui se détache vaut par son caractère marquant, voire décisif. Le relevé de tels jours fait apparaître, en effet, que le cadre calendaire met toujours en valeur des événements importants, à un titre ou à un autre: jours fondateurs de la royauté, jours des victoires de Yhwh pour son peuple, jours des exploits de David, de ses grandeurs d’âme et de ses fautes. Tous ces jours rapportent les faits majeurs de l’histoire. Cependant, si l’inscription de ces faits dans le cadre d’un jour rehausse leur importance, celle-ci est moins liée à leur factualité qu’à la signification mise en valeur par la conduite du récit: c’est moins «ce qui se passe» qui compte en ces jours-là que ce qui se révèle dans ou par l’événement. Une fois encore, les occurrences du terme «jour» ont une fonction de premier ordre qui tient à leur double impact dans le récit: par la référence calendaire qu’elles introduisent, elles posent le cadre temporel de l’ensemble de l’événement dans son déroulement factuel et
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par leur place dans la séquence, elles pointent avec précision le moment culminant qui en révèle le sens. Bien que la signification de certains événements s’impose dans la narration, il arrive souvent qu’elle soit livrée au jugement des personnages, voire à leurs débats. Ainsi, le jour isolé se présente-t-il comme le cadre du nécessaire travail de discernement des personnages et suggère du même coup l’épaisseur du temps, l’opacité des événements qui s’y produisent. Aussi, après avoir examiné les caractéristiques des événements dont le sens s’impose, j’étudierai ceux dont la signification est manifestée par le jugement d’un personnage qui s’engage sur la portée de ce qu’il vit, et ceux enfin qui apparaissent chargés d’une certaine obscurité et qui font l’objet d’un débat entre personnages en vue d’en préciser la signification. a) Le jour comme manifestation de l’évidence des faits Parmi la trentaine de jours isolés de 1 S 1 – 1 R 2, une dizaine, soit un tiers, se caractérisent par l’évidence de ce qui s’y joue20. Le mode de détermination de ces jours se distingue de celui de tous les autres par deux traits: en premier lieu, l’occurrence de יוםapparaît toujours et exclusivement dans le discours du narrateur, généralement dans l’expression ביום ההוא21, aucun de ces récits ne présentant d’occurrence de יוםdans le discours direct; de plus, les événements ainsi désignés ne font l’objet d’aucun commentaire, ni de la part du narrateur ni de celle d’un personnage: leur factualité s’impose d’elle-même comme ce qui compte. Enfin, l’événement décisif déterminé par l’occurrence de «jour» se situe généralement au terme du récit ou, lorsque ce n’est pas le cas, il en précipite le dénouement (1 S 12,18; 2 S 12,18)22. Dans deux cas seulement – le repentir du peuple en 1 S 7,6 et le don de Ciqlag à David en 1 S 27,6 –, l’événement n’est pas lié à une intervention divine et dans un cas, 2 S 6,9, il s’agit d’une réaction humaine à une action divine. Dans tous les autres cas, en revanche, Yhwh est engagé de façon plus ou moins directe comme auteur de l’action pointée. Il l’est 20. 1 S 6,15-16; 7,6; 7,10; 12,18; 16,13; 19,24; 27,6; 2 S 6,9; 12,18; 23,10. 21. Les exceptions sont: 1 S 16,13: ;מהיום ההוא19,24: ;כל־היום ההוא וכל־הלילה 2 S 12,18: ביום השביעי. 22. En 2 S 12,18, l’occurrence de יוםet l’événement sur lequel elle porte – la mort de l’enfant – sont dans une expression qui fixe le temps de référence. Cet événement introduit le dénouement du châtiment et du repentir de David, il en est le point de départ et non le point culminant. À la différence des autres cas similaires, l’événement souligné par יוםest secondaire dans le récit.
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directement lorsqu’il est sujet de la proposition où se trouve l’occurrence de יום. C’est le cas de ses manifestations par l’orage pour décider de l’issue d’une bataille (1 S 7,10) ou révéler sa faute au peuple (1 S 12,18), de l’investissement de David par l’esprit divin (1 S 16,13) ou encore de la victoire sur les Philistins sous la conduite d’Eléazar (2 S 23,10). Trois interventions divines sont rapportées de façon plus indirecte: le retour de l’arche chez les Israélites (1 S 6,15-16) s’impose comme réponse au test mis en place par les Philistins (1 S 6,9), la catalepsie de Saül (1 S 19,24) est consécutive à une possession par l’esprit de Dieu (1 S 19,23) et la mort du premier fils de David et Bethsabée (2 S 12,18) apparaît comme la conséquence de la maladie dont Yhwh l’a frappé (2 S 12,15). Si l’intervention de Yhwh est moins immédiate, elle est cependant toujours la cause indubitable de ce qui se produit «ce jour-là». Le fait que ces interventions se trouvent en général au terme de la scène ou de l’épisode renforce l’autorité de l’acte divin: celui-ci vient clore une situation, qu’il la scelle (par ex. 1 S 12,18; 16,13) ou qu’il la tranche (par ex. 1 S 7,10; 2 S 12,18). Tous ces jours sont donc des jours qui comptent par une intervention manifeste de Yhwh, un jour dont la signification s’impose. Ils révèlent sans ambiguïté quel est celui qui conduit l’histoire et qui la juge; Philistins et Israélites, David et Saül l’apprennent à leur tour et souvent à leurs dépens. Il convient de remarquer que le caractère d’évidence de ces événements ne leur est pas inhérent mais qu’il relève de leur traitement narratif. La comparaison de deux récits de victoire est éclairante à cet égard. Concluant le récit de la victoire d’Eléazar sur les Philistins, le narrateur écrit: «et Yhwh fit un grand salut ce jour-là [»]ויעש יהוה תשועה גדולה ביום ההוא (2 S 23,10). Que cette victoire soit l’œuvre de Yhwh s’impose comme un fait, par l’autorité du narrateur. En 1 S 11,13, en revanche, à l’issue de la victoire sur les Ammonites, on trouve une formule presque identique mais au discours direct, dans la bouche de Saül: «aucun homme ne sera mis à mort en ce jour [ ]ביום הזהcar aujourd’hui, Yhwh a fait un salut en Israël [»]כי היום עשה־יהוה תשועה בישראל. Dans ce cas, que la victoire soit celle de Yhwh ne s’impose pas comme un fait mais est introduit par le biais du discours d’un personnage qui qualifie l’événement qu’il vit. Son propos procède d’un acte d’interprétation puisqu’à la différence du narrateur, il n’a pas un accès immédiat à ce que Yhwh fait, pense ou projette. Autrement dit, le statut des événements dans le récit dépend des choix du narrateur. C’est lui qui, en définitive, détermine ce qu’il met en valeur comme obvie et ce qu’il livre à l’interprétation. Posé par lui, l’événement bénéficie de l’autorité de son omniscience, il s’impose dans son évidence; énoncé par un personnage, il entre dans le jeu de la subjectivité, de l’intersubjectivité et du débat.
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b) Le jour comme révélateur de la complexité des motivations humaines Sur les trente-trois récits de jours isolés, vingt-deux présentent une ou plusieurs occurrences de יוםdans le discours direct23. La scansion du récit en jours est donc un phénomène qui relève majoritairement de la désignation par les personnages. C’est par leurs propos sur ce qu’ils vivent que la mesure calendaire est introduite dans le récit. Cependant, sept de ces vingtdeux récits présentent également au moins une occurrence de יוםdans le discours du narrateur. Cette association produit, on le verra, des effets particulièrement intéressants en termes de variations sur la signification du jour en question. Car, c’est essentiellement de cela qu’il s’agit lorsque les personnages utilisent le mot «jour». Ils soulignent ainsi, comme on va le voir, ce que signifie à leurs yeux l’événement dans lequel ils sont engagés. Or, la façon dont les propos des protagonistes s’inscrivent dans l’ensemble de la scène ou de l’épisode, la façon dont, dans certains récits, ces propos se distinguent de celui du narrateur sur le jour en question, déploie des effets évaluatifs qui construisent la complexité des événements. Ce qu’ils mettent d’abord en évidence, c’est l’entrelacs serré des actions divines et des motivations humaines dans l’épaisseur obscure du temps et le travail de discernement qu’un tel entrelacs requiert des personnages. Le premier jour isolé de 1 S 1 – 1 R 2 (1 S 4,2-3) met d’emblée en évidence la fonction spécifique de l’usage de היוםdans un discours direct. Avec la désignation du jour par le personnage, c’est le nécessaire travail d’interprétation de ce qui se joue dans la factualité qui est souligné. En effet, la défaite que les Philistins infligent à Israël est rapportée par le narrateur comme un fait: «et Israël fut battu [ ]וינגףdevant les Philistins» (v. 2). Or, ce constat, factuel, précisé par le nombre de victimes, est suivi des paroles des vaincus à propos de cette défaite: «les anciens d’Israël dirent: ‘pourquoi Yhwh nous a-t-il battus [ ]נגפנוaujourd’hui [ ]היוםdevant les Philistins?’» (v. 3a). Quatre éléments de leur question doivent être relevés. En premier lieu, la reprise du verbe נגףutilisé par le narrateur au v. 2 pour introduire la défaite manifeste l’ancrage du propos des personnages dans ce que le narrateur vient de rapporter. C’est bien de ce fait qu’ils parlent. Mais, second élément, cet événement suscite une question. Si les anciens constatent la défaite, ils s’interrogent sur ses causes: «pourquoi [ ;»?]למהtout n’est donc pas donné dans le fait, il doit faire l’objet 23. 1 S 4,2-3; 4,5-22; 8,4-22; 10,17-27; 11,14–12,25; 14,1-46; 22,6-18; 24,4-23; 26,525; 2 S 2,12-32; 3,17-19; 3,31-39; 6,12-22; 14,2-22; 15,13–17,22; 18,1–19,9; 19,16-41; 1 R 1,9-53; 2,13-25; 2,26-27. J’ajoute deux récits qui constituent des cas limites puisque יוםapparaît dans l’introduction narrative au propos des personnages: 2 S 5,6-8; 22,1-51. Ici, ce n’est pas le personnage qui désigne le jour, mais ce sont ces paroles qui en sont l’élément déterminant et qui indiquent ce pour quoi ce jour compte.
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d’une élucidation. C’est dans cette question, troisième élément, qu’apparaît l’indication calendaire «aujourd’hui». Le cadre calendaire de la scène est donc posé par l’interrogation des anciens sur la cause de leur défaite et par conséquent sur ce qu’elle signifie. C’est la recherche de cette cause, plus que la seule défaite, qui compte ce jour-là. Enfin, dernier élément, la formulation de la question dépasse le simple constat factuel et se présente déjà comme un acte interprétatif. Au niveau factuel, en effet, ce sont les Philistins qui ont battu Israël, mais les anciens d’Israël comprennent cet événement comme une défaite attribuable à Yhwh. Que le Dieu d’Israël soit engagé dans les guerres de son peuple est une conception extrêmement courante dans la Bible et qui relève d’un fonds partagé par les peuples de l’Antiquité. Ce n’est donc pas le cadre théologique à travers lequel la défaite est comprise qui est original ici, mais la façon dont ce cadre intervient dans le travail d’interprétation des personnages. En effet, il produit un déplacement du sens du «pourquoi?»: en s’interrogeant sur la cause de leur défaite, les personnages cherchent à déterminer le comportement qu’ils doivent désormais adopter. La question «pourquoi?» conduit à une décision: aller chercher l’arche (v. 3b) dont, pensent-ils, l’absence a dû leur être défavorable. 1 S 4,2-3 est le seul des jours isolés où l’occurrence de יוםapparaît dans une question sur la signification du jour et où cette question est suivie de la réponse du peuple. Mais il est emblématique que le premier des jours désigné au discours direct explicite les deux étapes du processus qui les sous-tendent tous. Ce dispositif révèle deux éléments fondamentaux de la conception de l’histoire en 1 S 1 – 1 R 2: la question implique que l’histoire est faite d’événements qui résistent aux personnages, voire qui présentent une certaine obscurité, tout n’étant pas donné dans leur factualité; la réponse, quant à elle, manifeste que l’élucidation du sens des événements engage la responsabilité des personnages mais aussi leur subjectivité. C’est pourquoi question et réponse sont confiées par le narrateur au discours direct et non énoncées par sa voix d’autorité: c’est bien l’espace de la subjectivité, du débat voire de l’erreur qui s’ouvre avec la désignation des «jours qui comptent». C’est aussi l’espace de l’interaction des motivations et intentions cachées des personnages avec le déploiement du dessein divin dans l’histoire24. Dans un premier ensemble de récits, en effet, ce qui est désigné comme «jour» par les personnages conduit toujours à faire venir à la lumière, d’une manière ou d’une autre, des aspects dissimulés de la façon dont ces 24. Volonté de Dieu et liberté humaine, on reconnaît là les deux dimensions dont l’intrication fonde pour R. Alter la spécificité de la poétique narrative biblique. Voir ALTER, L’art du récit, pp. 37-52 en particulier.
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protagonistes sont engagés dans les événements. Pour ce faire, le narrateur joue des écarts entre les faits qu’il rapporte et les propos des personnages. Il dévoile ainsi la façon dont ceux-ci investissent, avec plus ou moins de justesse, les jours qu’ils désignent. C’est Yhwh qui le premier, en 1 S 1 – 1 R 2, fait venir à la lumière ce qui se joue en termes de calculs et de motivations humaines sous l’apparence des faits. Lorsque les anciens viennent demander un roi à Samuel, ils motivent leur désir par l’incapacité du vieux juge et de ses fils corrompus à remplir leur office. Leurs arguments (1 S 8,5) reprennent littéralement des éléments que le narrateur a fournis dans l’exposition de la scène (v. 1.3). Ainsi, la demande des personnages semble-t-elle légitime, appuyée qu’elle est sur un diagnostic conforme à la situation décrite25. Or, c’est sa racine cachée et inavouable que viennent mettre à jour les paroles de Yhwh à Samuel: «Écoute la voix du peuple en tout ce qu’ils t’ont dit car ce n’est pas toi qu’ils ont rejeté, c’est moi qu’ils ont rejeté de mon règne sur eux. Selon tous leurs agissements depuis le jour [ ]מיוםoù je les ai fait monter d’Égypte jusqu’à aujourd’hui [ – ]ועד־היום הזהils m’ont abandonné et ils ont servi d’autres dieux – ainsi agissent-ils également envers toi» (1 S 8,7-8). C’est donc précisément le rejet de Yhwh par le peuple que l’indication calendaire pointe spécifiquement. Le jour même de cette demande, dont le démonstratif « הזהcelui-ci» accentue la désignation, s’inscrit dans la suite d’une longue période qui court depuis la sortie d’Égypte. Il est le dernier acte d’un rejet qui, loin d’être ponctuel, relève plutôt d’une attitude de fond26. Si ce jour est significatif, c’est moins par la demande d’un roi que parce que celle-ci est une nouvelle manifestation du mépris du peuple à l’égard de son Dieu. Ainsi Yhwh démasquet-il, pour son prophète, l’attitude cachée qui gouverne la demande du peuple. Celui-ci se l’entend dénoncer lors de la désignation de Saül comme roi (1 S 10,17-27). Samuel tient alors au peuple un discours dans lequel il reprend les propos de Yhwh en 1 S 8,8. Après avoir rappelé la libération d’Égypte, il poursuit: «et vous, aujourd’hui [ ]היוםvous avez rejeté votre Dieu qui, lui, vous sauve de toutes vos détresses et de toutes vos angoisses, et vous lui avez dit: ‘établis sur nous un roi’» (1 S 10,19). À nouveau, le rejet de Yhwh est le fait significatif pointé par l’occurrence de יום. Remarquons l’ordre d’énonciation: le rejet est indiqué d’abord et la demande d’un roi est présentée ensuite comme ce qui en procède. Ainsi est rétablie et portée en pleine lumière la vérité de ce qui sous-tendait la démarche du peuple. Le fait que la dénonciation de ses motivations secrètes soit marquée de l’indication calendaire fait apparaître comme le plus significatif 25. Voir WÉNIN, Samuel et l’instauration de la monarchie, p. 145. 26. Ibid.
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de ce jour l’apostasie du peuple et l’écart entre son attitude et la version officielle de la demande. Notons qu’en 1 S 8,7 et 10,19, les motivations sous-jacentes sont révélées par un tiers – Yhwh ou son prophète qui reprend l’accusation de Yhwh – dont l’autorité est telle que son interprétation s’impose non seulement en ce qu’elle ne prête pas à discussion mais aussi en ce qu’elle éclaire et tranche définitivement une situation. Dans de nombreux récits, en revanche, les intentions cachées du personnage ne sont pas dénoncées par un tiers mais exprimées par le personnage lui-même qui réagit face à un événement sur lequel il se prononce. Cet événement peut le mettre dans une situation où son innocence est mise à mal. Son intervention vise alors à faire valoir celle-ci. Ainsi, face à l’accusation d’Ishbosheth, Avner se défend-il en soulignant par deux «aujourd’hui» sa fidélité à l’égard de la maison de Saül et le scandale que représente l’accusation du roi (2 S 3,8). De même, David se trouvet-il mis, face au meurtre d’Avner, dans une situation qui pourrait le rendre suspect de l’avoir commandité ou du moins approuvé. L’interprétation qu’il donne du jour du deuil doublement désigné (2 S 3,38) vise à manifester son innocence par l’estime qu’il dit porter à Avner. À la différence de celui-ci dont la crédibilité est laissée à l’appréciation du lecteur sur la base de ses seuls propos, David reçoit l’appui du narrateur qui souligne par une occurrence de יוםcombien le peuple est convaincu de l’innocence du roi (2 S 3,37). Il y a ainsi convergence entre ce que le narrateur dit être le point culminant de ce jour et la façon dont David l’interprète. Mais les réactions des personnages aux événements peuvent révéler des sentiments plus troubles. En effet, ce sont souvent des intérêts mêlés qui émergent par la façon dont les protagonistes s’engagent sur la signification d’un jour. Ainsi en est-il de la réaction de Joab au terme du stratagème qu’il a mis en place pour convaincre David de faire revenir Absalom à Jérusalem. Constatant la réussite de sa manœuvre, il s’écrie: «Aujourd’hui [ ]היוםton serviteur sait qu’il a trouvé grâce à tes yeux, mon seigneur le roi, car le roi a agi selon la parole de son serviteur» (2 S 14,22). Curieux aveu qui éclaire d’un jour nouveau les motivations de Joab dans cette affaire. Mais la construction la plus sophistiquée de la manière dont des événements révèlent les motivations secrètes se trouve dans le dispositif en symétrie inversée que produisent le jour de la fuite de David devant Absalom puis celui de son retour à Jérusalem. La symétrie procède d’un trajet identique parcouru dans un sens puis dans l’autre et ponctué de rencontres27. Mais à l’aller, David est un fuyard humilié alors qu’au retour 27. On remarquera que si l’aller puis le retour structurent le récit, ce ne sont pas les mêmes lieux qui sont mis en valeur. À l’aller, c’est le début du parcours, de Jérusalem à
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il est un roi vainqueur. Or, ce renversement de fortune révèle les cœurs. Parmi tous ceux que David croise lors de ces déplacements, il est deux personnages qu’il rencontre à l’aller et au retour: Shimeï et Civa. Quant à Mefibosheth, David s’étonne de son absence à l’aller et le voit venir à sa rencontre au retour, alors que Civa, présent, reste en retrait (2 S 19,18). Or, les deux rencontres avec Shimeï et la rencontre avec Civa puis Mefibosheth se distinguent des autres en ce qu’elles sont les seules à présenter des indications calendaires qui désignent ces deux jours, et toutes soulignent le bénéfice que les interlocuteurs de David pensent pouvoir tirer de la situation du roi. À l’aller, la rencontre avec Civa (2 S 16,1-4) porte sur l’absence de Mefibosheth que son serviteur justifie ainsi: «voilà qu’il reste à Jérusalem car il s’est dit ‘aujourd’hui []היום, la maison d’Israël va me rendre la royauté de mon père’» (2 S 16,3). C’est donc par les propos de Civa que l’indication de temps est introduite. Mais elle apparaît dans ce qu’il présente comme le discours rapporté de Mefibosheth, discours qui informe le roi du calcul déloyal de celui qui mangeait à sa table. La spoliation immédiate de Mefibosheth au profit de Civa atteste le crédit que David accorde aux paroles du serviteur. Mais voilà qu’au retour, alors que Civa s’est «rué au Jourdain» (2 S 19,18) avec fils et serviteurs, pour être aux premières loges du passage du roi, Mefibosheth arrive seul. Or, avant que David ne l’interroge sur son absence lors de sa fuite, le narrateur précise «et Mefibosheth n’avait pas pris soin de ses pieds, il n’avait pas fait sa moustache et il n’avait pas lavé ses vêtements depuis le jour [ ]למן היוםoù le roi était parti jusqu’au jour [ ]עד־היוםoù il revenait en paix» (2 S 19,25). Ces signes de deuil rapportés par la voix d’autorité du narrateur sont accompagnés de deux occurrences de יוםqui délimitent la période de l’exil de David, du jour de son départ à celui de son retour. Ils apportent un démenti formel aux propos de Civa qui présentait le jour de la fuite de David comme celui de la félonie de son maître (2 S 16,3)28. C’est donc Civa qui apparaît, a posteriori, comme le calculateur cynique et sans scrupules que Mefibosheth dénonce pour sa défense (2 S 19,27-28). Ainsi, à l’aller comme au retour, ce sont les versets porteurs des indications Bahourim (2 S 15,16–16,14), qui est le cadre des rencontres, le passage du Jourdain est simplement enregistré (2 S 17,22). Au retour en revanche, c’est au passage du Jourdain qu’est consacrée la presque totalité du récit (2 S 19,16-41) et c’est autour de lui que se font les rencontres. Ces deux parties du parcours ont à chaque fois un enjeu fort. À l’aller, c’est le fait que le roi fuit sa capitale qui est mis en valeur par la lenteur avec laquelle s’effectue la sortie de la ville. Au retour, en revanche, l’accent est mis sur l’empressement de tous à venir accueillir le roi au moment où il franchit la frontière symbolique qu’est le Jourdain. 28. Voir ALTER, The David Story, pp. 291 et 316.
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calendaires qui tissent le réseau complexe des motivations et des intérêts des protagonistes. Remarquons le jeu entre le discours direct et celui du narrateur: ce que le discours direct laisse comme possibilité de déformation et de mensonge dans l’énonciation de la signification d’un jour, vient se briser contre l’objectivité des faits que rapporte le narrateur. De la même façon, lors des deux confrontations de David avec Shimeï, ce sont encore les indications calendaires qui pointent la complexité des sentiments et des calculs. En effet, pendant que David fuit, Shimeï le suit en le maudissant et en lui jetant des pierres. Avishaï, l’un des fils de Cerouya qui se sont déjà illustrés par leur promptitude à verser le sang (2 S 2,18-27; 3,27.38-39; 18,14), propose au roi de tuer Shimeï. David le lui reproche vigoureusement au nom de l’interprétation qu’il fait des humiliations qu’il subit. Si Shimeï maudissait David selon la volonté de Yhwh, comment le roi pourrait-il vouloir s’y soustraire (2 S 16,11)? Et David poursuit: «peut-être Yhwh regardera-t-il ma détresse et Yhwh fera-t-il revenir pour moi le bonheur plutôt que sa malédiction aujourd’hui même [( »]היום הזה2 S 16,12). Ainsi le roi livre-t-il, in fine, sa compréhension du jour qu’il vit et c’est celle-ci qui, une fois encore, est marquée de l’indication calendaire. Elle met en valeur l’attitude humble et obéissante de David à la volonté divine, attitude de laquelle procède son refus de recourir à la violence ou même de condamner Shimeï. Au retour du roi vers Jérusalem, les trois protagonistes sont à nouveau en présence dans une scène organisée de la même façon: sont d’abord rapportés le comportement et les paroles de Shimeï (2 S 19,16-21 // 2 S 16,5-8), puis une intervention vengeresse d’Avishaï (2 S 19,22 // 2 S 16,9), enfin la réponse que lui adresse David (2 S 19,23 // 2 S 16,10-12). La hâte de Shimeï à venir au-devant de David laisse supposer un changement d’attitude face au retournement de la situation du roi. C’est ce qu’il doit justifier: «ne te souviens pas pour la prendre à cœur de la faute qu’a commise ton serviteur le jour [ ]ביוםoù mon seigneur le roi a quitté Jérusalem, car ton serviteur sait que moi j’ai péché, et je suis venu aujourd’hui []היום en tête de toute la maison de Joseph pour venir accueillir mon seigneur le roi» (v. 20-21). Comme lors de la rencontre avec Mefibosheth, une double indication calendaire relie le jour du départ de David à celui de son retour. Shimeï souligne lui-même son propre retournement. Le jour de la fuite de David, que celui-ci vivait comme jour de sa malédiction, est présenté par Shimeï comme jour de sa propre faute. Puis il insiste sur le jour du retour de David comme celui de la reconnaissance de sa légitimité: en témoigne son zèle à venir accueillir le roi. Ce repentir ne semble pas suffisant à Avishaï qui, constant dans sa ligne de conduite, propose de mettre Shimeï à mort. David le lui reproche: «Qu’y a-t-il entre moi et vous, fils
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de Cerouya, pour que vous soyez pour moi aujourd’hui [ ]היוםun adversaire? Aujourd’hui []היום, un homme serait mis à mort en Israël? Est-ce que je ne sais pas qu’aujourd’hui [ ]היוםmoi je suis roi sur Israël?» (v. 23). Trois occurrences de «aujourd’hui» scandent ce verset. Elles mettent au jour la tension voire l’opposition qui existe entre la façon dont Avishai et David comprennent ce qu’ils vivent. David dénonce le désir de vengeance de son officier comme un désir qui s’oppose à lui parce qu’il ne reconnaît pas sa pleine autorité royale. En effet, ce jour où il retrouve cette autorité équivaut à celui d’un nouveau couronnement, l’amnistie dont bénéficie Shimeï en est le signe29. Ainsi, les occurrences du terme יום soulignent-elles systématiquement ce que révèle de chaque personnage le retour du roi victorieux: le Shimeï qui maudissait David avec mépris fait place à un Shimeï repentant; David reconnaît dans la royauté qui lui est rendue ce retour dans la faveur divine qu’il espérait alors qu’il était dans le malheur; quant à la constance d’Avishaï à se poser en justicier quelles que soient les circonstances, elle est par deux fois condamnée comme relevant d’une inintelligence de ce qui se joue ces jours-là. L’inintelligence sous la forme de la méprise voire de la folie, c’est enfin ce que peut révéler d’un personnage l’écart entre les événements d’un jour et ce qu’il en dit. Nous avons noté précédemment l’importance des deux «aujourd’hui [ »]היוםdans les reproches que Mikal adresse à David le jour où celui-ci introduit l’arche à Jérusalem (2 S 6,20). Ces deux termes, seules indications calendaires de la scène, ponctuent le commentaire méprisant de la femme à propos de l’attitude du roi. Sa jalousie ou sa haine l’empêchent de voir, dans le jour de liesse qui rassemble tout le peuple et qui transporte le roi, autre chose qu’un jour de honte pour ce dernier. Mais l’écart entre l’enjeu d’un jour et ce qu’un personnage en dit peut aller jusqu’à l’inversion. C’est le cas en 1 S 22 où les occurrences de «aujourd’hui» mettent en évidence l’enfermement de Saül dans son délire paranoïaque. L’étude de la composition de ce jour a fait apparaître la symétrie de ces deux moments. Les reproches que Saül fait successivement à ses serviteurs et aux prêtres de Nob procèdent d’une lecture profondément biaisée des événements puisque le roi perçoit comme des «embuscades» (1 S 22,8) les tentatives de David pour se soustraire à ses accès de violence meurtrière. Paradoxale inversion soulignée à chaque fois par l’expression « כיום הזהaujourd’hui même» (v. 8 et 13). Et c’est encore une occurrence de יום, mais dans le discours du narrateur, qui tire le bilan de cette folie sans limites: sur ordre de Saül, Doëg «mit à mort 29. P.K. MCCARTER, II Samuel. A New Translation with Introduction, Notes and Commentary (AB, 9), Garden City, NY, Doubleday, 1984, p. 421.
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ce jour-là [ ]ביום הואquatre-vingt-cinq hommes portant l’éphod de lin» (v. 18), massacre suivi d’un bain de sang dans la ville de Nob (v. 19). Ainsi, les trois occurrences de יום30 font-elles apparaître l’ampleur du délire de Saül: les deux premières, par le caractère décalé de ses propos au regard de ce qui a été rapporté dans les chapitres précédents, la troisième, par la neutralité du narrateur qui se contente de pointer factuellement l’ampleur du crime auquel conduit la folie du roi. Dans toutes les scènes que nous venons d’étudier, la tension entre l’événement et ce qu’en disent les personnages a donc principalement pour fonction de produire des effets évaluatifs qui caractérisent le personnage en révélant ses motivations secrètes. Une occurrence de יוםapparaît toujours, mais pas exclusivement, dans l’acte d’interprétation que le personnage fait de ce qu’il vit. La signification du jour qu’il énonce, aussi biaisée qu’elle puisse être, est la seule qui soit explicitement formulée dans la scène. Le fait que les propos du personnage manifestent la droiture de son jugement, le biais de sa subjectivité ou ses sombres calculs, implique que l’événement auquel il réagit soit construit narrativement de telle sorte que ce qui en est rapporté s’impose comme une mesure. C’est par rapport à ce qui en a été rapporté, en effet, que l’interprétation apparaîtra comme un jugement pertinent ou comme une déformation plus ou moins grande. Une telle construction des jours qui comptent fait donc apparaître la complexité de l’histoire non pas parce que les événements qui s’y produisent seraient complexes, mais parce qu’ils sont suscités ou exploités par des individus complexes. Plus que les faits, ce sont leurs interprétations qui sont mises en valeur par le dispositif du «jour qui compte». c) Le jour comme engagement herméneutique et éthique Dans quatre épisodes, la tension entre factualité et interprétation est telle qu’elle constitue le moteur et l’enjeu du récit: 1 S 14,1-46; 24,4-23; 26,125; 2 S 18,1–19,9. Les personnages débattent de ce qui se passe «ce jour-là», chacun s’engageant sur le sens de ce qu’ils vivent. Si cet engagement les révèle, et participe, comme dans les cas précédents, à leur caractérisation, il fait surtout apparaître la résistance de l’événement à l’interprétation ou à la manipulation. Dans tous ces textes, en effet, les personnages sont confrontés à des événements complexes qu’il leur faut sonder pour dégager ce qu’ils requièrent d’eux. Il s’agit de déterminer qu’elle est la volonté de Yhwh et la difficulté de cette détermination 30. Le chapitre compte une quatrième occurrence du mot יום, v. 18, mais elle renvoie au jour passé de la rencontre de David et d’Ahimélek. Le personnage ne désigne donc pas le jour précis qu’il est en train de vivre et l’occurrence ne détermine pas le cadre calendaire de la scène.
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témoigne de la complexité de l’événement en même temps qu’elle la construit narrativement. Ces récits déploient donc une réflexion fine sur les modalités de l’expression et du discernement de la volonté divine. Ils questionnent en particulier l’autorité de procédures ou de situations considérées habituellement comme exprimant sans ambiguïté cette volonté. En 1 S 14, c’est autour de la portée des serments et de la pertinence des pratiques de divination que se noue le débat; en 1 S 24 et 26, ce sont les circonstances providentielles qui sont à interpréter, qu’elles prennent la forme d’un hasard ou de l’heureuse issue d’une expédition risquée; en 2 S 19 enfin, c’est la sensibilité personnelle du roi à la volonté de Yhwh et sa capacité à la discerner qui sont interrogées lorsque cette volonté s’exprime non plus par les sorts ou par d’heureuses circonstances mais dans l’obscurité d’événements tragiques. Le récit de ces jours présente un nombre particulièrement élevé d’occurrences de יום. Le jour de la mort d’Absalom (2 S 18,1–19,9) est le plus désigné de 1 S 1 – 1 R 2 avec 15 occurrences de ce terme; il est suivi du jour de la victoire sur les Philistins (1 S 14) où l’on relève 11 occurrences. Avec ses cinq occurrences, 1 S 24 présente une fréquence moindre, mais il apparaît cependant dans le premier tiers du classement des chapitres par nombre décroissant d’occurrences31. Cette fréquence est révélatrice 31. J’indique ici, par ordre décroissant, les chapitres qui ont le plus d’occurrences du mot, tous usages confondus. Ceci est indicatif de la densité des occurrences dans certaines zones du récit mais ne correspond pas forcément à leur nombre par jour, le récit d’un jour pouvant ne correspondre qu’à une partie d’un chapitre ou au contraire s’étendre sur deux chapitres. C’est pourquoi, par exemple, si 2 S 19 compte 18 occurrences, 8 seulement sont relatives au jour de la mort d’Absalom, dont le récit s’achève au v. 9, mais le récit de ce jour, qui commence au chapitre 18, en compte 15 en tout. Voici cependant, à titre indicatif, la répartition par chapitre: NOMBRE D’OCCURRENCES
CHAPITRES
18
2 S 19
12
1 S 14
10
1S9
9
1 S 25
8
1 S 2; 1 R 2
7
1 S 1; 18; 27; 29; 2 S 18
6
1 S 7; 20; 22; 26; 2 S 3; 1 R 1
5
1 S 17; 24; 30; 2 S 6; 14
4
1 S 8; 10; 11; 12; 21; 28; 2 S 7
3
1 S 3; 4; 6; 13; 2 S 4; 13; 16; 21; 24
2
1 S 15; 31; 2 S 1; 2; 11; 20; 22; 23
1
1 S 5; 16; 19; 23; 2 S 5; 12; 15
0
2 S 8; 9; 10; 17
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du débat que suscitent les jours qui résistent: ils font l’objet d’une désignation répétée par le narrateur et les personnages. Ces récits longs, où la signification du jour s’élabore et s’éclaire progressivement dans l’addition kaléidoscopique de points de vue divergents, sont emblématiques de la façon dont le vocabulaire calendaire du jour non seulement représente le temps, mais surtout en construit l’épaisseur complexe, tissée d’enjeux anthropologiques et théologiques. Une analyse détaillée de deux épisodes, 1 S 14 et 1 S 24, voudrait sonder les modalités de ce tissage. i. Vox populi, vox Dei (1 S 14) Le récit du jour de la victoire sur les Philistins (1 S 14,1-46) se présente comme le récit d’une longue succession d’événements noués de façon complexe. Cette complexité se met en place progressivement et accule les personnages à devoir faire preuve d’un surcroît de jugement pour déterminer ce qui se joue ce jour-là et donc ce qu’il convient de faire. Or, cet épisode présente également un usage particulièrement remarquable des indications calendaires non seulement par leur fréquence – on en relève quinze – mais aussi par leur diversité et leur fonction. En effet, à côté des onze occurrences de ( יוםv. 1.18.23.24.28.30.31.33.37.38.45), on en compte deux de « לילהnuit» (v. 34 et 36), une de « ערבsoir» (v. 24), et une de « בקרmatin» (v. 36)32. Cette diversité est corrélative au fait que le récit se déroule sur un jour dans toute son extension, avec ses phases diurne et nocturne et que sa progression est explicitement marquée. Mais elle fait aussi ressortir une nette différence d’usage entre יוםet les autres termes. Ces derniers, en effet, ne sont jamais utilisés de telle sorte qu’ils désigneraient le moment que les personnages sont en train de vivre, à l’exception de ( הלילהv. 34). Les occurrences de « ערבsoir» (v. 24) de בקר «matin» (v. 36) posent un délai. L’occurrence de ( לילהv. 36) n’est pas déterminée et peut être traduite par «de nuit». Elle précise une modalité stratégique du projet d’attaque des Philistins. Toutes les occurrences de יום en revanche, sont déictiques. C’est donc à ce terme qu’il revient de pointer le plus significatif de ce jour maintes fois désigné. Le v. 37 est révélateur de cette prérogative: lorsque Saül consulte Yhwh de nuit et que celui-ci ne répond pas, le narrateur ne dit pas «et il ne répondit pas cette nuit-là» mais bien «et il ne répondit pas ce jour-là». La répartition des occurrences de יוםfait apparaître deux phénomènes: d’une part, leur rôle dans la structuration du récit et d’autre part, 32. Je ne prends pas en compte l’expression ( כאתמול שלשוםv. 21) qui est une formule standard pour désigner une durée relativement récente sans qu’elle soit précisément déterminée.
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la corrélation entre la complexification des événements et l’augmentation de leur fréquence. Sur le plan structurel, huit des onze occurrences de יום scandent la progression du récit, placées qu’elles sont aux bornes de ses unités successives33. Elles forment tout un système d’inclusions. L’épisode est composé de deux parties de longueur équivalente. La première est consacrée à la victoire sur les Philistins (v. 1-23). Elle est composée de deux scènes: d’abord l’exploit de Jonathan (v. 1-15) puis la victoire de l’armée d’Israël (v. 16-23). On relève trois occurrences de ( יוםv. 1, 18, 23). Celles des v. 1 et 23 sont situées dans le premier et le dernier verset. Elles marquent les limites de ce premier ensemble. La seconde partie rapporte le serment de Saül et ses conséquences (v. 24-46). Elle se déploie elle aussi entre deux occurrences de יום, v. 24 et 45; on en relève également aux bornes des quatre unités qui la composent: v. 24 et 30 dans le récit de la transgression de Jonathan (v. 24-30); v. 31 au début de la scène du repas du peuple (v. 31-35) et v. 37 à la fin de la consultation de Yhwh (v. 36-37); v. 38 et 45 dans la scène finale de désignation du coupable (v. 38-46). Ainsi, les deux parties du récit sont-elles bornées par deux occurrences de יוםet les unités intermédiaires de la seconde en comptent soit une, soit deux. Non seulement ce dispositif articule progression du récit et progression du temps raconté, mais il rend également sensibles la progressive complexification de ce jour et la déclinaison des diverses facettes de sa signification. À cet égard, on constate une nette disparité du nombre d’occurrences d’une partie à l’autre: la première n’en compte que trois alors qu’on en relève huit dans la seconde. De plus, toutes les occurrences de la première partie figurent dans le discours du narrateur; ce qu’il pointe comme significatif ne fait donc l’objet ni de commentaire ni d’interprétation. En revanche, cinq des huit occurrences de la seconde partie se trouvent dans le discours direct. La corrélation dans la seconde partie d’un nombre élevé d’occurrences et d’un usage majoritaire dans le cadre d’un discours direct est le signe que la signification de ce jour ne va pas de soi, qu’il suscite appréciations et débats de la part des personnages. Dans la première partie, on ne relève d’occurrences de יוםque dans le discours du narrateur, et le récit ne présente pas d’autre indication de temps. Les trois mentions mettent en valeur la bravoure de Jonathan (v. 1), la présence de l’arche dans le camp d’Israël (v. 18)34 mais surtout la victoire 33. DE VRIES, Yesterday, pp. 84 et 198. 34. La LXX a ici non pas «arche» mais «éphod». Cette leçon est jugée meilleure par beaucoup, notamment parce qu’elle est plus cohérente avec le v. 3. Voir en particulier pour les divers arguments DRIVER, Notes on the Hebrew Text, p. 110; C. VAN DAM, The Urim and Thummim. A Means of Revelation in Ancient Israel, Winona Lake, IN, Eisenbrauns, 1997,
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de Yhwh qui sauve Israël des Philistins (v. 23). Ces occurrences n’ont pas le même poids dans la narration. La première, «vint le jour où [»]ויהי היום (v. 1), fixe le temps de référence de l’ensemble du récit qu’elle met d’emblée en valeur comme jour, et comme jour qui tranche sur la période de domination des Philistins (1 S 13,19-23). La première scène (v. 1-15), qui s’achève sur l’exploit de Jonathan, ne comporte aucune autre marque calendaire. Cet exploit n’est donc pas pointé comme un événement significatif. Certes, il rend possible une victoire d’Israël sur les Philistins mais ce n’est pas là l’événement pour lequel ce jour compte. La seconde occurrence de יום, v. 18, signale la présence de l’arche comme un fait remarquable ce jour-là: «Saül dit à Ahiyya ‘fais approcher l’arche de Dieu’, car il y avait ce jour-là []ביום ההוא, l’arche de Dieu et les fils d’Israël». Mais cette occurrence a un statut second dans le fil du récit. Elle est en effet introduite de biais, à propos d’un élément d’arrièrefond, par un aparté du narrateur au qatal à l’occasion d’une consultation de Yhwh35. Elle en souligne les circonstances exceptionnelles mais ne porte pas directement sur un événement qui surviendrait ce jour-là, dans la séquence de l’action. Notons cependant que, mettant en valeur la présence de l’arche entre l’ordre de consulter Yhwh et l’ordre d’interrompre la consultation, elle attire discrètement l’attention sur l’étrangeté de l’attitude de Saül36. pp. 152-153; MCCARTER, I Samuel, p. 237; ALTER, The David Story, p. 79. Cependant, pour BARTHÉLEMY, Critique textuelle, p. 183, le fait que le narrateur introduise un aparté pour justifier la présence de l’arche et qu’il y insiste sur le «aujourd’hui» est à ses yeux le signe de l’authenticité de la leçon. La leçon «arche» est en effet la lectio difficilior que l’aparté, sans doute une glose à ses yeux, cherche à faciliter. Voir aussi dans ce sens HERTZBERG, I & II Samuel, pp. 113-114; TSUMURA, The First Book of Samuel, pp. 365-366. Sur les points communs entre l’arche et l’éphod en 1 – 2 S et sur les difficultés à identifier ce que représente l’éphod, voir P.R. DAVIES, Ark or Ephod in I Sam. XIV.18?, dans JTS 26 (1975) 82-87 et ID., The History of the Ark in the Books of Samuel, dans JNWSL 5 (1977) 9-18. 35. Il est difficile de savoir quel type de pratique divinatoire est associé à l’arche. F.H. CRYER, Divination in Ancient Israel and Its Near Eastern Environment. A SocioHistorical Investigation (JSOTSS, 142), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1994 note p. 282 que les quelques textes de la BH qui portent des traces de pratiques oraculaires associées à l’arche sont «sublimely uninformative». Sur les différentes pratiques utilisées dans ce récit, voir E.F. DE WARD, Superstition and Judgement. Archaic Methods of Finding a Verdict, dans ZAW 89 (1977) 1-19, p. 4. 36. Le récit ne précise pas les raisons de l’interruption de la consultation. Les commentateurs se partagent ici entre deux lignes interprétatives: pour certains, Saül interrompt la consultation car l’agitation qu’il perçoit dans le camp philistin est le signe qu’il faut intervenir sans délai. Voir par exemple en ce sens HERTZBERG, I & II Samuel, p. 114. Pour d’autres, cette agitation est le signe de la débandade des Philistins, débandade confirmée v. 20-22; l’issue du combat étant prévisible, la consultation n’est plus nécessaire. C’est la lecture par exemple de ALTER, The David Story, p. 79; MISCALL, 1 Samuel, p. 93. TSUMURA, The First Book of Samuel, p. 366, note cependant une certaine désinvolture de Saül, surtout en présence de l’arche.
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C’est au dernier verset que le narrateur pointe l’événement par lequel ce jour se distingue: «Yhwh sauva [ ]יושעIsraël ce jour-là []ביום ההוא et le combat passa Beit-Awen» (v. 23). Cette troisième occurrence présente les traits spécifiques que l’on a vu être ceux des jours simples dont la signification s’impose: l’occurrence porte sur un fait rapporté par le narrateur et ce fait, situé en fin de scène, est le point d’aboutissement de toute l’action. Comme dans la majorité des cas, ce point d’aboutissement résulte d’une intervention de Yhwh. C’est donc sur une affirmation forte et sans ambiguïté de la victoire accordée par Yhwh à son peuple que s’achève le premier volet du récit. Voilà désigné, avec toute l’autorité du narrateur, ce qui compte ce jour-là. Le récit pourrait s’arrêter sur ce verset de clôture si une analepse ne venait brusquement tout compliquer. Le verset qui ouvre la seconde phase introduit en effet immédiatement une tension dans la suite du récit: «Les hommes d’Israël avaient été opprimés [ ]נגשce jour-là [ ]ביום ההואcar Saül avait prononcé une imprécation [ ]ויאלsur le peuple: ‘maudit l’homme qui mangera de la nourriture avant le soir, avant que je me sois vengé de mes ennemis’» (v. 24). Le jeûne pendant la guerre fait partie des pratiques rituelles de l’Israël ancien37. Mais ici, le serment de Saül est présenté comme un abus de pouvoir par lequel le roi opprime le peuple38 et c’est précisément sur ce point que 37. ALTER, The David Story, p. 80. 38. À la différence de la majorité des commentateurs, je lis le serment de Saül comme la cause de l’oppression du peuple et non comme sa conséquence. Pour ces commentateurs, en effet, le verbe « נגשopprimer» renverrait à un moment du combat où Israël se serait trouvé en péril, ce qui aurait provoqué le serment de Saül. Mais ni le contexte ni le sens de נגשne soutiennent cette interprétation: – Le contexte du récit rapporte une victoire facile d’Israël qui trouve les Philistins en déroute à leur arrivée dans leur camp (v. 20-22). Il est donc difficile d’imaginer qu’à un moment de ce combat, les Israélites aient eu le dessous et que Saül ait prononcé cette imprécation. De plus, v. 28, l’épuisement du peuple est, sans ambiguïté possible, la conséquence du serment de Saül. – Du point de vue sémantique, aucune des 23 occurrences de נגשne désigne la pression des ennemis sur le champ de bataille. L’étude de la racine par J. PONS, L’oppression dans l’Ancien Testament, Paris, Letouzey et Ané, 1981, pp. 104-107, fait en effet apparaître que «l’action de ngś est une action de contrainte plutôt que de violence brute: celui qui exerce l’action dispose de l’autre à sa guise» (p. 105). Pons distingue trois domaines d’exercice de cette contrainte: le domaine politique, le domaine de l’argent et le domaine du travail. À la fin de sa typologie, il revient sur l’occurrence de 1 S 13,6 qui est avec 1 S 14,24 la seule en 1 S 1 – 1 R 2. Or, bien que, comme 1 S 14,24, cette occurrence se trouve dans le contexte de la guerre avec les Philistins, elle n’exprime pas non plus un danger militaire au cours d’un combat (l’attente de sept jours à Guilgal en témoigne) mais plutôt une pression mise pour obtenir du territoire, comme le fait d’ailleurs apparaître le contrôle que les Philistins exercent sur la fabrication et l’entretien des armes (1 S 13,19). Le sens fondamental de ngś est donc celui de «contraindre» et, parmi toutes les racines connotant l’oppression, celle-ci a pour trait propre d’exprimer la tyrannie politique, comme en témoigne son usage répété à propos de l’esclavage en Égypte (cf. Ex 3,7; 5,6.10.13.14).
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l’indication de temps met l’accent. Après la consultation interrompue, v. 19, c’est la seconde fois ce jour-là que Saül pratique un acte rituel de façon inappropriée et que le narrateur le souligne d’une occurrence de יום. Le caractère inapproprié du serment est singulièrement renforcé par le montage du récit. En effet, le serment est révélé au lecteur de façon analeptique alors que le narrateur aurait pu le rapporter à sa place dans l’ordre chronologique, probablement au moment de l’engagement des Israélites dans le combat (v. 20). L’analepse a surtout pour effet de suggérer une contradiction entre l’action de Yhwh et celle de Saül par la succession des propositions: «Yhwh sauva [ ]יושעIsraël ce jour-là [ ]ביום ההואet le combat passa Beit-Awen. Mais les hommes d’Israël avaient été opprimés [ ]נגשce jour-là [ ]ביום ההואcar Saül avait prononcé une imprécation []ויאל sur le peuple…». Le «ce jour-là» de la délivrance d’Israël par Yhwh est immédiatement suivi du «ce jour-là» de l’oppression d’Israël par le roi. La reprise de l’indication de temps construit une synchronie entre les deux verbes et le lecteur découvre que pendant que Yhwh sauvait son peuple, son roi l’opprimait. La victoire apparemment si facilement acquise se révèle donc, a posteriori, chargée d’une complexité insoupçonnée. Certes, c’est bien des Philistins que Yhwh a sauvé le peuple, mais le narrateur suggère au lecteur qu’il a dû le faire dans une situation où le roi constituait un obstacle. La victoire de Yhwh et le serment de Saül ne sont donc pas seulement significatifs en eux-mêmes, «ce jour-là», ils le sont aussi, et peut-être surtout, par leur opposition. Les deux occurrences, parce qu’elles L’oppression tyrannique exercée par l’autorité politique qui «dispose de l’autre à sa guise» convient mieux en 1 S 14,24 appliqué à Saül qu’aux Philistins. Ceux-ci ne sont pas en mesure, ce jour-là, d’exercer la moindre contrainte sur le peuple d’Israël alors que l’imprécation de Saül est présentée comme un asservissement imposé par le roi. Voir dans le même sens E. LIPIŃSKI, נגש, dans TDOT, t. 9, 213-215 qui insiste notamment sur le registre juridique – et donc non militaire – du terme. – Mais, sur le plan syntaxique, le wayyiqtol qui suit un qatal lui est en général consécutif, dans ce cas le serment serait postérieur à l’oppression du peuple, voire sa conséquence. Cependant, le wayyiqtol ויאלpeut aussi être lu comme un wayyiqtol épexégétique c’està-dire un wayyiqtol qui n’exprime pas une action consécutive au qatal qui précède mais une action explicative. WALTKE – O’CONNOR, Biblical Hebrew Syntax, p. 551, § 33.2.2, définit ainsi le wayyiqtol épexégétique: «Sometimes the situation represented by ַוdoes not succeed the prior one either in time or as a logical consequence; rather it explains the former situation (…). The major fact or situation is stated first, and then the particulars or details, component or concomitant situations are filled in». Ici, l’imprécation de Saül explique l’oppression du peuple dont elle est la cause. Dans de tels cas, notent encore Waltke et O’Connor, le wayyiqtol peut exprimer une action antérieure à celle du qatal qui précède (par ex Nb 1,47-49). Ils précisent cependant que ce point de vue ne recueille pas de consensus parmi les grammairiens (voir § 33.2.3 pp. 552-553). Mais l’ensemble des données contextuelles, sémantiques et syntaxiques laissent cependant penser que l’oppression est celle que Saül impose à son peuple. Voir dans le même sens FOKKELMAN, Narrative Art II, p. 66; POLZIN, Samuel and the Deuteronomist, p. 135; Y. ZIEGLER, Promises to Keep. The Oath in Biblical Narrative (VTS, 120), Leiden – Boston, MA, Brill, 2008, p. 162 n. 30.
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recouvrent exactement la même période, rendent éclatante la contradiction interne de ce jour. Si la succession des v. 23-24 suggère au lecteur cette contradiction, toute la seconde partie déploie les conséquences de plus en plus dramatiques générées par le paradoxe du serment: bien qu’il soit inapproprié, le serment du roi est un serment qui lie, il ne peut donc être transgressé sans conséquence39; parce qu’il est inapproprié, il provoque une succession de transgressions de plus en plus graves de la part de ceux qui y sont soumis40 (1 S 14,25-27.31-33) et une escalade de serments de plus en plus fous de la part de Saül (1 S 14,39.44.45). La complexité de la situation et de son évolution est finement tissée par le narrateur qui conjugue avec maestria réserve et suggestions implicites. En effet, il rapporte les faits en se gardant de tout commentaire et laisse les personnages formuler au discours direct réactions, jugements et engagements. Cependant, la façon dont il conduit la narration, de rapprochements en insinuations, constitue une forme de commentaire implicite. Dans les deux scènes de transgression, il s’emploie à atténuer la culpabilité et de Jonathan (v. 27a) et du peuple (v. 31b) tout en poursuivant, dans ces mêmes versets, la critique silencieuse du serment de Saül qu’il a commencée v. 24a. Ceci produit un écart de plus en plus important entre le lecteur qui épouse la perspective surplombante du narrateur, et les personnages qui, immergés dans les faits et pris dans la complexité de leurs intérêts et de leurs interactions, sont aux prises avec des événements qu’ils doivent démêler et interpréter pour pouvoir agir. La plus ou moins grande proximité de leurs réactions avec la perspective du narrateur permet au lecteur d’évaluer la pertinence de leurs jugements. Ce procédé, classique dans la narration biblique41, conduit toute la composition des v. 24-46. Ne pouvant l’analyser ici dans le détail, je m’attacherai principalement à l’apport de l’usage de יוםdans ce dispositif. 39. Voir ZIEGLER, Promises to Keep, p. 3. 40. Les deux transgressions concernent l’une et l’autre le fait de s’alimenter, mais elles ne sont pas de même ordre: celle de Jonathan est une transgression de l’interdit posé par le serment (v. 25-30); celle du peuple épuisé par le jeûne (v. 31-35) est la transgression d’un autre interdit, celui de la consommation de sang. Cette succession révèle l’impasse de la situation: bien que le serment du roi s’oppose à l’action de Yhwh, le transgresser par ignorance, c’est se rendre factuellement coupable, mais ne pas le transgresser a conduit le peuple à violer un autre interdit plus fondamental: celui de la consommation de sang. Affamé après la bataille, le peuple égorge le bétail précipitamment et sans soin, «sur le sol» (v. 32). L’animal meurt alors «sur le sang [( »]על־הדםv. 32) ce qui empêche de garantir la stricte séparation du sang et de la viande, condition pour qu’elle soit consommable. Voir en particulier Lv 19,26, mais aussi Lv 7,26-27; Dt 12,16. 41. Voir notamment pour une présentation de ce phénomène BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible, pp. 32-33.
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On l’a vu, les occurrences de יוםdans le discours du narrateur sont rares. Elles pointent trois événements sur lesquels repose toute l’intrigue: la victoire (v. 23 et 31), le serment (v. 24) qui déclenche la crise, et le silence de Yhwh (v. 37) qui en marque le point culminant et provoque le dénouement. Ces faits sont les piliers du récit, et une fois que le narrateur les a posés, il laisse aux personnages le soin de les interpréter et de peser l’importance de chacun. Le récit de la transgression de Jonathan (v. 25-27) s’achève par un échange entre un Israélite et le jeune homme. Le premier informe le second du serment de son père qu’il cite quasi littéralement avant d’en indiquer la conséquence: l’affaiblissement du peuple. Jonathan lui répond par une critique appuyée du serment. Il formule explicitement ce que le narrateur suggérait par le rapprochement des v. 23-24: le jeûne du peuple a fait obstacle à une victoire plus large. Les deux interventions de cet échange présentent plusieurs points de contact. Ils mettent en évidence les logiques divergentes de Saül et de Jonathan. v. 28: un homme du peuple intervint et dit: «un serment, il a imposé un serment [ ]השבע השביעau peuple, ton père, en disant: ‘maudit l’homme qui mangera []יאכל de la nourriture aujourd’hui [’]היוםet le peuple est affaibli»
v. 29: et Jonathan dit: «mon père a jeté le trouble42 dans le pays (…) v. 30: manger, si le peuple avait mangé aujourd’hui [)…( ]אכל אכל היום le coup porté aux Philistins n’aurait-il pas été plus grand?»
On relève une occurrence de יוםdans le discours de chacun. Le v. 28 reprend littéralement le serment de Saül à une modification près, celle de l’indication de temps: au délai «avant le soir» est substitué le déictique « היוםaujourd’hui». Cette transformation crée entre les deux discours un point commun d’autant plus net que, dans les deux cas, היוםporte sur le verbe « אכלmanger». Ce verbe, au cœur du serment de Saül, est l’enjeu de ce jour aux yeux des personnages, le problème qu’ils doivent évaluer pour en établir l’importance dans leur situation. C’est un troisième élément commun, l’utilisation d’un verbe à la forme emphatique, qui fait apparaître la façon dont chacun articule la question de la nourriture à ce qui lui semble 42. ALTER, The David Story, p. 83 montre la richesse de sens que déploie l’usage de « עכרtroubler, mettre le trouble», dans ce verset. Il rappelle que la racine a à voir avec le fait de «troubler un liquide», notamment en le rendant boueux. Voir R. MOSIS, רכע, dans TDOT, t. 11, 67-71. Alter met en évidence l’antithèse entre le registre de la clarté, utilisé pour le regard de Jonathan, et celui du trouble qui caractérise la situation dans laquelle Saül précipite le pays.
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prioritaire ce jour-là. La logique de Saül, telle que la présente l’Israélite, est centrée sur le serment: « השבע השביעun serment, il a imposé un serment» (v. 28). C’est l’engagement pris et donc l’interdit de consommer de la nourriture qui prime, quelles qu’en soient les conséquences. Jonathan renchérit en faisant porter l’emphase précisément sur l’objet de l’interdit: « אכל אכלmanger, si le peuple avait mangé» v. 30. Le verbe est situé dans la protase d’une phrase conditionnelle. Elle est donc relative à l’apodose et en énonce la condition de possibilité: ce qui importe, c’est que le peuple puisse s’alimenter en vue d’une victoire plus large. Ainsi, il apparaît que la logique de Jonathan est centrée sur le succès du peuple dans le combat, et ce qui y fait obstacle doit être dénoncé comme facteur de trouble (v. 29). La scène qui débutait par la relation de la transgression – involontaire – de Jonathan s’achève donc par une dénonciation publique de l’erreur de Saül («voyez» v. 29). Le discours clairvoyant43 de Jonathan remet dans l’ordre les priorités de ce jour troublé et les occurrences de יום, qui forment une inclusion en chiasme avec celles des v. 23-24 (v. 23//v. 30; v. 24//v. 28), soulignent sa convergence de vue avec le narrateur. La pertinence de son propos est ainsi validée. Notons qu’il présente cependant une différence importante avec celui du narrateur: la victoire n’est pas présentée par Jonathan comme étant opérée par Yhwh. La consommation de viande sur le sang marque un degré de gravité supplémentaire dans le déploiement des effets néfastes du serment. Une nouvelle fois, la contradiction qu’il induit est pointée par l’occurrence de יוםqui ouvre cette scène (v. 31): «ils frappèrent ce jour-là [ ]היום ההואles Philistins de Mikmash à Ayyalôn et le peuple fut très affaibli». La longueur de la poursuite – la distance de Mikmash à Ayyalôn est de vingt-cinq km – est à la fois le signe de l’ampleur de la victoire acquise malgré Saul, et la cause de l’extrême fatigue d’un peuple à jeun. Or, c’est cette fatigue que le narrateur suggère être la cause de la transgression: «le peuple fut très affaibli et il se jeta44 sur le butin» (v. 31-32) qu’il égorge donc et consomme en transgressant les règles rituelles. Saül donne alors des ordres pour les rétablir: «vous êtes des traîtres, roulez jusqu’à moi aujourd’hui [ ]היוםune grande pierre» (v. 33). Cette occurrence de היוםfait partie des rares usages du mot qui, dans leur contexte, ne renvoient pas à l’unité d’un jour. Ici, le terme désigne le moment contemporain de l’énonciation dans ce qui pourrait être l’équivalent d’un «tout de suite»45. La sémantique rend difficilement 43. Sur l’éclaircissement du regard de Jonathan et sa clairvoyance à propos du serment, voir J. CAZEAUX, Saül, David, Salomon. La Royauté et le destin d’Israël (LD, 193), Paris, Cerf, 2003, p. 93. 44. Selon le qeré. 45. Sur le sens de cette occurrence, voir le débat dans TSUMURA, The First Book of Samuel, p. 375.
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compte de cet usage de יום, exceptionnel en 1 S 1 – 1 R 2. Mais l’occurrence, parce qu’elle s’inscrit dans le réseau des dix que compte ce chapitre, fait partie du dispositif par lequel sont pointées les différentes facettes de ce jour trouble et sont croisés les points de vue des personnages. C’est donc celui de Saül qui est mis en valeur ici: ce qui importe en premier lieu à ses yeux, ce jour-là, c’est un retour immédiat à la conformité rituelle. Son intervention révèle à quel point les préoccupations cultuelles sont centrales pour lui, qui, dans ce récit, ne fait que poser des actes rituels. Certes, ceux-ci révèlent son souci d’accomplir les rites et consultations nécessaires, mais ils mettent aussi en lumière une incapacité à le faire de façon appropriée. Après la consultation interrompue de Yhwh et le serment à contretemps, la construction de l’autel et le rétablissement du rituel (v. 34) en constituent le sommet paradoxal. En effet, en devant faire face au «péché» du peuple, Saül ne fait que se trouver face aux ultimes conséquences de son serment inadéquat. Le seul acte rituel qu’il pose de façon appropriée est donc celui qui scelle la manifestation de son aveuglement. Alors que tous voient clair sur les effets néfastes du serment, Saül accuse de traîtrise (v. 33) ceux-là mêmes qui ont souffert de l’avoir respecté. Commentant l’indication calendaire «de nuit [»]הלילה, qui clôt la scène, Fokkelman écrit: The darkness in which everything takes place (…) is characteristic of the dark brooding of Saul’s mind and prevents us from admiring the altar that he builds, or even understanding its relevance46.
Depuis le v. 23, les occurrences de יוםont souligné les insinuations du narrateur et les prises de position des personnages sur la signification de ce jour-là. Le croisement de leurs perspectives a noué de façon complexe, au fil de l’action, la question de la responsabilité de chacun47. Or, c’est cette question qui éclate dans la scène suivante lorsque Saül, interrogeant à nouveau Yhwh, se trouve confronté à son silence: «il ne répondit pas ce jour-là [»]ביום ההוא, dit le narrateur au v. 37. Le troisième et dernier événement pointé par une occurrence de יוםdans le discours du narrateur est donc le fruit du processus précédent. Il s’agit du point culminant de la phase d’obscurcissement de la situation (v. 24-35), qui rend nécessaire un processus d’élucidation. Celui-ci, qui fait l’objet de la dernière scène du récit (v. 38-45), est borné par deux occurrences de יום, dans le discours 46. FOKKELMAN, Narrative Art II, p. 69. 47. B.C. BIRCH, The First and Second Books of Samuel, dans L.E. KECK et al. (éds), The New Interpreter’s Bible, t. 2, Nashville, TN, Abingdon, 1998, 947-1383, p. 1081 note en ce sens: «On the surface, this story is about warfare, heroic deeds and strange rituals. At a deeper level, this story concerns the relationship between piety and moral responsibility, particularly the moral responsibility that comes with leadership».
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de Saül (v. 38) puis dans celui du peuple (v. 45). Il est également scandé de trois serments: les deux premiers sont de Saül qui s’engage d’abord à mettre à mort le coupable que le sort révélera (v. 39) et qui réitère cet engagement une fois Jonathan désigné (v. 44); le troisième, formulé par le peuple, répond à ceux du roi (v. 45). Cette dernière scène, qui entretient de nombreux liens sémantiques et thématiques avec l’ensemble du récit, se présente comme un précipité de sa complexité au moment où un coup de théâtre vient soudain la dénouer. La première occurrence de יום, dans le discours de Saül, souligne l’interprétation qu’il fait du silence de Yhwh: «Sachez et voyez en quoi a consisté ce péché aujourd’hui [»]היום. À ses yeux, le silence est donc le symptôme d’un péché qu’il convient d’identifier. C’est pourquoi il ordonne au peuple de procéder à un discernement pour déterminer qui porte la responsabilité de la rupture de la communication avec Yhwh. L’injonction ouvre un suspense important: qui va être déclaré coupable? Aux yeux du lecteur, tous les personnages sont susceptibles de l’être: le peuple, le seul qui ait été dit pécheur (v. 34), Jonathan qui a transgressé le serment, mais aussi Saül de qui le narrateur s’ingénie à suggérer la responsabilité que Jonathan a explicitement pointée. Ce suspense est accru par le serment qui suit: «Par la vie de Yhwh sauveur [ ]המושיעd’Israël, même si c’est par mon fils Jonathan, pour mourir il mourra [»]מות ימות. Ce serment marque un nouveau pas dans la logique tyrannique de Saül. Le premier (v. 24) était en opposition avec ce que le narrateur pointait comme étant l’action de Yhwh pour Israël ce jour-là (v. 23), le second relève d’une perversion de cette action. En effet, Yhwh est invoqué dans ce serment comme «Yhwh qui a sauvé Israël [»]יהוה המושיע את־ישראל. Le lecteur ne peut manquer de remarquer qu’à son insu, Saül dit très juste: il reprend à la lettre la formule par laquelle le narrateur a énoncé le plus significatif et le plus indubitable de ce jour, à savoir ce que Yhwh a fait pour son peuple: «et Yhwh sauva Israël [ ]ויושע יהוה )…( את־ישראלce jour-là» (v. 23). Mais il le pervertit puisque Yhwh vivant et sauveur du peuple est invoqué comme témoin de l’engagement du roi de mettre à mort celui que le sort désignera. Une fois encore, c’est l’emphase d’un infinitif absolu qui rend sensible la résolution de Saül: mettre à mort, voilà ce qui devient central pour lui, voilà la solution qu’il apporte à la perception qu’il a du jour qu’il vit comme jour du péché. Et le suspense se tend de façon plus dramatique encore lorsque Saül, pour manifester la fermeté de sa résolution, s’engage à tuer jusqu’à son fils48. Comble de la perversion: que soit envisagée la 48. Les motivations qui animent Saül lorsqu’il se dit prêt à mettre à mort Jonathan sont difficiles à élucider. Révèlent-elles une haine sourde du père pour le fils, une jalousie envers celui qui vient de s’illustrer par sa bravoure, voire une volonté délibérée d’organiser
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mort au nom de «Yhwh qui a sauvé [( »]יהוה המושיעv. 39) de celui dont la confession de foi en un Dieu que «rien n’empêche de sauver [אין ליהוה ( »]מעצור להושיעv. 6) a précisément créé les conditions qui ont permis le déploiement de son action salvifique («et Yhwh sauva [»]ויושע יהוה v. 23). Le récit se dénoue en deux actes, de la tension desquels émerge sa fine pointe. En effet, dans un premier temps, Jonathan est désigné coupable par le sort (v. 42). Mais la pertinence de la réponse est mise en cause par le peuple au nom de l’action conjuguée de Jonathan et de Yhwh ce jour-là (v. 45). Si la réponse de la consultation rapportée par le narrateur s’impose comme un fait objectif, les propos du peuple, conclus par un «aujourd’hui même [ »]היום הזהrelèvent du point de vue des personnages. Enfin, le récit s’achève sur la note du narrateur rapportant que Jonathan a été épargné. C’est donc le point de vue du peuple qui l’emporte finalement sur le sort. Est-ce le signe d’une nouvelle légèreté de Saül à l’égard de Yhwh, ou le peuple fait-il émerger sur ce jour une vérité plus profonde que ce que révèle la consultation oraculaire? La consultation de Yhwh par le sort ou par l’Urim et le Tummim est une pratique récurrente dans les livres de Samuel49. Excepté lorsque Yhwh garde le silence (1 S 14,37; 28,6), les réponses obtenues sont toujours exactes, qu’il s’agisse de désigner un protagoniste ou de fournir des indications tactiques. Il n’y a donc pas lieu de penser que celle de 1 S 14,42 ne le serait pas, même si elle surprend dans un récit conduit de façon à relativiser la responsabilité morale de Jonathan50. La réponse du tirage au sort s’impose cependant avec toute la force que peut avoir une communication divine rapportée par le narrateur. Mais pour en évaluer la portée, il convient d’en situer le registre. Les procédures divinatoires de ce type impliquent des questions et des réponses binaires. Elles ne peuvent prendre en compte l’écheveau complexe des motivations et des responsabilités; de ce fait, elles relèvent exclusivement de la factualité. Les réponses que Yhwh donne par ce biais n’expriment pas forcément sa volonté; elles énoncent seulement ce qui s’est produit ou ce qui se son assassinat? Ou s’agit-il au contraire d’une tournure rhétorique destinée à convaincre le peuple de sa piété? Pour une revue des différentes positions, voir ZIEGLER, Promises to Keep, p. 112 n. 90. On peut supposer que lorsque Saül dit cela, il ignore que Jonathan a transgressé son serment car, après la désignation de son fils, il l’interroge sur ce qu’il a fait (v. 43). Cette ignorance conduit à supposer que Saül ne pensait pas prendre de risques en s’engageant à mettre à mort son fils, le cas échéant. La mise en cause de Jonathan procéderait alors davantage de l’aveuglement que de la haine, ce qui concorde davantage avec son comportement d’ensemble dans cette phase du récit. 49. Voir aussi 1 S 10,17-23; 23,1-5.9-13; 28,6; 30,7-8; 2 S 2,1 et peut-être 2 S 5,2325; 21,1. 50. Voir POLZIN, Samuel and the Deuteronomist, p. 138
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produira. La consultation de David en 1 S 23,9-13 est éclairante à cet égard. Informé que Saül vient vers Qeïla, David interroge Yhwh pour savoir si les habitants de la ville le livreront aux mains de ses poursuivants. La réponse est positive: c’est ce qui se produira dans la logique des faits, à la surface de l’histoire. David reçoit cette réponse comme une information et non comme une annonce qui scelle son sort et à laquelle, parce qu’elle viendrait de Yhwh, il devrait se soumettre. Aussitôt, il prend la fuite (v. 13). Au verset suivant, le narrateur précise que, tout au long de la poursuite de Saül, «Dieu ne remit pas [David] en sa main» (v. 14). La réponse de Yhwh qui provoque le départ de David relève donc de la protection divine offerte au fuyard. Elle est communiquée à David comme un élément factuel susceptible d’éclairer ses choix et non comme l’expression de la volonté divine. De la même façon, la désignation de Jonathan relève de la pure factualité. En effet, ce dernier a formellement transgressé un interdit assorti d’une imprécation. Sa désignation met en lumière la force reconnue au serment dans la Bible: il s’agit d’un acte de parole qui engage réellement et dont la transgression est toujours répréhensible, même lorsque le serment est inapproprié51. Dans l’ordre des faits, Jonathan est donc bien coupable de cela. Le serment du peuple (1 S 14,45) qui suit cette inculpation se présente donc comme un double coup de force: d’abord contre la réponse du sort qu’il prend à contre-pied, puis contre les serments de Saül (v. 38-39 et 44) qu’il conteste en en reprenant les termes. Quatre mots, en effet, sont empruntés aux v. 38-39: la formule « חי־יהוהpar la vie de Yhwh», une forme de la racine « ישעsauver, délivrer», le verbe « מותmourir» et une occurrence de יום. Ainsi, le peuple s’engage-t-il à sauver celui qui a été désigné coupable avec les mots mêmes par lesquels le roi s’engageait à mettre à mort le pécheur. Et le défi lancé au roi est d’autant plus sensible que, comme le remarque Y. Ziegler, le serment du peuple est dépourvu des formules de déférence nécessaires lorsqu’un inférieur prête serment en présence d’un supérieur52. Enfin, comble de l’ironie et ultime péripétie, le peuple, qui a gain de cause, contraint finalement Saül à transgresser son propre serment. 51. ZIEGLER, Promises to Keep, p. 3: «In the Bible, the oath is a formal assertion of truth or declaration of intent which cannot be breached without incurring severe consequences. (…) the biblical oath seems to possess substantial power which, on occasion, results in the application of divine sanctions upon the violator of his oath. This is the case whether one makes an oath himself, or is compelled to obey an oath take by another. Violation of an oath is considered to be such an unthinkable breach of piety, that even when it may be appropriate, it is avoided». 52. Voir ZIEGLER, Promises to Keep, p. 99. Elle note également p. 112 que le renversement de l’ordre des propositions entre les deux serments est un autre signe d’opposition ouverte.
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Le défi lancé au roi et la contestation de l’issue du tirage au sort reposent sur une intelligence de ce jour qui dépasse le constat factuel pour révéler la dimension théologique de l’histoire. Le peuple dit en effet: «Jonathan mourrait, lui qui a fait [ ]עשהcette grande délivrance [ ]הישועהen Israël? Pas question! Par la vie de Yhwh, il ne tombera pas un cheveu de sa tête à terre car c’est avec Yhwh qu’il a agi [ ]עשהaujourd’hui même [היום ( »]הזהv. 45). L’argumentation qui soutient le serment se déploie en deux temps: [ עשׂה הישׁועה הגדולה הזאת בישׂראלJonathan] a fait cette grande victoire en Israël (…) כי־עם־אלהים עשׂה היום הזהc’est avec Dieu qu’il a agi aujourd’hui même
Commençant par rappeler l’exploit de Jonathan, le peuple part donc d’un fait dont il a été témoin, au début de ce jour. Mais dépassant la simple factualité, il y révèle, dans un second temps, l’engagement de Yhwh: si la délivrance est le fait de Jonathan c’est que celui-ci a agi « עםavec» Yhwh. La répétition de עשה, qui renvoie dans les deux cas au même acte et qui a toujours Jonathan pour sujet, manifeste l’articulation des deux dimensions, humaine et divine, de cet unique événement. Or, seule la seconde proposition, celle qui révèle l’implication de Yhwh, est marquée par l’indication calendaire « היום הזהaujourd’hui même». Cette proposition répond, dans une opposition frontale, à l’interprétation que Saül faisait de ce jour au v. 38: ce qu’il présentait comme le jour du péché lui est désigné comme jour de «délivrance». Ce point de vue est validé par sa convergence avec ce que soulignait le narrateur au terme de la première phase du récit (v. 23): « ויושע יהוה ביום ההוא את־ישראלYhwh délivra Israël ce jour-là». Tous les termes de cette proposition sont repris dans les deux propositions du v. 45, à l’exception de «Yhwh» auquel est substitué «Dieu [»]אלהים. On notera également la transformation du démonstratif qui détermine היום: le ההוא du discours du narrateur devient הזהau discours direct. Les deux phases du récit s’achèvent donc par deux énoncés qui convergent dans la désignation de ce qui importe ce jour-là. Le היום הזהdu peuple est la dernière des occurrences de יוםqui jalonnent l’épisode. Seule occurrence dans un discours direct à être déterminée par un adjectif démonstratif, elle est chargée d’une insistance particulière parmi les autres occurrences du discours direct. Derniers mots des personnages dans l’épisode et dernière désignation de ce jour, cet «aujourd’hui même» s’affirme comme le fin mot sur ce jour et s’impose, par la force d’affirmation du démonstratif, sur tous les «aujourd’hui [ »]היוםsuccessifs de l’épisode.
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Ainsi, le point de vue du peuple s’avère-t-il être le plus juste, celui qui rejoint la «vérité» des faits telle que l’a présentée le narrateur. Il dénoue l’épisode comme le soulignent les derniers mots du narrateur qui en manifestent l’efficacité: «et le peuple libéra Jonathan et il ne mourut pas» (v. 45b). Avec le dénouement s’achève donc la critique que le récit mène depuis le début, de la façon dont Saül recourt aux pratiques rituelles, serments et consultations53. Il met en valeur la supériorité d’une intelligence théologique de l’histoire sur la maladresse rituelle de son leader. Il fait apparaître comment, dans une situation complexe, l’exactitude factuelle, tout objective qu’elle soit, peut être en contradiction avec la juste appréhension de la signification d’un jour. La justesse du discernement du peuple s’impose au terme d’un parcours long et tortueux. Le lecteur, informé dès l’issue du combat de ce qui importe ce jour-là, par la voie directe de la perspective surplombante du narrateur, est rendu témoin du long processus par lequel les personnages sont conduits à le reconnaître à leur tour à travers de folles péripéties et la confrontation de points de vue divergents. Si la connaissance du peuple n’a pas l’immédiateté de celle du narrateur, elle est beaucoup plus fine cependant que celle qui vient du tirage au sort car elle reçoit de la foi la capacité à hiérarchiser les événements et à reconnaître les responsabilités. ii. De quoi la providence est-elle prescriptive? (1 S 24) Dans la même ligne que 1 S 14, le récit de la rencontre fortuite de David et Saül dans une grotte (1 S 24,4-23) poursuit la mise en question de l’évidence des faits au nom d’une intelligence plus profonde de ce qui s’y donne à percevoir. Il ne s’agit plus ici de discerner l’action de Yhwh dans l’entrelacs des responsabilités, mais de percevoir ce que signifie un événement providentiel. Est-il immédiatement lisible? La volonté de Yhwh s’exprimet-elle dans ce qui est reçu comme «l’évidence des faits»? Chacun, les hommes de David, David lui-même puis Saül, se prononcent à leur tour sur ce qu’ils perçoivent tous comme un événement providentiel, et leurs positions respectives sont systématiquement soulignées par les occurrences de יום. Le terme est en effet employé successivement dans la bouche de tous les protagonistes. Introduit par les serviteurs de David au v. 5, il est utilisé deux fois par celui-ci au v. 11 puis deux fois encore par Saül aux v. 19-20. 53. Sur l’incapacité de Saül à mener à bien la dimension religieuse de son rôle à la tête du peuple et sur ses dérapages dès qu’il n’est plus encadré par Samuel, voir ACKERMAN, Who Can Stand before YHWH?, pp. 16-17.
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La première désignation de la scène comme jour intervient dès l’ouverture. À peine le narrateur a-t-il dressé les circonstances de ce qu’il présente comme une rencontre fortuite (v. 4), que les serviteurs de David dégagent pour leur maître la signification de ce jour: «voici le jour [ ]הנה היוםoù à l’évidence Yhwh te dit []אמר: ‘voici [ ]הנהque moi je donne [ ]ֺנֵתןton ennemi dans ta main et tu lui feras ce qui sera bon [ ]יטבà tes yeux’» (v. 5). Ainsi, la première occurrence de יום, tout en posant le cadre calendaire de la scène, introduit la façon dont les hommes de David font énoncer par Yhwh lui-même, dans un propos rapporté, la signification de ce jour. À leurs yeux cette rencontre, loin d’être fortuite, est le moment choisi par Yhwh pour livrer Saül à David. Le fait que, dans leur discours, les serviteurs de David citent un propos divin confère une très forte autorité à la signification qu’ils accordent à cette rencontre. Le sens exact des propos des serviteurs, le statut du discours qu’ils prêtent à Yhwh fait l’objet d’interprétations divergentes chez les commentateurs. Pour certains, les serviteurs de David lui rappellent un propos passé de Yhwh. Celui-ci aurait annoncé à David qu’un jour, il remettrait Saül à sa merci. Ces hommes prendraient donc la parole pour lui signaler que ce jour est arrivé. Dans ce cas, la traduction serait: «voici le jour dont Yhwh t’a dit: ‘voici que moi je livrerai ton ennemi dans ta main’». Cette interprétation soulève une double question: quand Yhwh aurait-il prononcé cet oracle? Et pourquoi l’avoir caché au lecteur alors que David et ses hommes le connaissent? Certains cherchent à préciser l’occasion de l’émission de l’oracle: lors de l’onction de David à Bethléem? Lors de son passage au sanctuaire de Nob54? Le texte ne fournissant aucun indice et ces hypothèses ne l’éclairant pas, cette question demeure sans solution. De plus, si l’hypothèse d’un oracle antérieurement délivré et tardivement révélé au lecteur est possible, elle est peu probable. En effet, en général le narrateur rapporte l’oracle au moment où il est transmis au prophète, avant qu’il ne soit communiqué à son destinataire55. Ainsi, le lecteur est-il en général informé plus tôt et davantage que les personnages des intentions ou décisions de Yhwh56. Certes, une exception est 54. Voir par exemple R.W. KLEIN, 1 Samuel (WBC, 10), Waco, TX, Word Books, 1983, p. 239 et les références données par R.P. GORDON, I & II Samuel. A Commentary, Grand Rapids, MI, Zondervan, 1999, p. 179. 55. Voir par exemple 1 S 3; 8,7-8 puis 10,19; 15,10-11 puis 15,23; 2 S 7,4 puis 7,17; 17,14. Notons cependant que 2 S 5,2 présente un autre cas où les personnages citent un propos de Yhwh qui n’a pas été énoncé précédemment. Cette configuration sera examinée ci-dessous pp. 329 et suivantes. 56. Ceci vaut d’ailleurs non seulement pour la délivrance de l’oracle, mais également lorsqu’une décision ou une réaction divine donnera lieu à un oracle ou à des événements particuliers. Voir dans ce sens 2 S 12,1; 17,14.
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toujours possible, mais on ne voit pas bien l’intérêt qu’il y a ici à recourir à une analepse. S’il s’agit d’assurer le lecteur du soutien que Yhwh porte à David, ce soutien ne fait aucun doute depuis le début de son conflit avec Saül. Une seconde ligne d’interprétation suppose plus ou moins explicitement que l’oracle est une invention mensongère, les hommes de David «rappelant» au roi des paroles que Yhwh n’a pas prononcées57. Sans aller jusqu’à supposer un mensonge, il semble plus satisfaisant d’envisager que les hommes traduisent directement, sous forme oraculaire, la forte impression que produit sur eux le retournement de situation qu’ils vivent: voilà que «par hasard» et en un instant, celui qui poursuit David dans le but de le mettre à mort se retrouve à sa merci, vulnérable. L’événement est tellement inattendu, tellement inespéré, qu’il est immédiatement lisible. Les compagnons de David ne font que formuler ce qui leur saute aux yeux. Il est fréquent dans le récit biblique que hasards et circonstances de la guerre soient directement attribués à Yhwh et que les personnages usent de formules proches de celle de l’oracle pour le relever. Au chapitre précédent, par exemple, Saül s’exclame en apprenant l’entrée de David à Qeïla: «Dieu l’a vendu58 en ma main car il s’est enfermé en allant dans une ville avec portes et verrous» (1 S 23,7)59. La particularité de 1 S 24,5 réside en ceci, que les hommes de David n’attribuent pas simplement le fait providentiel à Yhwh, mais encore rapportent les mots par lesquels celui-ci est censé l’avoir énoncé directement. La forme oraculaire traduit le saisissement que provoque chez les personnages un retournement de situation tellement improbable60 qu’il en devient transparent, autant qu’un discours directement adressé par Yhwh à David. 57. Voir par exemple ALTER, The David Story, p. 147, qui, sans aller jusqu’à soupçonner de mensonge les hommes de David, parle de leur «theological presumptuousness» à partir de leur conscience que leur chef est l’oint de Yhwh. KLEIN, 1 Samuel, p. 239 et TSUMURA, The First Book of Samuel, p. 565, notent la proximité de la formule des hommes de David avec l’oracle prononcé par Yhwh à propos des Philistins: «moi, je donne les Philistins dans ta main [( »]אני נתן את־פלשתים בידך1 S 23,4). On pourrait alors supposer un élargissement de la portée de l’oracle de la part des hommes de David en 1 S 24,5, surtout si l’on choisit le ketiv «tes ennemis». Pour GORDON, I & II Samuel, p. 179, les hommes de David sont tout à fait capables d’inventer un mensonge. Enfin, FOKKELMAN, Narrative Art II, p. 454, parle de «siren song» et montre comment le rythme et les sons de ces propos contribuent à faire pression sur David. 58. J’adopte ici la correction communément admise de « נכרrendre étranger» en מכר «vendre». Sur ce point, voir BARTHÉLEMY, Critique textuelle, pp. 208-209. 59. Voir aussi 1 S 14,10.12; 1 S 26,8. Sur la fréquence de l’expression נתן בידdans l’historiographique deutéronomiste, mais aussi plus largement dans la BH et la littérature égyptienne, voir B. ALBREKTSON, History and the Gods. An Essay on the Idea of Historical Events as Divine Manifestations in the Ancient Near East and in Israel, Lund, Gleerup, 1967, pp. 38-39. 60. Voir sur ce point le contraste entre 1 S 23,14 et 1 S 24,5.11 relevé par TSUMURA, The First Book of Samuel, p. 570.
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Le v. 5a présente plusieurs particularités syntaxiques qui étayent l’hypothèse d’une traduction sous forme oraculaire de ce qui est perçu comme un événement à la signification limpide. a) Voici le jour où [( ]הנה היום אשרà l’évidence) Yhwh te dit []אמר b) ‘voici [ ]הנהque moi je donne [ ]אנכי ֺנֵתןton ennemi dans ta main c) et tu lui feras selon ce qui sera bon à tes yeux’.
La formule qui introduit les paroles divines (a) n’implique pas nécessairement une antériorité de l’oracle qui conduirait à traduire «voici le jour dont Yhwh t’a dit». La fonction du pronom relatif est ici déterminante. Driver a montré qu’il s’agit plus sûrement d’un complément de temps que d’objet61. Ainsi, le «jour» n’est-il pas l’objet d’une énonciation antérieure de Yhwh – «voici le jour dont…» – mais le cadre calendaire de cette énonciation – «voici le jour où…». Le qatal אמרn’est pas un qatal d’antériorité mais plutôt un de ces qatal qui relèvent, pour Joosten, d’usages stylistiques dont la fonction est d’insister, par exemple, sur le caractère certain d’un acte62. Les compagnons de David suggèrent que la rencontre est à l’évidence providentielle, il la présente comme clairement signifiante de l’intention de Yhwh. Ils entendent ainsi faire pression sur David par le poids de conviction qu’ils donnent à leur propos. De plus, si par extension, le participe ( נתןb) peut avoir une valeur de futur proche63, il exprime d’abord le caractère contemporain de l’action avec le discours, et particulièrement lorsqu’il est précédé de son sujet64. Enfin, remarquons la double occurrence de l’adverbe « הנהvoici» dont la fonction dans le discours direct, note Niccaci, est «to link the past or present event very closely with the actual moment/time of the discourse. Without הנהthe same event would be introduced as information of no significance for the actual moment of communication»65. C’est donc un double emboîtement que cet adverbe 61. Voir DRIVER, Notes on the Hebrew Text, pp. 192-193. Voir dans le même sens JOÜON, Grammaire, p. 562 § 158k; WALTKE – O’CONNOR, Biblical Hebrew Syntax, p. 334 § 19 b et c. Notons qu’en Jg 4,14, l’expression זה היום אשר נתן יהוה את־סיסרא בידךtrès voisine de 1 S 24,5, signifie sans doute possible «c’est le jour où Yhwh a remis Sisera en ta main». 62. JOOSTEN, The Verbal System, p. 206. Voir aussi D.T. TSUMURA, Tense and Aspect of Hebrew Verbs in 2 Samuel 7:8-16 – from the Point of View of Discourse Grammar, dans VT 60 (2010) 641-654, pp. 646-647 pour qui un qatal dans ce context a une valeur de performative même s’il n’est pas à la première personne. Il justifie ainsi le qatal que l’on trouve dans la bouche de Natan en 2 S 7,11b []והגיד לך יהוה: «the qatal form here is ‘performative’ and has the force of a solemn declaration, hence present (‘now’). While performative utterances usually occur with a first person subject, here the third person subject the Lord occurs, since Natan the prophet is acting as a representative of his God». 63. Voir JOÜON, Grammaire, p. 381 § 121e. 64. Voir sur ce point JOOSTEN, The Indicative System, p. 60: «whereas the sequence subject-participle represents an action as actually going on at the moment of speaking, participle-subject represents the action as a fact». 65. NICCACCI, Syntax of the Verb, p. 96.
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effectue ici, d’une part entre le moment de l’énonciation des hommes de David et celui de l’énonciation attribuée à Yhwh et d’autre part entre le moment de l’énonciation de Yhwh et celui où il livre Saül. La forte insistance sur le caractère providentiel de l’événement et l’usage de l’expression «donner en ta main» orientent le sens de c) qui énonce ce que rend possible l’événement inattendu. Cette proposition résonne comme une invitation euphémistique par Yhwh lui-même à supprimer Saül66. Ainsi, les hommes de David se livrent-ils à une double interprétation de l’entrée de Saül dans la grotte; ils comprennent le fait lui-même comme un événement providentiel, puis ils en infèrent la raison: si Yhwh le provoque, c’est parce qu’il offre à David l’occasion de tuer Saül. Au début de la scène donc, l’expression « הנה היוםvoici le jour» introduit une prise de position des personnages sur la signification de ce jour et sur ce qu’il implique de leur part, position dont la force et l’audace sont rarement atteintes dans le discours direct; en effet, sans être prophètes, ces hommes engagent Yhwh lui-même par l’autorité d’un oracle. De plus, le dispositif d’énonciation de 1 S 24,5 produit un effacement des écarts entre le fait, ce qui en est dit par les personnages et ce qu’il en est vraiment de l’implication de Yhwh, que l’on ne connaît d’ailleurs pas. L’efficacité du propos est immédiate puisque David se lève et coupe le manteau de Saül (v. 5). Dans sa symbolique l’acte est violent et suggère un arrachement de sa royauté, une prise de pouvoir dans la suite de la déclaration de Samuel en 1 S 15,272867. Mais immédiatement, le battement de cœur le ramène à une autre forme de suggestion divine qui le conduit à marquer des distances avec la logique meurtrière qui lui était proposée (v. 6-9). Ainsi, à ce que lui disent ses hommes d’une volonté de Yhwh qui s’exprimerait dans les faits, David, après y avoir adhéré dans un premier mouvement, oppose ce que lui dit son cœur. Les quatre autres occurrences de יוםse situent toutes dans les propos que s’échangent David (v. 10-16) et Saül (v. 18-22). Chacun utilise היוםet היום הזה. Ces occurrences se trouvent dans la partie de leur discours qui revient sur les événements qu’ils viennent de vivre dans la grotte (v. 11 et 19-20). Comme dans le prétendu oracle du v. 5, ces occurrences soulignent le lien entre l’événement providentiel et le comportement de celui qui en bénéficie. Car – et c’est un élément notable – ni David ni Saül ne mettent en question le caractère providentiel de l’entrée de Saül dans la 66. FOKKELMAN, Narrative Art II, p. 454; ALTER, The David Story, p. 147. 67. Voir FOKKELMAN, Narrative Art II, pp. 458-459; S. RAMOND, Leçon de non-violence pour David. Une analyse narrative et littéraire de 1 Sm 24–26 (LiBi, 146), Paris, Cerf, 2007, p. 37. Sur l’arrière-plan akkadien du geste comme acte d’hostilité et de révolte, voir R.P. GORDON, David’s Rise and Saul’s Demise. Narrative Analogy in 1 Samuel 24–26, dans TynB 31 (1980) 37-64, p. 56.
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grotte. Que celui-ci ait été livré à David relève d’une compréhension de l’événement partagée par tous les protagonistes (v. 5a, 11a, 19). En revanche, c’est le comportement qu’induit cet événement providentiel qui présente des différences d’évaluation d’un personnage à l’autre. La logique interne de l’oracle, telle que l’avaient articulée les serviteurs, est reprise et réélaborée successivement par les deux protagonistes. Les deux schémas ci-dessous comparent donc au v. 5, l’un les propos de David (v. 11) et l’autre, ceux de Saül (v. 19). Puis, je comparerai la façon dont chacun reprend l’oracle. Dans les schémas ci-dessous, les emprunts littéraux au v. 5 sont en caractères italiques et les ajouts ou transformations les plus significatifs sont en caractères gras. L’analyse du discours de David prendra aussi en compte l’argument qu’il donne à ses hommes au v. 7 et qu’il reprend dans son discours à Saül. ORACLE V. 5A ET ARGUMENT DE DAVID V. 7
DISCOURS DE DAVID V. 11
v. 5a v. 11a הנה היום אשר־אמר יהוה אליךa) הנה היום הזה ראו עיניךa’) הנה אנכי נתן את־איבך בידךb) את אשר־נתנך יהוה היום בידי במערהb’) ועשית לו כאשר יטב בעיניךc) ואמר להרגךc’) a) «voici le jour où Yhwh te dit: a’) «Voici aujourd’hui même tes yeux ont vu b) ‘voici que moi je suis en train de b’) que Yhwh t’avait donné aujourd’hui dans ma main dans la grotte donner ton ennemi dans ta main c) et tu lui feras ce qui est bon à tes c’) et il disait de te tuer yeux’» v. 11b v. 7 עליך68ותחס חלילה לי מיהוה אם־אעשה את־הדבר הזה ואמר לא־אשלח ידי באדני למשיח יהוה לשלח ידי בו כי־משיח יהוה הוא׃ כי־משיח יהוה הוא׃ mais j’ai eu pitié de toi «Que Yhwh m’ait en abomination si je fais cette chose au messie de Yhwh: et j’ai dit porter ma main sur lui car c’est lui l’oint ‘je ne porterai pas ma main sur mon de Yhwh» seigneur car c’est lui l’oint de Yhwh’»
Schéma 6: Comparaison de 1 S 24,5a.7 et 24,11 68. La forme ותחס, 3e personne féminin singulier de חוסpose problème dans le TM. Elle est généralement expliquée par l’omission fautive de עיןavec lequel ce verbe est généralement construit, «l’œil a pitié». Mais, avec la majorité des commentateurs, je choisis de suivre ici la LXX et le Targum qui lisent une première personne masculin singulier. Voir DRIVER, Notes on the Hebrew Text, p. 194 et AULD, I & II Samuel, p. 261.
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Le propos de David est de mettre en évidence une opposition radicale entre la logique implicite de l’oracle et sa propre attitude dont il affirme qu’elle était guidée par un mouvement personnel de pitié. Pour ce faire, il reprend l’oracle de près mais il en explicite systématiquement la logique par trois modifications. Les deux premières concernent les occurrences de יום: d’abord l’occurrence de a) est renforcée en a’) par le démonstratif ;הזהSaül est pris à témoin du caractère providentiel de la rencontre. Puis, seconde modification, David introduit une occurrence de יוםen b’) alors que b) n’en présente pas. Il accentue ainsi de nouveau, jusqu’à la redondance, le caractère providentiel du fait que Saül a été livré à sa merci: c’est l’événement significatif de ce jour-là, et il y insiste. Enfin en c’), troisième modification, David reformule comme une invitation directe et explicite de Yhwh à tuer Saül ce que ses compagnons énonçaient comme une suggestion implicite. La rencontre, dont David partage avec ses hommes la lecture providentielle, est la façon dont Yhwh dit à David d’exécuter son persécuteur. Toutes ces modifications, qui passent notamment par une accentuation du marquage calendaire, insistent sur ce que dit une circonstance lue comme providentielle. Le v. 11b, consacré à la grâce que David a accordée à Saül, ne présente aucune indication calendaire. David reprend exactement l’argument qu’il donnait à ses hommes au v. 7, en révélant toutefois le sentiment qui le lui a dicté: la pitié. C’est donc un mouvement personnel qui semble le conduire et non l’invitation prêtée à Yhwh. La succession des propositions «Yhwh disait de te tuer, mais j’ai eu pitié de toi» induit à première vue une divergence entre Yhwh et David. Cependant, en justifiant son comportement par un refus d’attenter à la vie du Messie de Yhwh (v. 7), David témoigne d’un autre ordre de fidélité à Yhwh. Ses propos proposent une articulation différente entre l’événement et la réaction qu’il est censé susciter. David réinscrit en effet cet événement dans la longue durée du dessein divin tel qu’il s’est exprimé dans le choix de Saül et c’est à cette aune qu’il envisager la rencontre de la grotte. Ce faisant, il met en question la capacité de circonstances spontanément perçues comme providentielles à être immédiatement prescriptives, indépendamment du mouvement de l’histoire dans laquelle elles se produisent. Ce sont donc deux temporalités différentes, et à travers elles deux types de compréhension de la volonté de Yhwh, qui s’affrontent. Ces deux compréhensions sont très clairement mises en opposition par David (v. 11a/11b). Lorsque Saül répond à David, v. 18 à 22, il n’a pas entendu des paroles échangées dans la grotte. Cependant, ses propos présentent eux aussi de nombreux points de contact avec le prétendu oracle. Ils produisent un retournement de situation: ils font apparaître que la réaction de David n’a pas été
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à rebours de l’invitation de l’oracle, elle en est plutôt une mystérieuse voie d’accomplissement. Ici encore, le déplacement opéré par Saül est souligné par les occurrences de יום. ORACLE V. 5A
DISCOURS
DE
SAÜL V. 19
הנה היום אשר־אמר יהוה אליך הנה אנכי נתן את־איבך בידך ועשית לו כאשר יטב בעיניך
הגדת היום69ואת את אשר־עשיתה אתי טובה את אשר סגרני יהוה בידך ולא הרגתני׃
voici le jour où Yhwh te dit: «voici que moi je suis en train de te donner ton ennemi dans ta main et tu lui feras ce qui est bon à tes yeux»
Et toi tu as montré aujourd’hui que tu m’as fait du bien que Yhwh m’avait enfermé dans ta main et tu ne m’as pas tué.
Schéma 7: Comparaison de 1 S 24,5a et 24,19
Autant David insistait sur le fait que Saül lui était livré, autant Saül met l’accent sur la grâce qu’il lui a accordée. Les occurrences de יוםen sont, une fois encore, les marqueurs principaux. La première, au début du verset, présente ce jour-là non plus comme celui où Saül est livré à David, qu’il s’agisse d’en entendre l’oracle ou d’en constater l’évidence, mais comme celui d’un dévoilement opéré par David: «et toi, tu as montré aujourd’hui [»]יום. L’objet de cette manifestation se déploie en deux propositions: Saül caractérise d’abord la qualité de l’acte de David envers lui, «tu as fait [ ]עשיתהdu bien [»]טובה, puis il précise la façon dont cette bonté s’est manifestée: David ne l’a pas mis à mort alors que Yhwh le lui avait livré. La façon dont Saül exprime ce que le comportement de David «révèle» en ce jour reprend les deux termes principaux de la dernière proposition de l’oracle: «et tu lui feras [ ]ועשיתce qui est bon [ ]יטבà tes yeux». Les propos de Saül font donc apparaître le caractère amphibologique de l’expression: ce qui sonnait, dans la logique immédiate du discours, comme une incitation voilée au meurtre, se révèle être une invitation à choisir le meilleur dans cette situation exceptionnelle. Et c’est ce que David a accompli en «faisant du bien» à Saül. L’acte par lequel il s’opposait à la logique que l’oracle semblait induire, se révèle être finalement son juste accomplissement. Mais le discours de Saül fait entendre également comment la rencontre est aussi pour lui le moment inattendu où s’éclaire un oracle. Cette rencontre prend tout son sens, non seulement dans l’instant de son irruption surprenante, mais dans cet instant considéré sur le fond du temps long de 69. Qeré: ואתה
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l’histoire. David en a fait l’expérience: ce à quoi l’invitait la rencontre fortuite s’est imposé à lui lorsqu’il l’a resituée dans la perspective de l’élection de Saül. Celui-ci témoigne de la même expérience: le fait que David agisse bien à son égard éveille en lui la mémoire de l’oracle que Samuel avait prononcé en le destituant. Le prophète avait annoncé que Yhwh allait donner «le royaume d’Israël [ »]את־ממלכות ישראלà un «meilleur [הטוב ]ממךque toi» (1 S 15,28). Saül ouvre sa réponse en reprenant le comparatif: «tu es plus juste que moi [ ]צדיק אתה ממניcar tu m’as fait du bien [ »]הטובהet l’achève par la reconnaissance que David est le successeur dont Samuel parlait: «la royauté d’Israël [ ]ממלכת ישראלsera établie dans ta main» (1 S 24,21). Ainsi, la réponse de Saül à David est-elle tissée d’un ensemble de termes qui reprennent non seulement ceux du prétendu oracle des compagnons de David (v. 5), mais aussi ceux de l’oracle que Samuel lui avait adressé. La rencontre se révèle alors providentielle pour Saül lui-même, et pas seulement parce qu’il est épargné. Grâce au respect que David lui porte, puisqu’il est l’oint de Yhwh, il peut à son tour reconnaître la vocation royale de son rival70. Ici, l’événement providentiel fait coup double: il joue en faveur de l’un et de l’autre lorsque l’un par l’autre, ils accèdent à une juste perception de sa portée dans leur histoire. Le parcours balisé par les occurrences de יוםmontre que la situation ménagée par les circonstances providentielles est, tout autant que les autres, une situation qui réclame le discernement des personnages. Le comportement auquel elle appelle est finalisé par la recherche du bien qui peut ne pas correspondre à ce que semblent immédiatement dicter des circonstances inespérées. Les occurrences de יום, qui n’apparaissent que dans l’oracle et ses reprises interprétatives, balisent les étapes de ce déplacement progressif en pointant les variations dans le rapport entre l’événement providentiel lui-même et le comportement que ceux qui le vivent lui associent, signalant notamment comment cet «aujourd’hui» ne peut être appréhendé de façon juste qu’à la lumière de l’histoire longue dans laquelle il s’inscrit. 2. Les séquences de jours À côté de ceux qui sont mis en valeur isolément, des jours en nombre conséquent – plus de la moitié – sont agencés en séquences de deux à dix. Ces jours sont construits selon les mêmes procédés poétiques que ceux relevés pour les jours isolés. Comme eux, ils permettent de mettre en valeur des parties précises de la séquence narrative, avec les mêmes exigences de vraisemblance. Le terme יוםest employé de façon similaire 70. ALTER, The David Story, p. 151 et SONNET, «Que ne suis-je mort à ta place!», p. 286.
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pour pointer le plus spécifique d’un jour ou pour mettre en valeur le jugement d’un personnage sur ce qu’il vit. En ce sens, les séquences ne présentent pas de différence avec les jours isolés, même si elles sont souvent composées d’un jour plus amplement développé et d’un ou de plusieurs autres plus brièvement rapportés et moins marqués par les phénomènes dont on va parler. Mais les séquences ont en propre la capacité à saisir un événement ou un phénomène non seulement dans sa survenance, mais également dans son développement. Alors que le cadre du jour permet de sonder par un mouvement d’approfondissement ce que recèle un événement, la séquence en organise le déploiement dans le temps, et c’est par ce déploiement que la signification de l’événement se trouve révélée. Les capacités révélatrices des jours en séquence dépendent du type de lien que le narrateur établit entre les jours successifs. Il peut en exploiter le caractère consécutif en accentuant le lien de causalité qui les unit, le second jour découlant alors du premier. Il peut également jouer du caractère répétitif de la succession des jours, l’un suivant l’autre à l’identique. Enfin, et de façon plus subtile, il peut recourir à une séquence de jours pour rendre perceptibles des simultanéités; les unités calendaires servent alors de mesures temporelles fixes permettant de calculer la simultanéité de deux événements qui se produisent indépendamment l’un de l’autre. Notons pour terminer que la durée d’une séquence ne semble pas sans rapport avec le type de lien qui en unit les jours. En effet, les séquences de deux jours, les plus nombreuses (12/17), reçoivent leur cohérence d’un fort rapport de causalité, alors que les plus longues exploitent en général le caractère successif des jours (5/17)71. L’étude des textes de chacun de ces groupes permettra d’affiner ces premières remarques en précisant la façon dont chacun de ces modes offre des ressources propres en termes de révélation de ce dont le temps est porteur. a) D’un jour à l’autre: les cheminements de la parole La séquence de deux jours est la première configuration calendaire que l’on rencontre en 1 S 1 – 1 R 2 et elle est utilisée à deux reprises (1 S 1,4.919 et 3,2-18) avant qu’un autre type de dispositif séquentiel n’apparaisse. 71. Sur la base du tableau de la p. 171, je compte comme séquence de plus de deux jours consécutifs 1 S 5,2-5; 9,1–10,16; 20,1–21,11; 1 S 28,1 – 2 S 1,27; 2 S 11,7-15. J’exclus les séries où les jours comptés ne sont pas consécutifs. Ainsi, en 1 S 25,4-38, le récit se déroule sur deux jours (v. 4-37) puis un dixième (v. 38). Cette configuration relève des séquences de deux jours suivis d’un autre jour. Le cas est similaire en 1 S 17,4–18,4 où de la durée des 40 jours, le premier est rapporté, puis les 39e et 40e. En 1 S 11,4-13, seuls l’avant-dernier et le dernier jour de la période de sept jours sont désignés comme jours. Enfin, en 2 S 24,9-14, c’est l’enchaînement de la veille et du J1 qui est déterminant.
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Les deux séquences initiales sont construites autour de l’énonciation d’une parole. La prière d’Anne (1 S 1,12) et les paroles adressées par Yhwh à Samuel (1 S 3,11-14) sont non seulement l’événement déterminant du premier jour mais aussi ce pourquoi et ce grâce à quoi un lendemain va être raconté. La prière d’Anne ouvre, on l’a vu, une ère qui rompt avec la circularité des années précédentes. Le jour qui en découle, le lendemain, est le signe qu’à partir de cette rupture, le temps prend une direction nouvelle. Introduisant à l’exaucement de la prière, ce deuxième jour est l’amorce d’un processus nouveau qui se développera sur le long terme. En 1 S 3, c’est la parole de Yhwh adressée à Samuel pendant la nuit qui suscite le récit d’un lendemain. À la demande insistante d’Éli en effet, Samuel lui transmet la parole qui lui a été adressée. Ce lendemain est celui de l’humble soumission du prêtre à l’annonce de châtiment proférée contre sa maison, qui s’accomplira quelques années plus tard. Le jour de la prière d’Anne et la nuit de la révélation de Yhwh à Samuel, le premier jour de la séquence donc, sont les jours mis en valeur dans le récit par l’ampleur de la narration qui leur est consacrée. Mais la brève relation du jour suivant est le signe que la parole énoncée ne reste pas sans lendemain, que la prière est accueillie par Dieu et que l’autorité de sa parole est reconnue. La dynamique interne de ces séquences est donc celle du déploiement d’une parole, de son émission à sa réception et à ce que celle-ci engage. Dans le passage d’un jour à l’autre, le temps devient révélateur de la manière dont cette parole commence à porter fruit: elle enclenche un processus nouveau. C’est donc un lien de causalité très fort qui unit les deux jours de la séquence. Dans la suite des deux premières, toutes les séquences de deux jours, à l’exception de 2 S 4,5-1272, sont composées d’un premier jour dont l’événement majeur est la parole d’un personnage et d’un second qui en déploie les conséquences. C’est d’abord cela qui fait qu’un jour connaît un lendemain. Chaque parole fait son chemin de façon particulière, dans une grande diversité de situations, de médiations, de réceptions, d’effets… Trois configurations se dégagent cependant en fonction des effets produits. Les séquences suscitées par un oracle divin (1 S 3,2-18; 15,10-34; 2 S 7,1-29; 24,9-14) forment un premier groupe qui se distingue par les modalités de réception d’une parole revêtue de la plus haute autorité. Les autres (1 S 1,4a-19; 11,4-13; 17,4–18,4; 18,6-12; 19,1-7; 19,9-17; 25) sont initiées par une parole humaine qui produit deux types d’effets: soit elle 72. Le récit de la mort d’Ishbosheth est le seul à présenter un dispositif inverse. Le premier jour est relatif au meurtre d’Ishboseth qui est relaté sans aucune intervention au discours direct. Le second en revanche est centré sur le dialogue entre les meurtriers et David.
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suscite un lendemain inattendu soit, plus rarement, elle produit la transformation d’un lendemain déjà prévu. i. Les oracles et leurs lendemains Après le discours nocturne de 1 S 3,2-18, à trois reprises, un oracle est délivré de nuit au prophète et rapporté le lendemain à son destinataire (1 S 15,10-34; 2 S 7,1-29; 24,9-14). Ces séquences sont donc systématiquement des séquences nuit/lendemain, cette forme particulière étant spécifiquement attachée à l’activité prophétique. La structure chronologique de ces séquences est exemplaire de la façon dont le cadre calendaire signale l’importance d’un élément du récit. Dans ces trois cas, en effet, l’oracle divin est suscité par un événement qui le précède immédiatement: violation de l’interdit ordonné à Saül (1 S 15,3.9), dialogue de David avec Natan à propos de la construction d’un temple (2 S 7,1-3), résultats du recensement et repentir de David (2 S 24,9-11). Mais aucun de ces événements, qui, pour les deux derniers au moins, ont lieu le jour même de la délivrance de l’oracle, n’est situé par une référence calendaire. Ils n’appartiennent pas au «temps qui compte» mais relèvent de ses conditions immédiates d’émergence. Car c’est bien l’oracle qui se trouve situé par des indications calendaires, (1 S 15,11.1673; 2 S 7,4 et 24,11-12)74. Il est donc bien désigné comme le moment qui initie la séquence calendaire et c’est sa réception qui fait l’objet du récit du lendemain. Tous les lendemains mettent en valeur le caractère irrévocable de la parole divine en soulignant la soumission du destinataire. Après Éli (1 S 3,18), ce sont Saül et David qui reçoivent l’annonce d’un châtiment, au matin du lendemain de la délivrance d’un oracle. Dans les deux cas, les coupables expriment leur repentir (1 S 15,24-25; 2 S 24,10 [la veille] et v. 15) et, dans les deux cas, la sanction s’applique immédiatement. Elle est mise en valeur par une indication calendaire qui désigne le jour de son entrée en vigueur, le lendemain de l’oracle donc. Ainsi Samuel dit à Saül: «Yhwh a déchiré la royauté d’Israël de sur toi aujourd’hui [»]היום (1 S 15,28) et en 2 S 24, le narrateur relatant le châtiment provoqué par le recensement, en précise les contours temporels: «et Yhwh donna une 73. Remarquons que dans ce cas, tout ce qui s’est passé en cette nuit n’est pas livré immédiatement au lecteur. Il lui faut attendre la confrontation du lendemain pour le déduire. Sur ce point, voir J.-P. SONNET, Échec au roi (1 Samuel 15). Le récit biblique comme échiquier de la vérité, dans B. BOURGINE – J. FAMERÉE – P. SCOLAS (éds), Qu’est-ce que la vérité?, Paris, Cerf; Louvain-la-Neuve, Université catholique de Louvain, 2009, 79-96, pp. 85-86 et 91. 74. Cette séquence de deux jours est la seule qui ne soit pas rapportée dans l’ordre chronologique, le récit de la délivrance de l’oracle nocturne, rapporté le lendemain matin, fait donc l’objet d’une analepse.
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peste à Israël depuis le matin [ ]מהבקרjusqu’au temps fixé» (2 S 24,15). Ces lendemains d’oracle font donc l’objet d’une double détermination calendaire, d’abord comme lendemain (1 S 15,12; 2 S 24,11), puis comme «jour» (1 S 15,28; 2 S 24,15). Autrement dit, s’ils sont d’abord les lendemains d’une «nuit qui compte», ces jours deviennent à leur tour des «jours qui comptent» en raison de la mise en œuvre du châtiment annoncé, qui devient dès lors un événement significatif. L’architecture calendaire de 2 S 7 est moins précise. L’oracle que Natan communique en 2 S 7,17 diffère un projet du roi et lui annonce une descendance; il ne suppose pas une mise en œuvre immédiate. Si la nuit de la délivrance de l’oracle est bien marquée (v. 4), le lendemain de sa réception en revanche est induit par la logique du récit (v. 17) mais ne fait pas l’objet d’un balisage calendaire explicite. Cependant, comme dans les deux récits précédents, les paroles divines s’imposent à leur destinataire, qui s’y soumet dans une longue prière (2 S 7,18-29). Dans les quatre récits d’oracles délivrés de nuit, la scansion calendaire marque donc les étapes de la réception de la parole de Yhwh, de son énonciation à sa transmission et, dans certains cas, à sa mise en œuvre immédiate. Le mouvement qui va d’un jour à l’autre manifeste le caractère souverain de la parole de Yhwh. Perçue comme urgente par le prophète qui la transmet sans délai, elle s’impose à son destinataire sans laisser place ni à une mise en question ni à une alternative. ii. Les paroles humaines et leurs lendemains Les paroles humaines sont à l’origine des sept autres séquences de deux jours (1 S 1,4a-19; 11,4-13; 17,4–18,4; 18,6-12; 19,1-7; 19,9-17; 25). Sans avoir l’autorité et la puissance des oracles divins, ce sont cependant des paroles efficaces qui pèsent sur le cours de l’histoire qu’elles contribuent à façonner. Je ne reviens pas ici sur la prière d’Anne. Les deux séquences suivantes sont, l’une et l’autre, le récit d’une victoire militaire: celle de Saül sur les Ammonites (1 S 11,4-13) et celle de David sur Goliath (1 S 17,4–18,4). À chaque fois, les deux jours de la victoire marquent le dénouement d’une période de jours plus longue et précisément déterminée. Ainsi, la victoire de Saül intervient-elle in extremis dans le délai des sept jours accordé aux habitants de Yavesh de Galaad (1 S 11,3), quand à celle de David, elle est le dénouement inattendu des quarante jours pendant lesquels Goliath a défié l’armée d’Israël (1 S 17,16). Ces deux durées, précises sur le plan calendaire, ne constituent pas à proprement parler des séquences de jours. Seuls les deux derniers – et le premier en 1 S 17,4-11 – font l’objet d’un récit comme jour. La précision de la durée dans laquelle s’inscrivent les deux jours du dénouement a pour
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fonction de mettre en relief la dimension dramatique de la situation et de faire ressortir les jours de résolution de la crise. Les sept jours de délai accordés aux habitants de Yavesh de Galaad et le dénouement in extremis, le septième jour, mettent en valeur la promptitude de la réaction de Saül et la finesse de sa stratégie. Quant aux quarante jours que dure le défi de Goliath, ils esquissent la durée d’une situation bloquée; le caractère providentiel de l’arrivée de David et son audace n’en paraissent que plus grands par contraste avec la pétrification de l’armée d’Israël paralysée par la peur. La déclaration de Saül qui lance le dénouement du siège de Yavesh de Galaad pose elle-même la scansion calendaire de l’action: «demain []מחר, il y aura pour vous un salut [ ]תשועהà la chaleur du soleil» (1 S 11,9). La position de l’adverbe relève du type II dans la classification de van der Merwe, la position la plus accentuée qui, dans l’étude des occurrences de יום, s’est avérée être utilisée lorsqu’un personnage engage sa parole. La détermination du jeune roi est donc l’événement qui suscite un lendemain significatif. Le délai qu’il pose, «demain», est la première de six indications calendaires: trois occurrences de מחרת/( מחרv. 9.10.11), deux de ( יוםv. 13×2) et l’expression «à la veille du matin [( »]באשמרת הבקרv. 11). Elles balisent le déroulement de ces deux jours en soulignant le dévoilement progressif de ce qui s’y joue. La première occurrence de «demain», énoncée par Saül, est reprise dans le message que les habitants de Yavesh de Galaad, forts du soutien du nouveau roi, adressent à leurs assiégeants: «demain [ ]מחרnous sortirons vers vous et vous ferez tout ce qui est bon à vos yeux» (v. 10). Là encore, l’adverbe est mis en position emphatique. Fokkelman a montré comment ce second «demain» alimente le «double entendre» qui fait croire aux Ammonites que les gens de Yavesh leur annoncent leur reddition75. C’est d’ailleurs ce message qui permet de situer l’intervention salvatrice de Saül au dernier des sept jours du délai. Aussi est-ce bien un lendemain inespéré qui est annoncé par Saül aux habitants de Yavesh de Galaad. Une troisième occurrence de l’adverbe, dans le discours du narrateur cette fois, marque le début de ce jour: «et il arriva le lendemain [( »]ויהי ממחרתv. 11). Elle est de type I et pose le cadre temporel de référence. La ruse fonctionne, les Ammonites sont pris par surprise. Mais la démonstration de la détermination du jeune roi n’est pas la fine pointe de ce jour. Il reprend la parole après la victoire pour en livrer les ultimes implications: «personne ne sera mis à mort en ce jour [ ]ביום הזהcar aujourd’hui [ ]היוםYhwh a fait un secours []תשועה pour Israël» (v. 13). La deuxième partie des propos de Saül reprend donc sa déclaration initiale (v. 9) – l’adverbe «demain» ayant fait place à 75. FOKKELMAN, Narrative Art IV, pp. 474-475. Voir aussi sur ce point S.J. DE VRIES, Temporal Terms in Holy-War Tradition, dans VT 25 (1975) 80-105.
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«aujourd’hui»; cependant, il y précise ce que sa première formule «il y aura pour vous un secours» (v. 9) laissait indéterminé par son tour impersonnel: l’identité du sauveur d’Israël. Si le contexte du v. 9 laissait supposer que le secours viendrait du roi lui-même, celui-ci révèle in fine que son véritable auteur est Yhwh. Les paroles du roi et leurs indications calendaires, non seulement initient la séquence jour/lendemain et en déterminent les scansions temporelles, mais elles révèlent aussi ultimement la signification de ce qui se joue dans ce dénouement. À l’inverse, ce sont des mots presque anodins, prononcés par un personnage secondaire, Jessé, qui amorcent la fin du défi que Goliath a lancé à Israël. Après avoir présenté David et l’avoir situé par rapport à sa famille (1 S 17,12-15), le narrateur revient vers le champ de bataille pour souligner combien est bloquée une situation qui, dès lors, se prolonge: Goliath sort défier Israël «matin et soir» pendant quarante jours (v. 16). C’est sur cet arrière-plan que le narrateur retourne à Jessé et met sur ses lèvres un discours relativement long (v. 17-19). Les ordres qu’il donne à son fils semblent sans impact sur le cours du conflit: aller au camp prendre des nouvelles de ses frères, leur apporter quelques victuailles et ramener des gages montrant qu’ils vont bien; rien qui puisse apparemment changer le cours des choses. Cependant, lorsque David se lève «au matin [»]בבקר – le lendemain donc du jour où son père lui a donné ces ordres – c’est le jour de la victoire qui se lève avec lui. Et c’est encore au personnage qu’est confié le soin de révéler la dynamique à l’œuvre sur ces deux jours. Campé face à Goliath, David lui dit: «aujourd’hui même [ ]היום הזהYhwh t’enfermera dans ma main, et je te frapperai et je t’ôterai la tête, et je donnerai le cadavre de l’armée des Philistins aujourd’hui même []היום הזה aux oiseaux du ciel et aux animaux de la terre et toute la terre saura qu’il y a un Dieu pour Israël» (v. 46). Comme précédemment, l’engagement de Yhwh dans le combat est mis en évidence par le personnage et souligné par le premier «aujourd’hui même», de type II. Enfin, la dynamique qui porte ces deux jours reçoit son sceau lorsque le narrateur conclut «et Saül le prit ce jour-là [ ]ביום ההואet il ne lui donna pas de retourner à la maison de son père» (1 S 18,2). Cette notation révèle in fine que pour David la victoire sur Goliath a des enjeux plus larges que le simple intérêt militaire d’Israël. C’est le destin lancé par son onction qui progresse: Saül s’attache celui qui, à son insu, est le rival annoncé, et celui-ci voit se profiler la possibilité d’un mariage avec la fille du roi (1 S 17,25-27)76. Voilà parvenus à leur terme les effets des ordres de Jessé dont la longue portée est inversement proportionnelle à leur caractère anodin.
76. Sur ce point, voir SONNET, «Que ne suis-je mort à ta place!», pp. 284-285.
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Toutes les séquences de deux jours qui ont été examinées jusqu’à présent forment un cadre chronologique destiné à manifester l’accomplissement d’un projet de Yhwh, que celui-ci soit annoncé dans l’évidence et l’autorité d’un oracle ou qu’il se faufile à travers les propos anodins de personnages, à leur insu. Dans un cas cependant, la séquence des jours marque le point de départ d’une dynamique qui entre en conflit avec celle que soutient Yhwh. Il s’agit des jours qui suivent la victoire de David sur Goliath. Une nouvelle fois, ce sont des tiers qui lancent cette séquence par des propos dont ils ne peuvent mesurer les effets. Les femmes acclament le retour des héros victorieux mais leur chant proclame la supériorité de David sur le roi (1 S 18,7)77. Ceci a pour effet immédiat de provoquer la jalousie de Saül qui est mise en valeur, plus que le chant, comme l’événement significatif de ce jour: «et il arriva que Saül se mit à observer David avec jalousie, depuis ce jour-là [ ]מהיום הואet dans la suite» (v. 9). Une suite qui ne se fait pas attendre: «et il arriva, le lendemain []ויהי ממחרת, qu’un esprit mauvais de Dieu fondit sur Saül, il entra en transe au milieu de la maison, et David jouait (de son instrument) avec la main comme les autres jours [ ]כיום ביוםet dans la main de Saül, sa lance. Saül jeta sa lance et dit: ‘que je frappe David sur le mur’» (v. 10-11a). Le passage du jour du chant à son lendemain voit s’exprimer la jalousie instillée par la déclaration des femmes. De la naissance de ce sentiment à sa première manifestation violente, ces deux jours enclenchent le conflit qui va opposer Saül à David jusqu’à la mort du roi. Notons que les deux mouvements qui sous-tendent l’intrigue, l’ascension progressive de David et la jalousie du roi78, sont lancés par deux séquences successives de deux jours. Le 77. La paire «mille/dix milles», et plus généralement le rapport numérique X – X+1 est classique dans la poésie hébraïque qui le reprend à la poésie ougaritique, comme le montre S. GEVIRTZ, Patterns in the Early Poetry of Israel (SAOC, 32), Chicago, IL, University of Chicago Press, 1964, pp. 16-17. Mais, contrairement à ce qu’il développe dans son étude de 1 S 18,7 (pp. 15-24), le fait qu’il s’agisse d’une paire classique ne signifie pas qu’elle n’induise pas une comparaison à la défaveur de Saül. La versification biblique repose sur une organisation du vers en deux membres qui sont dans un rapport d’intensification: «A is so, and what’s more, B» selon la formule de KUGEL, The Idea of Biblical Poetry, p. 1. Le vers met donc en valeur l’exploit de David, comme le montre ALTER, The David Story, p. 113: «It is a fixed rule in biblical poetry that when a number occurs in the first verset, it must be increased in the parallel verset, often, as here, by going up one decimal place. Saul shows himself a good reader of biblical poetry: he understands perfectly well that the convention is a vehicle of meaning, and that the intensification or magnification characteristic of the second verset is used to set David’s triumphs above his own». On remarquera que les Philistins ne s’y trompent pas non plus, eux pour qui ce chant est un chant «pour [ »]לDavid (1 S 21,12). L’agencement des compléments de temps de 1 S 18,6 est également notable. Ils précisent les circonstances de la venue des femmes mais de telle sorte qu’ils mettent discrètement en valeur l’exploit de David qui seul est évoqué sur fond du retour de l’armée. 78. Il s’agit de deux logiques antagonistes mais justifier la violence de Saül par l’investissement d’«un esprit mauvais de Dieu» permet que le conflit qui s’amorce n’échappe
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chant des femmes est le point de jonction où la première séquence, celle de la victoire sur Goliath, déclenche la seconde. Comme les paroles de Jessé précédemment, le chant des femmes est le fait de personnages secondaires dont les paroles produisent des effets insoupçonnés qui orientent le récit de façon déterminante dans une direction inattendue. Les deux dernières séquences (1 S 19,9-17; 25) se présentent comme une variante des précédentes: la parole énoncée le premier jour ne suscite pas un lendemain inespéré, mais transforme un lendemain pour lequel des projets étaient déjà faits, projets de meurtre dans les deux cas. En 1 S 19,917, après un sommaire proleptique qui annonce d’emblée la fuite de David, le récit des deux jours est lancé par la stratégie que Saül met au point en vue de tuer David dès l’aube du lendemain: «Saül envoya des émissaires à la maison de David pour la garder et le mettre à mort au matin [»]בבקר (v. 11a). Mais le narrateur rapporte immédiatement l’intervention de Mikal au discours direct: «si tu ne sauves pas ta vie cette nuit []הלילה, demain [ ]מחרtu es mis à mort» (v. 11b). La femme indique à David la seule solution possible: la fuite avant le lendemain. La succession dans le même verset des manœuvres de Saül et du conseil de Mikal, la reprise par celle-ci de l’échéance calendaire posée par Saül, font apparaître comment son intervention déjoue le projet de ce dernier. Le narrateur se plaît ensuite à raconter en détail ce lendemain qui ne se passe décidément pas comme le roi l’avait prévu. La rencontre entre David et Abigaël (1 S 25) présente le même phénomène. Elle est encadrée par la double formulation, dans la bouche de David, du projet de détruire le lendemain tout ce qui appartient à Naval. La première fois, cette énonciation fait l’objet d’une analepse, située par le narrateur juste avant la rencontre avec la femme: «David s’était dit: (…) Que Dieu fasse ceci aux ennemis de David79 et qu’il y ajoute cela si j’épargne de tout ce qui lui appartient, d’ici au matin []עד־הבקר, ce qui urine sur un mur» (1 S 25,21-22). Au terme de leur dialogue, David reformule ce projet pour y renoncer: «Vraiment, par la vie de Yhwh le Dieu d’Israël qui m’a gardé de te faire du mal, si tu n’avais pas fait vite et n’étais venue à ma rencontre, il ne serait rien resté à Naval, d’ici la lumière du matin []עד־אור הבקר, de ce qui urine sur un mur» (v. 34). C’est donc bien à une transformation du lendemain projeté qu’a conduit leur échange, pas à Yhwh. Voir ALTER, The David Story, p. 98; TSUMURA, The First Book of Samuel, pp. 427-428; B. FORTHOMME, La tragédie du roi Saül, dans NRT 133 (2011) 245-265, pp. 250-255. 79. Sur le caractère inhabituel sinon étrange de cette formule de serment dans le TM, voir BARTHÉLEMY, Critique textuelle, pp. 213-214; TSUMURA, The First Book of Samuel, pp. 585-586.
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comme en témoigne encore les propos que David tient à Abigaël: «bénie es-tu toi-même de m’avoir retenu aujourd’hui même [ ]היום הזהd’en venir au sang et de me libérer par ma propre main» (v. 33). Les expressions «en venir au sang/verser le sang en vain» et «se libérer par sa propre main» sur lesquelles porte le «aujourd’hui même» du discours de David, ont été utilisées à deux reprises par Abigaël v. 26 et 31. C’est cela qui a eu du poids dans le discours de la femme et qui a conduit David à renoncer à un massacre «avant la lumière du matin». Ce lendemain fait cependant l’objet d’un récit en deux temps très marqués sur le plan calendaire. Le narrateur rapporte d’abord le silence d’Abigaël «jusqu’à la lumière du matin [( »]עד־אור הבקרv. 36) puis, «au matin [( »]בבקרv. 37), la crise cardiaque de Naval lorsqu’il entend le récit de sa femme. Or, ces expressions, introduites par le narrateur sont celles que David avait utilisées pour fixer le délai de son massacre. Comme nous l’avons déjà noté dans plusieurs séquences, le personnage dont les paroles déclenchent le processus en pose lui-même les scansions calendaires. Mais dans cet épisode, la reprise des repères calendaires ne marque pas le moment de l’accomplissement des paroles initiales. Elle souligne à l’inverse que ce n’est pas le projet de David qui prend corps le lendemain. Comme le remarque Sophie Ramond: «Aucune action n’a été menée contre [Naval], mais à l’heure où celle projetée contre lui aurait dû être terminée, voilà que la parole d’Abigaïl devient efficace»80. La mort de Naval que «Yhwh frappa» (v. 38) une dizaine de jours plus tard manifeste in fine¸ une fois encore, que ce processus est conduit par Yhwh. Ainsi, les repères temporels posés par David deviennent-ils le cadre d’un tout autre scénario que celui qu’il avait prévu. La justice qu’il désirait lui est rendue en même temps que lui a été révélée l’injustice des moyens qu’il voulait employer pour se la rendre lui-même. Toutes les séquences de deux jours de 1 S 1 – 1 R 2 sont des démonstrations de l’efficacité de la parole, qu’elle soit divine ou humaine, de sa capacité à engendrer des événements et à en infléchir le cours. L’énonciation de ces paroles constitue à chaque fois un événement dont la portée ne se révèle pas immédiatement. Leur efficacité se mesure aux effets qu’elles déploient dans le temps, et le dispositif temporel jour (ou nuit)/lendemain est le support de ce déploiement. Ces paroles initiatrices amorcent une séquence d’actions. Elles impriment au temps une direction, souvent nouvelle, qui se révèle par la succession des jours. Ceux-ci se suivent donc dans une profonde continuité, celle qui porte une logique d’accomplissement. 80. RAMOND, Leçon de non-violence, p. 55.
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b) Un jour puis l’autre: l’obstination des faits Les cinq autres séquences sont composées de plus de deux jours consécutifs. Trois d’entre elles exploitent pour elle-même la consécutivité; il s’agit d’une séquence de trois jours (1 S 5,2-5) et deux de quatre (20,1– 21,11; 2 S 11,7-15). Dans ces trois cas, il importe non pas qu’un jour procède de l’autre, mais qu’un jour suive l’autre. En effet, cette succession rend possible la répétition d’un phénomène à l’identique, et c’est celle-ci qui est révélatrice. Le début du récit de la prise de l’arche par les Philistins (1 S 5,2-5) relève de ce type. La première chute de Dagon, le lendemain de la déposition de l’arche dans son temple, peut paraître fortuite – la statue auraitelle été déplacée, mal posée? – mais la répétition du phénomène, le troisième jour, vient ruiner cette possibilité. Décidément, l’idole ne tient pas devant l’arche, et d’autant moins qu’elle se casse à la seconde chute: tête et mains brisées, siège de la pensée et moyens de l’action anéantis, voici sa vanité révélée. Ici, ce qui se joue d’un jour à l’autre n’est pas le déploiement d’un processus initié par une parole, mais la répétition – et la répétition graduée – d’un phénomène. C’est cette obstination des événements un jour puis le suivant qui importe car la répétition, en permettant d’écarter un hasard, rend manifeste que c’est bien la puissance de Yhwh qui est à l’œuvre contre Dagon. Le caractère répété de l’absence de David en 1 S 20,1–21,11, a une fonction analogue. Elle est le moyen utilisé pour «sonder [ »]חקרSaül (v. 12), c’est-à-dire pour faire apparaître au grand jour, et sans plus de doute possible, ses intentions à l’égard de David. Le récit s’étend sur quatre jours dont le premier n’est pas désigné comme tel, mais est supposé par une triple référence au lendemain (1 S 20,5.12.18). Les indications calendaires sont très nombreuses dans cet ensemble. Une première série (1 S 20,5. 12.18.19) apparaît dans le dialogue entre David et Jonathan; elle marque les étapes de la stratégie qu’ils élaborent pour les deux jours de la nouvelle lune81. Une seconde série scande le récit de ces jours (1 S 20,26.27.35; 21,11) et balise la mise en œuvre, étape par étape, de la stratégie projetée jusqu’à un troisième jour – le lendemain du deuxième jour de la lune – où Jonathan vient retrouver son ami dans sa cachette. L’importance accordée aux deux jours de la fête ne tient pas à la fête elle-même mais à la possibilité que s’y répète l’absence de David. Celle-ci, en effet, est l’élément déclencheur du dévoilement des intentions de Saül, comme le mettent en évidence ses réactions successives face à la place vide de David. Ces 81. Sur le calendrier de la fête et les indications calendaires de ce récit, voir TSUMURA, The First Book of Samuel, pp. 505-506.
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réactions sont rapportées au discours direct et la différence entre celle du premier et celle du deuxième jour est d’autant plus sensible qu’elles se suivent immédiatement, dans deux versets consécutifs (v. 26.27). Au terme du premier jour, en effet, le narrateur rapporte: «Saül ne dit rien ce jour-là [ ]ביום ההואcar il se disait ‘c’est un accident []מקרה, il n’est pas pur. Oui! il n’est pas pur’» (v. 26). Notons d’abord que l’expression «ce jour-là» porte sur le silence de Saül qui est donc l’élément significatif de ce jour. Autrement dit, au terme du premier jour du test, l’absence de David ne provoque aucune réaction qui permette de sonder le roi. Mais si Jonathan fait face au silence insondable de son père, le lecteur, lui, est rendu témoin de l’explication que Saül se donne à lui-même pour justifier cette absence: il s’agit d’un «incident [»]מקרה. Ce substantif, formé sur le verbe « קרהarriver, se produire» désigne «what happens to someone not through their own will or actions and without any known instigator»82, ce qui arrive de façon fortuite, sans raison particulière. Ce terme produit un double effet: mis dans la bouche de Saül, il confirme d’abord le caractère insignifiant à ses yeux de l’absence de David, mais il a aussi une portée ironique dans le contexte: cette absence, on le sait, ne doit rien au hasard, et, contrairement à ce que signifie מקרה, elle est très calculée. La tranquillité d’esprit de Saül, au terme du premier jour, ne met que davantage en valeur l’impact de la répétition. En effet, dans le verset suivant, une fois posée l’indication calendaire «et il arriva le lendemain, second jour de la lune», à peine le narrateur a-t-il mentionné l’absence de David qu’il introduit aussitôt les propos de Saül: «et Saül dit à Jonathan son fils: ‘pourquoi le fils de Jessé n’est-il venu ni hier ni aujourd’hui []גם־תמול גם־היום au repas?’» (v. 27). C’est bien le caractère répété de l’absence qui éveille l’attention de Saül et transforme son interprétation de la veille: il pointe lui-même les deux jours successifs et réclame que lui soit donnée la cause d’un comportement qu’il ne peut plus considérer comme accidentel. Ses intentions se révèlent lorsque, suite à la réponse de Jonathan, il ordonne la mise à mort de David (v. 31). La répétition était donc nécessaire pour que le test soit mené à bien. Est-ce un dévoilement ou un obscurcissement que produisent les quatre jours successifs de 2 S 11,7-15? L’ensemble de 2 S 11 est un cas d’école d’ambiguïté narrative qui a fait l’objet d’études et de débats nombreux83. 82. HALOT, t. 2, p. 629. 83. Voir STERNBERG, Poetics of Biblical Narrative, pp. 190-222. Les analyses qui y sont développées ont suscité un débat épistémologique et herméneutique. Pour un aperçu de ces débats et des études sur l’ambiguïté en 2 S 11, voir en particulier M. GARSIEL, The Story of David and Bathsheba. A Different Approach, dans CBQ 55 (1993) 244-262; K. BODNER, Layers of Ambiguity in 2 S 11,1, dans ETL 80 (2004) 102-111 et D.G. FIRTH, David and
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S’il n’est pas possible de les reprendre en détail ici, il convient cependant de revenir sur la fonction spécifique de la séquence de jours. Celle-ci se trouve au centre de l’épisode, entre l’annonce à David de l’adultère de Bethsabée et le meurtre d’Urie. Elle correspond à la période où David glisse d’une stratégie de dissimulation de sa faute à l’organisation, toute aussi dissimulée, d’un meurtre. Ces quatre jours ne représentent qu’une brève partie du temps raconté de l’épisode dont on doit supposer qu’il dure plusieurs semaines, le temps que se révèle la grossesse de Bethsabée et que s’organisent le retour d’Urie à Jérusalem et son élimination. En dehors des marques calendaires précises qui balisent ces quatre jours (v. 1214), l’épisode ne présente que deux indications de temps (v. 1.2) qui ne construisent pas une chronologie d’ensemble. Les v. 7-14 se démarquent donc de l’ensemble de l’épisode par leur précision calendaire; la temporalisation des événements par jours, et par jours qui se suivent, importe particulièrement dans cette partie de l’épisode. C’est à nouveau comme support d’une répétition que les jours sont ainsi successivement distingués. Chaque soir, en effet, voit la réitération du refus d’Urie de descendre chez lui malgré les tentatives de moins en moins dissimulées de David pour l’y pousser. Cette répétition, outre qu’elle produit une sorte de comique de situation84, se présente comme un obstacle qui conduit la stratégie du roi à l’échec85. C’est alors qu’il décide d’organiser le meurtre d’Urie. De ce point de vue, la succession des jours est porteuse d’un processus très lisible dans la dynamique d’ensemble de l’épisode. Mais plus profondément, sous cette clarté, la répétition introduit dans le récit une ambiguïté qui ne sera jamais levée. Elle pose la question des raisons du refus du soldat. Agit-il par fidélité à l’armée d’Israël, comme il le déclare (v. 11) ou parce qu’il se doute de l’adultère de David avec sa femme voire même parce qu’il en a eu connaissance? La question devient de plus en plus pressante au fil des jours quand le refus du personnage prend une allure d’obstination. Perry et Sternberg ont montré comment l’alternative ainsi ouverte n’est pas levée par le texte. Celui-ci supporte deux lectures différentes suivant les éléments du texte que le lecteur valorise86. L’ambiguïté ne procède Uriah (With an Occasional Appearance by Uriah’s Wife) – Reading and Re-Reading 2 Samuel 11, dans OTE 20 (2008) 310-328. 84. M. PERRY – M. STERNBERG, The King through Ironic Eyes. Biblical Narrative and the Literary Reading Process, dans Poetics Today 7 (1986) 275-322, pp. 291-292. 85. VAN DER BERGH, A Narratological Analysis of Time, pp. 506-507. Si l’auteur met en lumière la façon dont la répétition met David en échec, on s’interroge cependant sur l’usage qu’il fait des catégories genettiennes de prolepse et d’analepse dans un récit chronologique comme l’est 2 S 11,7-14. 86. PERRY – STERNBERG, The King through Ironic Eyes, pp. 292-300; STERNBERG, Poetics of Biblical Narrative, pp. 201-209.
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donc pas de la structure chronologique mais du silence du narrateur sur les pensées et les motivations d’Urie. Or, c’est ce comportement qui conduit David à prolonger d’un jour le séjour du soldat à Jérusalem (v. 12)87. Cette séquence temporelle relève donc d’un paradoxe: si elle permet de voir évoluer les manœuvres de David, l’obstination qui la suscite et la fait durer, reste, pour sa part, non motivée. Qui teste qui dans cette répétition? Le fin mot ne sera jamais livré et, à la différence des autres séquences, celle-ci introduit une obscurité sur les raisons de ce qu’elle permet en même temps de clarifier. c) Les jours en désordre: l’art des synchronisations providentielles Deux séquences, 1 S 9,1–10,16 et 1 S 28,1 – 2 S 1,27, sont construites de telle façon que les jours ne sont pas rapportés dans leur ordre chronologique. Cette configuration relève de l’exception et deux exemples ne suffisent pas à dégager ce qui pourrait apparaître comme une catégorie spécifique. Notons cependant que l’une et l’autre exploitent une particularité du temps calendaire qui n’est pas sollicitée dans les autres séquences: sa dimension «sociale». En effet, le caractère fixe des unités calendaires et le fait qu’elles s’imposent à tous permettent de fonder un temps dont les points de repère sont partagés. C’est ce qui permet par exemple à deux individus de fixer le moment d’un rendez-vous ou de percevoir la coïncidence entre deux événements qu’ils ont vécus alors qu’ils étaient éloignés l’un de l’autre. Dans le récit, cette propriété peut être exploitée par le narrateur pour rendre plus perceptible la synchronie entre deux lignes narratives co-occurrentes. En effet, le caractère unilinéaire du récit ne permet pas de rapporter en même temps deux événements simultanés. Leur traitement narratif impose donc au narrateur de choisir un ordre d’exposition88 qui bouleverse nécessairement l’ordre chronologique. Lorsque les événements simultanés sont inscrits dans le cadre de jours, ces repères permettent de faire apparaître plus clairement la synchronie entre les événements significatifs tout en multipliant les effets générés par le désordre chronologique. L’étude de 1 S 9,1–10,16 va permettre de le mesurer ici. La séquence des jours de 1 S 28,1 – 2 S 1,27 fera l’objet d’un examen détaillé lorsque l’ensemble de la construction calendaire de l’intrigue sera étudié.
87. Au J2, David dit à Urie de rester à Jérusalem et lui annonce qu’il le renverra le lendemain. Mais ce jour-là (J3), au lieu de le renvoyer, David l’invite et l’enivre. C’est le surlendemain (J4) qu’il le renvoie muni de la lettre fatale. 88. Sur ces phénomènes, voir STERNBERG, La grande chronologie, pp. 35-82.
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L’ordre chronologique tel qu’on peut le reconstituer à partir des nombreuses indications calendaires (1 S 9,12.13.15.16.19.20.24.26; 10,2.9) se présente ainsi: LIGNE «SAÜL» J1 Perte des ânesses, Saül part à leur recherche J2 Recherche des ânesses
LIGNE «SAMUEL»
Annonce par Yhwh de l’arrivée de Saül J3 Rencontre de Saül et de Samuel J4 Onction de Saül par Samuel qui lui annonce des signes Départ de Saül et réalisation des signes Schéma 8: Ordre de la fabula en 1 S 9,3–10,16
L’épisode se déroule donc sur quatre jours et concerne deux personnages séparés jusqu’au J3. Au J2, des événements se déroulent simultanément pour l’un et pour l’autre: pendant que Saül continue de chercher ses ânesses89, Yhwh annonce à Samuel l’arrivée de Saül pour le lendemain. La mise en récit, quant à elle, se présente ainsi (les caractères italiques soulignent les éléments significatifs de la construction calendaire): Sans 9,3-4 indication calendaire
perte et recherche des ânesses
J3
9,5-14
arrivée de Saül à la ville de Samuel
J2
9,15-16
révélation à Samuel de l’arrivée de Saül le lendemain
J3
9,17-25
rencontre et invitation au repas mention des ânesses perdues 3 jours auparavant (9,20)
J4
9,26–10,16 onction, annonce des signes, départ de Saül et réalisation des signes Schéma 9: Ordre du récit en 1 S 9,3–10,16
Trois particularités signalent la manipulation chronologique de la séquence. Je les relève selon leur ordre dans le récit. La première est l’apparition tardive des indications calendaires. Les J1 et J2 de la ligne de Saül sont traités sous forme d’un sommaire qui ne présente aucune marque 89. Sur la quête des ânesses comme expression de la quête de la royauté, voir D. BODI, La levée des troupes par Saül en 1 Samuel 11 et l’âne comme symbole royal des hébreux à la lumière des coutumes amorites, dans DIETRICH (éd.), The Books of Samuel, 41-62, p. 57.
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calendaire. Autrement dit, le lecteur n’a aucune idée avant le v. 20 de la durée d’une recherche dont l’énumération des régions traversées suggère cependant la longueur (v. 4). Les premières indications calendaires n’apparaissent qu’aux v. 12-13 avec le triple «aujourd’hui» qui désigne le J3 dont le récit a cependant commencé au v. 5; ce J3 est donc le premier de l’épisode à être marqué comme jour et il l’est seulement à partir de l’arrivée de Saül à la ville de Samuel. Le second phénomène est l’analepse des v. 15-16. Le J2, en effet, est rapporté au fil du récit du J3. C’est donc la partie «Samuel» de la synchronie dans la fabula qui est déplacée. Ici, le choix est celui d’une distorsion chronologique. L’insertion du J2 au milieu du J3 est, on va le voir, le phénomène temporel le plus important de l’épisode. Enfin, troisième phénomène, alors que le récit du J3 a repris, Samuel fait allusion à la perte des ânesses qu’il situe «il y a trois jours» (v. 19). Après que l’analepse a traité de la veille, voici qu’il est question d’une avant-veille et que celle-ci correspond au début de l’épisode. Le sommaire des v. 3-4 couvre donc trois jours. Le récit du J3 se poursuit ensuite par celui du J4 sans présenter de distorsion chronologique. Autrement dit, après le bref sommaire d’ouverture, le récit se présente sous la forme classique d’un récit de deux jours (J3 et J4) dont la consécution est explicitée par le personnage lui-même (v. 19). Cependant, une veille et une avant-veille surgissent au cours du récit du J3, le premier jour à être désigné dans le fil de la narration. Il apparaît donc progressivement que l’épisode couvre une séquence de quatre jours, séquence dont les trois premiers sont déterminés dans leurs contours calendaires à rebours de leur ordre chronologique. Ce dispositif a pour fonction de rendre manifeste la conduite des événements par Yhwh. Le récit analeptique du J2 en est l’élément clé. En effet, l’analepse interrompt le fil du récit du J3 juste avant la rencontre de Saül et de Samuel alors que le narrateur met en scène l’entrée de l’un dans la ville au moment même où l’autre va en sortir (v. 14). Elle retarde donc le moment de la rencontre pour indiquer au lecteur, juste avant que celle-ci se produise, qu’elle ne doit rien au hasard. La précision des indications calendaires de l’analepse, en particulier le «au même moment demain» v. 16, révèle un réglage précis par Yhwh de la synchronie nécessaire à la rencontre. Cette synchronisation est confirmée le J3 par une nouvelle intervention de Yhwh (v. 17) au moment où Samuel voit Saül: Yhwh confirme que l’homme qui arrive est bien celui dont il a annoncé la venue la veille. Le dispositif narratif des v. 14-17 montre donc comment Yhwh, le maître de l’histoire, en conduit le cours par la synchronisation des trajectoires individuelles distinctes pour qu’elles se croisent entre deux portes,
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à la minute près. Le temps calendaire, avec ses mesures communes à tous, est sollicité ici comme «support» de ce réglage divin. Celui-ci éclaire d’une lumière nouvelle la série d’heureux hasards qui s’enchaînent depuis le v. 6: tous sont inscrits dans cette conduite providentielle. Alors que Yhwh n’est pas mentionné avant le v. 15, alors que ce qui est raconté semble se produire sans lui, l’analepse fait apparaître, à la surprise du lecteur, qu’il est le grand organisateur de tous ces événements par lesquels il conduit les deux hommes à se rencontrer au moment fixé. La dernière particularité calendaire, l’allusion au J1, fait apparaître le prophète comme le médiateur dans l’histoire de l’autorité divine sur le temps. Les premiers mots que Samuel adresse à Saül sont ponctués d’indications calendaires: «C’est moi le voyant. Monte devant moi au haut lieu, et vous mangerez avec moi aujourd’hui []היום, et je vous renverrai au matin [ ]בבקרet tout ce qui est dans ton cœur, je te l’expliquerai. Quant aux ânesses que tu as perdues il y a aujourd’hui trois jours [היום שלשת ]הימים, n’y attache plus ton cœur car elles sont retrouvées» (v. 19-20). D’emblée, l’allusion à l’histoire des ânesses confère une haute autorité au «voyant» qui connaît le passé de Saül sans que celui-ci lui ait dit quoi que ce soit. La précision «il y a trois jours» fournit un élément vérifiable pour Saül. Elle le prépare à accorder crédit à l’annonce d’une révélation pour le lendemain et à faire confiance aux signes et aux consignes qui l’accompagneront. La construction d’ensemble de la séquence des jours en 1 S 9,3–10,16 ne repose donc pas, à la différence de toutes les autres, sur la chronologique des jours. Certes, les J3 et J4 forment une séquence de deux jours qui est en quelque sorte l’ossature calendaire du récit. Mais les indications calendaires construisent une configuration plus complexe non seulement parce que ce récit comporte une synchronie, mais aussi parce que la mention des jours qui précèdent le J3 est insérée au fil du récit de ce jour et à rebours de l’ordre chronologique. Si ces indications calendaires permettent au lecteur de recomposer dans l’ordre la séquence des jours et d’en percevoir la progression, ce n’est pas parce qu’elle importe en ellemême. Ce qui importe, plus que dans toutes les autres séquences, ce sont les effets que produisent ces indications de temps. Elles sont directement ordonnées à la manifestation de la conduite providentielle de l’histoire par Yhwh. Celui-ci apparaît comme le maître du temps, parce qu’il en règle les synchronies et parce qu’il donne connaissance à son prophète de ce qui s’est passé et de ce qui se produira. Les indications calendaires sont ici les indices révélateurs de la souveraineté divine et de la précision de sa maîtrise.
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IV. JOURS ET DURÉES Les soixante-treize jours qui émergent du siècle d’histoire que rapportent 1 S 1 – 1 R 2 sont insérés dans un cadre chronologico-calendaire beaucoup plus large. Celui-ci est formé des unités supérieures du mois ( )חדשet de l’année ( שנהet certaines occurrences de )ימים90. Comme on l’a vu, ces termes composent trente-trois expressions majoritairement singulatives et situées presque exclusivement dans le discours du narrateur. Elles introduisent des durées longues dans la narration. Et la forme concrète du temps, dans les livres de Samuel, procède de l’agencement de ces durées avec les jours qui s’en détachent. Il convient donc de les appréhender dans leur ensemble. Après avoir établi un schéma de l’organisation calendaire de 1 S 1 – 1 R 2, j’étudierai spécifiquement les différents types de durées et la façon dont elles dessinent des périodes au-delà de l’unité brève du jour. Les indications calendaires déterminées en nombre de jours, de mois ou d’années seront d’abord examinées. Elles possèdent en effet une perceptibilité et un impact particuliers dans un récit à prétention historiographique. Non seulement elles ont une dimension mimétique forte, mais leur caractère précis et objectif fournit des repères clairs dont on suppose qu’ils permettent de situer les événements les uns par rapport aux autres, dans ce qui peut apparaître comme une chronologie, voire un calendrier d’ensemble. Il faudra vérifier dans quelle mesure elles participent au squelette temporel de 1 S 1 – 1 R 2. Les indications de durées sans mesure calendaire précise seront examinées ensuite. Elles se révéleront riches de potentialités sur le plan de la dynamique de l’intrigue. Les dispositifs calendaires qui en dessinent les contours nous reconduiront aux jours. C’est eux, en effet, qui apparaîtront une fois encore jouer un rôle majeur dans la production de la temporalité de l’ensemble. Leur agencement en phases bien délimitées apparaîtra comme le dispositif le plus structurant de la temporalité du récit, une temporalité directement couplée, on le verra, à la dynamique de l’intrigue. Enfin, au seuil d’une étude des durées du récit, il convient de ne pas oublier que les indications calendaires ne sont pas la seule manière d’introduire du temps long dans la narration. Entre les scènes, des sommaires rendent sensibles des durées parfois importantes: sommaires relatifs aux campagnes militaires91, à l’organisation du royaume92, à la naissance des descendants du roi93, etc. Ils esquissent des périodes sans qu’apparaisse 90. 91. 92. 93.
Voir pp. 120 et suivantes. Par exemple: 1 S 7,14; 14,4-48; 18,5; 2 S 8,1-8. Par exemple: 2 S 8,16-18; 20,23-26. Par exemple: 1 S 14,49-52; 2 S 3,2-5.
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nécessairement une indication de temps. C’est pourquoi, s’ils sont importants dans le rythme de l’intrigue, ils ne participent pas nécessairement à sa structure calendaire et ne seront pris en compte que lorsqu’ils présenteront une indication explicite. 1. Schéma de la structure chronologique d’ensemble Le schéma joint en annexe présente l’ensemble de l’organisation calendaire de 1 S 1 – 1 R 2 avec ses jours et ses durées94. Il s’agit des indications calendaires qui temporalisent la narration en indiquant soit la mesure du cadre où s’inscrivent les événements racontés, soit une durée effective. Ces indications sont réparties en trois colonnes selon leur type: – dans la première colonne sont relevés les jours désignés comme tels, qu’ils soient isolés ou en séquence. Dans ce dernier cas, ils sont numérotés dans l’ordre chronologique de la fabula. Ne sont donc pas prises en compte les occurrences de יוםqui dans le discours font référence à des événements passés et rappelés – jours lointains de la montée d’Égypte (1 S 8,8) ou de l’institution des juges (2 S 7,11), jours plus proches de la mort de Saül (2 S 21,12) ou du viol de Tamar (2 S 13,32), par exemple – ou qui envisagent des jours à venir (1 S 26,10; 27,1; 2 S 18,20). Ces occurrences renvoient à des jours qui n’appartiennent pas à la période de temps raconté en 1 S 1 – 1 R 2 et qui, de ce fait, ne participent pas en tant qu’unités calendaires à sa structure temporelle; – dans la deuxième colonne sont relevées toutes les durées précisément mesurées en jours, mois et années ainsi que les trois durées itératives (1 S 1,3; 2,19; 2 S 14,26). Parmi ces expressions, les notices de judicature ou de règne forment un ensemble spécifique; elles sont indiquées transversalement aux trois colonnes, en caractères gras et petites capitales; – dans la troisième colonne sont relevées les durées qui ne font pas l’objet d’une mesure précise sur le plan calendaire. Toutes les expressions qui indiquent une telle durée n’ont pas été prises en compte, mais seulement celles qui sont constitutives de la temporalité du récit, c’est-àdire qui marquent la durée d’une situation qui est ou qui va devenir effective dans la narration au moment où elle est mentionnée. Sont donc exclues les durées des situations rappelées (1 S 25,7.15.16) et celles qui auraient pu ou pourraient avoir lieu si les conditions étaient réunies (1 S 2,30; 13,13; 20,31).
94. Il sera désormais appelé «schéma annexe».
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Certaines des durées relevées sont indiquées par « עד־עולםpour toujours» qui n’est pas une expression de type calendaire. Les expressions dans lesquelles ce terme détermine des durées effectives sont prises en compte parce qu’elles sont constitutives de la temporalité du récit au même titre que l’expression calendaire proche «tous les jours [»]כל־הימים. Deux événements ponctuels sont également mentionnés dans cette troisième colonne. Il s’agit de la mort de Samuel (1 S 25,1) et de celle de Saül (1 S 31,6) qui marquent la fin de plusieurs périodes, qu’elles soient présentées explicitement comme courant jusqu’à la mort du personnage (1 S 7,13; 15,35 par exemple) ou que celle-ci mette logiquement fin à une période dont l’extension n’était pas précisée (1 S 18,9). Qu’elles soient dans la seconde ou la troisième colonne, les durées qui dépendent du récit d’un jour, c’est-à-dire en général qui commencent ou s’achèvent un jour raconté comme jour, sont indiquées en petites capitales. Deux autres éléments ont été mis en évidence: – l’expression «et il arriva après cela» a été systématiquement relevée et indiquée en caractères gras. Il s’agit en effet d’une cheville importante dans la construction chronologique: elle signale une postériorité sans indiquer la durée qui sépare ce qu’elle introduit de ce qui l’a précédée. Soulignant une discontinuité temporelle, elle rend des blancs explicites, en quelque sorte. – les interventions au discours direct qui sont grisées sont des interventions de type oraculaire. J’y reviendrai dans le chapitre suivant. Le tableau présente également un double jeu de flèches: – des flèches linéaires: elles figurent ce que j’appellerai l’extension narrative des durées. Il s’agit en effet non pas de durée du temps raconté mais de l’ampleur du cours de cette durée sur le récit. En 1 S 7,2, par exemple, le narrateur précise que vingt ans se sont écoulés depuis l’arrivée de l’arche à Qiriat-Yearim. Cette durée, longue en termes de temps raconté, a cependant un impact très ponctuel sur la narration puisque le même verset mentionne et la durée et sa fin. Les vingt ans de temps raconté sont donc couverts par le seul v. 7 et cette durée, qui passe aussi vite que le verset qui la rapporte, est très seconde dans l’intrigue. Sans extension narrative, elle n’est pas figurée par une flèche. À l’inverse, l’expression «et Saül regarda David avec jalousie à partir de ce jour-là et ensuite» (1 S 18,2) ouvre une durée de longue portée dans la narration. En effet, les événements qui suivent sont colorés par cette jalousie sur le fond de laquelle ils s’inscrivent, et beaucoup sont directement suscités par elle. Ouverte par l’indication calendaire précise
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«ce jour-là» et fermée par la mort du roi, cette période n’est pas exactement mesurée sur le plan calendaire, mais son extension est circonscrite avec précision. C’est cela que j’appelle l’«extension narrative» d’une durée et que figure la flèche linéaire. Toutes les flèches relatives aux protagonistes principaux – Samuel, Saül et David – sont situées entre la seconde et la troisième colonnes. Une flèche est située dans la marge droite: elle concerne le sort de la famille des Élides dont le développement, depuis l’oracle de l’homme de Dieu, forme une intrigue secondaire. Celle-ci est cependant la plus longue dynamique narrative de l’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2 puisqu’elle va de 1 S 2 à 1 R 2. Elle progresse à la faveur d’événements qui concernent les protagonistes principaux. Ses étapes les plus marquantes sont signalées par les repères en forme de losange sur la ligne. Pour la lisibilité du tableau, toutes les durées n’ont pas été représentées par une flèche spécifique. Toutes celles qui concernent Samuel sont précisées courir jusqu’au jour de sa mort. Elles sont donc superposées sur la même flèche, l’ouverture de chacune étant indiquée par un losange sur la flèche. Deux groupes de durées ne sont pas figurées : celle, plusieurs fois répétée, du serment de fidélité entre David et Jonathan (1 S 20,15.23.31); celles des châtiments de Mikal (2 S 6,23) et des concubines de David (2 S 20,3). Comme on le verra, elles ont un statut second dans l’intrigue par rapport aux autres durées. – des flèches courbes liées à la première colonne. Ces flèches figurent des périodes qui, à la différence des précédentes, ne présentent pas d’expression de durée. Elles sont cependant déterminées précisément par le récit de leur premier et de leur dernier jour qui forment les deux pôles calendaires entre lesquels elles se déploient. Elles dessinent donc des processus dont au moins le jour initial et le jour final sont mis en valeur: la période qui va du jour de la révélation à Samuel de la chute des Élides à celui de la mort de ceux-ci, par exemple, ou cette autre période allant du jour de la fuite de David hors de Jérusalem au jour de son retour. Ces durées sont très circonscrites dans la narration, même si leur extension en termes de temps raconté est rarement précisée. Enfin, les appels de notes en petit caractère romain renvoient aux remarques suivantes: Notes sur le schéma en annexe: i)
Cette attente de 7 jours a été prescrite à Saül par Samuel en 1 S 10,8 mais elle a lieu en 1 S 13,8 et n’a donc pas d’extension dans la narration.
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ii)
1 S 27,11 n’est pas une durée comptée mais elle figure dans cette colonne car l’expression temporelle «tous les jours où il fut dans le territoire des Philistins» est déterminée par l’indication qui précède v. 7: «et le nombre de jours où David demeura dans le territoire des Philistins: un an et quatre mois». Elles encadrent un sommaire consacré à l’activité de David pendant son séjour chez les Philistins. iii) J’adopte une double numérotation pour cette section dans laquelle le récit ne suit pas l’ordre chronologique: les jours dans leur ordre chronologique – c’est-à-dire celui de la fabula – sont numérotés J3, J4, J5 et c’est cet ordre qui est adopté dans le tableau. Les numéros (1), (2) etc. indiquent l’ordre des parties du récit. Ils permettent de faire apparaître les distorsions chronologiques opérées par le narrateur. Par ailleurs, n’ont été indiqués dans le tableau que les jours de cette séquence qui sont désignés comme jour. Le départ des hommes d’Akish (1 S 28,1-2) ne l’étant pas, il n’apparaît pas dans le tableau mais peut être localisé au J1 dans la chronologie. Il suppose un J2 consacré au déplacement vers Afek. En effet, on suppose que le temps mis par les Philistins à rejoindre Afek, où ils font leur jonction au J3, est identique à celui que met David pour revenir à Ciqlag après son renvoi de l’armée. Le récit n’évoquant pas ce J2, il n’apparaît pas dans le tableau. iv) 1 S 28,17 ne comporte pas d’expression temporelle, mais il marque la fin de la durée ouverte en 1 S 15,28. Le verset suivant établit d’ailleurs un lien explicite entre les deux jours qui ouvrent et ferment cette durée. v) 2 S 6,23 et 20,3: la durée de ces deux châtiments ne peut être figurée car le récit ne rapporte la mort d’aucune de ces femmes. 2. Les durées mesurées en mois et années: l’évocation du temps qui passe a) Judicatures et règnes: la périodisation politique et ses flottements chronologiques Parmi les indications calendaires de durées mesurées, les notices de judicatures et de règnes tiennent une place particulière dans l’organisation d’ensemble du récit. Le passage d’un leader à l’autre est en effet systématiquement marqué d’une formule plus ou moins stéréotypée qui mentionne en nombre d’années l’âge et la durée d’exercice de chacun. Les indications concernant Éli sont disjointes; elles encadrent le récit de sa mort: son âge est indiqué au début (1 S 4,15) et la durée de sa judicature à la fin (1 S 4,18). Les autres notices sont systématiquement situées au début du règne des rois où elles mentionnent conjointement leur âge au moment de leur accession au pouvoir et la durée de leur règne. La royauté
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de David se distingue par une triple notification qui en marque les étapes: une première formule apparaît immédiatement après la notice relative au règne d’Ishbosheth (2 S 2,10); elle mentionne la durée du règne de David à Hébron (2 S 2,11). Une seconde notice se trouve au moment où David est oint roi d’Israël (2 S 5,5); c’est la plus développée et la plus classique dans sa facture puisqu’elle mentionne l’âge du nouveau roi, la durée totale de son règne et celle de ses deux phases, sur Juda puis sur «tout Israël et Juda» (2 S 5,5). Enfin, une dernière notice se situe après la mort du roi (1 R 2,11). Elle reprend les données de la précédente sans mention d’âge. Notons que la période qui va de la mort d’Éli à l’avènement de Saül et qui correspond à la judicature de Samuel ne fait pas l’objet d’une durée calendaire déterminée. Son extension est définie par défaut entre les bornes que constituent la mort du prédécesseur de Samuel et l’avènement du premier roi. Ces indications calendaires sont les seules à être introduites dans le récit pour elles-mêmes dans des versets qui ont pour unique fonction d’indiquer un âge et une durée mesurée. Elles établissent les grandes articulations chronologiques du récit auquel elles impriment une périodisation apparemment très claire. D’une notice à la suivante, en effet, on va du début d’un règne au début du suivant. Cette périodisation fournit un principe d’intelligibilité de l’histoire95 et celui-ci est politique: il s’agit bien de rapporter le cours des événements selon l’ordre des périodes politiques et la succession des leaders. Ces notices affichent la perspective et la mesure les plus immédiatement perceptibles à partir de laquelle l’histoire est envisagée. Ce type de notices n’est pas spécifique à 1 S 1 – 1 R 2. La première, 1 S 4,15, a des précédents en Jg96; quant aux autres, elles initient une longue série qui scandera le récit, de règne en règne, jusqu’à la fin de 2 R. Elles intègrent donc 1 S 1 – 1 R 2 dans la «grande chronologie» de l’historiographie d’Israël. Ce phénomène est bien connu depuis l’étude classique de M. Noth sur l’historiographie deutéronomiste97. Celui-ci a montré notamment comment 1 S 4,18, inscrivant Éli dans la succession 95. Sur l’importance de cette structuration du temps dans l’historiographie, voir O. LÉVYDUMOULIN, Périodisation, histoire, dans Encyclopedia Universalis [en ligne]: http://www. universalis-edu.com.proxy.bib.ucl.ac.be:888/encyclopedie/periodisation-histoire (consulté le 18 juillet 2013): «La périodisation segmente le cours de l’histoire pour rendre les faits pensables. Ce découpage est la base de toute interprétation historique». Voir aussi PROST, Douze leçons sur l’histoire, pp. 114-115; S. GIBERT, Les enjeux renouvelés d’un problème fondamental. La périodisation en histoire, dans ATALA Cultures et sciences humaines 17 (2014) 7-31, pp. 8-9. 96. Jg 10,2.3; 12,7.9.11.14; 15,20; 16,31 etc. 97. M. NOTH, The Deuteronomistic History (JSOTSS, 15), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1981, en particulier le chapitre 4 «The Chronological Framework», pp. 18-25.
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des juges, crée une continuité entre Jg et 1 S98 et comment les notices de règne construisent une chronologie d’ensemble de la monarchie jusqu’à l’Exil, chronologie qui, par ses grandes articulations, périodise toute l’histoire deutéronomiste par-delà la distinction des livres99. La première notice (1 S 4,18) a une portée rétrospective. Située à la fin de la judicature d’Éli, elle indique la durée de la période précédemment racontée au moment où elle s’achève. De même, la dernière notice marque la fin du règne de David. C’est un cas unique dans l’ensemble de l’histoire deutéronomiste. Les quatre autres sont, quant à elles, prospectives. Elles marquent l’ouverture de nouvelles périodes, elles en annoncent d’emblée le terme et les projettent déjà dans toute leur extension avant le récit qui va en être fait. La période fait ainsi l’objet d’une couverture temporelle minimale qui assure son unité et son homogénéité chronologique, quels que soient ensuite les jeux du montage séquentiel, les choix dans la mise en valeur de certains jours, les blancs et les ellipses. Les notices se succédant, c’est tout le siècle d’histoire de 1 S 1 – 1 R 2 qui se trouve couvert. De plus, le fait d’indiquer la durée du règne produit une équivalence entre celle-ci et la totalité des événements racontés dans cette période, événements censés couvrir le nombre d’années indiqué par la notice initiale, quel que soit le temps effectivement raconté. Tout ce qu’il faut savoir du règne est rapporté et voici que 2, 7 ou 33 ans ont passé. Ces notices constituent donc des «arcs de référence»100 qui inscrivent une séquence d’événements dans une mesure temporelle précise. Elles apparaissent comme le cadre d’organisation supérieur de la chronologique du récit, cadre à l’intérieur duquel jours et durées sont intégrés. En effet, on remarque qu’aucune des flèches courbes qui visualisent des dynamiques ne chevauche le phasage qu’impriment ces notices. De même, seules trois durées à longue portée, celles de la consécration de Samuel, du châtiment des Élides et de l’inhabitation de l’esprit de Yhwh en David, s’étendent sur plusieurs phases politiques. Toutes les autres débutent et s’achèvent dans les limites d’un seul règne. C’est en ce sens que ce phasage s’impose bien comme le cadre d’intégration des autres types de périodes que le récit présente. Ces indications chronologiques ont donc une fonction narrative majeure en ce qu’elles posent une ligne du temps qui sert d’arrière-plan minimal, de cadre d’inscription et de mesure chronologique aux événements du récit dans leurs jours et leurs durées. 98. Ibid., pp. 22-23. 99. Ibid., pp. 23-25. 100. L’expression est de STERNBERG, La grande chronologie, p. 14.
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Cette périodisation, si elle offre au récit un cadre chronologique d’ensemble composé d’articulations claires, n’est cependant pas le principe de la cohérence temporelle de 1 S 1 – 1 R 2, pas même dans sa dimension calendaire. Quatre phénomènes révèlent en effet que la dynamique temporelle du récit échappe aux bornes et aux mesures que fixent ces notices. En premier lieu, la périodisation ainsi produite ne coïncide pas exactement avec l’extension du récit ou plutôt, celui-ci ne se présente pas comme la couverture systématique de toutes les périodes pourtant explicitement mesurées. La façon dont le récit débute est éloquente sur ce point. Rien, en effet, n’est rapporté des quarante ans de judicature d’Éli avant que celui-ci ne soit très âgé. Le récit s’ouvre alors que ses deux fils sont déjà prêtres eux aussi (1 S 1,3). De plus, après le sommaire qui évoque les pèlerinages d’Anne et d’Elqana pendant l’enfance de Samuel à Silo, il est précisé que «Éli était très vieux» (1 S 2,22). Ainsi, de la judicature d’Éli, seules sont connues du lecteur les dernières années, la plus grande partie restant «hors récit». Ceci a deux implications paradoxales. Le fait qu’en 1 S 4,18, Éli soit présenté comme juge et que sa judicature fasse l’objet d’une durée chiffrée, l’inscrit, on l’a vu, dans la suite du livre des Juges. Mais en retour, le fait que le personnage ne soit introduit comme tel dans l’histoire qu’à la fin de sa vie signale que rien de significatif ne s’est produit auparavant. De plus, ce n’est pas parce que son activité serait notable qu’elle est rapportée. Si l’on connaît quelque chose d’Éli et de sa fonction de prêtre – celle de juge n’étant mentionnée qu’après sa mort –, c’est grâce à la prière d’Anne. Un tel dispositif relativise d’emblée une histoire qui serait organisée par ses périodes politiques et conduite selon le cadre chronologique qu’elles détermineraient. C’est une autre logique qui lance le récit de l’histoire et porte à la connaissance du lecteur la judicature d’Éli101. Elle signifie que l’histoire politique, celle des rois, se prépare lorsqu’une simple femme du peuple attend de Yhwh la descendance qu’elle espère. La fin du récit a également sa manière propre de découpler la périodisation politique et les scansions du récit. La fin de 2 S ne coïncide pas avec la fin du règne de David, contrairement à ce à quoi l’on pourrait s’attendre102. Le récit de la vieillesse et de la mort du roi est reporté en 1 R 1–2. Ce n’est donc qu’en 1 R 2,11, après la mort de David, que la notice marque solennellement la fin de son règne. La période qu’ouvre
101. Voir A. WÉNIN, Échec au Roi. L’art de raconter la violence dans le livre des Juges (LR, 43), Bruxelles, Lessius, 2013, pp. 93-94. 102. Comme le fait remarquer MCCARTER, II Samuel, p. 17, Gn, Dt, Jos, 1 S, 1 R s’achèvent sur la mort du personnage majeur.
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la notice de 2 S 5,5 inaugure donc une période qui enjambe la séparation des livres. Comme au début de 1 S, l’enjambement assure une forte continuité de l’histoire d’un livre à l’autre. Mais le point du récit où s’effectue la séparation entre les deux livres produit aussi des effets qui participent à la qualification des événements. La vieillesse et la mort du roi appartiennent moins au récit de son règne qu’à celui de sa succession. Le règne de David s’achève en effet avec le recensement qui suit le poème testamentaire de 2 S 23,1-7. Ce recensement constitue certes un acte politique désastreux, mais il est conduit par un roi encore capable de gouverner. En revanche, 1 R s’ouvre sur l’évocation d’un roi à demi-mort, saisi d’un froid invincible et probablement définitivement alité (1 R 1,15.47); sa déchéance est la cause et le fond de tableau des intrigues que suscite la perspective de sa succession. Ainsi, les derniers jours de David sont traités non seulement comme la clôture de son règne – et, on le verra, le récit en 1 R 1–2 a bien une fonction de clôture – mais surtout comme l’exposition de l’histoire de sa maison dans la succession de ses générations103. Enfin, la séparation inscrite entre 2 S 24 et1 R 1 met en valeur le dernier des jours de 2 S (2 S 24,18). Le récit, en effet, s’achève au troisième jour du châtiment où David, sur ordre de Gad, achète l’aire d’Arauna, y construit un autel sur lequel il offre les sacrifices qui marquent la fin du fléau. Ce dernier jour est d’autant plus significatif qu’il prépare et même anticipe la construction du Temple par Salomon sur cette même aire, en même temps qu’il rétablit le peuple, et à travers lui son roi, dans la bienveillance divine. Si 2 S s’achève avant le terme du règne de David, c’est pour se clore sur un événement autrement plus significatif pour l’avenir que celui de la mort du roi. Ainsi, la disjonction que l’on relève en 1 S 1 – 1 R 2 entre limites chronologico-politiques et limites éditoriales est un premier signe que la dynamique du récit n’est pas contrainte par les limites de la périodisation politique qui semblent pourtant l’organiser. Son commencement et sa fin relèvent d’autres logiques temporelles. Ici, ce sont des jours significatifs – celui de la prière d’Anne à l’occasion d’un sacrifice, et celui du sacrifice sur l’aire d’Arauna – qui prennent le pas sur le balisage des notices de règne. Le second phénomène est le traitement calendaire des règnes concomitants d’Ishbosheth sur Israël et de David sur Juda à Hébron. Le narrateur produit une illusion temporelle puisque, tout en indiquant la différence de durée entre les deux, il fait en sorte qu’ils semblent débuter et s’achever en même temps. En effet, le règne d’Ishbosheth dure deux 103. Sur l’utilisation de la fin du récit du règne de David comme préface à l’histoire de Salomon, voir ALTER, The David Story, pp. X et 363.
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ans et celui de David à Hébron sept ans et demi. Les deux notices se succèdent juste après la mention de l’accession d’Ishboseth à la royauté (2 S 2,10 et 11). Cette proximité a deux effets: d’une part, elle rend plus sensible la différence de durée entre les deux règnes, d’autre part, elle laisse supposer qu’ils ont commencé au même moment. Notons que, pour ce faire, le narrateur a retardé la notice relative à David que l’on attendrait à la fin du récit de son onction (2 S 2,4). De même, la mort d’Ishbosheth, deux ans plus tard donc, est immédiatement suivie du récit de l’onction de David comme roi de tout Israël (2 S 5,1-3) et d’une notice qui détaille les deux phases de son règne: les sept ans et demi à Hébron et les trentetrois ans à Jérusalem (2 S 5,4-5). Or, cette notice marque la fin de la période de règne à Hébron puisque le récit de la prise de Jérusalem, qui s’achève par l’installation du roi, la suit immédiatement (2 S 5,6-9a). Autrement dit, les deux notices relatives à ces sept ans et demi sont situées au début et à la fin du récit qui correspond aux deux ans du règne d’Ishbosheth. En rabattant ainsi la durée racontée du règne de David à Hébron sur la seule durée de celui d’Ishbosheth, la dynamique du récit se joue des délimitations temporelles qu’elle mesure pourtant si précisément. La durée de sept ans et demi est d’autant plus affirmée – à deux reprises – qu’elle fait l’objet d’un large blanc de cinq ans et demi. Aucun indice ne permet de situer ces années manquantes par rapport au règne d’Ishbosheth, et encore moins de savoir ce qui s’y est passé, la diversité des hypothèses en témoigne104. Les périodes calendaires, toutes précises que soient leurs déterminations, font donc l’objet d’un traitement extrêmement flexible. Le balisage chronologique de la judicature de Samuel est une troisième manière de soumettre la périodisation calendaire à des logiques autres que chronométriques. On l’a vu, cette judicature reçoit par défaut ses limites de la fin de celle d’Éli et du début du règne de Saül. Pourtant, on relève en 1 S 7,15 une formule construite sur le même modèle que les notices de judicature, celle d’Éli comprise: «et Samuel jugea Israël tous les jours de sa vie». Cette formule présente cependant deux particularités problématiques. La première est sa place dans le récit. En effet, ce type de notice se situe en général à la fin de la judicature. Pour Samuel, elle semble 104. Les années manquantes sont situées par les commentateurs soit avant le début du règne d’Ishbosheth, David devenant roi le premier tandis qu’Ishbosheth et Avner peinent à unifier les tribus du Nord, soit elles sont placées après, les anciens tardant à venir chercher David. Les scénarios sont très variables. Pour une présentation des diverses possibilités, voir surtout J.-C. HAELEWYCK, David a-t-il régné du vivant de Saül? Étude littéraire et historique de II Sm 2,1-11, dans RTL 26 (1995) 165-184, pp. 181-184, mais aussi A.A. ANDERSON, 2 Samuel (WBC, 11), Dallas, TX, Word Books, 1989, pp. 35-36 et bibliographie et MCCARTER, II Samuel, pp. 88-89 et bibliographie.
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anticipée d’autant qu’elle est suivie d’un sommaire itératif qui décrit l’activité annuelle de Samuel comme juge (1 S 7,16-17). Elle semble donc projeter en avant un «arc de référence» qui couvre toute la vie de Samuel jusqu’à sa mort relatée en 1 S 25,1. Mais elle est suivie du récit de la demande d’un roi par le peuple (1 S 8), demande inattendue qui ouvre le processus d’institution de la royauté et donc de la fin anticipée de la judicature de Samuel. Celui-ci renonce d’ailleurs publiquement au leadership du peuple en 1 S 12. Il apparaît donc rétrospectivement que cette notice est bien située à la fin de l’ensemble narratif relatif à l’activité de Samuel comme juge mais qu’elle donne une indication inexacte puisque Samuel n’a pas exercé la judicature jusqu’à sa mort. De plus, cette judicature, à la différence de toutes les autres, n’est pas mesurée par un nombre d’années déterminé. C’est la seconde particularité qui la distingue de toutes les notices de l’historiographie biblique. Ce cas unique a conduit J. Hughes à supposer qu’une forme antérieure aurait précisé une durée et aurait été remplacée par la formule problématique «tous les jours de sa vie»105. Mais cette supposition ne s’appuie sur aucun témoin textuel ni aucune source extra-biblique et elle n’est pas nécessaire pour rendre compte de l’étrangeté de la formule. En effet, l’expression «tous les jours de sa vie» apparaît deux fois en 1 S 1 – 1 R 2. C’est Anne qui l’utilise pour la première fois dans la prière par laquelle elle promet de donner à Yhwh «tous les jours de sa vie» l’enfant qu’elle lui demande, celui qu’elle appellera Samuel (1 S 1,11). La notice en 7,15 reprend cette formule après qu’une expression équivalente, «tous les jours de Samuel», a déjà été utilisée en 1 S 7,13b. Ainsi, contrairement à ce que l’on constate pour Éli, Saül, Ishbosheth et David, l’âge de Samuel n’est jamais mentionné dans le récit pas plus que la durée précise d’aucune de ses fonctions. Aucune autre mesure n’est connue à son existence que celle par laquelle sa mère envisageait d’emblée sa consécration à Yhwh, c’est-à-dire sa vie dans toute son extension. Une fois encore, l’organisation de la structure calendaire d’ensemble est dépendante voire déterminée par ce qui s’est passé un jour particulièrement notable, au point que la logique temporelle initiée par ce jour prime sur la cohérence chronologico-calendaire. Enfin, dernier phénomène, ces notices, bien qu’elles semblent former ensemble un cadre calendaire précis, rendent impossible d’établir une chronologie d’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2. Aucune, à l’exception de 2 S 2,10, ne peut être prise en compte pour calculer la durée du temps raconté. Combien le récit couvre-t-il d’années de la judicature d’Éli? Et celle de 105. J. HUGHES, Secrets of the Times (JSOTSS, 66), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1990, p. 59.
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Samuel, combien de temps a-t-elle duré? Quant à la notice du règne de Saül (1 S 13,1), elle pose des problèmes insolubles: les chiffres du TM sont invraisemblables et les solutions proposées extrêmement disparates106. De plus, aucun événement du récit n’est situé dans une chronologie d’ensemble qui aurait pour échelle la durée des judicatures et des règnes. On 106. Le texte du TM est: «Saül fils de l’année [ ]בן־שנהquand il devint roi et il régna deux ans [ ]ושתי שניםsur Israël». L’expression «fils de l’année» est habituellement comprise comme exprimant l’âge de Saül au moment où il devient roi: un an. Ceci est évidemment invraisemblable. La durée de son règne l’est tout autant, vu l’ampleur du récit qui suit et en particulier les nombreuses campagnes militaires rapportées en 1 S 14,47-48 et toutes celles qui suivent jusqu’à sa mort. S’il n’est pas possible de connaître précisément la durée de ce règne, un détail secondaire, l’âge de David, permet d’en proposer une estimation. Celui-ci en effet, est encore un jeune garçon lorsqu’il bat Goliath puisqu’il est encore trop jeune pour faire partie de l’armée de Saül. Mais il a 30 ans lorsqu’il devient roi à la mort de Saül (2 S 5,4). On peut donc estimer que le règne de Saül, qui commence avant que David n’entre en scène, dure entre 15 et 20 ans. Du côté de la critique textuelle, Barthélemy pense que le TM témoigne d’un état ancien du texte. Il prend pour preuve la diversité des solutions que les autres témoins textuels et les historiens anciens ont essayé d’apporter à ce verset problématique: de son omission pure et simple dans la LXX aux supputations du Targum, de Théodoret de Cyr au Pseudo-Jérôme sur l’innocence tout enfantine de Saül au moment de sa consécration royale. Voir BARTHÉLEMY, Critique textuelle, pp. 175-176. Pour une présentation, une traduction et un commentaire des versions anciennes et des commentaires juifs anciens et médiévaux, voir S. BHAYRO, The Madness of King Saul, dans Archiv für Orientforschung 50 (2003-2004) 285-292. Ses conclusions, sur une traduction préférable de בן שנהpar «fou» n’emportent cependant pas l’adhésion. Pour une synthèse des traductions et commentaires récents, ainsi que d’autres hypothèses possibles au regard de textes anciens grecs et mésopotamiens, voir TSUMURA, The First Book of Samuel, pp. 331-333. Il apparaît, de la diversité des arguments, que toute tentative de restitution et d’un âge et d’une durée de règne reste hautement hypothétique. Dans leur contribution au débat, R. GILMOUR – I. YOUNG, Saul’s Two Year Reign in 1 Samuel 13:1, dans VT 63 (2013) 150-154 relèvent que la durée de deux ans, si elle n’est pas vraisemblable du point de vue historique, est à plusieurs reprises celle des règnes qui connaissent une forme d’échec dans une dynastie condamnée (2 S 2,10; 1 R 15,25; 16,8; 22,52; 2 R 21,19). Saül en serait l’initiateur. On notera enfin deux propositions originales. R. ALTHANN, 1 Sam 13,1. A Poetic Couplet, dans Bib 62 (1981) 241-250 insiste sur la forme du verset. Il s’agit d’un vers poétique qui, avec ses deux membres parallèles, repose précisément sur le jeu de la paire «un/deux» comme en Jb 33,14 par exemple. Avançant des arguments philologiques, syntaxiques et prosodiques, et sur le fond de la poésie ougaritique, il propose de traduire: «More than a year had Saul been reigning / even two years had he been reigning over Israel». Enfin, H.J. KOOREVAAR, He Was a Year Son. The Times of King Saul in 1 Sam 13,1, dans DIETRICH (éd.), The Books of Samuel, 355-369 avance que l’expression בן־שנהest une expression technique qui désigne la maturité. Dans la BH, on la rencontre dans des textes rituels où elle indique l’âge auquel un animal est mûr pour le sacrifice (Ex 12,5; 29,28; Lv 12,6; 14,10 par exemple) – soit un an d’où la traduction fréquente de l’expression par «Saül avait un an» alors que cette expression n’est pas numériquement déterminée. Rapportée à la vie humaine, elle désignerait donc l’âge de la maturité, soit vingt ans (Ex 30,4; Nb 1,3). La seconde expression ושתי שנים מלךdésignerait donc le double de l’âge de la maturité, soit un règne de quarante ans ce qui rejoint les indications de Ac 13,21 et des Antiquités juives § 6.14.9). L’auteur propose donc la traduction suivante «Saül était majeur lorsqu’il devint roi, et il régna deux fois plus d’années sur Israël» (p. 369).
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ne lit jamais par exemple des formules du type «la cinquième année du règne de David» ou encore «dans la quatre-vingt-quinzième année d’Éli»107, et pour aucun événement il n’est possible de préciser l’année où il a lieu108 alors que ce procédé se rencontre ailleurs dans le récit biblique109. Les indications calendaires des notices de judicatures et de règnes ont donc un impact paradoxal sur le récit: elles sont les plus développées, les plus précises et les plus perceptibles, mais elles ne permettent pas d’établir une chronologie d’ensemble cohérente. Les quatre phénomènes que nous venons d’étudier sont autant de signes que ces notices ne sont pas, malgré les apparences, le principe premier de l’organisation temporelle du récit. Leur seule fonction est de produire une périodisation de surface clairement perceptible. En cela, elles participent au premier chef à ce que M. Sternberg appelle la «composition à toute épreuve» du récit110. Mais 107. La comparaison avec les livres des Rois est intéressante sur ce point. Ceux-ci, en effet, recourent très fréquemment à la chronologie des règnes pour situer les événements majeurs. Pendant la période des deux royaumes, le début du règne d’un roi est quasi systématiquement situé par rapport au nombre d’années de règne de son contemporain de l’autre royaume. Voir par exemple 1 R 15,1.9.25.33. Mais il arrive aussi que des événements importants de la vie du royaume et parfois de celle du royaume voisin, soient situés par rapport au nombre d’années écoulées depuis le début du règne du roi. Voir notamment la convocation des prêtres «la vingt-troisième année du règne de Joas» (2 R 12,7), le siège de Samarie «la quatrième année du règne d’Ézéchias, la septième d’Osée» (2 R 18,9), la prise de la ville «au bout de trois ans» (2 R 18,10), le siège des villes de Juda «la quatorzième année du règne d’Ézéchias» (2 R 18,14) sans parler du siège de Jérusalem par Nabuchodonosor, situé au jour près, «la neuvième année du règne de Sédécias, le dixième mois, le dix du mois» (2 R 25,1.3) et de sa destruction (2 R 25,8). Toutes ces précisions calendaires permettent non seulement d’établir une chronologie relative de la succession des règnes, mais également de situer précisément les événements majeurs dans la chronologie, ce qui n’est jamais possible en 1 S 1 – 1 R 2. 108. 2 S 15,7 pourrait constituer une exception. Le TM introduit en effet la révolte d’Absalom par «Et il arriva à la fin de la quarantième année», sous-entendu, la quarantième du règne de David. Mais il est difficile de conserver cette leçon pour plusieurs raisons. La principale est son caractère invraisemblable dans la narration. La fin de la quarantième année serait très proche de la mort du roi. Les événements qui suivront, parmi lesquels les presque dix mois de recensement puis le déclin physique de David, alors qu’il peut encore fuir rapidement devant Absalom, ne permettent pas de tenir cette datation. De plus, cette leçon n’est attestée dans aucune version ancienne; toutes ont «à la fin de la quatrième année». D. Barthélemy remarque que dans ces chapitres, le narrateur situe systématiquement les événements les uns par rapport aux autres (cf. 2 S 13,23.38; 14,28). Dans cette logique, la «quatrième année» poursuit ce décompte. C’est la solution adoptée par la plupart des commentateurs. Voir notamment: DRIVER, Notes on the Hebrew Text, p. 241; BARTHÉLEMY, Critique textuelle, pp. 271-272; MCCARTER, II Samuel, p. 355; J.P. FOKKELMAN, Narrative Art and Poetry in the Books of Samuel. I. King David (II Sam 9–20 & I Kings 1–2) (SSN, 1), Assen, Van Gorcum, 1981, p. 454. Pour une proposition «après 40 jours» avec un traitement de שנהcomme le qatal de «répéter», voir R. ALTHANN, The Meaning of ארבעים שנִה in 2 Sam 15,7, dans Bib 73 (1992) 248-252. 109. Par exemple 2 R 12,7; 17,6; 18,9.13; 22,3; 25,1.3.8.27 110. Voir STERNBERG, La grande chronologie, pp. 24-25: «Dans une culture – celle d’Israël – qui se définit par son histoire, passée, présente et à venir, le récit de l’histoire
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leur impact s’arrête là. Car, et c’est cela le paradoxe, rien à l’intérieur des périodes qu’elles délimitent ne relaie la logique de découpage en années ou en mois qu’elles semblent introduire111. Ce sont d’autres logiques temporelles qui organisent ces périodes. D’ailleurs, les indications calendaires des notices peuvent être imprécises, erronées ou invraisemblables sans que soit menacée la cohérence temporelle du récit. Ces notices sont donc posées sur le cours de la narration comme les arches d’un pont sur celui d’une rivière, elles en segmentent le cours à intervalles réguliers, sans pour autant le déterminer. b) Les durées mesurées: un temps long sans extension narrative Les durées précisément mesurées que l’on trouve hors des notices de judicature et de règne sont des durées auxquels le narrateur n’accorde pas d’attention. Elles sont sans extension narrative. En général, elles sont mentionnées juste avant le récit de l’événement qui met fin à la situation dont elles indiquent la durée. C’est le cas, par exemple, en 1 S 7,2; 2 S 6,11; 13,38; 21,1; 1 R 2,39. De plus, la période dont ces indications déterminent la durée fait l’objet d’une narration minimale, voire reste complètement inconnue. Ainsi, des trois ans qu’Absalom passe à Gueshour (2 S 13,38) rien n’est rapporté, ni ce qu’il y fait, ni ce qui se passe à Jérusalem en son absence. Il en va de même pour les trois ans où Shimeï reste consigné à Jérusalem (1 R 2,38-39). De même, on ignore tout des vingt ans qui séparent le retour de l’arche du pays des Philistins du jour où le peuple manifeste le désir de retourner vers Yhwh (1 S 7,2). Blanc conséquent doit ainsi se rendre intelligible à chaque membre du public israélite, ‘hommes et femmes et petits enfants et celui qui séjourne dans tes portes’ (Dt 31,11-12; cf. Jos 8,34-34 [sic, en fait 34-35]; Ne 8). D’où la consigne que j’appelle la ‘composition à toute épreuve’ (foolproof composition) qui laisse sa marque à chaque choix fait par le récit biblique sur le plan stratégique. Cet impératif renforce l’exigence d’un agencement chronologique, précisément parce qu’il est le plus ordonné, et donc à la fois le plus apparemment ‘transparent’ et le plus ‘accessible’». 111. Ce trait n’est pas propre à 1 S 1 – 1 R 2. M. Sternberg a montré qu’il caractérise l’historiographie biblique. Il note qu’elle «exhibe certes un ensemble d’options et de régularités, mais rien qui ait la forme d’une loi du discours. Point de loi non plus, au sein du temps lui-même, qui exigerait que les épisodes débouchent les uns dans les autres à la manière d’un flux continu et uniforme d’événements». STERNBERG, La grande chronologie, pp. 29-30. En cela, remarque encore Sternberg, l’historiographie biblique se distingue nettement de celle de Thucydide par exemple qui est menée régulièrement année par année et même, à l’intérieur de ces années, été après hiver selon une régularité explicitement choisie par l’auteur. Voir THUCYDIDE, La guerre du Péloponnèse, dans D. ROUSSEL – A. BARGUET (éds), Historiens grecs, I (Bibliothèque de la Pléiade, 176), Paris, Gallimard, 655-1333, p. 788: «on trouvera ici le récit des opérations, disposé dans l’ordre chronologique, par hiver et par été». Pour un exemple de mise en œuvre, voir par exemple le détail des saisons et des intersaisons du L. II, 27-34 et 47.
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que celui-ci dans un récit, et particulièrement dans un récit à prétention historiographique! La scène de repentir qui marque la fin de cette longue période laisse seulement entendre que ce sont des années d’idolâtrie. Dans plusieurs cas, de brefs sommaires esquissent une caractéristique marquante de la période. Ce peut être une qualification générale, comme la bénédiction de la maison d’Oved-Edom pendant qu’elle abrite l’arche (2 S 6,11), ou une situation qui se prolonge comme la famine (2 S 21,1) et le recensement (2 S 24,8), ou encore qui se répète comme le défi de Goliath (1 S 17,16). Le sommaire le plus développé porte sur l’activité de David à Ciqlag (1 S 27,8-12). Même dans ce cas, la portée des seize mois évoqués reste très locale. Elle prépare le récit des jours qui suivent en exposant, non sans ironie, les raisons qui fondent la confiance qu’Akish accorde à David (1 S 27,12). Les durées mesurées sont donc non seulement précisément circonscrites dans leur extension temporelle mais également dans leur extension narrative. Bien qu’elles soient déterminées sur le plan calendaire, elles relèvent dans la narration de l’esquisse ou du blanc. Ces durées sont en général des durées de transition. Comme l’a déjà fait apparaître l’examen de leurs caractéristiques lexicales et syntaxiques112, elles se trouvent glissées dans la ligne narrative, entre le récit d’événements marquants. Elles maintiennent une continuité chronologique a minima ou, plus rarement, enregistrent un saut. Contrairement à ce que l’on remarquera pour les durées non comptées, les durées déterminées ne s’inscrivent pas dans le prolongement d’un jour notable, des effets duquel elles mesureraient la longueur. Elles ne sont jamais associées à des expressions comme «à partir de ce jour-là» ou «depuis le jour où» que l’on trouve ailleurs dans la narration. Mais elles sont principalement situées après un sommaire (1 S 6,1; 17,17; 2 S 13,23.38; 14,28; 15,7; 21,1; 24,8; 1 R 2,38) ou une étiologie (1 S 27,7). À deux reprises cependant, l’expression de durée suit le récit d’un jour. En 1 S 7,2, l’expression de durée fait explicitement référence au jour qui précède, à savoir celui de l’arrivée de l’arche à QiryathYéarim. Mais ce jour est considéré uniquement comme un point de repère chronologique et non comme la cause de la durée mesurée. En 2 S 6,7, en revanche, l’expression de durée se rapporte à la situation produite par le récit du jour précédent qui est celui du dépôt de l’arche chez Oved-Edom. Mais là encore, le lien de causalité n’est pas du tout accentué, il s’agit seulement d’enregistrer la durée qui s’écoule entre la tentative avortée de faire monter l’arche à Jérusalem et le jour où elle y entre triomphalement. Les durées mesurées sont donc des durées qui ne sont chargées ni de significations ni d’enjeux particuliers dans la narration. 112. Voir pp. 126-127 et 129-132.
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Ces indications calendaires ont cependant pour spécificité d’introduire du temps long à l’intérieur de la ligne narrative. Situées au cours des périodes dessinées par les notices de judicature et de règne, glissées dans les interstices du réseau serré des jours, leurs longues durées précisément comptées font avancer d’un coup le temps raconté. Plus que les autres types d’indications temporelles, elles rendent sensible le fait que le temps passe, que du temps a passé. Elles ont donc une fonction mimétique importante dans ce récit qui couvre un siècle d’histoire. Notons cependant que ni leur répartition ni leur durée ne permettent de voir se dégager une organisation d’ensemble qui relèverait de la construction d’une chronologie cohérente. Pas plus que les indications des notices, elles ne permettent de calculer le temps que couvre 1 S 1 – 1 R 2. Et bien qu’elles soient de même nature et de même échelle que ces notices, elles sont sans lien avec elles. L’absence de coordination entre ces deux types de durées mesurées est un signe ultime et décisif que la chronologie du récit n’est pas déterminée par une logique de périodisation d’ensemble. Et les jours qui sont tellement mis en relief dans la narration ne le sont pas en tant que parties de ces durées comptées. Celles-ci ont un rôle secondaire dans la temporalisation d’un récit qui s’ingénie à échapper à leurs mesures. Leur précision est donc inversement proportionnelle à leur impact sur la narration. 3. Les durées non mesurées: d’un jour à l’autre, tisser le temps qui compte Le récit présente tout un ensemble d’expressions de durées composées d’au moins un terme calendaire, mais dont l’extension n’est pas mesurée en mois ou années. Elles sont relevées dans la colonne de droite du schéma général113. Leur usage narratif se distingue par deux traits: elles sont en général étroitement liées aux jours qui comptent et elles ont une portée longue dans la narration. Ces caractéristiques sont exactement à l’opposé de celles des durées mesurées. À l’exception des durées notifiées dans un sommaire (1 S 14,52; 23,14; 2 S 13,37), toutes celles qui ne sont pas déterminées par une mesure calendaire précise sont directement consécutives à un jour désigné comme tel. Autrement dit, ces durées sont initiées par un de ces jours qui comptent. Leur inscription en petites capitales dans le tableau permet de mesurer la fréquence du phénomène. Dans la majorité des cas, ces indications de durées sont situées au terme du récit du jour qui les inaugure. Elles explicitent ce qui en résulte ultimement et à long terme: durée de paix lorsque, suite au jour mémorable où Yhwh sauve son peuple au moyen de l’orage, 113. Voir schéma en annexe.
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il garde la main sur les Philistins «tous les jours de Samuel» (1 S 7,13); durée d’un châtiment jusqu’à la mort pour Mikal, à dater du jour où elle méprise David (2 S 6,23) ou pour les concubines du roi à partir du jour où il rentre à Jérusalem (2 S 20,3); rupture définitive de Samuel avec Saül à partir du jour où il lui annonce que sa royauté lui est retirée (1 S 15,35). Notons qu’à deux reprises, l’expression de durée accentue de façon emblématique ce lien de causalité: le récit de l’onction de David s’achève par l’investissement de l’esprit de Yhwh «depuis ce jour et pour la suite» (1 S 16,13); de même, le chant des femmes suscite la jalousie de Saül «à partir de ce jour-là» (1 S 18,9). Ces durées font apparaître que, si les jours mis en valeur dans le récit comptent par les événements qui s’y produisent, certains d’entre eux comptent aussi par leurs conséquences à long terme. Ce qui se passe ces jours-là ouvre des périodes significatives. Ces périodes sont bornées non seulement par le jour de leur ouverture mais aussi par celui de leur clôture. Dans tous les cas, il s’agit du jour de la mort du personnage engagé au premier chef dans ces durées. La mort de Samuel (1 S 25,1) met fin aux trois durées qui ont explicitement l’extension de sa vie pour mesure (1 S 1,11.28; 7,15; 15,35). Le jour de la mort de Saül (1 S 31,1-6) clôt de facto les durées encore courantes de son conflit avec David et avec les Philistins. La mort de David – qui n’est pas mise en valeur comme un jour particulier (1 R 2,10-11) – marque la fin de l’inhabitation de l’esprit de Yhwh en lui (1 S 16,13) et de son deuil d’Amnon (2 S 13,37). Notons cependant que deux durées, ouvertes par une communication divine à David, restent en cours pour sa maison: la promesse de fidélité de Yhwh (2 S 7,16) et les funestes conséquences de la faute du roi (2 S 12,10). Ces durées relèvent d’un «pour toujours [ »]עד־עולםqui semble exclure qu’elles connaissent un terme. Enfin, il faut mentionner la durée exceptionnelle du châtiment de la maison d’Éli. Elle s’ouvre avec l’oracle que l’homme de Dieu adresse au prêtre au début de 1 S (1 S 2,27-36). Il y détaille les étapes d’un processus qui se prolongera «tous les jours [( »]כל־הימיםv35). Cette durée sans limites est d’ailleurs confirmée par Yhwh lui-même dans sa communication nocturne au jeune Samuel (1 S 3,13). Le récit, on le verra, rapporte les étapes de ce châtiment marqué de drames et de rebondissements jusqu’à l’éviction d’Abiatar par Salomon (1 R 2,26-27). Celle-ci est d’ailleurs explicitement présentée comme l’accomplissement de l’oracle initial. Ce rappel forme avec l’oracle une immense inclusion à l’échelle de l’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2. Il souligne une étape nouvelle et décisive dans un châtiment qui ne semble cependant pas clôt quand le récit s’achève. Ces durées non mesurées restent imprécises, puisqu’il est impossible de savoir combien de temps s’est écouté entre leur début et leur fin, elles
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sont cependant précisément délimitées grâce à la mise en valeur des circonstances qui les initient et qui en marquent le terme. En effet, sauf rares exceptions, ces circonstances sont rapportées dans le cadre d’un jour. Ainsi ces durées vont-elles d’un jour initial à jour final, l’expression de durée ne faisant que souligner, sans en déterminer la mesure, l’extension de la situation qui dure, d’un jour à l’autre. Or, ce mode de phasage n’est pas propre aux périodes marquées d’une indication de durée. Au contraire, le cours d’une situation d’un jour qui l’initie à celui qui la clôt est le mode de périodisation privilégié de 1 S 1 – 1 R 2. Ce procédé est mis en œuvre dans l’ensemble du récit, à l’exception des derniers chapitres (2 S 21 – 1 R 2). Dans le schéma en annexe, ces périodes sont figurées par des flèches courbes dans la colonne de gauche. Elles dessinent donc les dynamiques qui ne présentent pas d’expression de durée mais qui relèvent cependant d’un dispositif semblable à celui des durées non comptées. Le schéma de base est le suivant: un jour particulier provoque une situation nouvelle ➝ un processus en résulte ➝ un jour met fin à cette situation. Il apparaît donc que les durées marquées d’une indication non mesurée – celles qui sont figurées par des flèches longilignes – forment une catégorie particulière incluse dans un dispositif d’ensemble plus vaste. Elles ont pour particularité d’expliciter comme durées certaines de celles que borne la disposition des jours. Le schéma d’ensemble, avec ou sans indication de durée, connaît des mises en œuvre très variées suivant la composition du processus intermédiaire. Le récit du séjour de l’arche chez les Philistins présente une mise en œuvre simple de ce dispositif général. Le récit est composé de deux volets à la symétrie chiastique en termes d’échelle temporelle: A
l’arche dans le temple de Dagon (5,1-5) B SOMMAIRE déplacements de l’arche; convocation des princes (5,6-12) B’ C INDICATION DE DURÉE MESURÉE 7 mois (1 S 6,1) B’ SOMMAIRE consultation des prêtres et devins (6,2-9) A’ JOUR du retour de l’arche en Israël (6,10-18) SÉQUENCE DES TROIS JOURS
Schéma 10: Organisation calendaire de 1 S 5,1–6,18
Partant de l’échelle du jour pour y revenir (A-A’), la temporalisation de l’épisode connaît un mouvement d’accélération avec le sommaire (B), accélération qui culmine dans l’indication mesurée en mois (C). Puis un nouveau sommaire produit une décélération (B’) qui ramène à l’échelle du jour (A’). Au centre, l’indication des 7 mois relève de ces durées mesurées qui rendent perceptible le passage du temps mais qui n’ont pas d’impact réel sur la narration. Elle est d’ailleurs complètement intégrée à un dispositif temporel qui la dépasse. Elle mesure la période rapportée dans le
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sommaire qui la précède et intègre peut-être également une période dont rien n’est rapporté. Elle marque la phase la moins significative du séjour de l’arche chez les Philistins. Cette structure concentrique ne couvre pas tout le récit relatif à l’arche. Celui-ci se poursuit par un sommaire qui évoque les ravages qu’elle produit sur ceux qui la regardent et sa mise à l’écart à Qiryath-Yearim (6,19–7,1). Ce sommaire ne présente aucune indication calendaire et il n’est pas possible de le situer par rapport au jour du retour de l’arche. Dans l’ensemble de l’épisode (1 S 5,1–7,1), le dispositif calendaire met donc particulièrement en valeur le séjour de l’arche chez les Philistins par l’inscription de cette partie de l’épisode entre les deux jours qui le bornent. Le processus intermédiaire est ici traité par des sommaires et une indication de durée mesurée. Il s’agit d’une des phases intermédiaires les plus simples de 1 S 1 – 1 R 2 en termes d’agencement calendaire. Deux autres épisodes seulement présentent une simple durée mesurée pour tout développement entre le premier et le dernier jour114. Partout ailleurs, la phase qui va du premier au dernier jour connaît une construction temporelle complexe qui intègre des jours intermédiaires, isolés ou en séquence, selon des combinaisons variées. Ainsi, la période d’émergence de la royauté – qui se déploie du jour de la demande du peuple (1 S 8) à celui de la confirmation de la royauté de Saül et de la renonciation de Samuel (1 S 11,14– 12,25) – intègre deux séquences de jours: celle de l’onction de Saül chez Samuel (9,1–10,16) et celle de la victoire de Saül sur les Ammonites (11,413). Entre les deux, se situe également le jour isolé de la désignation de Saül par le sort à Miçpa (10,17-27). De même, la période de rivalité entre la maison de Saül et celle de David, dont le récit précise qu’elle a été longue (2 S 3,1), est déclenchée par un jour d’affrontements (2 S 2,12-32) et va jusqu’à la séquence de deux jours qui rapporte le meurtre d’Ishbosheth puis le lendemain celui de ses meurtriers. Entre ces deux extrémités, le récit rapporte le jour où Ishbosheth accuse Avner et celui du deuil de David après la mort du général. Enfin, dernier exemple, l’épisode de la faute de David est raconté à partir du soir où le roi voit Bethsabée (2 S 11,2-4) jusqu’au jour de la mort de l’enfant (2 S 12,18-23). Cet ensemble intègre toute la séquence des jours – et des nuits – qu’Urie passe au palais. Les périodes explicitées par les indications de durées non mesurées présentent les combinaisons les plus complexes. En effet, couvrant des 114. Le récit de la guerre des Philistins contre les Israélites est composé du jour du premier défi que Goliath lance à ses adversaires pétrifiés et du jour de la victoire de David, suite à l’ordre que son père lui donne la veille. Entre les deux, la mention de quarante jours (1 S 17,16) mesure la durée de la paralysie d’Israël. De la même façon, la montée de l’arche à Jérusalem mentionne une durée de trois mois (2 S 6,11) entre le jour de la première tentative (2 S 6,3-10) et celui de l’entrée festive de l’arche dans la ville (2 S 6,12-22).
JOURS ET DURÉES
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ensembles narratifs plus vastes elles permettent des superpositions et des emboîtements nombreux. La phase qui correspond au règne de Saül se distingue par une construction temporelle d’une complexité inégalée. En effet, sur fond de la reprise des guerres avec les Philistins (1 S 14,52), relevée comme la première durée significative du règne, les périodes marquées d’une indication calendaire ou seulement des jours qui les bornent se superposent progressivement (1 S 15,35; 16,13; 18,9.29). De nombreux jours ou séquences de jours émergent également du continuum narratif jusqu’à l’ample séquence des dix jours par laquelle s’achève ce règne tumultueux. Les périodes caractérisées par une indication de durée non mesurée ne constituent donc pas un mode spécifique de temporalisation. Elles correspondent plutôt aux mises en œuvre les plus amples et les plus complexes du dispositif général de périodisation du récit, à savoir la délimitation d’une phase par le jour où elle débute et celui où elle s’achève. Ces phases, figurées dans le tableau par une flèche droite ou courbe, impliquent toutes une durée minimum entre le premier et le dernier jour, que celle-ci soit explicitée ou non par une indication temporelle. C’est donc l’unité calendaire du jour que l’étude des durées met en évidence comme unité principale. Les jours tiennent en effet une place primordiale au sein des dynamiques dans lesquelles ils s’inscrivent. Car c’est à eux qu’il revient de marquer les moments polaires de ces dynamiques et d’en faire ressortir, selon des combinaisons variables, les étapes intermédiaires les plus significatives. Autrement dit, les jours sont agencés en phases et ces phases – soulignées ou non par une indication de temps – dessinent les périodes temporelles constitutives du récit, ses durées qui comptent. Ouverture, événements déterminants, clôture, il apparaît donc que le cadrage calendaire de 1 S 1 – 1 R 2 est directement au service de la mise en valeur du mouvement de l’intrigue. Il inscrit en effet dans des unités temporelles nettement marquées les événements qui déclenchent et closent les dynamiques constitutives de cette intrigue ainsi que ses péripéties les plus déterminantes. Ce faisant, c’est le principe de son unité, à savoir la chaîne de causalité telle qu’elle se déploie dans le temps, qui se trouve accentué. Il n’est donc pas surprenant qu’en termes d’ampleur narrative, ce dispositif temporel recouvre les unités caractéristiques du récit que sont les épisodes voire les cycles, dans leur totalité ou, exceptionnellement, dans leur seul acte final (1 S 3,2–4,22 et 2 S 15,13–17,22)115. 115. Le récit des turpitudes des fils d’Éli et des avertissements qu’ils reçoivent ne présente pas de marque calendaire avant la séquence jour/lendemain de la révélation de Yhwh à Samuel (1 S 3). Celle-ci ouvre le récit de la fin des Élides qui se passe comme annoncé à Samuel, le mouvement d’accomplissement renforçant l’unité de la séquence causale. De la même façon, le conflit de David avec Absalom ne prend la forme d’une phase organisée
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V. LE JOUR COMME «LIGNE CLAIRE»
DU TEMPS QUI COMPTE
L’étude de l’usage du vocabulaire calendaire et des configurations temporelles qu’il dessine fait apparaître la primauté de l’unité du jour. Celle-ci est l’élément organisateur de l’architecture calendaire de 1 S 1 – 1 R 2. Elle l’est à deux niveaux: d’abord parce qu’elle est le cadre d’inscription des événements déterminants du récit, mais aussi parce que les jours ainsi mis en relief s’agencent pour dessiner les contours temporels des périodes constitutives du récit. Cette primauté de l’unité du jour confirme le rythme que la page d’ouverture met d’emblée en place. Nous avons vu, en effet, comment le jour de la prière d’Anne se détache sur le fond de durées annuelles pour inscrire une rupture et ouvrir une période nouvelle. Ainsi, non seulement la mesure du jour apparaît-elle comme la norme de temporalisation de la scène ou de l’épisode, mais son rapport dialectique avec les durées se présente également comme une norme déterminante dans l’ensemble du récit. C’est pourquoi elle fixe son échelle et son rythme à la narration. Mais l’usage de cette mesure répond aussi à un autre impératif: établir les contours de phases qui se révèlent être des dynamiques causales du récit. Ce sont ces chaînes de causalités qui déterminent, au final, l’organisation de la temporalité calendaire. L’unité du jour se révèle donc être un élément déterminant de la poétique de 1 S 1 – 1 R 2. Il contribue ainsi à l’intelligibilité que le récit entend offrir de l’histoire des débuts de la royauté. Pour mesurer la portée du recours à un tel dispositif, il convient de faire un détour par la notion d’événement telle que la définit M. de Certeau116. Celui-ci invite à distinguer l’événement du fait. Cette distinction s’effectue non pas au niveau des faits du monde que le récit pose comme sa référence, mais au niveau de leur traitement discursif dans l’œuvre historiographique. Certains parmi les faits font l’objet d’un traitement spécifique dans le récit, qui leur confère une fonction différente de celle des autres faits. De Certeau définit la fonction des événements et celle des faits à partir du rapport qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Ainsi, l’événement est ce qui découpe pour qu’il y ait de l’intelligible; le fait historique est ce qui remplit pour qu’il y ait énoncé de sens. Le premier conditionne l’organisation du discours; le second fournit les signifiants destinés à former, sur mode narratif, une série d’éléments significatifs. En somme, le premier articule, et le second épelle117. en jours qu’à partir de la tentative de coup d’État d’Absalom qui provoque la fuite de David puis la mort du prince et le retour du roi à Jérusalem. 116. Voir M. DE CERTEAU, L’écriture de l’histoire (Folio histoire, 115), Paris, Gallimard, 1975, p. 123. 117. Ibid., p. 133.
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Découper dans l’enchaînement des faits et organiser la narration, c’est précisément ce que permet la façon dont la référence au jour est utilisée en 1 S 1 – 1 R 2. L’étude a fait apparaître comment le tracé des limites calendaires autour d’une partie de la séquence narrative constitue un procédé de sélection et de mise en valeur de certains faits. Désignés comme jours, ils sont ipso facto revêtus d’une importance particulière qui justifie qu’ils se détachent, chacun, du flux des faits pour constituer ces événements que j’ai appelés des «jours qui comptent». De plus, considérés dans leur ensemble, ils apparaissent disposés aux moments d’articulation du récit, c’est-à-dire aux points déterminants de ses dynamiques causales, dynamiques dont ils délimitent les contours. Ainsi, le recours à la mesure du jour et la façon dont elle est utilisée narrativement sont un procédé choisi par les auteurs/éditeurs de 1 S 1 – 1 R 2 à l’intérieur des ressources poétiques dont ils disposent dans leur pratique historiographique pour contribuer à l’intelligibilité non seulement de leur récit, mais surtout de la période qu’ils se donnent pour objet de traiter. La référence au jour met en valeur certains événements. Elle le fait en pointant de façon fine ce pour quoi ils sont significatifs. Les occurrences de יום, on l’a vu, ne sont qu’exceptionnellement utilisées pour fixer le temps de référence en début de scène ou d’épisode. Elles sont plutôt glissées au fil de la narration, là où le narrateur, le plus souvent par la bouche des personnages, énonce ce qui constitue le plus significatif de l’événement, ce en quoi réside sa pointe. Ce phénomène est donc déterminant dans la qualification de l’histoire en 1 S 1 – 1 R 2. La typologie proposée a fait apparaître la diversité des perspectives que le récit déploie. À plusieurs reprises, le narrateur présente l’enjeu de «ce jour-là» comme relevant de l’évidence: c’est le cas parfois du point d’aboutissement de l’action, présenté au terme de l’épisode comme un fait qui s’impose, mais aussi des actions de Yhwh, de ses décisions et de ses communications oraculaires. Mais très souvent, les indications de jours pointent des éléments qui relèvent de l’intériorité des personnages. La façon dont les acteurs parlent du jour qu’ils vivent révèle leurs intentions – des plus sincères aux plus calculatrices –, leur intelligence et leurs méprises, leurs promesses et leurs mensonges, leurs perplexités et leurs décisions. La signification de certains jours peut faire l’objet de débats entre les personnages, ce sont alors leurs interprétations respectives, souvent lourdes du poids d’intérêts dissimulés, qui se confrontent dans le croisement des subjectivités, jusqu’à constituer l’événement de ce jour-là. La référence au jour est donc un outil heuristique qui permet de sonder, dans toute son épaisseur, la complexité anthropologique dont est tissé le temps qui compte. Que les jours soient ceux de l’évidence d’une intervention de Yhwh, du
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mêlé d’intérêts ambivalents ou de l’obscur qui appelle débat et discernement, qu’il s’agisse de jours isolés qui tranchent ou d’une séquence qui dessine l’orientation imprimée par la fécondité d’une parole, il est toujours question, en définitive, de la façon dont la responsabilité humaine s’exerce dans des circonstances particulières et dans l’opposition ou la disponibilité à ce qui se joue du dessein divin. C’est ce que les jours font ressortir en opérant un gros plan sur l’exercice concret, par les personnages, de leur responsabilité dans des circonstances particulières. Il apparaît donc, au terme de cette enquête, que les indications calendaires, et en particulier l’unité du jour, donnent sa forme au temps de la narration, proposant ainsi une intelligibilité particulière de la période racontée. Elles sont éminemment un procédé de qualification de l’histoire. Mais si elles cernent des événements pour les distinguer, elles ne les font pas advenir. Elles renvoient donc vers un autre principe qu’elles-mêmes, principe qui suscite les événements qu’elles mettent en exergue. Elles sont en quelque sorte la «ligne claire»118 qui dresse les contours du temps qui compte. Elles sertissent les quelques moments critiques qui suffisent à rendre compte d’un siècle d’histoire. Ces moments sont mis en valeur par l’historiographe comme autant de nœuds constitutifs des relations qui déterminent le cours des événements. Plusieurs indices convergent pour chercher du côté du discours direct le principe qui détermine la construction temporelle du récit. La narration de la page d’ouverture est organisée, on l’a vu, par la prière d’Anne rapportée au discours direct. La façon dont la femme y articule son désir détermine les étapes de l’épisode, étapes que soulignent les indications calendaires. Un autre indice tient au fait que le terme «jour» est majoritairement utilisé au singulier dans le discours direct. Et très souvent, il sert à pointer ce pourquoi un événement est significatif, ce pourquoi il déploie des conséquences à long terme dans la narration. Enfin, à plusieurs reprises, l’étude de la mise en œuvre du vocabulaire calendaire a fait apparaître comment une telle poétique souligne l’engagement de la responsabilité des personnages dans ce qui leur arrive. C’est donc vers les caractéristiques temporelles du discours direct qu’il convient de poursuivre l’enquête.
118. J’emprunte cette expression à la bande dessinée. La «ligne claire» est une technique de dessin qui consiste à délimiter d’un trait net le contour de chacune des formes. Leur délimitation confère une précision et une clarté à l’ensemble du dessin. Cette clarté est directement ordonnée au récit. Le dessin a pour fonction de souligner la dynamique de la narration, d’en accentuer la perceptibilité. Il contribue ainsi directement à son intelligibilité. Hergé est le représentant emblématique de cette technique.
CHAPITRE 4
ARTICULATION DU TEMPS DANS LE DISCOURS DIRECT ET SÉQUENCE NARRATIVE
I. TEMPORALITÉ,
PERSONNAGES ET GENRES LITTÉRAIRES
Dans son étude classique, The structure of the Novel1, E. Muir s’intéresse à la façon dont personnage et temporalité sont liés dans le récit. Ce lien, montre-t-il, est intrinsèque dans les récits où le temps prime sur l’espace, c’est-à-dire ceux dans lesquels l’intrigue est centrale2. Le propre de tels récits, en effet, est de dessiner la trajectoire d’un destin et c’est sous cette modalité que sont liés temps et personnage. Ce lien peut prendre deux formes qui déterminent deux types de récits: le temps peut être soit extérieur au personnage soit intérieur. Lorsqu’il est extérieur – dans les romans que Muir appelle «chronique» et dont Guerre et Paix de Tolstoï pourrait être le modèle – sa vitesse ne connaît pas de variation quelle que soit l’intensité de l’action. Le temps «has a cold and deadly regularity, which is external to the characters and unaffected by them»3. Le temps du récit n’est donc pas déterminé par les événements, si importants soient-ils. Au contraire, ceux-ci s’insèrent dans les unités de son cours régulier qui ne s’en trouve pas affecté4. On reconnaît là un traitement narratif du temps dans lequel prime sa dimension calendaire. C’est alors sous le mode du changement continu que se décline un destin qui, au-delà du personnage, est celui de l’humaine condition. Emporté comme tout homme par le cours du temps, le personnage naît, grandit, vieillit et meurt quels que soient ses 1. E. MUIR, The Structure of the Novel, London, The Hogarth Press, 1938. 2. La typologie que Muir établit repose sur une distinction fondamentale entre ce qu’il appelle «dramatic novel» et «character novel». Je reprends ici, en substance, les principales différences. Dans le premier type, l’intrigue et le personnage sont étroitement «tricotés [knit]» de telle sorte que le personnage détermine le cours de l’intrigue en même temps que celle-ci le transforme progressivement. Ce type de récit, qui privilégie le temps, est tendu vers une fin. Déployant un destin, il propose un mode d’expérience. Dans le second type, en revanche, le personnage est comme extérieur à l’intrigue qui a pour fonction de le dévoiler progressivement à la manière dont on dresse un portrait trait après trait. Le personnage ne connaît donc pas de changement. Il est souvent emblématique d’une condition sociale que le récit permet d’explorer. Privilégiant l’espace, ce type de roman n’est pas tendu vers une fin. Il propose un mode d’existence. Voir MUIR, The Structure of the Novel, pp. 81-87. 3. Ibid., p. 98. 4. Ibid., p. 102.
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L’ARTICULATION DU TEMPS DANS LE DISCOURS DIRECT
qualités, ses actes ou ses projets5. Du point de vue de l’action, ceci a pour corollaire que tout peut toujours arriver au personnage. Ce qui survient, que ce soit ou non à son initiative, est accidentel, pris avec lui dans le temps qui passe. Les récits de ce type sont des récits épisodiques, dont les développements successifs sont liés de façon lâche par un cadrage calendaire ferme; c’est lui qui tient l’unité de l’ensemble. Ainsi, dans ces romans du changement, le temps est à la fois un processus absolu et le lieu de manifestation de l’accidentel6. À l’inverse, dans le second type de récit que Muir nomme «roman dramatique» c’est le déploiement d’une intrigue unifiée qui organise l’ensemble et lui donne sa cohérence. Cette intrigue est composée des événements qui dessinent le destin unique d’un personnage et c’est à cette trajectoire que le récit est entièrement ordonné. Sa temporalité procède des moments d’accélération et de ralentissement du parcours du personnage, elle procède donc du rythme des événements qui en marquent le cours. Il ne s’agit plus de la temporalité extérieure du cycle des astres mais de celle, intérieure au personnage, de son expérience7. Bien que pour Muir l’histoire de David relève de la chronique8, et bien qu’il s’agisse d’un récit épisodique, l’étude des nombreux indicateurs 5. À propos de ce changement, Muir écrit p. 99: «it is not organic with the action, now rapid, now almost stationary, coinciding with the movement of the passions and the feelings; it follows the remote astronomical course which for mankind determines time’s measurement; it is regular, arithmetical, and in a sense inhuman and featureless. It has one kind of necessity that of increasing the age of all the characters arithmetically, of continuing to change them at a uniform rate without paying attention to their desires or their plan. But everything except its own progression is indifferent to it». 6. Ibid., p. 98. 7. Ibid.: «Time is incarnated and articulated in the characters; its speed therefore is psychological, determined by the slowness of rapidity of the action». Muir reprend ainsi les différences qu’il a établies entre ces deux types de «récits du temps»: «Time in the dramatic novel is internal; its movement is the movement of the figures; change, fate, character, are all condensed into one action; and with its resolution there comes a pause in which time seems to stand still; the arena is left vacant. In the chronicle, on the other hand, time is external; it is not seized subjectively and humanly in the minds of the characters; it is seen from a fixed Newtonian point outside. (…) Instead of narrowing to a point, the point fixed by passion, or fear, or fate in the dramatic novel, it stretches away indefinitely, running with a scarcely perceptible check over all the barriers which might have marked its end» (pp. 102-103). Cette schématisation coïncide, dans le champ littéraire, avec celle qu’Olivier Abel, à la suite du Ricœur de Temps et récit, met à jour dans la tradition philosophique occidentale: «les conceptions occidentales du temps ont oscillé entre deux grandes traditions, l’une plus ontologique et cosmologique, celle du temps du monde, et l’autre plus subjective et existentielle, celle du temps de l’âme». Voir O. ABEL, Les temps de Dieu, dans Critique 704-705 (2006) 129-141, p. 131. 8. Pour MUIR, The Structure of the Novel, p. 111, les grands récits religieux de l’antiquité – il mentionne en particulier l’histoire de David et l’Odyssée – relèvent de la chronique parce qu’ils sont gouvernés par un destin transcendant et inconnaissable, au mystère duquel les personnages ne peuvent que se soumettre dans un acte de foi aveugle. Ce qui leur arrive dépend de ce destin et semble arbitraire car il ne peut pas trouver d’explication.
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calendaires de 1 S 1 – 1 R 2 a fait plutôt apparaître qu’ils ne sont pas les balises régulières du temps qui passe. Ils mettent en valeur ce que j’appelle le «temps qui compte» c’est-à-dire les événements clés de l’action. Les scansions temporelles sont donc déterminées par la dynamique de l’intrigue dont elles balisent les phases constitutives. Et la façon dont les indications du temps calendaire sont insérées dans la narration joue, on l’a vu, comme un marqueur qui pointe l’implication des personnages dans les événements. Elles font donc signe vers les formes du lien qui unit de façon intérieure personnage et temporalité de l’intrigue et invitent à examiner les modalités de leur interaction. La poétique biblique du personnage se distingue par l’exercice d’une grande réserve de la part du narrateur9. Loin de tout dévoiler des protagonistes du récit par des portraits et des commentaires étendus, il use de sobriété dans leur caractérisation. C’est principalement en consignant leurs actes mais surtout leurs paroles rapportées au discours direct qu’il les donne à connaître. Or, deux traits de l’usage du discours direct, mis en lumière par R. Alter, se révèlent d’une importance particulière pour notre sujet. En premier lieu, Alter montre que «la narration dans un épisode biblique est fondamentalement ordonnée aux dialogues»10. Cette hiérarchie est sensible à la place prépondérante du discours direct dans les scènes, le narrateur préférant paraître s’effacer derrière les personnages – bien que ce soit lui qui orchestre de bout en bout l’illusion d’immédiateté ainsi produite11 – plutôt que de faire entendre sa propre voix12. Pour R. Alter, cette subordination tient en particulier au fait que «les écrivains bibliques s’intéressent souvent moins aux actions elles-mêmes qu’à la manière dont les personnages réagissent aux actions ou les provoquent»13. Or, et c’est le second trait, «le discours en style direct est (…) l’instrument Cette analyse n’est pas probante pour le récit biblique en général et pour 1 S 1 – 1 R 2 en particulier. La narration est gouvernée par le souci de rendre compte de la complexité d’une histoire qui s’écrit dans une interaction entre Yhwh et ses partenaires humains. Si celui-ci est le maître de l’histoire, il ne la conduit ni selon un dessein inconnaissable, ni de façon arbitraire. Les humains dans l’exercice de leur responsabilité contribuent à déterminer ce qui advient. Le projet du narrateur biblique de rendre l’articulation délicate entre la souveraineté divine et la liberté humaine requiert, Alter l’a montré, une poétique spécifique. C’est précisément le volet temporel d’une telle poétique qui est l’objet du présent chapitre. Voir ALTER, L’art du récit, pp. 42-43 et 50-51. 9. SONNET, L’analyse narrative, p. 72. 10. ALTER, L’art du récit, p. 95. 11. Voir N. BONNEAU, The Illusion of Immediacy. A Narrative-Critical Exploration of the Bible’s Predilection for Direct Discourse, dans Theoforum 31 (2000) 131-151. 12. Voir en particulier ALTER, L’art du récit, pp. 92-93, ce qu’il montre sur une scène valant pour la narration biblique dans son ensemble. Voir aussi BONNEAU, The Illusion of Immediacy, pp. 131-132. 13. ALTER, L’art du récit, p. 94.
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principal qui permet de révéler les relations diverses et, dans certains cas, extrêmement nuancées, des personnages aux actions dans lesquelles ils sont impliqués»14. Ainsi, parce qu’il prime sur la séquence des actions et parce que s’y expriment les modalités de l’engagement des personnages dans les événements, le discours direct apparaît comme un lieu privilégié pour étudier le lien entre les personnages et la temporalité du récit. L’examen de la page d’ouverture avait déjà mis en évidence l’impact de la prière d’Anne sur la temporalité de l’épisode. En effet, le récit de l’exaucement de la prière et de l’accomplissement du vœu se déploie selon les étapes qu’Anne avait préalablement projetées. Autrement dit, la façon dont elle articule temporellement son expérience dans sa prière détermine la temporalité du récit qui suit. C’est donc le lien entre l’articulation du temps dans le discours direct et la temporalité de la séquence narrative qui sera l’objet de ce chapitre. Il s’agira de voir l’impact, dans la construction du récit et donc dans la production de ce que j’ai appelé «le temps qui compte», de ce que le narrateur choisit de faire entendre de la bouche même des personnages. Car par le discours direct, c’est bien la façon dont les personnages sont subjectivement impliqués dans les événements du récit qu’il met en valeur. L’approche ne sera pas d’abord lexicale ou syntaxique, mais, de façon plus directement narrative, j’examinerai le rapport entre le mode d’articulation du temps dans le discours direct et son impact sur la temporalité de la séquence narrative. Mais plus que du discours direct et de son articulation temporelle, c’est de genres de discours direct et d’une pluralité d’articulation temporelle dont il faut parler en 1 S 1 – 1 R 2. Car si ces livres ne sont pas les seuls dans l’historiographie biblique à intégrer d’autres genres littéraires que la narration, ils le font cependant avec une fréquence et une ampleur particulièrement remarquables. On y relève, en effet, de nombreux oracles, deux poèmes lyriques (1 S 2,1-10 et 2 S 22) et deux lamentations funèbres (2 S 1,17-27 et 2 S 3,33-34). Ces pièces d’un genre qui n’est pas narratif relèvent systématiquement du discours direct et jamais de celui du narrateur. Ainsi Anne, Samuel, David et Natan, s’ils usent comme les autres personnages de la forme commune du discours direct, se font parfois poètes et/ou prophètes15, introduisant un chant ou un oracle dans le fil du récit. Or, comme le montre P. Ricœur dans son article Temps biblique16, chaque 14. Ibid. 15. Seul, l’homme de Dieu qui intervient en 1 S 2,27-36 ne prend la parole qu’une seule fois et seulement sous la forme de l’oracle. 16. RICŒUR, Temps biblique. Dans cet article, Paul Ricœur se donne pour objectif de dépasser la fausse opposition existant depuis la première moitié du 20e siècle entre une conception grecque et une conception biblique du temps, chacune homogène et bien
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genre littéraire relève d’un registre temporel spécifique lié à sa forme discursive particulière: autre le temps du récit, autre celui de la loi, de l’oracle, de l’hymne ou du proverbe. Et l’on ne saurait appréhender de façon juste la temporalité produite par les textes bibliques sans prendre en compte cette diversité. La présente étude des temporalités du discours direct et de leur contribution au temps du récit s’inscrit dans la voie ouverte par Ricœur. Elle est directement redevable des règles méthodologiques qu’il s’est fixé et qui me guideront ici: 1) Renonçant à tirer de la Bible un concept de temps susceptible d’entrer en compétition avec celui des philosophes, on s’emploiera à dégager la temporalité impliquée, et en quelque sorte opérée ou produite, par la Bible en tant qu’Écriture. 2) Pour cette investigation, on prendra pour guide les genres littéraires, et derrière les genres littéraires, les actes de discours caractéristiques de la Bible: narrations, législations, prophéties, littérature sapientiale, hymnes (ou psaumes) et l’on tentera d’établir une corrélation entre la structure des actes de discours et celle de la temporalité impliquée ou opérée par le genre littéraire correspondant aux actes de discours respectifs. 3) Au-delà de la corrélation entre la structure de tels actes de discours et celle de telle qualité temporelle, nous serons attentifs à l’entrecroisement entre les actes de discours et les qualités temporelles correspondantes. Plus précisément, nous mettrons l’accent sur l’entrecroisement entre textes narratifs et textes non narratifs17.
Tenter d’établir une corrélation entre la structure d’un acte de discours selon son genre littéraire et la temporalité qu’il opère et mesurer les effets du croisement des temporalités générées par la conjugaison des genres pour appréhender le temps opéré par le récit, tels sont également les objectifs dans les pages qui suivent. La perspective y diffère cependant de celle de Ricœur par son champ d’application. L’étude du philosophe porte sur l’ensemble de la Bible hébraïque; il cherche à en dégager ce qu’il appelle un «modèle» et le résultat auquel il parvient peut être considéré comme un «modèle canonique» du temps biblique, dont l’unité procède de la partition originale que chacun des grands genres littéraires joue à parts égales dans l’ensemble, ces genres coïncidant d’ailleurs globalement avec les différents corpus du canon18. caractérisée. Cette étude, décisive par la façon dont elle déplace la question et par les propositions qu’elle fait, est curieusement restée méconnue. 17. Ibid., p. 26. 18. La formulation de ce modèle est révélatrice de la perspective canonique de Ricœur, qui revendique par ailleurs (p. 26) la légitimité à lire la Bible comme un vaste intertexte: «le modèle du temps biblique repose sur la polarité entre le récit et l’hymne et sur la médiation opérée entre ‘raconter’ et ‘louer’ par la loi et son antériorité temporelle, par la prophétie et son temps eschatologique, par la sagesse et son temps immémorial». RICŒUR, Temps biblique, p. 35.
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L’ARTICULATION DU TEMPS DANS LE DISCOURS DIRECT
Ce modèle, qui n’a pas le caractère nivelant et totalisant du concept, procède bien des Écritures, mais il ne peut être saisi que de façon «supratextuelle». C’est en revanche un examen «intra-textuel» de la conjugaison des genres que je voudrais mener. Ceci tient à la particularité de 1 S 1 – 1 R 2. Les trois types de discours direct qui se trouvent associés relèvent de trois genres littéraires – récit, oracle et hymnes – qui ne se conjuguent pas à parts égales. Les oracles et les hymnes sont intégrés dans une œuvre qui relève de part en part du genre narratif. Si ces genres non narratifs présentent une articulation temporelle propre, celle-ci déploie ses effets à l’intérieur du récit pour participer à la production de ce qui demeure la temporalité narrative. L’étude du rapport entre la temporalité des discours directs et celle de la séquence narrative s’effectuera donc en trois étapes, chacune consacrée à un des genres littéraires conjugués en 1 S 1 – 1 R 2. Je commencerai par ce que j’appellerai le discours direct «usuel». Sa prépondérance dans le récit et la pluralité de ses configurations temporelles justifie une étude plus développée que ne le seront les deux autres. La temporalité des oracles sera examinée ensuite et enfin celle des poèmes. Pour chaque genre, il s’agira d’abord de dégager la forme d’articulation temporelle qui lui est propre, c’est-à-dire la façon dont le passé, le présent et le futur sont mis en relation à l’intérieur de l’acte de discours. Une attention particulière sera accordée à l’échelle temporelle selon laquelle chacun se déploie: s’agit-il du passé ou du futur proche ou lointain, par exemple? Puis j’étudierai l’impact de la temporalité interne du discours direct dans la détermination de celle de la séquence narrative. Il s’agira en particulier de voir si l’on peut établir une corrélation entre la forme de cette articulation, son échelle temporelle et la temporalité d’ensemble du récit.
II. LE
DISCOURS DIRECT USUEL: UNE TEMPORALITÉ À HAUTEUR D’ÉPISODE
1. Formes et usages du discours direct en 1 S 16,1-13 On pourrait définir de façon négative ce que j’appellerai ici «discours direct usuel» comme le discours direct qui n’est ni un oracle ni un poème. Il s’agit donc de la forme la plus fréquente du discours direct, celle qui est propre au genre du récit. Ses caractéristiques ont fait l’objet de nombreuses études syntaxiques, stylistiques et narratives19. C’est uniquement 19. Voir en particulier: ALTER, L’art du récit, pp. 91-122; BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible, pp. 64-76; STERNBERG, Poetics of Biblical Narrative, voir l’index à ‘dialogue’,
DISCOURS DIRECT USUEL ET TEMPORALITÉ DE L’ÉPISODE
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sous l’angle, encore non étudié, de son articulation temporelle interne et de l’impact de celle-ci sur la séquence narrative qu’il sera examiné ici. Dans chaque scène, chaque épisode, le narrateur use du discours direct avec une souplesse directement ordonnée à ses objectifs. La proportion du discours direct, ses fonctions et son articulation avec le discours du narrateur connaissent des variations nombreuses et souvent subtiles. Mais ces variations se déploient sur le fond de quelques constantes que l’étude de l’épisode de l’onction de David (1 S 16,1-13) permettra de dégager. La traduction proposée est disposée de telle sorte qu’elle fasse apparaître les différents types d’interaction entre le discours direct et celui du narrateur. Le discours direct est mis en caractères italiques. Les flèches partent du discours direct; tournées vers ce qui précède, elles indiquent que le personnage reprend un élément introduit précédemment dans la narration; orientées vers ce qui suit, elles montrent ce qui, dans le discours du personnage, fera ensuite l’objet d’une reprise par le narrateur. Ces reprises sont indiquées en caractères gras lorsqu’une des occurrences se trouve dans les v. 1-3, en petites majuscules lorsqu’elles concernent d’autres éléments du récit. Enfin, sont encadrés les termes qui forment une inclusion autour de l’ensemble de l’épisode.
‘monologue’ et aux entrées indiquées sous ces titres; ID., Proteus in Quotation-Land. Mimesis and the Forms of Reported Discourse, dans Poetics Today 3 (1982) 107-156; ID., Double Cave, Double Talk. The Indirections of Biblical Dialogue, dans J.P. ROSENBLATT – J.C. SITTERSON (éds), «Not in Heaven». Coherence and Complexity in Biblical Narrative, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1991, 28-57; G.W. SAVRAN, Telling and Retelling. Quotation in Biblical Narrative, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1988; C.L. MILLER, The Representation of Speech in Biblical Hebrew Narrative (Harvard Semitic Monographs, 55), Atlanta, GA, Scholars Press, 1996; EAD., Direct and Indirect Speech. Biblical Hebrew, dans G. KAN (éd.), Encyclopedia of Hebrew Language and Linguistics, t. 1, Leiden, Brill, 2013, 739-744; G. HATAV, (Free) Direct Discourse in Biblical Hebrew, dans Hebrew Studies 41 (2000) 7-30; BONNEAU, The Illusion of Immediacy; F.H. POLAK, The Style of the Dialogue in Biblical Prose Narrative, dans JANES 28 (2001) 53-95; ID., Forms of Talk in Hebrew Biblical Narrative. Negotiations, Interaction, and Sociocultural Context, dans H. LISS – M. OEMING (éds), Literary Construction of Identity in the Ancient World. Proceedings of the Conference Literary Fiction and the Construction of Identity in Ancient Literatures. Options and Limits of Modern Literary Approaches in the Exegesis of Ancient Texts, Heidelberg, July 10-13, 2006, Winona Lake, IN, Eisenbrauns, 2010, 167-198; ID., Speaker, Addressee, and Positioning. Dialogue Structure and Pragmatics in Biblical Narrative, dans J.K. AITKEN – J.M.S. CLINES – C.M. MAIER (éds), Interested Readers. Essays on the Hebrew Bible in Honor of David J. A. Clines, Atlanta, GA, Society of Biblical Literature, 2013, 359-372.
270
L’ARTICULATION DU TEMPS DANS LE DISCOURS DIRECT
15,26 Samuel dit à Saül «(…) tu as rejeté [ ]מאסתהla parole de Yhwh, aussi Yhwh t’a-t-il rejeté [ ]וימאסךd’être roi sur Israël [»]מהיות מלך על־ישראל. (…) 35 Et Samuel ne revit plus Saül jusqu’au jour de sa mort car Samuel se lamentait [ ]התאבלsur Saül et Yhwh s’était repenti d’avoir fait régner Saül sur Israël []המליך )…( על־ישראל. 16,1a Yhwh dit à Samuel: «Jusques à quand toi te lamentes-tu [ ]מתאבלpour Saül alors que moi je l’ai rejeté [ ]מאסתיוde régner sur Israël [?]ממלך על־ישראל bα Remplis ta corne d’huile [ ]קרנך שמןet va 4 Et Samuel fit ce que Yhwh avait dit. []ולך, je t’envoie chez Jessé le Bethléhémite 4 Et il arriva à Bethléhem β car j’ai vu [ ]ראיתיparmi ses fils un roi pour moi». 2 Samuel dit: «Comment irai-je [ ?]אלךSaül l’apprendra et il me tuera». Yhwh dit: «Tu prendras avec toi une génisse ➀ et tu diras «je suis venu pour sacrifier à ➀ et les anciens de la ville vinrent en tremblant à sa rencontre et ils dirent: «Ta visite est-elle paix?» ➀ Yhwh [»]ואמרת לזבח ליהוה באתי. ➀ 5 Et il dit: «Paix. Je suis venu pour sacrifier à Yhwh []ויאמר )…( לזבח ליהוה באתי. ➀ SANCTIFIEZ-VOUS [ ]התקדשוet vous viendrez avec moi au sacrifice». ➁ 3 Et tu inviteras Jessé au sacrifice ➁ IL SANCTIFIA [ ]יקדשJessé et ses fils []וקראת לישי בזבח ➀ et il les invita pour le sacrifice []ויקרא להם לזבח. ➂ Et moi, je te ferai savoir ce que tu feras ➂ 6 Et il arriva, lorsqu’ils vinrent, qu’il vit [ ]ויראEliav et il dit: «c’est sûr, devant Yhwh [c’est] son oint [»]משיחו. ➀ 7 Mais Yhwh dit à Samuel: «Ne considère pas son apparence [ ]מראהוni sa haute taille car je l’ai rejeté; car il ne s’agit pas de ce que l’homme voit []יראה. Car l’homme voit [ ]יראהselon les yeux mais Yhwh voit [ ]יראהselon le cœur». ➀ 8 Et Jessé appela Abinadav et il le fit passer devant Samuel et [celui-ci] dit: «celui-là non plus, Yhwh ne l’a pas choisi». 9 Et Jessé fit passer Shamma et [Samuel] dit: «celui-là non plus, Yhwh ne l’a pas choisi». 10 Et Jessé fit passer ses sept fils devant Samuel et Samuel dit à Jessé: «Yhwh n’a choisi aucun d’eux». ➀ 11 Et Samuel dit à Jessé: «les jeunes gens sont-ils au complet?» Et il dit: «il reste encore le plus petit; voilà qu’il est en train de paître le troupeau». Et Samuel dit à Jessé: «ENVOIE-LE [ ]שלחהprendre nous ne ferons pas cercle avant qu’il ne soit arrivé ici». ➃ et tu oindras pour moi celui que je te dirai ➃ 12 Et IL ENVOYA [ ]וישלחet il le fit venir et lui était [»]ומשחת לי את אשר־אמר אליך. rouquin, avec des beaux yeux et une belle apparence []ראי. ➀ Et Yhwh dit [« ]ויאמרlève-toi et OINS-LE [ ]משחהוcar c’est lui». ➀ 13 Et Samuel prit la corne d’huile [ ]קרן השמןet IL L’OIGNIT [ ]וימשחau milieu de ses frères, ➀ et l’esprit de Yhwh fondit sur David depuis ce jour-là et dans la suite. Et Samuel se leva et il alla à Rama.
Schéma 11: Le discours direct en 1 S 16,1-13
DISCOURS DIRECT USUEL ET TEMPORALITÉ DE L’ÉPISODE
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a) La répartition des formes verbales Cet épisode est d’abord remarquable par la proportion de discours direct qu’il présente. La répartition des formes verbales en est un bon indicateur: sur les soixante-quinze que compte 1 S 16,1-13, on en relève trente-cinq dans le discours du narrateur et quarante dans le discours direct soit une proportion de 55 %. Ainsi, plus de la moitié des propositions relèvent du discours direct. Présent en forte proportion, le discours direct apparaît en prise étroite avec celui du narrateur. C’est là un second trait massif dont les nombreux termes et expressions communs aux deux types de discours sont, à la surface du texte, le signe le plus immédiat. Sur ce point, les remarques de R. Alter concernant le dialogue s’appliquent plus largement à l’ensemble du discours direct. Alter souligne en effet que «la primauté du dialogue […] est si nette que la plupart des indications narratives rédigées à la troisième personne se révèlent subordonnées aux échanges de parole: elles reproduisent, comme en miroir, des éléments du dialogue qui les précède ou qui les suit. La narration se borne ainsi souvent à confirmer ce qui est énoncé dans le dialogue ou, à l’occasion, […] à l’assortir d’une glose explicative»20. En précisant que le discours direct peut être réfléchi de deux façons par la narration – soit qu’il la précède, soit qu’il la suive – Alter effleure la question de sa temporalité. Il suggère que le rapport entre ces deux types de discours peut se jouer sur un double axe: soit les personnages se réfèrent à ce qu’a dit le narrateur comme à leur passé, soit ils projettent un futur que le narrateur rapportera ensuite – ou non – comme étant devenu effectif 21. Ce sont ces deux mouvements possibles que fait apparaître l’ensemble des flèches insérées dans la traduction ci-dessus. Elles mettent en évidence que, dans cet épisode, le mouvement va massivement d’une énonciation au futur par le personnage à une reprise par le narrateur. Seule la première intervention de Yhwh en 1 S 16,1 reprend des éléments qui ont été introduits précédemment. Si le discours des personnages et celui du narrateur sont engrenés, c’est le premier qui semble être le moteur de l’engrenage comme en témoigne son orientation majoritaire vers le futur. Cette orientation est confirmée par la distribution des formes verbales selon leur temps et leur mode. Les soixante-quinze formes de 1 S 16,1-13 se répartissent ainsi: 20. ALTER, L’art du récit, pp. 93-94. 21. Ces répétitions fournissent un espace privilégié à d’infinis jeux de répétitions, des reprises les plus littérales aux plus subtiles et aux multiples formes d’évaluation qu’elles introduisent.
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YIQTOL
WEQATALTI
IMPÉRATIF
PARTICIPE
INFINITIF
DISC. DIRECT
WAYYIQTOL
DISC. NARRATEUR
QATAL
L’ARTICULATION DU TEMPS DANS LE DISCOURS DIRECT
1
32
0
0
0
0
2
10
0
10
6
8
2
4
Tableau 16: Répartition des formes verbales en 1 S 16,1-13
Ce qui apparaît d’abord, c’est une grande différence entre la diversité des formes que l’on relève au discours direct et la quasi-exclusivité du wayyiqtol dans le discours du narrateur. Celle-ci est la marque d’un récit au passé conduit dans un strict respect de l’ordre chronologique. L’unique qatal du v. 4, qui, dans une relative, renvoie aux paroles divines précédemment rapportées (v. 2b-3)22, ne vient pas troubler cet ordre. Le discours direct, en revanche, présente une grande variété de modes et de temps, wayyiqtol excepté. Ces formes sont utilisées par le locuteur pour désigner un fait passé par rapport au moment de l’énonciation, ou bien un fait ou une situation contemporaine du moment de l’énonciation, ou encore un fait qui pourra éventuellement avoir lieu après le moment de l’énonciation. C’est la situation dans le temps de ce à quoi se réfère le discours direct que j’entendrai désormais par «passé», «présent» et «futur», quelle que soit la forme du verbe. La répartition des quarante formes selon ces trois pôles est la suivante: – huit formes, soit 20 %, se rapportent à un événement passé: sept qatal (v. 1a.1b.5.7.8.9.10), auxquels il faut joindre l’infinitif construit du v. 1a, qui, subordonné au qatal, appartient au même registre temporel. – sept formes, soit 17 %, se rapportent à une situation contemporaine de l’énonciation. Elles forment deux groupes distincts. Quatre sont singulatives: deux verbes d’état au qatal (v. 11) et deux participes (v. 1 et 11); les protagonistes évoquent la situation particulière qu’ils sont en train de vivre. Les trois occurrences du « יראהil voit» au v. 7b sont des yiqtol qui expriment une habitude: la situation présente est envisagée comme une occurrence d’une situation habituelle voire constante. Le présent, tout en renvoyant à l’action en cours, exprime ici une sorte de vérité générale23. 22. Les deux infinitifs forment des propositions circonstancielles – de manière v. 4 et de temps v. 6 – qui se rapportent aux verbes des propositions principales dont elles dépendent et qui leur sont simultanées. 23. Voir WALTKE – O’CONNOR, Biblical Hebrew Syntax, p. 506 § 31.3e: «the habitual non-perfective represents the internal temporal phases of the general situation as occurring over and over again, including the time present to the act of speaking». Cet usage
DISCOURS DIRECT USUEL ET TEMPORALITÉ DE L’ÉPISODE
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– vingt-cinq formes, soit 63 %, ont pour référence des événements à venir. Le personnage énonce ordres, projets, souhaits, craintes, etc. qui peuvent ou non connaître une réalisation. Il s’agit de sept formes au yiqtol (v. 1.2[×2].3[×3].11), auxquelles il faut joindre les six weqatalti (v. 2[×3].3[×2].5), les huit impératifs (v. 1[×2].5.7.11[×2].12[×2]) et trois infinitifs construits (v. 2.5.11)24. Enfin, on compte aussi dans ce groupe le qatal du v. 2 « באתיje suis venu». Certes, sur le plan syntaxique, la forme est au passé, mais elle apparaît dans un discours où Yhwh prescrit à Samuel ce qu’il devra faire et dire lorsqu’il arrivera à Bethléem. À ce point du récit, il s’agit donc encore d’une action qui reste à accomplir par le prophète dans un futur proche. Ainsi, près des deux tiers des formes verbales du discours direct sont relatifs à des faits que le locuteur situe dans l’avenir par rapport à son énonciation. Le tiers restant est également réparti entre les références au passé et la situation contemporaine de l’énonciation. Il apparaît donc que, tout en se référant à leur passé et en évoquant leur situation présente, les personnages parlent principalement de ce qui va (leur) arriver. b) Le dialogue initial (1 S 16,1-3) Le dialogue initial entre Yhwh et Samuel, v. 1-3, tient une place particulière dans la conduite de l’épisode puisqu’il détermine toute la suite de la séquence narrative. La question que Samuel pose (v. 2a) après que Yhwh l’a envoyé en mission (v. 1), conduit celui-ci à présenter à son prophète un scénario (v. 2b-3) dont le déroulement organise tout l’épisode (voir la numérotation ➀, ➁, ➂ et ➃). L’importance structurelle de ce premier ensemble invite à examiner de près sa construction temporelle. C’est Yhwh qui prend la parole le premier dans une intervention où sont articulées de façon serrée des références aux événements passés, à la situation présente et à une mission future25. Il ouvre le dialogue par une question (v. 1a) dans laquelle il met en tension sa décision passée de répudier se rapproche de celui du yiqtol dans les expressions proverbiales. Voir aussi JOOSTEN, The Verbal System, p. 277. 24. Cet infinitif est le verbe de la proposition circonstancielle de temps « ע ֽד־באוavant qu’il ne soit arrivé» (v. 11). S’il correspond à une action antérieure à celle du verbe dont il dépend «nous ne nous mettrons pas à table», il s’agit cependant d’une action postérieure au moment où Samuel l’énonce et qu’il envisage dans un futur proche. L’ordre chronologique de la séquence qu’il projette est celui-ci: envoi d’un serviteur ➝ arrivée de David ➝ début du repas. 25. Voir aussi sur la temporalité de ces versets M. CRIMELLA, Il Signore vede il cuore! Fra analisi sintattica e narratologia. Il caso di 1 Sam 16,1-13, dans G. GEIGER – M. PAZZINI (éds), Ἐν πάσῃ γραμματικῇ καὶ σοφίᾳ. Saggi di linguistica ebraica in onore di Alviero
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L’ARTICULATION DU TEMPS DANS LE DISCOURS DIRECT
Saül et l’attitude présente de Samuel. La formulation de cette question est presque identique au constat du narrateur qui, dans le verset immédiatement précédent (1 S 15,35), marquait la clôture du récit de la destitution de Saül. On trouve dans chacun des versets deux propositions successives qui expriment de façon similaire la discordance que la destitution de Saül provoque entre Yhwh et son prophète. Le verbe « אבלse lamenter», qui caractérise l’attitude de Samuel, est utilisé dans les deux versets: le constat du narrateur et la question divine coïncident exactement sur ce point. Le verbe dont Yhwh est sujet n’est pas, quant à lui, la répétition de celui du verset précédent: alors qu’en 1 S 15,35 le narrateur utilise « נחםse repentir», c’est « מאסrejeter» que l’on trouve dans la bouche de Yhwh en 1 S 16,1. À première vue, cette différence affaiblit la proximité entre les deux versets en miroir. Tel n’est pourtant pas le cas. Les verbes «se repentir» et «rejeter» sont utilisés l’un et l’autre à plusieurs reprises dans l’épisode de la répudiation de Saül (1 S 15,10-35)26. Leur succession en 1 S 15,35 et 1 S 16,1 fait donc jouer une dernière fois une paire de termes qui ont été des mots clés de l’ensemble de l’épisode précédent. Plus précisément, elle lie, par une reprise presque littérale, la question de Yhwh à la façon dont son rejet a été annoncé à Saül (1 S 15,26). Rappelant au prophète les mots qu’il a lui-même prononcés au moment décisif de sa dernière rencontre avec le roi, la question de Yhwh présente très explicitement l’épisode qui s’ouvre comme la conséquence directe de cette répudiation. Ainsi, la succession des deux versets et le réseau des verbes récurrents ancrentils fermement la situation initiale de 1 S 16 dans la situation finale de l’épisode qui vient de s’achever. La tension temporelle créée en 1 S 16,1a par l’association d’une référence à un événement et d’une évocation de la situation contemporaine de l’élocution, renforce l’expression de la discordance entre Yhwh et son prophète. Alors que le qatal de «je l’ai rejeté [ »]מאסתיוrappelle le caractère non seulement passé, mais désormais acté de la destitution de Saül, le participe «toi, te lamentant» souligne l’incapacité de Samuel à faire le deuil de ce roi qu’il avait pris sous sa coupe27. Notons qu’en 1 S 15,35, la lamentation du prophète est déjà présentée comme une attitude durable puisqu’elle justifie la rupture de sa relation avec Saül «jusqu’au jour de sa mort». Si rien ne permet de savoir combien de temps s’est écoulé entre Niccacci, ofm (Studium Biblicum Franciscanum Analecta, 78), Jerusalem, Franciscan Printing Press; Milano, Edizioni Terra Santa, 2011, 85-106, pp. 89-90. 26. נחם: 1 S 15,11.29(×2).35. מאס: 1 S 15,23(×2).26(×2); 16,1. 27. A. WÉNIN, Pouvoir, quand tu nous tiens! Samuel et la royauté en 1 S 8–15, dans D. LUCIANI – A. WÉNIN (éds), Le Pouvoir. Enquêtes dans l’un et l’autre Testament (LD, 248), Paris, Cerf, 2012, 63-94, p. 92.
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la rupture de 15,35 et l’envoi de 16,1, l’accrochage de ce verset au précédent éclipse ce blanc en mettant en évidence le fait que Samuel n’a pas évolué. Yhwh vient l’interpeller exactement là où sa dernière rencontre avec Saül l’a laissé, pour contester le bien-fondé d’une lamentation qui n’a que trop duré. Car, si 1 S 16,1 est en miroir avec 1 S 15,35 par sa structure et son vocabulaire, le passage du discours du narrateur au discours direct introduit cependant un déplacement. La question de Yhwh est plus qu’une simple répétition: ce qui relève du constat dans le discours du narrateur devient mise en question dans le discours de Yhwh. La formule «jusques à quand?» sonne comme un reproche et comme une invitation faite à Samuel de sortir de l’accablement où il stagne. En ce sens, la question divine, bien qu’elle ne fasse référence qu’à ce qui a précédé, introduit un mouvement vers ce qui va venir. Elle prépare directement la séquence d’impératifs qui suit. La temporalité particulière de 1 S 16,1a dans l’ensemble de l’épisode et les liens de cette question avec le discours du narrateur appellent donc quatre remarques. En premier lieu, on constate que la référence au passé se joue sur une échelle temporelle courte. L’événement évoqué ne relève pas de l’histoire ancienne mais de ce qui a immédiatement précédé. En second lieu, l’étroite concaténation entre 1 S 15,35 et 1 S 16,1 éclaire la fonction narrative de la référence au passé: en ancrant l’épisode qui commence dans la situation finale du précédent, elle accentue l’unité temporelle et causale du récit; le nouvel épisode découle directement du précédent et s’ouvre précisément là où l’autre s’est achevé. De plus, troisième point, on ne relève pas de différence fonctionnelle dans l’usage du passé et du présent. Le jeu temporel entre le qatal et le participe a une incidence, on l’a vu, sur la caractérisation des personnages et de leur relation, mais les deux temps jouent le même rôle dans la dynamique du récit. Se référant à la même situation antécédente, close pour Yhwh mais pas pour Samuel, ils dressent de la même façon les circonstances initiales d’un épisode qui s’inscrit dans la suite du précédent. Enfin, dernière remarque, le passé n’est pas évoqué pour lui-même, le rappeler n’a pas d’intérêt en tant que tel. Si Yhwh y revient, c’est pour mettre en question la durée de ses conséquences jusque dans le présent. Ici, la référence au passé sert de levier à ce qui va se déployer dans la suite du récit, elle lui est donc subordonnée. Dans ce sens, l’évocation du passé est déjà portée par une dynamique orientée vers le futur. L’envoi de Samuel, à l’impératif et au futur, fait l’objet d’une première formulation générale (v. 1bα). Si les modalités de la mission ne sont pas détaillées, son objet et son enjeu sont introduits d’emblée dans un vocabulaire qui fournit au récit ses mots clés. L’ensemble du v. 1b ne laisse
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L’ARTICULATION DU TEMPS DANS LE DISCOURS DIRECT
aucun doute: même si le terme n’apparaît pas, la mission confiée à Samuel est d’aller conférer une onction royale, c’est là son objet. Ainsi, le premier ordre est-il relatif à la corne qu’il s’agit d’emplir d’huile. Le narrateur ne rapporte pas que Samuel a exécuté cet ordre avant de partir, mais les deux termes seront repris dans le dernier verset de l’épisode, au moment de l’onction. Associés au premier ordre de Yhwh et au dernier acte de Samuel, celui par lequel il mène à bien sa mission, ces deux termes forment donc une inclusion qui marque les bornes de l’épisode. Ce faisant, ils délimitent dans toute son extension, la portée des paroles de Yhwh. C’est leur accomplissement qui porte tout l’épisode, celui-ci s’achevant lorsque la mission confiée est remplie. Quant à l’enjeu de la mission, il est directement déterminé par ce qui la cause: «car j’ai vu [ ]ראיתיparmi ses fils un roi pour moi» (1 S 16,1bβ). Du point de vue temporel, cette affirmation renvoie à un événement passé qui a la particularité de n’avoir pas été rapporté précédemment. Il se tient donc en quelque sorte hors de la ligne narrative jusqu’à ce que le personnage en fasse état. Une telle configuration est rare en 1 S 1 – 1 R 2. De plus, en révélant son choix, Yhwh fournit une information – la famille à laquelle appartient l’élu – qui ne rend que plus manifeste l’information qu’il garde secrète: l’identité de l’élu. L’enjeu de l’épisode est donc de l’ordre de la reconnaissance. Il progresse dans un couplage de curiosité – qui a été élu? – et de suspense – Samuel va-t-il le reconnaître? Il n’est dès lors pas surprenant que le «j’ai vu [ »]ראיתיdivin introduise, comme on le verra, le mot clé de la scène centrale. Tout l’enjeu va être pour Samuel de voir celui que Yhwh a vu. Notons enfin que, comme la référence au passé du v. 1a, le moment du choix de Yhwh, auquel est suspendu l’épisode, relève d’une échelle temporelle relativement brève. On peut en effet supposer que ce choix est consécutif aux échecs de Saül. Ici encore, la référence au passé est directement au service de la progression du récit au point qu’elle fournit son ressort à l’épisode. En réponse à la mission reçue, Samuel projette le scénario de ses craintes (v. 2a). Il rebondit sur l’ordre de Yhwh en reprenant le verbe qui l’envoie: au «va [ »]ולךdivin répond son «comment irais-je [ »?]אלךla peur qu’il éprouve le conduisant à mettre en question la faisabilité de sa mission. Puis Samuel énonce sa propre vision de ce que lui dessine l’envoi divin par deux verbes au yiqtol: sa mission le mènera à une mort certaine, par la main de Saül. Or, cette réponse de Samuel est la seule intervention au discours direct qui ne connaisse pas le moindre début de réalisation; elle n’a aucun impact sur le cours de l’épisode – aucun terme, d’ailleurs, n’en est repris ensuite – et rien dans les épisodes suivants ne permet de supposer que Saül haïrait Samuel. Ces peurs ne s’inscrivent pas dans le «réel». Le fait que les propos soient sans appui dans le récit et sans impact
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sur sa séquence est symptomatique sinon de leur caractère fantasmatique, du moins de ce que le scénario divin a protégé Samuel de tout soupçon si Saül avait voulu en nourrir contre lui. Car la réaction du prophète conduit Yhwh à détailler un scénario en cinq étapes. Le propos, dont toutes les formes verbales sont au yiqtol ou au weqatalti, est entièrement tourné vers le futur. Les trois premières étapes et la dernière indiquent précisément à Samuel ce qu’il doit faire. En revanche, la quatrième – «et moi, je te ferai savoir ce que tu feras» (v. 3b) – est paradoxale: elle ménage une inconnue dans le scénario tout en garantissant une assistance divine au prophète. Or, entre la prescription d’inviter Jessé et celle de conférer l’onction à celui que Yhwh désignera, les modalités du processus de reconnaissance lui-même, c’est-à-dire de l’enjeu de la mission, ne sont pas précisées. Ainsi, la dynamique de curiosité se double-t-elle d’un fort suspense sur les voies de son exécution. Et comme on l’a vu, ce scénario organise toute la suite de l’épisode dont les quatre unités, trois scènes (➀, ➂ et ➃) et un sommaire (➁), sont consacrées chacune à l’exécution d’une des consignes divines. Celles-ci forment la charpente de l’épisode, d’autant plus que l’exécution de celles dont le contenu est déterminé (➀, ➁ et ➃) est souligné par le narrateur qui reprend littéralement la formule de Yhwh (voir les flèches entre les deux colonnes). L’épisode entier se déploie donc sous le mode de l’accomplissement du projet de Yhwh. Si le dialogue des v. 1-3 a une fonction prééminente dans l’épisode, le discours direct fait l’objet d’un large usage dans les unités qui rapportent la réalisation du scénario divin. Les échanges entre personnages sont, on va le voir, des relais déterminants dans la réalisation de la mission de Samuel. c) La réalisation de la mission (1 S 16,4-13) Avant d’examiner la fonction du discours direct dans les différentes unités, remarquons le sommaire qui les précède v. 4: «et Samuel fit ce que Yhwh avait dit». Cette formule, qui suit une séquence de consignes, relève pour J.L. Ska de ces sommaires proleptiques dont il a mis en évidence la récurrence dans le récit biblique28: un ordre est suivi d’une formule d’exécution générale avant qu’une relation détaillée en soit faite. La formule d’exécution apparaît alors comme un sommaire proleptique. Ska avance plusieurs arguments pour justifier ce dispositif apparemment redondant29. Dans le cas de 1 S 16,4, il suggère que l’exécution fait l’objet 28. SKA, Sommaires proleptiques, pp. 315-316. 29. Ibid., pp. 316-318.
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d’une relation détaillée car elle présente une difficulté30. En effet, on l’a vu, tout est précisé à Samuel sauf… l’identité de celui qu’il doit oindre et la manière de le reconnaître. Mais il ne semble pas nécessaire, ici, de considérer la formule d’exécution du v. 4 comme un sommaire proleptique. En effet, les deux premières consignes de Yhwh, celle de remplir la corne (v. 1) et celle de prendre une génisse (v. 2) ne font pas l’objet d’une relation par le narrateur. Il s’agit de préparatifs à exécuter avant le départ pour Bethléem. Or, le sommaire «et Samuel fit ce que Yhwh avait dit» se situe entre la fin du discours divin et l’arrivée de Samuel à Bethléem. Il semble donc qu’il s’agit moins d’un sommaire qui porterait sur l’ensemble des consignes des v. 1-3, que d’un sommaire partiel, relatif à l’exécution par Samuel des préparatifs ordonnés par Yhwh. Il permet de passer rapidement sur ces éléments de moindre importance et d’arriver directement à l’enjeu du récit tout en précisant qu’ont été cependant réalisés les ordres divins relatifs à ces éléments matériels qui, bien que seconds, sont nécessaires au déroulement du projet de Yhwh. La scène de l’arrivée de Samuel à Bethléem – unité ➀ – est construite autour d’un bref échange avec les anciens. Ceux-ci, interrogeant le prophète sur les intentions qui président à sa venue, lui offrent l’occasion de dire les mots que Yhwh lui a prescrits v. 2b: «et il dit: ‘(…) je suis venu pour sacrifier à Yhwh’». Leur inquiétude et la question qu’elle suscite se révèlent donc favoriser l’exécution du scénario prévu par Yhwh. Même si le verbe «dire» au wayyiqtol est la formule la plus fréquente pour introduire du discours direct, le «et il dit» du v. 5 apparaît comme une reprise par le narrateur du weqatalti «et tu diras» (v. 2b). Dans les deux cas, la formule introduit les paroles prescrites par Yhwh, le narrateur soulignant ainsi par une reprise littérale, comme il le fera systématiquement, l’exécution des ordres de Yhwh. Notons que le changement de contexte déplace la portée du message: d’alibi offert à Samuel pour calmer sa crainte de Saül, il devient la raison donnée aux anciens pour apaiser leur peur à la vue du prophète. La formule de Samuel est composée du qatal «je suis venu» et d’une proposition infinitive finale «pour sacrifier à Yhwh». Cette articulation met en évidence la subordination au projet futur du processus en train de s’achever. Une fois encore, c’est à partir de la visée future que l’action en cours est appréhendée. La suite du discours, «sanctifiez-vous [ ]התקדשוet venez avec moi au sacrifice», composée d’un impératif et d’un weqatalti à valeur d’impératif, précise immédiatement les modalités d’exécution du projet annoncé aux anciens. Les deux ordres qui leur sont donnés de se sanctifier et d’accompagner Samuel au sacrifice résonnent 30. Ibid., p. 317.
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comme une invitation. Notons que le prophète n’emploie pas le verbe קרא «inviter» qui se trouvait dans la prescription divine et que les consignes données aux anciens débordent ce que lui a ordonné Yhwh. Elles préparent cependant directement l’exécution de la seconde prescription. Dans le sommaire qui suit, en effet, le narrateur rapporte une double réalisation. La phrase «Il sanctifia [ ]יקדשJessé et ses fils et il les invita [ ]ויקראau sacrifice» est à la fois une mise en œuvre de l’ordre de se sanctifier que Samuel vient d’adresser aux anciens et l’exécution de la consigne que lui a donnée Yhwh: «et tu inviteras Jessé au sacrifice» (v. 3a), l’une permettant l’autre. Autrement dit, le dispositif narratif qui met en lumière la façon dont l’action procède de l’énonciation du futur par les personnages – sous forme de projets et/ou d’ordres – joue sur plusieurs échelles: le discours peut organiser tout l’épisode mais il peut avoir une portée très brève à l’intérieur d’un unique verset par exemple; c’est le cas de l’ordre de se sanctifier. Plus encore, la conjonction des verbes «sanctifier» et «inviter» permet une articulation des deux échelles, la plus locale permettant l’accomplissement de la plus globale, et ceci au moyen d’un jeu subtil de déplacements entre le discours de Samuel et le sommaire du narrateur. Le premier conduit à spécifier les destinataires: alors que l’ordre de se sanctifier s’adresse à tous les anciens, c’est pour la seule famille de Jessé qu’est rapportée son application: «il sanctifia Jessé et ses fils». Le second est un changement de sujet: alors que les anciens sont invités à se sanctifier – le verbe est au hitpael – c’est par Samuel que le rite est effectué pour la famille de Jessé, le narrateur usant du piel «il sanctifia». En effectuant ce rite spécifiquement pour cette famille, Samuel se donne l’occasion de remplir la deuxième consigne de Yhwh. Ce fait est souligné par un troisième déplacement: à l’expression que Samuel a utilisée pour convier les anciens, «vous viendrez avec moi au sacrifice» (v. 5a), le narrateur substitue «et il les invita au sacrifice» (v. 5b) qui reprend littéralement la consigne divine «et tu inviteras Jessé au sacrifice». Si tous ces déplacements convergent pour mettre en évidence comment l’initiative de Samuel est le biais qui lui permet de remplir la mission confiée, un dernier déplacement fait apparaître qu’il outrepasse ce que Yhwh lui avait dit de faire. En effet, alors qu’il devait inviter Jessé puis faire ce que Yhwh lui dirait, Samuel invite certes Jessé, mais aussi ses fils31. L’occasion qui les réunit étant un sacrifice de communion, l’élargissement de l’invitation à la famille semble tout naturel. C’est peut-être aussi pour 31. A. WÉNIN, L’onction de David (1 S 16,1-13), un récit à propos de Samuel?, dans L. MAZZINGHI – G. PAPOLA – F. FICCO (éds), La vita benedetta (Analecta Biblica Studia, 12), Roma, GBP, 2018, 85-105, p. 92.
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Samuel un moyen de se faciliter les choses puisqu’il sait que l’élu est l’un d’entre eux. Comment se serait passée la désignation de David si Jessé seul était venu? Il n’est pas possible de le savoir, mais Samuel provoque un contexte qui modifie légèrement le projet de Yhwh et qui, on va le voir, peut contribuer aux difficultés qu’il va rencontrer dans la reconnaissance de l’élu. Cette différence subtile entre la consigne et son exécution fait apparaître que, si les paroles de personnages déterminent la séquence narrative, la façon dont elles sont mises en application pèse de manière décisive sur le cours des choses. Le processus de reconnaissance de l’élu fait l’objet de la scène suivante – unité ➂ – qui, située après l’invitation de Jessé et avant l’onction, correspond à la mise en œuvre de la troisième consigne de Yhwh. Il s’agit là d’une consigne paradoxale puisqu’à la différence des autres, elle ne prescrit rien de particulier à Samuel sinon l’obéissance à ce qui lui sera dit sur le moment. Elle ouvre donc une période d’incertitude sur les modalités du processus de reconnaissance. L’absence d’ordre précis à exécuter explique que cette consigne soit la seule à ne pas faire l’objet d’une reprise par le narrateur. Un élément du discours de Yhwh est cependant central dans cette scène: le verbe « ראהvoir» qui a introduit l’enjeu de la mission (v. 1). Rien d’étonnant donc à ce que ce verbe soit le mot clé de l’unité où Samuel doit remplir sa mission; il est d’ailleurs le verbe de la première proposition principale de cette scène où Samuel doit voir ce que Yhwh a vu: «et il arriva, lorsqu’ils vinrent, qu’il vit [ ]ויראEliav et il dit: “c’est sûr, devant Yhwh [est] son oint [»”]משיחו. Remarquons que c’est l’arrivée des fils qui est la circonstance de ce premier «voir» de Samuel. Et si le narrateur en rapporte le fait, il laisse au discours direct ce qu’en déduit Samuel32. Celui-ci s’exprime par une proposition nominale qui se rapporte à la situation présente. Notons qu’il utilise le terme «oint», plutôt que «roi» par exemple comme l’avait fait Yhwh (v. 1). Il voit donc sa mission remplie avant même que Yhwh lui ait dit ce qu’il fallait faire (consigne ➂) et qu’il ait désigné l’élu (consigne ➃). Ses propos sont révélateurs de la façon dont l’invitation précipitée des fils de Jessé complique le scénario que Yhwh lui a prescrit. Aussi, lorsqu’en réponse à la reconnaissance de Samuel, Yhwh intervient (v. 7), c’est moins pour dire à son prophète ce qu’il doit faire – selon ce qu’il lui a annoncé – que ce qu’il ne doit plus faire. Son discours articule trois registres temporels. Une première proposition à l’impératif négatif, «ne considère pas son apparence ni sa haute taille» porte sur la situation contemporaine de 32. Sur ce point, voir CRIMELLA, Il Signore vede il cuore!, p. 96; WÉNIN, L’onction de David, pp. 93-94.
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l’énonciation et met en cause les critères à partir desquels Samuel a cru reconnaître le messie33. Elle est suivie d’une motivation au passé, dont la référence est ce moment, en dehors de la ligne narrative, du choix du nouveau roi dont la mention au v. 1 fonde l’envoi de Samuel. Si alors c’était sous le mode du choix que Yhwh s’exprimait, c’est maintenant par son inverse qu’il fait référence au même moment: «car je l’ai rejeté». Cette référence au passé pointe la cause de l’échec du «voir» de Samuel qui ne coïncide pas avec celui de Yhwh. Enfin, troisième registre temporel, le propos s’achève par un présent de vérité générale qui, tout en s’appliquant au moment de la scène, le déborde dans une permanence qui en transcende les circonstances particulières. Elle expose, sous la forme d’une petite leçon de «savoir voir» à l’usage de Samuel, l’opposition entre la façon dont Yhwh voit et celle dont les hommes voient. Au début de la scène centrale, elle réactive l’enjeu de l’épisode: il s’agit bien d’un «exercice de clairvoyance», selon la formule de R. Alter34. Revenant sur la méprise de Samuel, ce discours au présent et au passé la dissipe, mais il n’est pas, comme tel, le moteur de la suite de l’action. Pas plus que ne l’est, d’ailleurs, la suite de la scène. Elle a ceci d’unique qu’aucune des interventions au discours direct n’est tournée vers le futur avant la dernière (v. 11) qui permet une avancée. Ceci s’explique par le dispositif narratif propre à la reconnaissance: le récit progresse avec pour horizon non pas ce qui va advenir dans un futur encore inconnu, mais ce qui va être manifesté du passé. Il est conduit par la quête d’une coïncidence du «voir» présent du prophète avec celui que Yhwh a posé sur un des fils (v. 1). La spécificité temporelle de ce travail d’élucidation provoque une sorte de piétinement de l’action produite par la structure de la séquence narrative des v. 8-10. Un même schéma, en effet, connaît une triple mise en œuvre: à chaque fois le narrateur rapporte qu’un fils est présenté à Samuel, puis celui-ci constate au discours direct qu’il ne s’agit pas du fils choisi. La troisième occurrence du schéma est un sommaire qui précise que la scène s’est répétée sept fois. Dans tous ces cas, le discours direct prend systématiquement acte du rejet de celui qui est présenté, il n’enclenche rien dans la séquence narrative. L’échec de la procédure suscite une nouvelle intervention de Samuel qui questionne Jessé. Leur dialogue, qui porte sur la situation présente (v. 11), révèle l’existence d’un fils absent, occupé à une autre tâche – rendue par un participe – pendant que ses frères défilent. Cette information inattendue 33. Sur les similitudes entre Eliav et Saül et leurs incidences sur Samuel, voir WÉNIN, L’onction de David, p. 94. 34. ALTER, L’art du récit, pp. 202-203.
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ouvre une perspective qui prend aussitôt forme dans un projet pour le futur: l’arrivée de David devient la condition sine qua non de la suite du rite. Une nouvelle fois, la progression du récit est marquée par le dispositif ordre/exécution. En effet, au «envoie-le [ ]שלחהprendre» de Samuel (v. 11) répond dans le verset suivant le «et il envoya [ »]וישלחdu narrateur (v. 12). Comme au v. 5, ce dispositif d’échelle locale est le ressort qui permet le passage d’une scène à l’autre. L’ordre de Samuel marque la sortie du piétinement qui marquait la scène précédente et son exécution inaugure le dénouement. En effet, l’arrivée de David provoque sa désignation par Yhwh et l’ordre de l’oindre: «lève-toi, oins-le, car c’est lui». Ces paroles relaient la consigne ➃ – «et tu oindras [ ]ומשחתpour moi celui que je te dirai [ – »]אמרen opérant la désignation annoncée et en réitérant l’ordre de conférer l’onction. Elles sont immédiatement suivies du geste de Samuel rapporté par le narrateur qui reprend le verbe déterminant: «et il l’oignit» (v. 13). Cette notation est donc celle de l’exécution d’un ordre deux fois lancé, de façon lointaine dans le scénario initial et de façon immédiate dans le verset précédent. Tout l’épisode tend vers ce geste qui fait l’objet de la première et de la dernière intervention de Yhwh au discours direct (v. 1 et 13). De plus, les termes «corne» et «huile», introduits dans le discours direct initial de Yhwh et repris à la fin par le narrateur, soulignent l’unité de l’ensemble. Avec cette expression, tout ce qui a été projeté au discours direct est réalisé. Mais l’épisode n’est pas encore tout à fait achevé. Ce qui survient alors par surcroît n’en est que plus significatif: l’investissement de David par l’esprit de Yhwh, s’il est directement consécutif à l’onction, est comme le fruit et le sceau de tout le processus. Yhwh confirme son choix en mettant son esprit sur David (v. 13), alors que de façon concomitante il le détourne de Saül (v. 14). Cet investissement par l’esprit apparaît, au terme du récit, comme ce à quoi devait conduire tout ce qui a été ordonné et effectué auparavant. C’est d’ailleurs ce surcroît qui, ainsi qu’on l’a vu précédemment, est mis en valeur par la notation calendaire comme ce qui compte ce jour-là et qui ouvre une période longue. d) Les caractéristiques temporelles du discours direct en 1 S 16,1-13 Au terme de cette étude, le rapport entre la temporalité du discours direct et sa fonction dans le récit appelle quatre remarques. En premier lieu, on relève une coïncidence entre la portée du discours direct et l’extension de l’épisode. Ou pour le dire autrement, ce dont les personnages parlent ne sort pas des limites de l’épisode. Cette échelle temporelle est très strictement respectée pour le discours qui porte sur le futur. Les personnages
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n’évoquent pas un avenir lointain35. Celui qu’ils projettent ne va pas au-delà de ce qui sera rapporté dans l’épisode, et inversement celui-ci s’achève lorsque tout ce qui a été projeté a trouvé une forme d’accomplissement. De la même façon, les personnages n’évoquent pas un passé reculé. Si les événements auxquels ils font référence se situent en amont du cadre strict de l’épisode, ils se tiennent cependant à sa bordure et concernent directement son enjeu. Le rappel du rejet de Saül renvoie à ce qui précède immédiatement pour servir de point d’appui à l’épisode qui s’ouvre; quant au choix de David par Yhwh, la logique du récit veut qu’il ne soit pas ancien puisqu’il suit le rejet de Saül. Mais quel que soit le moment précis où il a été posé – moment qui échappe au récit – il n’a de fonction qu’à l’intérieur de cet épisode: il en fonde l’enjeu et une fois élucidé, il cesse d’être un événement significatif dans le récit. En ce sens, s’il s’agit d’un événement passé il est cependant interne à l’épisode. Son extension coïncide donc avec l’échelle temporelle du discours direct. Le second trait est le caractère moteur du discours direct relatif au futur. C’est en effet ce que projettent les personnages qui organise la séquence narrative, et le récit du narrateur progresse en rapportant si et comment se réalise ce qu’ils ont dit. Ce procédé détermine la progression de la séquence aussi bien à l’échelle de l’épisode dans son ensemble qu’à celle du verset. À l’échelle de l’épisode, c’est le projet initial de Yhwh qui détermine toute la suite selon les étapes que j’ai fait apparaître. À échelle locale, ce sont des impératifs qui, à trois reprises (v. 5, 11 et 12), suscitent une avancée décisive de l’action, celle-ci correspondant d’ailleurs, dans la mise en récit, au passage d’une étape à l’autre. Ces impératifs sont des ressorts qui permettent, au moment opportun et de façon circonstancielle, la progression du scénario d’ensemble. Ainsi, les deux niveaux sont-ils corrélés, le plus local étant subordonné à l’accomplissement du projet général. Mais cette corrélation n’annule pas l’autonomie des personnages et c’est à travers celle-ci que le projet général s’effectue; les deux ordres que donne Samuel (v. 5 et 11) sont bien des initiatives du prophète. Elles sont suscitées par les circonstances particulières de son arrivée à Bethléem, et par les conséquences de sa précipitation à faire venir les fils de Jessé. Elles introduisent dans l’exécution du scénario divin une complexité qui procède de l’épaisseur subjective des personnages – crainte des anciens, interprétations intempestives de Samuel. Même si elles le compliquent, elles restent cependant relatives à l’exécution du projet d’ensemble. Les 35. L’affirmation de Yhwh «j’ai vu un roi pour moi» est une sorte d’exception. Ce que Yhwh dit ouvre sur un futur. Mais comme telle, c’est une affirmation qui rapporte un acte passé même si ce qui a été vu engage l’avenir.
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formes de la corrélation entre les deux niveaux permettent donc d’appréhender avec finesse la façon dont le projet d’ensemble s’inscrit dans un tissu circonstanciel formé des initiatives, parfois intempestives, des personnages et des interactions complexes entre les différents protagonistes. En troisième lieu, on remarque que le passé et le présent sont beaucoup moins investis par les personnages que le futur. Ils s’y réfèrent essentiellement dans la première intervention de Yhwh (v. 1) et dans la scène de reconnaissance (v. 6-11a). Une référence au passé se trouve également au v. 5. Une première observation s’impose: c’est dans les mêmes passages que l’on trouve les références au passé et au présent. Plus encore, la sollicitation de ces deux dimensions du temps répond aux mêmes fonctions. Dans la première intervention divine, les références au passé et au présent appartiennent à l’exposition de l’épisode. Elles permettent d’ancrer celui-ci dans la continuité du récit, en renforçant le lien chronologico-causal de la séquence. Mais surtout, articulées à l’énoncé du projet, dont elles sont un préalable, elles lui servent de levier en lui fournissant un point d’appui et une justification. Elles sont donc relatives au discours au futur. Cette configuration peut apparaître également au cours de l’épisode. C’est le cas au v. 5 où le «je suis venu» de Samuel lui sert de point d’appui à l’énonciation de son «pour sacrifier à Yhwh». Tout autre est la fonction des références au passé et au présent dans la scène centrale (v. 6-11). À la différence des précédentes, elles ne sont pas associées à un discours au futur – excepté à la fin de la scène, lorsqu’un ordre de Samuel fera avancer l’action (v. 11b). Elles ne sont donc pas subordonnées à une énonciation projective mais elles sont gouvernées par la quête d’une élucidation: celle du choix passé de Yhwh avec lequel celui de Samuel doit coïncider. Certes, cette élucidation appartient au projet de Yhwh et, dans ce sens, elle s’inscrit dans le mouvement du récit qui va vers l’accomplissement du scénario déployé au début. Mais Samuel y participe ici selon une modalité particulière, non plus en se projetant dans le futur comme il le fait dans ses autres interventions, mais en examinant la situation présente à la lumière de ce qu’il sait du passé et à la recherche de ce qu’il en ignore encore. Enfin, quatrième remarque, le dispositif par lequel le narrateur reprend plus ou moins littéralement l’expression du personnage lorsqu’il en rapporte l’exécution souligne fortement que ce qui se produit dans le monde du récit est la réalisation d’un projet. Ces reprises ne sont pas en elles-mêmes un phénomène temporel. Elles sont non pas un facteur mais un révélateur du rôle moteur du discours direct dans l’épisode. Elles sont également un mode discret d’évaluation des actes et des propos des personnages. Alors qu’une reprise littérale met en évidence une parfaite exécution et, dans le
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cas d’un ordre, une obéissance fidèle, une variation, même légère, entre une consigne et le rapport de sa réalisation, peut témoigner d’une initiative qui se révélera plus ou moins heureuse. On pressent dans ce trait de composition, dont Alter a montré qu’il s’agit d’une constante de la poétique du récit biblique36, un moyen aussi fin que discret de remettre à la sagacité du lecteur la perception et l’évaluation de la justesse de l’action des personnages37. En conclusion, il apparaît donc que l’articulation temporelle du discours direct dans cet épisode et les jeux de va-et-vient entre ce discours et celui du narrateur, traduisent deux manières pour les personnages38 d’être engagés dans les événements. Le mode principal est celui du projet. Il se caractérise par une prédominance du discours au futur. Lorsque des formes au passé et au présent lui sont associées, c’est que la situation antérieure ou en cours est invoquée comme point d’appui du projet développé. L’énonciation de celui-ci est à la fois le moteur de l’action et le principe organisateur de la séquence narrative, à l’échelle de l’ensemble de l’épisode comme à l’échelle locale de la scène ou même d’un moment de la scène. C’est donc très nettement l’énonciation de ce que les personnages envisagent pour le futur qui détermine la conduite de l’épisode. On remarque le caractère dominant du discours divin. C’est Yhwh qui énonce d’emblée le scénario qui va conduire tout l’épisode. L’examen de l’ensemble des interventions divines permettra de voir s’il s’agit là d’une caractéristique liée à l’autorité particulière de ce personnage singulier. L’autre modalité de l’engagement des protagonistes est le discernement. Dans ce cas, leur discours donne à entendre une modalité temporelle différente dans l’investissement de ce qu’ils vivent: ils ne sont plus orientés vers un futur dans lequel ils se projettent, mais ils sont comme penchés sur la situation dans laquelle ils se trouvent pour l’élucider. Les références temporelles sont alors exclusivement le passé et le présent. 36. D’un point de vue méthodologique, il pourrait être intéressant de tenir compte du balancement entre le discours direct et le discours du narrateur dans les études rhétoriques des récits bibliques et notamment dans l’établissement de structures basées sur ces répétitions. Prendre en compte le fait que le discours direct précède les événements qu’il suscite permettrait d’aborder les éventuelles structures concentriques que dessinent souvent ces phénomènes à l’échelle d’une scène ou d’un épisode comme des structures portées par une dynamique interne de progression. 37. Voir en particulier sur ce point A. BERLIN, Poetics and Interpretation of Biblical Narrative, Winona Lake, IN, Eisenbrauns, 1994, pp. 64-72. 38. Je ne distingue pas ici le discours direct du personnage divin et celui des personnages humains. Nous verrons plus bas pp. 333-334 que lorsque le discours de Yhwh est rendu par du discours direct usuel, il peut se distinguer par une autorité et une efficacité particulières, mais pas par ses caractéristiques temporelles qui sont identiques à celles du discours direct des personnages humains.
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Enfin, dans l’un et l’autre cas, l’amplitude temporelle qu’ils sollicitent coïncide avec celle de l’épisode – son passé immédiat compris –, lequel fournit donc son échelle et sa portée à leur discours. La mise à jour en 1 S 16,1-13 des caractéristiques temporelles du discours direct et de sa fonction dans la temporalité de l’épisode invite à élargir l’enquête à l’ensemble du discours direct usuel de 1 S 1 – 1 R 2. Il s’agira de préciser la façon dont sont sollicités les différents registres temporels et les fonctions qu’ils assument dans le récit. Je commencerai par l’étude du discours direct au futur, puis j’envisagerai conjointement le discours direct au passé et au présent. Enfin, j’examinerai les interventions moins nombreuses dont la portée temporelle dépasse l’échelle de l’épisode pour se référer à un passé ancien ou projeter un futur à long terme. 2. Le discours direct au futur a) La prévalence du discours direct au futur Quelques données statistiques permettent de confirmer à l’échelle de 1 S 1 – 1 R 2 les tendances relevées en 1 S 16,1-13. C’est grosso modo la moitié du contenu de ces livres qui relève du discours direct. Dans son étude sur l’évolution de la syntaxe du verbe39, Verheij relève que sur les 6274 formes verbales que comptent 1 – 2 S40, 2832 soit 45 % sont dans le discours direct et 55 % dans celui du narrateur. Certes, ces proportions sont l’exact inverse de celles de 1 S 16,1-1341, mais ces chiffres globaux comprennent également les longs sommaires dans lesquels le discours direct est plus rare voire absent. On peut donc estimer que le récit se partage de façon à peu près égale entre les deux formes de discours. De plus, parmi les formes verbales du discours direct, environ la moitié se rapportent à une action envisagée dans le futur et seulement un quart à des 39. A.J.C. VERHEIJ, Verbs and Numbers. A Study of the Frequencies of the Hebrew Verbal Tense Forms in the Books of Samuel, Kings, and Chronicles (SSN, 28), Assen, Van Gorcum, 1990. Comme le titre l’indique, l’étude ne porte pas seulement sur 1 – 2 S, mais également sur 1 – 2 R et 1 – 2 Ch. L’auteur procède à une comparaison du nombre de formes verbales par mode et par temps afin de déceler des évolutions dans la syntaxe du verbe entre l’hébreu classique et l’hébreu tardif. 40. A.J.C. Verheij produisant des statistiques par corpus (Samuel, Rois et Chroniques) et ne présentant pas de chiffres par chapitre je reprends ici seulement ce qui concerne 1 – 2 S sans intégrer 1 R 1–2. La narration de ces deux premiers chapitres de 1 R est cependant homogène à celle de 1 – 2 S c’est pourquoi, les conclusions qui seront tirées s’appliquent par extension à tout l’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2. 41. Comme on l’a vu p. 271, la répartition est la suivante: discours direct: 55%; discours du narrateur: 45%.
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faits passés. L’autre quart comprend les infinitifs et les participes dont la valeur temporelle dépend du contexte42. 42. En retenant de l’étude de VERHEIJ, Verbs and Numbers, pp. 39, 98 et suivantes, les chiffres directement pertinents pour notre sujet, on peut établir le tableau suivant: Nombre de formes
Proportions
qatal
644
22,7%
weqatal/weqatalti
257
9%
yiqtol + weyiqtol
782
27,7%
wayyiqtol
168
5,9%
impératif
340
12%
participe
317
11,2%
324
11,4%
2832
100%
autres total
Notons d’abord les limites d’une approche purement statistique pour déterminer des traits de poétique narrative. Sur ce point, je partage les réserves générales émises par POLAK, The Style of the Dialogue, p. 55. En ce qui concerne plus spécifiquement la valeur temporelle des formes, un même temps, le qatal par exemple, peut avoir des valeurs temporelles différentes. S’il exprime de façon privilégiée le passé, il peut dans certains cas avoir une valeur de présent (1 S 15,11 par ex.), en particulier lorsqu’il s’agit d’un verbe d’état (1 S 8,5; 2 S 9,1). Le yiqtol présente plus de diversité encore, entre des usages indicatifs ou volitifs et une valeur temporelle présente ou future. Mais surtout, le décompte de Verheij ne distingue pas les weqatal à valeur de coordination dans le passé des weqatalti qui expriment la conséquentialité dans le futur. Le chiffre que Verheij fournit pour la forme qatal précédée de we recouvre indistinctement des formes passées et futures. La mention des deux formes à la l. 2 de la colonne de gauche est de mon fait et veut faire apparaître que le nombre et les proportions proposés par Verheij correspondent à la somme des deux. De tels chiffres permettent donc de dégager des tendances plus que d’affiner des analyses à partir d’un décompte précis. Il ressort donc d’abord que les formes au yiqtol (+ weyiqtol) sont les plus nombreuses: elles représentent plus d’un quart de l’ensemble (27,7%). Ce seul chiffre est révélateur du poids du futur dans le discours direct. Sur ce pôle temporel, il faut ajouter les 12% d’impératifs (3e catégorie en fréquence). Ce sont donc déjà 39,7% des formes qui expriment une projection dans le futur. La proportion est en réalité supérieure. Il faut en effet ajouter les weqatalti dont il n’est pas possible de savoir exactement quelle proportion ils représentent. Le fait que 80,5% parmi 329 formes que compte 1 – 2 S (voir pp. 96 et 98) soient dans le discours direct et seulement 19,5% dans celui du narrateur, laisse penser que la grande majorité des formes du discours direct sont des formes qui expriment la consécution dans le futur et qu’elles sont associées aux très nombreux yiqtol. C’est ainsi potentiellement quelque 200 formes, soit 7% supplémentaires, qu’il faudrait ajouter aux 40%. Manquent aussi les volitifs, cohortatifs et jussifs, que Verheij inclut dans une large catégorie «autre», avec les infinitifs sans doute. Quoi qu’il en soit, c’est environ la moitié des formes que l’on peut supposer avoir une valeur de futur. Mais plus qu’un pourcentage précis, difficile à établir, c’est la comparaison avec la proportion de formes au passé qui est intéressante. Les qatal, moins nombreux que les yiqtol, sont cependant le deuxième groupe le plus important, avec 22,7% des formes. Il faut y ajouter les 5,9% de wayyiqtol, les formes les moins nombreuses. Ce sont donc 28,6% des formes, soit un gros quart, qui se réfèrent au passé. Bien que ces chiffres ne permettent que de dessiner des tendances, c’est la prépondérance des formes au futur qui se dégage.
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De ces chiffres, il ressort que c’est principalement pour se projeter dans l’avenir que les personnages prennent la parole en 1 S 1 – 1 R 2. Ils expriment ce qu’ils souhaitent voir arriver et parfois ce qu’ils redoutent, selon des modalités diverses: ordres, expressions de projets, d’intentions, de craintes, débats face à une alternative. À l’intérieur de ce phénomène général, je distinguerai les ordres des autres formes de projection dans le futur, que j’appellerai de façon générique des «projections», qu’il s’agisse d’intentions, de décisions, de craintes, etc. Notons que ces deux modes peuvent connaître une expression minimale ou déployée. Ainsi, le personnage peut-il donner un ordre bref (1 S 23,9) ou prescrire une séquence d’actions (1 S 9,3), et une projection peut s’élaborer dans un échange précipité (2 S 2,14) ou à la faveur d’un long conciliabule (1 S 20,1-23). La distinction entre ordres et projections n’a pas pour but d’opposer deux registres mais de faciliter l’appréhension des différentes fonctions d’un unique phénomène et des degrés variés de son impact sur la séquence narrative. Il ne saurait être question de faire ici un inventaire exhaustif de la façon dont les formes de l’énonciation du discours direct au futur organisent la séquence narrative. La typologie qui va être proposée et les exemples qui l’illustreront visent à rendre sensible le caractère polymorphe d’un phénomène qui, tout en étant très fortement caractérisé, est mis en œuvre de façon très souple, suivant les nécessités de la narration. b) Ordonner Le type de discours qui fait le plus immédiatement avancer la séquence narrative est celui qui ordonne. 12 % des formes verbales du discours direct sont à l’impératif. Il s’agit du troisième groupe en termes de fréquence43. À cela, il faut ajouter les autres formes volitives, en particulier les jussifs44 et les weqatalti qui font souvent suite aux impératifs lorsqu’un personnage donne une séquence d’ordres (1 S 6,7-8; 2 S 11,15, etc.). C’est donc une part significative de ce qui est projeté qui s’exprime de cette façon. Cela n’est pas surprenant dans un récit dont les protagonistes principaux, rois et prophètes, sont des personnages revêtus de pouvoir et d’autorité. Ces ordres ont un impact important sur la narration: ils appellent par nature une exécution, souvent sans délai. Dans ce cas, ils sont fréquemment suivis de la relation par le narrateur de cette exécution, comme c’est le cas par exemple en 1 S 3,5; 25,13; 2 S 3,16; 11,6. Si leur impact est fort, la portée de celui-ci est donc brève, elle ne va pas au-delà 43 Voir la note précédente. 44 Les cohortatifs expriment en général un projet du ou des sujet(s) et non un ordre. Voir par exemple 1 S 4,3; 9,6.
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de la séquence ordre/exécution. Ces ordres sont pourtant une force motrice importante du récit parce qu’ils enclenchent souvent un moment déterminant. Ce peut être un tournant décisif à l’intérieur d’un épisode. Ainsi, l’ordre de David à ses hommes, «ceignez chacun son épée» (1 S 25,13), suivi d’une double notification d’exécution «et chacun ceignit son épée, et David aussi ceignit son épée», est-il le point de départ du processus qui permet la rencontre de David et d’Abigaël. En effet, ces préparatifs belliqueux, en réaction au refus d’hospitalité de Naval, alertent un serviteur qui vient informer Abigaël du danger et de ses causes (v. 14-17). De la même façon, les exhortations au combat que se lancent les Philistins (1 S 4,9) marquent un tournant dans l’épisode relatif à la fin des Élides: elles provoquent la victoire dans laquelle les fils d’Éli meurent et dont l’annonce achève aussi la vie du père45. En matière de moment décisif, c’est parfois le dénouement qui est provoqué par un impératif. C’est le cas, on l’a vu, avec l’ordre de Yhwh à Samuel en 1 S 16,12, mais aussi dans l’épisode suivant où l’ordre de Saül «que David se tienne en ma présence» (1 S 16,22) installe le jeune oint à la cour de son rival. De même, c’est par une succession d’ordres à son serviteur (1 S 20,36-40) que, selon le code prévu (v. 20-22), Jonathan informe David du sort que lui réserve Saül et c’est encore d’un impératif qu’il l’envoie loin de la cour (v. 42). C’est un ordre également qui scelle le sort du messager de la mort de Saül (2 S 1,15)46. L’impératif peut enfin servir de charnière entre deux scènes ou deux épisodes. C’est le cas de la convocation que Samuel lance au peuple après la victoire sur les Ammonites (1 S 11,14). L’impératif fait la transition entre le récit du siège de Yavesh de Galaad et la scène du renouvellement de la royauté. Il fait ressortir le lien de consécution entre les deux événements, la légitimité de la royauté de Saül procédant de celle qu’il a acquise au combat. C’est aussi un ordre de transition que celui de Gad à David: «Ne reste pas dans le refuge. Va et retourne au pays de Juda» (1 S 22,5). Il marque une nouvelle étape dans la fuite du jeune oint. Ces impératifs sont presque systématiquement suivis, on l’a noté, de la relation de l’obéissance de celui à qui il s’adresse. Cette obéissance transforme l’ordre en un fait qui vient s’inscrire dans la trame narrative comme un des événements qui comptent particulièrement. Que ces événements aient été prescrits auparavant les distingue de l’ensemble des faits, d’autant que c’est parce que ces ordres sont mis à exécution qu’ils font progresser l’action de façon décisive: plus que l’ordre de Samuel de se 45 Voir aussi par exemple: 1 S 9,27; 13,9; 14,17; 29,10; 2 S 11,6; 13,9; 14,30; 17,21; 19,15. 46. Voir aussi par exemple: 1 S 3,17; 6,21; 22,18; 2 S 10,5; 13,20; 14,21.
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rassembler à Guilgal, c’est la reconnaissance de la royauté de Saül qui compte; plus que le souhait du roi de voir David rester, c’est son engagement parmi ses serviteurs qui importe. Notons que, s’ils sont rares, les refus d’obéissance sont également des éléments charnières dans le récit. C’est le cas, par exemple, du refus de l’écuyer de Saül de mettre à mort son maître (1 S 31,4-6) mais surtout de la résistance qu’Urie oppose aux ordres répétés de David. Elle conduit le roi à le renvoyer muni d’une lettre où il a inscrit un dernier ordre: «Mettez Urie en première ligne au plus fort du combat et reculez derrière lui, qu’il soit frappé et qu’il meure» (2 S 11,14). Ici, la désobéissance marque un tournant en forme d’escalade puisqu’elle conduit David à passer de l’adultère au meurtre. Si les ordres ont en général un impact plutôt local, certains déclenchent des processus aux développements d’autant plus insoupçonnés qu’il s’agit d’ordres anodins. L’ordre donné par Qish à son fils d’aller chercher les ânesses perdues (1 S 9,3) initie un voyage plein de surprises dont le jeune homme reviendra oint. Mais, de l’ordre de Qish (1 S 9,3) à la justification de Saül face à son oncle (1 S 10,14), ce voyage n’aura eu d’autre raison «officielle» que la recherche des ânesses. Il en va de même pour l’ordre par lequel Jessé envoie David sur le champ de bataille où le géant philistin défie l’armée d’Israël. La mission confiée est d’aller prendre des nouvelles de ses frères et de leur apporter quelques victuailles (1 S 17,1718). David l’exécute immédiatement, comme le souligne le narrateur, et en cela l’ordre de son père est de ceux qui ont un impact très local sur la narration. Il se révèle cependant lourd de conséquences inattendues puisque l’entrée discrète du jeune oint par les coulisses de l’histoire lui fournit l’occasion de révéler son étoffe de héros aux yeux du roi, des hommes d’Israël et des Philistins qui ne l’oublieront pas. Les remarques ci-dessus valent également pour les formes volitives qui expriment des demandes. Comme les ordres, dont elles sont en quelque sorte le revers – le moins puissant soufflant au plus puissant d’agir comme il le souhaiterait – elles ont un impact immédiat sur la séquence narrative. De portée brève, elles peuvent marquer un tournant dans la narration: c’est le cas de la demande que Samuel peut adresser à Yhwh après s’être trompé trois fois sur qui l’appelait (1 S 3,10) ou encore la demande que David adresse à Akish pour qu’il lui donne une ville (1 S 27,5). Ces tournants sont souvent des événements décisifs; ainsi en est-il de l’orage par lequel Yhwh disperse les Philistins quand il répond à la supplication que les fils d’Israël ont adressée à Samuel pour que son intercession les sauve de leurs assaillants (1 S 7,8)47. Décisive aussi est la permission fallacieuse qu’Absalom demande à son père (2 S 15,7): sous couvert de s’acquitter 47. Voir aussi dans le même registre 1 S 12,19.
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d’un vœu, il se rend à Hébron pour organiser la rébellion contre le roi. Enfin, une demande se révèle hors norme par le tournant qu’elle représente: celle que le peuple adresse à Samuel de lui donner un roi (1 S 8,5). C’est toute l’histoire d’Israël qui prend un cours nouveau. Cette demande avait certes été anticipée par Yhwh avant même l’entrée du peuple dans la terre (Dt 17,14), mais rien ne permettait de déterminer quand elle interviendrait. Bien des décennies après l’avertissement divin, la démarche des anciens prend tout le monde de court, à commencer par Samuel qui avait d’autres projets. Cette demande, exceptionnelle par ses conséquences, l’est aussi par sa portée narrative. À la différence des précédentes, elle ne reçoit pas immédiatement d’exécution mais ouvre un long processus de désignation qui court sur plusieurs épisodes. Notons enfin que les interventions de Yhwh qui ne sont pas transmises par la médiation d’un prophète et sous la forme de l’oracle, relèvent de cette modalité. Yhwh s’exprime presque exclusivement par des ordres brefs, identiques dans leurs caractéristiques à ceux que nous avons envisagés. C’est de cette façon qu’il encadre Samuel de près dans le processus de désignation des deux rois48 ou qu’il répond à David lorsque celui-ci l’interroge sur ce qu’il convient de faire49. Le dialogue qui ouvre la scène de l’onction de David (1 S 16,1-3) présente les seules interventions où Yhwh communique des consignes à relativement long terme puisque, comme on l’a vu, elles déterminent l’ensemble de l’épisode. Si le discours divin présente des particularités notables – notamment dans sa forme oraculaire, on y reviendra –, la formulation d’un projet qui détermine le déroulement d’un épisode ne relève pas d’une qualité particulière attachée au personnage divin. Il s’agit, on va le voir, d’un phénomène très fréquent dans la composition du récit. Il apparaît donc que lorsque Yhwh prend la parole dans le fil du récit, il use du discours direct comme les autres personnages. La portée temporelle de ce qu’il projette ne dépasse pas l’échelle de la scène ou de l’épisode dans lesquels il s’exprime. Ainsi, les ordres et les demandes contribuent-ils à la progression du récit avec leurs caractéristiques propres: en règle générale, ils suscitent des avancées immédiates, explicitement soulignées par le narrateur. En ce sens, ils portent sur le futur immédiat et ont une portée très locale, voire ponctuelle, sur la séquence narrative. Ils forment un groupe aux contours nettement dessinés à l’intérieur de l’ensemble beaucoup plus large du discours direct orienté vers le futur. 48. Voir 1 S 8,7.9.22; 9,16.17; 16,7.12. 49. Voir parmi d’autres 1 S 23,2-4.9-12; 30,7-8; 2 S 2,1-3; 5,19-20.23-24. Ce dernier exemple présente un discours divin un peu plus développé mais qui relève du même principe. Il s’agit d’une séquence d’ordres et de consignes suite à une question de David.
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c) Projeter à l’échelle d’une scène ou d’un épisode Les interventions au discours direct qui ne relèvent pas, ou pas principalement, de l’ordre ou de la demande sont les plus nombreuses. Elles présentent une grande diversité en termes de registre et de type d’impact sur la narration. Pour ce qui est du registre, les personnages énoncent la façon dont ils envisagent leur avenir, et souvent celui de leur(s) interlocuteur(s), de multiples manières: déclaration d’intentions (1 S 18,21), annonce de décisions (1 S 26,6b), formulation de scénarios (1 R 1,12-14), expression d’alternatives (1 S 14,8.10), conseils (2 S 17,1-3), avertissements (2 S 5,6), menaces (1 S 17,44-47), expression de craintes (1 S 27,1), etc. Les modalités d’énonciation sont elles aussi très variées. Les personnages peuvent formuler ce qu’ils envisagent sous la forme secrète du monologue intérieur. C’est le cas en particulier des projets de meurtre, comme ceux que Saül nourrit contre David (1 S 18,11.17.21) ou ceux que David lui-même rumine contre Naval (25,21-22). À l’inverse, David exprime aussi «à son cœur» sa crainte d’être tué par Saül et les projets de dissimulation qu’elle génère (1 S 27,1). Mais c’est le plus souvent à voix haute que les personnages projettent l’avenir et se projettent en lui. Alors que les ordres sont fréquemment énoncés par une voix pleine d’autorité qui ne laisse que peu de place à la réplique, les projets s’expriment majoritairement dans le cadre de dialogues. Plus souples que les ordres, ils ont des fonctions variées desquelles dépend leur impact sur la narration. Le dialogue se présente d’abord comme le lieu privilégié d’élaboration de perspectives. Il permet par exemple de faire émerger une solution dans une situation fermée. Ainsi, le narrateur rapporte-t-il au discours direct la consultation de leurs prêtres et devins par des Philistins impuissants devant les ravages que la présence de l’arche provoque dans leurs villes, et le plan d’action que ces devins leur proposent (1 S 6,2-9). La mise en œuvre de leurs conseils permet le départ de l’arche dans de bonnes conditions. C’est également au cours d’un dialogue au gré du chemin que Saül est convaincu par son serviteur d’aller consulter le voyant de Rama et que des solutions sont apportées aux différents obstacles (9,5-10). Si le dialogue permet l’ouverture de perspectives, il est également le lieu où s’élaborent des stratégies et se préparent des coups montés. C’est ensemble que David et Jonathan mettent au point une stratégie pour sonder Saül (1 S 20,4-23) et c’est suite aux conseils d’un ami (2 S 13,3-5) qu’Amnon manipule son entourage pour violer sa sœur. Dans les deux cas, le plan élaboré dans l’échange gouverne le déroulement de l’épisode. Le dialogue est également le lieu de la mise en question, de la confrontation de points de vue différents, voire de l’expression de l’opposition; avec
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leurs dynamiques propres, ces échanges marqués de tensions conduisent les protagonistes à infléchir un projet ou à renoncer à une décision. Ainsi Barzillaï interroge-t-il l’à-propos de l’invitation que lui adresse David (19,34-39); quant à Absalom et David, ils sont conduits à céder chacun face à la détermination de l’autre, Absalom ne pouvant décider son père à venir à la fête qu’il organise, et David finissant par accepter qu’Amnon s’y rende (2 S 13,23-27); c’est encore dans le croisement et la comparaison des stratégies respectives de Ahitofel et de Houshaï que se dégage celle qui, parce qu’elle semble la meilleure, va être mise en œuvre pour tenter de vaincre David (2 S 16,20–17,13). Enfin, au-delà de l’opposition, le dialogue est aussi le lieu de la négociation. C’est ainsi que les anciens de Yavesh de Galaad obtiennent un délai des Ammonites qui les assiègent (1 S 11,1-3), qu’Avner et David fixent les conditions d’une alliance (2 S 3,12-14), que David et les Gabaonites se mettent d’accord sur la façon de mettre fin aux conséquences d’un meurtre perpétré par Saül (21,3-6). Dans tous ces cas, le dialogue permet qu’une ligne de conduite soit déterminée et c’est elle qui oriente ensuite le cours du récit et en détermine souvent la progression. La dépendance de la séquence narrative envers les projets des personnages, c’est-à-dire la façon dont la progression de celle-ci est gouvernée par ce qui est énoncé au discours direct, connaît des formes et des degrés très divers et il est difficile de dégager des règles générales car la première caractéristique de ce phénomène est sa grande souplesse. Le discours direct projectif peut avoir un impact à l’échelle de l’ensemble de l’épisode comme à l’échelle très locale, être repris par le narrateur ou ne pas l’être, ce qui n’empêche pas qu’il ait un rôle moteur dans le récit. Cependant, le poids donné au discours direct dans la détermination d’ensemble de l’épisode permet de distinguer deux types d’usage qui correspondent à deux manières distinctes de composer les épisodes. Dans le premier cas, un projet énoncé au discours direct dès l’ouverture de l’épisode en détermine toute la conduite; dans l’autre, les interventions au discours direct se succèdent au fil d’un épisode qui progresse au coup par coup par la tension entre des événements inattendus et les initiatives ou réactions des personnages exprimées au discours direct. De nombreux épisodes, en effet, s’ouvrent – après d’éventuelles données d’exposition – par l’intervention d’un personnage ou par un dialogue dans le cadre duquel ce qui est projeté lance et oriente de façon déterminante la scène et souvent l’ensemble de l’épisode. Ils sont révélateurs de la réalité et de la profondeur de la dépendance que la ligne narrative entretient à l’égard du discours direct. Cette dépendance peut être marquée par des reprises littérales du narrateur ou des personnages qui se font
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alors les relais voire les exécutants du projet initial. Elles soulignent que ce qui se produit découle bien de ce qui a été projeté. C’est ce procédé qui est mis en œuvre, comme on l’a vu, dans le récit de l’onction de David. Un autre exemple particulièrement significatif est l’épisode où Jonathan teste les sentiments de Saül à l’égard de David. Le scénario mis au point par les deux amis (1 S 20,4-23) se déroule conformément à ce qu’ils ont prévu, ce que des reprises littérales soulignent étape par étape, scène après scène (v. 5/v. 24; v. 6/v. 27-28; v. 7/v. 30.33; v. 21/v. 36; v. 13/v. 42; v. 20/v. 36; v. 22/v. 37). De façon moins marquée, la dépendance au projet initial peut être exprimée par des inclusions. C’est le cas par exemple dans la scène où les serviteurs de Saül lui proposent de lui trouver un musicien. Ils prennent la parole les premiers et, argumentant leur proposition, expriment ainsi le bénéfice qu’ils envisagent pour Saül: «et lorsqu’un esprit mauvais de Dieu sera sur toi []והיה בהיות עליך רוח־אלהים רעה, il jouera de sa main [ ]ונגן בידוet ce sera bon pour toi [( »]וטוב לך1 S 16,16). Au terme de l’épisode, une fois David installé à la cour, le narrateur rapporte: «et lorsque un esprit de Dieu était sur Saül []והיה בהיות רוח־אלהים אל־שאול, David prenait sa lyre et il jouait de sa main [ ]ונגן בידוet il y avait du calme pour Saül et c’était bon pour lui []וטוב לו, et l’esprit de mal []רוח הרעה se détournait de sur lui» (1 S 16,23). Le rapport entre le discours direct qui lance l’épisode et le verset qui le clôture et qui atteste la réalisation de ce qui a été projeté, manifeste clairement que le projet des serviteurs fournit à l’épisode son axe et sa dynamique. La progression du récit est entièrement déterminée par ces propos et ordonnée à leur réalisation. De la même façon, lorsque Jonathan parle à Saül en faveur de David, espérant détourner ainsi son père de ses intentions meurtrières, c’est un fin dispositif d’inclusions qui inscrit le récit dans la dépendance des paroles que le fils du roi adresse à son ami au début de l’épisode. Jonathan, en effet, après avoir conseillé à David de se cacher, lui dit: «et moi je parlerai à mon père à ton sujet [ ]ואני אדבר בך אל־אביet je verrai quoi []וראיתי מה et je te raconterai [( »]והגדתי לך1 S 19,3). Or, la première et la dernière de ces trois propositions sont reprises par le narrateur pour encadrer la scène de l’entrevue entre Jonathan et son père qui suit immédiatement. La première «et Jonathan parla en bien à Saül son père au sujet de David [( »]וידבר יהונתן בדוד טוב אל־שאול אביוv. 4) ouvre la scène; la dernière «et Jonathan lui raconta [ ]יהונתן ויגד־לוtoutes ces paroles» (v. 7) est l’une des propositions du verset qui clôt l’épisode. Toute la scène, chargée de l’imprévisibilité liée aux réactions de Saül, se déploie alors dans l’intervalle ouvert par le prudent «et je verrai quoi» (v. 3) de Jonathan auquel elle donne son contenu. Ailleurs, c’est un simple mot clé qui fait le lien entre le discours d’ouverture et la fin de l’épisode. Ainsi, les habitants de
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Yavesh de Galaad négocient-ils un délai avec Nahash l’Ammonite, espérant – ce qu’ils avouent à leurs assiégeants – avoir le temps de trouver un «sauveur [( »]מושיע1 S 11,3). Or, c’est un mot dérivé de la même racine que Saül reprend, au terme de l’épisode, pour qualifier la victoire de ce jour «aujourd’hui Yhwh a fait un salut [( »]תשועהv. 13). Notons que parfois, l’inclusion ou le mot clé peut souligner non pas la réussite mais l’échec de ce qui était projeté. Le récit de la prise de l’arche par les Philistins en fournit un bel exemple. Après des éléments d’exposition brièvement rapportés dans un sommaire – déclenchement par Israël d’une guerre contre les Philistins, position des camps et lourde défaite d’Israël (1 S 4,1-2) – les vaincus prennent la parole. Après s’être interrogés sur leur défaite – je reviendrai sur cet usage du discours au passé – ils énoncent un projet: «prenons [ ]נקחהpour nous l’arche de l’alliance de Yhwh, et qu’elle vienne [ ]ויבאau milieu de nous et qu’elle nous sauve de la main de nos ennemis» (v. 3). Le projet, formulé en deux propositions, autour des verbes «prendre» et «venir», est suivi de l’expression du bénéfice qui en est escompté: le salut lié à une victoire. Ce salut n’est pas en leur pouvoir, c’est sous le mode de l’espoir qu’ils projettent ici leur avenir. Leur discours est suivi du récit de l’ambassade chargée de rapporter l’arche (v. 4) dans lequel le narrateur n’utilise pas le verbe לקח «prendre». Celui-ci réapparaît cependant, mais dans la phrase de clôture où, comme au début de l’épisode, il est associé à l’arche. Selon les règles de composition que l’on a vues, cette inclusion invite à mettre en perspective le point d’aboutissement du récit avec les paroles qui en ont initié la dynamique. Or, si «l’arche de Dieu fut prise [( »]נלקחv. 11), c’est par les Philistins. La reprise du verbe souligne ironiquement le retournement du projet des Israélites, c’est-à-dire l’échec de l’espoir qu’ils mettaient dans leur possession de l’arche50: celle-ci leur échappe, à tous les niveaux. Et ce verbe, qui encadre l’épisode de la guerre proprement dite, est aussi le mot clé de l’épisode de l’annonce de la défaite (1 S 4,12-22)51. Si le projet des Israélites conduit bien tout l’épisode, il se réalise dans un strict retournement de ce qu’ils espéraient52. 50. Sur ce point, voir WÉNIN, Samuel et l’instauration de la monarchie, p. 96 et ALTER, The David Story, p. 22 n. 3. 51. Voir les v. 17, 19, 21, 22 de ce même chapitre où le verbe est toujours au niphal et où son sujet est toujours l’arche de Dieu. 52. Voir également le récit du combat de David contre Goliath (1 S 17). Notons que le projet énoncé au début est le défi que le Philistin lance aux hommes d’Israël. Il présente la particularité d’avoir la forme d’une alternative: celui qui sera «frappé [»]נכה, sera l’esclave de l’autre, lance le géant avec toute l’arrogance que sa taille et son armement lui permettent. Le contexte le suggère, l’alternative, à ses yeux, n’existe pas. Ses propos donnent son orientation et son enjeu à tout le récit. Or, dans un retournement ironique,
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On pourrait multiplier les exemples. Tous attesteraient le caractère déterminant pour le déroulement de l’action – et du récit – des projets mis dans la bouche des personnages en ouverture d’un épisode. Ils informent profondément le cours de la narration qui est alors tendue vers la réalisation, plus ou moins directe, de ce qui a été énoncé. Ceci a pour corollaire un fonctionnement à deux niveaux du discours direct. En effet, les interventions qui suivent l’énonciation du projet sont subordonnées à sa réalisation, que le locuteur en ait conscience ou non, que ses propos relaient ceux qui ont lancé l’épisode ou qu’ils s’en écartent pour introduire une tension, une opposition, un écho partiel, ou qu’ils engagent sa réalisation sur des voies inattendues. On a vu avec 1 S 16,1-13 comment ce dispositif laisse place à l’obéissance, à l’initiative, à l’erreur, etc. On pourrait reprendre dans cette optique l’ensemble des exemples examinés. On verrait comment ces interventions intermédiaires confèrent de la complexité et de l’épaisseur anthropologique à ce qui, sans elles, pourrait apparaître comme la réalisation sans surprise d’un dessein qui se déroule de façon mécanique. Elles constituent un moyen d’introduire dans le récit ce qui fait le tissu de l’histoire: les intentions et les motivations plus ou moins secrètes des personnages, mêlées au réseau de leurs interactions. Là encore, les cas de figure sont très divers, mais ces interventions ont toutes un point commun: intégré dans un mouvement qui porte l’ensemble de l’épisode, ce qu’elles projettent contribue à sa progression à un niveau local. Elles relèvent d’un futur sinon immédiat, du moins proche – à l’échelle de la durée totale du temps raconté par l’épisode. Mais toutes les interventions projectives ne sont pas intégrées dans ce jeu à double niveau. À côté de nombreux épisodes organisés autour de l’accomplissement d’un projet initialement énoncé, d’autres présentent un type de dynamique plus souple. Le discours direct a les mêmes caractéristiques – prépondérance du discours projectif, souvent au sein d’un dialogue, et dont l’effectuation est soulignée par des reprises du narrateur – mais il ne conduit pas l’épisode de bout en bout par un projet énoncé en ouverture. De ce fait, la «prise» du discours direct sur le récit est moins forte, les développements successifs n’étant pas intégrés dans une ligne c’est sa seconde hypothèse qui se réalise. Elle est soulignée par la reprise de « נכהfrapper»: c’est ce verbe auquel le narrateur recourt à deux reprises pour rapporter l’acte par lequel David tue Goliath (v. 49 et 50). Or, c’est le même verbe que David avait utilisé pour provoquer son adversaire et lui annoncer son sort (v. 46). Ce jeu de reprises a un impact à double détente: il souligne d’abord l’exécution par David de ce qu’il annonçait, mais il rapporte aussi la réalisation de ce que projetait le géant, selon la branche de l’alternative qu’il n’envisageait pas. L’acte de frapper est d’autant plus mis en valeur qu’il est le seul terme du discours direct à être repris par le narrateur. À nouveau, une inclusion se dessine entre les propos qui lancent l’épisode et les événements qui en marquent la fin.
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d’ensemble unificatrice. Dans ce type de scène ou d’épisode, la progression de l’intrigue est marquée d’une imprévisibilité beaucoup plus forte. Elle avance au coup par coup, au rythme de ce qui survient, c’est-à-dire d’événements inattendus qui acquièrent un poids plus important que dans les épisodes mus par un projet d’ensemble. Ce sont ces événements – souvent sous forme de coïncidences – qui marquent les avancées d’une unité à l’autre, infléchissant l’action par les situations nouvelles qu’ils produisent53. Le discours direct peut être le déclencheur de ces situations mais le plus souvent il naît de la réaction du personnage à ce qui lui arrive sans qu’il l’ait lui-même provoqué. Ses propos donnent alors à entendre la façon dont il «prend la main» sur sa situation, énonçant un projet qui lui permet de la faire évoluer. C’est en cela que le discours direct fait progresser le récit qui a la forme d’une succession d’unités brèves. Ce type de construction est particulièrement adapté aux épisodes de conflits où le cours de l’action dépend aussi des réactions de l’adversaire. Les personnages se trouvent dans des situations qui nécessitent des réactions rapides. Mais ces situations restant pleines d’incertitudes, elles rendent difficile la formulation d’un projet d’ensemble qui se déploierait sur toute la longueur d’un épisode. La fuite de David face à Absalom (2 S 15,13–17,29) est un exemple particulièrement développé de ce type de construction. Je n’examinerai ici que la première partie de ce vaste ensemble narratif (2 S 15,13–16,14). L’ordre de fuite que David donne au début de la première scène (2 S 15,14) pourrait apparaître comme l’expression du projet qui porterait le récit jusqu’à un accomplissement que marquerait l’arrivée à Mahanaïm (17,24). Tel n’est pas le cas. La fuite est motivée par la crainte qu’il y aurait à rester et non par une perspective d’avenir. David part sans rien savoir de son avenir, ainsi que le donne à entendre la construction idem per idem – «je suis allant vers où je suis allant [( »]ואני הולך על אשר־אני הולך2 S 15,20) – par laquelle il répond à Ittaï54. Si l’ordre qu’il donne est le moteur immédiat 53. La distinction entre ces deux types de construction narrative recouvre celle des deux types de suspense: lorsque le projet est énoncé, le suspense porte sur le «comment», lorsqu’il ne l’est pas, le suspense porte sur le «quoi». 54. Ce type de construction, dit idem per idem, est ainsi décrit par G.S. OGDEN, Idem per Idem. Its Use and Meaning, dans JSOT 53 (1992) 107-120, pp. 107-108: «The idem per idem consists of a verb in the principal clause repeated in the subordinate clause, and linked by some form of the so-called relative pronoun. The number and person of the subject in the main clause is mirrored in the attached relative clause. Furthermore, the repeated verb has the same sense in both clauses, thus distinguishing it from the paronomasia, in which similarities of form do not have the same sense». Ogden précise qu’on relève dix occurrences bien attestées de la formule dans la BH (Gn 43,14; Ex 3,14; 4,13; 16,23; 33,19; 1 S 23,13; 2 S 15,20; 2 R 8,1; Ez 12,25; Est 4,16). Trois occurrences sont débattues (Dt 29,15; 1 S 1,24; Za 10,8). La valeur rhétorique de la forme est soit l’intensification soit l’indétermination, ce qui est le cas ici. Sur ce point, voir J.-P. SONNET, «Ehyeh asher ehyeh
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de l’action, il jette le roi et ses serviteurs dans l’incertitude. Ce que sera cette fuite, la façon dont David pourra en tirer profit pour échapper à Absalom se dessinera au coup par coup, au fil de scènes qui s’enchaînent de façon inattendue et sans liens de causalité. Notons cependant que si la fuite n’est pas le principe dynamique de l’action, elle fournit à celle-ci son cadre narratif et les péripéties qui l’alimentent. Son cadre narratif, car les sommaires réguliers qui rapportent la progression des fuyards (2 S 15,1718.23.30; 16,1.5.13-14; 17,22.24) enchâssent les scènes successives; elles se trouvent ainsi liées et distinguées comme autant de moments particuliers du parcours. La fuite suscite aussi les péripéties qui donnent lieu aux scènes. Celles-ci, toutes consacrées à la rencontre de David avec un personnage différent, surviennent de façon inattendue à la faveur du chemin, que le personnage rencontré fasse partie des fuyards et se trouve à passer devant le roi – c’est le cas de Ittaï (2 S 15,18-22) et de Sadoq (15,24-28) –, ou qu’il vienne au-devant de David, comme le font Houshaï (15,32-37)55 et Civa (16,1-4), ou encore que, comme Shimeï (16,5-13), il le croise par hasard. Le récit progresse donc non sous le mode de l’accomplissement d’un projet initial, mais par l’enchaînement de ces rencontres imprévues. Si le discours direct n’est pas le moteur premier de l’épisode, il reprend ses droits au niveau de la scène. En effet, la dynamique de chacune est déterminée par la façon dont David, saisissant l’occasion de la rencontre, la conduit, et cette conduite est assurée par le discours direct projectif. Toutes les scènes, en effet, sont construites autour des paroles que David prononce sous forme de monologue ou au cours d’un dialogue; selon des modalités propres à chaque scène, il énonce une décision qui s’impose à son interlocuteur. Et, selon un schéma désormais familier, la scène se clôt par l’exécution de la décision de David. Ainsi, le récit de la rencontre avec Ittaï (2 S 15,18-22) est typique de celles où le dialogue conduit à revenir sur une décision préalable. David, voulant s’assurer la fidélité de ceux qui partent avec lui, tente de dissuader cet étranger nouveau venu; le Guittite convainc finalement le roi de sa loyauté et du soutien qu’il pourra lui apporter. La scène s’achève par l’ordre qui exprime le changement d’avis de David, «va et passe [ »]ועברimmédiatement repris par le «et il passa [ »]ויעברdu narrateur (v. 22). La rencontre avec Sadoq (15,2428) relève d’une dynamique différente. D’emblée le roi lui ordonne «fais retourner l’arche de Dieu [ ]השב את־ארון האלהיםdans la ville» (v. 25) et (Exodus 3:14)». God’s ‘Narrative Identity’ among Suspense, Curiosity, and Surprise, dans Poetics Today 31 (2010) 331-351, p. 335. 55. Les circonstances de la rencontre avec Houshaï suggèrent discrètement une conduite providentielle (2 S 15,31-32), mais celle-ci ne fait pas l’objet d’une énonciation explicite.
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la scène s’achève par la notification de l’obéissance de Sadoq: «Et Sadoq et Abiatar firent retourner [ ]וישבl’arche de Dieu [ ]את־ארון האלהיםà Jérusalem» (v. 29). De même, le dialogue avec Houshaï (15,32-37) s’ouvre sur une alternative dont la seconde possibilité «si tu retournes à la ville» (v. 34) a la faveur du roi; il développe longuement les avantages qu’il peut en espérer (v. 34-36). À la fin de la scène, le narrateur rapporte: «et Houshaï, l’ami de David, entra dans la ville» (v. 37). La rencontre avec Civa (16,1-4) présente encore un modèle différent: la dynamique n’est pas celle de l’ordre/exécution mais celle de l’obtention d’une faveur. Son dialogue avec le serviteur de Mefibosheth conduit David à le gratifier des biens de son maître. La scène se clôt sur l’expression de la reconnaissance du serviteur sans que l’on relève de reprise de la part du narrateur (v. 4). Enfin, la rencontre avec Shimeï (16,5-13) présente un quatrième modèle: le dialogue n’a pas lieu entre David et celui qu’il rencontre – Shimeï maudit le roi sans que celui-ci lui réponde – mais entre David et Avishaï. Une nouvelle fois, David donne une leçon de non-violence aux fils de Cerouya56 en refusant de tuer un adversaire et en s’en remettant à la providence divine. Il ne donne pas d’ordre, mais la façon dont il lie son sort à la volonté de Yhwh impose le silence à tous. Ainsi, le discours direct, et en particulier celui de David, est-il l’élément moteur de chacune des scènes. Si aucun projet explicite ne lie ces rencontres, si elles apparaissent comme des moments successifs qui n’entretiennent pas entre elles de lien de causalité, David saisit cependant en chacune une occasion qui s’offre à lui, non pour projeter un avenir trop incertain, mais pour tenter d’organiser une défense dans sa fuite. Et c’est cette façon qu’il a de «prendre la main» que le discours direct met en valeur, en particulier dans les trois premières rencontres. Il s’agit d’abord de s’assurer la fidélité de ceux qui partent avec lui: c’est l’objet du dialogue avec Ittaï. Puis les rencontres avec Sadoq et Houshaï cherchent à mettre en place un système d’information. Dans les deux cas, David déploie un petit scénario projectif que les deux hommes partent mettre à exécution. L’ordre donné à Sadoq de ramener l’arche à Jérusalem (2 S 15,25) est l’occasion de lui confier, ainsi qu’à Abiatar et à ses fils, la mission de l’informer. Quant à Houshaï, il lui est demandé de s’introduire parmi les conseillers d’Absalom pour l’espionner et transmettre ce qu’il saura aux prêtres et à leurs fils (v. 34-36). La suite de l’épisode montrera combien utile est le système défensif organisé en hâte par David. Il ne sera pas efficace par lui-même, mais parce que David crée sans le savoir des conditions qui facilitent l’exercice de 56. Après celles qu’il leur a déjà administrées en 1 S 26,8-9 et 2 S 3,38-39.
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la providence divine (2 S 17,14). C’est donc dans la succession des scènes que le cours de l’action se dessine, étape après étape. La fuite est ce qui permet la progression chronologique de l’épisode entendu comme succession d’événements, mais c’est le discours direct projectif, moteur des différentes scènes, qui tisse la progression de l’intrigue à travers ces événements, posant les pierres d’attente de développements ultérieurs de l’épisode, que le lecteur ne peut encore deviner. C’est ce que David met en place, plus que le seul enchaînement chronologique des faits, qui se révélera décisif dans la suite; une fois encore, donc, c’est au discours direct projectif qu’est confié le plus déterminant dans la progression de l’action. Son usage dans la composition d’un des épisodes les plus amples de 1 S 1 – 1 R 2 est représentatif des nombreuses scènes dont le déroulement n’est pas conduit de bout en bout par un projet explicitement formulé, mais dans lesquelles le narrateur confie au discours direct projectif ce qui est déterminant. Dans ces cas de figure aussi, il est le moteur du récit, non en tant qu’il rend compte de la succession de tous les événements, mais parce que de lui dépendent les plus décisifs, ceux qui méritent que le rythme de leur enchaînement ralentisse pour ménager, autour des dialogues qu’ils suscitent, ce gros plan qu’est la scène. d) Les caractéristiques du discours direct au futur L’impact du discours direct au futur sur la séquence narrative présente deux caractéristiques notables. En premier lieu, ce type de discours apparaît comme le moteur du récit, le principe majeur de l’organisation des scènes et épisodes57. En effet, non seulement le futur est le registre temporel majoritaire du discours direct, mais surtout le discours du narrateur lui est généralement ordonné puisqu’il consiste principalement à rapporter la réalisation de ce que les personnages projettent. Autrement dit, les scènes et épisodes reçoivent leur dynamique de ce que disent les personnages et cette dynamique est de l’ordre de l’accomplissement. C’est particulièrement net lorsque l’énonciation initiale d’un projet gouverne tout l’épisode. Mais le phénomène fonctionne de la même façon à tous les niveaux de l’unité narrative: du projet englobant à l’ordre le plus ponctuel, chacun suscite à son niveau ce que le narrateur met ainsi en valeur comme déterminant. Dès lors, et pour reprendre l’affirmation d’Alter, si «la narration dans un épisode biblique est fondamentalement ordonnée aux dialogues»58 et plus généralement au discours direct, elle l’est d’abord parce qu’elle présente ce qu’elle prétend rapporter – les événements de 57. Voir BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible, p. 147. 58. ALTER, L’art du récit, p. 95.
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l’histoire – comme produit par ce discours. C’est à ce titre, et non pour lui-même, que le discours direct est mis «à l’avant-plan»59 dans les scènes et épisodes. Les propos des personnages ne retiennent pas d’abord l’attention parce qu’ils donneraient à entendre des points de vue originaux, des analyses intéressantes sur le cours de l’histoire ou sur tout autre sujet. Ils sont rapportés parce qu’ils suscitent ce qui se produit de significatif aux yeux du narrateur. Ce trait de la poétique narrative de 1 S 1 – 1 R 2 est directement lié à la façon dont le narrateur rend compte de la causalité historique. C’est en effet un objectif majeur de tout récit à prétention historiographique que de dégager pour son lecteur le principe d’intelligibilité des événements qu’il rapporte. Pour le narrateur biblique, ce principe réside, en amont du surgissement des événements, dans la capacité qu’ont les personnages à se projeter, à vouloir, à décider. En faisant précéder les événements significatifs des propos qui les suscitent, et en soulignant fréquemment, par des reprises littérales, la continuité entre ce qui est énoncé et ce qui se produit, le narrateur désigne cette capacité comme la source des événements. Pouvoir se projeter vers l’avenir à partir d’une situation donnée pour y agir, tel est donc le point d’ancrage de la causalité historique en 1 S 1 – 1 R 2. Or, la mise en valeur de cette capacité chez «les sujets historiques» que sont les personnages détermine directement la forme temporelle du récit. En effet, lorsque C. Bremond s’attache à distinguer le récit des autres genres littéraires, il affirme que celui-ci implique nécessairement un engagement de ses protagonistes sous la modalité du projet: Où […] il n’y a pas implication d’intérêt humain (où les événements rapportés ne sont ni produits par des agents ni subis par des patients anthropomorphes) il ne peut y avoir de récit, parce que c’est seulement par rapport à un projet humain que les événements prennent sens et s’organisent en une série temporelle structurée60.
La formulation quasi systématique des projets au discours direct avant qu’ils ne soient mis en œuvre, met en relief le fait que ces projets confèrent aux événements du récit leur articulation temporelle avec ses étapes et ses scansions. Ce sont celles-ci, et non celles des horloges et des calendriers, qui structurent la progression narrative et sont, de ce fait, présentées comme les moments déterminants de l’histoire. Le discours du narrateur, qui est directement lié à ce qui a été projeté, rapporte selon quelles modalités, plus ou moins directes, faciles, etc., ces projets ont pris corps dans l’histoire. 59. Ibid., p. 96. 60. C. BREMOND, La logique des possibles narratifs, dans Communications 8 (1966) 60-76, p. 62. Je souligne.
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Mais la capacité projective des personnages se révèle être une capacité dont l’ampleur temporelle est relativement brève. C’est là un dernier trait caractéristique du discours usuel au futur. L’étude de sa portée dans le récit a fait apparaître que les ordres ou projets des personnages s’inscrivent strictement dans l’échelle temporelle de la scène ou, pour les plus amples, de l’épisode où ils sont énoncés et, comme on le verra, les exceptions sont rares. Si les personnages sont fondamentalement tournés vers le futur et si leur capacité à se projeter est mise en valeur comme étant la source des événements de l’histoire et le principe déterminant des scansions du récit, cette capacité est cependant strictement limitée dans son extension. Les projets qui relèvent du discours usuel ne sont que des projets à court terme, ceux de personnages qui, plongés dans la complexité des événements, semblent ne pas pouvoir se déterminer sur une vision longue. 3. Le discours direct au passé et au présent Moins fréquent que le discours direct projectif, le discours qui se réfère au passé est cependant une composante importante de la facture temporelle du récit61. Il partage avec lui de s’inscrire dans la même échelle, celle de l’épisode. Les événements passés auxquels le discours direct se réfère sont donc des événements rapportés précédemment dans l’épisode, ou à la fin de l’épisode précédent. Ces références à un passé proche ont deux usages principaux, comme l’a fait apparaître l’étude de 1 S 16,1-1362: elles peuvent marquer l’appui du discours sur un événement immédiatement antérieur, dont le rappel sert de point d’ancrage au déploiement d’une projection. Elles peuvent aussi marquer le retour d’un personnage sur un événement passé particulièrement significatif et qu’il importe de revisiter pour lui-même. C’est alors par le sens que les personnages dégagent d’un événement, souvent dans le dialogue, que ce retour sur le passé est déterminant dans la progression de l’intrigue. Ces deux types de fonctions des références au passé seront examinés successivement. Les références des locuteurs à la situation contemporaine de leur énonciation sont moins fréquentes. Elles ont des fonctions identiques à celles des références au passé, et c’est ce qui autorise à parler du discours direct au passé/présent et à prendre des exemples indifféremment dans ces deux registres temporels. a) S’appuyer sur un état de fait Le premier type de référence au passé et au présent consiste dans l’annonce d’un fait ou dans le constat d’une situation. Un personnage rapporte 61. Pour statistiques et proportions, voir p. 287 n. 42. 62. Voir p. 284.
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ce qu’il a fait, ce qu’il a vu faire, ce qu’il sait ou ce qu’il constate. Il s’agit souvent d’événements passés, rapportés au qatal. Ce sont les habitants de Beth-Shemesh qui annoncent à ceux de Qiryath-Yéarim que l’arche est revenue (1 S 6,21), un serviteur qui informe Jonathan du serment prononcé par son père (1 S 14,28), un autre qui rapporte à Abigaël ce qu’ont fait pour sa maison David et ses serviteurs (1 S 25,14-16), Natan qui informe Bethsabée de la prise de pouvoir d’Adonias (1 R 1,11), etc. Les personnages peuvent aussi relater des faits itératifs, une situation durable ou une occasion qui se présente. Leurs discours se réfèrent alors à un événement qui a commencé avant le moment de leur énonciation mais qui se prolonge ou dont les effets sont durables. Dans ces cas, c’est au présent qu’est évoquée la situation à laquelle ils se réfèrent. Il en est ainsi lorsque les Israélites mettent Samuel face à son grand âge et aux méfaits de ses fils (1 S 8,5), lorsque Jonathan avertit David: «mon père Saül cherche [ ]מבקשà te tuer» (1 S 19,2), que Bethsabée fait savoir à David: «je suis enceinte [( »]הרה אנכי2 S 11,5). Ce qui est rapporté au passé ou au présent est toujours adressé à un interlocuteur, mais la nouvelle annoncée suscite rarement un dialogue et ne donne lieu ni à commentaires ni à débat. Ces références au passé/présent sont factuelles et assez brèves, même si quelques rapports circonstanciés peuvent être plus développés. C’est le cas notamment de ceux que l’on fait à David sur la prise de Ciqlag (1 S 30,13-14), sur la mort de Saül (2 S 1,6-10) ou celle d’Urie (2 S 11,2324). Ces faits rapportés et ces situations constatées se trouvent rarement sur les lèvres des protagonistes principaux63. Ceux-ci sont plutôt les destinataires de ce que viennent leur dire des personnages secondaires: Jonathan, Absalom et Bethsabée, on vient de le voir, mais aussi Joab (2 S 12,27), Mikal (1 S 19,17), Doëg (1 S 22,9-10), Houshaï (2 S 17,15), Ahimaaç (2 S 18,29b) sont de ceux qui transmettent aux rois des informations souvent cruciales, parfois mensongères. Mais ce type de discours au passé est par excellence celui de très nombreux anonymes, qui entrent un instant dans le récit en porteurs de nouvelles redoutées, espérées ou inattendues. Ils sont nombreux, messagers et serviteurs empressés, espions et informateurs, qui constatent et rapportent64. Les liens que leurs propos au passé/présent entretiennent avec le récit des événements auxquels ils se réfèrent sont étroits, mais ils sont beaucoup moins littéraux que les liens du discours projectif avec la séquence narrative. Il arrive cependant que les personnages reprennent littéralement 63. Par exemple pour Samuel: 1 S 9,20; Saül: 1 S 18,8; David: 1 S 20,3; 25,21. 64. Par exemple: 1 S 4,16-17; 14,28; 16,18; 18,24; 19,19; 23,1.19.27; 24,2; 26,1; 2 S 1,3-10; 2,4b; 3,23; 6,12; 11,10.23-24; 15,13; 18,32b.
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des éléments d’une situation posée préalablement par le narrateur. C’est notamment le cas en début d’épisode après les données d’exposition. Ainsi, par exemple, le récit où le peuple demande un roi à Samuel commence par un tableau de la déchéance dans laquelle a sombré l’exercice de la judicature. Le premier élément que le narrateur mentionne – de façon oblique dans une proposition subordonnée de temps – est le grand âge de Samuel: «et il arriva, lorsque Samuel fut vieux [( »]זקן1 S 8,1). Puis, après une présentation de ses fils (v. 1), il évoque leur corruption par la formule générale «et ses fils n’allaient pas dans ses voies [ולא־הלכו בדרכיו65 ( »]בניוv. 3), avant de détailler leurs méfaits. Ces deux expressions se retrouvent sur la bouche des anciens. Elles ouvrent la demande qu’ils adressent à Samuel: «voici que toi tu es vieux [ ;]אתה זקנתquant à tes fils, ils ne vont pas dans tes voies [( »]ובניך לא הלכו בדרכיך1 S 8,5a). Le discours direct fait ici référence au présent d’une situation durable, contemporaine de l’énonciation66; il peut aussi être au passé lorsque les événements auxquels le messager se réfère sont achevés67. La coïncidence entre l’exposition du narrateur et ce que les personnages rapportent ancre dans le «réel» tel qu’il a été préalablement esquissé pour le lecteur. Les personnages s’appuient sur un état de fait avéré pour introduire leur requête, leur ordre ou leur projet qui en reçoit une légitimité plus forte. À côté de ces phénomènes liés aux expositions, on relève quelques reprises littérales en cours d’épisode. Dans ce cas, il s’agit non pas d’appuyer le discours sur un état de fait, mais de mettre en exergue un événement dans l’enchaînement des faits rapportés par le narrateur. Celui qui est repris au discours direct apparaît alors comme revêtu d’une importance particulière puisqu’un personnage estime nécessaire de le relever et de le communiquer à un autre. C’est le cas par exemple de l’issue de l’ambassade d’Avner chez David. Le narrateur clôt la rencontre par une chute neutre: «et David renvoya Avner et il alla en paix» (2 S 3,21). Celle-ci est reprise une première fois par le narrateur dans une analepse qui suit la mention du retour de Joab à Hébron v. 22, puis une seconde, lorsqu’un informateur rapporte à Joab: «Avner, fils de Ner, est venu chez le roi, il l’a renvoyé et il est allé en paix» (v. 23). Le passage du discours du narrateur au discours direct fait passer ce qui n’est qu’un fait au rang d’événement alarmant puisqu’il convient de le signaler au général de David. D’ailleurs, reprenant à son tour les verbes «envoyer» et «partir», 65. J’indique ici le qeré. Le ketiv est la forme au singulier בדרכו. 66. Voir aussi entre autres: 1 S 16,14-15; 19,1-2; 24,1-2; 2 S 13,23-24. 67. Voir par exemple: 2 S 6,11-12; 12,27.
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Joab demande des comptes au roi: «Qu’as-tu fait?68 Voici qu’Avner est venu chez toi, pourquoi cela: tu l’as renvoyé et il est parti ainsi?» (v. 24). La reprise littérale dans le discours direct d’un fait rapporté auparavant par le narrateur le projette au premier plan du récit69. Ce fait anodin se trouve chargé d’enjeux: il est transformé en problème face auquel les différents protagonistes vont devoir se situer. Sa reprise au discours direct prélude aux rebondissements de l’épisode jusqu’à l’assassinat d’Avner70. Si les dépendances littérales sont moins fréquentes que dans le discours projectif, le discours direct au passé/présent est cependant toujours référé à des événements qui ont été précédemment rapportés. Ceci est la caractéristique majeure de cette forme de discours direct: à de très rares exceptions près71, il n’introduit pas dans le récit de faits nouveaux, il n’ajoute rien en termes de contenu événementiel. Le rapport entre ce qui est raconté et ce qui en est repris au discours direct connaît de multiples variations quant au niveau de détail ou d’exactitude72. Ces variations contribuent puissamment à la caractérisation des personnages et aux jeux de point de vue. Mais plus fondamentalement, le phénomène a un double impact important sur la forme temporelle de l’intrigue. En premier lieu, le fait d’annoncer à un personnage ce qui a été précédemment raconté permet de faire passer la ligne narrative d’un lieu à l’autre, d’un camp à l’autre, d’un épisode à l’autre avec une grande économie de moyens. C’est une manière de faire progresser rapidement le récit en assurant a minima sa continuité. L’annonce ou le constat transmis inaugurent toujours de nouveaux développements narratifs parce que les personnages se trouvent mis en face d’une situation nouvelle, acculés à réagir, que ce qui leur est annoncé soit inattendu (2 S 15,13) ou qu’ils en aient guetté l’annonce (1 S 4,13; 2 S 18,24). Tout en permettant ces déplacements rapides, le procédé fortifie la cohérence et l’unité de l’intrigue puisque la situation qui s’ouvre est directement liée à ce qui a été raconté précédemment. Mais le procédé contribue aussi à mettre en valeur la réaction du personnage par un déplacement de l’attention du lecteur. Celui-ci, en effet, a toujours un temps d’avance sur le personnage: il connaît avant lui la nouvelle à 68. Voir P. BOVATI, Ristabilire la giustizia (AnBib, 110), Roma, Pontificio Istituto biblico, 1986, pp. 63-67. 69. Sur ce point voir MCCARTER, II Samuel, p. 117. 70. Voir des reprises aux fonctions semblables par exemple en 1 S 17,23a.25a; 2 S 6,1112; 11,9-10a. 71. 1 S 26,1 et 2 S 6,5. 72. Ce qui est rapporté peut être plus succinct que ce qu’a dit le narrateur (par exemple 1 S 6,13-20/21) – c’est le cas le plus fréquent – mais aussi équivalent (1 S 4,10-11/17) ou encore, dans de rares cas, plus développé (2 S 11,16-17/23-24).
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laquelle il va être confronté ou la situation qui va lui être rapportée et à laquelle il va devoir faire face. N’apprenant rien en termes de contenu événementiel, c’est à la réaction du personnage qu’il est rendu attentif. Ainsi, ce type de discours direct au passé/présent est-il directement ordonné à la progression de l’intrigue et utilisé de manière à mettre le plus en valeur possible la réaction suscitée par l’annonce qu’il opère73. Déterminé par ce qui a été raconté précédemment, le discours direct au passé/présent est aussi étroitement articulé au discours projectif. Il est rare, en effet, que la réaction du personnage face à l’événement nouveau soit rapportée directement par le narrateur74. C’est presque systématiquement au discours direct, et donc au discours direct projectif, que les personnages réagissent à l’annonce. L’articulation du discours direct au passé/présent et du discours direct projectif prend deux formes suivant que ce dernier est tenu par le destinataire de l’annonce ou par son porteur. Dans le premier cas, une fois la nouvelle annoncée, le destinataire prend immédiatement la parole pour déployer un projet. C’est le cas, par exemple, lorsque David apprend la révolte d’Absalom: «Un informateur vient dire à David: ‘le cœur des fils d’Israël est derrière Absalom’. David dit à tous les serviteurs qui étaient à Jérusalem: ‘Debout, fuyons car il n’y aura pas pour nous d’issue en face d’Absalom’» (2 S 15,13-14). La situation rapportée à David de façon factuelle, sans commentaire, suscite une réaction immédiate de sa part. Ses propos à l’impératif engagent son avenir et celui de ses hommes et marquent le début d’un long épisode de fuite. Remarquons que si les paroles de l’informateur suscitent celles de David, il ne s’agit cependant pas d’un dialogue. David ne répond pas au messager, il s’adresse à ceux qui l’entourent. Ceci est un indice supplémentaire du fait que ce n’est pas le contenu de l’annonce qui est mis en valeur – la façon dont Absalom s’est progressivement «acheté» le cœur des Israélites et dont il a organisé son coup d’État est rapportée dans les versets qui précèdent immédiatement (2 S 15,1-12)75. L’annonce est le déclencheur de la projection du personnage, elle la met en valeur non seulement comme projet, mais surtout comme décision face à une situation nouvelle et souvent urgente. 73. Pour l’étude de ces phénomènes dans le récit de la fuite de David devant Saül, voir OIRY, Informateurs, espions et messagers. 74. Voir par exemple 1 S 24,2-3; 26,1; 2 S 6,12; 10,3-4. 75. Trois annonces cependant ont un enjeu en tant qu’annonces et font l’objet d’un développement narratif. Il s’agit de nouvelles dont on sait ou dont on pressent qu’elles vont atteindre David. La plus dramatique est celle de l’annonce de la mort d’Absalom (2 S 18,19-32) qui fait l’objet de développements plus longs que le récit de cette mort. Mais l’annonce de la mort du premier enfant de Bethsabée fait également l’objet d’inquiétudes des serviteurs (2 S 12,18-19), de même que celle du massacre qui a accompagné la mort d’Urie préoccupe Joab (2 S 11,18-21).
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Le fait que, dans l’articulation de la référence au passé/présent avec le discours projectif, se joue pour les personnages le moment de la décision, apparaît plus nettement encore lorsque c’est celui qui fait référence au passé qui poursuit lui-même par l’énoncé d’une projection. Celle-ci prend alors la forme d’une demande ou d’un ordre adressés au destinataire de l’annonce. Ainsi, lorsque les anciens viennent trouver Samuel, ils commencent par lui décrire la situation telle qu’ils la constatent: «voici que toi tu es vieux [ ;]אתה זקנתquant à tes fils, ils ne vont pas dans tes voies [( »]ובניך לא הלכו בדרכיך1 S 8,5a). Ce constat est immédiatement suivi de leur demande: «maintenant [ ]עתהétablis [ ]שימהpour nous un roi pour qu’il nous juge comme toutes les nations» (1 S 8,5). La référence à leur situation est bien le point d’appui de ce qui leur paraît désirable. Plus encore, c’est cette situation, insinuent-ils, qui les conduit à formuler leur demande. Sous ses allures purement factuelles, la référence au passé/ présent a une fonction argumentative: il s’agit de convaincre ici du bienfondé d’une demande, là de l’opportunité d’une invitation (2 S 13,24) ou de la pertinence d’un conseil (1 S 16,15-16), etc. La première partie du discours est donc relative à la seconde et non l’inverse76. Celui qui fait une référence au passé ou qui pose un constat les utilise comme levier d’une suggestion ou d’un ordre adressé à son interlocuteur: il le presse de prendre la décision dont il suggère qu’elle s’impose dans les circonstances qu’il met sous ses yeux. L’usage de l’adverbe « עתהmaintenant» est caractéristique de ce type de discours dont il renforce la valeur d’injonction. En 1 S 8,5a, l’adverbe est à la charnière du constat des anciens et de la demande qu’elle suscite; il fait passer de l’un à l’autre. Cette position est celle de la très grande majorité des quatre-vingt-deux occurrences de עתה/ ועתהen 1 S 1 – 1 R 2, qu’elles soient dans le discours usuel ou dans les oracles. E. Jenni a montré qu’avant de présenter une certaine diversité d’usages et des nuances sémantiques, עתה/ ועתהmarque fondamentalement le retour du discours au moment de son énonciation77. Le locuteur signale ainsi qu’il revient au cœur de son propos après avoir évoqué une situation autre que celle depuis laquelle il parle. Le plus souvent antérieure78, cette autre situation 76. D’autant que sous l’apparente objectivité des circonstances invoquées pour justifier la demande, peuvent se glisser bien d’autres motivations que la suite de l’épisode viendra mettre au jour: rejet plus ou moins conscient de Yhwh en 1 S 8, désir vengeur en 2 S 13,24, etc. 77. E. JENNI, Zur Verwendung von ʽatta «jetz» im Alten Testament, dans ID. – B. HUWYLER – K. SEYBOLD (éds), Studien zur Sprachwelt des Alten Testaments, Stuttgart, Kohlhammer, 1997, 43-50, p. 45. 78. Quelques exemples parmi de nombreux en 1 S 1 – 1 R 2: 1 S 6,6-7; 8,8-9; 12,1213; 21,3-4; 25,16-17; 28,21-22; 2 S 3,18; 4,11; 12,27-28; 13,20; 17,15-16; 19,11.
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peut être aussi postérieure79 ou contemporaine mais dans ce cas, le locuteur n’y est pas impliqué80. C’est à lui-même et à son énonciation qu’il revient avec cet adverbe pour introduire ce qu’implique à ses yeux la situation qu’il vient d’évoquer81. Jenni insiste sur le fait que dans ce cas, עתה doit être considéré davantage comme un connecteur logique que comme un indicateur temporel82. Ainsi fréquemment, en particulier lorsque l’adverbe est précédé de וmais pas exclusivement, le rapport entre la situation évoquée et ce qu’introduit l’adverbe est un rapport de causalité. Nous pourrions traduire notre exemple par «voici que toi tu es vieux; quant à tes fils, ils ne vont pas dans tes voies par conséquent [ ]עתהétablis pour nous un roi pour qu’il nous juge comme toutes les nations» (1 S 8,5). Dans de tels cas, l’expression de la causalité l’emporte sur celle d’une temporalité entendue comme désignation du moment présent ou la période en cours sur l’axe du temps: ce «maintenant» n’est pas le déictique temporel qui se distingue d’un avant ou d’un après, d’un toujours ou d’un jamais83. D’autres occurrences de עתהpeuvent avoir ces valeurs temporelles84, mais elles sont nettement plus rares que celles qui expriment la consécution. Ce que dit Jenni pour l’ensemble de la Bible hébraïque vaut de façon éminente en 1 S 1 – 1 R 2 puisque seules neuf occurrences de עתהsur quatre-vingts deux ont une valeur explicitement temporelle au sens où il l’entend85. 79. Pour des situations postérieures, réelles ou éventuelles, voir 1 S 9,13; 20,31; 24,2122; 2 S 2,6-7; 13,13; 24,13. 80. C’est le cas de 1 S 8,5. Voir également 1 S 18,22; 19,2; 23,19-20. 81. JENNI, Zur Verwendung von ʽatta «jetz», p. 46. 82. Ibid., pp. 46-47. Voir aussi dans le même sens S.J. DE VRIES, From Old Revelation to New. Tradition-Historical and Redaction-Critical Study of Temporal Transitions in Prophetic Prediction, Grand Rapids, MI, Eerdmans, 1995, pp. 23-25. 83. Ceci est sensible par exemple en 1 S 19,2: «et maintenant tiens-toi sur tes gardes au matin et reste dans la cachette». L’adverbe n’a pas pour fonction de fixer le moment chronologique où il faudra se tenir sur ses gardes. C’est le rôle de l’indication calendaire qui suit. Celle-ci fixe non le moment présent du discours mais un moment futur. Voir un cas similaire en 1 R 2,24. 84. À côté de cet usage, le plus fréquent, Jenni en reconnaît un autre dans lequel l’adverbe a nettement une valeur temporelle. Voir JENNI, Zur Verwendung von ʽatta «jetz», pp. 48-49. Cette valeur apparaît dans des contextes où עתהdésigne le moment présent en regard d’un passé et/ou d’un futur ou en opposition à eux. C’est le cas par exemple en 2 S 17,8b-9a: «ton père est un homme de combat, il ne passera pas la nuit avec le peuple. Et voici qu’il se cache maintenant [ ]עתהdans quelque trou ou en quelque lieu»; elle apparaît aussi quand l’adverbe marque le point de départ ou d’aboutissement d’une période. C’est le cas, par exemple, en 2 S 15,34: «j’étais serviteur de ton père auparavant [ ]מאזet maintenant [ ]ועתהje serai ton serviteur». On pourrait aussi traduire ici מאזpar «jusqu’à présent» et ועתהpar «et à partir de maintenant». De même, la valeur temporelle de l’adverbe est première dans les locutions composées avec עדnotamment. Voir par exemple 2 S 19,8. 85. 1 S 2,16; 13,12; 2 S 12,23; 15,34; 16,11; 17,9; 19,8b; 19,10; 20,6. Dans ces cas, la position de l’adverbe dans la phrase ne répond pas au schéma que nous avons décrit.
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Mais l’expression du rapport de causalité n’exclut pas que le עתהconsécutif ait aussi une valeur temporelle importante; sa position dans la phrase, exactement entre la référence au passé/présent et la projection du futur, est significative à cet égard86. La situation qui suscite le projet, l’ordre ou la demande leur est chronologiquement antérieure, y compris lorsqu’elle est toujours en cours87. Puisque עתהse trouve à la jonction de l’un et de l’autre dans le discours, ce sont bien aussi les deux moments d’un processus temporel que l’adverbe articule, le premier étant effectif, le second à venir. De plus, cet adverbe, parce qu’il est déictique, pointe le moment que vivent les deux interlocuteurs comme celui du basculement d’une cause qui s’impose à une perspective qui s’ouvre et que rendrait effective la décision de celui à qui elle est suggérée. Ce basculement s’opère donc dans un «maintenant» qui n’est pas celui d’un présent sur une frise chronologique, mais plutôt celui d’une «actualité»88, un «maintenant» interne au discours quand vient au langage la perspective dont l’accomplissement va déterminer la suite du récit89. Car, même lorsque ce n’est pas le destinataire de la nouvelle qui formule ce qui est projeté, c’est cependant ce que le messager ou le demandeur lui suggère de faire qui organise, avec plus ou moins de résistances, la suite de l’épisode. Ainsi le עתהmarquet-il dans le récit cette impulsion qui met le destinataire de l’annonce en demeure de s’engager pour que la situation dans laquelle il se trouve change ou se consolide. Ce «maintenant» n’est donc pas le moment présent qui, dans la chronologie, sert de repère entre hier et demain, mais celui de Les références explicites à des moments ou périodes différents du «maintenant» ne laissent aucun doute sur la valeur temporelle de l’adverbe. Dans trois autres cas, 2 S 3,18; 14,32; 24,16, il est difficile de trancher entre usage consécutif ou temporel, la structure de la phrase supportant l’usage consécutif et le contexte impliquant la détermination d’un présent envisagé en tant que tel par rapport à un autre moment ou une autre période. Par ailleurs, il est intéressant de noter la fréquence des usages temporels de עתהdans l’épisode de la révolte d’Absalom (5/9). Le brusque basculement que constitue la rébellion du prince, ainsi que la conduite d’un récit de faits concomitants par alternance des lignes, favorisent la comparaison entre périodes, celle d’avant et celle qui a cours «maintenant», mais aussi ce «maintenant» que l’on suppose se produire au même moment dans l’autre camp. Les personnages sont amenés à comparer ces périodes pour les analyser (2 S 16,11; 19,8b), re-déterminer leurs allégeances (2 S 15,34; 19,10) et préciser leurs stratégies (2 S 15,34; 17,9). 86. Voir B.T. ARNOLD – J.H. CHOI, A Guide to Biblical Hebrew Syntax, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 140 § 4.2.14b. 87. Dans les six cas où la situation qui précède l’adverbe est envisagée au futur, ce n’est pas l’effectivité de cette situation qui génère la conséquence introduite par עתהmais ce que la façon dont le locuteur appréhende l’avenir suscite chez lui. Le projet qu’il exprime après le עתהest donc issu de ses certitudes (1 S 20,31; 24,21-22), des perspectives qui lui sont proposées (1 S 9,13; 2 S 24,13), de ses craintes (2 S 13,13) ou de ses promesses (2 S 2,6-7). 88. Voir ALTER, L’art du récit, p. 97. 89. Voir parmi de nombreux exemples 1 R 1,12.
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l’assignation des personnages à leur responsabilité telle qu’elle apparaît lorsqu’il faut prendre une décision90. La présence de l’adverbe «maintenant» ne fait que rendre plus perceptible que c’est toujours le moment de cette assignation qui se joue à l’intersection de l’évocation du passé et de la projection de l’avenir. Dans cette intersection se dit le caractère impérieux de la décision à prendre. Ainsi le premier type de référence au passé/présent est-il directement ordonné au discours projectif. Il fait entendre la prise en charge, par le locuteur, du «réel» dans lequel il se trouve ou qu’il veut porter à l’attention de son interlocuteur, car ce réel appelle à une réaction. Si l’importance accordée au discours projectif fait entendre que l’histoire procède de la volonté des personnages, la façon dont ces projets sont articulés au discours au passé ou au présent, charge cette volonté d’un devoir de discernement. Quant aux modes d’articulation des deux registres temporels, ils mettent en valeur le moment du discours comme celui d’une nécessaire détermination. Il faut se décider. L’histoire que configure l’ensemble du dispositif n’apparaît donc pas seulement procéder de la volonté des personnages mais surtout de l’exercice de leur responsabilité à laquelle les situations qu’ils vivent les assignent. b) Revisiter un événement Le second type de discours direct au passé se réfère comme le précédent à un événement qui a fait l’objet d’un récit antérieur au cours de l’épisode. Mais sa forme, la façon dont il se réfère à l’événement passé et les objectifs qu’il poursuit diffèrent sensiblement de l’usage que l’on vient d’étudier. Il ne s’agit plus de s’appuyer sur un fait rapporté de façon factuelle pour projeter l’avenir, mais de revisiter un événement passé pour en rendre compte et, le cas échéant, pour en dégager la signification. Cet examen se fait toujours à l’intérieur d’un dialogue au cours duquel les différents protagonistes échangent sur l’événement dans lequel ils viennent d’être impliqués. Et celui-ci, loin de faire l’objet d’une évocation neutre, se trouve raconté à nouveau, interprété et souvent explicitement qualifié. Ainsi, le récit du stratagème mis en place par Mikal pour couvrir la fuite de David s’achève-t-il par un échange tendu entre père et fille: «Saül dit à Mikal: ‘pourquoi m’as-tu trahi ainsi: tu as fait partir mon ennemi et il a fui’. Mikal dit à Saül: ‘c’est lui qui m’a dit «fais-moi partir. Pourquoi devrais-je te tuer?»’» (1 S 19,17). D’emblée, Saül demande des comptes à sa fille en qualifiant comme trahison le stratagème qu’elle a mis en œuvre, puis 90. Voir en ce sens ALTER, L’art du récit, p. 98.
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Mikal se justifie, prolongeant la ruse par le mensonge. Celui-ci, perceptible par le lecteur qui a été rendu témoin de l’échange entre David et sa femme (v. 11), met en valeur l’habileté de celle-ci qui, tout en ayant sauvé l’homme qu’elle aime (18,20), se dédouane pourtant sur lui de sa responsabilité, espérant sans doute échapper aux probables représailles de son père. Ce mouvement réflexif qui interprète et qualifie l’événement prend des formes diverses. Une première consiste en un commentaire91 face à un événement que les personnages identifient comme extraordinaire ou redoutable. Ainsi, la venue de l’arche est-elle perçue par les Philistins comme un malheur. C’est leur défaite qu’ils voient s’annoncer lorsqu’elle arrive dans le camp des Israélites (1 S 4,7). De même, lorsqu’elle est envoyée à Eqrôn, le narrateur mentionne son arrivée avant de rapporter les propos des habitants: «ils ont transféré chez moi l’arche du Dieu d’Israël pour me mettre à mort, moi et mon peuple» (1 S 5,10). Leur discours donne à entendre la menace dont cette venue est porteuse à leurs yeux. C’est d’une interprétation également que relève la réponse que Saül fait à ses hommes qui veulent se venger de ceux qui l’ont méprisé: «aucun homme ne sera mis à mort aujourd’hui, car aujourd’hui, Yhwh a fait un salut en Israël» (1 S 11,13). Saül fonde et justifie le comportement qu’il attend de ses fidèles sur la façon dont il comprend et qualifie la victoire qu’ils viennent de remporter92. Dans tous ces cas, le retour des personnages sur ce qu’ils vivent n’a pas pour but de constater mais d’analyser, d’interpréter et de déployer les implications – réelles ou supposées – des événements dans lesquels ils sont engagés. Un événement peut aussi être scruté parce qu’il garde une part de mystère. À plusieurs reprises, un dialogue naît de la volonté d’un personnage d’élucider un point qui lui échappe. Il devine que quelque chose d’important s’est passé à son insu et il cherche à en savoir davantage, souvent en questionnant. C’est Éli qui interroge Samuel au lendemain de la révélation dans le temple: «Quelle est la parole qu’il t’a dite?» (1 S 3,17); l’oncle de Saül qui enquête au retour de son neveu et de son serviteur: «où êtes-vous allés?» et qui, apprenant leur visite à Samuel, insiste: «raconte-moi, je te prie, ce que vous a dit Samuel» (10,14-15)93. Ces questions portent sur deux événements capitaux puisqu’il s’agit de l’élection de Samuel et de celle de Saül. Leurs récits se suffisent à eux-mêmes. Mais le fait qu’ils reposent en partie sur un secret prolonge leur impact dans la narration: la curiosité qu’ils suscitent, ce qu’accepte d’en dire celui 91. Celui-ci peut prendre une forme interrogative. Voir par exemple: 1 S 4,3; 9,21. 92. Voir aussi 1 S 7,12. 93. Voir aussi 1 S 14,43; 20,27; 26,14b.17; 2 S 13,20; 14,19.
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qui est interrogé ou ce qu’il prend soin de garder pour lui, appartiennent encore à l’événement et déploient des effets puissants. Enfin, de même que des personnages reviennent sur un événement pour l’élucider, ils peuvent le faire pour dissiper une méprise. C’est ce que fait Éli lorsque le jeune Samuel accourt à son chevet. Au «me voici car tu m’as appelé» de l’enfant répond son «je ne t’ai pas appelé» (1 S 3,5.6). C’est aussi David qui rend compte à ses serviteurs déconcertés de son comportement au moment de la mort de son enfant (2 S 12,22-23). Cependant, les dialogues que suscitent des événements passés n’ont pas pour fonction première de les commenter ou d’en éclaircir la factualité. Le retour sur ce qui s’est produit a principalement pour fonction de procéder à une élucidation éthique. L’événement est revisité pour que soit mise au jour la façon dont la responsabilité des protagonistes y est engagée. Très souvent, le dialogue s’ouvre par une proposition interrogative. Il s’agit d’un mode propice à la mise en question de la responsabilité de l’interlocuteur: un personnage en interpelle un autre pour lui demander des comptes à propos d’un acte ou d’un comportement répréhensible à ses yeux. C’est Éli qui interpelle ses fils: «Pourquoi faites-vous de telles choses?» (1 S 2,23), Samuel qui interroge Saül: «Qu’as-tu fait?» (1 S 13,11), et plus tard: «pourquoi m’as-tu dérangé en me faisant monter?» (1 S 28,15). C’est aussi David qui sonde Mefibosheth: «pourquoi n’es-tu pas parti avec moi, Mefibosheth?» (2 S 19,26)94. Ces questions sont rarement de simples demandes d’éclaircissement. Souvent rhétoriques, elles sont porteuses de reproches voire d’accusations et elles somment celui à qui elles sont adressées de se justifier. La façon dont David met en question le comportement de Saül à son égard, d’abord auprès de Jonathan (1 S 20,1), puis du roi lui-même (1 S 26,18), fait entendre conjointement une mise en cause et une protestation d’innocence. Les questions qu’Éliav adresse à son frère lorsque celui-ci arrive sur le champ de bataille sont chargées de soupçons injustes (1 S 17,28), comme le mettent en évidence les ordres de Jessé et les préparatifs du jeune homme, relatés auparavant (1 S 17,17-18). Quant à la question du roi à Urie: «N’arrives-tu pas de voyage? Pourquoi n’es-tu pas descendu chez toi?» (2 S 11,10), si elle peut paraître empressée, elle est chargée par son contexte de secrets reproches et confirme qu’une sombre machination est à l’œuvre95.
94. Voir parmi de nombreux exemples: 1 S 1,14; 15,19; 16,1; 19,17a; 22,7-8; 28,12b; 2 S 1,14; 3,7; 14,31; 16,10.17; 18,11; 20,19. 95. Voir aussi 1 S 15,14.
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Reproches et accusations sont aussi énoncés à la forme affirmative, souvent dans le prolongement de la question. Ainsi, après s’être subrepticement introduit dans le camp de Saül, David interpelle Avner: «pourquoi n’as-tu pas veillé sur ton maître le roi?» (1 S 26,15a). La question énonce directement le grief central avant que David ne déploie ce dont elle est implicitement porteuse. Il revient de façon très elliptique sur le fait qui la suscite: «quelqu’un du peuple est venu pour attenter au roi ton maître»; puis il énonce solennellement la gravité de la défaillance du général qui le rendrait passible de mort: «Ce n’est pas bien ce que tu as fait. Par la vie de Yhwh vous êtes dignes de mort vous qui n’avez pas veillé sur votre maître, sur l’oint de Yhwh»; enfin, il exhibe les preuves qui justifient une mise en cause dont Avner ne doit toujours pas comprendre exactement les motifs: «Et maintenant, vois où sont la lance du roi et la gourde d’eau qui étaient à son chevet» (1 S 26,15b-16)96. Plus rarement, menaces et accusations peuvent être énoncées directement à la forme affirmative, sans l’amorce d’une question. C’est ce que fait Shimeï lorsqu’il maudit David (2 S 16,7-8). Quant aux reproches que Joab adresse à David sur son attitude face à la mort d’Absalom (2 S 19,6-7), ils représentent une expression particulièrement développée de ce type de discours97. Notons enfin que ces accusations peuvent s’achever par l’énonciation d’une sanction. Ainsi Samuel annonce-t-il à Saül sa destitution: «tu as rejeté la parole de Yhwh, alors Yhwh t’a rejeté d’être roi sur Israël» (1 S 15,26), de même que David ordonne la mise à mort de l’assassin de Saül (2 S 1,16) ou de ceux d’Ishbosheth (2 S 4,10-11). Mais celui qui met en cause, qui reproche ou accuse n’est pas le seul à revenir sur l’événement passé. Son interlocuteur, sommé de s’expliquer, prend souvent la parole et revient à son tour sur ce qui lui vaut d’être ainsi accusé. Il s’agit pour lui de rendre compte d’un comportement, de se justifier voire de protester de son innocence. Il peut contester ce qui lui est reproché pour rétablir la vérité. C’est ce que fait Anne qui, en réponse aux reproches d’Éli sur sa prétendue ébriété, évoque discrètement la ferveur de sa prière: «Non monseigneur (…) je n’ai bu ni vin ni boisson fermentée, j’épanchais mon âme devant Yhwh» (1 S 1,15); ou encore David qui se défend des accusations injustes de son frère (1 S 17,29), Urie qui justifie sa désobéissance au roi par sa fidélité à l’arche et au sort de ses compagnons d’armes (2 S 11,11). Lorsque les faits qui leur sont reprochés sont incontestables, les protagonistes mis en cause peuvent tenter de se justifier en exposant le contexte qui les a conduits à faire ce qu’ils 96. Voir aussi, par exemple, 1 R 2,42-45. 97. Voir aussi 1 S 14, 29 (dans ce cas, le reproche est indirect); 19,17; 2 S 3,24-25.
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ont fait. Ainsi Saül invoque à deux reprises sa peur face à la pression de l’armée philistine: au début de son règne, elle le pousse à anticiper le sacrifice que Samuel devait offrir (1 S 13,11-12); la veille de sa mort, alors que Yhwh se tait, elle provoque la consultation post-mortem du prophète (1 S 28,15)98. Le narrateur recourt aux mêmes stratégies narratives que dans le cas des mises en cause: la façon dont il a rapporté le contexte de l’événement dont le personnage se justifie fait ressortir duplicités et stratégies à l’œuvre dans la façon d’invoquer des faits passés, de les présenter. Parfois, la responsabilité réelle du personnage demeure indécidable pour le lecteur. Faut-il croire Avner lorsqu’il revendique sa loyauté face à Ishbosheth (2 S 3,8), et d’ailleurs que revendique-t-il exactement? Quant aux motivations que Saül invoque pour justifier qu’il a transgressé l’interdit commandé par Yhwh, elles ont du mal à convaincre (1 S 15,15.20-21), tout comme le procédé mis en œuvre par Absalom pour faire plier Joab (2 S 14,32). En revanche, le lecteur connaît parfaitement les raisons du mensonge que Jonathan sert à son père pour justifier l’absence de David au repas de fête (1 S 20,28-29). Enfin, le dialogue peut conduire le personnage mis en cause à confesser son péché sans chercher davantage à se justifier. Les exhortations de Samuel amènent le peuple à reconnaître sa faute après vingt ans d’apostasie (1 S 7,6) et, plus tard, au terme du processus de désignation du roi (1 S 12,19). C’est après plusieurs tentatives de justification que Saül finit par avouer qu’il a transgressé l’interdit (1 S 15,24.30), et suite à l’oracle de Natan que David ouvre les yeux sur sa faute (2 S 12,13)99. Notons que dans quelques cas, le personnage mis en cause reconnaît ses torts dans un discours qui rend justice au comportement de son interlocuteur à son égard. Ainsi Saül loue-t-il la justice de David qui a épargné son persécuteur tombé à sa merci (1 S 24,18-19) et David celle d’Abigaël qui l’a retenu de se livrer au massacre qu’il projetait (1 S 25,33-34). Questions, reproches et énoncés de griefs, justifications et confessions sont associés selon des configurations variées. Le dialogue peut avoir la forme minimale de deux brèves répliques, le premier locuteur mettant en cause, le second se justifiant; c’est le cas par exemple de l’échange entre Saül et Mikal au lendemain de la fuite de David (1 S 19,17). Très souvent cependant, le dialogue présente des formes plus développées qui combinent de façon plus ou moins complexe les différents actes de discours que nous venons d’examiner. Ainsi en est-il de l’échange entre Saül 98. Voir aussi 2 S 19,27. 99. Voir aussi 1 S 26,21; 2 S 19,21; 24,10.17. À sa manière, 1 S 22,21 est une forme d’aveu qui conduit le lecteur à revisiter in fine le comportement de David lors de sa visite à Ahimélek. Sur ce point, voir WÉNIN, David et le massacre des prêtres, pp. 382-384.
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et David après que celui-ci a épargné le roi dans la caverne. Les deux interlocuteurs commentent l’un après l’autre ce qui vient de se passer (1 S 24,10-12.17-19) et que Saül qualifie d’acte de bonté (v. 19), avant d’en développer les implications pour l’avenir. Parfois c’est un véritable débat qui se noue autour d’un événement, comme celui par lequel se résout l’épisode du malencontreux serment de Saül et de sa transgression par Jonathan. La façon dont les différents protagonistes qualifient ce qu’ils ont vécu va du péché (1 S 14,38) au «salut» opéré avec Yhwh (1 S 11,13). Sans que l’on puisse dire que tous ces dialogues relèvent de la procédure du rîb100, on retrouve cependant souvent dans leur dynamique les étapes constitutives de cette procédure dont l’objectif est de rétablir une plus grande justice par le dialogue des deux parties. Ce type de discours direct présente fréquemment une séquence accusation → justification → aveu ou protestation d’innocence → réconciliation ou, dans certain cas, lorsqu’il s’agit du roi, énoncé d’une sanction. Ceci fait apparaître combien l’évaluation éthique des événements est une préoccupation des protagonistes. Elle est menée sous la forme d’interpellations directes et vise souvent une manifestation de la vérité voire un rétablissement de la justice. Les dialogues que suscite l’examen du passé ont la particularité de présenter très peu d’expressions communes avec le récit des événements auxquels ils se réfèrent. Ceci, qui les distingue sensiblement de tous les autres usages du discours direct usuel, tient au fait que le rapport du discours direct à sa référence est ici de l’ordre de l’interprétation. La différence entre la lettre du récit initial et celle du discours fait entendre le biais introduit par l’investissement subjectif du locuteur dans la perception et l’analyse de ce qu’il vit. Tous les exemples que nous avons envisagés précédemment l’illustreraient. Il nous suffira ici de considérer un exemple extrême, la question par laquelle Saül met en cause Ahimélek: «Pourquoi avez-vous conspiré contre moi, toi et le fils de Jessé, en lui donnant du pain et une épée, en consultant Yhwh pour lui, afin qu’il se dresse contre moi en ennemi comme aujourd’hui?» (1 S 22,13). Ces propos procèdent d’une double déformation interprétative. Ce que Saül reproche à Ahimélek d’avoir fait est ce que Doëg lui a rapporté avoir vu (1 S 22,9-10), c’est pourquoi, les propos de Saül reprennent d’assez près ceux de son serviteur. Mais le rapport de celui-ci présente une première déformation interprétative: si Ahimélek a bien donné du pain et une épée au fuyard, il n’a pas consulté Yhwh pour lui. Cette consultation est déduite par Doëg qui 100. Voir le schéma proposé par BOVATI, Ristabilire la giustizia, p. 23, et l’examen détaillé de chacune des étapes pp. 51-148. Pour une étude détaillée sur trois dialogues de 1 S, voir RAMOND, Leçon de non-violence, pp. 103-192.
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interprète ce dont il a été témoin101. Mais la distorsion procède surtout de la façon dont Saül met les faits en perspective. La virulence de sa jalousie envers David biaise son interprétation de ce qui lui a été rapporté. Plutôt que de percevoir dans les actes de David les précautions d’un homme qui organise sa fuite dans l’urgence, sa paranoïa le conduit à y déceler les signes d’une hostilité active non seulement de David, mais également d’Ahimélek. D’emblée, il qualifie leur rencontre de «conspiration» et voit, dans ce qu’Ahimélek a donné à David, des moyens fournis au jeune homme pour qu’il se retourne contre lui. La façon dont Saül justifie la mise à mort des prêtres constitue un pas de plus dans une interprétation délirante de cette rencontre: «mettez à mort les prêtres de Yhwh car eux aussi prêtent la main à David. Car ils savaient qu’il fuyait et ils ne l’ont pas révélé à mes oreilles» (1 S 22,17). Le discours n’est plus généré par un appui sur des faits, comme on l’a vu précédemment, mais ceux-ci sont mis en perspective par l’interprétation du locuteur. Au terme de l’étude de ce type de discours direct il apparaît que, si le récit progresse par l’enchaînement des événements, les plus significatifs s’achèvent souvent par un dialogue qui revient sur ce qui s’est passé. C’est donc dans un moment réflexif opéré par les protagonistes eux-mêmes qu’est livrée la fine pointe de l’événement. Celle-ci est de l’ordre non plus de l’action mais de l’élucidation, et en premier lieu en 1 S 1 – 1 R 2 de l’élucidation éthique: il s’agit de faire émerger ce qui s’est joué dans un événement en termes d’engagement des personnages, avec son poids de motivations, de grandeur, d’intérêts, de stratégies voire de mensonge. Tous les épisodes majeurs du récit, et notamment ceux des règnes de Saül et de David, s’achèvent sur un moment de ce type. Le récit est donc celui d’une histoire dont les événements sont rapportés dans leur déroulement avant qu’ils ne soient remis aux jugements de leurs protagonistes. S’ils peuvent parfois relever du jeu de dupes, ces dialogues – et notamment ceux dans lesquels David est engagé avec Saül, Abigaël, Mikal, Natan, Joab, etc. – sont cependant des processus qui permettent l’avènement d’une vérité plus grande à un double niveau: ce sont d’abord les motivations des actes posés par les protagonistes qui viennent au jour, qu’elles soient sincèrement reconnues ou qu’elles se dissimulent derrière des stratégies que le contexte permet au lecteur de mesurer. Mais ce faisant, c’est la complexité de leurs relations que les protagonistes font venir à la lumière, et celle-ci apparaît comme le terreau des événements qui surviennent et qui en sont souvent un nœud critique. 101. C’est probablement le fait que le prêtre se soit approché de l’éphod pour prendre l’épée de Goliath qui a conduit Doëg à supposer une consultation. Sur ce point, voir WÉNIN, David et le massacre des prêtres, pp. 374-375.
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c) Les caractéristiques du discours direct au passé et au présent Le discours direct au passé se réfère principalement à des événements qui ont été rapportés précédemment dans l’épisode ou à la fin du précédent. Comme le discours projectif, son échelle temporelle propre est donc celle de l’épisode. Sa première fonction est de servir de point d’appui à la projection d’un personnage. Il met d’abord en valeur la prise que les personnages ont sur le cours de l’histoire. La façon dont ils constatent une situation, dont ils en informent, dont ils relèvent un événement comme particulièrement significatif dans le flux de ce qu’ils vivent, est une première manière d’avoir la main dans leur histoire. Sur le plan narratif, la reprise au discours direct d’un événement rapporté par le narrateur est une manière de renforcer la continuité de la ligne narrative tout en favorisant des rebondissements. Car lorsqu’un personnage constate ou transmet une situation, c’est fondamentalement parce que celle-ci appelle une décision. C’est pourquoi, ce type de référence au passé est généralement corrélé au discours projectif, et particulièrement en début de scène ou d’épisode. Dans cette articulation, se joue, on l’a vu, le présent d’une assignation. Ce premier type de discours direct au passé a donc pour fonction de mettre les protagonistes du récit «devant les faits», et ce faisant, il met en valeur la dimension décisionnelle de leurs projections. Ce que suscitent leurs projections, et qui fait l’objet du récit, est ainsi ramené à sa source. Si ce type d’usage du discours direct au passé domine en début d’épisode, un autre usage est caractéristique de la fin: celui par lequel les personnages revisitent un événement. Les dialogues ne se rapportent plus, alors, à leur référence comme à une circonstance qui appelle une réaction, mais comme au creuset d’une révélation qu’il convient de faire advenir. Si ces dialogues apportent peu au récit en termes d’action, ils sont déterminants dans la mesure où les protagonistes, parce qu’ils se prononcent euxmêmes sur la signification des événements qu’ils suscitent ou subissent, confèrent à l’histoire une partie de son sens et de sa gravité. On sait la réserve du narrateur en matière de commentaire sur le cours de ce qu’il rapporte. Remettant ce soin à ceux qui y sont engagés, c’est à leurs propres jugements qu’il les laisse. Car lorsque les protagonistes revisitent un événement, c’est d’abord pour un jugement éthique. Leurs dialogues s’organisent comme un processus aux étapes plus ou moins développées, au cours desquelles ils se mettent en cause, se demandent des comptes ou en rendent, se justifient, avouent une faute ou énoncent une sanction. D’une certaine manière, c’est toujours de vie et de mort qu’il est question entre adversaires, rivaux ou alliés aux vues divergentes. Dans leur face-à-face se jouent ou se rejouent pardons et sanctions, grâces et meurtres, alliances et mensonges.
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De tels dialogues font émerger la conscience des personnages comme instance première et dernière de ce qui se joue dans l’histoire à hauteur humaine. Instance dernière, parce qu’elle est celle où se réfléchissent les événements passés pour que les protagonistes accèdent à une plus juste appréciation de ce qui s’est joué, appréciation qui leur demeure inaccessible tant qu’ils y sont immergés. Instance première, parce que cette révélation ultime a presque toujours la forme d’un jugement éthique. Elle renvoie ainsi chacun à la responsabilité de ce qu’il a dit, de ce qu’il a fait ou caché comme à ce qui, d’abord et plus que tout, génère ce qui compte dans l’histoire. Ainsi le discours direct au passé est-il le lieu d’expression de la façon dont les personnages endossent une responsabilité qui prend deux formes: celle de l’initiative et de l’engagement dans une situation donnée et celle de la capacité à reconnaître et à assumer erreurs et fautes, les uns devant les autres, les uns par les autres. 4. Projeter et faire mémoire au-delà de l’épisode La portée du discours direct usuel, qu’il projette le futur ou revienne sur le passé n’excède pas, on l’a vu, l’échelle temporelle de l’épisode. Cette caractéristique fondamentale connaît peu d’exceptions au regard de la fréquence du discours direct dans la narration. Quelques énoncés, cependant, se distinguent en ce qu’ils projettent l’avenir ou revisitent le passé au-delà des limites de la scène ou de l’épisode où ils sont prononcés. L’étude s’attachera d’abord aux énoncés au futur puis à ceux au passé. Un groupe de textes ne sera cependant pas pris en compte ici: les avertissements de Yhwh et de Samuel qui encadrent le processus d’institution de la royauté (1 S 8,7-9.11-18; 12,1-25) auxquels s’ajoute le discours que David adresse à Yhwh en réponse à l’oracle de Natan (2 S 7,18-29). Parce qu’ils sont liés à des oracles et qu’ils présentent la particularité d’articuler dans le même énoncé passé, présent et futur, ces discours seront étudiés avec les oracles. a) Promettre Les interventions au discours direct usuel qui projettent un futur long sont toutes des promesses simples, ou accompagnées d’une formule de serment. Seuls trois énoncés particuliers que nous appellerons «reconnaissance» (1 S 23,17; 24,21; 25,30). Promettre et prêter serment sont donc les seuls actes du discours direct usuel par lequel le locuteur a la capacité de déployer un projet sur une échelle de temps qui excède celle de l’épisode. Ces promesses sont énoncées dans des circonstances très
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diverses par des personnages de tous ordres: figures de premier plan que sont Saül (1 S 17,25102; 19,6) et David (1 S 22,23; 2 S 19,24.39)103, mais aussi personnages secondaires comme Anne (1 S 1,11)104, Jonathan (1 S 20,4.16.23.42; 23,17) et même Ittaï (2 S 15,21) qui n’apparaît que très ponctuellement (2 S 15,18-22; 18,2.12). On relève aussi une promesse de Yhwh à David. Elle a la particularité d’apparaître dans le récit non pas au moment de son énonciation mais beaucoup plus tard, lorsque les anciens la rappellent à David alors qu’ils lui confèrent l’onction royale (2 S 5,2). C’est pourquoi elle sera étudiée avec le discours direct au passé. La diversité de ceux qui promettent suggère que c’est par sa propre vertu, par l’acte de discours particulier qu’elle constitue, que la promesse peut engager un futur à long terme et non par l’autorité de celui qui promet ou par les circonstances qui suscitent la promesse. «L’acte de la promesse engage le locuteur à l’égard d’une action future, et en faveur de son interlocuteur»105. Ainsi défini, cet acte de discours, qui ne peut porter que sur le futur, se distingue d’un simple projet: l’engagement envers l’autre est premier et il détermine l’action projetée106. Le «promettre à» fonde le «promettre de»107 qui prend toujours la forme d’une action bénéfique pour l’autre. De ce fait, la projection que le locuteur fait en promettant est indissociablement projection d’une action et projection de soi comme répondant de cette action108. Ceci caractérise toutes les promesses, quelle que soit leur extension temporelle. Celles de 1 S 1 – 1 R 2 n’engagent pas toutes un temps long. Plusieurs se déploient dans une échelle temporelle identique à celle des autres interventions au discours direct usuel. Elles ne valent que dans l’épisode au cours duquel elles sont énoncées puis tenues. C’est le cas, par exemple, de la promesse 102. Cette promesse a la particularité de ne pas être rapportée par le narrateur au moment où Saül l’énonce, mais par la médiation des hommes que David rencontre lorsqu’il arrive sur le champ de bataille. 103. Le serment prêté à David concernant la succession de Salomon (1 R 1,13.17.30) n’est pas pris en compte ici. Comme on le verra (infra, p. 454) le contexte laisse à penser qu’il s’agit d’un serment présenté comme ancien mais sans doute inventé sur le champ pour les besoins de la cause. 104. Anne formule un vœu qui peut être considéré comme une promesse conditionnelle. 105. SONNET, De Dieu et de son Christ, p. 355 et l’ensemble de l’article pour une étude de la promesse en contexte biblique. La définition de Sonnet s’appuie directement sur les travaux fondateurs du linguiste J.R. SEARLE, Les actes de langage. Essai de philosophie du langage, Paris, Hermann, 1972, pp. 98-103 et en particulier p. 99 pour cette définition. 106. Sur la différence entre projet et promesse et notamment sur le primat d’autrui dans la promesse, voir P. GILBERT, «Je te promets», dans NRT 136 (2014) 374-389, pp. 377380. 107. Sur ce double aspect de la promesse, voir SEARLE, Les actes de langage, p. 99; GILBERT, «Je te promets», p. 378. 108. Voir SONNET, De Dieu et de son Christ, p. 361.
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que Saül fait adresser aux habitants de Yavesh de Galaad: «demain, il y aura pour vous un salut à la chaleur du soleil» (1 S 11,9), ou de celle qu’il solennise au moyen d’une formule de serment109 lorsqu’il consulte la nécromancienne: «par la vie de Yhwh, il n’y aura pas de châtiment pour toi dans cette affaire» (1 S 28,10)110, ou encore celle de Yhwh envers David qui l’interroge: «Monte, car, pour livrer, je livrerai les Philistins dans ta main»111 (2 S 5,19). Ces promesses à durée brève sont toujours suscitées par une situation d’urgence et leur objet est déterminé: c’est une aide précise que celui qui promet s’engage à apporter. Le promettre de est mis à l’avant-plan du récit, il concourt souvent puissamment au suspense de l’épisode. À l’inverse, les promesses qui engagent un temps long sont des promesses dont l’action est peu, voire pas du tout déterminée. Certes, la promesse a un contenu, mais l’accent porte principalement sur l’engagement du locuteur en faveur de celui auquel il se lie pour l’inconnu de l’avenir. Le locuteur assume alors d’emblée la totalité des situations dans lesquelles il devra se montrer fidèle. Ainsi, Ittaï promet-il à David d’être avec lui en quelque lieu où il se trouvera (2 S 15,21), et David s’engage-t-il à faire pour Barzillaï tout ce que celui-ci souhaitera (2 S 19,39)112. La promesse tend alors à n’avoir d’autre objet que la fidélité à l’autre, le promettre à recouvrant le promettre de, qui n’est pas autrement déterminé. C’est sous cette modalité que la promesse révèle le mieux ses affinités avec le temps long: elle se déploie sans poser d’autre terme que celui de la vie de ceux qu’elle lie. Il est remarquable qu’en 1 S 1 – 1 R 2 la promesse soit la seule modalité du discours direct par laquelle les personnages humains se projettent dans le temps long113. On l’a vu, leur capacité à élaborer des projets est certes le mode majeur de leur discours, mais ces projets ne dépassent pas le court ou moyen terme à l’intérieur duquel l’épisode se développe. Les 109. Le phénomène du serment fait l’objet de la monographie de ZIEGLER, Promises to Keep dont la seconde partie est une étude narrative de l’ensemble des serments relatifs à Saül et David en 1 – 2 S (pp. 149-263). Le relevé que l’auteur propose (pp. 151-152 et 185188) fait apparaître la fréquence d’un phénomène qui n’est pas seulement fait de promesses ou de menaces (voir par exemple 1 S 17,55; 20,3; 29,6; 2 S 11,11; 12,5). 110. Voir également par exemple les serments de Jonathan d’informer David des intentions de son père en 1 S 20,9.12-13 ou les promesses avec lesquelles Avner motive la demande d’alliance qu’il adresse à David (2 S 3,12.21). Ces dernières engagent par leur objet un avenir long, mais la mort d’Avner, qu’elles provoquent au cours de l’épisode, en abrège immédiatement la portée. 111. L’utilisation de l’infinitif absolu, renforçant le caractère affirmatif de la proposition, accentue du même coup l’engagement de Yhwh envers David. 112. C’est la même logique qui est à l’œuvre dans la promesse de David à Abiatar (1 S 22,23). 113. Yhwh ne formule pas de promesse longue autrement que sous la forme d’oracle.
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personnages semblent ne pas avoir de prise au-delà de ce qu’engagent directement les situations dans lesquelles ils se trouvent excepté lorsqu’ils promettent. La promesse est donc la modalité selon laquelle la liberté des personnages révèle toute sa mesure. Si l’exercice de cette liberté apparaît souvent contraint par les circonstances, la promesse témoigne que celles-ci n’ôtent pas au personnage la capacité de disposer librement de lui-même et elle révèle que c’est dans l’engagement inconditionné en faveur d’un autre qu’il peut passer outre les limites habituelles de son horizon de projection. Par ses promesses, il entend tisser le long cours de l’histoire des fils solides de la fidélité. Car si elles n’ont pas d’impact immédiat sur la progression du récit – en témoigne l’absence de reprises littérales de ces formules par le narrateur –, elles introduisent dans sa trame des pierres d’attente susceptibles de connaître des réactivations narratives ultérieures. La promesse la plus exploitée narrativement est le serment que Jonathan fait prononcer à David en sa faveur et en faveur de sa descendance (1 S 20,1417). David active beaucoup plus tard les possibles que ménage cet engagement lorsque devenu roi, il fait venir Mefibosheth auprès de lui. Il ouvre cette nouvelle phase de ses relations avec la maison de Saül en la mettant d’emblée sous le signe de la fidélité au serment envers Jonathan: «Y a-t-il encore un survivant pour la maison de Saül que j’agisse avec fidélité [ואעשה ]חסדenvers lui à cause de Jonathan?» (2 S 9,1.3). Il fait ainsi écho à la formule par laquelle Jonathan l’avait invité à prêter serment (1 S 20,14) dans le prolongement de l’alliance conclue précédemment (1 S 18,3). La fidélité à ce lien est d’ailleurs l’enjeu de tous les épisodes où Mefibosheth apparaît: c’est une trahison que semble signifier son absence lorsque David fuit Jérusalem (2 S 16,1-4), c’est de sa loyauté qu’il vient protester lorsque le roi reprend le chemin de sa capitale (2 S 19,25-31), enfin, c’est par fidélité au serment fait à Jonathan que David l’épargne lorsque, à la demande des Gabaonites, il met à mort les descendants de Saül (2 S 21,7). La place que tient Mefibosheth en 2 S s’explique donc par la vertu d’une promesse tenue dans les aléas qui marquent le cours des événements. Ceuxci donnent un corps historique inattendu à cette parole à longue portée dont le déploiement forme une petite intrigue secondaire à l’intérieur de l’intrigue principale, contribuant de façon discrète à son unité et à sa cohérence sur le long terme. Les promesses participent aussi de façon spécifique à la caractérisation des personnages114. Parce qu’elles relèvent d’une projection de soi, elles 114. L’importance de ces actes de parole dans la caractérisation des personnages de Saül et de David rejoint ce que Y. Ziegler a montré de façon plus large pour l’ensemble des serments dans la seconde partie de son ouvrage. Voir ZIEGLER, Promises to Keep, pp. 149-263.
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sont révélatrices de la façon dont celui qui promet est capable d’habiter le temps long et d’offrir une perspective à ceux en faveur desquels il s’engage. Bien qu’elles soient prononcées par des personnages divers, les promesses longues de 1 S 1 – 1 R 2 contribuent principalement à la caractérisation de Saül et de David et, en matière de capacité à (se) tenir dans le temps, elles font apparaître une franche opposition entre les deux. Saül n’est bénéficiaire d’aucune promesse longue mais il en énonce trois et s’avère rapidement incapable d’en tenir aucune. La première a pour occasion le défi que lance Goliath à Israël. Elle est introduite dans le récit de façon indirecte par les soldats de Saül qui la répètent; c’est ainsi qu’elle arrive aux oreilles de David (1 S 17,25-27). Elle a pour particularité que l’identité de son bénéficiaire n’est pas déterminée. Qui battra Goliath en recevra un triple bénéfice: Saül s’engage à l’enrichir, à lui donner sa fille en mariage et à affranchir sa famille. Voilà donc ce à quoi peut prétendre David à l’issue du combat. Or, Saül apparaît rapidement défaillant dans sa capacité à tenir sa promesse. Deux des trois volets – l’enrichissement et l’affranchissement – ne connaissent pas de suite dans le récit. Saül semble cependant vouloir honorer sa promesse de mariage puisqu’il propose à David la main de son aînée Mérab (1 S 18,17a). Mais le lecteur découvre immédiatement qu’il utilise sa promesse pour tendre à David un piège mortel (1 S 18,17b). L’épisode qui s’ouvre sur cette fidélité apparente mais secrètement fallacieuse (1 S 18,17-29) est entièrement consacré aux revirements de Saül et à ses vaines manigances pour éliminer David sous couvert d’une perspective de mariage. Finalement, la bravoure du jeune homme contraint Saül à devoir être partiellement fidèle à sa promesse: il lui donne en mariage Mikal, sa fille cadette. Les deux autres promesses ont un même objet: Saül s’engage à ne plus chercher à tuer David. La première parvient au jeune oint de façon indirecte, par la médiation de Jonathan (1 S 19,6-7), la seconde lui est adressée directement par Saül (1 S 26,21). L’une et l’autre expriment un engagement définitif, sans limite de temps. Mais dans les deux cas, Saül reprend rapidement ses persécutions: dans la scène qui suit immédiatement l’engagement pris devant Jonathan, il vise à nouveau David de sa lance (1 S 19,10) et si le narrateur rapporte qu’après l’installation de David chez Akish Saül cesse de le chercher, c’est qu’il devait s’être remis à le poursuivre (1 S 27,4). Les trois promesses de Saül qui l’engagent au-delà des circonstances d’un épisode révèlent son incapacité à tenir une parole, mais aussi la virulence de la haine qu’il nourrit contre David. Elles présentent un étrange et paradoxal revers: si elles sont bien énoncées en
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faveur de David, elles participent en fait aux stratégies de Saül pour éliminer son jeune rival115. David, à l’inverse, apparaît comme l’homme des fidélités longues. Tout son parcours est accompagné de promesses données et reçues et toutes esquissent des lignes narratives durables, même lorsqu’elles ne sont exploitées qu’a minima. Les promesses qui l’entourent sont d’abord celles qu’il tient. Ainsi, l’invitation faite à Abiatar de demeurer aux côtés du roi estelle l’expression de la protection qu’il lui promet (1 S 22,23). Et il se montre fidèle à cet engagement, comme en témoignent les mentions répétées de la présence d’Abiatar aux côtés de David, des premiers temps de sa fuite devant Saül (1 S 23,9) jusqu’à la réorganisation du royaume qui suit son retour à Jérusalem après la mort d’Absalom (2 S 20,25)116. Mais David est aussi celui qui bénéficie d’engagements solides et qui sait faire confiance à qui promet. Il croit en la promesse d’Ittaï le Guittite de l’accompagner partout où il ira (2 S 15,21) et sa confiance le conduit à placer cet étranger à peine arrivé (2 S 15,20) à la tête de son armée, au même rang que les fidèles de longue date, Joab et Avishaï (2 S 18,2). Les promesses les plus nombreuses sont celles qui s’échangent entre David et la maison de Saül. À celles énoncées par Saül lui-même, que nous venons d’examiner, s’ajoutent celles que Saül et Jonathan font prononcer à David (1 S 20,14-17.42; 23,17; 24,22-23); font prononcer, car en termes de caractérisation des personnages, il est intéressant de constater qu’on n’entend jamais David s’engager «en direct» envers la maison de Saül. Ce qui est rapporté au discours direct, ce sont les paroles de Saül et de Jonathan qui pressent David de s’engager à l’égard de leur maison. Mais c’est toujours le narrateur qui rapporte l’engagement auquel David consent (1 S 20,14-17; 23,17; 24,22-23). La seule fois où David évoque lui-même son alliance avec Jonathan, il souligne que celle-ci est à l’initiative de son ami (1 S 20,8), et lorsqu’il motive ses largesses, il use de la formule indirecte «agir avec fidélité à cause de Jonathan» (2 S 9,1.7) et non à cause de son serment ou de leur alliance. Tous ces détours seraientils une manière de suggérer une certaine réserve de la part du jeune oint envers la maison de Saül, ou une dissymétrie dans le destin des deux maisons, celle de Saül ayant intérêt à ces engagements qu’on l’entend solliciter à plusieurs reprises, et David les concédant sans qu’il y ait d’intérêt particulier? 115. Une étude plus détaillée de la façon dont Saül se tient dans le temps, qui prendrait en compte d’autres paramètres que les promesses, ferait apparaître que Saül est un personnage de «l’éphémère». Voir sur ce point LEFEBVRE, Livres de Samuel, pp. 274 et 434. 116. La présence d’Abiatar est également mentionnée en 1 S 23,6.9; 30,7; 2 S 8,17; 15,24.29; 17,15; 19,12.
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Car le destin de David se révèle in fine porté par une autre dynamique, tenue longtemps cachée au lecteur mais, on va le voir, connue de ceux qui entourent le roi. À trois reprises, David s’entend annoncer son destin royal par trois personnages différents: Jonathan (1 S 23,17), Saül (1 S 24,22) et Abigaël (1 S 25,30). Ces trois annonces qui visent un futur dont le terme n’est pas déterminé, ne sont pas des promesses puisque leur locuteur ne peut accomplir le bien qu’il annonce. Il ne s’agit pas d’engagements mais plutôt de formules de reconnaissance qui ponctuent la fuite de David. Jonathan, le premier, vient le trouver et lui déclare: «Toi, tu régneras sur Israël et moi, je serai pour toi un second» (1 S 23,17). C’est lorsqu’il découvre comment il a été épargné dans la grotte que Saül semble reconnaître enfin le roi meilleur que lui, dont Samuel lui avait annoncé l’élection: «Et maintenant voici, je sais que pour régner, tu régneras» (1 S 24,21). Quant à Abigaël, son discours présente la particularité de reconnaître ce qu’il adviendra à David à partir d’une référence au passé: «Et lorsque Yhwh aura agi [ ]יעשהpour mon seigneur selon toute la bonne chose qu’il a dite [ ]דבר את־הטובהà ton sujet et qu’il t’aura établi comme chef []נגד sur Israël…» (1 S 25,30). La reconnaissance de la royauté de David est indirecte. Elle se présente comme l’annonce de l’accomplissement par Yhwh d’une parole qu’il aurait prononcée antérieurement. Les expressions «faire une bonne chose [ »]עשה טובהet «dire une bonne chose [דבר »]טובהqui sont combinées ici, appartiennent au lexique des accords de vassalité117. Et «dire une bonne chose» peut, selon McCarter, avoir le sens de promettre. Ainsi, Abigaël suggère-t-elle que le destin royal encore à venir de David relèverait d’une promesse ancienne de Yhwh. Dans ses propos à David, se croisent projection à long terme et rappel d’un événement passé. S’y esquisse aussi un lien entre les promesses et reconnaissances humaines qui entourent David et une éventuelle promesse de Yhwh évoquée de façon très allusive. Ce croisement invite à examiner ce qu’il en est des références à un passé lointain. b) Rappeler un événement passé C’est également autour de David que s’organisent les interventions au discours direct qui se réfèrent à des événements antérieurs à l’épisode, c’est-à-dire à du temps long. Elles sont énoncées par des personnages très divers, au premier rang desquels David (17,34-37; 21,6; 2 S 6,21; 1 R 2,56) mais aussi Samuel (1 S 28,17), Salomon (1 R 2,26.32.44) et de nombreux personnages secondaires comme les Philistins (1 S 21,12; 29,3.5), 117. Voir sur ce point MCCARTER, I Samuel, p. 399.
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un serviteur (1 S 25,15-16), Abigaël (1 S 25,28), Avner (2 S 3,18), Jonathan (1 S 19,5), etc. Leurs propos ne relèvent pas d’un type d’acte de discours spécifique. Il s’agit principalement de brefs rappels d’un événement particulier, destinés à servir de point d’appui ou d’argument à une projection dans le futur. Les usages et les fonctions de ces retours sur des événements anciens sont donc semblables au premier type de discours au passé que nous avons étudié à l’échelle de l’épisode. Les événements passés auxquels les personnages se réfèrent sont peu nombreux. À deux exceptions près (1 S 6,6; 2 S 11,21), toutes les références concernent le passé de Saül et celui de David. Mais là encore, la disparité est manifeste. Au passé de Saül, il est fait seulement deux références. Elles ont la forme solennelle soit d’une déclaration du prophète qui rappelle une décision divine (1 S 28,17-18) soit d’une déclaration de Yhwh lui-même (2 S 21,1). Et dans les deux cas, il s’agit de drames: la première rappelle à Saül la désobéissance qui lui a valu sa destitution, la seconde se réfère à un massacre des Gabaonites dont Yhwh révèle qu’il est la cause de la famine. Ces deux rappels se rapportent à la façon dont, par des actes anciens, Saül précipite son malheur et fait encore post mortem celui de son peuple. Toutes les autres références concernent David et reviennent sur un passé dont il parle lui-même ou qui est évoqué par des tiers. Elles s’organisent selon trois axes qui inscrivent dans le long terme trois aspects de son destin exceptionnel. L’aspect le plus fréquemment évoqué concerne les capacités de chef de guerre dont David a fait preuve à ses débuts auprès de Saül, et en tout premier lieu l’exploit qu’a été la victoire sur Goliath et les Philistins; elle s’est inscrite dans la mémoire des vainqueurs comme des vaincus. Du côté des vainqueurs, c’est d’abord Jonathan qui la rappelle à Saül (1 S 19,5), dans l’espoir de convaincre son père de ne pas assassiner le héros qui a risqué sa vie pour le peuple. Puis Ahimélek la mentionne lorsqu’il propose au fuyard l’épée sans pareille du champion philistin (1 S 21,12). Quant aux vaincus, c’est l’acclamation des femmes au retour de l’armée qui nourrit leur défiance à l’égard d’un homme qu’ils ne peuvent accueillir sans risque chez eux (1 S 21,12; 29,5). Si cette victoire se distingue comme un exploit paradigmatique, la période des débuts de David chez Saül est évoquée de façon plus large à plusieurs reprises. Elle l’est par le jeune héros lui-même qui fait référence à ses campagnes (1 S 21,6), ou qui, une fois devenu roi à Hébron, rappelle à Ishbosheth à quel prix il s’est acquis la main de Mikal (2 S 3,14). Enfin, c’est cette époque et le rôle de David à leur tête que les Israélites invoquent lorsqu’ils viennent l’oindre comme roi sur eux (2 S 5,2); c’est peut-être cette époque encore, confirmée par les victoires du roi sur les Philistins et tous les peuples voisins (2 S 8),
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dont ils se souviennent lorsqu’après la mort d’Absalom, ils décident de revenir vers David (2 S 19,10). Cette période est aussi celle de l’alliance entre David et Jonathan, que Saül rappelle en reprochant à ses hommes de la lui avoir cachée (1 S 22,8). La fréquence des références à cette période montre combien les premiers actes de David ont marqué les esprits; ils font l’objet d’une mémoire longue qui l’accompagne tout au long de sa vie. Or, avant même qu’il accomplisse le premier de ses hauts faits, David a dévoilé le secret de sa vaillance dans une intervention au passé qui présente la particularité de renvoyer à des faits qui n’ont pas été rapportés dans le récit (1 S 17,34-37). Il révèle d’abord que, s’il peut se présenter avec assurance face à Goliath, c’est qu’il s’appuie sur son passé de berger où, maintes fois, il a dû affronter des bêtes sauvages (1 S 17,34-36). Il a l’habitude des corps à corps redoutables, dans lesquels il risque sa vie. C’est donc en homme qui sait faire fructifier ses expériences passées que David se présente. Ses propres paroles manifestent d’emblée son affinité particulière à la longue durée dont il sait tirer parti. Mais ce qu’il révèle ne s’arrête pas là. Face au silence sans doute sidéré de Saül, il précise ce qui fonde sa confiance: «Yhwh qui m’a libéré [ ]הצלניde la patte du lion et de la patte de l’ours, c’est lui qui me libérera [ ]יצילניde la main de ce Philistin» (1 S 17,37). Cet énoncé articule une proposition au passé et une autre au futur. Mais le rapport entre les deux temps n’est pas du même ordre que celui que nous avons examiné précédemment: il ne s’agit pas de s’appuyer sur une situation donnée pour déployer une projection de l’avenir. La répétition du verbe exprime plutôt une continuité entre passé et futur: ce que Yhwh a fait pour David, il continuera de le faire. Dès son entrée sur la scène publique, la capacité de David à habiter le temps long découle de son expérience de la fidélité Yhwh à son égard, une fidélité vécue sous la modalité de la délivrance, du salut. Le second aspect que les références au passé mettent en valeur relève également d’une forme de continuité attachée spécifiquement au personnage de David. À plusieurs reprises, ses propos révèlent un souci de cohérence dans son agir entre ce qui a été et ce qui doit être. La logique interne du discours de David est alors celle d’un «de même que dans le passé… de même dans le futur…»; le passé est en quelque sorte prescripteur de l’avenir, c’est pourquoi il est rappelé. À deux reprises, cette cohérence prend la forme de la réciprocité. Le discours que David adresse à Naval lui rappelle d’abord la bonté avec laquelle lui et ses hommes ont traité ses serviteurs (1 S 25,7b confirmée en v. 15-16) et c’est sur cette base qu’il fonde sa demande qu’en retour, ses hommes reçoivent un bon accueil chez Naval (1 S 25,8). C’est de la même logique que relève aussi la résolution de David envers le descendant de Nahash: «J’agirai avec fidélité
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[ ]אעשה־חסדenvers Hanoun fils de Nahash de la même façon que []כאשר son père a agi [ ]עשהavec fidélité [ ]חסדà mon égard» (2 S 10,2). Dans cet énoncé, la réciprocité est fortement soulignée par la reprise de l’expression « עשה חסדagir avec fidélité», au passé et au futur, et par la conjonction « כאשרde la même façon que». La sentence de mort que David prononce contre les assassins d’Ishbosheth relève également d’une forme de cohérence qui se décline en termes de justice, non plus selon un modèle «de même que… de même», mais «si dans le passé…. combien plus maintenant». David rappelle que puisqu’il a exécuté le messager de la mort de Saül, qui était aussi celui qui l’avait tué à sa demande, il doit mettre à mort ceux qui ont tué Ishbosheth sans raison. Le rappel des circonstances de l’exécution de celui qui a mis Saül à mort et est venu l’annoncer à David (2 S 4,10) sert à fonder la peine que David prononce contre les assassins d’Ishbosheth eux-mêmes messagers de leur crime (2 S 4,11). Le phénomène atteint une fréquence et une portée particulières en 1 R 2. Le narrateur rapporte une forme de passation de pouvoir entre David et Salomon, puis la mort du roi et la mise en œuvre par Salomon des conseils de son père. Les dernières paroles de David à son fils sont orientées par le souci de consolider le règne du jeune roi. C’est dans ce cadre que David revient sur plusieurs moments déterminants de son règne, des moments où son pouvoir s’est trouvé déstabilisé. Il invite Salomon à prendre les mesures qui s’imposent à l’égard de ceux qui, dans ces circonstances, ont été des opposants et à honorer ceux qui l’ont soutenu. Trois protagonistes et leurs actes passés sont évoqués selon la logique du «de même que dans le passé… de même dans le futur…» ou encore «si dans le passé… alors dans le futur». C’est à propos de Bazillaî que cette logique est la plus clairement explicitée: «envers les fils de Barzillaï le Hittite, tu agiras avec fidélité [ ]תעשה־חסדet ils seront les convives de ta table car c’est de cette manière [ ]כי כןqu’ils se sont faits proches de moi lorsque je fuyais devant Absalom ton frère» (1 R 2,7). Comme en 2 S 10,2, c’est l’expression עשה חסדqui fonde une réciprocité longue dans le temps. La fidélité avec laquelle Barzillaï et ses proches ont agi envers David (2 S 17,27-29) oblige le roi (2 S 19,32-41) et après lui son fils (1 R 2,7). Ici, la cohérence entre le passé et le futur prend la forme d’une continuité fondée sur la réciprocité. La même logique est à l’œuvre concernant Joab et Shimeï: ils ont accompli une œuvre de mort, Joab en tuant Avner et Amasa et en prenant le parti d’Adonias contre David (1 R 2,5-6), Shimeï en maudissant le roi et appelant sur lui une vengeance de sang à cause de la maison de Saül (1 R 2,8-9). En rappelant les tentatives de déstabilisation perpétrées par des hommes qui demeurent dans
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l’entourage de Salomon et qui constituent une menace, David l’invite à entrer dans la même logique de continuité-conséquentialité entre passé et futur longs: ils ont fait œuvre de mort contre David, que Salomon ne les laisse pas en vie. C’est donc sur les lèvres de Salomon que se trouvent les dernières allusions à des faits anciens, ceux-là mêmes sur lesquels son père a attiré son attention. Au moment d’ordonner l’exécution de Joab et de Shimeï, Salomon rappelle les trahisons qu’ils ont commises et qui les condamnent à cette mort. La cohérence entre passé et futur ne s’exprime plus sous la forme d’une simple continuité mais plutôt d’une continuité marquée d’un double basculement: un renversement de situation pour celui qui s’est opposé au roi et des destins croisés entre ces hommes et la maison royale. C’est dans cette perspective que Salomon revisite les événements de la vie de son père et les articule étroitement avec l’avenir promis à son trône. Concernant Joab, le renversement de situation se joue autour de la question du sang versé: Salomon souligne qu’il a été versé sans motif (1 R 2,31b) lors de l’assassinat de deux généraux de son père. Ce rappel justifie l’avenir souhaité pour Joab: qu’Yhwh fasse retourner ce sang sur sa tête (v. 32) et sur celle de ses descendants (v. 33). Salomon met en parallèle ce renversement de situation pour Joab à un bienfait pour la maison de David qui, elle, connaîtra la paix. Le caractère diamétralement opposé de ces deux destins est souligné par la récurrence de l’expression de temps «pour toujours» au v. 33: sur Joab et sa descendance, ce sera du sang «pour toujours [ »]לעלםalors que «pour David, sa descendance, sa maison et son trône, il y aura paix pour toujours [»]עד־עלם. La logique est la même concernant Shimeï (v. 44-45): celui-ci connaît un renversement de situation: il a fait le mal envers David en le maudissant, que son mal retombe sur sa tête (v. 44). Et à nouveau ce souhait est articulé à la projection d’un destin inverse pour la maison de David: la mort de celui qui avait proféré une malédiction contre le roi s’accompagnera d’une bénédiction pour Salomon et d’un affermissement du trône de David (v. 45). Ce mouvement de renversement de situation qui voit la mort des opposants et l’ouverture d’un avenir sûr pour la descendance de David est très caractéristique de ce dernier chapitre. Il marque ce qui se joue spécifiquement dans ces pages, à savoir la fin d’une histoire – et sur le plan narratif la clôture d’une intrigue – dont il convient de tourner définitivement certaines pages. La concentration unique des retours sur le passé effectué par David, leur reprise par Salomon et les particularités de l’issue qui sont données aux situations évoquées sont directement liées à cette fonction de clôture. Le chapitre suivant permettra d’y revenir plus amplement.
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Certes, 1 S 1 – 1 R 2 ne présente que quelques cas de ce type où la référence au passé s’articule à une projection sous le mode d’une cohérence, qu’elle prenne la forme d’une continuité, d’une réciprocité ou d’un renversement de situation. Mais il est notable que tous ces cas se trouvent sur les lèvres de David qui est le seul à établir explicitement des liens de continuité dans une temporalité longue. Il le fait jusqu’à la fin de sa vie, jusqu’à ses derniers mots. Ceux que l’on trouve ensuite sur les lèvres de Salomon ne sont qu’une reprise des articulations opérées par son père qu’il assume pour mettre en œuvre ce qu’elles impliquent. C’est donc une fois encore à la seule personne de David que sont liées les expressions dont la portée temporelle excède celle de l’épisode. Ceci confirme, sous une nouvelle modalité, les affinités du personnage avec le temps long, c’està-dire sa capacité propre parmi tous les protagonistes du récit à l’habiter et à s’y projeter. Le troisième aspect est le plus déterminant car il livre la clé du rapport unique de David à la durée. Quatre énoncés, en effet, se réfèrent a posteriori à une promesse de Yhwh à David. La première référence est très allusive. Elle se rencontre sur les lèvres d’Abigaël, associée, on l’a vu, à la dernière reconnaissance du destin royal de David. Abigaïl déclare en effet: «Et lorsque Yhwh aura agi [ ]יעשהpour mon seigneur selon toute la bonne chose qu’il a dite [ ]דבר את־הטובהà ton sujet et qu’il t’aura établi comme chef sur Israël…» (1 S 25,30). Nous avons noté précédemment comment l’expression «dire une bonne chose» oriente vers une promesse antérieure dont le discours de la femme est la première trace dans le récit. Pourtant, cette allusion est suivie de trois références de plus en plus précises à une parole de Yhwh. Ces références ne sont jamais énoncées par David, mais par des tiers et elles ponctuent la dernière étape de son ascension sur le trône d’Israël, puisqu’elles se situent toutes entre l’établissement de sa royauté sur Juda et son onction comme roi sur tout Israël. C’est d’abord Avner qui brandit comme menace contre Ishbosheth la référence à un serment de Yhwh à David: «Que Dieu agisse ainsi envers Avner et qu’il ajoute cela si, selon ce que Yhwh a juré par serment à David, si selon cela je n’agis pas pour lui: faire passer la royauté de la maison de Saül et élever le trône de David sur Israël et sur Juda, de Dan à Beer-Sheva» (2 S 3,9-10). Cette déclaration, qui mentionne que David lui-même a été le destinataire du serment, précise l’allusion d’Abigaël à la «bonne chose» dite par Yhwh et associée à l’établissement de David comme chef sur Israël. Avner en effet rapporte en substance ce qu’il présente comme le contenu du serment. Puis c’est encore Avner qui, mettant sa menace à exécution, pousse les anciens d’Israël à faire de David leur roi. Pour les convaincre, il sort son atout maître: la référence à une ancienne
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déclaration de Yhwh: «maintenant, agissez, car Yhwh a dit au sujet de David: ‘par la main de David mon serviteur, je sauverai mon peuple Israël de la main des Philistins et de la main de tous ses ennemis’» (2 S 3,18). Ici, Avner ne parle pas d’une promesse à David, mais d’une déclaration à son propos, qui n’évoque la royauté qu’indirectement par le biais du leadership militaire. Notons qu’il rapporte au discours direct les propos qu’il attribue à Yhwh. Cette référence ne semble pas renvoyer à la promesse dont il est question dans les trois autres interventions. Mais, quoi qu’il en soit de leur véracité, les propos qu’Avner attribue à Yhwh sont suffisamment consonants avec la promesse dont il est de plus en plus nettement question, pour qu’ils paraissent convaincants. Se divulguent-ils? Ce sont ensuite «toutes les tribus d’Israël» (2 S 5,1) qui, les dernières, font référence à cette promesse lorsqu’elles viennent oindre David. Les Israélites lui déclarent alors: «Il y a longtemps, lorsque Saül était notre roi, c’est toi qui faisais sortir et rentrer Israël; et Yhwh t’a dit: ‘c’est toi qui feras paître mon peuple Israël et c’est toi qui seras chef sur Israël [ואתה ( »’]תהיה לנגיד על־ישראל2 S 5,2). Alors qu’Abigaël n’avait fait qu’allusion à la promesse et qu’Avner l’avait rapportée en substance, les anciens prétendent rappeler à David, sous la forme d’un discours cité, ce qui lui aurait été dit directement. Comme dans le cas des propos de Yhwh que ses serviteurs rapportent à David dans la caverne (1 S 24,5), la question se pose de savoir si Yhwh a un jour fait explicitement une promesse à David. Il n’est pas possible de le savoir. Mais on peut supposer a minima que les exploits qui ont marqué les débuts de David auprès de Saül et qui ont impressionné (voir 2 S 5,2) ont pu être perçus comme l’expression d’un soutien de Yhwh. Comme en 1 S 24,5, ce serait donc une forme d’évidence des faits qui ferait l’objet d’une expression sous forme d’un discours divin. Mais à la différence de 1 S 24,5, cette promesse connaît une double confirmation par ceux qu’elle lie. Ce qui en constitue l’objet – l’établissement comme «chef [ ]נגידsur Israël»118 – sera reconnu par David puis proclamé accompli par Yhwh lui-même après sa dernière formulation par les Israélites (2 S 5,1). Il est reconnu par David lorsque, face au moqueries de Mikal, il rappelle la répudiation de la maison de Saül: elle a été écartée pour qu’il soit institué, lui, «chef sur le peuple de Yhwh, sur Israël [נגיד על־עם ( »]יהוה על־ישראל2 S 6,21); il est proclamé accompli par Yhwh qui, dans l’oracle transmis par Natan, rappelle à David ce qu’il a fait pour lui. Là encore, les termes reprennent ceux des anciens: «Ainsi parle Yhwh 118. Sur ce terme comme désignant un «dauphin» choisi directement par Yhwh, voir WÉNIN, Samuel et l’instauration de la monarchie, pp. 178 et 360-361.
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des armées: moi, je t’ai pris du pâturage, de derrière le troupeau pour que tu sois chef sur mon peuple sur Israël [»]להיות נגיד על־עמי על־ישראל (2 S 7,8). Cette dernière déclaration authentifie a posteriori le discours des anciens: Yhwh a fait pour David exactement selon ce que les anciens lui rappelaient être la promesse faite par Yhwh peu après son onction à Bethléem. Car, des trois références à cette promesse, la dernière est la plus circonstanciée. Elle précise sinon le moment, du moins la période où Yhwh s’est ainsi engagé envers David: celle des débuts chez Saül dont on a vu qu’elle était l’objet de références constantes, tant le comportement du jeune héros avait frappé les esprits. L’expression utilisée par les anciens en 2 S 5,2 fait d’ailleurs directement écho à ce qui est dit de David en 1 S 18,13.16. Même si elle est progressivement préparée par les allusions d’Abigaël et d’Avner, cette promesse – qu’elle ait été prononcée par Yhwh ou déduite par les témoins du parcours de David – est une véritable surprise pour le lecteur. Il découvre en effet que les protagonistes du récit sont plus au courant qu’il ne le pensait de l’élection du jeune homme. Le récit de l’ascension de David se révèle sur ce point conduit par un dispositif peu fréquent dans la narration biblique: il conjugue deux voies d’accès différentes à la connaissance du statut particulier de David. La première, brève, est celle offerte au lecteur par la scène de l’onction à Bethléem. La seconde, qui s’affirme plus lentement dans le récit, est celle des personnages. Les allusions de plus en plus nombreuses et précises à cette promesse peuvent laisser penser à une forme de rumeur qui se répand: on parle de David, on devine en lui un «chef» choisi par Yhwh, peut-être les témoins de l’onction de Bethléhem en ont-ils parlé, peut-être ont-ils connaissance d’une promesse. Les attitudes des protagonistes à l’égard de David en reçoivent a posteriori un éclairage nouveau: lorsqu’ils s’allient à lui ou qu’ils lui font obstacle, non seulement ils se positionnent par rapport à leur futur roi119, mais plus encore, à travers celui-ci, c’est à la décision de Yhwh qu’ils se rallient ou qu’ils s’opposent, c’est sa promesse qu’ils reconnaissent ou réfutent. Le lecteur découvre que c’est probablement sur la base d’une connaissance plus grande qu’il ne le pensait du destin de David que ceux qui l’entourent sont conduits à se déterminer dans leurs propres fidélités120, 119. La différence des comportements de Naval et d’Abigaël, par exemple, prend alors une dimension nouvelle, beaucoup plus politique et moins désintéressée de la part d’Abigaël, surtout si, comme le suggère Alter, ses propos – dont peut-être une suggestion de meurtre – sont conduits par le désir de devenir l’épouse du futur roi. Voir ALTER, The David Story, p. 159. 120. Le fait que cette promesse conduise à revisiter les allégeances et les reconnaissances dont David a fait l’objet est mis en valeur par C. Morrison qui ressaisit tous ces fils au moment où il commente 2 S 5,1-3. Le parcours qu’il propose à partir de 1 S 16
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celles qu’expriment les énoncés à longue portée temporelle. Autrement dit, la promesse divine apparaît comme la promesse «originaire» dont on croit deviner que, se divulguant, elle suscite progressivement promesses et reconnaissances humaines. Le dispositif narratif qui consiste à ne la révéler au lecteur qu’au moment où elle va être pleinement réalisée, s’il crée un effet de surprise, atténue cependant son impact dans le récit. Elle n’y est présente qu’à l’état de trace, au moment où elle va s’accomplir. c) Vers une idiosyncrasie temporelle du personnage de David? Les énoncés au discours direct usuel dont la portée temporelle dépasse les limites de l’épisode sont rares par rapport à la fréquence du discours direct dans le récit. En cela, ils constituent des exceptions à l’intérieur du type de discours le plus commun. Mais l’étude de ces exceptions révèle des constantes significatives: les énoncés qui projettent un futur long relèvent de promesses et sont tous liés à David qui en est soit l’énonciateur soit le bénéficiaire. Les énoncés qui se réfèrent à des événements passés relèvent d’actes de discours divers mais s’organisent très majoritairement autour de trois traits de caractérisation du personnage de David. Autrement dit, la presque totalité des énoncés à longue portée temporelle converge de façon remarquable autour de David. Celui-ci se détache comme le seul personnage humain du récit qui s’inscrive dans une histoire longue: celle des promesses qui accompagnent tout son destin, celle aussi d’une trajectoire qui frappe les esprits et dont on parle. David apparaît ainsi placé de façon spécifique sous le signe de la longue durée, plus encore sous le signe de la fidélité, car c’est elle qui, de manières diverses, est toujours en jeu dans ces énoncés. Dans trois cas, l’événement passé dont les personnages parlent est un engagement sur l’avenir: la promesse d’établir David chef sur le peuple que Yhwh lui aurait faite à l’orée de sa carrière. Cette promesse – effectivement prononcée ou déduite par l’entourage de David – reste longtemps cachée au lecteur. Elle se précise progressivement dans le récit jusqu’à sa dernière énonciation, la plus circonstanciée, au moment où elle va être pleinement réalisée. L’étude des effets d’un montage narratif rare dans le récit biblique, qui cache au lecteur que les personnages savent ce qu’il croit qu’ils ignorent, a fait apparaître comment cette promesse – qui n’est connue que par ce qu’en réfléchissent, de façon plus ou moins allusive, les propos des personnages – est en quelque sorte l’énoncé à longue portée est d’ailleurs le seul commentaire qu’il offre de ces versets. Voir MORRISON, 2 Samuel, pp. 67-68.
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«originaire» parce que tous les autres énoncés relatifs à David lui sont liés. Elle introduit dans le discours direct usuel la possibilité d’une temporalité plus longue que la portée habituelle à l’échelle de l’épisode. Elle ouvre donc aux personnages une capacité de projection dont ils seraient incapables s’ils ne prenaient appui sur elle. Autrement dit, c’est parce que Yhwh est engagé par une promesse envers David et sa maison que les personnages peuvent projeter à long terme; de même, ce qu’ils rappellent du passé est ce que produit déjà cette promesse, qu’ils le sachent ou non. Mais le caractère tardif de sa révélation au lecteur lui donne dans le récit le statut non de force motrice mais de trace: la trace, discrète à l’intérieur du discours usuel, qu’une autre temporalité que celle dans laquelle les personnages évoluent travaille l’histoire et en oriente le cours à l’arrière-plan. Si cette trace est l’indice d’une temporalité divine engagée dans l’histoire, elle est aussi le signe que le discours usuel n’est pas le registre propre de son déploiement. Ce n’est pas sous cette forme, mais, on va le voir, sous celle de l’oracle, que la parole divine donne toute sa mesure, qu’elle articule dans toute son ampleur le temps long de l’histoire.
III. L’ORACLE: LINÉARITÉ ET BASCULEMENT 1. Les temporalités du discours divin Les interventions de Yhwh au discours direct sont relativement fréquentes en 1 S 1 – 1 R 2. Elles appartiennent à deux genres littéraires: le discours direct usuel et l’oracle. Ces deux formes correspondent à deux situations de communication distinctes. Si la délivrance d’un oracle nécessite toujours la médiation d’un prophète, Yhwh peut aussi s’adresser directement à un humain et, dans ce cas, ses interventions sont toujours au discours direct usuel. Ce type de discours est le mode d’expression dont Yhwh use le plus ordinairement. Il est principalement situé en cours de scène ou d’épisode pour introduire un événement décisif. C’est le cas des consignes que Yhwh donne à Samuel (1 S 8,22; 9,15-16; 16,7) et des réponses adressées à David qui le consulte sur ce qu’il doit faire (1 S 23,1-4.10-12; 30,8; 2 S 2,1; 5,19.23-24)121. À trois reprises, Yhwh prend la parole en 121. R. Alter a montré que ces dialogues sont une transcription de la manipulation d’objets cultuels lors de consultations de type oraculaire. Voir ALTER, L’art du récit, pp. 9899. Il est cependant difficile de savoir comment se déroule la consultation lorsque Yhwh délivre des conseils stratégiques qui ne relèvent pas d’une réponse binaire (2 S 5,23-24). Dans ces cas, si David recourt à un prophète, cette médiation est soigneusement occultée par le narrateur.
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début d’épisode pour lancer l’action par un ordre (1 S 24,5122; 2 S 24,1) ou par la prescription d’un petit scénario (1 S 16,1-3). La portée de l’ensemble de ces interventions ne dépasse pas l’échelle de l’épisode car c’est dans ces limites que parvient à son accomplissement ce qu’elles annoncent ou prescrivent123. Comme dans le discours direct des autres personnages, les promesses seules projettent un futur à plus long terme. C’est le cas de celle que Yhwh fait à David (2 S 5,4) mais aussi d’une déclaration proche de cette promesse (2 S 3,18). Ces deux énoncés, attribués à Yhwh par des Israélites qui les rapportent a posteriori, sont les seuls à relever d’une temporalité plus longue. De plus, la façon dont Yhwh fait référence au passé/présent pour appuyer un projet est similaire à ce que font les autres personnages (par ex: 1 S 9,17; 16,1-3). Il apparaît donc que le discours direct usuel, lorsqu’il est mis sur la bouche de Yhwh, présente des caractéristiques temporelles identiques à celles du discours des personnages humains. Sa portée n’est pas plus longue, bien qu’en matière de projection Yhwh fasse preuve d’une prescience qui le distingue des humains. Celle-ci relève d’une maîtrise du futur (1 S 9,15-16; 1 S 23,2, etc.) qui confère une forte autorité à ses propos sans conduire cependant à un dépassement des «possibles» temporels du discours direct usuel. C’est pour l’action immédiatement en cours que ce futur est annoncé et sa portée n’excède pas celle de l’épisode. Ceci ne signifie pas que la prescience divine ne porterait que sur le futur proche – les oracles montreront le contraire –, mais confirme plutôt le lien intrinsèque entre une forme de discours et une forme d’articulation temporelle. Sur un point cependant, le discours direct divin se distingue: si Yhwh use comme les autres personnages du discours projectif, s’il fait référence au passé proche pour appuyer un projet, jamais, dans une intervention au discours direct usuel, il ne revient sur un événement pour procéder à une évaluation éthique. Ce retour est le propre de l’oracle. Celui-ci, on va le voir, est toujours suscité par un événement sur lequel Yhwh revient par la médiation du prophète. C’est donc exclusivement sous cette forme que le discours divin déploie la pleine mesure de sa temporalité spécifique. Il se distingue par la façon dont il tient ensemble la longue durée du passé et celle du futur qui s’articulent autour d’un moment critique. 122. Mon hypothèse est que ces propos sont une transcription, sous forme de discours direct, de ce que les compagnons de David expérimentent comme une rencontre dont le caractère providentiel est tellement éclatant qu’il est significatif d’une volonté divine (voir p. 217). Le phénomène est donc comparable à celui de la transcription des sorts. Ce qui est perçu comme l’expression d’un signe venant de Yhwh peut faire l’objet d’une expression narrative sous forme d’un discours direct. 123. 1 S 8,22 marque de ce point de vue une exception, Samuel ne mettant pas à exécution ce qui lui est demandé.
L’ORACLE
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2. Oracles et discours oraculaires Les oracles relèvent d’un genre littéraire formalisé124. L’ensemble de ceux que l’on trouve en 1 S 1 – 1 R 2 sont des oracles de jugement, à l’exception de 2 S 7,4-16. Les travaux désormais classiques de C. Westermann ont montré combien les oracles, et notamment les oracles de jugement, sont des variations sur la base d’un schéma simple: invitation à l’écoute et/ou formule du messager («ainsi parle Yhwh»), grief (au passé), avertissement et/ou annonce d’une sanction (au futur), souvent introduite par «maintenant» et éventuellement par «oracle de Yhwh» ou par la formule du messager125. Les griefs et l’avertissement/sanction composent le corps de l’oracle – les autres éléments étant des formules introductives caractéristiques du genre – et Westermann insiste sur le fait que l’ensemble forme une unité, chaque partie n’ayant de raison d’être que comme élément du tout126. Or, en 1 S 1 – 1 R 2 ces textes se caractérisent par une temporalité très différente de celle du discours usuel. L’oracle va du rappel d’un passé lointain à la projection d’un futur tout aussi lointain. Quelle que soit l’extension de la période envisagée, celle-ci déborde toujours très largement l’échelle de l’épisode. Deux oracles de jugement mettent en œuvre en un seul énoncé la totalité de ce schéma: l’oracle délivré à Éli par l’homme de Dieu (1 S 2,27-36) et celui que Natan transmet à David après sa faute (2 S 12,7-14). Un troisième, l’oracle dynastique délivré par Natan à David (2 S 7,5-16), suit la même structure bien qu’il ne s’agisse pas d’un oracle de jugement127. Ces trois textes présentent une déclinaison particulièrement 124. Voir les travaux fondateurs de C. WESTERMANN, Basic Forms of Prophetic Speech, Cambridge, Lutterworth Press; Louisville, KY, Westminster John Knox, 1991 et ID., Prophetic Oracles of Salvation in the Old Testament, Louisville, KY, Westminster John Knox, 1991 ainsi que la synthèse nuancée de J. VERMEYLEN, Les genres littéraires prophétiques, dans T. RÖMER – J.-D. MACCHI – C. NIHAN (éds), Introduction à l’Ancien Testament (MB, 49), Genève, Labor et Fides, 2004, 312-317. 125. WESTERMANN, Basics Forms, p. 131. 126. WESTERMANN, Basics Forms, p. 132: «The JI [Judgment-Speech to Individuals] has two parts; it contains an accusation and an announcement. Only this two together constitute the messenger’s speech; both have their existence only as members of the whole». 127. WESTERMANN, Prophetic Oracles, pp. 30-31, traite de 2 S 7,5-16 dans la catégorie des oracles de salut adressés aux rois, qui se distinguent parce qu’ils énoncent une bénédiction plus qu’ils n’annoncent proprement un salut. Westermann note cependant que cet oracle correspond mal à cette catégorie car il a pour objet une annonce faite au nom de Yhwh plus qu’une bénédiction. On peut ajouter à ceci que 2 S 7,5-16 s’apparente par sa structure à un oracle de jugement. Il comporte en effet une question qui met en cause le projet de David, à la manière des questions accusatoires des oracles de jugement. Mais, il s’agit davantage d’une mise en cause que d’un grief accusatoire, et ce qui est annoncé est une promesse et non une sanction.
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développée de l’oracle puisqu’ils comprennent un ample rappel historique avant l’énoncé du grief. Cette ampleur et surtout le fait que l’ensemble des composantes de l’oracle forme une unité, font de ces textes des témoins privilégiés pour étudier dans toute son envergure la temporalité spécifique à l’oracle. Ils seront nos guides dans ce chapitre. Ils ne sont pas les seuls, cependant, à déployer une temporalité large. D’autres textes envisagent une échelle de temps plus ample que celle de l’épisode sans qu’il s’agisse cependant d’oracles classiques du point de vue formel. Ces textes sont de deux types. Un ensemble significatif de ce que j’appellerai des «discours oraculaires» est spécifique à 1 S 8–15. Il s’agit d’interventions au discours direct de Yhwh ou de Samuel, qui se présentent soit comme des oracles fragmentaires par rapport à la forme complète soit comme des discours dépourvus des caractéristiques formelles de l’oracle bien qu’ils soient énoncés dans une situation de transmission oraculaire (1 S 8,7-9.10-18; 10,17-19; 13,13-14; 15,1-3.10.16-19.2223.26.28). Un autre groupe est constitué de trois discours qui relèvent formellement du discours usuel, qui n’ont pas de fonction oraculaire mais qui présentent une temporalité similaire. Le premier, 1 S 3,11-14, est un discours de Yhwh. Les deux autres sont respectivement un ensemble de discours de Samuel (1 S 12,6-25) et une prière de David (2 S 7,18-29). La forme et la temporalité de ces deux groupes s’expliquent, pour les «discours oraculaires», par leur fonction dans la narration, pour les autres, par le fait qu’ils dépendant d’un oracle. Les énoncés que j’appelle «discours oraculaires» sont des discours qui ont la fonction d’un oracle mais qui n’en présentent pas la forme. Il peut s’agir d’une communication au discours usuel, comme l’est le discours de Yhwh à Samuel (1 S 8,7-9) ou d’oracles tronqués auxquels manque une des parties constitutives. Ainsi, 1 S 10,17-19 énonce-t-il un grief mais celui-ci semble rester sans suite; la partie d’avertissement, introduite par «maintenant donc» reste en suspens sur une convocation du peuple. Ce début d’oracle est cependant suivi d’un tirage au sort qui se présente comme une expression de Yhwh mais selon un mode en distance par rapport au discours oraculaire. On ne peut donc parler véritablement d’oracle pour aucun de ces deux types, d’où le choix de l’expression «discours oraculaires». Ceux-ci sont identifiables à deux critères: ils interviennent dans des scènes où Samuel est en situation de médiation prophétique et ils ont une temporalité différente de celle du discours direct usuel, c’està-dire plus longue et souvent à l’échelle de la vie du peuple ou de celle de l’individu mis en cause. Il s’agit donc d’un phénomène très circonscrit, propre à 1 S 8–15 où Samuel occupe cette position médiatrice particulière.
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L’étude de ces «discours oraculaires» en 1 S 8–10 permet de mettre à jour les caractéristiques qui valent pour l’ensemble de 1 S 8–15. Le premier discours à temporalité longue n’est pas un oracle mais une communication de Yhwh à Samuel qui se présente comme un discours de forme usuelle (1 S 8,7-9). Yhwh remet la demande du peuple dans une large perspective historique qui va de la sortie d’Égypte «jusqu’à aujourd’hui [ועד־היום ( »]הזהv. 8), l’histoire des rejets de Yhwh par son peuple. L’ampleur et la forme de ce rappel historique sont comparables à la première partie des oracles de jugement, comme on le voit en 1 S 2,27-28 ou 2 S 7,6-7. Puis Yhwh prescrit au prophète d’accéder à la demande du peuple mais de l’avertir en lui exposant «le droit du roi qui régnera sur eux» (v. 9). Notons que cette seconde partie du discours est introduite par « עתהmaintenant» comme l’est en principe la partie d’avertissement ou d’annonce de sanction dans les oracles de jugement (voir 1 S 2,30; 2 S 12,10). Remarquons par ailleurs que le contenu de ce droit n’est pas précisé dans le discours d’Yhwh, il est simplement désigné d’une formule qui semble suffire à indiquer de quoi il s’agit. L’ordre pressant donné au prophète l’enjoint de délivrer une parole et celle-ci sonne comme une parole d’avertissement; elle le met en situation de prononcer ce qui pourrait prendre la forme d’un oracle. Le discours de Yhwh présente les éléments et la structure propres aux oracles de jugement: un rappel historique sur le fond duquel Yhwh énonce un grief contre le peuple auquel il envoie le prophète transmettre un avertissement, «le droit du roi», cet envoi étant précédé de l’adverbe « עתהmaintenant». La matière de son propos est donc fournie à Samuel. Mais la communication de celui-ci auprès du peuple s’avère plus complexe. Après le discours direct de Yhwh (1 S 8,7-9), le propos du narrateur «et Samuel dit toutes les paroles de Yhwh [ ]כל־דברי יהוהau peuple qui lui demandait un roi» (v. 10), laisse entendre que c’est tout le discours divin, grief et avertissement, qui a été transmis au peuple. Mais seul le droit du roi est ensuite énoncé au discours direct par Samuel (v. 11-18). Remarquons que cet avertissement, qui ne se présente pas comme un oracle, introduit dans le récit une temporalité longue: il met en perspective l’histoire à venir du peuple avec son roi. Au final, la gestion du discours direct dans cette scène est faite de telle sorte qu’on n’entend pas repris dans le discours direct de Samuel ce qui était énoncé au discours direct par Yhwh, en revanche, on entend développé par le prophète ce qui, dans le discours divin était ramassé sous l’expression «droit du roi». On ne sait donc ni ce que Samuel a dit exactement au peuple avec le droit du roi ni si ce qu’on l’entend dire – dans une rhétorique dramatisante – correspond à ce que Yhwh voulait qu’il dise. Ce dispositif jette un doute sur la fiabilité de Samuel: en témoigne la place que tient cette question chez les
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commentateurs et la grande divergence de leurs positions128. Quoi qu’il en soit, c’est le temps de l’histoire du peuple depuis ses origines jusqu’à un avenir dont le terme n’est pas précisé qui est convoqué dans cet épisode à l’occasion de la demande du peuple. La transmission du discours de Yhwh par Samuel au peuple ne s’arrête pas là. La scène de désignation publique du roi s’ouvre par un discours de Samuel (1 S 10,18-19) qui se présente comme un oracle en bonne et due forme, introduit par la formule du messager (v. 18) sans que le narrateur ait signalé une nouvelle communication divine au prophète. Or, cet oracle reformule le grief énoncé par Yhwh en 1 S 8,4-8 dont il reprend les termes et les expressions clés, avec cependant des effets rhétoriques de dramatisation. Voici donc que la première partie du discours de Yhwh fait l’objet d’une proclamation oraculaire, ou en tout cas que celle-ci – qui a peut-être déjà eu lieu en 1 S 8,10 – est donnée à entendre au lecteur sous la forme d’un discours direct du prophète. On s’attendrait à ce que Samuel enchaîne sur le droit du roi. Mais l’oracle semble tourner court: le «et maintenant» est seulement suivi de l’ordre donné au peuple de se tenir devant Yhwh (v. 18). Suit la scène de désignation de Saül qui se conclut par la mention du narrateur que Samuel énonce le «droit de la royauté» (v. 25). Autrement dit, la configuration est inversée par rapport à celle de 8,10-18. Les deux parties du discours divin ont été prononcées devant le peuple, mais seule la première est transmise au discours direct sous la forme d’un oracle dont la partie d’avertissement est rapportée plus tard, après que l’action s’est poursuivie, par un sommaire du narrateur. Ainsi, le rappel historique de 1 S 8,7-8 a bien fait l’objet d’une énonciation oraculaire rapportée comme telle, mais ce qui, dans le discours divin, est présenté comme l’avertissement n’est pas formellement un oracle et se trouve toujours séparé de l’énoncé du grief. C’est bien la «matière» d’un oracle que Yhwh a communiquée à Samuel pour qu’il la transmette, mais sa communication ne se fait pas en une seule fois, sous la forme d’un oracle clairement identifié. Elle a lieu au fil de l’action, elle est intégrée à l’intrigue et présente des formes plus ou moins proches de celle de l’oracle. Une étude détaillée du texte montrerait comment les modalités de communication de cet oracle sont fortement liées aux susceptibilités de Samuel, 128. Ces divergences viennent surtout de ce que la réponse à ces questions passe par une interprétation d’ensemble non seulement de ce chapitre mais de la séquence qu’il ouvre, interprétation dont la compréhension du personnage de Samuel est la pierre de touche. Parmi les propositions, je mentionne seulement ici celles de FOKKELMAN, Narrative Art IV, pp. 344-347 et de WÉNIN, Pouvoir, quand tu nous tiens!, pp. 69-72 car elles sont systématiquement opposées sur les trois questions, et elles sont emblématiques de la largeur du spectre des interprétations possibles.
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à ses motivations et aux stratégies qu’il met en œuvre vis-à-vis du roi qu’il lui faut désigner. Ce lien entre les particularités de la communication oraculaire dans ces chapitres et la personne de Samuel serait confirmé par 1 S 15 qui abonde en discours oraculaires (15,1-3.10.16-19.22-23.26.28)129. Comme en 1 S 8-10, la façon dont le prophète exerce sa médiation prophétique et communique à Saül ce qu’il doit lui transmettre est un des enjeux majeurs de l’intrigue. Ce chapitre confirme le fait que jamais dans le récit Samuel ne délivre d’oracle en bonne et due forme, comme peuvent l’être ceux, classiques, de l’homme de Dieu et de Natan. À l’inverse, ce qu’il dit et qui a une fonction d’oracle se trouve «narrativisé», plus ou moins défait dans sa forme et pris dans le mouvement de l’action. Les deux parties de l’oracle peuvent être dissociées et séparées par un développement de l’action, l’une peut être développée et l’autre traitée sous forme de sommaire, l’annonce de la sanction peut se faire progressivement au cours d’un dialogue, le narrateur peut user d’ellipses ou jouer sur le point de vue pour suggérer les déformations que Samuel fait subir à la parole de Yhwh. Ce phénomène, très clairement circonscrit à 1 S 8–15 c’est-àdire à l’activité prophétique de Samuel à partir de la demande d’un roi, semble directement lié au fait que le prophète est un personnage engagé dans l’action. À la différence de l’homme de Dieu, qui n’apparaît dans le récit que pour communiquer son oracle et qui disparaît ensuite, ou de Natan que l’on ne voit que brièvement en dialogue avec David (1 S 7,2-3), Samuel orchestre et déploie sa communication au gré de ses intérêts et de la façon dont ce qu’il a à dire contribue à sa stratégie130. Mais il est significatif de constater que dans ces chapitres, ces discours sont les seuls à déployer une temporalité longue dans le passé et/ou le futur. Ils ne sont prononcés que par Yhwh ou par Samuel dans des situations où ce dernier est dans un rôle de médiation prophétique. S’ils ne présentent pas la forme classique de l’oracle, ils appartiennent cependant à ce registre, malgré les particularités que leur confère leur «narrativisation». En ce sens, le discours qui déploie une temporalité longue a partie liée avec une communication de type oraculaire. Le second groupe de textes confirme la chose. Il s’agit de trois discours: celui de Yhwh à Samuel dans le temple de Silo (1 S 3,11-14), l’ensemble que forment les discours de Samuel au peuple à la fin du processus 129. Sur ce dialogue comme instance d’un double processus de vérité, pour Saül sur sa faute, pour Samuel sur son rapport à Saül et à Yhwh, voir SONNET, Échec au roi notamment sur Samuel pp. 85-86 et 91. 130. Pour une proposition de lecture de ces chapitres autour du rapport de Samuel au pouvoir, voir WÉNIN, Pouvoir, quand tu nous tiens!.
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d’institution de la royauté (1 S 12,6-25) et le discours de David à Yhwh en réponse à l’oracle dynastique (2 S 7,18-29). Aucun ne se présente comme un oracle, ni dans la forme, ni dans la fonction, mais ils sont liés tous les trois à des oracles qui les précèdent et auxquels ils se réfèrent jusqu’à épouser leur ampleur temporelle. Ainsi, le discours de Yhwh à Samuel (1 S 3,11-14) se réfère explicitement à l’oracle de l’homme de Dieu (1 S 3,12-13). Sa pointe n’est pas d’annoncer du nouveau pour la maison d’Éli mais de consacrer Samuel comme prophète. Celui-ci est donc informé que va se réaliser la sanction prise à l’encontre des Élides: leur maison sera «pour toujours [ »]עד־עולםsous le jugement de Yhwh (v. 1314). Les discours de Samuel après le renouvellement de la royauté de Saül à Guilgal peuvent apparaître comme une «broderie» assez libre sur les discours oraculaires qui précèdent depuis 1 S 8. Le prophète imite le style oraculaire mais il parle de lui-même, sans avoir été envoyé par Yhwh, et ses discours, à la différence des oracles, ne font rien advenir à long terme. Tout juste provoquent-ils un orage (1 S 12,17-18) au milieu de la scène. 1 S 12,7-12 est une large évocation historique qui développe le bref récit de 1 S 10,18-19 et donc aussi de 1 S 8,7-9. Il en reprend la période, de l’esclavage égyptien à la demande d’un roi, et quelques expressions, en particulier le verbe « עלהfaire monter» (8,8; 10,18; 12,6), et les formules «libérer de la main de [ »]נצל מידet «maintenant tenez-vous en présence de Yhwh [( »]ועתה התיצבו לפני יהוה1 S 10,19; 12,7). Quant aux avertissements pour l’avenir, ce sont des garde-fous face aux risques que représente la royauté. Comme le droit du roi, il projette une temporalité longue, celle de l’avenir, dans cette nouvelle configuration politique. Enfin, le discours que David adresse à Yhwh est un écho direct et immédiat de l’oracle que Natan vient de lui communiquer (2 S 7,5-16). En des termes proches de ceux du prophète, David évoque à son tour l’histoire depuis le lien particulier que Yhwh a noué avec son peuple en Égypte (2 S 7,23) jusqu’au «pour toujours [ »]עד־עולםde la bénédiction promise à sa maison (v. 29[×2]). Dans ces trois discours, c’est donc la temporalité des oracles auxquels ils se réfèrent qui détermine la leur. L’ampleur de la période qu’ils embrassent est le relais ou le miroir, selon les cas, de celle de l’oracle. En ce sens, ces exceptions sont paradoxalement une confirmation supplémentaire de la spécificité des oracles en termes d’extension temporelle. On l’a vu, le discours direct usuel a pour mesure temporelle celle de l’épisode où il est prononcé. Il apparaît donc qu’en 1 S 1 – 1 R 2 toutes les interventions au discours direct qui déploient une échelle temporelle plus large que les limites de l’épisode sont des oracles ou des discours directement corrélés à des oracles. Seules font exception les promesses
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qui, on l’a vu, relèvent du discours usuel tout en projetant un avenir à long terme. À côté des trois oracles de formes classiques, les «discours oraculaires» dont les composantes sont «narrativisées» selon les besoins de l’intrigue ou de la caractérisation des personnages, déploient une portée temporelle similaire à celle de l’oracle. Ceci fait d’abord apparaître que la capacité à embrasser le temps long est la prérogative de Yhwh. Il est celui qui conserve vivante la mémoire de l’histoire, celui aussi qui projette l’avenir d’Israël et de ses rois selon une échelle de temps inaccessible aux humains. Mais cette particularité de l’oracle confirme également l’hypothèse d’un lien entre un genre littéraire et une forme de temporalité. Car, on l’a vu, toutes les interventions de Yhwh ne sont pas des oracles. Et lorsque ses paroles sont rapportées par le discours direct usuel, elles ne présentent pas une temporalité différente de celle du discours des autres personnages mais restent inscrites dans l’échelle de l’épisode. C’est donc aux oracles – et, avec eux, à la médiation prophétique – qu’est confiée de façon exclusive l’articulation du long cours de l’histoire. Ils introduisent du temps long dans un récit qui progresse, on l’a vu, par l’enchaînement de projections des personnages à court ou moyen terme. Avec ce temps long, c’est la perspective divine sur le cours de l’histoire qui s’invite parmi les perspectives humaines. Pour en mesurer l’impact et la fonction spécifique dans le récit, il convient d’étudier l’organisation temporelle interne des oracles car elle détermine la longueur des effets qu’ils déploient dans la narration. 3. L’organisation temporelle interne des oracles L’oracle de l’homme de Dieu et les deux oracles de Natan sont ceux qui se prêtent le mieux à une étude de la temporalité interne propre à ce genre littéraire parce qu’ils déploient, en un seul énoncé, l’ensemble du mouvement qui va du rappel du passé à la projection du futur. Ils seront donc nos exemples privilégiés. Le schéma suivant fait apparaître les moments qui les constituent et leurs registres temporels propres. Les expressions grisées marquent les bornes de la période qu’embrasse chaque oracle, du passé le plus ancien au futur le plus lointain. Les expressions en petites majuscules sont celles que l’on relève également dans le contexte narratif immédiat de l’oracle, contexte rappelé en tête des colonnes. Les termes et expressions en caractère italiques sont ceux qui présentent plusieurs occurrences à l’intérieur de l’oracle. Le fait que l’expression «et maintenant» soit encadrée veut souligner l’importance de cette formule, qui marque un point de basculement dans l’oracle.
v. 29-30a «Pourquoi piétinez-vous mon SACRIFICE []זבח et mon OFFRANDE [ )…( ]מנחהet honores-tu [ ]כבדtes fils plus que moi (…)? C’est pourquoi, oracle de Yhwh Dieu d’Israël, j’avais dit à ta maison et à la maison de ton père ‘vous marcherez en ma présence pour toujours [»’]יתהלכו לפני עד־עולם
v. 10-12 annonce des malheurs pour la maison de David « Et maintenant l’épée [ ]בחרבne se détournera pas de ta maison, pour toujours puisque tu m’as méprisé et que tu as pris la femme d’Urie le Hittite comme femme pour toi. Ainsi parle Yhwh, voici que moi je fais lever le mal contre toi à partir de ta maison, et je vais prendre tes femmes [ ]ולקחתי את־נשיךsous tes yeux (…). Car toi tu as agi en cachette, et moi je ferai cette chose-là devant tout Israël et devant le soleil».
Schéma 12: Structure temporelle des oracles de 1 S 2,27-36; 2 S 7,5-16; 12,7-12
v. 13b-16 établissement de la maison de David «et j’établirai le trône de sa royauté pour toujours . (…) J’affermirai ta maison [ ]ביתet ta royauté pour toujours devant toi, et ton trône sera établi pour toujours ».
v. 11b-13a, promesse d’une descendance «et Yhwh t’annonce que Yhwh fera pour toi une maison [ )…( ]עשה ביתj’élèverai ta descendance (…) C’est lui qui bâtira une maison [ ]בנה ביתpour mon nom».
v. 9 «Pourquoi as-tu méprisé la parole de Yhwh EN FAISANT LE MAL À SES YEUX [ ?]לעשות הרע בעינוUrie le Hittite, tu l’as assassiné par l’épée [ ]בחרבet sa femme, tu l’as prise [ ]ואת־אשתו לקחתpour toi comme femme, et lui, tu l’as assassiné par l’épée [ ]בחרבdes fils d’Ammon».
v. 8 don à David de la maison de Saül et de ses femmes, des maisons d’Israël et de Juda «Je t’ai donné (…) les femmes de ton maître [ואתנה »]לך )…( את־נשי אדניך
v. 8-11a élection de David et assistance de Yhwh pour lui et pour le peuple « Et maintenant (…) oracle de Yhwh, ainsi parle Yhwh ‘moi je t’ai pris au pâturage…’»
[v. 5 «est-ce toi qui me bâtiras une maison []בנה בית pour que J’Y DEMEURE []»?]ישב
v. 7 onction de David et secours contre Saül
2 S 12,7-12
2 S 11 adultère avec Bethsabée et meurtre d’Urie 2 S 11,27 «mais la chose que David avait faite FUT MAUVAISE AUX YEUX DE YHWH [וירע הדבר אשר־עשה דוד »]בעיני יהוה
v. 6-7 accompagnement du peuple depuis l’Égypte dans une tente «JE N’AI PAS DEMEURÉ DANS UNE MAISON []ישב בבית depuis le jour où…» «ai-je dit ‘pourquoi n’avez-vous pas bâti une maison [ ]בנה ביתde cèdres pour moi?’»
2 S 7,5-16
1 S 2,27-36
v. 27-28 choix des prêtres et de la maison d’Éli depuis l’Égypte v. 27 «pour me révéler, je me suis révélé à la maison de ton père lorsqu’ils étaient en Égypte et je l’ai choisi pour moi comme prêtre parmi toutes les tribus d’Israël».
2 S 7,1-2 «et il arriva lorsque le roi DEMEURA DANS SA MAISON [( ]ישב בבית...) qu’il dit: ‘voici que moi JE DEMEURE DANS UNE MAISON [ ]ישב בביתde cèdres mais l’arche de Dieu DEMEURE [ ]ישבsous la tente’».
1 S 2,12-17 comportement des fils d’Éli vis-à-vis des «SACRIFICES [ »]זבחet «OFFRANDES [»]מנחה 1 S 2,17 «et le péché des jeunes gens était très grand devant Yhwh car les hommes méprisaient l’offrande de Yhwh».
ANNONCE CHÂTIMENT / PROMESSE FUTUR À COURT/MOYEN TERME v. 30b « et maintenant , loin de moi! ceux qui m’honorent []כבד, je les honore []כבד, ceux qui me méprisent seront maudits». v. 31-34 mort des hommes la maison d’Éli; signe proche: mort de ses deux fils v. 35-36 «Je ferai lever pour moi un prêtre fiable (…) et FUTUR LOINTAIN il marchera en présence de mon messie tous les jours [»]והתהלך לפני־משיחי כל־הימים.
DÉVELOPPEMENT
PASSÉ PROCHE FORME INTERROGATIVE
GRIEF ET MISE EN QUESTION
PASSÉ PROCHE
PASSÉ LOINTAIN
ORACLE RAPPEL HISTORIQUE
ÉVÉNEMENT QUI SUSCITE L’ORACLE
CONTEXTE NARRATIF
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Les trois oracles ont une structure en trois temps. Le premier consiste en un rappel assez ample de ce que Yhwh a fait pour son peuple (1 S 2,27-28 et 2 S 7,6-7) ou pour David (2 S 12,7-8). Puis, un centre présente une configuration propre à chaque oracle. Dans les deux oracles de jugement, il s’ouvre par l’énoncé du grief sous forme interrogative. Ce grief est plus développé en 2 S 12,9b puisqu’il donne lieu à un rappel des faits reprochés. Dans les deux cas, il correspond à un moment de basculement du discours entre ce qui relève du passé et l’annonce de la sanction à venir. Ce basculement revêt un caractère solennel du fait de l’association d’expressions par lesquelles le discours se désigne lui-même dans l’événement de son énonciation. C’est d’abord l’adverbe «maintenant», dont on a vu qu’il marquait en premier lieu la désignation par le locuteur de son acte de son discours; il appelle le destinataire à l’attention et introduit la partie déterminante de l’oracle. Ce sont aussi les expressions «oracle de Yhwh» et «ainsi parle Yhwh» qui sont étroitement associées à «maintenant» en 1 S 2,30 et 2 S 7,8, et de façon plus lâche en 2 S 12,10-11. Ces formules réactivent le «ainsi parle Yhwh» initial, posant à nouveau, dans toute sa force, l’autorité du discours comme discours de Yhwh, au moment où le plus décisif va être énoncé. Ces expressions marquent aussi, selon des configurations diverses, le moment où la dénonciation de la faute et l’annonce de la sanction s’articulent dans une logique consécutive; 1 S 2,30 le met en évidence de façon particulièrement nette par la formule « לכןc’est pourquoi». L’oracle dynastique de 2 S 7,5-16 a également tous les éléments de cette composition, mais il présente une variation importante par rapport au modèle: la mise en question (v. 5) est dissociée du centre et de ses expressions solennelles (v. 8). La question sur le projet de David est le point de départ de l’oracle et n’entretient pas de rapport de causalité avec la promesse. Le projet n’est pas dénoncé comme une faute, même s’il est contré; il est plutôt l’occasion que Yhwh saisit pour dévoiler son propre projet. Celui-ci repose sur le lien électif que Yhwh entretient avec David et qu’il lui annonce nouer également avec sa descendance. Or, c’est précisément l’évocation de ce lien, dans son passé et son avenir, qu’introduisent les expressions solennelles «maintenant» et «ainsi parle Yhwh Sabaot» (v. 8). Elles séparent ce qui concerne le mode de présence de Yhwh envers tout le peuple avant le règne de David (v. 6-7) de son engagement spécifique pour David et sa maison, bénéfices pour le peuple compris131. L’exception que constitue la position de la 131. La valeur temporelle des formes verbales des v. 9b-10 n’est pas facile à déterminer. S’agit-il de weqatal qui renvoient donc au passé récent du règne de David ou de weqatalti qui déploient déjà la promesse. Sur ce débat, voir MCCARTER, II Samuel, pp. 202-203. L’auteur tranche pour des formes futures. Je lis pour ma part des formes passées à la suite
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mise en question en 2 S 7,5-16 déplace dans le discours la portée du point d’accroche entre l’oracle et l’événement qui le suscite, mais il ne transforme pas la dynamique temporelle d’ensemble. Celle-ci est de façon constitutive une dynamique chronologique qui va du passé au futur autour d’un moment critique: celui, éminemment actuel, de l’énonciation de l’oracle qui pointe «sur le vif» l’événement qui le suscite. Dans les trois oracles, la mise en question porte directement sur cet événement que les interrogations évoquent très explicitement jusque dans le vocabulaire, comme le font apparaître les expressions soulignées dans le schéma. L’énoncé du grief est le point par lequel l’oracle est articulé à la séquence narrative. C’est en 2 S 7,5 que le phénomène est le plus immédiatement perceptible. La place de la question, juste après l’échange entre David et Natan, reprend deux termes des propos de David: le verbe ישב «demeurer» et le substantif « ביתmaison» (2 S 7,2)132. L’oracle apparaît comme une réaction immédiate, la nuit suivante, aux propos échangés par les deux hommes: c’est bien leur conversation qui en déclenche la communication. Yhwh prend au mot le projet de lui bâtir une maison, il le met en question d’entrée de jeu par une formule qui rend explicite ce que David disait implicitement au prophète. Ainsi l’oracle apparaît-il directement en prise sur le projet du roi. Le phénomène est identique dans les deux oracles de jugement, même si l’écart est plus grand, en termes de temps racontant, entre le récit des faits qui provoquent l’oracle et les questions qui en sont le cœur. Ainsi, le double «pourquoi» que l’homme de des propositions de TSUMURA, Tense and Aspect; ID., Temporal Consistency and Narrative Cohesion in 2 Sam 7,8-11, dans DIETRICH (éd.), The Books of Samuel, 385-392. Aux arguments qu’il avance, il faut ajouter des éléments liés à la structure d’ensemble de l’oracle. Sans étudier ici en détail la question, remarquons simplement que l’oracle compte trois propositions dans lesquels Yhwh se présente comme l’énonciateur d’un discours: la formule solennelle «ainsi parle Yhwh» v. 5 et v. 8 où elle suit le «maintenant» et «Yhwh t’annonce que…» v. 11b. Ces trois formules marquent le début de trois phases du discours nettement distinctes sur le plan temporel. La première, encadrée par deux questions sur la construction de la maison (v. 5 et 7) est relative au passé lointain de l’histoire de Yhwh avec son peuple. Puis vient la formule solennelle du v. 8 qui ouvre la partie déterminante de l’oracle avec ses deux phases. La première, (v. 8-11a) rappelle à David tout ce que Yhwh a fait pour lui et pour le peuple pendant son règne. Elle concerne le passé proche. La dernière partie (v. 11b-16), où l’expression «Yhwh t’annonce» relaie la formule du v. 8, est consacrée aux promesses de Yhwh pour David et sa descendance. Elle concerne le futur relativement proche – après la mort de David – et lointain. Les phases délimitées par ces trois expressions épousent l’organisation temporelle de l’oracle et sont un argument supplémentaire pour étayer l’homogénéité temporelle et littéraire de la partie centrale (v. 8-11a). 132. Sur les effets de la structure parallèle du discours de David dans lequel le verbe «demeurer» est central, voir L.M. ESLINGER, House of God or House of David. The Rhetoric of 2 Samuel 7 (JSOTSS, 164), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1994, pp. 2224.
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Dieu lance à Éli (1 S 2,29) pointe précisément son comportement et celui de ses fils tel qu’il est décrit dans le sommaire de 1 S 2,12-17. Père et fils sont d’abord sommés de rendre compte de la façon dont ils agissent avec les «sacrifices [ »]זבחet les «offrandes [»]מנחה. Ces deux termes, centraux dans la question (v. 29a), sont aussi ceux qui forment une inclusion autour du sommaire (v. 13 et 17). Quant au second grief, «[pourquoi] honores-tu tes fils plus que moi en vous gavant du meilleur de toute offrande d’Israël mon peuple?» (v. 29b), il reprend dans une perspective inversée la qualification par le narrateur du comportement des prêtres à la fin du sommaire: si leur péché est grand, c’est qu’ils «méprisaient l’offrande de Yhwh» (v. 17), notamment par les manœuvres qui consistaient à détourner les meilleurs morceaux, les plus gras, pour leur consommation personnelle. Ainsi, les griefs, dans leur précision, renvoient-ils très directement aux comportements rapportés précédemment dans la séquence narrative. Il en va de même en 2 S 12,9 mais avec une particularité intéressante: la question accusatrice adressée au roi ne précise pas les actes de David, elle les met en cause à partir du jugement que Yhwh a porté sur eux. Le récit de l’adultère et du meurtre d’Urie s’achève par un commentaire du narrateur: «Et la chose que David avait faite fut mauvaise aux yeux de Yhwh [( »]וירע הדבר אשר־עשה דוד בעיני יהוה2 S 11,27b). C’est ce jugement divin que fait entendre au roi la question accusatrice de Natan: «Pourquoi as-tu méprisé la parole de Yhwh en faisant le mal à ses yeux [( »?]לעשות הרע בעינו12,9). Cette question est suivie de deux sommaires qui évoquent les crimes de David, le premier immédiatement après la question (v. 9b), le second pour justifier l’énoncé des conséquences dramatiques qui vont en résulter (v. 10). Cette particularité rend manifeste ce qui se joue toujours, de façon plus ou moins immédiate, dans ces mises en question: au centre de l’oracle, elles pointent les événements qu’elles questionnent pour les faire venir à une vérité plus grande, à ce qu’ils sont aux yeux de Yhwh et qui motive de sa part une communication exceptionnelle. En convoquant son destinataire à revenir sur des événements passés que le narrateur a rapportés précédemment, le «pourquoi» divin remplit une fonction proche du discours usuel au passé dans les dialogues où les personnages évaluent ce qu’ils viennent de vivre. Il s’en distingue cependant par un trait majeur: dans le discours usuel, ce sont les acteurs de l’événement qui débattent de sa signification. Celle qu’ils font émerger procède de l’échange de leurs points de vue et reste inscrite, on l’a vu, dans les limites de l’épisode, y compris lorsqu’ils se prononcent sur la façon dont Yhwh est engagé dans leur histoire (par exemple 1 S 14,45). L’oracle en revanche est aussi une parole suscitée par l’événement mais il s’agit de
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la parole de Yhwh lui-même, transmise par le prophète. Celui-ci somme son interlocuteur de revenir sur ce qu’il a fait pour le considérer à partir non plus de son propre jugement mais de la perspective divine. C’est par son ampleur temporelle que cette perspective se distingue. Les événements auxquels les questions renvoient se trouvent envisagés à l’échelle non de l’épisode où ils ont lieu ni même à celle des épisodes précédents, mais à celle du long cours de l’histoire dans ses dimensions passées et futures. Exception faite pour 2 S 12,7-12, cette histoire excède largement en amont les limites de la période couverte par 1 S 1 – 1 R 2 pour remonter jusqu’à l’Égypte. Quant à la projection de l’avenir, elle se caractérise dans les trois textes par une extension longue sur l’horizon d’un «tous les jours» ou d’un «pour toujours». Déterminé par un événement particulier mais déployant le long cours de l’histoire, le genre littéraire de l’oracle présente une articulation temporelle très spécifique: il repose sur une tension constitutive entre un événement ponctuel, celui qui le suscite133, et le long cours de l’histoire à laquelle il appartient. Par cette tension temporelle, il rend manifeste comment, dans un événement particulier, c’est l’ensemble du mouvement de l’histoire qui est engagé et qui se détermine. Trois aspects permettent de préciser le rapport étroit qui se noue dans l’oracle entre l’événement et l’histoire longue. En premier lieu, l’ampleur de la période historique embrassée est directement déterminée par la nature de l’événement qui suscite l’oracle. La réalité à laquelle attente l’acte dénoncé est envisagée par Yhwh dans l’ensemble de son histoire, depuis son origine jusqu’à un avenir auquel il n’est pas mis de terme. Ainsi, les méfaits des fils d’Éli sont-ils envisagés dans le long cours de l’histoire du sacerdoce esquissée depuis l’élection de leur maison parmi toutes les tribus en Égypte (1 S 2,27-28) jusqu’aux modalités selon lesquelles une autre maison les remplacera «tous les jours» (v. 35). De la même manière, en 2 S 7,5-16, c’est d’une transformation du mode de présence de Yhwh au milieu du peuple qu’il est question avec le projet de David de lui construire une maison. L’histoire que déploie l’oracle part une nouvelle fois de la sortie d’Égypte, envisagée comme le commencement du compagnonnage de Yhwh avec son peuple, et déploie la perspective du «pour toujours» de sa fidélité envers la maison de David (v. 13-16). Quant à l’oracle de 2 S 12,7-12, la période qu’il couvre est plus brève que les 133. En 1 S 2,27-36, il s’agit moins d’un événement que d’un comportement qui, s’il est itératif, n’en demeure pas moins circonscrit dans l’histoire du peuple. Il garde un caractère particulier.
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autres puisqu’elle ne remonte qu’à l’élection de David et non à l’acte de naissance du peuple qu’a été la sortie d’Égypte. Cette différence d’échelle tient au fait que c’est une faute d’ordre personnel qui est ici reprochée à David. S’il a usé de son autorité royale pour faire venir Bethsabée et pour ordonner la mise à mort d’Urie, si les conséquences de son adultère et de son meurtre ont un impact politique, ils ne sont pas comme tels une atteinte directe à la vie du peuple et aux institutions qui organisent ses relations avec Yhwh. C’est pourquoi sa faute et ses conséquences sont envisagées non à l’échelle de l’histoire du peuple, mais à celle de son histoire personnelle et de celle de sa famille dans le futur. L’oracle déploie cette histoire-là, qui commence avec l’onction où s’est noué le lien particulier de David à Yhwh (v. 7) et envisage le «pour toujours» des violences qui surgiront dans sa maison (v. 10). Il apparaît donc que les trois oracles mettent tous en perspective l’événement qui les suscite en le resituant dans l’ensemble de l’histoire à laquelle il appartient, de l’acte de naissance de cette histoire à la projection de ses développements les plus lointains. Mis en perspective dans le long cours de l’histoire, l’événement est également l’angle de vue à travers lequel l’histoire est elle-même mise en perspective. C’est là un second aspect, corrélatif au précédent, du rapport entre événement et histoire. On l’a vu, l’oracle déploie une temporalité longue, construite comme un continuum chronologique qui passe par le point axial du grief. Or, c’est à partir de lui que l’histoire est ressaisie pour être redéployée de façon stylisée. L’événement qui suscite l’oracle détermine le choix des événements antérieurs qui sont retenus comme significatifs et l’annonce des événements futurs qui en découleront. Tout n’est pas raconté du passé du peuple, tout n’est pas annoncé de son avenir mais seulement quelques faits marquants. Comme il apparaît dans le schéma 12 p. 342, les périodes passées et futures sont organisées chacune en deux phases, l’une traite du temps long, l’autre d’une temporalité plus proche. Ainsi, le passé lointain est celui de la période des origines de la réalité sur laquelle porte l’oracle. Quant au passé récent, il s’agit de la période immédiate pendant laquelle s’est produit l’événement qui suscite l’oracle; de la même façon pour le futur, ce sont d’abord les conséquences immédiates ou proches qui sont annoncées dans un premier temps, puis dans un second, leurs développements à plus long terme. Ce jeu d’échelle est mis en œuvre de façon très souple à l’intérieur de chaque oracle. Ainsi, dans celui de l’homme de Dieu (1 S 2,27-36), le passé proche n’est pas évoqué dans la partie historique, mais les griefs adressés à Éli portent sur toute la période des agissements de ses fils, ils relèvent du passé proche
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et du présent. Ils sont suivis du rappel d’une promesse de Yhwh dont il est précisé qu’elle a été faite «à ta maison et à la maison de ton père» (v. 30). Avec la mention de deux maisons, c’est la période des origines et la période contemporaine de l’oracle qui sont mentionnées. Esquissant toute l’histoire, des origines jusqu’au moment de l’oracle, elles suffisent à exprimer la pérennité de la promesse d’âge en âge. L’annonce des sanctions porte aussi sur les deux périodes; celle de l’anéantissement de la maison du prêtre aura lieu dans un avenir proche et aura pour événement central la mort de ses fils (v. 31-34)134 puis une période plus éloignée verra l’émergence d’une nouvelle famille sacerdotale fiable sur le long terme (v. 35-36). L’oracle de jugement que Natan adresse à David, bien qu’il ne remonte pas à l’histoire ancienne, s’organise également selon ces deux étapes, à la mesure de la durée de l’histoire qu’il embrasse. Le moment originaire est, on l’a vu, l’élection du jeune homme (2 S 12,7), mais une seconde phase, plus proche, est évoquée ensuite: celle qui suit la mort de Saül et voit le nouveau roi hériter de ce qui appartenait à son prédécesseur, période en cours au moment de l’oracle. Ce sont ainsi les deux extrémités du parcours de David depuis son entrée sur la scène du récit qui sont esquissées, celle de ses débuts et celle qui prévaut depuis son accession au trône de Juda et d’Israël. Dans la partie au futur, c’est d’abord une durée «pour toujours» qui est envisagée (v. 10), celle des violences internes à sa famille, avant que ne soient annoncés, à mots couverts, les premiers spasmes qui se révéleront être, dans un avenir proche, la révolte d’Absalom (v. 11). Il apparaît donc qu’avec leurs variantes propres, ces oracles présentent un mouvement chronologique continu et c’est à partir de l’événement central, de sa nature et de sa gravité, que sont déterminés les quelques points de son tracé. Ces points correspondent aux moments initiaux et finaux de chaque période. Ce procédé minimaliste permet d’esquisser le cours des différentes périodes dans toute leur extension et de les mettre en perspective dans une forme de linéarité. Ainsi, du tissu de l’histoire, chaque oracle tire-t-il, en quelque sorte, un seul fil, celui dont l’événement central est le nœud. Car si l’oracle présente l’histoire selon une perspective linéaire, celle-ci repose cependant sur un basculement. C’est là un troisième aspect du rapport entre histoire longue et événement. La parole de Yhwh vient révéler combien profondément l’événement qui la suscite transforme le cours de ce qui aurait dû être, en même temps que cet événement se trouve réinscrit dans la 134. En 1 R 2,27, la révocation d’Abiatar est justifiée par cet oracle dont l’accomplissement connaît des étapes successives.
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continuité historique nouvelle qu’il contribue à déterminer. Chaque oracle présente au moins une expression récurrente135 dont les différentes occurrences dessinent à la fois le mouvement de basculement qui s’effectue et la linéarité selon laquelle l’histoire est déployée. C’est le cas, par exemple, de l’expression «marcher en présence de…» dans l’oracle de l’homme de Dieu. Elle y apparaît deux fois: une première après l’énoncé des griefs (v. 30) et une seconde dans l’annonce des sanctions (v. 35). Une première fois, au cœur de l’oracle, Yhwh rappelle une promesse ancienne en faveur de la maison d’Éli: «J’avais dit à ta maison et à la maison de ton père ‘ils marcheront en ma présence pour toujours’ [( »]יתהלכו לפני עד־עולםv. 30). Ce rappel révèle d’abord le lien intrinsèque entre le statut particulier de la maison sacerdotale et son élection originaire. C’est à celle-ci, en effet, que renvoie la mention de «la maison de ton père» déjà évoquée aux v. 27-28. De plus, en associant la maison d’Éli à celle de son lointain ancêtre, l’énoncé du v. 30 manifeste que la pérennité de la dynastie sacerdotale, de la première génération à la dernière, repose sur cette promesse. Plus encore, le «pour toujours» confirme l’irrévocabilité de l’engagement de Yhwh. Or, cet engagement est réaffirmé au moment même où est déclaré qu’il va prendre fin. Le «et maintenant» qui suit claque comme le signal du basculement du destin d’Éli et de sa descendance. C’est le «maintenant» de la décision divine et de sa transmission, non pas parce que Yhwh aurait changé d’avis, mais parce que la façon dont les fils d’Éli se comportent rend impossible que Yhwh puisse continuer de tenir sa promesse. Car si le «ils marcheront en ma présence pour toujours» (v. 30) fait entendre un engagement irrévocable de Yhwh à l’égard de la maison d’Éli, il implique aussi que les Élides l’acceptent et demeurent dans cette présence. En ce sens, la promesse divine nécessite la fidélité des prêtres pour pouvoir se réaliser. Détournant ce qui appartient à Yhwh, c’est de lui que ceux-ci se détournent, ils ne marchent plus en sa présence. La structure de l’oracle, en son nœud central, met en valeur la façon dont leur comportement précipite l’anéantissement de leur maison (v. 31-34). Puis la perspective se prolonge vers un futur plus lointain. C’est dans ce contexte qu’apparaît la seconde occurrence de l’expression: «Et je ferai lever pour moi un prêtre fiable, il agira selon mon cœur et mon désir et je bâtirai pour lui une maison fiable. Il marchera en présence de mon messie tous les jours [( »]והתהלך לפני־משיחי כל־הימיםv. 35). À nouveau, l’expression apparaît en contexte d’élection, et à nouveau il s’agit d’une promesse qui implique une forme d’exigence pour les prêtres. Sa reprise fait entendre 135. Voir les expressions en caractères italiques dans le schéma 12, p. 342.
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comment Yhwh rend possible, à travers une rupture et par une nouvelle élection, la continuité de la médiation sacerdotale qu’il a instituée en Égypte. C’est le même projet qu’il poursuit. Comme c’était le cas pour la maison des Élides, ce prêtre et sa maison se voient engagés dans une histoire sans terme fixé: au «pour toujours» du v. 30 répond le «tous les jours» du v. 35. Parce qu’il s’agit d’un même projet, d’une promesse similaire, énoncée la première fois dans un rappel du passé et la seconde comme une annonce du futur, la récurrence de l’expression contribue à construire la représentation linéaire de l’histoire que produit l’oracle, mais parce qu’elle ne concerne plus la même maison, elle fait entendre comment cette linéarité repose sur un basculement. On l’aura remarqué, la seconde expression présente une variante importante: ce n’est plus en présence de Yhwh que le prêtre devra marcher mais en présence de son messie. Au moment où l’oracle est délivré, l’institution royale n’est encore d’actualité ni dans l’histoire – elle adviendra quelques décennies plus tard – ni même dans l’oracle où le messie est évoqué «en passant», relativement au prêtre. À ce point du récit, cette mention apparaît cependant comme une prophétie dans la prophétie136. Elle témoigne de ce que les annonces de Yhwh pour la longue durée ne sont pas des orientations générales, abstraites des circonstances particulières dans lesquelles elles prendront corps. L’émergence de la nouvelle lignée sacerdotale s’effectuera après ce tournant politique majeur que va être l’instauration de la royauté. C’est dans ce contexte que le prêtre devra vivre sa charge et l’oracle suggère que le nouveau régime politique transformera la configuration des médiations de la présence de Yhwh. Si l’oracle n’a pas pour objet d’annoncer le messie, il prend en compte et assume à l’avance comme un état de fait le contexte politique dans lequel sera fondée la nouvelle maison sacerdotale. Ce détail est révélateur de la prescience de Yhwh dans sa conduite des événements. Si l’oracle déploie l’histoire dans sa linéarité, c’est celle que Yhwh trace dans les circonstances concrètes de la vie du peuple. Il ne s’agit pas d’une orientation qui se trouverait ensuite confrontée aux aléas des événements. Dans ce qu’il annonce, Yhwh prend en compte par avance les mutations ou les basculements qui relèveront d’initiatives, voire de fautes humaines. Et la mention discrète du messie est le signe que, tout en dénonçant voire en sanctionnant ces initiatives, Yhwh les intègre dans sa conduite de l’histoire. La répétition de l’expression «marcher en présence de», avec la variation qu’y introduit le messie, est un élément central de la structure de l’oracle. Elle contribue au premier 136. Notons qu’elle fait écho à l’annonce lyrique d’Anne (1 S 2,10) qui se trouve confirmée par l’autorité de la parole de Yhwh.
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chef à la révélation de la façon dont les actes humains affectent et transforment le cours d’une histoire que Yhwh continue cependant de conduire dans la continuité de son projet, c’est-à-dire dans une continuité transformée. Yhwh «se distingue comme le Dieu qui, à travers le changement, se réaffirme constamment dans sa fidélité, en adaptant son dessein à la contingence humaine»137. L’étude détaillée des deux autres oracles montrerait que le même procédé de récurrence est à l’œuvre et qu’il remplit la même fonction. Comme le fait apparaître le schéma, c’est autour du terme «maison», et de façon privilégiée de l’expression «bâtir/faire une maison» que s’organise le premier oracle de Natan (2 S 7,5-16). Bâtir une maison pour Yhwh, c’est là le projet de David; il introduit l’angle par lequel l’histoire est envisagée dans son long cours. Mais ce long cours est marqué d’un double basculement balisé, là encore, par l’expression récurrente: ce n’est pas David qui fera une maison pour Yhwh mais Yhwh qui fera une maison pour David (v. 11). Quant au temple, il sera bien construit mais par le descendant de David (v. 12-13). Le parcours que dessine la récurrence des expressions montre comment, dans ce cas, Yhwh se glisse dans le projet de David, certes pour le contrarier à court terme, mais surtout pour le réorienter en donnant une tout autre ampleur à l’avenir de sa maison. Enfin, dans le second oracle de Natan (2 S 12,7-12), les deux expressions récurrentes sont directement liées à la double faute de David, l’adultère et le meurtre. La plus fréquente est «donner/prendre pour femme» qui apparaît à quatre reprises (2 S 12,8.9.10.11). Elle est renforcée par un second réseau formé des trois occurrences de «épée» associées à un verbe lié au meurtre ou à la violence (v. 9 [×2] et 10). Les occurrences des v. 9-10 font entendre comment la double faute de David fait basculer une histoire partie pourtant pour être différente. C’est sous le signe de l’élection et de la protection de Yhwh pour son oint que cette histoire avait commencé (v. 7), et sous celui du don qu’elle s’était déployée (v. 8). Parmi les dons que Yhwh rappelle avoir fait au roi, il mentionne particulièrement les femmes de Saül: «je t’ai donné (…) les femmes de ton maître sur ton sein» (v. 8). Et Yhwh de préciser qu’il est prêt à donner plus encore. Mais, sur fond de cette générosité divine, le grief adressé à David «et sa femme, tu l’as prise pour toi comme femme» (v. 9), encadré du double rappel du meurtre d’Urie fait ressortir la gravité de la faute selon une logique identique à celle de la parabole qui a précédé l’oracle (2 S 12,1-4). Et si la sanction que Yhwh 137. Voir J.-P. SONNET, Dieu sauve l’histoire comme en sous-main. La rhétorique des amendements divins, dans C. DIONNE – Y. MATHIEU (éds), Raconter Dieu. Entre récit, histoire et théologie (LR, 44), Bruxelles, Lessius, 2014, 173-196, p. 174.
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inflige au roi repentant (v. 13-14) est moins sévère que celle que David avait énoncée contre le voleur de la parabole (v. 5), elle se présente comme un basculement complet par rapport au début de l’oracle. À long terme, la violence exercée par David introduit des violences «pour toujours» à l’intérieur de sa famille (v. 10). À plus brève échéance, le roi se verra prendre ses femmes par un rival: «Je vais prendre tes femmes sous tes yeux et je vais les donner à un autre» (v. 11). Ainsi, la logique interne de l’histoire telle que la déploie l’oracle repose sur l’expression récurrente. Le mouvement va des femmes données à David aux femmes reprises, parce que lui-même a pris la femme d’un autre138. Au terme de cette étude, il apparaît que les oracles introduisent dans le récit une forme de temporalité tout à fait spécifique. Celle-ci procède d’une tension dialectique entre un événement particulier et la totalité de l’histoire dans laquelle il s’inscrit. L’événement qui suscite l’oracle fournit l’angle par lequel l’histoire est ressaisie dans toute son extension; en ce sens, il est le principe de vectorisation et de périodisation de l’histoire, de son moment originaire jusqu’à ses développements dans un avenir auquel il n’est pas mis de terme139. En même temps, la durée déployée à partir de cet événement est ressaisie dans une continuité linéaire qui repose cependant sur un basculement: l’événement à l’origine de l’oracle provoque un infléchissement irréversible du cours d’une histoire déjà longue mais qui ne pourra plus être ce qu’elle aurait dû être. L’oracle explicite selon quelle logique les conséquences de cet événement introduisent une rupture mais dessinent aussi les formes d’une nouvelle continuité. La faute ne marque pas la fin de l’histoire. 4. Les oracles comme matrice de la qualification théologique de l’histoire La survenue d’un oracle dans la chaîne narrative est déterminée, on l’a vu, par un événement particulier qui conduit Yhwh à réagir. Le discours oraculaire revisite cet événement et s’appuie sur lui pour projeter l’avenir. En ce sens, il semble remplir des fonctions analogues à celles du discours direct usuel. Cependant, la façon dont il est intégré à la séquence narrative et dont il participe à sa progression l’en distingue très nettement, et ces différences découlent directement de la forme de sa temporalité. 138. Le même phénomène de basculement exprimé par la reprise de termes identiques est à l’œuvre dans les discours oraculaires de Samuel en 1 S 13,13 et 15,23.26. 139. Je suis redevable ici de ce que F. Hartog écrit sur ce qu’il appelle «l’autre temps» de la prophétie et de l’apocalyptique. Ce temps est «découpé en périodes, vectorisé de telle sorte que le moment présent de crise se trouve inséré dans une suite, où il prend sens». HARTOG, La temporalisation du temps, p. 21.
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Le discours direct usuel, on l’a vu, est toujours en prise immédiate sur le flux de la séquence. Il prend appui sur ce qui vient de se produire pour projeter ce qui va arriver dans un avenir proche. En ce sens, il est le principe premier de la progression de la séquence, qu’il contribue à déterminer pas à pas: chaque événement se présente comme l’accomplissement, plus ou moins aisé, plus ou moins réussi, de la projection faite par un personnage à partir de l’événement précédent. Le discours direct usuel est donc complètement intégré à la trame du récit. L’oracle est lui aussi fermement en prise sur la séquence, mais il ne se coule pas dans sa continuité. Il y intervient à la manière d’un éclair qui, du ciel, viendrait frapper un point particulier. Ce point d’impact est l’événement ou la situation que Yhwh vient mettre en question. En ce sens, si l’oracle s’inscrit dans la suite des événements, il n’en découle pas, comme le font les autres événements. Il vient d’ailleurs et se ménage une place dans la séquence par la médiation du prophète. Le statut de celui-ci dans le récit est déjà le signe du caractère extrinsèque de l’oracle par rapport à l’enchaînement des faits puisque, à l’exception de Samuel, le prophète n’est jamais partie prenante de l’action. L’homme de Dieu et Natan n’interviennent dans le récit qu’en envoyés (1 S 2,27; 2 S 7,5; 12,1)140. Ils surviennent parce qu’ils sont chargés de délivrer un message, après quoi ils s’effacent. La délivrance de l’oracle est un événement ponctuel qui, certes, prend place dans le fil des événements, mais qui ne procède pas de l’immanence de la chaîne des causalités. Il survient par la seule initiative de Yhwh, par surprise et sans avoir été ni préparé ni attendu. Les trois oracles complets de 1 S 1 – 1 R 2 ressaisissent, on l’a vu, une longue période passée et annoncent également l’avenir à long terme. Ils proposent donc une version brève de ce qui est détaillé dans la séquence narrative. Cet abrégé prend la forme d’un contrepoint à ce qui a déjà été raconté et d’un scénario pour l’avenir. En cela, les oracles sont explicitement référés à la séquence, bien qu’ils présentent également une forme de distance. Par l’énoncé du grief, ils sont directement greffés sur l’événement qui les suscite. En revanche, le rapport des périodes longues avec la séquence narrative qu’elles reprennent ou annoncent est traité de façon différente suivant qu’il s’agit du passé ou du futur. La phase de l’oracle relative au passé suggère une période plus qu’elle ne rappelle des événements précis. Ainsi, n’est-il pas possible de savoir à qui renvoie l S 2,27-28 140. Le rôle de Natan en 1 R 1 ne relève plus de celui du messager-prophète. Immergé dans l’action, il est un protagoniste de premier plan dans la façon dont David est manipulé. En ce sens, il se rapproche du personnage de Samuel. Le rôle de Natan en 1 R 1 est très lié à la fonction particulière de 1 R 1–2 en clôture de l’histoire de David. Aussi, il sera examiné au chapitre suivant.
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quand il évoque la révélation à la maison d’Éli et son choix au temps du séjour en Égypte. Et si la pérégrination du peuple au désert sous la conduite de la Demeure est mieux documentée, l’évocation qu’en fait 2 S 7,6-7 ne renvoie pas davantage à l’un ou l’autre des événements que rapporte le Pentateuque. Il ne s’agit donc pas de raconter à nouveau mais, comme on l’a déjà noté, d’évoquer une période dans toute son extension en esquissant les traits de ses premiers moments et de ses développements récents. Les évocations de la vie de David font l’objet d’un traitement similaire à celui des périodes anciennes. Si l’on peut voir dans le rappel de son élection, en 2 S 7,8, une référence assez précise à la scène du sacrifice chez Jessé, ce sont tous les épisodes qui suivent, de la confrontation avec Goliath jusqu’à l’ascension royale de David et les bénéfices de son règne pour le peuple qui sont évoqués dans les formules générales des v. 9-11a. De la même façon, en 2 S 12,7, la formule «je t’ai délivré de la maison de Saül» renvoie certes à la mort du roi, mais sans doute également à la fuite de David dont les péripéties, notamment en 1 S 23, rapportent comment le jeune homme a échappé à de nombreuses reprises à la traque de Saül. C’est toute l’histoire du peuple, depuis la sortie d’Égypte jusqu’aux derniers développements de la vie des Élides ou de celle de David, qui est ainsi réveillée dans la mémoire du destinataire de l’oracle – et par ricochet du lecteur – sans qu’il soit nécessaire d’en donner les détails. Le traitement des périodes à venir est différent. Comme les évocations du passé, elles sont construites sur une double échelle chronologique: ce qui est annoncé concerne pour partie le futur proche et pour partie le plus long terme. Dans chacun des oracles, des états de fait durables sont projetés (1 S 2,35; 2 S 7,11b-16; 2 S 12,10), mais le message du prophète consiste surtout en l’annonce d’événements précis qui connaîtront tous un accomplissement plus ou moins rapide dans le récit. Ainsi l’homme de Dieu annonce-t-il l’éradication complète de sa maison d’Éli à l’exception d’un seul (1 S 2,33 → 1 S 22)141, la mort de ses fils le même jour (1 S 2,34 → 4,11), l’institution d’un prêtre fiable (1 S 2,35 → 1 R 2,27.35). Natan révèle qu’Yhwh élèvera au trône un descendant de David (2 S 7,12 → 1 R 1,39) et que celui-ci construira le Temple (2 S 7,13 → 1 R 6–7). Quant au dernier oracle, il annonce à David la prise de ses femmes par un autre, ce qui se réalisera pendant la rébellion d’Absalom (2 S 12,11 → 16,22). Ces événements ne sont pas circonstanciés dans l’oracle, mais ils sont annoncés de façon suffisamment précise pour que, lorsqu’ils se produisent, ils soient reconnus comme ce par quoi l’oracle s’accomplit. 141. J’indique après la flèche la référence de l’épisode dans lequel est raconté l’accomplissement de ce qui a été annoncé.
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Le fait que les périodes passées soient seulement esquissées mais que les événements à venir soient précisément annoncés est ordonné à un même objectif: manifester la souveraineté de Yhwh dans la conduite de l’histoire. Une évocation du passé qui fait abstraction des événements particuliers permet de faire ressortir dans toute sa netteté l’axe selon lequel Yhwh a conduit son peuple ou son messie à travers les événements. Dans les trois oracles, cet axe est celui d’une élection (1 S 2,28; 2 S 7,6.8; 12,7); celle-ci est le signe sous lequel s’est déroulée toute l’histoire jusqu’au moment où le prophète prend la parole. La stylisation historique fait également apparaître que cette élection peut prendre la forme d’une mission confiée (1 S 2,28; 2 S 7,8; 12,7), de dons accordés (1 S 2,28; 2 S 12,8), d’un accompagnement et d’une assistance (2 S 7,6-7.9; 12,7). Voilà ce que Yhwh a fait depuis le commencement pour celui qu’il a choisi, peuple, famille, ou individu; voilà ce qu’il importe de garder en mémoire des décennies ou des siècles passés car ce sont les causes premières qui ont conduit l’histoire du peuple. Et il faut l’herméneutique historique à laquelle se livre le prophète pour les faire émerger de la succession des événements et de leurs multiples causes secondes. La maîtrise de Yhwh sur le passé apparaît donc par la mise à distance des événements particuliers. À l’inverse, le fait qu’elle se déploiera également dans le futur se donne à entendre par l’annonce de faits concrets qui auront bien Yhwh pour auteur: c’est lui qui brisera la famille d’Éli – la mort de ses fils en sera le signe –, lui qui épargnera l’un des Élides et élèvera un autre prêtre (1 S 2,31.33.35). L’oracle dynastique se distingue par un avenir qui verra le redoublement de l’élection, et non pas une sanction. Le discours est également structuré par des verbes à la première personne (2 S 7,12.14.16). C’est Yhwh qui fera une maison à David, élèvera sa descendance, sera un père pour ce fils, etc. Mais c’est encore lui qui, sans se repentir de l’élection de la maison de David, y fera lever le mal et prendra les femmes du roi pour les donner à un autre (2 S 12,11). L’annonce de faits concrets permet, lorsqu’ils se réaliseront, de manifester la prescience de Yhwh et donc sa maîtrise de l’avenir. L’allusion au messie en 1 S 2,35 en est un exemple typique. Et l’usage massif des pronoms de première personne dans l’ensemble de l’oracle, grief excepté, fait apparaître que sous les événements d’initiative humaine par lesquels se produira ce qu’annoncent les oracles, c’est Yhwh qui agira. Qu’il agisse selon la parole qu’il a prononcée, et que cela puisse être une clé d’intelligence de l’histoire, est indiqué au lecteur dès le début du récit à l’occasion de la vocation prophétique de Samuel: «et il ne fit tomber à terre aucune de ses paroles» (1 S 3,19). Parce qu’ils introduisent dans le récit l’ordre des causalités divines, les oracles sont des pièces majeures de la construction de ce que Y. Amit, à
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la suite de Y. Kaufmann, appelle le «principe de double causalité»142. Elle désigne ainsi un type de récit, dont font partie 1 S 1 – 1 R 2, dans lequel les événements relèvent de deux ordres de causalité distincts: «the reader of these stories may explain occurrences by two systems of interpretation – the divine system and the human system – without one system contradicting or invalidating the other»143. Rendre possible cette double lecture, montre Amit, requiert une poétique spécifique. La représentation d’une liberté humaine consistante implique, entre autres choses, que Yhwh n’intervienne pas directement dans les événements. Les récits qui relèvent du principe de double causalité construisent donc le personnage divin en retrait de la scène du monde. La narration est presque exclusivement consacrée aux humains et à leurs actions, et elle est conduite avec un souci particulier de vraisemblance qui doit permettre au lecteur de reconnaître son monde, un monde où les causalités humaines sont les plus immédiatement perceptibles et intelligibles144. Tout l’enjeu est alors de parvenir à introduire un principe de causalité divine qui permette également de rendre compte du déroulement des événements. Yhwh se tenant en retrait comme personnage, le narrateur doit user de biais. Si Amit note l’importance des hasards et des coïncidences dont la récurrence, au fil des événements, finit par être significative, elle met en valeur le rôle de premier plan des communications divines, oracles ou songes145. En effet, les coïncidences peuvent suggérer le soutien de Yhwh à un projet ou à un personnage, mais elles ne permettent pas au lecteur d’identifier une stratégie à long terme. Ce sont, en quelque sorte, des signes muets. À l’inverse, les rêves et plus encore les oracles délivrent un message explicite qui dessine un scénario pour l’avenir. Alors que le rêve est généralement symbolique et qu’il nécessite une interprétation146, l’oracle se suffit à lui-même. La réalité de ce qu’il annonce est directement compréhensible même lorsqu’elle n’est pas circonstanciée et s’annonce comme un scénario pour le futur. L’oracle «directs the reader to check through the entire story for its fulfilment»147. 142. Y. AMIT, The Dual Causality Principle and Its Effects on Biblical Literature, dans VT 37 (1987) 385-400 et surtout ID., Dual Causality – An Additional Aspect, dans ID., In Praise of Editing in the Hebrew Bible. Collected Essays in Retrospect (HBM, 39), Sheffield, Sheffield Phoenix Press, 2012, 105-121 et en particulier pp. 105-109 pour une histoire de l’émergence de la notion dans l’exégèse biblique. 143. AMIT, The Dual Causality Principle, p. 391. 144. Je reprends en substance les caractéristiques constitutives que présente AMIT, The Dual Causality Principle, pp. 390-392 et, de façon plus générale, dans l’ensemble du point 3 de son article. 145. Ibid., p. 397. 146. Voir à cet égard le rôle de Joseph auprès de Pharaon en Gn 41 ou de Daniel auprès de Nabuchodonosor en Dn 4. 147. AMIT, The Dual Causality Principle, p. 397.
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Et c’est parce qu’il oriente ainsi le lecteur et le met en position de vérifier son accomplissement, qu’il manifeste, comme aucun autre élément du récit, la primauté de la volonté de Yhwh dans le déroulement des événements. Tout ce qui se produit dans la suite contribue d’une manière ou d’un autre, remarquera le lecteur, à cet accomplissement. Ainsi, l’oracle, même s’il fait largement place à l’évocation du passé, est-il tout entier tendu vers l’avenir, appelant un accomplissement. Le prochain chapitre examinera la part que prend cet accomplissement dans la forme concrète de l’organisation chronologique du récit. Si du point de vue de la construction littéraire, l’oracle permet d’introduire la causalité divine dans la séquence, du point de vue de la dynamique du récit, cette causalité n’apparaît pas introduite par l’oracle, mais révélée par lui. Certes, le scénario annoncé pour le futur se présente comme ce qui sera désormais l’axe de l’histoire, il initie du nouveau. Mais la période passée, dans la suite de laquelle il s’inscrit, fait apparaître que si un basculement se produit, c’est au sein d’une histoire déjà guidée par Yhwh depuis le temps des origines. Et l’accomplissement des oracles viendra progressivement, au fil du récit, asseoir rétrospectivement leur autorité et préparer la réception du suivant comme parole qui s’accomplira. Ainsi, parce que l’oracle énonce la perspective divine sur l’histoire et parce que ce qu’elle projette se réalise, il constitue le discours chargé de la plus haute autorité dans le récit. Mais l’oracle ne met pas seulement en exergue le primat de la causalité divine. Il se distingue dans le dispositif narratif de double causalité parce qu’il est le lieu où apparaît le nœud indéfectible entre les deux ordres de causalité distingués dans la narration. Certes, c’est d’abord la souveraineté de Yhwh que l’oracle met en valeur, mais il manifeste aussi le poids réel des actes humains. Ceux-ci ne sont ni des chimères ni des apparences qui habilleraient une histoire dont les ficelles seraient entièrement tirées au gré des oracles délivrés par un Dieu caché. Ils ont un poids réel, parfois déterminant, sur le cours de l’histoire. Car c’est bien à cause d’un événement ou d’une situation relevant de la causalité humaine que le prophète est envoyé. L’événement ou la situation en question, repris au centre du discours oraculaire, est le biais par lequel l’histoire est ressaisie; énoncé au point d’articulation entre passé et futur, il est mis en valeur comme ce qui en infléchit le cours de façon décisive. Il apparaît ainsi que Yhwh ne conduit pas l’histoire à côté de ce que les hommes font. Les fautes que l’oracle dénonce sont en quelque sorte la preuve – certes malencontreuse – que les humains jouissent d’une véritable liberté, que leurs actes sont chargés d’une réelle portée. Mais, remarquons-le, ces fautes ne sont pas ce qui détermine l’histoire. L’avenir qu’annonce l’oracle procédera non
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des conséquences de la faute, mais des conséquences de la faute sanctionnée. La sanction est la façon dont Yhwh «rattrape» le fil d’une histoire menacée de dérapage, réassurant la continuité de son projet d’élection. C’est donc un nœud complexe et mystérieux entre la liberté humaine et la souveraineté divine qui se révèle par la voix du prophète. L’oracle induit également que ce qu’il rend manifeste, le plus souvent à l’occasion d’une faute, se joue en réalité dans tous les événements, même si cela demeure habituellement caché. Car avec le départ du prophète, Yhwh se retire du devant de la scène et l’ordre des causalités humaines reprend la première place. C’est en suivant son mouvement que le lecteur va être rendu témoin de l’accomplissement de l’oracle. La perceptibilité de la nature théologique de l’histoire, que l’oracle manifeste le temps d’un éclair, s’efface, mais l’impression que laisse le message du prophète est suffisamment puissante pour que le lecteur ne l’oublie pas. Il est invité à voir dans ce «nœud» la clé de l’accomplissement dont il va être témoin. C’est bien la parole de Yhwh qui va s’accomplir. Elle le fait par les voies souvent longues et surprenantes que dessine la façon dont elle entre en interaction avec les initiatives des protagonistes humains et les événements que ces initiatives suscitent. L’articulation temporelle spécifique de l’oracle, construite autour d’un de ces événements, est donc directement ordonnée à la manifestation de ce qui conduit l’histoire, à savoir la façon dont se nouent, dans des situations particulières, la souveraineté divine et la liberté humaine. C’est pourquoi il n’est pas nécessaire que les oracles soient nombreux pour qu’ils tiennent un rôle de premier plan dans la qualification du temps comme temps théologique. Ils sont à ce titre la matrice de la conception de l’histoire que promeut 1 S 1 – 1 R 2148.
IV. LE POÈME LYRIQUE: LE TEMPS SUSPENDU DE L’EXPÉRIENCE SUBJECTIVE
1. Éléments d’une définition du lyrique À plusieurs reprises en 1 S 1 – 1 R 2, des personnages entonnent un chant et leur discours se fait poème. On l’a vu, le phénomène se présente dès l’épisode d’ouverture qui s’achève par le chant d’Anne (1 S 2,1-10). 148. J’emprunte à F. Hartog et applique au récit l’image par laquelle il définit conjointement les discours prophétique et apocalyptique: «ces structures narratives, ces modes de traitement, d’agencement du temps ont joué un rôle matriciel dans ce qui deviendra la culture de l’Occident». Puis, il poursuit à propos du seul prophète: «En donnant le point de vue de Dieu, en se plaçant de son point de vue, en déchiffrant avec sûreté ce qui a eu lieu, il écrit proprement l’histoire, tout à la fois véridique et sacrée puisqu’elle est celle des interventions de Dieu dans l’histoire». HARTOG, La temporalisation du temps, p. 21.
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Puis ce sont d’autres femmes qui entonnent un vers poétique au retour des héros (1 S 18,7). Le caractère frappant et mémorable de ce chant est perceptible à ses reprises: il se répand chez les Philistins qui le répètent, tel un refrain chargé de menaces (1 S 21,12; 29,9). Enfin, David énonce plusieurs poèmes: une élégie sur Saül et Jonathan (2 S 1,17-27), une autre, plus brève, sur Avner (2 S 3,33-34), un chant d’action de grâce (2 S 22) et des paroles présentées comme testamentaires (2 S 23,1-7). Si David est un personnage de premier plan dans le récit et s’il est d’emblée présenté comme un personnage lyrique (1 S 16,18.23), tel n’est pas le cas des autres. Le discours poétique n’apparaît donc pas comme un discours réservé à un type de personnage ou à une fonction, à la différence des oracles par exemple. Il relève plutôt d’un registre particulier accessible a priori à tous les personnages. La galerie de portraits que formerait le relevé de tous ceux qui, depuis Adam (Gn 2,23), énoncent un poème dans le fil du récit, le confirmerait. Elle ferait aussi apparaître que le narrateur n’est jamais poète lui-même. L’expression poétique relève donc de ce que Jean-Pierre Sonnet appelle «le privilège lyrique de l’humanité historique»149. Ces poèmes, en particulier les plus longs, sont généralement considérés, comme des insertions secondaires dans le récit. Deux arguments liés sont principalement avancés150. En premier lieu, les poèmes ne présentent pas toujours de liens clairs avec la séquence narrative, ils peuvent même paraître la contredire. Ainsi, on estime souvent que le chant d’Anne a peu de rapport avec le récit de la naissance de Samuel, si ce n’est la mention de la stérile qui enfante151. Et comment David peut-il, par exemple, 149. SONNET, «C’est moi pour le Seigneur», p. 377. Notons que le phénomène des poèmes présents dans le récit biblique a fait l’objet de nombreuses études. Dans une perspective littéraire, voir aussi J.-P. SONNET, Le chant figuré. La typologie biblique dans le concert des voix lyriques, dans M. CRIMELLA – G.C. PAGAZZI – S. ROMANELLO (éds), Extra ironiam nulla salus. Studi in onore di Roberto Vignolo in occasione del suo LXX compleanno (Biblica, 8), Milano, Glossa, 2016, 307-329. Les autres, qui intègrent des études littéraires à des degrés divers et selon des méthodes diverses, ont toutes pour objectif de déterminer les raisons historiques de l’insertion de ces poèmes. Voir en particulier: WATTS, Psalm and Story; ID., «This Song»; dans une perspective d’histoire de la formation du canon, voir S.E. GILLINGHAM, The Poems and Psalms of the Hebrew Bible, Oxford, Oxford University Press, 1994; H.-P. MATHYS, Dichter und Beter. Theologen aus spätalttestamentlichen Zeit (OBO, 132), Freiburg/Schw., Universitätsverlag; Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1994; WEITZMANN, Song and Story; dans une perspective de performance criticism, voir T. GILES – W.J. DOAN, Twice Used Songs. Performance Criticism of the Songs of Ancient Israel, Peabody, MA, Hendrickson, 2009, qui présente également une revue de la recherche. Pour une comparaison de ces travaux, un relevé des convergences et des points de débats, voir J.W. WATTS, Biblical Psalms outside the Psalter, dans P.W. FLINT – P.D. MILLER (éds), The Book of Psalms. Composition and Reception (VTS, 99), Leiden, Brill, 2005, 288-309. 150. Voir WATTS, «This Song», pp. 347-353. 151. Voir supra, pp. 352-353 n. 139 et 140, et WEITZMANN, Song and Story, p. 113.
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se déclarer innocent après les fautes qu’il a commises (2 S 22,21-25)? Ces liens faibles, voire inexistants, conduisent à remarquer, et c’est le second argument, que les poèmes ne sont pas nécessaires au récit. Ils pourraient être supprimés sans que le déroulement de l’intrigue en soit affecté. Ceci appelle toutefois une nuance: les interventions poétiques brèves, de l’ordre du vers plus que du poème (1 S 18,7; 21,12; 29,9; 2 S 3,33-34)152, produisent sur leur auditeur un effet immédiat que le narrateur rapporte. Or cet effet n’est pas comparable avec celui du discours direct usuel. Les vers, qui ne projettent rien, suscitent non pas des actions mais des émotions. Ainsi, le chant des femmes déclenche la colère de Saül, et sa répétition nourrit la peur de David (1 S 21,13) puis la méfiance des Philistins (1 S 29,4); quant à l’élégie de David sur Avner, elle fait redoubler les larmes du peuple (2 S 3,34). En revanche, les poèmes longs, qui présentent à proprement parler un déploiement lyrique et qui retiendront mon attention désormais, n’ont, il est vrai, aucun impact sur le cours de l’action. Cela tient-il au fait que le récit aurait été composé sans eux, et qu’ils auraient ensuite été insérés à l’articulation de ses grands cycles153? Aborder la question en ces termes, y compris dans des travaux d’orientation littéraire, conduit à «rabattre» le discours poétique sur celui de la séquence avec laquelle on suppose qu’il devrait être explicitement en prise154. Or, on va le voir, par leur genre, ces poèmes tendent à s’autonomiser de la factualité que rapporte la séquence narrative. Cette autonomisation résulte d’une configuration temporelle spécifique au discours lyrique, qui le distingue radicalement des autres genres du discours direct.
152. WATTS, «This Song», pp. 352-353. 153. C’est la perspective par exemple de WEITZMANN, Song and Story, pp. 113-123 en particulier sur 1 S 2,1-10 et 2 S 22. L’auteur voit dans l’insertion des poèmes l’élément d’un processus de construction du canon, après l’exil. 154. Le présupposé implicite d’une telle approche est que, si ces poèmes ont été insérés, c’est bien parce que le contenu du chant semblait présenter assez de liens avec le contexte dans lequel il se trouve pour qu’un rédacteur estime pertinent de l’y insérer. La démarche de J. Watts dans Psalm and Story est significative d’une méthode littéraire qui repose cependant sur ce présupposé génétique. D’emblée, l’auteur affirme que ces textes sont des insertions (p. 11). Il les étudie dans une perspective littéraire et s’attache à mesurer pour chacun ses points de contact thématiques et lexicaux avec le contexte narratif. Il envisage ensuite la fonction du poème dans le récit, en particulier en termes de caractérisation des personnages, avant de s’interroger sur l’intention qui a pu conduire un rédacteur à insérer tel poème dans tel contexte. Cette étude, pionnière dans sa manière d’aborder la place du poème dans le récit, est novatrice par les résultats qu’elle fait apparaître quant à leur fonction (pp. 186-194). Elle reste cependant dépendante d’une conception a priori du type de rapport qui doit lier un texte à son contexte. Pourquoi faudrait-il qu’un discours présente des termes communs avec son contexte pour qu’il puisse légitimement en faire partie?
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Le débat sur la définition du genre lyrique n’a pas cessé depuis l’Antiquité155. Il reste encore très marqué par la primauté accordée depuis le romantisme à l’expression subjective dans sa composante affective156. Cet angle d’approche n’est pas le plus adapté à la poésie ancienne et en particulier au «lyrique»157 biblique158. Il est plus fécond de revenir aux reproches qu’Aristote adresse au poète lyrique. Il est notable en effet que dans la Poétique, Aristote, qui s’attache en premier lieu à la tragédie, évoque néanmoins fréquemment l’épopée qui est à ses yeux un genre apparenté159. C’est à l’occasion d’un éloge d’Homère, poète épique qui ne tombe pas dans les mêmes ornières que d’autres, qu’il dénonce les défauts de ces autres poètes, ceux que l’on qualifiera de lyriques: «En son nom, (…) le poète ne doit dire que très peu de choses car ce n’est pas ainsi qu’il est imitateur. Or, les autres se mettent personnellement en scène d’un bout à l’autre et imitent peu de choses et peu souvent, alors qu’Homère, après un préambule composé de peu, introduit rapidement un homme ou une femme ou quelque autre caractère»160. Le premier défaut de ces poètes est donc d’avoir un discours centré sur eux-mêmes. Non seulement ils parlent en leur nom, non seulement ils sont eux-mêmes les énonciateurs d’un 155. Pour une histoire du genre, voir G. GUERRERO, Poétique et Poésie lyrique. Essai sur la formation d’un genre (Poétique), Paris, Seuil, 2000 et A. RODRIGUEZ, Le pacte lyrique. Configuration discursive et interaction affective, Sprimont, Mardaga, 2003, pp. 17-28. 156. Comme le note MAULPOIX, Du lyrisme, p. 25, le terme «lyrisme» n’apparaît en français que dans le premier quart du 19e siècle. 157. À la suite de RODRIGUEZ, Le pacte lyrique, pp. 19-20, j’utiliserai «lyrique» non seulement comme adjectif mais aussi comme substantif, de préférence à «lyrisme» qui me semble trop lié à l’évolution romantique de la notion et trop extensif: il tend à qualifier tous les genres de discours marqués par un esthétisme lié à l’expression des affects. Le substantif «lyrique», en revanche, renvoie à la triade des genres – lyrique, épique et dramatique – telle qu’elle a été systématisée par l’abbé Batteux en 1746 à partir d’une relecture d’Aristote. Le terme met alors l’accent sur le discours lyrique comme genre. 158. Sur ce point, voir les avertissements de H. FISCH, Poetry with a Purpose. Biblical Poetics and Interpretation, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1990, pp. 108-114. Il insiste sur le fait que les Psaumes ne correspondent pas aux attentes des lecteurs contemporains en matière de poésie lyrique. S’ils sont lyriques, ils ne le sont pas à la manière d’une exploration intérieure de l’âme par elle-même. Fisch passe en revue les instances qui, dans les Psaumes, limitent l’expansion subjective. En premier lieu, il note que «l’âme» n’est pas seule avec elle-même, mais toujours en dialogue avec Dieu. Pour poursuivre le propos de Fisch, on peut même avancer que c’est cette relation qui la constitue comme sujet. Il relève aussi l’importance de l’histoire – avec ses conflits notamment –, de la liturgie, de la communauté. Loin de fuir ces médiations, le sujet les assume dans son discours comme autant de dimensions dans lesquelles s’inscrit son expérience et qui en limitent l’expansion lyrique au sens romantique. À la différence de la poésie lyrique moderne, le sujet lyrique biblique ne crée pas une distance esthétique qui le séparerait des lieux et des événements dans lesquels s’inscrit son expérience. 159. Voir par exemple ARISTOTE, Poétique 1449a, l. 10-20. 160. ARISTOTE, Poétique 1460a, l. 5-11.
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discours dont ils sont aussi les auteurs, mais surtout c’est d’eux qu’ils parlent, se prenant comme figure centrale de leur discours. Ce faisant, second défaut, ils se rendent incapables, aux yeux d’Aristote, de faire ce qui est pour lui la raison d’être et le principe constitutif de l’art poétique: l’imitation d’une action161. C’est donc d’une intrigue que manque leur poème. Celle-ci est en effet la structure narrative qui permet l’imitation de l’action puisqu’elle en articule les différents moments selon un principe de causalité. Le second reproche est corrélatif au premier: sans imitation d’action, ces poèmes sont sans personnages ou plutôt sans autre figure centrale que celui qui, parlant en son nom, se «[met] personnellement en scène d’un bout à l’autre». Bien qu’Aristote le fasse de façon critique, ce sont pourtant les éléments constitutifs du poème lyrique qu’il pose ainsi: il s’agit d’une expression subjective du poète dans un discours qui n’est pas organisé par une intrigue mais qui déploie une expérience. L’éventuel registre affectif résulte de ces caractéristiques fondamentales. Le poème lyrique, organisé qu’il est par l’expérience du poète et non par une action, autour d’un «pâtir» plus que d’un agir, est enclin à une expression où le locuteur fait large place à ses sentiments mais ce ne sont pas ceux-ci qui sont le critère premier du genre. Les premiers mots des poèmes d’Anne et de David situent immédiatement leur discours dans le registre lyrique. Les poètes se mettent en scène comme sujets de leur énoncé, et s’ils prennent la parole c’est pour faire entendre le chant qui jaillit d’une expérience vécue comme exceptionnelle. L’étude linéaire du cantique d’Anne a montré combien dans les premières lignes, la femme se présente comme sujet de son chant, plus encore, elle se construit progressivement comme tel; elle convoque son cœur, son front et sa bouche à la joie dans l’unité d’un «je» sauvé (1 S 2,1). Cette joie jaillit non pas lorsque la stérile conçoit, ni lorsque la mère enfante, mais lorsque la croyante vit l’accomplissement du processus qu’a initié sa prière (1 S 1,11), au moment paradoxal où elle se sépare de son enfant, demande exaucée (1 S 1,20) et promesse tenue (1 S 1,27-28). Son chant naît certes de l’émotion de ce moment, mais il n’y est pas enclos. Le salut de Yhwh qu’elle célèbre est celui qui s’est déployé dans son existence depuis sa prière, quelques années auparavant. Il fait entendre la joie toujours vibrante d’avoir été relevée par la conception de son enfant, mais cette joie est une joie mûrie par les années de la maternité. Au terme de l’épisode de la naissance et du don de Samuel, le poème se donne à entendre comme le fruit de l’expérience d’Anne.
161. Voir GUERRERO, Poétique et poésie lyrique, pp. 30-35.
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Le chant d’Action de grâce de David s’inscrit d’emblée dans le même registre. Dès la première ligne, le roi se pose comme sujet à partir de l’expérience qu’il fait de Yhwh, celle d’un Dieu qui le secourt et le protège. La composition soignée de la première ligne en renforce l’expression (2 S 22,2b-3a): יהוה סלעי ומצדתי ומפלטי־לי׃ אלהי צורי אחסה־בו Yhwh mon roc et mon fort et celui qui me secourt, moi mon Dieu mon rocher, je me réfugie en lui.
La présence du sujet de l’énonciation est très fortement marquée par les pronoms de première personne qui affectent presque tous les termes, à l’exception des nominations divines. Mais si le «je» est très présent, c’est Yhwh qui est introduit le premier. Son nom ouvre la ligne qui s’achève par un pronom de rappel. Ainsi, de même que David se dit réfugié en Yhwh, son fort, la ligne est comme «entourée» par la nomination divine. En parallèle à «Yhwh» le second membre s’ouvre par « אלהיDieu (de)». Le TM vocalise la forme comme un état construit, ce qui se traduit par «Dieu de mon rocher». Cette lecture est peu satisfaisante car «rocher» n’y est plus une métaphore de Yhwh et il est difficile de savoir à quoi il s’applique. Il est préférable de lire, comme la LXX le fait, la forme suffixée «mon Dieu»162, d’autant plus que tous les termes situés entre le premier et le dernier mot de la ligne ont un marqueur de 1ère personne. Les substantifs affectés d’un suffixe déclinent les métaphores par lesquelles le priant exprime son expérience de Yhwh. Chaque membre s’achève par une forme verbale suivie d’une préposition suffixée: À: « ומפלטי־ליcelui qui me secourt, moi», B: « אחסה־בוje me réfugie en lui».
Le parallélisme présente un jeu d’alternance entre les sujets des formes verbales et les pronoms, jeu qui construit la réciprocité de la relation: en A, il est question de l’action de Yhwh en faveur de David et en B, de l’action de David envers Yhwh163. Ces deux formes verbales suffixées expriment le cœur de l’expérience de David vécue sous le mode d’un salut protecteur et dans la force d’une relation réciproque. 162. Dans la LXX: ὁ θεός μου. On remarque que la version parallèle de ce chant dans les Psaumes a « אליmon Dieu» (Ps 18,3). Voir MCCARTER, II Samuel, pp. 455 et 464-465. 163. Notons que le participe du membre A est suffixé d’un pronom de première personne. La préposition suffixée «pour moi» est donc une redondance inhabituelle dans la construction du verbe. Cette répétition marque une emphase. Elle peut s’expliquer aussi par la volonté de renforcer le parallélisme avec la préposition suffixée «en lui» du membre B, qu’appelle le verbe «se réfugier».
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Ce n’est pas dans le soulagement d’une délivrance particulière que David entonne cette action de grâce. La phrase par laquelle elle est introduite, «Et David dit à Yhwh les paroles de ce chant lorsque Yhwh l’eut sauvé de la main de ses ennemis et de la main de Saül» (2 S 22,1), la présente d’emblée comme le terme de nombreuses expériences de salut. Ce sont presque tous les épisodes de sa vie qui sont ainsi rappelés à la mémoire du lecteur, de son face-à-face avec Goliath aux harcèlements de Saül, de ses guerres contre les nations voisines aux affrontements avec des membres du peuple, son propre fils compris. Cette action de grâce est celle de toute une existence que David contemple alors qu’elle approche de sa fin164. Ceci est accentué par le fait que le chant est immédiatement suivi du poème censé rapporter les dernières paroles du roi (2 S 23,1). Comme le cantique d’Anne, celui de David naît donc d’une longue expérience. Les dernières paroles qui suivent (2 S 23,1-7) s’inscrivent moins immédiatement dans le registre lyrique. David qualifie d’emblée son discours d’oracle ( נאםv. 1 [×2]). Si le terme se trouve sur les lèvres de l’homme de Dieu (1 S 2,30 [×2]), c’est plutôt aux oracles de Balaam qu’il fait penser ici, car il est utilisé dans une formule introductive identique à celles que prononce le prophète de Petor: «oracle de X fils de Y, oracle du brave…» (2 S 23,1//Nb 23,3; 24,15). Mais, à la différence de l’homme de Dieu et de Balaam, David n’est pas prophète et il n’a pas été envoyé par Yhwh pour prononcer ces paroles. Comme dans les poèmes précédents, il se met d’emblée en scène comme locuteur. Deux traits sont mis en avant. En premier lieu, David remonte à ses origines: se désignant comme «fils de Jessé» et comme «messie» (v. 1). C’est au moment de son élection qu’il renvoie (1 S 16,1-13) alors que sa mort est annoncée comme imminente. Le poème est d’emblée situé comme le point d’aboutissement de toute la trajectoire du messie. Puis David se présente comme inspiré (v. 2), locuteur d’un discours qui émane directement de Yhwh. Aussi, lorsqu’il énonce un proverbe sur la façon de gouverner (v. 3), c’est l’expérience du messie et la sagesse de l’inspiré que l’on entend. Ainsi, bien que ce poème se différencie des précédents par sa tonalité, il partage avec eux d’être un discours que le locuteur assume en première personne au terme d’une expérience qui confère autorité à ses propos. L’élégie de 2 S 1,17-27 se distingue des poèmes précédents par deux traits. Tout d’abord, elle est plus circonstancielle en ce sens qu’elle est énoncée immédiatement après que David a appris la mort de Saül et de Jonathan. Plus que les autres, ce chant est provoqué par une émotion soudaine. Seconde 164. Je reviendrai sur le problème que pose la place du poème. Il est difficile de savoir quand il a été prononcé, mais le fait qu’il soit à la fin de 2 S invite à y voir un discours qui éclaire tout le parcours de David.
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particularité: le locuteur ne se pose pas d’emblée comme le sujet de l’énonciation. À l’inverse du mouvement des poèmes précédents, il faut attendre les dernières lignes pour que le «je» apparaisse (v. 26). Mais lorsqu’il le fait, c’est bien en «sujet lyrique», centré sur son expérience, celle du chagrin ressenti à la mort de son ami. C’est à partir de la douleur de cette rupture que David célèbre les héros morts au combat. Ainsi, selon des modalités différentes, les quatre poèmes sont prononcés par un locuteur qui se pose en «je» dans son discours. Les premiers vers de chacun des poèmes – et le dernier pour 2 S 1,17-27 – établissent de façon marquée la dimension subjective de l’expression. C’est Anne qui chante sa joie, David qui dit son chagrin en même temps que son amitié, lui encore qui célèbre le Dieu de ses saluts et proclame, dans la posture de l’inspiré, ce qu’il a à transmettre au terme de sa vie. Le caractère subjectif du chant est accentué par le moment particulier auquel il est entonné. Dans les quatre cas, le personnage vit en toute conscience la fin d’une période significative de son existence – et pour David, la fin de sa vie. D’un point de vue anthropologique, la fin d’une période de vie est une expérience particulière où le passé est appréhendé dans la perspective spécifique que la clôture imprime à ce qui a été vécu. Cette clôture est un point de perception unique à partir duquel ce qui a été le cœur de l’expérience se dégage de la multitude des souvenirs, rendant plus clairement perceptible la façon dont la vie en a été transformée. Aussi, le poème qui jaillit de ce moment n’est pas l’effusion d’une émotion passagère. Il se présente plutôt comme la saisie et l’élaboration de ce qui est perçu comme le cœur d’une longue expérience. En ce sens, il est possible d’élargir à ces poèmes ce qu’Alter dit du Ps 8: ils sont «l’actualisation complexe d’un moment de perception»165. Cette perception est la forme particulière du «pâtir»166 lyrique en 1 S 1 – 1 R 2. 2. La temporalité interne des poèmes: dire l’expérience synthétique L’étude linéaire du poème d’Anne a permis de dégager les caractéristiques formelles de la poésie biblique, et en particulier une progression organisée par la succession de lignes, formées chacune de deux membres, parfois de trois. Le second membre est parallèle au premier, dans un rapport d’intensification. Sans y revenir dans le détail, notons que cette structure est particulièrement adaptée à l’expression d’une expérience synthétique. 165. ALTER, L’art de la poésie, p. 163. 166. J’emprunte cette notion à RODRIGUEZ, «L’épisode émotionnel» en poésie lyrique. Pour celui-ci le discours lyrique se définit par une logique du pâtir, et le récit par une logique de l’agir.
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La concision des membres permet une approche par la conjugaison de facettes différentes qui se succèdent à la manière d’un «fondu enchaîné»167. Les membres et les lignes se suivent selon une logique associative. L’intensification qui va d’un membre à l’autre et souvent d’une ligne à l’autre est propice à une expression qui pénètre progressivement dans la profondeur de l’expérience. Cette capacité spécifique au poème procède pour beaucoup du recours à une progression textuelle qui n’est pas fondée sur une logique chronologico-causale168. Ainsi, comme le soulignait Aristote, le poème lyrique n’est pas organisé par une intrigue. L’expérience qu’il développe peut être évoquée dans la chronologie de son déroulement, mais elle peut aussi ne pas l’être sans que le poème en devienne incohérent pour autant. Ainsi, le poème engage-t-il un tout autre rapport au temps que celui que génère la causalité narrative. Il supporte notamment une grande souplesse dans l’usage des formes verbales et dans les jeux sur leur valeur temporelle, comme on l’a vu avec le chant d’Anne. Ceci permet, entre autres choses, d’évoquer une durée sans être «prisonnier» de sa séquence événementielle. Car le «moment de perception» d’où naît le poème est bien un moment, et en ce sens il est ponctuel, mais, comme moment qui clôt une période, il est celui où se recueille la durée passée et où, peut-être, l’avenir est envisagé. Ces dimensions du temps habitent alors la conscience du sujet lyrique autrement que dans la succession de ses différents moments. Ce paradoxe rejoint la façon dont A. Rodriguez définit la temporalité du genre lyrique169. Il montre qu’elle n’est ni la temporalité des horloges ni celle des chroniques, mais qu’elle procède de ce qu’il appelle, dans une filiation husserlienne, «une conscience intime du temps»170. Le temps du poème est donc un «temps senti» dans un «ici et maintenant» qui est inséparablement un moment de conscience de soi et de conscience du monde. Cette expérience singulière, dans le cas des poèmes des livres de Samuel le moment de perception que vit le personnage, est le «noyau 167. Voir p. 75 n. 119. 168. Sur cette différence, voir ALTER, L’art de la poésie, p. 90 «Puisque dans un nombre très élevé de lignes de poésie, le lien entre les versets parallèles n’est pas celui de la conséquentialité mais celui de la surenchère sémantique, il apparaît que la structure des poèmes bibliques n’est pas déterminée par un courant narratif souterrain mais plutôt par une progression constante de l’image ou du thème dans une montée de la pression sémantique, en d’autres termes par un schéma d’intensification». 169. Je reprends librement des analyses de RODRIGUEZ, Le pacte lyrique, pp. 168181. 170. Ibid., p. 168. L’auteur reprend l’expression à E. HUSSERL, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, Paris, PUF, 1964. Il s’appuie sur son analyse de la conscience comme intentionnalité, dont les modes d’expérience du temps sont la «protension» et la «rétention».
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structurant de cohérence» du discours171. C’est pourquoi la temporalité du poème ne répond pas à un schéma qui serait spécifique du genre, pas plus qu’elle n’est produite par la succession de ce qui est évoqué dans la séquence du discours. Mais elle reçoit sa forme du mouvement propre à l’expérience de la conscience d’où procède le chant. C’est pourquoi, pour appréhender la temporalité de ces poèmes, il est nécessaire d’«observer les configurations d’une logique de l’expérience plutôt que ponctuellement les états, les émotions, les actions ou les pensées»172. Et c’est cette logique de l’expérience avec sa dynamique propre, voudrais-je montrer, qui, en configurant le discours, modèle aussi la forme de sa temporalité. Il n’est pas possible ici d’analyser dans le détail chacun des poèmes de 1 S 1 – 1 R 2. Il s’agira seulement de voir comment la temporalité interne de chacun des trois poèmes les plus immédiatement lyriques (1 S 2,1-10; 2 S 1,17-27 et 2 S 22) procède de ce que l’on peut reconnaître comme la dynamique propre à l’expérience qui les suscite. Pour ce faire, je prendrai pour guide les mots et expressions clés de chaque texte. Ce n’est pas qu’ils disent tout de l’expérience du sujet. Dans des textes aussi denses et composés, chaque mot, la composition de chaque ligne compte. Mais ces mots clés sont placés pour le lecteur comme un fil d’Ariane vers le plus intime de l’expérience du «sujet lyrique». 171. RODRIGUEZ, Le pacte lyrique, p. 168. 172. RODRIGUEZ, «L’épisode émotionnel» en poésie lyrique. Dans son contexte, la proposition n’a pas exactement le même sens que celui qu’elle prend ici, ou plutôt son champ d’application est plus large. Rodriguez discute la conception trop simple qui consiste à voir dans le récit un discours qui porte sur des actions et dans le poème un discours qui porte sur des émotions. Il montre que, dans l’expérience humaine, émotions et actions ne peuvent être distinguées car les actions sont porteuses d’émotions, elles peuvent aussi être suscitées par elles. C’est pourquoi un récit peut aussi rapporter les émotions des personnages et un poème lyrique peut évoquer des actions. Ce qui les distingue est, plus profondément, la logique de l’expérience qui peut relever soit d’une «logique du pâtir» soit d’une «logique de l’agir», chacune ayant des modes propres de structuration discursive. La narration biblique est portée par un narrateur anonyme, omniscient et en retrait, qui commente rarement et ne parle jamais de lui. La facture du récit, faite d’économie et de concision, ne cache pas sa «logique d’action» et la façon dont celle-ci imprime sa marque à la temporalité du récit. Le discours direct usuel des personnages, immédiatement en prise sur la séquence narrative, participe pleinement à cette «logique de l’action». Les poèmes lyriques, quant à eux, relèvent d’une «logique du pâtir». À l’inverse de la réserve observée par le narrateur, Anne et David tiennent dans leurs chants des propos éminemment engagés. Ceci a pour conséquence que, si ces poèmes partagent une forme discursive commune – des lignes de membres parallèles – ils sont organisés chacun selon une logique propre qui lui confère une configuration unique. C’est pourquoi, il nous semble pertinent d’appliquer à l’examen des différents poèmes ce qui est conseillé pour les différents genres discursifs. L’enjeu n’est pas de mettre au jour une différence génétique, mais de percevoir, pour chaque poème, son mode d’organisation temporelle irréductible à celui des autres. Si la citation gauchit le propos de l’auteur, elle espère cependant ne pas le trahir.
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a) Le cantique d’Anne (1 S 2,1-10): l’expérience singulière comme clé de l’histoire C’est le verbe « רוםélever» (1 S 2,1.7.8.10) qui introduit au cœur du chant d’Anne. L’étude du poème a fait apparaître son caractère central sur le plan thématique et sur le plan structurel173. C’est lui qui est utilisé par Anne pour exprimer l’expérience qui suscite son chant: «ma corne est élevée [ ]רמהen Yhwh» (v. 1). C’est donc un relèvement qu’elle a vécu depuis sa prière jusqu’à ce moment où elle remplit son vœu. Le terme ancre donc fermement le poème dans ce qui a été raconté en 1 S 1 et c’est bien à partir de cela qu’Anne chante. Mais si la particularité de son expérience est le point de départ du chant, elle n’en est pas l’objet. La perception particulière que lui ouvre le moment qu’elle vit lui donne de voir comment ce que Yhwh a fait pour elle, il le fait pour tous, toujours. Autrement dit, partant de son expérience, elle témoigne de l’intelligence théologique de l’histoire à laquelle elle a été introduite. Son chant présente une dynamique temporelle qui n’est pas celle d’une chronologie, mais qui balise les moments d’un accès de plus en plus pénétrant à ce qui ne se donne pas immédiatement à voir dans la succession des événements. La première occurrence du terme introduit dans le poème l’axe vertical comme axe privilégié de projection, métaphorique ou non, du destin des humains. Face aux ennemis de Yhwh qui se mettent trop haut, Anne célèbre celui qui, du ciel, abaisse et élève. Ainsi la façon dont elle donne forme intérieurement à sa propre expérience – un relèvement – lui fournit la structure qui lui permet d’appréhender ce qu’elle perçoit de la condition humaine dans sa dépendance vitale à Yhwh. Cette appréhension progresse dans un mouvement que balise la répartition des formes verbales dans le poème, marquant de ce fait des ensembles temporellement distincts174. Partant de son expérience (v. 1), Anne procède à un premier élargissement marqué par des formes au qatal (v. 4-5). Elle appréhende l’ensemble des trajectoires humaines à partir de types d’activité constitutifs de la société: ce sont les situations des guerriers, des agriculteurs ou des mères de famille qui connaissent un renversement dans lequel l’humilié est relevé. Les qatal ont une valeur de présent gnomique, c’est un propos d’expérience qu’Anne tient. Puis, la façon dont elle perçoit ce qui se joue dans les destinées humaines progresse encore en profondeur. Dans un ensemble marqué par des formes au participe (v. 6-8a), elle quitte la pluralité des activités pour atteindre au cœur même de l’action de Yhwh 173. Voir pp. 92-93. 174. Voir pp. 81 et suivantes. Je reprends seulement à grands traits et dans la perspective qui est la mienne ici l’analyse détaillées menée en ces pages.
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qui touche au plus universel de la condition humaine: faire vivre et faire mourir, donner ou reprendre les biens nécessaires à cette vie. Les formes verbales au participe expriment le caractère universel et permanent de l’action de Yhwh. Au centre du poème, ces lignes marquent le sommet de la perception théologique d’Anne, dans un moment de suspension du circonstanciel. Puis une dernière étape marque un retour vers les déterminations historiques. Ce qu’Anne a touché de l’action de Yhwh la conduit à se tourner vers l’avenir dans un discours de type visionnaire, caractérisé par des verbes au yiqtol (v. 8b-10). Ce qu’elle voit venir alors, sur la scène socio-politique, c’est l’élévation du pauvre, le jugement des impies, la victoire de Yhwh. Et cette vision culmine dans un souhait aussi audacieux qu’incongru: que Yhwh soutienne le roi, qu’il élève la corne de son messie, un souhait qui connaîtra la réalisation historique que l’on sait. Ainsi le poème dessine-t-il un mouvement qui va de l’expérience d’Anne – le passé proche – jusqu’à une expression visionnaire de l’avenir, en passant par un moment où toute détermination circonstancielle est abolie. En ce sens, le mouvement temporel semble relever d’une forme de chronologie. Ce n’est pourtant pas cet aspect du temps que la succession de ces phases fait ressortir. L’usage privilégié d’un type de formes verbales dans chacune n’est pas destiné à fixer des moments sur la ligne chronologique. Ces formes permettent plutôt de décliner selon des modalités diverses et des déterminations circonstancielles plus ou moins précises, l’inscription dans l’histoire et dans les histoires humaines de l’unique action de Yhwh: abaisser et élever. Ainsi, l’intelligence théologique de l’histoire à laquelle Anne parvient est-elle complètement informée par sa propre expérience, la manière dont elle exprime ce qu’elle a vécu lui en fournissant la clé et le modèle. Les occurrences du verbe רוםdonnent à entendre les temps de cette expérience: si la corne d’Anne a été «élevée [»]רמה (v. 1), c’est parce que Yhwh est «élevant [( »]מרומםv. 7), dans l’avenir «il élèvera [( »]יריםv. 8); c’est pourquoi, elle le souhaite: «qu’il élève [( »]וירםv. 10). La déclinaison des formes verbales ne dessine pas tant le cours d’une histoire que les modalités selon lesquelles l’œuvre de Yhwh se rend perceptible. Le poème, on l’a vu avec Alter, est «l’actualisation complexe d’un moment de perception». Cette perception n’est pas enclose dans le moment où elle a lieu. Ce moment, le présent que vit Anne, accueille toutes les dimensions du temps, le passé de la femme, l’avenir du peuple, mais aussi ce qui est toujours, pour chaque homme, au cœur de son existence. Ces dimensions du temps sont appréhendées simultanément, ou plutôt de façon synthétique, tenues ensemble par la perception de l’unique essentiel qui s’y joue toujours.
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b) L’élégie de David (2 S 1,17-27): le temps à rebours de la mémoire en deuil La logique temporelle de l’élégie de David sur Saül et Jonathan (2 S 1,17-27) est tout autre. Ce poème, on l’a vu, se distingue en ce qu’il est suscité par un événement inattendu. Il se présente comme une réaction «à chaud» à l’annonce de la mort de Saül et de Jonathan. Là encore, la progression du poème, notamment dans son versant temporel, est directement déterminée par cette expérience. L’expression clé qui en structure les différents moments est l’exclamation «comment ils sont tombés, les héros!». David la répète à trois reprises, dans la première ligne du chant (v. 19), au début de la dernière stance (v. 25) et dans la dernière ligne (v. 27). Associée à d’autres, cette répétition est l’élément le plus immédiatement sensible d’une composition d’ensemble complexe et soignée175, dont elle introduit aussi le thème central, la glorification des héros morts176. L’exclamation fait entendre la stupeur de David face à la nouvelle qu’il vient d’apprendre177. Sa répétition, au long du poème, est évocatrice d’une forme de ressassement lié au choc de cette annonce qu’il répète et répète encore. Le ressassement balise les étapes d’une intériorisation de la nouvelle. Cette intériorisation se double, comme on va le voir, d’un mouvement temporel de remontée progressive dans un passé de plus en plus lointain. Ainsi, après la première formulation exclamative qui donne le ton de la lamentation, c’est aux conséquences immédiates de la mort des héros que David pense: l’humiliation qui se répandra avec la nouvelle dans les villes des Philistins quand les femmes viendront acclamer les vainqueurs (v. 20). C’est pourquoi, il interdit que la nouvelle soit diffusée. Puis, de l’annonce de la mort, il remonte au champ de bataille pour maudire le lieu où Saül et Jonathan sont tombés: qu’il soit frappé de mort lui aussi, le lieu de la mort des deux héros (v. 21). C’est cette mort que David évoque ensuite pour justifier sa malédiction. Il le fait par l’image du bouclier souillé. La mention de l’arme avilie, qui exprime par métonymie la 175. Pour une étude détaillée de l’ensemble, voir en particulier FOKKELMAN, Narrative Art II, pp. 647-684 et plus précisément pour la structure pp. 655-659. Voir aussi M.S. SMITH, Poetic Heroes. Literary Commemorations of Warriors and Warrior Culture in the Early Biblical World, Grand Rapids, MI – Cambridge, Eerdmans, 2014, pp. 267-270. 176. Voir R.M. POLZIN, David and the Deuteronomist. A Literary Study of the Deuteronomic History, Part 3. 2 Samuel, Bloomington, IN, Indiana University Press, 1993, p. 12. 177. Ceci est particulièrement sensible, par exemple, dans la traduction de M.P. O’CONNOR, Hebrew Verse Structure, Winona Lake, IN, Eisenbrauns, 1980, p. 230: «The warriors have fallen», qui ne rend pas comme telle la particule exclamative « איךcomment». De la même manière, la TOB traduit «Ils sont tombés, les héros!».
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défaite des deux guerriers, éveille dans la mémoire de David le souvenir des combats victorieux qui ont précédé celui-là (v. 22). Ils sont rappelés dans la même veine que l’a été la défaite, par une évocation de leurs armes et de leur dangerosité. On peut y voir une évocation de toute la période de la royauté de Saül qui est envisagée sous différents aspects, selon une logique non plus chronologique mais associative. Ainsi, de leurs exploits, David en vient à évoquer l’amour qui entourait les deux hommes (v. 23). Cet amour est sans doute fait de l’admiration et de l’attachement que leurs qualités exceptionnelles pouvaient susciter. Passant de ce qu’ils ont fait à ce qu’ils étaient, il évoque leur rapidité et leur bravoure sans égal. Ces hommes aimés vont manquer. C’est alors les filles de Jérusalem que David invite au deuil, rappelant ce que Saül faisait pour elles et qu’il ne fera plus (v. 24). Avec les parures et les bijoux, c’est la vie à la cour qui se trouve esquissée. De même que David avait mentionné de façon distincte les exploits des deux hommes (v. 22b et 22c), de même, après avoir dit ce en quoi Saül manquera, on s’attend à ce qu’il le précise aussi pour Jonathan. C’est effectivement le cas, mais dans une évocation qui suscite une intensification de la lamentation. David reprend la première ligne de son élégie. Il disait en ouverture v. 19: Splendeur d’Israël gisant sur tes hauteurs comment ils sont tombés, les héros!
Il poursuit v. 25: Comment ils sont tombés, les héros au milieu du combat! Jonathan gisant sur tes hauteurs.
La répétition de l’exclamation produit l’effet de ressassement déjà mentionné. L’évocation de la mort des héros relance la lamentation dans toute sa force dramatique. Une variation significative en indique immédiatement le registre: au v. 25b, le nom de Jonathan remplace l’expression «splendeur d’Israël». Celle-ci désignait les deux hommes dans l’éclat qu’ils avaient aux yeux du peuple; elle mettait le chant sous le signe de l’évocation de leurs vertus et de leurs exploits communs. Ici, la nomination de Jonathan distingue le fils du père et l’introduit comme objet d’une lamentation spécifique. Cette nomination marque le passage du discours public à une expression intime178 et il est significatif que David fasse à nouveau entendre l’exclamation stupéfaite alors qu’il va aborder ce qui lui est le plus douloureux. Le changement de registre est sensible à plusieurs éléments. Tout d’abord, David passe d’une évocation des défunts à la troisième personne à une adresse directe à Jonathan à la seconde personne. 178. Voir SMITH, Poetic Heroes, p. 278.
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De plus, le v. 26 est scandé par trois occurrences de la préposition לי «pour moi». C’est bien la façon dont l’événement touche David qui est le cœur de son propos. Enfin, le verset multiplie les termes de l’attachement. Celui-ci est décliné dans ses formes fraternelles, affectives et amoureuses. Dès l’ouverture, c’est son chagrin qu’il avoue dans une ligne dont la structure met en lumière qu’il est directement causé par son attachement à celui qu’il appelle son frère. La première et la dernière expression sont mises en écho par la préposition לי. Ainsi, la ligne s’ouvre par «chagrin pour moi» et s’achève par «tu étais très cher pour moi» (v. 26a). Une double désignation du défunt en occupe le centre: «mon frère, Jonathan». La ligne suivante déploie cet attachement dans une forme d’intensification par le passage du registre fraternel à celui de l’amour, un amour que David qualifie de plus merveilleux que celui des femmes. Cet aveu fait, l’élégie se clôt immédiatement par une ligne qui reprend une dernière fois l’exclamation «comment ils sont tombés, les héros!» (v. 27). Par la façon dont David y exprime son émotion, le v. 26 est le point culminant du poème. Il est aussi le point d’aboutissement du double mouvement qui porte le discours et donne forme à l’expérience de David. Le premier mouvement va du plus extérieur au plus intime. Il part de la crainte des réactions des ennemis pour en venir au lien qui était le plus cher à David. C’est donc d’abord un cheminement par étape vers l’énoncé du plus douloureux qui s’effectue dans le discours. On peut y percevoir la façon dont la nouvelle que David apprend chemine en lui pour atteindre le plus profond. Sur son passage, elle éveille une mémoire qui remonte jusqu’aux premiers instants de sa relation avec Jonathan. La double occurrence du substantif « אהבהamour», avec laquelle culmine le v. 26, renvoie à 1 S 18,1.3 où le narrateur rapportait avec le verbe et le substantif dérivé de « אהבaimer», l’attachement que Jonathan conçut pour David dès qu’il le vit. Le poème associe donc de façon aussi subtile que magistrale l’itinéraire de la nouvelle tragique en David et le mouvement temporel qu’elle provoque dans sa mémoire. C’est donc par la médiation de la mémoire que le mouvement vers l’intime se double d’un mouvement temporel chronologique dont on a observé les différentes étapes179. Ce parcours chronologique n’a pas la forme d’un récit qui remonterait le temps. Il s’agit plutôt d’une évocation qui progresse par cumulation. Chaque souvenir évoqué est source d’une plus grande douleur et d’une nouvelle remémoration qui appelle à son tour ce qui a précédé. Si le mouvement est temporel, la logique qui le porte est, elle, associative. C’est donc un élargissement 179. On notera également le caractère idéalisant du discours sur les héros, notamment dans l’évocation de Saül. Il relève du genre de l’élégie mais également d’un mouvement typique de la mémoire à l’annonce d’un deuil.
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progressif de la mémoire qui s’effectue dans cette remontée du temps, chaque nouveau souvenir se conjuguant aux précédents. Tous se tiennent ensemble dans une douleur qui va s’intensifiant jusqu’à sa racine: la relation privilégiée avec Jonathan. Énoncée la dernière, celle-ci peut cependant apparaître comme la source la plus profonde du chant, celle d’où émane, finalement, toute la tristesse de David. Le couplage des mouvements d’intériorisation et de remémoration est donc très évocateur de l’expérience du deuil à laquelle il donne une forme discursive. L’expérience qui provoque le chant constitue un moment de perception particulier dans laquelle David ressaisit toute son histoire avec les deux défunts, et en particulier avec Jonathan. C’est cette perception particulière qui détermine la forme du discours et singulièrement sa dimension temporelle. c) Le chant de David (2 S 22): faire mémoire du Dieu des saluts Le chant d’Action de grâce de David présente encore une configuration différente. L’introduction du narrateur (2 S 22,1) le présente comme le chant d’un homme sauvé de tous ses ennemis. Il n’est donc pas surprenant que les termes clés soient les déclinaisons de la racine du salut, ישע. La seconde ligne du poème (v. 3bc) donne immédiatement le ton avec trois occurrences, toutes suffixées du pronom de première personne: mon bouclier, la corne de mon salut []ישעי, mon abri mon refuge, mon sauveur []משעי, de la violence tu me sauves []תשעני.
La ligne suivante renchérit dans le second membre: de mes ennemis je suis sauvé []אושע.
David associe d’emblée les trois formes les plus fréquentes de la racine dans le poème: le verbe « ישעsauver» (v. 3.4.28), le substantif מושיע «sauveur» (v. 3.42) et le substantif « ישעsalut» (v. 3.36.47). Le jeu sur la forme active et sur la forme passive du verbe à la fin des v. 3 et 4 produit un effet qui s’apparente à celui d’un mérisme. Une dernière forme de la racine apparaît v. 51, le substantif féminin ישועהdans la formule «il augmente les saluts de son roi». Située dans le dernier vers du poème, cette occurrence forme une inclusion qui confirme le caractère central du thème. Les saluts de Yhwh pour son Messie, voilà ce que le verset d’introduction annonce et ce que David chante de la première à la dernière ligne. Notons que plusieurs verbes sémantiquement proches viennent en appui des mots issus de la racine ישעet offrent autant de synonymes à une expérience que David décline sans se lasser180. 180. En particulier « נצלdélivrer» (v. 1 [introduction du narrateur].18.49); « יצאtirer» (v. 20.49); « פלטlibérer» (v. 2.44) dont ce sont les seules occurrences en 1 S 1 – 1 R 2.
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Si ces verbes se rencontrent tout au long du poème, ils présentent une fréquence particulière dans les premiers et dans les derniers versets, où, à la différence du reste du chant, ils sont associés dans la même ligne ou dans des lignes consécutives. Ainsi deux ensembles se détachent par la fréquence des termes: – v. 2-4 avec quatre occurrences de « ישעsauver» et une occurrence de « פלטlibérer». – v. 47-51 avec deux occurrences de la racine « ישעsauver», une occurrence de ( יצאhiphil) «tirer» et une de « נצלdélivrer». Or, d’autres traits sont propres à ces deux groupes de versets qui forment l’encadrement du poème (v. 2-4 et 47-51). Tout d’abord, au vocabulaire du salut est associé celui de la célébration de Yhwh dont il n’est pas question ailleurs (v. 4, 47 et 50). Il est particulièrement significatif que cette association se présente dans le denier verset du premier ensemble (v. 4) et le premier verset du dernier ensemble (v. 47): v. 4 il est digne d’être loué []מהלל, j’appelle Yhwh et de mes ennemis je suis sauvé []אושע v. 47 Vive Yhwh et digne d’être béni [ ]וברוךmon rocher et que soit exalté [ ]וירםle rocher de mon salut []ישעי
Dans les deux cas, le premier membre présente un verbe au participe passif dont la valeur de gérondif souligne combien Yhwh mérite d’être célébré181 et la ligne s’achève par un terme relevant de la racine de «sauver» dont l’objet est David et qui indique ce pourquoi Yhwh est digne de louanges. Le v. 47 se présente comme une reprise en crescendo du v. 4, avec l’expression «vive Yhwh» en ouverture et le redoublement du participe par le jussif «qu’il soit exalté». Enfin, le v. 50: c’est pourquoi je célèbre Yhwh parmi les nations, pour ton nom je chante
se présente comme un renchérissement sur le v. 47, avec la conjonction introductive «c’est pourquoi» et surtout par l’usage de formules non plus au passif, mais à la première personne. Les v. 50-51 apparaissent comme une conclusion dans la conclusion (v. 47-51) où David présente explicitement tout ce qu’il a développé précédemment comme la cause de son chant. Une nouvelle fois, le lien entre la célébration et le salut est mis en 181. Sur la valeur de gérondif des participes passifs, voir WALTKE – O’CONNOR, Biblical Hebrew Syntax, p. 620, 37.4.d. Ils signalent en particulier que מהללa le sens de «laudandus». Cette valeur du participe, qui n’est pas la plus fréquente, paraît cependant indiquée ici, surtout au v. 47, avant le jussif «que soit exalté».
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valeur par le vocabulaire qui entoure le v. 50. «C’est pourquoi» est immédiatement précédé de «tu me délivres [»]תצילני, et «je chante» est suivi de «multipliant les saluts [ ]ישועותde son roi». Enfin, ces deux ensembles de versets présentent une particularité syntaxique notable: les formes verbales sont exclusivement des participes et des yiqtol182. Si on relève plusieurs verbes au participe dans le corps du poème (v. 18.31[2×].34.35.40), la majorité se trouve dans ces versets. Tous, à l’exception de «se dressant» (v. 49), ont Yhwh pour sujet et tous expriment la permanence de son action salvatrice, y compris les substantifs issus de participes qui en viennent à être des dénominations de Yhwh (v. 3). Sur les neuf yiqtol, quatre ont Yhwh pour sujet et trois expriment son action salvifique (v. 3.49[2×]). Les cinq autres yiqtol ont David pour sujet. Dans les v. 2-4, ils dessinent une esquisse de salut, de la quête à l’exaucement: «je cherche refuge» (v. 2), «j’appelle», «je suis sauvé» (v. 3). Leur valeur temporelle est proche de celles des participes, mais sans doute ont-ils un aspect d’itérativité plus que de permanence183. Ainsi, le v. 4 peut-il être traduit par: «à chaque fois que j’appelle Yhwh, je suis sauvé». Ces yitqtol itératifs prennent le relais de ce que le narrateur disait en introduction (v. 1), ils sont une énonciation dans l’actualité du chant des nombreux saluts que David a vécus. Celui-ci ne les évoque pas au passé – un qatal serait alors plus attendu – mais bien par un présent qui se fonde sur la certitude que ce que Yhwh a fait pour lui, il continue de le faire. La temporalité de ces versets repose donc sur un rapport dialectique entre la permanence, exprimée par les participes, et le caractère itératif des yiqtol. L’action de Yhwh est présentée comme stable, et sur le «fond» qu’elle constitue, se détachent, comme autant de concrétisations de cette action, les multiples saluts dont David témoigne. C’est ce rapport temporel qui permet au chant de pouvoir, en finale, s’ouvrir à l’avenir (v. 51). Ce n’est pas seulement pour David que Yhwh est sauveur, mais ce qu’il est, il le sera aussi pour sa descendance, peut-il affirmer dans ses derniers mots. Entre ces versets d’encadrement, David déploie un ample discours (v. 5-46) qui, introduit par «car [( »]כיv. 5), se présente comme la cause pour laquelle Yhwh est digne de louanges. Et ce développement reconduit 182. Les formes sont réparties ainsi: yiqtol participe v. 1-4 4 5 je compte parmi les participes les usages substantivés du participe hiphil v. 47-51 5 7 Total 9 12 183. Sur ce point, voir NOTARIUS, The Verb in Archaic Biblical Poetry, p. 169.
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au chant (v. 51). Ainsi la structure d’ensemble du poème se présente-t-elle comme une structure logique: CADRE CAUSE CADRE CONSÉQUENCE
v. 1-4: Yhwh est digne d’être béni comme mon sauveur Car [( ]כיv. 5): v. 5-46: évocation d’un salut v. 47-49: Yhwh est digne d’être béni comme mon sauveur C’est pourquoi [( ]על־כןv. 50): v. 50-51 je chante Yhwh qui sauve et sauvera pour toujours
L’évocation du salut, qui justifie l’expérience dont David témoigne dans les v. 2-4, vient à son tour conforter la célébration de Yhwh puisque, pour finir, elle y reconduit. Les v. 1-3 et 47-51, avec leurs caractéristiques syntaxiques et sémantiques, avec leur place aux extrémités du discours, apparaissent donc comme le cœur de l’expérience développée dans le corps du poème. La situation dans laquelle David se trouve est pour lui un moment particulier de perception du cours de son existence, qui lui apparaît, comme jamais auparavant, portée par le salut de Yhwh. Et cette dynamique de salut, dans laquelle il saisit ensemble toutes les occurrences de sa vie sur le fond de la fidélité de Yhwh, détermine le mouvement temporel du corps du poème. Dans ses grandes lignes, celui-ci est chronologique, ce qui n’a rien de surprenant lorsqu’il s’agit d’évoquer un type d’expérience qui relève fondamentalement d’un processus. Être sauvé suppose en effet le passage d’un état à un autre, et ce passage s’effectue souvent par étapes. Ainsi David évoque-t-il un processus qui va d’une situation de détresse mortelle sous l’emprise des ennemis jusqu’à une complète victoire sur eux. Un premier ensemble (v. 5-20) évoque en deux temps la détresse de David (v. 5-7) puis l’intervention salvatrice de Yhwh (v. 820). Il se distingue par un traitement presque entièrement métaphorique de l’expérience. Ainsi, l’emprise mortelle des ennemis est comparée à des eaux qui submergent (v. 5) et l’intervention de Yhwh est présentée comme un événement cosmique qui tire David de ces eaux fatales (v. 8-17). Ce long développement est suivi d’une reformulation non métaphorique du salut (v. 18-20). Un second moment (v. 21-28) se présente comme une méditation de David sur le rapport entre sa droiture et la fidélité de Yhwh à son égard (v. 21-25), méditation qui se prolonge dans une généralisation de type proverbial (v. 26-32). Situé au centre du poème, cet ensemble marque une suspension dans le processus de salut. David y considère l’ensemble de son existence sous une forme de bilan «moral» envisagé à partir de sa relation à Yhwh. L’évocation du salut reprend ensuite avec un dernier ensemble (v. 33-46) relatif au combat. Cet ensemble se déploie en deux temps. Premièrement, David chante Yhwh qui le soutient lorsqu’il
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part en guerre contre les ennemis (v. 33-37). La fermeté que Yhwh donne à celui qu’il a tiré des eaux est exprimée principalement par des expressions relatives à la stabilité du pied, mais aussi à la force des mains que Yhwh donne à celui qu’il entraîne au combat. Enfin, un second moment évoque le massacre des ennemis qui se trouvent complètement anéantis (v. 38-46)184. Le discours aboutit donc à un renversement de situation complet par rapport à la détresse initiale. Mais le traitement chronologique ne signifie pas qu’il s’agisse d’un récit. En effet, si les détails abondent, ils ne renvoient à aucun combat identifiable. Les ennemis sont anonymes et le conflit ne s’inscrit dans aucun espace précis et ne peut être rapporté à aucun événement particulier de la vie de David. Si cette partie du poème est chronologique, elle n’est pas portée par une structure narrative d’ensemble. Seules les grandes étapes du processus sont dessinées dans une forme de stylisation qui laisse place, à l’intérieur de chacune, à un discours qui n’est pas toujours linéaire. L’ensemble des v. 29-37, par exemple, procède davantage par juxtaposition et accumulation d’expressions synonymes que par progression chronologique. On reconnaît là la logique spécifique de la poésie biblique, même si, comme l’a montré R. Alter, cela n’empêche pas que, dans certaines lignes, la logique d’intensification soit doublée d’une logique de causalité185. Mais il est intéressant de noter que la partie la plus directement narrative est également la plus métaphorique (v. 5-17), c’est-à-dire celle qui entretient un rapport distancié à la factualité par le biais de la métaphore. De plus, le registre temporel du discours n’est plus le passé narratif, comme c’est le cas aux v. 5-16. La majorité des formes verbales sont au yiqtol. Elles rendent un présent qui ne correspond pas à celui de l’énonciation, mais qui est du même ordre que le présent des v. 2-4. David décrit une expérience nourrie de ses saluts passés dont il parle au présent car elle reste d’actualité. À travers cette stylisation, c’est l’activité salvifique permanente de Yhwh qu’il évoque dans un processus dont les étapes, magnifiées ici dans le chant, ont sous-tendu chacun des saluts qu’a vécus David. C’est donc toute son existence qu’il recueille et relit à partir de l’expérience centrale d’avoir été et d’être sauvé par Yhwh. À nouveau, le chant témoigne d’une saisie synthétique d’une expérience que le récit a déployée précédemment dans la succession des événements. Le dernier verset (v. 51) du poème l’exprime magnifiquement: 184. La structure d’ensemble proposée ici à partir des étapes de l’expérience de David rejoint celle établie par NOTARIUS, The Verb in Archaic Biblical Poetry, pp. 153-156 et 161, à partir de la configuration communicationnelle du discours. 185. Voir ALTER, L’art de la poésie, pp. 49-61 et en particulier p. 59.
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augmentant les saluts de son roi faisant fidélité à son Messie à David et à sa descendance pour toujours.
Le premier membre de la ligne fait entendre la multiplicité des saluts que David a vécus dans son histoire, l’un s’ajoutant à l’autre. Il est du côté de la pluralité de ses expériences. Le second révèle que cette pluralité n’est que la déclinaison dans le temps de l’unique fidélité de Yhwh. Cette découverte est le point ultime de la perception de David qui le conduit à envisager, sous cette lumière, son avenir et celui de sa descendance. Comme celui d’Anne, son chant s’achève sur une touche de type «visionnaire»: ce qu’il perçoit comme le point d’appui de son existence de messie sera aussi le point d’appui de celle des messies à venir. Ainsi, célébrer l’actualité du salut de Yhwh c’est le célébrer tel qu’il se donne dans toutes les dimensions du temps. Le poème-oracle testamentaire de 2 S 23,1-7 prolonge la vision finale du chant sur le mode de l’inspiration pour déployer, dans une forme d’atemporalité sapientielle, nourrie de métaphores de la création, l’avenir sûr de la maison à laquelle Yhwh s’est lié par une alliance pour toujours (v. 5). 3. Temporalité lyrique et qualification de temps du récit Si la temporalité interne de chacun des poèmes de 1 S 1 – 1 R 2 est irréductible à celle des autres, les trois partagent cependant plusieurs traits qui déterminent le propre de la temporalité lyrique et en font apparaître la fonction spécifique. Le premier tient à ce que le mouvement du poème est directement déterminé par ce que vit le personnage dans le «maintenant» de son chant. En ce sens, le poème fait entendre le présent d’une expérience de la conscience. Or, second point commun, cette expérience est toujours celle qui marque la fin d’une période particulièrement significative de la vie du personnage, et c’est l’ensemble de cette période qu’il perçoit comme il ne l’a encore jamais fait. Ainsi, le présent de la perception n’est-il pas la perception du présent, mais celle de toute une histoire qui se recueille dans une appréhension synthétique. Le «maintenant» du poème est celui dans lequel tout le passé se trouve donné à la conscience et, dans les deux chants où l’histoire est envisagée dans sa dimension théologique, cette expérience est également une appréhension de l’avenir. Le «maintenant» est donc celui d’une saisie simultanée du passé, du présent et du futur186. Et cette conscience synthétique s’organise selon la 186. C’est cette expérience que l’on trouve rendue par la poétesse Brigitte Engel-Roux: «Il n’y a pas d’histoire. Tout advient en //même temps. Le poème est le lieu du //simultané.
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temporalité que dessine le mouvement du discours. Elle n’est pas, par principe, chronologique. Le registre temporel si particulier de ces chants relève en propre de la temporalité lyrique telle que A. Rodriguez la définit. Face à la capacité du discours lyrique à associer des temporalités différentes, il écrit: Nous sommes donc dans la nécessité de créer un «temps» non grammatical, qui rassemble une multitude de traits et qui offre une orientation précise pour qualifier les enjeux linguistiques de la temporalité pathique. Nous appelons cette construction temporelle, dominante dans le pacte lyrique, le «temps de présence». Par présence, nous entendons une dimension plus profonde que le temps du présent (…). La présence renvoie à l’ex-istence, qui est ouverture au monde et du monde tout en étant exposition sous l’horizon de celui-ci187.
Et il poursuit: dès lors, le maintenant devient un axe de la compréhension intime du temps dans la mesure où il est le foyer constamment naissant et le dépassement de celui-ci par des horizons de rétention et de protention. (…) La présence du perçu actuel se compose de la résonance d’un perçu passé encore présent même s’il est inactuel. C’est pourquoi chaque point est en extension de durée (…). Dès lors, le maintenant se compose d’un halo temporel selon une conscience «impressionnelle» qui l’élargit à un passé et à un futur récents188.
La temporalité ainsi définie dans une filiation husserlienne est celle de la conscience en devenir qui se perçoit comme telle dans l’actualité du «maintenant». C’est pourquoi, les rétentions et les protentions sont envisagées comme présence à la conscience d’un passé et d’un futur proches. La particularité des poèmes de 1 S 1 – 1 R 2 est que le «maintenant» n’est pas celui d’une perception de la conscience immergée dans le flux du devenir, mais celui de la conscience qui parvient au terme d’une phase de son devenir. Aussi ce «maintenant» particulier active-t-il une rétention spécifique, propre à l’expérience de la clôture, une rétention à longue portée. Ce sont tous les moments successifs depuis le premier que vient réveiller le «maintenant» final. En lui, ils entrent en résonance de telle sorte que leur succession est abolie et que se révèle à la conscience ce qui demeurait caché sous leur flux. En les saisissant ensemble, la conscience voit apparaître, avec la force d’une évidence, le «donné» qui dans sa Tout est donné, repris. Le //poème ne fait pas récit. Votre nom ne sera //pas écrit. Votre présence à peine. Qui //marcherait sur vos traces». B. ENGEL-ROUX, Demeure de Mélancholie, Bruxelles, La Pierre d’Alun, 2007, p. 22. 187. RODRIGUEZ, Le pacte lyrique, p. 169. 188. Ibid., pp. 170-171.
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permanence fondait la cohérence de leur succession. Ainsi en va-t-il de l’amour de Jonathan pour David. Et lorsque ce donné est l’action de Yhwh, l’expérience intime du sujet devient le lieu d’une révélation sur le sens même de la condition humaine et sur le sens de l’histoire dans leur dépendance vitale à Yhwh. Car le «maintenant» du chant, tout en recueillant le passé et en se plaçant sous l’horizon de l’avenir, touche ce qu’est Yhwh dans une forme de «présent suspendu». Ainsi, le chant d’Anne et celui de David sontils l’espace où se manifeste «l’évidence théologique de l’histoire»189. Une telle manifestation est l’apport propre des poèmes à la temporalité d’ensemble du récit et c’est en ce sens qu’ils entretiennent un rapport étroit avec la séquence narrative au-delà des liens lexicaux ou des points de contact événementiels qu’ils présentent ou ne présentent pas. Leur forme et le fait qu’ils soient réservés à la célébration d’une expérience qui s’achève leur permettent d’évoquer l’histoire qui a été racontée et celle qui va venir sous un tout autre mode que celui du récit ou de l’oracle. Leur mouvement ne reposant pas sur une structure chronologico-causale, la façon dont ils reconfigurent le passé et dont ils envisagent l’avenir peut s’affranchir de la séquence des événements. Un tel affranchissement est impossible aux deux autres genres. C’est pourquoi, les poèmes peuvent faire émerger dans toute sa force ce qui se donne dans les événements sans être pourtant ni dépendant ni conditionné par eux. Ainsi, les poèmes révèlent-ils l’action de Yhwh au-delà de ce que peut manifester l’oracle dont la saisie de l’histoire reste liée à la particularité de l’événement qui le suscite. Le privilège d’un tel discours n’est ni celui du protagoniste immergé dans l’action, ni celui du prophète. La célébration de l’histoire dont sont capables Anne et David procède de la science du témoin. Considérant leur passé, ils y découvrent l’agir de Yhwh qui se décline en termes de relèvement, de salut et de fidélité et qui se révèle offert de toujours à toujours. La contribution du poème à la temporalité du récit consiste donc à ouvrir dans la séquence l’espace de cette révélation, espace d’où elle déborde sur le passé et le futur. Le chant déploie en effet en amont et en aval sur le récit les ondes longues190 de sa célébration, éclairant d’une évidence inédite ce qui a fait l’objet de la narration et plaçant l’avenir sous l’horizon d’une fidélité qui ne saurait faire défaut. En ce sens, les poèmes impriment au temps du récit leur propre périodisation qui participe discrètement, comme nous allons le voir dans le prochain chapitre, à la configuration d’ensemble de la temporalité de 1 S 1 – 1 R 2. 189. J’emprunte cette expression à SONNET, «C’est moi pour le Seigneur», p. 383 et renvoie sur ce point aux développements des pp. 383-386. 190. Ibid., p. 378.
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V. GENRES DU DISCOURS DIRECT, FORMES DU TEMPS ET QUALIFICATION DE L’HISTOIRE Étudier la temporalité du discours direct et sa participation à la temporalité du récit consiste, on l’a vu, à examiner la corrélation de deux paramètres: d’une part l’articulation interne des trois dimensions du temps – passé, présent, futur – à l’intérieur du discours direct et d’autre part les effets de cette articulation sur la séquence narrative. Or, on constate trois configurations différentes qui correspondent aux trois genres littéraires dont relève le discours direct. Ainsi, le discours direct usuel propre au genre narratif, l’oracle et le poème présentent-ils chacun une articulation temporelle interne spécifique et celle-ci détermine directement les modalités selon lesquelles ces différents genres participent à la temporalité d’ensemble du récit. Ils profilent l’histoire de trois manières irréductibles et c’est de leur conjugaison qu’elle reçoit sa forme temporelle et sa pleine signification. Le discours direct usuel se déploie dans une échelle de temps brève, de l’ordre de l’épisode. Il est majoritairement orienté vers le futur qu’il projette sous diverses formes. Le discours du narrateur lui est directement et immédiatement ordonné. Il rapporte les modalités de l’accomplissement de ce qui a été projeté par les protagonistes. Le temps est construit dans une forme de linéarité qui progresse au coup par coup, au rythme des événements successifs. Ceux-ci s’enchaînent selon une logique chronologico-causale plus ou moins explicitement accentuée: ce qui est projeté résulte de ce qui précède et prépare les circonstances de ce qui suivra. Les références au passé ou au présent ont pour fonction soit d’ancrer la projection du personnage dans un état de fait, soit de dégager la signification de ce que les personnages viennent de vivre, le plus souvent sous la forme d’un jugement éthique. L’ensemble de ces caractéristiques relèvent de choix d’ordre poétique et ce sont ces choix qui profilent le type d’histoire que le récit présente comme sa référence. Ils font du discours direct usuel le principe le plus immédiat de la progression du récit à un double niveau: la capacité de projection des personnages apparaît comme le moteur de l’action et le rapport étroit qui unit le discours direct et celui du narrateur met tout le récit dans une dynamique d’accomplissement. Ces deux paramètres concourent à manifester comment ce qui mérite d’être raconté, c’est-à-dire ce qui compte et qui «fait» l’histoire, procède des désirs des protagonistes, de leurs volontés ou de leurs ordres. Ils ne sont pas les jouets de forces ou de structures qui les dépassent, mais, pleinement engagés dans ce qu’ils vivent, ils construisent le cours de leur destin, personnel et collectif, au fur et à mesure des situations dans lesquelles ils se trouvent. Le discours
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direct au passé accentue la responsabilité des protagonistes: les constats qu’ils posent avant de formuler une projection mettent en valeur la qualité de leur discernement; les évaluations, les jugements, les sanctions, les aveux ou les réconciliations auxquels ils se livrent, font ressortir le poids de gravité de leurs actes. Ceux-ci les engagent de façon décisive, parfois à la vie et à la mort, les uns par rapport aux autres. Mais leur capacité à déterminer le cours de l’histoire, leur discernement et leur jugement sont limités à une échelle temporelle brève. Incapables de se projeter à long terme, ils n’ont pas la main sur le long cours de l’histoire. La promesse, cependant, est la seule modalité selon laquelle un personnage peut s’engager sur du temps long. Ce phénomène est, on l’a vu, spécifique à David et plus ou moins explicitement lié à l’élection dont il fait l’objet. La temporalité longue qui s’organise autour de lui fait signe vers l’engagement de Yhwh à son égard. La typologie des actes de discours qui relèvent du discours direct usuel fait donc apparaître des usages peu diversifiés par rapport à l’omniprésence de cette forme de discours. Ils sont d’abord la cause la plus immédiate de ce qui survient de significatif dans la narration. Ces usages chargent l’histoire représentée du poids de la responsabilité de ses acteurs; les propos qu’ils échangent les mettent toujours en situation de s’engager ou de voir évaluer ce qu’ils ont fait. L’histoire est donc celle de leur responsabilité, d’une responsabilité qu’ils ne peuvent, certes, exercer qu’à court terme, mais qui, malgré cette limite, révèle des protagonistes pleinement «capables d’histoire»191. L’oracle – et ce que j’ai appelé les «discours oraculaires» – relève, on l’a vu, d’une tout autre échelle temporelle. Il repose sur une tension entre un événement ponctuel et le long cours d’une l’histoire envisagée des origines à un «pour toujours». Le temps est déployé dans une forme de linéarité qui ne procède pas de la succession des événements mais qui est saisie dans toute son extension grâce au point de vue surplombant et omniscient de Yhwh. Par la voix du prophète, celui-ci dessine, en un seul 191. Cette expression est inspirée de la conception ricœurienne d’«homme capable». Elle rejoint l’anthropologie sous-jacente à l’usage du discours direct en 1 S 1 – 1 R 2. Pour Ricœur, l’assise humaine du sujet repose sur quelques capacités fondamentales qui sont: la capacité à parler et en particulier à raconter, la capacité à agir, mais aussi la capacité à promettre et l’imputabilité. Pour une présentation synthétique, voir: P. RICŒUR, Devenir capable, être reconnu. Texte écrit pour la réception du Kluge Prize, décerné aux ÉtatsUnis (Bibliothèque du Congrès), http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/IMG/pdf/Revue_des_ revues_200_1152AB.pdf (consulté le 25 juin 2016). On retrouve là les grandes fonctions du discours direct en 1 S 1 – 1 R 2: la parole est soit orientée vers l’action qu’elle projette, soit utilisée pour évaluer l’action faite et (s’)en imputer la responsabilité. Enfin, la capacité à promettre est d’autant plus significative qu’elle reste un phénomène lié à une capacité particulière de projection dans le temps long.
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énoncé et de façon chronologique, le grand arc qui va de ce qui a été à ce qui sera. L’oracle a une double fonction dans le récit et un double effet dans la qualification de l’histoire. En premier lieu, il est un acte de révélation qui fait émerger du flux des événements la fermeté de la conduite divine. Il fait ressortir dans toute sa netteté la ligne du dessein de Yhwh et la porte à la connaissance de son destinataire. Celui-ci – et le lecteur avec lui – découvre donc la dynamique théologique selon laquelle les événements se sont déroulés et se dérouleront. Ceci est particulièrement net, par exemple, dans l’oracle dynastique de 2 S 7, mais aussi dans ceux qui sont motivés par la sanction d’une faute. Acte de révélation, l’oracle est également et sans doute d’abord un acte performatif: c’est sa seconde fonction. La révélation sur l’avenir a la forme d’une annonce de ce que Yhwh va faire. Celui-ci se présente comme le maître de l’avenir, surtout lorsque la déficience de ses partenaires humains impose une intervention. Dans ce cas, dont relèvent tous les oracles et discours oraculaires à l’exception de 2 S 7, la sanction apparaît comme l’exercice de la justice divine en réponse à celui, perverti, de la responsabilité humaine. Et les malheurs que profile l’annonce procèdent de la faute sanctionnée, c’est-à-dire de la faute rendue «assimilable» à la poursuite du projet de Yhwh, parce qu’elle est «reprise» par la justice divine. C’est pourquoi l’oracle relève d’une logique causale très fermement et souvent très explicitement marquée, qui soutient une représentation linéaire de l’histoire, aux étapes ordonnées dans une stricte chronologie. Parce qu’il met en œuvre une dynamique chronologico-causale, l’oracle construit le temps et représente l’histoire de la même façon que le fait le discours direct usuel. Leurs différences, en termes de portée temporelle et de capacité de détermination du cours des événements, relèvent de l’écart entre le niveau de connaissance de Yhwh et celui des protagonistes humains, écart qui détermine leur capacité respective à appréhender l’avenir. Si les oracles sont des interventions décisives dans la séquence narrative, ils ne constituent donc pas des ruptures par rapport au discours direct usuel et plus largement au récit. Ils se présentent davantage comme une radicalisation des possibles du discours direct. Radicalisation d’abord de la capacité à déterminer la séquence narrative. Si le discours direct usuel est le principe de la progression du récit à l’aune de l’épisode, les oracles le sont à l’aune de phases entières du récit. Ils revendiquent même une efficience «pour toujours». Radicalisation aussi de la promotion d’une histoire générée par la responsabilité de ses protagonistes. C’est d’abord Yhwh qui conduit l’histoire, et l’oracle l’affirme sans ambiguïté. Mais les humains ne sont pas les marionnettes d’un dessein implacable auquel ils donneraient, malgré eux, une forme historique. Leurs initiatives et leurs
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décisions dessinent aussi le cours souvent inattendu de ce qui demeure leur histoire avec Yhwh. L’oracle manifeste comment leurs actes ou leurs comportements n’engagent pas seulement le court terme, mais comment s’y joue aussi l’ensemble du dessein que Yhwh a formé. Ce sont leurs fautes qui en sont le signe paradoxal. Les oracles qu’elles provoquent révèlent l’ampleur des enjeux attachés à l’exercice de leur responsabilité. Car l’oracle manifeste comment Yhwh peut être conduit à transformer son projet à cause des agissements des humains. Le rejet de la famille d’Éli pour une autre famille, celui de Saül pour un autre messie, en sont les signes. Et ces infléchissements relèvent d’un jugement. C’est pourquoi, l’oracle se présente également comme la radicalisation de la capacité confiée au discours direct usuel, et par conséquent aux protagonistes, de juger des événements. Il remplit donc dans le récit les mêmes fonctions que celles du discours direct usuel, mais il les porte à leur point culminant et les revêt d’un poids et d’une autorité sans égal qui procèdent du caractère unique du personnage divin: parmi toutes les projections de l’avenir, celles que Yhwh formule dans les oracles sont les plus déterminantes, parmi les jugements énoncés, ceux des oracles sont les plus définitifs. Suscités par un comportement ou un acte humain, les oracles surviennent donc à ce nœud mystérieux et parfois conflictuel de la liberté humaine et de la souveraineté divine. C’est ce nœud, montre le récit, qui génère l’histoire. Le jeu de l’oracle et du discours direct usuel relève des choix poétiques qui permettent de construire littérairement cette articulation délicate. Et ceci relève en premier lieu de leurs possibles temporels spécifiques, l’oracle imprimant à long terme la ligne de causalité déterminante, le discours direct usuel suscitant au coup par coup ce qui compte. Dans cette poétique, les oracles ont donc une fonction que l’on pourrait dire «archi-narrative»; parce qu’ils annoncent le dessein qui conduit l’histoire, ils sont comme la matrice historico-théologique de ce qui viendra et qui sera soit en synergie soit en contradiction avec la ligne qu’ils dessinent. Et si les protagonistes humains n’échappent pas à ce qui est annoncé, ils s’y trouvent cependant engagés dans le plein exercice de leur liberté et de leur responsabilité. Le chapitre suivant explorera la façon dont cette balance entre l’oracle et le discours direct usuel contribue directement à la détermination de la forme temporelle concrète de 1 S 1 – 1 R 2, une forme temporelle directement lié à l’écriture d’une double causalité dans l’histoire. Les poèmes, quant à eux, rompent radicalement avec la logique chronologico-causale du discours direct usuel et de l’oracle. Leur hétérogénéité avec le principe qui anime la progression narrative rend compte
FORMES DU TEMPS ET QUALIFICATION DE L’HISTOIRE
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du fait que leur énonciation ne provoque pas d’avancée de l’action. S’ils peuvent envisager l’avenir, c’est sur le registre de la vision et non sous la forme d’une projection ou d’une annonce dont le récit rapporterait la réalisation. Leur articulation temporelle interne et leur rapport à la séquence ne relèvent pas d’un principe propre à leur genre. Ils dépendent de l’expérience du sujet lyrique. Les poèmes, en effet, se présentent comme une effusion lyrique suscitée par une expérience exceptionnelle du sujet. Ils sont, de ce fait, éminemment singuliers. Ils ont cependant pour point commun d’intervenir à la fin d’une période importante de la vie du personnage qui les énonce, à la manière d’un point d’orgue. Ils marquent aussi le terme de l’ensemble narratif consacré à cette période. Dans la particularité de ce moment final, le sujet lyrique chante ce qu’il perçoit comme le plus central de l’expérience qu’il a faite. C’est par ce biais qu’il recueille l’ensemble de la période vécue, non pas dans sa factualité ni dans son déroulement chronologique, mais par une saisie synthétique déliée de la séquentialité du vécu historique. C’est cette expérience singulière, celle d’avoir été relevé, d’avoir été aimé ou sauvé, ressaisie au moment unique où elle s’achève, qui détermine la dynamique temporelle interne du poème. Redéployant dans le chant ce qu’il a expérimenté et qu’il saisit dans une forme de temps suspendu, le sujet lyrique parle bien de ce qui a fait l’objet du récit et, en ce sens, son poème est étroitement lié à la séquence narrative. Mais ce chant, parce qu’il procède d’une expérience de temps suspendu, fait émerger du flux des événements ce que la séquence narrative ne peut rendre aussi nettement perceptible. Le chant fait entendre comment le sujet est parvenu à l’expérience de ce qui est donné, toujours, de façon stable, dans la succession des événements. Sa temporalité particulière fait donc du poème l’espace d’une révélation. Ce qui souterrainement habite l’histoire est manifesté dans la force de son évidence. L’amour qui liait Jonathan et David est mis en lumière dans l’élégie; dans les autres chants, le cœur de l’expérience est l’action de Yhwh dans l’histoire du sujet. Et celui-ci proclame comment cette action, parce qu’elle appartient à l’identité de Yhwh, se déploie également pour les autres. Ce qu’il est pour le sujet qui chante, il l’est et le sera pour tous, toujours. Comme l’oracle, le poème fait donc émerger du flux de la séquence l’évidence théologique de l’histoire. Mais ces deux genres de discours procèdent de perceptives diamétralement opposées: l’oracle est énoncé depuis la perspective divine – médiatisée par le prophète –, le poème depuis celle d’un humain au point culminant de son expérience subjective. L’un et l’autre, cependant, produisent une périodisation théologique de l’histoire, l’annonce divine dans l’oracle ouvre une nouvelle séquence du récit, le chant clôt une longue expérience dont il recueille
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L’ARTICULATION DU TEMPS DANS LE DISCOURS DIRECT
le fruit. L’étude de la temporalité d’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2 qui sera menée dans le prochain chapitre, fera apparaître comment ces périodisations non seulement organisent la temporalité de l’ensemble mais surtout la qualifient. Notons cependant d’ores et déjà que si par l’oracle, les premiers mots d’un nouveau développement narratif reviennent à Yhwh, c’est aux personnages humains que sont laissés les derniers sous la forme d’une reconnaissance et souvent d’une confession de foi. Les trois genres de discours direct que l’on relève en 1 S 1 – 1 R 2 présentent donc trois modes d’articulation temporelle interne nettement distincts. De ce fait, si les trois types de discours ont toujours pour objet les événements que le récit rapporte, ils les saisissent et les déploient de façon très différente. Les «possibles» propres à chacun, en ce domaine, ont d’abord des incidences sur leur fonction dans la conduite du récit. La façon dont les discours directs et l’oracle s’appuient sur le passé et projettent l’avenir détermine directement la temporalité de la séquence narrative. Mais, ce faisant, ils procèdent à une qualification du temps. Et c’est sans doute le plus déterminant dans la façon dont le récit recourt aux différents genres de discours direct. Le discours direct usuel manifeste comment ce qui constitue le tissu de l’histoire, ce qui en détermine la temporalité narrative, procède de la volonté et de la responsabilité des protagonistes. L’oracle met en valeur la souveraineté de Yhwh dans la conduite de l’histoire dont il détermine le cours à long terme. Quant au poème, il donne à entendre la voix singulière du témoin qui célèbre ce dont a été habité le temps long de son expérience. Ces genres de discours donnent donc à entendre trois voix: celle du protagoniste humain, celle du prophète et celle du témoin. Chacune se déploie dans un registre d’autorité particulier déterminé par la perspective à partir de laquelle le cours des événements est appréhendé. C’est donc l’association de leurs timbres qu’il convient maintenant d’examiner, à la suite de Ricœur qui invitait à être «attentifs à l’entrecroisement entre les actes de discours et entre les qualités temporelles correspondantes»192. Il s’agit donc de sonder les modes d’articulation de ces trois genres de discours, mais également leurs liens à l’organisation calendaire générale qui sera le fil de la lecture. Un parcours d’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2 dans l’ordre du récit permettra de voir comment les différentes composantes que nous avons mises à jour – indications calendaire, construction des jours et articulation temporelle des discours directs – se conjuguent pour construire le temps du récit et qualifier ainsi celui de l’histoire.
192. RICŒUR, Temps biblique, p. 26.
CHAPITRE 5
LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2 DANS SA DYNAMIQUE TEMPORELLE
L’étude de la construction du temps dans le récit de 1 S 1 – 1 R 2 a conduit à examiner sa structure calendaire – en particulier l’importance de l’unité du jour – et le rôle du discours direct dans la détermination de la séquence narrative. Ces deux éléments du récit se sont révélés être des composantes majeures de sa temporalité. Ils y contribuent de façon différente: le discours direct suscite ou révèle, selon la diversité de ses genres, ce qui va compter dans la séquence narrative, il en produit la substance en quelque sorte; les indications calendaires, quant à elles, forment un système qui se déploie en surimpression de cette séquence, sélectionnant et mettant en valeur les événements qui en constituent les moments charnières. Elles dessinent ainsi les contours des lignes causales que les événements de ces jours déterminent, infléchissent ou closent. Ces deux composantes, en imprimant sa temporalité au récit, contribuent à déterminer la représentation de l’histoire qu’il produit. Cette représentation, qui procède d’une poétique aux traits nettement marqués, profile l’histoire de telle sorte que celle-ci s’en trouve du même coup qualifiée. C’est cette qualification qu’il convient maintenant de cerner. Il s’agira d’appréhender la conception de l’histoire qui sous-tend les choix temporels du récit, dans une lecture continue. L’organisation calendaire telle qu’elle a été schématisée pour l’ensemble du récit servira de guide1. Il s’agit donc d’entrer dans le mouvement qu’impriment au récit les dynamiques causales dessinées par les jours mis en exergue. On suppose en effet que ces dynamiques, reposant sur les événements qui comptent, tirent leur mouvement de mots qui comptent. C’est donc à l’intersection de la structure calendaire et du discours direct dans ses trois genres que l’ensemble du récit sera lu. Il va de soi qu’il ne sera pas possible d’examiner l’impact de toutes les interventions au discours direct. Les oracles et les poèmes, parce qu’ils mettent en jeu un temps long, tiennent une place particulière dans l’ensemble. Ils apparaîtront comme des interventions déterminantes. La portée du discours direct n’excède pas, on l’a vu, l’échelle de la scène ou de l’épisode. Il est donc par excellence le genre de discours propre au 1. Voir schéma en annexe.
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
jour, sa portée coïncidant généralement avec la mesure temporelle dans laquelle la référence au jour inscrit les scènes ou les épisodes. Le rôle de chacun des jours dans la dynamique d’ensemble sera examiné, étant acquis que ce qui est déterminant dans ce jour est suscité et presque toujours désigné par le discours direct usuel. Celui-ci ne sera considéré pour lui-même que dans les cas où il présentera un intérêt particulier. Mener une lecture d’ensemble sur la base des configurations calendaires conduit à laisser dans l’ombre une partie de ce qui constitue le récit, en particulier les sommaires et les scènes non inscrits dans le cadre d’un jour. Ceux-ci participent également à la richesse et à la cohérence de l’intrigue jusque dans ses surprises et ses tensions2. Cependant, on l’a vu, les jours sont le cadre temporel donné à la majorité des événements du récit et en particulier aux plus décisifs. Et leur agencement en phases constitue l’arête de la narration et le mode de périodisation de l’histoire le plus déterminant. Appréhender le récit à partir de son organisation calendaire est donc en quelque sorte le considérer par sa ligne de crête – les cimes émergentes que constituent les jours qui comptent – et par les mouvements de fond qui en sous-tendent le flux – la dynamique causale qu’ils dessinent. La lecture qui va suivre ne prétend pas être une interprétation qui rendrait compte de tout l’ensemble. Elle vise seulement à dégager le plus nettement possible les lignes de causalité que le narrateur met en valeur comme étant premières dans la marche l’histoire, qu’elles soient mises à l’avant-plan de la narration où qu’elles soient présentées comme ce qui porte l’histoire de façon sous-jacente.
I. REGARD D’ENSEMBLE SUR LA STRUCTURE CALENDAIRE La structure temporelle de 1 S 1 – 1 R 23 présente cinq parties qui se distinguent nettement par la densité et l’organisation de leurs dispositifs calendaires (jours, séquences, phases, durées) et par les formes de leur agencement. Une première partie (1 S 1–12) est caractérisée par une alternance régulière sans chevauchement de phases de jours – on en relève trois – avec une séquence de deux jours et un jour isolé. La partie suivante (1 S 13,1 – 2 S 1,27) se distingue par sa grande complexité. Elle présente d’abord une densité particulièrement importante 2. Pour une lecture centrée sur la dynamique de l’intrigue et ses retournements sur 1 S 1–15, voir ACKERMAN, Who Can Stand before YHWH?; sur le cycle de David, voir SONNET, «Que ne suis-je mort à ta place!». 3. Voir le schéma en annexe qui sera la base de l’ensemble du chapitre.
REGARD D’ENSEMBLE
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de jours, associés dans des combinaisons variables par leur ampleur et leur sophistication. Les phases qu’ils forment ne sont plus successives, comme précédemment; phases et durées non mesurées se superposent dans un ample système d’emboîtement. Ainsi plusieurs durées, soulignées comme telles ou non, courent de façon simultanée. L’ensemble présente donc un balisage calendaire serré et très charpenté. La troisième partie (2 S 2–20) se caractérise par un phénomène tout à fait spécifique et qui ne se présente nulle part ailleurs dans le récit. Elle est scandée par la répétition de l’expression « ויהי אחרי־כןet il arriva après cela» dont on relève cinq occurrences4 (2 S 2,1; 8,1; 10,1; 13,1; 15,1)5. Elles inaugurent toutes une nouvelle phase du récit qu’elles lient de manière lâche à ce qui précède. Elles marquent ainsi le début d’unités narratives distinctes et unifiées sur le plan thématique qui dessinent comme autant de périodes: période du progressif établissement du règne de David à Jérusalem (2 S 2–7), de l’extension et de la stabilisation de son royaume (2 S 8), de sa faute sur fond de guerre avec Ammon (2 S 10–12), des premiers déchirements au sein de sa famille autour de Tamar (2 S 13–14), de la révolte d’Absalom (2 S 15,1–20,3). C’est à l’intérieur de ces unités distinctes, qui constituent comme autant de petits cycles que certains jours sont mis en valeur mais de façon moins dense qu’en 1 S. On ne relève que quatre phases de jours et trois jours isolés. Il est notable qu’aucune phase ne chevauche la limite de l’unité narrative dans laquelle elle se trouve. Remarquons enfin que 2 S 8–9 est le seul ensemble narratif à ne comporter aucune marque calendaire. La quatrième partie est formée de ce que l’on appelle traditionnellement les appendices (2 S 21–24). La première expression de temps n’est plus «et il arriva après cela», mais l’expression plus imprécise encore «aux jours de David [( »]בימי דוד1 S 21,1). Cet ensemble, on le verra, n’est pas organisé selon un principe de séquence chronologique; les nécessités d’une organisation en chiasme priment sur la logique de la succession des événements. Quelques jours sont cependant pointés dans cet ensemble: celui du chant de David, de la victoire d’Eléazar sur des Philistins et de la victoire de Benayahou sur un lion. L’étude ci-dessous montrera le caractère peu significatif de ces indications calendaires en termes de 4. On relève deux autres occurrences de l’expression en 1 S 1 – 1 R 2. En 1 S 24,6, elle est utilisée en cours d’épisode pour souligner le rapport de succession/causalité entre le coup porté à Saül et son effet émotionnel sur David. En 2 S 21,18, l’expression lie deux des petits épisodes relatés en série dans ce chapitre des appendices. Elle double l’expression « ותהי־עודet il arriva encore» qui sert de cheville entre les quatre batailles brièvement rapportées. Ces deux occurrences, isolées, font ressortir par comparaison le caractère systémique des cinq que l’on relève en 2 S 2–20. 5. Cette occurrence présente la variante מאחרי.
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
temporalisation du récit. En revanche, l’épisode du recensement, avec le décompte de sa durée et surtout celui des trois jours de peste, présente des traits d’organisation temporelle homogène à l’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2. Enfin, 1 R 1–2 forme une cinquième et dernière partie dont l’organisation calendaire est très simple. Le chapitre s’ouvre dans les deux cas par une expression évoquant les jours de David, ceux de sa vieillesse (1 R 1,1) d’abord et ceux de sa mort prochaine ensuite (1 R 2,1). Ils marquent les dernières étapes de la vie du roi. La notice de règne qui suit la mort de David ouvre une dernière période caractérisée par le progressif affermissement du règne de Salomon que le narrateur souligne à la fin de l’ensemble (1 R 2,46). Ces cinq parties correspondent aux grandes périodes politiques et à la manière dont elles sont distinguées sur le plan narratif. La première, 1 S 1–12, va de la naissance de Samuel, le dernier des juges, à la fin du processus d’institution de la royauté. La seconde, 1 S 13 – 2 S 1, couvre tout le règne de Saül. La troisième, 2 S 2–20, est relative à la période où David règne de façon active. Les appendices, 2 S 21–24, réunissent des matériaux qui renvoient à divers moments du règne de David. À la fin de 2 S, ils constituent une forme d’épilogue au second volume, un épilogue qui intervient cependant avant la clôture du récit. Celle-ci est formée de 1 R 1–2. C’est la période de la vieillesse d’un David impotent et de sa mort. Or, chacune de ces grandes périodes présente un rythme temporel particulier appuyé sur un mode d’organisation calendaire spécifique. Si celui-ci est déterminé, comme on l’a vu, par les dynamiques causales des épisodes, on peut supposer que chacune de ces périodes déploie des types de causalité suffisamment caractéristiques pour susciter des agencements calendaires relativement typés. C’est ce qu’il faudra vérifier. Poèmes et oracles, on l’a vu, présentent chacun un mode de temporalisation spécifique de l’histoire racontée. De ce fait, ils apportent une contribution notable à la temporalité du récit et à sa qualification. Ils seront donc également pris en compte dans la lecture séquentielle qui suit. Leur disposition dans le récit présente des traits particuliers. Les poèmes, on l’a vu, sont des chants qui marquent la fin d’une période de la vie du personnage qui l’énonce. Il n’est donc pas surprenant de les trouver au terme de phases importantes du récit. Le premier – le chant d’Anne –, marque la fin de l’épisode l’ouverture. L’élégie sur Saül et Jonathan clôt le règne de Saül, quant à l’Action de grâce de David et à ses paroles testamentaires, elles sont situées au centre des appendices (2 S 22–23), à la fin du règne de David donc. Avec ces poèmes, c’est également le découpage du récit
REGARD D’ENSEMBLE
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en deux tomes et sa cohérence propre qui se trouvent soulignés. Le chant d’Anne se trouve au début, l’élégie sur Saül et Jonathan marque le centre de l’œuvre, au début de son second tome, les deux poèmes conclusifs marquent la fin de 2 S. Une forme discrète de système se laisse pressentir dans leur disposition. Les oracles ne présentent pas une disposition aux paramètres aussi systématiques. Ils sont cependant généralement situés au début ou à la fin de phases significatives du récit. Ainsi, l’oracle de l’homme de Dieu (1 S 2,27-36) apparaît-il au début du récit, rapidement, donc, après l’épisode d’ouverture. 2 S 7,5-16 intervient à la fin de la phase d’installation de la royauté de David, après qu’il a introduit l’arche à Jérusalem. L’oracle de jugement de 2 S 12,7-12 est situé à la fin de la phase de jours consacrée à la faute de David (2 S 11–12), avant les derniers épisodes du récit. Remarquons également la place particulière tenue par le discours oraculaire de Samuel à Saül en 1 S 15. Non seulement ce jour initie la dynamique causale la plus ample et la plus complexe du récit, mais une déclaration de Samuel ce jour-là (1 S 15,28) est reprise par le prophète lui-même à la veille de la mort de Saül. Elle marque une inclusion autour de l’ensemble le plus construit sur le plan calendaire, celui qui va de l’onction de David à la mort de Saül. Les trois oracles principaux présentent une seconde caractéristique notable: bien qu’il s’agisse d’éléments déterminants dans la narration, ils ne sont généralement pas inscrits dans le cadre calendaire du jour. Le seul qui le soit, l’oracle dynastique (2 S 7,4) l’est de façon minimale. Le narrateur précise qu’il est délivré de nuit ce qui l’inscrit dans une mesure calendaire de même échelle que celle du jour. Mais ni la scène qui précède ni celle qui suit ne font l’objet d’une détermination temporelle alors que la logique de l’action impose qu’elles aient lieu la veille et le lendemain6. Les deux autres oracles (1 S 2,27-36 et 2 S 12,7-12) ne présentent aucune marque d’inscription temporelle dans le récit. Les discours oraculaires, en revanche, sont énoncés au fil de scènes ou d’épisodes déterminés comme jours. Ils font l’objet d’un traitement temporel identique à celui des autres événements marquants du récit. La fréquence des jours dans le récit et le fait que ce sont les événements déterminants qui font l’objet de ce type de mise en valeur ne rendent que plus significative la différence de traitement de ces oracles. Elle signale un statut différent de la parole divine lorsqu’elle est énoncée dans toute sa solennité par le prophète. Certes, 6. Par comparaison, la scène de révélation nocturne à Samuel dans le temple de Silo est introduite par «et il arriva ce jour-là» (1 S 3,1) et le dialogue entre l’enfant et Éli est clairement située le lendemain matin (v. 15). Notons qu’en 1 S 15,11-12, la nuit de la communication avec Yhwh et le lendemain sont explicitement marqués.
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
cette communication prend place dans la séquence des événements, mais d’une manière qui tranche avec le mode de temporalisation habituel de celle-ci. De façon corrélative, cette différence de traitement confirme aussi le statut particulier de ce que j’ai appelé les «discours oraculaires». La communication prophétique de Samuel s’effectue non pas sous la forme d’un oracle énoncé entièrement, mais au cours d’une action dont le prophète est un protagoniste7. Elle fait partie du déroulement de l’action, elle peut même en être un des enjeux. Les discours oraculaires s’inscrivent alors au fil d’épisodes qui connaissent, comme les autres, une mise en valeur par sa désignation comme jour8.
II. D’UNE CRISE
À L’AUTRE, LA MANIFESTATION
DE LA SOUVERAINETÉ DE
YHWH (1 S 1–12)
La première partie du récit (1 S 1–12) se caractérise par une alternance de jours isolés ou en séquence et de jours qui composent une phase. L’ensemble est rythmé par les notices de judicature d’Éli (1 S 4,15.18b) et de Samuel (1 S 7,15) et se clôt par la notice relative au règne de Saül (13,1). Ces notices délimitent les trois périodes politiques qui se succèdent dans cette partie. On relève une phase de jours dans chacune. La première période comporte en outre une séquence de deux jours et la seconde deux jours isolés. L’organisation calendaire de cet ensemble est donc relativement simple et régulière. Les différentes composantes se succèdent, l’une s’achevant avant que l’autre ne s’ouvre. De plus, quatre durées longues s’ouvrent progressivement dans la narration: deux sont relatives à Samuel (1 S 1,11 et 7,13) et deux aux Élides (1 S 2,32.35; 3,13.14). Ces deux dernières sont les durées les plus longues puisque ce qui est annoncé au début de 1 S ne trouve son plein accomplissement qu’après la mort de David en 1 R 2,26-27. Or, il apparaît que les dispositifs calendaires de cette partie servent systématiquement de cadre à des interventions directes de Yhwh. Ils mettent en valeur la façon dont celui-ci conduit l’histoire selon des modalités dont chaque dispositif déploie un aspect particulier. La première séquence (1 S 1,4.9-20) place d’emblée tout le récit, on l’a vu, sous le signe de l’accomplissement. La prière d’Anne lance dès la première scène le principe de progression et d’organisation de la séquence 7. Sur ce point voir pp. 336-338. 8. Seule la première annonce de la destitution de Saül fait exception. Elle a lieu au cours d’une scène (1 S 13,8-14) qui n’est pas présentée comme jour. Certes, elle est introduite par la mention d’une attente de Saül pendant sept jours (v. 8), conformément au rendez-vous donné par Samuel, mais il n’est pas possible de savoir si la rencontre a finalement lieu tard le septième jour ou hors délai, un des jours suivants.
1 S 1–12
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narrative. Le récit est en effet conduit par le mouvement qui va d’une projection du futur à sa réalisation. Mais cette première occurrence présente une particularité. Non seulement elle fait partie du petit nombre des projections que Yhwh mène lui-même à son accomplissement, mais elle est la seule à présenter un accomplissement en forme d’exaucement. Ce n’est pas sa propre parole que Yhwh mène à son accomplissement, mais celle d’Anne. En exauçant la demande de la femme, il rend la parole de celle-ci efficiente en même tant qu’il l’assume comme sa propre volonté. Cet exaucement introduit dans le récit le rythme spécifique aux accomplissements par Yhwh. Tous, en effet, s’effectuent selon une double échelle temporelle: la première est brève voire immédiate, la seconde se joue sur le long terme. Ici, c’est la prière d’Anne qui articule les deux volets temporels en les présentant à l’exaucement de Yhwh: immédiatement, Yhwh répond à sa demande d’un enfant; sur le long terme, cet enfant est consacré à Yhwh «tous les jours de sa vie» (1 S 1,28) et le récit de sa vocation prophétique dans le temple où sa mère l’a conduit (1 S 3) peut être considéré comme l’accueil et la ratification par Yhwh de cette consécration. Celle-ci ouvre la première durée longue du récit, et c’est sur l’arrière-fond de ce lien privilégié entre Yhwh et Samuel que tous les événements vont se dérouler ensuite. La première séquence introduit donc dans le récit un tempo d’emblée théologique, celui selon lequel Yhwh tient parole dans l’histoire. C’est ce tempo qui organise les marques calendaires du récit: la séquence de deux jours manifeste comment Yhwh tient parole tout de suite – le lendemain – et les indications de durée (1 S 1,11.21.28) engagent le long terme. Cette façon qu’a la parole de Yhwh de survenir dans l’histoire et d’y prendre corps est le mode privilégié de son action et, nous allons le voir, une des forces les plus constitutives de la progression du récit. Ce double tempo est à nouveau activé dans l’ensemble qu’ouvre l’oracle de l’homme de Dieu. Selon l’articulation interne propre aux oracles, il annonce un châtiment en deux temps. Yhwh formule d’abord une peine à long terme, «il n’y aura plus de vieillard dans ta maison tous les jours [( »]כל־הימים1 S 2,32), puis il annonce un signe avant-coureur, qui se réalisera donc plus tôt: «en un seul jour, ils [tes fils] mourront tous les deux» (1 S 2,34). Enfin il annonce, pour le long terme encore, l’institution d’un prêtre digne de confiance (1 S 2,35). C’est donc à un accomplissement par étapes qu’il faut s’attendre. La phase de jours qui suit immédiatement (1 S 3,2–4,22) est consacrée à l’accomplissement du premier temps du châtiment, la suite s’effectuera selon le rythme et les modalités que nous verrons au fil du texte jusqu’à ce que, en 1 R 2,27, le narrateur présente la destitution d’Abiatar comme l’accomplissement de l’oracle, après quoi il mentionne la nomination de Sadoq à sa place (1 R 2,35).
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
La réalisation du premier temps de la menace est construite selon le principe de double causalité9. La structure calendaire et l’usage du discours direct s’associent pour distinguer et articuler avec finesse les deux ordres de cause. Sur le plan calendaire, l’ensemble est composé d’une séquence jour-nuit (1 S 3,2-18), d’un jour isolé (1 S 4,1b-4) suivi d’un autre jour (1 S 4,5-22), sans doute très proche, mais le récit ne le précise pas. La séquence nuit/lendemain est celle de la révélation par laquelle Yhwh accrédite Samuel comme prophète (1 S 3,20). C’est sa fonction première, elle poursuit ainsi le récit de cette enfance hors du commun. Cette révélation a pour objet le châtiment des Élides (1 S 3,11-14). Elle fait donc écho à l’oracle de l’homme de Dieu dont elle annonce l’accomplissement. Le dernier jour de cette phase (1 S 4,5-22) rapporte l’exécution de ce châtiment par la mort, le même jour, des deux fils et de leur père. La nuit du discours de Yhwh à Samuel et le jour de la mort des prêtres sont dans un rapport direct de causalité. Ils dessinent les contours de la ligne de causalité divine. Entre les deux, un jour intermédiaire (4,1b-3), celui d’une première défaite devant les Philistins, met en relief la succession des événements qui conduisent les fils d’Éli à se trouver sur le champ de bataille. Ce jour intermédiaire ouvre la ligne des causalités humaines, la décision de faire venir l’arche au front, suite à la première défaire, expliquant la venue des deux prêtres qui l’accompagnent (v. 5). La structuration chronologique du récit met donc directement en valeur les pôles des deux dynamiques, et il les articule de façon à mettre en tête l’ordre des causalités divines. La structure calendaire dessine et distingue les deux dynamiques causales, mais c’est le discours direct qui les enclenche. L’ordre des causalités divines l’est par le discours de Yhwh à Samuel (1 S 3,11-14). Il suppose l’oracle de l’homme de Dieu auquel il est adossé. Il ne reprend pas, en effet, le contenu précis des menaces. Sa temporalité interne est construite par un balancement entre un «ce jour-là» – «en ce jour-là [ ]ביום ההואje ferai lever pour Éli tout ce que j’ai dit pour sa maison, du début à la fin» (3,12) – et un double «pour toujours»: «et je lui ai annoncé que moi je juge sa maison pour toujours [( ]עד־עולם...). La faute de la maison d’Éli ne sera couverte ni par un sacrifice ni par une offrande, jamais [»]עד־עולם (3,13-14). Ce balancement n’épouse pas exactement la temporalité à double échelle de l’oracle. Ce qui est annoncé pour «ce jour-là» semble recouvrir l’ensemble des châtiments annoncés à Éli dans l’oracle, toutes étapes confondues. Quant au «pour toujours», il ne reprend pas les menaces concernant le futur lointain mais insiste sur le caractère irrémissible de 9. Voir pp. 355-357.
1 S 1–12
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la faute des Élides. Le balancement entre l’échelle temporelle la plus courte et une durée sans limite met en valeur le «ce jour-là», et cette mise en valeur est renforcée par la position du complément de temps en tête de phrase, avant le verbe. Suivant de près l’oracle, le propos de Yhwh à Samuel sonne pour le lecteur moins comme l’annonce du châtiment que comme celle de l’imminence de sa réalisation. On remarquera cependant le sommaire inséré entre la révélation à Samuel et le récit du conflit avec les Philistins (1 S 3,19-20). Couvrant sans doute plusieurs années, il introduit du temps long entre le discours divin et sa réalisation. Son traitement narratif sous forme d’un sommaire estompe la durée mais il ménage cependant une distance entre l’annonce et sa réalisation. Celle-ci évoque une modalité nouvelle de l’action de Yhwh dans l’histoire. Si sa réponse à Anne a été discrète et sans délai, le châtiment des Élides doublement annoncé s’accomplira en son temps. Yhwh apparaît comme celui qui poursuit l’accomplissement de sa parole dans le long cours de l’histoire. Le sommaire introduit donc du temps long là où le discours de Yhwh construit une imminence. «Il y eut une parole de Samuel pour tout Israël et Israël sortit à la rencontre des Philistins pour le combat» (1 S 4,1). L’ouverture de l’épisode consacré à la mort des prêtres laisse penser que le combat est à l’initiative de Samuel. Un ordre de prophète donc? Notons que le narrateur ne dit pas «il y eut une parole de Yhwh». Mais l’accréditation de Samuel comme prophète pousse à voir dans ses paroles celles de Yhwh. Ainsi, le narrateur suggère-t-il discrètement que le combat qui s’ouvre serait suscité par Yhwh. Cependant, l’épisode qui conduit à la mort d’Éli et de ses fils relève d’un ordre de causalité immanent, déclenché par les Israélites euxmêmes. Or, c’est par le discours direct qu’est lancée cette seconde ligne causale. Le narrateur, en effet, rapporte lui-même rapidement les circonstances du combat et la défaite d’Israël (1 S 4,1b-3a), mais il laisse aux personnages le soin d’exprimer le projet qui conduira à la venue d’Hophni et de Pinhas. Ce projet est ipso facto mis en valeur comme ce de quoi va procéder la suite du récit: «pourquoi Yhwh nous a-t-il battus aujourd’hui devant les Philistins? Prenons pour nous l’arche de l’alliance de Yhwh, et qu’elle vienne au milieu de nous et qu’elle nous sauve de la main de nos ennemis» (1 S 4,3b). On retrouve la structure classique du discours direct usuel où la référence des protagonistes à l’événement qui précède – ici sous forme interrogative – sert de point d’appui à la projection. Or, les deux parties du discours posent les deux ordres de causalité en les distinguant. La première proposition a pour sujet Yhwh à qui est attribuée la responsabilité de la défaite. La seconde proposition, en revanche, se présente comme une initiative des seuls Israélites. Le cohortatif initial «prenons
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[ »]נקחהl’accentue fortement: c’est bien leur projet qu’ils expriment10. Et c’est sa réalisation qui fera venir les deux prêtres parce qu’ils gardent l’arche (v. 4). Leur présence au front paraît presque accidentelle. Ainsi, le cours de cette seconde ligne de causalité se déploie dans son ordre jusqu’au bout. Si elle n’était précédée de l’oracle de l’homme de Dieu et de la révélation de Yhwh à Samuel, la mort des deux fils pourrait n’apparaître que comme un simple fait de guerre. À aucun moment le narrateur ne précise qu’avec cette défaite, l’oracle s’accomplit. Mais les effets meurtriers de la nouvelle de cette mort sur Éli et sur sa belle-fille poursuivent la logique d’anéantissement de sa famille annoncée par l’oracle. Ainsi, la construction calendaire de la phase de jours permet-elle de distinguer les ordres de causalité et de les articuler, subordonnant le second au premier qui, en tête, donne d’emblée la clé. L’usage du discours direct met le lecteur face aux mots qui suscitent ces deux lignes causales. L’autonomie de chacune est ainsi garantie. Si l’oracle et le discours de Yhwh expriment fermement la détermination de celui-ci, celui des Israélites fait entendre que la venue de l’arche procède d’une décision de leur part. Les Israélites ne sont pas les pantins du châtiment des Élides. Ils s’interrogent, se prononcent, décident librement, mais à travers ce qu’ils font, le châtiment annoncé s’accomplit. Après la mort d’Éli, s’ouvre une période d’où ressortent trois structures calendaires: une phase de deux jours (1 S 5,2–6,18) et deux jours isolés (1 S 7,5-6 et 7,7-13). Ils mettent en valeur la suprématie indubitable de Yhwh sur les Philistins et les conditions nécessaires à ce qu’elle puisse s’exercer en faveur des Israélites. La phase de 1 S 5,2–6,18 couvre la totalité du séjour de l’arche chez les Philistins. Sa composition est simple, sans jours intermédiaires. Seuls sont mis en valeur la séquence initiale – qui fonctionne, on l’a vu, sur un principe de répétition un jour puis l’autre11 – et le jour final. Après que Yhwh a fait preuve de sa haute maîtrise sur l’histoire de son peuple, le voilà confronté à un peuple étranger et à Dagon son dieu. Il n’est pas besoin de toute une phase pour que sa suprématie éclate. Dès les premiers jours, voici Dagon en miettes. On remarque que la causalité divine est suggérée par la simple répétition de la chute de la statue, nul besoin de parole dans cet affrontement avec une idole muette. Les sommaires qui suivent rapportent les fléaux qui s’abattent sur les Philistins à cause de l’arche, et leurs efforts pour la renvoyer. C’est ce jour du renvoi qui est mis en valeur, au terme d’une phase qui ne fait que déployer ce dont les premiers jours étaient déjà porteurs: pas plus que leur dieu, les Philistins ne peuvent tenir devant l’arche du Dieu d’Israël. 10. Voir ACKERMAN, Who Can Stand before YHWH?, p. 7. 11. Voir p. 233.
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Si la suprématie de Yhwh sur les Philistins ne fait pas de doute, les conditions de son exercice en faveur d’Israël, dans ses relations tumultueuses avec des voisins belliqueux, sont plus difficiles à réunir. C’est l’objet des deux jours de l’assemblée de Miçpa (1 S 7,5-13). Ils mettent en valeur la nécessaire fidélité du peuple à Yhwh pour que celui-ci puisse le sauver des Philistins. Ces jours se déroulent sous l’autorité de Samuel qui exerce une fonction de juge. Le premier compte par le rite pénitentiel célébré par les Israélites qui «jeûnèrent ce jour-là [ »]ביום ההואen confessant leur faute (1 S 7,6). C’est qu’il met fin à vingt ans qui, dans une accélération maximum du récit, ne sont évoqués que comme période de la résidence de l’arche à Qiryath-Yéarim (1 S 7,2). Ce qu’ont vécu les Israélites, pendant cette période, est entièrement passé sous silence. Cependant, les lamentations d’Israël vers Yhwh qui provoquent la fin de ces vingt années laissent penser qu’elles ont été des années d’infidélité. D’ailleurs, avant d’inviter les Israélites à l’assemblée de Miçpa, Samuel les exhortait par ces mots: «établissez votre cœur vers Yhwh et servez-le lui seul, il vous délivrera de la main des Philistins» (1 S 7,3). Le lien ainsi établi entre fidélité à Yhwh et délivrance des Philistins connaît une vérification aussi immédiate qu’éclatante peu après que le peuple a scellé son retour par un rite, souligné comme l’événement déterminant de ce jour par l’indication calendaire (v. 6). Les Philistins, en effet, profitent de l’assemblée pour attaquer les Israélites. Avant même que Samuel ait pu intercéder, Yhwh intervient directement par un orage qui met les Philistins en déroute. Cet orage salvateur est également marqué d’une occurrence de ( יום1 S 7,10). Ce jour mémorable ouvre une longue période de sécurité pour Israël, qui voit les Philistins soumis par Yhwh «tous les jours de Samuel» (1 S 7,13). Ce n’est donc pas tellement la puissance de Yhwh sur les Philistins que l’organisation calendaire de cette période met en valeur. La pointe réside plutôt dans la démonstration que la foi du peuple est la condition nécessaire au déploiement de la puissance de Yhwh en sa faveur. Elle est, dans l’histoire, ce qui ouvre la voie à l’exercice de son agir salvateur. Sans qu’ils en présentent les formules caractéristiques, ces chapitres partagent la théologie de l’histoire du livre des Juges, théologie qui repose sur la reconnaissance de Yhwh comme celui qui règne sur son peuple fidèle et suscite les médiateurs et les médiations nécessaires à sa délivrance lorsqu’il est en danger. La phase suivante, 1 S 8–12, se présente comme un ensemble unifié qui s’étend de la notice de la judicature de Samuel (1 S 7,15) à celle du règne de Saül (1 S 13,1). Elle recouvre exactement le processus d’institution de la royauté, puisqu’elle s’ouvre le jour où le peuple demande un roi à Samuel et s’achève le jour où ce roi est confirmé et où Samuel abandonne le leadership du peuple. Cette phase est donc entièrement
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consacrée au processus de transition par lequel le peuple passe d’une organisation politique à une autre. Avec le jour d’ouverture, l’histoire prend un tour sombre puisque la demande du peuple manifeste un rejet de Yhwh; c’est ce que pointe l’occurrence de יוםdans ce chapitre (1 S 8,8). Mais, l’organisation des deux séquences de jours intermédiaires manifeste une fois encore la suprématie de Yhwh qui continue à conduire le cours de l’histoire, même lorsqu’il s’agit de mener à bon port non pas sa propre parole, mais une demande inappropriée du peuple à laquelle il accède cependant. Pour ce faire, le narrateur conduit le récit selon le principe de double causalité dans une construction semblable à celle de 3,2–4,22. Le premier jour est celui de la communication de Yhwh avec son peuple, à l’initiative de ce dernier. La scène s’achève par un ordre de Yhwh à Samuel au discours direct: «Écoute leur voix et fais régner sur eux un roi» (1 S 8,22). Ordre que Samuel semble négliger puisqu’il renvoie chez eux les Israélites. C’est alors par le biais des causalités humaines, sans aucun lien – croit-on – avec la scène précédente que le narrateur va rapporter la façon dont Samuel est conduit à obéir. Et ici aussi, c’est une intervention au discours direct qui va lancer la ligne des causalités humaines: les mots de Qish qui envoie son fils à la recherche d’ânesses perdues (1 S 9,3). Yhwh semble s’être effacé. Mais le récit des quatre jours de cette séquence est conduit de telle sorte qu’il met en valeur pour le lecteur, on l’a vu, l’orchestration par Yhwh de la rencontre entre le futur roi et le prophète qui lui donnera l’onction le lendemain. La structure calendaire est le moyen du «réglage» d’une rencontre à la minute près. Une fois encore, elle révèle l’exercice de la providence divine. Puis, une seconde structure intermédiaire (1 S 11,4-13) culmine dans la reconnaissance par le roi luimême de la primauté de Yhwh dans les victoires des Israélites: il confesse qu’à travers la campagne qu’il a menée, c’est Yhwh qui est victorieux pour son peuple. Enfin, cette phase s’achève par le jour d’un nouveau face-à-face entre Samuel et le peuple. Après que la royauté de Saül a été renouvelée (1 S 11,15), Samuel prononce un discours où il annonce que la demande du peuple a été satisfaite. Le rapport de causalité entre le jour de la demande et celui de l’assemblée à Guilgal est ainsi très explicitement accentué par les allusions au jour de cette demande (1 S 12,1.13). Initiée par une demande impliquant le rejet de Yhwh, cette phase s’achève donc par une exhortation à la pénitence qu’une intervention de Yhwh par l’orage vient charger de toute sa gravité. C’est d’ailleurs cette intervention qui est pointée comme le moment le plus significatif de ce jour (1 S 12,18).
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La souveraineté de Yhwh sur son peuple, voilà donc ce qui détermine l’organisation calendaire de 1 S 1–12. Les différents jours et leurs agencements en phases mettent en valeur les interventions directes par lesquelles il conduit son peuple à travers les méandres de son histoire12. Ce sont ces interventions qui forment les jours qui comptent dans ces chapitres et l’agencement de ceux-ci en phases est déterminé par le fait que Yhwh conduit ses décisions jusqu’à leur terme. Elles orchestrent aussi, dans les phases qui concernent les Israélites, l’articulation des causalités humaines et des causalités divines. En revanche, lorsqu’il s’agit de manifester la suprématie de Yhwh sur les Philistins, les interventions de Yhwh sont directes et leur récit ne donne pas lieu à la mise en valeur des causalités humaines (1 S 5,2–6,18 et 7,7-13). La succession de ces phases permet le déploiement d’un large spectre des modes d’exercice de la puissance divine: exaucement d’une prière, jugement et sanction d’une faute, élimination d’idoles et d’idolâtres, accueil d’une conversion, concession à une demande inappropriée, victoires inespérées... Ainsi, Yhwh règnet-il sur son peuple qu’il juge et libère, dont il conduit les combats et révèle les infidélités. Pour ce faire, il tient en son pouvoir aussi bien les forces de la nature qu’il utilise pour exprimer sa volonté – par l’orage en particulier – que le cours des affaires humaines, se glissant par exemple dans les péripéties de leurs guerres pour mener à bien ce qu’il a annoncé ou même accéder à une demande qui remet en cause sa souveraineté. Que celle-ci demeure sans partage apparaît dans le fait qu’aucun personnage humain ne peut lui opposer de résistance: face à lui, les hommes sont soit défaits soit soumis. Pourtant, ils ne sont pas des marionnettes entre ses mains. Le recours à un récit conduit selon un principe de double causalité conserve toute leur autonomie aux protagonistes humains. L’usage du discours direct, notamment, qui lance les lignes de causalité humaine, atteste que ce qui survient dans l’histoire procède bien de la volonté des personnages. Mais le fait que ces lignes causales soient introduites après un oracle ou un discours dans lequel Yhwh exprime fermement sa volonté, manifeste la primauté de la conduite divine. Le caractère successif des phases de jours est révélateur d’un récit qui avance au rythme des crises que Yhwh tranche ou qu’il dénoue. La forme de la temporalité en 1 S 1–12 est donc directement déterminée par le caractère souverain et sans partage de son pouvoir. 12. Voir aussi en ce sens D.G. FIRTH, «Play it again, Sam». The Poetics of Narrative Repetition in 1 Samuel 1–7, dans TynB 56 (2005), no 2, 1-17 et en particulier ici pp. 1215.
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III. YHWH, L’ÉLU ET LE DESTITUÉ: LE TEMPO D’UN RAPPORT (1 S 13 – 2 S 1)
DE FORCE
Le règne de Saül présente une organisation calendaire très différente de celle des chapitres précédents. Autant 1 S 1–12 est marquée par la succession régulière et sans chevauchement de dynamiques calendaires relativement brèves, autant la période du règne de Saül apparaît, au premier regard, comme un ensemble d’emboîtements serrés de jours et de durées. Celles-ci, explicitées ou non, s’ouvrent successivement dans les quatre premiers chapitres. Elles sont donc progressivement co-occurrentes jusqu’à ce qu’elles s’achèvent toutes en même temps avec la mort de Saül – excepté celle de 1 S 16,13. De plus, ces chapitres concentrent un nombre très important de jours, isolés ou en séquence. Certains bornent des dynamiques d’ampleur variable, les autres constituent les moments décisifs des périodes ainsi délimitées. Le règne de Saül se présente donc comme un ensemble d’une complexité sans équivalent sur le plan calendaire. Cette complexité est corrélative, voudrais-je montrer, d’un changement dans l’équilibre des pouvoirs: la souveraineté de Yhwh ne s’exerce plus sans résistance. Elle s’affronte au refus obstiné de Saül de prendre acte de sa destitution. Ceci génère un conflit qui se cristallise autour de David, soutenu par l’un et persécuté par l’autre. 1. Le règne avorté de Saül (1 S 13–15) Le règne de Saül s’ouvre par un épisode déterminant, mais qui n’est pas désigné comme jour. Le rendez-vous de Guilgal auquel Samuel arrive en retard et où Saül finit par offrir le sacrifice pour lequel le prophète lui avait dit de l’attendre, s’achève par la première annonce au jeune roi de sa destitution (1 S 13,13-14): «Tu as agi en insensé. Tu n’as pas gardé le commandement de Yhwh ton Dieu, celui qu’il t’avait prescrit. Car maintenant [ ]עתהYhwh aurait établi ta royauté pour Israël pour toujours []עולם et maintenant [ ]עתהta royauté ne tiendra pas. Yhwh a cherché pour lui un homme selon son cœur et il l’a établi comme chef sur son peuple [לנגיד ]על־עמוcar tu n’as pas gardé ce que t’avait prescrit Yhwh»13. Si aucune communication divine de Yhwh au prophète n’est évoquée dans le récit, le discours de Samuel peut cependant être considéré comme un discours 13. Le fait que cette déclaration soit oraculaire trouve une confirmation à longue distance avec l’expression par Yhwh lui-même, dans un oracle, du choix de David comme «chef sur mon peuple [( »]נגיד על־עמי2 S 7,8). On y retrouve les termes de la déclaration de Samuel en 1 S 13,14.
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oraculaire. Sa structure temporelle est particulièrement intéressante à cet égard. Elle repose sur un trait constitutif de l’oracle, à savoir l’articulation temporelle d’un basculement historique. Celui-ci ne s’inscrit pas, comme habituellement dans les oracles, sur le cours d’une longue période passée qu’il transformerait. L’histoire de Yhwh avec Saül est encore très brève, aussi le basculement ne porte pas sur ce qui a été et qui ne sera plus, mais sur ce qui aurait pu être et qui ne sera pas. Il s’agit d’un basculement du présent au présent, construit par le double «maintenant»: le moment qui aurait été celui d’une confirmation de sa royauté «pour toujours»14, se trouve être, par la désobéissance de Saül, celui d’une destitution. De plus, comme c’est souvent le cas, cette déclaration du prophète intervient dans une scène qui n’est pas désignée comme jour. Elle connaîtra une seconde énonciation dans des termes proches (1 S 15,26.28), suite à une nouvelle désobéissance rituelle de Saül. Ainsi, la scène de la destitution est-elle redoublée, comme l’a été celle de l’annonce du châtiment des Élides. Ce phénomène marque une gradation dans une annonce dont le caractère dramatique va croissant. La non-détermination calendaire de la première et la forte désignation comme jour de la seconde au centre de l’énoncé du verdict (1 S 15,28) participent à la construction de cette intensification. La mise en scène y contribue également: la communication divine au prophète est représentée et l’épisode est ponctué de discours oraculaires particulièrement solennels. Ainsi, la première scène de destitution est elle rapportée en mode mineur, la seconde en mode majeur15, 14. Notons que cette durée est également l’échelle de projection habituelle des oracles. 15. À propos de trois cas où des récits considérés comme des doublets par la critique historique et disposés dans une séquence chronologique (Gn 16 et 21,9-21; Gn 25,29-34 et 27; 1 S 13,1-14 et 15), Sternberg remarque: «Ces trois doublets, ainsi ordonnés, reçoivent un sens idéologique et persuasif autant que chronologique. Ce n’est nullement par hasard que cette triple paire se place à des points de l’histoire où Dieu fait des choix que l’humanité pourrait éprouver comme arbitraires, sinon injustes, tant ils vont à l’encontre des priorités sociales ou naturelles. Ainsi en est-il (…) du renversement de statut royal, où l’on voit Saül céder sa place à David, perdre la raison et puis la vie même, autant que le trône. Étant donnée l’issue problématique mais incontournable sur le plan idéologique et historique – le renversement doit avoir lieu; il a, en effet, déjà eu lieu –, le redoublement de la cause, dans une logique sérielle, promeut en chaque cas la rhétorique de (dés)élection. Le fonctionnement de cette rhétorique s’observe au mieux, au point de pouvoir être généralisée, sur fond des stratégies non sérielles à la disposition du narrateur dans son rôle de celui qui persuade. (…) Une série de deux permet au récit de renforcer, de diversifier ou d’équilibrer les motivations conduisant au retournement, et de prolonger son exécution. (…) Saül ayant reçu une première mise en garde en matière de désobéissance, aggrave son cas et souffre proportionnellement. Partout, le redoublement le long de l’axe du temps amplifie le choix divin et le fait passer de l’acte au processus – deuxième chance incluse – tout en atténuant le coup imparti au non-élu, en délivrant le coup par étapes et, s’il le faut, en ordre ascendant. Et au moment où le second round réalise ou mène à terme la chute du personnage, le premier
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avant que les paroles de destitution ne connaissent une ré-énonciation plus spectaculaire encore en 1 S 28,17. Ainsi, à peine le commencement du règne de Saül vient-il d’être officiellement enregistré par le narrateur (1 S 13,1) qu’un discours oraculaire fait d’emblée de ce règne un règne avorté. Le roi est destitué, la disjonction entre l’oint et Yhwh est presque immédiate. Le premier jour mis en valeur dans ce règne à la fin déjà décidée est celui, désastreux, du serment de Saül à l’occasion de la victoire sur les Philistins (1 S 14). C’est donc sous le signe de l’inintelligence politique et religieuse que ce jour place l’action du premier roi. Celui-ci n’est à la hauteur ni de la stratégie fine et courageuse de son fils ni du discernement de son peuple. Cet épisode ne fait que confirmer ce que le sacrifice de 1 S 13, qui n’est pas inscrit dans le cadre d’un jour, laissait déjà apparaître, aggravant l’inaptitude de Saül à conduire le peuple selon le tempo donné par Yhwh. Le récit se poursuit par un sommaire des guerres que Saül mène tous azimuts, sommaire au terme duquel est posée la première durée mise en relief pendant son règne: «Et il y eut une guerre acharnée contre les Philistins tous les jours de Saül» (1 S 14,52). Cette notation ne pose pas seulement le contexte international et militaire du règne, elle génère également de subtils effets évaluatifs. Elle met en effet en comparaison le règne qui s’ouvre avec la judicature de Samuel dont il était dit, dans l’indication de durée qui précède celle-ci: «la main du Seigneur fut sur les Philistins durant tous les jours de Samuel» (1 S 7,13). La période où Saül est à la tête du peuple apparaît donc comme une période de guerres sans fin que le roi ne parvient pas à maîtriser, alors qu’Yhwh l’avait choisi pour sauver Israël des Philistins (1 S 9,16). Sa mort sous leurs coups signera son échec. C’est la sanction divine à une nouvelle désobéissance rituelle de Saül (1 S 15,1-9) qui est mise en valeur ensuite, dans une séquence nuit/jour caractéristique de la délivrance d’un oracle (1 S 15,10-34). Dans une forme d’intensification par rapport à la première annonce, elle la confirme et elle la scelle. L’importance de cet épisode tient non seulement à son traitement narratif mais également au fait qu’elle ouvre la structure calendaire la plus ample et la plus complexe de 1 S 1 – 1 R 2, structure qui met en valeur la dynamique chronologico-causale la plus développée. Celle-ci est lancée par un discours oraculaire qui, conformément à la temporalité spécifique de ce genre, annonce l’avenir selon une double échelle: la sanction a une effectivité immédiate que souligne l’occurrence de «aujourd’hui» – «Yhwh nous y avait déjà préparés; de là aussi le soin mis à l’interposition d’autres développements entre les reprises, afin de permettre à la durée d’accomplir son travail d’accoutumance». STERNBERG, La grande chronologie, pp. 88-90.
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a déchiré [ ]קרעla royauté d’Israël d’au-dessus de toi aujourd’hui [»]היום – et elle connaîtra son plein accomplissement dans le futur «il la donnera [ ]ונתנהà ton prochain qui est meilleur que toi» (v. 28). La tension entre ce qui est déjà accompli, au qatal, et ce qui reste à venir, au weqatalti, ouvre une attente dans la narration et, de ce fait, inaugure une durée. Celle-ci sera formellement close par Samuel lui-même, la veille de la mort du roi, lorsqu’il remontera du shéol pour souligner presque pesamment l’accomplissement imminent de son annonce. En 1 S 28,17, en effet, Samuel reprend au mot près ses propos de 1 S 15,28, mais le weqatalti « ונתנהet il la donnera» est devenu wayyiqtol « ויתנהet il l’a donnée». Cette reprise, appuyée sur le rappel de la désobéissance du roi (1 S 28,18), met en évidence le rapport direct de causalité entre celle-ci et la mort de Saül. Elle dessine le grand arc chronologico-causal dans lequel s’inscrit toute la suite du règne de Saül et elle en constitue le ressort dramatique principal. En effet, la période ainsi dessinée dans ses contours temporels et dans sa cohérence causale est exemplaire de la façon dont l’agencement calendaire est déterminé par des fins narratives plus que chronologiques. Car, si les deux jours balisent bien une phase qui correspond à une durée dans le temps raconté, ils circonscrivent aussi l’extension du suspense qui, dans la mise en récit, porte toute l’intrigue jusqu’à la mort de Saül. En effet, la tension introduite par le rapport du qatal et du weqatalti en 15,28 suscite immédiatement des questions: qui sera ce roi annoncé? Saül le connaît-il? Comment accédera-t-il au trône? Comment Saül va-t-il réagir? Ces questions sont celles d’un suspense16 que tous les événements à venir vont alimenter, transformer, relancer, jusqu’à la nuit d’effroi chez la nécromancienne. Certes, il appartient à la nature même du suspense d’être un processus temporel – que serait un suspense instantané? Son déploiement correspond donc toujours non seulement à une durée dans le temps racontant, mais aussi à une durée de temps raconté. Mais la particularité ici est que cette durée est mise en valeur par des bornes calendaires dont les indicateurs pointent précisément les deux versets qui nouent le rapport d’accomplissement: de même que l’ouverture du processus était marquée d’un «aujourd’hui» (1 S 15,28), de même le moment qui le clôt est souligné d’un emphatique «aujourd’hui même», précisément dans la phrase qui rappelle le jour de la désobéissance (1 S 28,18). Cette période n’est pas directement soulignée par une expression de durée. On en relève une cependant à la fin de la scène. Elle marque la rupture définitive entre Saül et Samuel puisque ce dernier «ne revit plus Saül jusqu’au jour de sa mort» (v. 35). 16. Sur les effets à longue portée de cette configuration et sur ses étapes voir SONNET, «Que ne suis-je mort à ta place!», pp. 284-286.
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Notons que le suspense ne naît pas de la désobéissance du roi – dont le récit (1 S 15,1-9) ne fait d’ailleurs pas l’objet d’une inscription calendaire – mais de la sanction de celle-ci. Si la demande d’un roi était un rejet par le peuple de la souveraineté de Yhwh, la sanction des actes de Saül manifeste non seulement la défaillance de ce roi demandé mais surtout le fait que Yhwh reste celui qui, ultimement, conduit le peuple. Le retour post mortem de Samuel vient attester que les événements se sont bien enchaînés selon la part de contingence qu’introduisent le jeu des libertés et l’imprévisibilité des circonstances extérieures. Ici, elles conduisent Yhwh à un repentir, mais celui-ci, loin de contredire la maîtrise et l’omniscience divines, les exaltent plutôt17. Ce repentir est un de ces nœuds entre le poids des actes humains et la maîtrise divine, nœud que l’oracle révèle comme on l’a vu. Les fautes de Saül pèsent d’un poids qui conduit Yhwh à infléchir son projet, mais ce faisant, il continue d’en conduire l’accomplissement. 2. Le conflit de Saül et de David (1 S 16–26) a) L’entrée en scène de David (1 S 16–18) Le fait que Yhwh garde la haute main sur la conduite de l’histoire apparaît dès la scène qui suit la destitution de Saül. Aussitôt celui-ci rejeté, voici son successeur oint dans une scène «privée», ou du moins familiale. Premier jour intermédiaire de la grande phase qui vient de s’ouvrir, celui de l’onction de David marque un déplacement considérable du suspense pour le lecteur qui se trouve en position supérieure par rapport à Saül. Pour lui, en effet, la question «qui sera l’oint de Yhwh?» est résolue. Reste à savoir comment le nouvel élu accédera au trône18. Mais ce jour ouvre aussi une nouvelle durée, celle de l’inhabitation de l’esprit de Yhwh en David: «depuis ce jour et pour la suite» (v. 13). Avec elle, c’est une clé de compréhension du parcours du personnage qui est confiée à la mémoire du lecteur. Plus discrètement, c’est aussi le retrait de Samuel à l’arrière-plan du récit que marque le jour de l’onction de David. Celle-ci est en effet le dernier acte public du prophète avant sa mort qui s’efface donc au moment où David est investi par l’esprit de 17. Pour une lecture de l’ensemble de cet épisode complexe voir SONNET, Échec au roi, pp. 85 et 93. Voir aussi J.-P. SONNET, God’s Repentance and «False Starts» in Biblical History (Genesis 6–9; Exodus 32–34; 1 Samuel 15 and 2 Samuel 7), dans A. LEMAIRE (éd.), Congress Volume Ljubljana 2007 (VTS, 133), Leiden – Boston, MA, Brill, 2010, 469-494, pp. 474 et 486-488. 18. Voir SONNET, «Que ne suis-je mort à ta place!», pp. 283-285.
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Yhwh19. On assiste à une forme de chassé-croisé entre le prophète consacré depuis l’enfance, et le nouvel oint dont jamais il ne sera dit que l’esprit de Yhwh se détournera de lui. Les lignes qui figurent ces durées mettent en évidence la présence constante dans le récit d’un personnage élu par Yhwh. Ce sont les deux seules durées, qui, avec leur passage de relais en 1 S 16, sont continûment en arrière-fond du récit, du premier au dernier chapitre. Elles mettent en exergue le mode ordinaire de l’action de Yhwh dans l’histoire: par le soutien à un protagoniste qu’il a choisi, qu’il inspire, avec lequel il communique sous diverses modalités et du choix duquel il ne se repend pas malgré ses fautes ou ses récalcitrances20. Les durées ouvertes depuis le début du règne de Saül ne sont pas seulement celles d’états de fait statiques que le narrateur enregistrerait. En les pointant, celui-ci fait ressortir au début de l’intrigue ce qui va apparaître comme ses forces motrices. Elles sont d’autant plus déterminantes qu’elles se conjuguent les unes aux autres de telle sorte que, de leurs interactions, procèdent les conditions de possibilité des événements suivants. Ainsi, la victoire de David sur Goliath – dont l’éclat est rehaussé par la durée des 40 jours interne à cet épisode – est directement rendue possible par les trois durées précédemment ouvertes. Elle s’inscrit en effet dans le contexte des guerres acharnées de Saül contre les Philistins (1 S 14,52) et s’effectue par la force reçue de Yhwh le jour de l’onction (1 S 16,13). Le discours direct usuel joue un rôle déterminant dans la construction «binoculaire» de l’entrée du jeune héros dans le récit21. Les ordres de Yhwh à Samuel qui ouvrent l’ensemble (1 S 16,1-3) le situent d’emblée dans une perspective «verticale», théologiquement haute. Les deux épisodes qui suivent, consacrés à la façon dont David est introduit auprès de Saül, sont à l’inverse «horizontaux», conduits par des projets humains sans référence à la scène de l’onction. C’est la suggestion des serviteurs de Saül à leur maître qui lance le premier épisode (1 S 16,1516) et, de façon presque anecdotique, l’ordre de Jessé à son fils d’aller porter des vivres à ses frères qui fait arriver sur le champ de bataille celui que l’on n’attendait pas (1 S 17,17-19). Les trois épisodes successifs sont ouverts par une intervention au discours direct qui non seulement 19. Samuel sera cependant rapidement mentionné en 1 S 19,18, mais de façon passive, pourrait-on dire, puisqu’il est seulement noté que David se réfugie chez lui et lui raconte ce qui lui arrive. Son effacement de la scène à partir de 1 S 16 est rendu visible dans le schéma en annexe par une flèche pleine qui devient pointillée. 20. Notons que pour Saül, aucune expression de durée ne porte sur l’expression d’un lien spécifique avec Yhwh. 21. Je reprends le terme à ALTER, L’art du récit, p. 201 et renvoie à l’ensemble de son étude de 1 S 16–17 pp. 200-207.
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lance l’action, mais l’inscrit dans un certain type de causalité. Le fait que l’épisode initié par Yhwh soit en tête du processus confère un caractère providentiel aux projections des serviteurs et de Jessé qui ont, à leur insu, été les adjuvants du passage de l’élu des solitudes pastorales à la scène politique. Cette victoire est la confirmation en acte de l’élection de David qui se révèle effectivement «meilleur» que Saül (1 S 15,28), le roi paralysé depuis quarante jours devant le géant. Notons que c’est au discours direct que David a énoncé haut et clair le secret de son audace dans une intervention qui a la particularité, exceptionnelle dans le discours direct usuel, de renvoyer à des événements qui n’ont pas été rapportés précédemment. C’est son expérience de berger et les combats qu’il a menés contre les bêtes sauvages que le jeune homme évoque avant de déclarer: «Yhwh qui m’a libéré [ ]הצלניde la patte du lion et de la patte de l’ours, c’est lui qui me libérera [ ]יצילניde la main de ce Philistin» (1 S 17,37)22. Ainsi la bravoure du jeune héros vient-elle de la confiance qu’il fait à Yhwh. Cette déclaration sonne en quelque sorte comme une réponse de David à l’élection dont il a fait l’objet. Elle révèle l’ancienneté du lien qui l’unit à Yhwh, un lien depuis longtemps sous le signe du salut. Si son élection reste un événement discret, la confiance qu’il place en Yhwh à l’heure du combat est, elle, proclamée publiquement, à la face du roi d’abord, à celle du Philistin ensuite. C’est en effet en affirmant que sa victoire sera celle de Yhwh que David répond à Goliath qui l’invective (1 S 17,42-44). Or, ce discours a la particularité d’être marqué d’un double et emphatique « היום הזהaujourd’hui même» (1 S 17,46). Il s’agit des deux premières occurrences de יוםdans le récit de ce jour. C’est à David qu’il revient d’en pointer le caractère mémorable en précisant pourquoi il le sera. Les occurrences soulignent et unissent ce qui est, de la part de David, l’expression d’une forme de double causalité: «aujourd’hui même [ ]היום הזהYhwh t’enfermera dans ma main23 (…) et je livrerai la dépouille du camp des Philistins aujourd’hui même [ ]היום הזהà l’oiseau du ciel et à la bête de la terre» (v. 46). Ainsi la victoire sera-t-elle le fait de Yhwh – c’est son action qui est annoncée la première, dans une proposition où le «aujourd’hui même» est dans la position la plus accentuée, en tête de phrase – mais elle sera aussi le fait de David. Ces paroles, comme celles adressées précédemment à Saül, lèvent un instant le 22. Sur les particularités temporelles de ce verset voir p. 326. 23. Remarquons comment l’expression par laquelle David annonce la défaite de Goliath par Yhwh «Yhwh t’enfermera dans ma main» est l’exact inverse de celle par laquelle il a exprimé son salut «Yhwh me libérera de la main de ce Philistin» (v. 37).
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voile sur la profondeur théologique de l’événement, elles en révèlent la signification24. Aussi, la victoire de David apparaît-elle à tous, personnages et lecteur, comme un signe de l’assistance que Yhwh apporte au jeune homme. Saül, le Philistin et ceux qui les entourent y ont accès par la voie médiate de la profession de foi de David, qui ne se trouve pas démentie. Le lecteur, lui, y lit une confirmation directe de l’élection de Bethléem dont il a été rendu témoin. À l’issue de ce combat, Saül devinet-il en David le rival annoncé? Sans doute pas encore, mais ayant remarqué le jeune homme, il le garde auprès de lui «ce jour-là» (1 S 18,2). Cette troisième et dernière occurrence de יוםse trouve, quant à elle, dans le discours du narrateur. Elle pointe la façon dont cet événement fait progresser l’intrigue. Elle relève typiquement de l’usage plusieurs fois rencontré qui consiste à souligner, à la fin d’un récit et dans le discours du narrateur, le fruit de l’événement rapporté, la pointe par laquelle il compte: «Saül prit [David] ce jour-là [ ]ביום ההואet ne lui donna pas de rentrer à la maison de son père» (1 S 18,2). La victoire de David, on l’a vu, procède du croisement de deux facteurs présentés précédemment comme durables par le narrateur: les guerres philistines et l’inhabitation de l’esprit de Yhwh en David. Or, ce coup d’éclat est à son tour désigné comme jour qui compte, par la situation nouvelle qu’il inaugure. Ainsi, bien qu’il ne présente pas d’indication de durée explicite, 1 S 18,2 ouvre une durée organisatrice, comme les précédentes, de la temporalité du récit. En effet, elle aura cours jusqu’à la fuite définitive de David, elle-même soulignée par un «ce jour-là» (1 S 21,11). Ces deux jours dessinent les contours d’une première période dans les relations entre David et Saül, période pendant laquelle ils se côtoient (1 S 18,2– 21,11). Puis le jour de la fuite marque l’ouverture d’une seconde période qui court jusqu’à l’installation de David chez les Philistins, période où Saül poursuit le fugitif (1 S 21,11–27,4). Comme on le voit dans le schéma en annexe, ces phases sont toutes bornées par le récit d’un jour dans lequel l’expression «ce jour-là» relève du discours du narrateur. Il pointe systématiquement, au terme d’un épisode, l’élément qui marque un tournant décisif de l’intrigue. Ces deux périodes constituent une subdivision de la grande phase englobante dont les limites sont marquées par les expressions calendaires de 1 S 15,28 et de 1 S 31,6. La dernière durée longue du règne de Saül s’ouvre immédiatement après le récit de la victoire sur les Philistins, à l’occasion de la première 24. Sur la puissance révélatrice de ces paroles de David voir J.P. FOKKELMAN, Comment lire le récit biblique. Une introduction pratique (LR, 13), Bruxelles, Lessius, 2002, pp. 29-35.
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complication que connaît le côtoiement de Saül et de David. En effet, la séquence de jours qui suit la victoire de David est centrée sur la naissance de la jalousie du roi envers le jeune héros, une jalousie née du chant des femmes au retour des guerriers et qui s’étend «à partir de ce jour-là et dans la suite» (1 S 18,9). Par cette double détermination temporelle, la jalousie est à la fois ce qui compte ce jour-là et ce qui ouvre une nouvelle situation active à long terme dans le tissu narratif. Elle s’exprime immédiatement par les deux tentatives d’assassinat du lendemain; la séquence jour/ lendemain manifeste la virulence de cette jalousie qui évolue rapidement en haine «tous les jours» (1 S 18,29) et demeurera active jusqu’à la mort du roi. Ainsi, les cinq premiers jours ou séquences de jours du règne de Saül sont tous des jours qui ouvrent des périodes longues, soulignées ou non par une indication de durée. Ils mettent en place les dynamiques causales sous-jacentes aux événements de premier plan. En effet, ces durées qui s’ouvrent successivement ne sont pas juxtaposées, comme pourrait l’induire la schématisation proposée. Elles sont plutôt progressivement conjuguées dans une interaction de laquelle procèdent les conditions d’émergence des jours suivants et des éventuelles durées qu’ils initient à leur tour. On a vu comment la durée des guerres contre les Philistins et celle de l’élection de David se croisaient dans la victoire sur Goliath, puis comment celle-ci, ouvrant la voie à une large victoire des Israélites (1 S 17,51-53), alimente le chant des femmes qui suscite la longue jalousie de Saül. C’est par leurs interactions que ces durées sont présentées comme les forces motrices de l’action. Les durées qu’ouvrent les premiers jours mis en valeur au début du règne de Saül annoncent une intrigue sous le signe du conflit. En effet, elles mettent successivement en place toutes les composantes d’un affrontement entre Yhwh, qui a destitué Saül et élu David, et Saül qui refuse de se plier à la décision de Yhwh et va chercher à éliminer son rival présumé. Rejet, élection, coup d’éclat public du nouvel élu, jalousie du roi destitué: dès les premiers jours, les termes du drame sont posés dans leur naissance et dans leurs effets à longue portée. Les jours qui suivent n’ouvriront plus de nouvelle durée. Ils procèdent plutôt des précédentes comme autant de péripéties intermédiaires qui, d’étape en étape, font évoluer jusqu’à son dénouement le conflit progressivement noué au début. C’est la dernière durée ouverte, celle de la jalousie de Saül, qui détermine le plus immédiatement, en surface, la succession des péripéties. Elle ne cesse de se relancer par des tentatives d’agression de plus en plus démesurées, d’un coup de lance à la mobilisation de toute une armée.
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b) Violences et reconnaissances (1 S 19–26) La période où David côtoie Saül puis celle où il le fuit sont ponctuées de jours qui sont respectivement déterminés par deux problématiques différentes. Les jours de la première période montrent David animé d’un double souci: se protéger des agressions de Saül tout en essayant de sonder ses intentions. Une première étape consiste en la séquence veille/lendemain où Jonathan tente une médiation, avertissant David, plaidant pour le jeune homme et le réintroduisant auprès du roi. Tout semble encore pouvoir continuer comme auparavant. Puis, un bref sommaire rapportant une guerre victorieuse de David contre les Philistins (1 S 19,8) introduit du temps long dans cette succession très serrée de jours. Il suggère que du temps a passé avant que Saül ne reprenne ses agressions à l’identique. On peut supposer que sa jalousie a été rallumée par le «grand coup» que David a infligé aux Philistins et qui fait l’objet du sommaire. Le schéma victoire de David ➝ agression de Saül est le même que celui de 1 S 18,6-12 et la reprise à l’identique des agressions de Saül est souligné par la répétition des circonstances: investissement par un esprit mauvais de Saül qui jette sa lance pour «clouer au mur» un David en train de jouer de la musique (1 S 18,10-11//19,9-10). La nouvelle agression de Saül provoque la fuite de David dans une séquence nuit/jour orchestrée par Mikal (1 S 19,10b-17). La poursuite dans laquelle Saül s’engage le mène jusqu’à Rama où il connaît un jour et une nuit de transe (1 S 19,23-24) brièvement rapportés. Enfin, une séquence de quatre jours (1 S 20,1–21,11), la plus longue de cette période, forme le point culminant de cette première phase. Ici, la succession des jours est la composante essentielle du test décisif qu’organisent David et Jonathan au fil d’un long dialogue (1 S 20,4-23). Tout au long de l’épisode, le narrateur a soin de donner des indications calendaires précises qui articulent la séquence chronologique (1 S 20,12.18-19.34-35 notamment). Le lecteur, introduit le premier jour dans les détails d’un stratagème qui repose sur la répétition deux jours de suite de l’absence de David, dispose de toutes les informations nécessaires pour mesurer les enjeux de son déroulement qu’il suit jour après jour. Il est un moment rassuré par ce qui semble être une certaine compréhension de la part de Saül, le premier jour de la fête, bien qu’il mesure aussi le caractère indiscernable pour Jonathan du silence du roi. Mais la répétition fait son œuvre révélatrice et il découvre avec Jonathan, le lendemain, la violence du roi et sa détermination à tuer David. Le dernier jour enfin (1 S 20,1–21,11), celui de la fuite définitive de David, est un jour charnière. La proposition «et David se leva et s’enfuit
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ce jour-là [ ]ביום ההואde devant Saül» (1 S 21,11) forme un système avec «et Saül le prit ce jour-là [ ]ביום ההואet ne lui donna pas de rentrer à la maison de son père» (1 S 18,2). Il marque la fin du séjour de David auprès de Saül et ouvre le temps de sa fuite jusqu’à la mort du roi. Mais ce jour marque aussi une étape dans la progression d’une autre ligne de causalité: le passage de David chez Ahimélek, où Doëg, également présent, prépare le massacre des prêtres de Nob par lequel se poursuit le châtiment prononcé contre la maison d’Éli. Cette scène (1 S 21,1-11) amorce une phase secondaire composée seulement du jour initial et du jour final. L’oracle prononcé par Yhwh continue d’être actif dans l’histoire, et la progression de cette ligne secondaire s’insère dans celle du conflit entre Saül et David: c’est en effet en faisant massacrer ceux qu’il soupçonne de soutenir David contre lui, que Saül participe à son insu à l’accomplissement du châtiment des Élides. La résurgence de cette ligne à l’intérieur de celle qu’a ouverte la jalousie de Saül, la contribution inconsciente à l’exécution de l’oracle par celui qui cherche à tuer l’oint de Yhwh, tissent avec finesse la complexité de l’histoire. Celle-ci progresse dans l’enchevêtrement des trajectoires des protagonistes, avec leurs intérêts, leurs calculs voire leurs perversités. Et dans cet écheveau, l’oracle transmis par le prophète s’accomplit sans que chacun puisse mesurer la façon dont il contribue au dessein de Yhwh, au-delà de ce qu’il saisit de sa propre place dans ce dessein. La fuite de David ouvre donc la seconde phase de ses relations avec Saül. Elle fournit des potentialités narratives nouvelles au déploiement de l’acharnement du roi, de l’habileté du jeune héros, de la providence et des jeux des deux protagonistes avec les circonstances et les opportunités qu’offrent les attaques philistines. Cette phase présente moins de jours que la précédente. La poursuite imprime au récit des scansions plus spatiales que temporelles25, et elle est essentiellement traitée sous forme de sommaires (1 S 22,1-5 par exemple) ou de petites scènes dont les contours calendaires ne sont pas déterminés (1 S 23,1-4 par exemple). L’expression «Et Saül le chercha tous les jours» (1 S 23,14) suggère une durée relativement longue, sans pourtant en définir l’extension précise. Ce verset permet surtout de mettre en évidence la permanence de l’engagement de Yhwh en faveur de David et donc la vanité des manœuvres de Saül. Les quelques jours qui se détachent mettent en valeur les moments les plus marquants de l’évolution des relations entre Saül et David. Ils 25. Ce sont en effet les déplacements et leurs étapes qui déterminent les unités du récit. Ainsi, par exemple 1 S 22,1.3.5b; 23,1-5.7-12.13.14; 24,1; etc.
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balisent un parcours gouverné non plus par l’élucidation des dispositions du roi à l’égard de David, mais par celle de la reconnaissance de l’identité de l’élu de Yhwh, reconnaissance qui progresse, on va le voir, dans une tension dialectique avec la problématique du meurtre du rival. Tous les jours mis en valeur dans cette phase sont centrés sur cette question. La violence meurtrière est au cœur du premier jour, celui du massacre des prêtres de Nob (1 S 22,6-18). Le narrateur a déjà suggéré que Saül se doute depuis longtemps que David est celui qui le supplantera26. Mais le massacre des prêtres révèle l’ampleur de la folie du roi qui s’avère prêt à tout pour éliminer non seulement celui en qui il reconnaît désormais publiquement un rival néfaste (1 S 22,6-7), mais aussi tous ceux qui semblent lui apporter le moindre soutien. Cette violence sans mesure est donc la conséquence directe de la jalousie de Saül et elle s’inscrit dans l’histoire de leur conflit. Notons cependant qu’elle marque également une étape importante dans l’accomplissement du châtiment des descendants d’Éli tel que l’avait annoncé l’homme de Dieu au vieux prêtre. Le massacre de toutes les générations à Nob (1 S 22,19) et la précision que seul Abiatar en réchappe (1 S 22,20) apparaissent comme une réalisation directe de 1 S 2,32-33. L’intrigue secondaire qu’est celle du destin des Élides progresse ici comme incidemment, à l’occasion d’un drame provoqué par la visite de David chez Ahimelek, drame qui concerne au premier chef Saül et David. Le jour mis en valeur ensuite, celui de la rencontre fortuite dans la grotte, se présente donc comme un retournement spectaculaire. Il s’achève en effet par une scène de reconnaissance, alors qu’une occasion de meurtre se présentait, mais à front renversé puisque le pourchassé pouvait tuer son persécuteur. Si Saül reconnaît en David le roi qui le remplacera, c’est au refus de celui-ci de le tuer (1 S 24,18-21). J.-P. Sonnet a montré comment les propos du roi renvoient à ceux par lesquels Samuel avait esquissé le portrait anonyme de celui qui supplanterait Saül (1 S 15,28)27. En reconnaissant David comme son successeur (1 S 24,21), le roi prend acte de l’accomplissement de sa propre sanction (1 S 15,28). C’est pourquoi ce jour marque un tournant décisif dans l’intrigue. L’acte bon de David est ce qui permet cette reconnaissance: il semble désamorcer la logique de violence qui entraîne Saül et le faire accéder à la reconnaissance par une 26. On peut voir s’affirmer progressivement une telle conviction en 1 S 18,12 et 20,31. 27. Voir SONNET, «Que ne suis-je mort à ta place!», p. 286.
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certaine admiration. Ses propos lient ainsi la question de la légitimité et de la stabilité du règne à celle de l’agir juste, en particulier à l’égard de l’adversaire (1 S 24,20-21). La séquence de jours de 1 S 25 reprend cette problématique et rythme le passage, pour David, d’une retenue suscitée par le saisissement soudain d’un «effroi sacré»28 à un refus conscient du meurtre. C’est à son tour d’être conduit à une reconnaissance, celle de l’incompatibilité entre sa vocation de chef d’Israël et le meurtre de son rival. La séquence jour/ lendemain met en évidence la conversion de David qui renonce à son projet initial (1 S 25,34). Ce lendemain inaugure aussi le délai de dix jours qui, avec la mort de Naval, voit la vérification dans les faits de la confession de foi d’Abigaël: c’est Yhwh qui rend justice et non l’homme qui triomphe par lui-même. Voici livré à David un avertissement qui constitue une pierre d’attente pour le récit de son règne29. Dans l’immédiat, la nuit où il s’introduit dans le camp de Saül est une mise en scène de cette leçon, pour ses hommes (1 S 26,10) et surtout pour Saül, qu’il exhorte à cesser de le poursuivre. Les nombreuses analogies entre cette scène et celle de la grotte forment un triptyque avec la séquence des jours chez Abigaël qu’elles encadrent; ceci a été souvent relevé. Notons l’importance majeure du cadrage calendaire dans la production de ces effets compositionnels: il permet à la fois de distinguer et d’unifier les parties de l’ensemble. L’inscription très marquée de chaque épisode dans la mesure d’un jour ou d’une séquence de jours consécutifs dessine des contours qui distinguent chacune des étapes du parcours. Le récit se présente comme une succession de jours plus que comme un simple enchaînement d’événements. De plus, leur cadre commun et leur ample narration rapprochent ces jours qui semblent se succéder rapidement, alors qu’ils sont séparés par des durées notables (1 S 25,1-2; 25,38-42 et 26,1-4). La façon dont ils sont mis en valeur «écrase» donc ces durées de telle sorte qu’ils n’apparaissent pas comme des jours dissociés, perdus dans des périodes qui dissoudraient la continuité du parcours qu’ils dessinent. Ce dispositif, unique en 1 S 1 – 1 R 2, organise le climax de l’intrigue ouverte en 1 S 15. Celle-ci culmine non seulement dans une scène de reconnaissance mais dans un processus de double reconnaissance: reconnaissance par Saül de David comme celui que Yhwh a choisi à sa place et reconnaissance par David du roi qu’il devra être30. L’un et l’autre accèdent à une conscience plus claire 28. L’expression est de SONNET, ibid., p. 286 n. 45. 29. Sur les liens entre cet épisode et celui du meurtre d’Urie, voir A. WÉNIN, David roi, de Goliath à Bethsabée, dans L. DEROUSSEAUX – J. VERMEYLEN (éds), Figures de David à travers la Bible (LD, 177), Paris, Cerf, 1999, 75-112, pp. 108-110. 30. RAMOND, Leçon de non-violence, p. 177.
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de l’élection de David par une expérience de conversion de la violence meurtrière à l’égard du rival: Saül le meurtrier comme bénéficiaire d’une grâce, alors qu’il aurait pu être assassiné; David le pourchassé comme homme faillible, invité à dépasser ses tentations meurtrières au nom de son élection. 3. Le dénouement (1 S 27 – 2 S 1)31 Si la relation de Saül et de David culmine dans un triptyque à l’organisation calendaire soignée, l’acte où se joue son dénouement (1 S 28 – 2 S 1) relève, quant à lui, d’une virtuosité à la mesure de l’ampleur donnée aux circonstances de la mort du roi. Avec celles-ci, c’est l’ensemble des éléments qui ont noué l’intrigue qui se trouvent ressaisis. Le récit est conduit de telle sorte qu’il révèle, in fine, toute la portée des événements qui s’enchaînent depuis la destitution de Saül. La mort de celui-ci apparaît alors comme la manifestation ultime et décisive de la logique qui a soustendu toute l’intrigue depuis l’oracle de 1 S 15. Samuel, en effet, revient du shéol répéter au roi les mots par lesquels il lui avait annoncé sa destitution. Une fois encore, le grand arc qui va de ce jour à celui de sa mort se révèle conduit par l’accomplissement d’une décision divine. La composition calendaire étant le moyen premier de cette manifestation, il convient de s’y arrêter. Les circonstances du dénouement sont préparées par un chapitre composé presque exclusivement de sommaires consacrés au séjour de David chez les Philistins (1 S 27). C’est effectivement chez eux que le fuyard pense pouvoir se protéger durablement de Saül. Le traitement temporel de l’ensemble présente deux particularités liées au fait qu’il s’agit d’un récit de transition qui constitue en quelque sorte l’exposition du dernier acte. Tout d’abord, l’indication calendaire principale est une expression de durée mesurée: les seize mois du séjour de David chez les Philistins (v. 7). De façon exceptionnelle, c’est donc la teneur d’une durée calendaire close que tout le chapitre explicite. Seconde particularité, un jour se détache de cette durée: celui où, à la demande de David, Akish lui donne Ciqlag (v. 5-6). Si l’installation durable de David en Philistie est ainsi brièvement mise en valeur, c’est parce qu’elle lui confère l’autonomie nécessaire pour guerroyer à sa guise, ce qui prépare directement les péripéties du dernier acte. Le sommaire suivant rapporte comment il s’attire la confiance 31. Voir aussi B. OIRY, Raconter le simultané. Entre contraintes narratives et manipulations stratégiques. L’exemple de 1 S 27 – 2 S 1, dans A. PASQUIER – D. MARGUERAT – A. WÉNIN (éds), L’intrigue dans le récit biblique (BETL, 237), Leuven – Paris – Bristol, CT, Peeters, 2010, 381-396.
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d’Akish en prétendant razzier les Judéens alors qu’il combat les voisins ennemis de Juda. Stratégie qui porte des fruits comme en témoignent les paroles d’Akish par lesquelles s’achève le chapitre: «il s’est rendu tellement odieux à son peuple, à Israël, il sera mon serviteur toujours [( »]עולםv. 12). L’adverbe de temps clôt donc cet ensemble introductif sur ce qui, du point de vue du prince philistin, ne peut qu’être une situation définitive. Il traduit la pleine réussite de la stratégie de David, mais en laisse également pressentir les risques qui éclatent au grand jour dès le verset suivant, lorsque, «en ces jours-là» (v. 28,1), les Philistins, et David avec eux, partent en campagne contre Israël. Ce chapitre à la temporalité particulière met donc en place les circonstances complexes de l’acte qui s’ouvre. La virtuosité du narrateur apparaît à l’élaboration d’un dispositif temporel particulièrement puissant dans ses effets évaluatifs: le récit d’événements simultanés. En effet, non seulement l’acte du dénouement s’étend sur dix jours – c’est la séquence la plus longue de 1 S 1 – 1 R 2 – mais surtout ces dix jours sont le cadre de deux conflits distincts qui se déroulent en même temps: celui des Philistins contre Israël et celui de David contre les Amalécites. L’enjeu est donc, pour le narrateur, de plier les deux lignes co-occurrentes à la séquence unilinéaire du son récit. M. Sternberg a montré que, parmi les procédés qui permettent de mettre en séquence des événements simultanés, le récit biblique recourt de façon privilégiée à un dispositif de va-et-vient d’une ligne à l’autre32. Chaque ligne est développée pour elle-même et suspendue régulièrement pour faire place à la ligne co-occurrente. Ce dispositif semble respecter au mieux la synchronie des événements à l’intérieur des contraintes de l’unilinéarité du récit en ne laissant pas une ligne prendre trop d’avance. Mais, sous ces dehors mimétiques, le narrateur a toute liberté pour choisir le moment où il suspend une ligne pour reprendre l’autre. Et ses choix sont en général déterminés par ce qu’il souhaite séparer ou rendre contigu plus que par des considérations de progression temporelle coordonnée, nous l’avons déjà remarqué pour 1 S 9,1–10,16. Ainsi, aux effets propres à la séquence se conjuguent ceux de la simultanéité, multipliant les modes de comparaison entre les personnages. Comme l’écrit M. Sternberg, ce dispositif «fournit un répertoire de commentaires silencieux, inhérents au mouvement de l’intrigue et y opérant de manière transversale: la liaison par voie de la (dis)semblance sous la contiguïté, l’effet de miroir réciproque en guise de coïncidence temporelle, la comparaison en vue de l’explication et du jugement – autant de simultanéités artistiques dans la signification ou la lecture 32. Voir STERNBERG, La grande chronologie, pp. 36-38 et 53-62.
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qui se font passer pour des simultanéités mimétiques dans la survenance des choses»33. L’acte du dénouement du règne de Saül fait jouer ces effets à plein, conjuguant ceux d’une synchronie offerte à la sagacité du lecteur à ceux des choix du montage séquentiel à la surface du récit. Or, les nombreuses indications calendaires que l’on relève en 1 S 28,1 – 2 S 1,27, sont les chevilles qui articulent l’ordre chronologique de la fabula et celui de la séquence. Les mêmes indications rendent la séquence cohérente et la synchronie opérante. C’est en effet, on le verra, à partir de ces indications calendaires que la synchronie de la fabula peut être restituée. Au niveau de la séquence, elles semblent lier les jours les uns aux autres. Elles masquent ainsi les ruptures et distorsions chronologiques qu’impose la mise en séquence du simultané et rendent perceptible que le dénouement se déroule sur un nombre relativement important de jours consécutifs. De plus, dans une séquence longue où tous les jours n’ont pas la même importance, elles mettent en valeur ceux qui sont déterminants, par les phénomènes de cadrage et de désignation que nous avons maintes fois vus à l’œuvre. Ressortent ainsi: – la dernière nuit de Saül (1 S 28,8.18.20.25) où sont pointés l’accomplissement de la sanction prononcée en 1 S 15 (v. 18) et l’imminence de sa mort pour le lendemain (v. 20). – Le jour de la revue de l’armée philistine et du renvoi de David à Ciqlag (1 S 29,3.6.8.10). Ici, l’insistance porte sur la prétendue loyauté de David à l’égard des Philistins (1 S 29,3.6.8). Le lendemain de ce jour est rapidement évoqué (v. 11). – La séquence jour/lendemain de l’arrivée à Ciqlag et du combat contre les Amalécites (1 S 30,1.17.25). À la différence des précédentes, les indications calendaires ne mettent pas en valeur un aspect particulièrement significatif de ces jours, excepté la règle sur le partage du butin. Ce chapitre se distingue par la mention répétée d’un délai de trois jours (v. 1, 12, 13) sur la fonction duquel nous reviendrons. – La séquence jour/lendemain de la mort de Saül et Jonathan et du dépouillement de leurs cadavres. C’est évidemment la mort du roi, de ses fils et de tous ses hommes, qui est pointée comme l’événement significatif (1 S 31,6). – Le jour de l’annonce de la mort de Saül à David, présenté comme le troisième jour (2 S 1,2) de son retour à Ciqlag. L’indication calendaire indique le temps de référence de l’épisode. En 2 S 1,12, l’expression «jusqu’au soir» précise la durée du jeûne. 33. Ibid., p. 51.
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
Quelques jours seulement parmi les dix jours du dénouement sont donc rapportés et, parmi ceux-ci, quatre sont mis en valeur de façon particulièrement appuyée: la dernière nuit de Saül, le jour et le lendemain de sa mort et le jour du renvoi de David à Ciqlag. Les autres sont soit brièvement mentionnés, soit même seulement induits par les expressions indiquant des périodes de trois jours (1 S 30,1.12.13; 2 S 1,1.2). C’est précisément le recours régulier à cette mesure qui fonctionne comme un signal permettant au lecteur de restituer la chronologie des événements rapportés34. Cette indication récurrente lui livre la clé de la synchronie. C’est elle, en effet, qui permet de coordonner les différentes lignes et de rétablir l’ordre de la fabula. Le tableau ci-dessous reprend cet ordre en indiquant en caractères italiques les indications calendaires nécessaires à sa restitution35.
34. Voir FOKKELMAN, The Samuel Composition, p. 16. 35. Je reprends la proposition de FOKKELMAN, Narrative Art II, p. 594. Il indique p. 595 n. 21 et 22 les zones d’incertitude qui demeurent dans le calcul. Elles sont dues en particulier aux temps de déplacement des armées qu’il faut introduire puisque le texte ne les mentionne pas. Ceci semble mettre du jeu dans l’établissement de la synchronie, mais la conjugaison des périodes de trois jours (1 S 30,1.12.13 et 2 S 1,1-2) impose le synchronisme des J3 à J10. La principale différence entre le tableau que je propose et celui de Fokkelman vient de la suppression d’un des jours qu’il suppose nécessaire au déplacement des Philistins vers Afeq (soit le 6 mai dans sa chronologie et un jour qui s’insérerait entre J2 et J3 dans la mienne). Je conserve comme seulement nécessaire le même temps que David et ses hommes mettront à en revenir. Cela dit, le temps de ce voyage est sans incidence sur la synchronie des opérations militaires des jours suivants et me semble dès lors sans enjeu dans le récit. En 1 S 30,17, l’indication calendaire למחרתםlittéralement «leur lendemain», pose deux difficultés. La première est le pronom possessif «leur». Il a peu de sens dans le contexte et les essais de justification par une référence à un éventuel calendrier des Amalécites différent de celui des Israélites ne sont pas convaincants. Voir sur ce point TSUMURA, The First Book of Samuel, pp. 642-643, qui propose plutôt de considérer le mem comme un mem enclitique qui confère une valeur adverbiale au substantif. Pour la position inverse, voir DRIVER, Notes on the Hebrew Text, p. 173. Pour une hypothèse sur la base de la LXX, voir MCCARTER, I Samuel, p. 432.
La seconde difficulté est la portée temporelle de l’indication. Faut-il comprendre que le combat a duré de l’aube jusqu’au soir du lendemain, soit trente-six heures, ou qu’il a eu lieu le lendemain, de l’aube jusqu’au soir? Les deux lectures sont possibles. La seconde hypothèse est cependant la plus vraisemblable du point de vue de l’action, comme le montre S. BAR-EFRAT, 1 Samuel. Introduction and Commentary (Mikra Leyisra’el – A Bible Commentary for Israel), Jerusalem, Magnes Press, 1996, p. 363: «Leur lendemain: le lendemain de leur arrivée là. David arriva le soir auprès de la bande des Amalécites, après les avoir poursuivis le jour même où il rentra à Ciqlag. Il décida de ne pas les attaquer tout de suite, sans doute afin de donner du repos à ses hommes fatigués, et il attendit jusqu’à la fin de la nuit, lorsque les Amalécites étaient plongés dans un sommeil profond après les festivités de la nuit» (traduction inédite de Jean-Pierre Sonnet). Voir dans le même sens HERTZBERG, I & II Samuel, p. 228 et FOKKELMAN, Narrative Art II, p. 594.
Campement d’Israël à Izréel
Israël se rassemble à Guilboa Peur de Saül qui interroge Yhwh Celui-ci garde le silence ⎫
J10
Inhumation de Saül à Yavesh; deuil de 7 jours
⎭
⎪
⎬
Partage du butin à Besor Retour à Ciqlag «après la mort de Saül» 2 S 1,1 Envoi de présents aux anciens de Juda
30,17 Combat et victoire sur les Amalécites «depuis l’aube jusqu’au soir, le lendemain»
2 S 1,2 Arrivée d’un messager amalécite «le 3e jour» 1,11 Deuil pour Saül – Mise à mort du messager
30,21 30,26
30,16
30,9 30,11
Schéma 13: Présentation synchronique des événements de la fabula de 1 S 28 – 2 S 1
Les flèches indiquent la place qu’ont dans le récit les trois ensembles qui sont déplacés par rapport à l’ordre chronologique.
31,12b
Marche de nuit des habitants de Yavesh de Galaad, enlèvement du corps de Saül
31,12a
J9
Dépouillement de Saül par les Philistins
31,8
⎪
J8
⎫
31,6
Mort de Saül et de ses fils, Défaite d’Israël
⎭
⎪
J7
28,7-25 Nuit de Saül chez la nécromancienne à Ein-Dor
⎬
⎪
30,1
«le 3e jour» Arrivée à Ciqlag détruite Angoisse de David qui interroge Yhwh Invitation à combattre les Amalécites Poursuite des Amalécites Rencontre de l’esclave égyptien ………….………… abandonné par les Amalécites, «depuis 3 jours et 3 nuits» Découverte des Amalécites …………………… qui festoient pour célébrer leur victoire
28,4-6
J6
Départ de David pour Ciqlag Départ des Philistins pour Izréel [retour vers Ciqlag]
29,11
J5
J4
29,1
Rassemblement et revue de l’armée philistine à Afeq 30,1-2 Sac de Ciqlag, Renvoi de David abandon d’un esclave égyptien malade
29,1
J3
«en ces jours-là» David doit participer au combat des Philistins contre Israël
AMALÉCITES
[marche vers Afeq]
28,1
DAVID
J2
J1
SAÜL
1 S 13 – 2 S 1
417
418
LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
La reconstitution de la fabula met en évidence que sur les dix jours, quatre sont privilégiés par la densité de leurs simultanéités. L’attention est donc portée sur les synchronies suivantes: – J3: circonstances immédiates du déclenchement des deux conflits avec le rassemblement des troupes philistines à Afeq (1 S 29,1), la décision des chefs philistins de renvoyer David et la destruction de Ciqlag par les Amalécites (1 S 30,1-2). Notons le lien de cause à effet entre les deux: c’est parce que David et ses hommes sont partis à Afeq que le champ est laissé libre à Ciqlag pour les Amalécites qui se vengent ainsi des razzias faites par David (1 S 27,8). – J6: les deux hommes sont dans l’angoisse, Saül à la vue des lignes philistines (28,5), David devant Ciqlag pillée (30,6); préparation immédiate du combat. Saül et David interrogent Yhwh: Saül n’obtient pas de réponse (28,6), à David est annoncée sa victoire sur les Amalécites (30,8) qu’il trouve en train de festoyer, probablement dans la soirée. Pendant qu’il les épie (1 S 30,16), Saül s’entend révéler son sort par la nécromancienne (1 S 28,4-25). – J7: les deux combats avec d’une part la défaite des Israélites et la mort de Saül et de ses fils (1 S 31,6), d’autre part la victoire de David sur les Amalécites (1 S 30,17). – J8: les vainqueurs tirent profit de leurs victimes, les Philistins en dépouillant les Israélites (1 S 31,8), David et ses hommes en se partageant le butin pris aux Amalécites (1 S 30,20-24). Ces quatre jours sont les mêmes que ceux qui ont été mis en valeur dans la séquence. Ils sont donc doublement distingués, dans la séquence comme jours qui comptent pour eux-mêmes, et dans la fabula comme jours dont les événements comptent par leur synchronie avec d’autres. Mais ces jours présentent également une troisième particularité: ils renvoient aux événements majeurs des débuts du règne de Saül et en particulier à ceux qui ont ouvert les durées mises en relief par le narrateur. Ces renvois sont de deux ordres: le montage de la séquence met en relief les reprises littérales de paroles des personnages; la synchronie, quant à elle, déploie discrètement tout un jeu d’analogies. À deux reprises, des personnages reprennent des propos qui ont été énoncés au début du règne de Saül. Je les relève dans l’ordre où ils apparaissent dans la séquence: la nuit qui précède la mort de Saül, Samuel revient du shéol et reprend, au qatal, la sanction qu’il avait prononcée précédemment au weqatalti (1 S 15,28/28,17), sanction qui avait ouvert cette phase de l’intrigue; lors de la revue de l’armée philistine, la décision de renvoyer David est fondée sur le rappel du chant des femmes au retour
1 S 13 – 2 S 1
419
de sa victoire sur Goliath (1 S 18,7/29,5), chant qui avait suscité la jalousie de Saül «à partir de ce jour-là et ensuite» (18,9). Le récit du dénouement reprend donc les mots qui ont ouvert les durées longues des deux dynamiques les plus constitutives de l’intrigue: la répudiation de Saül parce qu’elle en a suscité tout le suspense, et la jalousie envers David parce qu’elle est le facteur des péripéties successives, à partir de l’arrivée du jeune homme à la cour. Ces reprises sont des signaux qui accentuent la forte cohérence du grand arc que forment les suites de la destitution de Saül. Notons cependant qu’ils ne le font pas de la même manière. La reprise de l’oracle établit un lien direct et clair: la parole de Yhwh parvient à son accomplissement, Saül ne peut plus échapper à une décision à laquelle il ne s’est pas soumis. La reprise du chant des femmes dessine une ligne moins directe. Ce bref énoncé poétique n’a pas dans le récit la même fonction que lorsqu’il a été énoncé pour la première fois. Là, il suscitait la jalousie du roi et mettait David en péril, ici à l’inverse, il préserve ce dernier d’avoir à affronter Saül36. Sa répétition cependant renvoie le lecteur à la racine de la rivalité de Saül avec David et il n’est pas anodin que les mots qui l’ont initiée chez le roi se fassent entendre à nouveau dans l’acte du dénouement. Ainsi, et paradoxalement, celui-ci apparaît-il comme l’ultime nœud de ces deux dynamiques en tension. En rappelant au premier plan les paroles de Samuel et des femmes, le narrateur ressaisit les fils sous-jacents de l’intrigue pour en resserrer in fine la cohérence. Cet effet est accru par les choix de montage du narrateur qui joue ici des ressources cachées de la mise en séquence du simultané. Si la nuit de Saül chez la nécromancienne est la première scène du récit, c’est parce qu’elle fait l’objet d’une prolepse conséquente que les contraintes de l’alternance des lignes ne suffisent pas à justifier. Le narrateur situe le récit de la dernière nuit de Saül (soit J6) juste après celui du J1 (1 S 28,1-2), lui-même suivi d’une analepse relative à la mort de Samuel (1 S 28,3) et à l’interdiction de la nécromancie par Saül. Ce faisant, il place en tête du récit une scène qui culmine dans l’annonce par Samuel de l’accomplissement de la sanction prononcée en 1 S 15,28. En choisissant d’anticiper cette scène, le narrateur signifie d’emblée au lecteur non seulement qu’il entre dans le dénouement de l’intrigue, mais que celui-ci est l’accomplissement d’un oracle. Annoncer cet accomplissement par la reprise des mots qui en avaient lancé la dynamique a également pour effet de remettre en perspective tout le récit passé: à travers les péripéties suscitées par la jalousie de Saül, à 36. Le poème est énoncé trois fois dans ces chapitres (1 S 18,7; 21,12; 29,5). Sur les effets narratifs de cette répétition voir SONNET, Le chant figuré, pp. 311-313.
420
LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
travers l’inattendu des rencontres et des décisions, les détours et les incertitudes de l’histoire, c’est la réalisation de l’oracle qui progressait. La prolepse fait émerger à nouveau avec beaucoup de clarté le principe dynamique de l’ensemble 1 S 15 – 2 S 1: ce que Yhwh a annoncé, il le mène à terme, et voici venu le moment de son plein accomplissement. Ainsi, la reprise des paroles de Samuel et leur position en tête du dénouement orchestrent l’ouverture de celui-ci en mode majeur sur le plan théologique37. À l’échelle du dernier acte, la prolepse introduit d’emblée une forte tension puisque la mort de Saül est présentée comme imminente, annoncée pour le lendemain. Or, si le J6 de la «ligne Saül» fait l’objet d’une prolepse, le J7, celui de sa mort, fait l’objet d’un retard: il est rapporté après le J8 de la «ligne David»38. Autrement dit, les J6 et 7 de la «ligne Saül» sont disjoints et écartés au maximum de telle sorte qu’ils encadrent les J3 à 8 de la «ligne David». Le narrateur organise le va-et-vient d’une ligne à l’autre, non pas pour en coordonner la progression mais de façon à jouer sur l’attente du lecteur. Il la suscite par l’annonce de la mort imminente du roi puis la prolonge en retardant le plus possible le récit de cette mort. Tenu par ce suspense, le lecteur lit toute la «ligne David» comme si les démêlés de celui-ci avec Philistins et Amalécites faisaient partie des circonstances de la mort du roi, alors que les deux lignes narratives ne sont liées que brièvement et de façon tangentielle par la présence de David dans les rangs philistins du J1 au J3. De plus, la seule mort de Saül suffirait à dénouer l’intrigue de sa succession et ce que fait David au même moment n’y apporte rien. Autrement dit, l’organisation de la séquence par disjonction de la dernière nuit de Saül et du jour de sa mort permet au narrateur d’intégrer dans le dénouement un développement narratif qui n’est pas directement nécessaire à l’action, à savoir la «ligne David». Cette intégration est renforcée par l’illusion temporelle que génère la prolepse. En effet, le J1 rapporte la mobilisation de David dans l’armée philistine qui se met en marche contre Israël. Il est suivi du J6 qui s’ouvre par le positionnement des deux armées face à face, la veille du combat (1 S 28,4). Aussi, lorsque résonne dans la nuit l’annonce de la mort imminente de Saül, David semble toujours dans les rangs philistins, mis en situation de devoir porter la main sur son peuple et, qui sait, sur l’oint de Yhwh. Or, dans l’ordre de la fabula, David n’a jamais quitté le territoire des Philistins puisqu’il a été renvoyé de leurs rangs au J3, bien avant qu’ils 37. B. COSTACURTA, Con la cetra e con la fionda. L’ascesa di Davide verso il trono (Studi Biblici, 42), Bologna, EDB, 2002, p. 211 remarque: «Per sette volte, nel suo discorso, Samuele ripete il nome del Signore, Yhwh, insistendo così sul fatto che è Lui l’origine e il vero protagonista di tutta la vicenda». 38. Voir les flèches du schéma 13, p. 410.
1 S 13 – 2 S 1
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ne s’approchent des Israélites. À côté d’effets puissants sur la caractérisation du personnage de David39, cette illusion contribue à lier dramatiquement le sort des deux personnages alors même que leur relation tumultueuse se dénoue lorsqu’ils sont éloignés l’un de l’autre et engagés dans des conflits indépendants. La «ligne David» n’a donc pas d’incidence sur le cours de celle de Saül. Pourquoi alors en faire le récit et le faire de telle sorte qu’elles paraissent liées? Raconter ce que fait David pendant que Saül vit ses derniers jours crée des synchronismes qui produisent ipso facto une comparaison évaluative entre les deux personnages40. Notons qu’un tel dispositif modifie profondément la façon dont les deux protagonistes sont mis en concurrence et présentés au jugement du lecteur. Jusqu’à présent, ils se révélaient et se distinguaient dans le cadre d’une interaction alimentée par leur rivalité, qu’elle prenne la forme d’un face-à-face ou celle de fuites et de poursuites. Leurs actes l’un à l’égard de l’autre étaient l’un des moyens les plus efficaces de distinguer l’élu de l’élu rejeté. Leur séparation lors du dernier acte de leur histoire commune ne met pas fin au processus de comparaison, au contraire elle le radicalise. Et c’est là que réside tout l’art de la simultanéité. En effet, les deux hommes se trouvent fortuitement placés au même moment dans des situations inverses41 et ceci pendant trois jours, du J6 au J8. Or, les effets de la simultanéité sont décuplés par les nombreuses analogies que ces événements présentent avec ceux des débuts de Saül. La veille du combat, les deux hommes en détresse en appellent à Yhwh: Saül n’obtient pas plus de réponse que lorsqu’il interrogeait Yhwh sur l’opportunité de poursuivre les Philistins (1 S 14,37/1 S 28,6)42, alors que David est encouragé à partir à la poursuite des Amalécites (1 S 30,8), signe, s’il en fallait encore un, du rejet de l’un et de l’élection de l’autre. Mais surtout, aux J7 et J8, Saül meurt et David triomphe. Au J7 Saül est vaincu par ces Philistins dont il a échoué à préserver son peuple, selon la mission qui devait être la sienne (1 S 9,16). C’est en revanche par une victoire éclatante que le jeune David a sorti le peuple et son roi de la paralysie face au Philistin, mais c’est aussi de cet exploit qu’est née la jalousie de 39. Sur ce point, voir STERNBERG, La grande chronologie, pp. 48-49. 40. La mise en comparaison des deux oints trouve ici son cœur et son élaboration narrative la plus resserrée, mais, comme l’a montré Fokkelman, elle est sous-jacente à toute la structure de ce qu’il appelle leur «crossing fate». Voir FOKKELMAN, The Samuel Composition, pp. 15-20 et 44-45 où il revient sur ce qu’il avait déjà mis au jour à la fin de son commentaire d’ensemble: FOKKELMAN, Narrative Art IV, pp. 542-549. 41. Voir FOKKELMAN, Narrative Art II, p. 595. 42. Voir FOKKELMAN, The Samuel Composition, p. 38, qui souligne la présence de cette consultation dans le premier et dans le dernier combat de Saül contre les Philistins. Il relève en particulier la paronomase ( וישאל שאול1 S 14,37; 28,6). Sa répétition lie les deux extrémités d’un cycle dans une œuvre où, comme il le montre pp. 23-27, שאלest un des mots clés.
422
LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
Saül (1 S 18,9). David de son côté triomphe des Amalécites dont Saül avait été victorieux, mais dans un combat au terme duquel sa désobéissance avait causé son rejet et l’annonce de l’élection de David (1 S 15,28). C’est par son avidité et celle de son armée à l’égard du butin que Saül avait failli dans le combat contre Amaleq, enfreignant l’interdit de Yhwh. Or, au J8, David régule l’avidité que suscite chez ses hommes le butin pris aux Amalécites en instaurant les règles d’un juste partage entre tous (1 S 30,20-25). Pendant ce temps, Saül et son armée sont dépouillés par les Philistins, le roi est décapité (1 S 31,9), comme leur héros l’avait été par David (1 S 17,51)43. Les simultanéités orchestrent donc tout un jeu savant d’analogies à front renversé: dans son ultime combat, Saül est défait de la même manière que l’avait été le champion philistin par David, lors de son entrée sur la scène publique; dans le même temps, David triomphe de ceux face auxquels Saül avait failli au début de son règne. Ces analogies soulignent la cohérence de l’intrigue, le sort des deux hommes procédant de leurs choix stratégiques, avec leurs erreurs et leurs ambiguïtés et donc d’une logique immanente au déploiement des événements. Cependant, c’est une intervention de Yhwh qui, dans cette immanence, provoque le tour que prend le dénouement. Son silence envers Saül et sa réponse à David, qui sont simultanés, déclenchent immédiatement les deux séries d’événements au terme desquelles l’un meurt et l’autre triomphe. À la lumière de cette première simultanéité, toutes les autres apparaissent providentielles, même si Yhwh n’intervient plus. La construction temporelle du dénouement permet donc de ressaisir l’unité de l’intrigue d’une double manière: par la mise en valeur, dans le montage séquentiel, de l’oracle qui a scellé la destitution du roi et lancé l’affrontement avec le rival annoncé, et par la réactivation analogique, dans les simultanéités, des événements inauguraux, ceux-là mêmes qui en ont tissé la complexité. Il est en effet notable que tous les événements réactivés sont ceux qui ont ouvert les durées longues de l’intrigue. Celles-ci, on l’a vu, ne sont pas posées comme des fonds de tableau qui auraient servi de décors aux événements qui s’enchaînent en premier plan. Au contraire, 43. En 1 S 31,9 le TM présente l’expression « כרת את ראשcouper la tête», comme en 1 S 17,51. Or ce verbe n’apparaît dans le récit du dépouillement de Saül ni dans la traduction de la LXX ni dans les Chroniques. En 1 Ch 10,9, qui est par ailleurs identique à 1 S 31,9, le verbe utilisé est וישאו, «ils enlevèrent», ce que la LXX traduit littéralement par ἔλαβον. Mais dans celle-ci, en 1 S 31,9, il n’est pas question de la tête de Saül, on y lit seulement καὶ ἀποστρέϕουσιν αὐτὸν καὶ ἐξέδυσαν τὰ σκεύη αὐτοῦ «ils le retournèrent et ils le dépouillèrent de ses armes». L’usage de כרתen 1 S 31,9 dans le TM s’explique, pour A.G. Auld, par un alignement sur 1 S 17,51: AULD, I & II Samuel, pp. 347 et 350. Cette probable harmonisation de 1 S 31,9 sur 17,51 renforce considérablement la similitude des deux scènes. Voir ALTER, The David Story, p. 190.
1 S 13 – 2 S 1
423
ces durées sont les forces profondes de l’intrigue et constituent les foyers de causalité complexes de ses péripéties successives. Le fait que ce qui les déclenche soit réactivé dans le dénouement manifeste qu’elles demeurent actives de bout en bout et qu’elles sont le principe de cohérence du récit. Or, l’organisation calendaire de cette partie et la forme de temporalité qu’elle imprime au récit sont directement déterminées par le fait que les situations qui durent procèdent d’un rapport de forces; c’est pour cela qu’elles s’entretiennent réciproquement. C’est en effet sur le mode du conflit que l’intrigue se noue progressivement. Car si l’oracle de destitution transmis à Saül et immédiatement suivi de l’onction de son successeur laisse entrevoir un accomplissement rapide de la sanction, celui-ci est compliqué par le refus du roi de prendre acte de sa destitution. Sa jalousie suscite les diverses péripéties qui s’enchaînent, retardant sans doute la succession prévue entre les deux oints. Ainsi, les phases co-occurrentes sontelles celles d’un long affrontement entre Yhwh et Saül, affrontement dont David se trouve être l’enjeu. Au final, c’est la façon dont Yhwh conduit l’histoire que met en relief le dispositif chronologico-causal et, comme dans plusieurs des phases de la partie précédente (1 S 1–12), cette conduite s’effectue à travers l’accomplissement d’un oracle. Ce sont les voies mystérieuses de cet accomplissement que balise l’organisation temporelle de ces chapitres. Si la structure conflictuelle de l’intrigue – sans cesse relancée par les tentatives de plus en plus démesurées de Saül pour empêcher que s’exerce la sanction divine – détermine la longue durée des phases dessinées, celles-ci conduisent cependant à son terme la sanction annoncée par Yhwh. Mais, et c’est sans doute la pointe de cette structure conflictuelle, l’oracle s’accomplit par des voies paradoxales et combien tragiques car elles révèlent le drame dans lequel Saül s’enferme. En effet, si l’inconséquence du roi dans les premiers actes de son règne a conduit à l’annonce de sa destitution, son refus de s’y plier le conduit à une mort que Yhwh n’avait pas envisagée. En quelque sorte, par son refus de prendre acte de l’oracle, Saül en provoque l’accomplissement selon des modalités qui excèdent tragiquement la volonté de Yhwh. Cette volonté s’accomplit en revanche contre les Élides qui se trouvent être les victimes malheureuses de la jalousie de Saül. Là encore, leur sort, qui forme une intrigue secondaire, se dessine selon les modalités projetées par un oracle. Le châtiment annoncé par Yhwh s’accomplit mystérieusement par le biais de la folie d’un roi dont il a réprouvé le comportement! Ainsi vont les causalités d’une histoire complexe. Un dernier jour, cependant, introduit une tout autre perspective sur l’ensemble de la période. Après la mort du roi, David reste seul en scène
424
LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
pour prononcer son élégie sur les deux défunts. Or, celle-ci a sa manière propre de faire apparaître ce qui s’est joué depuis les débuts de David à la cour de Saül. Nous avons vu comment le mouvement du poème rend compte du cheminement en David de la nouvelle de la mort des héros, jusqu’à l’atteindre au plus intime. Or, à deux reprises (2 S 1,23.26[×2]), celui-ci évoque l’amour dont les deux défunts faisaient l’objet. La première occurrence de la racine אהבest au participe niphal: «Saül et Jonathan, les aimés [»]הנאהבים. L’énoncé s’applique aux deux hommes sans distinction, présentés ensemble comme objet d’un amour général qui semble ne pas avoir de sujet. Puis deux occurrences de la racine apparaissent dans la formule: «plus merveilleux ton amour [ ]אהבתךpour moi que l’amour des femmes [»]מאהבת נשים. Ici, l’expression est très personnelle et qualifie le lien qui unissait Jonathan à David. Bien que ces deux expressions n’engagent pas David de la même façon, elles renvoient cependant aux premiers moments de sa relation avec chacun des deux hommes. C’est en effet de l’amour que suscite en David sa première rencontre avec Saül, qui le fait venir à la cour sur les conseils de ses serviteurs: «David vint vers Saül, il se tint en sa présence et il l’aima [ ]ויאהבהוbeaucoup et il devint son porteur d’armes» (1 S 16,21)44. L’épisode suivant, celui de la victoire sur Goliath, s’achève par un échange entre Saül et David sur l’identité de ce dernier (1 S 17,58). Immédiatement le narrateur note: «Et il arriva, lorsque David eut terminé de parler à Saül, que l’âme de Jonathan s’attacha à l’âme de David et Jonathan l’aima [ ]ויאהבוcomme son âme. Et Saül le prit ce jour-là et il ne lui donna pas de retourner à la maison de son père. Et Jonathan conclut une alliance avec David parce qu’il l’aimait [ ]באהבתוcomme son âme» (1 S 18,1-3). Les deux récits relatifs à l’introduction de David après de Saül s’achèvent donc par la mention d’un amour qui, s’il n’est jamais la cause directe du fait que Saül garde David auprès de lui, est cependant à chaque fois attaché à ce motif. La façon dont David présente ces amours dans l’élégie renvoie subtilement à la façon dont les liens se sont noués. Ainsi, en 1 S 17,58, c’est David qui aime Saül. Comment a évolué ce sentiment au fil des relations conflictuelles entre les deux hommes? Difficile sans doute pour David de reconnaître qu’il aime Saül, mais il est notable que l’expression «Saül et Jonathan, les aimés», bien qu’elle soit évasive sur le sujet qui aime, n’en exclut pas David, et 44. Voir G.C.I. WONG, Who Loved Whom? À Note on 1 Samuel XVI 21, dans VT 47 (1997) 554-556. Notons qu’ici le verbe «aimer» n’a pas forcément une connotation affective. Il peut exprimer la loyauté du serviteur à l’égard du maître. Il n’empêche que l’amour de David pour Saül présenté par le narrateur comme immédiat, peut être un des facteurs qui expliquent le temps qu’il faut à David pour s’éloigner définitivement de Saül, malgré plusieurs agressions.
2 S 2–20
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cela d’autant moins que Jonathan y est associé. Si la formule peut être entendue comme évoquant un amour général, celui de tous pour le roi et le fils de celui-ci, le passif peut également être une manière voilée pour David d’évoquer ses propres sentiments. En revanche, lorsqu’il parle de son lien avec Jonathan c’est clairement ce dernier qui est présenté comme aimant David (2 S 1,26). Or, c’est également le cas dès les premiers instants de leur relation. On a déjà noté que ni le narrateur ni le personnage de David ne suggèrent une réciprocité dans la relation des hommes et encore moins une initiative de David45. Le poème dessine donc à rebours un grand arc qui renvoie aux premiers moments de la relation de David avec les deux héros qu’il chante. Cet arc parachève le mouvement de remémoration qui, on l’a vu, porte la dynamique du chant. Il ramène jusqu’aux origines des relations auxquelles la mort met fin. Ce faisant, il introduit un autre mode de périodisation de l’histoire, et corrélativement de phasage du récit. Il ne s’agit pas de la périodisation politique des règnes, ni de celle que génère l’accomplissement de l’oracle de destitution, mais de celle, plus discrète, plus intime aussi, du mystère des attachements personnels dont l’efficience historique est cependant réelle. C’est à la voix lyrique qu’il est remis de livrer la dernière clé de la période, de révéler ce qui se dégage, une fois les stratégies rendues inutiles, une fois les drames retombés et les conflits parvenus à leur terme, et qui seul demeure dans l’acte de la célébration.
IV. DAVID ROI: UN RÈGNE EN CINQ ACTES (2 S 2–20) Immédiatement après la lamentation de David, s’ouvre dans le récit une troisième partie (2 S 2–20) que son organisation temporelle distingue nettement des deux précédentes. Certes, on y retrouve les éléments de base de la structure calendaire: des jours isolés ou en séquence, dont certains sont disposés en phases plus ou moins amples, et des durées non mesurées qui se conjuguent progressivement. Mais on ne relève pas d’amples phases englobantes semblables à celles de la partie précédente; les quatre phases ici dessinées sont strictement successives et, en ce sens, l’organisation calendaire de cette dernière partie se rapproche de celle de la première. Deux traits majeurs la distinguent cependant. D’une part, comme le laissait déjà percevoir l’étude lexicale, on remarque une certaine raréfaction des structures calendaires. Bien que cette partie soit la plus longue des trois, avec ses dix-neuf chapitres, elle ne présente que quatre phases 45. Voir p. 323.
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composées de jours et quatre jours isolés ou en séquence, ce qui est peu par rapport aux parties précédentes. De plus, ces compositions calendaires vont en s’espaçant. La moitié – deux des quatre phases, un jour isolé et une petite séquence de deux jours – sont situés dans les six premiers chapitres. L’ensemble 2 S 2–7 présente un agencement calendaire dont la densité est comparable à celle des deux parties précédentes. Mais cette densité décroît considérablement dans les chapitres suivants qui ne présentent que deux phases (2 S 11,1–12,2346 et 2 S 15,13–20,3) et un jour isolé (2 S 14). Cette raréfaction a pour corollaire le fait que beaucoup de scènes importantes ne sont pas inscrites dans un cadre calendaire. C’est d’abord le cas de l’oracle de Natan (2 S 12,1-15a), selon une caractéristique propre aux scènes de délivrance d’oracle, mais aussi du viol de Tamar ou du meurtre d’Amnon, des manœuvres d’Absalom pour se rapprocher de David ou pour suborner le peuple. Toutes ces scènes, déterminantes dans la progression de l’intrigue, ne font plus l’objet d’une mise en valeur comme «jour» et ce pour quoi elles comptent n’est plus pointé selon le procédé habituellement utilisé. C’est donc le relief que conféraient au temps et à sa qualification les occurrences du terme «jour» qui s’estompe avec leur raréfaction. Cet effacement s’accompagne, on l’a déjà noté, d’un mode de scansion particulier. Les cinq occurrences de l’expression « ויהי אחרי־כןet il arriva après cela» (2 S 2,1; 8,1; 10,1; 13,1; 15,1)47 dessinent des unités narratives distinctes qui correspondent à autant de périodes mises en valeur dans le règne de David: périodes du progressif établissement de son règne à Jérusalem (2 S 2–7), de l’extension et de la stabilisation de son royaume (2 S 8–9), de sa faute sur fond de guerre avec Ammon (2 S 10–12), des premiers déchirements au sein de sa famille à partir du viol de Tamar (2 S 13–14), de la révolte d’Absalom (2 S 15,1–20,3). Ce mode de périodisation trahit un certain relâchement dans la continuité temporelle du récit. Jusqu’à présent, le montage des épisodes successifs était fait de telle sorte que les inévitables blancs n’apparaissaient pas et la succession serrée des jours conférait un rythme soutenu et homogène à la ligne temporelle. L’expression «et il arriva après cela» produit, quant à elle, un effet paradoxal: en même temps qu’elle explicite la postériorité 46. Cette phase fait bien l’objet d’une délimitation par deux jours marqués calendairement mais ils le sont de façon moins accentuée que dans les autres cas. Les deux expressions calendaires «sur le soir» (11,2) et «le septième jour» (12,18) ne sont pas déictiques, à la différence des «ce jour-là» et «aujourd’hui» le plus fréquemment employés. De plus, précédées l’une et l’autre de ויהיces expressions indiquent le temps de référence, elles ne pointent pas ce qui compte ces jours-là. Ceux-ci font donc l’objet d’une construction calendaire «en mode mineur» pourrait-on dire. 47. Voir supra, p. 389.
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et parfois le caractère consécutif d’une période par rapport à la précédente (2 S 13,1; 15,1), elle avoue la présence d’un blanc entre les deux, blanc dont rien ne permet de mesurer l’extension. Le récit n’apparaît plus comme la relation continue et tendue d’une suite de jours marquants qui se succèdent à un rythme rapide, mais comme celle, discontinue, de périodes qui émergent d’un temps par ailleurs laissé à l’oubli. Ces cinq périodes forment en quelque sorte les cinq actes – au sens dramaturgique – du règne de David. L’expression «et il arriva après cela» marque le début de chacun, signalant que le nouvel acte qui s’ouvre va relater une nouvelle tranche significative de quarante années de règne dont la plus grande part est laissée dans l’oubli. Mais le maillage temporel du récit est moins ferme que celui que produisent les indications de jours, et la mise en valeur de ce qui compte est moins précise. L’épuisement progressif du temps calendaire est corrélatif du déclin du règne de David miné par des violences familiales. Si le dispositif calendaire va en s’amenuisant, il est cependant directement ordonné, voudrais-je montrer, à la caractérisation de David et en particulier à la mise en évidence de sa responsabilité morale dans ce qu’il vit. Mais il faut noter au préalable que, lorsque s’ouvre ce dernier volet du récit, une durée et une seule est toujours en cours et elle le restera: celle de l’inhabitation de l’esprit de Yhwh en David depuis son onction. C’est donc sur fond de cette durée, à laquelle il ne sera pas mis fin, que vont se dérouler tous les événements à venir. 1. Acte 1: le progressif établissement à Jérusalem (2 S 2–7) 2 S 2–7 forme un premier ensemble caractérisé par une organisation temporelle homogène à celle des parties précédentes, malgré la nouveauté de la formule introductive (2 S 2,1). Avec deux phases, un jour et une séquence organisée autour d’une nuit, on y relève, on l’a vu, la moitié des structures calendaires de 2 S 2–20. Cet ensemble est relatif à l’établissement de la royauté de David, de son retour en Juda jusqu’à l’oracle de 2 S 7. C’est donc la dernière phase de son ascension que rapportent ces chapitres, l’établissement progressif de son règne, de la mort de Saül jusqu’au point culminant que constitue l’engagement de Yhwh pour toujours envers sa dynastie, dans la ville où son successeur bâtira le temple. La première phase calendaire couvre l’ensemble du récit des notices de règne d’Ishbosheth sur Israël (2 S 2,10) et de David sur Juda (2 S 2,11) à celle relative à la totalité du règne de David sur Juda et sur Israël (2 S 5,4). Elle organise donc toute la chronologie du processus de deux ans (2 S 2,10) qui voit l’élimination de la maison rivale par les meurtres successifs d’Avner
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puis d’Ishbosheth, et qui est la seule partie racontée des sept ans et six mois où David règne à Hébron. De ces deux ans, cinq jours seulement sont mis en valeur, les deux derniers formant une séquence jour-nuitlendemain (2 S 4,5-12). Une nouvelle fois, c’est une dynamique non seulement chronologique mais aussi causale qui se trouve ainsi soigneusement bornée. Elle est organisée par un dispositif calendaire relativement complexe puisque le jour inaugural déclenche une intrigue à triple détente. L’enjeu principal est la rivalité pour le pouvoir entre la maison de Saül et celle de David, qui commence le premier jour par l’affrontement entre les deux armées et s’achève, dans la séquence conclusive, par l’assassinat d’Ishbosheth et la mise à mort de ses assassins le lendemain. Elle connaît un développement secondaire: le meurtre par Avner du frère de Joab, le premier jour, conduit celui-ci à se venger en assassinant le général de Saül. De ce développement secondaire sont mis en valeur le jour initial, le premier dans la phase que nous étudions (2,12-32), et le jour conclusif du deuil de David sur Avner (3,31-39), le second jour intermédiaire donc. Enfin, si la vengeance de Joab peut saisir l’occasion d’une visite d’Avner à David, c’est que les accusations d’Ishbosheth contre son général conduisent celui-ci à se rapprocher de la maison rivale. De cet autre développement secondaire, sont mis en valeur le jour initial des accusations d’Ishbosheth, premier jour intermédiaire dans la structure (3,17-19) et le jour final du deuil sur Avner, deuxième jour intermédiaire (3,31-39). Autrement dit, l’intrigue englobante de l’élimination de la maison rivale est conduite par le croisement de deux intrigues secondaires et la structure temporelle de l’ensemble est constituée du jour initial et du jour final de chacune. Ces deux lignes narratives puisent leur dynamique dans la défense de ses intérêts propres par chacun des protagonistes, en particulier Avner et Joab. Les jours correspondent aux moments où ces intérêts se croisent et se trouvent associés dans l’établissement progressif de la suprématie de David. Or, seul celui-ci reste à l’écart de ces jeux de pouvoir. Et ce que met finalement en valeur cette phase de jours, c’est son innocence dans la mort de ses adversaires, et plus encore son intransigeance envers ceux qui osent porter la main sur eux. Les deux premiers jours rapportent en effet la naissance des conflits qui conduisent à la mort d’Avner et à celle d’Ishbosheth. Or David n’est impliqué dans aucun d’eux. Il est notamment absent de la scène initiale. A-t-il donné ordre à Joab d’aller affronter les hommes de Saül? Il semble que non. Les violences et les crimes se perpètrent sans lui et, une fois ses rivaux vaincus, il restera seul sans avoir rien fait pour éliminer quiconque. Plus encore, le récit des derniers jours de la phase est tout entier conduit de façon à manifester son innocence, nous l’avons vu en étudiant
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la temporalité de 2 S 3,17-39; et, contrairement à ce que l’on pouvait attendre, ce n’est pas la mort d’Avner qui est mise en valeur dans le cadre d’un jour, mais le deuil de David et ses reproches aux assassins. De la même façon, le dernier jour de cette phase est celui de la réaction de David, le lendemain de l’assassinat d’Ishbosheth que les meurtriers lui présentent ainsi: «voici la tête d’Ishbosheth, fils de Saül, ton ennemi qui en voulait à ta vie et Yhwh a donné à mon seigneur le roi complète vengeance aujourd’hui même [ ]היום הזהsur Saül et sur sa descendance» (2 S 4,8). Comme en 1 S 24,5, l’usage de יוםle souligne, des hommes se méprennent sur le sens du jour qu’ils vivent: ils présentent comme providentiel un événement qui, pour David, relève du crime. Celui-ci les reprend immédiatement, faisant l’éloge de celui qu’ils ont tué comme il avait fait celui d’Avner. La mise à mort des assassins d’Ishbosheth et l’ensevelissement de sa tête dans la même tombe qu’Avner ne laissent aucun doute: David honore ses rivaux assassinés et il ne saurait avoir la moindre complaisance à l’égard de leurs meurtriers. C’est donc innocent de toute atteinte à la maison de Saül – mais cependant directement bénéficiaire de l’assassinat de son rival – qu’il accède à la royauté sur Israël; telle est la perspective qui gouverne l’organisation calendaire des deux ans de règnes concurrents. Elle confirme que David n’a pas dérogé au respect qu’il professait naguère envers l’oint de Yhwh (1 S 24,7). De plus, cette façon d’arriver comme malgré soi au sommet du pouvoir peut encore être lue comme un signe du soutien de Yhwh pour son élu. Après la notice qui marque le début du règne de David sur Israël et sur Juda (2 S 5,4), quatre jours seulement sont mis en valeur. Ils poursuivent le mouvement d’affermissement de la royauté de David jusqu’à sa légitimation solennelle par Yhwh. C’est d’abord la prise de Jérusalem qui fait l’objet de l’attention (2 S 5,6-8) et en particulier la déclaration par laquelle David en prend possession. Ce jour est suivi d’une série de sommaires relatifs à l’installation de David dans la ville et de deux petites scènes de combat avec les Philistins. Ces éléments introduisent du temps long entre la prise de la ville et l’installation de l’arche en ses murs, un temps dont il n’est pas possible d’évaluer la durée. Mais ils sont autant d’occasions pour le narrateur d’énoncer ou de mettre en scène l’assistance que Yhwh ne se lasse pas de prêter au roi (2 S 5,10.12.19.23-25). Ce mouvement ascendant se poursuit avec l’introduction de l’arche à Jérusalem. Elle fait l’objet d’une phase simple, composée seulement du jour inaugural et du jour final séparés par une durée mesurée (2 S 6,11). Le premier jour (2 S 6,3-10), marqué par la mort d’Ouzza lors du transport de l’arche vers la ville, culmine dans des propos où David exprime sa crainte face à cet aspect redoutable de la présence de Yhwh: «et David
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craignit Yhwh ce jour-là [ ]ביום ההואet il dit: ‘comment l’arche de Yhwh viendrait-elle chez moi?’» (2 S 6,9). Ce jour est suivi d’un bref sommaire. Sa durée mesure le temps de la bénédiction dont bénéficie Oved-Edom (2 S 6,11). C’est cette bénédiction qui conduit David à faire entrer l’arche à Jérusalem dans une scène qui marque le jour final de la phase. L’expression «aujourd’hui» (6,20), dans la bouche de Mikal, souligne son mépris pour l’enthousiasme du roi. Dans une réponse cinglante à la fille de Saül, celui-ci explicite, par les deux occurrences de «en présence de Yhwh [»]לפני יהוה, qui encadrent la première partie de son propos, la conscience que lui donne son élection de n’avoir à rendre de comptes qu’à Yhwh. Ainsi, ce jour est-il celui de la manifestation publique du lien exclusif du roi à Yhwh. David reçoit une confirmation dans l’oracle que Natan lui transmet et qui est rapporté immédiatement après cette scène. Un bref sommaire (2 S 7,1) laisse supposer qu’une certaine durée s’écoule depuis le jour précédemment rapporté. Il introduit aussi cet épisode comme le point d’orgue du processus d’établissement de la royauté de David. La nuit de la délivrance de l’oracle est seule mise en valeur par l’indication calendaire «cette nuit-là» (2 S 7,4). Celle-ci conduit donc à penser que le dialogue entre David et Natan à propos de la construction du Temple a lieu la veille (2 S 7,2-3) et que la prière de David, en réponse à l’oracle délivré cette nuit-là, à lieu le lendemain (7,18-29). Cette prière n’est pas mise en valeur comme un jour qui compte, elle est donc seconde par rapport à l’énonciation de l’oracle dont elle reconnaît et accueille la bénédiction. Cet oracle, on l’a vu48, déploie un large spectre temporel depuis la sortie d’Égypte jusqu’à un avenir envisagé sur l’horizon d’une promesse sans limites: «ta maison et ta royauté seront affermies pour toujours devant toi et ton trône sera établi pour toujours [( »]עד־עולםv. 16, et déjà v. 13). Cette promesse ouvre dans le récit une nouvelle durée qui redouble, en quelque sorte, celle de l’élection initiale de David, la seule encore en cours à ce point de la narration. Elle la confirme et la renforce singulièrement puisque Yhwh engage sa fidélité non plus envers la seule personne de David, comme c’était le cas depuis 1 S 16,13, mais envers sa descendance dans la succession de ses générations. Notons cependant que l’efficience de cet oracle dans le cours de l’histoire est plus discrète, plus difficilement saisissable que celle des oracles de châtiment. Leur accomplissement se laisse facilement reconnaître dans les drames qui suivent leur énonciation. Ce que produit la promesse est plus difficile à percevoir. Toujours est-il qu’elle formule un engagement indéfectible qui se présente 48. Voir supra, p. 343.
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comme la condition de possibilité de la suite du règne de David et de sa succession malgré les nouveaux drames qui s’annoncent. En ce sens, la promesse se révèle plus fondamentale que les oracles de châtiment qui sont, eux, plus circonstanciels. C’est donc sur le fond de la durée d’un double engagement que le récit va se poursuivre. Point culminant de l’ascension de David depuis son élection, cet oracle en constitue en quelque sorte le sceau. Cette ascension, à l’architecture calendaire dense, homogène à celle de 1 S, est gouvernée par le souci de mettre en valeur la légitimité du règne de David. Le cadre calendaire fait systématiquement porter l’attention sur son innocence dans l’élimination de ses adversaires, sur son attachement à Yhwh et surtout sur la légitimation solennelle et pérenne de sa maison par Yhwh luimême. 2. Acte 2: la stabilisation du royaume (2 S 8–9) La période qu’ouvre la seconde occurrence de l’expression «et il arriva après cela» (2 S 8,1) fait l’objet de deux chapitres. Deux volets de la vie du royaume sont évoqués. Tout d’abord la politique extérieure: 2 S 8 est consacré aux victoires militaires de David qui soumet ses voisins et étend son royaume. Puis 2 S 9 traite de politique intérieure avec le récit de la venue de Mefibosheth à Jérusalem, un événement par lequel David montre sa fidélité à l’alliance conclue avec Jonathan (voir 1 S 20). La période semble longue, les sommaires successifs des nombreuses campagnes militaires de David supposent une période de plusieurs années et rien ne permet de savoir combien de temps s’écoule entre le début du règne et le moment où le roi fait venir Mefibosheth. On ne relève aucune indication calendaire, aucun jour ne se détache donc de ces longues périodes. C’est le seul ensemble narratif de 1 S 1 – 1 R 2 dans lequel aucun jour ne soit mis en relief. Ceci est corrélatif au statut second de ces chapitres dans l’intrigue; ils prolongent et achèvent la période d’installation du Royaume de David en relatant son affermissement. Les événements rapportés sont à la gloire de David, roi dont l’éclat s’impose à l’extérieur et dont la fidélité s’exerce à l’intérieur. Les victoires rapportées, qui sont à comprendre comme les victoires de Yhwh pour David (2 S 8,6.14), conduisent à un sommaire (2 S 8,15) qui dresse la vision idéale d’un roi juste gouvernant un peuple paisible, grâce à sa suprématie sur ses voisins. 2 S 8 pourrait être en quelque sorte un épilogue heureux – et donc sans histoire – à l’ascension de David. Et après le volet de politique internationale, 2 S 9 pourrait être un épilogue de politique intérieure: non seulement David témoigne une nouvelle fois de son absence de haine à l’égard de la maison de Saül,
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mais plus encore, il se montre fidèle et généreux en honorant l’alliance conclue autrefois avec Jonathan. Celui-ci lui avait fait promettre qu’il resterait fidèle à sa maison même après sa mort, et même après que Yhwh l’aurait libéré de tous ses ennemis (1 S 20,15). Les victoires de 2 S 8 ayant permis de remplir ces conditions, David s’empresse d’aller au-delà de ce à quoi l’engageait cette promesse. 3. Acte 3: la faute de David (2 S 10–12) Mais cette situation d’apparente stabilité ne dure pas. Le lien temporel lâche «et il arriva après cela» (2 S 10,1) ouvre une troisième période (2 S 10–12) qui se déroule toute entière sur fond d’une guerre avec les fils d’Ammon. 2 S 10 rapporte longuement les circonstances d’un nouveau conflit dans lequel les ennemis entraînent quelques royaumes voisins. On ne relève pas plus d’indication calendaire dans ce chapitre que dans les précédents; aucun jour ne se détache. L’ensemble se présente plutôt comme une exposition développée de la série de jours qui va s’ouvrir et marquer le basculement du destin de David. Notons que celui-ci a lieu dans ce que j’appelle «l’acte 3» c’est-à-dire précisément dans l’acte central du récit de son règne. Dès le début de 2 S 11, deux expressions de temps inhabituelles réintroduisent des scansions calendaires dans le récit. Tout d’abord, l’épisode se distingue du chapitre précédent par l’indication d’un moment particulier dans l’année: le retour de la saison des campagnes militaires (2 S 11,1). C’est donc sur fond d’une nouvelle campagne contre les fils d’Ammon que se détache le jour signalé par la seconde indication, «sur le soir» (v. 2), qui pose le cadre calendaire de l’adultère de David. L’événement ainsi temporalisé lance une phase dont le dernier jour sera celui de la mort de l’enfant né de cet adultère. C’est cet événement qui est mis en valeur comme dernier jour qui compte dans cette phase. La naissance de Salomon, qui fait l’objet d’un sommaire, apparaît comme un épilogue plus que comme un moment constitutif de cette phase. Elle se révélera cependant de grande portée par la suite comme le laisse deviner l’amour particulier que Yhwh porte à cet enfant (2 S 12,24-25). À nouveau, c’est tout le déploiement d’une chaîne de causalité que borne ces deux jours, de la faute à sa sanction. On peut estimer la durée ainsi délimitée à plus de neuf mois, mais seuls sept jours sont mis en valeur. Ils ont pour fonction de souligner la culpabilité de David. Son adultère est le premier événement à être désigné comme un jour marquant, après plusieurs années dont aucun jour ne se distingue. Ce jour est inaugural non seulement de la phase à laquelle il appartient, mais aussi, le lecteur le découvrira sans tarder, de
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la suite des catastrophes qui vont s’enchaîner jusqu’à la fin du règne de David. Ce premier jour est suivi de la séquence de cinq jours qu’Urie passe à Jérusalem. Ils appartiennent à ces quelques séquences dont l’enchaînement repose non pas sur un principe de progression d’un jour à l’autre mais de répétition d’une même situation, un jour puis l’autre. Ici, la résistance d’Urie fait passer David de la faute au crime, comme on l’a déjà noté. Quant au jour final de la mort de l’enfant, il relate l’accomplissement du châtiment de Yhwh tel que Natan l’avait annoncé à David sept jours plus tôt. Si l’intervention de Natan (2 S 12,7-14) n’est pas inscrite dans le cadre d’un jour, elle tient cependant une place fondamentale dans la temporalité de l’ensemble. Comme l’oracle précédent (2 S 7,4-16), elle ouvre dans le récit une durée «pour toujours» qui concerne non pas la seule personne du roi, mais toute sa maison. Cependant, ici, c’est la durée d’un malheur qui est annoncée: «et maintenant, l’épée ne se détournera pas de ta maison, pour toujours [( »]עד־עולם12,10). Ainsi, par la faute de David, la longue durée de la fidélité divine pour sa maison se double de celle de violences internes. La succession des deux oracles met en évidence le poids de la responsabilité du roi comme si le fait que l’élection divine s’étende à sa descendance avait pour corollaire l’extension de sa propre responsabilité. C’est bien sa faute qui entraîne toute sa famille dans le malheur; celle-ci subira à long terme les conséquences de ses crimes. Et c’est de la tension entre la durée du premier oracle et celle du second que procéderont les événements suivants, du viol de Tamar au meurtre d’Amnon, et de ce meurtre à la mort d’Absalom puis à celle d’Adonias. Ainsi, comme dans l’ensemble 1 S 13 – 2 S 1, ces durées, dont l’ouverture est soulignée temporellement par le narrateur, sont les lignes de causalité profondes du récit. Une fois mentionnées, elles deviennent sous-jacentes à ce qui se passe au premier plan de la narration mais elles en demeurent les causes profondes. Elles sont la clé de compréhension d’événements dont les causes immédiates, au premier plan, sont marquées d’une certaine contingence. L’oracle ne dit rien du «comment» de son accomplissement et l’histoire suit son cours. Ni le désir d’Amnon pour sa sœur, ni la vengeance qu’il subira, ni les manœuvres d’Absalom pour gagner le peuple à sa cause, ni les circonstances de sa mort ne sont directement suscitées par la promesse divine ou par la faute du roi. Mais à travers elles, s’accomplit ce dont ces durées qualifiées par le prophète sont mystérieusement porteuses. Comme le récit du châtiment des Élides, cet accomplissement est construit selon le principe de double causalité; le discours direct en est la pièce maîtresse. Il l’est d’abord par le caractère déterminant de l’oracle
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qui énonce ce qui sera la ligne d’accomplissement de la causalité divine. La ligne des causalités humaines, quant à elle, se dessine au fil des projections des protagonistes humains. Leurs interventions au discours direct mettent en valeur comment – ignorants de l’oracle – ils se déterminent de façon autonome et pour des raisons qui n’ont pas de lien avec la décision divine. C’est ce que manifestent les deux derniers actes de ce règne tumultueux. 4. Acte 4: violences fratricides (2 S 13–14) Le récit du viol de Tamar par Amnon et ses funestes conséquences présente une organisation calendaire simple. L’expression «et il arriva après cela» (2 S 13,1) introduit l’épisode du viol proprement dit. Puis, deux indications de durées mesurées marquent les étapes du développement de ses conséquences. La première, «et il arriva deux ans après» (2 S 13,23), inaugure le récit du meurtre d’Amonon par Absalom. La seconde, «Absalon était allé à Gueshour et il y resta trois ans» (2 S 13,38) mesure l’exil du jeune prince suite à son meurtre. Puis un jour, un seul jour dans cette séquence, est mis en valeur: celui où la femme de Teqoa se fait la complice de Joab pour convaincre David de laisser rentrer Absalom à Jérusalem. Une dernière durée longue précise le temps qu’Absalom passe à Jérusalem avant que David accepte de le voir: «deux ans» (14,28). Sept ans du règne de David sont donc couverts par ces deux chapitres. Les indications de durée mesurées laissent percevoir que du temps passe. De ces années, le lecteur ne sait rien de plus que les événements, brefs en termes de durée, de l’agression de Tamar, de la vengeance d’Absalom, de son exil et de ce retour à Jérusalem. Ces drames qui secouent la famille de David sont portés au premier plan. Voilà ce qui compte pendant ces années de règne au point d’éclipser tout le reste. Les indications de durées mesurées participent également au tragique en laissant sentir combien tenaces sont les haines déclenchées par le viol initial, combien les vengeances sont longuement et sciemment préparées et les pardons lents à donner. Pour le lecteur, le lien est clair entre ces violences et l’oracle de Natan qu’il vient à peine de lire. Mais les acteurs de ces crimes, eux, agissent sans savoir que leurs actes mettent un œuvre un châtiment annoncé. «Voici que moi je fais lever le mal contre toi à partir de ta maison» (2 S 12,11) disait Yhwh par l’intermédiaire du prophète. Le récit de 1 S 13–14 met en évidence la responsabilité des personnages dans les violences qu’ils commettent et le discours direct est le premier moyen dont le narrateur use à cette fin. L’action commence par un petit dialogue entre Amnon et son
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ami. La langueur dont Amnon est saisi inquiète son ami qui l’interroge et lui suggère la ruse qui piégera et le père et la sœur (2 S 13,4-5). De la même façon, le piège mortel tendu à Amnon par son frère commence par l’invitation apparemment innocente qu’Absalom adresse à son père (2 S 13,24). Cette façon d’enclencher l’action fait apparaître que ce qui survient procède des intentions et des stratégies des personnages. L’écart entre l’oracle et les projets humains, et donc l’autonomie et la «consistance» des deux ordres de causalité, sont d’autant plus manifeste que celui qui initie un événement déterminant est un personnage secondaire, l’ami d’Amnon (2 S 13,3), qui n’est pas autrement impliqué dans l’action que par les conseils qu’il donne. C’est son unique apparition dans le récit. Il en ira de même, à l’acte suivant, avec Ahitofel, le conseiller de David que s’attache Absalom (1 S 15,2). C’est lui qui conseille au jeune insurgé de prendre les concubines de son père, initiant à son insu ce que l’oracle présentait comme un acte conduit par Yhwh (2 S 12,11/16,21). Notons que le lien de causalité entre la faute du père et les malheurs des enfants est accentué par leur similitude: David est coupable d’une relation illicite qui le conduit au meurtre, de la même façon la violence qui se déchaîne dans sa maison prend d’abord la forme d’un viol qui conduit au meurtre fratricide. Il est notable que la scène pourtant inaugurale et longuement développée du viol de Tamar ne soit pas désignée comme jour, pas plus que celles du meurtre d’Amnon et de son annonce à David. L’unique jour qui se détache dans cette période de sept ans, celui de la rencontre de David avec la femme de Teqoa participe également à la mise en exergue des responsabilités humaines. Il accroît encore la responsabilité paternelle de David dans l’expansion d’une violence qui va bientôt l’atteindre personnellement. Ce jour, en effet, est celui où il accepte le retour d’Absalom à Jérusalem suite au discours de la femme de Teqoa. Rendant ainsi possibles les manœuvres du jeune homme contre lui – et le jeu trouble de Joab –, David prépare sans le savoir son propre malheur et la déstabilisation de son pouvoir. Tragique paradoxe que celui d’un malheur qui surgit d’un pardon, même tardif. Ces événements ouvrent dans le récit la dernière durée celle du deuil de David «tous les jours» suite à la mort de son fils (2 S 13,37). Cette durée est moins une force motrice de la narration que la notification du premier effet à long terme des drames dans lesquels s’enfonce la maison royale. Elle révèle la situation tragique du roi: il porte la responsabilité de ces violences qui se déchaînent sous ses yeux sans qu’il y puisse rien et qui le blessent dans son amour pour ses enfants. Ce sont donc trois durées qui s’entrelacent tragiquement jusqu’au terme du récit: la durée de la fidélité de Yhwh, qui ne reprend pas sa promesse dynastique, celle des
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violences qui se déchaînent dans la famille du roi et celle du chagrin que celui-ci en éprouve. 5. Acte 5: révolte et mort du fils (2 S 15–20) Le récit de ce dernier acte couvre au moins quatre ans (2 S 15,7) mais il est presque exclusivement consacré aux trois derniers jours qui forment la dernière phase de 1 S 1 – 1 R 2. Celle-ci (2 S 15,13–20,3) se distingue par trois traits temporels qui font d’elle un ensemble sans équivalent dans le récit du règne de David. En premier lieu, elle présente une ampleur inaccoutumée en termes de temps racontant. L’ensemble de la période (2 S 15–20) – quatre ans donc – fait l’objet de cent quatre-vingthuit versets. Or, cent cinquante-cinq, soit plus des quatre cinquièmes, sont consacrés au récit de trois jours49. Second trait, ces trois jours présentent une composition soignée qui s’apparente à celle de 1 S 24–26. La fuite à Mahanaïm et le retour à Jérusalem sont développés selon une symétrie renforcée par la récurrence des rencontres, les mêmes personnages se présentant sur le parcours du roi à l’aller et au retour. Ces jours encadrent celui de l’affrontement des deux armées et de la mort d’Absalom de telle sorte que l’ensemble forme un triptyque au centre duquel se détache la mort du fils. Enfin, troisième trait, ces jours présentent un nombre particulièrement important d’indications calendaires et en particulier d’occurrences de יום50. Le terme est utilisé de façon insistante par le narrateur comme par les personnages et cette fréquence rompt avec l’effacement des marques calendaires des chapitres précédents. Par ces trois traits, ces jours s’apparentent aux grandes scènes de la seconde partie du récit 1 S 13 – 2 S 1. Leur ampleur correspond au point culminant de la tension paradoxale que produisent les deux durées qui sous-tendent ces chapitres: celle de la fidélité de Yhwh qui ne se détourne pas de son oint ni de sa maison, celle des violences internes à celle-ci, violences annoncées sinon décidées par le même Yhwh. Après des épisodes où cette violence est allée crescendo, voici qu’elle atteint directement le roi et fait éclater le paradoxe que sa faute a provoqué. Il se trouve pris dans une situation où sa royauté, promesse de Yhwh envers sa maison, ne peut s’accomplir sans qu’il soit brisé comme père. Le premier jour, c’est en roi déjà défait que David fuit sa capitale. Il exprime à deux reprises sa docilité à la volonté divine, quelle qu’elle soit 49. Par comparaison, les dix jours de 1 S 28 – 2 S 1 sont rapportés en cent sept versets. 50. 2 S 15,20; 16,3.12.23; 18,7.8.18.20(×3).31; 19,3(×2).4.6(×2).7(×3).14.20.21. 23(×3).25(×2).35.36; 20,3.
2 S 2–20
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(2 S 15,25-26 et 16,11-12). Une occurrence de יוםest mise dans sa bouche pendant sa fuite: «peut-être Yhwh (…) me rendra-t-il le bonheur à la place de sa malédiction aujourd’hui même [»]היום הזה. En identifiant le jour qu’il vit comme jour de la malédiction de Yhwh, David reconnaît sans doute dans la rébellion de son fils, l’accomplissement de l’oracle où Natan annonçait que son malheur viendrait de sa propre maison (2 S 12,11-12). Le lecteur, transporté par les pouvoirs du narrateur dans le camp d’Absalom, ne peut que constater que le sort réservé aux concubines de David correspond bien à l’oracle du prophète (2 S 16,21-22 // 12,11). Le malheur annoncé s’accomplit, les agissements d’Absalom sont les conséquences certes différées, mais directes, de la faute de David. Pourtant, le paradoxe se tend lorsque le lecteur est informé, dès ce premier jour, de l’issue de la confrontation (2 S 17,14). Par la manière dont il orchestre les va-et-vient entre les deux lignes, dont il rend la simultanéité lors de la poursuite, le narrateur met en évidence les coïncidences à travers lesquelles se laisser deviner l’exercice de la providence divine en faveur de David (2 S 15,37; 17,24). La défaite d’Absalom est programmée, il reste au lecteur à en découvrir les modalités. Ce déplacement du suspense a pour effet de faire glisser la tension du cours des événements – maintenant vainqueur et vaincu sont connus du lecteur – à l’intériorité du roi. Le récit du deuxième jour (18,1–19,9) est conduit de telle sorte qu’il fait porter toute l’attention sur le drame intime de David. Le récit met d’emblée en évidence la dichotomie entre l’intérêt du roi et le souci du père, entre fonction politique et liens familiaux. C’est ce clivage que les très nombreuses occurrences de יוםne cessent de souligner, mettant du même coup en évidence comment David se trouve intimement divisé. En atteignant celui qui déstabilise le trône de son élu au terme d’un enchaînement de violences familiales croissantes, Yhwh ne peut pas ne pas atteindre le père. Déchiré par la mort de son fils, il l’est par ce qui résulte de sa faute. Le dernier jour de cette phase (2 S 19,16–20,2) est consacré au voyage retour de David vers Jérusalem. Si la mort d’Absalom a résolu le paradoxe, si c’est bien en roi que David revient dans sa ville, ses rencontres rendent perceptible l’ambivalence qui mine désormais son règne. La symétrie entre le jour de la fuite et le jour du retour met en évidence les changements de discours et d’attitudes chez ceux qui croisent sa route. Nous avions noté comment les occurrences de יוםpointaient mensonges, obséquiosités et motivations inavouées. La belle unanimité des débuts, l’amour que tous portaient au jeune héros (1 S 18,5.16) se sont effrités, et le roi se retrouve entouré de courtisans qui jouent de leurs intérêts. Luimême peine à voir clair dans leur jeu, comme en témoigne la façon injuste
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dont il tranche entre Civa et Mefibosheth (2 S 19,30). C’est donc par un retour en demi-teinte que s’achève la dernière phase de jours de 1 S 1 – 1 R 2. Des quarante années du règne de David, seuls quelques jours, un peu plus d’une vingtaine, sont mis en exergue. Ils se détachent de longues périodes dont peu de choses sont rapportées. Ces jours qui comptent s’espacent et l’attention se resserre sur la faute de David et la façon dont elle devient un piège pour lui-même. Les phases composées par ces jours, en particulier, soulignent le progressif effondrement du roi. Si la première avait mis en exergue son innocence dans les circonstances de l’établissement de sa royauté, et la seconde son attachement à Yhwh, la troisième accentue sa culpabilité avant que la dernière ne le présente impuissant, terrassé par les malheurs qu’il a lui-même suscités. Mais le déclin du règne de David s’effectue sur fond de la fidélité de Yhwh qui reste indéfectiblement attaché à son élu51 et à sa descendance. Entre les deux premières et les deux dernières phases, la nuit de l’oracle dynastique se détache, isolée, et la promesse ne sera pas annihilée par la faute du roi. Lorsqu’il faut trancher le conflit dans lequel le fils veut renverser le père, c’est ce dernier que Yhwh soutient encore.
V. LE
TEMPS DÉCONSTRUIT: ABAISSEMENT DU ROI
ET EXALTATION DE
YHWH (2 S 21–24)
Les derniers chapitres de 2 S sont traditionnellement considérés comme des appendices52. Ils associent des éléments d’ordres très différents et leur organisation, on va le voir, rompt avec celle des chapitres précédents. Celle-ci permet une radicalisation des deux mouvements croisés qui sont déjà à l’œuvre dans le récit du règne de David: ils achèvent de «déconstruire»53 son autorité royale en brouillant la lisibilité de son règne et ils donnent à entendre la vibrante célébration, par le roi lui-même, de la fidélité de Yhwh à son égard. Cette fidélité en vient à demeurer le seul axe lisible du règne de David. Or, cette ultime mise en perspective s’opère par une profonde transformation du mode de temporalisation du récit. 51. Voir sur ce point W. BRUEGGEMANN, On Trust and Freedom. A Study of Faith in the Succession Narrative, dans Interpretation 26 (1972) 3-19, p. 13. 52. Sur ce point, dans une perspective d’histoire rédactionnelle, voir EDENBURG, 2 Sam 21–24, et en particulier pour une histoire de la recherche, pp. 190-195. Voir aussi MCCARTER, II Samuel, pp. 16-19. . 53 Je reprends l’expression à W. BRUEGGEMANN, 2 Sam 21–24. An Appendix of Deconstruction?, dans CBQ 50 (1988) 383-397.
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En effet, les unités qui composent ces chapitres ne sont pas ordonnées selon le principe de succession temporelle qui organisait le récit jusqu’alors. Leur disposition n’est plus chronologique mais spatiale et plus précisément concentrique54. Sont donc agencés: la famine (21,1-14) B) LISTE: les combats de David et de ses hommes contre les Philistins (21,15-22) C) POÈME: le chant de David (22,1-51) C’) POÈME: les dernières paroles de David (23,1-7) B’) LISTE: les preux de David et leurs exploits (23,8-39) À’) RÉCIT: le recensement (24,1-25). A)
RÉCIT:
L’organisation de 2 S 21–24 repose donc en premier lieu sur la disposition en chiasme de trois genres littéraires différents: récit, liste et poème, et les éléments symétriques de la structure sont appariés par leur identité de genre avant d’être liés par des similitudes thématiques ou sémantiques55. Mais, comme l’a finement remarqué L.T. Simon, le lecteur n’aborde la structure concentrique que par une lecture séquentielle. Or, la cohérence de cette lecture est mise à mal par les changements de genre rapides et répétés, qui brouillent la perception de la logique d’ensemble. Le lecteur, en effet, passant rapidement d’un genre à l’autre dans un ensemble dont il perçoit cependant qu’il forme un tout, peine à déterminer selon quelles conventions il doit le lire56. Simon poursuit en montrant que ce trouble vient en premier lieu du rapport au temps spécifique à chacun de ces genres: There is a conspicuous difference in terms of the representation of time between the three pairs of the Appendix. The framing passages (21,1-14; 24,1-25) relate two stories that happened at a certain point in the past, whereas the middle ones provide the reader with two lyrical poems and as such they are timeless, so to speak. War is not a memorable event which started and concluded once (upon a time) somewhere in the past. It is rather a phenomenon continually present. The fragmentation of the form in B and B’ is homologous to the unending repetition inherent in the contents57.
54. Le chiasme a été mis en évidence par K. BUDDE, Die Bücher Richter und Samuel. Ihre Quellen und ihr Aufbau, Giessen, Ricker, 1890, p. 256 et fait depuis l’objet d’un large consensus. 55. Sur les thèmes et motifs communs, voir CAZEAUX, Saül, David, Salomon, pp. 258260. 56. L.T. SIMON, Identity and Identification. An Exegetical and Theological Study of 2 Sam 21–24 (Tesi Gregoriana Serie Teologica, 64), Roma, Gregorian University Press, 2000, p. 312. 57. Ibid., p. 313.
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Le lecteur passe ainsi du récit d’un événement particulier du règne de David à l’évocation d’hommes et de faits d’armes qui ont émaillé cette période et dont il n’avait pas soupçonné l’existence, et enfin à la célébration par David de la fidélité divine telle qu’elle s’est manifestée dans sa vie (2 S 22) et telle qu’elle est promise à sa descendance (2 S 23,1-7). Puis dans un mouvement inverse, il découvre de nouvelles listes avant de voir l’ensemble se clore par le récit d’un événement particulier. De plus, les indications temporelles de ces chapitres ne permettent pas de situer dans la chronologie du règne les événements sur lesquels elles portent. Au contraire, elles participent au brouillage temporel. Les deux indications calendaires principales sont celles qui marquent le temps de référence des unités A et C. La première ouvre le récit de la famine qu’elle situe «aux jours de David» (2 S 21,1). C’est la première fois qu’un épisode est introduit par une indication aussi imprécise puisqu’elle concerne potentiellement l’ensemble du règne. Impossible donc de préciser quand, après la mort de Saül, se sont passés ces trois années de famine et leur tragique dénouement. Ainsi, la première expression de temps, qui introduit non seulement le premier récit mais aussi l’ensemble de ces quatre chapitres, rompt d’emblée et de façon très nette avec la succession chronologique qui a été la norme jusque-là. Voilà le lecteur confronté à des événements qu’il ne peut pas situer mais dont il sait qu’ils peuvent avoir eu lieu à une période évoquée précédemment, et en particulier pendant celle qui suit l’installation de David à Jérusalem58. De la même façon, le moment où David a entonné son chant d’action de grâce est situé ainsi: «au jour où Yhwh l’eut délivré de la paume de tous ses ennemis et de la paume de Saül» (2 S 22,1). Mais quand ce moment s’est-il présenté? Après le récit des victoires de 2 S 8? Après que l’épisode de la famine a clos le passif hérité de Saül? Le brouillage temporel est accentué par le fait que ce poème retardé est suivi du poème testamentaire anticipé (C’); ces «dernières paroles de David» (2 S 23,1) sont prononcées très en amont de la mort du roi (1 R 2,10). L’épisode du recensement, quant à lui (A’), ne présente aucune indication temporelle qui pourrait de le situer dans la chronologie du récit. Le recensement et sa sanction peuvent faire partie des derniers événements de la vie du roi, mais le retour de Gad, qui conseillait David en fuite plus de quarante ans auparavant (1 S 22,5), pourrait laisser penser qu’il a pu avoir lieu beaucoup plus tôt dans le règne. Le brouillage de la chronologie se joint donc aux différents registres temporels que déploient les genres combinés, pour conduire le lecteur à une nouvelle appréhension du règne de David. Celui-ci se trouve ressaisi et redéployé selon des variations de perspectives qui procèdent de variations temporelles. 58. Voir HERTZBERG, I & II Samuel, pp. 381-382; MORRISON, 2 Samuel, p. 275.
2 S 21–24
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Enfin, ces chapitres ne sont pas seulement un agencement de matériaux importants que les rédacteurs auraient voulu conserver et insérer in extremis avant le récit de la mort de David, faute d’avoir pu les rapporter auparavant à leur place chronologique dans la séquence. Ils forment une véritable finale aux livres de Samuel, finale qui ne correspond pas à la clôture du récit. Celle-ci, en effet, se trouve en 1 R 1–2 où, on va le voir, la succession de David et le récit de sa mort viennent boucler l’intrigue d’ensemble. L’unité formée par 2 S 21–24 elle, ne «clôt» pas. Elle joue cependant comme une scansion importante non seulement dans l’histoire de David, mais plus largement dans la grande fresque de l’histoire des rois. En finale de 1 – 2 S, elle met en relief la fin de la période pendant laquelle David a effectivement exercé la royauté. Or, elle souligne la fin de cette période en complexifiant ce que le lecteur a lu jusqu’alors. Elle lui apporte des éléments nouveaux qui déplacent et transforment ce qu’il avait perçu de David et de son règne. En fin de récit, ces chapitres se trouvent mis en relief et proposés comme une importante clé herméneutique59, une forme de réévaluation avant que le rideau tombe. Comme l’a remarqué L.T. Simon, cette fin «conclues the book but leaves the reader with a suspended ending of the story-line»60. Et cette impression de fin suspendue procède du fait que les derniers chapitres ne rapportent pas les derniers événements du règne, mais des événements qui ont eu lieu pendant les périodes déjà évoquées sans qu’il soit possible de les situer très précisément. Le lecteur est conduit à deux découvertes. En premier lieu, il prend conscience qu’il ne connaît le règne de David que de façon partielle61: bien des événements lui ont échappé, bien des personnages jusque-là inconnus ont entouré David dans les péripéties d’une narration dont la cohérence et l’unité ont été assurées par une tension continue et une ligne chronologique fermement marquée. Tout ce qui compte semblait avoir été raconté, et voilà que cette étrange finale vient révéler qu’il y a davantage dans ce règne que ce qui en a été relaté, que des événements importants – les deux récits d’encadrement – lui ont été cachés au moment où ils se déroulaient, et que bien d’autres épisodes, sans doute, à peine esquissés dans les listes, auraient pu être développés. Or, ce qui est ainsi révélé tardivement au lecteur le conduit à réévaluer le portrait du roi qu’avaient généré les chapitres précédents62. David n’est 59. B.S. CHILDS, Introduction to the Old Testament as Scripture, Philadelphia, PA, Fortress, 1979, p. 275. On notera que sur une base d’histoire rédactionnelle l’article de EDENBURG, 2 Sam 21–24, défend la position inverse (voir p. 221). 60. SIMON, Identity and Identification, p. 312. 61. A.F. CAMPBELL, 2 Samuel (FOTL), Grand Rapids, MI, Eerdmans, 2005, p. 185. 62. Pour une revue des positions sur la façon dont ces chapitres influent sur la caractérisation de David, voir GILMOUR, Representing the Past, pp. 108-109.
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pas tout à fait celui qu’il pensait connaître. Cette réévaluation s’opère par la tension entre une déconstruction de l’image glorieuse du roi – déjà amorcée depuis 2 S 11 – et une mise en évidence, comme jamais auparavant, sous le mode de la confession, de la fidélité de Yhwh. Ce double mouvement recouvre la distinction entre récits et listes d’une part, et poèmes de l’autre. Comme l’écrit A.F. Campbell: Stylistically, we are confronted by a tension between the end-directed narratives and the center-located poems. Hermeneutically, this stylistic tension may mirror the tension in the portrayal of David, less than glorious in the narratives, sustained by God in the poems63.
Et les effets de chaque genre sont liés à leurs caractéristiques temporelles. Campbell a montré comment les unités narratives, récits et listes, sont systématiquement ambivalentes64. Elles supportent toutes la possibilité d’une double lecture. La première, naïve, ne voit dans ces chapitres que la relation simple de faits et gestes mémorables de David qui ont été compilés pour ne pas être oubliés; la seconde, moins naïve, y lit une critique du roi qui entre en tension avec les chapitres précédents. Ainsi, une lecture naïve de 2 S 21,1-14 voit dans ce récit les moyens pris par David pour mettre fin à la famine et faire justice aux Gabaonites. Une lecture moins naïve y voit une belle occasion d’éliminer cruellement tous ses rivaux potentiels. Le récit du recensement et de la construction de l’autel, que la colère de Yhwh rend si difficile à interpréter, peut être lu soit comme un récit dans lequel David sauve son peuple de la peste, soit comme un récit dans lequel il est responsable du fléau. Les deux listes qui encadrent les poèmes (2 S 21,15-22 et 23,8-39) peuvent faire le portrait d’un chef de guerre charismatique qui sait fédérer autour de lui des héros valeureux et les conduire à des exploits hors du commun. Mais une lecture moins ingénue remarque que si David était un leader, il n’était peut-être pas si vaillant combattant qu’on le pensait: ses hommes le découragent d’aller combattre après qu’il a été menacé de mort par un Philistin et qu’il n’a dû son salut qu’à l’intervention d’Avishaï (2 S 21,15-17). Et est-ce lui ou ses vaillants compagnons qui remportent des victoires mémorables contre des Philistins particulièrement redoutables? Les occurrences de « הואcelui-là» qui scandent de brefs récits (2 S 23,8.10.18[×2].20[×2].21) pour mettre en valeur ses soldats et leurs hauts faits résonnent étrangement. 63. A.F. CAMPBELL, 2 Samuel 21–24. The Enigma Factor, dans A.G. AULD – E. EYNIKEL (éds), For and Against David. Story and History in the Books of Samuel (BETL, 232), Leuven – Paris – Walpole, MA, Peeters, 2010, 347-358, p. 348. 64. C’est l’objet de l’article de CAMPBELL, 2 Samuel 21–24, dont je partage la perspective dans les pages suivantes.
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Ainsi ce sont ces hommes et non son oint qui ont permis à Yhwh de remporter de grandes victoires (2 S 23,10.12). Et quel chef David était-il donc pour mettre en danger la vie de ses compagnons parce qu’il souhaitait boire de l’eau de Bethléem (2 S 23,13-17)? Or, lorsque ces récits et ces listes sont mis en écho avec les chapitres précédents, c’est la lecture la moins favorable au portrait du glorieux David qui se trouve activée. On l’a vu, il n’est pas possible de savoir précisément quand ont eu lieu ces événements. Les listes, en particulier, peuvent couvrir un large pan non seulement du règne de David mais aussi de la période où il était en fuite devant Saül. Ainsi, l’épisode relaté en 2 S 23,13-17 a lieu alors que David est réfugié dans la grotte d’Adoullam et que les Philistins campent en Juda. Il est donc très probable qu’il s’agisse de la période dont il est question en 1 S 22,465. Déjà, le jeune David soutenu par Yhwh dans sa fuite pouvait agir de façon insensée. Voici terni le portrait sans mélange qu’avait dressé le récit de l’ascension de David, et avec lui c’est toute la trajectoire du personnage qui se trouve a posteriori teintée d’ambiguïté. De même, le récit de la mise à mort des descendants de Saül par David s’oppose directement à son indignation devant l’assassinat d’Ishbosheth. Qu’en est-il alors du strict respect que David a toujours eu soin d’afficher publiquement envers l’oint de Yhwh et ses descendants? Son innocence dans les rivalités qui ont marqué son accession au pouvoir se trouve ébranlée après avoir été tellement mise en valeur, tandis que l’accusation portée par Shimeï concernant le sang de la maison de Saül versé par David prend tout à coup du poids (2 S 16,7-8). L’oint de Yhwh aurait-il les mains tachées du sang de ses rivaux, aurait-il si vite oublié la leçon d’Abigaël dont il avait loué la sagesse (1 S 25,32-34)? De même, l’épisode de 2 S 21,15-17 fait écho à 2 S 18,3-4. Il ne serait donc pas rare que David ait été tenu à l’écart de l’arène du combat par ses hommes. C’est également le peu d’empressement de David à mener l’armée au combat (2 S 11,1) qui s’en trouve éclairée de façon nouvelle. Si l’adultère de Bethsabée et le meurtre d’Urie marquent bien un tournant dans la trajectoire de David, les derniers chapitres de 2 S laissent penser que c’est tout le règne qui a été marqué d’ambivalences et de fautes. Moins innocent, moins juste, moins brave qu’on ne le pensait, tel était David, révèle la fin de 2 S. Il est cependant une qualité du personnage que ces chapitres ne déconstruisent pas, bien au contraire: sa foi qu’il chante lui-même avec une ampleur et une passion sans égale en 2 S 22. Que David ait été un homme de foi, qu’il ait eu confiance en Yhwh et lui ait remis sa vie jusque dans 65. MCCARTER, II Samuel, p. 495.
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ses fautes, a été notifié de multiples façons et à bien des reprises dans le récit66. Les deux poèmes joints au centre des derniers chapitres ne sont pas la première longue prière de David, mais à la différence de 2 S 7,1829 qui était suscitée par l’oracle de Natan, ils ne sont pas liés à des circonstances immédiates. Ils ne marquent pas non plus la fin de la vie du roi. On l’a vu, l’action de grâce de David (2 S 22) est un chant probablement énoncé plus tôt, les paroles testamentaires (2 S 23,1-7) sont, quant à elle, anticipées. L’association du poème retardé et du testament anticipé au centre de la composition qui achève 2 S constitue plutôt le cœur du dispositif de recadrage herméneutique formé par ces chapitres. Leur arrachement au moment supposé de leur énonciation leur donne une portée plus large. Le chant d’action de grâce de David, notamment, apparaît comme un discours valant pour l’ensemble de l’existence du roi, qui y relit, en quelque sorte, son histoire67. Certes, comme les récits de 2 S 21–24, ces poèmes sont susceptibles d’une lecture ironique qui fait apparaître les aveuglements de David sur lui-même68. Comment le roi peut-il si facilement affirmer son innocence, 66. On notera en particulier 1 S 17,37; 22,3; 23,10-12; 30,6; 2 S 7,18-29; 12,22-23; 16,11-12; 24,14. 67. Pour certains auteurs, par exemple K.L. NOLL, The Faces of David (JSOTSS, 242), Sheffield, Sheffield Academic Press, 1997, pp. 132-133, le poème a dû être prononcé dans la période évoquée en 2 S 8. Son argumentation repose sur le fait qu’on ne trouve pas de liens lexicaux entre le poème et le récit après ce chapitre. Il cherche à établir le rapport entre telle affirmation du poème et tel événement du récit. Par exemple, le fait que David chante Yhwh comme son « סלעrocher» (2 S 22,2) serait une allusion à 1 S 23,25. David évoquerait donc cette période dans son chant. Cette méthode n’est pas sans question. D’une part, un seul terme suffit-il à constituer une allusion à un événement? La métaphore de Yhwh comme «rocher» ou de son salut comme affermissement sur le «roc» est classique en poésie (voir par exemple Ps 32,4; 40,3; 42,10; 71,3), tout comme les autres métaphores du salut que l’on trouve dans ce chant. De plus, il appartient à la poésie lyrique de ne pas cultiver de renvois aussi directs au récit. Si le poème est nourri des expériences concrètes de salut que David a faites, il n’a pas pour propos de renvoyer à telle ou telle en particulier mais plutôt, on l’a vu, de célébrer le même salut donné à chaque fois. C’est pourquoi il est important de prendre en compte le genre du texte avec ses possibles propres, et de voir les effets qu’il déploie à partir du point où il se trouve dans la séquence et non à partir de celui auquel il serait supposé devoir se trouver. La situation du poème à la fin du livre fait du propos de David un témoignage qui porte sur l’ensemble de son parcours, selon les effets de «débordement» que nous avons vus être attachés à la poésie lyrique. De plus, la célébration du salut comme don permanent nécessite une mise à distance des circonstances dans lesquelles il s’est donné. C’est le propre de la poésie de pouvoir opérer cet écart d’avec une référence directe à des événements particuliers. C’est pourquoi un chant est mis ici sur les lèvres de David plutôt qu’un discours d’action de grâce comme en 2 S 7,18-29 où il s’agit d’une réponse immédiate à un événement particulier. 68. Pour une revue des différentes positions, voir NOLL, The Faces of David, pp. 119120.
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chanter la pureté de ses mains (2 S 22,21-24), proclamer avec l’autorité de l’inspiré que la justice a marqué l’exercice de son pouvoir (1 S 23)? Cela prête à sourire. Les tensions du poème avec le récit peuvent apparaître comme une manière indirecte de défaire encore la figure du roi. Cependant, telle n’est pas la pointe de ces chants. 2 S 22 se présente comme un retour du David sur l’ensemble de son existence. C’est sous le signe du salut reçu de Yhwh qu’il fait mémoire de sa vie, c’est donc l’action de Yhwh en sa faveur qui importe d’abord69. La racine « ישעsalut» et ses synonymes forment un réseau de termes clés qui se déploient au long du poème. Le chant se développe selon les étapes successives qui conduisent de la détresse à la victoire sur les ennemis. On a vu70 comment David fait ainsi mémoire non d’un salut particulier mais de tous ceux qu’il a vécus. En ce sens, le poème est étroitement lié à la séquence narrative. Ce lien prend en particulier la forme d’un arc à rebours semblable à celui que l’on a constaté pour l’élégie sur Saül et Jonathan. La célébration qu’est le poème produit une périodisation spécifique du récit. Elle s’opère ici selon un double arc. Le premier est dessiné par le verset d’introduction du narrateur: «et David dit à Yhwh les paroles de ce chant au jour où Yhwh l’eut délivré [ ]הצילde la paume de tous ses ennemis et de la paume de Saül» (2 S 22,1). Comme l’a remarqué C. Morrison71, ce 69. Je partage la position de BRUEGGEMANN, 2 Sam 21–24, p. 389. Il remarque que la déclaration de justice de David (2 S 22,22-24) est à la fois corroborée et significativement nuancée par le narrateur en 1 R 15,4-5: «car c’est à cause de David que Yhwh son Dieu lui donna une lampe à Jérusalem pour élever son fils derrière lui et maintenir Jérusalem, parce que David avait fait ce qui est droit aux yeux de Yhwh et il ne s’était pas détourné de ce qu’il lui avait ordonné tous les jours de sa vie, excepté dans l’affaire d’Urie le Hittite». Brueggemann commente: «The acknowledgment of 1 Kgs 15:5 poses the dilemma of how to relate the high claims of sedaqah and tamim in the psalm to the reality of David’s life. It may be, as Childs proposes, a purged model for kingship. I prefer to think that this is a critique of David. He is a king not marked by sedaqah and tamim. The deliverance and victory of the psalm are not due to his royal person, but to the incredible fidelity of Yahweh. The juxtaposition of the middle section with the first and third sections serves to remove from the king any claim of legitimacy, merit, or virtue. It shows that the king, like all others in Israel, is a creature of Yahweh willingness to listen and intervene. The king achieves nothing, deserves nothing, guarantees nothing. It is Yahweh, only Yahweh, who delivers. It is all Yahweh, no one else, surely not the king. Thus, the middle section does not celebrate this king, but in fact indicts him and shows how the life-realities of David require a God who hears and acts freely». 70. Voir infra, pp. 373-378. 71. Voir MORRISON, 2 Samuel, p. 290. Il rappelle que 1 S 17,33-37a est le premier discours significatif de David dans le récit et il commente: «As David stepped onto the stage of history, his speech introduced the central theme of the David narrative: his victories were God’s doing. Now, as his life draws to close, David sings a song to express his thanks to God, who as fulfilled the speech that he made before Saul long ago».
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
verset fait écho à la déclaration de David à Saül au moment où il s’avance pour défier le Philistin: «Yhwh qui m’a libéré [ ]הצלניde la patte du lion et de la patte de l’ours, c’est lui qui me libérera [ ]יצילניde la main de ce Philistin» (1 S 17,37). Ainsi, le narrateur déclare accompli ce que David proclamait face à Saül alors qu’il allait défier Goliath, ou plutôt, il introduit le chant de David comme le témoignage par celui-ci de la réalisation de ce qu’il professait. La confiance de David, qui s’appuyait déjà comme berger sur l’assistance de Yhwh, n’a pas été déçue. Son chant donne à entendre comment, tout au long de son parcours, le Dieu sauveur sur lequel le jeune berger puis le roi savaient pouvoir compter lui a été fidèle. Voici dessiné un premier arc qui renvoie au premier exploit de David et dessine la période des saluts de Yhwh pour lui. La fidélité d’un salut offert, voilà ce qui émerge des péripéties de l’histoire lorsque David se retourne sur son passé. Mais ce premier arc est doublé d’un second, plus ample et qui se révèle appartenir à un système d’arcs à la mesure des deux livres. Le mouvement du poème conduit en effet à la mémoire de ce qui fonde la relation privilégiée de Yhwh avec David: son onction. Or, c’est finalement la fidélité de Yhwh à celui sur qui a été levée la corne de l’onction, plus que la fidélité de celui-ci aux exigences de son onction, qui apparaît comme l’axe de cohérence de l’histoire en 1 – 2 S; c’est cela la ligne sous-jacente la plus fondamentale du récit. Les deux derniers vers de 2 S 22, en effet, sont liés par leur vocabulaire à deux textes clés: le cantique d’Anne (1 S 2,1-10) à la fin du récit d’ouverture et la scène d’onction de David au début du cycle de David (1 S 16,1-13). Le dispositif est le suivant: ACCOMPLISSEMENT
1 S 2,1-10
1 S 16,1-13
2 S 22,1-51
⎧ v. 1 קרן ⎧ v. 1 קרןet ⎧ מלךv. 3 קרן INCLUSIONS ⎨ ⎨ ⎨ ⎩ v. 10 קרןet מלכו/ ⎩ משיחוv. 13 קרןet ⎩ משחv. 51 מלכו/ משיחו
CÉLÉBRATION Schéma 14: Les inclusions formées par קרן, משיחet מלךen 1 – 2 S
2 S 21–24
447
On relève dans ces trois textes toutes les occurrences de « קרןcorne» que comptent 1 – 2 S72. En 1 S 2,1-10, elles sont en inclusion autour du poème. On constate le même phénomène en 1 S 16,1-13 où les deux occurrences encadrent le récit. De plus, dans les deux textes, ces occurrences sont associées au terme « מלךroi» et à un terme formé sur la racine « משחoindre». 2 S 22,1-51 ne présente qu’une seule occurrence de קרן et elle n’est pas directement associée aux deux termes «roi» et «oint». Cependant, ceux-ci se trouvent dans le dernier vers où ils forment une paire de mots qui sont mis en valeur à la fin de chacun des membres du vers. Cette paire reproduit celle de 1 S 2,10 où les deux termes sont utilisés de la même façon73. La reprise de קרןet de la paire מלכו/ משיחוmet ces trois textes en système. Ces termes sont utilisés en 1 S 2,10 par Anne pour annoncer l’onction d’un roi. On les retrouve en 1 S 16,1-3 lorsque l’annonce de la femme s’accomplit74. Au terme du récit, le chant d’action de grâce de cet oint se déploie entre les termes que le chant de la femme avait introduits. Ainsi les deux chants qui marquent les extrémités de l’œuvre entrent-ils en écho: au discours visionnaire de la femme répond l’acte de mémoire de l’oint qui vient reconnaître et confesser la promesse dont l’onction était porteuse. Cette célébration en constitue en quelque sorte le sceau. La portée à rebours du chant de David est exactement coextensive à la durée de l’inhabitation de l’esprit de Yhwh. Cette durée, la plus longue du récit, s’ouvre d’ailleurs dans le même verset que celui où apparaissent deux des trois termes clés: קרןet ( משח1 S 16,13). Or, cette durée est mise en valeur immédiatement après le chant par les dernières paroles de David (2 S 23,1-7). E. Knauf a relevé les nombreux liens qu’entretient ce poème avec l’ensemble du corpus75. Les deux principaux – le terme «oracle» et l’expression «l’esprit de Yhwh» – mettent en lien plusieurs lieux décisifs du récit, de telle sorte qu’un système se dessine de façon analogue à celui que l’on vient de voir.
72. Le terme réapparaît en 1 R 1,39.50.51 dans l’épisode de l’onction de Salomon et en 1 R 2,28 où il est question des cornes de l’autel. 73. Aucun autre poème de la BH n’utilise cette paire pour désigne l’oint de Yhwh. On les trouve associés en Ps 2,2 et Is 45,1 mais «oint» désigne le Messie et «rois», au pluriel, ceux qui s’opposent à lui. 74. Notons que pour l’onction de Saül (1 S 10,1), le terme utilisé n’est pas קרןmais פך. 75. KNAUF, Samuel among the Prophets. «Prophetical Redactions» in Samuel, p. 153.
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
ANNONCE
1 S 2,27-36
L’esprit de Yhwh sur David (1 S 16,13 – 2 S 23,1) 1 S 16,1-13 2 S 23,1-7
v. 30 ×( נאם2) v. 35 משיחי
v. 1 ×( נאם2) v. 13 משח
v. 1 משיחו
v. 13.14 רוח יהוה
v. 2 רוח יהוה
RECONNAISSANCE Schéma 15: Les inclusions formées par נאם, משיחet רוח יהוהen 1 – 2 S
L’oracle mis sur les lèvres de David renvoie au premier oracle du récit, celui de l’homme de Dieu (1 S 2,27-36). Le terme « נאםoracle», ne présente en effet que quatre occurrences dans le corpus, deux sont au centre de l’oracle de l’homme de Dieu (1 S 2,30), les deux autres ouvrent l’oraclepoème de David (2 S 23,1). Ce premier lien lexical met les deux oracles en étroite relation et fait ressortir un second point de contact lexical: le terme de « משחMessie» que l’on trouve également dans le premier et dans le dernier oracle du corpus. La première annonce prophétique de la royauté est le fait de l’homme de Dieu; une annonce en mode mineur, de biais, puisque le terme est glissé à propos des Élides, lorsque le prophète annonce que la nouvelle lignée de prêtres «marchera en présence de mon messie [ ]משחtous les jours» (1 S 2,35). À l’autre extrémité du corpus, le terme se retrouve sur les lèvres de David qui l’utilise lorsqu’il se présente comme énonciateur de l’oracle et dans le même verset que celui où il définit son propos comme un oracle (1 S 23,1). L’expression « רוח יהוהl’esprit de Yhwh» retient également l’attention par son caractère rare et par les événements du récit qu’elle met en résonnance. David l’utilise pour fonder l’autorité de son poème-oracle: ce n’est pas lui qui parle mais, dit-il, «l’esprit de Yhwh parle par moi» (1 S 23,2). Or, cette expression apparaît exclusivement dans les récits liés à l’onction. Après celle de Saül, Samuel annonce au jeune oint qu’il sera investi de l’esprit de Yhwh (1 S 10,6). On la retrouve deux fois dans la scène d’onction de David; elle est utilisée de façon consécutive pour dire l’investissement de David par l’esprit (1 S 16,13) et immédiatement après pour préciser
2 S 21–24
449
que cet esprit s’est détourné de Saül (1 S 16,14)76. Prononcée par David au terme de son règne, l’expression renvoie à son onction et au lien particulier qu’elle instaure avec Yhwh. Elle met en valeur l’inhabitation de l’esprit de Yhwh qui est la durée la plus longue du récit. Ouverte par l’onction en 1 S 16, elle est encore en cours lorsque David prononce ses dernières paroles et ne s’achèvera qu’avec la mort du roi. Ainsi, au terme de son règne, David prophétise-t-il de la même manière que le premier prophète à avoir annoncé un messie, et il prophétise avec l’autorité de l’esprit reçu lors de son onction. Il atteste ainsi la façon dont elle s’est déployée dans l’exercice de sa royauté et la promesse qu’elle constitue pour sa maison, avec laquelle Yhwh a passé une «alliance éternelle» (2 S 23,5). Le relevé des mots et expressions rares dans le récit et présents en 2 S 22 et 2 S 23 fait donc apparaître un phénomène similaire. Le dernier chant de 1 S 1 – 2 R 2 renvoie au premier chant, le dernier oracle au premier oracle. C’est d’abord la cohérence d’ensemble du corpus qui est ainsi établie à partir d’un jeu d’inclusions à grande échelle. Ce jeu confirme également la fonction de finale qui est celle de 2 S 21–24 et de ces deux poèmes centraux en particulier. Mais plus encore, ces deux poèmes sont associés dans ce qui constitue le cœur du cadrage herméneutique opéré in fine par 2 S 21–24. L’un et l’autre mettent en valeur, par un procédé similaire, l’onction de David comme l’événement central de l’ensemble du récit. 1 S 16,1-13 se trouve à chaque fois au centre du système formé par les mots et expressions récurrents. Les deux séries ainsi formées déploient chacune un aspect de cette onction. Avec les termes «corne», «messie» et «roi», l’ensemble 1 S 2,110; 1 S 16,1-13; 2 S 22 met en valeur le rite de l’onction et sa capacité à instituer roi. Ils accentuent la face visible, historique, du rite et le moment historique de fondation de la royauté, après la malheureuse première tentative. Les termes «oracle», «messie» et «esprit de Yhwh», en 1 S 2,2736; 1 S 16,1-13 et 2 S 23,1-7, mettent plutôt en valeur la dimension théologique du rite. Ils explicitent la modalité particulière par laquelle Yhwh se lie à son oint: l’inhabitation de son esprit. Ils mettent donc en valeur ce qui, dans l’efficience du rite, échappe au regard parce qu’il relève de l’action d’Yhwh à l’intime de l’élu. Les deux systèmes mettent aussi en valeur l’onction de David comme l’axe majeur de l’histoire. Il s’agit alors moins de l’événement lui-même que de cet événement comme ce qui inaugure une nouvelle période de la 76. Notons également que deux expressions voisines sont relatives à «l’esprit mauvais de Yhwh» qui investit Saül après l’onction de David (1 S 14,14; 19,8).
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
relation du peuple et d’Yhwh. Remarquons d’abord que le terme משחest le seul qui soit commun aux deux systèmes; il est présent dans tous les passages relevés. La figure messianique telle qu’elle se réalise historiquement par l’onction de David apparaît donc comme la constante de tout le dispositif, en amont et en aval de l’événement lui-même. En amont d’abord, car les deux poèmes finaux, en formant une inclusion avec le chant d’Anne et l’oracle de l’homme de Dieu, mettent en valeur les deux premières annonces du messie (1 S 2,10.35). Celles-ci ont en commun d’intervenir très précocement dans la narration, à un moment où l’institution de la royauté n’est pas d’actualité et où ces allusions au messie ne peuvent encore faire l’objet d’une compréhension historique pour le lecteur mis face à la finale fulgurante du chant d’Anne et à l’allusion énigmatique et comme incidente de l’homme de Dieu. En venant réactiver en finale la vision de la femme, l’annonce du prophète et le moment de leur réalisation historique, les poèmes mettent en lumière tout le processus historique qui mène à leur accomplissement par l’événement de l’onction de David. Ils la mettent en perspective comme ce vers quoi tend l’ensemble depuis le début à travers la complexité des causes secondes, onction de Saül comprise. Le second mouvement qui, des poèmes finaux reconduit au moment de l’onction, se présente comme le mouvement rétrospectif par lequel David embrasse l’ensemble de son parcours. Il le fait sur un double registre: celui de la célébration lyrique, qui ressaisit le cœur de l’expérience – le salut – et le redéploie au moment où cette expérience touche à sa fin. Il le fait aussi sous la modalité plus inattendue pour David de l’inspiration prophétique où, selon la temporalité de l’oracle, le passé sert de point d’appui à une perspective longue sur l’avenir, celui de la maison de David bénéficiaire de «l’alliance éternelle» de Yhwh avec son oint. Mais, comme on l’a noté, ces poèmes se situent au centre de chapitres qui n’épargnent pas le roi et qui achèvent de déconstruire l’image positive de ses débuts. Au cœur de ce dispositif, les poèmes effectuent moins une restauration de l’image de David qu’ils ne procèdent à une ultime révélation. Alors que ces chapitres achèvent l’abaissement de David, les poèmes mettent en lumière comment son règne a tenu grâce à Yhwh et plus précisément sur lui. Et c’est une dernière paire de mots qui, associée aux précédentes, le met en relief. Comme le remarque E. Knauf 77, les trois poèmes qui encadrent 1 – 2 S ont en commun d’associer les termes « צורrocher» et « אלהיםDieu» (1 S 2,2; 2 S 22,32.47; 2 S 23,3), et il est notable qu’on ne relève aucune autre occurrence de צורen 1 S 1 – 1 R 2. 77. KNAUF, Samuel among the Prophets. «Prophetical Redactions» in Samuel, p. 153.
2 S 21–24
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Le terme n’y est donc jamais employé autrement que comme une métaphore de Dieu. Elle exprime son caractère incomparable (1 S 2,2; 2 S 22,32). C’est donc la solidité de Yhwh, sa stabilité, et, si l’on envisage la métaphore dans le registre du temps, sa fidélité qui se trouvent célébrées. Elles le sont en soi, comme un trait distinctif, mais aussi dans l’histoire selon deux échelles de temps. Dans son chant, David célèbre Dieu comme «rocher de mon salut» (2 S 22,47), la métaphore participe alors à l’expression de l’expérience la plus centrale de son existence, celle qui suscite le chant. Dans l’oracle, la métaphore s’élargit de l’expérience personnelle du roi à celle du peuple, puisque Dieu est envisagé comme «rocher d’Israël» (2 S 23,3). La fidélité de Yhwh à son oint et à travers lui à son peuple, voilà ce qui demeure constant d’une extrémité à l’autre de 1 S 1 – 1 R 2. Chantée sous le mode d’une vision pour l’avenir, annoncée avec la force tranchante de l’oracle, elle donne toute son orientation au récit jusqu’à l’onction de David; à partir de celle-ci, elle se déploie sans retour comme le célèbre sous la double modalité du sujet lyrique et du prophète inspiré celui à qui Yhwh s’est lié. Les deux systèmes formés par le réseau d’expressions relevées ci-dessus s’associent pour dessiner l’axe le plus fondamental de l’ensemble du récit, et cet axe est en clé messianique. Comme l’a montré Brueggemann78, il fallait donc que le portrait du roi glorieux fût défait, que David fût abaissé, réduit finalement à supplier (2 S 24,10.17), il fallait donc le dispositif si particulier de 2 S 21–24 pour que le principe de cohérence de l’histoire apparût sans plus de méprise ou d’ambiguïté possible: celui qui est fidèle, celui qui tient parole, c’est Yhwh. Et le récit de cette histoire est composé de telle sorte que le déploiement de cette fidélité, ce qu’elle suscite parmi ceux auxquels elle se donne, les oppositions et les rejets qu’elle rencontre, la façon dont elle demeure cependant et parfois paradoxalement jusque dans ses châtiments, constituent, de l’histoire, le temps qui compte. Elle apparaît, au terme du récit, comme l’élément stable qui demeure, comme le rocher fondateur, quelles que soient les vicissitudes ou plutôt à travers des vicissitudes où elle se donne à expérimenter comme salut. Et ce fin mot de l’histoire est laissé non pas à la voix du narrateur, mais aux voix qui, immergées dans l’épaisseur des événements, savent néanmoins percevoir la présence qui porte l’histoire dans la durée: elle est laissée à la voix d’expérience du témoin et à la voix de qui reçoit autorité de l’inspiration prophétique. 78. BRUEGGEMANN, 2 Sam 21–24, pp. 396-397 pour qui la situation de suppliant de David en 2 S 24,10.17 n’est pas sans évoquer celle d’Anne dans le récit d’ouverture. Il y voit un effet d’encadrement canonique.
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
VI. UNE CLÔTURE EN FORME D’OUVERTURE (1 R 1–2) 1. Une succession en trois phases Comme on l’a plusieurs fois noté, il est surprenant que la fin du règne de David ne soit pas rapportée à la fin de 2 S mais au début de 1 R. Ce caractère déporté est d’autant plus remarquable qu’il rompt avec la coïncidence jusque-là habituelle entre la mort du héros et la fin du livre79. C’est donc contre toute attente que la vieillesse et la mort de David sont relatées après la coupure éditoriale. Ces deux chapitres sont considérés de façon classique depuis Rost comme la fin du «récit de succession» de Saül par David. Mais, placés dans le tome suivant de l’histoire de la royauté, ils se trouvent aussi tirés du côté de la succession de David par Salomon. Et de fait, les circonstances de l’onction de Salomon puis le progressif établissement de son pouvoir constituent la thématique centrale de 1 R 1–2. Ce processus s’achève en 1 R 2,46 avec la notation du narrateur: «la royauté fut affermie [ ]נכונהdans la main de Salomon» (1 R 2,46). C’est à partir de 1 R 3 que le règne de Salomon va pouvoir pleinement se déployer. Ainsi, les mêmes événements qui marquent la fin du règne de l’un constituent-ils également le début de celui de l’autre, les mêmes chapitres qui forment la clôture du règne du père se révèlent-ils être en même temps l’exposition de celui du fils. Ce dispositif narratif particulier résulte du chevauchement entre les deux oints, et d’un chevauchement qui se vit dans la transmission et la synergie plutôt que dans la rivalité. On pourrait donc qualifier 1 R 1–2 de «clôture-exposition». Et une nouvelle fois, la temporalisation du récit met en valeur cette double fonction. L’organisation temporelle de l’ensemble ménage les étapes de cette clôture-exposition. Après la rupture que 2 S 21–24 représente en termes de temporalité, 1 R 1–2 retrouve un mode de temporalisation homogène à l’ensemble de 1 – 2 S. Le terme « יוםjour» y tient une place prépondérante avec quatorze occurrences dont les deux tiers sont au singulier80. Trois occurrences au pluriel entrent dans des expressions qui organisent le récit en trois périodes bien caractérisées. La première, «le roi David était vieux, avancé en jours [( »]בימים1 R 1,1), marque une rupture importante dans l’histoire de David. 2 S 24 s’achevait sur l’image d’un roi debout, fautif mais repentant et achetant l’espace sur lequel son fils bâtira le temple. C’est un roi bien vivant, encore aux affaires que le lecteur quitte à la fin 79. Jacob et Joseph meurent à la fin de Gn, Moïse à la fin du Dt et donc du Pentateuque, Josué à la fin du livre qui porte son nom et Saül à la fin de 1 S. 80. 9 occurrences sont au singulier: 1 R 1,25.30.48.51; 2,8.24.26.37.42; 5 sont au pluriel: 1 R 1,1.6; 2,1.11.38
1 R 1–2
453
de 2 S. Et voici que les premiers mots de 1 R 1 introduisent un personnage sénile, alité, déjà saisi d’un froid incoercible. La syntaxe est l’opérateur de cette rupture: 1 R 1,1 ne commence pas par un wayyiqtol qui aurait établi une continuité avec ce qui précède, mais par deux propositions: une première de forme we x qatal puis une seconde au qatal est directement juxtaposée. L’usage du qatal indique le commencement d’une phase nouvelle. Une fois cet arrière fond esquissé, la première forme au wayyiqtol «et on le couvrait [ »]ויכסהוpose directement la figure d’un roi passif et transi. Si 1 R 1–2 appartient bien au récit de l’histoire de David, la syntaxe se joint à la distribution éditoriale pour marquer d’emblée une forte rupture entre le règne et la dernière période de la vie du roi. La seconde expression, «et les jours où David allait mourir [ימי־דוד ]למותapprochèrent» (1 R 2,1), distingue, dans cette vieillesse, l’ultime étape. Elle met en relief les dernières paroles de David, sa mort étant très brièvement relatée. La troisième expression, «les jours [ ]הימיםoù David régna» (1 R 2,11) ne marque pas directement le début d’une nouvelle période mais au contraire la fin «officielle» du règne de David. Elle appartient à la notice qui effectue le décompte de ses années de règne selon la formule standard. Elle produit un effet de clôture très marqué et induit directement le commencement d’une nouvelle période, celle où Salomon est seul au pouvoir. La prise de possession du trône du nouveau roi est d’ailleurs rapportée dans le verset qui suit immédiatement la notice de règne de David (1 R 2,12). Or, la phase qui débute avec la note du narrateur: «Salomon siégea sur le trône de David son père et son règne s’affermit [ ]ותכןbeaucoup» ouvre une dernière période de transition avant le plein exercice par Salomon de son pouvoir. Cette période est délimitée par l’inclusion du verbe « כוןétablir» qui apparaît au wayyiqtol dans la proposition que l’on vient de citer et au qatal en 1 R 2,46: «la royauté fut affermie [ ]נכונהdans la main de Salomon». La différence des temps donne à entendre que l’affermissement de la royauté de Salomon est un processus dont la mort de David ouvre la dernière étape et qui s’achève en 1 R 2,46. Dans la première expression, en effet, le wayyiqtol établit un lien de causalité entre la prise de possession du trône et l’affermissement de sa royauté ce dernier étant présenté comme le résultat de cet acte symbolique fort. Il s’inscrit dans la séquence des événements. L’occurrence au qatal quant-à-elle ne présente pas cet affermissement comme résultant d’un acte particulier. Au terme du processus, il en indique le fruit et en marque le terme. Il a la valeur d’un point final. Les trois occurrences de יוםau pluriel associées à l’inclusion formée par le verbe כוןbalisent ces chapitres de «clôture-exposition» de telle sorte
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
qu’elles posent les grands cadres à l’intérieur desquels des jours spécifiques sont mis en valeur. Il s’agit du jour de l’onction de Jonathan, puis du jour – ou des jours, il est difficile de le savoir – de la mise à mort d’Adonias et de l’éviction d’Abiatar. 2. La ruse comme médiation prophétique (1 R 1) La première phase est tout entière dominée par le jour du sacrifice d’Adonias et de l’onction de Salomon. Le récit renoue avec la relation longue de certains jours décisifs telle qu’on l’a vue mise en œuvre régulièrement en 1 – 2 S jusqu’à la mort d’Absalom. Deux sommaires précèdent l’ouverture de l’épisode, ils posent le contexte de ce qui va se passer ce jour-là. Le premier (v. 1-4) dresse le portrait d’un David que la vieillesse ne rend plus capable de gouverner. Le second (v. 5-8) évoque les manœuvres d’Adonias qui semble se préparer à prendre la succession de son père (v. 5). Aussi, Natan saisit-il l’occasion d’un jour où le jeune ambitieux réunit ses partisans pour contraindre David par ruse à désigner Salomon comme successeur. Natan commence par aggraver devant Bethsabée la portée de la réunion des partisans d’Adonias. Certes, les prétentions royales du jeune prince ne font aucun doute (v. 5) et la formation d’un clan de partisans prépare une tentative de prise le pouvoir, sans doute à la mort de David. Car rien dans le récit n’indique que ce jourlà, Adonias s’est fait désigner comme roi81. Natan l’affirme pour rendre urgente aux yeux de Bethsabée (v. 11) et de David (v. 25) la désignation de Salomon. C’est un serment qui est le ressort de la ruse, celui que David aurait prêté naguère de faire de Salomon son successeur. La façon dont Natan le présente à Bethsabée invite à penser qu’il s’agit d’un serment inventé par lui-même pour la circonstance (1 R 1,12-13). Il ne l’introduit pas comme des paroles que la femme aurait entendues et qu’il l’inviterait à se remémorer pour qu’elle les rappelle au roi, mais bien comme des mots qu’il lui souffle de dire à l’intérieur d’un scénario présenté comme un «conseil» qui pourra lui sauver la vie, à elle et à Salomon. Ce pseudo serment fait partie d’une stratégie destinée à faire pression sur le roi dans un contexte où Natan craint une succession violente. Évidemment, la vieillesse du roi apparaît comme un atout. Natan compte sur une mémoire érodée et une moindre capacité à résister à la pression, d’autant que celle-ci est très organisée. Le cours des événements est le suivant: Bethsabée entre auprès du roi, rappelle à David le serment qu’il lui aurait fait, l’informe de la prise de pouvoir d’Adonias dont elle souligne qu’il est le seul à ne 81. G.G. NICOL, The Death of Joab and the Accession of Solomon. Some Observations on the Narrative of 1 Kings 1–2, dans SJOT 7 (1992) 134-151, pp. 138-139.
1 R 1–2
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pas être au courant, l’invite à faire publiquement connaître la volonté qu’il avait autrefois exprimée et suggère que s’il ne le fait pas, sa vie et celle de son fils seront en danger. Natan arrivant sur ces entrefaites renchérit, feint de s’assurer que la proclamation en cours autour d’Adonias a bien été décidée par David et s’étonne que le roi ne l’ait pas informé de sa volonté quant à sa succession. Devant une telle pression, David déclare enfin qu’«aujourd’hui même» il va tenir le serment qu’il ré-énonce. Puis, de façon inattendue, il dépasse l’attente de Natan et Bethsabée en ordonnant que Salomon soit immédiatement oint alors qu’il est encore en vie82. L’onction de Salomon s’organise alors, provoquant la déroute du clan d’Adonias; ce dernier se réfugie au sanctuaire, et saisissant les cornes de l’autel, implore la grâce du nouveau roi. Les quatre occurrences de ( יום1 R 1,25.30.48.51) qui scandent le récit de ce jour en pointent les moments les plus décisifs. La première se trouve au début du discours que Natan adresse à David pour lui décrire les agissements d’Adonias: «car il est descendu aujourd’hui [»]היום. L’indication de temps construit l’urgence de la situation. Elle porte sur la première action prêtée à Adonias mais pose le cadre temporel de toute la séquence. Or, celle-ci s’achève par des actions que Natan présente comme simultanées à son discours: «les voilà qui mangent et qui boivent en sa présence et ils disent: ‘Que vive le roi Adonias’». La coïncidence ainsi établie entre une supposée acclamation d’Adonias comme roi et le moment où Natan s’adresse à David met l’urgence à son comble. C’est maintenant qu’il faut agir, révéler qui sera le successeur c’est-à-dire, induit Natan, être fidèle au serment prêté. Il n’est donc pas surprenant que la seconde occurrence de יוםse trouve dans le discours de David qui, après avoir écouté Natan, procède à une énonciation solennelle du fameux serment à l’adresse de Bethsabée: «Par la vie de Yhwh qui a libéré ma vie de toute détresse, comme je te l’avais juré par Yhwh Dieu d’Israël en disant: ‘c’est Salomon mon fils qui régnera après moi, lui qui siégera sur mon trône à ma place’, ainsi ferai-je aujourd’hui même [( »]היום הזה1 R 1,30). L’expression de temps, dont le caractère déictique est accentué par le démonstratif, fait d’abord entendre la réponse de David à l’urgence de la situation qui lui est présentée. Elle accentue également le poids du verbe «faire» qui donne à entendre la souveraineté conférée à un ordre venu du roi: ainsi en a-t-il décidé, ainsi engage-t-il son pouvoir. Et le roi, présenté auparavant comme affaibli retrouve toute l’autorité et la lucidité nécessaires pour organiser l’onction de son fils (1 R 1,32-35). 82. SONNET, «Que ne suis-je mort à ta place!», pp. 291-292; F. FICCO, «Sii forte e mostrati uomo!». La paternità di Davide in 1 Re 1–2, dans RivB 57 (2009) 257-272, p. 266.
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
La relation de cette onction ne présente aucune indication calendaire. En revanche, la troisième occurrence de יוםapparaît dans le récit de la scène d’onction tel que Yonatan le fait aux partisans d’Adonias. Sa description s’achève par un événement qui n’est pas dans la relation du narrateur. Il rapporte les paroles prononcées par David devant ses serviteurs: «Le roi a même parlé ainsi: ‘béni Yhwh Dieu d’Israël qui a donné aujourd’hui [ ]היוםquelqu’un qui siège sur mon trône et mes yeux le voient’». Ici, l’indication de temps fait porter l’attention non seulement sur la réalisation de l’engagement de David – Salomon siège bien sur son trône – mais surtout sur le déplacement qu’il opère. Car c’est sur le verbe donner que porte l’adverbe et le sujet n’est pas le roi, mais Yhwh lui-même. Ce qui est notable ce jour-là est qu’à travers la décision qu’il a prise, c’est Yhwh qui lui donne un successeur. Nous y reviendrons. La dernière occurrence, enfin, porte également sur un serment, celui qu’Adonias supplie Salomon de prononcer en sa faveur et qu’un messager rapporte au nouvel oint: «et voici qu’il a saisi les cornes de l’autel en disant: ‘que le roi Salomon me jure aujourd’hui [ ]כיוםqu’il ne tuera pas son serviteur par l’épée’» (1 R 1,51). C’est à nouveau une urgence qu’exprime cet «aujourd’hui», celle d’un conspirateur qui se sait menacé de mort. La réponse conditionnelle de Salomon (1 R 1,52), qui ne prononce pas de serment mais lie le sort d’Adonias à la conduite qu’il aura, pose une pierre d’attente pour la suite du récit. Une nouvelle fois, les occurrences de יוםpointent dans le récit ce qui fait de ce jour un «jour qui compte»: il compte par l’urgence que suscite la ruse et qui accule David, il compte par l’engagement de celui-ci à tenir immédiatement le serment qu’on lui rappelle, il compte par la bénédiction que David prononce et qui rapporte à Yhwh le choix de Salomon. Il compte enfin par la façon dont Adonias exhorte Salomon à la clémence. Notons que ces occurrences sont toutes dans le discours direct des personnages et qu’elles soulignent à chaque fois le point de vue des protagonistes sur ce qui se passe. C’est donc par le prisme de Natan, David et Adonias, et par le biais de leurs intérêts, que l’action est énoncée dans ce qu’elle paraît avoir de décisif. Notons que Salomon est le grand silencieux d’un épisode dont il est cependant le centre. Il ne prend la parole qu’à la fin, dans la dernière scène, en réponse à la supplique d’Adonias. Il n’est pas anodin que le ressort de la ruse soit un serment. Cette modalité d’énonciation est avec la promesse la seule en 1 S 1 – 1 R 2 dans laquelle le personnage humain envisage un temps qui excède la durée de l’épisode. Or, cette capacité est un trait de caractérisation propre au personnage de David83. Non qu’il soit le seul à prononcer des serments. 83. Voir supra, p. 323.
1 R 1–2
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Mais on l’a vu, c’est autour de lui que convergent tous les serments et les promesses de 1 S 1 – 1 R 2. Le dernier ne fait pas exception. Mais à la différence des précédents qui contribuent à la construction d’une figure royale idéale, celui-ci participe à l’ambivalence qui marque la caractérisation du personnage dans les derniers chapitres. Car le serment est au service d’une manipulation du vieux roi et celle-ci fonctionne. La solennité avec laquelle David ré-énonce un serment qu’il n’a jamais prêté et s’engage à le tenir sans délai (1 R 1,30) est source d’ironie. Et cette ironie est renforcée par la double introduction que le vieux roi ajoute à la formule telle que Bethsabée la lui souffle. À la différence de ce qu’avaient fait Natan et Bethsabée, David, l’homme fidèle malgré tout, ne prête pas serment sans prendre Yhwh à témoin, et il le fait doublement. Il le prend d’abord à témoin de son énonciation actuelle: «Par la vie de Yhwh qui a libéré ma vie de toute détresse» (1 R 1,30). David invoque Yhwh avec les accents familiers de ce qui constitue le cœur de sa foi: l’expérience d’être sauvé84, expérience dont on a vu combien elle est mise en valeur à la fin de 2 S comme l’axe central du destin de David. Puis il poursuit: «comme je te l’avais juré par Yhwh Dieu d’Israël en disant» (1 R 1,30). Cette seconde proposition renvoie au moment supposé de la première énonciation et elle n’est pas sans cruauté dans la caractérisation de David. Elle fait entendre combien il s’est laissé manipuler puisqu’il assume très explicitement avoir prononcé le pseudo serment et ajoute l’avoir fait, en son temps, par Yhwh. Dans cette ligne, la bénédiction marque le comble d’une ironie qui s’exerce à ses dépens lorsqu’il proclame que c’est Yhwh qui lui donne un successeur. Pourtant, la bénédiction se révèle viser juste. Certes, dans le cours de l’action, à la surface de l’épisode, elle est en quelque sorte le sceau du succès de la ruse. Mais elle peut aussi être entendue comme l’expression – à l’insu du roi sans doute – de la signification dernière de l’événement. Elle renvoie le lecteur à la remarque du narrateur qui clôt le récit de la naissance de Salomon85: «et il [David] l’appela du nom de Salomon et Yhwh l’aimait et il envoya (dire) par la main de Natan le prophète et il l’appela du nom de ‘aimé de Ya’ à cause de Yhwh» (2 S 12,24-25). L’amour dont cet enfant fait l’objet de la part d’Yhwh contraste d’abord avec le châtiment qu’a été la mort de l’enfant né de l’adultère de David. Et c’est Natan qui déjà avait été envoyé par Yhwh pour l’annoncer au roi (2 S 12,14). Aussi, la naissance de Salomon marque-t-elle le temps d’un retour en grâce et c’est encore au prophète qu’il revient d’en porter le message. Mais, à 84. La formule a déjà été employée pour un serment en 2 S 4,9. Voir parmi d’autres les formules voisines de 1 S 26,24, 2 S 22,1. 85. MORRISON, 2 Samuel, pp. 162-163 dont je partage ici la lecture.
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la suite de l’oracle de 2 S 7, qui ouvre la thématique de la succession de David sur le trône, cet amour et le nom donné apparaissent comme des marques discrètes d’élection. Comment ne pas pressentir dans ce fils aimé de Dieu celui qu’il a choisi pour qu’il devienne son fils (cf. 2 S 7,14)? La double nomination de l’enfant est significative à cet égard. Nommé une première fois par son père, l’enfant reçoit un second nom, un nom donné par Yhwh et transmis par la médiation de Natan. Ainsi, Natan, messager de l’amour de Yhwh pour cet enfant, est le premier à le connaître. Ces événements passés confèrent à sa ruse une tout autre dimension. Loin d’être la manœuvre d’un clan contre un autre dans une lutte pour le pouvoir, elle est une manière de contribuer à l’accomplissement du projet de Yhwh dans un contexte où Adonias met de plus en plus nettement en péril la royauté de Salomon. En le faisant désigner comme successeur par David lui-même, Natan cherche à limiter les risques d’une prise de pouvoir violente et sans doute d’un conflit après la mort du roi. La ruse de Natan apparaît alors comme la médiation humaine qui, dans une situation de crise, facilite l’accomplissement du dessein divin, un dessein dont Natan a été le premier confident. C’est en quelque sorte la mission et la responsabilité prophétiques reçues à la naissance de Salomon qu’il continue d’exercer par des voies inattendues. L’onction de Salomon clôt l’énigme de l’identité du successeur de David ouverte dans le récit par l’oracle de 2 S 7 et nourrie par les rivalités entre les fils de David. En ce sens, elle marque le point d’aboutissement d’une ligne de force du récit depuis 2 S 7, elle en constitue le dénouement. Mais le même épisode, en relatant les circonstances par lesquelles Salomon accède à la royauté, constitue l’exposition de son règne. La légitimation divine explicite arrivera lors du songe de Gabaon (1 R 3,3-15), une fois son règne fermement établi. Pour l’heure, l’ordre des causalités humaines est mis au premier plan de la narration mais la causalité divine se laisse percevoir entre les lignes, par les détours d’une ruse prophétique et d’une bénédiction en partie inconsciente de sa portée, autant de traces dont le relief est confié à la mémoire du lecteur. 3. Le passé du père pour l’avenir du fils (1 R 2,1-11) La seconde phase de la «clôture-exposition» (1 R 2,1-11) est presque entièrement consacrée aux dernières paroles que David adresse à Salomon. Elles sont suivies de la mention de la mort et de la sépulture du roi (1 R 2,10) et de la notice de règne (1 R 2,11). Ces paroles ne sont pas situées un jour particulier mais dans la période désignée comme celle des «jours où David allait mourir» (1 R 2,1). Elles reçoivent toute
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leur solennité d’être testamentaires86. Or, elles présentent une articulation temporelle à la mesure de ce moment de transmission: elles ouvrent l’avenir du fils en faisant retour sur le passé du père selon deux modalités différentes, comme on va le voir. De plus, si elles entendent préparer l’avenir à long terme, elles déterminent aussi en partie l’organisation de la troisième et dernière phase de 1 R 1–2. Les propos de David s’organisent en deux moments distincts. Le premier est une invitation à observer la Loi (1 R 2,2-4). C’est ce que le père et le roi a de plus important à transmettre à son fils pour la conduite de sa vie et l’exercice de son pouvoir (1 R 2,3)87. L’exhortation de David est donc tout orientée vers l’avenir de Salomon. Mais son autorité ne repose pas sur elle-même. La parole de David sollicite deux autres paroles, deux paroles d’Yhwh qu’il rappelle. Il renvoie d’abord à la Loi de Moïse (1 R 2,3) puis il rapporte un propos qu’Yhwh lui a adressé et qui se révèle être une reprise assez libre des promesses dynastiques de 2 S 7,11b16. David ne fait pas mémoire de ces deux révélations passées de Yhwh comme on se souvient d’événements révolus. S’il transmet ces mots prononcés autrefois, c’est parce qu’ils demeurent actuels, d’une actualité propre à accompagner chacun, et chaque génération, tout au long de sa vie. Et David articule pour son fils la logique profonde qui les unit. L’observance de la Loi de Moïse est doublement finalisée. Elle est d’abord la condition de la réussite du roi dans ses entreprises (1 R 2,3). Mais, elle se révèle aussi être la condition nécessaire pour qu’Yhwh puisse tenir la promesse dynastique faite à David (1 R 2,4). Et le lien conditionnel entre fidélité du roi à la Loi et capacité de Yhwh à accomplir sa parole est fortement souligné par la conjonction ;למעןelle articule, dans le discours de David, les références à la Loi et à la promesse de Yhwh: «de telle sorte [ ]למעןqu’Yhwh élève la parole qu’il m’a dite». L’appui sur la parole reçue ouvre l’avenir dans sa longue durée. La fidélité de Salomon conditionne non seulement son propre destin mais également celui de ses descendants, et de ceux-ci comme bénéficiaires de la promesse d’Yhwh. Parce que ce sont les dernières, les paroles de David apparaissent comme le fin mot de son expérience, de ce qu’il a à transmettre, mais ce faisant, il introduit le critère d’évaluation de la royauté tel qu’il sera mis en œuvre dans le récit de 1 – 2 R. Et il est significatif que, lors du songe de Gabaon, Yhwh, en légitimant la royauté de Salomon, renchérisse sur les dernières paroles de David en reprenant son exhortation à observer la Loi (1 R 3,14) et en le présentant comme modèle d’observance. Voilà confirmée par Yhwh 86. Voir FICCO, «Sii forte e mostrati uomo!», pp. 268-269 et n. 44. 87. Ibid., p. 270.
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
lui-même l’aune du jugement indiqué par David et qui vaudra pour le règne des ses descendants (1 R 11,4; 15,3-5.11; 2 R 14,3 etc.). Après l’exhortation théologique, David conseille son fils sur des situations particulières (1 R 2,5-9). Trois protagonistes de son règne sont mentionnés: Joab, Barzillaï et Shimeï. Ici, la remémoration du passé est circonstanciée. David revisite ce que chacun a fait, ce que chacun lui a fait, et suggère à Salomon les conséquences qu’il doit en tirer pour son propre avenir. La logique est rétributive: David suggère à son fils de tuer Joab et Shimeï qui lui ont nui et d’agir avec bonté envers les fils de Barzillaï en vertu de la bonté qu’ils ont eue à son égard. Située au centre, l’évocation des fils de Barzillaï – qui ont soutenu David alors que sa royauté était menacée par Absalom – fait ressortir par contraste la radicalité des mesures contre ceux qui, ayant cherché à diviser ou à déstabiliser son royaume, pourraient encore nuire à celui du Salomon88. Clôture et ouverture sont ici encore conjointes: en transmettant le pouvoir à son fils alors qu’il meurt, David lui laisse également les conséquences des drames qui ont marqué son règne. Sa mort ne fait pas disparaître ceux qui ont été des adversaires. Il faut en quelque sorte que le fils «close» certaines situations laissées ouvertes par le père pour que son règne puisse commencer dans la sécurité nécessaire. Cette logique est corroborée par le narrateur qui acte du plein affermissement de la royauté de Salomon après qu’il a tué Joab et Shimeï (1 R 2,46). Cette seconde partie du discours de David n’est cependant pas sans suggérer les ambivalences du personnage. Les conseils qu’il donne à son fils peuvent relever de la prudence. Mais sont-ils exempts de sentiments vengeurs en particulier à l’égard de Shimeï? On comprend que David mette en garde contre Joab qui, outre les assassinats qu’il rappelle, a récemment rejoint le parti d’Adonias. Il reste une menace active pour Salomon. Il semble en aller autrement pour Shimeï qui, s’étant soumis à David à son retour de Mahanaïm, avait reçu de sa part l’engagement d’avoir la vie sauve (2 S 19,24) et qui semble être resté fidèle comme en témoigne le fait qu’il se tienne loin d’Adonias (1 R 1,8). Avec ses deux phases, le dernier discours de David procède une dernière fois à une forme de bilan, après ceux de 2 S 22 et 2 S 23. Comme discours testamentaire, il est orienté vers l’avenir de Salomon auquel David délivre des conseils pour la conduite de sa propre vie. C’est cette situation particulière qui, sur le plan narratif, confère à ces paroles d’être à la fois 88. Voir NICOL, The Death of Joab, p. 149; I.W. PROVAN, Why Barzillai of Gilead (1 Kings 2:7)? Narrative Art and the Hermeneutics of Suspicion in 1 Kings 1–2, dans TynB 46 (1995) 103-116, p. 115.
1 R 1–2
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de clôture et d’exposition. La transmission se fait d’abord de la parole du père à la parole de Yhwh. Alors que sa voix va s’éteindre, David remet son fils à d’autres paroles que les siennes, des paroles qu’il présente comme fondatrices pour son règne. Elles tracent une direction pour le règne qui s’ouvre. Elles constituent également une exposition à l’histoire longue de la royauté, c’est-à-dire à l’ensemble de 1 – 2 R. Elles sont programmatiques pour les générations à venir. Paroles qui viennent de loin dans le passé, elles tracent l’axe central du récit pour le long terme. C’est à plus brève échelle que joue le retour sur les situations particulières de Joab, des fils de Barzillaï et de Shimeï. Ces situations héritées du passé de David appellent à une réponse rapide. Elles fournissent la matière d’une partie de la dernière phase de l’exposition, une phase où il s’agit de mettre fin à des situations générées au cours du règne de David pour que le jeune roi puisse régner dans un contexte le plus paisible possible. 4. «Pour accomplir la parole qu’il avait dite» (1 R 2,12-46) La dernière phase du récit conduit, comme on l’a vu, de l’affermissement de Salomon par la prise de possession de son trône (1 R 2,12) jusqu’à la mention du plein affermissement de sa royauté (1 R 2,46). Or, le processus qui va de l’une à l’autre consiste en une série de mises à mort ordonnée par Salomon: Adonias d’abord (1 R 2,13-25) – dont l’exécution est suivie de la mise à l’écart d’Abiatar (1 R 2,26-27), puis Joab (1 R 2,28-34) et enfin Shimeï (1 R 2,36-46a), tous sont exécutés par Benayahou et à chaque fois, c’est un adversaire potentiel qui se trouve éliminé. En ce sens, cette dernière phase marque la clôture par Salomon des conflits générés pendant le règne de son père, conspiration d’Adonias comprise. Sur le plan temporel, l’ensemble est organisé en deux phases. La première voit se succéder rapidement les trois premiers événements. Ils semblent rapprochés. La mort d’Adonias et l’éviction d’Abiatar sont désignées comme «jour» par Salomon (1 R 2,24.26). Peut-être s’agit-il du même mais il est impossible de le savoir. Le récit de la mort de Joab ne présente pas d’indication calendaire, mais c’est la nouvelle de la destitution d’Abiatar qui le conduit à se réfugier au sanctuaire. On peut supposer qu’elle lui parvient très rapidement, le même jour peut-être. Ces trois premières décisions de Salomon sont rapides et elles sont liées. Elles conduisent à une réorganisation de l’entourage de roi comme le signale la relation du narrateur qui clôt cette série (1 S 2,35): le roi choisit son nouveau général et le nouveau prêtre. Cette réorganisation marque une étape intermédiaire dans l’affermissement du règne de Salomon. Notons que ces premiers actes excèdent la simple obéissance aux conseils de
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
David et manifestent la mise en œuvre d’une stratégie politique personnelle. Il s’agit d’éliminer ceux qui ont été ses propres opposants, ce qui n’était pas la perspective des dernières paroles du roi. Le sort réservé à Shimeï fait l’objet de la fin du récit. Il ne semble pas relever de la même urgence que les situations précédentes et il vient après la mention de la réorganisation du gouvernement de Salomon. Il ne procède donc pas de la même logique politique. Le sort de Shimeï se joue en deux actes qui sont séparés par trois ans (1 R 2,39): dans un premier temps Salomon lui ordonne de ne pas quitter Jérusalem sous peine de mort. Trois ans plus tard, Shimeï étant sorti de Jérusalem est exécuté à son retour. La façon dont Salomon agit à son égard appelle deux remarques. Tout d’abord, il ne met pas immédiatement en œuvre le conseil de son père qui incitait à le tuer. En assignant Shimeï à résidence, il lui laisse la possibilité d’un sursis, peut-être motivé par le fait qu’il n’a pas fait partie de ses opposants (1 R 1,8). Salomon fait cependant preuve de la plus grande fermeté lorsque Shimeï manque à son engagement, et cette fermeté apparaît d’autant plus que le narrateur, précisant les raisons du départ de Shimeï, atténue sa responsabilité. Rien dans son voyage qui puisse menacer Salomon. Clémence relative et inflexibilité, tel apparaît le roi qui inscrit sa décision dans une logique de rétribution au service de son propre pouvoir: c’est le mal fait à David qu’Yhwh fait retomber sur la tête de Shimeï et son châtiment sera bénédiction et affermissement pour le trône de Salomon et pour ses descendants (1 R 2,45). Et c’est bien cet affermissement que le narrateur note au terme de ces quatre premières décisions. Mais en termes de clôture narrative, l’élément le plus significatif est lié au sort d’Abiatar. Lui seul échappe à la mort. Sa grâce est d’abord mise en valeur, une fois encore, par une occurrence de יום. À deux reprises, et de façon rapprochée (1 R 2,24.26), le terme se trouve sur les lèvres de Salomon lorsqu’il prononce sa sentence et dans les deux cas, l’indication de temps porte sur le verbe «mourir». Ainsi déclare-t-il à propos d’Adonias «aujourd’hui Adonias mourra [( »]היום יומת אדניהו1 R 2,24) puis il dit à Abiatar «tu es un homme digne de mort [ ]מותmais aujourd’hui même, tu ne mourras pas [( »]וביום הזה לא אמיתך1 R 2,26). Dans les deux cas, la solennité de l’énoncé est renforcée par la position de l’indication de temps en tête de phrase, avant le verbe. Mais une accentuation particulière est mise sur la formule adressée à Abiatar grâce à la préposition בet à l’adjectif démonstratif. Elle renforce l’opposition sensible entre les deux destins et surtout, elle souligne le retournement de situation que vit Abiatar. Condamné à mort par son soutien à Adonias, voici que brusquement, c’est sa grâce qu’il s’entend annoncée. Celle-ci est doublement motivée: une première fois par Salomon (1 R 2,26), une seconde fois par
1 R 1–2
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le narrateur (1 R 2,27). Salomon met en avant la fonction sacerdotale qu’Abiatar a remplie auprès de David. Sa proximité avec l’arche lui confère un statut particulier. Mais la motivation religieuse n’est pas la seule. C’est aussi en vertu d’un lien particulièrement solide et long avec David que Salomon épargne le prêtre: ils ont partagé les mêmes épreuves. Cet argument ne peut sans doute manquer de rappeler à Abiatar les premiers moments de sa proximité avec David et la déclaration de celui-ci: «qui en voudra à ta vie en voudra à ma vie, tu es sous ma garde» (1 S 22,23). Salomon connaissait-il l’engagement de son père? Quoi qu’il en soit, c’est le lien spécifique créé par l’accueil de David qui, après sa mort, protège encore Abiatar. Les deux motivations de Salomon résultent donc directement de la place qu’a tenue Abiatar dans le règne de David. Et c’est à ce titre que Salomon agit. Mais ce faisant, et à son insu, il porte à son accomplissement l’oracle que l’homme de Dieu avait transmis à Éli. Le narrateur le souligne explicitement: «Et Salomon démit Abiatar d’être prêtre pour Yhwh afin d’accomplir la parole d’Yhwh qu’il avait dite sur la maison d’Eli à Silo» (1 R 2,27). En recueillant Abiatar, David avait permis la subsistance d’un descendant d’Eli, comme l’avait annoncé le prophète (1 S 2,33). Salomon participe à son tour à l’exécution du châtiment. En procédant au remplacement des Élides par Sadoq et sa descendance, il exécute la dernière étape de ce qu’avait annoncé l’homme de Dieu (1 S 2,3536). Il est rare que dans le récit, le narrateur souligne l’accomplissement d’un oracle, encore plus si cet oracle a été prononcé des décennies, et sans doute un siècle auparavant. Ce phénomène doit être pris en compte comme une manière très explicite de souligner la cohérence de l’ensemble du récit du début à la fin. Après les arcs formés par les liens que 2 S 22 et 2 S 23 entretiennent avec 1 S 1–2.16, le renvoi final à 1 S 2 dessine le dernier arc à rebours et il est à l’échelle de l’ensemble du récit. En actant un plein accomplissement de l’oracle initial, le narrateur marque la clôture de l’ensemble et en fait ressortir la cohérence. Il manifeste une dernière fois comment le ressort le plus profond de l’histoire est le mouvement par lequel la parole de Yhwh s’accomplit. Et il se donne pour tâche de manifester comment elle poursuit mystérieusement son œuvre par les chemins sinueux des entreprises humaines et souvent à leur insu. Et choisir une ligne narrative secondaire, en final du récit, le met davantage en relief. Car le sort de la maison des Élides ne tient pas le devant de la scène. Il s’agit d’une intrigue secondaire qui progresse par étapes, à l’occasion et en contrepoint des péripéties de l’histoire royale. C’est pour se venger cruellement et follement d’un supposé complice de David que Saül a massacré tous les prêtres de Nob, sans avoir la moindre conscience de servir l’accomplissement
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
d’un oracle. C’est dans la même ignorance que David, par remords, s’est attaché Abiatar et que Salomon l’a évincé sans le tuer néanmoins. L’intrigue secondaire des Élides se déploie du début à la fin de la macro-intrigue et en atteste la cohérence, jusqu’au dernier jour relaté. Car c’est au dernier jour mis en valeur comme tel, en cet «aujourd’hui même» de la grâce de Salomon, que le narrateur désigne d’un commentaire le sceau de l’accomplissement. Mais celui-ci ne sonne pas la fin de l’histoire. Que la clôture du récit soit également l’exposition de l’ensemble suivant – celle du règne de Salomon et celle de toute l’histoire de la royauté – manifeste une autre caractéristique de la compréhension de l’histoire que promeuvent ces livres: son ouverture. Le chevauchement entre la fin du règne de David et le début de celui de Salomon manifeste que dénouements et commencements ne sont pas successifs mais qu’ils sont inséparables, qu’ils se jouent ensemble à l’articulation de la transmission et que le dénouement porte déjà l’essor d’une nouvelle dynamique.
VII. PÉRIODISATION
DU RÉCIT ET MODES DES RELATIONS DE
YHWH
AVEC LE PEUPLE
La lecture continue de 1 S 1 – 1 R 2 confirme le rôle structurant de l’organisation calendaire non pas tant au plan chronologique qu’à celui de la dynamique de l’intrigue. Elle confirme également que cette structure est déterminée par le discours direct qui, dans ses formes usuelle et oraculaire apparaît comme le principe de la progression de l’intrigue. Les phases et les durées que balisent les jours sont relatives aux propos qui les initient. Elles rapportent les voies de leur accomplissement. Leur déploiement, des plus simples au plus virtuoses, est systématiquement conduit de telle sorte que le rapport de causalité qui va du premier au dernier jour est clairement mis en valeur. Rarement explicité comme tel89, ce rapport est pourtant fermement construit par un ensemble de procédés narratifs parmi lesquels répétitions, symétries, analogies constituent des ressources privilégiées. L’organisation d’ensemble des structures calendaires dessine, on l’a vu, cinq parties nettement distinctes. À l’intérieur de chacune, les phases présentent un type d’agencement homogène: succession régulière en 1 S 1–12, emboîtement de phases co-occurrentes en 1 S 13 – 2 S 1, raréfaction progressive des structures calendaires en 2 S 2–20, éclatement de l’organisation 89. Sur ce point, voir BAR-EFRAT, Narrative Art in the Bible, pp. 132-136 et SONNET, «Que ne suis-je mort à ta place!», pp. 279-281.
PÉRIODISATION DU RÉCIT
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temporelle au profit d’une composition spatiale en 2 S 21–24 et enfin, en 1 R 1–2, la mise en valeur de jours où dénouement et commencement se jouent ensemble. Or, l’étude du récit a montré que la forme spécifique de l’agencement d’une partie est ordonnée à un mouvement auquel toutes les phases concourent. Ainsi, toutes les phases de 1 S 1–12 sont construites de telle façon qu’elles conduisent à la mise en valeur d’une intervention décisive de Yhwh par laquelle il résout une crise. Les formes de ces crises et les modalités de leur résolution peuvent être diverses – exaucement, châtiment, salut, etc. – mais le schéma est toujours identique. Ainsi, la succession régulière et sans chevauchement des phases est-elle révélatrice d’une histoire qui progresse au rythme de ces résolutions successives. De plus, la succession produit un effet d’accumulation qui accentue le caractère souverain de l’action divine: celle-ci se déploie sans qu’aucune résistance puisse durablement lui être opposée, ni de la part des prêtres corrompus, ni de celle de Dagon, des Philistins ou même des Israélites. Même lorsque le peuple rejette son Dieu en réclamant un roi, c’est Yhwh encore qui conduit la désignation de celui-ci. En 1 S 13 – 2 S 1, en revanche, tout le dispositif calendaire est ordonné à un long rapport de force. L’emboîtement progressif de durées co-occurrentes est révélateur de la complexification croissante du conflit entre Yhwh et Saül autour de David, complexification générée par l’opposition de plus en plus violente de l’oint déchu. La dynamique d’accomplissement à l’intérieur de laquelle se déploie cette structure complexe atteste la suprématie de Yhwh; les manœuvres de Saül n’empêchent pas la réalisation de l’oracle de destitution; elles y participent même en lui donnant une dimension dramatique. Celui-ci est très fortement mis en valeur comme la clé de l’ensemble 1 S 15–31. En 2 S 2–20, les dispositifs calendaires sont systématiquement ordonnés à la mise en lumière de l’engagement moral de David dans ce qu’il vit et à sa responsabilité. Et leur effacement progressif accompagne et même souligne le déclin qui marque progressivement son règne. Cet effacement culmine en 2 S 21–24 puisque l’ordre chronologique cesse d’être le principe premier de l’organisation du récit. Nous avons vu comment ces chapitres forment une sorte de recadrage herméneutique; ils achèvent de défaire l’image d’un roi qui reposerait sur autre chose que la fidélité de Yhwh à son égard. Au terme du récit, celle-ci est chantée par David comme le seul axe stable de l’histoire depuis 1 S 16. Par les échos que se renvoient les poèmes, cette fidélité apparaît alors comme ce qui est déjà secrètement à l’œuvre depuis l’exaucement de la prière d’Anne au début du récit. Enfin, 1 R 1–2 présente la particularité d’être en même temps la clôture du règne de David et de l’ensemble de 1 S 1 – 1 R 2 et l’exposition du règne de Salomon et de l’histoire des rois. L’organisation temporelle met en valeur
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LECTURE DE 1 S 1 – 1 R 2
le mouvement d’accomplissement qui porte tout le récit. Il le fait selon deux modalités différentes: sous la forme de traces lorsque c’est au prophète, premier confident de l’amour de Yhwh pour Salomon, de hâter la réalisation historique de cette élection au moyen de la ruse; par la force d’un sceau apposé par le narrateur quand à son insu Salomon mène à son accomplissement un ancien oracle. C’est la complexité de l’entrelac du dessein divin avec les libertés humaines qui est une dernière fois explorée ici, dans un dénouement qui se révèle être un commencement. Souveraineté sans partage, long conflit avec Saül jusqu’à l’application de la sanction, fidélité à David malgré ses fautes et leurs conséquences dramatiques, paroles tenues de la succession comme de la sanction: ainsi l’agencement calendaire de chaque partie est-il ordonné à la mise en lumière des relations entre Yhwh et son peuple, et en particulier ses leaders. Si les périodes que dessine l’agencement calendaire recouvrent les périodes politiques du récit – derniers juges, règne de Saül, règne de David, début du règne de Salomon – ce ne sont pas les formes du pouvoir qui déterminent celles de la temporalité, mais la façon dont elles sont le lieu d’une délicate articulation entre la souveraineté de Yhwh et la manière dont les leaders du peuple exercent leur charge. Et ce sont les modalités de cette articulation qui déterminent, in fine, l’organisation des phases constitutives de l’intrigue.
CONCLUSION
LES MODULATIONS PÉRIODIQUES D’UNE POÉTIQUE À QUATRE VOIX
Introduit par Anne dans le monde du récit, le lecteur reçoit d’elle le «la» et le tempo de l’histoire qui commence. Elle lui offre aussi la métaphore d’un petit manteau, tissé chaque année un peu plus grand, une métaphore qui parle de texture. Tout est donné, dans cette première page, du projet historiographico-théologique qui détermine les formes de la narration en 1 S 1 – 1 R 2, et singulièrement celles de sa poétique du temps. Anne donne le «la» en initiant la première dynamique d’accomplissement du récit. On l’a vu, sa prière, demande et promesse, détermine toute la temporalité de l’épisode. La séquence est directement ordonnée au récit de la réalisation de ce qu’Anne a projeté, étape par étape: d’abord l’exaucement de la prière, puis l’accomplissement de la promesse. C’est à cause de cette prière, comme le signale la facture du récit, que les événements rapportés ensuite ont eu lieu. Les paroles d’Anne provoquent une rupture avec le cycle stérile des années. L’évocation de celles-ci, en exposition, n’est là que pour mieux mettre en relief comment la prière déclenche de l’inédit, comment elle initie et oriente un temps nouveau, celui-là même qui justifie que le narrateur prenne la parole. Celui-ci, en construisant ainsi le récit, ramène d’emblée l’histoire à sa source. Il montre qu’elle procède des paroles des protagonistes; ce qu’ils (se) disent fait advenir ce que le récit présente sur le devant de la scène. Il ne se donne d’autre objet que de mettre en lumière l’efficience historique de ces paroles en rapportant ce qu’elles suscitent dans le temps. La prière d’Anne est la première occurrence d’un phénomène constant dans l’ensemble du récit. Car l’enquête sur ce qui donne forme au temps conduit au discours direct qui apparaît comme le principe de l’organisation temporelle du récit. Il se présente d’abord et surtout comme un discours au futur dans ses formes usuelles ou oraculaires. Ce qui est projeté est ce dont le narrateur veillera à rapporter la réalisation, que celle-ci se produise plus ou moins rapidement, plus ou moins aisément, plus ou moins fidèlement. Le temps, en 1 S 1 – 1 R 2, est fondamentalement le vecteur de l’accomplissement des paroles qui s’énoncent et s’échangent sur la scène du monde. En ordonnant la progression de la séquence aux projections des personnages, le narrateur fait de son récit celui d’une histoire dont le moteur
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réside dans le désir des protagonistes, dans leur volonté et dans leur imagination. Par sa forme, le récit désigne leurs consciences comme les foyers du temps, car c’est en elles que se forge ce qui compte dans l’histoire. Celle-ci est une histoire «d’hommes capables»1 – pour reprendre le mot de Ricœur – d’hommes responsables et de leur Dieu souverain. Le temps de l’histoire que rapporte 1 S 1 – 1 R 2 reçoit sa densité propre de la confluence entre une anthropologie et une théologie, ou plutôt il la reçoit d’une anthropo-théologie, tant les humains et Yhwh se donnent à connaître dans leurs interactions. Anne fournit également son tempo à la narration. La rupture que constitue sa prière arrache un jour particulier au cycle des années et en provoque la fin. Elle est la première mise en œuvre d’un dispositif constant dans le récit. C’est à cause de cette prière que ce jour est désigné comme jour, c’est-à-dire comme jour qui compte plus que les autres. Est ainsi manifesté le caractère second de la temporalité calendaire et en particulier de celle du jour qui est la mesure privilégiée de la narration. Le jour, en effet, ne produit rien. Il ne fait qu’inscrite dans son cadre la majorité des épisodes. Ce n’est pas le jour qui mesure l’action, mais celle-ci qui détermine les scansions calendaires, jusqu’à jouer parfois des limites de la vraisemblance. La temporalité du récit procède d’une logique de l’action – portée par le caractère performatif du discours des personnages – et non d’une logique chronométrique, malgré l’omniprésence du vocabulaire de la mesure. Mais en retour, la perceptibilité attachée aux expressions calendaires confère un relief particulier à ce qu’elles distinguent. Car la poétique du «jour» est une poétique de la distinction. Elle «découpe» certains faits de la séquence et contribue à les construire comme événements. On a vu comment, de ce point de vue, l’indication calendaire joue à plusieurs niveaux. Son impact le plus immédiat relève de sa place dans le discours. L’indication de temps est presque systématiquement le complément de la proposition où est énoncé ce qui distingue le jour en question. C’est par exemple «l’aujourd’hui» d’une décision ou le «ce jour-là» d’une rupture dont la notification se trouve directement affectée du complément de temps. Ce faisant, l’indication calendaire joue à un second niveau. Parce qu’elle pointe ce pour quoi un jour compte, elle qualifie le temps de ce jour, elle met en valeur ce dont il est porteur. Et il suffit de recenser ce à quoi se rapportent les indications de temps pour voir à quel point les jours de 1 S 1 – 1 R 2 chargent l’histoire d’enjeux éthiques. Ils sont le champ clos d’un discernement à opérer, d’une décision à prendre ou d’une 1. P. RICŒUR, Devenir capable, être reconnu. Texte écrit pour la réception du Kluge Prize, décerné aux États-Unis (Bibliothèque du Congrès), http://www.diplomatie.gouv.fr/ fr/IMG/pdf/Revue_des_revues_200_1152AB.pdf (consulté le 18 juin 2020).
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loyauté à engager; ils sont l’arène d’une mise en cause ou celle d’une innocence à défendre; ils portent le défi d’une stratégie à conduire ou d’un piège à déjouer. Ils sont encore les jours d’un salut ou ceux d’une faute. Ils sont enfin, par la voix des prophètes, les jours et les nuits d’une bénédiction à accueillir ou ceux d’un châtiment auquel il faut consentir. Mais l’impact le plus décisif de l’indication calendaire se joue à un troisième niveau, plus large que la seule mesure qu’elle pose. En distinguant des événements, le cadre du jour met en évidence les moments charnières du récit, c’est-à-dire les pivots de son organisation temporelle d’ensemble. Comme l’écrit F. Dosse, «c’est autour de l’événement luimême comme action située que s’opère la structuration du temps. L’événement, par sa discontinuité même avec ce qui le précède, contraint à la distinction et à l’articulation des notions de passé et de futur»2. Il précise encore: «à la manière dont son étymologie y invite, il [l’événement] est considéré comme résultat et comme commencement, comme dénouement et comme ouverture de possibles. (…) Parce que déstructurant, l’événement restructure le temps selon de nouvelles modalités»3. Tels sont bien les jours de 1 S 1 – 1 R 2 dans leur capacité à initier, clore et infléchir les phases dont ils balisent le cours. La lecture continue de 1 S 1 – 1 R 2 a fait apparaître, en effet, comment ils forment des phases dont ils marquent les moments initiaux et finaux, mais aussi les éventuels moments intermédiaires qui relancent, prolongent ou infléchissent les dynamiques qu’ils balisent. Ils sont donc associés dans des configurations qui, si elles sont temporelles, sont d’abord causales. Car telle est finalement la fonction de la poétique des jours: elle est le procédé privilégié de la mise en valeur des dynamiques constitutives du récit, celles qu’il présente comme susceptibles de rendre compte de la causalité historique. Tout en construisant la cohérence de l’intrigue, ces phases sont le principe d’intelligence que le récit fournit de la période qu’il se donne pour référence. Ainsi, les jours requièrent-ils une double attention: ils sont à considérer en eux-mêmes, à sonder dans la profondeur de leur signification, verticalement en quelque sorte; ils sont aussi à envisager de façon horizontale, en lien avec ceux qui précèdent et qui suivent, dans la logique de leurs enchaînements mais aussi de leurs chevauchements. C’est en cela que le petit manteau peut apparaître comme une métaphore de la forme du temps en Samuel. Apporté chaque année à Silo lors du pèlerinage annuel, tissé chaque année un peu plus grand, il est le signe du déploiement dans le long terme du jour de la prière de la femme. Ce 2. F. DOSSE, Événement, dans C. DELACROIX – F. DOSSE – P. GARCIA – N. OFFENSTADT (éds), Historiographies, t. 2. Concepts et débats (Folio histoire, 180), Paris, Gallimard, 2010, 744-756, p. 751. 3. Ibid., p. 746.
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qui a été initié ce jour-là grandit, inscrit une croissance linéaire que porte la récurrence des années marquée par le retour du pèlerinage. S’il est symbolique d’une qualité de temps, il n’est cependant pas métaphorique dans son contexte. Mais qu’il nous soit permis de l’utiliser comme une image qui éclaire la construction du temps de l’ensemble des livres. Ce manteau parle en effet d’épaisseur et de texture, de fils qui se croisent et s’associent pour former un continuum. La lecture continue de 1 S 1 – 1 R 2 a fait apparaître que les dynamiques de jours, qu’elles soient soulignées ou non d’une indication de durée, ne sont pas strictement successives. Dès le début du récit, plusieurs ont cours simultanément, le règne de Saül se distinguant par une densité particulière. Ces durées co-occurrentes, que l’analyse sépare, sont associées dans le récit. Elles se conjuguent pour rendre avec finesse le caractère multifactoriel de ce qui survient. En mettant en lumière l’événement qui initie les phases, le récit du jour inaugural attire l’attention, au premier plan, sur leur foyer de causalité avant qu’il ne s’efface à l’arrière-plan. Mais, comme en témoignent ceux qui sont spécifiquement marqués d’une indication de durée non mesurée, ces foyers demeurent ouverts derrière le fil narratif de premier plan. Ils ne le sont pas à la façon de simples fonds de tableaux. Actifs, ils contribuent discrètement à générer ce qui se produit à l’avant-plan. Ainsi, l’esprit de Yhwh accompagne l’élu jusqu’à la fin du récit, sans que jamais il ne soit dit qu’il se détourne de lui. La jalousie de Saül, qui débute peu après, est également mise en valeur comme jour. Les circonstances de son émergence sont rapportées avant qu’elle ne produise immédiatement ses premiers effets. Elle reste un foyer actif des épisodes successifs jusqu’à la mort du roi Saül. Ceux-ci procèdent donc de la tension entre trois durées de base: la destitution de Saül, l’assistance divine à David dont l’esprit est le gage et le moyen, et la jalousie de Saül, d’autres apportant progressivement leur propre fil au gré des épisodes. Aucun de ces foyers de causalité n’est déterminé par une indication de durée mesurée, leur terme n’est donc connu d’avance ni dans son échéance ni dans ses modalités, ce qui les garde ouverts à tous les possibles jusqu’au jour final. L’histoire, bien qu’elle soit rapportée au passé, est cependant présentée au lecteur dans sa déhiscence. Il appartient à ses protagonistes d’en projeter les voies. Le cours que prend l’histoire est souvent déterminé par le principe de double causalité. Les phases que les jours dessinent sont l’allié de la construction du délicat équilibre entre causalité humaine et causalité divine, liberté des uns et souveraineté de l’autre. À plusieurs reprises, la lecture continue a fait apparaître comment un oracle ou une décision divine lance une phase de jours de grande ampleur. Le schéma fait apparaître comment d’autres phases viennent s’emboîter à l’intérieur de cette phase englobante.
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Ces phases sont initiées par des projets sans relation avec le discours divin qui a lancé la dynamique d’accomplissement. Pour chacune, le rapport de causalité est direct entre le jour qui l’initie et le jour qui la clôt, mais ces deux phases restent complètement autonomes. Leurs cours ne se croisent pas avant le jour final où elles se rejoignent, dans la révélation de ce qui se réalisait du dessin divin à travers des projets humains dont l’autonomie dans l’initiative et le déploiement atteste la liberté. Les jours et les phases qu’ils dessinent, en mettant en relief les dynamiques causales qui rendent compte du cours de l’histoire, sont également le moyen de sa périodisation. Celle-ci est la seconde tâche de l’historien, corrélative à la manifestation des causalités. F. Hartog écrit à ce propos: Périodiser, c’est en effet trouver les bons rythmes, à la fois les plus exacts et les plus explicatifs; c’est aussi démultiplier les niveaux, dégager les couches du temps, se faire géologue du temps. L’historien moderne fait la part la plus exacte au temps en fonction de l’efficience qu’il lui reconnaît4.
Ce qui est dit ici de l’historien moderne vaut aussi pour le narrateur biblique qui a sa manière de dégager les couches du temps. Et c’est dans ce soin à «faire la part la plus exacte au temps en fonction de [son] efficience» que la poétique biblique donne toute la mesure de sa subtilité en 1 S 1 – 1 R 2. Elle le fait à partir de la pluralité des voix qui «disent» le temps dans le récit. La périodisation de 1 S 1 – 1 R 2 n’est pas une périodisation unique, mais une œuvre à quatre voix. Celle du narrateur s’associe celles du protagoniste, du prophète et du poète dans une périodisation de type polyphonique. À la manière d’une œuvre chorale, en effet, la périodisation de 1 S 1 – 1 R 2 se déploie sur quatre lignes qui connaissent leurs accords et leurs dissonances, leurs développements en contrepoints et la conjugaison de tempi différents. En termes d’efficience temporelle, chacune des voix que l’on entend au discours direct a ses possibles propres, nous l’avons vu, et c’est sous la régulation du narrateur-chef de chœur qu’elles associent leur timbre. Celle du protagoniste a une efficience qui se déploie à l’échelle de l’épisode. S’il envisage l’histoire passée et à venir à relativement court terme, ce qu’il projette en dessine le cours et à cet égard, sa parole est pleinement performative. Sa capacité propre de périodisation se déploie donc principalement à l’échelle du jour ou de la séquence de jours qui forment l’épisode. Voilà la «couche du temps» qu’il lui revient de périodiser. Il fait entendre dans le récit la voix de la responsabilité. Le jour, en effet, est la mesure temporelle de son assignement, il est le temps du rendez-vous: ceux des décisions à prendre, ceux des alliés ou des ennemis qu’il rencontre, ceux parfois des décisions 4. HARTOG, La temporalisation du temps, p. 28.
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divines à recevoir, par la consultation ou dans l’inattendu de l’oracle. Cette couche du temps est le tempo de base de la narration. Le protagoniste et le lecteur avec lui sont ainsi invités à explorer le jour comme temps qui compte. La voix divine offre à celle des protagonistes humains le contre-chant d’une périodisation d’ampleur inégalée. Si le jour est l’unité minimale, l’oracle offre la perspective maximale, à la mesure de toute l’histoire. C’est la couche du temps qui fonde, accueille et oriente toutes les autres et qui en révèle la portée. Elle fait apparaître comment la liberté des hommes s’exerce et s’inscrit dans l’ampleur du dessein divin. L’oracle est le nœud décisif de leur croisement. Qu’il énonce un châtiment ou qu’il promette, il révèle dans une circonstance exceptionnelle la portée ce qui se joue toujours au caché des jours, dans l’alliance de Yhwh et des humains. La voix du poète offre une troisième périodisation, plus discrète car elle n’est pas directement performative. Son propre est de faire retentir sur le long court de l’histoire les vibrations du témoignage. Si elle «voit» vers le futur, son mode de périodisation particulier reconduit au passé. Chacun des poèmes en effet présente des jeux d’inclusions avec le récit qui a marqué le début de l’expérience que le poète chante au moment où elle s’achève. Son chant est donc celui qui ramène aux sources et fait jaillir de la profondeur secrète des jours ce qui les rend dignes d’être célébrés: le long cours des fidélités, celles de l’amitié et celles de l’élection et du salut, ces durées secrètes qui tissent les fils solides du temps qui compte. Ces trois voix ont donc chacune leur manière de périodiser le récit. Le narrateur, qui pose les indications calendaires de la périodisation politique officielle des règnes les orchestre pour les faire concourir à son projet d’un «dire-vrai» sur l’histoire. La lecture continue a montré en effet comment les périodes politiques correspondent à des organisations de phases spécifiques, qui reflètent des types d’interaction différentes entre Yhwh, Israël et ses leaders. C’est donc une périodisation à multiples niveaux que le récit présente offrant ainsi la cohérence d’une histoire unifiée qui remet cependant chacun à sa propre voix. Insouciant de la fragilité des sources externes relatives aux débuts de la monarchie, le récit propose au lecteur l’orfèvrerie d’une poétique qui, en temporalisant une factualité par ailleurs incertaine, voire perdue, construit du destin des rois le temps qui compte, «mesure de la force de l’Histoire, (…) inscription de sa puissance jamais en repos»5, le temps qui procède des mots qui comptent.
5. Ibid.
ABRÉVIATIONS
AB ABD AnBib AOAT BDB BETL BH BI Bib BJ BWANT BZAR CBET CBQ CUMO EncJud ETL ETR FOTL HALOT HBM HUCA JANES JBL JBS JLS JNWSL JSOT JSOTSS JSS JTS KAT KUSATU LD LHBOTS LiBi LR LXX MB
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474 NICOT NRT OBO OTE OTL RB RHR RivB RTL SAOC SBL SJOT SSLL SSN TDOT TLOT TM TOB TynB VT VTS WBC ZAW
ABRÉVIATIONS
New International Commentary on the Old Testament Nouvelle revue théologique Orbis biblicus et orientalis Old Testament Essays The Old Testament Library Revue biblique Revue de l’histoire des religions Rivista biblica italiana Revue théologique de Louvain Studies in Ancient Oriental Civilization Society of Biblical Literature Scandinavian Journal of the Old Testament Studies in Semitic Languages and Linguistics Studia Semitica Neerlandica Theological Dictionary of the Old Testament Theological Lexicon of the Old Testament Texte massorétique Traduction œcuménique de la Bible (1988) Tyndale Bulletin Vetus Testamentum Vetus Testamentum. Supplements Word Biblical Commentary Zeitschrift für die alttestamentliche Wissenschaft
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TABLE DES SCHÉMAS ET TABLEAUX
LISTE DES SCHÉMAS
1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. 9. 10. 11. 12.
Structure chronologico-rituelle de 1 S 1,1–2,21 . . . . . . . . . . . . Discours direct et séquence narrative (1 S 1,11-28) . . . . . . . . . Les rapports de causalité en 1 S 1,19-20. . . . . . . . . . . . . . . . . . Discours direct et progression du récit en 1 S 1,22-28 . . . . . . . Les expressions de 1 S 1,9-20 reprises en 1 S 1,26-28 . . . . . . Comparaison de 1 S 24,5a.7 et 24,11 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Comparaison de 1 S 24,5a et 24,19 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ordre de la fabula en 1 S 9,3–10,16 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ordre du récit en 1 S 9,3–10,16 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Organisation calendaire de 1 S 5,1–6,18 . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le discours direct en 1 S 16,1-13 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Structure temporelle des oracles (1 S 2,27-36; 2 S 7,5-16; 12,7-12) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13. Présentation synchronique des événements de la fabula de 1 S 28 – 2 S 1 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14. Les inclusions formées par קרן, משיחet מלךen 1 – 2 S . . . . . . . 15. Les inclusions formées par נאם, משיחet רוח יהוהen 1 – 2 S . . .
34 42 51 58 62 220 222 237 237 257 270 342 417 446 448
Annexe: Ensemble de la structure calendaire de 1 S 1 – 1 R 2 LISTE DES TABLEAUX
1. Répartition des formes verbales en 1 S 2,1-10 . . . . . . . . . . . . . 2. Répartition des formes verbales de 1 S 2,1-10 selon les unités du poème. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3. Les termes calendaires et leur fréquence . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4. Fréquence des occurrences de « יוםjour» au singulier et au pluriel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5. Fréquence des termes « יוםjour» et « שנהannée» . . . . . . . . . . 6. Fréquence des termes « יוםjour» et « שנהannée» en 1 S 1 – 1 R 2 et 1 R 3 – 2 R 25 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7. Fréquence des termes de l’échelle supérieure au jour . . . . . . . . 8. Les usages de « שנהannée» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9. Les usages de « חדשmois» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
79 80 115 116 117 118 120 121 122
490 10. 11. 12. 13. 14. 15. 16.
TABLE DES SCHÉMAS ET TABLEAUX
Les usages de « ימיםjours» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Les expressions en mois et en années comptées . . . . . . . . . . . . . . Les usages de « יוםjour» au singulier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Nombre et usages des termes de même échelle que le jour . . . . . . Jours et séquences de jours en 1 S 1 – 1 R 2 . . . . . . . . . . . . . . . . . Total des jours mis en relief en 1 S 1 – 1 R 2 . . . . . . . . . . . . . . . . Répartition des formes verbales en 1 S 16,1-13. . . . . . . . . . . . . . .
122 127 142 158 171 175 272
INDEX BIBLIQUE
I. ANCIEN TESTAMENT Genèse 1–50 1,1–2,4 2,23 4,1 4,3 4,17 16 16,4 19,33-38 21,9-21 25,29-34 27 28,20-22 30,4-5.16 30,22-23 38,2-3 38,24 41 43,14 49
116 1-3 359 55 25 55 401 55 55 401 401 401 41 55 56 55 36 356 297 95
Exode 2,1-2 2,1 3,7 3,14 4,13 5,6 5,8 5,10.13.14 12,5 12,36 13,10 15,1-18 15,4-10 16,23 29,28 30,4 33,19 34,22
55 22 205 297 297 205 83 205 251 65 24 67, 78, 95 76 297 251 251 297 35
Lévitique 12,6 14,10
251 251
Nombres 1,3 21,2 23,3 24,15
251 41 364 364
Deutéronome 1–34 17,14 29,15 31,11-12 32 33
116 291 297 253 95 95
Josué 8,34-35
253
Juges 5 8 8,24 9 10,2.3 11,1 11,30-32 11,40 12,7.9.11.14 13,2 15,20 16,31 17,1 17,6 18,1 19,1 21,19 21,25
67, 76, 78 95 47 95 245 22 41 24 245 22, 24 245 245 22, 24 95 95 95 24 95
492 Ruth 1
INDEX BIBLIQUE
19
1 Samuel – 2 Samuel 12, 116, 286 1 Samuel – 2 Rois 118-119 1 S 1 – 1 R 2 118, 119, 286 1 Samuel 175, 176 1–12 388, 390, 392-399, 464, 465 1–2 463 1,1–2,21 38 1,1–2,11 14, 38, 44, 100, 103, 105, 106 1,1–2,1 20, 105 1 13, 19, 201 1,1-10 99 1,1-8 20, 21-32, 34, 99 1,3 33, 36, 38, 39, 100, 101, 102, 107, 120125, 241, 247 1,4-19 225, 227 1,4.9-20 34, 392 1,4 33, 42, 100, 107, 113, 141, 143, 145, 148, 171, 224 1,5-6 20, 25, 26 1,6 97 1,7b–2,11 125 1,7b-8 21,40 1,7 107, 121, 124, 125 1,9-28 20, 32-66, 99 1,9-20 34, 62 1,9-19 171, 224 1,9-11 39-42 1,10 106 1,11 94, 103, 104, 107, 122, 135, 138, 250, 256, 319, 362, 392, 393 1,12-20 42, 43-66, 104, 107 1,12-18 43-48 1,12-13 106 1,12 224
1,14 1,15 1,16 1,17 1,18 1,19 1,20
106, 107, 312 313 106, 107 104 106 101, 107, 158, 170 97, 103, 104, 107, 122, 362 1,21–2,11 34, 36 1,21-28 43, 57-68 1,21 100, 101, 102, 107, 108, 120, 393 1,22 103, 107, 138 1,23 107 1,24 107, 297 1,26-28 62, 103 1,27-28 362 1,27 97 1,28 94, 107, 122, 138, 256, 393 2 201 20, 67-99, 79, 80, 2,1-101 104, 266, 358, 367, 368-369, 446, 447, 449 2,1-5 (l. 1-7) 79 2,1 362 2,1 (l. 1-2) 67, 71-75, 81, 91, 92, 98 2,2-3 (l. 3-5) 81 2,2 (l. 3) 74, 82, 98, 450-451 2,3a (l. 4) 74, 79, 83, 96 2,3b (l. 5) 83-84, 87 2,4-7 (l. 6-10) 90 2,4-5 (l. 6-8) 81, 84-85, 90, 91, 93 2,6-8a (l. 9-11a) 79, 93, 98 2,6-7 (l. 9-10) 81, 85-86, 88, 91 2,6 (l. 9) 80, 96, 97 2,7 (l. 10) 86, 90, 91, 92, 96 2,8-10 (l. 11-16) 79 2,8 (l. 11-13) 81 2,8a (l. 11) 86, 91, 92, 96 2,8b (l. 12) 87, 96 2,8c (l. 13) 80, 85, 87, 96 2,9-10 (l. 14-16) 81, 88
1. Pour le Cantique d’Anne, en plus des versets sont indiqués les lignes (en italiques), selon le découpage proposé dans cet ouvrage.
INDEX BIBLIQUE
2,9 (l. 14) 90, 96 2,10 (l. 15-16) 89, 94, 97, 350, 447, 450 2,10a (l. 15) 74, 89, 90, 96, 97 2,10b (l. 16) 79, 85, 89, 92, 96 2,11 37 2,12–4,22 20, 38 2,12-21 34 2,12-18 38 2,12-17 345 2,12 20 2,16 141, 308 2,19-21 38, 102 2,19-20 125 2,19 24, 36, 38, 107, 120, 122, 124, 125, 126, 241 2,20 47 2,22 247 2,23 312 2,27-36 14, 182, 256, 266, 335, 342, 346-351, 391, 448, 449 2,27-28 337, 343 2,27 182, 353 2,28 355 2,29 345 2,30 138, 241, 337, 343, 364, 448 2,31-34 186, 348 2,31 122, 186, 355 2,32-33 411 2,32 122, 138, 392, 393 2,33 354, 355, 463 2,34 143, 163, 186, 354, 393 2,35-36 348, 463 2,35 122, 135, 138, 354, 355, 392, 393, 448, 450 3 148, 183, 201, 216, 393 3,1-2 140 3,1 122, 139, 148, 391 3,2–4,22 259, 393, 398 3,2-18 171, 182, 224, 225, 226, 394 3,2 141, 143, 145, 148, 183
3,5 3,6 3,10 3,11-14 3,12 3,13 3,14 3,15 3,17 3,18a 3,19-20 3,19 3,20 4 4,1-4 4,2-3 4,3 4,5-22 4,5 4,7 4,9 4,10-11 4,11 4,12-22 4,12 4,13 4,15 4,16-17 4,16 4,17 4,18 5,1–6,18 5 5,2-5 5,2-3 5,3.4 5,5 5,10 6 6,1 6,2-9 6,6-7 6,6 6,7-8 6,9
493 288, 312 312 290 225, 336, 339, 340, 394 143, 163, 186 138, 256, 392 138, 392 158, 183, 391 289, 311 186 395 355 394 201, 394 295, 395-396 171, 193-194 143, 288, 311 171, 193, 184-186 113 115, 311 289 305 295, 354 295 143, 145 305 121, 127, 128, 244, 245, 392 303 143 146, 305 121, 127, 128, 244, 245, 246, 247, 392 257-258, 396, 399 201 171, 177, 224, 233 170 158 141 311 201 115, 122, 127, 129, 130, 254 292 307 325 288 192
494 6,10-18 6,13-20 6,15-16 6,18 6,19–7,1 6,21 7 7,1-6 7,2-3 7,2 7,5-16 7,5-13 7,5-6 7,6 7,7-13 7,7 7,8 7,10 7,12 7,13 7,14 7,15-17 7,15 7,16-17 7,16 8–15 8–12 8–10 8 8,1-9 8,1 8,3 8,4-22 8,4-8 8,5 8,7-18 8,7-9 8,7-8 8,7 8,8-9
INDEX BIBLIQUE
171 305 143, 145, 146, 191, 192 141 258 289, 303, 305 201 150 339 121, 122, 127, 129, 130, 143, 160, 161, 242, 253 335 396-397 171 143, 145, 146, 191, 314 151, 163, 171, 399 242 290 97, 143, 145, 146, 191, 192 311 117, 121, 122, 135, 136, 242, 250, 256, 392, 402 240 125 122, 135, 249, 250, 256, 392, 397 250 121, 124, 125 336, 339 397 337 201 195-196 94, 304 304 171, 193 338 287, 291, 303, 304, 307, 308 337 318, 336, 340 216, 338 291 307
8,8 8,9 8,10-18 8,10 8,11-18 8,18 8,22 8,25 9,1–10,16 9 9,3-4 9,3 9,5-25 9,5-10 9,6 9,9 9,11-20 9,12 9,13 9,15-16 9,16 9,17 9,19 9,20 9,21 9,24 9,27 10 10,1 10,2 10,6 10,8 10,9 10,11 10,14-15 10,14 10,17-27 10,17-23 10,17-19 10,18 10,19 11 11,1-3 11,3 11,4-13
143, 160, 241, 398 291 336 338 318 143, 163, 338 291, 333, 334, 398 338 170, 171, 224, 236239, 258, 414 19, 201 187 288, 290, 398 155 292 288 141 133 143, 153, 154, 141, 153, 308, 309 333, 334 158, 291, 402, 421 291, 334 143, 158 122, 132, 133, 160, 161, 303 311 143, 145, 146 141, 289 201 447 143 448 122, 132, 134, 243 143, 145, 146 115 311 290 171, 193, 195, 258 212 336, 338 340 143, 153, 154, 195196, 216, 340 201 293 122, 132, 295 224, 225, 227, 258, 398
INDEX BIBLIQUE
11,9-13 11,9-12 11,9 11,10 11,11 11,13 11,14–12,25 11,14-15 11,14 11,15 12 12,1 12,2.5 12,6-25 12,12-13 12,13 12,17 12,18 12,19 13 – 2 S 1 13–15 13 13,1 13,6 13,7 13,8-14 13,8 13,9 13,10 13,11-12 13,11 13,12 13,13-14 13,13 13,19-23 13,19 13,22 13,23 13,24 14 14,1-46 14,1
228-229 133 158, 320 158 143, 145, 158 143, 153, 154, 192, 295, 311, 315 171, 193, 258 187 289 398 201, 318 398 143 336, 340 307 398 143 143, 145, 146, 191, 192, 340, 398 290, 314 388, 390, 400-425, 464, 465 400-404 201 121, 127, 128, 135, 251-252, 392, 397 205 134 182, 392 122, 132, 133, 134, 183, 243 289 113 314 122, 312 308 336, 400 138, 241, 352 204 205 141, 148 148 307 184, 201 154, 170, 171, 193, 200, 202-215 33, 113, 143, 145, 148, 149
14,4-48 14,8 14,10 14,12 14,14 14,17 14,18 14,21 14,23 14,24 14,28 14,29 14,30 14,31 14,33 14,34 14,36 14,37 14,38 14,43 14,45 14,47-48 14,49-52 14,52 15–31 15 15,1-9 15,1-3 15,2 15,3.9 15,10-35 15,10-34 15,10-11 15,10 15,11-12 15,11 15,12 15,14 15,15 15,16-19 15,16 15,19 15,20-21
495 240 292 217, 292 217 449 289 143, 145, 146, 153 115 143, 145, 146, 153 33, 143, 145, 146, 153 143, 153, 303 313 143, 153 143, 145, 146, 153 141, 143, 153 33, 158 158 143, 145, 146, 153, 163, 421 143, 153, 315 311 143, 153, 345 251 240 117, 122, 135, 136, 149, 255, 259, 402, 405 465 183, 201, 412 402, 404 336, 339 435 226 274 171, 182, 225, 226, 402 216 336, 339 170, 391 58, 183, 226, 274, 287 158, 183, 227 312 314 336, 339 158, 226 312 314
496 15,22-23 15,23 15,24-30 15,24-25 15,26
INDEX BIBLIQUE
336, 339 216, 274, 352 314 226 274, 313, 336, 339, 352, 401 15,27-28 219 15,28 114, 143, 183, 223, 226, 227, 244, 336, 339, 391, 401, 403, 406, 407, 411, 418, 419, 422 15,29 274 15,32 18 15,35 143, 162, 242, 256, 259, 274, 275 16–26 404-413 16–18 404-408 16 201, 463, 465 16,1-13 268-286, 364, 446449 16,1-3 291, 334, 405 16,1 312 16,4-13 171 16,4 277-282 16,6 18 16,7 291, 333 16,12 289, 291 16,13 – 2 S 23,1 448 16,13 143, 145, 147, 191, 192, 256, 259, 400, 404, 430 16,14-23 182 16,14-15 304 16,14 449 16,15-16 307, 405 16,16 294 16,18 303, 359 16,21 424 16,22 289 16,23 294, 359 17 136, 183, 201, 295 17,4–18,4 172, 224, 225, 227 17,10 143 17,12–18,2 229 17,12 122, 139 17,16 120, 122, 132, 133, 134, 141, 176, 254, 258
17,17-19 17,17-18 17,17 17,20–18,2 17,20 17,23 17,25-27 17,25 17,28 17,29 17,34-37 17,37 17,42-44 17,44-47 17,46 17,48 17,51-53 17,51 17,55 17,58 18 18,1-3 18,1 18,2–21,11 18,2 18,3 18,5 18,6-12 18,6-9 18,7 18,8 18,9 18,10 18,11 18,12 18,13 18,16 18,17-29 18,17 18,20 18,21 18,24 18,26 18,28
405 290, 312 254 182 158 305 322 305, 319 312 313 324, 326 406, 444, 446 406 292 143, 153, 154, 183, 406 45 408 422 320 424 201 424 372 407 143, 145, 146, 150, 183, 242, 407, 410 321, 372 240, 437 172, 225, 227, 230231, 409 136 359, 360, 419 303 143, 145, 159, 242, 256, 259, 408, 419, 422 141, 158 292 411 331 331, 437 322 292 311 143, 292 303 122 159
INDEX BIBLIQUE
18,29 19–26 19 19,1-7 19,1-2 19,2 19,3.4 19,5 19,6-7 19,6 19,7 19,8 19,9-17 19,10 19,11 19,17 19,18 19,19 19,23-24 19,24 20,1–21,11 20 20,1-23 20,1 20,3 20,4-23 20,4 20,5 20,6 20,8 20,9.12-13 20,12 20,14-17 20,15 20,16 20,18-19 20,18 20,19 20,20-22 20,23 20,24 20,26 20,27 20,28-29
122, 135, 157, 259, 408 409-413 201 172, 225, 227 304 158, 303 294 325 322 319 115, 294 409, 449 170, 172, 225, 227, 231, 409 158, 322 158, 170, 311 303, 310, 312, 313, 314 405 303 192, 409 140, 148, 145, 146, 158, 172, 191 172, 224, 233-234, 409 201, 431 288 312 303, 320 292, 294, 409 319 115, 158 120 133, 323 320 158, 409 321, 323 138, 243, 432 319 409 115, 158 143, 160 289 138, 243, 319 115 143, 145 115, 143, 158, 159, 311 314
20,31 20,34-35 20,34 20,35 20,36-40 20,42 21 21,1-11 21,3-4 21,6 21,7 21,8 21,11–27,4 21,11 21,12 21,13 22 22,1-5 22,3 22,4 22,5 22,6-20 22,6-18 22,7-8 22,8 22,9-10 22,13 22,15 22,17 22,18 22,19 22,21 22,22 22,23 23 23,1-5 23,1-4 23,1 23,2-4 23,2 23,4 23,5 23,6 23,7-12
497 122, 138, 241, 243, 308, 309, 411 409 143, 145, 146 113, 158 289 138, 289, 319, 323 201 410 307 143, 153, 154, 155, 158, 324, 325 141 143, 145, 146, 155 407 141, 143, 145, 146, 155, 172, 407, 410 230, 324, 325, 359, 360, 419 360 201, 354 410 444 121, 122, 135, 443 289, 410, 440 411 172, 188-189, 193 312 143, 199, 326 303, 315 143, 199, 315 143, 153, 154, 161 316 143, 145, 146, 200, 289 200 314 143, 160, 161 319, 320, 323, 463 201, 445 212, 410 333 186, 303, 448 291 334, 448 217 449 323 410
498 23,7 23,9-13 23,9-12 23,9 23,10-12 23,13 23,14 23,16-24 23,17 23,19 23,25-28 23,25 23,26-27 23,26 23,27 23,28 24–26 24 24,1-2 24,1 24,2-3 24,2 24,4-23 24,4 24,5 24,6 24,10-12 24,11 24,17-19 24,18-21 24,18-19 24,19 24,20-21 24,20 24,21-22 24,21 24,22-23 24,22 24,27 24–26 25 25,1-2 25,1 25,4-38
INDEX BIBLIQUE
186, 217 212, 213 291 186, 288, 323 333, 444 186, 297, 410 122, 135, 136, 137, 172, 213, 217, 255, 410 137 318, 319, 323, 324 303 137 186, 444 136 137 303 137 436 201 304 334, 410 306 113, 303 154, 172, 182, 193, 200, 215-223 184 143, 153, 330, 334 389 315 143, 153, 154, 184 315 411 314 143, 184 412 143, 184 308, 309 184, 318, 324 323 324 429 182, 436 151-152, 201, 225, 227, 231-232 412 136, 162, 242, 250, 256 173, 224
25,7 25,8 25,10 25,13 25,14-17 25,14-16 25,15-16 25,15 25,16-17 25,16 25,21-22 25,21 25,22 25,28 25,30 25,32-34 25,32 25,33-34 25,33 25,34 25,36.37 25,38-42 25,38 26 26,1-25 26,1-4 26,1 26,5-25 26,6 26,7 26,8-9 26,8 26,10 26,14 26,15-16 26,17 26,18 26,19 26,21 26,23 26,24 27 – 2 S 1 27 27,1-5 27,1 27,4 27,5-6
122, 138, 241, 326 141, 326 141, 143, 153 288, 289 289 303 325, 326 122, 138, 241 307 122, 138, 140, 158, 241 292 303 158 122, 325 318, 324, 329 443 143 314 143 158, 412 158 412 121, 122, 132, 133, 170 201 200 412 303, 305, 306 173, 182, 193 18, 292 158 299 141, 143, 217 143, 163, 241, 412 311 313 311 312 141, 143 143, 314, 322 114, 143 143, 457 413-425 201 131 143, 163, 241, 292 322 173
INDEX BIBLIQUE
27,5 27,6 27,7-12 27,7 27,8-12 27,8-11 27,10 27,11 27,12 28 – 2 S 1 28 28,1-2 28,1 28,2 28,3 28,6 28,8 28,10 28,12 28,15 28,17-18 28,17 28,18 28,19 28,20 28,21-22 28,25 29 29,3 29,4 29,5 29,6 29,8 29,9 29,10 29,11 30 30,1 30,6 30,7-8 30,7 30,8 30,12
290 141, 143, 161, 191 130 115, 120, 121, 122, 123, 126, 127, 244 254 161 141 122, 135, 244 138 173, 175, 224, 236, 415-425, 436 201 244 122, 139 122, 138 136 136, 163, 212 158 320 312 312, 314 325 244, 324, 402, 403 143, 403 158 140, 141, 143, 145, 146, 158 307 158 201 120, 121, 122, 123, 126, 127, 131, 143, 160, 161, 324 360 324, 325 143, 160, 161, 320 143, 160, 161 359, 360 158, 289 158 201 143, 145, 148, 149 444 212, 291 323 333 122, 132, 133, 134, 158
30,13-14 30,13 30,17 30,25 31 31,1-6 31,4-6 31,6 31,8 31,12 31,13 2 Samuel 2 RègnesLXX 1 1,1 1,2 1,3-10 1,14 1,15 1,16 1,17-27 2–20 2–7 2 2,1-3 2,1 2,4 2,6-7 2,10 2,11 2,12-32 2,14 2,17 2,18-27 2,27.29.32 3 3,1 3,2-5 3,7-39 3,7-11 3,7
499 303 143, 160, 161 158 141, 143, 145 136, 201 256 290 143, 145, 146, 242, 407 158 158, 187 122, 132, 133, 134 13, 175, 176 13 201 122, 132, 133, 134 143, 145, 148, 149 303 312 289 313 266, 359, 364, 365, 367, 370-373 389, 390, 425-438, 464, 465 426, 427-431 201 291 212, 333, 389 249, 303 308, 309 121, 127, 128, 178, 245, 249, 251 115, 120, 121, 122, 123, 127, 128, 245, 249 170, 173, 193, 258, 428 288 143, 145, 146 198 158 201 258 240 178-182 173 312
500 3,8 3,9-10 3,12-14 3,12 3,14 3,16 3,17-39 3,17-19 3,17 3,18 3,21-25 3,21 3,23 3,24-25 3,27 3,28 3,31-39 3,33-34 3,35 3,37 3,38-39 3,38 3,39 4 4,3 4,4 4,5 4,5-12 4,7 4,8 4,9 4,10-11 4,10 4,11 5 5,1-3 5,1 5,2 5,4-5 5,4 5,5 5,6-9 5,6-8 5,8
INDEX BIBLIQUE
141, 143, 153, 154, 196, 314 329 293 320 325 288 429 193, 428 158 307, 309, 325, 330, 334 304-305 320 303 313 198 138 173, 428 266, 359, 360 140, 141, 143, 145 143, 145, 196 193, 198, 299 143, 196 143 201 141 121, 127, 128 143 173, 225, 428 158 143 457 313 327 307, 327 201 249, 331 330 115, 216, 319, 325, 331 127, 128, 249 121, 127, 128, 251, 334 115, 121, 122, 123, 128, 245, 248 249 173, 193 143, 145
5,19-20 5,19 5,23-25 5,23-24 6 6,3-10 6,5 6,7 6,8 6,9 6,12-23 6,12-22 6,11-12 6,11 6,12 6,16 6,20 6,21 6,23 7 7,1-29 7,1-3 7,4 7,5-16 7,5 7,6-7 7,6 7,8 7,11-16 7,11 7,12 7,13 7,14 7,16 7,17 7,18-29 7,23 7,24-25.29 8–9 8 8,1-8 8,1 8,16-18
291 320, 333 212 291, 333 201 173, 258 305 254 141 143, 145, 146, 191 152-153 174, 193, 258 304 115, 122, 127, 129, 130, 152, 253, 254, 258 303, 306 113 143, 150, 151, 199 324, 330 143, 162, 243, 244, 256 13, 201, 383, 458 174, 225, 226 226 158, 216, 226, 227, 391 335, 340, 342, 343344, 346, 351, 391 353 337, 354 143, 355 331, 354, 355, 400 354, 459 143, 160, 218, 241 122, 355 138 355, 458 138, 256, 355 216, 227 227, 318, 336, 340, 444 340 138 389, 426, 431-432 116, 201, 325, 444 240 25, 112, 389, 426 240
INDEX BIBLIQUE
8,17 9–20 9 9,1 9,3 9,5-6 9,7 10–12 10 10,1 10,2 10,3-4 10,5 11–15 11–12 11,1–12,23 11 11,1 11,2-4 11,2 11,5 11,6 11,7-15 11,9-10 11,10 11,11 11,12 11,14 11,15 11,16-17 11,16 11,18-21 11,21 11,23-24 11,27 12 12,1-15 12,1-4 12,1 12,5 12,7-14 12,7-12 12,7-8 12,7 12,8 12,9-10 12,9
323 13 116, 201 287, 321, 323 321 187 323 426, 432-434 116, 201 389, 426 327 306 289 131 391 426 201, 442 25, 121, 123, 187, 432, 443 258 426 303 288, 289 174, 224, 234-236 305 303, 312 313, 320 143, 145, 146, 158 25, 158, 187, 290 288 305 187 306 325 303, 305 18 19, 176, 201 426 351 216, 353 320 335 342, 346, 351-352, 391 343 354, 355 355 345 343
12,10 12,11-12 12,11 12,13 12,14 12,15 12,18-23 12,18-19 12,18 12,22-23 12,23 12,24-25 12,27-28 12,27 13 13,1 13,3-5 13,9 13,13 13,20 13,23–15,7 13,23-27 13,23-24 13,23 13,24 13,32 13,37 13,38 13–14 14 14,2-22 14,2 14,19 14,21 14,22 14,25-26 14,26 14,28 14,30
501 138, 256, 337, 354 437 354, 355, 435, 437 314 457 192 174, 258 306 143, 145, 148, 149, 191, 192, 426 312, 444 308 432, 457 307 303 201 113, 389, 426, 427, 434 292, 435 289 308, 309 289, 307, 311 127 293 304 112, 120, 121, 122, 127, 129, 130, 252, 254, 434 435 143, 162, 241 117, 122, 135, 255, 256, 435 121, 127, 129, 130, 252, 253, 254, 434 426, 434-436 201, 426 174, 193 122 311 289 114, 143, 145, 153, 157, 196 125 120, 122, 124, 125, 241 120, 121, 122, 127, 129, 130, 252, 254, 434 289
502 14,31 14,32 15–20 15 15,1–20,3 15,1-12 15,1 15,7 15,8 15,13–20,3 15,13–17,29 15,13–17,22 15,13–16,14 15,13-14 15,13 15,14 15,16–16,14 15,16-18 15,18-22 15,20 15,21 15,23 15,24-28 15,24 15,25-26 15,25 15,29 15,30 15,32-37 15,34 15,37 16 16,1-4 16,1 16,3 16,5-13 16,5-8 16,5 16,7-8 16,9-12 16,10 16,11-12 16,11 16,12 16,13-14 16,17
INDEX BIBLIQUE
312 309, 314 436-438 201 426 306 113, 389, 426, 427 121, 127, 129, 252, 254, 290, 436 41 426, 436 297 170, 174, 176, 177, 193, 259 297 306 303, 305 297 187, 197 298 298, 319 143, 153, 158, 297, 323, 436 319, 320, 323 187, 298 298 323 437 299 299, 323 298 298, 299 308, 309 437 201 197, 298, 299, 321 187 143, 153, 162, 436 298, 299 198 187 313, 443 198 312 437, 444 198, 308, 309 143, 198, 436 298 312
16,20–17,13 16,21-22 16,21 16,22 16,23 17 17,1-3 17,1 17,8-9 17,14 17,15-16 17,15 17,16 17,21 17,22 17,24 17,27-29 18,1–19,9 18 18,2 18,3-4 18,7.8 18,11 18,12 18,14 18,18 18,19-32 18,20 18,24 18,29 18,31 18,32 19 19,3.4 19,6-7 19,8 19,10 19,11 19,12 19,14 19,15 19,16–20,2 19,16-41 19,16-21 19,18 19,20-21
293 437 435 354 122, 139, 140, 436 116, 201 292 140, 158 308-309 18, 216, 300, 437 307 303, 323 140, 158 289 158, 197, 298 297, 298, 437 327 155, 174, 176, 193, 200, 201, 437 201 319, 323 443 143, 145, 146, 436 312 319 198 141, 436 306 143, 153, 154, 163, 241, 436 305 303 143 303 201 143, 145, 146, 153, 436 143, 153, 313, 436 158, 308, 309 308, 309, 326 307 323 122, 436 289 176, 437 174, 193, 197 198 197 143, 153, 160, 198, 314, 436
503
INDEX BIBLIQUE
19,21 19,22 19,23 19,24 19,25-31 19,25 19,26 19,27-28 19,27 19,30 19,32-41 19,32-39 19,33 19,34-39 19,35 19,36 19,39 20 20,3 20,4 20,5 20,6 20,19 20,23-26 20,25 21–24 21 21,1 21,3-6 21,7 21,9 21,10 21,12 21,18 22–23 22 22,1
143 198 143, 153, 154, 198, 436 319, 460 321 143, 160, 162, 197, 436 312 197 314 438 327 131 121, 127, 128 293 120, 121, 122, 123, 126, 127, 131, 153, 436 121, 127, 128, 131, 143, 436 319, 320 201 143, 162, 243, 244, 256, 436 122, 132, 133 133 308 312 240 323 389, 390, 438-451, 452, 465 201 121, 122, 127, 130, 139, 212, 253, 254, 325, 389, 293 321 122, 139 140 143, 160, 241 389 390 174, 193, 201, 266, 359, 367, 373-378, 439, 446 143, 145, 364, 440, 445, 457
22,2-3 22,19 22,21-25 22,51 23 23,1-7
24,15 24,16 24,17 24,18
363 141 360 138 176, 201, 460, 463 158, 248, 359, 364, 448 138 174 143, 145, 146, 191, 192 143, 145, 174 14, 201 334 187 115, 120, 122, 127, 130, 141, 254 174 224, 226 226, 314 131 226 158, 227 133 115, 121, 122, 123, 127, 131, 132, 308, 309 158, 174, 227 174, 309 314 143, 145, 248
1 – 2 Rois
286
23,5 23,9-10 23,10 23,20 24 24,1 24,5-8 24,8 24,9-25 24,9-14 24,10 24,11-15 24,11-12 24,11 24,13-16 24,13
1 Rois 3 RègnesLXX 1–2 1 1,1 1,2 1,6 1,9-53 1,11 1,12-14 1,13 1,15 1,17
13 12, 13, 116, 119, 175, 286, 390, 441, 452466 12, 201, 454-458 135, 139, 390 122 122, 135 174, 193 303 292 319 248 319
504 1,25 1,30 1,39 1,47 1,48 1,51 2 2,1-11 2,1 2,5-6 2,7-9 2,8 2,10-11 2,10 2,11 2,12-46 2,12 2,13-27 2,13-25.26-27 2,16 2,20 2,24 2,26-27 2,26 2,27 2,28 2,31-33 2,32 2,35 2,37 2,38-39 2,38 2,39 2,42-45 2,42 2,44-45 2,44 2,46 3 – 2 R 25 3,3-15 3,14 6–7 11,4 15,1 15,3-5 15,9
INDEX BIBLIQUE
143 143, 319 354 248 143 141 13, 14, 201 458-461 122, 135, 390, 452, 453 324, 327 327 143, 160, 452 256 440 120, 121, 123, 127, 128, 245, 247, 452, 453 461-464 13, 453 175 193 47 47, 153, 154 143, 452 256, 392 143, 324, 452 14, 348, 354, 393 447 328 324 354, 393 143, 163, 452 253 122, 130, 254, 452 121, 123, 127, 129, 130 313 143, 163, 452 328 324 390, 452, 453, 460 118, 119 458 459 354 460 252 460 252
15,11 15,25 15,33 16,8 22,52
460 251 252 251 251
2 Rois 4,8.11.18.20 8,1 12,7 17,6 18,9.10.13.14 21,19 22,3 25,1.3.8.27
33 297 252 252 252 251 252 252
1 – 2 Chroniques 3, 119, 286 1 Chroniques 6,11-13 7,23 10,9
22 55 422
2 Chroniques 24,23
35
Néhémie 8
253
Esther 4,16 5,6.7.8 7,2.3 9,12
297 47 47 47
Job 1 1,6.13 2,1 6,8 28,25 33,14
19 33 33 47 83 251
Psaumes 2,2 6,10 19,7 32,4 40,3 42,10
447 78 35 444 444 444
505
INDEX BIBLIQUE
71,3 106,15 111,5
444 47 65
43,10
83
Daniel 4
356
Osée 1,3
55
Proverbes 13,11
65
Isaïe 8,3 40,12 45,1
55 83 447
Jonas 2,1-11
91
Ézéchiel 12,25
297
Zacharie 10,8
297
II. NOUVEAU TESTAMENT Luc 1,26.36.57
36
Actes des Apôtres 13,21 251
INDEX ONOMASTIQUE ABADIE, P. 13 ABEL, O. 264 ACHENBACH, R. 7 ACKERMAN, J.S. 26, 89, 94, 95, 215, 388, 396 AITKEN, J.K. 269 ALBREKTSON, B. 217 ALONSO SCHÖKEL, L. 73, 76 ALTER, R. 13, 14, 19-20, 21, 24, 25, 28, 29, 30, 33, 35, 37, 42, 55, 60, 72, 74, 77, 90, 133, 162, 194, 197, 204, 205, 208, 217, 219, 223, 230, 231, 248, 265, 268, 271, 281, 285, 295, 300, 309, 310, 331, 333, 365, 366, 369, 377, 405, 422 ALTHANN, R. 251, 252 AMIT, Y. 355, 356 ANDERSON, A.A. 249 ANDRÉ, J. 8 ARISTOTE 9, 361, 362, 366 ARNAUD, D. 55 ARNOLD, B.T. 309 AULD, A.G. 13, 28, 55, 119, 220, 422, 442 AUSLOOS, H. 7, 155 BAILEY, R.C. 68 BAKHTINE, M. 98, 111, 112 BAR-EFRAT, S. 1, 110, 111, 164, 207, 268, 300, 416, 464 BARGUET, R.D. 253 BARR, J. 5, 7 BARTHÉLEMY, D. 40, 61, 152, 172, 204, 217, 231, 251, 252 BATTEUX, C. 361 BAUKS, M. 11 BEAUCHAMP, P. 1, 2 BENVENISTE, E. 109, 110, 112, 113 BERGEN, R.D. 45 BERLIN, A. 72, 78, 285 BHAYRO, S. 251 BIRCH, B.C. 210 BLENKINSOPP, J. 13
BLOCH, M. 9 BODI, D. 237 BODNER, K. 234 BOMAN, T. 5, 6 BONNEAU, N. 265, 269 BOURGINE, B. 226 BOVATI, P. 9, 305, 315 BRANDON, S.G.F. 5 BREMOND, C. 301 BRIN, G. 7, 115, 141, 170 BROOKS, S.S. 52 BRUCE, F.F. 5 BRUEGGEMANN, W. 26, 438, 445, 451 BUDDE, K. 439 BURNS, D. 119 CALAME, C. 110 CALVINO, I. 17 CAMPBELL, A.F. 441, 442 CARASIK, M. 23, 24, 52 CARTLEDGE, T.W. 41, 52 CAZEAUX, J. 209, 439 CHILDS, B.S. 441 CHOI, J.H. 309 CLINES, J.M.S. 269 COGAN, M. 13 COHEN, A. 23 COHEN, D. 109 COSTACURTA, B. 420 COWLEY, A.E. 45 CRIMELLA, M. 273, 280, 359 CRYER, F.H. 204 CULLMANN, O. 5, 6 CURTIS, J.B. 5 DAVIES, P.R. 204, DE CERTEAU, M. 260 DELACROIX, C. 9, 469 DEL LUNGO, A. 17, 20 DE MOOR, J.C. 67 DEROUSSEAUX, L. 412 DE SERMET, J. 98 DE VAUX, R. 37
508
INDEX ONOMASTIQUE
DE VRIES, S.J. 24, 115, 141, 156, 203, 228, 308 DE WARD, E.F. 204 DHORME, É. 56, 65 DIETRICH, W. 35, 111, 237, 251, 344 DIONNE, C. 351 DOAN, W.J. 359 DOSSE, F. 9, 469 DREYFUS-ASSÉO, S. 8 DRIVER, S.R. 22, 27, 35, 45, 55, 172, 203, 218, 220, 252, 416 DRY, A. 112 EDENBURG, C. 13, 95, 438, 441 EGNER, H. 3 EISENSTEN, S. 75 ELIADE, M. 5, 6 EMERTON, J.A. 137 ENGEL-ROUX, B. 378 ESLINGER, L.M. 22, 24, 26, 61, 344 EYNIKEL, E. 13, 442 FAMERÉE, J. 226 FASSBERG, S.E. 77 FEWELL, D.N. 30 FICCO, F. 279, 455, 459 FINEGAN, J. 170 FIRTH, D.G. 95, 97, 111, 234, 399 FISCH, H. 361 FLINT, P.W. 13, 359 FOCANT, C. 71 FOKKELMAN, J.P. 13, 22, 23, 25, 28, 29, 45, 46, 47, 50, 55, 56, 58, 61, 62, 64, 68, 83, 85, 87, 96, 148, 162, 172, 178, 179, 187, 206, 210, 217, 219, 228, 252, 338, 370, 407, 416, 421 FORSHEY, H.O. 13 FORTHOMME, B. 231 FRASER, J.T. 5 FROLOV, S. 13 GARCIA, P. 9, 469 GARCIA LANDA, J.Á. 9 GARSIEL, M. 234 GEIGER, G. 273 Genette, G 3, 111, 177 GESENIUS, H.F.W. 45 GEVIRTZ, S. 230
GIBERT, S. 245, 319 GILES, T. 359 GILLINGHAM, S.E. 359 GILMOUR, R. 9, 24, 40, 45, 96, 251, 441 GOODFIELD, J. 5 GORDON, R.P. 216, 217, 219 GUERRERO, G. 361, 362 GUNN, D.M. 31 HAELEWYCK, J.-C. 249 HARTOG, F. 4, 8, 352, 358, 471 HATAV, G. 269 HERGÉ 262 HERMANS, M. 55 HÉRODOTE 7 HERTZBERG, H.W. 27, 35, 52, 55, 56, 90, 204, 416, 440 HOMÈRE 361 HRUSHOWSKI, B. 71 HUGHES, J. 250 HURVITZ, A. 77 HUSSERL, E. 366 HUWYLER, B. 307 JANOWSKI, B. 75, 76 JENNI, E. 115, 120, 141, 307, 308 JONGELING, K. 28 JOOSTEN, J. 23, 25, 28, 29, 45, 46, 61, 77, 78, 218, 273 JOÜON, P. 70, 81, 87, 218 KAN, G. 269 KAUFMANN, Y. 356 KAUTZSCH, E.F. 45 KECK, L.E. 210 KIM, K. 22, 26, 28, 30, 45, 46, 50, 56 KLEIN, R.W. 216, 217 KLOTZ, V. 3 KNAUF, E.A. 95, 447, 450 KOOREVAAR, H.J. 251 KOTZÉ, R.J. 28, 29 KROEZE, J.H. 113 KUGEL, J.L. 72, 73, 230 LEFEBVRE, P. 60, 92, 323 LEHMANN, R.G. 78 LEMAIRE, A. 78, 404 LEROY, M. 7
INDEX ONOMASTIQUE
LESSING, G.E. 75 LÉVY-DUMOULIN, O. 245 LIPIŃSKI, E. 206 LISS, H. 269 LUCIANI, D. 7, 55, 155, 274 MACCHI, J.D. 335 MAGID, S. 23 MAIER, C.M. 269 MAJA, M. 53 MARGUERAT, D. 413 MARSH, J. 5, 6 MATHIEU, Y. 351 MATHYS, H.-P. 359 MAULPOIX, J.-M. 97, 361 MAZZINGHI, L. 279 MCCARTER, P.K. 27, 35, 45, 52, 55, 56, 67, 70, 74, 90, 172, 182, 199, 204, 247, 249, 252, 305, 324, 343, 363, 416, 438, 443 MIANO, D. 35 MIES, F. 11 MILLER, C.L. 269 MILLER, P.D. 359 MISCALL, P.D. 68, 204 MOMIGLIANO, A. 2, 5, 6, 10 MORRISON, C.E. 133, 331, 332, 440, 445, 457 MOSIS, R. 208 MÜLLER, G. 3, 13 MUILENBURG, J. 5, 6 MUIR, E. 263, 264 MURRE-VAN DEN BERG, H.L. 28 MURTONEN, A.E. 5 NAUDÉ, J.A. 113 NICCACCI, A. 77, 78, 218 NICOL, G.G. 454, 460 NIHAN, C. 11, 335 NOHRNBERG, J.C. 12 NOLL, K.L. 444 NOTARIUS, T. 70, 77, 78, 79, 82, 90, 91, 375, 377 NOTH, M. 245 O’CONNOR, M.P. 28, 59, 61, 65, 66, 77, 82, 89, 90, 206, 218, 272, 370, 374 OEMING, M. 269
509
OFFENSTADT, N. 9, 469 OGDEN, G.S. 297 OIRY, B. 9, 155, 186, 306, 413 OZ, A. 17 PAGAZZI, G.C. 359 PAKKALA, J. 13, 95 PAPOLA, G. 279 PASQUIER, A. 413 PAYEN, G. 75 PAZZINI, M. 273 PERRY, M. 3, 235 PIDOUX, G. 5, 6 PIER, J. 9 POLAK, F.H. 269, 287 POLZIN, R.M. 28, 29, 68, 95, 206, 212, 370 PONS, J. 205 PROST, A. 9, 32, 245 PROVAN, I.W. 460 PSEUDO-JERÔME 251 PUECH, H.-C. 5, 6 RABATÉ, D. 98 RAMOND, S. 7, 219, 232, 315, 412 REICHENBACH, H. 113 RICHARDSON, B. 17 RICŒUR, P. 5, 7, 8, 9, 10, 14, 109, 264, 266, 267, 382, 386, 468 ROBINSON, H.W. 5 ROBINSON, J.A.T. 5 RODRIGUEZ, A. 77, 361, 365, 366, 367, 379 ROGERSON, J.W. 119 ROMANELLO, S. 359 RÖMER, T. 335 ROSENBLATT, J.P. 12, 269 ROST, L. 13 ROUSSEL, D. 253 SÆBØ, M. 141, 157 SAUVAGE, P. 55 SAVRAN, G.W. 269 SCHERMAN, N. 36 SCHWER, S.R. 109 SCOLAS, P. 226 SEARLE, J.R. 319 SEYBOLD, K. 307 SHULMAN, Y.D. 36
510
INDEX ONOMASTIQUE
SIMON, L.T. 439, 441 SITTERSON, J.C. 12, 269 SKA, J.L. 1, 137, 277 SMITH, M.S. 370, 371 SNAITH, N.H. 5 SONNET, J.-P. 3, 11, 13, 14, 18, 53, 71, 74, 75, 85, 95, 97, 98, 111, 137, 223, 226, 229, 265, 297, 319, 319, 339, 351, 359, 380, 388, 403, 404, 411, 412, 416, 419, 455, 464 STASZAK, M. 7 STERNBERG, M. 3, 10, 11, 17, 18, 19, 23, 24, 40, 100, 101, 110, 111, 112, 113, 139, 153, 183, 234, 235, 236, 246, 252, 253, 268, 401, 402, 414, 421 STOEBE, H.J. 35 STOL, M. 35, 36 STROES, H.R. 170 THACKERAY, H.St.J. 67 THEODORET DE CYR 251 THUCYDIDE 253 TOULMIN, S. 5 TOV, E. 13 TREBOLLE, J.C. 13 TSUMURA, D.T. 23, 35, 45, 55, 90, 163, 204, 209, 217, 218, 231, 233, 251, 344, 416 VAN DAM, C. 203 VAN DER BERGH, R.H. VANDERKAM, J.C. 13
187, 235
MERWE, C.H.J. 23, 28, 45, 112, 113, 114, 123, 131, 147, 149, 153, 159, 228 VAN ROMPAY, L. 28 VAN WOLDE, E. 23 VERHEIJ, A.J.C. 286, 287 VERMEYLEN, J. 335, 412 VERNANT, J.-P. 5 VEYNE, P. 9 VIDAL-NAQUET, P. 5 VON RAD, G. 6 VUILLAUME, M. 110 VAN DER
WALTERS, S.D. 65 WALTKE, B.K. 28, 59, 61, 65, 66, 77, 82, 89, 90, 206, 218, 272, 374 WATSON, W.G.E. 72, 76, 77 WATTS, J.W. 67, 68, 69, 97, 359, 360 WEINBERGER, Y. 36 WEITZMANN, S. 67, 359, 360 WÉNIN, A. 1, 26, 28, 30, 35, 37, 38, 50, 55, 60, 63, 71, 91, 155, 161, 195, 247, 274, 279, 280, 281, 295, 314, 316, 330, 338, 339, 412, 413 WESTERMANN, C. 335 WILLIS, J.T. 86 WONG, G.C.I. 424 YOUNG, I.
251
ZERNECKE, A.E. 78 ZIEGLER, Y. 206, 207, 212, 213, 320, 321
BIBLIOTHECA EPHEMERIDUM THEOLOGICARUM LOVANIENSIUM
SERIES III 131. C.M. TUCKETT (ed.), The Scriptures in the Gospels, 1997. 132. 133. 134. 135. 136. 137. 138. 139. 140. 141. 142. 143. 144. 145. 146. 147. 148. 149.
XXIV-721
p. 60 € J. VAN RUITEN & M. VERVENNE (eds.), Studies in the Book of Isaiah. 75 € Festschrift Willem A.M. Beuken, 1997. XX-540 p. M. VERVENNE & J. LUST (eds.), Deuteronomy and Deuteronomic Literature. Festschrift C.H.W. Brekelmans, 1997. XI-637 p. 75 € G. VAN BELLE (ed.), Index Generalis ETL / BETL 1982-1997, 1999. IX337 p. 40 € G. DE SCHRIJVER, Liberation Theologies on Shifting Grounds. A Clash of 53 € Socio-Economic and Cultural Paradigms, 1998. XI-453 p. A. SCHOORS (ed.), Qohelet in the Context of Wisdom, 1998. XI-528 p. 60 € W.A. BIENERT & U. KÜHNEWEG (eds.), Origeniana Septima. Origenes in 95 € den Auseinandersetzungen des 4. Jahrhunderts, 1999. XXV-848 p. É. GAZIAUX, L’autonomie en morale: au croisement de la philosophie et 75 € de la théologie, 1998. XVI-760 p. 75 € J. GROOTAERS, Actes et acteurs à Vatican II, 1998. XXIV-602 p. F. NEIRYNCK, J. VERHEYDEN & R. CORSTJENS, The Gospel of Matthew and the Sayings Source Q: A Cumulative Bibliography 1950-1995, 1998. 2 vols., VII-1000-420* p. 95 € 90 € E. BRITO, Heidegger et l’hymne du sacré, 1999. XV-800 p. 60 € J. VERHEYDEN (ed.), The Unity of Luke-Acts, 1999. XXV-828 p. N. CALDUCH-BENAGES & J. VERMEYLEN (eds.), Treasures of Wisdom. Studies in Ben Sira and the Book of Wisdom. Festschrift M. Gilbert, 1999. XXVII-463 p. 75 € J.-M. AUWERS & A. WÉNIN (eds.), Lectures et relectures de la Bible. Festschrift P.-M. Bogaert, 1999. XLII-482 p. 75 € C. BEGG, Josephus’ Story of the Later Monarchy (AJ 9,1–10,185), 2000. X-650 p. 75 € J.M. ASGEIRSSON, K. DE TROYER & M.W. MEYER (eds.), From Quest to Q. Festschrift James M. Robinson, 2000. XLIV-346 p. 60 € T. ROMER (ed.), The Future of the Deuteronomistic History, 2000. XII265 p. 75 € F.D. VANSINA, Paul Ricœur: Bibliographie primaire et secondaire - Primary 75 € and Secondary Bibliography 1935-2000, 2000. XXVI-544 p. G.J. BROOKE & J.-D. KAESTLI (eds.), Narrativity in Biblical and Related 75 € Texts, 2000. XXI-307 p.
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