Le Developpement Des Traditions Sur Elie Et l'Histoire de la Formation de la Bible (Etudes Bibliques) (French Edition) 9042938358, 9789042938359

Ce livre propose d'abord une analyse synoptique du texte massoretique et du texte grec le plus ancien d'1 R 19

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French Pages 617 [621] Year 2019

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Le developpement des traditions sur Elie et l'histoire de la formation de la Bible
PREMIÈRE PARTIE LE DÉVELOPPEMENTDES TRADITIONS SUR ÉLIE ETL’HISTOIRE DE LA FORMATIONDE L’ANCIEN TESTAMENT
DEUXIÈME PARTIELE DÉVELOPPEMENTDES TRADITIONS SUR ÉLIE ETL’HISTOIRE DE LA FORMATIONDU NOUVEAU TESTAMENT
INDEX DES CITATIONS
INDEX DES NOMS D’AUTEURS
TABLE DES MATIÈRES
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Le Developpement Des Traditions Sur Elie Et l'Histoire de la Formation de la Bible (Etudes Bibliques) (French Edition)
 9042938358, 9789042938359

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ÉTUDES BIBLIQUES

LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE ET L’HISTOIRE DE LA FORMATION DE LA BIBLE par Henri VALLANÇON

PEETERS

LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE ET L’HISTOIRE DE LA FORMATION DE LA BIBLE

ÉTUDES BIBLIQUES (Nouvelle série. No 80)

LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE ET L’HISTOIRE DE LA FORMATION DE LA BIBLE par Henri VALLANÇON Préface d’Olivier-Thomas VENARD O.P.

PEETERS LEUVEN – PARIS – BRISTOL, CT 2019

Versionréviséed’unethèsededoctoratenSciencesBibliques,soutenueàl’ÉcoleBibliqueetArchéologiqueFrançaisedeJérusalemle 27 avril2016.

Remerciements : P. Olivier-Thomas Venard op et M. Philippe Hugo, directeurs. P. Anthony Giambrone op et M. l’abbé Olivier Artus, membres du jury. Sr Marie Ferréol op, Mme Josiane Ducord et Mme Jacqueline Léonard, correctrices. Sr Marie de Saint Martin op.

ISBN 978-90-429-3835-9 eISBN 978-90-429-3836-6 D/2019/0602/32 A catalogue record for this book is available from the Library of Congress. © 2019, Peeters, Bondgenotenlaan 153, B-3000 Leuven, Belgium

‫בוֹתם‬ ָ ‫ל־א‬ ֲ ‫ל־בּנִ ים וְ ֵלב ָבּנִ ים ַע‬ ָ ‫ב־אבוֹת ַע‬ ָ ‫ֵה ִשׁיב ֵל‬ Il ramènera le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères Ml 3,24

‫נכון באים אבות על בנים‬ Oui, les pères viennent vers les fils ! 4 Q 521

àmonpère

PRÉFACE Élie, homme écrit VOIX Dimanche 1er mars 2015, au DeBartoloPerformingArtsCenterà l’UniversitéNotreDamedans l’État de l’Indiana, aux États Unis : le baryton Nathan Gunn interprète Elias, grandiose pièce lyrique de Félix Mendelssohn. Un des spectateurs présents ce soir-là ne perd pas une syllabe de l’oratorio : en effet, le compositeur – juif baptisé – intègre à son histoire d’Élie nombre de textes bibliques majeurs, tels le Psaume 2 ou les mises en garde de Jésus en Matthieu 10,22 ou ses promesses de Matthieu 13,43, pour faire d’Élie chassé par Jézabel, désespéré sous son genévrier et en attente de la révélation au Sinaï, un symbole de toute l’humanité en marche vers la vision de Dieu, un vivant antitype du Christ en sa passion. La combinaison unique de racines juives, de textes chrétiens et de création artistique lui confirmait, mieux qu’aucun livre savant ne saurait jamais le faire, ce qui était l’objet de sa recherche doctorale, dont le présent ouvrage est un fruit : il existe un lien, aussi intime qu’énigmatique, entre le personnage d’Élie et le rassemblement progressif des Écritures d’Israël en un seul livre, que nous appelons « la Bible ». Revenu du Hall où était donné le spectacle à la Hesburghlibrary, où il consacrait des heures à approfondir sa recherche doctorale – comme il était passé de l’oratoire (la basilique Saint-Étienne) au laboratoire (la bibliothèque) durant ses années de formation à l’École biblique – Henri Vallançon, présent ce soir-là, avait reçu la confirmation de ce qui le fascinait depuis des années : l’extraordinaire puissance d’intégration littéraire et spirituelle du personnage d’Élie. ÉLIE Nous sommes habitués à constater que Jésus-Christ fait l’unité des deux Testaments et que Jean-Baptiste est leur charnière. On est moins accoutumé à reconnaître, en filigrane, le modèle auquel tous les deux se réfèrent, Élie. Henri Vallançon nous entraîne à sa découverte, à travers toute la Bible.

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Partie de récits aussi anciens que les traditions pré-deutéronomistes du royaume du Nord, la mémoire sur Élie s’est enrichie aux périodes perse, hellénistique et hasmonéenne de nouvelles croyances (qui en font un prêtre et un agent de résurrection), déclenchant la production d’une littérature inspirée par lui (Jonas et Malachie, qui ont trouvé leur chemin dans le canon, ou le premier livred’Hénoch ou le sublime Chantdu sabbat qumrânien). Quelques décennies avant l’ère chrétienne, les éditeurs hasmonéens, en irisant les récits sur Élie qu’ils avaient reçus de multiples références intertextuelles à d’autres parties de la Bible, leur conférèrent une nouvelle unité pleine de sens. Sa non-mort, son enlèvement au ciel, en particulier, faisaient à leurs yeux d’Élie un des deux ou trois personnages (avec Hénoch, Melchisédech ou Moïse), disponibles pour assurer les communications entre le ciel et la terre. Peu à peu, la figure d’Élie s’était déployée en un large éventail allant de la mémoire de sa présence historique jusqu’à sa représentation typologique, par simple analogie, sa présence spirituelle, par transfert d’esprit, ou son apparition comme être céleste, et même… l’annonce de son retour comme Élie redivivus.Car Élie était le seul prophète dont le retour fût explicitement annoncé, à la clôture du corpus prophétique : Voici que j’envoie mon messager et il préparera une route devant moi Et soudain, il entrera dans son temple, le Seigneur que vous cherchez et le messager de l’alliance que vous désirez, voici, il vient ! dit le Seigneur des armées. […] Souvenez-vous de la Loi de Moïse, mon serviteur à qui j’ai prescrit, à l’Horeb, pour tout Israël, des lois et des coutumes. Voici que je vous envoie Élie le Tishbite avant que n’arrive le Jour du Seigneur, grand et manifeste. Il ramènera le cœur du père vers le fils et le cœur de l’homme vers son prochain, pour que je ne vienne pas frapper le pays d’anathème (Ml 3,1. 22-24).

Cette prophétie, développée en Siracide 48,10, déclencha une recherche d’accomplissement dès le 2e s. av. J.-C., qui se continua jusque dans le Nouveau Testament. Dans le canon chrétien, ce sont les tout derniers mots de l’Ancien Testament : la figure d’Élie est littéralement charnière entre les deux Testaments. TYPOLOGIES ? C’est donc à une innovante exploration de l’intertextualité biblique que ce livre invite. Il s’agit de beaucoup plus que de la traditionnelle « typologie ». Nous avons été habitués, depuis les verrières médiévales

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et les bibliapauperum, à mettre en relation « typologique » les Écritures du Nouveau et de l’Ancien Testament : tel épisode, tel personnage vétérotestamentaire, trouve sa contrepartie et son « type » définitif dans le Nouveau, généralement le Christ, ou un personnage ou un événement en lien avec lui. Par exemple Jean-Baptiste, proclamant le Jour du Seigneur, à proximité du Jourdain, et annonçant la venue d’un autre après lui est le nouvel Élie (« Si vous voulez bien le recevoir, c’est lui l’Élie qui va revenir » (Matthieu 11,14) – ou non, d’ailleurs : « «Es-tu Élie ?» Il dit : «Je ne le suis pas» » (Jean 1,21) : c’est peut-être Jésus lui-même (« certains disent que c’est Élie » Marc 6,15), mais alors comment Élie pourrait-il venir à sa rencontre à la transfiguration ? Mais nous négligeons souvent le fait que le tissage des Écritures entre elles a commencé bien avant le Nouveau Testament. Dans la tradition d’Israël, le développement des Écritures s’est largement opéré par récritures successives. Étymologiquement, la typologie pourrait être définie comme l’art d’utiliser des tupoi (en grec : les moules, utilisés pour fabriquer une statue en bronze, ou donner forme à un gâteau). En littérature, le moule est de langage : il s’agit de mots et de sons en un certain ordre assemblés. La typologie consiste à raconter une histoire ou à faire un discours en utilisant les formes, le langage, la structure, les motifs, d’un récit ou d’un discours précédents – par exemple, bien avant le Nouveau Testament, les récits protologiques sur l’expulsion du jardin d’Eden se retrouvent comme en filigrane dans les légendes patriarcales et l’épopée exodale. Les thèmes de l’Exode sont répétés par Isaïe 43,16-21, et par Jérémie 23,7-8… Ce qui est vrai des Écritures en général l’est encore plus de leurs composantes prophétiques, faites d’annonces, de récits d’accomplissement, de récapitulation et de relances. Ce sont ces mouvements qui animent les transmetteurs de la mémoire néotestamentaire quand ils racontent les histoires de Jean-Baptiste ou de Jésus dans les scenarii, motifs et mots de l’histoire d’Élie. Pour les comprendre, il faut remonter jusqu’à la forme d’esprit qu’elles mettent en œuvre. Renouvelant la notion de mimesis, Erwin Panofsky décrivit jadis « la force formatrice d’habitudes » qui dans toute civilisation influence les écrivains : l’ensemble de manières de sentir, de parler ou de penser qui caractérisent une époque – et explique, par exemple, la parenté entre une somme de théologie et une cathédrale gothique. Avec Michael Fishbane, Henri Vallançon propose la notion

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de « matrice mentale » ou de « structure cognitive globale » qu’il caractérise, dans le cas de la culture juive centrée sur la promesse et la prophétie, comme le fait de vivre avec des prédictions divines dans l’esprit, qui pousse leurs destinataires à anticiper leur accomplissement dans le présent. Pour le Peuple de la Bible, passé remémoré, expérience actuelle de la présence et futur espéré transcendent la temporalité à partir d’une vision totale. APOCALYPTIQUE La « structure cognitive globale » de l’époque où se fixe le texte et le canon des Écritures – en gros les deux siècles qui encadrent le tournant de l’ère – est celle de l’apocalyptique. En ce temps-là, en réaction à la globalisation hellénistique qui suivit la conquête d’Alexandre, chaque nation soumise se mit à l’inventaire de ses traditions, pour les récapituler, en faire un trésor littéraire propre, mais aussi pour en projeter le symbolisme dans le futur d’une libération espérée et d’une indépendance recouvrée. Dans ce contexte de grande rétrospective ethnique, culturelle et religieuse, passé remémoré, expérience actuelle de la présence et futur espéré transcendaient la temporalité à partir d’une vision totale. À la suite de grands maîtres de la critique textuelle comme Dominique Barthélémy, Adrien Schenker ou Julio Trebolle Barrera, Henri Vallançon fixe notre attention sur un moment encore trop peu connu de l’histoire littéraire du judaïsme, celui de la grande recension hasmonéenne, dite « proto-massorétique ». Elle se passe au temple de Jérusalem, à proximité du palais royal, entre 134 et 104 av. J.-C. Grâce à Jean Hyrcan Ier, les conditions politiques et institutionnelles sont réunies pour permettre aux sages et aux scribes du temple de produire les rouleaux des Écritures (Flavius Josèphe, Antiquitésjuives 11,128 ; 12,142) qui deviendraient la norme et la référence du judaïsme, jusqu’à notre époque. Or cette fabrique du Livre – fabrique plus concertée que jamais dans l’histoire d’Israël – s’accompagna à n’en pas douter d’une nouvelle conscience de l’ontologie propre de l’« espace littéraire ». Entrer dans le Livre, c’est entrer dans un univers où le langage ne s’épuise pas à représenter le monde ou l’histoire – si décevants – mais peut les reconfigurer a posteriori dans la chronique, l’épopée ou la légende, ou les programmer apriori dans la prophétie.

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La réflexion juive sur l’ontologie du langage, de la parole, du texte, accompagne cette haute conception du livre. Cette entrée est d’autant plus facile pour les écrivains du temple que le Livre (Siracide 24,23 G = 24,32 V ; Baruch 4,1), depuis quelques temps, était devenu la concrétisation à échelle humaine de la Sagesse et de la Parole créatrices ellesmêmes– celles-là qui contiennent le monde pour la simple raison que par elles il fut créé (Sagesse 9,1-2 ; Proverbes 8,22-36) ! Alors l’écrit – parce qu’il permet cette concentration des temps dans le temps suspendu du texte, dont l’énonciation est toujours actualisable, dans le hic et nunc de chaque lecture – acquiert un nouveau poids. Dans la culture apocalyptique, le livre devient l’instrument de révélation par excellence. La fixation du canon biblique et les caractéristiques spécifiques du texte proto-massorétique ont à voir avec l’apparition à cette époque d’une conception hautement sacrale du livre, d’une culture intégralement centrée autour du livre. Henri Vallançon a raison de rappeler le lien qui unit la créativité littéraire des apocalypticiens et l’unification des Écritures en un Livre canonique. Se noue alors, dans la bouche et sous le calame des sages et des scribes du temple, un lien resserré entre la grande édition de la Bible et le mystérieux « livre de vie » présent en Dieu (de Jérémie 17,1 à Apocalypse 21,27, en passant Malachie 3,16 et nombre de psaumes…). Pour l’apocalypticien, la verbalité, et singulièrement la textualité elle-même, devient un véritable instrument de vision. La prophétie se fait (par le) livre et s’accomplit dans le texte qu’elle suscite. Il procède par imitation (pseudépigraphie), récriture, ou tout simplement … réédition ! Henri Vallançon en apporte ici une saisissante démonstration à travers sa reconstitution de l’histoire littéraire de la célébrissime théophanie de l’Horeb. Il la raconte comme la traditio (protomassorétique) d’un traditum (récit ancien reflété par la version grecque), transmission qui revient en fait à une véritable exégèse innovante de ce récit. Le texte originel narrait une théophanie traditionnelle (Dieu présent dans des signes cosmiques), accompagnée d’un envoi en mission qui échoue devant la réticence du prophète découragé, qui préfère se terrer dans sa grotte ou fuir. Le correcteur proto-massorétique le recentre sur l’expérience de la présence divine, avec un art poétique et rhétorique consommé en réorganisant tout le récit de façon concentrique autour d’une trouvaille verbale : koldemamadakha(« voix d’un

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fin silence »),elle-même chiasme sonore : QDM|MDQ. Elle résonne comme un jeu sur le nom divin jadis donné à Moïse, lui aussi en six syllabes – Ehyeasherehye –, l’oxymore sémantique du bruit-silence rejoignant le court-circuit tautologique du je-suis-qui-je-suis. L’enjeu de l’épisode est désormais déplacé : la péripétie de la vie du prophète récalcitrant est devenue un sommet de la révélation, faisant d’Élie un medium du monde divin, chargé de transmettre le contenu de sa vision-audition. Les éditeurs proto-massorétiques du cycle des Rois connaissaient certainement la prophétie malachienne du retour eschatologique d’Élie, et les croyances populaires nées à son sujet : elles façonnaient leur « matrice mentale ». Ils transmirent fidèlement leur texte, mais en quelques retouches restructurant son signifiant, l’élevèrent à la pantemporalité de la Parole. Insistons : leur editing ne fut pas seulement le nouvel habillage verbal qui « actualisait » une vieille histoire. Elle consacra l’entrelacement de la figure d’Élie, de la textualité – doublement exhibée, dans le chiasme rhétorique construit aux dépends de la cohérence narrative et dans le chiasme phonétique qui souligne le signifiant au moment-même où le signifié est court-circuité par l’oxymore – et de l’énonciation divine, à la fois son et silence. Moïse était descendu du Sinaï avec les tables de la Loi écrites du doigt de Dieu, en mémorial de la rencontre. À l’Horeb avec Élie, Dieu écrivait non plus dans la pierre mais sur le cœur de son prophète (cf. Jérémie 31,31-34 ; Ézéchiel 36,26-27), qui devint lui-même mémorial de la rencontre, sur quoi la mort n’avait plus de pouvoir. L’écriture de la voix secrète de Dieu sur son cœur et l’écriture de textes à son sujet sur des rouleaux faisaient à jamais le pont entre l’histoire passée d’Élie et la prophétie de son retour à venir. Au passage, on notera avec Henri Vallançon que le mouvement produit par ces récritures scribales est non pas une dé-mythologisation, mais une re-mythologisation de la foi : la version massorétique transforme le prophète fatigué en un intime du divin. HOMME DE PAROLES Une anecdote illustre avec humour le lien noué entre Élie et la textualité : sept ans après sa « mort », il semble assez vivant pour écrire une lettre au roi Joram, que le Chroniste peut même citer verbatim pour la postérité (2 Chroniques 21,12-15). Le problème chronologique

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ignoré délibérément ou non par l’écrivain sacré suggère qu’Élie subsiste, au-delà de sa disparition apparente ; la lettre est le signe qu’il vit toujours. Inversement, la constance de l’écrit est un signe de- (ou une cause de la croyance en-) la permanence d’Élie. À la clôture du corpus prophétique, Malachie 3,23-24 situe le lecteur entre texte et réalité, ciel et terre, dans un livre composite tardif dont le titre, « Malachie » (Monenvoyé), suggère déjà qu’il n’y a peut-être pas d’autres prophète – messager, écrivain, prêtre ou… Élie – à y chercher que le livre lui-même, composé adhoc pour achever la structuration du canon Loi-Prophètes. Élie a disparu du milieu des hommes mais son retour est annoncé ; la prophétie n’est plus là mais elle reviendra. Entre temps, elle se continue dans l’écrit. La clôture canonique du corpus prophétique est la représentation littéraire de la clôture de la prophétie en Israël : « Malachie » est le dernier des prophètes envoyés par Dieu à Israël. Avec lui, la prophétie n’est plus la parole orale d’un envoyé de Dieu, fixée par écrit ensuite pour en garder la mémoire. Le Verbe s’exprime d’emblée dans le texte, institution du destin d’Israël. Élie emblématise ainsi l’ultime concentration des Écritures. Car tous ses modes de présence ont en effet un dénominateur commun, qui est l’inscription du personnage dans « l’espace littéraire », et un support que l’on nommera précisément son existencegraphique. Car elle finit par se concentrer dans une expression fascinante inscrite dans la galerie des hommes illustres du Siracide (Siracide 48,10) qui désigne Élie comme hakatouv, hokatagrapheis, quiinscriptuses,l’homme « qui as été écrit » : Henri Vallançon consacre plusieurs pages à montrer l’originalité de l’usage absolu de l’expression pour désigner un homme. Disparu du monde sans connaître la mort, Élie continue à exister dans l’espace-temps mystérieux de la lettre inspirée, jusqu’à la fin des temps, toujours présent dans la prophétie qui, durant l’intervalle, l’annonce. La transformation apocalyptique de l’histoire, qui lui fait atteindre sa plénitude eschatologique par le travail même de l’écriture, fonctionne à plein régime dans le Nouveau Testament. En ce temps-là, la société israélite disposait d’un répertoire d’histoires et de motifs narratifs sur des personnages comme Moïse ou Élie-Elisée. Jésus, ses disciples et finalement les écrivains du Nouveau Testament y eurent naturellement recours. Le développement des traditions sur Élie commencé neuf siècles plus tôt s’y continua et s’y enrichit, culminant dans l’apparition

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du Tishbite aux côtés du Christ transfiguré, en pendant de Moïse. Élie est ainsi lié à la question centrale de la Bible chrétienne. Jean-Pierre Sonnet parlait naguère de l’« économie mosaïque » du livre, au terme de laquelle, le Livre (la Tora) et le personnage (Moïse) fusionnent en une identité fonctionnelle. À en croire Jean, Jésus adopta cette économie, prétendant être celui qu’a écrit Moïse (Jean 5,39.4547) ; inversement il personnifiera sa parole comme son lieutenant (Jean 12,48). Henri Vallançon décrit ici une véritable « économie élianique » non plus seulement de la Tora mais de l’ensemble des Écritures juives et chrétiennes. Tant la reconfiguration scribale de la mémoire élianique dans les livres des Rois, que la lettre qu’il envoie après sa mort ou l’annonce de son retour, invitent, en effet, à s’interroger sur les rapports qui peuvent exister entre une existence humaine donnée et un livre qui parle d’elle. Il ne s’agit pas d’une relation de pure extériorité, comme si elle n’avait fourni que la matière, l’histoire à raconter. D’abord, parce que le livre est l’œuvre de la mémoire. Or, comme l’enseignait Louis Lavelle, un souvenir n’est pas le double fantomatique d’une réalité à jamais perdue : il participe de cette réalité. C’est même une autre forme d’existence dotée de privilèges que l’existence abolie ne possédait pas, au premier chef celui de l’intériorité : la mémoire de soi est ainsi le « lieu » où la personne se spiritualise et commence sa vie éternelle ; et le souvenir de l’autre peut devenir l’intime même de celui qui se souvient et établir ainsi, au-delà de la sensibilité ou de l’émotion, une communion plus grande entre un vivant et un mort qu’entre les seuls vivants. Ensuite, et encore plus, si cette personne a elle-même passé sa vie à enseigner, à transmettre une parole – ce qui est par excellence la mission du prophète – et si elle a formé des disciples qui continuent (amplifient, développent, actualisent) sa parole – on songe à Élisée et aux « fils de prophètes » qui poursuivent la geste élianique dans le second Livre des Rois… À travers toutes les médiations culturelles qui séparent la parole consignée dans le livre de celle qui jaillit toute vive de cette bouche, « en ce temps-là », il existe une mystérieuse continuité, une réelle participation. Au fil de la tradition, les paroles d’Élie, les paroles sur Élie, les écrits sur les paroles sur Élie ne sont pas seulement en résonnance, ils sont dans une réelle continuité verbale. Et ils préparent l’inclusion réciproque du Logos incarné, du souvenir de ses paroles humaines, et des livres qu’on en écrirait (Jean 21,25).

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Bref, autant que le législateur inégalable, l’antique prophète pourrait bien nous aider à recouvrer la nervure verbale du réel, dont nous avons perdu le sens depuis que nous avons laissé les gros sabots positivistes piétiner les champs délicats des Écritures. Fidèlement à l’ontologie littéraire spéciale de la Bible, Henri Vallançon caractérise finalement l’existence littéraire comme pas moins concrète que l’existence « historique ». Ce n’est pas que tout soit langage, comme le pensent les post-modernes, ni que le langage ne soit rien comme le pensaient les modernes. C’est, tout simplement, que le langage, participant du Logos, est lui aussi quelquechose. Cet univers où le dabar maîtrise le ‘olam, le logos com-prend le cosmos, le verbum innerve l’esse – où, tout simplement, le langage englobe la réalité –, c’est à proprement parler le monde biblique. Et dans ce monde-là, Élie est véritablement homme deparoles. LANGAGE ÉLIANIQUE En-deçà de la traditionnelle typologie, en-deçà même de l’inventaire des avatars du personnage d’Élie dans la Bible réalisé, Henri Vallançon montre ainsi l’émergence d’un véritable « langage élianique » au fil de la transmission de la mémoire du Tishbite. Ce langage est fait de citations scripturaires plus ou moins altérées (comme Isaïe 40,3 ; 63,1), de centons ingénieux d’exégèses intrabibliques emboitées les unes dans les autres (Malachie 3,1 et Exode 23,20), d’où émergent des lexèmes caractéristiques tels que « en avant de moi », « devant ma face », « après moi », « voici que j’envoie mon ange/messager », dont la combinatoire convoque Élie à la mémoire consciente ou inconsciente des destinataires. Ce langage permet à plusieurs auteurs de faire des allusions à la fois certaines et non explicitées à la figure du prophète et de mobiliser ainsi à leurs fins sa figure puissante de médiation et de communication entre le ciel et la terre. Certains font de ce langage un usage ironique. Ainsi dès l’époque hellénistique l’auteur du petit livre de Jonas compose sa satire sur la vie d’un prophète – ajoutant la veine comique au recueil des Douze jusqu’à lui surtout tragique – en inventant une prédication aux nations finalement réussie après tant de dialogues de sourds, racontant l’appel divin de Jonas, les dialogues insolites entre Dieu et son prophète et le découragement de l’homme sous son arbuste jusqu’au désir de mourir, comme l’antique tradition racontait la vie d’Élie.

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Plus sérieusement, d’autres en font un usage rituel et liturgique. Un des lieux privilégiés d’emploi de ce langage élianique semble avoir été l’art de la célébration. Henri Vallançon traduit pour nous des vers splendides des ChantspourlesacrificeduSabbat (4QShirot ˋOlat HaShabbatf), qui montrent que le langage élianique a pénétré profondément la liturgie, et peut-être inversement que ce langage est essentiellement liturgique : Les esprits du Dieu vivant se déplacent constamment avec la gloire des chariots magnifiques et il y a une voix fine de bénédiction dans le tumulte de leur mouvement, et une sainte louange, quand ils retournent sur leurs chemins. Quand ils se lèvent, ils se lèvent magnifiquement ; quand ils s’assoient ils restent en silence. La voix de la joyeuse réjouissance devient silencieuse et il y a une fine bénédiction de Dieu dans tous les lieux des êtres divins, [et] un son de louange[s] (11b-13).

Plusieurs expressions jouent sur les mots qol et demama du récit des Rois. Si le scribe saisi par la formule « voix d’un fin silence » appartient bien au milieu du temple de l’époque hasmonéenne, ne peut-on pas imaginer qu’il projette sur l’extraordinaire rencontre d’Élie et de son Seigneur l’impressionnant silence dans lequel se déroulaient les fastueux sacrifices du temple (cf. Lettred’Aristée 92-93 ; Habacuc 2,20 ; Zacharie 2,17) ? Rétrospectivement, on comprend pourquoi on aurait tort de réduire la théophanie à un « effet de sens » que la déconstruction linguistique suffirait à expliquer. Composée au temple, elle reflète aussi l’expérience liturgique de la présence de Dieu dans le silence perpétuel de la partie la plus sainte du temple, entouré des cours et parvis plus bruyants où résonnent chants lévitiques et éclats des shofars, réservée au service efficace et muet des prêtres. Ces exemples et plusieurs autres exposés en détail par Henri Vallançon établissent que l’existence graphique d’Élie finit par se diffracter en un langage où le prophète n’avait même plus besoin d’être nommé pour être présent. Déployé en type, motifs ou expressions, Élie acquit une existence littéraire plus concrète et plus intime que celle qu’il put avoir aux jours de sa chair. Tout en étant parfaitement lucide sur la nature hypothétique de ce type de reconstruction génétique, Henri Vallançon propose une catégorisation très précise des phases de cristallisation du langage élianique dans la tradition sur Jésus, depuis les phases de transmission

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semi-orale, semi-écrite du ministère – au temps où la fièvre messianique pousse à identifier l’Élie annoncé – jusqu’à l’enveloppement rédactionnel ultime – à un moment où l’identification du prophète redivivus a perdu son urgence, puisque les chrétiens se découvrent, comme les juifs, dans l’attente d’un retour d’Élie avant la parousie glorieuse du messie (et ce rappel surprenant n’est pas le moindre apport du présent ouvrage). Son enquête se veut exhaustive : elle est certainement la plus complète à ce jour et permet de jeter une lumière jamais aussi précise sur le jeu de citations et allusions élianiques fort complexe présent dans le NT. ÉNONCIATION THÉANDRIQUE La créativité littéraire autour d’Élie s’avère beaucoup plus profonde que la seule invention d’analogies formelles : entre les réalités mises en relation typologique, un continuum langagier et poétique souterrain s’est mis en place, la constitution d’un véritable langage de la révélation. La méditation sur Élie a abouti à la constitution d’une parole très sophistiquée où les jeux énonciatifs et actantiels ont déjà combiné voix humaines et voix divine. Dès sa première apparition biblique, Élie porte une parole qui le transcende. En 1 Rois 17,1 tout commence par une déclaration d’Élie. Il n’y a pas d’histoire antérieure, le prophète et la parole qu’il annonce surgissent ensemble : Élie, le Thishbite, l’un des habitants de Galaad, dit à Achab : Il est vivant le Seigneur, Dieu d’Israël, devant qui je me tiens, Il n’y aura ces années-ci ni rosée ni pluie, sinon à ma parole !

D’emblée le lecteur est dans l’ambiguïté : cette parole initiale estelle de Dieu ou d’Élie ? La question sous-tend tout le cycle d’ÉlieÉlisée et reste posée jusqu’à la fin, si bien que la parole de Dieu et celle de l’homme de Dieu s’incluent mutuellement. Plutôt que de réduire cette ambiguïté par un placage moralisateur comme l’ont fait des exégètes narratologues dans de récents ouvrages, Henri Vallançon a la subtilité de faire du phénomène énonciatif l’enjeu principal de la tradition élianique. Citons avec lui deux formules pénétrantes de François Martin : « L’objet le plus central de la quête narrative – en-deçà ou au-delà de tout contenu sémantique ou éthique – est fondamentalement dépendant d’un acte énonciatif qui institue la possibilité de toute signification pour les humains » ; « avant toute

XX

PRÉFACE

chose qui puisse s’offrir à la quête des hommes, il y a la parole ; avant tout savoir, il y a le non-savoir de cette parole première » (Pour unethéologiedelalettre, Paris, 1996). L’ambiguïté énonciative est essentielle à la tradition prophétique israélite, pour laquelle le prophète participe de l’intériorité de Dieu « car le Seigneur Dieu ne fait pas une parole sans qu’il ait révélé son secret à ses serviteurs, les prophètes » (Amos 3,7). En Jérémie 12,17 ou en Isaïe 43,24, par exemple, la souffrance du prophète et de celle de Dieu sont mêlées jusqu’à la confusion. En bien des oracles prophétiques bibliques, on ne saurait dire si c’est le prophète ou son Dieu que l’on entend. Certains sont de petits bijoux d’enlacements énonciatifs comme le mini oratorio à trois voix plus une qui s’entend au début d’Isaïe 40 (remarquablement décrit dans le présent livre). La parole portée par Élie vient de plus loin que lui. Amplifiée audelà des contingences historiques de son existence, dans la constitution d’une tradition et même d’un langage, elle y maintient posée constamment une question à plusieurs facettes : qui parle ? À qui ? Pourquoi, de quoi et comment ? Dans la tradition élianique, des livres des Rois à Malachie ou au Siracide, la complication énonciative se réverbère en complication actantielle : le porteur de message semble devenir le message lui-même, l’annonçant se muer en annoncé. Rendant poreuses les frontières entre objet et sujet, énonciateur, énoncé et énonciataire, Élie devient ainsi une figure de l’ubiquité du verbe, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de toute pensée et de toute parole qui le vise, s’il est bien vrai que l’on ne peut penser la parole sans parler, en sorte qu’aucun développement sur le langage ne sera jamais réellement démonstratif, si rigoureusement philosophique ou linguistique qu’il se prétende, puisqu’il sera toujours déjà impliqué dans ce qu’il prétend décrire de l’extérieur. Les échos de la voix d’Élie retentissent finalement dans l’inscription, au tout début de l’évangile considéré comme le plus ancien, des ultimes versets de la prophétie de Malachie, véritable polyphonie où s’entendent en quadruple enchâssement énonciatif dans la voix de l’évangéliste lui-même la voix divine d’Exode 23,20 et celles des trois interlocuteurs anonymes d’Isaïe 40,3.6.9 : Commencement de l’évangile de Jésus-Christ fils de Dieu. Comme il est écrit par Isaïe le prophète : Voici que j’envoie mon messager en avant de toi pour préparer ta route.

PRÉFACE

XXI

Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez la route du Seigneur, rendez droits ses sentiers (Marc 1,1-3).

Henri Vallançon lit ce prologue de Marc dans la continuité de la tradition élianique, et c’est fascinant : il y entend rien moins que la voix du Père adressée à son Fils ! Tout se passe ainsi comme si le travail séculaire de réception et de transmission des prophéties anciennes, en se focalisant sur Élie, avait fait sourdre une énonciation théandrique, divino-humaine, et préparé les cœurs à la reconnaissance de la voix du Verbe quand celle-ci se ferait entendre dans le prodige de l’incarnation continuée par l’écriture évangélique. Ce fut en Christ que l’identification d’une personne et de la parole qui la raconte, longuement mûrie dans les traditions mosaïque et élianique, atteignit sa perfection. En lui, cette personne se manifesta comme l’Intelligence-Parole créatrice elle-même, de qui toute intelligence créée tient sa capacité de connaître et de parler, de telle sorte qu’on ne pourrait jamais parler de Lui purement et simplement de l’extérieur. Il en va de la parole sur Jésus comme de toute parole sur la parole : elle est toujours précédée par son objet – loin que ce soit elle qui le convoque. ENVOI Livres et bibliothèques sont à jamais insuffisants à faire entendre la Voix qui commande la symphonie des Écritures : pour qui veut bien l’écouter, elle se donne dans l’harmonie et les dysharmonies de voix multiples, et plus largement dans la vie en trois dimensions, où se côtoient juifs et chrétiens, lecteurs bénévoles, simples croyants, savants, mystiques et artistes. C’est à la recherche de cette Voix que nous entraîne l’auteur de ce livre, comme doit le faire tout bibliste soucieux d’offrir une « lecture responsable » (George Steiner) du Livre qu’il commente. Comment ne pas lui en savoir gré ? Fr. Olivier-Thomas VENARD O.P. Professeur de Nouveau Testament, vice-directeur de l’École biblique, directeur de La Bible en ses traditions Jérusalem-Paris-Jérusalem, novembre 2018

ABRÉVIATIONS SOURCES Les abréviations des livres bibliques sont celles de la BJ BHQ BHS

Biblia Hebraica Quinta. Ed. A. SCHENKER, et alii (Stuttgart 2004-). Biblia Hebraïca Stuttgartensia. Ed. K. ELLIGER – W. RUDOLPH, (Stuttgart 1967-1977, 19955).

BJ

Bible de Jérusalem (Paris 19561 ; 19983).

DSH

Enchiridion symbolorum definitionum et declarationum de rebusfideietmorum–Symbolesetdéfinitionsdelafoicatholique (ed. H. DENZINGER – A. SCHÖNMETZER – P. HÜNERMANN – J. HOFFMANN) (Paris 199643).

EvThom

Évangile de Thomas. Édité dans sa rétroversion grecque par J. M. ROBINSON – P. HOFFMANN – V. J. S. KLOPPENBORG, The CriticalEditionofQ(Minneapolis 2000).

G

Texte grec ancien considéré comme le plus original au terme de l’analyse critique (appelé aussi communément Septante). Le texte grec ancien reconstruit quand il diffère du texte établi par les éditions standard. Le texte grec ancien du Codex Vaticanus. Ed. A. E. BROOKE – N. MCLEAN – H. S. J. THACKERAY, TheOldTestamentinGreek AccordingtotheTextofCodexVaticanus,Supplementedfrom OtherUncialManuscripts,withaCriticalApparatusContainingtheVariantsoftheChiefAncientAuthoritiesfortheTextof theSeptuagint. Volume 3 (Cambridge 1906-1940) (cop. 2009). La recension lucianique du texte grec ancien. Ed. N. FERNÁNDEZ MARCOS – J. R. BUSTO SAIZ – M. V. SPOTTORNO DIAZ-CAR, El TextoAntioquenodelaBibliaGriega :1-2Reyes. (TECC 53 ; Madrid 1992).

G✳ GB

GL

M

Texte Massorétique selon l’édition BHQ ou à défaut BHS1.

NA

E. NESTLE – K. ALAND (ed.), Novum Testamentum Graece (Stuttgart 199327).

1 Même si « Texte Massorétique » désigne en rigueur de terme le texte avec accents et ponctuation édité dans les manuscrits du moyen âge (9e – 10e s. ap. J.C.), M peut aussi désigner ici le texte consonantique proto-massorétique tel que la critique textuelle peut l’atteindre (fin 1e s. début 2e. s. ap. J.C.) ou même l’édition antérieure du 2e av. J.C. La question sera débattue plus loin.

ABRÉVIATIONS

XXIV

S Syh T TJ

Syriaque, d’après les variantes données dans les apparats. Syro-hexaplaire. Targum. Le Targum Pseudo-Jonathan du Pentateuque. Ed. R. LE DÉAUT – J. ROBERT,TargumduPentateuque.TomeIV :Deutéronome (SC 271 ; Paris 1980).

TOB

Traduction Œcuménique de la Bible (Paris 20104).

V

Vulgate. Ed. MONACHII ABBATIAE SANCTI HIERONYMI IN URBE BENEDICTI (ed.),Bibliasacrajuxtalatinamvulgatamversionem(Romae 1926-1995) I-XVIII. ORDINIS SANCTI

VL

Vieille Latine. Ed. R. GRYSON (ed),Vetuslatina :dieResteder altlateinischenBibel(Freiburg im Breisgau 1949- ).

1 Hen 4 Es Test

1e livre d’Hénoch. 4e livre d’Esdras. Testament, suivi du nom du Patriarche (Testament des Douze Patriarches). Ed. D. DUPONT-SOMMER – M. PHILONENKO, La Bible : Écrits intertestamentaires (Paris 1987).

b

Talmud Bavli. Ed. J. SCHOTTENSTEIN, ‫( תלמוד בבלי‬4002-0991) ; J. NEUSNER – T. ZAHAVY et ALII, TheTalmudofBabylonia.An AmericanTranslation (Atlanta 1984-1995). Mishna. Ed. H. ALBECK, ‫( ששה סדרי משנה‬Jerusalem 1954-1959) ; J. NEUSNER, TheMishnah.ANewTranslation (New Haven 1988). Tosefta. Ed. M. S. ZUCKERMANDEL, ‫( אתפסות‬Trier 1882) ; J. NEUSNER, The Tosefta: Translated from the Hebrew (Peabody 2002).

m t

Traités du Talmud Av AZ BB Ber Bik Ed Er Meg Men Pes Qid San Shab Sot Suk Ter Yev

Avot ‘Avoda Zara Baba Batra Berakhot Bikkurim ‘Eduyot ‘Eruvin Megilla Menahot Pesahim Qiddushin Sanhedrin Shabbat Sota Sukka Terumot Yevamot

Autres écrits de la littérature juive BerR BM MekhY MShir QohR RHSh ShemR SifDev SOR Tan WaR y

Bereshit Rabba Baba Mesi‘a Mekhilta de Rabbi Yishma‘el Midrash Shir Hahirim Qohelet Rabba Rosh HaShana Shemot Rabba Sifre Devarim Seder ‘Olam Rabba Tanhuma Wayiqra Rabba Yalqut Shim‘oni

ABRÉVIATIONS

LIVRES, AAS AB ABD AbhTANT AGSU ANRW ATD ATSAT BAC BAug BdA BEST BETL BHQ Bib BibRev BIOSCS BiSe BJS BK BKAT BN BR BTB BWANT BZ BZNW CahRB CAT CBET CBQ CCSL CE CF CLB CNT ConBNT CTM CTR DBS DJD DSD DSI

XXV

REVUES, COLLECTIONS

Acta Apostolicae Sedis Anchor Bible The Anchor Bible Dictionary Abhandlungen zur Theologie des Alten und Neuen Testaments Arbeiten zur Geschichte des Spatjudentums und Urchristentums Aufstieg und Niedergang der Römischen Welt Das Alte Testament Deutsch Arbeiten zu Text und Sprache im Alten Testament Biblioteca de Autores Cristianos Bibliothèque Augustinienne La Bible d’Alexandrie La Bible en Ses Traditions Bibliotheca Ephemeridum Theologicarum Lovaniensium Biblia Hebraica Quinta Biblica Bible Review Bulletin of the International Organization for Septuagint and Cognate Studies The Biblical Seminar Brown Judaic Studies Bibel und Kirche Biblischer Kommentar: Altes Testament Biblische Notizen Biblical Research Biblical Theology Bulletin Beiträge zur Wissenschaft vom Alten und Neuen Testament Biblische Zeitschrift Beihefte zur Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft und die Kunde der Älteren Kirche Cahiers de la Revue Biblique Commentaire de l’Ancien Testament Contribution to Biblical Exegesis and Theology Catholic Biblical Quarterly Corpus Christianorum. Series Latina Cahiers Évangile Cogitatio Fidei Connaître la Bible Commentaire du Nouveau Testament Coniectanea Biblica, New Testament Concordia Theological Monthly Criswell Theological Review der älteren Kirche Dictionnaire de la Bible, Supplément Discoveries in the Judaean Desert Dead Sea Discoveries De Septuaginta Investigationes

XXVI

EstBib EtB EtB NS EThR ETL ExpTim FAT FB FoiViv FRLANT GTJ Greg HAR HBT HSM HSS IBS ICC JBL JBS JJS JQR JSJ JSJSup JSNT JSNTSup JSOT JSOTSup JSPSup KAT LDHS LeDiv LivRou LLB LNTS LV MoBi MScRel MSSNTS NIGTC NovT NovTSup NRT NSBT NT

ABRÉVIATIONS

Estudios Bíblicos Études Bibliques Études Bibliques Nouvelle Série Études Théologiques et Religieuses Ephemerides Theologicae Lovanienses Expository Times Forschungen zum Alten Testament Forschung zur Bibel Foi Vivante Forschungen zur Religion und Literatur des Alten und Neuen Testaments Grace Theological Journal Gregorianum Hebrew Annual Review Horizons in Biblical Theology Harvard Semitic Monographs Harvard Semitic Studies International Bibliography of Sociology International Critical Commentary Journal of Biblical Literature Jerusalem Biblical Studies Journal of Jewish Studies Jewish Quarterly Review Journal for the Study of Judaism Journal for the Study of Judaism Supplement Journal for the Study of the New Testament Journal for the Study of the New Testament Supplement Series Journal for the Study of the Old Testament Journal for the Study of the Old Testament Supplement Series Journal for the Study of the Pseudepigrapha Supplement Series Kommentar zum Alten Testament Lectio Divina Hors Série Lectio Divina Le Livre et le Rouleau Lire la Bible Library of New Testament Studies Lumière et Vie Le Monde de la Bible Mélanges de Science Religieuse Society for New Testament Studies Monograph Series New International Greek Testament Commentary Novum Testamentum Supplements to Novum Testamentum Nouvelle Revue Théologique New Studies in Biblical Theology Novum Testamentum

ABRÉVIATIONS

NTA NTOA NTS NTTS OBO OBS OTL OS PAAJR PG PL POC RB RCT RechBib RHPR RQ RTL RTP RTS SANT SBL SBLMS SBL.SCS SBLSP SBL.DS SBL.SCS SBLTT SBT SC ScEs SEÂ SIDIC SJCA SJLA SJOT SJT SNTSM SP SPB SSN STDJ SubBi SUNT SVTP TDNT

XXVII

Neutestamentliche Abhandlungen Novum Testamentum et Orbis Antiquus New Testament Studies New Testament Tools and Studies Orbis Biblicus et Orientalis Österreichische Biblische Studien Old Testament Library Oriens Syrianus Proceedings of the American Academy of Jewish Research Patrologie Grecque Patrologie Latine Proche-Orient Chrétien Revue Biblique Revista Catalana de Teología Recherches Bibliques Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuse Revue de Qumrân Revue Théologique de Louvain Revue de Théologie et de Philosophie Erfurter Theologische Studien Studien zum Alten und Neuen Testament Society of Biblical Literature Society of Biblical Literature Monograph Series Septuagint and Cognate Studies Society of Biblical Literature Seminar Papers Society of Biblical Literature Dissertation Series Society of Biblical Literature Septuagint and Cognate Studies Society of Biblical Literature Texts and Translations Studies in Biblical Theology Sources Chrétiennes Science et Esprit Svensk Exegetisk Ârsbok Service International de Documentation Judéo-Chrétienne Studies in Judaism and Christianity in Antiquity Studies in Judaism in Late Antiquity Scandinavian Journal of the Old Testament, Scottish Journal of Theology Society of New Testament Studies Monographs Sacra Pagina Studia Post-Biblica Studia Semitica Neerlandica Studies on the Texts of the Desert of Judah Subsidia Biblica Studien zur Umwelt des Neuen Testaments Studia in Veteris Testamenti pseudepigrapha Theological Dictionary of the New Testament

XXVIII

TDOT TECC TRu TWAT TWNT TynBul TZ VTSup WBC WMNAT WUNT YJS ZAW ZNW ZDPV

ABRÉVIATIONS

Theological Dictionary of the Old Testament Textos y Estudios « Cardenal Cisneros » de la Biblia Políglota Matritense Theologische Rundschau Theologisches Wörterbuch zum Alten Testament Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament Tyndale Bulletin Theologische Zeitschrift Vetus Testamentum Supplément Word Biblical Commentary Wissenschaftliche Monographien zum Alten und Neuen Testament Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament Yale Judaica Series Zeitschrift für die Alttestamentliche Wissenschaft Zeitschrift für die Neutestamentliche Wissenschaft und die Kunde der älteren Kirche Zeitschrift des Deutschen Palästina Vereins

INTRODUCTION GÉNÉRALE Depuis deux siècles, de nombreux manuscrits de la Bible ont été découverts dans la terre où s’est déroulée l’histoire biblique, de multiples campagnes de fouilles archéologiques ont été entreprises, de plus en plus méthodiques. Des vestiges considérables des civilisations voisines d’Israël ont été exhumés ; leurs documents écrits ont été déchiffrés et leurs monuments étudiés. Grâce à la comparaison des événements racontés avec des sources externes et du vocabulaire employé avec d’autres langues sémitiques, les textes bibliques sont mieux compris. Souvent, le contexte sociologique de production des livres en leurs différentes strates peut maintenant être reconstitué. Non seulement la Bible raconte une histoire mais, à la période moderne, elle est elle-même devenue objet d’histoire. L’enthousiasme suscité par ces découvertes a conduit dans un premier temps à privilégier l’exploitation de toutes les connaissances acquises, travail jamais achevé. Sous l’influence conjuguée du développement des sciences humaines – en particulier les sciences du langage – et des études patristiques et juives, la valeur proprement littéraire de la Bible revient au premier plan1. Les œuvres qui constituent la Bible ne communiquent pas entre elles uniquement par l’intermédiaire d’institutions historiques engagées dans les luttes idéologiques de leur temps, elles sont un langage appris puis enrichi par des générations de croyants, une matrice de mots et de symboles qui entrent continuellement en interaction. La Bible n’est pas seulement une collection de monuments d’histoire, c’est un Livre unique où s’est cristallisée la foi d’un peuple pendant de nombreux siècles.

1 Cf. P.BEAUCHAMP,Lerécit,lalettreetlecorps.Essaisbibliques (CF 114 ; Paris 1982), 31 : « Le problème du dire s’est longtemps approché de nous en se dissimulant derrière le problème du fait, il s’est subordonné à lui quand il n’avait pas d’autre moyen de gagner du terrain. Il passe aujourd’hui au premier plan. » Et déjà L. ALONSOSCHÖKEL, LaParoleinspirée :L’Écrituresainteàlalumièredulangageetdelalittérature [trad. fr. de LaPalabrainspirada (Barcelone 1965) par H. DE BLIGNIÈRES – P. HARDY] (LD 64 ; Paris 1971).

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

À travers toute la Bible se manifeste l’identité du Dieu qui intervient : tout est créé par sa parole, il est le premier protagoniste de la longue histoire racontée et l’origine des institutions changeantes de ce peuple. Les visions et les paroles qui remplissent sa mémoire sont toujours rapportées à ce même et unique Dieu, « Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob » (Gn 31,53 ; 32,10 ; 50,24 ; Ex 2,24 ; 3,6.15-16 ; 4,5 ; 6,3 ; Dt 6,10 ; 9,5 ; 29,12 ; 30,20 ; 2 Ma 1,2 ; Si 51,30 ; Mt 22,32 ; Mc 12,26 ; Lc 20,37 ; Ac 3,13 ; 7,32).

De l’origine au terme, se dessine aussi l’identité de celui à qui Dieu s’adresse : « Où es-tu ? » (Gn 3,9) « Que celui qui entend dise : «viens !» » (Ap 22,20).

La question initiale que Dieu pose au premier homme au début de la Genèse et l’exhortation de la fin du livre de l’Apocalypse font du destinataire de la Parole de Dieu un même être humain qui répond à Dieu. Depuis les origines de la composition de ces textes jusqu’au lecteur d’aujourd’hui, tous peuvent y insérer leur voix. Plus encore, la Bible est un livre unique en ce qu’un unique Esprit l’inspire. Origène avertit : « Il s’agit d’aborder toute l’Écriture comme un seul corps, sans briser ni couper les liens si forts et si vigoureux qui font l’harmonie de tout l’ensemble – ce que font ceux qui, pour autant que cela dépend d’eux, brisent l’unité de l’Esprit qui souffle dans toutes les Écritures2. »

De fait, tout au long, la Bible prétend avoir Dieu pour auteur et, par conséquent, être une « écriture sainte » : Dieu ordonne à Moïse (Ex 17,14 ; 34,27 ; Dt 31,24), à Isaïe (30,8), à Jérémie (30,2 ; 36,2), à Habaquq (Hab 2,2) de « consigner par écrit dans un livre » ses actions ou ses paroles « pour en perpétuer le souvenir » (Ex 17,14). Jésus et ses premiers disciples font appel à l’« Écriture » (Mc 12,10), qui ne peut être abolie (Jn 10,5), mais doit être accomplie (Lc 24,44), car elle contient la Parole de Dieu (Mt 15,6) que l’Esprit-Saint a prononcée par la bouche des prophètes (2 Tm 3,16 ; 2 P 1,20-21). 2

ORIGÈNE, CommentairesursaintJean.II (ed. et trad. C. BLANC), X, 107 (SC 157 ; Paris 1970), 114.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

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Ses textes s’auto-désignent « Livres saints » (1 M 12,9) ; « Saintes Écritures » (Rm 1,2)3.

La lecture critique n’a certes pas à se limiter au point de vue interne à la Bible mais n’en tenir aucun compte serait omettre une dimension essentielle de l’objet étudié. Les textes bibliques font d’une certaine manière revivre l’époque où ils ont vu le jour, mais ils ont surtout été transmis parce qu’ils parlent à l’homme de tous les temps. Une certaine disjonction entre ces deux finalités est apparue dans le sillage du développement de la critique historique ; surmonter cette dichotomie est une tâche majeure de la recherche exégétique actuelle4. En effet, si, pour l’analyse historico-critique, l’Ancien et le Nouveau Testament sont deux objets d’étude nettement distincts, chacun étant même fragmenté en corpus autonomes, il ne saurait en être ainsi du point de vue anthropologico-théologique. Ainsi, l’articulation de ces deux approches de la Bible va de pair avec l’articulation de l’Ancien et du Nouveau Testament en un seul livre5. L’unité de perception de la Bible rejoint l’unité de son objet lorsque peut être décrit un mouvement intrinsèque de convergence de chacune de ces deux approches l’une vers l’autre : lorsque les données historiques contenues dans les textes bibliques montrent une intention explicite de produire un livre et lorsque le registre du signifiant laisse apparaître des indices qui orientent vers son instance d’énonciation. Précisons. 3

Cf. COMMISSION BIBLIQUE PONTIFICALE, Inspiration et vérité de l’Écriture sainte :laparolequivientdeDieuetparoledeDieupoursauverlemonde (RomeParis 2014). 4 Cf. BENOÎT XVI, Exhortation apostolique post-synodale « Verbum Domini » surlaparoledeDieudanslavieetdanslamissiondel’Église (Rome 2010) § 34.35 : « Seulement dans le cas où sont observés les deux niveaux méthodologiques, celui de nature historique et critique et celui de nature théologique, on peut alors parler d’une exégèse adaptée à ce Livre […]. En en distinguant les deux niveaux d’approche, il ne s’agit pas de les séparer, ni de les opposer, ni simplement de les juxtaposer. Ils sont liés l’un à l’autre. » 5 Cf. déjà G. VON RAD, Théologiedestraditionshistoriquesd’Israël[Theologie des Alten Testaments. Die Theologie der geschichtlichen Überlieferungen Israels (München 1957)] (trad. E. DE PEYER) (Genève 1957), 378 : « Ici se dessine le but encore plus lointain de nos efforts : une «théologie biblique» qui surmontera le dualisme entre une théologie de l’Ancien et une théologie du Nouveau Testament arbitrairement séparées. Il est encore difficile de dire quelle apparence aura cette théologie biblique. Mais il est encourageant de constater qu’on la réclame aujourd’hui avec toujours plus d’insistance. »

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

– L’histoire de la formation de la Bible n’est pas une reconstitution imposée de l’extérieur par la science moderne à des textes supposés naïfs qui ignoreraient tout de leur genèse. De différentes manières, ils inscrivent en eux-mêmes le processus de leur tradition et la théorie de leur interprétation : « S’il a appartenu au génie grec de développer, à côté des œuvres narratives, un métalangage sous la forme de «traités sur» le discours narratif, comme en témoigne la Poétique d’Aristote, le propre du génie biblique est de conjoindre en une seule œuvre langage narratif et métalangage. Tout en racontant l’histoire […], le récit articule la théorie biblique de ce que c’est qu’écrire et lire, et de ce qu’il en est du livre6. »

À l’origine des textes bibliques, il y a des écrivains qui composent des livres, en faisant usage de techniques plus sophistiquées que la critique l’a souvent imaginé. Nos recherches nous conduiront à nous intéresser au contexte culturel des derniers rédacteurs qui ont donné à la Bible sa forme actuelle. Avec eux, au tournant de notre ère, les traditions d’Israël ont fait l’objet d’une reprise éditoriale globale, tandis que, sous l’influence du « courant apocalyptique », le concept de « livre » acquérait un poids de signification inégalé dans l’histoire des cultures – « livre de vie » ! La fixation quasi définitive du texte hébraïque de l’Ancien Testament et la composition du Nouveau Testament sont ainsi des événements proches et l’unité des deux Testaments en une unique Bible devient une donnée historique en même temps qu’un fait littéraire et une conclusion théologique. – D’un autre côté, l’analyse littéraire constate qu’une fois dégagées la cohérence narrative et l’organisation rhétorique, un surplus de signifiant, un surcroît de sens subsiste, que seule une approche proprement discursive appréhende : « L’organisation narrative et la structure élémentaire de la signification sont insuffisantes pour rendre compte de tous les processus signifiants du discours. […] Il manque en effet au modèle sémio-narratif d’être articulé sur le monde, d’être référé au sujet humain, d’être augmenté de quelques éléments de langage irréductibles à la seule dimension narrative. […] C’est sur cette base que va pouvoir se poser la question du sujet de l’énonciation, sujet de la parole, d’autant moins facilement définissable que, en l’absence 6

J.P. SONNET, « «Lorsque Moïse eut achevé d’écrire» (Dt 31,24) : Une «théorie narrative» de l’écriture dans le Pentateuque », RSR 90 (2002), 510.

INTRODUCTION GÉNÉRALE

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de tout discours, rien n’exige sa présupposition et que l’apparition de l’énoncé signe tout autant sa disparition que sa manifestation7. »

Le travail qui va suivre est essentiellement une recherche sur les ligaments et connexions qui relient critique historique, méthodes littéraires et approche discursive, non pas d’un point de vue épistémologique, mais à partir de la Bible elle-même. Il nous est peu à peu apparu que les traditions sur Élie étaient un poste d’observation privilégié pour une telle entreprise. Les récits de la vie d’Élie dans les livres des Rois (1 R 17-19.21 – 2 R 1-2) présentent des caractéristiques philologiques particulières qui les isolent de l’ensemble et suggèrent une attache avec un dialecte hébraïque du nord d’Israël8. Le nom d’Achab, roi d’Israël entre 874 et 853, auquel s’adresse Élie, est mentionné sur trois vestiges archéologiques majeurs – la stèle de Tel Dan, la stèle de Mésha et l’Obélisque noir9 – et dans les archives assyriennes. Des fouilles archéologiques ont exhumé la ville de Samarie, fondée par Omri et habitée aussi par son fils Achab. Tandis que l’on ne sait rien du royaume de Juda au même moment, les données historiques sur le temps d’Achab sont importantes10. Le nom de son épouse, Jézabel, fille d’Ithobaal Ier, roi de Tyr et de Sidon, le culte des Baals – invoqués en temps de sécheresse pour obtenir la pluie – et les rituels religieux qui l’accompagnent sont des données qui permettent des recoupements avec des sources documentaires extra-bibliques11. Le refus de Naboth de céder la terre de 7

F. MARTIN, Pourunethéologiedelalettre (CF 196 ; Paris 1996), 86-87. Cf. W.M. SCHNIEDEWIND, “The Elijah-Elisha Narratives: A Test Case for the Northern Dialect of Hebrew”, JQR 87 (1997), 314: “The Elijah-Elisha narratives have a disproportionate number of linguistic anomalies in comparison with the rest of the Book of Kings. The question is how to account for these anomalies. Burney and Rendsburg have suggested that in most cases they reflect Northern Hebrew.” ID., 319-320: “Many of these features cannot be easily classified as Aramaisms or Northernisms. Nevertheless, they give the Elijah-Elisha narratives their unique style. Aside from the hapax legomena there are a large number of Akkadianisms in the text. A number of these linguistic features occur only in direct speech and may reflect the vernacular as opposed to written language.” 9 Conservées respectivement au Musée d’Israël à Jérusalem, au Musée du Louvre à Paris et au British Museum à Londres. 10 I. FINKELSTEIN – N.A. SILBERMAN,LaBibledévoilée :lesnouvellesrévélations del’archéologie [TheBibleUnearthed:Archaeology’sNewVisionofAncientIsrael andtheOriginofItsSacredTexts (New York 2001)] (trad. P. GHIRARDI) (Paris 2002). 199-227. 11 Cf. R. DE VAUX, « Le cycle d’Élie », ÉlieleprophèteselonlesÉcrituresetles traditionschrétiennes, I (Paris 1956), 53-67. 8

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

ses pères, même au roi, est souvent cité comme témoin du droit foncier de l’ancien Israël. Bref, l’inscription historique du temps d’Élie est très prégnante et les données documentaires fournies par le récit biblique abondent. Divers indices invitent cependant à ne pas s’en tenir au temps historique auquel il se réfère. Langage narratif et métalangage s’y mêlent subtilement. Le processus même de tradition est mis en scène dans le récit à l’Horeb où, selon un ordre divin, Élie doit oindre Élisée pour lui succéder (1 R 19,16). Juste après, Élie appelle Élisée à le suivre en lui imposant son manteau (1 R 19,19-21). Ce même manteau est reçu par Élisée lors du départ d’Élie au Jourdain, avec une double part de son esprit (2 R 2,1-18). Élie franchit la frontière de la mort et sa mission se continue en Élisée, redoublée, mais sous un mode nouveau : après la disparition de son maître, Élisée refait le même trajet à l’identique (2 R 2,14)12. Élie par Élisée (2 R 2,12) puis Élisée par le roi d’Israël (2 R 13,14) sont désignés par la même parole au moment où ils quittent ce monde : « mon père, mon père, chars d’Israël et sa cavalerie » : pères et conducteurs d’Israël, ils sont les véhicules qui transmettent son identité. Les « fils de prophètes », présents tout au long des cycles d’Élie et Élisée et presqu’exclusivement là dans la Bible, ont une fonction étiologique : ils représentent les témoins oculaires, en lesquels les récits fondent leur origine13. Dans ces deux récits apparaissent des « tensions » qui appartiennent à l’histoire rédactionnelle et les entourent d’un beau halo de mystère. Àl’Horeb, la répétition de la même question divine et de la même réponse d’Élie avant et après la manifestation de Dieu dans la « voix 12 Cf. H. GESE, „Zur Bedeutung Elias für die biblische Theologie“, Evangelium Schriftauslegung Kirche: FS P. Stuhlmacher (hgg. J. ÅDNA – S.J. HAFEMANN – O. HOFIUS) (Göttingen 1997), 140: „Der Verbundenheit Elisas mit Elia kommt im dem Stück der Elisatradition voll und ganz zum Ausdruck, das die Nachfolge und Repräsentation Elias thematisiert, die Geschichte von der Auffahrt Elias in den Himmel 2Kön 2,1-18. Elia macht sich auf seinen letzten irdischen Weg, die Todesgrenze zu überschreiten, und Elisa weicht trotz des Rückweises Elia.“ 13 Cf. S. BYRSKOG,JesustheOnlyTeacher:DidacticAuthorityandTransmissionin AncientIsrael,AncientJudaismandtheMattheanCommunity(ConBNT 24; Stockholm 1994), 104-105: “It is possible that the interaction between Elijah and Elisha and between Elisha and the sons of the prophets visible in the present accounts actually contained the embryo of biographical motives of transmission.” Byrskog appelle «didactic-labelling motives of transmission» ces motifs présents dans les textes (ID., 23 et 114ss).

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d’un fin silence » pose un problème d’interprétation. Pourquoi Dieu répète-t-il à l’identique « que fais-tu là Élie ? » après s’être manifesté à lui au lieu même où il lui avait ordonné de se rendre, et pourquoi Élie répond-il exactement dans les mêmes termes (1 R 19,9b-10 et 13b-14), comme si l’une des manifestations de Dieu les plus sublimes de tout l’Ancien Testament n’avait servi à rien ? AuJourdain, la version grecque et la version hébraïque offrent des représentations assez différentes des phénomènes entourant la disparition d’Élie à la fin de son parcours terrestre (2 R 2,11-14). Au moment crucial, le récit maintient une incertitude fondamentale. Le signe qu’Élie avait indiqué à Élisée qu’il recevrait une double part de son esprit était : « si tu me vois pendant que je serai enlevé loin de toi, alors il en sera ainsi pour toi, sinon cela ne sera pas » (2 R 2,10). Or au moment du départ d’Élie dans le char de feu, le texte enchaîne deux affirmations qui semblent contradictoires : « Élisée voyait […]. Puis il cessa de le voir. Il saisit alors ses vêtements et les déchira en deux » (2 R 2,12). A-t-il oui ou non reçu la double part de l’esprit d’Élie ? Énigme au principe de la tranmission des traditions sur Élie… Riches en particularités rédactionnelles et en données métalittéraires, nous étudierons principalement ces deux récits emblématiques (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18). Les livres des Chroniques n’ont rien qui corresponde au cycle d’Élie mais ils mentionnent son nom, en relation avec un événement qui n’a pas de parallèle dans les livres des Rois. Il s’agit d’un « écrit du prophète Élie » – chose étonnante déjà puisqu’Élie n’est pas un prophète écrivain –, qui parvient à Joram roi de Juda – ce qui surprend encore car Élie n’a exercé son ministère qu’en Samarie –, sept ans après la disparition du prophète, si l’on compare les chronologies (2 Ch 21,12-15). Le problème de critique textuelle que pose le brouillage temporel et narratif renvoie au mystère de la personne d’Élie. Élie clôt le livre de Malachie et de là tout le corpus des prophètes postérieurs. Son retour étant annoncé pour les temps eschatologiques, il clôt en même temps le canon prophétique et le temps de l’histoire : « Voici que je vous envoie Élie le prophète avant que n’arrive le Jour du Seigneur grand et redoutable » (Ml 3,23).

Le livre du Siracide se conclut par un « éloge des pères » (Si 4450). L’un des plus développés est adressé à Élie (48,1-12). Après

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avoir fait mémoire de quatre hauts faits de sa vie avec des verbes conjugués à la troisième personne du singulier (versets 2 et 3), le Siracide fait une louange à Élie en s’adressant directement à lui à la deuxième personne du singulier, comme à une personne présente. Il énumère alors par une série de participes six autres événements admirables de sa vie en les enchaînant sous forme litanique. Les quatre premiers participes sont à l’actif ; les deux derniers sont au passif : « Toi qui as ressuscité, toi qui as renversé, toi qui as entendu, toi qui as oint (ὁ ἐγείρας, ὁ καταγαγὼν, ἀκούων, ὁ χρίων) ; toi qui fus enlevé, toi qui fus écrit (ὁ ἀναλημφθεὶς, ὁ καταγραφεὶς) » (Si 48,4).

La louange d’Élie se conclut par une prière à Élie où le sage exprime son espérance de partager au-delà de sa mort la vie d’Élie. Pour Ben Sira, le prophète est toujours vivant, il s’adresse à lui au présent et mentionne après la fin de sa vie terrestre le dernier événement de sa vie qui durera jusqu’aux temps fixés (καιροί) : « tu as été écrit (ὁ καταγραφεὶς) ». Le participe aoriste passif est presque intraduisible en français. Il s’agit d’exprimer une réalité que la pensée ne peut que difficilement exprimer : une sorte d’« existence graphique » d’Élie. Élie vit toujours à un endroit indéterminé de sorte qu’il est possible de lui parler et il vit dans le texte qui annonce sa mission future. La frontière entre l’existence textuelle et l’existence historique s’est effacée. La « refonte du temps et de l’espace opérée par la parole biblique »14 trouve ici une illustration saisissante. Élie est un personnage du passé dans les livres des Rois, du futur en Malachie et du présent supra-temporel dans le Siracide. Le premier livre des Maccabées évoque à deux reprises la venue d’un prophète indéterminé (1 M 4,46 ; 14,41) et nomme une fois expressément Élie (1 M 2,58). Dans les textes de Qumrân, le prophète eschatologique est toujours anonyme (Cf. 1QS 9,11 et 4Q175,5) et les figures de messie plus ou moins identifiables, tandis que sur un fragment, après la mention d’Élie, une mission de précurseur se laisse deviner : « Voici que j’envoie Élie deva[nt . . .] – [. . . ‫» לכן אשלח לאליה קד]ם‬ (4Q558).

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O.T. VENARD, Thomasd’Aquin,poètethéologien. III. Paginasacra :lepassage del’Écrituresainteàl’écriturethéologique (Paris 2009), 120.

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À côté de ces mentions explicites, apparait une littérature inspirée par les traditions sur Élie : le livre de Jonas ; 1 Hen 89,52 et 90,31 dans une composition symbolique à la gloire des Maccabées et le douzième Chantpourlesacrificedusabbat (4Q405 21-22,7-13) chez leurs rivaux Esséniens. Au même moment probablement, la figure d’Élie s’enrichit de nouvelles croyances, dont sont témoins le Livre des Antiquités Bibliques, les Targums et la littérature rabbinique. La prophétie sur le retour eschatologique d’Élie, attestée en Ml 3,23 et en Si 48,10, fait l’objet d’une tentative de reconnaissance durant la deuxième moitié du deuxième siècle avant J.-C., en Jean Hyrcan chez les Hasmonéens et dans le Maître de justice chez les Esséniens. Si elle a percé à travers quelques indices littéraires, elle reste largement ensevelie dans l’obscurité du passé. Dans le Nouveau Testament, après Moïse (80 fois), Abraham (73) et David (59), Élie est le personnage le plus mentionné (29 ou 30)15, et son nom apparaît en une grande variété de formes littéraires : récits, dialogues, parénèses. Comme dans l’Ancien Testament, à côté des récits qui mettent en scène la personne même d’Élie, se développe aussi une littérature inspirée implicitement par les traditions sur Élie. Tous ces textes sont aimantés par une question unique : le mystère de la présence d’Élie. La fin de sa vie terrestre est racontée d’une manière inhabituelle (2 R 2,1-18). Ce départ sur un char de feu est-il une métaphore de la mort ou bien Élie est-il toujours vivant ? Continue-t-il une vie postmortem dans les cieux où il fut emporté ? Une incertitude pèse sur la portée des affirmations des textes. En tous cas, la présence d’Élie continue au-delà de son existence visible et le texte biblique en envisage progressivement toutes les modalités. Il dure comme figure de référence, comme modèle inspirateur pour son zèle au service de la Loi du Seigneur (1 M 2,58). Il continue son influence à chaque fois que les récits de sa vie génèrent des modèles littéraires (genre biographique, motifs narratifs, style d’écriture) et inspirent les rédacteurs postérieurs (Jonas ; Malachie ; Si 48,1-12). Il survit à travers les générations en transmettant son esprit à Élisée (2 R 2,13-14) et en confiant sa mémoire aux « fils de prophète » qui apparaissent en marge des récits. 15

30 selon une tradition manuscrite en Lc 9,54. Nous y reviendrons.

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Il est présent dans la prophétie qui annonce son retour « avant que n’arrive le Jour du Seigneur » (Ml 3,23), dans l’attente qu’elle suscite et dans les questions qu’elle provoque. Le mystère qui plane sur sa vie post-mortem est redoublée : reviendra-t-il en personne, avec un corps céleste propre ou dans le corps d’un autre humain ? Il demeure huit ans après sa disparition dans une curieuse lettre reçue par le roi Joram (2 Ch 21,12-15). En nommant Élie « toi qui as été écrit », Si 48,4 énonce de la façon la plus dense cette forme de présence du prophète comme texte qu’il nous donne à lire depuis l’au-delà. La personne du prophète est assimilée à un texte et le texte devient parole prophétique vivante. Ce « retour scripturaire » d’Élie accomplit-il l’attente de sa manifestation eschatologique ou entretient-il le désir de sa venue dans la chair ? Sous chacun de ces modes, le Nouveau Testament hérite des traditions sur Élie et leur fait subir de nouveaux développements. De nombreuses manières aussi, il les mobilise pour son propre dessein : porter témoignage à Jésus-Christ vivant dans son Église. Nous décrirons le mouvement de croissance des traditions sur Élie et leur interaction avec la formation de la Bible, selon les étapes suivantes : PREMIÈRE PARTIE : ANCIEN TESTAMENT I – Nous commencerons par une étude de la version grecque ancienne et du texte massorétique de deux récits du cycle d’Élie (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1). Ces deux témoins anciens du texte biblique, malgré plusieurs tentatives d’harmonisation au long des âges, ont conservé leur relative autonomie et sont susceptibles d’être soumis à une analyse synoptique analogue à ce que nous faisons pour les trois premiers évangiles. La comparaison donne accès à deux stades de développement des traditions qu’ils véhiculent, à deux constructions littéraires différentes de la figure d’Élie16, à travers lesquelles, seulement, nous avons accès aux données historiographiques externes. À l’intersection entre critique textuelle, critique de la tradition et critique de la rédaction, nous découvrirons un mouvement de développement intra- et extra-diégétique des traditions sur Élie. 16

Cf. P. HUGO, Les deux visages d’Élie : texte massorétique et Septante dans l’histoirelaplusanciennedutextede1Rois17-18 (OBO 217 ; Fribourg 2006).

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II – Un nouveau développement des traditions sur Élie peut être situé au cours de la période hellénistique (quatrième – troisième siècles avant J.-C.). Nous repèrerons leur influence dans la formation des livres de Jonas et de Malachie et analyserons les modifications de la représentation de la figure d’Élie induites par Ml 3,23-24. Nous étudierons ensuite l’éloge sur Élie du livre du Siracide (Si 48,1-12) par une analyse comparée des versions transmises. III – Aux deuxième – premier siècles avant J.-C., le nom d’Élie apparait dans des documents de deux cercles opposés du judaïsme : les Hasmonéens (1 M 2,58) et les Esséniens (4Q558). Les traditions sur Élie connaissent de nouveaux développements et inspirent les productions littéraires et les identités communautaires de ce temps. Nous rassemblerons les documents qui en témoignent. IV – À la même période, la Bible hébraïque fait l’objet d’une grande édition officielle. Nous proposerons une synthèse des données disponibles pour comprendre la culture de l’époque, avant de faire une nouvelle relecture des deux textes du cycle d’Élie déjà étudiés. Dans les différences entre la Septante et le texte massorétique, nous tâcherons de discerner une influence variée dediversstadesdedéveloppementdestraditionssurÉlie, à différents moments de l’histoiredela formationdelaBible. En retour, une meilleure connaissance des traditions sur Élie aux deuxième et premier siècles avant J.-C. est en mesure d’enrichir le dossier sur l’univers culturel dans lequel l’Ancien Testament a atteint sa forme plénière. Ce faisant, nous approchons au plus près du contexte historique dans lequel a pris naissance le Nouveau Testament. DEUXIÈME PARTIE : NOUVEAU TESTAMENT Nous procèderons en deux temps dans notre étude du Nouveau Testament : l’analyse critique et l’histoire des traditions. I – Une première sous-partie sera consacrée à l’analyse critique des traditions élianiques néotestamentaires. II – Mettant à profit les acquis des recherches antérieures, notre deuxième sous-partie (a) s’efforcera d’élaborer un modèle d’investigation, puis (b) tentera avec lui une histoire des traditions élianiques

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néotestamentaires inventoriées et (c) proposera une synthèse critique et historique sur l’apport des traditions sur Élie à la formation de l’anthropologie et de la christologie néotestamentaires. Personnage raconté, inspirateur de récit, quasi-texte, support de l’attente eschatologique, Élie est un personnage singulier, situé aux confins de toutes les dimensions des Écritures.

PREMIÈRE PARTIE

LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE ET L’HISTOIRE DE LA FORMATION DE L’ANCIEN TESTAMENT

Les études bibliques, longtemps conditionnées par le positivisme historique focalisé sur l’établissement des faits, ont progressivement pris conscience que le travail critique ne pouvait pas délaisser l’analyse du contenu théologique des textes. L’œuvre de Gerhard Von Rad a marqué en ce sens une étape décisive : « Von Rad a révolutionné l’étude de l’Ancien Testament par sa tentative d’exploiter théologiquement la croissance et le développement à l’intérieur des témoins de l’Ancien Testament, qu’il fut capable de retrouver au moyen de l’étude de la critique des formes et de l’histoire des traditions […]. Il interprète les formes historiques changeantes de l’Ancien Testament comme une continuelle actualisation par Israël de sa tradition (Vergegenwärtigung) pour comprendre théologiquement les changements historiques de sa vie sous la conduite de Dieu1. »

Le cycle d’Élie offre à la critique des formes et à l’histoire des traditions un vaste champ d’études. Des tensions apparaissent dans la cohérence d’ensemble : – La même représentation de Dieu est-elle postulée par 1 R 17 où le prophète est guidé personnellement par Dieu ; par 1 R 18 où YHWH intervient spectaculairement au Carmel devant « tout Israël » et les prophètes de Baal ; par 1 R 19 où YHWH reste silencieux ? Le feu est le signe de la manifestation de Dieu en 1 R 18,38, et de son absence en 1 R 19,12 ; le silence est la preuve de la non-manifestation de Dieu en 1 R 18,26.29 et l’expression de sa révélation en 1 R 19,12. – L’idéologie prophétique est-t-elle identique en 1 R 21, quand Élie intervient auprès du roi Achab pour dénoncer son injustice criminelle vis-à-vis de Naboth, et en 1 R 18, quand le prophète anéantit les prophètes de Baal devant un peuple infidèle ? Le meurtre d’un seul homme, Naboth, est le péché suprême d’Achab qui mérite la chute de sa maison (1 R 21,19-22), tandis qu’en 1 R 16,30-33, c’est le culte rendu à Baal et Astarté par Achab qui provoque la colère de YHWH. – La fin du récit du sacrifice du Carmel s’achève par la victoire du prophète : « Quand tout le peuple vit cela, ils tombèrent sur leur visage et dirent : C’est YHWH qui est Dieu ! C’est YHWH qui est Dieu ! » (1 R 18,39), et tous les prophètes de Baal sont tués (1 R 18,40 : « Qu’aucun d’eux n’en échappe ! »). Pourtant, au chapitre suivant, Élie 1

B.S. CHILDS, Biblical Theology of the Old and New Testaments: Theological ReflectionontheChristianBible(Minneapolis 1993), 102-103.

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PREMIÈRE PARTIE

se plaint encore : « les enfants d’Israël ont abandonné ton alliance, ils ont renversé tes autels » (1 R 19,10.14), seulement « sept mille hommes n’ont pas fléchi les genoux devant Baal » (1 R 19,18). L’onction des deux rois Hazaël et Jéhu et du prophète Élisée a pour but de tuer par l’épée tous les autres (1 R 19,17). C’est donc qu’il reste des fidèles de Baal et des prêtres pour lui rendre un culte. 1 R 22,53-54 fait reproche à Akhazias, fils d’Achab et Jézabel d’avoir « servi Baal et de s’être prosterné devant lui », comme son père, et c’est à Jéhu qu’est attribuée la suppression du culte de Baal en Israël (2 R 9-10)2. – Y a-t-il continuité narrative quand, après avoir fui Jézabel par crainte pour sa vie en 1 R 19, Élie défie solennellement la reine en lui annonçant une fin tragique en 1 R 21 ? D’un côté le prophète doit se rendre jusqu’à l’Horeb pour que Dieu l’instruise de sa mission à venir, et ces annonces ne semblent pas s’accomplir pour lui (1 R 19), de l’autre, il prononce un oracle de malheur contre Jézabel (1 R 21,23) qui se réalise exactement (2 R 9,36-37). Il y a bien des indices de la présence de diverses couches rédactionnelles dans le cycle d’Élie. Martin Noth3 a proposé de voir, du livre du Deutéronome au 2e livre des Rois, l’œuvre d’un grand écrivain post-exilique éditant et retravaillant des sources anciennes à la lumière d’une théologie de l’histoire d’Israël : « l’Histoire deutéronomiste (DeuteronomistischenGeschichtswerk) »4. Parmi ces sources, Noth comptait « des cycles narratifs, chacun d’entre eux étant formé autour d’une figure prophétique » : cycle d’Élie et Élisée, cycle d’Isaïe, histoire d’Ahiyya de Silo, de Michée fils de Yimla, d’Hulda et d’autres mineurs5. Noth constatait qu’à chaque fois, les prophètes « apparaissent essentiellement comme des opposants aux rois »6. Pour Walter Dietrich, cette couche rédactionnelle, qu’il 2 Cf. S.L. MCKENZIE, “Cette royauté qui fait problème”, Israël construit son histoire(ed. A. DE PURY – T. RÖMER – J.-D. MACCHI) (Genève 1996), 267-296. 3 Pour ce qui suit, nous dépendons essentiellement de A. DE PURY – T. RÖMER – J.-D. MACCHI (ed.), Israëlconstruitsonhistoire.L’historiographiedeutéronomisteà lalumièredesrecherchesrécentes (Genève 1996) ; T. RÖMER, « L’histoire deutéronomiste », Introduction à l’Ancien Testament (ed. J.-D. MACCHI – C. NIHAN – T. RÖMER) (Genève 2004), 315-331 ; ID., Lapremièrehistoired’Israël (Genève 2007) [trad. fr. de TheSo-CalledDeuteronomisticHistory(London 2006)] ; A.F. CAMPBELL – M.A. O’BRIEN, UnfoldingtheDeuteronomisticHistory (Minneapolis 2000). 4 M. NOTH, TheDeuteronomisticHistory (JSOT Sup 15 ; Sheffield 19912) [trad. de ÜberlieferungsgeschichtlicheStudien:DiesammelndenundbearbeitendenGeschichtswerkeimAltenTestament (1943)]. 5 M. NOTH, TheDeuteronomisticHistory, 86. 6 ID., Idem, 107.

LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE

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nomme DtrP (le Deutéronomiste prophétique), n’est pas une source de l’historien deutéronomiste, mais une insertion d’un rédacteur plus tardif 7. Campbell systématisa l’idée et présenta comme véritable document un « Mémoire prophétique » (PR : Prophetic Record)8, relevant avec attention les points communs aux différentes interventions prophétiques : Saül, David et Jéhu sont oints par des prophètes, au nom de Dieu ; des oracles divins leur sont adressés, transmis par les prophètes, qui leur font aussi des reproches ; Jéroboam et Achab sont rejetés par Dieu ; des expressions verbales stéréotypées et une structure globale similaire relient entre eux les épisodes où interviennent des prophètes9. De Saül et Samuel à Élisée et Jéhu, dans les livres de Samuel et des Rois « presque la moitié du texte concerne les prophètes »10. Les contacts littéraires entre le cycle d’Élie et la « théologie deutéronomiste » sont nombreux11. La grande sécheresse sur Israël décrétée en 1 R 17,1 et prenant fin en 1 R 18,45 est un accomplissement de l’avertissement de Dt 11,1617 : « Gardez-vous bien de vous laisser séduire dans votre cœur, de vous dévoyer, de servir d’autres dieux et de vous prosterner devant eux, car alors la colère du Seigneur s’enflammerait contre vous, il fermerait le ciel et il n’y aurait plus de pluie, la terre ne donnerait plus ses produits, et vous disparaîtriez rapidement du bon pays que le Seigneur vous donne. »

En Dt 28,20, Dieu menace : au jour où Israël ira « après (‫ָל ֶל ֶכת‬ ‫)א ֲח ֵרי‬ ַ d’autres dieux pour les servir » (Dt 28,14), en « m’abandonnant (‫)עזַ ְב ָתּנִ י‬ ֲ » (Dt 28,20), « au lieu de pluie pour ton pays, le Seigneur fera tomber de la cendre et de la poussière ; du ciel, elles descendront sur toi jusqu’à ce que tu sois exterminé12. » Élie en 1 R 18,18 reprend la même phraséologie : « Ce n’est pas moi le porte-malheur d’Israël, mais c’est toi et la maison de ton père parce que vous avez abandonné 7

W. DIETRICH, ProphetieundGeschichte (FRLANT 108; Göttingen 1972). A.F. CAMPBELL, OfProphetsandKings (1986). 9 Voir les tableaux de correspondance en A.F. CAMPBELL – M.A. O’BRIEN, UnfoldingtheDeuteronomisticHistory (Minneapolis 2000), 28-29 et le schéma structurel p. 32. 10 T. RÖMER, Lapremièrehistoired’Israël (Genève 2007), 160-161. 11 W. THIEL, „Deuteronomistische Redaktionsarbeit in den Elia-Erzählungen“, CongressVolume-Leuven1989 (ed. J.A. EMERTON) (Leiden 1991) 148-171. 12 Sur le lien entre l’alliance et le don de la pluie, cf. encore 2 S 21,1-10 (sécheresse causée par le péché de David) ; Is 30,23 ; Jr 10,13 ; 14,1-22 (lamentation sur la sécheresse du pays causée par le péché du peuple) ; 30,23 ; 51,16 ; Za 10,1 ; Lv 26,1-46 est parallèle à Dt 11. 8

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PREMIÈRE PARTIE

les commandements de YHWH (‫ת־מ ְצוֹת יְ הוָ ה‬ ִ ‫)בּ ֲעזָ ְב ֶכם ֶא‬ ַ et que tu es allé après les Baals (‫)וַ ֵתּ ֶלְך ַא ֲח ֵרי ַה ְבּ ָע ִלים‬. » L’abandon de YHWH par le peuple de Dieu pour adorer « les Baals et les Astartés » est un refrain narratif du livre des Juges (2,11 ; 3,7 ; 8,33 ; 10,6.10), repris en 1 S 7,4 ; 12,10 ; 2 R 17,16 ; 21,3.4. Les prêtres de ces deux divinités sont mentionnés en 1 R 18,19. Ce sont eux qu’Élie affronte et confond. 1 R 18,19-20 représente « tout Israël » face à Élie pour renouveler sa profession de foi en un Dieu unique et son rejet des idoles. Ce même « tout Israël » était déjà en face de Josué à l’assemblée de Sichem dans le même but (1 R 12). Les douze pierres à partir desquelles Élie construit le nouvel autel de Dieu représentent « le nombre des tribus des fils de Jacob » (1 R 18,31). Quoiqu’Israël soit déjà divisé en deux royaumes au temps d’Élie, il reconstitue là l’unité du peuple de Dieu en un autel, à l’image de Moïse au Sinaï qui « se leva de bon matin et bâtit un autel au bas de la montagne, avec douze stèles pour les douze tribus d’Israël » (Ex 24,4). Douze pierres sont aussi érigées par Josué à l’entrée en Terre promise, « selon le nombre des tribus des enfants d’Israël » (Jos 4,5), en « un mémorial (‫)לזִ ָכּרוֹן‬, ְ pour toujours » (Jos 4,7). Le « feu du Seigneur » qui juge et consume les offrandes en 1 R 18 est un topos commun à Lv 9,24 ; 10,1-2 ; Nb 11,1-2. Stephen Chapman relève des « termes deutéronomiques » : « les commandements du Seigneur (‫ » )מצות יהוה‬en 1 R 18,18, « l’alliance (‫ » )ברית‬en 1 R 19,10.14 ; « tourner les cœurs (‫ת־ל ָבּם‬ ִ ‫וְ ַא ָתּה ֲה ִסבּ ָֹת ֶא‬ 13 ‫)אח ַֹרנִּ ית‬ ֲ » en 1 R 18,37 (cf. Dt 4,39 ; 30,1) . Si la thèse de Noth d’un unique écrivain auteur de l’ensemble de cette œuvre n’est plus retenue aujourd’hui, beaucoup admettent l’existence d’une « école deutéronomiste »14, s’étendant sur plusieurs générations. Thomas Römer distingue trois périodes principales de « production littéraire deutéronomiste » : 1/ Les débuts, sous Josias, au 7e siècle avant notre ère ; 2/ durant l’Exil à Babylone, au 6e siècle ; 3/ durant la période perse, au 5e siècle. Ultérieurement, et jusqu’à la période hasmonéenne, cette théologie a continué à exercer son influence : 13 S.B. CHAPMAN, TheLawandtheProphets:AStudyinOldTestamentCanon Formation (FAT 27; Tübingen 2000), 195. 14 Cf. T. RÖMER, Lapremièrehistoired’Israël (Genève 2007) ; A.F. CAMPBELL – M.A. O’BRIEN, UnfoldingtheDeuteronomisticHistory (Minneapolis 2000), 8-9 ; R. ALBERTZ, « Le milieu des Deutéronomistes », Israëlconstruitsonhistoire(ed. A. DE PURY – T. RÖMER – J.-D. MACCHI).

LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE

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« Le travail rédactionnel à l’intérieur des livres historiques s’est poursuivi jusqu’à l’époque hellénistique. Dans ces livres, la LXX semble souvent attester un texte hébreu antérieur à celui préservé dans le TM. De nombreuses additions que l’on trouve dans le TM et qui n’existaient pas dans la Vorlage de la LXX révèlent en outre un langage deutéronomiste15. »

Sur la base de ces observations littéraires, la critique des formes a tenté une reconstitution de l’histoire des traditions sur Élie. Les auteurs mêmes qui s’y sont essayé soulignent les limites de l’exercice. Thomas Römer admet l’existence d’une « école littéraire deutéronomiste », « si nous entendons par là un (petit) groupe d’auteurs, de rédacteurs ou de compilateurs partageant la même idéologie, une même rhétorique et des mêmes techniques stylistiques16. » Mais c’est alors que les indices textuels permettant d’isoler les différentes couches rédactionnelles manquent. Suzanne Otto reconnaît que, « les textes sont trop variés et les critères qui concernent l’arrangement des histoires tellement indiscernables (unrecognizable) qu’aucune conclusion sur l’intention, le temps et le contexte social de l’éditeur ne peut être faite. Cependant, ajoute l’auteur, j’espère introduire un modèle éditorial qui n’est pas trop compliqué17. » Son modèle est le suivant18 : le substrat narratif pré-deutéronomiste, écrit vers 750 av. J.-C. dans le royaume du Nord, est principalement constitué de l’histoire de Naboth (1 R 21) et de mentions factuelles de la vie d’Élie. À la période perse, entre 539 et 518 av. J.-C., ce texte est inséré dans la trame de l’histoire deutéronomiste du livre des Rois en même temps que le récit d’1 R 1718 est composé19. 1 R 19 relèverait d’une tradition postérieure et critiquerait l’idéologie des chapitres précédents20. 2 R 2 et le cycle d’Élisée seraient des ajouts post-deutéronomistes (environ 490 av. J.-C.). 15 Cf. T. RÖMER, « L’histoire deutéronomiste », Introductionàl’AncienTestament (ed.J.D. MACCHI – C. NIHAN – T. RÖMER) (Genève 2004), 329 ; D. BARTHÉLEMY, “Les Tiqquné sopherim de la critique textuelle de l’Ancien Testament”, Étudesd’histoiredutextedel’AncienTestament (OBO 21; Fribourg 1978). 16 T. RÖMER, Idem., 53. 17 S. OTTO, « The Composition of the Elijah-Elisha Stories and the Deuteronomistic History », JSOT 27.1-5 (2003), 500. 18 ID. Ibid., 487-508 (résumé de sa thèse doctorale). H.-J. STIPP,Elischa–Propheten–Gottesmänner: DieKompositionsgeschichtedesElischazyklusundverwandter Texte,rekonstruiertaufderBasisvonText-undLiterarkritikzu1Kön20.22und 2Kön2-7 (ATSAT 24; Verlag 1987), 463-480 propose une renconstruction beaucoup plus sophistiquée. 19 Ainsi aussi S.L. MCKENZIE, “Cette royauté qui fait problème”, Israëlconstruit sonhistoire(ed. A. DE PURY – T. RÖMER – J.-D. MACCHI) (Genève 1996), 267-296. 20 R. ACHENBACH, „König, Priester und Prophet“, Tora in der Hebräischen Bibel (hrsg R. ACHENBACH – M. ARNET – E. OTTO) (BZAR 7; Wiesbaden 2007), 208 (note 46).

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PREMIÈRE PARTIE

Par ailleurs, l’approche synchronique d’un Brevard Childs, d’un Jerome Walsh ou d’un André Wénin réduit de nombreuses contradictions internes supposées des différentes sections des récits21. Plus théoriquement, Childs, près avoir mis en valeur l’apport de Von Rad pour donner une portée plus théologique aux études d’Ancien Testament, souligne aussi la limite des résultats obtenus : la critique des formes reconstruit le processus de formation des traditions bibliques en les dissociant à l’aide de catégories abstraites, qui trouvent souvent leur origine dans les problématiques de la pensée européenne moderne plus que dans celles de la mentalité sémitique ancienne22. À partir de ce constat, Childs conçoit sa propre approche en ces termes : « La forme finale d’un texte biblique marque la fin d’un développement historique dans la tradition d’Israël. C’est la fin d’une trajectoire qui s’est étendue sur des siècles au cours de la vie d’Israël. Il semble évident que la forme finale peut être beaucoup mieux comprise, spécialement en son rôle théologique crucial de témoin, si l’on étudie attentivement ces centaines de décisions qui ont façonné l’ensemble23. »

L’étude ne prend plus alors son point de départ dans le contenu référentiel auxquels les textes renvoient (institutions, idées, pouvoirs…) mais dans leur aspect formel, et l’historicité ne réside pas d’abord dans les évolutions sociales et culturelles reconstruites à partir des textes mais dans les textes eux-mêmes qui portent à leur surface les sutures de leur genèse. Le dynamisme de la croissance apparait aux points de rupture dans la continuité linéaire des récits et des lois. Michael Fishbane interprète ces discontinuités comme les vestiges de l’histoire de la transmission des textes, à travers une dialectique du traditum et de la traditio : « Le contenu de la tradition, le traditum, ne fut pas du tout monolithique, mais plutôt le résultat complexe d’un processus long et varié de transmission, ou traditio. À chaque strate dans la traditio, le traditum fut adapté, transformé, réinterprété24. » 21 B.S. CHILDS, “On Readings the Elijah Narratives”, Interpretation 34 (1980), 128-137; J.T. WALSH, TheElijahCycle:ASynchronicApproach(Ph.D. Diss. University of Michigan 1982), 179-183; A. WENIN, ÉlieetsonDieu (I Rois 17–19) (Bruxelles 1992) ; F. NAULT, « Révélation et violence. La critique de l’économie religieuse dans le cycle d’Élie (1 Rois 17,1 à 19,21) », EThR 78 (2003), 181-202 ; W. VOGELS, Élieet sesfioretti (LD 262 ; Paris 2013) et déjà P. MARIE-EUGÈNE DE L’ENFANT-JÉSUS, « Saint Élie, Patriarche du Carmel », Carmel 12 (1927), 219-227 ; A. VON SPEYR, Élie (Paris 1982) [trad. fr. de Elija(Einsiedeln 1972) par L. JEANNERET]. 22 Comme la liberté charismatique du prophète contre la rigidité institutionnelle du prêtre, la théocratie politique et la violence religieuse etc. 23 B.S. CHILDS, BiblicalTheologyoftheOldandNewTestaments, 104. 24 M. FISHBANE, BiblicalInterpretationinAncientIsrael (London 1985), 6.

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Et il définit ainsi le travail de la critique : « Comment chaque traditum particulier peut être distingué validement de sa traditio – c’est-à-dire le texte reçu de ses commentaires, clarifications et révisions – est donc la préoccupation urgente et centrale de toute étude critique de ce phénomène […]. Quand un lien entre le traditum et sa traditio exégétique peut être analytiquement redécouvert et démontré, alors et seulement alors nous sommes avec certitude en présence d’exemple d’exégèse intra-biblique25. »

Fishbane met en œuvre cette procédure analytique en repérant toutes les clauses utilisées par les rédacteurs successifs pour intégrer au texte reçu leur propre intervention. Le regard attentif enregistre ainsi d’innombrables retouches et corrections dans la Bible, et les plus tardives font defacto l’exégèse des plus anciennes. Cette volonté de rechercher dans l’histoire même du texte biblique le fondement de son interprétation est aussi née de la comparaison des trois grands types textuels connus de l’Ancien Testament : le texte massorétique, la Septante, le Pentateuque samaritain. Origène savait déjà que l’atteinte d’un texte original unique est impossible et avait édité en six colonnes les différentes versions. Son œuvre monumentale, LesHexaples, est restée plutôt incomprise, elle était pratiquement impossible à reproduire à l’époque et n’a pas été transmise26. L’invention de l’imprimerie a rendu à nouveau possible la création de Bibles polyglottes27 et, progressivement, la prise de conscience de l’irréductibilité de ces multiples versions à un modèle unique. D’une certaine manière, les découvertes des manuscrits du désert de Juda, à partir de 1947, n’ont fait que confirmer et étayer ces conclusions. Dans le nombre des manuscrits retrouvés, une multitude de variantes des textes bibliques est apparue, qui n’ont jamais été intégrées ensuite dans aucun des canons officiels. Cette diversité montre que la fixation d’un texte unique stabilisé n’est pas encore complètement réalisée à la fin du 1e siècle de notre ère. En même temps, une certaine 25

ID., Ibid., 10-12. Seuls des fragments ont été reconstitués à partir des citations des Pères et la version syriaque : F. FIELD, (ed.), OrigenisHexaplorumquaesupersuntsiveveteruminterpretumGraecorumintotumVetusTestamentumFragmenta. 2 vol. (Oxford 1875). 27 La première complète, la Biblepolyglotted’Alcalá, éditée entre 1502 et 1517. Cf. D. BARTHÉLEMY, “Histoire du texte hébraïque de l’Ancien Testament”, Étudesd’histoiredutextedel’AncienTestament (OBO 21; Fribourg 1978), 341-364 ; A. SCHENKER, “The Polyglot Bibles of Antwerp, Paris and London: 1568-1658”, HebrewBible/ OldTestament:TheHistoryofitsInterpretation. 2 (ed. M. SÆBØ – M. FISHBANE) (Göttingen 2008), 774-784. 26

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cohérence apparaît dans cet ensemble : la plupart des manuscrits sont susceptibles d’être apparentés aux trois familles textuelles déjà connues, même si d’autres demeurent isolés28. La question majeure, objet de débats à l’heure actuelle, est celle de la relation que ces familles textuelles entretiennent entre elles. Les témoins se sont-ils formés indépendamment les uns des autres à partir d’un ancêtre commun ou bien se sont-ils influencés, de sorte qu’il serait possible d’établir un ordre dans leurs relations ? Cette question ne peut être éludée simplement par le recours à l’idée de diversité textuelle. Prenant en compte dans leur spécificité les différentes formes sous lesquelles nous est parvenu le texte biblique, la recherche doit « situer chacune à son embranchement dans l’arbre généalogique de l’histoire du texte », selon l’expression d’Adrian Schenker29. Même si nous aurons à y revenir après nos analyses de textes, il convient dès maintenant d’indiquer la représentation de l’arbre généalogique du texte biblique qui les sous-tend et les dénominations qui seront utilisées. Le texte hébraïque complet que nous avons, dit « massorétique », est celui des manuscrits du moyen âge (9e – 10e siècles de notre ère). Nous pouvons affirmer, grâce aux traductions anciennes et aux recensions du grec, que ce texte est pratiquement identique dans sa forme consonantique à celui, nommé « proto-massorétique », qui fut édité par les autorités rabbiniques à la fin du 1e ou au début du 2e siècle de notre ère. Suite à la découverte d’un rouleau grec des Douze petits prophètes en 1961 dans le Naḥal Ḥever (8ḤevXIIgr) datant de la fin du 1e siècle avant J.-C., Dominique Barthélemy a montré que ce texte était une version de la Septante ayant fait l’objet d’une recension sur l’hébreu, ou « révision hébraïsante »30. C’est donc qu’entre la Septante ancienne 28 E. Tov considère que la diversité des témoins textuels retrouvés dans le désert de Juda abolit toute possibilité de regroupement en 3 (Pentateuque) ou 2 (autres livres) types textuels. E. Puech a contesté l’analyse de Tov et réhabilité la classification traditionnelle. Cf. E. PUECH, “Qumrân et le texte de l’Ancien Testament”, Congress Volume-Oslo1998 (ed. A. LEMAIRE) (Leiden 2000), 437-464. 29 A. SCHENKER, « Comment l’histoire littéraire, canonique et textuelle concourent toutes les trois dans la première phase de l’histoire biblique. Les versions anciennes de la Bible comme reflets d’activités éditoriales officielles dans le texte hébreu avant le début de notre ère », “Efuperlamiaboccadolcecomeilmiele”(Ez3,3).Iltesto biblicointensionetrafissitacanonicaemobilitastorica.Attidell’XIConvegnodi StudiVeterotestamentari (Torreglia, 6-8 Settembre 1999) (Ricerche Storico Bibliche 1) (Bologna 2001), 89. 30 D. BARTHÉLEMY, LesDevanciersd’Aquila :Premièrepublicationintégraledu textedesfragmentsdudodécaprophéton (VTSup 10 ; Leiden 1963) ; ID., “Redécouverte

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(3e – 2e siècle avant Jésus-Christ) et cette révision de la fin du 1e siècle avant Jésus-Christ, un texte hébraïque officiel faisant autorité a été édité, qui a justement provoqué cette correction de la traduction grecque31. La tendance des révisions du grec montre qu’à chaque fois qu’il y a correction, le texte grec se rapproche de notre texte massorétique, ce qui signifie que le texte massorétique des manuscrits du moyen âge est pratiquement, dans sa forme consonantique, ce texte officiel édité avant le 1e siècle avant Jésus-Christ. Dès lors pour la commodité du langage, nous appellerons ce texte indifféremment « massorétique » ou « proto-massorétique » (symbolisé M), de même que l’on appelle couramment « Septante » (symbolisée G) toutes les versions du grec ancien. Pour penser la relation généalogique des versions entre elles, le cas le plus clair est celui du livre de Jérémie pour lequel le texte grec fait 1/6e de moins que le texte massorétique. Le consensus est assez large chez les savants pour admettre que c’est « le rédacteur du texte massorétique qui a édité une forme étendue d’un texte similaire à la Vorlage de la LXX »32 ; d’autres exemples ont été analysés dans le même sens : à la transition entre le livre de Josué et les Juges (Jos 24,33) ; dans l’histoire de David et Goliath (1 S 17-18), beaucoup plus courte dans l’ancienne Septante que dans le texte massorétique ; en Exode, Josué, Samuel, Rois, Ézéchiel, Daniel, Esdras-Néhémie et peut-être Esther, mais aussi en Genèse, Nombres, Proverbes et Psaumes, tout donne à penser que la traduction grecque ancienne donne accès à une autre version hébraïque que celle du texte massorétique, et plus ancienne qu’elle33. Si un consensus s’établit en faveur de l’antériorité de G, dans les quelques cas où G et M divergent sur de larges portions de textes d’un chaînon manquant de l’histoire de la Septante”, Études d’histoire du texte de l’AncienTestament (OBO 21; Fribourg 1978), 38-50. 31 Cf. B.S. CHILDS, BiblicalTheologyoftheOldandNewTestaments(Minneapolis 1993), 60 : « Le texte d’un livre n’aurait pas été corrigé et stabilisé si le livre d’avait pas déjà reçu une sorte de statut canonique (some sort of canonical status). » 32 N. FERNÁNDEZ MARCOS, TheSeptuagintinContext (Leiden 2000), 81. 33 Cf. J. JOOSTEN, “Empirical Evidence and Its Limits: The Use of the Septuagint in Retracing the Redaction History of the Hebrew Bible”, InsightsintoEditingin theHebrewBibleandtheAncientNearEast:WhatDoesDocumentedEvidenceTell UsabouttheTransmissionofAuthoritativeTexts? (eds. R. MÜLLER – J. PAKKALA) (CBET 84 ; Leuven 2017), 247-265. Voir encore A. SCHENKER – P. HUGO, “Histoire du texte et critique textuelle de l’Ancien Testament dans la recherche récente”, L’enfance delaBiblehébraïque :l’histoiredutextedel’AncienTestamentàlalumièredes recherchesrécentes (ed. A. SCHENKER – P. HUGO) (Genève 2005), 23-25.

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parallèles, l’application du même modèle au niveau des phrases ou des mots est davantage controversée. Les traductions grecques s’étendent en effet sur au moins cent ans et l’art du traducteur varie d’un livre à l’autre. Néanmoins, la recherche récente observe globalement dans la Septante une technique de traduction très littérale34. En ce cas, elle reflèterait le plus souvent avec précision la version hébraïque qu’elle suit (sa Vorlage). Pour les livres des Rois-Règnes35, auxquels appartiennent les textes sur Élie que nous étudierons, Emmanuel Tov a illustré de plusieurs exemples le littéralisme de la traduction grecque36. Julio Trebolle Barrera, Hermann-Josef Stipp, Adrian Schenker, Philippe Hugo, Matthieu Richelle s’accordent à dire que la situation des livres des Rois-Règnes est comparable à celle de Jérémie37. 34

Cf. A. VAN DER KOOIJ, “The Origin and Purpose of Bible Translations in Ancient Judaism: Some Comments”, ArchivfürReligionsgeschichte 1 (1999), 214: “As far as the function of the Bible translations is concerned there is some evidence that they were used as an interpretative aid to the reading of the Hebrew text […]. It would mean that the idea that the LXX, in contrast to the Targum, was meant to replace the Hebrew text needs to be reconsidered”. D’après Pietersma, la version grecque aurait trouvé son origine dans une sorte de décalque interlinéaire dont le but original était simplement d’aider les élèves juifs de langue grecque à déchiffrer le sens du texte hébreu de la Bible. Peu importe le « potentiel sémantique » des mots grecs de la Septante – « il suffit de savoir quel mot hébreu ils recouvrent » : A. PIETERSMA, “A New Paradigm for Addressing Old Questions: The Relevance of the Interlinear Model for the Study of the Septuagint”, BibleandComputer (ed. J. COOK) (Leiden 2002), 337-364. Dans le même sens, C.B. TAYLOR, ReadingBetweentheLines:The InterlinearParadigmforSeptuagintStudies(Leuven 2011). À partir d’autres considérations, Schenker valide l’idée d’une grande littéralité dans la traduction des Septante, de façon plus nuancée que Van der Kuoij et Pietersma : « Le traducteur se considérait lui-même en analogie avec un scribe et non avec un éditeur. Un scribe doit reproduire l’original sur sa copie avec le moins de fautes possible. C’est pourquoi ce traducteur a essayé de transposer aussi exactement et complètement que possible les structures linguistiques des manières de s’exprimer de l’hébreu dans celles du grec » : A. SCHENKER, “The Septuagint in the Text History of 1-2 Kings”, TheBooks ofKings:Sources,Composition,HistoriographyandReception (ed. A. LEMAIRE – B. HALPERN) (Leiden 2010), 14. Voir encore A. LÉONAS, L’aube des traducteurs (Paris 2007). 35 Les quatre livres des Règnes (1-4 Rg) en G correspondent à 1-2 S et 1-2 R en M. 36 E. TOV, TextualCriticismoftheHebrewBible (Minneapolis 20123), 34.57. 37 Parmi de nombreuses références : J.C. TREBOLLE BARRERA, CentenainLibros SamuelisetRegum : variantestextualesycomposicioliterariaenloslibrosdeSamuel yReyes (Madrid 1986); ID., “Textual Criticism and the Literary Structure and Composition of 1-2 Kings, 3-4 Reigns: the Different Sequence of Literary Units in MT and LXX”, DieSeptuaginta:Entstehung,Sprache,Geschichte (ed. S. KREUZER – M. MEISER – M. SIGISMUND) (Tübingen 2012) 55-78 ; H.-J. STIPP, Elischa – Propheten–Gottesmänner: DieKompositionsgeschichtedesElischazyklusundverwandter

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Jan Joosten fait un travail de reconstruction éclectique en tenant tantôt la Septante tantôt le texte massorétique comme meilleur témoin du texte le plus original38. La méthode a pour conséquence de revenir à un taux élevé de décisions conjecturales, que le ré-ancrage de la critique littéraire dans la critique textuelle s’était donné pour tâche d’éviter. De plus, l’analyse indépendante des différents témoins textuels, portés par des traditions de transmission à l’intérieur de communautés concrètes, avait marqué un pas décisif dans la recherche et empêchait d’osciller sans cesse dans le choix des versions. La méthode définie par Dominique Barthélemy est la suivante : « Il peut être utile de distinguer la critiquetextuellereconstructrice (CTR) et l’analysetextuellegénétique (ATG). La CTR, disposant de plusieurs exemplaires d’une même tradition d’un certain texte, vise à établirlaformelaplusauthentique de cette tradition à partir de ces témoins immédiats (manuscrits dans la même langue) ou médiats (traductions, citations). L’ATG prendra pour point de départ plusieurs traditions textuelles dépendant d’un même archétype (que ces traditions soient stabilisées et diffusées en des éditions, ou que certaines d’entre elles n’aient survécu qu’en des témoins isolés). À partir de ces traditions textuelles, elle essaiera d’inférer les accidents textuels et les innovations rédactionnellesqu’elles ont subis au cours de leurs filières de transmission autonome. L’ATG vise à analyser des formes textuelles et elle pourra présenter des hypothèses d’ampleur limitée et de probabilités variables sur telle ou telle particularité Texte, rekonstruiert auf der Basis von Text- und Literarkritik zu 1 Kön 20.22 und 2 Kön2-7 (ATSAT 24; Verlag 1987) ; A. SCHENKER, Septanteettextemassorétique dans l’histoire la plus ancienne du texte de 1 Rois 2-14 (CahRB 48 ; Paris 2000) ; ID., ÄltesteTextgeschichtederKönigsbücher:DiehebräischeVorlageder ursprünglichen Septuaginta als älteste Textform der Königsbücher (OBO 199 ; Fribourg 2004) ; ID., “The Septuagint in the Text History of 1-2 Kings”, TheBooks of Kings: Sources, Composition, Historiography and Reception (ed. A. LEMAIRE – B. HALPERN) (Leiden 2010), 3-17; ID., Une Bible archétype ? : Les parallèles de Samuel-Rois et des Chroniques (Paris 2013) ; P. HUGO, Les deux visages d’Élie : textemassorétiqueetSeptantedansl’histoirelaplusanciennedutextede1Rois1718 (OBO 217 ; Fribourg 2006) ; ID., “Le grec ancien des livres des Règnes : une histoire et un bilan de la recherche”, Sôfer Mahîr (ed. Y.A.P. GOLDMAN) (Leiden 2006), 113-141 ; ID., “Text and Literary History: The Case of 1 Kings 19 (MT and LXX)”, SoundingsinKings (ed. M. LEUCHTER – K.-P. ADAM) (Minneapolis 2010), 15-34; ID., « The King’s Return (2 Sam 19,10-16). Contrasting Characterizations of David, Israel and Juda in the OldEditions », AfterQumrân:OldandNewEditionsofBiblicalTexts.TheHistoricalBooks(eds. H. AUSLOOS – B. LEMMELIJN – J.C. TREBOLLE BARRERA) (BETL 246; Leuven: Peeters, 2012), 95-118 ; M. RICHELLE, Letestamentd’Élisée :textemassorétiqueetseptanteen2Rois13.10-14.16 (Paris 2010) (CahRB 76). 38 J. JOOSTEN, “Empirical Evidence and Its Limits: The Use of the Septuagint in Retracing the Redaction History of the Hebrew Bible”, 247-265.

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d’un archétype ou d’un hyper-archétype. Mais elle ne saurait viser (comme la CTR) à établir un texte39. » « Aucune de ces formes traditionnelles ne doit être traitée comme une carrière d’où l’on tirerait les bonnes leçons avec lesquelles on reconstruirait un texte original40. »

Joosten et l’équipe d’édition éclectique du texte biblique Scholars HebrewBible41 semblent revenir en amont de cette distinction, mêlant critique textuelle reconstructrice et analyse textuelle génétique, et perdant de vue la notion de formes traditionnelles portées par des communautés42. Adrian Schenker a émis l’hypothèse que les modifications éditoriales dans leur ensemble sont dues non à des décisions isolées mais « appartiennent à une unique grande recension ou réédition qui a inclus une grande partie de la Bible hébraïque43. » Si tel est le cas, nous pourrions aboutir à un modèle général d’interprétation qui ferait du texte proto-massorétique de la Bible une nouvelle édition du texte de la Vorlage de la Septante ou d’un texte proche de lui. Eugene Ulrich adopte une vision similaire et y apporte quelques nuances : « Il n’est pas nécessaire de supposer que l’édition du TM et celle de l’ancien Grec ou sa Vorlage sont directement liés. Mais […] les textes sont suffisamment proches pour maintenir une relation directe en tant que point de départ d’une hypothèse de travail44. » 39

D. BARTHÉLEMY, Critique textuelle de l’Ancien Testament III (OBO 50/3 ; Fribourg 1992), vi. Soulignements et italiques sont de l’auteur. 40 D. BARTHÉLEMY, Critique textuelle de l’Ancien Testament I (OBO 50/1 ; Fribourg 1982), *111. 41 http://ohb.berkeley.edu/ 42 Cf. B.S. CHILDS, IntroductiontotheOldTestamentasScripture(Philadelphia 1979), 58: “Essential to understanding the growth of the canon is to see this interaction between a developing corpus of authoritative literature and the community which treasured it. The authoritative Word gave the community its form and content in obedience to the divine imperative, yet conversely the reception of the authoritative tradition by its hearers gave shape to the same writings through a historical and theological process of selecting, collecting and ordering.” 43 A. SCHENKER, „Die Textgeschichte der Königsbücher und ihre Konsequenzen für die Textgeschichte der hebräischen Bibel, illustriert am Beispiel von 2Kön 23:1-3“, CongressVolumeIOSOT,Leiden2004(ed. A. LEMAIRE) (Leiden 2006), 75. 44 E.C. ULRICH, “The Canonical Process, Textual Criticism, and Latter Stages in the Composition of the Bible”, “Sha`areiTalmon” (ed. S. TALMON) (Winona Lake 1992), 282: “It is not necessary to assume that the edition in the MT and the one of the Old Greek or its Vorlage are directly related. But except for some extraneous variants and for those variants which coalesce to form the variant edition, the texts are close enough to hold a direct relationship as a point of departure for a working hypothesis.”

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Cette hypothèse de travail doit ensuite faire ses preuves au cours des analyses de détail, mais un modèle ne peut être opératoire que s’il est suffisamment simple. Pour notre recherche, nous ne postulons pas une relation en ligne directe entre la Vorlage de la Septante et le texte proto-massorétique. Il suffit d’admettre que ces formes textuelles sont le témoin d’un état différent de stabilisation des traditions et que la plus tardive agit sur celle qui la précède, réagit à partir d’elle en fonction de sa propre vision des choses. Ce modèle offre un cadre fiable pour opérer cette procédure analytique d’isolation du traditum (la forme précédente du texte) et de la traditio (l’intervention rédactionnelle de celui qui transmet la forme qui le précède), selon la terminologie de Fishbane : l’édition officielle du proto-massorétique serait ainsi une traditio de la Vorlage hébraïque de la Septante, une « exégèse innovante » de son traditum. Fishbane critiquait le caractère subjectif de la critique historique de la rédaction pratiquée depuis le 19e siècle : les conflits idéologiques supposés à l’intérieur de la communauté d’Israël ou l’évolution des idées pour distinguer et expliquer les différentes couches rédactionnelles n’offrent pas de « critères indépendants pour démêler traditum et traditio »45. La présence de deux traditions textuelles dépendantes l’une de l’autre, mais avec des témoins textuels relativement indépendants, offre par contre une base fiable à l’étude critique. Ou encore, pour reprendre cette fois les mots de Childs, le texte proto-massorétique est ainsi conçu comme la forme finale du texte biblique, le terme d’une trajectoire longue. Les « centaines de décisions qui l’ont façonné » sont perceptibles en le comparant à une phase antérieure du développement historique de ce même texte, accessible par la Septante. L’« histoire de la formation du texte de l’Ancien Testament » a ainsi partie liée avec le « développement des traditions ». Dans le cas des traditions sur Élie qui nous occupe ici, d’autres critères externes offrent des conditions intéressantes pour « redécouvrir analytiquement » « un lien entre le traditum et sa traditio exégétique » : la Bible a transmis sur Élie non seulement des récits de sa vie (1 R 17-19.21 – 2 R 1-2), mais aussi une relecture ultérieure de ces récits (Si 48,1-9)46 et un témoignage de nouvelles croyances attachées 45

M. FISHBANE, BiblicalInterpretationinAncientIsrael (London 1985), 8. Le livre du Siracide-Ecclésiastique appartient au canon de la Bible de la Septante, de l’Église catholique et des églises orientales. Il est considéré comme apocryphe ou deutérocanonique par les juifs et les communautés protestantes. Sans discuter ici du bien-fondé ou non de ces choix, nous le nommons « biblique », comme catholique. 46

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à sa personne (Ml 3,23-24), elles-mêmes relues et développées ultérieurement (Si 48,10-12). Des sources littéraires variées du judaïsme du Second Temple47 font encore référence à Élie. Des critères externes existent donc à certains-points clés de l’histoire d’Israël pour évaluer l’état de développement des traditions sur Élie. L’hypothèse que nous allons argumenter est la suivante : les variantes entre la Septante et le texte massorétique des récits sur Élie dans les livres des Rois, que l’étude synoptique fait apparaître, sont des signes du passage d’une étape de développement des traditions sur Élie à une autre. Si en effet le texte massorétique est une relecture interprétative de traditions plus anciennes représentées par la Septante, son surplus de signifiant et de signifié provient, pour l’essentiel, de croyances sur Élie nées entre temps. Au plan du signifiant, il engendre une littérature nouvelle d’inspiration élianique et au plan du signifié, il modifie la représentation de la figure d’Élie. Dans ce but, nous procèderons de la manière suivante : I – Nous commencerons par une étude synoptique de la version grecque ancienne et du texte massorétique de deux récits du cycle d’Élie : 1 R 19,9-18 (Élie à l’Horeb) ; 2 R 2,1-18 (la disparition d’Élie). Le choix de ces deux passages a déjà été justifié en introduction par la mise en scène dans ces textes de la notion même de tradition à travers Élisée et les fils de prophètes. L’hypothèse de départ que nous venons d’expliciter renforce le bien-fondé de ce choix : apriori le soin éditorial et l’influence des croyances postérieures ont dû s’exercer davantage sur des textes dotés d’enjeux théologiques supérieurs48. Plutôt que de reconstruire un texte original, mais qui n’a été transmis par aucune tradition vivante, nous chercherons à préserver chacune des deux formes le plus indépendamment possible l’une de l’autre, afin de comprendre la logique narrative et théologique qui leur est propre. Les changements de détail du texte seront pris en compte, sachant que, selon l’observation de Thomas Eliot, « chaque ajout significatif 47

L’expression « judaïsme du Second Temple » est devenue conventionnelle pour désigner la culture juive et ses productions littéraires entre la reconstruction du temple de Jérusalem au retour d’Exil (dédicace en 515 avant J.-C.) et sa destruction en 70 de notre ère. Elle ne tient pas compte des travaux faits au temple par les Hasmonéens et par Hérode le Grand, si importants que certains en parlent comme d’un 3e et 4e temple. Cf. J. MURPHY-O’CONNOR, « Le Temple de Jérusalem de Salomon à Hérode », MoBi 113 (1998), 34-41. Néanmoins, un consensus s’est formé autour de cette catégorie commode. 48 Cf. P. HUGO, Lesdeuxvisagesd’Élie(OBO 217 ; Fribourg 2006), 217 : « Les différences textuelles affectent les lieux théologiques importants du récit. »

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à un corpus littéraire repositionne toutes les composantes de ce corpus49. » Nous rechercherons la cohérence entre elles : « une comparaison globale plutôt qu’atomistique entre les différentes traditions textuelles permet à chaque variante d’être placée dans son contexte50 ». À cette condition, la comparaison synoptique peut aboutir à des conclusions théologiques. II – Durant la période hellénistique probablement, entre la conquête de la Palestine par Alexandre le Grand (331 avant J.-C.) et la traduction des Septante (entre 250 et 150 avant J.-C. environ), s’adjoignent des textes bibliques d’inspiration élianique (Jonas ; Malachie), en même temps que l’ensemble Loi-Prophètes – qui forme la structure fondamentale du canon de la Bible –, atteint sa configuration définitive. Avec Ml 3,23-24, qui clôt simultanément le livre de Malachie, le Livre des Douze, tout le corpus prophétique et l’ensemble Loi-Prophètes, Élie inspire le processus de canonisation de la Bible. Nous repèrerons l’influence des traditions sur Élie dans les livres de Jonas et de Malachie et analyserons les modifications de la représentation de la figure d’Élie induites par Ml 3,23-24. Nous étudierons ensuite l’éloge d’Élie du livre du Siracide (Si 48,1-12) : au croisement du discursif et du narratif, Ben Sira fait une relecture des récits des livres des Rois, dévoile encore de nouvelles croyances sur Élie et lui confère une « existence graphique ». Cette richesse de contenu de ces versets s’associe à une grande complexité de leur transmission textuelle, que nous détaillerons. III – À la période hasmonéenne, entre le soulèvement des Maccabées en 167 avant J.-C. et la prise de Jérusalem par Pompée en 63 avant J.-C., le nom d’Élie est cité dans les documents de deux milieux rivaux, les Hasmonéens (1 M 2,58) et les Esséniens (4Q558). Au-delà de ces deux mentions explicites, d’autres indices montrent qu’un intérêt spécial pour Élie s’est manifesté dans ce contexte et que deux tentatives opposées d’interprétation de l’accomplissement de son retour eschatologique voient le jour. De nouvelles croyances sur Élie se développent, qui engendrent à nouveau des compositions littéraires où l’inspiration 49 Cité par M. FISHBANE, BiblicalInterpretationinAncientIsrael (London 1985), 435: “The classic observation of T. S. Eliot, that every significant addition to a literary corpus repositions all the components of that corpus.” 50 J.C. TREBOLLE BARRERA, TheJewishBibleandtheChristianBible(Leiden 1998), 386.

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élianique est perceptible et qui laissent peut-être encore des traces dans les phases les plus tardives de rédaction de la Bible. Cette troisième partie fait corps avec la suivante, se situant à la même période historique. IV – S’il est vraisemblable que la forme consonantique de notre Bible hébraïque soit le résultat d’une édition officielle faite entre les 3e – 2e siècles (fin de la Septante) et le 1e siècle avant J.-C. (début des recensions grecques), des critères internes et externes indiquent le règne de Jean Hyrcan I (134-104) comme le moment le plus favorable pour sa réalisation. Nous proposerons une synthèse des données disponibles pour comprendre la culture de l’époque et l’état de développement des traditions sur Élie, avant de faire une nouvelle relecture des deux textes du cycle d’Élie déjà étudiés et y discerner leur influence, dans les différences entre la Septante et le texte massorétique. À ce moment ultime encore, à cette phase finale, non plus rédactionnelle mais éditoriale, les traditions sur Élie exercent une influence sur la formation de la Bible. Cette étude est donc susceptible d’apporter quelques informations utiles sur le contexte historique et l’univers culturel dans lequel l’Ancien Testament a atteint sa forme plénière.

1. DEUX ÉTUDES SUR LE CYCLE D’ÉLIE (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18) La Bible grecque ancienne et la Bible hébraïque ne nous sont pas parvenues indépendamment l’une de l’autre. Presque aussitôt terminée, la traduction grecque dite des Septante a commencé à subir des corrections ou recensions pour la conformer à l’édition officielle que représentait le proto-massorétique faite peu après. Tous les manuscrits grecs de l’Ancien Testament ont plus ou moins subi ces phénomènes recensionnels. Les Hexaples d’Origène sont l’autre grande phase qui a altéré la majeure partie de la tradition manuscrite par révision du grec sur l’hébreu. Afin de comparer les deux types textuels traditionnels des livres des Rois, il est nécessaire de mettre l’hébreu du texte massorétique en face du grec le plus ancien, en remontant, autant que possible, en amont des recensions successives qui l’ont affecté. Par la critique textuelle interne, Henry St John Thackeray en est venu à diviser la Septante des livres des Règnes en cinq sections, correspondant à des types différents de traduction1. James Shenkel a apporté quelques modifications à cette nomenclature2, communément acceptée aujourd’hui et découpée de la manière suivante : 1 Rg = α ; 2 Rg 1,1–9,13 = ββ ; 2 Rg 10,1– 3 Rg 2,11 = βγ ; 3 Rg 2,12–21,43 = γγ ; 3 Rg 22–4 Rg = γδ3. Dominique Barthélemy a rapproché certaines caractéristiques du traducteur grec du rouleau des Douze petits prophètes du Naḥal Ḥever (8ḤevXIIgr), de celui de la section γδ du livre des Règnes et des citations bibliques chez saint Justin. Il les nomma « groupe καίγε » en raison de la présence massive de cette locution grecque imitant littéralement la locution hébraïque ‫וגם‬, symbolique d’une tendance à créer des formules incorrectes dans la langue grecque classique pour restituer l’hébreu jusque dans le détail. Barthélemy prolongea la comparaison avec les manuscrits de la Septante de la famille antiochienne (GL) et ceux du texte majoritaire, issu de la recension hexaplaire (dont GB) : 1 H.S.J. THACKERAY, The Septuagint and Jewish Worship: A Study in Origins (London 1921). 2 J.D. SHENKEL, ChronologyandRecensionalDevelopmentintheGreekTextof Kings (HSM 1 ; Cambridge 1968), “Appendice B”, 117-120. 3 Cf. T.M. LAW, « 3–4 Kingdoms (1–2 Kings) », TheT&TClarkCompanionto theSeptuagint(ed. J.K. AITKEN) (London – New York 2015), 148-149.

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les deux formes présentent une identité fondamentale, mais quand le texte majoritaire s’éloigne du texte antiochien, il a souvent tendance à se rapprocher du texte massorétique et comporte les caractéristiques propres au « groupe καίγε ». La conclusion majeure pour la recherche postérieure fut la suivante : Le texte antiochien « témoigne ici d’une traduction grecque ancienne faite sur un texte hébraïque antérieur à l’unification du texte consonantique massorétique et divergeant assez fortement de celui-ci, tandis que pal. [= texte majoritaire ou καίγε] est essentiellement le produit d’une recension postérieure faite après cette étape décisive pour l’histoire du texte hébraïque de la Bible4. »

Philippe Hugo présente en ces termes l’état actuel des travaux sur le texte grec des livres des Règnes : « Nous avons accès au Grec ancien des Règnes par deux sources principales pré-hexaplaires et non soumises à la recension καίγε : 1/ GB pour les sections α, ββ, et γγ ; 2/ GL pour les deux sections restantes, βγ et γδ. Pourtant, il ne faut pas réduire et simplifier cette thèse […]. Ces deux témoins privilégiés ne représentent donc pas purement et simplement « le » Grec ancien des Règnes, mais le plus sûr accès à la strate la plus ancienne qu’il nous soit possible d’atteindre. Ces constatations ont pour conséquence qu’il faut, outre le choix de la forme textuelle certainement la plus ancienne, une analyse détaillée des leçons propres de ces textes pour s’assurer, autant que possible, qu’il ne s’agit pas de recensions hébraïsantes ou grécisantes plus tardives5. »

Les deux textes que nous avons retenus appartiennent à des sections différentes et à chacune de ces deux catégories : le grec le plus ancien d’1 R 19,9-18 (γγ) est principalement en GB et celui de 2 R 2,1-18 (γδ) en GL. Chaque leçon sera discutée au cas par cas. Après avoir étudié les différences entre les deux versions du texte du point de vue de la critique textuelle, nous chercherons à penser leur particularité à l’intérieur de leur projet littéraire global. 1.1 ÉLIE À L’HOREB (1 R 19,9-18) 1.1.1. Délimitation de la péricope 1 R 19,9-18 constitue une unité autonome susceptible d’être étudiée pour elle-même. 4

D. BARTHÉLEMY, LesDevanciersd’Aquila(VTSup 10 ; Leiden 1963), 113. P. HUGO, « Le grec ancien des livres des Règnes : une histoire et un bilan de la recherche », SôferMahîr (ed. Y.A.P. GOLDMAN) (Leiden 2006), 126-127. 5

1. DEUX ÉTUDES SUR LE CYCLE D’ÉLIE (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18)

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Narrativement, après le récit de la fuite d’Élie sous la menace de la reine Jézabel, le découragement du prophète, la nourriture qu’il reçoit miraculeusement et qui lui donne force pour marcher quarante jours et quarante nuits jusqu’à l’Horeb (19,1-8), 19,9 nous place directement à l’Horeb : « et il arriva là ». La scène change à nouveau en 19,19 : « Élie partit de là », pour accomplir la mission que Dieu vient de lui confier. Les versets 9-18 constituent donc bien une unité littéraire à la fois par le lieu hautement symbolique où l’histoire se déroule, l’Horeb, et par l’événement qui s’y produit, la révélation divine au prophète. La péricope s’ouvre sur une question de Dieu à Élie reprise deux fois (versets 10 et 14) et s’achève par un discours divin (versets 15-18). 1.1.2 Établissement du texte grec le plus ancien Appartenant à la section γγ, GB est le meilleur témoin du texte grec le plus ancien de 1 R 19,9-18. Nous reproduisons ci-dessous le texte édité par Brooke – McLean – Thackeray, sauf quelques modifications, indiquées par un soulignement pour les « plus » et des crochets pour les « moins ». Chaque variante sera justifiée ensuite. Le jugement sur le caractère premier d’un témoin textuel se fait d’abord selon les principes de la critique textuelle. Parfois, il fait corps aussi avec sa signification dans la logique narrative d’ensemble du récit. Les deux étapes seront dissociées autant que possible pour la clarté de l’exposé. Néanmoins, ce n’est qu’après la prise en compte de la seconde que les choix de critique textuelle se trouveront pleinement justifiés. 1.1.2.1 Essai d’édition du texte grec le plus ancien 9 Καὶ εἰσῆλθεν ἐκεῖ εἰς τὸ σπήλαιον καὶ κατέλυσεν ἐκεῖ· καὶ ἰδοὺ ῥῆμα Κυρίου πρὸς αὐτὸν καὶ εἶπεν Τί σὺ ἐνταῦθα, Ἠλειού;

καὶ εἶπεν Ἠλειού Ζηλῶν ἐζήλωκα τῷ κυρίῳ Παντοκράτορι, ὅτι ἐγκατέλιπόν σε οἱ υἱοὶ Ἰσραήλ· τὰ θυσιαστήριά σου κατέσκαψαν καὶ τοὺς προφήτας σου ἀπέκτειναν ἐν ῥομφαίᾳ καὶ ὑπολέλειμμαι ἐγὼ μονώτατος, καὶ ζητοῦσι μου τὴν ψυχήν λαβεῖν αὐτήν. 10

καὶ εἶπεν Ἐξελεύσῃ αὔριον καὶ στήσῃ ἐνώπιον Κυρίου ἐν τῷ ὄρει· ἰδοὺ παρελεύσεται Κύριος. καὶ πνεῦμα μέγα κραταιὸν διαλῦον ὄρη καὶ συντρῖβον πέτρας ἐνώπιον Κυρίου ἐν τῷ πνεύματι Κύριου· καὶ μετὰ τὸ πνεῦμα συνσεισμός, οὐκ ἐν τῷ συνσεισμῷ Κύριος· 11

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καὶ μετὰ τὸν συνσεισμὸν πῦρ, οὐκ ἐν τῷ πυρὶ Κύριος· καὶ μετὰ τὸ πῦρ φωνὴ αὔρας λεπτῆς. κἀκεῖ Κύριος· 12

καὶ ἐγένετο ὡς ἤκουσεν Ἠλειού, καὶ ἐπεκάλυψεν τὸ πρόσωπον αὐτοῦ ἐν τῇ μηλωτῇ ἑαυτοῦ, καὶ ἐξῆλθεν καὶ ἔστη ὑπὸ σπήλαιον· καὶ ἰδοὺ πρὸς αὐτὸν φωνὴ καὶ εἶπεν Τί σὺ ἐνταῦθα, Ἠλειού ; 13

καὶ εἶπεν Ἠλειού Ζηλῶν ἐζήλωκα τῷ κυρίῳ Παντοκράτορι, ὅτι ἐγκατέλιπον σε οἱ υἱοὶ Ἰσραήλ [τὴν διαθήκην σου] καὶ τὰ θυσιαστήριά σου καθεῖλαν καὶ τοὺς προφήτας σου ἀπέκτειναν ἐν ῥομφαίᾳ καὶ ὑπολέλιμμαι ἐγὼ μονώτατος, καὶ ζητοῦσι τὴν ψυχήν μου λαβεῖν αὐτήν. 14

15 καὶ εἶπεν Κύριος πρὸς αὐτόν Πορεύου, ἀνάστρεφε εἰς τὴν ὁδόν σου, καὶ ἥξεις εἰς τὴν ὁδὸν ἐρήμου Δαμασκοῦ· καὶ ἥξεις καὶ χρίσεις τὸν Ἁζαὴλ εἰς βασιλέα τῆς Συρίας·

καὶ τὸν υἱὸν Εἰοῦ υἱοῦ Ναμεσθεὶ χρίσεις εἰς βασιλέα ἐπὶ Ἰσραήλ· καὶ τὸν Ἐλεισαῖε υἱὸν Σαφὰθ χρίσεις ἐξ Ἐβαλμαουλὰ προφήτην ἀντὶ σοῦ.

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17 καὶ ἔσται τὸν σῳζόμενον ἐκ ῥομφαίας Ἁζαὴλ θανατώσει Εἰοῦ, καὶ τὸν σῳζόμενον ἐκ ῥομφαίας Εἰοῦ θανατώσει Ἐλεισαῖε.

καὶ καταλείψεις ἐν Ἰσραήλ ἑπτὰ χιλιάδας ἀνδρῶν, πάντα γόνατα ἃ οὐκ ὤκλασαν γόνυ τῷ Βάαλ, καὶ πᾶν στόμα ὃ οὐ προσεκύνησεν αὐτῷ.

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1.1.2.2 Notes de critique textuelle GB contient le nom « Élie » en 19,10.14 à la place du pronom en M. Il est vraisemblable que M est plus original en cela, l’ajout du prénom étant fréquent pour la clarification du récit6. 19,10 : tandis que M a la leçon ‫יתָך‬ ְ ‫ «( ָעזְ בוּ ְב ִר‬ils ont abandonné ton alliance »), G a ἐγκατέλιπόν σε (« ils t’ont abandonné »). Est-ce G qui a supprimé la mention de l’alliance et introduit à sa place le pronom désignant Dieu, ou M qui a préféré mettre l’alliance plutôt que Dieu lui-même comme objet du rejet du peuple d’Israël ? Alfred Jepsen penche en faveur de la deuxième option et propose, dans l’apparat de la BHS, de lire ‫ ֲעזָ בוָּך‬en reconstruisant la Vorlage de G. Il n’est pas possible de se déterminer uniquement à partir du point de vue de la critique textuelle. Nous y reviendrons lors de l’analyse littéraire. 6 Cf. M. HARL, « Les divergences entre la Septante et le texte massorétique », La BiblegrecquedesSeptante.Dujudaïsmehellénistiqueauchristianismeancien (ed. G. DORIVAL – M. HARL – O. MUNNICH) (Paris 1994), 213 : « On peut également, et surtout, considérer comme des “ targumismes” les phénomènes de traduction qui visent à rendre le sens du texte hébreu bien intelligible. Les éclaircissements du texte se font, par exemple, par l’addition de sujets là où ils sont absents en hébreu. »

1. DEUX ÉTUDES SUR LE CYCLE D’ÉLIE (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18)

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19,11 : – G a un futur Ἐξελεύσῃ, là où M a un impératif ‫ֵצא‬ – G a l’adverbe αὔριον (« demain »), que n’a pas M. – G a l’indicatif futur παρελεύσεται, alors que M a le participe (‫)ע ֵֹבר‬. – G a la leçon ἐν τῷ πνεύματι Κύριου (« dans le souffle du Seigneur »), tandis que M a ‫רוּח יְ הוָ ה‬ ַ ‫ «( לֹא ָב‬et pas dans le souffle le Seigneur »). De nombreux témoins grecs recensés sur M ont [και] ουκ εν τω πνευματι κυριος. αὔριον se trouve deux autres fois dans le livre des Rois (19,2 et en 21,6 G = 20,6 M) où il traduit ‫מ ָחר‬. ָ Andrzej Turkanik l’explique comme une addition clarificatrice du grec7. Mais il ne pense pas cette divergence en relation avec les verbes au futur qui l’encadrent. En réalité les trois premières divergences sont liées, dans une conception différente de la trame temporelle du récit. La détermination de la version la plus originale relève ici de la critique littéraire, dépendante de choix narratifs de chacune des versions, que nous analyserons plus loin. La 4e divergence en comporte en fait deux : l’absence d’une négation en G et la traduction de ‫רוּח יְ הוָ ה‬ ַ ‫ ָב‬par ἐν τῷ πνεύματι Κύριου (génitif, avec GB) et non Κύριος (nominatif, avec les témoins grecs recensés sur l’hébreu). Hugo interprète l’absence de négation comme une erreur interne à la transmission de la Vorlage de G. La multiplication des négations dans ce passage rendrait plausible le phénomène d’omission d’une négation8. Quant à la différence de traduction de Κύριος au nominatif ou au génitif, elle n’implique aucune différence en hébreu puisque ‫רוּח‬ ַ est identique à l’état construit (correspondant au génitif en grec) et à l’état absolu (nominatif en grec). Mais la différence des deux traductions grecques, GB l’originale et celle recensée sur M, s’explique au niveau littéraire par une représentation différente de la scène dans les deux cas. – Dans l’ordre du Seigneur préparant Élie à la rencontre, M a ‫וְ ִהנֵּ ה‬ tandis que G a ἰδοὺ. Or en 19,5.9.13, ‫ וְ ִהנֵּ ה‬est traduit par καὶ ἰδοὺ, et nous avons noté la tendance au littéralisme strict de GB dans ce passage. Il est donc vraisemblable que la Vorlage de G comportait 7 A.S. TURKANIK, OfKingsandReigns:AStudyofTranslationTechniqueinthe gamma/gammaSectionof3Reigns(1Kings) (FAT II 30; Tübingen 2008), 79-80. 8 P. HUGO, “Text and Literary History: The case of 1 Kings 19 (MT and LXX)”, SoundingsinKings (ed. M. LEUCHTER – K.-P. ADAM) (Minneapolis 2010), 18-19.

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seulement ‫ ִהנֵּ ה‬9. Cette menue variante a une incidence narrative : ‫וְ ִהנֵּ ה‬ introduit un nouveau commencement dans la phrase, le moment de la réalisation de la parole annonciatrice qui précède, tandis que ‫ִהנֵּ ה‬ continue simplement l’annonce elle-même10. 19,12 : κἀκεῖ Κύριος n’est pas en GB ni en M. Nous l’avons ajouté dans le texte ici retranscrit car il est attesté par d’autres témoins (les manuscrits sahidiques, syro-hexaplaires, éthiopiens, arméniens, sous la forme εκει κυριος ou κακει κυριος ou και εκει κυριος) et même de nombreux manuscrits de la Vulgate (sous la forme « et ibi Dominus » ou « ibi Dominus » ou « in eo Dominus » ou « et in ipso Dominus »)11. Son absence est de toute évidence un des rares phénomènes recensionnels de GB en cette péricope. 19,13 : M a la formule ‫פּ ַתח ַה ְמּ ָע ָרה‬, ֶ tandis que G a ὑπὸ σπήλαιον. Par ailleurs, alors que G en 19,9 traduisait ‫ל־ה ְמּ ָע ָרה‬ ַ ‫ ֶא‬par εἰς τὸ σπήλαιον, rendant fidèlement l’article défini, ici σπήλαιον est laissé sans article alors que M a ‫ה ְמּ ָע ָרה‬. ַ L’article joue un rôle non négligeable. Cette grotte définie au verset 9 a une importance particulière : il s’agit de la grotte où Moïse a résidé quand Dieu lui est apparu (Ex 33,22). Il faut probablement supposer que la Vorlage de G comportait ‫תחת‬ ‫ מערה‬au lieu de ‫ פתח המערה‬12. Seule une analyse narrative d’ensemble peut décider de la version originale. 19,14 : la formule τὴν διαθήκην σου que nous avons mise entre crochets est éditée par Brooke-Mc Lean. Elle figure en effet dans le Codex Vaticanus. Elle est absente de A (Alexandrinus) et de bc2e2, généralement témoins du grec le plus ancien13. M porte ‫יתָך‬ ְ ‫ ְב ִר‬ici, comme au verset 10. En mettant à la fois σε et την διαθηκην σου, GB a deux compléments d’objet direct. Avec une ponctuation entre les deux, cette accumulation ne serait pas impossible (« ils t’ont abandonné, toi et ton alliance »). Toutefois, elle correspond à une tendance 9

P. HUGO, Idem., 26. Selon la terminologie de Joüon, ‫ ִהנֵּ ה‬est une construction asyndétique et ‫וְ ִהנֵּ ה‬ syndétique. Cf. P. JOÜON – T. MURAOKA, AGrammarofBiblicalHebrew (SubBi 27; Roma 2006), § 177 a-i. 11 Bibliasacrajuxtalatinamvulgatamversionem.LiberMalachim (Rome 1945), 185. 12 La proposition de remplacement de ‫ פתח‬par ‫ תחת‬dans la Vorlage G est de J.A. MONTGOMERY, TheBooksofKings (ed. H.S. GEHMAN) (ICC – Edinburgh 1951), 318. La suppression de l’article de ‫ המערה‬est de nous. 13 Cf. par ex. D. BARTHÉLEMY, LesDevanciersd’Aquila(VTSup 10 ; Leiden 1963), 125. 10

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de « double lecture » bien observée ailleurs, en GL particulièrement. Nous la considérons donc τὴν διαθήκην σου comme secondaire, résultat d’une recension sur l’hébreu, de la même manière qu’en 19,10. 19,15 : G, entre « ἀνάστρεφε εἰς τὴν ὁδόν σου » et « ἐρήμου Δαμασκοῦ καὶ ἥξεις καὶ χρίσεις τὸν Ἁζαὴλ », a en plus « καὶ ἥξεις εἰς τὴν ὁδὸν », tandis que M a seulement : ‫שׁוּב ְל ַד ְר ְכָּך ִמ ְד ַבּ ָרה‬ ‫ת־חזָ ֵאל‬ ֲ ‫וּמ ַשׁ ְח ָתּ ֶא‬ ָ ‫את‬ ָ ‫וּב‬ ָ ‫ד ָמּ ֶשׂק‬.ַ Il suffit de postuler avec Jepsen (BHS) un déplacement de ‫את‬ ָ ‫וּב‬ ָ après ‫מ ְד ַבּ ָרה ַד ָמּ ֶשׂק‬, ִ alors qu’il le précédait dans la Vorlage de G pour expliquer la différence. Simon DeVries interprète comme une dittographie l’addition par G de la formule « et tu iras vers la route »14. La correction s’explique le plus simplement comme une volonté d’harmonisation avec le contexte : Élie n’est jamais allé à Damas pour oindre Hazaël. Donc au lieu de dire « retourne par ton chemin et tu iras sur le chemin du désert de Damas pour oindre Hazaël » (G), M met « retourne par ton chemin dans la direction du désert de Damas et tu iras pour oindre Hazaël ». Une légère retouche de M facilitait une explication concordiste des diverses traditions historiques : Élie reçoit l’ordre de remonter dans la direction du nord à partir de l’Horeb et Damas est alors plus une direction asymptotique qu’un point à atteindre. 19,18 : Alors qu’en M, le Seigneur annonce à Élie « je laisserai en Israël » (‫)וְ ִה ְשׁ ַא ְר ִתּי ְביִ ְשׂ ָר ֵאל‬, en G, il lui dit : καὶ καταλείψεις ἐν Ἰσραήλ (« tu laisseras en Israël »), traduisant ‫וְ ִה ְשׁ ַא ְר ָתּ‬. Si la critique textuelle ne peut décider entre les deux versions, l’analyse des choix littéraires propres à chacune montrera un choix délibéré. 1.1.2.3 Différences d’ordre littéraire entre G et M Trois différences en 19,11 entre G et M font corps et modifient le récit : G a deux verbes au futur là où M a un impératif et un participe au qal. G a en plus l’adverbe αὔριον (« demain »). Toute la scène à l’Horeb se déroule donc dès qu’Élie est entré dans la grotte pour y passer la nuit en M, tandis qu’en G il y a d’abord l’annonce de la rencontre avec Dieu quand Élie arrive à la grotte (versets 11-12), puis la rencontre elle-même (versets 13-18). Quelle est la version la plus originale ? James Montgomery voit l’intervention rédactionnelle du côté du traducteur grec qui, en ajoutant 14

S.J. DEVRIES, 1Kings (WBC 12; Nashville 20032), 233.

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« demain » a voulu harmoniser le récit d’Élie à l’Horeb avec celui de Moïse au Sinaï, où Dieu dit à Moïse : « sois prêt au matin (‫– ַבבּ ֶֹקר‬ εἰς τὸ πρωὶ) » (Ex 34,2)15. Hugo note que αὔριον n’est jamais choisi pour ‫ לבקר‬mais pour ‫ מחר‬ou ‫ תמחר‬16. L’explication la plus vraisemblable, donnée par Hugo, est qu’en supprimant l’adverbe ‫מחר‬, M place la rencontre de Dieu à l’Horeb au quarantième jour, comme en Ex 24,18 ; 34,28, tandis que la chronologie de G la place au quarante et unième jour. La construction du personnage d’Élie sur le modèle de celui de Moïse est renforcée en M. En 19,11, l’ajout probable du ‫ ו‬par M au ‫ ִהנֵּ ה‬de la Vorlage de G modifie la narration : en M, le discours divin annonçant l’événement consiste en cinq mots et la narration de l’événement introduite par le ‫ וְ ִהנֵּ ה‬occupe sept versets et demi (11b – 18) ; en G, le discours divin s’étend sur les versets 11 et 12 tandis que la narration ne commence qu’au verset 13 par l’introduction solennelle : καὶ ἐγένετο ὡς ἤκουσεν Ἠλειού. En 19,13, G situe la scène sous une grotte (ὑπὸ σπήλαιον), tandis que M la situe à l’entréedela grotte où il réside (‫)פּ ַתח ַה ְמּ ָע ָרה‬. ֶ Cette manière de nommer la grotte en M renvoie à la grotte où Élie est entré pour passer la nuit en 19,9, tandis que rien n’indique en G qu’il s’agisse de cette même grotte. L’absence d’article indique plutôt que pour G, il s’agit de n’importe quelle grotte de la montagne. Plusieurs raisons littéraires peuvent être invoquées pour expliquer la modification : l’article défini pour designer “la” grotte indique au lecteur une grotte précise sur l’Horeb, celle où Moïse trouva refuge et où il vit Dieu de dos (Ex 33,22). De plus, dans l’ordre divin du verset 11, il était dit : στήσῃ ἐνώπιον Κυρίου ἐν τῷ ὄρει – ‫צא וְ ָע ַמ ְד ָתּ ָב ָהר ִל ְפנֵ י יְ הוָ ה‬. ֵ Dans la réalisation au verset 13, G a καὶ ἐξῆλθεν καὶ ἔστη ὑπὸ σπήλαιον tandis que M a ‫וַ יֵּ ֵצא וַ יַּ ֲעמֹד ֶפּ ַתח ַה ְמּ ָע ָרה‬. En établissant une stricte correspondance entre les deux, M affine le schéma ordre-exécution17. Si Élie obéit rigoureusement à l’ordre divin en M, la logique de G prise pour elle-même impose de conclure qu’Élie a fait le contraire de ce que Dieu lui avait ordonné. Au lieu d’aller sur la montagne, il 15 J.A. MONTGOMERY, TheBooksofKings (ed. H.S. GEHMAN) (ICC – Edinburgh 1951), 317. 16 P. HUGO, “Text and Literary History: The case of 1 Kings 19 (MT and LXX)”, 28. 17 C’est une tendance générale de M dans le cycle d’Élie : Cf. P. HUGO, Lesdeux visagesd’Élie, 301-322.

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est descendu au-dessous d’une grotte, il s’est caché. Il y aurait donc une réélaboration de la figure d’Élie du côté de M en évitant cet élément. 1.1.3 Analyse de la cohérence narrative propre à G et M 1.1.3.1 La cohérence narrative de G Après la victoire éclatante au Carmel sur les Baals et sur ses prêtres, qui marque la fin du châtiment de la sécheresse déclenchée au début de la mission du prophète (1 R 17,1), Élie fuit la colère de Jézabel au désert et s’étend de désespoir sous un genêt. Il est alors réconforté par un Ange qui lui donne à manger. Avec le soutien de cette nourriture céleste et l’énergie du désespoir, Élie pousse sa marche jusqu’à l’Horeb, attendant de Dieu seul l’ultime chance de « sauver sa vie » (1 R 19,3). Dans un geste similaire à son ensevelissement sous le genêt suivi du réconfort de l’Ange, Élie s’ensevelit maintenant dans une grotte18. Ce n’est plus un ange, c’est Dieu lui-même qui s’adresse à lui en une question qui sonne comme un reproche : « que fais-tu là Élie ? » (1 R 19,10). Élie exprime alors sa vision sombre du peuple d’Israël qui emplit son âme de découragement : ils ont abandonné Dieu, renversé les autels, tué les prophètes de YHWH à l’épée et veulent maintenant le tuer. Or ce n’est pas le peuple d’Israël tout entier qui est coupable de ces méfaits, mais Jézabel qui a effectivement « renversé les autels » (1 R 18,30), tué les prophètes de YHWH (18,4.13) et qui s’en prend maintenant à la vie d’Élie. Certes, les israélites ont probablement coopéré à cette œuvre de la reine impie mais, depuis, ils ont manifesté leur repentir (18,39), ils ont choisi le parti de YHWH et quitté celui de Baal et de sa reine. Élie ne croit cependant pas en la sincérité de leur conversion, il leur attribue les actes même de Jézabel : « Le fait qu’Élie impute les crimes de Jézabel au peuple entier révèle davantage à son sujet qu’au leur […]. Élie trahit son propre cynisme à l’égard du peuple et révèle que les raisons de son désespoir et de l’abandon de sa charge prophétique sont précipitées et potentiellement dépourvues de fondement19. » 18 Le désespoir d’Élie à l’Horeb est ainsi formulé comme “rechute” après le réconfort de l’ange dans le désert par G. HENTSCHEL, DieElia-erzählungen(RTS 33; Helsingfors 1977), 140-141. 19 J.T. WALSH, 1Kings (Collegeville 1996), 273.

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PREMIÈRE PARTIE

Dieu annonce qu’il va se manifester à Élie pour le relancer dans sa mission prophétique, en laquelle il ne croit plus. Il lui ordonne de sortir sur la montagne le lendemain (αὔριον) et lui annonce par avance les signes distinctifs qui entoureront la manifestation divine, grâce auxquels le prophète saura reconnaître que c’est bien Dieu qui va parler : un souffle grand, puissant à éroder les montagnes et dispersant les pierres sera le signe avant-coureur précédant la venue du Seigneur (ἐνώπιον κυρίου) ; ce vent ne sera pas un simple phénomène météorologique, il sera produit par l’esprit du Seigneur (ἐν τῷ πνεύματι κύριου)20. Et après ce souffle se produira un tremblement de terre, mais il faudra que le prophète attende encore un peu : le Seigneur ne sera pas encore dans le tremblement de terre. Après le tremblement de terre se produira un feu, mais le Seigneur ne sera pas encore dans le feu, et après le feu, une voix de bruissement léger. Ce sera le quatrième et dernier signe : c’est là que sera le Seigneur (κἀκεῖ Κύριος). Ni G ni M n’ont de verbes conjugués associés aux signes, ce qui permet de leur donner un sens aussi bien présent que futur. La présence de l’adverbe αὔριον conduit à privilégier le futur en grec et l’absence de son équivalent le présent en hébreu21. 20 En suivant la leçon G la plus originale. Non pas ‫רוּח יְ הוָ ה‬ ַ ‫ «( לֹא ָב‬et le Seigneur n’était pas dans le souffle ». cf. la recension sur M de GL οὐκ ἐν τῷ πνεύματι Κύριος), mais ἐν τῷ πνεύματι Κύριου, avec un ἐν + datif instrumental et Κύριου complément du nom au génitif. 21 Saint Irénée de Lyon, qui lit un texte G recensé sur l’hébreu (il lit : noninspiritu Dominus), comprend tous les verbes au futur et met l’adverbe demain : « C’est ainsi qu’il était dit à Élie : “tu sortiras demain et tu te tiendras devant le Seigneur et voici que le Seigneur passera. Il y aura un vent grand et puissant qui désagrègera les montagnes et fracassera les rochers devant le Seigneur : mais ce n’est pas dans le vent que sera le Seigneur. Après le tremblement de terre, un feu : mais ce n’est pas dans le feu que sera le Seigneur. Après le feu, le murmure d’une brise légère” (Exiescras etstabisinconspectuDomini,etecceDominustransiet,eteccespiritusmagnuset fortisquidissolvetmontesetconteretpetrasinconspectuDomini,etnoninspiritu Dominus ; et post spiritum terrae motus, et non in terrae motu Dominus ; et post terraemotumignis,etnoninigneDominus ;etpostvoxauraetenuis). » Plutôt que de voir réalisée cette annonce dans la voix qui s’adresse ensuite à Élie, saint Irénée voit comme prophétie du Christ cette annonce au futur : « Par là était signifiée la venue du Seigneur comme homme, cette venue qui, après la Loi donnée par Moïse, devait être douce et paisible, et en laquelle il n’a pas brisé le roseau froissé ni éteint la mèche encore fumante. Par là était encore montré le doux et pacifique repos de son royaume : car, après le vent qui fracasse les montagnes, après le tremblement de terre, après le feu, viendront les temps calmes et pacifiques de son royaume, en lesquels, en toute tranquillité, l’Esprit de Dieu ranimera et fera croître l’homme ». Élie voyait à l’Horeb « les économies de Dieu » : IRÉNÉE DE LYON, ContrelesHérésies. IV (ed. et trad. A. ROUSSEAU) (SC 1002 ; Paris 1965), 656-659.

1. DEUX ÉTUDES SUR LE CYCLE D’ÉLIE (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18)

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En G, plutôt que de nier dans l’absolu la présence de Dieu, les phénomènes annoncés seront les signes préparatoires de sa venue et de l’émission de sa parole, comme dans le Psaume : « il vient notre Dieu et ne se taira pas. Devant lui un feu dévore, autour de lui, c’est l’ouragan » (Ps 50,3)22. Le lendemain arrive (verset 13), mais au lieu de se rendre au lieu fixé par le Seigneur, Élie se cache de son regard en se couvrant la face, sort ainsi voilé, toujours envahi par le désespoir. Il descend sous le couvert de son manteau et se cache sous une grotte (ὑπὸ σπήλαιον). Mais Dieu ne se lasse jamais et poursuit l’homme jusque dans les lieux les plus reculés où il le fuit. Il se fait entendre une seconde fois du prophète et l’interroge : « que fais-tu là Élie ? » (verset 14), ailleurs qu’au lieu fixé. Le prophète renouvelle encore l’expression de sa détresse. Mais Dieu est finalement victorieux du découragement de son prophète23. En lui énonçant solennellement sa nouvelle mission – oindre Élisée pour lui succéder et deux rois –, le Seigneur dissipe définitivement le doute et redonne sens à sa vie. Il corrige aussi sa vision excessivement pessimiste qui l’enfermait dans sa solitude : Élie se croyait seul resté fidèle alors qu’il subsiste encore sept mille hommes fidèles. La finalité du texte et son centre de gravité résident dans cette parole de Dieu à Élie, contenue dans les quatre derniers versets24. 1.1.3.2 La cohérence narrative de M M crée un parallélisme rigoureux avec les deux réponses d’Élie aux versets 10 et 14, alors qu’il n’est pas aussi net en G : τὰ θυσιαστήριά σου κατέσκαψαν dit Élie au verset 10 et τὰ θυσιαστήριά σου καθεῖλαν au verset 1425. 22 Cf. E. WÜRTHWEIN, “Elijah at Horeb: Reflections on I Kings 19.9-18”, Studien zum Deuteronomistischen Geschichtswerk (Berlin 1994), 146 : Ces phénomènes « appartiennent à Yahweh, même s’il n’est pas (encore) présent en eux. » 23 Cf. J.T. WALSH, 1Kings (Collegeville 1996), 271 : « Dans la scène entrent en conflit un prophète obstiné qui cherche à renoncer à son appel et une divinité également obstinée qui refuse d’accepter la démission du prophète. […] Un conflit de volonté (a clash of wills) s’exprime dans les dialogues entre Élie et Yahweh. » 24 Ainsi, B. P. ROBINSON, “Elijah at Horeb, 1 Kings 19:1-18: A Coherent Narrative?”, RB 98 (1991), 521 : “V. 13b narrates the theophany that has been predicted. It takes for granted the preliminaries, in which YHWH is not to be found (wind, earthquake and fire), and proceeds at once to the positive element, the divine voice and what it says. There is thus only one qôl: v. 12 foretells is; v. 13 narrates it.” 25 Il est probable que la Vorlage de G contenait deux verbes synonymes différents, que M a harmonisés.

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PREMIÈRE PARTIE

En reprenant exactement le même verset en 10 et 14, M construit une structure en chiasme dont le centre est au verset 12, avec la manifestation ultime de Dieu dans un mystérieux silence, exprimée par une parole énigmatique, qui a elle-même une forme en chiasme : « ‫ – קוֹל ְדּ ָמ ָמה ַד ָקּה‬voix d’un fin silence »26. L’éditeur proto-massorétique, frappé par la beauté poétique de cette expression et ses potentialités à exprimer l’événement de la révélation de Dieu, reconstruit tout le récit autour d’elle, quitte à bouleverser un peu la logique du texte qu’il élabore. En arrivant à l’Horeb, Élie entre dans la caverne et y passe la nuit. L’action de M est précipitée : la parole du Seigneur s’adresse à lui et lui donne un ordre très court – « sors et tiens-toi sur la montagne devant le Seigneur » (19,11) – et, sans délai, voici que le Seigneur passe (‫)וְ ִהנֵּ ה יְ הוָ ה ע ֵֹבר‬27. Tout donne à penser que la scène se déroule de nuit. En supprimant l’adverbe « demain » le rédacteur M donne aux verbes un sens présent, accentue le caractère dramatique et change en profondeur la signification narrative des détails du récit : – Les phénomènes du verset 11 ne sont plus des signes annoncés, Élie y assiste et les voit et cette fois, à l’inverse de G et du Ps 50,3, les négations nient absolument en eux la présence de Dieu. En ajoutant une négation « pas dans le souffle, le Seigneur », M met en série les trois signes du grand vent, du tremblement de terre, du feu et fait de la formule « et le Seigneur n’était pas dans… » un refrain qualifiant à chaque fois le phénomène qui précède. De cette manière, l’expression ‫ קוֹל ְדּ ָמ ָמה ַד ָקּה‬est mise en relief, isolée de tout ce qui précède et qui suit. La suppression de la clause « là est le Seigneur (G : κἀκεῖ Κύριος·) » participe de cet isolement et amplifie la puissance d’évocation poétique de la formule énigmatique. – Ce qu’écoute Élie au verset 13, c’est précisément cette voix mystérieuse qui vient d’être perçue28 et non plus la parole qui suit, dans les versets 15-18, comme en G. Dans la logique de G, cette parole est celle qu’il entendra le lendemain, lui donnant une nouvelle 26 “qôl Demämâ daqqâ : note the chiastic series of consonants, q-d-m / m-d-q”: J. T. WALSH, 1Kings (Collegeville 1996), 276. 27 ‫ וְ ִהנֵּ ה‬en M au lieu de ἰδοὺ en G ( < ‫)הנֵּ ה‬. ִ 28 Alors qu’il n’y a de pronom ni en hébreu ni en grec pour définir ce qu’écoute Élie, les traductions modernes l’ajoutent : « en l’entendant » (TOB), « Dès qu’Élie l’entendit » (BJ), « When Elijah heard this » (The New Jerusalem Bible 1985), « Als Elija es hörte » (Einheitsübersetzung 1980), « Come l’udì » (La Sacra Bibbia della Conferenza Episcopale Italiana 2008).

1. DEUX ÉTUDES SUR LE CYCLE D’ÉLIE (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18)

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mission et le réinvestissant ainsi comme prophète en Israël, tandis que pour M le point focal du récit est déjà atteint à ce moment. – Le geste du voilement de visage qui suit n’est plus pour Élie une manière de se cacher mais une forme de crainte sacrée devant la parole surnaturelle qu’il vient d’entendre et de recueillement pour la laisser retentir en lui, comme en Ex 3,6, où juste après avoir vu le buisson et entendu « Je suis le Dieu de tes pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob », « Moïse se cacha la face car il craignait de regarder le Seigneur ». – Ensuite, en M, Élie « sort et se tient àl’entréedela grotte » et non plus « sous une grotte » comme en G. L’ajout d’« entrée » a pour but de tenter d’éliminer l’incohérence introduite dans la séquence narrative de G ainsi altérée. Car l’ordre de sortir lui ayant été donné au présent au verset 11, on suppose qu’Élie a obéi et était dehors pour assister à la révélation divine qui a déjà eu lieu. Or au verset 13, le récit dit à nouveau qu’Élie sortit. En le maintenant à l’entrée, au moins scéniquement, la contradiction est résorbée29. – La même question posée aux versets 9 et 13 (« que fais-tu là Élie ? ») et la même réponse du prophète aux versets 10 et 14 ont toujours semblé étrange aux commentateurs. Elle paraît comme une régression au point de départ après l’expérience divine si sublime. En fait, elle est cohérente en grec et ne l’est plus parfaitement en hébreu. Comme G place Élie sous une grotte au lieu d’être sur la montagne conformément à l’ordre reçu, la deuxième question a tout son sens car Élie n’est pas là où Dieu l’attendait. En hébreu, Élie est à l’entrée de la grotte, donc bien sur la montagne comme prévu et du coup cette deuxième question semble incongrue. – Si les menues corrections de M sont nombreuses dans les versets 10 à 14, il n’y en a plus qu’une entre les versets 15 à 1830, signe d’un intérêt moindre : tout le poids du texte en G portait sur ces versets finaux dans lesquels le Seigneur renouvelle Élie découragé dans sa mission tandis que M déplace le centre de gravité du texte aux versets 11-13. La formule ‫ קוֹל ְדּ ָמ ָמה ַד ָקּה‬ainsi mise en relief par M renforce le lien de la scène à l’Horeb avec les épisodes précédents du cycle d’Élie et avec d’autres expériences de révélation de la Bible hébraïque. 29 En G, il n’y a aucune contradiction : au v. 11 il lui est annoncé qu’il devra sortir lelendemain, ce qu’il accomplit au v. 13. 30 « Je laisserai en Israël » (M) – « Tu laisseras en Israël » (G).

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PREMIÈRE PARTIE

Chaque lexème est chargé d’allusions intertextuelles et le lemme dans son unité est ainsi doté d’une grande puissance d’évocation poétique : – ‫קוֹל‬ La ‫ קוֹל‬divine d’1 R 19,12 se situe dans la continuité du chapitre précédent : les prières, danses et lacérations des prophètes de Baal avaient abouti à ce tragique constat : « pas de voix, personne qui réponde (‫ – ֵאין קוֹל וְ ֵאין עֹנֶ ה‬οὐκ ἦν φωνὴ καὶ οὐκ ἦν ἀκρόασις » (1 R 18,26)31 ; « pas de voix, personne qui réponde, personne qui fasse attention (‫)אין־קוֹל וְ ֵאין־עֹנֶ ה וְ ֵאין ָק ֶשׁב‬ ֵ » (1 R 18,29)32. Le cycle d’Élie commençait par une interruption de la pluie jointe à une suspension de la parole de Dieu : « ni rosée ni pluie sinon à la voix de ma parole (‫ם־ל ִפי ְד ָב ִרי‬ ְ ‫ – ִכּי ִא‬εἰ μὴ διὰ στόματος λόγου μου) » (1 R 17,1). Le mutisme du ciel répondait au bruit des cultes idolâtriques et finalement, au Carmel, Élie entendait « la voix du bruit [G : des pas] de la pluie (‫ – קוֹל ֲהמוֹן ַהגָּ ֶשׁם‬φωνὴ τῶν ποδῶν τοῦ ὑετοῦ) » (1 R 18,41)33. Cette voix était celle d’une prière exaucée, marquant la fin du châtiment. Mais à l’Horeb, la voix divine n’a plus d’autre finalité qu’ellemême. La théophanie mosaïque éclaire par contraste le contenu de la théophanie élianique. Après trois phénomènes cosmiques, la voix de Dieu se fait entendre : « Il y eut des voix, des éclairs, une nuée pesant sur la montagne et la voix d’un Shofar très puissant (‫ל־ה ָהר וְ קֹל שׁ ָֹפר ָחזָ ק ְמאֹד‬ ָ ‫וּב ָר ִקים וְ ָענָ ן ָכּ ֵבד ַע‬ ְ ‫» )קֹֹלת‬ (Ex 19,16). 31 Non pas « pas de voix, pas de réponse » mais « pas de voix, personne qui réponde » : “the sequence no voice no answerer implies a causal relationship: there is no voice because there is no one to answer when Baal is invoked”: J.T. WALSH, 1Kings (Collegeville 1996), 248. 32 Au v. 29, au lieu de « pas de voix, personne qui réponde, personne qui fasse attention » (M), G a « καὶ οὐκ ἦν φωνή [καὶ ἐλάλησεν Ηλιου ὁ Θεσβίτης πρὸς τοὺς προφήτας τῶν προσοχθισμάτων λέγων μετάστητε ἀπὸ τοῦ νῦν καὶ ἐγὼ ποιήσω τὸ ὁλοκαύτωμά μου καὶ μετέστησαν καὶ ἀπῆλθον]. » M a en plus « personne qui réponde, personne qui fasse attention (‫ » )וְ ֵאין־עֹנֶ ה וְ ֵאין ָק ֶשׁב‬après « pas de voix » et omet tout ce qui suit, mis entre crochet ici. P. Hugo mentionne la différence mais ne propose pas d’explication sur ce point (P. HUGO, Lesdeuxvisagesd’Élie (OBO 217 ; Fribourg 2006), 227). Notre hypothèse est la suivante : en reprenant ‫וְ ֵאין־ עֹנֶ ה‬, pris au v. 26, en ajoutant ‫וְ ֵאין ָק ֶשׁב‬, et en supprimant ce qui suit de la Vorlage de G, M construit un effet en cascade qui produit une intensification dramatique sur le silence, le néant des Baals. 33 Sur la construction en parallèle de 1 R 18,26-39 et 19,11-13, cf. J.T. WALSH, TheElijahCycle:ASynchronicApproach, 179-183.

1. DEUX ÉTUDES SUR LE CYCLE D’ÉLIE (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18)

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Dans le cadre du parallélisme d’ensemble entre les deux scènes, la ‫ קוֹל ְדּ ָמ ָמה ַד ָקּה‬d’Élie fait pendant avec la ‫ קֹל שׁ ָֹפר ָחזָ ק‬de Moïse. Ex 19,19 accuse encore la différence : « La voix du cor allait en s’amplifiant (‫הוֹלְך וְ ָחזֵ ק ְמאֹד‬ ֵ ‫שּׁוֹפר‬ ָ ‫)קוֹל ַה‬. Moïse parlait et Dieu lui répondait par le tonnerre (‫ֹלהים יַ ֲענֶ נּוּ ְבקוֹל‬ ִ ‫» )מ ֶֹשׁה יְ ַד ֵבּר וְ ָה ֱא‬. Tout au long, le texte d’Exode joue sur l’amphibologie du mot qui peut signifier à la fois « son », « voix » et « tonnerre », insistant sur l’élément sonore, qui contraste d’autant plus avec la « voix de silence » d’1 R 19,12. – ‫ְדּ ָמ ָמה‬ On trouve seulement deux autres occurrences de ‫ ְדּ ָמ ָמה‬dans la Bible hébraïque : Jb 4,16 et Ps 107,29, où le substantif est employé pour décrire une expérience de révélation divine : « Il a réduit la tempête au silence (‫( » )יָ ֵקם ְס ָע ָרה ִל ְד ָמ ָמה‬Ps 106,29). « Un souffle (‫)רוּח‬ ַ passait sur ma face, hérissait le poil de ma chair. Il se tenait debout, je ne le reconnus pas. Le spectre restait devant mes yeux. Un silence, puis j’entendis une voix (‫( » ְ)דּ ָמ ָמה וָ קוֹל‬Jb 4,15-16).

À chaque fois, ‫ ְדּ ָמ ָמה‬est traduit par αὔρα dans la Septante34. En 1 R 19,12, le silence succède au phénomène cosmique bruyant comme en Ps 106,29. Trois mots sont communs avec Jb 4,15-16 : après un souffle (‫)רוּח‬ ַ où n’est pas la présence d’un être inconnu, un silence, puis une voix se fait entendre. C’est une succession de ‫ קוֹל‬et de ‫( ְדּ ָמ ָמה‬avec un waw entre les deux) tandis qu’en 1 R 19,12, les deux mots sont joints, en ordre inverse. – ‫ַד ָקּה‬ L’adjectif ‫ ַד ָקּה‬qualifie le nom ‫ ְדּ ָמ ָמה‬: « voix d’un fin silence ». Robert Coote propose un rapprochement suggestif avec la manne : « Et se leva une couche de rosée (‫)שׁ ְכ ַבת ַה ָטּל‬ ִ et voici, sur la surface du désert, elle était fine (‫)דּק‬, ַ croustillante (‫)מ ֻח ְס ָפּס‬, ְ fine comme du givre sur la terre (‫ל־ה ָא ֶרץ‬ ָ ‫( » ַ)דּק ַכּ ְכּפֹר ַע‬Ex 16,14).

Dans le Deutéronome, la manne, nourriture que Dieu a donnée à son peuple au désert, est l’image de la parole même de Dieu, véritable nourriture : 34 Ce sont les trois seules occurrences du nom αὔρα dans la Septante. On peut penser que le traducteur de grec du livre des Règnes utilise ce mot pour relier ces trois expériences de révélation.

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PREMIÈRE PARTIE

« Il t’a donné à manger la manne que ni toi ni tes pères n’aviez connue, pour te montrer que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais que l’homme vit de tout ce qui sort de la bouche du Seigneur » (Dt 8,3. cf. Am 8,11)35.

Élie était nourri par Dieu de pain et de viandes mystérieux au torrent du Kérit (1 R 17,6), à l’instar de la manne procurée au peuple dans le désert36. Mais cette nourriture au Kérit vint à épuisement, de même que la manne prit fin (Ex 16,35 ; Jos 5,12). Il avait été ensuite soutenu avec un pain donné par un ange (1 R 19,6. cf. Ps 78,25)37. Il est maintenant nourri de la parole de Dieu qui se donne à lui comme la manne dans son mystère inaccessible au langage humain38. ‫ ַד ָקּה‬décrit ce qu’a entendu Élie comme un mouvement progressif : en Lv 16,12 ; Is 29,5 et 40,15, l’adjectif ‫ ַדּק‬s’applique à une poudre, au terme d’un écrasement. Le bruit des phénomènes précédents, retentissants comme la trompette de Moïse, se réduit peu à peu jusqu’à devenir un murmure (c’est le sens de αὔρα en grec). Le son est de plus en plus « fin », tendant tangentiellement vers le silence. 35

R.B. COOTE, “Yahweh Recalls Elijah”, 119. Il y a aussi des allusions intertextuelles entre 1 R 17,6-7 et les récits de la manne : le peuple au désert avait « viande au crépuscule (‫)בּין ָה ַע ְר ַבּיִם ָב ָשׂר‬ ֵ et pain le matin (‫)בבּ ֶֹקר ָל ֶחם‬ ַ » (Ex 16,12) ; Élie au Kérit, « du pain et de la viande le matin, du pain et de la viande le soir (‫וּב ָשׂר ָבּ ָע ֶרב‬ ָ ‫וּב ָשׂר ַבּבּ ֶֹקר וְ ֶל ֶחם‬ ָ ‫)ל ֶחם‬ ֶ ». Le parallèle suggérerait alors une plus grande abondance pour Élie : au lieu de pain le matin et de viande le soir (Ex), il reçoit pain et viande matin et soir. Dieu directement approvisionne son peuple au désert, tandis qu’il le fait par l’intermédiaire de corbeaux pour Élie. Cf. J.T. WALSH, 1Kings, 228.285. Il est frappant de rapprocher ‫( ָה ַע ְר ַבּיִם‬crépuscule) d’Ex 16,12 et ‫( ָהע ְֹר ִבים‬corbeaux) d’1 R 17,6. Nous n’avons pas rencontré encore cette explication de critique textuelle, mais les deux mots ont exactement les mêmes consonnes. Soit 1 R 17,6 fait un jeu de mot, soit une erreur s’est introduite dans la vocalisation du mot et à l’origine, c’est « le crépuscule » qui apportait à Élie le pain et la viande, soit encore une révision deutéronomiste voulait éviter la tendance mythologique d’une personnification du crépuscule, comme en Ps 110,3 où M évite de dire que « dans le sein de l’aurore » Dieu a engendré. 37 Les connexions verbales entre 1 R 17,2-16 et 19,3-8 et entre Élie et Moïse sont détaillés par J.T. WALSH, TheElijahCycle:ASynchronicApproach, 188-193. 38 STE THÉRÈSE-BÉNÉDICTE DE LA CROIX (Édith Stein) établit ce lien entre manne et voix de fin silence à propos de l’Eucharistie : « Dies Herz, es schlägt für uns im kleinen Zelt / Wo es geheimnisvoll verborgen weilt, / In jenem stillen, weißen Rund (Ce cœur, il bat pour nous dans la petite tente / où il demeure caché si mystérieusement / dans ce rond de blancheur pétri de fin silence). » (Poème « Je demeure parmi vous », 31 juin 1938, Sourcecachée (Trad. C. et J. RASTOIN) (Genève – Paris 2004), 331). 36

1. DEUX ÉTUDES SUR LE CYCLE D’ÉLIE (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18)

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L’expression décrit alors « la limite extrême de l’appréhension par les sens »39. Coote décrit ‫ קוֹל‬et ‫ ְדּ ָמ ָמה‬comme « un oxymore, une combinaison de mots apparemment contradictoires »40. ‫ ַד ָקּה‬permet de passer de l’un à l’autre par un mouvement de réduction continue du bruit jusqu’à ce qu’il devienne silence. – ‫קוֹל ְדּ ָמ ָמה ַד ָקּה‬ Le lemme dans son unité est une « formule anthologique », qui inclut des allusions à ces expériences antérieures de révélation. Il n’a pas seulement un sens issu de chacun des mots pris isolément, il a une signification dans sa forme esthétique globale. Michel Masson en souligne la valeur poétique : « À cette formule clé de l’Exode [Ehye asher ehye] correspond dans le récit d’Élie la formule clé qoldemamadaqqa qui vise aussi à indiquer ce qu’est Dieu. Formule de trois mots elle aussi, exactement aussi brève que la formule mosaïque puisqu’elle ne comporte, comme elle, que six syllabes, et, comme elle, exige une élucidation41. »

Havilah Dharamraj complète le parallèle en rapprochant l’effet antinomique de la formule de celui du buisson ardent. L’expérience auditive d’Élie « son de silence » équivaut à l’expérience visuelle de Moïse : « le buisson brûlait d’un feu (‫)ה ְסּנֶ ה בּ ֵֹער ָבּ ֵאשׁ‬ ַ » – « le buisson ne brûlait pas (‫א־יִב ַער ַה ְסּנֶ ה‬ ְ ֹ ‫( » )ל‬Ex 3,2-3)42. Jerome Walsh décrit ainsi la formule, pouvant s’appliquer aussi bien à l’expérience de Moïse qu’à celle d’Élie : 39 G. VON RAD, Théologiedestraditionshistoriquesd’Israël (Genève 1957), 20. Cf. M.A. SWEENEY, I&IIKings:ACommentary (Louisville 2007), 232: “The term daqqa, ‘crushed, thin, fine,’ is an attempt to minimize the presence of the sound as much as possible through the use of language.” 40 R.B. COOTE, “Yahweh Recalls Elijah”, Traditions in Transformation (Eisenbrauns 1981), 118. La comparaison avec d’autres formules du même type, à trois termes, met en relif l’oxymore d’1 R 19,12 : « ‫דוֹלה‬ ָ ְ‫רוּעה ַהגּ‬ ָ ‫( קוֹל ַה ְתּ‬Le son d’une grande clameur) » (1 S 4,6) ; « ‫( קוֹל ַחיִ ל גָּ ֑דוֹל‬le son d’une grande armée) » (2 R 7,6) ; « ‫קוֹל‬ ‫מוּלּה גְ ד ָֹלה‬ ָ ‫( ֲה‬le son d’une grande tempête) » (Jr 11,16) ; « ‫( קוֹל ַר ַעשׁ גָּ דוֹל‬son d’un grand tremblement) » (Ez 3,12). Cf. H. DHARAMRAJ, A Prophet like Moses?, 82. Dans le même sens, M. A. SWEENEY, I & II Kings (Louisville 2007), 232: “The terms qôl, ‘sound,’ and demama, ‘silence,’ contradict each other in a metaphorical presentation of power through a combination of presence and absence.” 41 M. MASSON, Élieoul’appeldusilence (Paris 1992), 46-47. 42 H. DHARAMRAJ, AProphetlikeMoses?(Durham 2006), 96.

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PREMIÈRE PARTIE

« Le numineux pouvoir de l’image réside précisément en notre impuissance à la saisir […]. Il met le divin non seulement au-delà de tous les phénomènes naturels mais aussi au-delà de toute capacité humaine à le comprendre43. »

Interprétée comme telle, la rencontre entre Dieu et Élie ne peut pas signifier le refus par Dieu de se révéler, le rejet par Dieu de son prophète auquel il substituerait Élisée ou l’acceptation de la démission d’Élie, découragé, ou encore l’annulation de l’alliance entre Dieu et Israël après qu’Élie ait informé Dieu que tous l’ont abandonné44. Ce n’est pas le silence de la voix de Dieu qui s’exprime à l’Horeb mais sa voix de silence. Si la révélation faite à Moïse au même endroit révélait un contenu développé – toute la Loi qui va régir la vie d’Israël –, celle faite à Élie n’a plus de contenu. Elle est une pure parole, une théophanie de Dieu comme Parole45. 43 J.T. WALSH, 1Kings, 276 (“The numinous power of the image lies precisely in our inability to grasp it […] It puts the divine not only beyond all natural phenomena but also beyond all human ability to comprehend it”). “An interpretation of Elijah’s theophany in terms of the impossibility of knowing God is to be found in a number of patristic commentaries […]. I have found three who offer, in identical words, this reflection on the text: ‘Tunc ergo verum est quod de Deo cognoscimus, cum plene nos aliquid de illo cognoscere non posse sentimus’ (Paterius, notary of Gregory I; Claudius bishop of Turin (c. 830/840); Rupert of Deutz (c. 1070-1129)”: B. P. ROBINSON, “Elijah at Horeb, 1 Kings 19:1-18: A Coherent Narrative?”, RB 98 (1991), 525. 44 Cette interprétation est fréquente. Elle est celle, entre autres, de B. P. ROBINSON, “Elijah at Horeb, 1 Kings 19:1-18: A Coherent Narrative?”, RB 98 (1991), 535 ; de H. DHARAMRAJ, A Prophet like Moses?, 133-139. Dans l’ordre d’oindre Élisée « prophète à ta place (‫ » )נָ ִביא ַתּ ְח ֶתּיָך‬en 1 R 19,16, il faudrait comprendre l’adverbe ‫ תחת‬comme une substitution d’Élisée à Élie, et non une succession. Il parle encore de « empty theophany » (p. 171). Mais le parallélisme entre la « voix de silence » d’1 R 19,12 et la « non-voix » des baals en 1 R 18,26.28 empêche de mettre les deux sur le même plan et contribue à donner à la théophanie de l’Horeb, avec le parallèle mosaïque, sa pleine signification. 45 Saint Jean de la Croix suggère cette lecture : « Parce que ce murmure de la brise signifie la connaissance substantielle, certains théologiens tiennent que notre père Élie vit Dieu même danscesouffledebriselégèrequi se fit sentir à lui sur la montagne, à l’entrée de la caverne où il se tenait (1 R 19, 12). L’Écriture parle du souffle d’une brise légère, parce que cette exquise et subtile communication spirituelle produisait la connaissance dans l’entendement du prophète. Ici cette connaissance est un rejaillissement, dans l’entendement de l’âme, de l’amoureuse communication des perfections du Bien-Aimé, et c’est pour cela qu’elle l’appelle le murmure de la brise amoureuse » ; « Saint Paul, voulant faire comprendre la sublimité de la révélation qu’il avait reçue, […] dit : Audivitarcanaverba,quaenonlicethominiloqui(2 Co 12, 4). Comme s’il disait : J’aientendudesparolessecrètes,qu’iln’estpaspermisàl’hommedeprononcer.Par où l’on tient que lui aussi vit Dieu, comme notre père Élie l’avait vu dans le souffle de la brise. » (CantiqueSpirituel B, commentaire des strophes 14 et 15, Œuvres complètes (ed. et trad. D. POIROT – MARIE DU SAINT-SACREMENT) (Paris 2001), 521522.

1. DEUX ÉTUDES SUR LE CYCLE D’ÉLIE (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18)

49

Pour caractériser les deux versions du récit, nous pourrions dire que G est construit comme une intrigue de résolution, qui concerne Élie à titre personnel : découragé, il retrouve sens à sa vie en étant renouvelé dans sa mission. M est construit comme une intrigue de révélation, qui concerne Israël comme peuple : l’émission de la ‫ קוֹל ְדּ ָמ ָמה ַד ָקּה‬et l’expérience unique de l’exceptionnel témoin de Dieu qu’est Élie marquent une nouvelle étape de l’auto-manifestation de Dieu. M transmet fidèlement un texte qu’il édite. Il ne se permet que de légères retouches, mais ce faisant, il reforme l’ensemble du récit avec un art littéraire consommé. Plus sensible à la beauté poétique structurelle du récit qu’à sa séquence narrative, il n’hésite pas à rompre une cohérence dans les détails de la succession de l’histoire pour créer un effet littéraire plus puissant. Il compose un tableau plus qu’il ne raconte une histoire. Cet effet de rupture de cohérence à l’intérieur du fil narratif peut être rapproché du processus littéraire que François Martin décrit en ces termes : « L’“opération figurale” repose sur l’antécédence du signifiant par rapport à toutes les autres grandeurs et organisations du discours. Antécédence qui, inscrite dans la chaîne discursive, y rejoue la fracture ou la “fraction” originaire d’où surgit l’acte énonciatif 46. »

M crée ici une rupture sur la chaîne narrative pour mettre en valeur l’instance de l’énonciation : l’important n’est plus tant le contenu du discours divin (G) que l’acte divin de parole, qui ne provoque pas d’abord un intérêt pour ce qu’il dit qu’un effroi devant le fait même que Dieu parle à l’homme. 1.2 L’ASCENSION D’ÉLIE (2 R 2,1-18) 1.2.1 Délimitation de la péricope Le chapitre 2 du 2e livre des Rois ouvre une nouvelle Parasha. 2,1 se présente comme une introduction au récit, qui trouvera son accomplissement dans le verset parallèle de 2,11. Un grand espace est laissé après le verset 18 dans le Codex de Leningrad. Le verset 19, sur une nouvelle ligne, commence un nouveau récit sans rapport avec ce qui précède. 46

F. MARTIN, Pourunethéologiedelalettre (CF 196 ; Paris 1996), 171.

50

PREMIÈRE PARTIE

Littérairement, tandis que 1 R 16,31 – 1 R 22,40 couvre le règne d’Achab, 1 R 22,52 – 2 R 1,18 celui d’Ochozias, son fils et successeur, et qu’à partir de 2 R 3,1 commence l’histoire du règne de Joram, autre fils d’Achab et successeur d’Ochozias, 2 R 2 « curieusement se tient en dehors du fleuve de l’histoire royale, entre deux règnes, et relate l’histoire d’une succession prophétique47. » 2 R 2,1-18 constitue bien ainsi une unité littéraire. 1.2.2 Établissement du texte grec le plus ancien 2 R 2 appartient à la section γδ dont le G majoritaire a subi la recension καίγε, où GL donne le meilleur accès au grec le plus ancien. Mais les manuscrits principaux du groupe GL (boc2e2,) ont à leur tour subi une « recension grécisante », comprenant parfois des doublets, des recensions tardives sur l’hébreu48 ou des interpolations hexaplaires49. Une autre source s’est avérée alors essentielle pour la reconstitution du texte grec le plus ancien, la VetusLatina (VL). Eugene Ulrich « montre que VL permet non seulement de reconstituer le Grec ancien, mais encore de restituer, selon toute vraisemblance, une Vorlage hébraïque différente de M qui témoigne d’un type textuel parfois plus ancien ». « Nous pouvons conclure provisoirement que, quand VL témoigne d’hébraïsmes qui se distinguent du substrat hébreu reflété par M, elle représente le plus ancien G que nous puissions atteindre50. » Andres Piquer, Pablo Torijano et Julio Trebolle Barrera ont posé les bases d’une édition polyglotte incluant les versions VL, arménienne et géorgienne, en lesquelles sont préservées des leçons pré-lucianiques51. Le texte biblique en VL n’est pas complet mais comporte des leçons importantes pour la critique textuelle en 2 R 2,1-18. 47

H. DHARAMRAJ, AProphetlikeMoses?, 6. D. BARTHÉLEMY, « Les problèmes textuels de 2 Sam 11,2-1 Rois 2,11 reconsidérés à la lumière de certaines critiques des “Devanciers d’Aquila” », Étudesd’histoire dutextedel’AncienTestament (Fribourg 1978), 224. 49 P. HUGO, „Die antiochenische „Mischung“ : L zwischen Altem und Neuem in 2 Samuel“,DerAntiochenischeTextderSeptuagintainseinerBezeugungundseiner Bedeutung (Göttingen 2013), 129. 50 P. HUGO, « Le grec ancien des livres des Règnes: une histoire et un bilan de la recherche », SôferMahîr (ed. Y.A.P. GOLDMAN) (Leiden 2006), 137 (première citation) ; 139 (deuxième citation). 51 A. PIQUER – P. TORIJANO – J.C. TREBOLLE BARRERA, “Septuagint Versions, Greek Recensions and Hebrew Editions: The Text-critical Evaluation of the Old Latin, Armenian and Georgian Versions in III-IV Regnorum”, TranslatingaTranslation (ed. H. AUSLOOS – J. COOK et alii) (Leuven 2008), 251-281. 48

1. DEUX ÉTUDES SUR LE CYCLE D’ÉLIE (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18)

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Tandis que G et M comportaient de nettes différences en 1 R 19,918, impliquant de façon évidente deux traditions distinctes, la comparaison est plus délicate pour 2 R 2,1-18. L’analyse doit donc ici exploiter des différences plus ténues. Il est cependant fécond de tenter d’exercer la critique littéraire de manière à donner sa valeur originale à chaque menue variante, même si les résultats seront moins probants que là où les textes ont des versions plus clairement éloignées l’une de l’autre. La tentative est possible, dans la mesure où, au jugement de Armin Schmitt « la LXX de 2 R 2,1-18 manifeste, à travers différentes expressions, une très forte dépendance de son original hébreu52. » Nous n’avons fait que peu de choix divergents de GB en 1 R 19. Ici, l’exercice est plus complexe. Selon la méthode et la terminologie de Dominique Barthélemy, il s’agit, dans un premier temps, de reconstruire la forme la plus authentique de la tradition grecque (la CTR, ou critique textuelle reconstructrice) à partir de témoins immédiats (grecs) et médiats (VL et Syriaque), puis, dans un second temps, de comparer les traditions grecque et hébraïque et d’« inférer les accidents textuels et les innovations rédactionnelles » (l’ATG ou analyse textuelle génétique) en vue de « présenter des hypothèses d’ampleur limitée » sur la relation entre l’archétype et sa réédition ultérieure53. 1.2.2.1 Essai d’édition du texte grec le plus ancien En reproduisant deux éditions diplomatiques, l’édition antiochienne du texte grec (GL)54 et l’édition du Codex Vaticanus (GB), le tableau joint en Annexe 1 propose ensuite sur une troisième colonne un texte éclectique (G✳), qui est un essai de reconstruction du texte grec le plus ancien. Ce texte-là, qui servira de base pour notre étude est reproduit ci-dessous. Pour établir cette reconstruction, nous suivons les trois principes de Paul de Lagarde, toujours utilisés dans l’édition de Göttingen : 52 A. SCHMITT, Entrückung–Aufnahme–Himmelfart:Untersuchungenzueinem VorstellungsbereichimAltenTestament(FB 10; Stuttgart 1973), 53. 53 Cf. D. BARTHÉLEMY, Critiquetextuelledel’AncienTestament III (OBO 50/3 ; Fribourg 1992), vi, cité plus haut. Nous considérons ici, à titre d’hypothèse de travail, que la Vorlage de G est l’archétype de M, ce que ne fait pas Barthélemy. 54 Édité par N. FERNÁNDEZ MARCOS, J.R. BUSTO SAIZ et M.V. SPOTTORNO DIAZCARO, ElTextoAntioquenodelaBibliaGriega :1-2Reyes. (TECC 53; Madrid 1992).

52

PREMIÈRE PARTIE

« 1/ Tous les manuscrits du G sont, de manière directe ou indirecte, le résultat d’un processus éclectique ; pour restaurer le texte, il faut donc adopter la méthode éclectique. 2/ Quand un verset se trouve en deux formes, la première en traduction libre et la seconde littérale, la première doit être la plus ancienne. 3/ Quand deux leçons sont concurrentes, que l’une suit M et que l’autre ne peut s’expliquer que par un original différent, il faut préférer la seconde55. »

GL sert de base, étant considéré comme l’accès le plus sûr à ce texte grec le plus ancien (G✳). Mais il apparaît parfois que GB est le témoin d’une leçon plus originale. Les corrections à GL prises en GB sont signalées dans le texte qui suit en caractères gras. 21 Καὶ ἐγένετο ἐν τῷ ἀνάγειν Κύριον τὸν Ἠλειοὺ ἐν συσσεισμῷ ὡς εἰς τὸν οὐρανὸν, καὶ ἐπορεύθη Ἠλειοὺ καὶ Ἐλεισαῖε ἐξ Ἰερειχώ. 2 καὶ εἶπεν Ἠλειοὺ πρὸς Ἐλεισαῖε Κάθου δὴ ἐνταῦθα, ὅτι ὁ θεὸς ἀπέσταλκέν με ἕως Βαιθήλ, καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Ζῇ Κύριος καὶ ζῇ ἡ ψυχή σου, εἰ ἐγκαταλείψω σε καὶ ἔρχονται εἰς Βαιθήλ.

καὶ ἐξῆλθον οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν οἱ ἐν Βαιθὴλ πρὸς Ἐλεισαῖε καὶ εἶπον πρὸς αὐτόν Εἰ ἔγνως ὅτι σήμερον λαμβάνει Κύριος τὸν κύριόν σου ἐπάνωθεν τῆς κεφαλῆς σου; καὶ εἶπεν Κἀγὼ ἔγνωκα, σιωπᾶτε. 3

καὶ εἶπεν Ἠλειοὺ πρὸς Ἐλεισαῖε Κάθου δὴ ἐνταῦθα, ὅτι Κύριος ἀπέσταλκέν με εἰς Ἰερειχώ. καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Ζῇ Κύριος καὶ ζῇ ἡ ψυχή σου, εἰ ἐγκαταλείψω σε. καὶ ἦλθον εἰς Ἰερειχώ. 4

5 καὶ προσῆθον τῷ Ἐλισσαῖε οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν οἱ ἐν Ἰεριχώ καὶ εἶπον αὐτῷ Εἰ δὴ ἔγνως ὅτι σήμερον λαμβάνει Κύριος τὸν κύριόν σου ἐπάνωθεν τῆς κεφαλῆς σου; καὶ εἶπεν Καί ἐγὼ ἔγνων· σιωπᾶτε.

καὶ εἶπεν Ἠλειοὺ τῷ Ἐλεισαῖε Κάθου δὴ ὧδε, ὅτι Κύριος ἀπέσταλκέν με ἕως τοῦ Ιορδάνου καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Ζῇ Κύριος καὶ ζῇ ἡ ψυχή σου, εἰ ἐγκαταλείψω σε. καὶ ἐπορεύθησαν ἀμφότεροι. 6

καὶ πεντήκοντα ἄνδρες υἱοὶ τῶν προφητῶν ἦλθον καὶ ἔστησαν ἐξ ἐναντίας μακρόθεν. ἀμφότεροι δὲ ἔστησαν ἐπὶ τοῦ Ιορδάνου.

7

καὶ ἔλαβεν Ἠλειοὺ τὴν μηλωτὴν αὐτοῦ καὶ εἵλησεν καὶ ἐπάταξεν τὰ ὓδατα, καὶ διῃρέθη τὸ ὕδωρ ἔνθεν καὶ ἔνθεν. καὶ διέβησαν ἀμφότεροι διὰ ξηρᾶς. 8

καὶ ἐγένετο ὡς διῆλθον, εἶπεν Ἠλίας τῷ Ἐλισσαῖε Αἴτησαι τί ποιήσω ποιήσω σοι πρὶν ἢ ἀναλημφθῆναί με ἀπὸ σοῦ. καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Γενηθήτω δὴ τὸ πνεῦμα τὸ ἐπὶ σοὶ δισσῶς ἐπ᾽ ἐμέ. 9

55 P. DE LAGARDE, Anmerkungen zur griechischen Übersetzung der Proverbien (Leipzig 1863), cité par P. HUGO, « Le grec ancien des livres des Règnes: une histoire et un bilan de la recherche », SôferMahîr (ed. Y.A.P. GOLDMAN) (Leiden 2006), 117.

1. DEUX ÉTUDES SUR LE CYCLE D’ÉLIE (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18)

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καὶ εἶπεν Ἠλειοὺ Ἐσκλήρυνας τοῦ αἰτήσασθαι· πλὴν ἐὰν ἴδῃς με ἀναλαμβανόμενον ἀπὸ σοῦ, ἔσται σοι οὕτως· ἐὰν μή, οὐ μὴ γένηται. 10

καὶ ἐγένετο αὐτῶν πορευομένων, ἐπορεύοντο καὶ ἐλάλουν, καὶ ἰδοὺ ἅρμα πυρὸς καὶ ἵππος πυρὸς καὶ διέστειλεν ἀνὰ μέσον ἀμφοτέρων. καὶ ἀνελήμφθη Ἠλειοὺ ἐν συσσεισμῷ ὡς εἰς τὸν οὐρανόν. 11

καὶ Ἐλεισαῖε ἑώρα καὶ αὐτὸς ἐβόα. Πάτερ πάτερ, ἅρμα Ισραηλ καὶ ἱππεὺς αὐτοῦ. καὶ οὐκ εἶδεν αὐτὸν ἔτι. καὶ ἐκράτησεν τοῦ ἱματίου αὐτοῦ, καὶ διέρρηξεν αὐτὰ εἰς δύο. 12

13 καὶ ἀνείλατο τὴν μηλωτὴν Ἠλειοὺ ἣ ἔπεσεν ἐπάνωθεν Ἐλεισαῖε· καὶ ἔστη ἐπὶ τοῦ χείλους τοῦ Ιορδάνου

καὶ ἔλαβεν τὴν μηλωτὴν Ἠλειοὺ ἣ ἔπεσεν ἐπάνωθεν αὐτοῦ καὶ ἐπάταξε τὰ ὓδατα, καὶ οὐ διῃρέθη. καὶ εἶπεν Ποῦ δὴ ἐστὶν ὁ θεὸς Ἠλειοὺ; καὶ ἐπάταξεν τὰ ὕδατα ἐκ δευτέρου, καὶ διῃρέθη τὰ ὕδατα, καὶ διῆλθε Ἐλεισαῖε διὰ ξηρᾶς. 14

καὶ εἶδον οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν καὶ οἱ ἐν Ἰεριχὼ ἐξ ἐναντίας ἀναστρέφοντα αὐτὸν καὶ εἶπον Ἐπαναπέπαυται τὸ πνεῦμα Ἠλειοὺ ἐπὶ Ἐλεισαῖε. καὶ ἐπορεύθησαν εἰς συνάντησιν αὐτῶ καὶ προσεκύνησαν αὐτῷ ἐπὶ τὴν γῆν.

15

καὶ εἶπον πρὸς αὐτόν Ἰδοὺ δὴ εἰσὶ μετὰ τῶν παίδων σου πεντήκοντα ἄνδρες υἱοὶ δυνάμεως· πορευθέντες δὴ ζητησάτωσαν τὸν κύριόν σου, μήποτε εὗρεν αὐτὸν πνεῦμα Κυρίου καὶ ἔρριψεν αὐτὸν ἐν τῷ Ιορδάνῃ ἢ ἐφ᾽ ἓν τῶν ὀρέων ἢ ἐπὶ ἕνα τῶν βουνῶν καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Οὐκ ἀποστελεῖτε.

16

καὶ παρεβιάσαντο αὐτὸν, ἕως ὅτου ᾐσχύνετο καὶ εἶπεν Ἀποστείλατε. καὶ ἀπέστειλαν πεντήκοντα ἄνδρας, καὶ ἐζήτησαν τρισὶν ἡμέραις καὶ οὐχ εὗρον.

17

καὶ αὐτὸς ἐκάθητο ἐν Ιεριχω· καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Οὐκ εἶπον πρὸς ὑμᾶς Μὴ πορευθῆτε;

18

1.2.2.2 Notes de critique textuelle 1.2.2.2.1 Observationsgénérales Les caractéristiques de GL sont résumées ainsi par Sebastian Brock : « 1/ corrections grammaticales et lexicographiques visant à convertir les expressions hellénistiques en attiques ; 2/ adaptation du texte à une lecture publique, en particulier en introduisant les noms propres à la place des pronoms56. » 56

S.P. BROCK, TheRecensionsoftheSeptuagintVersionofISamuel (Turin 1996) in P. HUGO, « Le grec ancien des livres des Règnes », 132-3 et A. PIQUER – P. TORIJANO –

54

PREMIÈRE PARTIE

Ces observations générales se vérifient en 2 R 2,1-18 : – L’orthographe des noms propres de GL (Élie, Élisée, Jéricho) est plus proche de leur phonétique hébraïque. L’orthographe de GB, plus originale, a été privilégiée en G✳. – De nombreuses différences semblent à interpréter comme une « atticisation » du grec hellénistique. En 2 R 2,2.6, le verbe est orthographié en ἀπέσταλκέ με en GL et ἀπέσταλκέν με en GB. La tendance en grec attique est comme en GL de ne mettre le ν final que lorsque le verbe est suivi d’une voyelle. – Le nom « Élisée » est à plusieurs reprises inséré dans le texte de GL à la place d’un pronom, surtout en début de phrase, pour clarifier le sens de la phrase (versets 3.5.6.12.13.14.18). En 2,4 cependant, c’est en M qu’il est manifestement ajouté57. – Une clarification et un raffinement de la narration sont sensibles en GL. Ainsi une plus grande proximité de M chez GB peut parfois n’être pas à interpréter comme une tendance recensionnelle, mais comme un grec plus archaïque, que GL clarifie pour la compréhension orale en lecture publique et raffine pour une meilleure qualité littéraire. Voici quelques exemples : ▪ En 2 R 2,3, alors qu’Élie et Élisée marchent ensemble, GB indique que les fils de prophète vinrent πρὸς Ἐλεισαῖε καὶ εἶπον πρὸς αὐτόν, tandis que GL met : εἰς συνάντησιν αὐτῶν [Élie et Élisée] καὶ εἶπον πρὸς Ἐλισσαῖε (2 R 2,3). ▪ En 2,8, les pronoms possessifs sont précisés en GL, conformément à une tendance globale déjà mentionnée : καὶ ἔλαβεν Ἠλίας τὴν μηλωτὴν αὐτοῦ καὶ εἵλησεν αὐτὴν καὶ ἐπάταξεν ἐν αὐτῇ τὰ ὓδατα. La formulation de GB semble plus originale, même si elle est un décalque de l’hébreu : καὶ ἔλαβεν Ἠλειοὺ τὴν μηλωτὴν αὐτοῦ καὶ εἵλησεν καὶ ἐπάταξεν τὸ ὕδωρ. ▪ Les mêmes motifs en 2,9 font préférer la formulation hébraïsante de GB (καὶ ἐγένετο ἐν τῷ διαβῆναι αὐτοὺς καὶ Ἠλειοὺ εἶπεν πρὸς Ἐλεισαῖε Τί) à la formulation grecque plus classique de GL (καὶ ἐγένετο, ὡς διῆλθον, εἶπεν Ἠλειοὺ τῷ Ἐλεισαῖε Αἴτησαι τί…).

J.C. TREBOLLE BARRERA, “Septuagint Versions, Greek Recensions and Hebrew Editions…”, 262-264: “Person and Place Names.” 57 H.-J. STIPP,Elischa–Propheten–Gottesmänner (Verlag 1987) (ATSAT 24), 49.

1. DEUX ÉTUDES SUR LE CYCLE D’ÉLIE (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18)

55

▪ En 2,10, la formulation de GB est beaucoup plus claire, surtout oralement : ἐὰν δὲ μή ἴδῃς, tandis que GL a : καὶ ἐὰν μή. ▪ En 2,11, GB a la leçon καὶ ἐγένετο αὐτῶν πορευομένων, ἐπορεύοντο καὶ ἐλάλουν, qui est un décalque exact de M (‫וַ יְ ִהי ֵה ָמּה‬ ‫)ה ְֹל ִכים ָהלוְֹך וְ ַד ֵבּר‬, en un grec peu classique. Là encore GL a un texte plus correct littérairement. 1.2.2.2.2 Analysesuivie Chaque leçon retenue dans la reconstruction du texte grec le plus ancien est ici justifiée, en même temps que son degré de dépendance à l’égard du texte massorétique. S’il y a lieu, nous faisons une proposition de Vorlage hébraïque de G✳58 : 2,1.11 : alors que G a ἐν τῷ ἀνάγειν κύριον τὸν Ηλιου ἐν συσσεισμῷ ὡς εἰς τὸν οὐρανὸν (2,1) et καὶ ἀνελήμφθη Ηλιου ἐν συσσεισμῷ ὡς εἰς τὸν οὐρανόν (2,11), M a ‫ת־א ִליָּ הוּ ַבּ ְס ָע ָרה‬ ֵ ‫ְבּ ַה ֲעלוֹת יְ הוָ ה ֶא‬ ‫( ַה ָשּׁ ָמיִם‬2,1) et ‫( וַ יַּ ַעל ֵא ִליָּ הוּ ַבּ ְסּ ָע ָרה ַה ָשּׁ ָמיִם‬2,11). Le grec a un ὡς comparatif qui donne à la scène un caractère métaphorique – Élie monte comme au ciel, tandis que le ‫ ַה ָשּׁ ָמיִ ם‬de M est dépourvu de tout élément de comparaison – Élie monte au ciel. VL confirme cette lecture : « Et ascendit Helias in commotione quasi in caelum », où l’on retrouve avec ce quasi l’élément comparatif qui rend métaphorique le ciel où monte Élie. John Wevers conclut à « un changement clairement intentionnel »59. La même dualité de transmission textuelle se retrouve en 1 M 2,58 : « Ἠλίας ἐν τῷ ζηλῶσαι ζῆλον νόμου ἀνελήμφθη ὡς εἰς τὸν οὐρανόν (Élie, pour avoir brûlé du zèle de la Loi, fut enlevé comme au ciel) ». Le codex Sinaiticus et d’autres manuscrits omettent le ὡς tandis que le codex Alexandrinus et d’autres manuscrits l’ont60. Werner Kappler, dans l’édition de Göttingen, considère que le ὡς est original61. L’attention des traditions textuelles à la présence ou l’absence de ὡς montre qu’elles ont conscience de son importance.

58 Dans la suite, nous simplifions les usages : nous maintenons les deux dénominations classiques GL et GB. G désigne désormais cequenousestimonsêtre le grec le plus ancien, le texte éclectique G✳. 59 J.W. WEVERS, “Principles of Interpretation Guiding the Fourth Translator of the Book of the Kingdoms (3 K. 22:1 - 4 K. 25:30)”, CBQ 14 (1952), 46. 60 Le codex Venetius a la leçon ἔως. 61 W. KAPPLER (ed.), SeptuagintaIX,1.Maccabaeorumliber1 (Göttingen 1936), 123.

56

PREMIÈRE PARTIE

Il faudra voir si la tendance générale va dans le sens d’une dramatisation de la scène (selon M) ou d’une simplification (G), pour déterminer lequel réagit par rapport au modèle précédent. Montgommery interprète comme « précaution théologique » l’ajout du ὡς par G62. Si Wevers pense que la présence de ὡς en G « trahit une influence hellénistique reflétée dans le refus du parti sadducéen d’une vie après la mort »63, Schmitt affirme cependant qu’une évolution interne à la foi juive ancienne suffit à expliquer l’apparition de cette « distanciation » introduite dans la foi en l’enlèvement (Entrükungsglauben), même s’il l’estime plus tardive64. Mais de telles représentations de l’évolution de la pensée biblique comportent toujours un risque de projection d’une Aufklarung religieuse sur le monde antique par les exégètes modernes. Ainsi, le Targum65 a une forme d’expression directe ‫שמיא לצית יוי‬ ‫ית אליה בעלעולא‬. ‫ לצית‬est un adverbe directionnel qui ne donne aucun caractère métaphorique à la montée au ciel66. L’expression plus « mythologique » peut tout aussi bien être du côté de la tradition plus tardive, sans qu’il faille pour autant y voir une régression religieuse. Seule une analyse de la conception globale des deux versions du texte biblique permettra de trancher dans un sens ou dans l’autre. S’il est vrai que G est le reflet d’un état antérieur et original du texte hébraïque, sa Vorlage devait contenir ‫כשמים‬, au lieu de ‫השמים‬. 2,1 : GB a la leçon ἐξ Ἰερειχώ, tandis que GL a ἐκ Γαλγάλων, qui correspond à l’hébreu (‫)הגִּ ְלגָּ ל‬. ַ Nous avons opté en faveur d’une leçon originale conservée par GB. Plusieurs raisons motivent ce choix : – En Annexe 2, nous avons reproduit le manuscrit Vaticanus, qui contient les deux leçons : la plus originale semble bien Ἰερειχώ, qui a fait l’objet d’une surcharge, grattée ultérieurement, et d’une correction marginale, avec Γαλγάλων. 62 “Theological caution”: J.A. MONTGOMERY, TheBooksofKings (ICC – Edinburgh 1951), 356. 63 J. W. WEVERS, Ibid., 46. 64 A. SCHMITT, Entrückung – Aufnahme – Himmelfart (FB 10; Stuttgart 1973), 151. 65 A. SPERBER, TheBibleinAramaicII (Leiden 1959), 273. 66 Traduit: “The Lord’s taking up Elijah in the whirlwind toward the heavens” par D.J. HARRINGTON – A.J., SALDARINI, TheAramaicBible10:TargumJonathanof theFormerProphets(Edinburgh 1987), 266.

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– Andres Piquer, Pablo Torijano et Julio Trebolle Barrera ont noté un comportement semblable ailleurs, observant, au terme d’une série de comparaisons de noms propres, « les transcriptions présentes en B que, selon Rahlfs, l’éditeur L a substitué avec des traductions correspondantes67. » – La tradition éthiopienne, qui contient souvent des leçons préhexaplaires, soutient cette leçon. – Le troisième principe de Paul de Lagarde (« Quand deux leçons sont concurrentes, que l’une suit M et que l’autre ne peut s’expliquer que par un original différent, il faut préférer la seconde ») incline en ce sens. Pour ces raisons, il nous parait plus vraisemblable de penser à une Vorlage hébraïque de G différente (‫)מיריחו‬. GB garderait alors la leçon originale « Jéricho », tandis que les Hexaples auraient contaminé presque toute la tradition. 2,2 : selon GB, Élie dit à Élisée : ὁ θεὸς ἀπέσταλκέν με tandis qu’en GL, l’expression est : Kύριος ἀπέσταλκέ με. M ayant le tétragramme divin, la formule ὁ θεὸς de GB est certainement archaïque, tandis que celle de GL est recensée sur l’hébreu et sa vénération sacrée du Nom divin. Mais il n’est pas nécessaire ici de postuler une Vorlage différente. 2,3 : dans les témoins GL, on ne trouve la clausule Καί γε ἐγὼ ἒγνων· σιωπᾶτε que chez Théodoret. Elle serait à maintenir car VL vient à l’appui (« et ego scio; tacete », L91-95), mais elle comporte cependant la fameuse marque de la recension καίγε. Ce pourrait être une contamination tardive du texte antiochien par un élément venant de G majoritaire. La formule de GB : Kἀγὼ ἔγνωκα, σιωπᾶτε a dès lors plus de chance d’être originale. 2,7 : tandis que l’hébreu a deux verbes ‫ה ְלכוּ וַ יַּ ַע ְמדוּ‬, ָ ainsi que GL ἦλθον καὶ ἔστησαν, GB n’a pas ἦλθον. Selon Schmitt, GB omet de traduire un élément jugé peu utile68. Nous verrons que, faisant nombre avec d’autres petites modifications du lieu de la scène, nous préférons voir en GB la version originale et considérer GL comme une interpolation hexaplaire. 67 A. PIQUER – P. TORIJANO – J.C. TREBOLLE BARRERA, “Septuagint Versions, Greek Recensions and Hebrew Editions…”, 268. 68 A. SCHMITT, Entrückung–Aufnahme–Himmelfart, 53.

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PREMIÈRE PARTIE

2,9 : ‫ ִפּי ְשׁנַ יִ ם‬traduit en GB par διπλᾶ est probablement un alignement sur l’expression identique en Dt 21,17, que tous les témoins grecs traduisent par διπλᾶ. δισσῶς en GL semble donc plus original, non aligné. Étant un hapax dans la Bible grecque, il n’est pas possible de déterminer s’il faut supposer une Vorlage hébraïque différente. Elle ne s’impose pas. 2,11 : – GB comporte un singulier ἵππος πυρὸς, là où M et GL ont un pluriel (‫סוּסי ֵאשׁ‬ ֵ – ἵπποι πυρὸς). Une simple erreur de transmission suffirait peut-être à expliquer la présence d’un ς en GB au lieu d’un ι (GL correspondant à M), d’autant que l’attestation est isolée dans la tradition manuscrite et non confirmée par VL69. La préférence pour la leçon la plus divergente, selon le principe de Lagarde, conduit à choisir le singulier ἵππος de GB, qui est renforcé par le singulier du verbe διαστέλλω (cf. note suivante). Le pluriel de GL semble donc encore être le résultat d’une recension sur l’hébreu. Des raisons littéraires, que nous détaillerons plus loin, inclinent aussi en ce sens. – Là où l’hébreu a un verbe au pluriel ‫ «( וַ יַּ ְפ ִרדוּ‬ils séparèrent »), GB a διέστειλεν (singulier), tandis que les témoins GL ont διεχωρησεν (singulier) ou διεχωρησαν (pluriel). Des témoins hexaplaires (A) ont διέστειλαν (pluriel). Il nous a semblé préférable de retenir le singulier διέστειλεν. Une atticisation ou clarification du verbe aurait conduit à le remplacer par διαχωρέω. M ayant un pluriel, la recension hexaplaire a adapté le verbe διαστέλλω avec un pluriel, suivi par d’autres témoins qui ont aussi corrigé διαχωρέω. La conjugaison de ce verbe est cohérente avec l’écriture au pluriel ou au singulier d’ἵππος (cf. note précédente). – Tandis que M a ‫ עלה( וַ יַּ ַעל‬à l’inaccompli qal ou au hiphil)70, G a ἀνελήμφθη (indicatif aoriste passif de ἀναλαμβάνω). Le verbe est au passif en G, Élie subit l’action, il est enlevé au ciel, alors qu’en M, le verbe est à l’actif, Élie est l’acteur, c’est lui-même qui monte au ciel. John Gray propose de reconstruire la Vorlage de G avec une forme verbale au hophal (‫)ויועל‬71. Schmitt émet l’hypothèse qu’elle comportait un ‫ את־‬après ‫וַ יַּ ַעל‬, interprété comme un hiphil dont le sujet 69 LUCIFER DE CAGLIARI : « currus igneus et equi ignei », Luciferi Calaritani opera (CCL 8 ; Turnhout 1978), 36. 70 La même forme ‫ וַ יַּ ַעל‬peut aussi bien être le hiphil que le qal de ‫ עלה‬en forme apocopée (wahiqtol). 71 J. GRAY,I&IIKings(OTL ; London 19702), 473.

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implicite est Dieu, et avant « Élie », qui devient alors le complément d’objet du verbe et non plus le sujet72. La critique textuelle seule ne permet pas de déterminer laquelle des deux versions est secondaire. Nous y reviendrons lors de l’analyse littéraire. 2,12 : la parole d’Élisée Πάτερ, πάτερ, ἅρμα Ισραηλ καὶ ἱππεὺς αὐτοῦ ne figure que dans Théodoret parmi les témoins GL. VL a « Pater, pater, agitator Israël. » Matthieu Richelle suppose que la Vorlage hébraïque de G, atteignable par Lucifer de Cagliari, est ‫אבי אבי‬ ‫( רכב ישׂראל‬en supprimant ‫ופרשׁיו‬, introduit par harmonisation avec 2 R 13,14, donc sans καὶ ἱππεὺς αὐτοῦ)73. Mais Richelle ne mentionne pas qu’hormis Lucifer de Cagliari, les autres témoins de VL (L91-95) ajoutent encore l’expression « cui me dereliquisti », dont nous ne savons pas d’où elle provient. Elle peut être une glose latine ou laisser supposer une Vorlage hébraïque plus longue74. Aucun témoin grec n’omettant καὶ ἱππεὺς αὐτοῦ, nous considérons que la formule est à maintenir. Notons encore que là où GB a le singulier καὶ ἱππεὺς αὐτοῦ, M a un pluriel (‫)וּפ ָר ָשׁיו‬. ָ ‫ ָפּ ָרשׁ‬au pluriel se trouve 14 fois en Samuel et Rois. Hormis les deux mentions identiques de 2 R 2,12 ; 13,14, le mot au pluriel en hébreu est toujours traduit en grec par ἱππεύς au pluriel (sauf en 1 R 21,20). Il est difficile de justifier une Vorlage différente ici pour G et M, puisqu’un pluriel peut se traduire par un collectif 75. Mais dans la cohérence narrative propre à chaque témoin, il n’est pas anodin que G ait un singulier. 2,13.14 : – La leçon de M est : ‫ת־א ֶדּ ֶרת ֵא ִליָּ הוּ ֲא ֶשׁר נָ ְפ ָלה ֵמ ָע ָליו‬ ַ ‫ «( וַ יָּ ֶרם ֶא‬et il releva le manteau d’Élie qui était tombé de derrière lui » : 2,13). La leçon de GB diffère : καὶ ὕψωσεν τὴν μηλωτὴν Ἠλειοὺ ἣ ἔπεσεν 72 A. SCHMITT,Entrückung–Aufnahme–Himmelfart(FB 10; Stuttgart 1973), 58-59. 73 Cf. M. RICHELLE, « Élie et Élisée, Auriges en Israël : une métaphore militaire oubliée en 2 R 2,12 et 13,14 » RB 117 (2010), 321-336. 74 A. HERNÁNDEZ,LasglosasmarginalesdelaVetusLatinaenlasbibliasvulgatas españolas :1-2Reyes (TECC 49 ; Madrid 1992), 123. Ces gloses marginales peuvent parfois être l’indication d’autres leçons à partir d’autres manuscrits et refléter la VetusLatina la plus ancienne et, de là, le grec le plus ancien : cf. A. SCHENKER, „Der Platz der altlateinischen Randlesarten des Kodex von León und der Valvanera-Bibel in der biblischen Textgeschichte (1-4 Kgt)“, Der Antiochenische Text der SeptuagintainseinerBezeugungundseinerBedeutung (ed. S. KREUZER – M. SIGISMUND) (DSI 4; Göttingen 2013), 199-210. 75 A. SCHMITT,Entrückung–Aufnahme–Himmelfart(FB 10; Stuttgart 1973), 48.

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PREMIÈRE PARTIE

ἐπάνωθεν Ἐλεισαῖε (« et il releva le manteau d’Élie qui était tombé au-dessus d’Élisée »). Après ἐπάνωθεν, G a en plus le nom « Élisée ». Le mot ‫ ֵמ ָע ָליו‬recèle une ambigüité en M avec son pronom personnel non explicité : ce pourrait être le manteau qui était tombé sur lui (Élisée) ou qui était tombé de lui (Élie). Une expression presqu’identique se retrouve au verset 14 (seul le verbe initial change : ‫ – וַ יִּ ַקּח‬ἔλαβεν au lieu de ‫ – וַ יָּ ֶרם‬ὕψωσεν). Selon Hobbs, « MT implique clairement que le vêtement est tombé d’Élie76. Cependant, G lit comme si le vêtement était tombé sur Élisée. C’est probablement un autre exemple d’interprétation exégétique anticipant le commentaire des fils de prophètes au v. 1577. » Que le changement soit à porter au compte de G est objet de discussion, nous y reviendrons. Les deux représentations de la scène sont les suivantes : pour G, Élisée se dégage du manteau qui est tombé sur lui tandis que pour M, Élisée ramasse au sol le manteau qui s’est détaché des épaules d’Élie lors de son ascension dans la tempête. Il n’est pas pour autant indispensable de supposer une Vorlage de G différente de M. C’est le contexte narratif d’ensemble de G et M qui modifie la perception de la scène du manteau. TJ se représente la scène comme M, à l’inverse de G : ‫ שושפא דאליה דנפלת מניה‬78 (« le manteau d’Élie qui était tombé de lui »), la préposition ‫ מן‬indiquant l’origine, la provenance. Notons encore que nous avons ici un des signes les plus nets du caractère recensionnel de GL sur ce passage et de la meilleure conservation du grec ancien par GB. Avec sa leçon καὶ ἀνείλατο τὴν μηλωτὴν Ἠλίου ὁ Ἐλισσαῖε τὴν μεσοῦσαν ἐπάνωθεν αὐτοῦ, GL obtient une formule hybride : il rajoute le nom d’Élisée, conformément à son habitude déjà repérée plusieurs fois, mais il a l’ordre des mots et la logique de la phrase de M. – Le syntagme καὶ ἐπέστρεψεν Ἐλισσαῖε καὶ ἔστη que l’on trouve en GL, semble aussi une recension sur l’hébreu (‫)וַ יָּ ָשׁב וַ יַּ ֲעמֹד‬, tandis que GB a seulement καὶ ἔστη, qui paraît plus original. 76 Toutes les traductions modernes d’ailleurs traduisent ainsi : « le manteau qui était tombé des épaules d’Élie (TOB) », « le manteau d’Élie, qui avait glissé (BJ) », « Elijah‘s cloak that had fallen from him » (NIV), « hob er den Mantel auf, der Elija entfallen war » (EIN), « raccolse il mantello, che era caduto a Elia » (CEI). 77 T.R. HOBBS, 2Kings(WBC 13; Waco 1985), 15. L’anticipation du v. 15 ici, dans la pensée de l’auteur, cela signifie que les fils de prophètes interprèteraient le manteau qui tombe sur Élisée comme un symbole de l’esprit d’Élie qui vient reposer sur Élisée 78 A. SPERBER, TheBibleinAramaic.II (Leiden 1959), 274.

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2,14 : – Les trois Ἐλισσαῖε en GL semblent une précision ajoutée pour la clarté du sens. GB a Ἐλεισαῖε à la fin seulement, ce qui est plus vraisemblablement original. – Après ἐπάταξε τὰ ὓδατα (GL) ou ἐπάταξεν τὸ ὕδωρ (GB), GL a en plus καὶ οὐ διῃρέθη. Ce « plus » est attesté aussi par la Vulgate qui traduit : « percussit aquas, et non sunt divisae ». La différence s’explique au niveau textuel par une harmonisation du côté de M avec la même action d’ouverture des eaux, faite par Élie aux versets 7 et 879. L’analyse littéraire apportera d’autres arguments en ce sens. – Pour la suite du verset, nous suivons la reconstitution du grec ancien de Trebolle Barrera, auquel nous empruntons le tableau suivant80 : GL καὶ εἶπεν Ἐλισσαῖε Ποῦ δὴ ἐστὶν ὁ θεὸς Ἠλίου ἀφφώ ; ( ?) καὶ οὕτως ἐπάταξε τὰ ὕδατα καὶ διῃρέθη καὶ ἐπάταξεν Ἐλισσαῖε τὰ ὕδατα ἐκ δευτέρου, καὶ διῃρέθη τὰ ὕδατα, καὶ διῆλθεν διὰ ξηρᾶς.

GB

TM

καὶ εἶπεν ‫אמר‬ ַ ֹ ‫וַ יּ‬ Ποῦ ὁ θεὸς Ἠλειοὺ ‫ֹלהי ֵא ִליָּ הוּ‬ ֵ ‫ַאיֵּ ה יְ הוָ ה ֱא‬ ‫ַאף־הוּא‬ ἀφφώ; καὶ ἐπάταξεν τὰ ὕδατα, ‫ת־ה ַמּיִם‬ ַ ‫יַּכּה ֶא‬ ֶ ַ‫ו‬ ‫וַ יֵּ ָחצוּ‬ καὶ διερράγησαν ἔνθα καὶ ἔνθα· ‫ֵהנָּ ה וָ ֵהנָּ ה‬

καὶ διέβη Ἐλεισαῖε.

‫ישׁע‬ ָ ‫וַ יַּ ֲעבֹר ֱא ִל‬

La question Ποῦ δὴ ἐστὶν ὁ θεὸς Ἠλίου ἀφφώ; ne se trouve en GL que chez Théodoret. Elle est attestée cependant par un témoin VL (Am Ps 37), et l’expression ἀφφώ est une translittération de l’hébreu ‫אף־הוּא‬. ַ GL contient une « double lecture », il accumule les leçons du grec ancien et celles de la recension καίγε. ‫ ַאף־הוּא‬serait d’abord translittéré (ἀφφώ) puis traduit aussitôt après par καὶ οὕτως. En M, le tétragramme divin est probablement ajouté, pour compenser l’expression peu ‘orthodoxe’ « le dieu d’Élie », car il ne figure ni en G ni en VL81. 79

A. SCHMITT,Entrückung–Aufnahme–Himmelfart(FB 10; Stuttgart 1973), 64. J.C. TREBOLLE BARRERA, CentenainLibrosSamuelisetRegum (Madrid 1986), 162. Mais nous rétablissons le texte grec de GL et GB des éditeurs que nous suivons depuis le début. Pour M, à la place de la translittération, nous avons préféré les caractères hébraïques. 81 H.-J. STIPP,Elischa–Propheten–Gottesmänner (Verlag 1987) (ATSAT 24), 49. Même ajout du côté de M en 1 R 19,10.14 : ‫ֹלהי ְצ ָבאוֹת‬ ֵ ‫ – יְהוָ ה ֱא‬τῷ κυρίῳ παντοκράτορι. 80

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PREMIÈRE PARTIE

Un autre exemple de « double lecture » suit : ἀφφώ καὶ [οὕτως] ἐπάταξε τὰ ὕδατα καὶ διῃρέθη est la leçon recensée tandis que la seconde lecture de GL est celle du grec ancien : καὶ ἐπάταξεν Ἐλισσαῖε τὰ ὕδατα ἐκ δευτέρου, καὶ διῃρέθη τὰ ὕδατα, καὶ διῆλθεν διὰ ξηρᾶς82. Dans notre texte grec reconstitué, nous avons donc omis le premier membre. 2,15 : – L’absence en GL du καὶ entre οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν et οἱ ἐν Ἰεριχὼ, que l’on trouve en GB, semble une suppression due à une recension sur M. Le καὶ correspondant à un ‫ ו‬en hébreu est vraisemblablement tombé au cours de la transmission par attraction avec les expressions proches des versets 3 (οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν οἱ ἐν Βαιθὴλ) et 5 (οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν οἱ ἐν Ἰεριχώ), tandis que l’ajout de ce καὶ serait difficile à concevoir. Nous verrons que sa présence ou son absence appartient à deux représentations différentes de la scène. – GB a le pronom personnel αὐτὸν désignant Élisée, en début de phrase, juste après καὶ εἶδον, ce que n’a pas GL. GL par contre a en plus le participe ἀναστρέφοντα après ἐξ ἐναντίας et le pronom personnel αὐτὸν ensuite, à cet endroit. Là aussi une différence de représentation de la scène est impliquée dans ces modifications. Celle de GB est ici harmonisée avec celle de M. 2,16 : – Là où GL a μήποτε ἦρεν αὐτὸν (indicatif aoriste actif 3e personne du singulier de αἴρω), GB a μήποτε εὗρεν αὐτὸν (indicatif aoriste actif 3e personne du singulier de εὑρίσκω). Les deux verbes grecs sont trop différents pour qu’un phénomène de traduction suffise à expliquer la différence. M a ‫פּן־נְ ָשׂאוֹ‬, ֶ auquel GL correspond exactement. Sur les 93 occurrences de ‫ נָ ָשׂא‬en 1-2 S et 1-2 R, le verbe est traduit 56 fois par αἴρω, 10 fois par λαμβάνω, 9 fois par ἐπαίρω, 2 fois par φέρω, 1 fois par βαστάζω, 1 fois par ὑψόω et 4 fois il n’a pas d’équivalent en grec (1 S 17,20.41 ; 1 R 10,22 ; 2 R 5,1). Jamais ‫ נָ ָשׂא‬n’est traduit par εὑρίσκω. cf. P. HUGO, “Text and Literary History: The case of 1 Kings 19 (MT and LXX)”, 2021. Mais la comparaison entre 2 R 2,14 et 1 R 19,10.14 suggère que ce n’est pas ‫ֹלהי‬ ֵ ‫ֱא‬ mais ‫ יְ הוָ ה‬qu’ajoute M. 82 L’édition de doublets est une tendance fréquente de GL : A. PIQUER – P. TORIJANO – J.C. TREBOLLE BARRERA, “Septuagint Versions, Greek Recensions and Hebrew Editions…”, 264-267: “Doublets in the L Text.”

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Dans ces mêmes livres, les 93 mentions d’εὑρίσκω correspondent à ‫מ ָצא‬, ָ sauf en 1 R 15,18 (‫)יָתר‬ ַ et en 1 S 26,18 ; 1 R 13,11 ; 2 R 8,1 ; 23,3, où il n’a pas d’équivalent83. En 2 R 2,16, la Vorlage de G devait donc se lire : ‫פן־מצאו‬. Une différence intentionnelle d’ordre littéraire sera confirmée par d’autres données. – Après ἔρριψεν αὐτὸν, GB a la leçon ἐν τῷ Ιορδάνῃ ἢ (absent de GL). Cette expression n’existant pas chez M, son absence est donc à interpréter comme une recension de GL. L’explication la plus plausible nous paraît être une suppression par M de la mention du Jourdain, présente dans la Vorlage de G, en cohérence avec une représentation différente de la scène d’ensemble. 2,18 : GL a une leçon longue (ἀνέστρεψαν πρὸς αὐτόν, καὶ Ἐλεισαῖε ἐκάθητο ἐν Ἰεριχὼ), tandis que GB a seulement καὶ αὐτὸς ἐκάθητο ἐν Ιεριχω. Or la leçon longue suit de près M auquel elle ajoute le sujet « Élisée » (‫)וַ יָּ ֻשׁבוּ ֵא ָליו וְ הוּא י ֵֹשׁב ִבּ ִיריחוֹ‬. Les différences de GL apparaissent ici comme une recension sur M et l’ajout d’« Élisée » pour la clarté du sens ; la Vorlage de G ne comprenait probablement pas ‫וַ יָּ ֻשׁבוּ ֵא ָליו‬. 1.2.3 Analyse de la cohérence narrative propre à G et M. 1.2.3.1 Construction de l’action du texte La description de l’événement central du récit répond à une organisation narrative différente en M et G. Les verbes désignant la disparition d’Élie et leur répartition ne sont pas identiques : 2,1 : ἀνάγειν – ‫( ְבּ ַה ֲעלוֹת‬hiphil infinitif construit) < narrateur 2,3.5 : λαμβάνει – ‫( ל ֵֺק ַח‬participe qal) < les fils de prophètes 2,9 : ἀναλημφθῆναί με ἀπὸ σοῦ – ‫( ֶא ָלּ ַקח ֵמ ִע ָמְּך‬inaccompli niphal) < Élie 2,10 : ἀναλαμβανόμενον ἀπὸ σοῦ – ‫( ֻל ָקּח ֵמ ִא ָתְּך‬qal pass part) < Élie 83 Les calculs d’occurrences sont faits pour l’hébreu à partir d’un moteur de recherche. Mais les résultats en grec sont corrigés à chaque fois pour qu’ils correspondent à GL d’après N. FERNÁNDEZ MARCOS – M.V. SPOTTORNO DIAZ-CARO – J.M. CAÑAS REÍLLO (ed.), Indicegriego-hebreodeltextoantioquenoenloslibroshistóricos. Volumen1 : índicegeneral (TECC 75/1 ; Madrid 2005).

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PREMIÈRE PARTIE

2,11 : καὶ ἀνελήμφθη Ηλιου – ‫( וַ יַּ ַעל ֵא ִליָּ הוּ‬inaccompli qal ou hiphil) < narrateur 2,16 : μήποτε εὗρεν αὐτὸν πνεῦμα κυρίου –‫רוּח יְ הוָ ה‬ ַ ‫ֶפּן־נְ ָשׂאוֹ‬ (qal accompli) < fils des prophètes. 2,15-18 étant la réaction des fils des prophètes, le récit de la disparition d’Élie comme tel s’achève au verset 14. À l’intérieur de ce récit, entre les versets 1 à 14, G utilise trois verbes : ἀνάγω ; λαμβάνω ; ἀναλαμβανόμαι (passif), tandis que M en a deux : ‫ עלה‬et ‫( לקח‬formes active et passive). G est construit comme une progression, allant du départ banal (ἀνάγω) jusqu’à l’assomption (ἀναλαμβανόμαι) tandis que M fait une inclusion de 2,1 à 2,11 (‫)עלה‬84. Alors que le récit de G est ouvert sur les versets suivants, le récit de M referme cette première partie sur elle-même en en faisant une petite unité narrative autosuffisante. La focalisation sur l’événement de la disparition d’Élie comme telle est dès lors nettement accentuée. D’autant que l’inclusion de 2,1 à 2,11 met en relief l’initiative d’Élie : Dieu est le sujet de ‫ עלה‬au hiphil (avec un sens factitif) en 2,1 et Élie le destinataire de l’action, ainsi qu’en 2,3.5.9.10, tandis qu’en 2,11, Élie est le sujet de l’action de ‫עלה‬ au qal ou au hiphil : c’est lui-même qui monte au ciel. G et M en 2,1.3.5.9.10 ont le même rapport Dieu actif / Élie passif dans l’expression de son départ. Or en 2,11, tandis que G a le passif ἀνελήμφθη, ce qui rend Élie destinataire passif d’une action qui s’accomplit en lui, en harmonie avec les mentions précédentes, M a ‫ עלה‬au qal ou au hiphil et c’est Élie qui en est le sujet. En M, Élie a comme mérité sa propre fin exceptionnelle. 1.2.3.2 Lieu de la scène Le lieu où se déroule la scène n’est pas exactement le même en G et M : – En 2,1, pour G, Élie et Élisée quittent Jéricho (καὶ ἐπορεύθη Ηλιου καὶ Ελισαιε ἐξ Ἰερειχώ), tandis qu’ils quittent Gilgal pour M (‫ן־הגִּ ְלגָּ ל‬ ַ ‫)מ‬. ִ 84 L’inclusion en M entre 2,1 et 11 est plus large que le verbe, elle porte sur toute la proposition. Sur le goût du TM pour les constructions en inclusion, au service d’une structure concentrique, cf. Ph. HUGO, Lesdeuxvisagesd’Élie (OBO 217 ; Fribourg 2006), 191-192 ; 249 ; 322.

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– En 2,6, GL a la leçon ἕως τοῦ Ιορδάνου, tandis que GB a ἕως εἰς τὸν Ἰορδάνην. Les deux constructions offrent-elles un sens différent ? La nuance n’est pas toujours perceptible. Pourtant, le dictionnaire Bailly distingue pour ἕως, dans la section B, l’« adverbe-préposition avec idée de lieu ou de temps », qui comprend, en I. 1, l’utilisation « avec le gen. jusqu’àcepoint,jusqu’àcemoment » (référence à Mt 1,24 ; 5,25) ; et en I. 2, « ἕως εἰς », qui signifie « jusque vers, jusqu’à » (référence à Lv 23,14 ; 1 M 2,58 ; Lc 24,50), avec une idée de lieu. Alors que ἕως εἰς + acc. indique une direction générale avec l’idée de mouvement, ἕως + gen indique plutôt le point à atteindre. S’il n’est pas possible de se prononcer en faveur de l’une ou l’autre pour des seules raisons de critique textuelle, la représentation d’ensemble du mouvement de la scène conduit à privilégier ἕως τοῦ Ιορδάνου (GL), où la scène se passe au Jourdain même et à considérer ἕως εἰς τὸν Ἰορδάνην (GB) comme une adaptation à l’hébreu. L’existence d’une Vorlage différente est impossible à établir et n’est pas même nécessaire : la tournure hébraïque du ‫ ה‬directionnel (‫)היַּ ְר ֵדּנָ ה‬ ַ est très souple et se prête aux deux traductions grecques. Mais il semble bien cependant que la locution de GB soit en cohérence avec la situation de la scène du départ d’Élie au-delà du Jourdain (dans sa direction, à partir de Jéricho), comme en M, tandis qu’en GL la scène se déroule au Jourdain même, comme les autres éléments suivants le montrent : – En 2,7, tandis que les fils de prophète sont déjà à Jéricho (v. 5), ils se préparent à assister à la scène. En M, ils font un déplacement pour se rendre à un point d’observation, mais le grec ancien n’a pas ce mouvement : il leur suffit de se tenir à Jéricho. – En 2,13, après avoir recueilli le manteau d’Élie qui vient de disparaître, le récit se poursuit ainsi, selon GB : « καὶ ἔστη ἐπὶ τοῦ χείλους τοῦ Ιορδάνου », et selon M et GL « ‫ל־שׂ ַפת ַהיַּ ְר ֵדּן‬ ְ ‫ – וַ יָּ ָשׁב וַ יַּ ֲעמֹד ַע‬καὶ ἐπέστρεψεν [Ελισαιε] καὶ ἔστη ἐπὶ τοῦ χείλους τοῦ Ιορδάνου ». M et les témoins grecs alignés sur lui comportent un mouvement de retour d’Élisée pour se rendre sur les rives du Jourdain, qui n’existe pas en grec ancien. Trebolle Barrera a bien observé ce changement, qu’il interprète comme le résultat de l’insertion de l’épisode des « fils de prophète » (versets 15-18). Pour qu’ils aillent chercher Élie, il faut que la scène de son départ se passe à une certaine distance du Jourdain. La modification du verset 13 est mise en relation avec celle des versets 7a et 15 où GL a ἀναστρέφοντα αὐτὸν (Élisée se retournant), absent de GB.

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Ces deux insertions auraient pour but d’intégrer l’intervention finale des fils des prophètes dans le récit original où ils ne figuraient pas85. Mais nous pourrions objecter que cette lecture suppose que le témoin du grec ancien soit GL alors qu’il correspond exactement à M et que GB contient une leçon originale. De plus, si trois modifications sont traitées ici conjointement, elles ne sont pas mises en relation avec toutes les autres différences textuelles participant à une même transformation narrative. D’après les leçons que nous considérons comme originales, Élisée est donc déjà sur les rives du Jourdain au moment de l’enlèvement d’Élie pour G, tandis qu’il doit faire un mouvement de retour pour s’y rendre selon M – ils sont allés au-delà vers l’est. – En 2,16, les fils de prophète demandent à envoyer des serviteurs pour tenter de retrouver Élie disparu et font des hypothèses sur le lieu où il pourrait se trouver : « dans le Jourdain, sur une des montagnes ou dans une des vallées », selon G. M n’a pas la clausule « dans le Jourdain ». Ce qui concorde avec le manque relevé ci-dessus au verset 13 : l’enlèvement d’Élie a lieu sur le bord du Jourdain selon G et au-delà, vers l’est, selon M. – En 2,18, après avoir cherché sans succès Élie disparu, les hommes partis à sa recherche viennent trouver Élisée qui est demeuré à Jéricho : « αὐτὸς ἐκάθητο ἐν Ιεριχω ». G n’a pas d’autre précision avant ce membre de phrase tandis que M a, avant « ‫» וְ הוּא י ֵֹשׁב ִבּ ִיריחוֹ‬, « ‫( » וַ יָּ ֻשׁבוּ ֵא ָליו‬certains manuscrits grecs ont aussi l’addition « καὶ ἀνέστρεψαν πρὸς αὐτόν »). En G, du lieu où est Élisée, il peut suivre les recherches d’Élie et les hommes partis à la recherche peuvent directement s’adresser à lui. Les recherches ont donc lieu à un endroit proche de Jéricho, dans la zone du Jourdain précisément. En précisant « et ils revinrent vers lui », M suggère qu’ils sont partis plus loin et doivent entreprendre un mouvement de retour pour revenir à Élisée, à Jéricho. Chacune de ces modifications est légère mais les 6, réparties sur 18 versets, sont cohérentes entre elles, susceptibles de créer une logique narrative propre à chacune des deux versions du texte. Tout se passe auprès de Jéricho, au bord du Jourdain pour G, tandis que pour M, le mouvement est plus complexe : Élie et Élisée s’engagent d’abord vers Gilgal, cette fameuse vallée qui se dirige vers Ébal et Garizim (Dt 11,30) où s’est faite la première entrée en 85

J.C. TREBOLLE BARRERA, CentenainLibrosSamuelisetRegum (Madrid 1986), 161.

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Terre promise sous l’égide de Josué. De là, ils se rendent vers la direction du Jourdain, à l’est. L’ascension d’Élie se passe au-delà des rives du Jourdain, symboliquement en dehors de la Terre promise. Élie et Élisée ont fait ensemble le chemin inverse à celui de Josué et du peuple de Dieu. Quand Élisée fait à nouveau seul le trajet dans l’autre sens, sa traversée apparait comme un retour en Terre promise. Ainsi, l’ensemble des données donne l’impression d’une construction narrative plus élaborée en M, dessinant intentionnellement un riche symbolisme. 1.2.3.3 Élie est-il mort ? Son enlèvement au ciel est-il réel ou imagé ? Nous avons vu que l’expression ὡς εἰς τὸν οὐρανόν des témoins grecs en 2,1 et 11, traduite fidèlement par « quasi in caelum » en VL, n’entraîne pas la même interprétation de la scène que M, où Élie monte physiquement au ciel. L’absence de l’élément de comparaison en M donne à la scène un caractère plus réaliste et spectaculaire tandis que sa présence en G rendent plus évasives les conditions de la disparition d’Élie. À cela s’ajoutent les deux traditions textuelles en 2,16 : le remplacement de ‫ מצאו‬en ‫ נשאו‬par M (correspondant respectivement à εὗρεν et ἦρεν des témoins grecs) substitue, à une expression anthropomorphique sur l’esprit du Seigneur (il va « chercher » Élie et le déplace en G), un verbe accentuant l’aspect d’enlèvement mystérieux du départ d’Élie. Il y a donc deux traditions textuelles anciennes. Pour l’une (G), la disparition d’Élie est un phénomène relativement banal : il est enlevé de la vue d’Élisée, commesi un nuage l’avait dérobé à ses regards, ce qui n’exclut pas sa mort plus tardive à une date et un lieu inconnus. Ce peut même être une description imagée de sa mort, un « euphémisme annonçant sa mort »86. L’autre (M) représente la disparition d’Élie comme une véritable ascension au ciel, ce qui rend la scène beaucoup plus prodigieuse et réaliste. Il est intéressant de noter que cette dualité de représentations se retrouve dans toute la tradition juive. 86 Cf. A. SCHMITT, Entrückung-Aufnahme–Himmelfart(FB 10; Stuttgart 1973), 110, „Eine euphemistische Kundgabe seines Todes.“ L’auteur montre que le verbe ‫ עלה‬est utilisé pour décrire la mort en Qo 3,21 ;12,7 ; Ps 102,25 (p. 101).

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Si 48,9, en faisant mémoire de la vie d’Élie, décrit ainsi sa fin : « Toi qui fus emporté dans un tourbillon de feu sur un char aux chevaux de feu (ὁ ἀναλημφθεὶς ἐν λαίλαπι πυρὸς ἐν ἅρματι ἵππων πυρίνων). »

Qu’il parte au ciel n’est pas mentionné. Et à nouveau en 48,12, pour introduire l’éloge d’Élisée (« lorsqu’Élie fut recouvert d’un tourbillon (ἐν λαίλαπι ἐσκεπάσθη), Élisée fut rempli de son esprit »), c’est le fait qu’Élie soit dissimulé par une nuée qui est souligné plus que le caractère proprement merveilleux de l’événement. Flavius Josèphe raconte la scène en ces termes : « Dans le même temps, Élie fut enlevé d’entre les hommes (Ἠλίας ἐξ ἀνθρώπων ἠφανίσθη) et personne, jusqu’à ce jour, n’a su quelle avait été sa fin (αὐτοῦ τὴν τελευτήν) ; il laissa pour disciple Élisée, comme nous l’avons montré plus haut. Mais au sujet d’Élie, comme d’Hénok, qui vécut avant le déluge, il est écrit dans les livres saints qu’ils devinrent invisibles (γεγόνασιν ἀφανεῖς) ; personne, toutefois, n’a su quelle avait été leur mort (θάνατον δʹαὐτῶν) » (AntiquitésJuives IX 2,2 § 28)87.

Certes, Josèphe a une « tendance rationaliste », pour faire admettre le judaïsme dans la culture romaine88. Ne pas parler du ciel où monte Élie le rattache cependant aussi à une tradition plus large qui atténue l’élément merveilleux de sa fin89. Il devient simplement invisible, et le mot « mort » (θάνατον) est même appliqué à sa disparition. Le Talmud connaît différentes nuances de tradition. En b Sukka, Rabbi Yosé déclare : « Ni Moïse ni Élie ne sont montés au ciel ». « Il semble qu’il y a eu une opposition à l’idée qu’Élie est monté au ciel déjà avant les temps tannaïtes »90. À l’inverse, « dans ‘Eruvin 45a, il est supposé qu’Élie “demeure dans les hauteurs”, qui renvoie au ciel ou aux alentours91. » 87

FLAVIUS JOSÈPHE, LesAntiquitésjuives IV, (ed. et trad. E. NODET) (Paris 2005),

136. 88

L.H. FELDMAN, “Josephus’ Portrait of Elijah”, SJOT 8 (1994), 82: “One major goal of Josephus’ re-translation, so to speak, of the Bible is to provide better motivation and to increase the plausibility of events that are described in the Septuagint version.” 89 J.D. TABOR, “Returning to the Divinity. Josephus’s Portrayal of the Disappearances of Enoch, Elijah, and Moses”, JBL 108 (1989), 225-238. 90 K. HEDNER-ZETTERHOLM, “Elijah and the Books of Kings in Rabbinic Literature”, The Books of Kings: Sources, Composition, Historiography and Reception (ed. A. LEMAIRE – B. HALPERN) (Leiden 2010), 602 n. 65. 91 L. GINZBERG, LeslégendesdesJuifs V (Paris 2006), 209.

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Ces différences sont déjà présentes dans les deux traditions textuelles majeures de la Bible. Faut-il penser à un mouvement de « rationalisation » qui atténue le merveilleux du texte ou à un mouvement d’amplification ? Dans le premier cas, c’est G qui serait secondaire tandis que dans le deuxième, c’est M. La réponse appartient plutôt à la critique littéraire et à une compréhension globale de la logique narrative propre à G et M. Nous y reviendrons après l’analyse de l’ensemble des données, qui seule permet d’esquisser une synthèse. 1.2.3.4 Un ou plusieurs chevaux ? Nous avons vu qu’au verset 11, G et M présentent deux différences : un char apparaît et des chevaux (M) ou un seul (G). En cohérence avec cette différence, le verbe « séparer » est au singulier en G et au pluriel en M. Puis au verset 12, tandis que M parle de cavaliers au pluriel, G n’en mentionne qu’un au singulier. En G, tout se passe comme si un char attelé à un cheval apparaissait mystérieusement, Élie monte dessus et part, se séparant d’Élisée92. L’invocation d’Élisée qui suit est assez claire, il lance un cri de détresse vers son maître qui disparaît : « mon père, mon père, char d’Israël et son cavalier ». L’attelage est le véhicule qui transporte Élie. En M, un char est attelé à plusieurs chevaux que montent plusieurs cavaliers. Tout l’attelage est mystérieux, ils passent entre Élie et Élisée et les séparent. C’est le tourbillon qui fait disparaître Élie. Le cri d’Élisée sonne alors comme le cri de la victoire d’Élie emmené en triomphe93. Tandis que G est une narration assez simple, mettant surtout en valeur la séparation d’Élie et d’Élisée, et la solitude d’Élisée résultant du départ de son maître ; en M c’est la scène elle-même du départ 92 B. STADE – F. SCHWALLY, TheBooksofKings (Leipzig 1904), 182: “The ‫ָפּ ָרשׁ‬ who fights for Israel on the chariot of God is Elijah […]. Nowhere is there an allusion to other ‫ פרשים‬being on the chariot; the narrator can therefore not have had in mind the heavenly hosts […]. The plural ‫ פרשים‬may be amplificative.” 93 A. SCHMITT, Entrückung – Aufnahme – Himmelfart (FB 10; Stuttgart 1973), 141 relève la même différence entre Si 48,9 et 2 R 2,11: „Während nämlich nach 2 Kön 2,11 ‚die feurigen Wagen und Pferde’ die Trennung zwischen Elija und Elischa herbeiführen, und nur ‚der Sturmwind’ das Medium der Entrückung darstellt, geht aus Sir 48,9 hervor, dass hier sowohl ‚der Sturm’ als auch ‚die feurigen Scharen’ als Media der Entrückung gelten“. Nous y reviendrons en étudiant les traditions sur Élie en Ben Sira.

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d’Élie qui prend davantage de relief et le cri d’Élisée s’apparente plus à de l’effroi devant le merveilleux événement94. 1.2.3.5 Élisée a-t-il vu Élie, a-t-il reçu une double part de son esprit ? Le signe qu’Élisée aura obtenu l’objet de sa demande difficile à réaliser (« que je reçoive une double part de ton esprit ») est qu’il verra Élie pendant son enlèvement (2,9). Le prophète est en effet essentiellement un visionnaire ; le fait d’avoir une vision sera un signe qui accrédite Élisée comme prophète95. Or il est dit en 2,12 qu’Élisée vit, puis aussitôt après, qu’« il ne le vit plus ». Et au verset 14, pour G, Élisée échoue une première fois à réaliser le miracle de la séparation des eaux avec le manteau d’Élie. Un doute subsiste donc : Élisée a-t-il vu Élie lors de sa disparition d’une manière telle qu’il a effectivement reçu une double part de son esprit ? A-t-il hérité des pouvoirs de son maître ? L’enjeu de la question est décisif. La réponse narrative de G et de M diverge. Une même différence de signification entre G et M se trouve en 13a et 14a : en M, le manteau d’Élie est « tombé de derrière lui [Élie] » (‫)נָ ְפ ָלה ֵמ ָע ָליו‬, tandis qu’en G le manteau d’Élie est « tombé au-dessus d’Élisée » (ἔπεσεν ἐπάνωθεν Ἐλεισαῖε). Cette divergence est à interpréter en relation avec les deux autres, qui suivent immédiatement, au verset 14 : en G, Élisée échoue d’abord à réaliser le miracle de la séparation des eaux, puis doit s’y reprendre pour finalement le réussir (ces deux points n’existent pas en M). Ainsi, en M, le manteau tombe du dos d’Élie, détaché par le tourbillon qui l’emporte. La relève du manteau prend dès lors une signification hautement symbolique : la « relève » par Élisée de la fonction prophétique d’Élie. La demande d’Élisée de recevoir une double part de l’esprit de son maître est exaucée. Cette mise en scène du manteau permet aussi à M de répondre à une difficulté narrative : Dieu avait commandé à Élie d’oindre « Élisée fils de Shaphat » lors de la théophanie à l’Horeb (1 R 19,16). Or cette onction d’Élisée par Élie n’est racontée nulle part. Cependant, Nb 20,2528 indique que le port des vêtements d’Aaron par Éléazar signifie le 94 Cf. E. WÜRTHWEIN, DieBücherderKönige.1.Kön.17-2.Kön.25 (ATD 11.2; Göttingen 1984), 274. 95 Cf. A. SCHMITT,Entrückung–Aufnahme–Himmelfart(FB 10; Stuttgart 1973), 111.

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transfert de souverain sacerdoce à la mort d’Aaron. En valorisant, dans la scène du départ d’Élie, la réception par Élisée du manteau de son maître, une quasi-consécration est ainsi représentée96. Alors qu’en G c’est la chute du manteau d’Élie sur Élisée qui a obstrué sa vue et qui explique que d’abord « il vit » puis qu’aussitôt après « il ne vit plus ». En modifiant légèrement la phrase, M dépouille le récit d’éléments purement anecdotiques et valorise la dimension symbolique de la scène du manteau, mais ce faisant, il a créé dans le texte une incohérence, qui subsiste : on ne sait plus pourquoi Élisée ne voit plus juste après avoir vu97. Une autre différence narrative importante intervient ensuite, en cohérence avec celle-ci : en M, après « et il frappa les eaux », Élisée interroge directement « où est le Seigneur, le dieu d’Élie apphô98 ? » Puis est répétée une deuxième fois la même formule, « et il frappa les eaux », et l’histoire se conclut : « elles se séparèrent de part et d’autre et Élisée passa ». Le sens de l’interrogation d’Élisée et la répétition du geste de frapper les eaux sont assez obscures. En G, après la première mention : « et il frappa l’eau (sg) » se trouve la précision : « καὶ οὐ διέστη ». Puis vient la question à Dieu, un nouveau coup sur les eaux (pl) et dès lors, « elles se divisèrent ». Ce « plus » de G modifie le récit : Élisée frappe une première fois sans succès. Sa question est dès lors un appel à Dieu et au nom d’Élie pour provoquer le miracle. Cette invocation est efficace puisqu’ensuite seulement les eaux s’ouvrent, laissant le passage libre pour franchir le Jourdain. Cette modification reflue sur la logique narrative de l’ensemble du passage : ce n’est qu’à la fin du verset 14 que l’on comprend, comme les fils des prophètes (verset 15), qu’effectivement la demande d’Élisée a été exaucée : l’esprit d’Élie repose maintenant sur lui, il a bien « vu » Élie dans son enlèvement. Le récit est construit sur une incertitude qui pèse sur tout le récit et n’est résolue qu’à la fin. Le poids du texte porte sur l’authentification 96

Cf. M.A. SWEENEY, I&IIKings(Louisville 2007), 233. Une autre interprétation proposée par Cohn rejoint notre idée d’un doute sur le fait qu’Élisée a effectivement vu Élie partir. Pour cet auteur, la parole d’Élisée « mon père mon père, char d’Israël et sa cavalerie » ne correspond pas à ce que le narrateur a décrit juste avant : des chevaux de feu et un char de feu. Ce serait le signe qu’Élisée n’a pas bien vu. Cf. R.L. COHN, 2Kings (Collegeville 2000), 14. 98 Comme G, qui se contente de translittérer la locution hébraïque ‫ ַאף־הוּא‬par ἀφφώ. 97

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delatransmissiondel’espritd’ÉlieàÉlisée. La question majeure du texte vise Élisée, la continuation de la prophétie en lui. En M au contraire, les modifications des versets 13 et 14 ôtent tout doute : Élisée a vu Élie dont le manteau est tombé de lui lors de son ascension. Il a reçu double part de son esprit, ce qui se manifeste par le premier miracle d’Élisée qui fend le Jourdain en deux en le frappant du manteau de son maître. En supprimant le premier moment d’échec dans l’ouverture des eaux lorsqu’Élisée les frappe, le miracle des versets 13 et 14 accompli par Élisée est rapproché du même miracle fait par Élie aux versets 7 et 8. Élisée est un second Élie99. L’authenticité de la succession prophétique est délivrée de toute incertitude, l’usage quasi magique du nom d’Élie et de son Dieu100 est effacé (avec l’ajout du tétragramme divin par M pour éviter l’idée d’une divinité particulière) : il ne produit aucun changement sur l’action. En M, le poids du texte porte sur l’événementdel’ascensiond’Élie. L’intérêt central du texte concerne Élie et la fin merveilleuse de sa vie. Dans cette logique narrative d’ensemble, le geste d’Élisée consistant à enlever son manteau et à le déchirer en deux parties peut dès lors être interprété comme un geste de dépit, comme en 2 S 1,11 (G), ou bien être le signe d’un dépouillement de son mode de vie ancien afin de revêtir désormais l’autorité d’Élie et continuer sa fonction prophétique (M). Schmitt fait aussi le rapprochement avec 1 R 11,30 où Ahiyya de Silo « saisit le manteau neuf qu’il avait sur lui et le déchira en douze morceaux » en geste prophétique de la division des 12 tribus d’Israël. Le geste d’Élisée symboliserait alors la séparation d’Élie et Élisée101. Cette interprétation correspond bien à la logique narrative de M. Le « il vit » et « il ne vit plus » crée une incertitude en G sur la validité de la vision car par la suite les raisons d’en douter s’accumulent (les eaux ne se séparent pas). Le cri d’Élisée est un appel angoissé : « où est le Seigneur, le Dieu d’Élie ? » 99

A. SCHMITT,Entrückung-Aufnahme–Himmelfart(FB 10; Stuttgart 1973), 64. ἀφφώ est encore interprété par des Pères de l’Église comme un Nom divin doté d’une performance surnaturelle spéciale. G pourrait partager cette croyance, ce qui expliquerait qu’il ait maintenu la locution hébraïque ‫ ַאף־הוּא‬avec une simple translittération. Cf. T. R. HOBBS, 2Kings(WBC 13; Waco 1985), 15. Citations de Théodoret, Suidas et Maxime en F. FIELD (ed.), OrigenisHexaplorumquaesupersunt I (Oxonii 1875), 654. 101 A. SCHMITT,Entrückung–Aufnahme–Himmelfart(FB 10; Stuttgart 1973), 119. 100

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En M, la vision d’Élisée est une vision prophétique dont on signale le début et la fin, conformément au genre littéraire. Schmitt cite à l’appui d’autres exemples où la mention de cessation de la vision clôt le récit de la vision : Jg 6,21 ; 13,20-21 ; Tb 12,20-21 ; 2 M 3,34102. Le cri d’Élisée dans ce contexte rend davantage le son d’une hymne de victoire et le prophète reproduit infailliblement le miracle de son maître : « où est le Seigneur ? Il est le Dieu d’Élie ! » 1.3 PREMIER BILAN 1.3.1 Le texte grec ancien Si l’accès au grec ancien ne pose pas de problème pour 1 R 19,918, appartenant à la section γγ du Codex Vaticanus, il est plus difficile pour 2 R 2,1-18, qui appartient à la section γδ où GL est considéré comme le meilleur témoin d’un texte ayant échappé aux recensions καίγε et pré-hexaplaire. Mais Barthélemy reconnaissait qu’il était « peutêtre marqué parfois par des recensions tardives sur l’hébreu »103. Brock a constaté également dans le texte antiochien de « nombreuses contaminations hexaplaires tardives »104 et Kreuzer émet l’hypothèse que des révisions légères ont pu avoir lieu entre l’ancienne Septante et le texte antiochien : « une recension aux alentours de 300 après JésusChrist (« recension de Lucien ») est possible, dit-il, mais doit être démontrée105. » Richelle parvient à des conclusions semblables sur 2 R 13,20-21106, ainsi que Schenker, à partir de 2 R 21,2-9107 et Hugo sur 2 S108, qui distingue « l’ancienne tradition du texte dit “protolucianique” et les révisions antiochiennes ». Et il ajoute : « l’évaluation 102

ID., Ibid.,117. D. BARTHÉLEMY, « Les problèmes textuels de 2 Sam 11,2-1 Rois 2,11 reconsidérés à la lumière de certaines critiques des “Devanciers d’Aquila” », Études d’histoiredutextedel’AncienTestament (Fribourg 1978), 224. 104 S.P. BROCK, TheRecensionsoftheSeptuagintVersionofISamuel (Turin 1996) in P. HUGO, « Le grec ancien des livres des Règnes », 132-3. 105 S. KREUZER, « Translation and Recensions: Old Greek, Kaige, and Antiochene Text in Samuel and Reigns », BIOSCS 42 (2009), 50. 106 M. RICHELLE, Le testament d’Élisée : texte massorétique et septante en 2 Rois 13.10-14.16 (Paris 2010) (CahRB 76), 121-122. 107 A. SCHENKER, “The Septuagint in the Text History of 1-2 Kings”, TheBooks of Kings: Sources, Composition, Historiography and Reception (ed. A. LEMAIRE – B. HALPERN) (Leiden 2010), 15. 108 P. HUGO, „Die antiochenische „Mischung“ : L zwischen Altem und Neuem in 2 Samuel“,109-132. 103

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et la détermination de chaque couche est peut-être la plus importante pierre d’achoppement sur le chemin d’une reconstruction critique de la LXX originale des Regnorum109. » Dans notre tentative de restitution du grec ancien de 2 R 2,1-18, nous avons privilégié au maximum le texte antiochien, conformément aux catégories habituelles. Mais il nous est apparu qu’en de nombreuses occasions, il fallait préférer le codex Vaticanus. Pour la transcription des noms propres, c’est lui qui contient les plus originales, tandis que la tendance de GL est de les harmoniser sur l’hébreu. Des formulations typiquement hébraïques qui produisent un effet lourd et redondant, rendues très littéralement, sont conservées telles quelles en GB tandis que GL les allège pour produire un grec plus correct. La tendance globale observée ici est que GL conserve mieux le grec ancien pour ce qui touche au sens général du texte tandis que GB le conserve mieux dans le détail des mots et formules. Par ailleurs, les affinités de Flavius Josèphe avec la recension lucianique des livres des Règnes ont été mises en lumière dès 1895 par Adam Mez et confirmées par les analyses de John Thackeray en 1929 puis d’Eugene Ulrich en 1978110. Notre analyse de 1 R 19 et 2 R 2 va dans le même sens, du point de vue de la représentation générale de la scène. 1.3.2 Critique textuelle et critique littéraire En 1 R 19, le redoublement des versets 9-10 en 13-14 et l’incohérence des mouvements d’Élie à l’intérieur et à l’extérieur de la grotte ont été interprétés comme des tensions qui révèleraient des éléments de l’histoire rédactionnelle, la compilation de deux ou plusieurs récits dans le texte canonique111. La volonté de retrouver les formes originales a trop souvent abouti à des reconstructions hasardeuses du texte où la part laissée à la conjecture est excessive. Ainsi, Würthwein conclut son étude sur le récit d’Élie à l’Horeb, après avoir fait un inventaire 109 ID. Ibid., 112. Et en conclusion des analyses : „L ist eindeutig ein gemischter Zeuge: er enthält viele ursprüngliche Lesarten, aber bezeugt gleichzeitig rezensierte Formen, die durch den Einfluss der hexaplarischen Rezension eingetragen wurden, sowie eine ziemlich breite stilistische Revision“ (129). 110 Cf. P. HUGO, Lesdeuxvisagesd’Élie (OBO 217 ; Fribourg 2006), 32-34. 111 Voir les remarques à ce sujet de B. P. ROBINSON, “Elijah at Horeb, 1 Kings 19:118: A Coherent Narrative?”, RB 98 (1991), 513-536.

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des avis des savants : « il est donc impossible de considérer comme un succès, les tentatives tant anciennes que récentes d’interpréter la théophanie théologiquement et de la relier à son contexte. » Et pour résoudre le problème, l’auteur pense qu’il faut recourir à des moyens plus radicaux et exclure totalement les versets 11b à 14 pour rendre au récit sa cohérence. Toute la théophanie serait donc secondaire112. En 2 R 2, l’épisode des fils de prophète aurait été inséré à l’intérieur du récit original sur la succession d’Élie qui aurait provoqué des réarrangements du texte113. Un premier récit appartenant au cycle d’Élie, où est valorisée sa fin glorieuse, aurait été combiné avec un autre appartenant au cycle d’Élisée, qui aurait pour fonction de légitimer l’authenticité de sa mission prophétique114. Dans ces deux textes, nous avons constaté qu’en dissociant mieux les deux formes transmises du texte, M et G, et en les analysant selon leur cohérence propre, les tensions observées éclairent la logique d’une forme plus que d’une autre. Nous pensons avoir montré que toutes les tensions du texte hébraïque actuel s’expliquent si on les conçoit comme le résultat d’un travail littéraire des éditeurs du protomassorétique sur une tradition antérieure reflétée par la Septante ancienne. Cette observation de Trebolle Barrera trouve ainsi une nouvelle application : « Ce qui est important est d’être conscient de la manière selon laquelle un personnage, motif ou thème bibliques engendre des expansions intertextuelles innombrables de toute forme littéraire […]. Par conséquent, il est presque certain qu’en de nombreux cas où le texte biblique présente une difficulté frappante à première vue, une élaboration exégétique a eu lieu là, antérieurement115. »

Une véritable intention exégétique de M apparaît derrière les variantes textuelles et l’histoire rédactionnelle de ces récits sur Élie : les scènes isolées sont mieux intégrées dans le projet narratif global et les enjeux théologiques de fond sont plus nettement caractérisés. 112

E. WÜRTHWEIN, “Elijah at Horeb: Reflections on I Kings 19.9-18” (1970), StudienzumDeuteronomistischenGeschichtswerk (Berlin 1994), 147-150. 113 J.C. TREBOLLE BARRERA, CentenainLibrosSamuelisetRegum (Madrid 1986), 160-161. 114 G. FOHRER, Elia (AbhTANT 53 ; Zürich 19682), 61 (citant Gunkel et d’autres dans le même sens) ; A. SCHMITT, Entrückung – Aufnahme – Himmelfart (FB 10; Stuttgart 1973), 69: « Dans les vv. 2-6 c’est Élisée et non pas Élie qui est au centre du récit. » 115 J.C. TREBOLLE BARRERA, The Jewish Bible and the Christian Bible (Leiden 1998), 445.

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1.3.3 Déplacement de la cohérence narrative Si M affaiblit parfois la cohérence au niveau du micro-récit, le développement des allusions intertextuelles entre les séquences narratives sur de grandes étendues de texte renforce la cohérence au niveau du macro-récit : – M renforce l’unité narrative des chapitres 17 à 19 : la ‫ְד ַבר־יְ הוָ ה‬ d’1 R 17,1-2 créait la sécheresse sur le pays, la ‫קוֹל ֲהמוֹן ַהגָּ ֶשׁם‬ d’1 R 18,41 y mettait fin après la manifestation solennelle du ‫ֵאין־קוֹל‬ des baals en 1 R 18,26.29. La ‫ קוֹל ְדּ ָמ ָמה ַד ָקּה‬d’1 R 19,12, isolée littérairement par M, se trouve ainsi au sommet narratif du cycle d’Élie depuis le début. – En 2 R 2, tout se passe auprès de Jéricho, au bord du Jourdain, pour G, tandis que M fait traverser le Jourdain à Élie et Élisée, Élie disparait « au-delà » et Élisée rentre en Terre promise ensuite. Le miracle de l’ouverture des eaux prend dès lors une portée symbolique et typologique beaucoup plus forte. M crée ainsi de façon plus évidente une grande inclusion entre le début et la fin du cycle d’Élie116 : la vie d’Élie commence à Tishbé en Galaad (1 R 17,1) ; sa première mission consiste à se cacher dans le ravin de Kérith, « à l’est du Jourdain (‫ל־פּנֵ י ַהיַּ ְר ֵדּן‬ ְ ‫ – ַע‬ἐπὶ προσώπου τοῦ Ιορδάνου » (1 R 17,3 et 5). Il disparaît mystérieusement aussi en Transjordanie, hors de la Terre promise, comme une prophétie vivante de l’attente d’une autre terre, dans l’au-delà. – La narration est aussi renforcée par M entre 2 R 2 et 1 R 19 : le même mouvement de parcours inverse à celui de Moïse est dessiné. Élie va de la Terre promise au Sinaï puis de la Terre promise au lieu où Moïse a fini sa carrière, d’où le peuple de Dieu a commencé la conquête. L’itinéraire d’Élie pourrait être symbolisé par ces deux tableaux : de la Grotte non localisée du Sinaï à la Tombe sans lieu de Moab117. Plus qu’à la parfaite cohérence des détails des récits, M semble s’intéresser davantage à l’unité interne d’un cycle entier, aux correspondances des scènes entre elles, et ainsi à la signification d’ensemble d’une figure de l’histoire d’Israël. 116 Ce qui est cohérent avec notre suggestion précédente de voir qu’en G, le récit de 2 R 2 est centré sur Élisée tandis qu’en M, il l’est sur Élie. 117 Cf. H. GESE, „Zur Bedeutung Elias für die biblische Theologie“, 141: „In jedem Fall wird der Weg Israels zu Mose zurück vollzogen, wie es ähnlich in 1Kön 19 geschieht: der „Wallfahrt“ zu Sinai entspricht hier eine zum Ort des „unbekannten“ Mosegrabes.“

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1.3.4 Prégnance de la théologie deutéronomiste Le développement des caractéristiques deutéronomistes du texte massorétique vis-à-vis de la Septante est un phénomène déjà bien identifié118. Les études comparées de G et M faites ici sur deux textes du cycle d’Élie apportent des indices supplémentaires : M renforce le parallèle entre Élie et Moïse, ainsi que la théologie de l’alliance. 1.3.4.1 Élie nouveau Moïse La présentation d’Élie comme autre Moïse appartient au fond rédactionnel originaire du livre des Rois, aussi bien en G qu’en M. Les commentaires post-bibliques les plus anciens le mettent en valeur, tels saint Ambroise de Milan119, la Pesikta Rabbati120. Dans cette perspective, M à l’égard de G peut être considéré comme une exégèse intra-biblique : il donne plus d’ampleur et souligne un aspect déjà contenu en G121.

118 D. BARTHÉLEMY, Critique textuelle de l’Ancien Testament. I (OBO 50/1 ; Fribourg 1982), 370 ; J.C. TREBOLLE BARRERA, Centena in Libros Samuelis et Regum (Madrid 1986) ; ID., “Textual Criticism and the Literary Structure and Composition of 1-2 Kings, 3-4 Reigns: the Different Sequence of Literary Units in MT and LXX”, Die Septuaginta: Entstehung, Sprache, Geschichte (ed. S. KREUZER – M. MEISER – M. SIGISMUND) (Tübingen 2012), 55-78 ; ID., « Histoire du texte des livres historiques et histoire de la composition et de la rédaction Deutéronomistes avec une publication préliminaire de 4Q481A, “Apocryphe d’Élisée” », Congress Volume - Paris 1992 (ed. J.A. EMERTON) (NovTSup 61 ; Leiden 1995), 327342 ; W. THIEL, „Deuteronomistische Redaktionsarbeit in den Elia-Erzählungen“, 148-171 ; A. SCHENKER, « Jéroboam et la division du royaume dans la Septante ancienne : LXX 1 R 12,24 a-z, TM 11-12; 14 et l’histoire deutéronomiste », Israël construitsonhistoire (ed. A. DE PURY – T. RÖMER – J.-D. MACCHI) (Genève 1996), 193-236 ; P. HUGO, Les deux visages d’Élie (OBO 217 ; Fribourg 2006), 327 notamment. 119 ST AMBROISE DE MILAN, « Élie et le jeûne », CARMÉLITES DU MONASTÈRE SAINT ÉLIE, LesaintprophèteÉlied’aprèslesPèresdel’Église(Spiritualité orientale 53 ; Bégrolles en Mauges 1992), 232. 120 En Annexe 3, nous proposons une traduction de ce recueil d’homélies synagogales du 9e siècle environ, mais regroupant des traditions antérieures. 121 Les analyses d’A. Schmitt sur les différences entre G et M de 1 R 17,17-24 confirment notre constat : « la séquence narrative de notre récit adopte une structure identique à cinq textes, au moins, de l’histoire de Moïse […]. La reprise de ce schéma en 1 R 17,17-24 tend à présenter Élie comme un nouveau Moïse ». Cité par P. HUGO, Lesdeuxvisagesd’Élie(OBO 217 ; Fribourg 2006), 140-141.

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1 R 19 – La désignation en 19,8 de l’Horeb comme « montagne de Dieu » (‫ֹלהים‬ ִ ‫)הר ָה ֱא‬ ַ par M au lieu du simple mot « montagne » en G resserre le lien avec Ex 4,27 ; 18,5 ; 24,13 où le Sinaï est ainsi nommé122. – En supprimant au verset 11 l’adverbe ‫מחר‬, M place la rencontre de Dieu à l’Horeb au quarantième jour, comme en Ex 24,18 ; 34,28, tandis que la chronologie de G la place au quarante et unième jour. – Le passage d’une intrigue de résolution (G) à une intrigue de révélation (M) érige Élie en témoin de Dieu. M construit au présent (‫ – ע ֵֹבר‬1 R 19,11) l’action que G représentait au futur de sorte que les manifestations de la présence de Dieu, de signes annonciateurs de l’événement du lendemain (G), deviennent des expériences actuelles du passage de Dieu (M). Dès lors, Élie, comme Moïse, voit Dieu « passer » devant lui (‫ – עבר‬Ex 33,22 ; 34,6). – La mise au centre du récit de la « voix d’un fin silence » par M au verset 12 met en évidence sa signification symbolique et les échos intertextuels qu’elle contient : l’oxymore « voix de silence » évoque « le buisson qui brûlait d’un feu – qui ne brûlait pas » (Ex 3,2-3) et la formule d’auto-révélation divine « qol demama daqqa » évoque « Ehyeasherehye » (Ex 3,14). La finesse de la voix est celle de la manne (Ex 16,14). – Au verset 13, l’article défini ajouté par M pour designer « la » grotte indique au lecteur une grotte précise sur l’Horeb, celle où Moïse lui-même trouva refuge et où il vit Dieu de dos (« dans le creux du rocher – ‫» ְבּנִ ְק ַרת ַהצּוּר‬, Ex 33,22). Steck pense même, avec d’autres auteurs, que cette manière de nommer la grotte implique qu’elle était devenue un sanctuaire mosaïque123. – La localisation de la scène à « l’entrée » de la grotte par M (et non au-dessous comme en G), crée une nouvelle harmonisation avec l’Exode (cf. Ex 19,20 ; 33,21 : « sur le rocher – ‫ל־הצּוּר‬ ַ ‫)» ַע‬. 122 P. HUGO, “Text and Literary History: The case of 1 Kings 19 (MT and LXX)”, SoundingsinKings (ed. M. LEUCHTER – K.-P. ADAM) (Minneapolis 2010), 20. Il faut ajouter aussi Ex 3,1 qui est l’unique endroit où l’Horeb est nommé « montagne de Dieu » : ‫ֹלהים ח ֵֹר ָבה‬ ִ ‫ל־הר ָה ֱא‬ ַ ‫( ֶא‬Ex 3,1) – ‫ֹלהים ח ֵֹרב‬ ִ ‫( ַעד ַהר ָה ֱא‬1 R 19,8). 123 O.H. STECK, Überlieferung und Zeitgeschichte in den Elia-Erzählungen (WMNAT 26; Neukirchen-Vluyn 1968), 110-112 : en 2 M 2,5, quand Jérémie atteint « la montagne où Moïse était monté », il « trouva une habitation en forme de grotte, y introduisit la tente, l’arche et l’autel des parfums, après quoi il en obstrua l’entrée. »

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Le renforcement des liens unissant ces deux grandes figures bibliques ne s’achève pas en un simple parallèle. M accentue aussi par là ce qui les distingue. La série des phénomènes cosmiques entourant la manifestation divine, semblables pour Moïse et Élie (Ex 19,18 – 1 R 19,11 : tremblement de terre ; feu ; tonnerre ; fumée-vent), est scandée dans le livre des Rois par le refrain : « le Seigneur n’était pas dans…. » Nous avons vu que l’ajout d’une négation par M renforçait l’effet. La « voix d’un murmure » s’affinant jusqu’au silence est en contraste avec « la voix du cor qui allait en s’amplifiant », « la voix de tonnerre » (Ex 19,16.19). Ainsi, entre la révélation divine faite à Moïse et celle faite à Élie, il y a progrès et développement124. Si elle aboutit avec Moïse au don de la Loi, symbolisée dans le Décalogue gravé sur les tables de pierre, elle se consomme avec Élie dans le mystère de son silence, transférant toute l’attention vers la « manifestation de l’énonciation originaire »125 – la Parole de Dieu –, suspendant l’énoncé de son contenu à un corps de chair susceptible de la prononcer vraiment, provoquant du même coup une attente et suscitant « un désir en attente de son dévoilement »126. 2R2 – Dès le début du récit, la substitution de « Guilgal » à « Jéricho » par M en 2 R 2,1 comporte une allusion au livre de Josué. C’est le premier campement d’Israël en Terre promise, juste après avoir traversé le Jourdain (Jos 4,19.20 ; 5,9.10 ; 9,6 ; 10,6.7.9.15.43 ; 14,6 ; 15,7). – En 2 R 2,12, tandis que M parle de cavaliers au pluriel, G n’en mentionne qu’un au singulier. En G, l’attelage est composé d’un char et d’un cheval sur lequel monte Élie et l’appel d’Élisée est un cri de détresse vers son maître qui disparaît : « mon père, mon père, char d’Israël et son cavalier ». En M, c’est un attelage de plusieurs chevaux qui passe entre Élie et Élisée et les sépare. Le cri d’Élisée est un titre de victoire : il applique à son maître le thème des guerres de YHWH « chars d’Israël et ses cavaliers ». La construction de la scène 124 Cf. G. FOHRER, Elia (AbhTANT 53 ; Zürich 19682), 96 : « YHWH ne se révèle plus à travers des médiations spectaculaires mais en lui-même, dans son être (die Auffassung vom Sichoffenbaren Jahwes). » 125 F. MARTIN, Pourunethéologiedelalettre (CF 196 ; Paris 1996), 252. 126 ID., Ibid., 418 : « L’écriture des prophètes apparaît pour ce qu’elle est : le symptôme d’un désir en attente de son dévoilement ».

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en parallèle avec Ex 14 est manifeste : « tous les chevaux et les attelages de Pharaon, ses cavaliers (‫וּפ ָר ָשׁיו‬ ָ ‫)כּל־סוּס ֶר ֶכב ַפּ ְרעֹה‬ ָ » (Ex 14,9) soulignent l’impuissance militaire d’Israël, son inaptitude à rivaliser avec des armes humaines. Ex 14,18.23.26.28 ; 15,1.4.19.21 reprend cette expression symbolique. Le Psaume 20 en fait une transposition spirituelle : « aux uns les chars, aux autres les chevaux (‫ֵא ֶלּה ָב ֶר ֶכב‬ ‫סּוּסים‬ ֑ ִ ‫)וְ ֵא ֶלּה ַב‬, à nous le nom de notre Dieu le Seigneur » (Ps 20,8). Le Targum de 2 R 2,12 interprète en ce sens le cri d’Élisée : « mon maître, mon maître (‫)רבי רבי‬, qui fit plus de bien à Israël par sa prière que des chariots et des cavaliers127. » – En 2 R 2,1-18, M fait clairement disparaître Élie au-delà du Jourdain, en Transjordanie, c’est-à-dire au pays de Moab, qui est la région de la mort de Moïse. La disparition d’Élie et celle de Moïse vont s’en trouver plus fortement mises en relation, ainsi que la transmission de l’esprit d’Élie à Élisée et de Moïse à Josué. Flavius Josèphe exploite pleinement le lien en s’inspirant de Dt 34,6 (« personne ne connaît le lieu de son tombeau jusqu’à aujourd’hui ») pour décrire la disparition d’Élie (AntiquitésJuives 9,24)128. Havilah Dharamraj a relevé les parallèles entre 2 R 2, la traversée de la mer Rouge avec Moïse et celle du Jourdain avec Josué129 : Élie et Élisée « se tiennent sur le Jourdain (‫ל־היַּ ְר ֵדּן‬ ַ ‫)ע ְמדוּ ַע‬ ָ » (2 R 2,7), comme l’ordonne Josué aux prêtres : « Lorsque vous arriverez au bord des eaux du Jourdain, vous vous arrêterez dans le Jourdain (‫ד־ק ֵצה‬ ְ ‫ַע‬ ‫)מי ַהיַּ ְר ֵדּן ַבּיַּ ְר ֵדּן ַתּ ֲעמֹדוּ‬ ֵ » (Jos 3,8). Puis le peuple d’Israël avec Josué, Élie et Élisée « passent le fleuve » (‫ עבר‬en 2 R 2,8 et 24 fois entre Jos 3,8 et 5,1). Et quand il retraverse le Jourdain en sens inverse, Élisée emprunte le même parcours que Josué. Ces parallèles fonctionnent avec M mais pas avec G. Mais là encore, Élie est plus qu’un double de Moïse. Le fait que Moïse meurt en-dehors de la Terre promise est interprété par certaines traditions comme la punition de Dieu pour n’avoir pas, un jour, obéi aussitôt à son ordre (Nb 20,7-12). La fin du Deutéronome cependant ne reprend pas cette explication et fait de Moïse le prophète-type, toujours lucide et vigoureux à sa mort, jamais vraiment enterré (Dt 34,412). Le départ d’Élie donne la clé interprétative de la fin de l’histoire de Moïse : la clôture du Pentateuque en état de suspension au-dessus 127 D.J. HARRINGTON – A. J., SALDARINI, TheAramaicBible10:TargumJonathan oftheFormerProphets(Edinburgh 1987), 271. 128 T.R. HOBBS, 2Kings(WBC 13; Waco 1985), 20-21. 129 H. DHARAMRAJ, AProphetlikeMoses?(Durham 2006), 196.

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de la terre géographique indique un inachèvement prophétique. La conquête de la terre de Canaan qui suit est placée de ce fait au rang de première réalisation, mais elle n’épuise pas les potentialités de la promesse de la terre faite à Abraham. Élie en sort et monte au ciel, orientant vers un autre accomplissement130. La Promesse subsiste au-delà de la Tora, en attente d’un surcroit d’accomplissement (cf. Ga 3,17-29). À la fois en 1 R 19 et 2 R 2, la typologie mosaïque est nettement renforcée par M : Élie est l’autre prophète comme Moïse annoncé par Dt 18,18. Dans la mesure où pour obtenir ces effets, M bouleverse légèrement la cohérence du texte qu’il édite, ces indices suggèrent un intérêt particulièrement marqué de M pour la typologie des personnages. 1.3.4.2 Théologie de l’alliance Une plus forte influence de la théologie deutéronomiste en M qu’en G se manifeste en 1 R 19,10.14 : tandis que M a la leçon ‫יתָך‬ ְ ‫ָעזְ בוּ ְב ִר‬ (« ils ont abandonné ton alliance »), G a ἐγκατέλιπόν σε (« ils t’ont abandonné »). Une divergence similaire s’observe en 1 R 18,18 : là où G a « vous avez abandonné le Seigneur votre Dieu (καταλιμπάνειν ὑμᾶς τὸν κύριον θεὸν ὑμῶν) », M a « vous avez abandonné les commandements du Seigneur (‫ת־מ ְצוֹת יְ הוָ ה‬ ִ ‫)עזָ ְב ֶכם ֶא‬ ֲ ». M aurait ajouté « commandement » et enlevé le possessif accolé au nom de Dieu131. Dominique Barthélemy y voit un souci de type « deutéronomiste », médiatisant la relation à Dieu par des « commandements » (cf. 2 R 17,16 ; Esd 9,10 ; 2 Ch 7,19)132. En 1 R 19,10.14 pareillement, M introduirait la notion d’alliance et réduirait du même coup la fracture entre Dieu et son peuple. La modification pourrait, selon Philippe Hugo, être un euphémisme : l’abandon de l’alliance parait moins définitif et irréversible 130 Cf. H. GESE, „Zur Bedeutung Elias für die biblische Theologie“, 141: „In dem Text von Elias Aufnahme in den Himmel ist ein theologischer Durchbruch geschehen, den man erst ermessen kann, wenn man die Schwierigkeiten sieht, mit denen die Darstellung Deut 34 vom Tod des Mose zu kämpfen hat.“ 131 W. THIEL, „Deuteronomistische Redaktionsarbeit in den Elia-Erzählungen“, 166. 132 D. BARTHÉLEMY, Critiquetextuelledel’AncienTestament I (OBO 50/1 ; Fribourg 1982), 370.

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que l’abandon de Dieu133. En fait, le parallèle indiqué par Dharamraj entre 1 R 19 et Dt 31,16 établit une stricte équivalence entre la rupture avec Dieu et la rupture d’alliance : « Le Seigneur dit à Moïse : “Voici que tu vas te coucher avec tes pères, et ce peuple est sur le point de se prostituer en suivant des dieux du pays étranger où il va pénétrer. Il m’abandonnera et rompra l’alliance que j’ai conclue avec lui” (‫ת־בּ ִר ִיתי ֲא ֶשׁר ָכּ ַר ִתּי ִאתּוֹ‬ ְ ‫ – וַ ֲעזָ ַבנִ י וְ ֵה ֵפר ֶא‬ἐγκαταλείψουσίν με καὶ διασκεδάσουσιν τὴν διαθήκην μου ἣν διεθέμην αὐτοῖς) » (Dt 31,16) (cf. aussi Ex 19,5 ; Dt 31,20 ; 33,9 ; Jg 2,20 ; Ps 44,17 ; 78,37).

L’« abandon de Dieu » par le peuple appartient typiquement à la réflexion sur l’histoire post-exilique134. Dès lors, il paraît difficile d’arguer d’un choix théologique de M dans la substitution de « toi » par « alliance » en 1 R 19,10.14. Dt 31,16 continue au verset suivant : « Ma colère s’enflammera contre lui ce jour-là. Je les abandonnerai (‫)עזַ ְב ִתּים‬, ֲ je leur cacherai ma face. Alors, il se fera dévorer, de grands malheurs et de grandes détresses l’atteindront. Et il dira ce jour-là : “Si ces malheurs m’ont atteint, n’est-ce pas parce que mon Dieu n’est plus au milieu de moi ?” » (Dt 31,17).

1 R 19 M resserre le parallèle avec Dt 31,16-17 : en 1 R 18, le peuple, entraîné par Jézabel, a « suivi des dieux de pays étrangers », ils ont « abandonné Dieu » et « rompu l’alliance ». La sécheresse est alors une expression de la colère divine et la rencontre de Dieu et d’Élie à l’Horeb a pour but de résoudre le drame de Dieu qui a abandonné son peuple, lui cache sa face et provoque l’inquiétude du peuple : « mon Dieu n’est-il plus au milieu de moi ? » M renforce ainsi les liens intertextuels avec le Deutéronome et, comme nous l’avons montré pour Ex 19, met en relief en même temps la différence entre Moïse et Élie. En Dt 31, Dieu annonçait qu’il abandonnerait son peuple si celui-ci l’abandonnait. Or, à l’Horeb, Élie annonce à Dieu que son peuple l’a abandonné. L’absence des éléments théophaniques d’Ex 19,16-18 donne le sentiment que Dieu s’est effectivement retiré de son peuple et qu’au lieu même où il s’était révélé, où il avait scellé son alliance, il se tait maintenant135. Les signes de sa manifestation devenaient les 133

P. HUGO, Lesdeuxvisagesd’Élie (OBO 217 ; Fribourg 2006), 269. Cf. Dt 28,20 ; 31,16 ; Jg 2,12ss ; 10,6 ; 13,1 ; 1 S 8,8 ; 2 R 21,22 ; Is 65,11 ; Jr 2,13.17.19 ; 16,11 ; 19,4 ; Os 4,10. 135 Cf. H. DHARAMRAJ, A Prophet like Moses?, 109: “The Lord is absent in the very theophanic elements that are traditionally thought of as the vehicle of his 134

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signes de son absence, jusqu’à devenir un murmure qui s’éteint peu à peu jusqu’au silence. Une forte tension dramatique est créée par la « voix de silence » : Dieu a-t-il en effet abandonné son peuple, ne se manifeste-t-il plus ? Le prophète incline sa tête, son visage voilé disparaît, imitant ces signes de Dieu qui s’effacent peu à peu jusqu’à devenir silence. En se cachant lui-même, au moment où la Parole de Dieu échappe à ses sens, Élie discerne dans ce silence une forme nouvelle de présence de Dieu, le signe ultime de sa manifestation. Par sa foi, le prophète transforme le moment où l’abandon de Dieu s’exprime de la façon la plus tragique en lieu d’une révélation supérieure. 1.3.5 La relation entre M et G Nos analyses sur 1 R 19 et 2 R 2 rejoignent au départ les observations de Zipora Talshir sur 1 R 11 : « L’étude du matériel dans sa version TM révèle un texte complexe qui montre de nombreuses traces de son processus de création. De l’autre côté, dans la version LXX, la plupart des problèmes caractéristiques du TM ont disparu136. »

La limite de nombreuses études cherchant à penser la relation entre les deux traditions de transmission du texte biblique est de traiter les variantes de façon isolée. Or, mises en réseau, elles suggèrent une cohérence. Adrian Schenker a mis en œuvre dans de nombreuses études la méthode qu’il décrit ainsi : « Les nombreuses petites différences s’additionnent pour former ensemble une image d’ensemble. Chaque différence individuelle est un élément d’une mosaïque qui s’intègre à l’image d’ensemble de la LXX ou à celle du TM. De là, les différences peuvent le mieux s’expliquer, comme partie d’une stratégie narrative littéraire, que ce soit dans la LXX ou le MT, tandis qu’une explication sur la base de modifications décousues purement textuelles est moins éclairante137. » presence […]; the place of the making of the covenant is used, with extraordinary dramatic effect, to propose an abandoning thereof.” Nous nous écartons par la suite de cet auteur qui conclut qu’en effet, Élie à l’Horeb est une non-théophanie, le signe qu’Israël est abandonné. 136 Z. TALSHIR, “1 Kings and 3 Kingdoms – Origin and Revision Case Study: The Sins of Solomon (1Kgs 11)”, Textus21 (2002), 77. 137 A. SCHENKER, ÄltesteTextgeschichtederKönigsbücher(OBO 199 ; Fribourg 2004), 27 („Die zahlreichen kleinen Unterschiede fügen sich zu einem Gesamtbild zusammen. Jede einzelne Differenz ist ein Mosaiksteinchen, dass zum ganzen Bild der

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La grande question débattue est celle de la relation généalogique des deux versions : est-ce G qui simplifie M en le traduisant ou M qui édite un texte antérieur proche de la Vorlage de G ? Talshir, appliquant le principe de critique textuelle « lectiodifficiliorpotior » conclut que le texte grec est témoin d’une version postérieure à celle reflétée par le texte massorétique car il a « remédié au désordre qui caractérise le premier »138. Cependant, les critères de la critique textuelle ne fonctionnent pas de la même manière que ceux de la critique narrative, comme l’a montré Schenker139 : rien n’empêche un rédacteur ultérieur d’introduire des modifications pour agir sur le récit dont il hérite, sans qu’il se soucie de donner au texte qu’il produit ainsi une parfaite cohérence, jugée telle selon nos critères modernes. L’analyse distincte du texte grec que nous avons faite montre en effet un récit simple et cohérent tandis que le texte hébreu fait apparaître des interventions rédactionnelles qui affaiblissent sa cohérence narrative au niveau du micro-récit. Mais nous croyons avoir montré aussi que ces interventions renforcent la cohérence au niveau du macrorécit par des renvois intertextuels et enrichissent sa portée théologique. Du point de vue conjoint de la critique textuelle et de la critique littéraire, la forme textuelle de G nous apparaît dès lors plus originale et celle de M plus élaborée, modifiant par de menus détails la cohérence narrative de la Vorlage de G. Si effectivement l’éditeur M montre qu’il possède une grande maîtrise de techniques narratives subtiles, la création d’incohérences de surface doit être expliquée : est-il vraisemblable qu’il abîme sa source au nom d’un hypothétique enrichissement de signification ? Plusieurs éléments permettent d’en rendre raison et d’entrer davantage dans le monde de cet éditeur, dans son modèle exégétique : LXX, bzw. des MT passt. Daher lassen sich die Unterschiede am besten als Teile einer literarischen Erzählstrategie, sei es in der LXX oder im MT, erklären, während eine Erklärung auf der Basis von rein textlichen, unzusammenhängenden Modifikationen weniger einleuchtet“). P. HUGO dans le même sens parle d’un « network of literary editorial reshaping » (“The Unique Messiah. A Tendency in Favour of David’s Kingship in the MT of Samuel”, IntheFootstepsofSherlockHolmes:StudiesintheBiblical TextinHonourofAnneliAejmelaeus (eds. T.M. LAW – K. DE TROYER – M. LILJESTRÖM) (CBET 72; Leuven, 2013), 346). 138 Z. TALSHIR, “1 Kings and 3 Kingdoms”, 103. 139 Sur la différence de fonctionnement des critères d’historicité entre « critique textuelle » et « critique narrative », voir les remarques méthodologiques qu’oppose Schenker à Talshir en A. SCHENKER, « Jéroboam et la division du royaume dans la Septante ancienne : LXX 1 R 12,24 a-z, TM 11-12; 14 et l’histoire deutéronomiste », Israëlconstruitsonhistoire (ed. A. DE PURY) (Genève 1996), 193-236.

1. DEUX ÉTUDES SUR LE CYCLE D’ÉLIE (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,1-18)

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– Il est mû par un principe de conservation maximale de sa source : il se considère en présence d’un texte vénérable et limite de ce fait au maximum ses interventions140. – Il n’a pas un intérêt très marqué pour l’historicité du récit et la succession logique des événements. Son intérêt se porte davantage du côté de la beauté structurelle du texte et de ses effets littéraires ainsi que de la figure symbolique des personnages et des lieux. Il construit une typologie et renforce les relations intertextuelles entre les livres bibliques. Du moment que les modifications apportées suffisent à infléchir le texte dans le sens qu’il veut lui donner, il ne cherche pas à aller au-delà. – La majeure partie des textes bibliques, marqués par la révision proto-massorétique, portent de ce fait à leur surface de multiples ruptures de détail. Plutôt que des atteintes à leur cohérence auxquelles il faudrait remédier, elles sont les points d’insertion privilégiés d’un surcroît de sens, l’écho d’une parole qui vient de plus loin et de plus haut que les rédacteurs. Elle vient de plus loin dans le passé car ces traces de sédimentation sont les reliques de l’origine insaisissable de ces textes dans la nuit des temps, depuis les premiers qui leur ont donné naissance, à travers la chaîne des générations successives qui y ont laissé leur empreinte, dans l’acte même de leur transmission. L’histoire de la formation du texte biblique est le double de l’histoire du peuple de Dieu. Ces deux histoires sont saintes et leur mémoire est conservée et racontée par la Bible. Les séquelles de la transmission à la surface du texte biblique sont aussi les vestiges d’une parole qui vient de plus haut que les rédacteurs. En ce sens, François Martin propose de voir dans la « lettre » du texte – qui se donne à voir surtout quand son « signifiant est détaché de son signifié attendu »141, quand elle fait buter le cours habituel du récit – le lieu même où se dévoile l’inspiration divine des Écritures. La lettre contient alors plus que son signifié, elle inclut une surabondance de signifiant et renvoie par là à l’énonciation qui la fonde : « La lettre […] est la trace discursive que l’énonciation laisse derrière elle, ou plus exactement elle est la marque qui, gardant le pouvoir de ramener sur les pas d’une énonciation disparue, signale et rappelle la dépendance du discours à l’égard d’une parole que celui-ci n’est pas142. » 140 Sur cette dialectique du conservatisme et de l’innovation, voir B. LEVINSON, L’herméneutiquedel’innovation :canonetexégèsedansl’Israëlbiblique (LivRou 24 ; Bruxelles 2005). 141 F. MARTIN, Pourunethéologiedelalettre (CF 196 ; Paris 1996), 167. 142 ID., Ibid., 209.

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PREMIÈRE PARTIE

En chacun de ces récits, tissés de ruptures successives, une unité subsiste par delà les incohérences. Toutes les voix qui ont créé, raconté et écrit ces textes fusionnent en une seule parole, mieux visible dans la forme finale de la Bible hébraïque que dans le Grec ancien du fait même que les récits sont moins lisses. Et cette unique parole conduit vers l’unicité de l’énonciateur d’où elle procède. Conformément au projet de cette étude, le croisement de l’historique et du littéraire dans la lettre du texte biblique, il nous faut maintenant chercher à savoir s’il est plausible qu’à l’époque où les textes bibliques ont reçu leur forme définitive, les éditeurs eux-mêmes partageaient une telle conception des choses. Olivier-Thomas Venard pose les jalons théoriques d’une telle composition des différentes approches : « La réception des Écritures ne saurait être une prise de possession ontique du texte, qu’elle soit conceptuelle ou littéraire ; qu’elle s’exerce sur le plan des signifiés (sous forme de lecture doctrinale simplificatrice, à base d’allégorisme théologique), sur le plan des référents (sous forme de critique historique), ou sur le plan de la signifiance (sous forme de critique rhétorique, narratologique, ou sémiotique). Elle est au contraire ouverture de tous les concepts et de toutes les catégories critiques à une parole transcendante et qui pourtant, dans l’audition ou la lecture de ce texte, se manifeste143. »

Philippe Hugo indique la direction à suivre, après avoir montré la tendance de M à « idéaliser » la figure de David dans le premier livre de Samuel : « Si mon hypothèse est correcte, la question qui demeure serait d’identifier les cercles qui ont opéré ce remaniement et de reconstruire le Sitz-im-Leben de cette édition144. »

Dans ce but, nous allons tenter de dépeindre, à l’époque présumée de l’édition du texte proto-massorétique, l’état de développement des traditions sur Élie d’un côté, la culture du livre et de la parole de l’autre. Deux phases principales se détachent : la période hellénistique et la période hasmonéenne. 143 O.T. VENARD, « Problématique du sens littéral », LesenslittéraldesÉcritures (ed. O.T. VENARD) (Paris 2009), 342. 144 P. HUGO, “The Unique Messiah. A Tendency in Favour of David’s Kingship in the MT of Samuel”, 350.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE L’absence du cycle d’Élie dans les livres des Chroniques est la divergence majeure d’avec les livres des Rois. Alors que, selon les livres des Rois, Élie n’a pas exercé son ministère dans le royaume du sud et n’a rien écrit, le deuxième livre des Chroniques ne mentionne aucun autre élément biographique qu’un « écrit du prophète Élie (‫)מ ְכ ָתּב ֵמ ֵא ִליָּ הוּ ַהנָּ ִביא‬ ִ » qui parvient à Joram, roi de Juda : « Un écrit du prophète Élie lui [à Joram] parvint alors, qui disait : “Ainsi parle le Seigneur, le Dieu de ton père David. Parce que tu n’as pas suivi la conduite de Josaphat ton père, ni celle d’Asa, roi de Juda, mais parce que tu as suivi la conduite des rois d’Israël et que tu es cause de la prostitution des Judéens et des habitants de Jérusalem, comme l’a été la maison d’Achab, et parce que tu as en outre assassiné tes frères, ta famille, qui étaient meilleurs que toi, le Seigneur va frapper d’un grand désastre ton peuple et tes fils, tes femmes et tous tes biens. Toi-même tu seras frappé de graves maladies, d’un mal d’entrailles tel que par cette maladie, jour après jour, tu te videras de tes entrailles” » (2 Ch 21,12-15).

Dénonciation par Élie du péché d’idolâtrie du peuple sous l’influence du roi, en Israël puis en Juda ; mort du roi annoncée en châtiment – Achab puis Joram : le livre des Chroniques transfère en quelque sorte du royaume du nord au royaume du sud les traditions élianiques. Cet écrit est plutôt mystérieux, puisqu’il arrive à son destinataire sept ans après la mort du prophète, d’après la Bible hébraïque1. Quand et comment Élie l’a-t-il écrit ? Flavius Josèphe mentionne cette lettre et propose une explication sur son origine : 1 M. COGAN – H. TADMOR, II Kings (AB 11; New York 1988), 34 : « La lettre d’Élie à Joram roi de Juda mentionnée en 2 Chr 21,12-15 pose des problèmes de chronologie puisque selon les calculs du TM, Élie a disparu durant le règne de Josaphat. Ce pourrait signifier que le Chroniste connaissait déjà la tradition qu’Élie n’avait pas entièrement disparu. » La difficulté existe en M mais pas en G. Dans la chronologie de la Septante ancienne le ministère d’Élie et le règne de Joram sont bien contemporains. Cf. J.D. SHENKEL, ChronologyandRecensionalDevelopmentintheGreekText ofKings (HSM 1 ; Cambridge 1968), 270-271. 2 Ch 21,12 s’accorde donc avec la chronologie du livre des Rois selon la Septante mais pas selon le texte massorétique. La tradition interprétative se greffe sur cette incohérence créée par la transmission de G à M.

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PREMIÈRE PARTIE

« Tandis qu’il [Joram] agissait de la sorte et chassait complètement de son cœur les lois de ses ancêtres, une lettre lui parvint du prophète Élie – car il était encore sur terre (κομίζεται παρʹ Ἠλίου τοῦ προφήτου, ἔτι γὰρ ἐπὶ γῆς ἦν) –, annonçant que Dieu lui infligerait un grand châtiment, parce que, loin d’imiter la conduite de ses ancêtres, il avait suivi les impiétés des rois israélites et avait contraint la tribu de Juda et les citoyens de Jérusalem à rejeter le culte saint du Dieu de leur pays et à vénérer les idoles, tout comme Achab y avait forcé les Israélites, enfin, parce qu’il avait mis à mort ses frères et tué les hommes bons et justes. Et le châtiment qu’il allait subir pour ces crimes, le prophète le révélait dans sa lettre : c’étaient la ruine de son peuple et la perte de ses femmes et de ses enfants ; quant à lui, il mourrait d’une maladie du ventre après avoir longtemps souffert ; car il se viderait de ses entrailles, quand le pourrissement de l’intérieur de son corps aurait atteint son point ultime, si bien qu’il périrait en voyant lui-même son propre malheur et sans avoir été capable d’y remédier d’aucune façon. Voilà ce qu’Élie faisait savoir à travers une lettre (ταῦτα μὲν ἐδήλου διὰ τῆς ἐπιστολῆς ὁ Ἠλίας) » (AntiquitésJuives 9,5,2)2.

La lettre d’Élie est une « révélation » du châtiment divin à venir pour le roi et sa famille. Josèphe connaît le problème de chronologie et ajoute une explication : « car il était encore sur terre ». Nous avons mentionné plus haut la sobriété de Josèphe pour exprimer la disparition mystérieuse du prophète : « jusqu’à ce jour, nul n’a su quelle avait été sa fin », « avec Hen, ils devinrent invisibles, personne n’a su quelle avait été leur mort (θάνατον δʹαὐτῶν) ». L’expression « il était encore sur terre » maintient un certain flou : soit, selon Rashi que suit Étienne Nodet, elle signifie qu’Élie « jouait encore un rôle sur terre » car il avait écrit une prophétie avant son enlèvement et le texte fut transmis ultérieurement à Joram, par un intermédiaire3, soit, comme dans le LivredesAntiquitésBibliques, Élie, quoiqu’invisible depuis sa disparition, peut continuer sa mission et envoyer une lettre au roi de Juda, résidant en un lieu mystérieux4. Josèphe développe le transfert des traditions sur Élie vers le royaume du sud commencé par le livre des Chroniques, en détaillant les châtiments promis à Joram, par des expressions empruntées à 1 R 21,20-24. 2 FLAVIUS JOSÈPHE, LesAntiquitésjuives IV, Livres VIII et IX (ed. et trad. E. NODET) (Paris 2005), 155. Nous avons remplacé par « à travers une lettre » la traduction « dans sa lettre » de διὰ τῆς ἐπιστολῆς. 3 FLAVIUS JOSÈPHE, LesAntiquitésjuives IV, Livres VIII et IX (ed. et trad. E. NODET) (Paris 2005), n. 2, 155. 4 PSEUDO-PHILON, LesAntiquitésBibliques I (ed. D.J. HARRINGTON ; trad. J. CAZEAUX) (SC 229), 321, cité plus loin.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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Le Seder‘OlamRabba (2e siècle après J.-C.) comprend aussi cet envoi en termes de survie d’Élie après sa disparition, de façon proche de Josèphe : « Et vient à lui un écrit du prophète Élie, sept ans après qu’Élie a été caché (‫( » )ויבוא אליו מכתב מאליהו וגוי כבר היה אליהו ז שנים שניגנז‬SOR 17,12)5.

Le livre des Chroniques n’évoque la vie du prophète Élie que dans sa phase post-mortem, à travers un écrit dans lequel il survit et continue son activité prophétique. « Le grand désastre » qu’il annonce au roi de Juda pour son peuple, ses fils, ses femmes et tous ses biens, en châtiment de sa conduite similaire à celle du roi d’Israël, ne manque pas d’évoquer la ruine du royaume du sud et la déportation de sa population à Babylone, après celles du royaume du nord. Si les récits sur Élie dans le livre des Chroniques sont influencés par les croyances tardives en une mission post-mortem du prophète et une conception tardive de la prophétie, il est apriori plausible que la rédaction ultime (M) du cycle d’Élie des livres des Rois le soit aussi. Pour l’évaluer, il convient d’analyser d’une part l’influence littéraire des traditions sur Élie là où elle s’est exercée, d’autre part les lieux où ces nouvelles croyances sur Élie sont apparues dans la Bible. À la période hellénistique, les livres de Jonas et de Malachie correspondent à la première catégorie, et Ml 3,1.23-24 ; Si 48,1-12 à la seconde. 2.1 JONAS ET ÉLIE Après avoir recueilli quelques données générales sur le livre, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’influence du prophète Élie sur le personnage de Jonas et la rédaction du récit. 2.1.1 Données générales sur le livre de Jonas 2.1.1.1 Caractère rédactionnel du livre Le livre de Jonas fait partie du rouleau des Douze petits prophètes. Contrairement aux autres livres prophétiques, Jonas n’est pas une collection d’oracles. Seule cette courte phrase constitue la déclaration prophétique : « encore quarante jours et Ninive sera détruite » (Jon 3,4). 5

L.F. GIRÓN BLANC, Seder`OlamRabbah-Elgranordendeluniverso (Biblioteca Midrásica 18 ; Pamplona 1996), 86.

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PREMIÈRE PARTIE

Gottfried Vanoni le décrit ainsi : « le livre de Jonas est un travail de scribe, qui unit un commentaire de la Torah6 et des anciens prophètes »7. Il est en effet un tissu de citations scripturaires8, un exempletype d’exégèse haggadique9, une réflexion particulièrement sur le nom divin révélé à Moïse au Sinaï10. 2.1.1.2 Une satire du 3e siècle avant Jésus-Christ Au début du 2e siècle, Ben Sira connaît déjà « douze prophètes » (Si 49,10). Le livre de Jonas devait donc appartenir à la collection à cette époque. Sa place n’est pas fixe dans les différents canons. Il figure après Malachie en 4QXIIa11, en cinquième position dans la série des Douze selon le texte massorétique et en sixième position selon la Septante12. Le nom de Jonas est mentionné dans le discours final de Tobit, selon certains manuscrits grecs (Tb 14,4). Le livre est donc à dater d’avant la révolte maccabéenne. Jonas reflète probablement les conflits entre juifs hellénisés et Hassidim réagissant contre l’hellénisation. André Lacocque rapproche son genre littéraire de la satire, créée par Ménippos de Gadara dans la première moitié du 3e siècle avant J.-C. Il voit là un indice supplémentaire 6 Nous préférons la translittération « Tora » à « Torah » pour les raisons exposées par Y. ELIHAI, « Tora ou Torah ? Ou du bon usage du H final », RB 115 (2008), 613615. Toutefois, quand nous citons d’autres auteurs, nous recopions la leur. 7 G. VANONI, „Elija, Jona und das Dodekapropheton: Grade der Intertextualität“, „WortJhwhs,dasgeschah...“(Hos1,1):StudienzumZwölfprophetenbuch (hrsg E. ZENGER) (Freiburg usw. 2002), 113. 8 A. FEUILLET, « Les sources du livre de Jonas », RB 54 (1947), 161-186. 9 Cf. M. FISHBANE, BiblicalInterpretationinAncientIsrael (London 1985), 410: “Aggadic exegesis, in this and related cases, functions as a strategic intervention by the bearers of the traditum for the sake of a more fundamental continuity with the covenantal heritage than would have been achieved without it. In the case of the prophet Jonah, a self-serving emphasis on divine mercy in his recitation of the attribute formulary – itself a strategic dislocation from the more normative formulations – is itself dislocated and theologically transposed by the divine speech which concludes the book and transforms the entire composition into an aggadic revisioning of the prophetic task and its assumptions.” 10 J.-P. SONNET, « Jonas est-il parmi les prophètes ? : Une réécriture narrative sur les attributs divins », Écrituresetréécritures :larepriseinterprétativedestraditions fondatricesparlalittératurebibliqueetextra-biblique (ed. C. CLIVAZ – C. COMBETGALLAND – J.-D. MACCHI) (BETL 248 ; Leuven 2012), 137-156. 11 A. SCHART, DieEntstehungdesZwölfprophetenbuchs:Neubearbeitungenvon AmosimRahmenschriftenübergreifenderRedaktionsprozesse(BZAW 260) (Berlin 1998), 290. 12 P.-M. BOGAERT, « Septante », DBS 12 (Paris 1996), col. 541-543.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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pour dater le livre de la période hellénistique13. Ce caractère de dérision est largement reconnu aujourd’hui14. « La raillerie d’un prophète n’était pas nouvelle : voir Balaam et son ânesse en Nb 22,21-35. Balaam, prophète étranger, devint ainsi le symbole du faux prophète ; mais ce que les prophètes bibliques dirent sur leurs collègues n’est pas plus favorable (cf. Os 4,5 ; Is 28,7-11 ; 29,9-12 ; Jr 14,10-18). Vu dans cette optique, le livre de Jonas apparaît comme ayant été délibérément rédigé pour son contexte actuel, les XII. Jonas, le douzième prophète, fournit la comédie après trop de tragédies. Venant à la suite de tous ses collègues prophétisant contre les nations sans leur donner la possibilité d’écouter, le dernier prophète se porte finalement auprès des nations15. »

Jonas est le nom d’un ancien prophète du royaume du nord, ayant prêché au 8e siècle avant Jésus-Christ, dont la Bible ne garde qu’une mention (2 R 14,25). Le personnage était dès lors libre pour servir à une figure de dérision16. La proximité temporelle et spatiale (8e – 9e s. au nord) avec le prophète Élie a pu aussi participer à la construction de l’anti-modèle. En effet, si d’autres figures prophétiques sont sous-jacentes à Jonas, Élie semble bien servir de modèle principal. 2.1.2 Parallèles entre Jonas et Élie La tradition juive fera du prophète Jonas le fils de la veuve de Sarepta guéri par Élie, créant une relation entre les deux personnages sur le mode haggadique17. Vanoni, dans un article sur « Élie, Jonas et les Douze prophètes » rassemble en deux tableaux synoptiques tous les liens intertextuels 13 A. – P.-E. LACOCQUE, LecomplexedeJonas :uneétudepsycho-religieusedu Prophète (Paris 1989), 64-77. 14 Cf. J.M. SASSON, Jonah:ANewTranslationwithIntroduction,Commentary, andInterpretation (AB 24B; New York 1990), 331-334 et références bibliographiques ; A. SCHART, Die Entstehung des Zwölfprophetenbuchs (BZAW 260) (Berlin 1998), 283-287. 15 E.A. KNAUF, « Jonas », Introductionàl’AncienTestament(ed.J.D. MACCHI – C. NIHAN – T. RÖMER) (Genève 2004), 507. 16 Cf. ID., Ibid., 505-506 : « la caricature du prophète ». 17 Cf. M.A. SWEENEY, I&IIKings(Louisville 2007), 231 : “The narrative shows affinities with Jonas 4, in which the prophet sat under a ‘qiqayon’ plant and expressed his desire to die after YHWH declined to punish Nineveh, but the fact that Jonah ben Amitai is drawn from 2 Kgs 14:25 indicates that the Jonah narrative is dependent upon the Elijah narrative.”

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PREMIÈRE PARTIE

entre le livre de Jonas et les récits sur Élie18. Nous les avons reproduits en Annexe 5. Le premier tableau donne les parallèles de Jonas avec 1 R 17. L’appel divin des prophètes est raconté par des combinaisons de racines verbales identiques (‫ קום‬+ ‫ בוא ; לְך‬+ ‫)הלְך‬. Le deuxième tableau montre les contacts entre Jonas et 1 R 19 autour des questions entre Dieu et son prophète (‫)ויאמר לו ; מה לְך‬. Le découragement des hommes sous leur arbuste jusqu’au désir de mourir (Jon 4,5 ; 1 R 19,4) ne fait pas l’objet d’une reprise littérale mais thématique. Vanoni ne mentionne pas un autre parallèle d’ensemble entre Jonas et l’Élie eschatologique : de même que la menace de destruction de la ville de Ninive est évitée lorsque, grâce à la prédication de Jonas, les habitants se convertissent et le jugement divin ne s’exerce pas comme condamnation, de même, l’anathème sur le pays est évité grâce à la mission d’Élie qui convertit le cœur des pères et des fils (Ml 3,23-24). Lacocque s’attache à suivre la logique narrative parallèle de la vie des deux prophètes et montre l’ironie que Jonas représente à l’égard d’Élie : au lieu de la manifestation mystérieuse et sublime de Dieu tandis qu’Élie est dans l’ombre de la caverne de l’Horeb, Dieu s’adresse à Jonas d’homme à homme à l’ombre d’un ricin ; au lieu de monter au ciel sur un char de feu, Jonas descend dans les profondeurs des mers à l’intérieur d’une baleine19. La rédaction du livre de Jonas est largement inspirée par une déconstruction du modèle élianique et vraisemblablement, en amont, par une critique de groupes se réclamant du prophète Élie. Il témoigne ainsi, à sa manière, de la prégnance des traditions sur Élie au début de la période hellénistique. 2.2 MALACHIE ET ÉLIE (ML 3,1.23-24) 2.2.1 Le livre de Malachie Le nom d’Élie réapparaît à la fin du livre de Malachie (3,23-24). La plupart des savants considèrent ces versets comme une insertion tardive20, ce qui rend plausible leur fonction de relecture interprétative 18 G. VANONI, „Elija, Jona und das Dodekapropheton: Grade der Intertextualität“, 118-120. 19 A. – P.-E. LACOCQUE, LecomplexedeJonas (Paris 1989), 189-194. Cf. p. 255 : « le complexe de Jonas est une répression du sublime ». 20 Le premier à proposer cette hypothèse est K. BUDDE, GeschichtederalthebräischenLitteratur (Leipzig 1906), 175-176. Un consensus est établi sur le sujet.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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de Ml 3,1 : le messager anonyme de Dieu, annoncé avant la venue du Seigneur dans son temple au début du chapitre, est identifié à Élie, qui doit arriver avant « le Jour du Seigneur grand et redoutable », en fin de chapitre. Cette forme nominale ‫ «( ַמ ְל ָא ִכי‬mon messager ») de Ml 3,1, qui est le titre du livre – « Malachie » –, n’apparaît qu’en trois autres lieux de la Bible hébraïque : Ex 23,20 ; 32,34 et Is 42,19, qui applique Ex 23,20 au serviteur du Seigneur21. Les scènes d’Ex 23,20 et 32,34 sont parallèles. Il s’agit du messager dont Dieu annonce l’envoi à deux reprises pour guider son peuple dans le désert après le don des tables de la Loi à Moïse sur le mont Sinaï : lors de la première alliance, aussitôt rompue par le culte du veau d’or, et lors de la deuxième alliance, scellée à nouveau grâce à l’intercession de Moïse. Ex 23,20 ; 32,34 et Ml 3,1.23-24 sont à lire ensemble : le messager de Dieu chargé de guider le peuple en Terre promise la première fois (Exode) est le type de celui qui le guidera pour la seconde entrée au retour d’Exil à Babylone et pour l’entrée eschatologique de Dieu dans le monde (Malachie). La figure d’Élie se charge ainsi de toutes ces promesses, qui se concentrent en sa personne. Il nous faut maintenant reconsidérer le prophète du 8e siècle à la lumière de ces enrichissements graduels. 2.2.2 Ml 3,1 De nombreux auteurs ont recours à l’histoire rédactionnelle pour résoudre les difficultés de ce verset22. Pourtant, si ce verset est correctement placé dans la perspective de ses antécédents vétérotestamentaires et du livre de Malachie dans sa totalité, sa cohérence se dessine avec netteté. H.J. FABRY, “‫”מ ְל ָאְך‬, ַ TDOT VIII, 315-316. Cf. A. VAN HOONACKER, LesdouzepetitsProphètes (EB 6; Paris 1908), 730731 ; R. VUILLEUMIER, Malachie (CAT XIc ; Neuchatel – Paris 1981), 243-244 ; B.V. MALCHOW, The Messenger of the Covenant in Mal 3:1”, JBL 103 (1984), 255 ; D.L. PETERSEN, Zechariah9-14andMalachi (OTL ; London 1995), 209 ; B. GLAZIERMCDONALD, “Mal’ak habberît: The Messenger of the Covenant in Mal 3:1”, HAR 11 (1987), 93-104 ; ID., Malachi:TheDivineMessenger (SBL.DS 98; Atlanta 1987), 131-134 ; D. STUART, “Malachi”, TheMinorProphets. 3 (ed. T.E. MCCOMISKEY) (Grand Rapids 1998), 1350-1351 ; A.E. HILL, Malachi (AB 25D; New York 1998), 265 ; A. MEINHOLD, Maleachi (BKAT XIV/8 ; Neukirchen 2006), 260-261. 21 22

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PREMIÈRE PARTIE

2.2.2.1 Ml 3,1, structure et signification 1a

‫ה־ד ֶרְך ְל ָפנָ י‬ ֶ ָ‫וּפנּ‬ ִ ‫ִהנְ נִ י שׁ ֵֹל ַח ַמ ְל ָא ִכי‬ ἰδοὺ ἐγὼ ἐξαποστέλλω τὸν ἄγγελόν μου καὶ ἐπιβλέψεται ὁδὸν πρὸ προσώπου μου Voici que j’envoie mon messager et il préparera une route devant moi

1b

‫ר־א ֶתּם ְמ ַב ְק ִשׁים‬ ַ ‫יכלוֹ ָה ָאדוֹן ֲא ֶשׁ‬ ָ ‫ל־ה‬ ֵ ‫וּפ ְתאֹם יָבוֹא ֶא‬ ִ καὶ ἐξαίφνης ἥξει εἰς τὸν ναὸν ἑαυτοῦ κύριος ὃν ὑμεῖς ζητεῖτε Et soudain, il entrera dans son temple, le Seigneur que vous cherchez

1c

‫ר־א ֶתּם ֲח ֵפ ִצים‬ ַ ‫וּמ ְל ַאְך ַה ְבּ ִרית ֲא ֶשׁ‬ ַ καὶ ὁ ἄγγελος τῆς διαθήκης ὃν ὑμεῖς θέλετε et le messager de l’alliance que vous désirez,

1d

ἰδοὺ ἔρχεται λέγει κύριος παντοκράτωρ voici, il vient ! dit le Seigneur des armées.

‫ה־בא ָא ַמר יְ הוָ ה ְצ ָבאוֹת‬ ָ ֵ‫ִהנּ‬

Le verset s’ouvre (1a) et s’achève (1d) par l’interjection « voici (‫)הנֵּ ה‬ ִ ! ». Avec l’adverbe « soudain (‫)פ ְתאֹם‬ ִ » en 1b, les verbes de mouvement « envoyer (‫ » )שׁלח‬en 1a et « venir (‫ » )בוא‬en 1b et 1d, une action intensément rythmée se dessine. La finale du verset ‫ה־בא‬ ָ ֵ‫ִהנּ‬ (1d) reprend ‫וּפ ְתאֹם יָבוֹא‬ ִ (1b) en accentuant encore l’immédiateté de l’arrivée du messager. La conclusion l’énonce en son entier comme un oracle divin. Après avoir parlé de lui à la première personne en 1a, Dieu parle de lui à la troisième personne en 1b et se nomme ‫( ָה ָאדוֹן‬traduit par κύριος en grec). Le mot « messager – ‫ – ַמ ְל ָאְך‬ἄγγελος » est mentionné deux fois dans le verset. La première fois, Dieu le nomme « mon messager – ‫– ַמ ְל ָא ִכי‬ ὁ ἄγγελος μου » (1a), la seconde fois, le « messager de l’alliance – ‫–מ ְל ַאְך ַה ְבּ ִרית‬ ַ ὁ ἄγγελος τῆς διαθήκης » (1c). Son identité est ainsi 23 précisée . L’expression « messager de l’alliance », unique dans la Bible hébraïque, reprend des formules de Ml 2,5-7 : Dieu parle de son « alliance » avec Pinhas qui est « vie et paix » (Ml 2,5). Le prêtre idéal, dont Pinhas est le modèle, est dit juste après « messager du Seigneur » (Ml 2,7). En Ml 3,1, ce messager de l’alliance envoyé par Dieu serait dès lors un prêtre, qui entre dans le temple. 23 B.V. MALCHOW, “The Messenger of the Covenant in Mal 3:1”, JBL 103 (1984), 254 ; A. MEINHOLD, Maleachi (BKAT XIV/8 ; Neukirchen 2006), 245247.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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Le Targum de Jonathan nomme effectivement ainsi Pinhas. L’alliance dont il s’agit serait alors la promesse de succession perpétuelle qui lui est faite en Nb 25,1324 : « Voici que je conclus avec lui [Pinhas] mon alliance de paix et j’en ferai le messager de l’alliance (‫» )גזר ליה ית קיימי שלם ואעבדיניה מלאך קיים‬ (TJ Nb 25,13).

De cette manière, la route que le messager ouvre devant le Seigneur est celle du temple. Le Seigneur y entre et le messager-prêtre avec lui. 4QXIIa 2,1,12 le comprend ainsi, lisant‫ «( יבאו‬ils viendront ») en 1b au lieu de ‫ יָבוֹא‬en M25. Les deux expressions « celui que vous désirez (‫ר־א ֶתּם ְמ ַב ְק ִשׁים‬ ַ ‫)א ֶשׁ‬ ֲ » (1b) – « celui que vous cherchez (‫ר־א ֶתּם ֲח ֵפ ִצים‬ ַ ‫)א ֶשׁ‬ ֲ » (1c) sont parallèles. La première s’applique à Dieu, objet du désir de l’homme, la seconde s’applique au messager de l’alliance. Le contexte serait alors l’interruption du culte au temple de Jérusalem et de la succession sacerdotale (cf. Dn 3,38), qui provoque une attente de leur reprise26. L’évènement qu’annonce Ml 3,1 comme imminent est le retour du Seigneur dans son temple et la reprise du culte par le sacerdoce sadocite. Cette annonce de la venue du « messager du Seigneur » en avant de Dieu et en même temps que lui arrive au terme d’une longue méditation biblique, dont nous redessinons maintenant les principaux jalons. 2.2.2.2 Ml 3,1 et le messager précurseur 2.2.2.2.1 Danslelivredel’Exode 2.2.2.2.1.1 Ml 3,1 et Ex 23,20 Ml 3,1 est une « exégèse intra-biblique » d’Ex 23,20. Une parole prophétique se saisit d’un oracle ancien et lui donne une portée nouvelle27. Une comparaison précise montre des liens intertextuels étroits entre les deux versets : 24

Nous reviendrons plus loin sur ce texte. Cf. I. HIMBAZA, “L’eschatologie de Malachie 3”, LesprophètesdelaBibleet lafindestemps (ed. J. VERMEYLEN) (Paris 2010), 360. 26 Cf. A. VON BULMERINCQ, Der Prophet Maleachi II (Tartu 1932), cité par D.G. CLARK, ElijahasEschatologicalHighPriest(Thesis Ph. D.; University of Notre Dame 1975), 62. 27 Cf. M. FISHBANE, BiblicalInterpretationinAncientIsrael (London 1985), 441524: “The Mantological Exegesis of Oracles”, notamment p. 479: “The meaning of 25

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PREMIÈRE PARTIE

Ex 23,20

Ml 3,1

‫ִהנֵּ ה ָאנ ִֹכי שׁ ֵֹל ַח ַמ ְל ָאְך ְל ָפנֶיָך‬ ‫ִהנְ נִי שׁ ֵֹל ַח ַמ ְל ָא ִכי‬ ἰδοὺ ἐγὼ ἀποστέλλω τὸν ἄγγελόν μου ἰδοὺ ἐγὼ ἐξαποστέλλω τὸν ἄγγελόν μου πρὸ προσώπου σου Voici que j’envoie un [G : mon] messager Voici que j’envoie mon messager devant toi ‫ל־ה ָמּקוֹם ֲא ֶשׁר ֲה ִכנ ִֹתי‬ ַ ‫יאָך ֶא‬ ֲ ‫ִל ְשׁ ָמ ְרָך ַבּ ָ ֑דּ ֶרְך וְ ַל ֲה ִב‬ ‫ה־ד ֶרְך ְל ָפנָי‬ ֶ ָ‫ִוּפנּ‬ ἵνα φυλάξῃ σε ἐν τῇ ὁδῷ ὅπως εἰσαγάγῃ καὶ ἐπιβλέψεται ὁδὸν πρὸ προσώπου μου σε εἰς τὴν γῆν ἣν ἡτοίμασά σοι afin qu’il te garde sur le chemin et qu’il te et il préparera une route devant moi guide vers le lieu [G : la terre] que j’ai préparé [G : pour toi]

L’hébreu et le grec sont identiques en Ml 3,1. En Ex 23,20, les deux versions présentent des nuances : là où G a τὸν ἄγγελόν μου (« mon messager »)28, M a ‫ «( ַמ ְל ָאְך‬un messager », sans pronom possessif) et le pronom personnel σοι en Ex 23,20 n’a pas d’équivalent en hébreu. G et M en Ml 3,1 ont « mon messager » (‫)מ ְל ָא ִכי‬ ַ et seraient donc tributaires, textuellement, de la tradition d’Ex 23,20 reflétée par la Septante, plus que celle reflétée par le texte massorétique. Théologiquement par contre, Ml 3,1 est plus proche de la tradition du texte massorétique que de celle de la Septante : le mouvement en Ex 23,20 G est local et conduit « vers la terre que j’ai préparée pour toi » (εἰς τὴν γῆν ἣν ἡτοίμασά σοι). En Ex 23,20 M, ce n’est plus « la terre préparée pour toi » mais « le lieu que j’ai préparé (‫)ה ָמּקוֹם ֲא ֶשׁר ֲה ִכנ ִֹתי‬ ַ ». Cette variante entre « terre » et « lieu » serait l’indice d’un caractère secondaire de M, selon Frank Crüsemann, « ‫ » ַה ָמּקוֹם‬désignant le « temple » dans la théologie deutéronomiste tardive puis « Dieu » lui-même dans les écrits rabbiniques, au terme de son évolution sémantique29. Le passage de la « terre » au « lieu » renforce l’orientation globale du Pentateuque : la construction du temple de Jérusalem est la raison d’être de la conquête de la Terre promise ; il en est le symbole, la synecdoque. Cette place croissante accordée au temple explique le a prophecy is unclear, and requires decoding and explanation. The reason for this may be that the prophecy was regarded as failed or unfulfilled, or that it was thought to have relevance in any case to an age later than that of the original prophecy, and the effect of such exegesis was to reapply the original prophecy to a new situation.” 28 Variante G soutenue par le Pentateuque samaritain et la Vulgate. 29 F. CRÜSEMANN, DieTora (München 1992), 209-213, cité par H.-D. NEEF, „,Ich selber bin in ihm‘ (Ex 23,21): Exegetische Beobachtungen zur Rede vom ,Engel des Herrn‘ in Ex 23,20-22; 32,34; 33,2: Jdc 2,1-5; 5,23“, BZ 39 (1995), 64.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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retournement entre Ex 23,20 et Ml 3,1 : tandis qu’en Ml 3,1, le messager marche devant Dieu (‫ – ְל ָפנָ י‬πρὸ προσώπου μου), en Ex 23,20, il marche devant le peuple, qui le suivra (‫ – ְל ָפנֶ יָך‬πρὸ προσώπου σου). À l’entrée du peuple dans sa terre où il édifiera la demeure de Dieu correspond l’entrée de Dieu dans son temple. La relation entre Ml 3,1 et Ex 23,20 G et M est donc complexe : littérairement, Ml 3,1 est plus proche d’Ex 23,20 G, tandis que l’indétermination de la terre comme ‫ ָמּקוֹם‬au lieu de γῆ et l’absence de pronom personnel qui l’attribue à Israël, font d’Ex 23,20 M un meilleur medium vers la venue de Dieu lui-même en Ml 3,1. Enfin, Ml 3,1 a un seul verbe (‫ – ָפּנָ ה‬ἐπιβλέπω), là où Ex 23,20 en a trois (‫ – ָשׁ ַמר‬φυλάσσω ; ‫ – בּוא‬εἰσάγω ; ‫ – כּון‬ἑτοιμάζω). Cette inclusion des trois verbes d’Ex dans un verbe unique en Ml pourrait être un facteur d’explication de la traduction de ‫ ָפּנָ ה‬par ἐπιβλέπω, car les deux verbes ne se correspondent pas vraiment. Ce thème du messager précurseur occupe une place centrale dans la théologie du premier Exode. Ce n’est qu’en le replaçant dans ce cadre plus large que ses harmoniques dans le livre de Malachie apparaîtront. 2.2.2.2.1.2 Ex 23,20-23 Ex 23,20 est situé à la fin du « livre de l’Alliance » (Ex 19 – 24). Après la rencontre entre Moïse et Dieu sur le mont Sinaï (Ex 19), le don de la Loi (Ex 20,1 – 23,19), Dieu fait au peuple des promesses et donne des instructions pour la reprise de la marche qui le conduira en Terre promise. C’est par cette promesse de l’envoi d’un messager précurseur préparant la route que Dieu prouve à Israël qu’il est désormais son peuple : « 20 ‘Voici que j’envoie un [G : mon] messager devant toi, afin qu’il te garde sur le chemin et qu’il te guide vers le lieu [G : la terre] que j’ai préparé [G : pour toi]. 21 Révère-le et écoute sa voix, ne lui sois pas rebelle, il ne pardonnerait pas vos transgressions [G : pour qu’il ne se retire pas de toi] car mon Nom est en lui. 22 Mais si tu écoutes [G : vous écoutez] bien sa voix [G : ma voix] et fais ce que je dis, et gardez mon alliance, vous serez pour moi un peuple spécial parmi tous les peuples, car toute la terre est à moi, et vous serez G pour moi un sacerdoce royal et une nation sainte – telles sont les paroles que tu diras aux fils d’Israël – si vous écoutez ma voix et faites tout ce que je dis, je serai l’ennemi de tes ennemis et l’adversaire de tes adversaires. 23 Mon messager ira devant toi et te mènera (‫יאָך‬ ֲ ‫ )יֵ ֵלְך ַמ ְל ָא ִכי ְל ָפנֶ יָך וֶ ֱה ִב‬chez les Amorites, les Hittites, les Perizzites, les Cananéens, les Hivvites, [G : les Girgashites,] les Jébuséens, et je l’ [G : les] exterminerai (‫» )וְ ִה ְכ ַח ְד ִתּיו‬ (Ex 23,20-23).

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PREMIÈRE PARTIE

Variantestextuelles Nous avons déjà indiqué les variantes du verset 20. – En 23,21, M a « ne lui soit pas rebelle, il ne pardonnerait pas vos transgressions (‫)כּי לֹא יִ ָשּׂא ְל ִפ ְשׁ ֲע ֶכם‬ ִ », là où G a « ne lui désobéis pas pour qu’il ne se retire pas de toi (οὐ γὰρ μὴ ὑποστείληταί σε) ». – En 23,22, • M a deux singuliers : « si tu écoutes » – « fais », tandis que G a un pluriel puis un singulier : « si vous écoutez » – « fais ». • Au lieu de « sa voix (‫( » )קֹלוֹ‬M), G a « ma voix (τῆς ἐμῆς φωνῆς) », comme le Samaritain, quelques manuscrits hébreux et le Targum. • À l’intérieur du verset 22, G a un « plus » important, provenant d’Ex 19,5-6. La phrase « si vous écoutez bien ma voix et que tu fais tout ce que je dis (ἐὰν ἀκοῇ ἀκούσητε τῆς φωνῆς μου καὶ ποιήσῃς πάντα ὅσα) » figure deux fois. Cette Wiederaufnahme peut s’expliquer comme une chute ou une suppression de M, ou encore comme une insertion de G, sans qu’il soit nécessaire pour notre propos de trancher. – En 23,23, G, avec le Samaritain, a en plus « les Guirgashites ». Histoirerédactionnelle Le messager est mentionné deux fois. En 23,20, il est indéterminé en M (« un messager – ‫ )» ַמ ְל ָאְך‬et déterminé avec un pronom possessif en G (« mon messager – ὁ ἄγγελός μου »), tandis qu’en 23,23, il est déterminé avec un pronom possessif en M et en G (« ‫– ַמ ְל ָא ִכי‬ ὁ ἄγγελός μου »). Ex 23,20.22 et 23,23 sont parallèles : 23,20.22

23,23

20

Je vais envoyer un [G : mon] messager Mon messager ira devant toi, afin qu’il te garde sur le chemin devant toi et te mènera chez les […] et qu’il te guide vers le lieu [G : la terre] 22 je serai l’ennemi de tes ennemis et et je les exterminerai l’adversaire de tes adversaires

Ex 23,23 a tout l’aspect d’un doublet d’Ex 23,20-22, renforcé en G qui a deux fois « mon messager ».

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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2.2.2.2.1.3 Ex 32,34-33,6.12-17 ; 34,9 Le même motif du messager précurseur se retrouve, modifié, après la « grande faute » commise par le peuple en se construisant un veau d’or (Ex 32). Par son intercession, Moïse parvient à obtenir de Dieu le pardon de ce péché. À nouveau, Dieu lui enjoint de reprendre la route vers la Terre promise et renouvelle ses promesses. Selon Bernard Renaud, la section Ex 23-34 « est certainement l’une des plus embrouillées du Pentateuque, voire de la Bible tout entière30. » Du point de vue des variantes textuelles et de l’histoire rédactionnelle, les données et hypothèses sont nombreuses. Nous ne retenons ici que ce qui, à l’intérieur de cette section, concerne les traditions du messager-précurseur31. « [32] 34“Va maintenant, [+ G : descends et] conduis le [G : ce] peuple où [G : au lieu que] je t’ai dit. Voici que mon messager ira devant toi (‫ – ִהנֵּ ה ַמ ְל ָא ִכי יֵ ֵלְך ְל ָפנֶ יָך‬ἰδοὺ ὁ ἄγγελός μου προπορεύεται πρὸ προσώπου σου), mais au jour de ma visite, je les punirai de leur péché (‫וּביוֹם ָפּ ְק ִדי‬ ְ ‫אתם‬ ָ ‫יהם ַח ָטּ‬ ֶ ‫וּפ ַק ְד ִתּי ֲע ֵל‬ ָ – ᾗ δ᾽ ἂν ἡμέρᾳ ἐπισκέπτωμαι ἐπάξω ἐπ᾽ αὐτοὺς τὴν ἁμαρτίαν αὐτῶν).” 35 Et le Seigneur frappa le peuple parce qu’ils avaient fabriqué le veau, celui qu’avait fabriqué Aaron. [33] 1 Le Seigneur dit à Moïse : “Va, monte d’ici, toi et le [G : ton] peuple que tu as fait monter du pays d’Égypte, vers la terre dont j’ai dit par serment à Abraham, Isaac et Jacob que je la donnerai à leur descendance – 2 j’enverrai un [G : mon] messager devant toi (‫וְ ָשׁ ַל ְח ִתּי ְל ָפנֶ יָך‬ ‫ – ַמ ְל ָאְך‬συναποστελῶ τὸν ἄγγελόν μου πρὸ προσώπου σου) et j’expulserai [G : il expulsera] les Cananéens, les Amorites, les Hittites, les Perizzites, les Hivvites, [G : les Girgashites] et les Jébuséens 3 [G : je te guiderai] vers une terre qui ruisselle de lait et de miel, mais je ne monterai pas au milieu de toi, de peur que je ne t’extermine en chemin (‫ן־א ֶכ ְלָך ַבּ ָדּ ֶרְך‬ ֲ ‫ – ֶפּ‬ἵνα μὴ ἐξαναλώσω σε ἐν τῇ ὁδῷ) car tu es un peuple à la nuque raide.” 4 Lorsqu’il eut entendu cette parole sévère, le peuple prit le deuil et [personne ne porta plus ses parures]. 5 Alors le Seigneur dit à Moïse : « Dis aux Israélites [G : Alors le Seigneur dit aux Israélites] : Vous êtes un peuple à la nuque raide : un moment, je monterai au milieu de toi (‫[ ֶ)רגַ ע ֶא ָחד ֶא ֱע ֶלה ְב ִק ְר ְבָּך‬G : j’enverrai une autre plaie au milieu de toi] et je t’ [G : vous] exterminerai (‫יתיָך‬ ִ ‫ – וְ ִכ ִלּ‬ἐξαναλώσω ὑμᾶς). Et maintenant, dépouille-toi de tes parures [G : dépouillez-vous de 30 B. RENAUD, L’Alliance,unmystèredemiséricorde :UnelecturedeEx32-34 (LD 169 ; Paris 1998), 9. 31 Nous traduisons ici pour mettre en relief les différences G et M, en reprenant librement pour G la traduction de A. LE BOULLUEC – P. SANDEVOIR, L’Exode (BdA 2 ; Paris 1982).

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PREMIÈRE PARTIE

vos parures], que je sache ce que je vais te faire. 6 Alors les fils d’Israël se débarrassèrent de leurs parures, à partir du mont Horeb.

[33,7-11] [33] 12 Moïse dit au Seigneur : «Vois, tu me dis : Fais monter ce peuple, et tu ne me fais pas connaître qui tu enverras avec moi. Tu avais pourtant dit : ‘Je te connais par ton nom [G : mieux que tous] et tu as trouvé grâce à mes yeux’. 13 Si donc j’ai trouvé grâce à tes yeux, M : daigne me faire connaître ton chemin pour que je te connaisse et que je trouve grâce à tes yeux. Considère aussi que cette nation est ton peuple. G : manifeste-toi toi-même à moi afin que je te voie de manière à te connaître, afin que je sois dans l’état d’avoir trouvé grâce devant toi et pour que je sache que cette grande nation est ton peuple. 14 Et il [G : le Seigneur] dit : «Ma face ira (‫)פּנַ י יֵ ֵלכוּ‬, ָ et je te donnerai le repos.» 15 Et il dit : «Si ta face ne vient pas [avec nous], ne nous [G : me] fais pas monter d’ici ; 16 comment saura-t-on alors que j’ai trouvé grâce à tes yeux, moi et ton peuple ? N’est-ce pas à ce que tu iras avec nous ? En sorte que nous soyons distincts, moi et ton peuple, de tous les peuples qui sont sur la face de la terre.» 17 Le Seigneur dit à Moïse : «Cette chose que tu as dite, je la ferai encore [G : pour toi] parce que tu as trouvé grâce à mes yeux et que je te connais par ton nom.» [33,18-34,8] [34] 9 « Si vraiment j’ai trouvé grâce à tes yeux mon Seigneur, que mon Seigneur marche au milieu de nous, bien que ce soit un peuple à la nuque raide, pardonne nos fautes et nos péchés et fais de nous ton héritage. »

Variantestextuelles Nous avons indiqué dans le texte toutes les variantes entre G et M. Nous ne revenons que sur celles qui concernent notre sujet. – En Ex 33,1, tandis que Dieu dit à Moïse : « toi et le peuple (‫ַא ָתּה‬ ‫ » )וְ ָה ָעם‬en M, il dit « toi et ton peuple (σὺ καὶ ὁ λαός σου) » en G, soutenu par Syriaque et Vulgate. – En 33,2, Dieu annonce l’envoi d’« un messager (‫)מ ְל ָאְך‬ ַ » en M et de « mon messager (τὸν ἄγγελόν μου) » en G. En cohérence avec cette variante, M a la leçon « j’expulserai (‫» )גֵ ַר ְשׁ ִתּי‬, avec Dieu pour sujet, tandis que G a « il expulsera (ἐκβαλεῖ) », avec le messager pour sujet. – En 33,3, M n’a pas de verbe tandis que G a καὶ εἰσάξω σε, et la Vulgate « et intres ». – En 33,4, la locution « personne ne porta plus ses parures (‫א־שׁתוּ‬ ָ ֹ ‫וְ ל‬ ‫)אישׁ ֶע ְדיוֹ ָע ָליו‬ ִ » est absente de G.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

101

– Deux versions différentes de 33,13b sont transmises par M et G, ainsi décrite par LaBibled’Alexandrie : « la prière de Moïse est plus audacieuse dans la LXX et introduit dès cet instant le motif de la manifestation de Dieu (cf. v. 18)32. » – En 33,14, là où M a « ma face ira (‫)פּנַ י יֵ ֵלכוּ‬ ָ », G a « moi-même je te précèderai (αὐτὸς προπορεύσομαί σου) ». La BHS propose une Vorlage pour G différente (‫)ל ָפנַ י ֵלְך‬. ְ De même, en 33,15, G a « toi-même (αὐτὸς σὺ) » tandis que M a « ta face (‫)פּנֶ יָך‬ ָ ». – En 33,15, G a « avec nous » en moins et « me » au lieu de « nous » en M. Histoirerédactionnelle Nous n’avons pas pris en considération les sections Ex 33,7-11 ; 33,18-34,8 : Ex 33,7-11 forme une unité, centrée sur la tente de la rencontre et la colonne de nuée, qui n’a de lien ni avec ce qui précède ni avec ce qui suit33, et 33,18-34,8 est la révélation de Dieu à Moïse au Sinaï dans le creux du rocher. Au terme (34,6), Dieu fait connaître à Moïse son nom, ce qui lui fait renouveler la demande que Dieu luimême accompagne le peuple (34,9). À l’intérieur des paragraphes retenus, liés aux traditions sur le messager précurseur, quelques éléments d’histoire rédactionnelle apparaissent : – Moïse se plaint à Dieu en Ex 33,12 de ce qu’il ne lui a pas fait connaître celui qu’il va leur envoyer pour les guider dans leur marche. Cette plainte semble en contradiction avec la déclaration antérieure de Dieu en 32,34 et 33,2, où Dieu annonce qu’il enverra un messager. Cette tension est généralement interprétée à l’époque moderne comme la présence de plusieurs sources indépendantes à l’origine34. – 32,34-35 ; 33,1-4 et 33,5-6 sont des versions parallèles35 :

32

A. LE BOULLUEC – P. SANDEVOIR (trad.), L’Exode (BdA 2 ; Paris 1982), 333. B.S. CHILDS, TheBookofExodus:ACritical,TheologicalCommentary (OTL; Louisville 1974), 584.590 34 R.M. BILLINGS, “The Problem of the Divine Presence: Source-Critical Suggestions for the Analysis of Exodus XXXIII 12-23”, VT 54 (2004), 429-430. 35 Pour 33,1-4 et 33,5-6, cf. B. RENAUD, L’Alliance, un mystère de miséricorde (LD 169 ; Paris 1998), 70-71. 33

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PREMIÈRE PARTIE

32,34-35 34

“Va maintenant, conduis le peuple

33,1-4 1

“Va, monte d’ici, toi et le peuple que tu as fait monter du pays d’Égypte, où je t’ai dit. vers la terre dont j’ai dit par serment à Abraham, Isaac et Jacob que je la donnerais à leur descendance 2 Voici que mon messager ira j’enverrai un [mon] devant toi, messager devant toi (…) 3 mais au jour de ma visite, mais je ne monterai pas au milieu de toi, je les punirai de leur péché” de peur que je ne 35 Et le Seigneur frappa le t’extermine en chemin peuple parce qu’ils avaient fabriqué le car tu es un peuple à la veau, celui qu’avait fabriqué nuque raide.” Aaron. Lorsqu’il eut entendu cette parole sévère, le peuple prit le deuil et [personne ne porta plus ses parures].

33,5-6 5

“Vous êtes un peuple à la nuque raide :

un moment, je monterai au milieu de toi et je t’exterminerai.

Et maintenant, dépouilletoi de tes parures, que je sache ce que je vais te faire. 6 Alors les fils d’Israël se débarrassèrent de leurs parures, à partir du mont Horeb.

D’autres traces d’histoires rédactionnelles probables sont repérables : – 33,3 n’a pas de verbe et poursuit la logique du don de la terre du verset 1. 33,2 semble une insertion. G supplée à la lacune en ajoutant au début du verset 3 καὶ εἰσάξω σε, comme la Vulgate (et intres) et les traductions modernes. La promesse du messager est ainsi secondaire. – En 33,4, G n’a pas la clause : « et personne ne porta plus ses parures ». Elle est en effet curieuse en M puisque c’est au verset suivant que Dieu ordonne : « dépouille-toi de tes parures », ce qui est accompli au verset 6 (« Alors les fils d’Israël se débarrassèrent de leurs parures, à partir du mont Horeb »). – La section 33,12-17 est encore composite. Nous avons mentionné les variations textuelles entre G et M au verset 13. La demande de connaître Dieu et celle de connaître celui qu’il enverra sont entrelacées ; les changements d’interlocuteurs sont complexes (avec une différence G et M au verset 14) et, si les versets 12-13.17 sont centrés sur

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

103

Moïse et son statut unique, les versets 14-16 l’incluent avec le peuple en un « nous » commun. Dans les versets 12-13, Moïse demande le nom du messager tandis que dans les versets 14-16, il demande à Dieu de venir lui-même. Ils pourraient donc appartenir à une rédaction différente36. 2.2.2.2.1.4 Tendances des variations textuelles et rédactionnelles MoïseetIsraël L’ensemble du récit est construit notamment sur le rapport entre Moïse et le peuple : après le veau d’or, Dieu veut abandonner le peuple et ne garder plus que Moïse seul. Toute la stratégie de Moïse consiste à refuser une telle dissociation, à se solidariser avec le peuple d’Israël afin d’obliger Dieu à renouer l’alliance avec lui. – En Ex 33,1, Dieu dit à Moïse : « toi et le peuple » en M, mais « toi et ton peuple » en G. En 33,13, Moïse demande à Dieu de se faire connaître à lui pour que soit reconnu que « cette nation est ton peuple ». – En 33,15, G et M ont deux différences : G a « avec nous » en moins et Moïse demande « ne me fais pas monter d’ici » au lieu de « ne nous fais pas monter d’ici » en M. – En 33,17, le Seigneur répond positivement à la demande de Moïse qui inclut tout le peuple en M, tandis qu’il la limite à « pour toi » en G. – Déjà en 23,22, ce qui pourrait être un signe de rédaction postérieure, la dissociation entre Moïse et le peuple, caractéristique de la nouvelle problématique introduite par le veau d’or au chapitre 32, n’est pas introduite en M (« si tu écoutes » – « fais ») mais l’est en G (« si vous écoutez » – « fais »). Globalement, les modifications de G s’expliquent comme une amélioration de la cohérence narrative du macro-récit : Ex 34,9 apparaît avec plus d’évidence comme la résolution de 33,1 G (« ton peuple » pour forcer Dieu à le reconnaître comme tel), de 33,15 G (Moïse refuse de monter seul), de 33,17 G (Dieu est prêt à exaucer pour Moïse seulement – relance de la tension narrative avant la théophanie). Rashi note que dans le premier texte, le messager ne précède que Moïse (32,34 ; 33,2.3) tandis que la deuxième fois, il demande pour « moi et ton peuple », « nous » (33,16). Moïse est donc insatisfait la première fois et pousse plus loin la demande la deuxième fois37. 36 37

Ainsi, H.-D. NEEF, „,Ich selber bin in ihm‘ (Ex 23,21)“, BZ 39 (1995), 54-75. B.S. CHILDS, TheBookofExodus(OTL; Louisville 1974), 594-595.

104

PREMIÈRE PARTIE

Dieuetlemessager L’identité entre le messager et Dieu est une autre dialectique qui structure le texte : – En 23,20-23, la mission du messager et celle de Dieu coïncident : écouter la voix du messager, c’est faire ce que Dieu dit. Ce messager est étroitement relié à la présence de Dieu : « mon Nom est en lui ». Heinz-Dieter Neef propose de traduire : « car je serai moimême en lui » pour souligner l’identité entre Dieu et son messager38. – Des tensions apparaissent dans le texte : en 32,34 (« mon messager ira devant toi »), le possessif établit un lien étroit entre Dieu et le messager, comme en 23,20. En 33,2-3 en revanche, l’envoi du messager est un substitut de la présence divine (« j’enverrai un [G : mon] messager devant toi […] mais je ne monterai pas au milieu de toi »), tandis qu’en 33,5 M, la présence ou non de Dieu est à nouveau incertaine (« un moment je monterai au milieu de toi »). En 33,14-16, Dieu revient à nouveau sur le sujet et annonce que « sa face » (M), « lui-même » (G) viendra, ce dont Moïse fait une condition pour que reprenne la marche vers la terre. La théophanie à l’Horeb résout la tension narrative. À son issue, Moïse déclare : « que mon Seigneur marche au milieu de nous » (34,9). Là encore, G a une gestion plus cohérente des données : – en 23,20, le messager est indéterminé en M (« un messager ») et déterminé en G (« mon messager »), tandis qu’en 23,23, il est déterminé en M et en G (‫ – ַמ ְל ָא ִכי‬ὁ ἄγγελός μου) ; – 33,2 a la même variante entre M et G qu’en 23,20 : il s’agit d’« un messager » en M et de « mon messager » en G. En 32,34 à nouveau, M et G ont identiquement « mon messager (‫ – ַמ ְל ָא ִכי‬ὁ ἄγγελός μου) ». Le plus vraisemblable est d’attribuer à G les corrections secondaires : il harmonise les dénominations en mettant partout « mon messager » (23,20.23 ; 32,34 ; 33,2). – 23,22 peut s’expliquer dans la même perspective : M a « sa voix » (celle du messager), tandis que G a « ma voix » (celle de Dieu). Ainsi, le « plus » de G en 23,22 met deux fois « si vous écoutez ma voix » en parallèle avec l’impératif du verset 21 « révère-le et écoute sa voix [celle du messager] ». 38

H.-D. NEEF, „,Ich selber bin in ihm‘ (Ex 23,21)“, BZ 39 (1995), 64.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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– En 33,2, M a la leçon « j’expulserai » (Dieu), tandis que G a « il expulsera » (le messager). En M, cela implique que Dieu a déjà décidé d’accompagner son peuple, ce qui n’est pas le cas en G. – En 33,5, la réponse divine affaiblit la cohérence en M (« un moment, je monterai au milieu de toi »), car la crise est déjà pratiquement résolue narrativement à ce moment, tandis qu’en G, Dieu déclare : « j’enverrai une autre plaie au milieu de toi ». L’intercession de Moïse qui continue ensuite et la théophanie à l’Horeb ont alors tout leur sens, et la résolution n’intervient plus qu’en 34,9. Lafaceetlemessager En 33,14, là où M a « ma face ira (‫)פּנַ י יֵ ֵלכוּ‬ ָ », G a « moi-même je te précèderai (αὐτὸς προπορεύσομαί σου) ». La BHS propose une Vorlage différente pour G (‫)ל ָפנַ י ֵלְך‬. ְ De même, en 33,15, G a « toimême (αὐτὸς σὺ) » tandis que M a « ta face (‫)פּנֶ יָך‬ ָ ». Il semble qu’il y ait eu à un moment de la transmission une confusion entre le nom ‫( ָפּנֶ ה‬face) et l’adverbe ‫ל ָפנֵ י‬,ְ de même racine. Il se pourrait que G représente ici une forme plus originale avec l’adverbe spatial, qui caractérise toujours la mission du messager précurseur (Ex 23,20.23 ; 32,34 ; 33,2). Sous l’influence d’une croyance plus tardive, M aurait modifié légèrement sa source pour faire de la face de Dieu, une entité indépendante de lui et le représentant. Nous reviendrons sur le sujet à propos d’Is 63,9. Dans les trois cas étudiés ici (Moïse et Israël ; Moïse et Dieu ; la face et le messager), G a une succession narrative très cohérente, avec une tension qui se renforce et ne se résout qu’en 34,9, tandis qu’elle plus obscure en M. 2.2.2.2.1.5 Lecture dans le contexte canonique La complexité de ces chapitres peut être résolue par une explication d’ordre uniquement rédactionnel : les mentions du messager du Seigneur sont insérées par la même main à l’intérieur d’un texte précédent, puis font l’objet d’amplifications littéraires successives39. 39 Ainsi, E. BLUM considère que les sections d’Ex 23 et 32-33 sur le Messager constituent une « Mal’ak Bearbeitung » post Dtr, venant du compositeur du livre du Deutéronome (D-Komposition). Le Messager et Moïse forment un binôme pour guider le peuple en Terre Promise (StudienzurKompositiondesPentateuch (BZAW 189 ; Berlin 1990), 376-377). La question de la venue du Messager pourrait alors recouvrir l’attente d’un autre prophète comme Moïse (Dt 18,18).

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L’explication par additions de couches rédactionnelles ne tient pas suffisamment compte de ce que l’ambiguité de la relation entre YHWH et le malʼāḵ -YHWH est constante dans l’Ancien Testament (Gn 16,713 ; 19,1-15 ; Ex 3,2 ; 14,20 ; Jos 5,13-15 ; Jg 6,11-24 ; 13,3-25 ; 2 S 24,16 ; 1 R 19,5.7 (Élie dans le désert) ; 2 R 19,35 ; Za 1,9-14 ; 3,1-6 ; 12,8)40. Au sein même du livre de l’Exode, les variations de cette relation ont une fonction narrative. Bernard Renaud part d’une remarque générale : « en Ex 23,20, à la différence de Ex 32,34 et 33,1-6, l’Ange semble s’identifier avec le «Je» divin »41, et il montre que l’organisation littéraire tourne autour de la rupture d’alliance qui intervient entre Ex 23 et Ex 32-33. De ce fait, l’immédiateté de la relation entre Dieu et le messager, entre Dieu et son peuple, est brouillée. En envoyant à son peuple un messager plutôt que lui-même, le Seigneur rabaisse Israël au statut des autres nations (cf. Dt 32,8-9), selon l’observation de Spinoza42. Après la « nouvelle alliance » d’Ex 3243, Dieu annonce à nouveau l’envoi d’un messager précurseur mais désormais sa présence sera un signe ambivalent. Il guidera vers la Terre promise mais il annoncera aussi le Jour où Dieu visitera son peuple pour le punir de ses péchés. Comme en Ex 23, la mission du messager et celle de Dieu sont reliées : tandis que le messager est envoyé en précurseur, Dieu lui-même expulse les populations cananéennes. Après le veau d’or cependant, la présence de Dieu est celle du messager sont plus nettement distinguées : « je ne monterai pas. » Après le péché du peuple, la présence de Dieu n’est plus une menace destructrice pour les populations cananéennes, seulement expulsées (Ex 32) au lieu d’être exterminées (Ex 23). Elle l’est maintenant pour Israël lui-même. Un doute pèse sur l’effectivité de la menace : le fait que Dieu ne monte pas lui-même, mais le messager à sa place, semble pouvoir permettre d’éviter l’extermination (Ex 33,3). L’envoi du messager apporte un nouveau délai de grâce. Pourtant Dieu annonce ensuite qu’il viendra et exterminera son peuple (Ex 33,5). Mais là encore la menace semble conditionnelle, incertaine. 40 Voir une présentation raisonnée de toutes les occurences en H.-D. NEEF, „,Ich selber bin in ihm‘ (Ex 23,21)“, BZ 39 (1995), 54-55. 41 B. RENAUD, L’Alliance,unmystèredemiséricorde(LD 169 ; Paris 1998), 165. 42 Cité par W.H.C. PROPP, Exodus 19-40: A New Translation with Introduction andCommentary (AB 2A; New York 2006), 598. 43 B. RENAUD, L’Alliance,unmystèredemiséricorde(LD 169 ; Paris 1998), 226-228.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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Moïse cherche alors à connaître l’identité de ce messager-précurseur. Finalement, Dieu lui-même se décide à accompagner son peuple. Est-ce Dieu en personne ou son messager à sa place ou Dieu en son messager ? Dès ce moment, la relation de médiation est source d’interrogations. La tradition textuelle garde la trace des tentatives successives et variées de réponse. 2.2.2.2.2 Danslelivred’Isaïe Le thème de l’Exil comme nouvel Exode est un des fils conducteurs du livre d’Isaïe : le retour en Terre promise après l’exil de Babylone en 538 est mis en perspective avec la première entrée en terre de Canaan après la sortie d’Égypte. Ml 3,1 partage aussi ce motif. 2.2.2.2.2.1 Ml3,1etIs40,3 La relation entre ces deux versets est fondée sur un lien intertextuel et thématique. Ml 3,1

Is 40,3

« Voici que je vais envoyer mon « Une voix proclame : “Dans messager, pour qu’il dégage un le désert dégagez un chemin pour chemin devant moi (‫ה־ד ֶרְך ְל ָפנָ י‬ ֶ ָ‫)וּפנּ‬. ִ » le Seigneur (‫הו֑ה‬ ָ ְ‫”)פּנּוּ ֶדּ ֶרְך י‬. ַ »

Le verbe ‫ פנה‬au piel suivi de ‫ ֶד ֶרְך‬ne se trouve dans la Bible hébraïque qu’en Is 40,3 ; 57,14 ; 62,10 et Ml 3,144. Les deux dernières références en Isaïe sont elles-mêmes fondées sur Is 40,3. En Is 40,3 le dégagement de ce chemin a pour but la préparation de la venue du Seigneur Dieu en personne. La préparation du chemin « pour le Seigneur » est suivie de l’annonce : « alors la gloire du Seigneur sera révélée » (40,5). Cet ordre de dégager le chemin est adressé par une voix anonyme à une collectivité. En Ml 3,1, Dieu lui-même parle et annonce qu’il va envoyer son messager pour accomplir ce travail, avant de venir en personne. 44 « Dans le désert dégagez un chemin pour le Seigneur (‫)פּנּוּ ֶדּ ֶרְך יְ הוָ ה‬, ַ nivelez dans la steppe une chaussée pour notre Dieu » (40,3) ; « Remblayez la chaussée, dégagez le chemin (‫)פּנּוּ ֶדּ ֶרְך‬, ַ faites sauter tout obstacle du chemin de mon peuple » (57,14) ; « Franchissez, franchissez les portes, dégagez le chemin du peuple (‫)פּנּוּ ֶדּ ֶרְך‬, ַ remblayez, remblayez la chaussée, pavez avec de la pierre, dressez l’étendard face aux peuples » (62,10). Sur ceci, cf. A. MEINHOLD, Maleachi (BKAT XIV/8 ; Neukirchen 2006), 256-257.

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« Mon messager », annoncé par Dieu dans le livre de Malachie, apparaît comme la voix anonyme du début du Second Isaïe qui annonce la fin de l’Exil à Babylone et le retour en Terre promise, et l’artisan du dégagement du chemin. Is 63,9 reprend encore cette question du messager de l’Exode. 2.2.2.2.2.2 Is 63,9 La transmission textuelle complexe de ce verset montre à nouveau une évolution des traditions sur le messager-précurseur d’Ex 23 et Ex 32-34. À l’intérieur d’une méditation sur l’Exode, le prophète déclare45 : M Ketiv : ‫יעם‬ ָ ‫הוֹשׁ‬ ִ ‫וּמ ְל ַאְך ָפּנָ יו‬ ַ ‫לֹא ָצר‬ Ce n’est pas un délégué mais/ni un messager, ce fut sa face qui les sauva M Qere : ‫יעם‬ ָ ‫הוֹשׁ‬ ִ ‫וּמ ְל ַאְך ָפּנָ יו‬ ַ ‫לוֹ ָצר‬ Ce fut son délégué et son messager, devant lui, qui les sauva G : οὐ πρέσβυς οὐδὲ ἄγγελος ἀλλ᾽ αὐτὸς κύριος ἔσωσεν αὐτοὺς Ce ne fut pas un délégué ni un messager mais lui, le Seigneur, qui les sauva Théodotion : οὐ πολιορκητὴς καὶ ὁ ἄγγελος τοῦ προσώπου αὐτοῦ ἔσωσεν αὐτούς Ce ne fut pas un délégué mais ce fut l’ange de sa face qui les sauva

Le Ketiv a la négation ‫ לֹא‬tandis que le Qere a la préposition avec suffixe ‫לוֹ‬. D’un côté la phrase signifie que Dieu sauve directement sans intermédiaire, de l’autre elle signifie que Dieu sauve par un intermédiaire. La négation peut porter uniquement sur ‫ ָצר‬et le waw de ‫ַמ ְל ַאְך‬ a un sens adversatif : non pas par un délégué mais par un messager. La négation peut aussi porter sur ‫ ָצר‬et ‫מ ְל ַאְך‬. ַ Une ponctuation est alors à supposer après ‫מ ְל ַאְך‬. ַ En ce cas, ‫ ָפּנָ יו‬s’oppose à ce qui précède (Grec ancien) : « ni un délégué ni un messager mais sa face ». ‫ ָפּנָ יו‬peut être un nom (« sa face ») avec suffixe possessif ou un adverbe (« devant lui »). Théodotion introduit une notion du judaïsme du Second Temple : l’ange de la face, lecture que la syntaxe permet aussi. Toute la tradition textuelle fluctue précisément sur l’identité du messager du Seigneur, tendant soit à approprier à Dieu tous les 45 Cf. D. BARTHÉLEMY, Critiquetextuelledel’AncienTestament II (OBO 50/2 ; Fribourg 1986), 434-437. Les variantes jouent aussi sur la vocalisation de ‫צר‬. Soit une forme verbale (‫צר‬: ָ il souffrait), soit un nom (‫צר‬: ִ un délégué). Nous simplifions, en fonction de la question limitée qui nous occupe.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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intermédiaires par lesquels il passe (Qere), soit à réserver un statut à part au ‫ ַמ ְל ַאְך‬comme unique intermédiaire (lecture du Ketiv selon Théodotion) soit à nier tout intermédiaire (lecture du Ketiv selon le Grec ancien). ‫ ָפּנָ יו‬peut désigner le statut de précurseur de ces intermédiaires « devant lui » (Qere) ou la face de Dieu (autres leçons). Nous avons vu la même évolution sémantique dans les variantes textuelles des mentions du messager du Seigneur dans le livre de l’Exode. Dominique Barthélemy cite MekhY 1,53 ; Livre des Jubilés 15,3032 ; Dt 32,8-9 et Si 17,17 pour illustrer la lecture du Grec ancien, opposant la présence de Dieu en personne parmi son peuple à toute forme de médiation. Le Qere, qui admet les intermédiaires et les approprie à Dieu, serait-il témoin d’une tradition plus ancienne, avant une forme de radicalisation monothéiste ? La critique textuelle met en évidence cette tendance pour Dt 32,8-9. En ExodeRabba, cet ange précurseur est associé au pouvoir divin de remettre les péchés, à partir d’Ex 23,21 (« ne lui sois pas rebelle, il ne pardonnerait pas vos transgressions car mon Nom est en lui ») : « Une autre interprétation : ‘ne lui sois pas rebelle.’ Tu ne dois pas m’échanger pour lui, et tu ne dois pas le substituer à moi. Car peut-être tu diras : ‘Puisqu’il est notre prince, nous allons le vénérer et il pardonnera nos transgressions.’ Non, au contraire, ‘Il ne pardonnera pas vos transgressions.’ Il n’est pas comme moi, car de moi, il est écrit : ‘Qui pardonne l’iniquité et passe sur les transgressions’ (Mi 7,18). Mais il ne pardonnera pas tes transgressions. » (ShemR 32,4)46.

La défense des rabbins d’associer le médiateur de Dieu avec Dieu lui-même est une réponse aux questions posées par le texte biblique. C’est cette même conception qui agit dans les révisions les plus tardives en Is 63,9 comme en Ex 33,14-15. Dans le Ketiv de M et Théodotion d’Is 63,9, la face de Dieu est identifiée à Dieu. Elle représente une sorte de compromis entre le messager de Dieu, qui n’est pas Dieu, et Dieu en personne. La face de Dieu est la médiation divine en laquelle il exprime le mieux sa présence. 46 Texte et traduction en J. MARCUS, “Authority to Forgive Sins upon the Earth: The Shema in the Gospel of Mark”, The Gospels and the Scriptures of Israel (ed. C.A. EVANS – W.R. STEGNER) (JSNTSupp 104; Sheffield 1994), 207. Les soulignements sont de lui. L’auteur suggère que la défense des rabbins vise ici l’interprétation chrétienne de Mc 2,10 où Jésus, le Fils de l’Homme, s’attribue le pouvoir de remettre les péchés.

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William Propp synthétise en ces termes la cohérence narrative d’Ex 33 M : « Le Seigneur a déjà dit qu’il ne marcherait pas au milieu d’Israël (33,3) mais laissait entendre qu’il reconsidèrerait sa décision (v. 5). De plus, il promit d’envoyer un messager (v. 2), une forme de présence divine ambigüe et moins intime. Il n’est pas clair ici si, en envoyant sa “face”, le Seigneur fait un compromis ou capitule […]. La “Face” n’est pas la plénitude de l’essence du Seigneur. C’est, pour ainsi dire, un archange, c’est-à-dire un messager pleinement habilité à représenter Dieu sur terre47. »

Is 63,9 en ses différentes variantes reflète la dialectique présente en Ex 23-34 entre la venue du messager de Dieu et de Dieu en personne. Les versets du livre d’Isaïe qui suivent la prolongent : « 9 Il s’est chargé d’eux, il les porta tous les jours d’autrefois. 10 Mais eux, ils se sont révoltés et ils ont irrité son Esprit saint. Alors il se retourna contre eux en ennemi, lui-même se mit en guerre contre eux. 11 Mais il s’est souvenu des jours d’autrefois, de Moïse, son serviteur. Où est-il, celui qui les sauva de la mer, le pasteur de son troupeau ? Où est celui qui mettait au milieu d’eux son Esprit saint ? 12 Celui qui accompagna la droite de Moïse de son bras glorieux, qui fendit les eaux devant eux pour se faire un renom éternel ; 13 qui les fit passer par les abîmes, comme un cheval passe dans le désert ; ils ne trébuchèrent pas plus 14 qu’une bête qui descend dans la vallée ; l’Esprit du Seigneur les menait au repos. Ainsi as-tu conduit ton peuple pour te faire un nom glorieux » (Is 63,9-14 M).

Ce texte reprend les deux envois d’Ex 23 et 32-33, avec la rupture d’alliance entre deux et la modification du comportement divin. En Is 63,9, c’est Dieu lui-même qui sauve et guide son peuple. Au verset 10, le peuple se révolte et provoque la colère de Dieu. Dieu renoue avec son peuple et envoie alors son messager, identifié ici avec l’Esprit saint, pour mener le peuple au repos (verbe ‫ נוח‬en Is 63,14 et Ex 33,14). La perspective de Malachie est proche de celle d’Exode et d’Isaïe, tout en en divergeant : Ex 33 et Is 63,9-14 résolvent la question de la médiation de la présence de Dieu à son peuple à travers un messager par le recours à une figure intermédiaire : la Face ou de l’Esprit saint. Précèdent-elles la venue de Dieu en personne ou s’y substituent-elles ? Les variantes textuelles hésitent. Les plus anciennes laissent espérer que Dieu lui-même viendra, tandis que les plus tardives optent pour une substitution. 47

W.H.C. PROPP, Exodus19-40(AB 2A; New York 2006), 604.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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Ml 3,1 distingue clairement la venue du messager de Dieu avant la venue personnelle de Dieu. Le messager médiateur de la présence de Dieu ne se substitue pas à la présence directe de Dieu, il y prépare. Ml 3,23 le nomme « Élie ». C’est sur ce tableau de fond que le livre de Malachie prend tout son sens. À la clôture du corpus prophétique Dieu annonce l’envoi du messager de l’alliance lors d’un nouvel Exode, puis sa propre venue, après. Le temple est désormais la Terre promise en laquelle le messager de Dieu, puis Dieu en personne, précèdent le peuple. Ex 23,20 M, qui a substitué « le lieu (‫ל־ה ָמּקוֹם‬ ַ ‫)א‬ ֶ » à « la terre (εἰς τὴν γῆν) » comme destination finale de l’Exode, connaît déjà cette évolution. Ml 3,1 la pousse à son terme. 2.2.2.3 Ml 3,1 et le chapitre 3 de Malachie Le premier Exode avait pour but d’aller à la montagne du Seigneur lui rendre le culte qui lui plaît, dans son sanctuaire (Ex 15,17). La construction de la tente de la Rencontre (Ex 35-40) puis du temple de Jérusalem (1 R 8) porte à son achèvement l’habitation de Dieu parmi son peuple et l’adoration de Dieu par son peuple. Les prophètes dénoncèrent la corruption du culte du temple et le détournement de son but par le sacerdoce. Le livre d’Isaïe commence ainsi par une critique vigoureuse du culte (ch. 1), avant d’annoncer un nouvel Exode au terme duquel seront offertes des offrandes agréées dans la maison du Seigneur sur sa sainte montagne (Is 56,6-7). Le schéma est le même dans le livre de Malachie : le culte est d’abord dénoncé en termes sévères, il n’est plus agréé par Dieu (Ml 1,7-8.13 ; 2,8-9.14-15 ; 3,8-10), avant que soit annoncée la venue de Dieu dans son temple (Ml 3,1), la purification du culte et du sacerdoce, la reprise du culte qui lui plaît (Ml 3,2-4)48. La tendance à détacher Ml 3,1 de son contexte canonique empêche de percevoir de quelle manière la suite du chapitre 3 dépend directement du retour du Seigneur dans son temple. Le culte de la « première alliance » (avant l’Exil) devient le modèle du culte de la « nouvelle ». Dans le livre du Lévitique, le feu est 48

D.G. CLARK, ElijahasEschatologicalHighPriest (University of Notre Dame 1975), 53.

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simultanément le signe de l’acceptation des sacrifices offerts au Seigneur et l’instrument d’anéantissement de ceux qui offrent un sacrifice qui n’est pas conforme à sa volonté : « Moïse et Aaron entrèrent dans la tente de la rencontre, puis ressortirent pour bénir le peuple. Alors la gloire du Seigneur apparut à tout le peuple : un feu sortit de devant le Seigneur et dévora sur l’autel l’holocauste et les graisses. Tout le peuple vit cela ; ils crièrent de joie et ils se jetèrent face contre terre. Or Nadav et Avihou, fils d’Aaron, prenant chacun sa cassolette, y mirent du feu sur lequel ils déposèrent du parfum ; ils présentèrent ainsi devant le Seigneur un feu profane, qu’il ne leur avait pas ordonné. Alors un feu sortit de devant le Seigneur et les dévora ; et ils moururent devant le Seigneur » (Lv 9,22 – 10,3).

Le feu qui sort du Seigneur opère un jugement entre bons et mauvais, comme dans le chapitre 3 de Malachie. Étant revenu dans son temple, Dieu est « comme le feu du fondeur et comme la lessive des blanchisseurs. Il siégera comme fondeur et nettoyeur. Il purifiera les fils de Lévi et les affinera comme or et argent, et ils deviendront pour le Seigneur ceux qui présentent l’offrande selon la justice. Alors l’offrande de Juda et de Jérusalem sera agréée du Seigneur, comme aux jours anciens, comme aux premières années. Je m’approcherai de vous pour le jugement et je serai un témoin prompt contre les devins, les adultères et les parjures, contre ceux qui oppriment le salarié, la veuve et l’orphelin, et qui violent le droit de l’étranger, sans me craindre, dit le Seigneur des armées » (Ml 3,2-5). « Alors vous verrez la différence entre un juste et un méchant, entre qui sert Dieu et qui ne le sert pas. Car voici : le Jour vient, brûlant comme un four. Ils seront de la paille, tous les arrogants et malfaisants ; le Jour qui arrive les embrasera – dit le Seigneur des armées – au point qu’il ne leur laissera ni racine ni rameau. Mais pour vous qui craignez mon Nom, le soleil de justice brillera, avec la guérison dans ses rayons ; vous sortirez en bondissant comme des veaux à l’engrais » (Ml 3,18-20).

La présence de Dieu dans son temple (Ml 3,1), l’avènement du jugement de Dieu et la purification du sacerdoce (Ml 3,2-21) vont de pair, comme dans le livre du Lévitique. 2.2.3 Ml 3,22-24 L’articulation entre premier et nouvel exode, implicite en Ml 3,121, est explicitée par les trois derniers versets. Ils en fournissent la clé.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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Le livre s’achève par une double recommandation : un appel à la mémoire du passé, du premier Exode avec Moïse et « des commandements et des lois » donnés par Dieu à l’Horeb à tout Israël (3,22), et une prophétie pour le futur, le retour eschatologique d’Élie et sa mission (3,23-24)49 : « 22 Souvenez-vous de la Loi de Moïse, mon serviteur à qui j’ai prescrit, à l’Horeb, pour tout Israël, des lois et des coutumes. 23 Voici que je vous envoie Élie le prophète [G : le Tishbite], avant que n’arrive le Jour du Seigneur, grand et redoutable [G : manifeste]. 24 Il ramènera le cœur des pères vers les fils [G : le cœur du père vers le fils] et le cœur des fils vers leurs pères [G : le cœur de l’homme vers son prochain], pour que je ne vienne pas frapper le pays d’anathème » (Ml 3,22-24).

2.2.3.1 Critique textuelle et rédactionnelle Le verset 22 manque complètement en 4QXIIa. Il est reporté en finale, après les versets 23-24, dans certains manuscrits grecs50. Théodore de Mopsueste, Théodoret de Cyr, Hésychius de Jérusalem et Jérôme, avec les manuscrits de la recension antiochienne, lisent la fin de Malachie dans l’ordre de M51. À la fin de Malachie, la Massora impose de répéter l’avant-dernier verset après le dernier dans le cas d’Isaïe, des Douze, des Lamentations et de l’Ecclésiaste, quand ces livres sont lus à la synagogue, car le dernier verset sonne trop durement. Les manuscrits qui reportent le verset 22 après sont probablement animés d’un même souci52. M et G sont identiques quant au verset lui-même. La tradition textuelle des versets 23-24 connaît plusieurs variantes : • Ml 3,23 – Élie est dit « le prophète (‫)הנָּ ִביא‬ ַ » en M et « le Tishbite (τὸν Θεσβίτην) » en G53. De semblables variations existent dans le cycle d’Élie : en 1 R 17,1, M a « le Tishbite (‫)ה ִתּ ְשׁ ִבּי‬, ַ tandis que G a « le prophète, le Tishbite 49 Les versets 3,19-24 sont numérotés 4,1-6 dans la Vulgate et les Bibles protestantes. Par souci de clarté, nous nous en tenons à la numérotation M et G. 50 Ainsi, les codices Alexandrinus (A), Vaticanus (B), Marchalianus (Q), Cryptoferratensis (Γ), la Version arabe. Les autres codices suivent M : Sinaiticus (‫)א‬, Syro-hexaplaire (S). 51 L. VIANÈS, LesDouzeProphètes.12,Malachie(BdA 23/12 ; Paris 2011), 61. 52 J.M.P. SMITH, Malachi (ICC ; Edinburgh 1912), 83. 53 Peshitta, Targum et Vulgate supportent M.

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(ὁ προφήτης ὁ Θεσβίτης) ». En dehors de Malachie, Élie est nommé « prophète » en M uniquement en 1 R 18,22.36 ; 2 Ch 21,21 et Si 48,1 Heb. Son titre est le plus souvent « homme de Dieu (‫ֹלהים‬ ִ ‫)אישׁ ָה ֱא‬ ִ » (1 R 17,18.24.55 ; 2 R 1,9.11.13). Philippe Hugo considère comme secondaire le titre de prophète donné par G à Élie en 1 R 17,1, en raison de la tendance de M à faire un usage beaucoup plus important que G de l’appellation de prophète, comme le Targum et la littérature rabbinique54. Il pourrait être secondaire aussi ici en M. En 1 R 18,36, la variation entre G et M est la même qu’en Ml 3,23 : M a « Élie le prophète (‫)א ִליָּ הוּ ַהנָּ ִביא‬ ֵ » là où G a simplement « Ηλιου ». L’identité entre l’homme historique et la figure eschatologique est mieux soulignée par G, qui nomme Élie « le Teshbite ». En M, il est moins évident que l’Élie annoncé soit le même que le prophète du 9e siècle. Andrew Hill opte en faveur du caractère original de M et d’une harmonisation par G avec 1 R 17,1 ; 21,17.28 ; 2 R 1,3.8 ; 9,3655. Les indices uniquement textuels semblent insuffisants pour trancher. Nous reprendrons la question plus loin, sur la base d’autres indices. – Au lieu de l’adjectif « redoutable (‫נּוֹרא‬ ָ ‫)ה‬ ַ » pour qualifier le Jour du Seigneur, G a « manifeste (ἐπιφανὴς) ». Aux deux adjectifs correspondent la même forme consonantique hébraïque, mais provenant de deux racines verbales différentes : ‫( ראה‬voir) ou ‫( ירא‬craindre). C’est une tendance globale de la Bible grecque : en Jg 13,6, le messager de Dieu est dit φοβερὸν en Théodotion et ἐπιφανὴς en Septante ancienne (pour ‫)נוֹרא‬. ָ Ailleurs, dans les Douze petits prophètes, ‫נוֹרא‬ ָ est toujours traduit par ἐπιφανὴς (Jl 2,11 ; 3,4 ; Ha 1,7 ; So 2,11 ; 3,2 ; Ml 1,14). De « terrible », la manifestation de Dieu devient « manifeste ». Le contenu de révélation divine est plus évident en G tandis que M met en relief son effet sur l’homme qui en est le bénéficiaire. • Ml 3,24 : – La mission d’Élie consiste à « ramener (‫» )וְ ֵה ִשׁיב‬, selon M. De façon inhabituelle, G traduit par ἀποκαταστήσει. En général, le hifil de ‫ שׁוב‬est traduit par ἐπιστρέφω dans la Septante56. Ben Sira Grec emploie d’ailleurs ἐπιστρέφω pour désigner la mission eschatologique 54

P. HUGO, Lesdeuxvisagesd’Élie (OBO 217 ; Fribourg 2006), 204. A.E. HILL, Malachi (AB 25D; New York 1998), 374.376. 56 E. HATCH – H.A. REDPATH, A Concordance to the Septuagint and the Other GreekVersionsoftheOldTestament (Grand Rapids 19982), 531-533. 55

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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d’Élie (Si 48,10), tandis que Siracide Hébreu a ‫ להשיב‬comme Ml 3,2457. Il n’y a pas lieu cependant de supposer une Vorlage différente. Le Grec de Ml 3,24 pourrait ici être secondaire et refléter des tendances apocalyptiques, comme en Mc 9,12. – Une différence plus importante réside dans la description de la mission d’Élie. M a « le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères (‫בוֹתם‬ ָ ‫ל־א‬ ֲ ‫ל־בּנִ ים וְ ֵלב ָבּנִ ים ַע‬ ָ ‫ב־אבוֹת ַע‬ ָ ‫)ל‬ ֵ », tandis que G a « le cœur du père vers le fils et le cœur de l’homme vers son prochain (καρδίαν πατρὸς πρὸς υἱὸν καὶ καρδίαν ἀνθρώπου πρὸς τὸν πλησίον αὐτοῦ) ». La réciprocité des relations est construite sur un parallélisme régulier en M et confinée aux relations entre pères et fils. Elle est plus irrégulière en G, avec une orientation plus universelle. Déterminer la version originale est difficile : le grec montre un sens plus développé de l’universalisme et de l’abstraction, qui irait dans le sens d’une relecture tardive, mais la construction plus élaborée en parallélisme régulier de M pourrait aussi être considérée comme un indice de travail rédactionnel ultérieur. Si 48,10 cite librement Ml 3,24. L’hébreu a un pluriel : « le cœur des pères vers les fils (‫ » )לב אבות על בנים‬tandis que le grec a un singulier (« le cœur du père vers le fils (καρδίαν πατρὸς πρὸς υἱὸν) ». Les versions hébraïque et grecque de Siracide et Malachie se correspondent sur ce premier membre de phrase. Le Siracide ajoute après : « et rétablir les tr[ibus d’Isra]el [G : de Jacob] ». L’absence de parallélisme dans les relations et cet élargissement à toutes les tribus le rapprocherait de Ml 3,24 G. 4Q521 a une formule au pluriel mais à sens unique, autant que les fragments conservés permettent de l’affirmer : « c’est vrai, les pères reviennent vers les fils (‫» )נכון באים אבות על בנים‬. Lc 1,17 a également une relation en sens unique et au pluriel : « ramener le cœur des pères vers les fils (ἐπιστρέψαι καρδίας πατέρων ἐπὶ τέκνα) ». Il est difficile de tirer des conclusions certaines sur l’originalité de M ou G en Ml 3,24 à ce stade. – La Septante traduit le mot ‫ ֵח ֶרם‬par l’adverbe ἄρδην. Pourtant, elle utilise le plus souvent ἀνάθεμα. L’unique autre occurrence d’ἄρδην dans la Bible grecque est en 3 Règnes 7,31, dans un demi-verset qui n’a 57

Voir les versions en synopse en annexe 4.

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pas exactement son correspondant dans la Bible hébraïque (1 R 7,45) : « πάντα τὰ ἔργα τοῦ βασιλέως ἃ ἐποίησεν Χιραμ χαλκᾶ ἄρδην (tous les travaux du roi que fit Hiram en bronze consacré). » ἄρδην correspondrait ici au participe pual ‫ ְממ ָֹרט‬qui veut dire « poli ». Le polissage des matériaux dans la construction du temple a une fonction de consécration : les pierres devaient arriver sur le chantier non taillées (cf. l’adjectif ἀπελέκητος appliqué aux matériaux de construction en 1 R 6,1.36 ; 7,48.49 ; 10,11.12)58. Les maçons complétaient la taille en assurant le polissage. Nous verrons plus loin l’ambivalence constitutive du mot ‫ח ֶרם‬, ֵ signifiant aussi bien destruction complète que consécration. Pour restituer quelque chose de cette ambivalence, le traducteur grec pourrait avoir opté pour un adverbe signifiant à la fois « complètement » et « consacré ». Du point de vue rédactionnel, le verset 23 commence une nouvelle phrase (‫הנֵּ ה‬, ִ peut-être ‫ והנה‬dans la Vorlage de G), sans lien syntaxique avec la précédente59. L’absence du verset 22 en 4QXIIa, sa mobilité dans les traditions et son thème, permettent de traiter séparément les versets 23-24 sur la mission eschatologique d’Élie ; ils concernent plus directement notre sujet. 2.2.3.2 Mission eschatologique d’Élie 2.2.3.2.1 ÉlieenMl3,23 Élie est nommé ‫א ִליָּ ה‬. ֵ C’est la forme brève, moins fréquente (2 R 1,3.4.8.12), tandis que la forme longue ‫ ֵא ִליָּ הוּ‬est utilisée 63 fois. La comparaison entre Ml 3,1 et 23 montre un parallélisme rigoureux dans leur construction : – là où Ml 3,1 a ‫ – ִהנְ נִ י‬ἰδοὺ ἐγὼ, Ml 3,23 a ‫ – ִהנֵּ ה ָאנ ִֹכי‬ἰδοὺ ἐγὼ. – Ml 3,1 et 3,23 ont tous deux ‫ שׁ ֵֹל ַח‬en M. G a ἐξαποστέλλω en 3,1 et ἀποστέλλω en 3,23. – Ml 3,23 ajoute ‫ – ָל ֶכם‬ὑμῖν à 3,1. 58 Peut-être est-ce la raison pour laquelle M omet la moitié du verset de 3 Règnes 7,31 où sont déclarés ἄρδην les constructions aussi bien de « la maison du Seigneur » que du palais royal de Salomon. M pourrait vouloir réserver au temple tout ce qui touche au sacré. 59 D.L. PETERSEN, Zechariah 9-14 and Malachi (OTL ; London 1995), 230 ; A.E. HILL, Malachi (AB 25D; New York 1998), 363-365.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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– Le nom d’« Élie (‫ – ֵא ִליָּ ה‬Ηλιαν) » (3,23) se substitue à « mon messager (‫ – ַמ ְל ָא ִכי‬τὸν ἄγγελόν μου) » (3,1) comme sujet de l’action. – À la venue du Seigneur dans son temple (3,1) correspond la venue du Jour du Seigneur (3,23). ‫ בוא‬est le verbe de l’action dans les deux cas. Le messager anonyme du verset 1 est donc identifié au verset 23 avec le prophète Élie. Ailleurs déjà, les prophètes sont dits « messagers du Seigneur » (Is 42,19 ; 44,26 ; Ag 1,13 ; 2 Ch 36,15.16. Cf. Ap 11,18). En Is 42,19, le serviteur du Seigneur est nommé, en une formule proche de Ml 3,1 : « mon messager que j’envoie (‫)מ ְל ָא ִכי ֶא ְשׁ ָלח‬ ַ ». En Za 12,8 c’est le descendant davidique qui est le messager précurseur : « Ce jour-là, le Seigneur étendra sa protection autour des habitants de Jérusalem : le plus chancelant d’entre eux, en ce jour, sera là comme David, et la maison de David sera là comme Dieu, comme le messager du Seigneur devant eux (‫יהם‬ ֶ ֵ‫אֹלהים ְכּ ַמ ְל ַאְך יְ הוָ ה ִל ְפנ‬ ִ ‫)בית ָדּוִ יד ֵכּ‬. ֵ »

Venue du successeur dynastique, venue de Dieu lui-même, venue du messager du Seigneur ne font qu’un. Avec Za 12,8, E. Assis considère que Ml 3,23 est l’expression d’une espérance messianique prophétique qui s’est substituée à l’espérance messianique royale, suite à l’échec de la restauration de Zorobabel60. Même si sa reconstitution de l’évolution de l’espérance messianique est conjecturale, il est clair en tout cas que le livre de Malachie ne fait pas état de l’attente d’un messie davidique complémentaire à celle d’un retour d’Élie. La question de l’identité du messager précurseur, posée par Moïse à Dieu dans le livre de l’Exode et toujours non résolue (Ex 33,12 : « tu ne m’as pas fait savoir qui tu enverras avec moi ») provoque ces différentes tentatives d’identification au sein du livre de l’Exode et dans les livres prophétiques61. Le dernier verset du dernier d’entre eux, Malachie, apporte infine la réponse : le ‫מ ְל ָא ִכי‬, ַ « mon messager », d’Ex 23,23 et 32,34, c’est Élie62. 60 E. ASSIS, “Moses, Elijah and the Messianic Hope: A New Reading of Malachi 3,22-24”, ZAW 123 (2011), 214-220. 61 Cf. CommentaryontheNewTestamentuseoftheOldTestament(ed. G.K. BEALE – D.A. CARSON) (Grand Rapids 2007), 300: “The relation between the mal’āk (“messenger”) and God himself is less than clear […] It is precisely the ambiguity that provides a fertile field of exegetical work.” 62 Cf. S. PFUTI-PHABU, L’annoncedujourdeYHWHdanslesderniersversets de Malachie : une finale du livre des Douze (Thèse doctorale, P. BOGAERT, dir.)

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PREMIÈRE PARTIE

2.2.3.2.2 LeJourduSeigneurgrandetredoutable La description de la venue du Jour du Seigneur est identique en Ml 3,23 et Jl 3,4 à la fois en M et G : ‫נּוֹרא‬ ָ ‫– ִל ְפנֵ י בּוֹא יוֹם יְ הוָ ה ַהגָּ דוֹל וְ ַה‬ πρὶν ἐλθεῖν ἡμέραν κυρίου τὴν μεγάλην καὶ ἐπιφανῆ63. Des seize occurrences vétérotestamentaires de l’expression ‫יוֹם יְ הוָ ה‬, treize se trouvent dans les Douze petits prophètes64. C’est le motif qui participe le plus visiblement à les relier entre eux en un seul livre65. James Nogalski a attiré l’attention sur la nécessité de ne pas restreindre l’étude aux seules mentions de l’expression « Jour du Seigneur » mais de l’étendre à celles qui lui sont proches (« Jour de la colère du Seigneur » : So 2,2.3 ; Lm 2,22 ; ‫ היום ליהוה‬: Is 2,12 ; Ez 30,3 ; 46,13 ; Za 14,1, etc)66. Plusieurs thèmes convergent sur le Jour du Seigneur et chacun trouve un écho dans le livre de Malachie. Cette formule conclusive, à la clôture du corpus prophétique, synthétise tous les éléments dont elle s’est peu à peu chargée auparavant : – Sigmund Mowinckel a discerné dans les psaumes des indices de l’existence d’une fête de l’intronisation liturgique de YHWH, qu’il a assimilée au Jour de YHWH, conçu en quelque sorte comme « sa » fête au calendrier liturgique. Le Jour du Seigneur est le jour de la célébration de la royauté universelle de Dieu (Ps 47,1.8 ; 96,1.3 ; 98,3. Cf. Ml 1,11). C’est le jour de sa manifestation : il vient (Ps 96,13 ; 98,9. Cf. Ml 3,2a), il se fait connaître (Ps 93,5 ; 98,2 ; 99,7. Cf. Ml 3,2b). C’est le jour où il répète la théophanie du mont Sinaï (Ps 97,3 ; 99,7), où il renouvelle l’élection d’Israël (Ps 47,5) et l’alliance avec son (Louvain 2003) : « Malachie identifie le mal’ak YHWH à Élie […] ; Élie apparaît comme celui qui répond au profil du mal’ak YHWH », 108. 63 Selon FISHBANE, Ml 3,23 vis-à-vis de Jl 3,4 est un exemple d’ « exégèse mantologique », c’est-à-dire de révision et d’adaptation d’un oracle antérieur par une tradition prophétique postérieure : BiblicalInterpretationinAncientIsrael (London 1985), 506-524. 64 Cinq fois en Joël (1,15 ; 2,1.11 ; 3,4 ; 4,14) ; Am 5,18-20 ; Ab 1,5 ; Na 1,2-6 ; So 1,18 ; 2,2 ; 3,6-8 ; Za 14,13. 65 Cf. R. RENDTORFF, “How to Read the Book of the Twelve as a Theological Unity”, ReadingandHearingtheBookoftheTwelve (ed. J.D. NOGALSKI) (Atlanta 2000), 75-87 ; J.D. NOGALSKI, “The Day(s) of YHWH in the Book of the Twelve”, ThematicThreadsintheBookoftheTwelve (ed. P.L. REDDITT) (Berlin 2003), 192-213 ; M. BECK, Der„TagYHWHs“imDodekapropheton:StudienimSpannungsfeldvon Traditions-undRedaktionsgeschichte (BZAW 356; Berlin 2005) et P.-G. SCHWESIG, Die Rolle der Tag-JHWHs-Dichtungen im Dodekapropheton (BZAW 366; Berlin 2006). 66 J.D. NOGALSKI, “The Day(s) of YHWH in the Book of the Twelve”, 193196.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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peuple (Ps 95,6 ; 99,6). Le chapitre 3 du livre de Malachie reprend l’essentiel de ce motif, en représentant l’entrée du Seigneur, messager de l’alliance, dans son temple67. – Gerhard Von Rad a souligné les liens entre le Jour du Seigneur et la guerre sainte : c’est l’entrée personnelle de Dieu dans le combat qui fait obtenir la victoire à Israël68. En ce sens, le messager précurseur du Seigneur (Ml 3,1) est l’agent divin chargé de guider la conquête de la terre. – Au Sinaï, Dieu annonce le moment où il va intervenir pour se révéler comme « son » jour (Ex 32,34) : « les anciens récits des théophanies qui eurent lieu dans le passé et les descriptions prophétiques du Jour de YHWH qui vient font partie d’un seul et même ensemble conceptuel69. » Dans le livre de Malachie, la venue du Jour du Seigneur est identique à la venue de Dieu en personne : ‫( ִל ְפנֵ י בּוֹא יוֹם יְ הוָ ה‬Ml 3,23) correspond à ‫ ְל ָפנָ י‬de Ml 3,1. Cette identité est confirmée par les deux adjectifs qui qualifient ce jour (‫נּוֹרא‬ ָ ‫ – ַהגָּ דוֹל וְ ַה‬μεγάλην καὶ ἐπιφανῆ), que Dieu s’appliquait à lui-même et à son Nom en Ml 1,14 : « Je suis un roi grand, dit le Seigneur tout-puissant, et mon nom est redoutable [G : manifeste] parmi les nations (‫וּשׁ ִמי‬ ְ ‫ֶמ ֶלְך גָּ דוֹל ָאנִ י ָא ַמר יְ הוָ ה ְצ ָבאוֹת‬ ‫נוֹרא ַבגּוֹיִם‬ ָ – βασιλεὺς μέγας ἐγώ εἰμι λέγει κύριος παντοκράτωρ καὶ τὸ ὄνομά μου ἐπιφανὲς ἐν τοῖς ἔθνεσιν). »

– Le Jour du Seigneur est aussi jour de jugement d’Israël et de Juda (Jl 1,1-2,11 et So 1,4-18a), jour de jugement universel des nations (Is 13,6.9.13 ; 34,8 ; Jl 4,2-17 ; Abd 15-18 ; Za 14,1.7), mais aussi jour de restauration d’Israël (Za 14,7-12), auquel les nations sont associées (Za 14,16 ; So 3,9-10). Le Jour du Seigneur est une réalité à la fois positive et négative, dont l’annonce est signe de menace et de condamnation, en même temps que d’espérance de restauration. En Ml 3,5, Dieu annonce : « je m’approcherai de vous pour le jugement » et l’ensemble du chapitre reprend le motif judiciaire, jusqu’à ce qu’en Ml 3,17-21 les justes et les injustes soient définitivement séparés. 67 B. GLAZIER-MCDONALD, “Mal’ak habberît: The Messenger of the Covenant in Mal 3:1”, HAR 11 (1987), 97-98. Cf. aussi B.O. BLESSING – A. GROENEWALD, “Malachi’s Eschatological Day of Yahweh: Its Dual Roles of Cultic Restoration and Enactment of Social Justice (Mal 3,1-5; 3,16 - 4,6)”, OldTestamentEssays 27/1 (2014), 53-81. 68 G. VON RAD, Théologiedestraditionshistoriquesd’Israël. II (Genève 1965), 105-106. 69 ID., Ibid., 109.

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En Ml 3,23-24, le Jour du Seigneur est un évènement en lui-même ambivalent : il est dit à la fois « grand et redoutable ». Grand, « car il constitue la théophanie ultime » ; redoutable, « car la rencontre entre le divin et l’humain se produisent le plus souvent dans la peur et la crainte (cf. Ex 19,10-25 ; Jg 13,22 ; Is 6,5) »70. En Joël comme en Malachie, le Jour du Seigneur est le jour de la manifestation personnelle de Dieu, qui appelle à la conversion (‫ שׁוב‬en Jl 5,12 et Ml 3,24) et provoque un discernement entre ceux qui la reçoivent et ceux qui la refusent71. Les cœurs sont dévoilés en présence de Dieu : les bons s’y ouvrent, les mauvais s’en détournent. La venue de Dieu parmi les hommes est ipsofacto leur jugement par Dieu. – Jl 3,1-5 associe le Jour du Seigneur au retour de l’esprit de prophétie et à sa présence en « toute chair ». En Ml 3,23-24 comme en Jl 3,1-5, le retour de l’esprit prophétique est attendu avant le Jour du Seigneur, augurant une ère de grâce. Il sera donné à tout le peuple en Joël tandis qu’il se manifestera à travers Élie seul en Malachie. Des signes cosmiques, des changements radicaux accompagneront le Jour du Seigneur lors de sa manifestation : « le ciel et la terre, le soleil et la lune » (Jl 3,3-4) seront bouleversés. Ce sera la fin du monde matériel sous sa forme présente. Dans la Bible hébraïque et le livre des Douze en particulier, le Jour du Seigneur n’est pas une réalité homogène : « la thématique semble évoluer dans le sens d’une eschatologie massive du concept dans les textes les plus récents du corpus prophétique72. » Sa mention à la fin du livre de Malachie arrive au terme de ce processus : « le Jour du Seigneur grand et redoutable » est celui de l’intervention divine décisive qui changera définitivement l’ordre du monde matériel et de la société. « La venue d’Élie qui précèdera le Jour du Seigneur, dit Himbaza, est destinée à empêcher les effets néfastes du Jour du Seigneur »73 : pour les cœurs qui se seront « convertis » avant qu’il ne vienne, la venue de Dieu sera la grâce de sa rencontre, tandis que pour les impies, elle sera une condamnation définitive. 70

A.E. HILL, Malachi (AB 25D; New York 1998), 386. R. RENDTORFF, “Alas for the Day! The ‘Day of the Lord’ in the Book of the Twelve”, GodintheFray:ATributetoWalterBrueggemann (Minneapolis 1998), 189. 72 J.D. MACCHI, « Le thème du “jour de Yhwh” dans les XII petits prophètes », LesprophètesdelaBibleetlafindestemps (ed. J. VERMEYLEN) (Paris 2010), 169. 73 I. HIMBAZA, “La finale de Malachie sur Élie (Ml 3,23-24). Son influence sur le livre de Malachie et son impact sur la littérature postérieure”, UnCarrefourdansl’histoiredelaBible (ed. I. HIMBAZA – A. SCHENKER) (OBO 233 ; Fribourg 2007), 30-31. 71

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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2.2.3.2.3 Larestaurationdesrelationsfamiliales La mission préparatoire d’Élie est décrite de manière sensiblement différente dans la Septante et le texte massorétique : « convertir le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères » en M et « restaurer le cœur du père vers le fils et le cœur de l’homme vers son prochain » en G. La première partie de la proposition concerne, dans les deux versions, les relations entre père(s) et fils. Cette brève formule par laquelle est décrite la mission eschatologique d’Élie a une portée très large, située dans son contexte : les crises et les réconciliations qui s’introduisent dans les relations entre pères et fils sont un thème majeur de la Bible dont dépend Ml 3,24. Pour en saisir toute la portée, nous en reprenons ici les aspects essentiels, élargissant progressivement par cercles concentriques le spectre de ses significations, depuis le livre de Malachie jusqu’au Livre des Douze, au cycle d’Élie, au reste de la Bible et à la littérature du judaïsme du Second Temple. Dans le livre de Malachie Dans le livre de Malachie, les relations entre le fils et son père (1,6) et un père et son fils (3,17) sont conçues comme une analogie des relations entre Dieu et Israël : « un fils honore son père ; un serviteur craint son maître. Mais si je suis père, où donc est l’honneur qui m’est dû ? » (1,6) ; « j’aurai compassion d’eux comme un homme a compassion de son fils qui le sert » (3,17). En Ml 3,24 aussi, l’enjeu de la transformation de la relation entre pères et fils est la rencontre de Dieu. Dans le cycle d’Élie Plusieurs éléments dans le cycle d’Élie participent à justifier que ce soit à ce prophète qu’ait été attribuée cette mission eschatologique. La restauration des relations mutuelles en crise à l’intérieur des familles occupe une grande place dans sa geste historique : – L’apparition du prophète au début du chapitre 17 du premier livre des Rois est immédiatement précédée d’une scène dramatique. Le dernier verset du chapitre précédent décrit ainsi l’atmosphère du règne d’Achab : « De son temps, Hiel de Béthel fortifia Jéricho : au prix d’Abiram, son fils premier-né, il en posa les fondations, et au prix de Seguv, son cadet, il en fixa les portes, selon la parole que le Seigneur avait dite par l’intermédiaire de Josué, fils de Noun » (1 R 16,34).

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Bart Koet commente en ces termes cette organisation narrative : « Une relation père-fils tout-à-fait horrible semble être la cause immédiate de l’apparition d’Élie dans le contexte narratif de 1 R 17,1. Un père qui tue le plus âgé et le plus jeune de ses fils comme une offrande pour le succès de la construction de sa ville de toute évidence n’est pas l’exemple d’un père qui tourne son cœur vers son fils74. »

– Le drame de la veuve de Sarepta se joue dans la relation avec son fils et c’est l’intervention d’Élie qui rétablit la relation interrompue par la mort de l’enfant, dont elle se croit responsable : « La femme dit à Élie : «Qu’y a-t-il entre moi et toi, homme de Dieu ? Tu es venu chez moi pour rappeler ma faute et faire mourir mon fils». Il lui répondit : «Donne-moi ton fils !» Il le prit des bras de la femme, le porta dans la chambre haute où il logeait, et le coucha sur son lit » (1 R 17,18-19). « Élie s’étendit trois fois sur l’enfant et invoqua le Seigneur en disant : «Seigneur, mon Dieu, que le souffle de cet enfant revienne en lui !» (‫ל־ק ְרבּוֹ‬ ִ ‫שׁ־היֶּ ֶלד ַהזֶּ ה ַע‬ ַ ‫ – ָתּ ָשׁב נָ א נֶ ֶפ‬ἐπιστραφήτω δὴ ἡ ψυχὴ τοῦ παιδαρίου τούτου εἰς αὐτόν) » (1 R 17,21). « Le Seigneur entendit la voix d’Élie, et le souffle de l’enfant revint en lui, il fut vivant (‫ל־ק ְרבּוֹ וַ יֶּ ִחי‬ ִ ‫שׁ־היֶּ ֶלד ַע‬ ַ ‫( » )וַ ָתּ ָשׁב נֶ ֶפ‬1 R 17,22)75.

Selon la terminologie du livre de Malachie, Élie, par son intervention miraculeuse, ramène le cœur de la mère vers son fils en délivrant le fils du poids de la faute de sa mère et ramène le cœur du fils vers la mère en faisant revenir son âme en lui et en le lui rendant en vie (verbe ‫ שׁוב‬au hiphil en 1 R 17,21 et 22 comme en Ml 3,24). – Le thème réapparaît dans la grande intercession d’Élie précédant le sacrifice du Carmel : « Réponds-moi, Seigneur, réponds-moi : que ce peuple sache que c’est toi, Seigneur, qui es Dieu, que c’est toi qui ramènes vers toi leur cœur (‫ֲה ִסבּ ָֹת‬ ‫ת־ל ָבּם ֲאח ַֹרנִּ ית‬ ִ ‫ – ֶא‬σὺ ἔστρεψας τὴν καρδίαν τοῦ λαοῦ τούτου ὀπίσω) » (1 R 18,37).

74 B.J. KOET, “Elijah as Reconciler of Father and Son. From 1 Kings 16:34 and Malachi 3:22-24 to Ben Sira 48:10 and Luke 1:13-17”, Rewriting Biblical History. EssaysonChroniclesandBenSirainHonorofPancratiusC.Beentjes (ed. J. CORLEY – H. VAN GROL) (DCLS 7 ; Berlin 2011), 174.179. 75 Le verset 22 n’a pas de parallèle en G. Cf. P. HUGO, Lesdeuxvisagesd’Élie (OBO 217 ; Fribourg 2006), 148-151. L’idée du « retour » de l’âme de l’enfant en lui est mieux marquée en M.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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C’est par la puissance d’intercession de sa prière qu’Élie a commencé à opérer, sur le mont Carmel, cette conversion des cœurs du peuple avant que Dieu se manifeste par le feu descendu du ciel sur les sacrifices76. – En réponse au meurtre de Naboth par Achab et Jézabel, Élie annonce des châtiments futurs sur le roi et toute sa descendance (1 R 21,22-24). Aussitôt après, Achab fait pénitence. Élie apparaît une seconde fois et la punition divine est modifiée : « parce qu’il s’est humilié devant moi, je ne ferai pas venir le malheur pendant son temps ; c’est au temps de son fils que je ferai venir le malheur sur sa maison » (1 R 21,29). Gary Anderson commente : « Il est crucial de noter que l’acte de malfaisance a mis en mouvement des conséquences que pas même la contrition ne peut entièrement annuler. La réponse de Dieu à la repentance d’Achab est une modification des termes de ce qui va venir mais ne les supprime pas complètement. La connexion entre l’acte et la conséquence fait partie de l’ordre naturel de la création, et le choix libre de Dieu de faire un monde en lequel les conséquences suivent nécessairement certains actes ne peut pas être abrogé77. »

Ainsi, par son acte mauvais, Achab fait peser un poids de faute sur ses fils. – La relation entre Élie et Élisée est le prototype de cette société réconciliée que le prophète aura pour mission d’établir avant le Jour du Seigneur. Élisée nomme Élie au moment de son départ « mon père, mon père (‫)א ִבי ָא ִבי‬ ָ » (2 R 2,12), tandis qu’Élie accorde à Élisée le bien qu’il lui demande. La relation entre les deux hommes est un modèle d’attitude entre père et fils. Dans le livre des Douze La question des relations entre pères et fils est un autre fil rouge qui relie entre eux les Douze petits prophètes. – Dès le début du prologue d’Osée, à l’ouverture des Douze, la relation d’alliance entre le père et ses enfants est dans un état 76 Le rapprochement entre Ml 3,24 et 1 R 18,37 est fréquemment noté. Cf. par ex. K. SCHMID, « La formation des «Nebiim» : quelques observations sur la genèse rédactionnelle et les profils théologiques de Josué-Malachie », LesrecueilsprophétiquesdelaBible :origines,milieux,etcontexteproche-oriental (ed. J.-D. MACCHI – C. NIHAN – T. RÖMER) (Genève 2012), 133. 77 G. ANDERSON, Charity (Yale 2013), 119.

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PREMIÈRE PARTIE

déplorable. Les noms des enfants ont une valeur symbolique : ils signifient l’infidélité, la rupture avec le père et le châtiment qui en sera la conséquence. – Le livre de Joël s’ouvre sur cet appel de Dieu aux anciens à porter leur regard à la fois sur leurs pères et sur leurs fils : « Parole du Seigneur, qui fut adressée à Joël, fils de Petuel : “Écoutez ceci, les anciens, prêtez l’oreille, tous les habitants du pays ! Est-il de votre temps survenu rien de tel, ou du temps de vos pères ? Racontez-le à vos fils, et vos fils à leurs fils, et leurs fils à la génération qui suivra !” » (Jl 1,1-3).

– En Mi 7,6, la dépravation morale de Jérusalem se traduit par des ruptures dans l’ensemble des relations familiales : « Le fils insulte le père, la fille se dresse contre sa mère, la belle-fille contre sa belle-mère, chacun a pour ennemis les gens de sa maison78. »

– Za 13,3 décrit une situation où les relations entre père et fils ont atteint un point extrême d’hostilité : « Si quelqu’un veut encore prophétiser, son père et sa mère qui l’ont engendré lui diront : “tu ne vivras pas, car ce sont des mensonges que tu prononces au nom du Seigneur”, et pendant qu’il prophétisera, son père et sa mère qui l’ont engendré le transperceront79. »

Dans le livre d’Ézéchiel La portée de la mission eschatologique d’Élie prend un vif relief aussi, comparée à la description de Jérusalem dans le livre d’Ézéchiel avant que ne s’abatte sur elle le jugement divin : « Les pères dévoreront les fils au milieu de toi et les fils dévoreront leurs pères; j’exécuterai contre toi la sentence et je disperserai à tout vent tout ce qui restera de toi » (Ez 5,10. Cf. 22,7).

Dans un tel contexte, seule une intervention divine peut réussir à convertir les cœurs des uns vers les autres. Ézéchiel ouvre une possibilité de libération en déclarant : « Un fils ne portera pas la faute de son père ni un père la faute de son fils : au juste sera imputée sa justice et au méchant sa méchanceté » (Ez 18,20). 78 B. RENAUD, LaformationdulivredeMichée :traditionetactualisation (EtB 64 ; Paris 1977). 356 : « A l’arrière-plan de la promesse de réconciliation que Mal 3,24 annonce pour le retour d’Élie, doit se profiler une situation analogue à celle dépeinte en Mi 7,1-6 ». Cf. aussi C.A. REEDER, “Malachi 3:24 and the eschatological restoration of the ‘family’”, CBQ 69 (2007), 696. 79 Cf. S. PFUTI-PHABU, L’annoncedujourdeYHWHdanslesderniersversetsde Malachie, 188.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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Par la conversion personnelle, le cycle de l’hostilité entre pères et fils est rompu, le poids de la dette morale du père sur le fils est effacé80. Dans le reste de la Bible La relation entre pères et fils est emblématique de toute forme de relations sociales. Le nom de Dieu dans le premier commandement du décalogue est ainsi explicité : « Moi le Seigneur, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux qui visite l’iniquité des pères sur les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants pour ceux qui me haïssent, mais qui fais grâce à des milliers pour ceux qui m’aiment et gardent mes commandements » (Ex 20,5-6 ; Dt 5,9-10).

Dans la relation entre pères et fils se transmettent la bénédiction et la malédiction de Dieu, qui commandent toute l’histoire d’Israël. Aux pères, la Bible fait un devoir strict d’éduquer leurs enfants (Pr 4,3-9 ; Ex 10,2 ; 12,26s ; 13,8 ; Dt 4,9 ; 6,7.20-25 ; Ps 78,3-8) : chaque génération a une responsabilité vis-à-vis de celle qui la suit. L’héritage légué aux enfants est d’abord un patrimoine moral. Si 44,1011 conclut ainsi l’introduction à la « louange des pères » : « Leurs actes bons n’ont pas été oubliés ; leur bonté demeurera parmi leurs descendants, et leur héritage avec les enfants de leurs enfants. »

Aux enfants, le Décalogue ordonne d’honorer leurs parents (Ex 20,12 // Dt 5,16). Ce quatrième commandement se distingue des autres en ce qu’une bénédiction particulière lui est associé qui, comme en Ml 3,24, lie l’attitude des pères et fils avec le sort de la terre : « Honore ton père et ta mère, comme te l’a commandé le Seigneur ton Dieu, afin que se prolongent tes jours et qu’il t’arrive bonheur sur le sol (‫ – ַעל ָה ֲא ָד ָמה‬ἐπὶ τῆς γῆς) que le Seigneur ton Dieu, te donne » (Dt 5,16)81.

Si le respect envers les parents procure vie et bonheur sur la Terre promise, l’attitude contraire entraîne inévitablement la mort82. Dès lors, le drame du péché et du salut est engagé dans la relation entre 80 Sur cette interprétation d‘Ez 18,20 comme possibilité de salut, cf. A. SCHENKER, „Saure Trauben ohne stumpfe Zähne. Bedeutung und Tragweite von Ez 18 und 33,1020 oder ein Kapitel alttestamentlicher Moraltheologie (1981)“, Text und Sinn im AltenTestament (OBO 103 ; Fribourg 1991), 97-118. 81 A. MEINHOLD, Maleachi (BKAT XIV/8 ; Neukirchen 2006), 427-428. 82 Cf. S. PFUTI-PHABU, L’annoncedujourdeYHWHdanslesderniersversetsde Malachie,168.

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les pères et les fils : tout père doit racheter son premier-né (Ex 13,2.1215 ; 22,29 ; 34,19 ; Lv 27,25 ; Nb 3,51 ; 8,17 ; 18,15). L’offrande sacrificielle est un acte d’expiation, posé au principe même de la transmission de la vie du père au fils. De nombreux récits bibliques mettent en scène des histoires de conflits entre pères et fils : Isaac et Jacob ; Jacob et ses fils ; David et Absalom illustrent de façon vivante de quelle manière les conséquences du péché des hommes se cristallisent entre pères et fils. Finalement, une vie selon les commandements du Seigneur rétablit l’harmonie dans les relations humaines. La relation des pères aux fils et des fils aux pères est le baromètre où cette harmonie se mesure : « couronne des anciens, les enfants de leurs enfants ; fierté des enfants, leur père » (Pr 17,6). Ainsi envisagée, la nouvelle entrée de Dieu dans son temple en Ml 3,1 avec son messager précurseur confère à la mission d’Élie une dimension sacerdotale et expiatrice83. Enlever le poids que les pères font peser sur les fils, rétablir dans les fils l’attitude filiale entravée par l’héritage de péché sont l’œuvre même de la rédemption, dont Élie est l’agent eschatologique84. Dans la littérature juive et le Nouveau Testament Le thème est encore développé dans la littérature apocalyptique où le bouleversement de la société est regardé comme un des traits caractéristiques de la crise finale85. Le LivredesJubilés en parle en ces termes : « Et ils combattront les uns contre les autres : les jeunes contre les vieux et les vieux contre les jeunes, le pauvre contre le riche, le petit contre le grand, le mendiant contre le prince, pour la Loi et pour l’alliance » (23,19).

Dans les évangiles synoptiques, les signes apocalyptiques sont décrits par Jésus en des termes similaires : 83

Cf. A. MEINHOLD, Maleachi (BKAT XIV/8 ; Neukirchen 2006), 425: „Könnte Mal 3,2f. vorausgehend die Ausgleichsfunktion von Mal 3,23f. als sühnende Tat des vielleicht als Priester verstandenen Elia deuten.“ 84 TJ Nb 25,10-13 interprète en termes de rédemption la mission eschatologique de Pinhas-Élie : « Voici que je conclus avec lui mon alliance de paix et j’en ferai l’ange de l’alliance et il vivra à jamais pour annoncer la rédemption, à la fin des jours ». cf. R. LE DÉAUT – J. ROBERT, Targum du Pentateuque. III : Nombres (SC 261 ; Paris 1979), 249. Avec citation implicite de Ml 3,1.23 et 2,7. 85 Pour les références qui suivent, cf. P. GRELOT, « Michée 7,6 dans les évangiles et dans la littérature rabbinique », Bib 67 (1986), 363-377.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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« On sera divisé, père contre fils et fils contre père, mère contre sa fille et fille contre sa mère, belle-mère contre sa bru et bru contre sa belle-mère » (Mt 10,35 // Lc 12,53). « Vous serez livrés même par vos père et mère, vos frères, vos proches et vos amis » (Mt 24,21 // Mc 13,12 // Lc 21,16).

Une Beraïta de Rabbi Nehoraï en fait un signe précurseur de la venue du messie : « Dans la génération où vient le fils de David, les jeunes gens feront blêmir les vieillards et les vieillards se tiendront debout devant les jeunes gens. Une fille se lèvera contre sa mère et une bru contre sa belle-mère. La face de la génération sera comme la face d’un chien : le fils n’aura plus honte devant son père. »

Les relations entre les pères et les fils, envisagées dans leur rapport mutuel par le texte massorétique, sont une synecdoque de celles qui forment le tissu de la société tout entière. De l’attitude des pères et des fils entre eux dépend l’état du peuple d’Israël, en bien comme en mal. La transformation de cette attitude équivaut à la purification du péché, à la rédemption du peuple de Dieu. La Septante ne fait qu’expliciter plus nettement la valeur typique de cette relation paternelle et filiale en passant des dispositions « du père vers son fils », au singulier, à celles « de l’homme vers son prochain ». 2.2.3.2.4 L’anathèmesurlepays La mission eschatologique d’Élie est en effet l’ultime miséricorde divine : en restaurant les relations mutuelles entre père(s) et fils et en réalisant l’expiation du péché d’Israël, il évitera que Dieu ne vienne et ne « frappe le pays d’anathème » (Ml 3,24). Sa venue est un délai supplémentaire de grâce accordé au peuple86. Les trois mots « frapper », « pays » et « anathème » associés font là encore appel à tout un passé historique et littéraire. Autour d’eux aussi se nouent l’avènement du Jour du Seigneur et la conversion des relations mutuelles. 86 Cf. S. PFUTI-PHABU, L’annoncedujourdeYHWHdanslesderniersversetsde Malachie, 109.117 : « Le mal’ak est comme un délai de grâce accordé au peuple. […] D’après Ex 32,34, la présence du mal’ak ne signifie pas que le châtiment est définitivement supprimé ; il exerce plutôt sa mission en attendant qu’intervienne le «jour de la visite» de Dieu. Le châtiment est donc reporté à plus tard ; il est renvoyé à un jour indéterminé, dans l’avenir. »

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PREMIÈRE PARTIE

L’anathème et le Jour du Seigneur Nous avons vu que la deuxième annonce de l’envoi d’un messager précurseur en Ex 32 prenait un tour menaçant, après la nouvelle alliance scellée entre Dieu et son peuple, suite à la rupture de la première. La menace de destruction ne pèse plus seulement sur les populations cananéennes que Dieu va chasser de devant la face d’Israël pour qu’il prenne possession de sa terre, mais sur son peuple lui-même : « au jour de ma visite, je les punirai de leur péché (‫יהם‬ ֶ ‫וּפ ַק ְד ִתּי ֲע ֵל‬ ָ ‫וּביוֹם ָפּ ְק ִדי‬ ְ ‫אתם‬ ָ ‫ – ַח ָטּ‬ᾗ δ᾽ ἂν ἡμέρᾳ ἐπισκέπτωμαι ἐπάξω ἐπ᾽ αὐτοὺς τὴν ἁμαρτίαν αὐτῶν) » (Ex 32,34). La punition du péché par le jugement de Dieu lors de son jour, annoncée en Ml 3,24, est une répétition du scénario du premier Exode : « le pays que le Seigneur a frappé (‫)ה ָא ֶרץ ֲא ֶשׁר ִה ָכּה‬ ָ » (Nb 32,4) est la terre de Canaan avant que le peuple de Dieu ne s’y installe ; c’est cette même terre sur laquelle habite maintenant Israël que Dieu menace lors de sa venue : « de peur que je vienne et frappe le pays (‫ן־אבוֹא‬ ָ ‫ֶפּ‬ ‫ת־ה ָא ֶרץ‬ ָ ‫יתי ֶא‬ ִ ‫( » )וְ ִה ֵכּ‬Ml 3,24)87. Ce dont Dieu menace de frapper la terre, c’est d’un « anathème (‫)ח ֶרם‬ ֵ ». Ce mot aussi relie la mission de l’Élie eschatologique à la conquête de la terre par Josué. Comme l’expression « le Jour du Seigneur », le mot « anathème » est marqué d’une ambivalence fondamentale sur laquelle joue le verset final de Malachie : il peut signifier la destruction complète en même temps que la consécration88 : – La conquête de la ville de Jéricho est le premier combat des douze tribus autour de Josué pour prendre possession de la Terre promise et sert de type. Sa prise marque le premier passage de Canaan à Israël. Le mot ‫( ֵח ֶרם‬ἀνάθεμα) figure 11 fois à cette occasion (Jos 6,1718 ; 7,1.11.12.13.15) et indique l’ordre divin de tout détruire. 87 Le verbe ‫ נכה‬désigne le châtiment de Dieu à l’égard de la terre d’Égypte en Ex 3,20. En Jr 43,11 ; 46,13 la même séquence « venir et frapper la terre » qu’en Ml 3,24 apparaît, appliquée à l’Égypte : ‫ת־א ֶרץ ִמ ְצ ָריִם‬ ֶ ‫ב ָאה וְ ִה ָכּה ֶא‬. ָ Sur le parallèle entre le premier exode et la mission eschatologique d’Élie voir aussi le Pesikta Rabbati 4,2 en Annexe 3 : « Rabbi Tanhouma bar Abba ouvrit ainsi : ParunprophèteleSeigneur afaitmonterIsraëld’Égypte(Os 12,14) – c’est Moïse –, etparunprophèteilaété gardé (Os 12,14) – c’est Élie. Tu constates que deux prophètes se sont levés pour Israël de la tribu de Lévi : Moïse le premier et Élie le dernier, et tous deux libérèrent Israël par leur mission. Moïse les libéra d’Égypte par sa mission, Maintenant,va,etjet’enverraiversPharaon. Et dans l’avenir, Élie les libérera par sa mission, Voiciquemoi, jevousenvoieÉlieleprophète. » 88 Sur ceci, cf. C.H.W. BREKELMANS,« Le herem chez les prophètes du royaume du Nord et dans le Deutéronome »,SP1 (ed. J. COPPENS) (Gembloux 1959), 377383.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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– Mais le ‫ ֵח ֶרם‬est aussi un acte qui consacre totalement à Dieu une personne (Lv 27,29), un animal (1 S 15,21) ou une possession (un champ en Lv 27,21) : « tout anathème est chose très sainte qui appartient au Seigneur (‫שׁ־ק ָד ִשׁים הוּא ַליהוָ ה‬ ָ ‫ל־ח ֶרם ק ֶֹד‬ ֵ ‫ – ָכּ‬πᾶν ἀνάθεμα ἅγιον ἁγίων ἔσται τῷ κυρίῳ) » (Lv 27,28)89. En Ml 3,24, ‫ ֵח ֶרם‬a le sens de « destruction », puisqu’il s’applique à la terre et que la mission d’Élie a pour but de l’éviter. Il évoque les récits de conquête et menace Israël de se faire expulser de sa terre de la même manière que le furent les Cananéens. Mais le sens cultuel de « consécration » convient aussi, si la venue de Dieu en Ml 3,23-24 est reliée à celle de Ml 3,1 où Dieu et son messager, « l’ange de l’alliance », viennent dans le temple. Ce double aspect antinomique du mot ‫ ֵח ֶרם‬est le même que celui du Jour du Seigneur, simultanément « grand et redoutable ». Le verset final de Malachie joue sur cette incertitude fondamentale : la manifestation de Dieu sera-t-elle menaçante, conduira-t-elle à la destruction ou à la consécration ? Le cadre de jugement dans lequel est insérée cette venue tout au long du chapitre 3 conduit à la réponse suivante : elle sera l’un et l’autre, selon que les cœurs des pères et des fils se convertiront ou non à la parole d’Élie. Cette conversion des cœurs au sein des familles, signe de l’accomplissement de l’expiation du péché, est le nouveau passage du peuple, la nouvelle entrée en Terre promise – ou l’entrée dans une nouvelle Terre promise –, sous la conduite d’Élie, guide du peuple d’Israël. L’anathème et la restauration des relations familiales Nous avons déjà signalé les liens thématiques et stylistiques unissant le cycle d’Élie avec Dt 11 et 28 : la clé du rapport du peuple d’Israël à la terre qui lui a été donnée est l’obéissance à la loi de Dieu, qui mérite la pluie à la terre. À la gratuité du don de la terre par Dieu correspond la gratuité du don de l’eau pour l’irriguer. Sinon, la pluie cessera, la terre ne produira plus et chassera le peuple, comme les populations cananéennes l’avaient été à l’origine. L’eau du ciel qui irrigue la terre est signe de la bénédiction divine du peuple ; la sécheresse à l’inverse signifie la fermeture du ciel pour la terre et la malédiction du peuple, qui sera alors voué à disparaître, « exterminé » (Dt 28,20). 89 Cette ambivalence fondamentale du ‫ ֵח ֶרם‬est remarquablement développée par L. ALONSO-SCHÖKEL, LaParoleinspirée(LD 64 ; Paris 1971), 144-145. Jos 7,1.11.12.13.15 exploite ces variantes à quelques versets de distance.

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PREMIÈRE PARTIE

La grande sécheresse proclamée par Élie au début de son ministère apparaît comme l’accomplissement de cette prophétie de Moïse : c’est l’instauration du culte de Baal par Achab et Jézabel, suivis par le peuple, qui a provoqué le châtiment divin. Le ciel n’offre plus sa bénédiction. Mais c’est cette sécheresse même qui entraîna la confrontation sur le mont Carmel entre les prêtres de Baal et Élie, grâce à laquelle tout le peuple s’est converti et a confessé à nouveau l’unique vrai Dieu. Selon Georg Föhrer, Élie « diffère des grands prophètes non seulement dans son objet, mais aussi dans la compréhension fondamentale de la condition humaine devant Dieu. La sécheresse, interprétée par lui comme étant fondée sur l’intervention divine, est une peine finie et limitée, et non pas un anéantissement, comme la prophétie plus tardive en fait la menace […]. Élie parle d’un jugement qui exhorte mais pas d’un jugement qui détruit90. »

La terre sans pluie n’enfante que la mort (1 R 17,17). Depuis trois ans, « la famine était grande », elle étend peu à peu ses ravages. Les animaux déjà meurent (1 R 18,2-5). Jusqu’à quand le peuple sera-t-il épargné par la mort ? Élie intervient juste avant qu’il ne soit trop tard. Par son action d’éclat, il provoque le retour d’Israël à son Dieu et la pluie alors revient. De même, la mission eschatologique d’Élie intervient tandis que le sacerdoce et le culte du temple sont corrompus (Ml 3,3). La magie est pratiquée sur la terre (Ml 3,5). Les relations sociales et familiales sont abîmées. « Vous êtes sous le coup de la malédiction », déclare le Seigneur (Ml 3,9). Dieu va venir pour le jugement. Le déroulement des châtiments annoncés par le Deutéronome laissent présager que le peuple va être chassé de sa terre : l’anathème sur les populations cananéennes qui les a anéanties et a libéré le pays va maintenant s’appliquer au peuple d’Israël. Le caractère fini et limité de la menace d’anathème sur la terre fait la différence entre la prophétie de Moïse et la mission annoncée d’Élie : 90 G. FOHRER, Elia (AbhTANT 53 ; Zürich 19682), 99 („Unterscheidet er sich von den grossen Einzelpropheten nicht nur in seiner Thematik, sondern auch im grundlegenden Verständnis der Lage des Menschen vor Gott. Die von ihm als auf göttlichem Eingreifen beruhend gedeutete Dürre ist eine begrenzte und beschränkte Strafe, keine Vernichtung, wie sie die spätere Prophetie androht. Sie entspricht den kleineren Eingriffen Jahwes, die Am 4,6ff. als frühere, allerdings vergebliche Mahnungen zur Umkehr anführt, wobei die Dürre eingeschlossen ist (4,7f.). Elia spricht von einem Mahngericht nicht aber von einem Vernichtungsgericht“).

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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tandis que la logique du Deutéronome est strictement parallèle – si Israël abandonne Dieu, Dieu l’abandonnera en retour –, Ml 3,23-24 l’inverse : Dieu en venant en juge va se manifester à Israël. L’envoi d’Élie auparavant est un signe de miséricorde qui restaurera l’alliance entre Dieu et son peuple, de sorte que quand il viendra, il ne détruira pas son peuple mais le trouvera fidèle, prêt à le recevoir. 2.2.3.3 Originalité du texte massorétique de Ml 3,22-24 Il est difficile de porter un jugement historique sur de petites unités littéraires. Nous avons mentionné les variantes entre M et G en Ml 3,2224 ainsi qu’en Ml 3,1. Le recoupement de plusieurs données factuelles nous incline à voir en M la version la plus originale et les différences de G comme secondaires et interprétatives : – En Ml 3,1, M et G sont identiques, sauf que G met deux fois κύριος pour ‫( ָה ָאדוֹן‬3,1b) et ‫( יְ הוָ ה ְצ ָבאוֹת‬3,1d), dans un but de clarification, de simplification. – Selon de nombreux manuscrits grecs, Ml 3,22, appelant à se souvenir de la Loi de Moïse, est reporté après les versets 23-24. Cette disposition correspond aux directives de la Massora. La place du verset 22 à la fin du livre peut ainsi être considérée comme un déplacement opéré par G, dans une perspective pré-rabbinique. – Le choix d’ἄρδην au lieu d’ἀνάθεμα pour traduire ‫ ֵח ֶרם‬participerait du même souci de ne pas terminer sur une malédiction le livre de Malachie. Une tendance globale se dessine, depuis le stade le plus ancien représenté par M, achevant le livre par l’anathème, en passant par une première tradition grecque, représentée par le Sinaiticus et les Hexaples d’Origène, qui adoucit la menace par le ἄρδην, puis une tradition grecque ultérieure représentée par l’Alexandrinus, le Vaticanus, le Marchalianus, le Cryptoferratensis et la Version arabe, qui déplacent le verset 22 à la fin, et les manuscrits liturgiques rabbiniques tardifs qui éditent deux fois le verset 22, avant et après les versets 23 et 24. – Élie est nommé « le prophète (‫)הנָּ ִביא‬ ַ » en M, soutenu par la Peshitta, le Targum et la Vulgate, et « le Tishbite (τὸν Θεσβίτην) » en G. L’identité entre le prophète du 9e siècle avant J.-C et la figure eschatologique est mieux soulignée par G. « Le Tishbite » pourrait résulter aussi d’une harmonisation par G des désignations d’Élie (cf. 1 R 17,1 ; 21,17.28 ; 2 R 1,3.8 ; 9,36). – Nous avons proposé de voir dans la traduction de ‫ וְ ֵה ִשׁיב‬par ἀποκαταστήσει une tendance apocalyptique plus marquée du côté de G.

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PREMIÈRE PARTIE

À partir de ces éléments, une appréciation des deux versions de la description de la fonction eschatologique d’Élie peut être étayée : la transformation concerne « le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères » en M, et « le cœur du père vers le fils et le cœur de l’homme vers son prochain » en G. Le singulier au lieu du pluriel d’abord – « le père vers le fils » – et la formule plus générale – « l’homme vers son prochain » donnent à l’ensemble un tour plus abstrait, proverbial. En M déjà, les relations réciproques entre pères et fils sont le symbole de tout le tissu de relations à l’intérieur du peuple de Dieu, dans le contexte de la mentalité sémitique ancienne. La Septante explicite la synecdoque contenue dans l’hébreu en passant du père vers le fils à l’homme vers son prochain. Avec la désignation générale de la relation sociale « l’homme vers son prochain », un parallélisme est recréé en mettant au singulier « le père vers le fils » le premier membre de la formule91. 91 Saint Augustin commente d’abord séparément le pluriel de M et le singulier de G et continue en faisant un étonnant tissage des deux. Il lit Ml 3,23-24 en établissant des liens intertextuels à l’intérieur du livre (Ml 2,17 ; 3,14) : « On a raison de croire qu’il [Élie] est encore vivant maintenant. Il a été soustrait des choses humaines sur un char de feu, l’Écriture sainte l’atteste très clairement. Quand donc il viendra pour expliquer spirituellement la Loi que les Juifs apprécient maintenant au sens charnel, iltourneralecœurdupèreverslefils, ou plutôt le cœur des pères vers les fils, car les Septante ont mis le singulier pour le pluriel. Et ces mots signifient : les fils, c’està-dire les Juifs, comprendront eux aussi la Loi comme l’ont comprise leurs pères, c’est-à-dire les prophètes et parmi eux Moïse lui-même. Ainsi en effet : Le cœur des pères se tournera vers les fils, lorsque la manière de comprendre des pères se rencontrera avec la manière de comprendre des fils ; et le cœur des fils vers leurs pères, quand les fils à leur tour donneront leur assentiment à ce qu’ont pensé leurs pères. C’est ce que les Septante expriment ainsi : lecœurdel’hommeverssonprochain. Il y a une grand proximité en effet entre les pères et les fils. Cependant, en ces paroles des soixante-dix traducteurs qui traduisirent de manière prophétique (in verbis septuaginta interpretum, qui prophetice interpretati sunt), on peut il est vrai trouver un autre sens même plus choisi : Élie viendrait pour que le cœur de Dieu le Père se tourne vers le Fils, non certes en amenant le Père à aimer son Fils, mais en enseignant que le Père aime le Fils, afin de porter les Juifs à aimer eux aussi ce même Christ qui est le nôtre, lui qu’auparavant ils haïssaient. Pour les Juifs en effet, Dieu a maintenant le cœur détourné de notre Christ ; c’est ce qu’ils pensent. Pour eux donc, le cœur de Dieu se tournera vers le Fils et une fois leur propre cœur retourné, eux-mêmes auront appris l’amour du Père pour le Fils. Quant à la suite : Lecœurdel’hommesetournera verssonprochain : c’est-à-dire : “Élie tournera aussi le cœur de l’homme vers son prochain ”, quel meilleur sens lui donner sinon (quid melius intellegitur quam) : tourner le cœur de l’homme vers le Christ-homme ? En effet, bien que notre Dieu soit en forme de Dieu, en prenant la forme d’esclave (Ph 2,6-7), il a daigné être aussi notre prochain. Voilà ce que fera Élie. Depeur, dit-il, quejevienneetquej’ébranlelaterre àfond. Terre, en effet, sont ceux qui goûtent les choses de la terre, comme les Juifs charnels jusqu’à présent ; c’est de ce goût dépravé que viennent les murmures contre Dieu : Carlesméchantsluiplaisent (Ml 2,17) et InsenséquisertDieu (Ml 3,14) ! » :

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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D’une autre manière, Si 48,10 explicite aussi la synecdoque de Ml 3,24 M en élargissant la mission d’Élie, dans le deuxième membre du parallélisme de la phrase, à « rétablir les tribus d’Israël [G : de Jacob] ». Mt 17,11 – Mc 9,12 participe à ce même mouvement d’explicitation en donnant à cette mission de rétablissement son amplitude universelle maximale : « tout rétablir ». Ml 3,24 G, Si 48,10 Heb et Gr, Mt 17,11 – Mc 9,12 manifestent une même tendance. Le caractère secondaire des modifications du deuxième membre de phrase se reflète aussi dans son abandon en 4Q521 et Lc 1,17, qui ont une formule au pluriel mais à sens unique (« les pères vers les fils »). 2.2.3.4 Ml 3,23-24 dans l’unité du livre de Malachie 2.2.3.4.1 Caractèretardifdecesversets Deux marques rédactionnelles indiquent le caractère tardif de ces versets : – Le pronom ‫ ָאנ ִֹכי‬n’appartient pas au langage habituel du livre de Malachie ; celui-ci préfère ‫( ֲאנִ י‬cf. 1,4.6.6.14 ; 2,9 ; 3,6.17.21)92. – La forme ‫ אליה‬est une variation tardive de ‫ אליהו‬93. De plus, ils sont secondaires par rapport à Ml 3,1. Nous développerons d’autres critères pour confirmer ces jugements : ces versets sont solidaires d’ajouts rédactionnels de la Bible qui appartiennent à la phase finale de sa rédaction. 2.2.3.4.2 Ml3,23-24etlechapitre3 Nous avons montré de quelle manière la finale de Malachie vise à identifier le messager du Seigneur annoncé en Ml 3,1. Comme nous l’avons fait pour ce premier verset du chapitre 3, les deux derniers doivent aussi être compris dans leur contexte canonique et non pas être interprétés isolément. Des critères externes et internes orientent en ce sens. Du point de vue de la critique externe, les interprétations les plus anciennes, celles de la Septante de Malachie et du texte hébreu du Siracide, lisent le chapitre 3 de Malachie dans son unité : SAINT AUGUSTIN, LaCitédeDieu 20,29 (ed. B. DOMBART – A. KALB ; trad. G. COMBÈS) (BAug 37 ; Paris 1960), 346-349. 92 J.M.P. SMITH, Malachi (ICC ; Edinburgh 1912), 85. 93 A.E. HILL, Malachi (AB 25D; New York 1998), 376 ; I. HIMBAZA, « La finale de Malachie sur Élie (Ml 3,23-24) », 24.

134

PREMIÈRE PARTIE

– En Ml 3,7, G manifeste une influence de Ml 3,23 que n’a pas M : Ml 3,7 M

Ml 3,7 G

« Depuis les jours de vos pères, vous vous écartez de mes décrets (‫ימי ֲאב ֵֹת ֶיכם ַס ְר ֶתּם ֵמ ֻח ַקּי‬ ֵ ‫)ל ִמ‬ ְ et ne les gardez pas. Revenez à moi et je reviendrai à vous (‫שׁוּבה ֲא ֵל ֶיכם‬ ָ ‫)שׁוּבוּ ֵא ַלי וְ ָא‬, dit le Seigneur des armées »

« À cause des iniquités de vos pères, vous vous écartez de mes décrets (ἀπὸ τῶν ἀδικιῶν τῶν πατέρων ὑμῶν ἐξεκλίνατε νόμιμά μου) et ne les gardez pas. Revenez à moi et je reviendrai à vous (ἐπιστρέψατε πρός με καὶ ἐπιστραφήσομαι πρὸς ὑμᾶς), dit le Seigneur toutpuissant »

Le thème de la conversion, du retour (‫)שׁוב‬, établit déjà un lien entre Ml 3,7 et 24. Le texte grec le renforce avec la mention des « iniquités des pères » qui cause l’éloignement de la loi de Dieu dans la génération actuelle94. Dans la mesure où Ml 3,23-24 appartient à la rédaction finale de Malachie, la version qui manifeste une influence de ces versets est vraisemblablement plus tardive. – Le texte hébreu du livre du Siracide relie ensemble les versets 2, 19 et 23 du chapitre 395 : Si 48,1 Heb

Ml 3,2.19

Un prophète se leva comme un feu (‫ )כאש‬Il est comme un feu (‫)כּ ֵאשׁ‬ ְ (v.2) et sa parole était Le jour vient, comme un four qui brûle (‫)כתנור בוער‬ brûlant comme un four (‫( )בּ ֵֹער ַכּ ַתּנּוּר‬v.19)

Ml 3,7 G et Si 48,1 sont deux indications qui montrent que les plus anciennes lectures du chapitre 3 de Malachie rattachent les versets 23-24 à leur contexte précédent. Les versets concernant Élie ne doivent pas, en raison de leur histoire rédactionnelle, être interprétés indépendamment de la cohérence d’ensemble du chapitre et du livre où ils sont insérés. Du point de vue de la critique interne, plusieurs éléments concourent à l’unification du chapitre 3 : 94

Cf. L. VIANÈS, LesDouzeProphètes.12,Malachie(BdA 23/12 ; Paris 2011),

155. 95 P. SKEHAN – A. DI LELLA , TheWisdomofBenSira (AB 39 ; New York 1987), 533 ; J. LÉVÊQUE, « Le portrait d’Élie dans l’éloge des Pères (Si 48,1-11) », CeDieu quivient.MélangesoffertsàBernardRenaud (ed. R. KUNTZMANN) (LD 159 ; Paris 1995), 218.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

135

– Le temps de l’action crée une unité : « le jour de sa venue (‫יוֹם‬ ‫( » )בּוֹאוֹ‬v. 2) est comme personnifié au v. 19 – « le jour vient (‫ַהיּוֹם‬ ‫…)בּא‬ ָ le jour qui vient (‫)היּוֹם ַה ָבּא‬ ַ » – et au v. 23, où il semble différé : « avant que vienne le Jour du Seigneur (‫)ל ְפנֵ י בּוֹא יוֹם יְ הוָ ה‬ ִ »96. – La séquence temporelle du chapitre 3 est rythmée par quatre ‫ִהנֵּ ה‬ en début de verset : ‫( ִהנְ נִ י שׁ ֵֹל ַח‬1a) ; ‫ה־בא‬ ָ ֵ‫( ִהנּ‬1d) ; ‫י־הנֵּ ה ַהיּוֹם ָבּא‬ ִ ‫( ִכּ‬19) ; ‫( ִהנֵּ ה ָאנ ִֹכי שׁ ֵֹל ַח‬23). – Le sujet de l’action, « le Seigneur tout-puissant (‫– יְ הוָ ה ְצ ָבאוֹת‬ κύριος παντοκράτωρ) », unifie aussi l’ensemble du chapitre (vv. 1.5.7. 10.11.12.17.19.21). Et cette action est sa venue : Dieu s’annonce aux versets 1 (« soudain il entrera… le voici qui vient ! »), 5 (« je m’approcherai de vous »), 17 (« le jour que je prépare ») et 24 (« et voici que je viens »). Ainsi, « «le Jour du Seigneur grand et glorieux» (Ml 3,23) désigne la phase finale de l’intervention du «Dieu Sabbaot» lui-même »97. Le chapitre 3 suit dès lors une logique narrative cohérente et, à partir de lui, l’ensemble du livre : le Seigneur une fois dans son temple (3,1b) exerce un jugement, représenté par l’image du feu (3,2 : ‫)כּ ֵאשׁ ְמ ָצ ֵרף‬. ְ Ce feu exerce sa puissance purificatrice d’abord sur les fils de Lévi (3,3), et « alors l’offrande de Juda et de Jérusalem sera agréée du Seigneur, comme aux jours anciens, comme aux premières années » (3,4). Le sacerdoce purifié, comme en Lv 10,1-2, rend le culte à nouveau agréable à Dieu. À partir de Ml 3,5, le jugement s’étend aux « magiciens et adultères, parjures, ceux qui exploitent l’ouvrier salarié, la veuve et l’orphelin, qui oppriment l’émigré et ne me craignent pas », c’est-à-dire au « peuple tout entier (‫)הגּוֹי ֻכּלּוֹ‬ ַ » (Ml 3,9), graduellement. Ce jugement purificateur d’Israël séparera en deux camps « le juste et le méchant, entre celui qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas » (Ml 3,18), comme Moïse et Aaron, et Nadav et Avihou. En Ml 3,19, ce jugement précédemment décrit est imminent : « oui, le voici, il vient, le jour brûlant comme un four (‫י־הנֵּ ה ַהיּוֹם ָבּא בּ ֵֹער‬ ִ ‫ִכּ‬ ‫)כּ ַתּנּוּר‬ ַ ». Ce feu est destructeur pour « les arrogants et les méchants » (3,19b) et guérisseur pour « vous qui craignez mon Nom » (3,2021). 96 Cf. R. RENDTORFF, “Alas for the Day! The “Day of the Lord” in the Book of the Twelve”, 195 ; I. HIMBAZA, “L’eschatologie de Malachie 3”, 359-366. 97 J. RINDOŠ, He of Whom it is Written. John the Baptist and Elijah in Luke (ÖBS 38 – Frankfurt 2010), 213.

136

PREMIÈRE PARTIE

Les derniers versets du livre identifient en Élie le messager qui précède la venue du Seigneur (3,23). Il est le « fils de Lévi » pur (3,3) qui vient à la rencontre du Seigneur au Jour de sa venue. Il est le prêtre « messager du Seigneur des armées » (2,7) qui « donne l’enseignement véridique » et ainsi « détourne beaucoup d’hommes de la perversion » (2,6). En prêchant « la Loi de Moïse » (3,22), il établit la réconciliation dans les familles (3,24a). Grâce à son intervention le feu du jugement de Dieu ne sera pas destructeur pour le pays (3,24b). 2.2.3.4.3 Ml3,23-24etlelivredeMalachie Les liens intertextuels entre les derniers versets du livre de Malachie et le reste du livre montrent là aussi qu’ils ont des attaches profondes avec le contexte canonique où ils sont insérés : Ml 2,4-8

Ml 3,1.23-24

Et vous saurez que c’est moi qui vous ai envoyé (‫)שׁ ַלּ ְח ִתּי ֲא ֵל ֶיכם‬ ִ ce commandement pour que subsiste mon alliance (‫)בּ ִר ִיתי‬ ְ avec Lévi, dit le Seigneur tout puissant (‫)יְהוָ ה ְצ ָבאוֹת‬. 5 Mon alliance (‫)בּ ִר ִיתי‬ ְ était avec lui, c’était vie et paix et je les lui accordais, crainte et il me craignait, et devant mon Nom (‫)מ ְפּנֵי ְשׁ ִמי‬ ִ il était rempli de crainte. 6 L’enseignement de vérité était dans sa bouche et l’iniquité ne se trouvait pas sur ses lèvres ; dans l’intégrité et la droiture il marchait avec moi (‫)ה ַלְך ִא ִתּי‬ ָ ; il en FAISAIT REVENIR beaucoup (‫ )וְ ַר ִבּים ֵה ִשׁיב‬de l’iniquité. 7 Car c’est aux lèvres du prêtre de garder le savoir et c’est de sa bouche qu’on recherche l’enseignement : il est messager du Seigneur tout puissant (‫ה־צ ָבאוֹת‬ ְ ָ‫)מ ְל ַאְך יְהו‬. ַ 8 Mais vous vous êtes écartés de la voie ; vous en avez fait trébucher un grand nombre par l’enseignement ; vous avez détruit l’alliance de Lévi (‫)בּ ִרית ַה ֵלּוִ י‬ ְ ! dit le Seigneur tout puissant (‫)יְהוָ ה ְצ ָבאוֹת‬.

Voici que je vais envoyer (‫ )שׁ ֵֹל ַח‬mon ַ et il préparera une messager (‫)מ ְל ָא ִכי‬ route devant moi (‫)ל ָפנָי‬. ְ Et soudain il entrera dans son sanctuaire, le Seigneur que vous cherchez ; et le messager (‫)מ ְל ַאְך‬ ַ de l’alliance (‫)ה ְבּ ִרית‬ ַ que vous désirez, le voici qui vient ! dit le Seigneur tout puissant (‫)יְהוָ ה ְצ ָבאוֹת‬.

4

1

Voici que je vous envoie (‫)שׁ ֵֹל ַח ָל ֶכם‬ Élie le prophète, avant que n’arrive le Jour du Seigneur, grand et redoutable. 24 Il FERA REVENIR (‫ )וְ ֵה ִשׁיב‬le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères, pour que je ne vienne pas frapper le pays d’anathème. 23

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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Les liens entre les deux textes sont nombreux : Dieu annonce qu’il envoie (‫ )שׁלח‬un commandement, un messager et Élie (2,4 ; 3,1.23). Lévi se tient « devant (‫)ל ְפנֵ ה‬ ִ le Seigneur » (2,5), comme le messager (3,1) et Élie (1 R 17,1). Il a pour mission, comme Élie, de « faire revenir » (‫)ה ִשׁיב‬ ֵ vers Dieu (2,6 ; 3,24). Le prêtre a en charge « l’alliance de Dieu » (2,4), il marche avec lui (2,6), il est « messager du Seigneur tout puissant » (2,7), comme le précurseur de 3,1. Hill commente ainsi ces deux ensembles de versets : « Élie a exercé d’importantes fonctions sacerdotales, incontestées par le sacerdoce lévitique établi (par ex. en construisant un autel et en offrant un sacrifice rituel, 1 R 18,30-40). Maintenant une figure d’Élie qui est à la fois prêtre et prophète (à la manière de Jérémie et Ézéchiel qui furent prêtres avant d’être prophètes, Jr 1,1 ; Ez 1,3) tient ce rôle pour appeler à la fois le peuple et les prêtres à la repentance98. »

À l’intérieur de ce cadre général, de nombreux éléments du livre trouvent leur cohérence : à la dénonciation du culte impur et des prêtres indignes (1,6-14) et la menace de leur malédiction et de la suppression de leur descendance (2,1-3.8-13) correspond le portrait du prêtre idéal du passé, messager du Seigneur (2,4-7). Le temple sera purifié, le Seigneur le reconsacrera en y entrant à nouveau (3,1) ; son jugement discernera les bons et les mauvais prêtres (3,2-21) et le culte sera à nouveau « agréable au Seigneur, comme aux jours d’autrefois » (3,4). L’expiation du péché libèrera les cœurs du poids de la peine qui les entrave (3,23). Aux relations matrimoniales instables ou rompues (2,14-16), aux hommes « traîtres les uns envers les autres, profanant ainsi l’alliance de [leurs] pères » (2,10), Dieu envoie le « messager de l’alliance » (3,1), Élie (3,23), qui restaurera les relations mutuelles (3,24). Les traditions sur Élie ont des racines profondes dans la composition du livre de Malachie, au-delà de la mention explicite de son nom à la fin. Nous avons analysé en détail les attaches littéraires de Ml 3,23-24, qui donnent à ces deux versets l’aspect de phrases anthologiques. Il y a comme une condensation particulièrement intense de toute la prophétie – Moïse, Isaïe, Ézéchiel, les Douze… – en ces trois brefs lexèmes : « le Jour du Seigneur grand et redoutable » ; 98

A.E. HILL, Malachi (AB 25D; New York 1998), 379. Nous reviendrons plus loin longuement sur la question de l’identification d’Élie et de Pinhas.

138

PREMIÈRE PARTIE

« convertir le cœur des pères vers les fils », « frapper le pays d’anathème ». La description très laconique de la mission eschatologique d’Élie fait appel à des thèmes majeurs de l’histoire passée d’Israël et envisage l’histoire future comme un renouvellement de ses actes fondateurs. Le prophète conduira un nouvel exode, une nouvelle conquête de la terre ; Dieu prendra à nouveau possession de son temple et le culte reprendra : il habitera lui-même au milieu de son peuple. Auparavant, le péché qui détruit les familles et la société aura été expié, les cœurs auront été purifiés, renouvelés. Ces deux versets conclusifs sont vraisemblablement un ajout tardif, situés à la fin du livre de Malachie. Le rédacteur qui les a introduits ici semble avoir intentionnellement voulu en faire la conclusion de tout le corpus prophétique et, plus largement, un sceau sur l’ensemble du parcours de lecture qui va de la Loi aux Prophètes. 2.3 ÉLIE ET LA CLÔTURE CANONIQUE DE L’ANCIEN TESTAMENT Erich Bosshard et Reinhard Kratz datent la fixation du livre des Douze dans sa forme actuelle entre 198 et 190 avant J.–C.99 avec la création des suscriptions de Za 9,1 ; 12,1 ainsi que les versets Ml 1,1.14a ; 2,10-12 ; 3,22-24100. Paul Redditt101 et qu’Aaron Schart102 concluent dans le même sens. Selon Odil Steck, la constitution du livre des Douze fait corps avec la structuration de l’ensemble Loi-Prophètes, Dt 34,10-12 ; Jos 1,12.7-8 et Ml 3,22-24 ayant été composés dans cette perspective103. Il propose une datation entre 198 et 187. À l’aide de nouvelles études, nous allons étayer cette idée et suggérer de quelle manière la figure d’Élie a ainsi exercé une influence sur la formation du canon biblique. 99 Le terminusadquem est fixé par le livre de Ben Sira, qui connaît la division Loi-Prophètes et les Douze (Si 49,10). 100 E. BOSSHARD – R.G. KRATZ, „Maleachi im Zwölfprophetenbuch“, BN 52 (1990), 27-46. 101 P.L. REDDITT, “Zechariah 9-14, Malachi, and the Redaction of the Book of the Twelve”, FormingPropheticLiterature.EssaysonIsaiahandtheTwelveinHonor ofJohnD.W.Watts (ed. J.D.W. WATTS) (Sheffield 1996), 245-268. 102 A. SCHART, DieEntstehungdesZwölfprophetenbuchs (BZAW 260) (Berlin 1998). 103 O.H. STECK, DerAbschlussderProphetieimAltenTestament.EinVersuch zurFragederVorgeschichtedesKanons (Neukirchener 1991), notamment p. 167178.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

139

2.3.1 Élie et la clôture du corpus prophétique 2.3.1.1 Jonas-Malachie et les Douze Nous avons mentionné l’opinion de la majeure partie des critiques modernes qui voient en Jonas une composition pseudépigraphique tardive, purement littéraire. La question est davantage discutée à propos du livre de Malachie. Plusieurs indices contribuent à lui donner le même statut : – L’existence même d’un prophète Malachie (‫)מ ְל ָא ִכי‬ ַ est problématique : même si le nom est attesté depuis la découverte d’un ostracon à Arad daté du 7e siècle avant J.-C.104, il n’existe pas ailleurs dans la Bible. Selon la Septante, l’auteur de l’œuvre n’a pas de nom propre ; il se nomme « son messager (ἀγγέλου αὐτοῦ) », ce qui traduit comme un nom commun le mot ‫ ַמ ְל ָא ִכי‬du texte massorétique, avec un autre pronom possessif105. Le Targum l’attribue à « Esdras le scribe » ainsi que le Talmud (b Meg 15a), saint Jérôme et Rashi106. Ni M ni G, ni la plupart des versions anciennes ne supposent donc un prophète de ce nom. Le nom du livre, ‫מ ְל ָא ִכי‬, ַ se retrouve en Ml 3,1 où il désigne « mon messager » envoyé par Dieu en avant de lui. Nous avons montré les liens avec le messager du premier exode d’Ex 23,20 et 32,34. Le livre entier, jusqu’à son auteur, jouerait sur ce messager à l’identité mystérieuse avant de dévoiler infine son nom. – Une hypothèse historico-rédactionnelle largement acceptée est que les oracles du livre dit « de Malachie » n’ont été isolés du livre de Zacharie en un livre indépendant qu’en vue de constituer symboliquement un Livre des Douze (‫)תרי עשר‬, selon le nombre des tribus d’Israël107, signifiant ainsi la prophétie de la pleine restauration d’Israël108. – Tout au long du livre de Malachie, la parole divine et l’attestation divine directe de la parole est surabondante : 104 I. HIMBAZA, “Malachie parmi les prophètes : témoin d’une longue histoire de la rédaction et de l’évolution textuelle”, Les recueils prophétiques de la Bible (ed. J.D. MACCHI – C. NIHAN – T. RÖMER) (Genève 2012), 436. 105 Théodotion, Symmaque et Aquila en revanche ont traduit μαλαχιου. 106 A. E. HILL, Malachi (AB 25D; New York 1998), 16. 107 E. BOSSHARD – R. G. KRATZ, „Maleachi im Zwölfprophetenbuch“, BN 52 (1990), 27-46. 108 D.G. CLARK, ElijahasEschatologicalHighPriest (University of Notre Dame 1975), 11.

140

PREMIÈRE PARTIE

« Sur les cinquante-cinq versets du livre, quarante-six, fait sans précédent dans les livres prophétiques, sont placés directement dans la bouche de Dieu (les seules exceptions étant 1,1 ; 2,10-15 ; 3,16). Et pour donner la signature divine des oracles, le prophète revient fréquemment aux formules “oracle de YHWH” (1,2), “dit YHWH des armées”109. »

Au lieu de faire prononcer la parole de Dieu par la bouche d’un prophète au sein d’un cadre narratif, le « Je » divin s’exprime directement à travers le livre. – La question des lévites occupe une place importante dans la rédaction finale et l’édition du corpus des Douze, selon James Nogalski110. Nous avons déjà évoqué aussi la fonction unificatrice du thème du Jour du Seigneur dans les Douze. D’autres thèmes encore ont des attaches avec les livres antérieurs111. Ces deux aspects repris de façon synthétique dans le livre de Malachie tendent à lui donner un caractère rédactionnel. Pour Aaron Schart, Jonas et Malachie sont ajoutés à la fin de la composition du livre des Douze112. – Jonas est en cinquième position dans la série des Douze selon le texte massorétique et en sixième position selon la Septante. Dans le manuscrit grec du Naḥal Ḥever (8ḤevXIIgr), Malachie manque113, et en 4QXIIa, Jonas est placé après Malachie. La fluidité canonique de Jonas et Malachie pourrait indiquer le caractère tardif et éditorial de leur intégration dans l’ensemble. Certes, Jonas est une œuvre très unifiée, sans tension rédactionnelle apparente, tandis que des matériaux pré-rédactionnels sont identifiables chez Malachie. Les indices sont nombreux cependant qui inclinent à regarder les deux livres, « mon messager (Malachie) » et « la colombe (Jonas) », comme deux œuvres purement littéraires appartenant à la phase éditoriale ultime du livre des Douze. Or dans les deux cas, Élie est le type prophétique de référence et quand son nom apparaît à la fin du livre des Douze, il surgit comme la clé de reconnaissance d’une figure restée énigmatique depuis le livre de l’Exode. 109

Cf. B. TIDIMAN, Leslivresd’AggéeetdeMalachie (Vaux-sur-Seine 1993), 150. J.D. NOGALSKI, « Un et douze livres : la nature du processus rédactionnel et les implications de la présence de matériau cultuel dans le Livre des XII Petits Prophètes », LesrecueilsprophétiquesdelaBible :origines,milieux,etcontexteproche-oriental (ed. J.-D. MACCHI – C. NIHAN – T. RÖMER) (Genève 2012), 381-386. 111 A. SCHART, Die Entstehung des Zwölfprophetenbuchs (BZAW 260) (Berlin 1998), 294. 112 ID., Ibid., 283-303. 113 L. VIANÈS, LesDouzeProphètes.12,Malachie(BdA 23/12 ; Paris 2011), 95. 110

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

141

2.3.1.2 Ml 3,22-24 et les Prophètes Konrad Schmid étend la réflexion sur le symbolisme numérique du « livre des Douze » du canon à tout le corpus prophétique : « La constitution du livre de Malachie, qui peut-être faisait antérieurement partie du livre de Zacharie, est probablement aussi relevant [sic]114 pour percevoir la suite des livres d’Es-Ml comme corpuspropheticum ; par cette externalisation de Malachie hors du livre de Zacharie, le nombre de douze des “petits prophètes” est complété, de sorte que les trois grands et les douze petits prophètes sont mis en évidence en une certaine analogie avec les trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob et les douze pères des tribus d’Israël. Faut-il déjà voir derrière cette correspondance numérique la formation littéraire d’un corpuspropheticum ? Cela doit rester ouvert115. »

Si cette hypothèse est vérifiée, Ml 3,23-24 tisserait un fil rouge autour de toutes les figures prophétiques à travers Élie, comme prophète-type. Or cette idée est déjà présente de plusieurs manières dans la Bible : – Dieu annonce en Dt 18,18-22 la venue d’un prophète comme Moïse et donne les critères d’authentification de la prophétie. Élie, défenseur de la Loi, témoin de Dieu à l’Horeb, médiateur entre Dieu et les douze tribus d’Israël, est la seule figure qui puisse être mise à l’égal de Moïse : le livre des Rois, particulièrement le texte massorétique, a construit le personnage d’Élie sur le modèle de Moïse, en accomplissement de Dt 18116. – Le nom d’Élie forme un pont entre les Prophètes postérieurs (‫ )נביאים אחרונים‬et les Prophètes antérieurs (‫)נביאים ראשונים‬117. Faisant la charnière des deux livres des Rois (1 R 17 – 2 R 2), il est mentionné dans le deuxième livre des Chroniques (2 Ch 21,12-15) et dans les Douze. – Plus encore, « Ml 3,22 rappelle dans sa formulation le début du livre de Josué et construit ainsi une agrafe qui referme toute la partie prophétique de la Bible118. » Les liens intertextuels étroits entre 114

L’article est traduit de l’anglais. Relevant se traduirait plutôt par « pertinent ». K. SCHMID, « La formation des “Nebiim” : quelques observations sur la genèse rédactionnelle et les profils théologiques de Josué-Malachie », 123-124. 116 T.A. COLLINS, TheMantleofElijah:TheRedactionCriticismofthePropheticalBooks (BiSe 20; Sheffield 1993), 130. 117 Cf. A.E. HILL, Malachi (AB 25D; New York 1998), 375: “A bridge between the Primary History (Former Prophets) and the Latter Prophets.” 118 E. BOSSHARD, E. – R.G. KRATZ, „Maleachi im Zwölfprophetenbuch“, BN 52 (1990), 45. 115

142

PREMIÈRE PARTIE

Ml 3,22.24 et Jos 1,7.13 donnent en effet l’impression que la fin de Malachie et le début de Josué appartiennent à une même phase rédactionnelle119 : Jos 1,7.13

Ml 3,22.24

7

La Loi que mon serviteur Moïse t’a prescrite (‫תּוֹרה ֲא ֶשׁר ִצוְּ ָך מ ֶֹשׁה ַע ְב ִדּי‬ ָ ‫)ה‬ ַ 13 Souvenez-vous de ce que vous a prescrit Moïse le serviteur du Seigneur (‫ת־ה ָדּ ָבר ֲא ֶשׁר ִצוָּ ה ֶא ְת ֶכם מ ֶֹשׁה‬ ַ ‫זָ כוֹר ֶא‬ ‫)ע ֶבד־יְהוָ ה‬ ֶ

22

Souvenez-vous de la Loi de Moïse mon serviteur, qu’il vous a prescrite (‫תּוֹרת מ ֶֹשׁה ַע ְב ִדּי ֲא ֶשׁר ִצוִּ ִיתי אוֹתוֹ‬ ַ ‫)זִ ְכרוּ‬

24 Le Seigneur votre Dieu, en vous que je frappe le pays d’anathème accordant le repos, vous a donné ce pays (‫ת־ה ָא ֶרץ ֵח ֶרם‬ ָ ‫)וְ ִה ֵכּ ִיתי ֶא‬ (‫ת־ה ָא ֶרץ‬ ָ ‫נִיח ָל ֶכם וְ נָ ַתן ָל ֶכם ֶא‬ ַ ‫ֹלה ֶיכם ֵמ‬ ֵ ‫יְהוָ ה ֱא‬ ‫)הזֹּאת‬ ַ

Jos 1,13 et Ml 3,22 ordonnent tous deux de se souvenir (‫ )זכר‬de ce que Moïse a commandé (piel de ‫)צוה‬. L’expression « la Loi de Moïse mon serviteur, qu’il vous a prescrite » (Ml 3,22) est proche encore de Jos 1,7. La désignation « Moïse serviteur du Seigneur (‫» )מ ֶֹשׁה ֶע ֶבד־יְ הוָ ה‬ constelle le premier chapitre du livre (Jos 1,1.2.7.13.15)120. Schmid considère que Jos 1 a des attaches avec Ml 3,22 mais pas avec Ml 3,23-24, d’où il tire un argument pour l’indépendance à l’origine de ces versets finaux de Malachie121. La remarque est vraie si l’on s’en tient aux liens matériels, mais à travers le mot ‫( ֶא ֶרץ‬Jos 1,11.14.15) et le thème de la terre ainsi que celui du messager précurseur pour l’entrée dans cette terre, Jos 1 a des échos profonds en Ml 3,1.22-24. De cette manière, le nom d’Élie joue sur le livre des Prophètes un rôle semblable à celui de Moïse sur le Pentateuque, de David sur le psautier et de Salomon sur la sagesse122. Les corpus de textes sont 119

Cf. O.H. STECK, DerAbschlussderProphetieimAltenTestament(Neukirchener 1991), 134-136; K. Schmid, « La formation des “Nebiim”… », 127 : « Il semble que la formation de l’ensemble Jos-Ml en tant que “Nebiim” soit un processus en soi que l’on peut percevoir principalement en Ml 3,22-24. » 120 J.-L. SKA, Introduction à la lecture du Pentateuque (LivRou 5 ; Bruxelles 2000), 22-30 repère des signes éditoriaux autour de l’expression « Loi de Moïse » en Ps 1,1-3 et 2 Ch 36,22-23, en plus de Dt 34,10-12 ; Jos 1,1-8 ; Ml 3,22-24. 121 K. SCHMID, « La formation des “Nebiim”… », 125-142. 122 Et de Jésus-Christ sur le Nouveau Testament : « “Apocalypse de Jésus Christ”. Le signateur du livre, c’est donc Jésus Christ […]. Cette apocalypse dote la bible

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

143

personnifiés par eux. Cette structure fondamentale du canon biblique autour du binôme Loi-Prophètes / Moïse-Élie se reflète dans la construction rédactionnelle parallèle de la conclusion de la Loi (Dt 34,10-12) et de la conclusion des prophètes (Ml 3,22-24). 2.3.2 Ml 3,22-24 et la clôture du canon de la Loi et des Prophètes À travers le ‫ ַמ ְל ָא ִכי‬d’Ex 23,20 ; 32,34 et Ml 3,1, un lien était déjà établi entre la Loi et l’Élie eschatologique de Ml 3,23-24. De plus, dans la conclusion du livre de Malachie, l’annonce de l’envoi d’Élie suit un appel à se souvenir de la Loi de Moïse (Ml 3,22). Si nous avons dissocié ces trois versets pour concentrer notre attention sur Élie, c’est dans leur articulation qu’apparaît le parallélisme Loi-Prophètes et la clé de voûte du canon biblique. 2.3.2.1 Ml 3,22-24 et Dt 34,10-12 Joseph Blenkinsopp fut, semble-t-il, le premier à lire Dt 34,10-12 et Ml 3,22-24 non seulement comme les derniers paragraphes du Pentateuque et du corpus prophétique, mais comme des « marqueurs herméneutiques placés intentionnellement »123. Les deux sections sont reliées entre elles par des liens intertextuels : Dt 34,10-12

Ml 3,22-24

10

Prophète (‫)נָ ִביא‬ en Israël (‫)בּיִ ְשׂ ָר ֵאל‬ ְ comme Moïse (‫)כּמ ֶֹשׁה‬ ְ

22

la Loi de Moïse (‫)תּוֹרת מ ֶֹשׁה‬ ַ pour tout Israël (‫ל־כּל־יִ ְשׂ ָר ֵאל‬ ָ ‫)ע‬ ַ

11

lui que le Seigneur avait envoyé (‫)א ֶשׁר ְשׁ ָלחוֹ יְהוָ ה‬ ֲ en tout son pays (‫ל־א ְרצוֹ‬ ַ ‫)וּל ָכ‬ ְ

23

je vous envoie (‫)שׁ ֵֹל ַח ָל ֶכם‬ Élie, le prophète (‫)נָ ִביא‬

12

toute cette grande frayeur (‫מּוֹרא ַהגָּ דוֹל‬ ָ ‫)ה‬ ַ sous les yeux de tout Israël (‫)ל ֵעינֵי ָכּל־יִ ְשׂ ָר ֵאל‬ ְ

24

jour grand et redoutable (‫נּוֹרא‬ ָ ‫)הגָּ דוֹל וְ ַה‬ ַ frapper le pays (‫ת־ה ָא ֶרץ‬ ָ ‫)א‬ ֶ

chrétienne dans son ensemble de son achèvement, de sa clôture et de sa signature, signature unique du même Jésus Christ. » (A. PAUL, LejudaïsmeancienetlaBible (Paris 1987), 273). 123 J. BLENKINSOPP,ProphecyandCanon:AContributiontotheStudyofJewish Origins (SJCA 3 ; Notre Dame 1977), 85-89.

144

PREMIÈRE PARTIE

Les correspondances verbales sont les suivantes : « Moïse » ; « tout Israël (‫)כּל־יִ ְשׂ ָר ֵאל‬ ָ » ; « prophète (‫ ; » )נָ ִביא‬le verbe « envoyer (‫ » )שלח‬dont Dieu est le sujet, appliqué à Moïse (Dt) et Élie (Ml) ; le « pays (‫)א ֶרץ‬ ֶ » ; « grande frayeur » (Dt) et « grand et redoutable » (Ml)124. Au-delà des similitudes matérielles qui relient Dt 34,10-12 et Ml 3,22-24, quelle articulation entre Loi et Prophètes induisent ces parallèles ? Selon Blenkinsopp, la théocratie sacerdotale et l’eschatologie prophétique sont les deux tendances sociologiques opposées qui structurent l’Israël post-exilique. La fin du Deutéronome, présentant Moïse comme une figure unique et incomparable, émanerait de la première tendance dans le but pour ses tenants de conserver leur position et d’empêcher la tendance prophétique de s’imposer. Face à cette rivalité entre les tendances conservatrice et eschatologique, les trois derniers versets de Malachie proposeraient un compromis de tolérance125. Pour Rolf Rendtorff, les deux conclusions concourent au même dessein : en appelant à se souvenir de la Loi avant de mentionner Élie, « toute la prophétie est à comprendre en référence à la Tora, jusqu’à la fin des temps »126. La conclusion éditoriale du corpus prophétique le rattache au Pentateuque127. Konrad Schmid argumente dans le même sens : « Dt 34,10 veut séparer Moïse des prophètes qui suivront ; et cette séparation de «Moïse» et des «prophètes» est une argumentation qui s’explique le plus facilement comme une technique liée au canon : Moïse doit être mis à distance des «prophètes» si la Tora doit aussi être qualitativement mise au-dessus des «prophètes» […]. Ml 3,22 est vraisemblablement à interpréter comme une «remise à l’ordre» des «prophètes»128. »

Stephen Chapman montre bien ce que l’argument sociologique de Blenkinsopp a de circulaire et, considérant que Ml 3,22 et 23-24 sont de deux mains différentes, n’admet pas non plus l’idée de prévalence 124 ‫מּוֹרא ַהגָּ דוֹל‬ ָ ‫( ַה‬Dt 34,12) et ‫נּוֹרא‬ ָ ‫( ַהגָּ דוֹל וְ ַה‬Ml 3,23) se correspondent, le nom ‫מּוֹרא‬ ָ étant de même racine que le participe ‫נּוֹרא‬. ָ 125 ID., Ibid., 89-123. 126 R. RENDTORFF, The Canonical Hebrew Bible: A Theology of the Old Testament (Leiden 2005), 6. 127 ID., Ibid., 312-314. 128 K. SCHMID, « La formation des “Nebiim”… », 125 (première citation). 131 (seconde).

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

145

de la Loi sur les Prophètes. Les deux corpus sont simplement présentés comme la structure fondamentale de base du canon129. David Clark abandonne l’explication sociologique au profit d’une approche littéraire. Les deux figures de Moïse et d’Élie et les deux conclusions de la Loi et des Prophètes englobent la totalité de la prophétie dans le temps de l’histoire, depuis son commencement jusqu’à fin : « Le colophon des livres de la Loi déclare qu’aucun prophète comme Moïse ne s’est encore levé ; le colophon […] du canon prophétique parle aussi de Moïse et prophétise la venue d’Élie à la fin des temps. Ainsi, pris ensemble, les deux post-scriptums identifient Moïse comme le premier et le plus grand des prophètes et Élie, sa contrepartie, comme le dernier des prophètes130. »

Prédominance de la Loi ou des Prophètes, de la mémoire du passé ou de l’attente de l’avenir, ces pôles de référence et leurs relations dialectiques sont le ressort interne du canon de la Bible131. 2.3.2.2 La dialectique Loi – Prophètes Rendtorff et Schmid interprètent la position du verset 22 avant les versets 23-24 en Ml 3 dans le même sens que Dt 34 : la supériorité accordée à Moïse et au Pentateuque sur Élie et les Prophètes. Comme pour l’historien deutéronomiste, le critère de jugement de l’histoire est la Loi. Or les manuscrits principaux de la Septante et le texte massorétique divergent précisément sur l’ordre de ces versets. La Bible grecque place le rappel à la Loi de Moïse après l’annonce du retour d’Élie tandis que la Bible hébraïque le place avant. Nous avons d’abord interprété ce changement comme une volonté d’éviter de finir les Prophètes par un anathème. Mais cet ordre est aussi une réponse à un débat canonique.

129 S.B. CHAPMAN, TheLawandtheProphets:AStudyinOldTestamentCanon Formation (FAT 27; Tübingen 2000), 111-149; Id., “A Canonical Approach to Old Testament Theology?: Deuteronomy 34:10-12 and Malachi 3:22-24 as Programmatic Conclusions”, HBT 25 (2003), 123-145. 130 D.G. CLARK, ElijahasEschatologicalHighPriest (University of Notre Dame 1975), 41. 131 Voir à ce sujet les pages suggestives de J.C. TREBOLLE BARRERA, TheJewish BibleandtheChristianBible(Leiden 1998), 162-164.

146

PREMIÈRE PARTIE

Le canon biblique massorétique est tripartite. Le livre de Malachie est le dernier du groupe Loi – Prophètes (‫)תורה – נביאים‬, suivi des Écrits (‫)כתובים‬, clos par les deux livres des Chroniques (‫)דברי הימים‬. La Bible grecque ne fut transmise en entier qu’au sein de l’Église chrétienne. Les quatre codices du 4e siècle, Vaticanus (B), Sinaïticus (S), Alexandrinus (A), Basilano-Vaticanus (V), ne suivent pas un ordre canonique identique, sauf pour le Pentateuque. Malachie est toujours le dernier des Douze, suivis des trois grands prophètes et d’écrits de sagesse132. Il n’est donc pas possible de parler d’un seul ordre canonique de la Septante. Saint Augustin classe tous les livres de l’Ancien Testament à l’intérieur des deux catégories d’histoire et de prophétie. Le Pentateuque, Josué, Juges, Ruth, Règnes et Chroniques sont conçus comme une trame historique continue tandis que les Psaumes sont les prophéties de David, Proverbes, Cantique, Ecclésiaste, Sagesse et Ecclésiastique sont celles de Salomon, suivis des Douze petits prophètes et des quatre grands133. « Ce qui est décisif dans cette classification, dit Trebolle Barrera, est que les livres de la Loi sont changés en livres historiques et les Écrits en livres prophétiques134. » Après la Loi, la Bible juive édite des livres conçus comme son application, unifiés en un grand corpus de Prophétie halakhique. Avant la Prophétie, la Bible chrétienne place les cinq livres du Pentateuque entendus comme Loi prophétique. Les deux approches ont trouvé droit de cité dans le Nouveau Testament : à la Transfiguration, Élie précède Moïse en Mc, tandis qu’il le suit en Mt et Lc, et dans le parallèle Mt 11,13 // Lc 16,16, juste après avoir cité Ml 3,1 en rapport avec Jean-Baptiste, là où Mt a « les Prophètes et la Loi ont prophétisé », Lc a « la Loi et les Prophètes ». Ces variantes sont semblables à celles de la Septante et du texte massorétique en Ml 3,22-24. 2.3.3 Le livre de Malachie et la cessation de la prophétie La clôture du canon prophétique et son articulation à la Loi pose en même temps la question de la cessation de la prophétie135. Le 132

P.-M. BOGAERT, « Septante », DBS 12 (Paris 1996), col. 541-543. ST AUGUSTIN, DeDoctrinaChristiana 2,8,13. 134 J.C. TREBOLLE BARRERA, The Jewish Bible and the Christian Bible (Leiden 1998), 521. 135 Telle est l’idée fondamentale de O.H. STECK, DerAbschlussderProphetieim AltenTestament(Neukirchener 1991). 133

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

147

problème est débattu aujourd’hui et n’a pas encore fait l’objet d’un consensus parmi les savants. Sans pouvoir inclure ici toutes les difficultés soulevées, nous voudrions proposer quelques vues de synthèse en partant de la littérature rabbinique et en remontant à partir d’elle aux points où elle rencontre les témoignages bibliques et extra-bibliques de l’époque du judaïsme du Second Temple, par une remontée ascendante des sources. 2.3.3.1 Esdras, cessation de la prophétie et clôture du canon des Écritures dans la littérature rabbinique Esdras est crédité par la tradition juive non seulement de la reconstruction du temple, mais aussi de la fixation du canon des Écritures et de la création de la Grande assemblée de 120 sages (‫)כנסת הגדולה‬, comprenant les prophètes Aggée, Malachie, Zacharie et Daniel. Dans le Talmud, l’autorité d’Esdras rivalise avec celle de Moïse pour avoir fixé, avec la Grande assemblée, le canon de la Loi et des Prophètes136. La relation entre fixation de l’Écriture et cessation de la prophétie est établie dès le début de la Mishna : « Moïse reçut la Tora au Sinaï et la transmit à Josué. Josué la transmit aux Anciens et les Anciens la transmirent aux prophètes. Les prophètes la transmirent aux hommes de la Grande assemblée. Ceux-ci dirent trois choses : “soyez pondérés dans l’exercice de la justice ; suscitez beaucoup de disciples ; faites une haie autour de la Tora” » (m Avot 1,1-2).

Les hommes de la Grande assemblée et les prophètes sont deux groupes qui se relaient et se succèdent. Ailleurs dans le Talmud, la cessation de la prophétie en Israël correspond à la mort de Malachie, dernier prophète de cette Grande assemblée. « Lorsque moururent Aggée, Zacharie et Malachie, les derniers prophètes, l’Esprit saint a disparu d’Israël » (b Sanh 11a ; t Sot 13,2 ; MShir 8,9,3).

L’ordre de faire « une haie autour de la Tora » concerne probablement le respect du canon des Écritures, la défense d’y apporter de nouveaux changements, qui coïncide avec la fin de la prophétie. 136 Cf. W. BACHER, “Synagogue, The Great”, TheJewishEncyclopediaXI (New York – London 1905), 640-643; H. COUSIN et ALII. (ed), LemondeoùvivaitJésus (Paris 1998), 379-380. Voir 4 Es 14,45 cité plus loin dans le paragraphe « La culture apocalyptique ».

148

PREMIÈRE PARTIE

D’après la Mishna, cette étape majeure de l’histoire du judaïsme intervient entre la fin du 5e siècle et la moitié du 4e avant J.-C., au début de la période hellénistique. 2.3.3.2 Aspects de la prophétie dans le judaïsme du Second Temple La valeur historique de ces affirmations de la littérature rabbinique est souvent remise en cause actuellement, au motif que des phénomènes de type prophétique sont largement attestés durant toute la période du Second Temple137. L’étude récente d’Alex Jassen, comprenant une analyse des dernières publications de Qumrân, aboutit à une vue nuancée des choses qui permet d’intégrer les deux aspects. Après avoir repris l’essentiel des données, nous proposerons quelques remarques sur le lien entre l’annonce du retour d’Élie et la fin de la prophétie. 2.3.3.2.1 Cessationdelaprophétie L’interruption de la prophétie est attestée de plusieurs manières dans la Bible : – Des versets tardifs la mentionnent expressément : « Il n’y a plus aucun prophète et nul parmi nous ne sait jusqu’à quand » (Ps 74,8). « Il n’est plus, en ce temps, chef, prophète ni prince, holocauste, sacrifice, oblation ni encens, lieu où te faire des offrandes » (Dn 3,38). « Il sévit alors en Israël une oppression telle qu’il ne s’en était pas produite de pareille depuis le jour où l’on n’y avait plus vu de prophète » (1 M 9,27).

– La fin de l’histoire d’Israël dans la Bible hébraïque coïncide avec la restauration du culte sous Esdras138. 137 Cf. R. MEYER, “Prophecy and Prophets in the Judaism of the HellenisticRoman Period”, TDNT IX (ed. G. KITTEL – G. FRIEDRICH) (Grand Rapids 1969) ; D.E. AUNE, Prophecy in Early Christianity and The Ancient Mediterranean World (Grand Rapids 1983), 103-106 ; L.L. GRABBE, “Poets, Scribes, or Preachers? The Reality of Prophecy in the Second Temple Period”, KnowingtheEndfromtheBeginning: The Prophetic, the Apocalyptic and Their Relationships (ed. L.L. GRABBE – R.D. HAAK) (JSPSup 46; Edinburgh 2003), 192-215. 138 Cf. B.S. CHILDS, BiblicalTheologyoftheOldandNewTestaments(Minneapolis 1993), 164: “The history of Israel comes to a close in the Hebrew Bible with the restoration of worship under Ezra. The full significance of this fact has seldom been explored.”

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

149

– Le sentiment de l’absence actuelle de prophète s’exprime encore avec cette formule du livre des Maccabées et de la littérature de Qumrân : « jusqu’à ce que se lève un prophète fidèle » (1 M 4,46 ; 14,41 ; 1QS 9,11 et 4Q175,5). – La pseudonymie de la littérature apocalyptique est témoin aussi de cette conviction qu’il n’existe plus de nouveau prophète. Flavius Josèphe considère ses prédécesseurs historiens comme des prophètes et il explique que les œuvres historiques depuis Artaxerxès sont moins fiables car « ils n’avaient pas de prophètes pour les guider » (ContreApion 1,41). L’époque d’Artaxerxès correspond à celle donnée par le Talmud pour la cessation de la prophétie. 2.3.3.2.2 Subsistancedephénomènesdetypeprophétique Cependant des phénomènes prophétiques sont attestés durant la période du Second Temple : – Le Maître de justice à Qumrân a les qualités d’un prophète : il est destinataire de révélations divines et crée, sous inspiration divine, une législation nouvelle pour la communauté139. – Flavius Josèphe lui-même revendique le don de prophétie : il interprète les songes et prédit l’avenir (GuerredesJuifs 3,351354.400-402140 ; Vie 208-212). Il attribue le don de prophétie à trois Esséniens qui annoncèrent des événements futurs : Judas (Guerredes Juifs 1,78-80 ; Antiquités Juives 13,311-313), Menahem (Antiquités Juives 15,373-379) et Simon (Guerre des Juifs 2,112-113 ; AntiquitésJuives 17,345-348). Jean Hyrcan est aussi doté chez lui du don de prophétie (GuerredesJuifs 1,69 ; Antiquités Juives 13,299-300). La ListedesFauxprophètes de Qumrân (4Q339) le confirme indirectement : le titre même suppose que le phénomène prophétique existe141. Y a-t-il contradiction entre la croyance en la fin de la prophétie classique et la persistance de phénomènes prophétiques durant la période du Second Temple ? 139 G.J. BROOKE, « La prophétie de Qumrân », Les recueils prophétiques de la Bible :origines,milieux,etcontexteproche-oriental (ed. J.-D. MACCHI – C. NIHAN – T. RÖMER) (Genève 2012), 488. 140 Il prédit à Vespasien qu’il sera le futur gouvernant de l’Empire. 141 A.P. JASSEN, MediatingtheDivine(STDJ 68 ; Leiden 2007), 305-306.

150

PREMIÈRE PARTIE

Une analyse attentive montre qu’elles ne sont pas mises sur le même plan : – Sauf à de rares exceptions, Flavius Josèphe donne aux prophètes du passé le nom de προφήτης et à ceux qui lui sont contemporains celui de μάντις142. – Jean Hyrcan n’est pas dit « prophète », mais doté du don de prophétie143. – Le nom de « prophète » n’est jamais donné explicitement au Maître de justice, même si son rôle est en continuité avec la prophétie. Plutôt que de qualifier trop rapidement de contradictoires les sources littéraires de la période du Second Temple à ce sujet, les conclusions de Jassen orientent en direction d’une articulation globalement cohérente : « La prophétie et les phénomènes prophétiques ont bien persisté pendant la période du Second Temple dans certaines parties du judaïsme du Second Temple, bien que d’une manière modifiée […]. Il devient nécessaire de parler de la fin de la prophétie israélite classique et, en même temps, de parler d’habitudes nouvelles, différentes et variées, décrites comme prophétiques à une période plus tardive144. »

2.3.3.2.3 L’exégèsecommeprophétie Le livre de Daniel est caractéristique du changement de mode de la prophétie dans le judaïsme du Second Temple. Il réutilise les écrits prophétiques antérieurs et les interprète à nouveau sous l’influence d’une révélation divine : « En l’an un de Darius, fils d’Assuérus, de la race des Mèdes, qui avait été fait roi du royaume des Chaldéens, en l’an un de son règne, moi, Daniel, je scrutai les Écritures, comptant le nombre des années (‫ִבּינ ִֹתי ַבּ ְסּ ָפ ִרים ִמ ְס ַפּר‬ ‫)ה ָשּׁנִ ים‬ ַ selon la parole du Seigneur adressée au prophète Jérémie, qui doit s’accomplir pour les ruines de Jérusalem : soixante-dix ans. Je tournai ma face vers le Seigneur Dieu en quête de prière et de supplications, avec jeûne, sac et cendre » (Dn 9,1-3).

142

ID., Ibid., 17. L.J. PARKINSON, JesusasMosesorElijah(Melbourne 1996), 21. L.L. GRABBE, “Poets, Scribes, or Preachers? The Reality of Prophecy in the Second Temple Period”, 202-208 ne tient pas compte de ces distinctions et affirme la continuité de la prophétie durant la période du Second Temple, qualifiant d’affirmations « inconsistantes » le témoignage de Josèphe. 144 A.P. JASSEN, MediatingtheDivine, 16-17. 143

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

151

Dn 9 est une exégèse inspirée de Jr 25,9-12, tandis que Dn 8,17 ; 10,14 ; 11,27.35 relisent Hab 2,3145. Le texte scripturaire ancien est recontextualisé par le livre de Daniel, appliqué aux circonstances historiques de son temps, le deuxième siècle avant J.-C. La racine ‫בּין‬ ici employée est utilisée ailleurs dans le livre pour décrire la réception de la révélation à travers des visions et des rêves (Dn 1,17 ; 8,5.27 ; 9,23 ; 10,11). La lecture des écrits de Jérémie est une expérience de révélation : « les anciens oracles prophétiques enserrés dans des traditions scripturaires sont compris comme des canaux vivants pour la parole divine »146. La révélation de la signification pour aujourd’hui de la prophétie de Jérémie est donnée par Gabriel, un être céleste : les soixante-dix ans sont soixante-dix septénaires (9,21-27). La révélation est une exégèse. Jérémie parlait des ruines de Jérusalem provoquées par les destructions des Chaldéens au sixième siècle avant J.-C. Il parle maintenant, par le livre qui porte son nom, des ruines causées par les Séleucides147. Une même pratique de recontextualisation des prophéties anciennes apparaît à Qumrân (Apocryphe de Jérémie C ; Rouleau du Temple ; 11Q19)148. Le pesherd’Habacuc fait état d’une telle révélation divine en référence à un texte écrit : « Et quand il est dit : “afin qu’il puisse courir, celui qui lit” (Hab 2,2), son interprétation concerne le Maître de justice à qui Dieu a révélé tous les mystères de ses serviteurs les prophètes (‫פשרו על מורה הצדק אשר‬ ‫( » )הודיעו אל את כול רזי דבריו הנביאים‬1QpHab 7,4-5).

Le Maître de justice reçoit les interprétations de l’Écriture par révélation et transmet les interprétations authentiques, divinement inspirées. Le verset d’Habacuc concerne la lecture du texte : c’est en référence au texte écrit que s’exerce la révélation.

145 J.J. COLLINS, “The Expectation of the End in the Dead Sea Scrolls”, Eschatology, Messianism, and the Dead Sea Scrolls (ed. C.A. EVANS) (Grand Rapids 1997), 82. 146 A.P. JASSEN, MediatingtheDivine, 216: “Ancient prophetic oracles imbedded within scriptural traditions are understood as viable conduits for the divine word.” 147 M. FISHBANE, Biblical Interpretation in Ancient Israel (London 1985), 482483. 148 Cf. A.P. JASSEN, MediatingtheDivine, 221-240.

152

PREMIÈRE PARTIE

Les prophéties écrites sont un dépôt de révélation divine dans lequel puise l’exégète inspiré, qui fait à son tour par sa lecture une expérience prophétique et poursuit le processus de révélation149. Philon d’Alexandrie encore se décrit, dans sa lecture interprétative des Écritures saintes, comme bénéficiaire d’une inspiration spéciale, d’une « possession divine », comparables à celles des prophètes150. 2.3.3.3 Malachie et Élie Innocent Himbaza met en rapport la titulature du livre de Malachie avec le procédé pseudépigraphique de la littérature apocalyptique : « Dans la littérature apocalyptique, on attend le retour d’un ancien prophète de l’histoire ou bien on découvre une parole prophétique plus ancienne (Daniel). Le nouveau prophète se dissimule sous le patronyme d’un personnage ancien151. »

Le livre de Malachie correspond bien à la fin de la prophétie classique et l’émergence d’un nouveau type de phénomène prophétique comme littérature exégétique et, dans cette perspective, il n’y a pas d’autre prophète à chercher que le livre lui-même. Nous avons montré les liens unissant le messager-Élie de Ml 3,1.2224 et le lévite-prêtre idéal de Ml 2,4-8 : Lévi se tient « devant (‫)ל ְפנֵ ה‬ ִ le Seigneur » (2,5), comme le messager (3,1) ; il a pour mission, comme Élie, de « faire revenir » (‫)ה ִשׁיב‬ ֵ vers Dieu (2,6 ; 3,24). Selon l’interprétation ancienne, le messager précurseur de Dieu en Ml 3,1 entre dans le temple avec Dieu comme « messager de l’alliance ». De la même manière, le prêtre a en charge « l’alliance de Dieu » (2,4), il marche avec lui (2,6), il est « messager du Seigneur tout puissant » (2,7). Le thème du messager crée une correspondance non seulement entre le prêtre (2,7) et le messager de 3,1 mais aussi avec Élie en 3,23 et l’auteur du livre (1,1).

149 G. J. BROOKE, “Prophecy”, Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls. II (ed. L.H. SCHIFFMAN – J.C. VANDERKAM) (Oxford 2000), 694-700. 150 Voir les textes en L.L. GRABBE, “Poets, Scribes, or Preachers? The Reality of Prophecy in the Second Temple Period”, 201-202. 151 I. HIMBAZA, “Malachie parmi les prophètes : témoin d’une longue histoire de la rédaction et de l’évolution textuelle”, 451.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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Au début du livre, après « mon messager – Malachie », la Septante a en plus : « placez sur vos cœurs (θέσθε δὴ ἐπὶ τὰς καρδίας ὑμῶν) ». Cette mention des « cœurs » et l’ordre de « placer dessus » la parole du Seigneur établit un lien avec le reproche adressé aux prêtres opposés à Lévi, le prêtre idéal – « si vous ne placez pas sur votre cœur (ἐὰν μὴ θῆσθε εἰς τὴν καρδίαν ὑμῶν – ‫ל־לב‬ ֵ ‫)אם־לֹא ָת ִשׂימוּ ַע‬ ִ […]. Vous ne placez pas sur votre cœur (οὐ τίθεσθε εἰς τὴν καρδίαν ὑμῶν – ‫ל־לב‬ ֵ ‫)אינְ ֶכם ָשׂ ִמים ַע‬ ֵ » (Ml 2,2) – et une inclusion entre le premier et le dernier verset du livre – « ramener le cœur des pères vers les fils (καρδία – ‫)לב‬ ֵ »152. Ainsi conçu, en G, c’est la lecture du livre prophétique qui opère la transformation des cœurs et réalise la mission eschatologique d’Élie. L’envoi divin (‫ )שׁלח‬met sur le même plan « ce commandement (‫ – ַה ִמּ ְצוָ ה ַהזֹּאת‬τὴν ἐντολὴν ταύτην) » (2,4), « mon messager » (3,1) et Élie (3,23). « Il y a un parallèle entre l’envoi du commandement en 2,4 (ἐξαποστέλλω) et la venue (στέλλω) du prêtre en 2,5 […]. La même racine στέλλω, dotée cette fois de préverbes (ἐξ- ; ἀπο-), apparaît aux v. 3,1.22 pour annoncer l’envoi et la mission de personnages eschatologiques. Son emploi dans le présent verset établit une similitude et suggère même une identité possible entre ces personnages et celui dont il est question ici153. »

Le lien intertextuel existant entre Ml 2,4 ; 3,1 et 23 en M avec le verbe ‫ שׁלח‬est renforcé par G, qui en ajoute un en 2,5, grâce à la racine στέλλω, où il concerne Lévi. Il y a ainsi une quasi assimilation du commandement, du messager, du prêtre et d’Élie. Deux conclusions supplémentaires ressortent de cette disposition : la place centrale accordée au prêtre donne des indications historiques sur la composition du canon Loi-Prophètes et ce jeu d’associations crée une identification d’Élie et de Pinhas qui trouvera une confirmation dans la tradition postérieure. – En Ml 2,7-8, le prêtre-messager est un prophète comme Moïse : « ses lèvres gardent la connaissance, de sa bouche on recherche la Tora ». « Messager du Seigneur » est un titre donné au prophète Aggée (Ag 1,13) et au serviteur du Seigneur en Is 42,19. Ici, Dieu a 152 Cf. S. PFUTI-PHABU, L’annoncedujourdeYHWHdanslesderniersversetsde Malachie,100. 153 L. VIANÈS, Les Douze Prophètes. 12, Malachie (BdA 23/12 ; Paris 2011), 122.

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PREMIÈRE PARTIE

choisi le sacerdoce pour remplir cette fonction prophétique de messager du Seigneur. Son rôle n’est plus seulement le culte mais aussi l’enseignement de la Tora. Selon Blenkinsopp, cette situation institutionnelle est typique de la théocratie sacerdotale mise en place à la période hellénistique. À un certain moment, la prophétie en tant qu’institution autonome a été combattue et écartée par les autorités religieuses, constituées essentiellement de prêtres154. Surtout, le livre de Malachie reflète une période où la prophétie a cessé : « l’institution prophétique a maintenant été reconnue comme éteinte et le rôle du prêtre est désormais conçu comme prenant la place de celui du prophète155. » Par ce biais aussi, la clôture du canon Loi-Prophètes recoupe le temps de la cessation de la prophétie classique156. L’attribution du livre de Malachie à « Esdras le scribe » par le Talmud, le Targum, saint Jérôme et Rashi ne fait que traduire sa conception scripturaire, postclassique, de la prophétie157. – Ce qui est dit de Lévi en Ml 2,4-8 est une exégèse actualisatrice de ce que Nb 25,11-13 dit de Pinhas. Nb 25,11-13

Ml 2,4-6

4 Pinhas le prêtre (‫)הכּ ֵֹהן‬ ַ pour que subsiste mon alliance avec a détourné (‫)ה ִשׁיב‬ ֵ Lévi (‫ת־לוִ י ִל ְהיוֹת‬ ֵ ‫)בּ ִר ִיתי ֶא‬ ְ 12 5 mon alliance de paix (‫)בּ ִר ִיתי ָשׁלוֹם‬ ְ mon alliance était vie et paix 13 alliance d’un sacerdoce éternel (‫)בּ ִר ִיתי ָה ָיְתה ִאתּוֹ ַה ַחיִּ ים וְ ַה ָשּׁלוֹם‬ ְ 6 (‫עוֹל֑ם‬ ָ ‫)בּ ִרית ְכּ ֻהנַּ ת‬ ְ il faisait revenir (‫)ה ִשׁיב‬ ֵ il fera l’expiation pour les fils d’Israël détournant beaucoup du péché 11

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J. BLENKINSOPP,ProphecyandCanon (SJCA 3 ; Notre Dame 1977), 85-89. D.G. CLARK, ElijahasEschatologicalHighPriest (University of Notre Dame 1975), 19. 156 D’après Conrad, l’indétermination des figures de ‫ מלאכים‬est caractéristique du contexte de cessation de la prophétie dans le livre des Douze. Cf. E.W. CONRAD, “The End of Prophecy and the Appearance of Angels/Messengers in the Book of the Twelve”, JSOT 73 (1997), 65-79. Si le cas est clair en Malachie, en raison d’autres indices concordants, les données avancées dans cet article peinent à convaincre que ce soit le cas aussi dans l’ensemble du livre des Douze. 157 Esdras est lui-même à la fois prêtre et prophète : il est présenté comme un descendant d’Aaron par Sadoq (Esd 7,1-5) et a des attributs prophétiques : « la main du Seigneur son Dieu était sur lui » (Esd 7,6). Cette expression typique des prophètes classiques pour introduire la communication orale de Dieu dans une expérience de révélation (cf. 2 R 3,15 ; Is 8,11 ; Jr 15,17 ; Ez 1,3 ; 3,14.22 ; 8,1 ; 37,1 ; 40,1) est maintenant appliquée à un prêtre et à l’activité scribale inspirée (Esd 7,6). Le scribeprêtre assume une charge de prophète en interprétant pour le contexte présent la Loi du Seigneur. 155

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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Ml 2,4-6 reprend l’oracle de Dieu à Pinhas du livre des Nombres et le prononce à nouveau comme parole de jugement sur les prêtres de son temps158. Nous reviendrons plus loin sur le contexte de l’identification d’Élie et de Pinhas. Notons dès maintenant qu’elle n’est qu’une explicitation de la fusion des figures de messager, d’écrivain, de prêtre et d’Élie (Ml 1,1 ; 2,4-7 ; 3,1.23-24) dans l’édition finale du livre de Malachie159. Selon les estimations actuelles de datation de la structuration du canon Loi-Prophètes, Ben Sira est écrit quelques années seulement après. Dans son mémorial des pères d’Israël (chapitres 44-50), il fait d’Élie un éloge particulièrement développé, relisant les grandes étapes de son histoire passée, reformulant la prophétie sur son retour eschatologique, lui donnant le titre étrange de « celui qui a été écrit » et ajoutant une nouvelle croyance à son sujet : il interviendra lors de la résurrection des morts. Tout au long, Ben Sira s’adresse à Élie au style direct, comme à une personne actuellement vivante. Passé, présent et futur d’Élie sont mis en série sur une fresque historique sans discontinuité. L’obscurité de la pensée qui s’exprime en ces versets s’associe à une transmission textuelle particulièrement complexe. À ces différents niveaux, il convient maintenant de les analyser. 2.4 BEN SIRA ET ÉLIE (SI 48,1-11) Exclu du canon de la Bible hébraïque, la version grecque seule du livre de Ben Sira fut transmise au long de l’histoire, jusqu’à ce que plusieurs manuscrits fragmentaires en hébreu retrouvés en 1896 à la Geniza du Caire permettent de reconstituer environ 2/3 du texte (appelé Ms B)160. D’autres fragments ont été exhumés à Qumrân et 158 Cf. J. Halévy : « La caractéristique du Lévite présenté par Malachie n’est qu’une copie presque littérale de l’oracle communiqué par Moïse à Phinéas après son acte zélateur ». Cité par S. PFUTI-PHABU, L’annoncedujourdeYHWHdansles derniersversetsdeMalachie, 96. 159 Cf. R. HAYWARD, “Phinehas - The Same as Elijah: The Origins of a Rabbinic Tradition”,JJS 29 (1978), 22-34 ; S. LEAR, ScribalComposition:Malachias aTestCase (FRLANT 270 ; Göttingen – Bristol 2018), 121-146: “Phinehas, he is Elijah”. 160 A.E. COWLEY – A. NEUBAUER,OriginalHebrewofaPortionofEcclesiasticus (XXXIX,15toXLIX,11),TogetherwiththeEarlyVersionsandanEnglishTranslation, FollowedbytheQuotationsfromBenSirainRabbinicalLiterature (London 1896) ;

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PREMIÈRE PARTIE

Masada à partir de 1952161. Ils attestent d’au moins deux textes hébraïques différents. Le livre de Ben Sira fut composé en hébreu, à Jérusalem, vers 190 – 180 avant J.-C., par un sage de Jérusalem nommé, dans le manuscrit B de 50,27, « Simon ben Yeshua ben Éleazar ben Sira (‫שמעון בן ישוע‬ ‫» )בן אלעזר בן סירא‬, et, dans le texte grec, « Jésus fils de Sirac, fils d’Éléazar (Ἰησοῦς υἱὸς Σιραχ Ελεαζαρ) ». Dans le manuscrit B de 51,30, il est nommé simplement « Ben Sira (‫» )בן סירא‬. Le livre fut traduit en grec en Égypte par le petit fils de l’auteur en 132 avant J.-C., durant le règne de Ptolémée VIII, comme il l’explique dans le prologue ajouté à l’œuvre originale. La tradition grecque se sépare en deux recensions distinctes : un texte court transmis par les codices Alexandrinus, Vaticanus, Sinaiticus et Ephraemi, et un texte long recomposé à partir des citations patristiques. La Vulgate est la traduction latine d’une version grecque très différente du grec des Onciaux et proche du texte long. Saint Jérôme dit avoir consulté un texte hébreu qui ne correspond pas entièrement à ceux que nous avons. Ziegler a fixé une dénomination qui s’est imposée entre GrI, pour le texte court, et GrII, pour le long162. La version syriaque, du 3e ou 4e s. après J.-C., est une traduction d’un texte hébreu proche de la tradition hébraïque minoritaire des manuscrits de la Geniza du Caire, Qumrân et Masada, avec des additions qui christianisent le texte163. Après Moïse, Aaron, Pinhas, Josué, les Juges, Samuel, Nathan, David et Salomon, Élie fait l’objet d’un éloge développé (48,1-12). Il entre en scène après la déportation du royaume du Nord (721 avant J.-C.), évoqué en Si 47,24, alors qu’il vécut un siècle et demi avant. Cette P.C. BEENTJES, TheBookofBenSirainHebrew:ATextEditionofAllExtantHebrew Manuscripts and a Synopsis of All Parallel Hebrew Ben Sira Texts (VTSup 68 ; Leiden 1997). 161 Cf. M. GILBERT, “The Book of Ben Sira: Implications for Jewish and Christian Traditions”, Jewish Civilization in the Hellenistic-Roman Period (ed. S. TALMON) (Valley Forge 1991), 81-91 ; ID., « Siracide », DBS 12 (Paris 1996), col. 1389-1437 ; E. PUECH, « Le livre de Ben Sira et les manuscrits de la Mer Morte », Treasures ofWisdom:StudiesinBenSiraandtheBookofWisdom (ed. M. GILBERT) (Leuven 1999), 411-426. 162 J. ZIEGLER, SapientiaIesuFiliiSirach (Septuaginta: Vetus Testamentum Graecum 12/2 ; Göttingen 1965), 81-84. 163 W. VAN PEURSEN, « Que vive celui qui fait vivre : le texte syriaque du Siracide 48,10-12 », L’enfancedelaBiblehébraïque :l’histoiredutextedel’Ancien Testament à la lumière des recherches récentes (ed. A. SCHENKER – P. HUGO) (Genève 2005), 286-301.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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disposition aurait un but théologique : faire d’Élie le lien entre l’histoire d’Éphraïm et de Juda164. Deux recensions principales de l’éloge d’Élie subsistent : le Ms hébreu B de la Genizah du Caire et le texte grec GrI avec quelques variantes de la Vulgate et du Syriaque. En annexe 4, nous avons disposé en colonnes ces versions avec leurs traductions. L’analyse ici se concentrera uniquement sur la partie de l’éloge en rapport direct avec les deux textes du livre des Rois étudiés précédemment (1 R 19,9-18 en Si 48,7 et 2 R 2,1-18 en Si 48,9.12), sur la relecture de la prophétie du retour eschatologique d’Élie (Ml 3,23-24 en Si 48,10-11) et sur la croyance nouvelle qui établit un lien entre Élie et la résurrection des morts (Si 48,11). 2.4.1 Si 48,7 et 1 R 19,9-18 Si 48,7 résume le contenu de la rencontre de Dieu et d’Élie à l’Horeb en une phrase : « Toi qui fis entendre [G : entendis] des reproches [G : un reproche] et des décrets de vengeance. »

Selon le grec, Élie « entendit un reproche et des décrets de vengeance ». Le « reproche » fait référence à la double question de Dieu, « que fais-tu là, Élie ? » (1 R 19,9.13), et « les décrets de vengeance » à l’annonce des châtiments futurs que Jéhu et Élisée auront à exécuter (versets 16-18). Selon l’hébreu, Élie « fait entendre des reproches et des décrets de vengeance ». Le verbe ‫השמיע‬, au hiphil, a un sens causatif et les deux formules au pluriel sont quasi synonymes. Ici, il ne s’agit pas de ce qu’a entendu Élie mais de ce qu’il a transmis ensuite (v. 16-18). L’hébreu écarte toute forme d’imperfection du prophète : ce n’est pas lui qui fait l’objet des reproches divins mais il les adresse à d’autres165. 164 P.C. BEENTJES, “In Search of Parallels: Ben Sira and the Book of Kings”, IntertextualStudiesinBenSiraandTobit (ed. J. CORLEY) (Washington 2005), 126. L’inclusion entre Si 47,23-24 et 48,15 confirme cette fonction dans le livre de Ben Sira. 165 Cf. E. PUECH, « Él ie et Él isée dans l ’él oge des Pèr es : Sir a 48,1-14 dans le manuscrit B et les parallèles », RQ 110 (2017), 210 n. 18 : « la leçon ‫והשמיע‬ de HB a changé le sens originel du verset en faisant d’Élie l’auteur et le transmetteur des menaces au lieu du récepteur ‫ השומע‬qu’il était originellement, et lui donne un beau rôle. »

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PREMIÈRE PARTIE

Si 48,8 précède le verset 7 en hébreu et lui est étroitement relié tandis qu’il le suit en grec et décrit une autre action. L’hébreu dit : « toi qui oignis celui qui accomplit les rétributions et un prophète, un suppléant après toi »166, attribuant à Élisée la responsabilité d’avoir effectivement exécuté les décrets de vengeance. C’est par lui en effet que toute la descendance d’Achab fut anéantie (2 R 10,1-11). Les deux différences avec le grec – la position du verset 8 avant le verset 7 et le verbe ‫ שמע‬au hiphil – ont une cohérence entre elles : Élie fit entendre des reproches et des décrets de vengeance par l’intermédiaire d’Élisée déjà établi comme prophète pour lui succéder167. Le grec attribue à Élie le mérite d’avoir oint « des rois » et « des prophètes », au pluriel, tandis que l’hébreu ne parle pas de l’onction de rois et seulement d’un prophète. Siracide hébreu renforce la cohérence avec les livres des Rois. Hormis ces différences, la Vorlage du grec correspond au texte hébreu : le mot ἔλεγμός signifie « reproche, blâme, réprimande » (Cf. Lv 19,17 ; Si 48,7 ; Ps 37,14 G). Le verbe ἐλέγχω de même racine traduit le plus souvent ‫ יכח‬168, d’où provient le mot ‫ תוכחות‬de Si 48,7169. Nous avons montré que Si 48,7 Gr est plus proche de la tradition grecque de 1 R 19,9-18, comme audition par Élie d’un message qui le relance dans sa mission, que de la tradition hébraïque centrée sur l’expérience mystique unique du prophète. La « voix d’un fin silence » est ce qu’Élie perçoit à l’Horeb en M (v. 13) tandis qu’en G elle n’est que l’annonce du message plus développé qui sera délivré le lendemain (v. 15-18). Si 48,7 Heb ne présente pas la théophanie comme audition puisqu’il n’est pas question ici d’Élie qui entendit mais qui fit entendre. Elle est ainsi davantage en consonance avec le texte massorétique d’1 R 19,918. 166 Cf. M. GILBERT, « Les relectures de la geste d’Élie dans l’Ancien et le Nouveau Testaments », MScRel 71 (2014), 21 : « L’onction qu’Élie devait donner à Élisée n’est mentionnée comme un fait accompli dans aucun des textes bibliques, sauf ici. » 167 En ce sens, la qualification d’« ordre maladroitement inversé en HB » d’E. Puech (RQ 110 (2017), 210) nous paraît inadaptée : chaque version à sa propre cohérence. La tentative d’atteinte de la version originale montre ici ses limites. 168 J. LUST – E. EYNIKEL – K. HAUSPIE,AGreek-EnglishLexiconoftheSeptuagint (Stuttgart 2003) I, 144. 169 I. LÉVI, L’EcclésiastiqueoulasagessedeJésus,filsdeSira. I (BEHE 10/1 ; Paris 1897), 136.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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2.4.2 Si 48,9.12 et 2 R 2,1-18 La disparition mystérieuse d’Élie est évoquée à deux reprises dans l’éloge du Siracide, formant une inclusion et isolant en un petit ensemble les versets 9–12, qui traitent de la mission post-mortem d’Élie. « 9 Toi qui fus emporté vers le haut [G : par un tourbillon de feu], et par des troupes de feu [G : par un char aux chevaux de feu]. » « 12 Élie, qui fut enveloppé dans un tourbillon170. »

Un tableau comparatif avec le récit du livre des Rois met en valeur les emprunts et les variantes : Si 48,9.12

2 R 2,11

ὁ ἀναλημφθεὶς – ‫הנלקח‬ καὶ ἰδοὺ ἅρμα πυρὸς ἐν λαίλαπι πυρὸς – ‫מעלה בסערה‬ καὶ ἵπποι πυρὸς […] ἐν ἅρματι ἵππων πυρίνων (‫[בגדודי א‬.....]) καὶ ἀνελήμφθη Ηλιου – ‫ַיַּעל‬ ἐν συσσεισμῷ (‫)בּ ְסּ ָע ָרה‬ ַ ὡς εἰς τὸν 12 ἐν λαίλαπι ἐσκεπάσθη οὐρανόν (‫)ה ָשּׁ ָמיִם‬ ַ 9

Au même verbe ἀναλαμβάνω correspond dans l’hébreu le verbe ‫לקח‬ en Si 48,9 et ‫ עלה‬en 2 R 2,11. Mais la racine ‫ לקח‬est utilisée ailleurs pour désigner l’ascension d’Élie (2 R 2,3.5.9.10). Elle est à la forme niphal en 2 R 2,9, comme en Si 48,9 Heb. Le verbe σκεπάζω en Si 48,12 (cacher) est en harmonie avec la représentation de la scène dans la Septante du livre des Rois plus qu’à celle du texte massorétique, qui met davantage en valeur l’aspect merveilleux de l’évènement. Aux versets 9 et 12, le Siracide grec préfère λαῖλαψ, qui évoque le tourbillon, la tempête (cf. Jr 25,32 ; Sg 5,14.23), à συσσεισμός. Il traduit probablement le texte hébreu de son grand-père sans regarder la Septante du livre des Rois. « Les troupes de feu ([.....]‫» )גדודי א‬, « un char aux chevaux de feu (ἅρμα ἵππων πυρίνων) » en Si 48,9 ont remplacé « les chars de feu et les chevaux de feu » de 2 R 2,11. 2 R 2,11 M a ‫ה ָשּׁ ָמיִ ם‬, ַ 2 R 2,11 G ὡς εἰς τὸν οὐρανόν, Si 48,9 Heb ‫( מעלה‬vers la hauteur) et Si 48,9 Gr rien. Si 48,9 Gr a en plus « de feu » pour qualifier la tempête qui enlève Élie, ce que n’ont ni Si 48,9 Heb, ni 2 R 2,11 M et G. 170

Il n’y a pas de version hébraïque de Si 48,12a.

160

PREMIÈRE PARTIE

2.4.3 Si 48,10-11 et Ml 3,23-24 ; 2 Ch 21,12-15 Les versets 10 et 11 décrivent la mission d’Élie après sa disparition. Ils utilisent des traditions bibliques antérieures, ajoutent une allusion à Is 49,6 (v. 10) et lui attribuent un rôle d’agent de résurrection (v. 11) : « 10 Toi qui as été écrit, établi pour le temps [G : dans les reproches pour les temps] pour faire cesser la colère avant […] [G : apaiser la colère avant la fureur] ramener le cœur des pères vers les fils [G : du père vers le fils] et rétablir les tr[ibus d’Isra]el [G : de Jacob] 11 Heureux celui qui te voit, puis meurt […] [G : Heureux ceux qui t’ont vu et qui furent ornés d’amour, car nous aussi nous vivrons] »

2.4.3.1 Si 48,10 et Ml 3 2.4.3.1.1 « Toiquiasétéécrit » ὁ καταγραφεὶς est la traduction exacte de ‫ הכתוב‬: l’article est suivi d’un participe passif. La Vulgate correspond exactement à l’hébreu et au grec : « qui inscriptus es ». Comment définir au mieux le sens de ce participe passif ? Dans la Bible hébraïque, l’expression ‫ ַה ָכּתוּב‬figure huit fois. Suivie de la préposition ‫ ְבּ‬et de ‫( ֵס ֶפר‬livre), elle se réfère au contenu imprimé à l’intérieur (Jos 1,8 ; 8,34 ; 23,6 ; Jr 25,13)171. Une référence à l’Écriture est formulée dans un sens proche en Ne 8,14 (« ils trouvèrent écrit – ‫ ; ָכּתוּב‬γεγραμμένον – dans la loi ») et au verset suivant : « comme il est écrit (‫ – ַכּ ָכּתוּב‬κατὰ τὸ γεγραμμένον) » (cf. aussi Ne 13,1). Elle suppose que pour Ben Sira un corpus scripturaire édité existait, auquel il se référait par mode de citation et qu’il introduirait formellement ainsi172. De fait, les versets qui suivent sont effectivement inspirés de Ml 3,23-24. Une autre mention envisage un recensement dans un registre d’état civil qui garde la mémoire des personnes : 171 Le même sens est produit avec la préposition ‫ ַעל‬en 2 R 22,13 ; 2 Ch 34,21 ; et avec la formule ‫תוֹרת יְ הוָ ה‬ ַ ‫ ְבּ‬en 1 Ch 16,40. 172 J.-L. SKA, « L’éloge des Pères dans le Siracide (Si 44-50) et le canon de l’Ancien Testament », TreasuresofWisdom:StudiesinBenSiraandtheBookofWisdom (ed. M. GILBERT) (Leuven 1999), 186-193. De cette manière, en Mc 9,13, Jésus dit de Jean-Baptiste, pour le définir en relation avec Élie : « comme il est écrit à son sujet (καθὼς γέγραπται ἐπ᾽ αὐτόν) », et en Mt 11,10 // Lc 7,27 : « c’est lui, dont il est écrit (οὗτός ἐστιν περὶ οὗ γέγραπται) ».

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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« Le reste laissé à Sion, ce qui survit à Jérusalem, sera appelé saint, tout ce qui est inscrit pour la vie à Jérusalem (ִ‫ירוּשׁ ָלם‬ ָ ‫ל־ה ָכּתוּב ַל ַחיִּ ים ִבּ‬ ַ ‫)כּ‬ ָ » (Is 4,3).

Nous avons relevé dans les manuscrits de la mer Morte deux exemples de cet usage d’‫ הכתוב‬en mesure d’éclairer notre texte. – En 3QXII 10-12 (Rouleau de cuivre)173 : « Dans la galerie du Rocher Lisse au nord de Kohlit, qui s’ouvre vers le nord et qui a des tombeaux à son entrée, un exemplaire de ce document-ci (‫)משנא הכתב הזא‬, avec l’explication, les mesures et l’inventaire détaillé174. »

Cette expression ‫ משנא הכתב‬signifie un « double, plus détaillé que l’original ». « C’est d’ailleurs également le cas du mishneh, Deutéronome, par rapport aux autres livres du Pentateuque et de la Mishna par rapport à la Bible entière175. » – En 11Q13 II 18-19.23 (Melchisédek)176 : 11Q13 II met en scène Melchisédek lors du dernier jubilé, « aux derniers jours (v. 4 : ‫» )לאחרית הימים‬. Gardant avec lui des « maîtres cachés et tenus secrets ([‫ » )מוריהמה החבאו וסתר]ו‬et « il les fera revenir (v. 6 : ‫» )ישיבמה‬. Ce sera alors « le jour final des Expiations », « le temps de l’année de grâce de Melchisédek et de ses armées […], de l’administration de la justice, comme il est écrit à son sujet dans les chants de David : “Dieu se tient dans l’assemblée de Dieu, au milieu des dieux, il juge” (‫)כאשר כתוב עליו בשירי דויד אשר אמר‬. Et à son sujet il dit “aux montagnes : retourne ! (‫ )למרום שובה‬Dieu va juger les nations” » (11Q13 II 9-11). « Ce sera le jour de [paix] dont [Dieu] a parlé [par l’entremise d’Isa]ïe le prophète, qui a dit : [Qu’]ils sont beaux sur les montagnes les pieds du messa[ger qui] proclame la paix, qui an[nonce de bonnes nouvelles, quiproclamelesalu]t,quiditàSion :‘TonDieu[règne]’. Son explication (‫ )פשרו‬: Lesmontagnes [est ce dont il a dit : Jeles]amènerai[àmamontagne sainte, car ma maison de] pri[ère sera appelée maison de prière pourtous[lespeuples]. Lemessager, c’est l’oint de l’Esprit dont Dan[iel] a dit : [Jusqu’àunchefoint,septsemaines. Et celuiquiannoncede]bonnes nouvelles,quiprocla[melesalut], c’est celui au sujet de qui l’Écriture dit : (‫ )הואה הכתוב עליו אשר‬: 173 Daté entre 30 av. J.-C. et 20 après. Cf. M. BAILLET – J.T. MILIK – R. DE VAUX (ed.), Les‘petitesgrottes’deQumrân (DJD 3 ; Oxford 1962), 217. 174 ID., Idem., 298. 175 ID., Idem., 252. 176 Daté entre 75 et 50 avant J.-C. cf. F. GARCÍA MARTÍNEZ – E.J.C. TIGCHELAAR – A. VAN DER WOULDE (ed.), Qumran Cave 11. II (11Q2-18, 11 Q20-31) (DJD 23 ; Oxford 1998), 223.

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PREMIÈRE PARTIE

[ ] pour réconfor[tertouslesendeuillés] en les instruisant sur tous les âges du m[onde] [ ]177 [ ] les commandements divins ainsi qu’il est écrit sur lui (‫ )במשפט]י[ אל כאשר כתוב עליו‬: QuiditàSion‘Tondieurègne’ » (11Q13 II 15-23)178.

Le contexte est remarquablement proche des traditions sur Élie : Melchisédek est représenté au ciel, avec d’autres personnages désignés « maîtres (‫ » )מוריהמה‬à la ligne 6 et « montagnes (‫ » )מרום‬à la ligne 11179. Aux derniers jours, jour du jugement de Dieu, il les fait revenir sur terre (le même verbe ‫ שוב‬est appliqué aux maîtres ligne 6 et aux montagnes ligne 11. Cf. Ml 3,24)180. Trois expressions proches en 11Q13 II éclairent Si 48,10 : aux lignes 9-10, ‫כאשר כתוב עליו‬, est suivi d’une citation du Ps 82,1 ; à la ligne 19, ‫הואה הכתוב עליו אשר‬, est suivi d’une citation d’Is 61,2 ; à la ligne 23, ‫כאשר כתוב עליו‬, suivi d’une citation biblique lacunaire. Notre formule ‫ הכתוב‬est présente, distinguée de ‫כתוב‬. Elle introduit une citation scripturaire s’appliquant à un personnage céleste, eschatologique. Nous l’avons traduite « l’Écriture », pour rendre le participe passif substantivé181. Cependant, dans les références bibliques, le participe passif est suivi de la préposition ‫ ְבּ‬ou ‫ ; ַעל‬en 3QXII, il s’agit d’un objet écrit ; et dans les trois cas de 11Q13, le participe passif est suivi de la préposition avec un pronom personnel à la 3e personne du singulier (‫)עליו‬, qui appliquent clairement la citation scripturaire à (‫ )על‬la personne concernée. Si la fonction introductive d’‫ הכתוב‬est bien présente en Si 48,10, puisque le participe est suivi d’une référence scripturaire, ce sens n’épuise pas sa signification. 177

Nous omettons les lignes 21-22 très fragmentaires Traduction personnelle, à partir de DJD 23 (cf. note précédente), 224-233. 179 L’association des deux viendrait-elle de la proximité acoustique et graphique entre ‫ מוריהמה‬et ‫? מרום‬ 180 F. GARCIA MARTINEZ, “The Messianic Hopes in Qumrân Writings”, ThePeopleof theDeadSeaScrolls:TheirWritings,BeliefsandPractices (ed. F. GARCÍA MARTÍNEZ – J.C. TREBOLLE BARRERA) (Leiden 1995), 159-189 et A.P. JASSEN, MediatingtheDivine (STDJ 68 ; Leiden 2007), 177- 196 (“The eschatological Prophet of Consolation”) considèrent qu’Élie est effectivement visé à travers ces envoyés de Melchisédek qui reviennent sur terre au jour du jugement eschatologique. 181 C’est un cas supplémentaire où le vocabulaire du Siracide a déjà son sens rabbinique. Dans la littérature rabbinique, ‫ ָכּתוּב‬est très fréquemment employé. Le substantif désigne le passage d’un texte biblique en général et spécialement parfois la troisième partie, « les écrits, ‫ » ְכּתוּבים‬: M. JASTROW, DictionaryoftheTargumim,TalmudBavli, TalmudYerushalmiandMidrashicLiterature (Philadelphia 1903), 680. 178

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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D’une part le Siracide ne fait jamais de citation formellement énoncée comme Écriture182. D’autre part, à l’inverse de tous les exemples précédents, aucune préposition, ni complément ne suit le verbe en Si 48,10. Il ne se réfère pas à un objet qui sert de support à l’écriture mais à la personne d’Élie. Il est au contraire suivi par un autre participe passif (niphal), ‫נכון‬, qui met ‫ הכתוב‬sur le même plan de passif divin : « toi qui as été écrit, établi ». Ce sens substantivé d’« Écriture » appliqué directement à la personne d’Élie est-il vraisemblable dans la culture du livre de Ben Sira ? En un autre endroit du Siracide, des « logia » existent en Dieu, prêts à être envoyés en Sion : « Remplis Sion du récit de tes exploits (ἀρεταλογίας – ‫)הוֹדָך‬ ֶ et ton temple de ta gloire » (Si 36,13) ; « éveille les prophéties prononcées en ton nom (ἔγειρον προφητείας τὰς ἐπ᾽ ὀνόματί σου – ‫( » )וְ ָה ֵקם ָחזוֹן ָדּ ֻבר ִבּ ְשׁ ֶ ֽמָך‬36,14). Une telle personnification des paroles scripturaires apparaît encore dans l’évangile selon Jean : « Vous scrutez les Écritures (ἐραυνᾶτε τὰς γραφάς), parce que vous pensez avoir en elles la vie éternelle, et ce sont elles qui me rendent témoignage […]. Ne pensez pas que je vous accuserai auprès du Père (ὅτι ἐγὼ κατηγορήσω ὑμῶν). Votre accusateur, c’est Moïse (ὁ κατηγορῶν ὑμῶν Μωϋσῆς), en qui vous avez mis votre espoir. Car si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car c’est de moi qu’il a écrit (περὶ γὰρ ἐμοῦ ἐκεῖνος ἔγραψεν). Mais si vous ne croyez pas à ses écrits, comment croirez-vous à mes paroles (εἰ δὲ τοῖς ἐκείνου γράμμασιν οὐ πιστεύετε) ? » (Jn 5,39.4547).

Les Écritures témoignent, Moïse à travers ses écrits sera une accusation pour les interlocuteurs incrédules de Jésus, de même qu’Élie sera un reproche quand les temps seront venus à travers les récits sur lui qui demeurent183. En ce sens, les récits sur Élie subsistent et les faits et gestes du prophète restent un reproche vivant pour les générations suivantes de lecteurs. Grâce à ce texte, le nom d’Élie, comme celui de tous les pères dont le Siracide fait l’éloge, « est vivant pour des générations », « leurs bonnes actions ne sont pas oubliées » (Si 44,8-10)184. 182 J. LÉVÊQUE, « Le portrait d’Élie dans l’éloge des Pères (Si 48,1-11) », 223. Pour l’auteur, Si 48,10 serait le seul cas. 183 Les deux racines utilisées ne sont pas les mêmes : ἐλέγχω en Si 48,10 et κατηγορέω en Jn 5,45 (deux fois). Le lien n’est pas littéral, mais le sens est cependant proche. 184 Le sens de Lc 10,20 est proche : « vos noms sont inscrits dans les cieux (τὰ ὀνόματα ὑμῶν ἐγγέγραπται ἐν τοῖς οὐρανοῖς). »

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PREMIÈRE PARTIE

Nous avons vu que pour la tradition juive ancienne, la lettre d’Élie au roi Joram en 2 Ch 21,12-15 reçue sept ans après sa disparition est la conséquence de ce qu’il n’a pas connu la mort. La subsistance d’Élie dans le temps est la cause de la permanence du texte écrit de la lettre capable d’atteindre un lecteur postérieur. Or le contenu de cette lettre post-mortem d’Élie a bien des affinités avec sa mission eschatologique selon Si 48,10 : elle reproche à Joram de n’avoir pas « suivi la conduite de Josaphat [son] père, ni celle d’Asa », d’avoir assassiné ses frères et sa famille et lui annonce en conséquence : « Dieu va frapper d’un grand désastre ton peuple et tes fils, tes femmes et tous tes biens ». Élie, dans son existence continuée par cette lettre, montre au roi de Juda que son cœur s’est détourné de son père en ne suivant pas sa conduite. Son cœur s’est aussi détourné de ses fils qui subiront par sa faute les effets de la colère de Dieu185. Mais la menace même que représente cette lettre d’Élie a pour but de susciter en Joram le repentir, d’« apaiser la colère avant qu’elle n’éclate ». Cette interprétation du ‫ הכתוב‬pourrait expliquer la version grecque du Siracide, qui crée un parallèle entre le verset 10 (ἐν ἐλεγμοῖς) et le verset 7 (ἐλεγμόν) et passe le verbe de l’hiphil à l’actif : c’est dans les « reproches » qu’Élie a entendus au Sinaï qu’il a été « mis par écrit » pour les « temps ». Ce faisant, Si 48 Gr interprète la rencontre de Dieu à l’Horeb comme le moment où furent révélées à Élie non seulement sa mission prochaine pour l’exercice du jugement de Dieu sur Israël, à travers l’onction des deux rois et d’Élisée, mais aussi sa mission eschatologique en préparation du jugement ultime de Dieu. Un nouveau parallèle entre Moïse et Élie est ainsi établi : au lieu où Moïse reçut la loi et descendit avec « les deux tables du témoignage écrites (‫ – ֻלחֹת ְכּ ֻת ִבים‬πλάκες λίθιναι καταγεγραμμέναι) des deux côtés » (Ex 32,15), Élie est devenu lui-même en sa personne le document écrit (‫ – הכתוב‬ὁ καταγραφεὶς)186. Le témoignage de Dieu était donné, en Moïse, à travers un texte de loi écrit. En Élie, il est donné à travers deux paroles : le récit de sa vie passée (1 R 17 – 2 R 2) et 185 Cf. B.J. KOET, “Elijah as Reconciler of Father and Son. From 1 Kings 16:34 and Malachi 3:22-24 to Ben Sira 48:10 and Luke 1:13-17”, 177: “The prophet Elijah announces in a letter to King Jehoram of Judah, who has already killed his own brothers according to 2 Chr 21:4, that the Lord will strike his people and their king with a great plague because of their and his sins”. 186 Le participe passif qal de ‫ כתב‬et le participe passif de καταγράφω établissent une solide corrélation entre Ex 32,15 et Si 48,10.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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l’annonce de sa présence à venir (Ml 3,23-24). Le livre contient la présence de celui dont il parle, comme le ciel retient Élie jusqu’aux temps marqués187. 2.4.3.1.2 « Danslesreprochespourlestemps/établipourletemps » L’hébreu et le grec ont ensuite deux mots sans rapport entre eux : ‫ נכון‬et ἐν ἐλεγμοῖς. ‫ נכון‬est le participe niphal de ‫ כון‬qui signifie « établi, décidé, destiné », tandis que ἐν ἐλεγμοῖς est formé de la préposition ἐν suivie du nom ἐλεγμός, déjà rencontré au verset 7, au datif pluriel, et traduit par « reproche »188. Le grec suppose ‫ בתוכחות‬comme Vorlage189, irréductible à l’hébreu. Cette expression est suivie d’une locution temporelle : ‫ לעת‬au singulier, ou εἰς καιροὺς, au pluriel. Cette fois, les deux formes sont très proches et il n’est pas nécessaire de postuler une Vorlage différente. La traduction littérale de Jean Lévêque – « toi dont il est écrit dans les reproches pour les temps »190– a l’avantage de ne pas voiler le lien que le mot ἐλεγμός établit entre les versets 7 et 10. La formule du Siracide « pour le[s] temps » correspond au « Jour du Seigneur » de Malachie 3,23. 1 Th 5,1-2 rend manifeste la correspondance : « Quant aux temps et aux moments (Περὶ δὲ τῶν χρόνων καὶ τῶν καιρῶν), frères, vous n’avez pas besoin qu’on vous en écrive. Vous-mêmes le savez 187 Pour Jean-Pierre Sonnet, une telle conception sophistiquée du livre est déjà celle des rédacteurs post-exiliques du Pentateuque : « Le Livre lui-même accomplit un parcours géographique dans le Pentateuque. Il naît au désert, passe le Jourdain et entre en terre promise. La frontière géographique du Jourdain, que Moïse ne traverse pas, mais que son livre, lui, traverse, est aussi une frontière épistémologique : l’accès aux paroles fondatrices se fera par la suite à travers l’ouverture du livre. Dans l’économie mosaïque, la propagation de la vie dans l’espace et le temps se fait grâce aux paroles du livre » : O.T. VENARD, « “Dans toutes les écritures ce qui le concernait” (Lc 24,27) : une approche historico-christique du canon biblique. (Deuxième partie) », RB 115 (2008), 521-522, résumant et citant J.P. SONNET, « “Lorsque Moïse eut achevé d’écrire” (Dt 31,24) : Une “théorie narrative” de l’écriture dans le Pentateuque », RSR 90 (2002), 509-524. 188 L’édition critique de Ziegler comporte ἕτοιμος à la place, mais c’est une correction moderne du texte grec à partir de l’hébreu (Smend 1906), qui ne prend pas en compte la cohérence propre de la version grecque. Tous les grands codices ont ελεγμος. Cf. J. ZIEGLER, SapientiaIesuFiliiSirach (Septuaginta: Vetus Testamentum Graecum 12/2 ; Göttingen 1965), 351. 189 I. LÉVI, L’EcclésiastiqueoulasagessedeJésus,filsdeSira. I (BEHE 10/1 ; Paris 1897), 136. 190 Traduction d’après J. LÉVÊQUE, « Le portrait d’Élie dans l’éloge des Pères (Si 48,1-11) », 224.

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PREMIÈRE PARTIE

parfaitement : le Jour du Seigneur vient comme un voleur dans la nuit (ἡμέρα κυρίου … ἔρχεται)191. »

2.4.3.1.3 « Apaiserlacolèreavantlafureur » L’hébreu et le grec ne présentent pas de variante ici. La formule est très elliptique. Son sens est éclairé par un autre passage du même livre192 : « Il y a des vents qui ont été créés pour le châtiment (εἰς ἐκδίκησιν) et dans sa fureur (ἐν θυμῷ αὐτοῦ) il a fortifié leurs fléaux. Au temps de l’anéantissement, ils déversent leur violence et ils apaisent le déchaînement de leur créateur (τὸν θυμὸν τοῦ ποιήσαντος αὐτοὺς κοπάσουσιν) » (Si 39,28).

Les trois mots ἐν καιρῷ, θυμός et κοπάζω sont communs avec Si 48,10, et ἐκδίκησις est en 48,7 (« décrets de vengeance à l’Horeb – κρίματα ἐκδικήσεως »). L’enchaînement des idées est proche aussi : Dieu envoie un instrument (les vents d’un côté, Élie de l’autre) pour faire peser une première menace. Elle apaise sa colère, évite qu’il intervienne lui-même, en apportant déjà un châtiment aux pécheurs. Mais les vents étant créés par Dieu et Élie envoyé par lui, cet apaisement est en fait une modération volontaire de Dieu, un avertissement bienveillant. Si 48,10 ne reprend pas la terminologie de Ml 3,23-24 : les notions de jugement eschatologique et de conversion sont traduites en termes de colère et d’apaisement. Le lien entre les deux champs sémantiques, associés au symbole du feu, est fréquent dans l’Ancien Testament, notamment dans le livre des Douze : – So 1,18 nomme ce Jour « jour de la colère du Seigneur, du feu de sa jalousie (‫וּב ֵאשׁ ִקנְ ָאתוֹ‬ ְ ‫ – ְבּיוֹם ֶע ְב ַרת יְ הוָ ה‬ἐν ἡμέρᾳ ὀργῆς κυρίου καὶ ἐν πυρὶ ζήλους αὐτου) ». So 2,2 invite au repentir en des termes proches de Ml 3, « avant que vienne sur vous l’ardeur de la colère du Seigneur, avant que vienne sur vous le jour de la colère du Seigneur (‫יכם יוֹם ַאף־יְ הוָ ה‬ ֶ ‫ – ֲחרוֹן ַאף־יְ הוָ ה ְבּ ֶט ֶרם לֹא־יָבוֹא ֲע ֵל‬ὀργὴν κυρίου πρὸ τοῦ ἐπελθεῖν ἐφ᾽ ὑμᾶς ἡμέραν θυμοῦ κυρίου) ». C’est ici que les mots sont les plus proches de Si 48,10 : la colère de Dieu désignée par ‫אף‬ relie les deux versets. En grec, les liens sont encore renforcés : là où Si 48,10 a ὀργὴν πρὸ θυμοῦ, So 2,2 a un même schéma de succession ὀργὴν κυρίου πρὸ […] ἡμέραν θυμοῦ κυρίου. 191 Et 1 Th 5,9 : « Car Dieu ne nous a pas établis pour la colère, mais pour la possession du salut par notre Seigneur Jésus Christ (ὅτι οὐκ ἔθετο ἡμᾶς ὁ θεὸς εἰς ὀργὴν ἀλλ᾽ εἰς περιποίησιν σωτηρίας διὰ τοῦ κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ Χριστοῦ). » Il est possible que la terminologie eschatologique d’1 Th 5 vienne de Si 48,10. 192 Le rapprochement est suggéré par J. LÉVÊQUE, « Le portrait d’Élie dans l’éloge des Pères (Si 48,1-11) », 224 n. 27. Mais l’auteur n’exploite pas l’ensemble des liens intertextuels.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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– Jl 2,1-3 a aussi un motif de Jour du Seigneur proche de Si 48,10 : « il vient, le Jour du Seigneur, il est proche […]. Devant lui le feu dévore (‫ – ְל ָפנָ יו ָא ְכ ָלה ֵאשׁ‬ἔμπροσθεν αὐτοῦ πῦρ) ». Ici, le feu joue le rôle de précurseur du Jour du Seigneur, comme en Ml 3,19 (« le Jour vient, brûlant comme un four »). En Si 48,1, Élie lui-même est un feu et ses paroles brûlent (‫ – כאש ודבריו כתנור בוער‬ὡς πῦρ καὶ ὁ λόγος αὐτοῦ ὡς λαμπὰς ἐκαίετο)193. Sans dépendre très littéralement de Ml 3,23-24, la formule « apaiser la colère avant la fureur » de Si 48,10 reprend le thème du Jour du Seigneur, jour eschatologique du jugement, et évoque le rôle précurseur d’Élie à travers des symboles communs. Le texte syriaque affaiblit la beauté poétique du texte mais élucide sa signification en omettant la référence à la colère divine et en la remplaçant par la formule : « avant que ne vienne le Jour du Seigneur »194. Il est vraisemblable aussi que Nb 25,11 oriente la relecture de Ml 3,23-24 par Ben Sira : « Pinhas, fils d’Éléazar, fils d’Aaron, le prêtre, a détourné ma colère (‫ֵה ִשׁיב‬ ‫ת־ח ָמ ִתי‬ ֲ ‫ – ֶא‬κατέπαυσεν τὸν θυμόν μου ἀπὸ υἱῶν Ισραηλ) des fils d’Israël, parce qu’il a été zélé de mon zèle au milieu d’eux ; c’est pourquoi je n’ai pas, dans ma jalousie, exterminé (‫א־כ ִלּ ִיתי‬ ִ ֹ ‫ – ל‬οὐκ ἐξανήλωσα) les Israélites » (Nb 25,11).

Pinhas, comme Élie, détournent, apaisent la fureur divine en exerçant une colère limitée par anticipation195. Ben Sira, en décrivant le Jour du Seigneur en ces termes de colère et de fureur ne dépend pas uniquement de Ml 3,23-24 mais lit ces versets en lien avec Ml 2,4-6, qui sont eux-mêmes une reprise de Nb 25,11-13. Grâce à eux la condamnation générale et l’anathème sont évités, seuls quelques impies meurent, mais le peuple dans son entier est sauvé. Le rôle d’Élie dans le livre des Rois était finalement déjà celui-là : en proclamant une sécheresse sur le pays adonné au culte de Baal, en tuant les prophètes de Baal, il appliquait un châtiment qui sauva le plus grand nombre.

193 Voir encore Ps 21,9-10 ; 79,5-6 ; Is 66,15-16.24 ; Jr 7,20 ; Ez 22,1-31 ; 36,5-7 ; Os 8,5.13-14. 194 W. VAN PEURSEN, « Que vive celui qui fait vivre : le texte syriaque du Siracide 48,10-12 », 289. 195 Cf. A.H. MCNEIL, TheBookofNumbers (Cambridge 1911), 144: “His [Pinehas] jealousy was so deep and real that it adequately expressed the jealousy of Jehovah, rendering it unnecessary for Jehovah to express it further by consuming Israel”, cité par H. DHARAMRAJ, AProphetlikeMoses?(Durham 2006), 64.

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PREMIÈRE PARTIE

2.4.3.1.4 « Ramenerlecœurdes(du)père(s)versle(s)fils » Si 48,10 Heb s’exprime au pluriel (‫ )לב אבות על בנים‬tandis que le Grec est au singulier (καρδίαν πατρὸς πρὸς υἱὸν). Cette différence en Siracide correspond à celle déjà observée entre M et G de Ml 3,24 (‫ל־בּנִ ים‬ ָ ‫ב־אבוֹת ַע‬ ָ ‫ – ֵל‬καρδίαν πατρὸς πρὸς υἱὸν). La reprise est implicite mais littérale. Si le verbe qui précède cette formule est identique en hébreu (‫)ה ִשׁיב – השיב‬, ֵ il diffère en grec. Ml 3,24 G a ἀποκαταστήσει tandis que Si 48,10 Gr a ἐπιστρέψαι, qui est une traduction plus littérale de l’hébreu. Si 48,10 ne retient que la première partie de la formule, des pères vers les fils, sans ajouter aucune réciproque comme le font Ml 3,24 G et M. Le Syriaque ne l’a pas dans le sens des pères vers les fils mais uniquement à l’inverse : « les fils vers les pères. » La portée de cette expression a déjà été étudiée en Malachie. En Siracide, un parallèle important est à ajouter, précédant de peu notre texte, dans la section consacrée à Salomon : « Tu as fait une tache à ta gloire, tu as profané ta race, au point de faire venir la colère contre tes enfants et d’être affligé pour ta folie (ἐπαγαγεῖν ἐπὶ τὰ τέκνα σου καὶ κατανυγῆναι ἐπὶ τῇ ἀφροσύνῃ σου) » (Si 47,20)196.

Ce sont les enfants de Salomon qui portent le châtiment de ses fautes, exprimé en termes de « colère (ὀργή) », comme en Si 48,10. La conversion du cœur des pères vers les fils réalisée grâce à l’intervention d’Élie « apaisera la colère », empêchera que le poids de leurs fautes pèse sur leurs fils. 2.4.3.1.5 Si48,10etIs49,6 Le Siracide ajoute à la mission eschatologique d’Élie décrite en Ml 3,23-24 un élément nouveau : « rétablir les tribus de Jacob (καταστῆσαι φυλὰς Ιακωβ) » (Gr). Le manuscrit B est lacunaire ici : ‫[ל‬......]‫ולהכין ש‬. L’hypothèse la plus vraisemblable consiste à compléter ainsi le vacat : ‫ש]בטי ישרא[ל‬. Au lieu de « tribus de Jacob », l’Hébreu aurait donc « tribus d’Israël »197. 196

M. GILBERT, « Les relectures de la geste d’Élie dans l’Ancien et le Nouveau Testaments », MScRel 71 (2014), 22. 197 La version syriaque porte à la place la leçon : « et pour apporter de bonnes nouvelles aux tribus de Jacob. » « L’explication la plus pertinente serait que le deuxième ou troisième traducteur du Siracide était un chrétien, qui aurait compris la référence à Élie dans la perspective de la chrétienté primitive, où le Élie de Ml 3,23 est assimilé à Jean-Baptiste. En parlant d’“évangélisation”, le traducteur syriaque a

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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Si 48,10 a des caractéristiques communes avec l’exégèse rabbinique198 : le verset croise plusieurs références bibliques et applique Ml 3,24 à la situation historique présente, sur le modèle du pesher qumrânien199. Détaillons la portée de ce texte selon ces deux aspects. Le « rétablissement des tribus de Jacob-Israël » inclut une référence à 1 R 18,31 et Is 49,6 : – Dans le premier livre des Rois, Élie créa un autel sur le mont Carmel avec « douze pierres, selon le nombre des tribus des fils de Jacob (‫)שׁ ְב ֵטי ְבנֵ י־יַ ֲעקֹב‬ ִ [des tribus d’Israël (φυλῶν τοῦ Ισραηλ)]200, à qui Dieu s’était adressé en disant : “Ton nom sera Israël” » (1 R 18,31). Il avait alors symboliquement réalisé « la reconstruction avec douze pierres d’une nouvelle fondation de la communauté d’adorateurs de YHWH »201. Tandis qu’Élie était un prophète du royaume du Nord, avec cet autel comprenant une pierre pour chacune des douze tribus, « il affirme que le choix n’a de sens que s’il concerne l’ensemble du peuple, les douze tribus, et non pas seulement les dix, dont les représentants se tiennent devant lui »202. Dans la construction d’un autel, au Carmel, Élie avait déjà d’une certaine manière, « rétabli les tribus d’Israël-Jacob » (Si 48,10). – La formule qu’ajoute Si 48,10 à la mission eschatologique d’Élie dépend d’une expression du troisième chant du Serviteur d’Isaïe, à qui Dieu déclare : rendu la référence à Jean-Baptiste explicite » : W. VAN PEURSEN, « Que vive celui qui fait vivre : le texte syriaque du Siracide 48,10-12 », 292. 198 Cf. T.R. LEE, StudiesintheFormofSirach44-50(SBL.DS 75 ; Berkeley 1986), 48-53: “Sirach 44-50 and Pre-Rabbinic Midrash”. 199 Le pesher est “a type of biblical interpretation found in the Qumrân scrolls in which selected biblical texts are applied to the contemporary sectarian setting by means of various literary devices […]. The basic structure of pesharim: citation of a biblical text (the lemma); an introductory formula typically using the word pesher; and an application of the text to a contemporary reality outside of its original context”: S.L. BERRIN, “Pesharim”, Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls. II (ed. L.H. SCHIFFMAN – J.C. VANDERKAM) (Oxford 2000), 644. Il manque en Si 48,10 la formule introductive typique pour correspondre complètement au genre pesher. Voir aussi A.P. JASSEN, MediatingtheDivine(STDJ 68 ; Leiden 2007), 347-353: “Pesher, Prophecy and Revelation”. 200 En 1 R 18,31, G lit : « tribus d’Israël » et M : « tribus des fils de Jacob ». Il y a une variation entre le nom « Israël » et « Jacob » comme en Si 48,10 Heb/ Gr. cf. P. HUGO, Lesdeuxvisagesd’Élie (OBO 217 ; Fribourg 2006), 229. 201 A. SCHENKER, ÄltesteTextgeschichtederKönigsbücher(OBO 199 ; Fribourg 2004), 17: „Die Neuaufbau mit den zwölf Steinen eine Neubegründung der Verehrergemeinschaft JHWHs“. 202 A. NEHER, L’essenceduprophétisme (Paris 1955), 211.

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PREMIÈRE PARTIE

« C’est trop peu que tu sois pour moi un serviteur pour relever les tribus de Jacob (‫ת־שׁ ְב ֵטי יַ ֲעקֹב‬ ִ ‫ – ְל ָה ִקים ֶא‬τοῦ στῆσαι τὰς φυλὰς Ιακωβ) et ramener les survivants d’Israël (‫ – נְ ִצ ֵירי יִ ְשׂ ָר ֵאל ְל ָה ִשׁיב‬τὴν διασπορὰν τοῦ Ισραηλ ἐπιστρέψαι). Je fais de toi la lumière des nations pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre » (Is 49,6).

Ce faisant, le Siracide attribue à Élie la fonction de ce Serviteur du Seigneur. Enfin, sur le mode du pesher, le choix de cette expression « le rétablissement des tribus de Jacob » évoque le rassemblement de la diaspora203. Comme souvent dans la littérature rabbinique, un commencement de citation fait appel au contexte plus large pour comprendre sa pertinence. Le verbe ‫ שׁוב‬est en Ml 3,24 et en Is 49,6, dans le membre de phrase qui suit celui qui est cité en Si 48,10 : « ramener (‫)ה ִשׁיב‬ ָ les survivants d’Israël ». La Septante d’Is 49,6 interprétait déjà cette action du serviteur comme « le retour de la Diaspora d’Israël (τὴν διασπορὰν τοῦ Ισραηλ ἐπιστρέψαι204) ». Ben Sira de la sorte élargit la mission de « conversion » des relations à l’intérieur des familles au « retour » des dispersés d’Israël dans l’Empire hellénistique ou romain205, et à la reconstitution eschatologique de l’unité du peuple de Dieu. La comparaison de Si 48,10 et de Ml 3,23-24 montre une modification de la structure de la phrase dans la reprise : Si 48,10

Ml 3,23-24

1 – « G : Dans les reproches pour les temps / Heb : établi pour le temps 2 – apaiser la colère avant [G : la fureur] [Heb : …] 3 – ramener le cœur [G : du père vers le fils] [Heb : des pères vers les fils] 4 – « rétablir [G : les tribus de Jacob)] [Heb : les tr[ibus d’Isra]el] »

1’ – « Avant que ne vienne le Jour du Seigneur, jour grand et redoutable. » 3’ – « Il ramènera le coeur des pères vers les fils, » 4’ – « le cœur des fils vers leurs pères, » 2’ – « pour que je ne vienne pas frapper le pays d’anathème »

203 W.D. DAVIS – D.C. ALLISON, TheGospelaccordingtosaintMatthew II (ICC – Edingburgh 1991), 715. 204 ἐπιστρέψαι est aussi le verbe de Si 49,10 pour traduire ‫ שׁוב‬de Ml 3,24. 205 Cf. M. CASEY, AramaicSourcesofMark’sGospel (MSSNTS 102; Cambridge 1998), 125-126.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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L’expression « pour les temps » (1) du Siracide correspond au « le Jour du Seigneur » (1’) de Malachie ; et « apaiser la colère avant la fureur » (2) à « pour que je ne vienne pas frapper le pays d’anathème » (2’). La correspondance selon le sens entre 3, 3’ et 4, 4’ est claire. Ce qui ressort de la comparaison est le déplacement du dernier élément de Malachie sur l’anathème / la colère avant la formulation de la mission eschatologique d’Élie. Pancratius Beentjes a montré que ce procédé d’inversion était une véritable technique de composition, particulièrement en Ben Sira où il relève 9 cas206. Nous retrouverons en Rm 11,2-5 le même phénomène. Si le but de ce procédé semble être de frapper l’attention du lecteur/ auditeur en rompant avec la séquence habituelle, on peut rapprocher l’inversion de Si 48,10 avec la tendance du judaïsme tardif à éviter de finir le livre de Malachie par l’anathème. 2.4.3.2 Si 48,11 : Élie et la résurrection des morts Le second élément que Ben Sira ajoute à la mission eschatologique d’Élie décrite en Ml 3,23-24 est une béatitude, qui met en lien sa venue et la résurrection des morts. Si le livre de Malachie s’achève sur l’espérance que l’anathème ultime sur la terre entière sera évité grâce à l’intervention d’Élie, le climat reste cependant menaçant, l’incertitude continue de peser sur l’issue individuelle du jugement : qui sera compté parmi « ceux qui craignent le Nom de Dieu » et parmi « les arrogants et les malfaisants » (Ml 3,19-20) ? Si 48,10 restitue ce même climat en ajoutant à l’expression « apaiser la colère avant la fureur » : « bienheureux ceux qui te verront et ceux qui se sont endormis dans l’amour, car nous aussi nous serons vivants », supprimant tout effet de menace et d’incertitude. L’antinomie entre l’évocation de la colère avant la fureur et la célébration de la béatitude de la vie conclut l’éloge d’Élie par un puissant effet poétique. Ben Sira introduit ainsi une nouvelle croyance sur Élie, qu’il nous faut analyser en détail. Les variantes entre les différentes versions 206 Cf. P.C. BEENTJES, “Inverted Quotations in The Bible. A Neglected Stylistic Pattern”, Bib 63 (1982), 506-523 ; ID., “In Search of Parallels: Ben Sira and the Book of Kings”, IntertextualStudiesinBenSiraandTobit (ed. J. CORLEY) (Washington 2005), 118-131.

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PREMIÈRE PARTIE

sont nombreuses et la recherche de l’original hébreu est entravée par l’importante lacune du Manuscrit B. Ms B207

Grec I

‫ אשר ראך ומת‬μακάριοι οἱ ἰδόντες σε καὶ οἱ ἐν ἀγαπήσει κεκοσμημένοι

Syriaque (Peshitta)208

Vulgate

‫ אשרי ראך ומת‬Beati sunt qui te viderunt et in amicitia tua decorati sunt :

Grec II μακάριοι οἱ ἰδόντες σε καὶ οἱ ἐν ἀγαπήσει κεκοιμημένοι

‫[ה‬.......] ‫[ן‬.......] καὶ γὰρ ἡμεῖς ‫ ברם לא מאת אלא‬nam nos vita καὶ γὰρ ἡμεῖς [‫ ]כי תתן חיים ויחיה‬ζωῇ ζησόμεθα ‫ מחא נחא‬vivimus tantum ζωῇ ζησόμεθα post mortem autem non erit tale nomen nostrum Heureux celui qui te voit, puis meurt,

Heureux ceux Heureux celui qui t’ont vu et qui te voit et qui furent ornés meurt, d’amour,

[car tu rendras la car nous aussi vie et il revivra]. nous vivrons.

cependant il ne mourra pas, mais faisant vivre il fera vivre.

Heureux ceux qui te verront et qui ont été honorés de ton amitié car nous nous vivons seulement une vie ;

Heureux ceux qui t’ont vu et qui se sont endormis dans l’amour, car nous aussi nous vivrons.

mais après la mort, notre nom ne sera pas tel.

Les principaux manuscrits grecs se partagent en deux lectures : κεκοιμημένοι (endormis) et κεκοσμημένοι (ornés)209. Joseph Ziegler 207 Le texte hébraïque et sa traduction entre crochets est la reconstitution du texte lacunaire d’E. PUECH, “Ben Sira 48,11 et la résurrection”, OfScribesandScrolls (ed. J. STRUGNELL) (Lanham 1990), 81-90. 208 Texte en caractères hébraïques en I. LÉVI, L’Ecclésiastiqueoulasagesse deJésus,filsdeSira. I (BEHE 10/1 ; Paris 1897), 137 ; traduction française de W. VAN PEURSEN, « Que vive celui qui fait vivre : le texte syriaque du Siracide 48,10-12 », 287. 209 J. ZIEGLER, Sapientia Iesu Filii Sirach (Septuaginta: Vetus Testamentum Graecum 12/2 ; Göttingen 1965), 351.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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préfère κεκοιμημένοι, ainsi qu’Émile Puech, qui considère κεκοσμημένοι comme une erreur scribale. Nous avons retenu κεκοσμημένοι, avec Wido van Peursen, en renonçant à retrouver un original unique, en raison de l’insoluble complexité de l’histoire de la transmission du texte de Ben Sira210. Van Peursen recoupe les catégories GrI et GrII avec ces deux lectures. κεκοσμημένοι serait ainsi la lecture du groupe GrI et κεκοιμημένοι celle de GrII. En ce cas, la Vulgate a une lecture correspondant au GrI (« et in amicitia tua decorati sunt »). Du point de vue de la critique littéraire, c’est GrII qui a l’apparence d’une correction sur l’hébreu (‫)ומת‬, l’idée de la mort comme d’un endormissement étant courante211, et GrI celle de la lectiodifficilior et de la transmission indépendante. Van Peursen montre que l’erreur scribale ne suffit pas à expliquer GrI en citant 3 M 6,1, qui a une formule presqu’identique : le prêtre Éléazar est dit, à la fin de ses jours, être « orné (κεκοσμημένος) de toutes les vertus de la vie »212. Il est difficile de préférer l’une ou l’autre version ; chacune offre une leçon à conserver. Dans tous les cas, il s’agit de voir Élie et cette vue donnera la vie dans l’avenir. Entre la vie présente et cette vie future, Hebr, GrII et Syr font intervenir la mort, impliquant l’idée de résurrection. La béatitude concerne soit les contemporains d’Élie ; soit ceux qui le verront avant de mourir, soit ceux qui seront en vie quand Élie apparaîtra. • GrI et GrII déclarent heureux les contemporains d’Élie qui l’ont vu lors de son ministère historique (ἰδόντες, participe aoriste) soit parce qu’ils ont été rendus vertueux à son contact (GrI) soit parce qu’ils sont morts dans l’amour (GrII). Les lecteurs du Siracide (« nous aussi ») trouvent dans la méditation de ces faits du passé l’assurance qu’eux-mêmes puiseront à son contact actuel un surcroit de vie, dans la prière adressée à lui, toujours vivant. Dans la Vulgate, la vision d’Élie concerne non pas ses contemporains, le verbe est au futur, mais ceux qui le verront lors de son retour eschatologique. La mort 210 Il y a au moins deux familles de manuscrits hébraïques, deux de grecs. Certains auteurs émettent l’hypothèse que l’hébreu à un moment donné de la transmission aurait pu être recensé sur le grec. Cf. M. GILBERT, “The Book of Ben Sira: Implications for Jewish and Christian Traditions”, JewishCivilizationintheHellenistic-RomanPeriod (ed. S. TALMON) (Valley Forge 1991), 81-91. 211 Par ex. Ps 15,9-10 ; Lc 8,52 ; Jn 11,11.13 ; 1 Co 15,6. 212 W. VAN PEURSEN, « Que vive celui qui fait vivre : le texte syriaque du Siracide 48,10-12 », 295.

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est mentionnée, mais pour opposer la seconde vie d’Élie annoncée et la gloire de son nom entre temps à l’unique vie du commun des hommes et l’enfouissement de leur nom dans l’oubli. Les versions hébraïque et syriaque sont identiques ; l’auteur ne s’implique pas et n’implique pas son lecteur. La béatitude213 est énoncée comme un axiome général : la vision d’Élie est envisagée au présent de celui qui meurt. L’ordre des événements n’est pas la mort puis la vision d’Élie, ce qui serait le cas s’il s’agissait de la mort individuelle et de l’entrée dans l’au-delà, mais la vision d’Élie puis la mort. Dès lors, ce dont il est question est le retour eschatologique d’Élie lors duquel il sera vu avant de mourir. La condition de ceux qui y assisteront est assimilée à celle du fils de la veuve de Sarepta qui l’a vu, est mort et a retrouvé la vie. • Dans la suite du verset, GrI et Vg ont bien une même Vorlage : « οἱ ἐν ἀγαπήσει κεκοσμημένοι » est presqu’identique à « in amicitia tua decorati sunt ». Le latin a un adjectif possessif en plus. Ce n’est plus alors l’amour comme vertu en soi qui embellit l’âme mais l’amitié personnelle d’Élie. La cause de la joie en Vg est d’avoir été « honoré de l’amitié » d’Élie : ceux qui ont vécu une relation avec lui pendant leur vie sur terre seront heureux quand il reviendra, leur cœur aura déjà été converti. • Dans les versions GrII et Vg, Élie accompagne dans la mort et renforce l’espérance que la vie continue au-delà d’elle. Selon la reconstitution de l’hébreu par Émile Puech et l’interprétation du syriaque par Van Peursen, Élie a un rôle d’agent actif : c’est lui qui rend la vie. Malheureusement, aucune certitude n’est possible ici : le manuscrit B est très lacunaire sur ce point et le Syriaque ambigu. Nous pouvons seulement recueillir plusieurs interprétations : – À l’aide de GrI et II, du latin, du syriaque et du mouvement régulier du distique, à partir des fragments ‫[ה‬..........] ‫[ן‬.......], Émile Puech reconstitue : ‫כי תתן חיים ויחיה‬. Il considère cette reconstitution comme l’archétype à partir duquel sont issues les versions214. – Le syriaque est également grevé d’une incertitude : en ‫אלא מחא‬ ‫נחא‬, le ‫ נ‬peut indiquer à la fois la 3e personne du singulier et la 1e du pluriel. « Il vivra » est supposé par Puech et Van Peursen, mais toutes 213 ‫ אשר‬est corrigé en ‫ אשרי‬par tous les auteurs : I. LÉVI, L’Ecclésiastiqueou lasagessedeJésus,filsdeSira. I (BEHE 10/1 ; Paris 1897), 137 ; E. PUECH, “Ben Sira 48,11 et la résurrection”, 84. 214 E. PUECH, “Ben Sira 48,11 et la résurrection”, 81-90.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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les versions ont « nous vivrons ». La répétition du verbe vivre est insolite dans le syriaque du Siracide, mais elle serait un renversement de l’expression ‫ « מות תמות‬tu mourras certainement » prononcée au sujet d’Adam (Gn 2,17)215. Van Peursen traduit le syriaque : « heureux celui qui te voit et meurt. Cependant il ne mourra pas, mais faisant vivre il fera vivre » et regarde le deuxième stique comme une interprétation christique du traducteur : il a présent à l’esprit Jésus qui a vu Élie lors de la Transfiguration. Il est mort, mais d’une mort temporaire, suivie d’une nouvelle vie, qui donne la vie à son tour216. L’explication est assez conjecturale. Les deux solutions en présence sont les suivantes : soit Élie n’est que l’exemple de la résurrection que tous expérimenteront à la fin, soit il y joue un rôle actif. Cette deuxième interprétation connût une postérité importante dans le développement ultérieur du judaïsme. Le document de Qumrân 4Q521 associe la résurrection et Ml 3,24 : « car il guérira les (mortellement) blessés et les morts il les fera revivre, les humbles il évangélisera » (Fragment 2 ii + 4, ligne 12) ; « il/elle est sûr(e) : ‘Les pères (re)viennent vers les fils’ » (Fragment 2 iii, ligne 2)217. Le récit de la résurrection du fils de la veuve de Naïn (Lc 7,11-17) présuppose aussi cette tradition. Nous y reviendrons. Elle est pleinement explicite dans le Talmud218 : « Rabbi Pinhas fils de Yair dit : ‘la résurrection des morts mort viendra par Élie (‫תחית המתים באה‬ ‫( » ’)לידי אליהו‬m Sota 9,15)219.

215 I. LÉVI, L’EcclésiastiqueoulasagessedeJésus,filsdeSira. I (BEHE 10/1 ; Paris 1897), 137. 216 W. VAN PEURSEN, « Que vive celui qui fait vivre : le texte syriaque du Siracide 48,10-12 », 299. L’auteur rapproche l’expression « faisant vivre il fera vivre » du verbe ζῳοποιέω dans le Nouveau Testament. 217 E. PUECH, Qumrân Grotte 4 - XVIII: textes hébreux (4Q521-4Q528, 4Q576-4Q579) (DJD 25 ; Londres 1998), 11.19. Ce texte sera étudié plus loin de façon approfondie. 218 Cf. Midrash CantiqueRabba I,1,9 et d’autres références encore en H.L. STRACK – P. BILLERBECK, Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch. ExkursezueinzelnenStellendesNeuenTestaments. II (München 1928), 764-798. 219 Pour Puech, la résurrection qu’opère Élie en Si 48,10 Heb n’est pas la résurrection finale mais la résurrection pendant la période préalable au jugement. Cf. E. PUECH, LacroyancedesEsséniensenlaviefuture :immortalité,résurrection,vieéternelle? (EB 22 ; Paris 1993), 79 et ID., “Messianisme, eschatologie et résurrection dans les manuscrits de la Mer Morte” RQ 18 (1998), 255-298. Mais Collins défend le contraire (J.J. COLLINS, Apocalypticism in the Dead Sea Scrolls (London 1997), 128). Nous reprendrons la question dans l’étude du Nouveau Testament.

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PREMIÈRE PARTIE

Cette interprétation est aussi fondée dans le ministère historique d’Élie qui ressuscita le(s) fils de la veuve de Sarepta (1 R 17,17-24). Le rôle d’Élie à ce moment est déjà interprété de deux manières différentes : pour la Septante, le prophète est l’agent actif du miracle pour plusieurs enfants de la veuve, tandis que pour le texte massorétique, c’est par sa parole, qui n’est que le medium de la parole de Dieu, que le fils unique ressuscite220. De ce point de vue, l’hébreu reconstitué et le syriaque de Si 48,11 tiendraient davantage de la tradition grecque du livre des Rois : Élie intervient activement lors de la résurrection générale. Si 48,5 en revanche est proche de la tradition hébraïque du livre des Rois en commémorant la résurrection du fils de la veuve de Sarepta en ces termes : « toi qui fis se lever un défunt de la mort et du shéol, selon la volonté du Seigneur [G : par la parole du Très-Haut]. » L’éloge d’Élie s’achève par un cantique qui lui est adressé. Ceux qui le chantent expriment leur bonheur de vivre sous sa protection durant leur existence terrestre, dans la mort et l’au-delà. Ils s’introduisent eux-mêmes à l’intérieur du cantique, dans le « nous » communautaire de ceux qui entretiennent des liens privilégiés d’amitié avec lui. À l’instar d’Élisée au moment où son maître disparaissait, ils parlent à Élie comme à un vivant invisible. En Si 48,11, des fidèles au sein du peuple d’Israël s’unifient en un groupe dans leur relation à Élie. Ben Sira, qui compose le cantique, s’inclut lui-même dans ce « nous ». Si cet auteur fait partie des milieux sacerdotaux du temple de Jérusalem au début du deuxième siècle avant J.–C., il est vraisemblable que ceux qu’il associe à lui dans son éloge en soient aussi. Son petit-fils, auteur de la traduction grecque à Alexandrie, s’intégrait peut-être encore à ce « nous ». Quelques décennies après Ben Sira, Hasmonéens et Esséniens légitiment encore leur existence par le recours à la figure d’Élie. Son nom est cité une fois dans la documentation écrite de ces deux groupes qui a traversé l’histoire : 1 M 2,58 (Ηλιας) et 4Q558 (‫)אליה‬. Au-delà de ces deux mentions explicites, les traditions sur Élie ont laissé leur empreinte dans d’autres documents de cette époque. Or c’est à ce moment aussi que prend forme la grande édition officielle du texte proto-massorétique. 220

P. HUGO, Lesdeuxvisagesd’Élie (OBO 217 ; Fribourg 2006), 182-188.

2. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HELLÉNISTIQUE

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Dans son livre sur la formation de la Bible hébraïque, David Carr se propose d’ « enquêter sur des cas où la tradition de la LXX (ou du début de Qumrân) reflète probablement une forme antérieure (ou des traits antérieurs) des livres bibliques que celle du proto-TM, afin d’évaluer si les éléments distinctifs tardifs du proto-TM montrent des connexions potentielles avec les intérêts hasmonéens tels qu’ils se reflètent en 1 Maccabées et dans d’autres documents probablement hasmonéens221. »

Son enquête, ne visant pas l’exhaustivité, ne comporte pas de mention des traditions sur Élie. Elles sont cependant en mesure d’apporter à cette enquête d’importants éléments, fondés sur une documentation solide. Si nous parvenons à mieux comprendre l’état de développement auquel les traditions sur Élie étaient alors parvenues et le milieu culturel qui a donné naissance à la grande édition du texte hébraïque de la Bible, certaines différences déjà notées entre le grec ancien et le texte massorétique de 1 R 19,9-18 et 2 R 2,1-18 pourraient être expliquées, et la méthode qui a présidé à l’élaboration de la forme ultime de l’Ancien Testament éclairée.

221

D.M. CARR, The Formation of the Hebrew Bible: A New Reconstruction (Oxford – New York 2011), 170.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE Les Hasmonéens parviennent au pouvoir en Judée en 168167 avant J.-C., lors de l’insurrection contre le pouvoir hellénistique menée par Mattathias Maccabée, descendant d’un certain Hasmonée, d’origine sacerdotale. Mattathias meurt un an après le déclenchement de la révolte. Son fils Judas lui succède, parvient à reconquérir Jérusalem et à rétablir le culte au temple (164 avant J.-C.). Après lui gouverne son frère Jonathan, qui prend le titre de Grand prêtre (152142 avant J.-C.). À sa mort, son frère Simon reprend le pouvoir civil et religieux (142-134 avant J.-C.), puis son fils Jean Hyrcan I (134104). La succession dynastique est interrompue en 37 avant J.-C. par la prise de pouvoir d’Hérode le Grand. Les livres des Maccabées décrivent les victoires militaires fulgurantes obtenues lors de la révolte comme un renouveau des « guerres du Seigneur » du livre de Josué. Les prophéties sur la reconstitution de l’unité du peuple de Dieu divisé en deux royaumes depuis la mort de Salomon et celles sur le retour à la souveraineté politique d’Israël sur sa terre semblent s’accomplir avec les Hasmonéens. À partir de l’accession au trône de Jonathan Maccabée (152 avant J.-C.), un véritable état juif se forme et s’étend peu à peu, jusqu’à reconstituer sous Jean Hyrcan I et Alexandre Jannée le royaume idéal uni de David et Salomon. Les moyens humains et économiques sont plus abondants que jamais et permettent un grand essor à la fois politique et intellectuel, dont le temple de Jérusalem est le centre. Dans ce contexte, les traditions anciennes d’Israël acquièrent une nouvelle actualité. Le passé d’Israël semble revivre et suscite un dynamisme à la fois conservateur et créateur : les documents de l’antiquité sont collectionnés et édités, en même temps qu’une nouvelle littérature multiforme en référence aux ancêtres voit le jour. Ces deux phénomènes s’observent à l’égard des traditions sur Élie. Après les avoir situées dans le cadre plus large des croyances juives de l’époque, nous formulerons quelques hypothèses à partir des documents disponibles pour décrire de quelle manière la figure d’Élie influence divers courants du judaïsme de l’époque.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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3.1 L’INTÉGRATION D’ÉLIE DANS L’ATTENTE MESSIANIQUE 3.1.1 Messie royal et messie sacerdotal 3.1.1.1 Dans la Bible Tout roi institué est « messie » en Israël, en raison de l’onction reçue lors de sa consécration (Saül : 1 S 10,1-27 ; David : 1 S 16,1-23 ; Salomon : 1 R 1,38-40). La croyance en la perpétuité de la dynastie davidique est enracinée dans la promesse faite à David d’une royauté « à jamais » (2 S 7,16). Au moment où elle est renversée en 587 avant J.-C. (2 R 25,1-11), l’attente d’un successeur se reporte en une espérance à venir d’une durée indéterminée. Comme pour la royauté, le sacerdoce fait l’objet d’une promesse de succession dynastique perpétuelle et un rite d’onction consacre le nouveau détenteur du pouvoir. Dans le livre du Lévitique, le Grand prêtre oint est nommé « messie » (‫ ַהכּ ֵֹהן ַה ָמּ ִשׁ ַיח‬: Lv 4,3.5.16 ; 6,15). Le premier livre de Samuel s’ouvre avec l’histoire de la dynastie sacerdotale d’Éli condamnée et supprimée, et l’annonce de la venue d’un « prêtre fidèle » qui, comme David, aura une maison établie pour toujours. Ce prêtre exercera sa mission conjointement au descendant de David : « il marchera en présence de mon messie » (1 S 2,35). 1 S 2,30 – « ta maison et la maison de ton père marcheront en ma présence à jamais » – fait référence à la promesse faite à Aaron et à ses fils – « le sacerdoce leur appartiendra alors par un décret perpétuel » (Ex 29,9) –, renouvelée à Pinhas, petit-fils d’Aaron, en Nb 25,13, après qu’il eût arrêté le fléau sur Israël. La formulation est presqu’identique à la promesse faite à David (2 S 7,16), comme en 1 S 2,35, où une nouvelle promesse est faite. Deux promesses messianiques perpétuelles subsistent donc, qui fondent le pouvoir politique et le pouvoir religieux, exercés chacun par un messie. À une période tardive, en deux sections du livre de Jérémie absentes de la Septante, ces deux promesses de transmission perpétuelle sont mentionnées : « Car ainsi parle le Seigneur : “jamais David ne manquera d’un descendant qui prenne place sur le trône de la maison d’Israël. Et jamais les prêtres lévites ne manqueront de descendants qui se tiennent devant moi pour offrir l’holocauste, faire fumer l’oblation et offrir tous les jours le sacrifice” » (Jr 33,17-18).

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PREMIÈRE PARTIE

« Ainsi parle le Seigneur : «si vous pouvez rompre mon alliance avec le jour et mon alliance avec la nuit, de sorte que le jour et la nuit n’arrivent plus au temps fixé, mon alliance sera aussi rompue avec David mon serviteur, de sorte qu’il n’aura plus de fils régnant sur son trône, ainsi qu’avec les lévites, les prêtres, mes ministres. Comme l’armée des cieux qui ne peut être dénombrée, comme le sable de la mer qui ne peut être compté, ainsi multiplierai-je la postérité de David mon serviteur, et les lévites, mes ministres» » (Jr 33,20-22).

Semblablement, en Aggée et Zacharie, le gouverneur Zorobabel et le Grand prêtre Josué apparaissent ensemble. En Za 4,14, ils sont tous les deux « fils de l’huile ». Les livres des Chroniques clarifient la dualité des promesses et des messies : « Les chroniques ont réinterprété les oracles prophétiques dans la perspective du bimessianisme. Comparer 2 S 7,16 et 1 Ch 17,14 où Dieu promet la perpétuité des institutions, temple et dynastie davidique, et encore 1 R 1,39 et 1 Ch 29,22 où est manifestement présent le bimessianisme par l’onction de Salomon sur le royaume de Dieu et de Sadoq sur le temple de Dieu. Le chroniste maintient la séparation des pouvoirs (2 Ch 26,18)1. »

Le même schéma s’observe dans les TestamentsdeJuda (21,2-5 ; 24) etdeLevi (18) et le LivredesJubilés 31,12-202. Le parallélisme sera rompu après l’Exil à Babylone : la faillite apparente de la promesse divine par l’interruption de la succession dynastique fut définitive pour la royauté davidique, qui n’a plus jamais exercé de véritable souveraineté après son renversement en 587 avant J.-C.3, tandis qu’elle fut de courte durée pour le sacerdoce, aussitôt rétabli après l’Exil. 3.1.1.2 Fusion du sacerdoce et de la royauté chez les Hasmonéens Au retour d’Exil, à défaut de pouvoir politique juif indépendant, de roi régnant, Israël recentre toutes ses institutions autour du temple et 1 E. PUECH, “Messianisme, eschatologie et résurrection dans les manuscrits de la Mer Morte”, RQ 18 (1998), 266. 2 W.M. SCHNIEDEWIND, “King and Priest in the Book of Chronicles and Duality of Qumrân Messianism”, JJS 45 (1994), 71-78. 3 La tentative de rétablissement post-exilique avec Zorobabel est peut-être une fiction idéale, en tout cas désormais le prince n’exerce plus de pouvoir souverain, étant sous la dépendance du pouvoir perse, puis grec et romain.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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du sacerdoce4. En Ézéchiel, la promesse de restauration d’Israël porte d’abord sur le rétablissement du temple et de son culte (4048) plus que sur la royauté (34,23-24 ; 37,24-25). Malachie insiste uniquement sur l’alliance de Dieu avec les prêtres (2,4 : « mon alliance avec Lévi », et 2,5 fait référence à l’alliance avec Pinhas). La venue de Dieu et de son messager se fait dans « son temple » en Ml 3,1. Chez Ben Sira encore, le messianisme sacerdotal a clairement pris la prépondérance sur le messianisme royal5. Le sacerdoce est confié à Aaron et à ses fils pour toujours : « c’est Moïse qui lui conféra l’investiture et lui fit l’onction d’huile sainte. Ce fut pour lui une alliance éternelle ainsi que pour sa descendance » (45,15) ; l’alliance est renouvelée avec Pinhas : « une alliance de paix fut scellée avec lui, qui le faisait chef du sanctuaire et du peuple, en sorte qu’à lui et à sa descendance appartienne le souverain sacerdoce pour toujours » (45,24). Aussitôt après est envisagée la promesse de la dynastie davidique : « il y eut aussi une alliance avec David fils de Jessé, de la tribu de Juda ; l’héritage du roi passe d’un fils à un seul fils, l’héritage d’Aaron passe à toute sa descendance » (45,25). La dissymétrie entre les deux promesses est nette. Les Hasmonéens poussèrent à leurs dernières conséquences cette tendance. Ils cherchèrent à légitimer leur pouvoir et à résoudre le problème posé par l’interruption de la promesse divine faite à David en transférant les deux promesses sur une seule personne, un descendant de famille sacerdotale exerçant à la fois les pouvoirs politiques et religieux. Ainsi semblait revivre la situation idéale du fils de David par excellence, Salomon, roi et consécrateur du temple. Mais la contestation de la légitimité de la succession dynastique dans le sacerdoce va provoquer un problème plus difficile encore que la fin de la royauté. La succession de la lignée des Oniades à la charge de Grand prêtre fut interrompue lorsqu’Onias III fut déposé (175 avant J.-C.) puis assassiné (170 avant J.-C.), et remplacé par un certain Ménélas. Une crise de légitimité était ouverte, que les Hasmonéens, issus d’une 4 H. CAZELLES, LeMessiedelaBible :Christologiedel’AncienTestament (Paris 1978), 156-162. 5 B.G. WRIGHT III, “Ben Sira and the Book of the Watchers on the Legitimate Priesthood”, IntertextualStudiesinBenSiraandTobit (ed. J. CORLEY) (Washington 2005), 252-254.

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famille sacerdotale, tentèrent de résoudre en leur faveur. Mais ils n’étaient pas d’ascendance oniade6. L’accession à la charge de Grand prêtre par Jonathan Maccabée en 152 avant J.-C. fut justifiée par la désignation du roi païen Alexandre Balas (I Épiphane)7, tandis que celle de Simon, frère et successeur de Jonathan, le fut, en 140 ou 139, par les « décrets de la grande assemblée d’Israël », ratifiés par le peuple8 : « 41 Les Juifs et les prêtres avaient jugé bon que Simon fût higoumène et Grand prêtre pour toujours jusqu’à ce que paraisse un prophète accrédité ; 42 et aussi qu’il fût leur stratège et prît soin de désigner les responsables de la fabrique du sanctuaire, de l’administration du pays, des armements et des places fortes ; 43 qu’il prît soin du sanctuaire, qu’il fût obéi de tous, que tous les actes dans le pays fussent rédigés en son nom, qu’il fût revêtu de la pourpre et portât des ornements d’or. 44 Il ne sera permis à personne du peuple et d’entre les prêtres de rejeter un de ces points, ni de contredire les ordres qu’il donnera, ni de tenir un conciliabule dans le pays à son insu, ni de revêtir la pourpre ou de porter l’agrafe d’or. 45 Quiconque agira contrairement à ces décisions ou en rejettera un point, sera passible d’une peine. 46 Le peuple trouva bon d’accorder à Simon le droit d’agir suivant ces dispositions. 47 Simon accepta et il consentit à exercer le souverain sacerdoce, à être stratège et ethnarque des Juifs et des prêtres, à être à la tête de tous. 48 Ils décrétèrent que cet écrit serait gravé sur des tables de bronze qui devraient être placées dans l’enceinte du sanctuaire en un lieu apparent, 49 et que des copies en seraient déposées dans le Trésor pour être à la disposition de Simon et de ses fils » (1 M 14,41-49).

Ce récit du premier livre des Maccabées est de toute évidence animé par une volonté de justifier l’exercice de la charge de Grand prêtre en même temps que celle de chef politique par les Maccabées, dans un contexte où cette situation est contestée. La fragilité de la revendication d’une succession héréditaire pour les Hasmonéens (« pour toujours – εἰς τὸν αἰῶνα »), est marquée par la reconnaissance de son caractère provisoire : « jusqu’à ce que se lève un prophète fidèle (ἕως τοῦ ἀναστῆναι προφήτην πιστὸν) » (1 M 4,46 ; 14,41)9. 6

R. DE VAUX, Les institutions de l’Ancien Testament. II. Institutions militaires, institutionsreligieuses (Paris 1990), 271-274. 7 « À dater de ce jour, nous t’établissons Grand prêtre de ta nation (ἀρχιερέα τοῦ ἔθνους σου) et te donnons le titre d’ami du roi – il l’honora donc de la pourpre et d’une couronne d’or – afin que tu embrasses notre parti et que tu nous gardes ton amitié » (1 M 10,19. Cf. 1 M 14,30 ; Josèphe, AntiquitésJuives 13,45-46). 8 Cf. pour Simon : 1 M 13,36 ; 14,17 (ἀρχιερεύς).20 (ἱερεύς μέγας) ; Josèphe, AntiquitésJuives 13,213. 9 De la même manière, à Qumrân, la RègledeCommunauté prévoie que durent ses lois « jusqu’à la venue du Prophète (nabîʼ) et des Messies d’Aaron et d’Israël »

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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La croyance exprimée ici en la venue d’un « prophète fidèle » anonyme, capable de résoudre les questions de cette époque laissées en suspens, est-elle indépendante de celle sur le retour eschatologique du prophète Élie exprimée en Ml 3,23-24 ? Parallèlement, un nouveau développement des traditions sur Élie apparaît, qui semble remonter à la période hasmonéenne : l’identification de Pinhas et d’Élie, au moment aussi où les traditions sur Pinhas sont remaniées. Nous étudierons séparément ces données littéraires avant de formuler quelques propositions sur leurs possibles interactions mutuelles. 3.1.1.3 Double messianisme et prophète précurseur à Qumrân C’est vraisemblablement à la même époque que se fonde la communauté de Qumrân, issue d’un groupe de prêtres du temple de Jérusalem refusant soit la destitution d’Onias III10, soit l’accaparement de la charge de Grand prêtre par les Hasmonéens, considérés comme illégitime. La figure fondatrice du « Maître de justice » a fait l’objet de nombreuses tentatives d’identification11. Il est probable qu’il s’agisse d’un Grand prêtre frustré de la charge qui aurait dû lui revenir légitimement ou qui en aurait été expulsé12. Cette origine conditionne fondamentalement les croyances messianiques de la communauté essénienne.

(1QS IX 11). Et aussi 4Q175 [Testimonia] 5, cf. E. PUECH, “Some Remarks on 4Q246 and 4Q521 and Qumrân Messianism”, TheProvoInternationalConference ontheDeadSeaScrolls (ed. D.W. PARRY) (Leiden 1999), 560. Les cercles piétistes du premier livre des Maccabées comme les Esséniens ont une conception provisoire des dispositions présentes. 10 H. CAZELLES, Naissance de l’Église : Secte juive rejetée ? (LLB 16 ; Paris 1968), 30-31 ; J.C. VANDERKAM, “People and high Priesthood in early Maccabean Times”, FromRevelationtoCanon:StudiesintheHebrewBibleandSecondTemple Literature (JSJSup 62; Leiden 2000), 207. 11 Figure dite « fondatrice », même si CD 1,9-11 suppose que le Maître de justice est arrivé 20 ans après le début de la communauté. 12 L’absence de Grand prêtre régnant entre 159 et 152 av. J.-C. plaiderait en faveur d’un personnage qui aurait exercé la charge à cette époque avant de devenir le maître de Justice de Qumrân : cf. J. MURPHY-O’CONNOR, “Teacher of Righteousness”, ABD VI (New York 1992), 340-341 ; E. PUECH, “Jonathan le Prêtre Impie et les débuts de la communauté de Qumrân 4QJonathan (4Q523) et 4QPsAp (4Q448)”, RQ 17 (1996), 241-270 ; M.A. KNIBB, « Teacher of Righteousness », Encyclopedia oftheDeadSeaScrolls II (ed. L.H. SCHIFFMAN – J.C. VANDERKAM) (Oxford 2000), 920; H. ESHEL, The Dead Sea Scrolls and the Hasmonean State (Jerusalem 2008), 29-61.

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Elles sont difficiles à synthétiser à la fois parce que les manuscrits sont souvent très fragmentaires et parce que les données laissent apparaître une conception complexe. Une, deux ou trois figures interviennent, soit toutes trois messianiques, soit deux seulement, précédées parfois d’un prophète. Les tentatives de synthèse des textes épars ont conduit à interpréter les idées messianiques à Qumrân selon une perspective évolutive13, pluraliste14 ou constante15. Il nous paraît plus vraisemblable de penser que la communauté essénienne ne s’est pas forgée de toutes pièces ses idées messianiques mais les a développées en continuité avec la tradition biblique, où Israël est gouverné par deux oints, un roi et un prêtre. La large place faite aux spéculations eschatologiques est un autre aspect majeur des textes de Qumrân. Comme nous le développerons progressivement, nous croyons nécessaire de traiter messianisme et eschatologie comme deux réalités distinctes et partiellement indépendantes. Ailleurs dans le judaïsme postexilique, le messie qui fait l’objet d’une attente pour l’avenir est uniquement le roi qui doit régner sur le trône de David, puisque le trône est resté vacant depuis la ruine de Jérusalem en 587 avant J.-C. L’exercice du sacerdoce aaronide ne s’est interrompu que durant le temps de l’exil et a repris peu après. 13 J. STARSKY, « Les quatre étapes du messianisme a Qumrân », RB 70 (1963), 481-505. 14 J.J. COLLINS, TheScepterandtheStar:TheMessiahsoftheDeadSeaScrolls andOtherAncientLiterature (New York 1995); G.G. XERAVITS, King,Priest,Prophet:PositiveEschatologicalProtagonistsoftheQumrânLibrary (STDJ 47; Leiden 2003), 221-225; J.A. FITZMYER, The One Who is to Come (Grand Rapids 2007), 89-102; A. WOLTERS, “The Messiah in the Qumrân Documents”, TheMessiahinthe Old and New Testaments (ed. S.E. PORTER) (Grand Rapids 2007), 75-89. Pour ces auteurs, diverses idées messianiques ont subsisté à Qumrân, plus ou moins en même temps. 15 J.C. TREBOLLE BARRERA, “The Essenes of Qumrân”, The People of the DeadSeaScrolls:TheirWritings,BeliefsandPractices (ed. F. GARCÍA MARTÍNEZ – J.C. TREBOLLE BARRERA) (Leiden 1995), 74 ; F. GARCIA MARTINEZ, “Two Messianic Figures in the Qumrân Texts”, CurrentResearchandTechnologicalDevelopmentson the Dead Sea Scrolls (ed. D.W. PARRY) (Leiden 1996), 14-40 ; E. PUECH, “Messianisme, eschatologie et résurrection dans les manuscrits de la Mer Morte”, RQ 18 (1998), 255-298 ; J. ZIMMERMANN, MessianischeTexteausQumrân(WUNT II 104; Tübingen 1998), 466 ; P. PIOVANELLI, « Les figures des leaders ‘’qui doivent venir’’ : genèse et théorisation du messianisme juif à l’époque du Second Temple », Messianismes :variationssurunefigurejuive (ed. J.C. ATTIAS – P. GISEL – L. KAENNEL) (Genève 2000), 31-58; J.C. VANDERKAM, “Messianism and Apocalypticism”, The Encyclopedia of Apocalypticism. 1. The Origins of Apocalypticism in Judaism and Christianity(ed. J.J. COLLINS; Londres 2006), 214-221.

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Il n’y a pas lieu que la promesse de perpétuité attachée à la dynastie des prêtres descendants d’Aaron fasse l’objet d’une attente pour l’avenir : il s’exerce actuellement. La communauté de Qumrân se distingue de tout le reste du judaïsme de son temps par sa contestation radicale de la légitimité du Grand prêtre régnant, à partir du moment où Ménélas et Jonathan ont rompu la succession dynastique des Oniades. La charge de Grand prêtre est vacante pour eux et fait dès lors l’objet, tout comme le roi davidique, d’une attente de rétablissement futur. Le double messianisme n’a de sens qu’à l’intérieur de cette logique16. À l’attente d’un messie-roi et d’un messie-prêtre, quelques textes ajoutent, avant leur venue, l’intervention d’un prophète, comme annoncé en Dt 18,18 : « Ils seront régis par les ordonnances premières dans lesquelles les membres de la communauté commencèrent à être instruits, jusqu’à la venue du Prophète et des messies d’Aaron et d’Israël » (1QS 9,10-11)17.

En d’autres textes, le prophète n’apparaît pas comme un personnage distinct des deux messies : il est probablement à ce moment assimilé au messie sacerdotal18. Ce prophète devant venir avant le ou les messie(s) n’est jamais explicitement nommé Élie. Mais dans la mesure où les Esséniens connaissaient les Douze petits prophètes – le fragment d’un CommentairesurMalachiefait partie des documents retrouvés (4Q253a I i 5 16

Il est significatif en ce sens que 1QSa (1Q28a) 2,11-13, qui ne fait mention que d’un seul messie, le représente entrant et prenant place à côté d’un prêtre, « tête de la communauté d’Israël et de ses frères, les fils d’Aaron, les prêtres. » Dans ce schéma, un Grand prêtre est actuellement régnant, il ne fait donc pas l’objet d’une attente messianique. Dans le TestamentdesDouzePatriarches, la formule « jusqu’à la consommation des temps du messie Grand prêtre, dont le Seigneur a parlé (μέχρι τελειώσεως χρόνων ἀρχιερέως χριστοῦ ὃν εἶπε κύριος) » (TestRuben 6,8) ferait exception. Mais il est difficile de tirer argument de ce texte pour l’histoire des idées, car il a vraisemblablement été retravaillé par un chrétien. Cf. J.A. FITZMYER, TheOneWhoistoCome (Grand Rapids 2007), 92-93 et 124-125. 17 Voir encore 4Q175 (Testimonia); 1QSa 2,21-20 ; 4Q174 (Flor.) 1-2 I; CD 19,10 et 20,1(?) ; TestXIILé 8,14 ; Jub 31,12-20. 18 En CD 7,18ss ; 4Q174 1-2 i 11 ; 4Q521 9 ?. Cf E. PUECH, “Messianisme, eschatologie et résurrection dans les manuscrits de la Mer Morte” RQ 18 (1998), 255-298. CD 2,12-13 et 1QM 11,7-8 aussi établissent un parallèle entre « les messies (‫» )משיחוי‬ et « les visionnaires (‫» )חוזי‬. Cf. A.P. JASSEN, MediatingtheDivine(STDJ 68 ; Leiden 2007), 67-72. Et encore 11Q13 utilise le mot ‫ משיח‬pour le prophète eschatologique. ID., Ibid., 134.

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interprète Ml 3,16-18) –, il y a lieu de se demander si l’attente de ce prophète, attestée par plusieurs sources, se recoupe d’une manière ou d’une autre avec l’attente d’Élie au Jour du Seigneur en Ml 3,23-24. S’il est vrai que ce prophète est parfois assimilé au messie-prêtre à Qumrân, il nous faudra aussi nous interroger sur la relation entre cette croyance et l’habitude, dans certains documents d’autres courants du judaïsme de l’époque, de considérer Élie lui-même comme prêtre. 3.1.2 Élie prêtre Élie offre un sacrifice au mont Carmel dans le premier livre des Rois mais rien n’indique qu’il soit prêtre, qu’il appartienne à une lignée sacerdotale. Or dans certaines traditions juives tardives, Élie est explicitement considéré comme tel, parfois identifié avec Pinhas, le petit-fils d’Aaron. La difficulté est de parvenir à distinguer la date des témoignages écrits qui ont transmis cette tradition et son origine. En recoupant les sources entre elles, la critique historique est cependant en mesure d’énoncer quelques hypothèses solides. La question intéressant directement notre sujet, l’ensemble du dossier de textes mérite d’être repris pour vérifier si cette tradition peut avoir interféré avec les phases ultimes de la rédaction du texte hébraïque de la Bible. 3.1.2.1 Dans le Targum Pseudo-Jonathan Le Targum Pseudo-Jonathan, appelé aussi Yerushalmi I (abrégé TJ), auquel appartiennent les extraits qui nous concernent, est la recension la plus complète du Targum Palestinien. Selon Roger Le Déaut, ce Targum est une compilation de différents matériaux. « Il ne peut donc être question de datation globale, sauf pour l’ultime rédaction […]. La rédaction finale de cet amalgame ne peut être antérieure au VIIIe siècle19. » Il véhicule des traditions de la période tannaïtique (10-220), qui ellesmêmes sont souvent ancrées dans la période du Second Temple. L’exploitation de ses données est donc délicate et nécessite un travail de critique historique. La tendance récente à accorder plus de crédit à la stabilité de la tradition orale a entraîné un regain d’intérêt pour ces textes 19

R. LE DÉAUT – J. ROBERT,TargumduPentateuque. I :Genèse (SC 245 ; Paris 1980), 35-37.

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tardifs. Il est même probable que des versions écrites des Targums aient été intégrées dans les grandes compilations plus tardives20. Après avoir cités exhaustivement les passages qui identifient Élie à Pinhas ou qui lui attribuent un caractère sacerdotal, nous proposerons une première synthèse avant d’en exploiter plus systématiquement les données21. TJ Ex 4,13 « Je te prie par l’amour de devant toi, YHWH ! Envoie donc ton message par la main de Pinekhas (‫ )פנחס‬à qui il revient d’être envoyé à la fin des jours (‫)דחמי למשתלחא בסוף יומיא‬. »

TJ Ex 6,18 « Les fils de Quehat : Amram, Yisehar, Hebron et Ouzziël. Les années de la vie de Quehat, le pieux (furent de) cent trente-trois années. Il vécut assez pour voir Pinekhas – c’est Élie le Grand prêtre, qui doit être envoyé aux exilés (‫ )דעתיד למשתלחא לגלותא‬à la fin des jours (‫)בסוף יומיא‬. »

TJ Ex 40,9-10 « Tu prendras l’huile de l’onction et tu oindras le tabernacle et tout ce qui s’y trouve ; tu le consacreras, à cause de la couronne de la royauté de la maison de Juda, et du Roi Messie qui est destiné à libérer Israël à la fin des jours. Tu oindras l’autel de l’holocauste et tous ses ustensiles ; tu consacreras l’autel, et l’autel sera très saint, à cause de la couronne du sacerdoce d’Aaron et de ses fils, et d’Élie le Grand prêtre qui est destiné à être envoyé au terme des exils (‫)דעתיד למשתלחא בסוף גלוותא‬22. »

TJ Nb 25,10-13 « YHWH parla à Moïse en disant : “Pinekhas, le zélé, fils d’Éléazar, fils d’Aaron, le prêtre, a écarté ma fureur des enfants d’Israël, au moment où il a été animé de ma jalousie en tuant les coupables qui se trouvaient au milieu d’eux et, à cause de lui, je n’ai point exterminé les enfants d’Israël dans ma jalousie. Je le jure, dis-lui en mon nom : “voici que je conclus 20 “There is no evidence for denying the antiquity of the written Targum, of for speaking only of ancient oral tradition of the Targum. The discoveries of Qumrân show the ancient existence of written Targums”: J. RIBERA, “The Targum: From Translation to Interpretation”, TheAramaicBible:TargumsintheirHistoricalContext(ed. D.R.G. BEATTIE – M.J. MCNAMARA) (JSOTSup 166; Sheffield 1994), 218-225. 21 La traduction française est celle de R. LE DÉAUT – J. ROBERT, Targum du Pentateuque. II. Exode et Lévitique (SC 256 ; Paris 1979) ; III. Nombres (SC 261 ; Paris 1979), IV.Deutéronome (SC 271 ; Paris 1980). L’édition en araméen utilisée est celle d’A. SPERBER, TheBibleinAramaicII: Theformerprophetsaccordingto TargumJonathan (Leiden 1959). 22 La traduction met « les exils » alors que le mot araméen est au singulier (‫)גלוותא‬.

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avec lui mon alliance de paix et j’en ferai l’ange de l’alliance (‫גזר ליה ית‬ ‫ )קיימי שלם ואעבדיניה מלאך קיים‬et il vivra à jamais pour annoncer la rédemption, à la fin des jours (‫”)בסוף יומיא ויחי לעלם למבשרא גאולתא‬. Et parce qu’ils l’ont outragé, en disant : “n’est-il pas fils de Pouti, le Madianite ?” voici que, moi, je l’élève à la dignité du souverain sacerdoce. Et parce qu’il a saisi la lance de son bras, a frappé la Madianite au ventre dans ses parties honteuses et qu’il a prié de sa bouche pour le peuple de la maison d’Israël, les prêtres obtiendront les trois dons, épaule, mâchoire et panse. Et ce sera pour lui, ainsi que pour ses fils après lui, une alliance (lui assurant) à jamais la dignité (sacerdotale), pour s’être montré jaloux pour son Dieu et avoir fait expiation pour les enfants d’Israël”. »

TJ Dt 30,4-6 « Même si vos dispersés se trouvaient aux confins des cieux, la Parole de YHWH (‫)ממריה דייי‬, , vous rassemblera de là par l’intermédiaire d’Élie, le Grand prêtre, et de là il vous fera venir par l’intermédiaire du Roi Messie. La Parole de YHWH, votre Dieu, vous fera rentrer dans le pays que vos pères auront possédé ; il vous fera du bien et vous rendra plus nombreux que vos pères. YHWH, votre Dieu, enlèvera l’endurcissement de votre cœur et l’endurcissement du cœur de vos fils, car il fera disparaître du monde le penchant mauvais (‫)יצר‬, et il créera le bon penchant qui vous exhortera à aimer YHWH, votre Dieu, de tout votre cœur et de toute votre âme, afin que votre vie se prolonge à jamais. »

TJ Dt 33,11 « Bénis, YHWH, les biens de la maison de Lévi, (eux) qui donnent la dîme de la dîme23, et accepte avec faveur l’offrande d’Élie, le prêtre, qu’il offre sur le mont Carmel. Brise les reins d’Achab, son adversaire, et la nuque des faux prophètes qui se sont dressés contre lui et qu’il ne reste point aux ennemis de Yohanan, le Grand prêtre, un pied pour se tenir (debout). »

Élie est explicitement identifié à Pinhas en TJ Ex 6,18 ; implicitement en TJ Ex 4,13 ; Nb 25,10-13. Il est dit « Grand prêtre » en TJ Ex 6,18 ; 40,9-10 ; « prêtre » en TJ Dt 33,11. Élie, lors de sa venue, réalisera le retour des exilés : TJ Ex 6,18 ; 40,910 ; Dt 30,4-624. Le verbe « envoyer (‫ » )שלח‬est utilisé en TJ Ex 4,13 ; 6,18 ; 40,10, comme en Ml 3,1.23. TJ Nb 25,10-13 se réfère à lui comme à un « messager de l’alliance » qui « apportera les bonnes nouvelles de la rédemption à la fin des jours ». Les deux expressions 23 Cf. Nb 18,26 : « Tu parleras aux Lévites et tu leur diras : “Quand vous percevrez sur les Israélites la dîme que je vous donne en héritage de leur part, vous en retiendrez le prélèvement du Seigneur, la dîme de la dîme”. » 24 Sur Élie et l’Exil, voir J.M. DANOWSKI, ElijaimMarkusevangelium:einBuch imKontextdesJudentums (BWANT 180; Stuttgart 2008), 87-88.

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combinent les figures de Ml 2,7 ; 3,1 ; 3,23 et celle du messager d’Is 52,7-1025. La mission d’Élie aura lieu lors des temps eschatologiques : TJ Ex 4,13 (‫ ; )בסוף יומיא‬Ex 6,18 (‫ ; )בסוף יומיא‬40,9-10 (‫ ; )בסוף גלוותא‬Nb 25,10-13 (‫)בסוף יומיא‬. Il viendra comme Grand prêtre en même temps que le roi messie (TJ Dt 30,4-6 ; TJ Ex 40,9-10) et ne sera pas tant son précurseur que son associé. 3.1.2.2 Dans la littérature rabbinique Quelques sources dans la littérature rabbinique associent Pinhas et Élie26 ou considèrent Élie comme un prêtre27. Le PirkêdeRabbiÉliezer, qui, quoique tardif (9e s.), compile de nombreuses traditions juives anciennes, identifie Pinhas et Élie à deux reprises : « Le Saint, l’Unique, béni soit-Il, fut révélé à Élie et lui dit : “que fais-tu ici Élie ?” Il répondit : “je suis très zélé”. Il lui répondit : “tu es toujours zélé ! Tu étais zélé à Shittim à cause de l’immoralité. Car il est dit : “Pinhas, le fils d’Éléazar, le fils d’Aaron le prêtre détourna ma colère loin des enfants d’Israël, car il était zélé de mon zèle parmi eux” (Nb 25,11). Et ici maintenant aussi tu es zélé. Par ma vie ! Ils ne pratiqueront pas l’alliance de la circoncision tant que tu ne la vois pas de tes yeux. De là, les sages instituèrent la coutume que l’on devrait avoir un siège en l’honneur du messager de l’alliance. Car Élie, que sa mémoire soit bénie, fut appelé le Messager de l’alliance, comme il est dit : “et le messager de l’alliance, celui que vous désirez, voici qu’il vient” (Ml 3,1) » (XXIX). « Rabbi Éliezer dit : “le Saint, l’Unique, béni soit-Il, changea le nom de Pinhas en celui d’Élie – Élie, que sa mémoire soit bénie, qui fut de ceux qui se repentirent en Gilead, car il fit arriver la repentance d’Israël en Gilead. Le Saint, l’Unique, béni soit-Il, lui donna la vie de ce monde et la vie du monde à venir, comme il est dit : “mon alliance était avec lui de vie et de paix” (Ml 2,5). Il donna à lui et à ses fils une bonne récompense avec le sacerdoce éternel, car il est dit : “il y aura pour lui et pour sa descendance après lui l’alliance d’un sacerdoce éternel” (Nb 25,13) » (XLVII)28. 25 R. BAUCKHAM, TheJewishWorldaroundtheNewTestament:CollectedEssays (WUNT 233; Tübingen 2008), 333. 26 NombresRabba 21,3 (ed. HOROWITZ) (Jerusalem 1966), section 131 ; m Tanḥuma, Pinḥas 3 (ed. BUBER V, 76a) ; YalqutShim῾oni, section Pinhas. 27 Baba Mezi῾a 114a-b (3e s.) et Tosefta-Targum I Rois 17,13. cf. A. MEINHOLD, Maleachi (BKAT XIV/8 ; Neukirchen 2006), 156-158. 28 G. FRIEDLANDER (ed.), Pirkê de Rabbi Eliezer according to the Text of the ManuscriptBelongingtoAbrahamEpsteinofVienna (New York 1981), 214 (premier extrait) ; 371 (second extrait).

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À l’instar de TJ, le PirkêdeRabbiÉliezer interprète la figure d’Élie à travers le croisement de Nb 25,13, Ml 2,5 ; 3,1.23. 3.1.2.3 Chez Origène Origène, dans son CommentairesursaintJean, daté de 231, rapporte cette « tradition des Hébreux » : « À propos de changements de noms, je ne sais pour quel motif les Hébreux ont une tradition, comme il est rapporté dans leurs doctrines secrètes (ἐν ἀπορρήτοις), d’après laquelle Élie serait en réalité Phinéès, fils d’Éléazar, qui – c’est bien connu – prolongea sa vie sous plusieurs juges, comme nous le lisons dans le LivredesJuges : l’immortalité lui aurait été promise dans les Nombres, grâce à ce que l’auteur y nomme “(alliance de) paix”, parce que, jaloux, mû par la jalousie de Dieu, il transperça la Madianite et l’Israélite et mit fin à ce que l’on appelle la colère de Dieu, selon qu’il est écrit : “Phinéès, fils d’Éléazar, fils d’Aaron, a mis fin à ma colère, parce qu’il a été jaloux de ma jalousie”. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si ceux qui supposaient que le même homme était à la fois Phinéès et Élie – qu’ils aient eu raison ou non, ce n’est pas cela qu’il s’agit d’examiner maintenant – ont cru que le même homme était Jean et Jésus, ou de ce qu’ils aient hésité à ce sujet et voulu s’informer si le même homme était Jean et Élie29. »

Origène fait référence à la « l’immortalité promise dans les Nombres » à Pinhas (Nb 25,13. Cf. Si 45,24) et cite expressément Nb 25,11-12. Il montre son sens de la précision historique en avouant son ignorance de l’origine de cette identification de Pinhas et d’Élie. Il en parle comme d’une « doctrine ésotérique chez les juifs (ἀπορρήτο) »30, qu’il ne condamne ni ne fait sienne. 3.1.2.4 Dans le Livre des Antiquités Bibliques Le Livre des Antiquités Bibliques est conservé uniquement dans une version latine, traduction d’un texte grec provenant d’un original hébreu, daté de la fin du 1e siècle de notre ère. L’œuvre est une interprétation midrashique de l’histoire biblique depuis l’apparition d’Adam jusqu’à la mort de Saül31. 29 ORIGÈNE, CommentairesursaintJean. VI, XIV § 83-84 (ed. et trad. C. BLANC) (SC 157 ; Paris 1970), 189-191. 30 Le terme désigne les secrets gnostiques et spécialement le sens spirituel de l’Écriture. Cf. PatristicGreekLexicon, cité par D.G. CLARK, ElijahasEschatological HighPriest (University of Notre Dame 1975), 166, n. 75. 31 PSEUDO-PHILON, Les Antiquités Bibliques I (ed. D.J. HARRINGTON ; intro. C. PERROT – P.-M. BOGAERT) (SC 229) : cette œuvre « nous livre les idées et les thèmes

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« En ce temps-là, Finéès se coucha pour mourir mais le Seigneur lui dit : “voici que tu as franchi les cent vingt ans que j’ai fixés à tout homme. Et maintenant, lève-toi, pars d’ici, habite à Danaben, sur la montagne ; habites-y un bon nombre d’années ; je donnerai un ordre à mon aigle et il te nourrira sur place : tu ne descendras plus vers les hommes, jusqu’à ce qu’arrive le temps où tu subiras l’épreuve au temps voulu (ut proberis in tempore). Alors tu fermeras le ciel ; puis, à la parole de ta bouche, il s’ouvrira. Ensuite, tu seras élevé dans le lieu où tes ancêtres ont été élevés ; tu y resteras jusqu’à ce que je me souvienne du monde. Alors je vous ferai venir, et vous goûterez ce qu’il en est de la mort. Finéès monta et fit tout ce que le Seigneur lui avait commandé. Aux jours où il l’établit prêtre, il lui donna l’onction à Silo32. »

Finéès, dans le latin, est Pinhas. Au lieu de mourir, quand son terme est venu, il va sur une montagne, non identifiée. La manière de décrire son mode de vie là-bas et sa mission future lorsqu’il « descendra vers les hommes » l’identifie de façon nette à Élie. La sécheresse et le retour de la pluie est le seul événement de sa vie indiqué. À la fin de sa mission, il est annoncé à Pinhas-Élie qu’il sera « élevé dans le lieu où tes ancêtres ont été élevés ». L’expression désigne soit le ciel où sont ses ancêtres défunts, soit la Transjordanie, à Tishbé de Galaad, lieu d’origine de la famille d’Élie et lieu de la scène de 2 R 2,11. Ultimement, il reviendra à la fin du monde, conformément à la prophétie de Ml 3,23, où il connaîtra la mort. Enfin, il confèrera l’onction sacerdotale à une personne non définie à ce moment du texte, à Silo. Plus loin, en 50,3 et 52,2 le Livre des Antiquités Bibliques indique que c’est Éli qu’il oignit à Silo. La longévité exceptionnelle de Pinhas, qui réapparaîtra en Élie plusieurs siècles plus tard, a son fondement dans la promesse d’un sacerdoce « pour toujours » qui lui est faite en Nb 25,13 et Si 45,24. Selon Ginzberg33 et Hengel34, l’identification de Pinhas et Élie prend son origine dans cette source. Nous discuterons ce point ultérieurement.

les plus vulgarisés du Judaïsme courant du 1e siècle de notre ère » (31). « Selon toute probabilité, les Antiquités Bibliques du Pseudo-Philon – et pas seulement des traditions qui y sont incorporées – ont été composées avant la Guerre Juive » (74). 32 PSEUDO-PHILON, Les Antiquités Bibliques I (ed. D.J. HARRINGTON ; trad. J. CAZEAUX) (SC 229), 321. 33 L. GINZBERG, Leslégendesdesjuifs.6 (Paris 2006) [trad. fr. de TheLegends oftheJews. VI (Philadelphia 1913)], 214 n. 140. 34 M. HENGEL, DieZeloten:UntersuchungenzurjüdischenFreiheitsbewegungin derZeitvonHerodesI.bis70n.Chr.(AGSUI ; Leiden 1961), 168.

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3.1.2.5 Vie des prophètes Dans la Viedesprophètes, un écrit juif du 1e siècle de notre ère, la notice concernant Élie le présente ainsi : « Élie, un Thesbite du pays des Arabes, de la tribu d’Aaron, habitait en Galaad, car Thesbe fut donnée aux prêtres (Ἠλίας Θεσβίτης ἐκ γῆς Ἀράβωυ, φυλῆς Ἀαρών, οἰκῶν ἐν Γαλαάδ, ὅτι ἡ Θεσβεὶ δόμα ἦν τοῖς ἱερεῦσι) » (21,20)35.

Sans qu’il soit question de Pinhas, Élie est considéré comme étant d’origine sacerdotale, descendant d’Aaron. L’identification d’Élie et de Pinhas occupe une place importante dans le Targum Pseudo-Jonathan. Attestée dès la première moitié du premier siècle de notre ère dans le LivredesAntiquitésBibliques, elle n’est pas mentionnée dans la Bible et semble donc postérieure. Pour dater et comprendre l’origine de cette tradition, il convient de la recouper avec d’autres sources, afin de saisir à quelle préoccupation elle répond, dans quel contexte idéologique global elle s’insère. Pinhas est devenu une figure de référence majeure à la période hasmonéenne. Après une enquête sur Pinhas dans la littérature de l’époque, nous verrons de quelle manière son identification avec Élie, en même temps que l’attribution à Élie du caractère sacerdotal, répond vraisemblablement à un souci d’autojustification de la monarchie hasmonéenne. La tentative de récupération des mêmes traditions par d’autres groupes rivaux du judaïsme donne du crédit à cette hypothèse et montre l’étendue de leur diffusion à une période cruciale de l’élaboration de l’identité d’Israël. 3.2 INTERPRÉTATIONS RIVALES DE L’ATTENTE D’ÉLIE 3.2.1 Pinhas – Élie et les Hasmonéens 3.2.1.1 Traditions sur Pinhas à l’époque hasmonéenne Pinhas est fils d’Éléazar et petit-fils d’Aaron. Cette lignée sacerdotale d’Éléazar et Pinhas est probablement une institution du Nord : 35 G.G. XERAVITS, “Some Remarks on the Figure of Elijah in Lives of the Prophets 21:1-3”, FloresFlorentino (ed. A. HILHORST, – E. PUECH – E. TIGCHELAAR) (Leiden 2007), 501 ; Écritsapocrypheschrétiens. II (ed. P. GEOLTRAIN – J.D. KAESTLI) (Paris 2005), 447-448.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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tous deux sont enterrés au sud de Sichem36 et le livre des Juges place l’exercice de la fonction de Grand prêtre par Pinhas à Béthel (Jg 20,18.26ss ; 21,2ss), qui semble avoir remplacé Sichem comme sanctuaire principal à cette période37. Avec la centralisation du culte à Jérusalem, les traditions sur Pinhas ont été adoptées au Sud. Plus tard, les Samaritains reprendront cet héritage : Pinhas y est exalté comme l’un des héros principaux de l’histoire d’Israël38, tous les Grands prêtres samaritains sont appelés fils de Pinhas39, et sa tombe était vénérée dans leur sanctuaire, au mont Garizim40. Parallèlement, le pouvoir hasmonéen a également cherché à faire sien cet héritage. Les textes bibliques portent la trace de ces différentes tentatives rivales d’appropriation. 3.2.1.1.1 PinhasdanslepremierlivredesMaccabées L’attribution à Jonathan Maccabée de la charge de Grand prêtre, en plus de la fonction politique, en 160 avant J.-C., suscita de vives oppositions : les Esséniens se retirèrent de la vie publique exprimant une contestation radicale de la validité de l’ensemble du système cultuel du temple de Jérusalem ; sans aller jusque-là, les Pharisiens en furent des adversaires déterminés et furent persécutés par Jean Hyrcan41. Les deux réactions se sont peut-être rencontrées à cette époque. Persécutés, de nombreux Pharisiens purent quitter Jérusalem et rejoindre Qumrân42. La légitimation de leur sacerdoce est donc l’une des préoccupations majeures des Hasmonéens. En 1 M 2,1, Mattathias, père de Simon Maccabée, est dit « fils de Jean, fils de Siméon, prêtre d’entre les 36

R. DE VAUX, Lesinstitutionsdel’AncienTestament.II.Institutionsmilitaires, institutionsreligieuses (Paris 1990), 264-266. 37 J.E. FOSSUM, The Name of God and the Angel of the Lord: Samaritan and JewishConceptsofIntermediationandtheOriginofGnosticism (WUNT 36; Tübingen 1985), 40. 38 R. HAYWARD,“Phinehas – The Same as Elijah”, JJS 29 (1978), 28. 39 J. MACDONALD, The Samaritan Chronicle. From Joshua to Nebuchadnezzar (BZAW 107 ; Berlin 1969), 105.148.163. 40 C. COLPE, „Das samaritinische Pinehas-Grab in Awerta und die Beziehungen zwischen Hadir- und Georgs-Legende“, ZDPV 85 (1969), 162-196. 41 Cf. F. JOSÈPHE, AntiquitésJuives, XIII, X, 5-6, § 291-292. Cf. aussi bQid 66a : « que la couronne royale te suffise et laisse la couronne sacerdotale à la semence d’Aaron. » Les pouvoirs religieux et politique furent à nouveau séparés lorsque les pharisiens reprirent le contrôle du Sanhédrin sous le règne de la reine Salomé Alexandra, qui régna sur la Judée, tandis qu’elle fit nommer Grand prêtre son fils Hyrcan II (76 – 67 av. J.-C.). 42 Cf. J.T. MILIK – J. STRUGNELL, Ten Years of Discovery in the Wilderness of Judaea (SBT 26 ; London 1959), 84-89.

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fils de Yoarib (Ιωαριβ) »43. Ils savaient que leur appartenance à cette branche cadette de la grande famille sacerdotale les rendait théoriquement inaptes à exercer la fonction suprême44 et vont dès lors chercher à fonder la légitimité de leur pouvoir sacerdotal en le faisant remonter à Aaron par une autre branche que la maison d’Onias45. C’est précisément par Pinhas que s’opéra cette tentative : de même qu’il a détourné « la colère du Seigneur contre Israël » (Nb 25,3) en montrant un grand zèle à défendre la loi de Dieu et a obtenu la promesse d’un sacerdoce perpétuel en raison de son mérite (Nb 25,10-13), à l’époque de Mattathias, « une très grande colère vint sur Israël » (1 M 1,64. cf. 2 M 5,20 ; 7,18.32.38) et, par « son zèle pour la Loi semblable à celui que Pinhas exerça contre Zimri, fils de Salu » (1 M 2,26), il « détourna la colère d’Israël » (1 M 3,8). L’appropriation du sacerdoce de Pinhas est implicite mais intentionnelle46. Le testament de Mattathias est entièrement animé par cette volonté de légitimation à la fois par le mérite du zèle et par le rattachement généalogique à Pinhas : « 49 Voici maintenant le règne de l’arrogance et de l’outrage, le temps du bouleversement et l’explosion de la colère (νῦν ἐστηρίσθη ὑπερηφανία καὶ ἐλεγμὸς καὶ καιρὸς καταστροφῆς καὶ ὀργὴ θυμοῦ). 50 À vous maintenant, mes enfants, d’avoir le zèle de la Loi (ζηλώσατε τῷ νόμῳ), et de donner vos vies pour l’alliance de nos pères. 51 Souvenez-vous des actions accomplies par nos pères en leur temps, et vous gagnerez une grande gloire et une renommée éternelle. 52 Abraham n’a-t-il pas été fidèle dans l’épreuve, et cela ne lui a-t-il pas été compté comme justice ? 53 Joseph, au moment de sa détresse, observa la Loi et devint seigneur de l’Égypte. 54 Pinhas, notre père, par son zèle ardent a reçu l’alliance d’un sacerdoce éternel (Φινεες ὁ πατὴρ ἡμῶν ἐν τῷ ζηλῶσαι ζῆλον ἔλαβεν διαθήκην ἱερωσύνης αἰωνίας) 55 [Josué] 56 [Caleb] 57 [David] 58 Élie, pour avoir brûlé 43 Ce Yoarib est vraisemblablement le même que celui qui est nommé en premier dans la liste des divisions sacerdotales en 1 Ch 24,7 (‫( יהוֹיָ ִריב‬Yehoyarib) – Ιαριβ) et Ne 11,10 (‫( יוֹיָ ִריב‬Joiarib – Ιωριβ). Ils descendent d’Aaron par Eléazar et Ithamar. 44 P. PIOVANELLI, « Les figures des leaders “qui doivent venir” », 39 ; dans le même sens : R. HAYWARD,“Phinehas – The Same as Elijah”, JJS 29 (1978), 24. 45 VanderKam voit une autre tentative de légitimation en 1 M 14,27b-45 où le sacerdoce de Simon prend son origine non pas dans l’investiture par le pouvoir politique ni dans l’onction conférée aux descendants dynastiques mais dans « le peuple (ὁ λαός) », qu’il identifie avec l’armée guidée au combat par les Maccabées. F. Josèphe en effet note : « Simon, après avoir été choisi Grand prêtre par la populace (τοῦ πλήθους) » (AntiquitésJuives 12,213). Cf. J.C. VANDERKAM, “People and high Priesthood in early Maccabean Times”, FromRevelationtoCanon:StudiesintheHebrew BibleandSecondTempleLiterature (JSJSup 62; Leiden 2000), 209-217. 46 Cf. M. HENGEL, DieZeloten:UntersuchungenzurjüdischenFreiheitsbewegung inderZeitvonHerodesI.bis70n.Chr. (AGSU I ; Leiden 1961 – 19762), 154-159.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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du zèle de la Loi, fut enlevé au ciel (Ηλιας ἐν τῷ ζηλῶσαι ζῆλον νόμου ἀνελήμφθη εἰς τὸν οὐρανόν). 59 [Ananias, Azarias, Misaël] 60 [Daniel] » (1 M 2,49-60).

Nous avons déjà mentionné le relief prépondérant donné à la promesse perpétuelle faite à Pinhas sur celle temporaire faite à David en Si 45,24-25. Cet ordre des choses est vraisemblablement aussi le reflet de l’idéologie hasmonéenne, fondant la source de la légitimité de leur pouvoir dans la promesse faite à Pinhas. 3.2.1.1.2 PinhasdansleSiracide Dans le texte hébreu du Siracide, le nom de Pinhas apparaît deux fois, au lieu d’une seule dans le grec47. Le chapitre 45 est un éloge de Moïse et d’Aaron, suivi d’un éloge de Pinhas (45,23-24), « le troisième en gloire » après eux. Il est donc mis en valeur d’une manière très particulière. L’hébreu et le grec divergent en Si 45,2448 : διὰ τοῦτο ἐστάθη αὐτῷ διαθήκη εἰρήνης προστατεῖν ἁγίων καὶ λαοῦ αὐτοῦ ἵνα αὐτῷ ᾖ καὶ τῷ σπέρματι αὐτοῦ ἱερωσύνης μεγαλεῖον εἰς τοὺς αἰῶνας C’est pourquoi fut établie pour lui une alliance de paix pour qu’il préside aux saints et à son peuple, afin que soit à jamais, à lui et à sa descendance, la grandeur du sacerdoce.

‫לכן גם לו הקים חק ברית שלום‬ ‫לכלכל מקדש‬ ‫אשר תהיה לו ולזרעו‬ ‫כהונה גדולה עד עולם‬ C’est pourquoi il établit aussi pour lui un décret, une alliance de paix, pour pourvoir au sanctuaire, qui donnera à jamais, à lui et à sa descendance, le souverain sacerdoce.

La différence majeure réside entre ἁγίων καὶ λαοῦ αὐτοῦ et ‫מקדש‬, qui lui correspond en hébreu. Tandis que dans l’hébreu, l’alliance de paix a d’abord pour finalité le sanctuaire (‫ )מקדש‬et, relativement à lui, en vue de sa perpétuité, le sacerdoce permanent de Pinhas et sa descendance ; dans le grec, l’alliance de paix va d’abord à la personne de Pinhas qui est établi de ce fait chef sur « les saints et son peuple ». Cette différence entre le grec et l’hébreu de Si 45,24 est en harmonie avec une autre, en Si 50,24. Ce chapitre 50 est un poème à la louange du Grand prêtre Simon, un des derniers et des plus grands de l’ancienne dynastie sacerdotale sadocite, et se conclut par une prière49 : 47

Sur ce qui suit, cf. R. HAYWARD,“Phinehas – The Same as Elijah”,JJS 29 (1978),

29ss. 48

Texte hébreu : Ms B. Cf. P.C. BEENTJES, The Book of Ben Sira in Hebrew (VTSup 68 ; Leiden 1997), 81. 49 Texte hébreu : Ms B. Cf. P.C. BEENTJES, Idem., 91.

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ἐμπιστεύσαι μεθ᾽ ἡμῶν τὸ ἔλεος αὐτοῦ ‫ימאן עם שמעון חסדו ויקם לו ברית פינחס‬ καὶ ἐν ταῖς ἡμέραις ἡμῶν λυτρωσάσθω ‫[רת לו ולזרעו כימי שמים‬.]‫אשר לא י‬ ἡμᾶς Que sa miséricorde soit stable avec nous Que sa miséricorde soit stable avec et que, durant nos jours, il nous rachète. Simon et que surgisse pour lui l’alliance de Pinhas, qui ne doit pas être supprimée pour lui ni pour sa descendance, comme les jours des cieux.

Après ce verset, deux autres suivent, virulemment anti-samaritains : « Il y a deux nations que mon âme déteste, la troisième n’est pas une nation : les habitants de la montagne de Séïr, les Philistins, et le peuple stupide qui demeure à Sichem » (Si 50,25-26).

Ce contexte de polémique anti-samaritaine est un des éléments qui conduit à appliquer cette description à Simon II (Grand prêtre de 229 à 185 av. J.-C.), contemporain de Ben Sira, plutôt qu’à Simon I (Grand prêtre de 300 à 287 av. J.-C.), comme l’affirme Flavius Josèphe (AntiquitésJuives 12.2.5 § 43-44 ; 12.4.1 § 157-158)50. En Si 50,24, le grec n’a pas la référence à Simon et à Pinhas que présente l’hébreu, qui a en plus un cantique de quinze lignes exaltant les Sadocites, omis par le grec51. Au lieu de Simon, c’est la miséricorde divine qui est l’objet de l’espérance et au lieu de Pinhas, la rédemption. Tout se passe comme si le grec voulait empêcher que le sacerdoce de Pinhas soit attribué aux Oniades et réduire autant que possible la mise en valeur de leur sacerdoce sadocite. L’attribution à Élie du rôle de Pinhas prend place dans les conflits du judaïsme du deuxième siècle avant J.-C. : d’un côté l’exclusion des Samaritains du judaïsme réputé authentique par les milieux de Jérusalem, de l’autre, la recherche d’auto-légitimation du pouvoir hasmonéen face à sa contestation par les Pharisiens et les Esséniens. 50

Voir la discussion en J.C. VANDERKAM, “Simon the Just. Simon I or Simon II?”, Pomegranates and Golden Bells. Studies in Biblical, Jewish, and Near Eastern Ritual, Law, and Literature in Honor of Jacob Milgrom (ed. D.P. WRIGHT et al.) (Winona Lake 1995), 303-318 (argumentation en faveur de Simon I) ; B. G. WRIGHT III, “Ben Sira and the Book of the Watchers on the Legitimate Priesthood”, IntertextualStudiesinBenSiraandTobit (ed. J. CORLEY) (Washington 2005), 241-254 ; O. MULDER, “New Elements in Ben Sira’s Portrait of the High Priest Simon in Sirach”, RewritingBiblicalHistory.EssaysonChroniclesandBenSirainHonor ofPancratiusC.Beentjes (ed. J. CORLEY – H. VAN GROL) (DCLS 7 ; Berlin 2011), 273-290. 51 R. HAYWARD,“Phinehas – The Same as Elijah”, JJS 29 (1978), 30.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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3.2.1.1.3 VariationsrédactionnellessurPinhasenJosuéetJuges Jos 24,33 Deux traditions sont transmises à son sujet par la Septante et le texte massorétique de Jos 24,33, dernier verset du livre52 : Jos 24,33 G

Jos 24,33 M

Ελεαζαρ υἱὸς Ααρων ὁ ἀρχιερεὺς ἐτελεύτησεν καὶ ἐτάφη ἐν Γαβααθ Φινεες τοῦ υἱοῦ αὐτοῦ ἣν ἔδωκεν αὐτῷ ἐν τῷ ὄρει τῷ Εφραιμ Éléazar, fils d’Aaron le Grand prêtre mourut et son fils Phinéès l’enterra à Gabaath qui lui avait été donné dans la montagne d’Éphraïm.

‫ן־א ֲהר ֹן ֵ ֑מת וַ יִּ ְק ְבּרוּ אֹתוֹ ְבּגִ ְב ַעת‬ ַ ‫וְ ֶא ְל ָעזָ ר ֶבּ‬ ‫ִפּינְ ָחס ְבּנוֹ ֲא ֶשׁר נִ ַתּן־לוֹ ְבּ ַהר ֶא ְפ ָריִם‬ Éléazar, fils d’Aaron, mourut et on l’ensevelit sur la colline de son fils Pinhas, qui lui avait été donnée dans la montagne d’Éphraïm.

[1] ἐν ἐκείνῃ τῇ ἡμέρᾳ λαβόντες οἱ υἱοὶ Ισραηλ τὴν κιβωτὸν τοῦ θεοῦ περιεφέροσαν ἐν ἑαυτοῖς καὶ Φινεες ἱεράτευσεν ἀντὶ Ελεαζαρ τοῦ πατρὸς αὐτοῦ ἕως ἀπέθανεν καὶ κατωρύγη ἐν Γαβααθ τῇ ἑαυτοῦ En ce jour, les fils d’Israël prenant l’arche de Dieu l’emportèrent avec eux et Phinéès sacrifia à la place d’Éléazar son père, à partir du moment où il mourut et fut enterré à Gabaath par lui. [2] οἱ δὲ υἱοὶ Ισραηλ ἀπήλθοσαν ἕκαστος εἰς τὸν τόπον αὐτῶν καὶ εἰς τὴν ἑαυτῶν πόλιν καὶ ἐσέβοντο οἱ υἱοὶ Ισραηλ τὴν Ἀστάρτην καὶ Ασταρωθ καὶ τοὺς θεοὺς τῶν ἐθνῶν τῶν κύκλῳ αὐτῶν καὶ παρέδωκεν αὐτοὺς κύριος εἰς χεῖρας Εγλωμ τῷ βασιλεῖ Μωαβ καὶ ἐκυρίευσεν αὐτῶν ἔτη δέκα ὀκτώ Les fils d’Israël partirent chacun à leur place et vers leur cité et ils rendirent un culte à Astarté et Astaroth, et aux dieux des nations autour d’eux, et le Seigneur les livra entre les mains d’Elgôn roi de Moab et il domina sur eux dix-huit ans. 52

Les cas de critiques textuelles suivants sont étudiés par D.G. CLARK, Elijahas EschatologicalHighPriest (University of Notre Dame 1975), 152ss et A. ROFÉ, “The End of the Book of Joshua according to the Septuagint”, Henoch 4 (1982), 17-36.

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Les données de la version grecque absentes de l’hébreu sont les suivantes : – Aaron nommé « le Grand prêtre ». – Ce n’est pas à Pinhas qu’est attribué l’enterrement d’Éléazar son père mais au peuple. – Le nom du lieu sur la colline (Gabaath). – L’exercice du sacerdoce par Pinhas dans la montagne d’Éphraïm – Le déplacement de l’arche d’alliance à cet endroit par les fils d’Israël. – La mention de l’idolâtrie des fils d’Israël en même temps que la domination de Moab. Jg 20,27-28 Une autre variante entre le grec et l’hébreu, concernant Pinhas, peutêtre de la même main53, se trouve dans le livre des Juges. La scène se passe au sanctuaire de Bethel : « Les fils d’Israël consultèrent le Seigneur – l’arche de l’alliance de Dieu se trouvait à cet endroit en ces jours-là – [et Pinhas, fils d’Éléazar, fils d’Aaron se tenait devant elle (‫)ע ֵֹמד ְל ָפנָ יו‬, en ces jours-là]. Ils dirent : “Dois-je encore sortir pour combattre contre les fils de Benjamin mon frère, ou bien dois-je renoncer ?” Le Seigneur répondit : “Montez, car demain je le livrerai entre vos mains” » (Jg 20,27-28).

La répétition de « en ces jours-là (‫יָּמים ָה ֵהם‬ ִ ‫)בּ‬ ַ » aux versets 27 et 28 est probablement une Wiederaufnahme, signe d’une insertion rédactionnelle. Le déplacement de la formule « καὶ ἐπηρώτησαν οἱ υἱοὶ Ισραηλ ἐν κυρίῳ » entre les versets 27 et 28 selon les familles de manuscrits est le signe au même endroit d’une instabilité de la transmission du texte. Si la clausule mise ici entre crochets est supprimée, la cohérence de la phrase est plus évidente : « les fils d’Israël » avant la clausule sont ceux qui s’adressent au Seigneur après. La mention de Pinhas a tout l’aspect d’une insertion et grâce à elle, il exerce son sacerdoce dans le sanctuaire de Béthel, au royaume du Nord. Il y a donc là aussi deux traditions rivales, l’une qui place Pinhas au sanctuaire de Béthel, l’autre non. Ces deux variantes du grec en Josué et Juges sont probablement originales et leur absence dans le texte massorétique résulte d’une 53

A. ROFÉ, “The End of the Book of Joshua according to the Septuagint”, Henoch 4 (1982), 27.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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suppression. Dans les deux cas, l’arche d’alliance est à Béthel et Pinhas accomplit une fonction sacerdotale devant elle. Ces variantes peuvent répondre à un souci datant déjà de la centralisation du culte opérée sous Josias (639-609 avant J.-C.)54. Le retour d’Exil est marqué aussi par une séparation entre les populations exilées qui reconstruisent le temple de Jérusalem et les populations des autres régions restées sur place (538-516 avant J.-C.). Il est douteux cependant que la Septante garde des variantes textuelles datant de si haute époque indépendante du texte massorétique. La polémique antisamaritaine à l’époque hasmonéenne paraît un meilleur contexte. Nous reprendrons la question après avoir étudié la place de la figure d’Élie dans l’idéologie des Hasmonéens. 3.2.1.2 Élie et les Hasmonéens 3.2.1.2.1 ÉlieetJeanHyrcan Pour la recherche historique, TJ Dt 33,11 constitue un argument majeur, en identifiant « Élie, le prêtre » avec « Johanan, le Grand prêtre » et les « reins d’Achab, son adversaire, la nuque des faux prophètes qui se sont dressés contre lui » à briser, avec ses ennemis. Abraham Geiger identifiait ce Johanan avec le prince-Grand prêtre hasmonéen Jean Hyrcan I (134-104 av. J.-C.), « Maison de Levi » signifiant la dynastie hasmonéenne dans le Targum, et « Johanan le Grand prêtre » désignant presque toujours Jean Hyrcan dans la littérature rabbinique55. Ce passage du Targum serait, pour Geiger, l’élément de datation le plus ancien et véhiculerait une tradition émanant d’un cercle pro-hasmonéen. Roger Le Déaut cite d’autres savants interprétant cette référence dans le même sens56. Selon cet auteur, 54 L’historicité de cette réforme de Josias est débattue. Römer, qui la discute, conclut cependant : « Le vacuum provisoire créé en Syro-Palestine dans les dernières décennies du VIIe siècle par la disparition progressive des structures de pouvoir assyrien donne aussi quelque plausibilité à l’hypothèse d’un Josias ou de ses conseillers entreprenant quelque réorganisation politique et cultuelle. Grande vraisemblance historique aussi dans ce contexte, d’une tentative de centralisation du culte, du pouvoir et des taxes (les sanctuaires géraient aussi les levées d’impôt) à Jérusalem » (Lapremière histoired’Israël (Genève 2007), 61). 55 Cité par B. SCHALLER, „Targum Jeruschalmi I zu Deuteronomium 33,11: Ein Relikt aus hasmonäischer Zeit?“ JSJ 3 (1972), 52. Position discutée dans la suite de l’article, pages 52 à 60. Dans le même sens, cf. D. BARTHÉLEMY, “Les Tiqquné sopherim de la critique textuelle de l’Ancien Testament”, Étudesd’histoiredutexte del’AncienTestament (OBO 21; Fribourg 1978), 103 56 R. LE DÉAUT, IntroductionàlaLittératureTargumique (Rome 1966), 92-93.

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TJ Dt 33,11 présente un cas-type d’une tendance fondamentale du Targum : « l’actualisation des textes, l’adaptation constante à des conditions nouvelles concrètes »57. Louis Ginzberg met ce texte en relation avec le Grand prêtre Johanan père de Mattathias (né en 225 avant J.-C.) plutôt que Jean Hyrcan58. Selon Strack et Billerbeck, la qualité de Grand prêtre d’Élie et son identité avec Pinhas est née d’une polémique contre l’usage chrétien de la figure de Melchisédek. Ces auteurs considèrent que cette identification ne se trouve que dans les sources postérieures à 135 de notre ère, mais ils omettent le LivredesAntiquitésBibliques59. Berndt Schaller fait une distinction entre la formule rédactionnelle et l’origine de la croyance : pour lui, l’origine et la fonction sacerdotales d’Élie sont connues au premier siècle de notre ère, mais c’est l’expression « Élie, le prêtre » qui proviendrait du Midrash (m Bereschit rabba 99,2) et aurait influencé la rédaction finale du Targum Jérusalem I. L’association de Yohanan et d’Élie serait seulement médiévale. Mais l’argument d’une influence du Midrash sur le Targum parait circulaire et n’apporte pas de critère externe supplémentaire. Martin Hengel a étudié le traitement par Flavius Josèphe des traditions sur Élie et a montré qu’il évitait systématiquement tout ce qui pourrait favoriser le rapprochement avec les zélotes. C’est de ces cercles qu’émanerait, selon Hengel, l’identification entre Élie et Pinhas, leurs deux figures de références60. Rudolf Meyer a rapproché d’autres éléments de cette tradition : si Jean Hyrcan I est assimilé à Élie, Ahab son ennemi peut désigner le Maître de justice fondateur des Esséniens, en rapprochant TJ Dt 33,11 et 4QTestim 2. Le Targum serait alors le reflet des luttes entre les Hasmonéens en la personne de Jean Hyrcan I et les Hassidim, en la personne du Maître de justice. Les ennemis de la « maison de Lévi » sont, dans ce schéma, les descendants de Sadoc qui forment la tête de la communauté essénienne. Cette situation correspond à celle de 1 M 16,11-22, décrivant la lutte dramatique entre un certain Ptolémée 57

R. LE DÉAUT,TargumduPentateuque–I–Genèse (Paris 1980) (SC 245), 57. L. GINZBERG, Leslégendesdesjuifs.6 (Paris 2006) [trad. fr. de TheLegends oftheJews. VI (Philadelphia 1913)], 156 n. 925. 59 H.L. STRACK – P. BILLERBECK, KommentarzumNeuenTestamentausTalmud undMidrasch.ExkursezueinzelnenStellendesNeuenTestaments. II (München 1928), 789-792. 60 M. HENGEL, DieZeloten:UntersuchungenzurjüdischenFreiheitsbewegungin derZeitvonHerodesI.bis70n.Chr.(AGSUI ; Leiden 1961), 180-181. 58

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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fils d’Aboubos, gendre du Grand prêtre, et Jean Hyrcan : Ptolémée tue par ruse le père et deux frères de Jean, qui en retour, tue les envoyés de Ptolémée et succède à son père comme Grand prêtre. Les « faux prophètes » auxquels Élie le prêtre brise la nuque pourraient aussi désigner les Pharisiens, adversaires déterminés de Jean Hyrcan qu’il fit tuer en grand nombre, selon Flavius Josèphe (Antiquités Juives 13,228)61. 3.2.1.2.2 ÉliedanslepremierlivredesMaccabées Le premier livre des Maccabées raconte les débuts de l’insurrection dont ils ont pris la tête, mais le livre lui-même fut composé plus tard, vraisemblablement peu après la mort de Jean Hyrcan62. La manière dont il utilise la figure d’Élie renforce la vraisemblance de l’hypothèse de Geiger sur la revendication par Jean Hyrcan d’être lui-même Élie. Le prophète est un modèle inspirateur majeur des Hasmonéens selon les livres des Maccabées. Au moment de mourir, Mattathias évoque Élie dans un éloge des pères qui a bien des affinités avec celui du Siracide, non seulement en ce qu’il passe en revue les ancêtres d’Israël, mais plus particulièrement par sa façon de concevoir le rôle d’Élie. Le discours de Mattathias commence ainsi : « voici maintenant le règne de l’arrogance et de l’outrage, le temps du bouleversement et l’explosion de la colère (νῦν ἐστηρίσθη ὑπερηφανία καὶ ἐλεγμὸς καὶ καιρὸς καταστροφῆς καὶ ὀργὴ θυμοῦ) » (1 M 2,49). Nous l’avons déjà relevé, les trois mots ἐλεγμὸς, ὀργὴ et θυμός décrivent le contexte de la mission eschatologique d’Élie en Si 48,10. C’est bien cette mission que les fils de Mattathias auront à accomplir. D’autres allusions à l’histoire d’Élie affleurent au long du récit. Un des premiers actes de Juda et de ses frères fut de monter au mont Sion pour purifier et dédicacer le sanctuaire (1 M 4,36). Là, trouvant un autel profané, ils le défirent, dispersèrent ses pierres et en construisirent un nouveau. C’est la série même des gestes accomplis par Élie au mont Carmel pour offrir un sacrifice après les prêtres de Baal en 1 R 1863. 61 « “Elia” und “Ahab” (Tg. Ps.- Jon. zu Deut. 33,11) », réimprimé dans le recueil de R. MEYER, BeiträgezurGeschichtevonTextundSprachedesAltenTestaments (Berlin 1993) (BZAW 209), 170-182. 62 P. ABADIE, « 1 et 2 Maccabées », Introduction à l’Ancien Testament (ed. J.D. MACCHI – C. NIHAN – T. RÖMER) (Genève 2004), 766. 1 M 16,23-24 (finale du livre) est une notice sur le règne de Jean Hyrcan. 63 Tout ce qui différencie M de G en 1 R 18 rapproche le récit de cet épisode du livre des Maccabées. Nous y reviendrons.

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PREMIÈRE PARTIE

David Clark a mis en évidence les liens qui unissent le discours testamentaire de Simon Maccabée et Élie à l’Horeb64. Élie en 1 R 19 10

Je suis rempli de zèle (ζηλῶν ἐζήλωκα) pour le Seigneur Sabaot, parce que les Israélites ont abandonné ton alliance, Qu’ils ont abattu tes autels et tué tes prophètes par l’épée.

Simon en 1 M 13 3

Vous savez bien tout ce que moi, mes frères et la maison de mon père, avons accompli pour les lois et le sanctuaire ainsi que les combats et les détresses que nous avons connus. 4 C’est pour cela que tous mes Je suis resté moi seul (ὑπολέλειμμαι frères sont morts pour Israël ἐγὼ μονώτατος) et ils cherchent à et moi je suis resté seul m’enlever la vie. (κατελείφθην ἐγὼ μόνος). 4b

C’en est assez maintenant (καὶ νῦν), Seigneur ! Prends ma vie (τὴν ψυχήν μου), car je ne suis pas meilleur que mes pères (οὐ κρείσσων ἐγώ εἰμι ὑπὲρ τοὺς πατέρας μου).

5 Et maintenant (καὶ νῦν), loin de moi d’épargner ma vie (μου τῆς ψυχῆς) en aucun temps d’oppression ! car je ne suis pas meilleur que mes frères (οὐ γάρ εἰμι κρείσσων τῶν ἀδελφῶν μου).

En 1 M 4,46, l’autel profané est démantelé et les pierres sont enterrées sur le mont du temple « jusqu’à ce que se lève un prophète fidèle (ἕως τοῦ ἀναστῆναι προφήτην πιστὸν) ». Des données légales contradictoires sont fournies par Dt 12,2-3, qui impose la destruction des autels païens, et Dt 12,4 qui défend d’agir de la même manière vis-àvis du Seigneur65. Seule une interprétation prophétique peut résoudre l’aporie dans le cas de l’autel du temple de Jérusalem utilisé comme autel païen. Dans la logique du premier livre des Maccabées, ce prophète fidèle pourrait être Jean Hyrcan, considéré comme doté du charisme prophétique66.

64 D.G. CLARK, ElijahasEschatologicalHighPriest (University of Notre Dame 1975), 202-203. 65 J.A. GOLDSTEIN, 1Maccabees (AB 41 ; New York 1976), 285. Le dilemme à résoudre entre Dt 12,2-3 et Dt 12,4 est connu des rabbins : SifDev 61; AZ 5 (6),7-8. 66 R. MEYER, “Prophecy and Prophets in the Judaism of the Hellenistic-Roman Period”, TDNT IX (ed. G. KITTEL – G. FRIEDRICH) (Grand Rapids 1969), 815816.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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Enfin, en 2 M 1,18-36, le sacrifice de Néhémie est encore décrit en des termes élianiques67. 3.2.1.2.3 Éliedansle1erHénoch La quatrième section du 1e livre d’Hénoch réunit deux songes. Le second, dit « apocalypse au bestiaire » (1 Hen 85-90) est une vision globale de l’histoire du monde depuis Adam jusqu’à la consommation des temps. Les personnages et évènements sont décrits à travers un symbolisme animal, ce qui rend souvent difficile leur identification. Pour l’auteur, la fin de l’histoire est l’insurrection de Judas Maccabée mais il ne mentionne pas sa victoire finale et la restauration du culte du temple de Jérusalem. L’« Apocalypse au bestiaire » aurait donc été écrite avant 16468. Les premiers chapitres sont une vision de l’histoire depuis Adam jusqu’à l’entrée en Canaan. 1 Hen 89,41-50 couvre la période des Juges jusqu’à Salomon. La section 89,51-64 traite des deux royaumes séparés, puis l’exil (89,65-71), la période perse (89,72-77), hellénistique lagide (90,1-5) puis séleucide (90,6-12). Viennent ensuite les batailles finales (90,13-19) et le jugement dernier (90,20-27), la restauration finale (90,28-36), l’âge futur (90,37-38) et la fin du rêve (90,39-42)69. Élie n’est jamais nommé, mais à travers les animaux, il est possible de le reconnaître à deux reprises dans cette fresque historique : en 89,52 et 90,31, c’est-à-dire durant la période historique couverte par les livres des Rois et à la restauration finale. La vision du premier épisode est ainsi décrite : « 51 J’ai vu encore les moutons se remettre à errer, à suivre diverses voies et à abandonner leur Demeure. Leur Maître appela parmi eux des moutons qu’il envoya vers le troupeau, et celui-ci commença à les mettre à mort. 52 L’un de ceux-ci échappa au massacre, s’élança et cria contre les 67 Cf. U. KELLERMANN, Nehemia (Berlin 1967), 127f, cité par J.M. DANOWSKI, Elija im Markusevangelium: ein Buch im Kontext des Judentums (BWANT 180; Stuttgart 2008), 149. 68 A. CAQUOT, « 1 Hénoch », LaBible :Écritsintertestamentaires (ed. D. DUPONTSOMMER – M. PHILONENKO) (Paris 1987), LXVIII et 590 n. 5 ; P.A. TILLER, ACommentaryontheAnimalApocalypseofIEnoch (Atlanta 1993), 61-79 ; P. PIOVANELLI, « Les figures des leaders “qui doivent venir” », 37 ; M. LANGLOIS, « Hénoch », Introductionàl’AncienTestament(ed.J.D. MACCHI – C. NIHAN – T. RÖMER) (Genève 2004), 853 ; J.C. VANDERKAM, “Messianism and Apocalypticism”, TheEncyclopediaofApocalypticism.1.TheOriginsofApocalypticisminJudaismandChristianity (ed. J.J. COLLINS, Londres 2006), 193-228. 69 Divisions et titres d’après P.A. TILLER, ACommentaryontheAnimalApocalypseofIEnoch (Atlanta 1993), 223-392.

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moutons. Ils cherchèrent à le tuer, mais le Maître du troupeau le sauva de leurs coups, l’éleva et le fit demeurer là où je me trouvais. 53 Il envoya vers le troupeau beaucoup d’autres moutons, pour témoigner contre lui et pleurer sur lui » (1 Hen 89,51-53)70.

Le verset 51, dans le style de l’historien deutéronomiste, fait un bilan négatif des rois d’Israël et de Juda avec cette expression-type : « suivre d’autres dieux et abandonner le Seigneur ». Les moutons envoyés et persécutés sont les prophètes. Leur meurtre fait allusion à 1 R 18,4 ; 19,10.14. « L’un de ceux-ci » est Élie qui contesta avec vigueur Achab et Jézabel, ce qui lui valut des menaces de mort. Pour l’en délivrer, le Seigneur « l’éleva et le fit demeurer » au ciel, là où se trouve aussi Hénoch, où il avait déjà été emporté par trois anges sans connaître la mort pour attendre le jugement final (87,3-4). La fuite au désert, l’« élévation » à l’Horeb et l’ascension au ciel sont ici un seul mouvement dans lequel le prophète Élie est dégagé par Dieu de son milieu hostile. La vision se termine avec l’insurrection des Maccabées et leurs victoires (90,9-19), puis le jugement dernier et le nouveau temple (90,2029). Dans la dernière étape, la résurrection et le rétablissement de l’univers, Hénoch et Élie interviennent à nouveau : « 30 J’ai vu tous les moutons qui étaient restés. Toutes les bêtes de la terre et tous les oiseaux du ciel tombèrent prosternés devant les moutons, les invoquaient et obéissaient à toutes (leurs) paroles. 31 Puis les trois (hommes) vêtus de blanc – ceux qui auparavant m’avaient fait monter – me prirent par la main, et la main de ce mouton me tenant, ils me firent descendre71 et me placèrent au milieu des moutons, sans qu’il y ait de Jugement » (1 Hen 90,30-31)72.

Le verset 30 envisage la soumission de tous les peuples de la terre à Israël. Les trois anges qui avaient emmené Hénoch au paradis (87,3-4) le font redescendre sur terre au milieu des païens soumis à Israël. Avec lui, un autre personnage redescend aussi, sous forme de mouton. C’est 70 Traduction A. CAQUOT, « 1 Hénoch », La Bible : Écrits intertestamentaires (ed. D. DUPONT-SOMMER – M. PHILONENKO) (Paris 1987), 585-586. 71 Nous corrigeons la traduction : Caquot traduit « mâle », mais Tiller dans son édition critique met « ram », qui est plus cohérent avec le symbolisme animalier du songe ; Caquot traduit ensuite « ils me firent monter », ce qui est curieux, puisque Hénoch est au ciel. Tiller traduit : « set me down », plus cohérent encore. P.A. TILLER, ACommentaryontheAnimalApocalypseofIEnoch, 373. 72 Traduction A. CAQUOT, « 1 Hénoch », La Bible : Écrits intertestamentaires, 595 (avec modifications).

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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Élie. Peu avant, en 90,9-16, la bataille est gagnée par un mouton, qui met en déroute tous les ennemis d’Israël. Les commentateurs l’identifient avec Judas Maccabée. De nombreux détails du texte ont des parallèles avec 1 Maccabée et Daniel73. John Pedersen a interprété ce mouton comme étant Jean Hyrcan lors de ses guerres de conquêtes par lesquelles il a reconstitué l’unité d’Israël et en rapprochant 90,916 et 90, 30-31 il a vu là un autre indice d’identification d’Élie et de Jean Hyrcan74. La plupart des auteurs préfèrent interpréter ce premier mouton comme étant Judas Maccabée et voir une succession de moutons-pasteurs entre celui des versets 9-16 et celui des versets 30-3175. Quoi qu’il en soit, l’auteur de l’« apocalypse du bestiaire » situe l’avènement des derniers temps à l’époque de l’accession au pouvoir des Hasmonéens, contemporaine ou précédant immédiatement le retour d’Hénoch et d’Élie. Il y a tout lieu de croire que certains cercles pro-Hasmonéens ont cru que s’accomplissait la prophétie sur le retour eschatologique d’Élie en Jean Hyrcan. Idéologiquement, pour les Hasmonéens, l’exemple d’Élie constituait un précédent, relativisant la prétendue exclusivité sadocite à l’exercice du souverain sacerdoce au temple de Jérusalem : il a accompli une fonction cultuelle majeure dans l’histoire d’Israël sur le mont Carmel sans être de la lignée de Sadoc. La « confiscation » des traditions sur Pinhas aux Samaritains et la revendication de l’identité élianique par des cercles sacerdotaux de Jérusalem participaient au même dessein : imposer la légitimité de l’exercice de la fonction de Grand prêtre par les Hasmonéens sur toutes les populations du grand Israël. D’autres indices existent encore, qui renforcent cette hypothèse. 3.2.1.3 Jean Hyrcan et l’identification Élie-Pinhas Pinhas et Élie sont implicitement reliés dans le livre de Malachie : l’alliance avec Lévi en Ml 2,4-8 est décrite sur le modèle de la promesse faite à Pinhas en Nb 25,11-13 et le prêtre lévite est dit « messager du Seigneur », ce qui établit un lien avec Ml 3,1. Ce même messager, 73 A. CAQUOT, « 1 Hénoch », LaBible :Écritsintertestamentaires, 592 n. 13-17 ; P.A. TILLER, ACommentaryontheAnimalApocalypseofIEnoch, 62-63. 74 J. PEDERSEN, „Zur Erklärung der eschatologischen Visionen Henochs“, Islamica 2 (1926), 416-429. 75 Cf. P.A. TILLER, ACommentaryontheAnimalApocalypseofIEnoch, 62.

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nommé juste après « messager de l’alliance », a aussi des traits sacerdotaux : il est « au-devant du Seigneur » et entre dans le temple en même temps que lui. Ce messager est identifié à la fin avec Élie. Robert Hayward conclut : « c’est par un procédé midrashique complexe que Pinhas est assimilé à Élie, à travers la combinaison de versets du prophète Malachie »76. Dans la mesure où les péricopes Ml 2,4-8 ; 3,1.23-24 appartiennent à la rédaction finale du livre, l’hypothèse a même été émise que le dernier éditeur de Malachie connaissait cette tradition77. L’origine de l’identification Pinhas-Élie s’explique donc par une exégèse intra-biblique, mais elle s’explique aussi par le contexte historique de la période hasmonéenne. Pinhas et Élie sont mis en parallèle dans le premier livre des Maccabées : l’un et l’autre « dans leur zèle ardent pour la loi » (ἐν τῷ ζηλῶσαι ζῆλον νόμου – Pinhas : 1 M 2,54 ; Élie : 2,58) reçurent en récompense, le premier un sacerdoce éternel (2,54), le second, de monter au ciel (2,58). Par leur intervention, ils ont apaisé la colère divine et épargné à Israël une destruction générale. Au moment de la rédaction du livre, le rapprochement entre les deux figures semble déjà courant. Plusieurs historiens convergent en situant la naissance de l’identification d’Élie et de Pinhas dans le contexte de la polémique antisamaritaine. Les Samaritains regardent le prêtre Éli (1 Samuel) comme un hérétique majeur, qui a détourné Israël du vrai sanctuaire en le transférant du mont Garizim à Silo et en établissant un sacerdoce illégitime. Le LivredesAntiquitésBibliques fait consacrer par Pinhas le prêtre Éli à Silo. D’après Spiro, l’intention serait de répondre à la polémique samaritaine anti-judéenne en s’opposant à la contestation de la légitimité de ce sanctuaire78. Clark rejette une telle interprétation au motif que le LivredesAntiquitésBibliques ne contient pas par ailleurs de 76 R. HAYWARD, “Phinehas – The Same as Elijah”,JJS 29 (1978), 23. En TJ, Pirkê de Rabbi Eliezer Pinhas est identifié à Élie par le croisement de Nb 25,13, Ml 2,5 ; 3,1.23. Dans le lectionnaire synagogal encore, 1 R 18,46 – 19,21 est l’Haftarah correspondant au Sidra Pinhas, qui comprend Nb 25,10-30,1. Cf. D. G. CLARK, Elijah asEschatologicalHighPriest (University of Notre Dame 1975), 4. 77 M.F. COLLINS, “The Hidden Vessels in Samaritan Traditions”, JSJ 3 (1972), 97-116. A. ZERON objecte à Collins que la littérature postérieure, Ben Sira ou 1 M, n’en font pas mention et propose donc une datation postérieure pour l’origine de cette tradition : „Eine Bemerkungen zu M.F. Collins ,The Hidden Vessels in Samaritan Traditions‘“, JSJ 4 (1973), 165-168. 78 A. SPIRO, “The Ascension of Phinehas”, PAAJR XXII (1953), 94-95.

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tradition anti-samaritaine et qu’il ne manifeste pas un grand intérêt pour le culte et le sacerdoce79. Mais ce livre ne crée pas de traditions, il en rassemble de nombreuses, éparses, sans chercher à établir de cohérence entre elles. En d’autres termes, l’intention anti-samaritaine de ce passage sur Pinhas précède le Livre des Antiquités Bibliques. Elle trouve plus vraisemblablement son origine à l’époque de la séparation entre les Samaritains et les autres Juifs80. Le prophète Élie a par ailleurs une image très négative dans la tradition samaritaine, comme la plupart des prophètes81. Son assimilation à Pinhas serait alors une manière de discréditer aux yeux des Samaritains leur figure de référence. La rareté de l’identification d’Élie et Pinhas dans les sources rabbiniques et sa fréquence en TJ va dans le même sens : le judaïsme rabbinique aurait cherché à effacer une tradition en faveur des Hasmonéens et Sadducéens, tandis qu’en TJ, elle aurait échappé à cette censure82. D’autres éléments encore invitent à faire remonter à l’époque de Jean Hyrcan l’origine de l’identification d’Élie et de Pinhas : le don de prophétie, qui lui est reconnu par Flavius Josèphe (AntiquitésJuives, XIII, 299-300 ; GuerredesJuifs, I, 68) et le Talmud (t Sot 13,5), lui vaudrait le titre d’Élie, et la revendication du sacerdoce, le titre de Pinhas. Le contexte anti-samaritain de l’évocation de Pinhas dans le Siracide et dans le LivredesAntiquitésBibliques correspond bien à la personne de Jean Hyrcan, auteur de la destruction du temple du mont Garizim en 128 avant J.C. Le titre de « alliance de paix » donné à l’alliance de Pinhas correspondrait à l’évaluation du règne de Jean Hyrcan par Josèphe (GuerredesJuifs, I, 68 : « règne de paix et de bon gouvernement »). Enfin l’Hasmonéen étendit le territoire juif jusqu’à inclure l’Idumée et la Samarie, retrouvant les frontières idéales de la conquête de Josué et à ce titre, il peut être dit comme Élie, celui qui réussit à « rassembler les tribus d’Israël » (Si 48,10)83.

79 D.G. CLARK, ElijahasEschatologicalHighPriest (University of Notre Dame 1975), 180. 80 S. SCHORCH, « La formation de la communauté samaritaine au 2e siècle avant J.-Chr. et la culture de lecture du Judaïsme », Uncarrefourdansl’histoiredelaBible (ed. I. HIMBAZA) (Fribourg 2007), 5-20. 81 I. HIMBAZA, « La finale de Malachie sur Élie (Ml 3,23-24) », 34. 82 D.G. CLARK, ElijahasEschatologicalHighPriest, 124-141. 83 F. JOSÈPHE, Antiquitésjuives, XIII, 288-298 ; bQid 66a. Cité par R. HAYWARD, “Phinehas – The Same as Elijah”,JJS 29 (1978), 33.

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Nombre de variantes textuelles du texte biblique déjà mentionnées à propos de Pinhas prennent sens dans le contexte anti-samaritain de l’époque de Jean Hyrcan : en Jos 24,33, le grec est vraisemblablement le témoin d’une tradition sur Pinhas liée au royaume du Nord, au fondement de la doctrine des Samaritains, qui a été supprimée par les éditeurs du texte massorétique. L’insertion de Pinhas au sanctuaire de Béthel en Jg 20,27-28 M peut être aussi une manière d’approprier aux Hasmonéens et au culte du temple de Jérusalem l’héritage lié à d’anciens sanctuaires. Si 45,24 Gr détache le sacerdoce du service du sanctuaire pour en faire une fonction de gouvernement du peuple, absente de l’hébreu. Pinhas est donc décrit en grec comme étant premièrement gouvernant et deuxièmement Grand prêtre. La traduction grecque du Siracide étant communément datée de la fin du 2e s. avant J.-C., Pinhas est ici revêtu de traits de prince hasmonéen, au service de la légitimation de la concentration gouvernement et du sacerdoce sur la même personne. Si 50,24 Gr supprime simultanément la mention de Simon et Pinhas, détournant des Oniades la promesse faite à Pinhas. Les deux versets qui suivent immédiatement sont d’ailleurs fortement anti-samaritains (Si 50,25-26). Ces remarques apportent de bons arguments pour appuyer l’idée que le texte hébraïque du Siracide retrouvé à la Geniza du Caire est le témoin du stade originel du texte de Ben Sira, au moins en ces sections84. Son petit-fils en revanche utilise une autre version hébraïque comportant des corrections pro-hasmonéennes, qui ont entraîné son rejet de la tradition pharisienne-rabbinique. L’origine de l’identification de Pinhas et d’Élie est une question particulièrement importante pour l’histoire des traditions juives. Il semble qu’elle soit le résultat à la fois d’une exégèse midrashique intrabiblique et d’une construction politico-religieuse hasmonéenne. Le texte et l’histoire se croisent : le contexte historique d’une période donnée fait passer à l’explicite le potentiel implicite d’un texte. Nous pourrions voir là, du côté hasmonéen, un procédé presqu’identique au pesher qumrânien. Une semblable revendication d’identité élianique apparaît en effet au même moment dans les écrits de la communauté de Qumrân.

84

Cf. T. LEGRAND, « Siracide », Introductionàl’AncienTestament (ed.J.D. MACCHI – C. NIHAN – T. RÖMER), (Genève 2004), 785-786.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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Cette tentative en miroir de s’attribuer les traditions d’Israël par les opposants des Hasmonéens donne un crédit supplémentaire à l’authenticité de la tradition de TJ Dt 33,11 faisant de Jean Hyrcan l’Élie attendu. 3.2.2 Élie et les Esséniens Un des traits les plus caractéristiques de la doctrine essénienne est l’inclusion du temps présent à l’intérieur d’une vision globale de l’histoire qui tend vers sa fin. L’expression « la fin des jours (‫ » )אחרית הימים‬se trouve plus de trente fois dans les manuscrits de la mer Morte. La MiqtsatMa`asei ha-Tora, dite aussi Lettrehalakhique,(4Q394-399) déclare : « voici la fin des jours ». La RègledelaCongrégation (1Q28a) est introduite par ces termes : « la règle de toute la communauté d’Israël à la fin des jours »85. Dans le DocumentdeDamas, le Maître de justice est suscité pour la communauté en vue des « dernières générations (‫» )לדורות אחרונים‬ (CD 1,12). Dans le Pesher d’Habacuc, le « prêtre » qui interprète les prophéties pour la communauté de Qumrân s’adresse à « la dernière génération (‫( » )הדור האחרון‬1QpHab 2,7 et 7,1-2). Une forme d’eschatologie réalisée anime fondamentalement la pensée de la communauté qumrânienne. L’interprétation des Écritures occupe une place centrale dans les écrits communautaires, sous deux formes principales : – les pesharim, qui s’attachent à déterminer de quelle manière les prophéties du passé concernant la fin des temps s’accomplissent dans la communauté. Cette interprétation actualisatrice est le plus souvent attribuée au Maître de justice et relève du charisme prophétique86 ; – les textes dits « para-bibliques » (Apocryphe de Moïse ; Apocryphe de Jérémie) et « pseudo-prophétiques » (Pseudo-Daniel ; Pseudo-Ézéchiel), qui sont une réécriture créatrice des textes anciens, 85 J.J. COLLINS, “Eschatology”, Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls I (ed. L.H. SCHIFFMAN – J.C. VANDERKAM) (Oxford 2000), 256-261. 86 D.E. AUNE, “Charismatic Exegesis in Early Judaism and Early Christianity », The Pseudepigrapha and Early Biblical Interpretation (ed. J.H. CHARLESWORTH) (Sheffield 1993), 133-137; A.P. JASSEN, Mediating the Divine (STDJ 68 ; Leiden 2007), 25-36: “Nabï’, Pesher, and Predictive Prophecy in the Dead Sea Scrolls.”

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PREMIÈRE PARTIE

considérée elle-même comme relevant de l’activité prophétique inspirée. LeRouleauduTemple, qui comporte une législation propre à la communauté de Qumrân, est formulé comme un discours de révélation qui continue et adapte les lois du Deutéronome. Les Esséniens conçoivent leur vie et leur activité d’interprétation de l’Écriture dans la mouvance des prophètes, sous l’influence de leur esprit87 : « l’exégèse de révélation » et « la révélation sapientielle », selon les expressions d’Alex Jassen, sont les deux modèles de prophétie pratiqués à Qumrân. Ils sont conçus comme des « modes modifiés de révélation des anciennes figures prophétiques », « étroitement reliés à l’expérience des prophètes du passé »88. Sans se référer à une figure prophétique particulière de façon exclusive, le renouveau de l’esprit prophétique annoncé pour les derniers temps (Jl 3,1-5) s’accomplit d’une certaine manière à l’intérieur de la communauté qumrânienne. La communauté pense sa vie à l’intérieur des derniers temps et comme expérience de révélation privilégiée. Dans la mesure où le retour eschatologique d’Élie était annoncé et interprété en relation avec le renouveau attendu de l’esprit prophétique, il est a priori probable qu’il fut une source d’inspiration dans la vie des membres de Qumrân89. Nous avons rappelé les croyances messianiques des Esséniens : un prophète précède parfois la venue d’un ou deux messie(s). Nous nous interrogerons sur la relation entre ce prophète précurseur et la prophétie de Ml 3,23-24. Par ailleurs, au Maître de justice, figure de référence de la communauté essénienne, sont dévolues des fonctions communes à celles d’Élie lors de sa mission eschatologique. Le rôle eschatologique prophétique que s’attribue la communauté elle-même a aussi quelques analogies avec celui d’Élie. Enfin, en un endroit significatif, la poésie liturgique de Qumrân joue sur la formule centrale de la théophanie divine à Élie au mont Horeb, selon le texte massorétique d’1 R 19. 87 G.J. BROOKE, « La prophétie de Qumrân », Les recueils prophétiques de la Bible :origines,milieux,etcontexteproche-oriental (ed. J.-D. MACCHI – C. NIHAN – T. RÖMER) (Genève 2012), 506-508. 88 A.P. JASSEN, MediatingtheDivine(STDJ 68 ; Leiden 2007), 197. 89 J.C. TREBOLLE BARRERA, “Elijah”, Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls I (ed. L.H. SCHIFFMAN – J.C. VANDERKAM) (Oxford 2000), 246.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

211

Après l’étude des principaux textes, nous ébaucherons une synthèse, au sein de questions déjà très étudiées depuis 70 ans et fortement controversées. 3.2.2.1 Les textes – Le nom même d’Élie ne figure qu’une fois dans l’ensemble des manuscrits de la mer Morte retrouvés, en 4Q558 : « [‫ – לכן אשלח לאליה קד]ם‬c’est pourquoi j’enverrai Élie av[ant] ».

– À cela il faut ajouter 4Q521, qui contient une citation implicite de Ml 3,24 : « ‫ – נכון באים אבות על בנים‬c’est vrai, les pères viennent vers les fils ».

– 4Q405 est comme une variation musicale sur le thème de la ‫קול‬ ‫ דממה דקה‬d’1 R 19,12. 4Q558 Le manuscrit, nommé 4QpapVisionbar, en araméen, est dans l’ensemble très lacunaire. Son contenu est une « vision apocalyptique ou eschatologique », daté de la deuxième moitié du 1e siècle avant J.-C. C’est dans le fragment 51, le plus substantiel du manuscrit, que figure l’unique mention d’Élie dans les manuscrits de la mer Morte90 : 1. . . . (des)] mauvais[ . . . 2. . . . ]excepté celui qui . . [ . . 3. le huitième comme élu (‫)תמיניא לבחור‬. Et voici que, moi, [je . . . 4. C’est pourquoi, j’enverrai Élie deva[nt/avant [que . . .        [‫לכן אשלח לאליה קד]ם‬ 5. augmentera par l’éclair inte[nse . . . 6. [le] roi[ ] . . et a di[t . . . 7. ] encore a ajo[uté . . . 8. . . . les ma]lédiction(s)[ . . .

] ] ] ]

Le prophète précède une figure difficile à identifier en raison de la corruption du passage. À la ligne 3, sa venue est mentionnée avant « le huitième comme élu » (‫)תמיניא לבחור‬. Une interprétation plausible consiste à y voir une figure messianique royale, le nouveau David, 90 E. PUECH, Qumrân Grotte 4 - XXVII: textes araméens. II (4Q550-4Q575a, 4Q580-4Q587 et appendices) (DJD 37 ; Oxford 2009), introduction p. 179-183 et texte p. 216.

212

PREMIÈRE PARTIE

huitième fils de Jessé (cf. 1 S 16,10-13). « Élu » est une désignation du messie David en Ps 89,4, du serviteur du Seigneur en Is 42,1 et le roi est désigné comme « élu du Seigneur » en 2 S 21,6. Selon Émile Puech, 4Q558 connaîtrait donc bien la venue d’Élie comme précurseur du messie91, même si cette interprétation demeure contestée92. 4Q521 Le manuscrit en hébreu, édité sous le nom 4QApocalypsemessianique, est daté entre 100 et 80 avant J.-C., mais il est une copie. Son contenu remonte donc à une date plus ancienne, difficile à préciser. Il est un des plus importants développements sur les fins dernières à Qumrân93. Fragment 2 ii + 4 : 1. car(?) les ci]eux et la terre écouteront Son(/Ses)(?) messie(s) ; 2. [et nul de ce] qu’ils contiennent ne se détournera des commandements des saints. 3. Raffermissez-vous vous qui cherchez le Seigneur dans Son service. vacat 4. N’est-ce pas en cela que vous trouverez le Seigneur, tous ceux qui espèrent dans leur cœur ? 5. Car le Seigneur prendra en considération les pieux et les justes Il les appellera par le(ur) nom 6. et sur les pauvres (=humbles) reposera (/planera) Son Esprit et les fidèles Il (= le Seigneur) les renouvellera par Sa force. 7. Car Il honorera les pieux sur un trône de royauté éternelle, 8. libérant les prisonniers, rendant la vue aux aveugles, redressant les cour[bés]. 9. Aussi pour [to]ujours je m’attacherai [à ceux qui] espèrent et dans son amour Il [récompensera/jugera/?] 10. et le fru[it d’une ]bonne [œuvr]e ne sera différé pour personne, 91 E. PUECH, LacroyancedesEsséniensenlaviefuture :immortalité,résurrection, vie éternelle? (EB 22 ; Paris 1993), 677-678, à la suite de Starcky. Interprétation reprise par J. ZIMMERMANN, MessianischeTexteausQumrân:königliche,priesterliche undprophetischeMessiasvorstellungenindenSchriftfundenvonQumrân (WUNT II 104; Tübingen 1998), 415. 92 Ainsi, G. G. XERAVITS, King,Priest,Prophet:PositiveEschatologicalProtagonistsoftheQumrânLibrary (STDJ 47; Leiden 2003), 188 et A.P. JASSEN, Mediating theDivine(STDJ 68 ; Leiden 2007), 143-144. 93 E. PUECH, Qumrân Grotte 4 - XVIII: textes hébreux (4Q521-4Q528, 4Q5764Q579) (DJD 25 ; Londres 1998), introduction p. 1-7 et traduction p. 11 (2ii) et 19 (2iii).

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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11. et des actions glorieuses qui n’ont jamais eu lieu, le Seigneur réalisera comme il l’a d[it], 12. car Il guérira les (mortellement) blessés et les morts Il les fera revivre, les humbles Il évangélisera 13. et les [pauvre]s Il comblera, les expulsés Il conduira et les affamés Il enrichira/invitera au banquet (?) 14. et les inst[ruits (?) - - ,] et tous, comme des sai[nts (?) ils -] 15. et . . . [

Fragment 2 iii : 1. et le précepte de ta faveur. Et je les libérerai par [ car ( )] 2. il/elle est sûr(e) : ‘Les pères (re)viennent vers les fils’. H[eureux (?) [ (?)‫נכון באים אבות על בנים א]שרי‬ 3. sur]qui/]que la bénédiction du Seigneur dans sa bienveillance[ 4. la terre a exulté en tous lieu[x] et ] 5. car tout Israël (est?) dans l’exultation [et acclame son trône (?)] 6. et son sceptre, [et(?)] ils exalteront (?)[ 7. ils ont] trouvé[

] ] car

– C’est au fragment 2 iii ligne 2 que se trouve la citation implicite de Ml 3,24 : « Les pères viennent vers les fils (‫» )באים אבות על בנים‬. ‫נכון‬, selon Puech, sert à introduire la citation : « elle est sûre, la parole… », ou « il est sûr que… ». En Si 48,10, le mot ‫ נכון‬figure aussi juste avant la citation de Ml 3,24 et signifie « établi » : « Toi qui es écrit, établi pour le temps, pour faire cesser la colère avant [..], ramener le cœur des pères vers les fils94. » – « L’espace, assez grand après ‫על בנים‬, ‘vers les fils’, donne à penser que la citation de Malachie n’est que partielle, tout comme en Sira et Luc, ce que confirme l’absence de waw ensuite. » Après la lettre ‫א‬, Puech propose de lire, tenant compte de la taille du vacat et du parallèle avec Si 48,11, ‫אשרי‬, ‘heureux’ : « Il pourrait être question du peuple que la bénédiction du Seigneur a visité, ou mieux du personnage (le messie, l’Élu ?) sur qui la bénédiction du Seigneur a fait porter gratuitement son choix ou par qui elle se réalise95. » De ces deux manières, ce fragment semble influencé par Si 48,10.11. 94 Cf. Annexe 4. Les affinités entre Ben Sira et la littérature de Qumrân sont nombreuses. Voir E. PUECH, « Le livre de Ben Sira et les manuscrits de la Mer Morte », TreasuresofWisdom:StudiesinBenSiraandtheBookofWisdom (ed. M. GILBERT) (Leuven 1999), 411-426. 95 E. PUECH, QumrânGrotte4–XVIII(DJD 25 ; Londres 1998), 21.

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PREMIÈRE PARTIE

La question majeure de l’interprétation de 4Q521 est la lecture conjointe des fragments 2 ii et 2 iii (le fragment 2 i étant trop lacunaire pour que des hypothèses soit faites à son sujet). Elle est aussi dans l’interprétation de la formule ‫ משיחו‬ligne 1, qui peut être lue au singulier (« son messie ») comme au pluriel (« ses messies »)96. Si, comme le suggère Puech, le fragment 2 ii 1 évoque le messie davidique, le fragment 2 iii ferait référence à son précurseur, Élie, messie sacerdotal. Ce schéma est tellement proche de celui du Nouveau Testament que certains auteurs ont soupçonné qu’il soit influencé par lui. Knibb par exemple, sans admettre une succession aussi claire, lit cependant ‫ משיחו‬au pluriel et conserve l’allusion élianique97. Collins lit également ensemble les fragments 2 ii et 2 iii mais il interprète ‫ משיחו‬comme un singulier et, à la différence de Puech, il considère que 4Q521 en son entier parle d’Élie, nommé « son messie »98. Les œuvres décrites : « le ciel et la terre obéiront à son messie », « les morts il les fera revivre » sont des allusions à l’histoire d’Élie : il détient la clé du ciel (1 R 17), il ressuscita le fils de la veuve de Sarepta (1 R 18) : « Je suggère donc que le messie, à qui le ciel et la terre obéiront est le prophète eschatologique oint, ou Élie, ou un prophète comme Élie […]. Ainsi, les fragments 2 ii + 4 peuvent être interprétés dans le même contexte. Élie est le messie à qui le ciel et la terre obéissent, au temps de qui les malades sont guéris et les morts ressuscitent99. »

Aucun consensus ne s’est imposé dans l’interprétation de détail de ce manuscrit. Certains, comme Puech, l’insèrent à l’intérieur des conceptions messianiques connues par ailleurs à Qumrân et dans la Bible et adoptent l’idée d’une doctrine messianique cohérente chez les Esséniens, d’autres, avec Collins, l’interprètent isolément et s’en 96 Puech lui-même considère qu’il n’y a pas d’indice décisif pour préférer le singulier ou le pluriel. Il incline vers un pluriel en 2 ii 1 en raison du messianisme bicéphale présent ailleurs dans les textes communautaires de Qumrân. Cf. E. PUECH, “Some Remarks on 4Q246 and 4Q521 and Qumrân Messianism”, TheProvoInternational Conference on the Dead Sea Scrolls (ed. D.W. PARRY) (Leiden 1999), 563. 97 M.A. KNIBB, “Eschatology and Messianism in the Dead Sea Scrolls”, The DeadSeaScrollsafterFiftyYears (ed. P.W. FLINT – J.C. VANDERKAM) (Leiden 1999), 386-387; cf. aussi G.G. XERAVITS, King, Priest, Prophet (STDJ 47; Leiden 2003), 180s. 98 Partout ailleurs dans les manuscrits de la mer Morte, le pluriel “messies” désigne des prophètes. 99 J.J. COLLINS, TheScepterandtheStar:TheMessiahsoftheDeadSeaScrolls andOtherAncientLiterature (New York 1995), 119-121.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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tiennent au constat d’un pluralisme d’attentes messianiques. Nous avons déjà dit que l’homogénéité du développement des traditions dans le monde ancien nous parait plus plausible. Nous situerons donc le rôle d’Élie dans la pensée de la communauté de Qumrân sur une ligne d’évolution continue en amont et en aval. 4Q405 Les ChantspourlesacrificeduSabbat (4QShirot `Olat HaShabbatf) furent largement diffusés : dix copies fragmentaires ont été retrouvées au bord de la mer Morte (huit dans la grotte 4, une de la grotte 1 et une à Masada), toutes écrites entre la deuxième moitié du premier siècle avant J.-C. et la première moitié du premier siècle après J.-C. Cette poésie liturgique est constituée de treize chants à répéter chaque sabbat de façon cyclique. Chacun revient ainsi quatre fois par an. Ils sont probablement issus de la communauté de Qumrân, qui développa des formulaires fixes de prière, conçus comme substitut du culte sacrificiel du temple. Les chants ont pour cadre le temple céleste dans lequel les anges servent comme prêtres. Ils n’offrent pas de sacrifice mais bénissent et louent Dieu. Les membres de la communauté se conçoivent comme participants de ces chants, avec les anges, et s’associent à la louange divine100. Mais le contenu de leur louange n’est jamais explicité si ce n’est par le silence101. Dans le chant du 12e et avant-dernier sabbat, après la description graduelle de toutes les hiérarchies célestes jusqu’au centre divin, le fragment 19 s’achève par cette contemplation : « sous le merveilleux sanctuaire intérieur est la voix fine du silence des bénédictions divines (‫» )מתחת לד]בירי[ הפלא קול דממת שקת אל]הי[ם ברכים‬ (4Q405 19 7). À partir des fragments 21-22 lignes 7-13 particulièrement, la composition est tout entière une poésie liturgique où la révélation divine à Ézéchiel (Ez 3,12) est associée à celle dont Élie a été gratifié à l’Horeb (1 R 19,12)102 : 100 D.C. ALLISON, “The Silence of Angels: Reflections on the Songs of the Sabbath Sacrifice”, RQ 13 (1988), 189-197. 101 F. GARCIA MARTINEZ, “Apocalypticism in the Dead Sea Scrolls”, TheEncyclopediaofApocalypticism(ed. J.J. COLLINS) (Londres 2006), 181. 102 E. ESHEL – H. ESHEL – C.A. NEWSOM – B. NITZAN – E. SCHULLER – A. YARDENI (ed.), Qumrân Grotte 4 – VI: Poetical and Liturgical Texts, Part 1 (DJD 11 ; Londres 1998), introduction p. 307-311 et texte p. 345-346. Traduction personnelle, à l’aide de la traduction anglaise p. 346-347. L’allusion à 1 R 19,12 est mentionnée p. 350-351.

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PREMIÈRE PARTIE

‫ הללו לאלוהי‬Louez le Dieu ‫ הכבוד ]שני פ[לא ורוממ]ו[הו כפי‬des [années mer]veilleuses et exaltez-le selon sa gloire. ‫ במשכ]ן אלוהי[ דעת‬Dans le tabern[acle du Dieu de] connaissance, ‫ יפול]ו[ לפנו ה]כרו[בים וב]ר[כו‬Les [chéru]bins tombent devant lui et ils bé[nis]sent quand ils se ‫ בהרומם קול דממת אלוהים‬relèvent : une voix fine de Dieu

8

‫[ ]נשמע[ והמון רנה ברום כנפיהם‬est entendue ; ]et il y a un tumulte de joie, quand ils élèvent leurs ailes, ‫ קול] דממ[ת אלוהים‬une voix [fin]e de Dieu. ‫ תבנית כסא מרכבה מברכים ממעל לרקיע הכרובים‬Ils bénissent l’image du trône-chariot au-dessus de la voûte des chérubins.

9

‫ ]והו[ד רקיע האור ירננו ממתחת מושב כבודו‬Ils chantent la splendeur de la voûte ‫ ובלכת האופנים ישובו מלאכי קודש יצא ומבין‬éclatante, sous le siège de Sa gloire. Et quand les Ophanim avancent, les saints anges reculent et ils sortent du milieu de

10

‫ ]ג[לגלי כבודו כמראי אש רוחות קודש קודשים‬ses glorieuses roues. Comme l’aspect d’un feu sont les très saints esprits autour, ‫ סביב מראי שבולי אש בדמות השמל ומעשי‬l’aspect de fleuves de feu comme un électrum et une substance lumineuse

11

‫ ]נ[וגה ברוקמת כבוד צבעי פלא‬avec de glorieuses couleurs multiples, ‫ ממולח טוה‬splendides couleurs, purement mélangées. ‫ רוחות ]א[לוהים חיים מתהלכים תמיד עם כבוד‬Les esprits du Dieu vivant se ‫ מרכבות‬déplacent constamment avec la gloire des chariots

12

‫ ]ה[פלא‬magnifiques ‫ וקול דממת ברך בהמון לכתם‬et il y a une voix fine de bénédiction dans le tumulte de leur mouvement, ‫ והללו קודש בהשיב דרכיהם‬et une sainte louange, quand ils ‫ בהרומם ירוממו פלא‬retournent sur leurs chemins. ‫ ובשוכן‬Quand ils se lèvent, ils se lèvent magnifiquement ; quand ils s’assoient

13

[‫ יעמ[ודו‬ils restent en silence. ‫ קול גילות רנה השקיט‬La voix de la joyeuse réjouissance devient silencieuse ‫ ודממ]ת[ ברך אלוהים בכול מחני אלוהים‬et il y a une fine bénédiction de Dieu dans tous les lieux des êtres divins, [‫[ ]ו[קול תשבוח]ות‬et] un son de louange[s]

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

217

Cinq expressions jouent sur les mots ‫ קול‬et ‫ דממה‬d’1 R 17,12 : « la voix fine du silence des bénédictions divines (‫קול דממת שקת‬ ‫( » )אל]הי[ם ברכים‬4Q405 19 7) ; « voix fine de Dieu (‫קול דממת‬ ‫( » )אלוהים‬deux fois : 4Q405 20 ii 21, lignes 7 et 8) ; « une voix fine de bénédiction est le tumulte de leur mouvement (‫וקול דממת ברך בהמון‬ ‫( » )לכתם‬ligne 12) ; « ils restent en silence. La voix de la joyeuse réjouissance devient silencieuse et il y a une fine bénédiction de Dieu (‫( » )קול גילות רנה ודממ]ת[ ברך אלוהים ]יעמ[ודו השקיט‬ligne 13). La racine ‫ שקת‬est en 4Q405 19 7 et 4Q405 20 ii 21 ligne 13. Elle est synonyme de ‫ דקה‬en 1 R 17,12. Joachim Jeremias avait déjà perçu l’allusion élianique de cette poésie liturgique : « demama implique la présence cultuelle de YHWH. Ainsi, la manifestation de YHWH à Élie est décrite, dans ces cercles, de la même manière que l’on parle de sa présence dans le culte103. » Carol Newsom a relevé le parallèle entre ces expressions et celles du Targum de 1 R 19,12, qui met en scène des armées d’anges (‫משרית‬ ‫ )מלאכי‬précédant et entourant la Shekinah du Seigneur (‫)שכינתא דיוי‬, et explicite ‫ קוֹל ְדּ ָמ ָמה ַד ָקּה‬par « voix de ceux qui louent en douceur (‫» )קל דמשבחין בחשי‬, expression de la liturgie communautaire104. 4Q405 interprète 1 R 19,9-18 comme une liturgie d’anges à laquelle assistent sur terre le prophète Élie d’un côté, la communauté essénienne de l’autre105. 3.2.2.2 Élie et la communauté de Qumrân 3.2.2.2.1 DansleDocumentdeDamas Parmi l’ensemble des textes définissant l’idéal de la vie communautaire essénienne, les deux extraits suivants suggèrent des affinités avec les traditions sur Élie des livres des Rois et de Malachie. Le DocumentdeDamas est une des œuvres majeures des Esséniens, définissant vraisemblablement leur idéal de vie106. Les premières lignes contiennent plusieurs allusions à 1 R 19 et Ml 3 : 103 J. JEREMIAS, Theophanie : Die Geschichte einer alttestamentlichen Gattung (WMNAT 10; Neukirchen-Vluyn 1965), 115. 104 TheBibleinAramaic.Vol.II,TheFormerProphetsaccordingtoTargumJonathan (ed. A. SPERBER) (Leiden 1959), 295; TheAramaicBible10:TargumJonathanofthe FormerProphets (ed. D. J. HARRINGTON – A.J. SALDARINI) (Edinburgh 1987), 254. 105 C.A. NEWSOM, SongsoftheSabbathSacrifice:ACriticalEdition (HSS 27; Georgia 1985), 303.306. 106 “One of the foundational works of the Qumrân Community”: J.M. BAUMGARTEN, “Damascus Document”, EncyclopediaoftheDeadSeaScrolls I (ed. L.H. SCHIFFMAN – J.C. VANDERKAM) (Oxford 2000), 166. Deux exemplaires ont été retrouvés à la

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PREMIÈRE PARTIE

« 3 À cause de leur infidélité, à ceux qui L’avaient abandonné (‫במועלם‬ ‫)אשר עזבוהו‬, Il cacha Sa face à Israël et à son Sanctuaire, 4 et il les livra au glaive (‫)ויתנם לחרב‬. Mais, se souvenant de l’Alliance des patriarches (‫)ברית ראשנים‬, Il laissa un reste 5 à Israël (‫ )השאיר שאירית לישראל‬et ne les livra pas à l’épée (‫)ויתנם לחרב‬. Et au temps de la colère (‫)ובקץ חרון‬, trois cent 6 quatre-vingt-dix ans après qu’Il les eût livrés dans la main de Nabuchodonosor, roi de Babylone, 7 Il les visita, et Il fit pousser d’Israël et d’Aaron une racine de plantation pour posséder 8 Son pays et pour s’engraisser des biens de Son sol. Et ils comprirent leur iniquité, et ils reconnurent qu’ 9 ils étaient des hommes coupables. Mais ils furent comme des aveugles et comme des gens qui cherchent le chemin en tâtonnant 10 durant vingt ans. Et Dieu considéra leurs œuvres, car d’un cœur parfait ils L’avaient cherché (‫ ; )כי בלב שלם דרשוהו‬11 et Il leur suscita un Maître de justice pour les conduire dans la voie de Son cœur (‫)ויקם להם מורה צדק להדריכם בדרך לבו‬ et pour faire connaître 12 aux dernières générations ce qu’Il à la dernière génération, à la congrégation des traîtres. » (CD 1,3-12)107.

L’abandon de l’alliance (‫יתָך‬ ְ ‫)עזְ בוּ ְב ִר‬ ָ par les fils d’Israël est la raison d’être de la fuite d’Élie à l’Horeb (1 R 19,10.14) et de la fuite des membres de la communauté à Qumrân (‫ ברית ראשנים – עזבוהו‬: CD 1,3.5). La formule Dieu qui « cache sa face à Israël et à son sanctuaire » (CD 1,3) peut être mise en relation avec le silence de Dieu à l’Horeb (1 R 19,12). En châtiment, tous doivent passer par le glaive (‫ חרב‬: 1 R 19,17 CD 1,4), sauf « un reste d’Israël » (‫ וְ ִה ְשׁ ַא ְר ִתּי ְביִ ְשׂ ָר ֵאל‬: 1 R 19,18 – ‫ שאירית לישראל‬: CD 1,5). La communauté a commencé « au temps de la colère (‫)ובקץ חרון‬, 093 ans après la libération d’Israël des mains de Nabuchodonosor, roi de Babylone » (CD 1,5)108. L’expression évoque Si 48,10, qui assigne à Élie, lors de son retour eschatologique, la mission de « faire cesser la colère avant […] ([...]‫» )לעת להשבית אף לפנ‬. Le Maître de justice est suscité par Dieu afin de « guider sur le chemin de son cœur (‫ » )דרך בדרך לבו‬les membres de la communauté (CD 1,11). Le schéma est proche de celui de Ml 3,1 : Dieu envoie un messager-ange pour « aplanir le chemin devant [lui] (‫ה־ד ֶרְך ְל ָפנָ י‬ ֶ ָ‫וּפנּ‬ ִ : Ml 3,1) ». Geniza du Caire et dix à Qumrân. La plus ancienne copie de Qumrân est datée de 75-50 avant J.-C. 107 LaBible :Écritsintertestamentaires (ed. D. DUPONT-SOMMER – M. PHILONENKO), (Paris 1987), 142-143. Traduction légèrement modifiée. 108 “It is not clear, however, whether the whole 390 years qualify as “the age of wrath” or whether that age begins only after 390 years”: J.J. COLLINS, “Eschatology”, Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls I (ed. L.H. SCHIFFMAN – J.C. VANDERKAM) (Oxford 2000), 258.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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Plus loin, dans le DocumentdeDamas, les membres de la communauté sont nommés « les convertis d’Israël, ceux qui sont sortis du pays de Juda et se sont exilés au pays de Damas (‫שבי ישראל היוצאים‬ ‫( » )מארץ יהודה ויגורו בארץ דמשק‬CD 6,5) ; « ceux qui sont entrés dans la Nouvelle Alliance au pays de Damas (‫באי הברית החדשה בארץ‬ ‫( » )דמשק‬CD 6,19 ; 8,21)109. Les thèmes de la conversion et du cœur relient l’idéal de vie à Qumrân et Ml 3,24. Le nom du document, « de Damas », est une appellation allégorique110. Pour certains, il désigne Babylone et signifierait un lieu d’exil volontaire. Sans l’exclure, la référence aux traditions élianiques est plus immédiate. Damas est le « désert » où Dieu envoie Élie après lui être apparu à l’Horeb : « Va, retourne sur ton chemin, au désert de Damas – ‫ֵלְך שׁוּב ְל ַד ְר ְכָּך ִמ ְד ַבּ ָרה‬ ‫( » ַד ָמּ ֶשׂק‬1 R 19,15).

Ces termes, transposés spirituellement, signifieraient l’appel à quitter son lieu de résidence (‫)לְך‬, ֵ à partir au désert afin d’emprunter un chemin de conversion (‫)שׁוּב‬. CD 6,5 appelle « les exilés au pays de Damas », « les convertis (‫ )שבי‬d’Israël », faisant référence non seulement à l’ordre donné à Élie en 1 R 19,15 mais surtout peut-être à l’état des relations mutuelles qui résulte de l’action d’Élie en Ml 3,24. Le désert de Damas est aussi le lieu où Élie est envoyé pour oindre Hazaël, Jéhu et Élisée, avant de quitter cette terre au bord du Jourdain, tout près de la mer Morte. La mission au désert de conférer l’onction des deux rois et d’un prophète peut avoir inspiré celle des Esséniens, qui attendent un prophète et deux messies. En se retranchant de la vie de la société, en « quittant le monde », à Qumrân, au bord de la mer Morte et du Jourdain, ils vivent en microcosme la société d’Israël réconciliée et en paix. 3.2.2.2.2 DanslaRègledeCommunauté Un passage central de la RègledeCommunauté (‫ )סרך היחד‬définit ainsi son identité111 : « Voici la règle pour les membres de la communauté, ceux qui sont volontaires pour se convertir de tout mal (‫ )לשוב מכל רע‬et pour s’attacher 109

Voir encore CD-B 19,34 ; 20,12. J. MURPHY-O’CONNOR, “Damascus”, EncyclopediaoftheDeadSeaScrolls I (ed. L.H. SCHIFFMAN – J.C. VANDERKAM) (Oxford 2000), 165-166. 111 La plus ancienne copie de ce document remonte à 100-75 avant J.-C. 110

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PREMIÈRE PARTIE

à tout ce qu’Il a prescrit selon Sa volonté ; pour se séparer de la congrégation des hommes pervers, pour devenir une communauté dans la Loi et quant aux biens et au sous l’autorité des fils de Sadoq, les prêtres qui gardent l’alliance, et sous l’autorité de la majorité des membres de la communauté, ceux qui se sont attachés à l’alliance (‫]…[ )המחזקים בברית‬. Ils pratiqueront la vérité en commun et l’humilité, la justice et le droit, et l’affectueuse charité (‫ )חסד‬et la modestie de conduite en toutes leurs voies. Que personne n’aille dans l’obstination de son cœur pour errer en suivant son cœur (‫ )לוא ילך איש בשרירות לבו לתעות אחד לבבו‬et ses yeux et les pensées de son penchant mauvais (‫ ! )יצרו‬Mais ils circonciront, dans la communauté, le prépuce du penchant mauvais (‫ )יצר‬et de l’insubordination afin de poser un fondement de vérité pour Israël, pour la communauté de l’alliance éternelle (‫ ; )ליחד ברית עולם‬afin d’expier pour tous ceux qui sont volontaires pour la sainteté en Aaron et pour la maison de vérité en Israël » (1QS 5,1-7)112.

La conversion (‫ )שוב‬est le but de cette vie commune, comme dans la société eschatologique réformée par Élie (Ml 3,24). Dans la communauté (‫ )יחד‬se pratiquent les vertus les uns à l’égard des autres, attitudes qui s’opposent au penchant mauvais (‫)יצר‬, au cœur (‫)לב‬ obstiné. Au lieu d’« errer en suivant son cœur (‫» )לבו‬, chaque membre doit « tourner son cœur vers son prochain », pour reprendre la formule de Ml 3,24 G. La notion d’alliance (‫ )ברית‬aussi établit un contact entre l’identité de cette communauté et celle du messager-ange de Ml 3,1. 3.2.2.3 Élie et le Maître de justice Peut-on penser que le Maître de justice de Qumrân ait été identifié avec le prophète-prêtre eschatologique ? Dans la mesure où Élie est le prophète attendu pour le Jour du Seigneur, le Maître de justice futil considéré à Qumrân comme cet Élie qui devait revenir ? L’hypothèse a été émise dès 1957 par Adam Van der Woude113. Elle est le plus souvent rejetée aujourd’hui114, mais la question mérite d’être reprise à la lumière d’études plus récentes et de nouveaux éléments fournis par la publication complète des manuscrits de la mer Morte. 112 LaBible :Écritsintertestamentaires (ed. D. DUPONT-SOMMER – M. PHILONENKO), (Paris 1987), 22. 113 A.S. VAN DER WOUDE, Die messianischen Vorstellungen der Gemeinde von Qumrân (SSN 3; Assen 1957). 114 Ainsi J.J. COLLINS, The Scepter and the Star (New York 1995), 102-112 ; A.P. JASSEN, MediatingtheDivine (STDJ 68 ; Leiden 2007), 192-196.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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Ne disposant que d’une documentation très incomplète, nous en sommes réduits aux hypothèses et, s’agissant de croyances, il est possible qu’elles n’aient jamais été complètement exprimées par écrit mais simplement partagées à l’intérieur de la communauté. Le croisement de figures du judaïsme de l’époque et de documents de Qumrân permet, avec une certaine vraisemblance, de repérer quelques indications sur ces croyances, au-delà des textes. L’argument repose aussi sur le principe de stabilité des traditions : si elles peuvent connaître des évolutions, elles ne changent pas radicalement. Ainsi, en partant des traditions juives plus tardives, chez les Qaraïtes et dans le Talmud, des tendances se dessinent et une certaine homogénéité avec les plus anciennes apparaît115. 3.2.2.3.1 Élie,messieprêtre-prophèteeschatologiqueàQumrân L’assimilation du prophète-messie sacerdotal eschatologique de Qumrân avec l’Élie de Ml 3,23-24 est a priori plausible, les prophètes candidats à un tel rôle étant peu nombreux parmi les figures attendues116. L’analyse de l’ensemble des textes conduisent plusieurs auteurs à l’admettre : « Dès la seconde moitié du IIe siècle et dans la première moitié ou même le premier tiers du 1er siècle av. J.C., les Esséniens espéraient la venue d’un prophète, Élie redivivus de la tradition antérieure, et celle d’un Messie prêtre et d’un Messie roi, le prêtre aaronide ayant partout préséance sur le roi davidique »117 ; « Le nouvel Élie peut être identifié avec le Grand prêtre eschatologique »118 (Puech). « Élie devient le Grand prêtre, qui prend le rôle du Messie sacerdotal des derniers temps »119 (Fitzmyer). 115 Voir les remarques sur l’antiquité des traditions orales contenues dans le Talmud de Babylone par K.H. LINDBERCK,ElijahandtheRabbis:StoryandTheology (New York 2010). Cf. p. 9: “Rabbinic stories [are] sometimes closer to oral tradition than biblical narrative because they exist in less highly edited contexts […]. Writing inevitably alters crucial features of orally performed narrative. The Talmud contains some almost unedited transcriptions of oral narrative, most noticeably in cycles of stories.” 116 En fait, seuls Moïse et Élie sont nominativement envisagés. Cf. J.C. POIRIER, “The Endtime Return of Elijah and Moses at Qumrân”, DSD 10/1 (2003), 221-242. 117 E. PUECH, “Messianisme, eschatologie et résurrection dans les manuscrits de la Mer Morte” RQ 18 (1998), 285. 118 E. PUECH, “Some Remarks on 4Q246 and 4Q521 and Qumrân Messianism”, The Provo International Conference on the Dead Sea Scrolls (ed. D.W. PARRY) (Leiden 1999), 564. 119 J.A. FITZMYER, TheOneWhoistoCome (Grand Rapids 2007), 158-9.

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PREMIÈRE PARTIE

« À Qumrân, le dernier maître comme Moïse ou le dernier prophète comme Élie peut aussi être identifié avec le Grand prêtre » (Himbaza)120.

Un autre indice vient étayer cette hypothèse : tandis que la racine ‫ משח‬est utilisée dans la Bible en référence aux prophètes et à la prophétie en trois occurrences seulement (1 R 19,16 ; Is 61,1 ; Si 48,8 Heb121), les manuscrits de la mer Morte attestent d’un large usage du terme « les oints » pour les prophètes : « l’expression «les oints» est une désignation des prophètes dans le lexique post-biblique »122. Dans la mesure où les deux références vétérotestamentaires les plus évidentes sont 1 R 19,16 et Si 48,8, il est fort probable que cet usage provient d’une influence des traditions sur Élie-Élisée. L’assimilation implicite dans les documents de Qumrân entre le messie sacerdotal et le prophète eschatologique n’a donc rien de forcé puisque les deux mots, prophète et messie, sont presque synonymes dans la terminologie de l’époque. 3.2.2.3.2 LeMaîtredejustice,leprophèteeschatologiqueetlemessie prêtre À Qumrân, par bien des aspects, le Maître de justice a des traits qui le rapprochent du messie prêtre d’une part et du prophète eschatologique de l’autre. Le Maître de justice, prêtre La réaction essénienne est vraisemblablement issue des milieux sacerdotaux du temple de Jérusalem qui auraient fait scission d’avec le temple, aux mains d’un « prêtre impie » n’appartenant plus à la descendance sadocite légitime. Dans le pesher d’Habacuc et le pesher sur les Psaumesa, le Maître de justice est nommé « le prêtre »123. Son nom même indiquerait la revendication du sacerdoce légitime : la formule hébraïque ‫ מורה הצדק‬qu’elle traduit peut aussi signifier « maître juste » c’est-à-dire vrai ou légitime, avec une nuance polémique, et inclure une allusion au nom Sadoq (‫ )צדוק‬en qui s’enracine la dynastie authentique des Grands prêtres124. 120

I. HIMBAZA, « La finale de Malachie sur Élie (Ml 3,23-24) », 34. Si 48,8 Gr a au pluriel « les prophètes ». 122 Voir les neuf (ou onze) occurrences où “oints” est employé pour “prophètes” en A.P. JASSEN, Mediating the Divine (STDJ 68 ; Leiden 2007), 85-86. La citation est p. 97. 123 M.A. KNIBB, « Teacher of Righteousness », Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls II (ed. L. H. SCHIFFMAN – J. C. VANDERKAM) (Oxford 2000), 918-921. 124 H. ESHEL, TheDeadSeaScrollsandtheHasmoneanState (Jerusalem 2008), 33. 121

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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Le Maître de justice, prophète Le nom de « prophète » n’est jamais donné explicitement au Maître de justice, mais, nous l’avons dit, son rôle est en continuité avec la prophétie : il se considère destinataire de révélations divines directes et interprète de façon inspirée les Écritures ; il instaure avec autorité une législation nouvelle pour la communauté. – Dans le pesherd’Habacuc, la prophétie est appliquée au « Maître de justice à qui Dieu a révélé tous les mystères de ses serviteurs les prophètes (‫( » )פשרו על מורה הצדק אשר הודיעו אל את כול רזי דבריו הנביאים‬1QpHab 7,4-5).

– Dans les Hymnes (‫)הוֹדיוֹת‬, ָ celui qui chante, le même Maître de justice probablement, se sent l’objet d’une révélation particulière de Dieu : « Tu t’es révélé toi-même à moi en ta force comme une parfaite lumière » ; « Tu m’as donné de comprendre les mystères de ta merveille et en ton conseil merveilleux, tu m’as confirmé » (1QHa 12,23.27-28).

– La Règle de Communauté enjoint ses membres à « chercher Dieu de tout son cœur et toute son âme, faisant ce qui est bon et droit devant Lui, selon ce qu’Il a commandé par Moïse et par tous ses serviteurs les prophètes » (1QS 1,1-3). Moïse et tous les prophètes après lui sont mis sur le même plan de médiateurs de Dieu pour transmettre sa Loi125. Plus loin, est exprimé le caractère continu de la révélation de la Loi divine : « Quand ces choses arriveront pour la communauté en Israël, en ces moments déterminés, ils se sépareront du milieu de l’habitation des hommes pervers pour aller au désert, afin d’y frayer la voie de Lui, ainsi qu’il est écrit : Dansledésert,frayezlavoiede ▪ ▪ ▪ ▪ ; aplanissez dans la steppe une chaussée pour notre Dieu [Is 40,3]. Cette (voie), c’est l’étude de la Loi qu’Il a promulguée par l’intermédiaire de Moïse, afin qu’on agisse selon tout ce qui est révélé temps par temps et selon ce que les prophètes ont révélé par Son Esprit Saint » (1QS 8,1416)126.

Ici, le prophétisme a pour fonction de médiatiser la Loi divine révélée, à la suite de Moïse. La révélation de la Loi est progressive et 125 Voir encore dans le même sens pesher d’Osée (4Q166) 2,1-6 ; Apocryphede Jérémie (4Q390) 2 i 4-5. 126 LaBible :Écritsintertestamentaires (ed. D. DUPONT-SOMMER – M. PHILONENKO) (Paris 1987), 32-33.

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PREMIÈRE PARTIE

Dieu la fait connaître pour chaque génération à travers des prophètes qu’il suscite à cette fin127. Dans ce contexte, le Maître de justice de la communauté est mis au même niveau que ces prophètes à qui Dieu révèle sa Loi pour la période historique actuelle. Idéalement, le Document de Damas, le RouleauduTemple et la RègledelaCongrégation sont précisément cette législation halakhique reçue du Maître de justice par révélation divine dans les circonstances et les menaces du temps, et transmise par lui aux vrais fils d’Israël, ceux qui reçoivent sa parole – les membres de Qumrân. Caractère eschatologique du Maître de justice Le DocumentdeDamas désigne le prophète eschatologique comme « celui qui enseigne la justice à la fin des jours (‫יורה הצדק בחרית‬ ‫( » )הימים‬CD 6,11). Cette expression est proche de celle de « Maître de justice (‫ » )מורה צדק‬que le même document utilise aussi (cf. CD 1,10). Nous avons vu que la communauté tout entière se conçoit comme appartenant aux « dernières générations » et envisage son existence à l’intérieur des « derniers temps ». Il n’est donc pas étonnant que son fondateur ait aussi un tel caractère eschatologique. Geza Vermes a proposé l’hypothèse que tous les textes parlant du prophète eschatologique dateraient d’avant l’arrivée à Qumrân de ce maître, en qui les membres déjà présents auraient reconnu le prophète attendu pour les derniers temps128. Sans aller jusqu’à une reconstruction aussi complète de l’évolution historique des croyances esséniennes, d’autres auteurs assimilent le prophète eschatologique attendu et le Maître de justice129. Peut-on franchir un pas supplémentaire et dire que le Maître de justice fut lui-même reconnu comme l’Élie eschatologique, sur la base de ces équivalences du messie prêtre – prophète eschatologique, d’une part avec Élie, d’autre part avec le Maître de justice ? 127 A.P. JASSEN, MediatingtheDivine(STDJ 68 ; Leiden 2007), 37-63: “Prophets and progressive Revelation: The Presentation of the Prophets as Lawgivers in the Dead Sea Srolls.” 128 G. VERMES, AnIntroductiontotheCompleteDeadSeaScrolls (Minneapolis 1999). 129 Cf. D.E. AUNE, ProphecyinEarlyChristianityandTheAncientMediterranean World (Grand Rapids 1983), 131; J.C. POIRIER, “The Endtime Return of Elijah and Moses at Qumrân”, DSD 10/1 (2003), 241.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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À partir de l’assimilation explicite dans des documents du judaïsme tardif, plusieurs références dans les textes de Qumrân orientent en ce sens. 3.2.2.3.3 L’ÉlieeschatologiqueetleMaîtredejusticedeQumrân Dans les sources juives tardives Dans le Qaraïsme et le Talmud, l’expression « Maître de justice » désigne l’Élie eschatologique : – Les liens entre le Qaraïsme et l’enseignement de Qumrân ont fait l’objet de nombreuses études. Selon André Paul, c’est là que certaines traditions esséniennes auraient survécu à l’intérieur du judaïsme130. Daniel al-Qumisi (fin 9e – début 10e s. après J.-C.) connaît un bimessianisme proche de celui de Qumrân : « le Grand prêtre sur le trône sacerdotal ; et aussi le Messie sur le trône royal ». Or chez un Qaraïte de la génération suivante, David ben Abraham al-Fasi, parmi les deux oints, l’un, messie sacerdotal, est Élie ; et l’autre, le messie fils de David. « Il y a donc identité, dans la théologie de Daniel al-Qumisi et des Qaraïtes postérieurs, entre le Docteur de Justice, le prophète Élie et le messie sacerdotal. Celui-ci précèderait et préparerait la venue du Messie royal131. »

Lors des temps eschatologiques, le Maître de justice est un maître de la loi qui résoudra les conflits d’interprétation. Al-Qumisi commente ainsi Jl 2,23 (« car il vous a donné la pluie d’automne pour la justice ») : « À mon avis, il s’agit du Docteur de Justice, Élie, qui sera envoyé à Israël pour lui enseigner les lois, comme il est écrit : “jusqu’à ce qu’il vienne pour enseigner la justice” (Os 10,12), et comme il est écrit : “il ramènera le cœur des pères vers leurs fils” (Ml 3,23) ; et cela arrivera avant la venue de Gog, comme il est écrit : “Avant que n’arrive le jour de YHWH, grand et redoutable” (Ml 3,23)132. »

Ici, le Maître de justice est nettement le prophète eschatologique, assimilé à Élie. La tradition qaraïte postérieure jusqu’à la période 130 A. PAUL, ÉcritsdeQumrânetsectesjuivesauxpremierssièclesdel’Islam : Recherchessurl’origineduQaraïsme (Paris 1969). Cf. aussi J.C. TREBOLLE BARRERA, TheJewishBibleandtheChristianBible(Leiden 1998), 483-484. 131 A. PAUL, Idem., 130 ; L. GINZBERG, AnUnknownJewishSect(New York 1970) [trad. angl. de EineunbekanntejüdischeSekte (1922)], 217. 132 A. PAUL, Idem., 125.

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moderne entretient cette croyance : « Qu’il nous envoie sans tarder le Docteur de Justice, qui ramènera le cœur des pères vers leurs fils133. » – Dans le Talmud, c’est à Élie qu’est laissé le règlement de toutes les questions légales litigieuses, selon la formule stéréotypée : ‫עד שיבוא‬ ‫( אליהו‬b Ber 33c ; b Shab 108a ; m Men 45a ; m Pes 70b ; BB 3,4). Par ailleurs, l’Élie eschatologique est souvent nommé « celui qui enseigne la justice (‫ » )יורה הצדק‬dans les écrits rabbiniques134. À Qumrân Plusieurs auteurs considèrent que le schéma de la tradition qaraïte est l’héritier authentique de celui de la communauté de Qumrân. – Van der Woude conclut en ces termes : « Le docteur attendu pour la fin des temps est à identifier avec le Messie d’Aaron et avec le grand-prêtre eschatologique qui se manifestera en compagnie du Messie davidique […]. Nous sommes d’avis que le Docteurscrutateur-Messie aaronide-grand-prêtre n’est autre qu’Élie redivivus135. »

– Puech rejoint Van der Woude dans l’assimilation du messie sacerdotal et du prophète instructeur attendu. S’il ne le suit pas jusqu’à identifier le Maître de justice de la communauté avec Élie, il n’en exclut pas la possibilité136. – Joachim Jeremias établit une corrélation avec l’expression « celui qui enseigne la justice (‫ » )יורה הצדק‬utilisée dans les écrits rabbiniques pour désigner l’Élie eschatologique. Cette attestation dans les traditions postérieures garderait la mémoire de ce lien entre Élie, le Grand prêtre et le fondateur de Qumrân. De là, Jeremias conclut à la possibilité que la communauté ait attendu le retour de leur chef comme l’Élie eschatologique137. Dans les manuscrits de la mer Morte, plusieurs indications confirment ce jugement : – Nous avons déjà rapproché l’expression du DocumentdeDamas concernant le Maître de justice, suscité par Dieu afin de « guider 133

A. PAUL, Idem., 127. J. JEREMIAS, “Ἡλ(ε)ίας”, TDNT II (ed. G. KITTEL) (Grand Rapids 1966), 932. 135 A.S. VAN DER WOUDE, « Le Maître de Justice et les deux Messies de la Communauté de Qumrân », La secte de Qumrân et les origines du Christianisme (ed. P.M. VAN DER PLOEG JAN) (Paris 1959), 132. 136 E. PUECH, LacroyancedesEsséniensenlaviefuture.II. (EB 22 ; Paris 1993), 679 ; ID.,“Une Apocalypse messianique (4Q521)” RQ 15 (1991), 497. 137 J. JEREMIAS, “Ἡλ(ε)ίας”, 932. 134

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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sur le chemin de son cœur (‫ » )דרך בדרך לבו‬chaque membre de la communauté (CD 1,11) et le messager-ange du livre de Malachie, envoyé par Dieu pour « aplanir le chemin devant [lui] (‫ה־ד ֶרְך ְל ָפנָ י‬ ֶ ָ‫וּפנּ‬ ִ : Ml 3,1) ». – 4Q253a (CommentairesurMalachie) I i 5 interprète Ml 3,16-18 en référence au Maître de justice138. Le texte est trop fragmentaire et ne permet pas de savoir exactement de quelle manière la relation est établie entre ces versets et le Maître. La citation se termine avec le verset 18, dont seule la partie centrale est conservée : « [Alors vous verrez à nouveau la différence] entre le juste et le méchant (‫)בין צדיק לרשע‬, [entre celui qui sert Dieu et celui qui ne le sert pas] » (Ml 3,18). La suite du fragment reprend ‫ הצדק ועל‬ce qui invite à y lire : « [son interprétation concerne le … de] justice et … (‫ [הצדק ועל‬... ‫ פשרו על‬...]) »139. Nous avons montré la cohérence de la forme finale du chapitre 3 du livre de Malachie. Une corrélation pourrait être établie entre Élie et le Maître de justice dans le CommentairesurMalachie, pour autant que les petits fragments restants permettent de l’établir. – Une autre figure, « l’interprète de la Loi (‫» )דורש התורה‬, est mentionnée à trois endroits dans les documents de Qumrân (CD 6,7 ; 7,18 ; 4Q174 i 11-12). Trebolle Barrera admet, sur la base du DocumentdeDamas (6,11) et de 4Q174 1–3.i.11, l’identité entre l’interprète de la loi, « qui enseigne la justice à la fin des jours », et l’Élie attendu140. L’absence de prophète eschatologique dans le Document de Damas conduit à voir dans l’interprète de la Loi la même personne que le Maître de justice141, identifié sous cette appellation à l’Élie eschatologique. 138 G.J. BROOKE, “Prophecy”, Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls. II (ed. L.H. SCHIFFMAN – J.C. VANDERKAM) (Oxford 2000), 697. 139 F. GARCÍA MARTÍNEZ – E.J.C. TIGCHELAAR (ed.), TheDeadSeaScrollsStudy Edition.I:1Q1-4Q273(Leiden 1997), 506-507. 140 Le lien entre Élie et l’interprète de la loi est en J.C. TREBOLLE BARRERA, “Elijah”, Encyclopedia of the Dead Sea Scrolls I (ed. L.H. SCHIFFMAN – J.C. VANDERKAM) (Oxford 2000), 246. Cf aussi N. WIEDER, “The ‘Law-Interpreter’ of the Sect of the Dead Sea Scolls: The Second Moses”, JJS 4 (1953), 158-175. 141 F. GARCIA MARTINEZ, “The Messianic Hopes in Qumrân Writings”, The PeopleoftheDeadSeaScrolls:TheirWritings,BeliefsandPractices (ed. F. GARCÍA MARTÍNEZ – J.C. TREBOLLE BARRERA) (Leiden 1995), 187; J.J. COLLINS, TheScepter andtheStar:TheMessiahsoftheDeadSeaScrollsandOtherAncientLiterature (New York 1995), 148; M.A. KNIBB, « Teacher of Righteousness », Encyclopedia oftheDeadSeaScrolls II (ed. L.H. SCHIFFMAN – J.C. VANDERKAM) (Oxford 2000), 918-921; G.G. XERAVITS, King,Priest,Prophet(STDJ 47; Leiden 2003), 49.

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PREMIÈRE PARTIE

Est-ce à dire pour autant que les membres considèrent comme accomplie la prophétie sur le retour d’Élie en leur Maître ? Dupont-Sommer est allé jusqu’à dire que les Esséniens croyaient en une vie après la mort en croix de leur fondateur et qu’il reviendrait lui-même à la fin des temps. Aucun texte ne justifie une telle reconstruction142. L’application du titre « Maître de justice » au fondateur de la communauté de Qumrân a conduit Van der Woude à déduire que les Esséniens ont vu en lui l’accomplissement de la prophétie sur le retour eschatologique d’Élie, mais qu’ils attendaient le retour ultérieur d’un autre Maître de justice, à qui s’appliquerait aussi la prophétie143. En ce sens, nous pouvons penser à un modèle souple d’accomplissement de la prophétie de Ml 3,23-24 : elle est appliquée au fondateur de la communauté même si une autre manifestation ultérieure d’Élie reste attendue, sous une autre forme et à travers une autre personne. Le Nouveau Testament développera un modèle d’interprétation de Ml 3,23-24 assez proche de celui-là, entre Mt 11,14 ; 7,13 ; Lc 1,16 ; Jn 1,21 et Ap 11,3-13. Certains textes expriment la conviction d’être dans les temps de la fin et d’autres le report de ces temps eschatologiques à une fin ultime encore à venir : « Le temps ultime sera prolongé (‫ )יארוך הקץ האחרון‬et il dépassera tout ce qu’ont dit les prophètes ; car les Mystères de Dieu sont merveilleux » (1QpHab 7,7-8). « L’explication de ceci concerne les hommes de vérité, ceux qui pratiquent la Loi, dont les mains ne se relâchent pas au service de la vérité, quand est reculé pour eux le temps ultime (‫ ; )בהמשך עליהם הקץ האחרון‬car tous les temps de Dieu arrivent lors de leur terme, conformément à ce qu’il a décrété à leur sujet dans les Mystères de sa Prudence » (1QpHab 7,12-14).

Au terme de cette analyse, nous pensons qu’il est vraisemblable que les Esséniens aient interprété l’accomplissement de la prophétie sur le retour d’Élie au moment de leur fondation et dans la personne du Maître de justice qui leur fut envoyé peu après. Pour autant cela n’épuisait pas nécessairement pour eux le contenu de la prophétie 142 Selon le jugement de J.C. TREBOLLE BARRERA, “The Essenes of Qumrân”, The People of the Dead Sea Scrolls (ed. F. GARCÍA MARTÍNEZ – J.C. TREBOLLE BARRERA) (Leiden 1995), 83. 143 A.S. VAN DER WOUDE, « Le Maître de Justice et les deux Messies de la Communauté de Qumrân », 133-134 ; ID., DiemessianischenVorstellungenderGemeinde vonQumrân (SSN 3; Assen 1957), 228ss.

3. LES TRADITIONS SUR ÉLIE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE

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qui trouverait un autre accomplissement ultérieur dans le prophèteprêtre-messie, qui viendrait dans un avenir plus lointain avec le messie davidique. Dans cette perspective, 4Q521 2 iii 2 – ‫– נכון באים אבות על בנים‬ célèbrerait l’accomplissement des promesses du Seigneur. À la place de « retourner (‫» )השיב‬, dans un sens futur, commun à Ml 3,24 (accompli avec waw inversif) et Is 48,10 (infinitif absolu), 4Q521 a « viennent (‫» )באים‬, un participe accompli dans un sens présent. Le remplacement du verbe ‫ שוב‬par ‫ בוא‬signifierait que le mouvement de conversion est déjà accompli, à Qumrân précisément. Dans le pesher d’Habacuc, le verbe ‫ בוא‬se trouve en deux versets rapprochés pour désigner « ce qui doit venir à la dernière génération (‫» )כול הבא]ות ע[ל הדור האחרון‬ (1QpHab 2,7 et 7,1-2), « sur son peuple (‫ » )כול הבאות על עמו‬à la fin des temps (1QpHab 2,10) et qui est appliqué à la vie actuelle de la communauté144. Dans le même sens ici, celui qui proclame ce texte célèbrerait l’accomplissement sous ses yeux des promesses du Seigneur, notamment la prophétie de Ml 3,24 – Si 48,10. Il constate que, grâce au ministère d’Élie – son Maître de justice, les relations mutuelles avec les membres de sa communauté ont été effectivement transformées et s’exclame : « comme cela avait été établi, les pères viennent vers les fils ». Parallèlement, le verbe ‫ שלך‬à l’inaccompli en 4Q558, 51 4 – « [‫ – לכן אשלח לאליה קד]ם‬c’est pourquoi j’enverrai Élie av[ant] » – évoquerait le maintien d’une attente future d’un Élie précurseur. Entre un présent et un futur de l’accomplissement de Ml 3,23-24, dans les ChantspourlesacrificeduSabbat (4Q405 21-22, 7-13), le membre de la communauté essénienne s’unit à la liturgie des anges devant le Très-Haut et y revit la théophanie d’Élie à l’Horeb : il recueille dans son âme la voix d’un fin silence.

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Cf. A.P. JASSEN, MediatingtheDivine(STDJ 68 ; Leiden 2007), 30-34.

4. LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE ET LA FORMATION DE LA BIBLE À LA PÉRIODE HASMONÉENNE Cette revue des traditions sur Élie aux périodes hellénistique puis hasmonéenne permet de mesurer la place majeure qu’il a occupée dans le judaïsme de ces époques et comment la représentation de son personnage s’est transformée. Pour l’Ancien Testament, l’hypothèse principale de notre étude est que la grande édition proto-massorétique de la Bible ayant été réalisée durant cette même période, les changements textuels qui la caractérisent reflètent une image du prophète Élie correspondant à l’état de développement des traditions sur Élie du temps des éditeurs. Après quelques considérations générales sur le contexte culturel de ces éditeurs supposés, nous proposerons à cette lumière une nouvelle relecture des deux textes déjà étudiés précédemment (1 R 19,918 ; 2 R 2,1-18) et d’autres parties du cycle d’Élie (1 R 17-18.21). De cette manière, nous espérons apporter une contribution à la tâche assignée par Joseph Blenkinsopp à l’étude historique de la Bible : « La critique des formes, avec sa tentative de localiser le Sitz im Leben d’un texte, fournit un point de départ utile pour la reconstruction du monde social d’où vient le texte. Mais à cela, il nous faut ajouter la tâche de reconstruire les différentes situations sociales, intellectuelles et religieuses, dont le texte, dans ses réinterprétations et réappropriations continues, est une partie1. »

Les traditions sur Élie offrent un champ d’application fertile à cette tâche. 1 J. BLENKINSOPP, Prophecy and Canon: A Contribution to the Study of Jewish Origins (SJCA 3 ; Notre Dame 1977), 10: “Form criticism, with its attempt to locate the SitzimLeben of a text, provides a valuable starting point for the reconstruction of the social world from which the text comes. But to this we must add the task of reconstructing the different social, intellectual and religious situations of which the text in its ongoing reinterpretation and reappropriation is a part.”

4. LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE

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4.1 CONTEXTE CULTUREL DES ÉDITEURS DU TEXTE PROTO-MASSORÉTIQUE 4.1.1 Le règne de Jean Hyrcan I (134-104 avant J.-C.) Les éléments s’accumulent tendant à rendre de plus en plus vraisemblable l’hypothèse d’une fixation du texte et du canon des parties principales de l’Ancien Testament à la période hasmonéenne. Julio Trebolle Barrera les rassemble ainsi : « Il n’y a pas de données pour déterminer la date de cette décision [la clôture du canon]. Tous les indices orientent vers la moitié du 2e siècle avant J.C. : la date de la clôture des “Écrits” et donc du canon biblique, l’activité littéraire entretenue par Judas Maccabée2, la canonisation de la forme actuelle de Daniel à la période maccabéenne, l’existence de la recension proto-lucianique de la Bible grecque au 2e siècle avant J.C., qui indique que l’établissement du texte hébraïque était déjà en cours et que le canon était déjà fixé3. »

Mais la fixation du canon n’est pas une décision extérieure aux textes : la canonisation est le résultat d’un processus d’arrivée à un certain point de maturité des traditions vivantes qui se cristallisent dans un texte4. Deux conclusions de Dominique Barthélemy permettent de cerner de plus près les seuils de ce processus : « L’étude des manuscrits bibliques hébraïques abandonnés dans les grottes du désert de Juda par les résistants de la Seconde Révolte nous confirme que le texte consonantique de la Bible avait atteint dès la fin du premier siècle de notre ère ce monolithisme impressionnant qui caractérisera la tradition textuelle massorétique. »

Puis il ajoute en fin d’article : « La découverte à Qumrân de manuscrits de type “samaritain” nous engagera à voir dans cette tradition textuelle un rameau détaché de la souche du texte biblique en circulation dans les milieux sacerdotaux de Jérusalem à l’époque hasmonéenne. Ce serait vraisemblablement après la destruction du culte samaritain par Jean Hyrcan et avant la restauration de 2 Cf. J.C. TREBOLLE BARRERA, TheJewishBibleandtheChristianBible(Leiden 1998), 166 : “One current approach of research tends to place the setting up to the canon around 164 BCE, at a moment when one of the great crisis in the history of Judaism was overcome, when Judas Maccabaeus collects the scattered Scriptures (2 M 2,14-15) which Antiochus Epiphanes had tried to destroy (1 M 1,56-57).” 3 J.C. TREBOLLE BARRERA, Id.,167. 4 Cf. M. FISHBANE, BiblicalInterpretationinAncientIsrael (London 1985), 18 : “Each solidification of the traditum was the canon in process of its formation; and each stage of canon-formation was a new achievement in Gemeindebildung.”

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PREMIÈRE PARTIE

l’indépendance samaritaine par Pompée que ce rameau se serait détaché de la souche originelle […]. J’admettrais volontiers que bon nombre de tiqqunésopherim [corrections des scribes] ont été réalisés par les scribes sadducéens de l’époque hasmonéenne […]. Je serais donc tenté de conclure que l’hégémonie pharisienne qui commença vers 75 avant J.-C. mit un terme aux corrections théologiques du texte hébraïque de la Bible. À partir de ce moment-là une forme stabilisée du texte fut considérée comme normative […]. Le groupe de corrections intentionnelles que nous venons de repérer dans le Pentateuque nous prouve en tout cas que les “corrections des scribes” n’ont pas seulement porté sur le déracinement d’une lettre ici ou là pour éviter la profanation du nom de Dieu. Ce sont des remaniements beaucoup plus étendus que le texte biblique a subis avant la fin de l’époque hasmonéenne, et peut-être est-ce par pudeur que la tradition rabbinique ne nous a gardé le souvenir que des plus discrètes de ces corrections théologiques5. »

À deux reprises, Barthélemy parle de « corrections théologiques ». Elles seraient « intentionnelles », venant de « scribes sadducéens de l’époque hasmonéenne ». Il propose comme fourchette, pour la fixation de cette « forme stabilisée », « normative », du « texte hébraïque de la Bible » entre 130 et 75 avant J.-C. Les distinctions d’Emmanuel Tov sur les manuscrits bibliques retrouvés à Qumrân, Masada, Wadi Sdeir, Naḥal Se’elim, Naḥal Ḥever et Muraba’at, renforcent l’hypothèse et apportent de nouveaux arguments dans le même sens. Après l’inventaire de l’intégralité des textes bibliques trouvés en ces différents lieux au bord la mer Morte, Tov les classe en deux catégories de textes, ceux « parfaitement identiques » et ceux « semblables » aux manuscrits médiévaux, il observe que ces deux catégories correspondent à une répartition géographique, Qumrân d’un côté et tous les autres lieux de l’autre, et formule les lois générales suivantes : « ▪ Les textes découverts dans les sites autres que Qumrân appartiennent à la même famille que les textes massorétiques médiévaux. Cette tradition se retrouve aussi dans les citations bibliques présentes dans la littérature rabbinique, ainsi que dans la plupart des Targumim […]. ▪ Des textes semblables, originaires de Qumrân, dévient de la tradition médiévale par certains détails, ils sont moins exacts et ne sont pas conformes aux prescriptions rabbiniques concernant la mise par écrit de l’Écriture sur rouleau6. » 5 D. BARTHÉLEMY, “Les Tiqquné sopherim de la critique textuelle de l’Ancien Testament”, Études d’histoire du texte de l’Ancien Testament (OBO 21; Fribourg 1978), 91 (première citation) ; 109-110 (deuxième citation). 6 E. TOV, “La nature du texte massorétique à la lumière des découvertes du désert du Juda et de la littérature rabbinique”, L’enfancedelaBiblehébraïque :l’histoiredu

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Une conclusion en découle, pour notre sujet : étant séparés des autorités du temple de Jérusalem, les membres de la communauté de Qumrân n’ont pas suivi leur édition révisée faisant autorité et ont conservé des versions non alignées sur elle. Adrian Schenker est parvenu à des conclusions assez proches non pas à partir des traditions manuscrites comparées, mais d’une étude systématique de la version grecque ancienne. Sa thèse globale, nous l’avons déjà mentionnée, est que les modifications éditoriales qui se constatent entre la Septante – le texte hébraïque qu’elle reflète – et le texte massorétique ne seraient pas le fait de décisions isolées mais « appartiennent à une unique grande recension ou réédition qui a inclus une grande partie de la Bible hébraïque7. » Ces interventions sur le texte, ajoute-t-il, supposent une personne ou un groupe de personnes se sentant investis d’une autorité suffisante pour se permettre cette relecture interprétative des traditions anciennes les plus vénérables8. L’idée que tout serait dû à des « scribes créatifs », comme l’affirme Eugene Ulrich9 et le laisse entendre Barthélemy, n’est pas satisfaisante pour rendre compte de la généralité du phénomène, surtout si, comme il semble bien, des caractéristiques communes relient entre elles ces différentes interventions rédactionnelles. C’est d’ailleurs l’une d’entre elles, les corrections anti-samaritaines, qui conduit Schenker à proposer une datation un peu différente de celle de Barthélemy pour cette édition officielle proto-massorétique : entre 140 (Simon Maccabée) et 104 (Aristobule I), et même entre 140 et 130, date de la destruction du mont Garizim par Jean Hyrcan10. À partir d’une autre approche encore, les recherches de David Carr l’ont aussi conduit dans le même sens : « La monarchie hasmonéenne est le contexte sociopolitique le plus plausible qui eut à la fois le pouvoir et l’intérêt d’initier ce processus de textedel’AncienTestamentàlalumièredesrecherchesrécentes (ed. A. SCHENKER – P. HUGO) (Genève 2005), 122. 7 A. SCHENKER, „Die Textgeschichte der Königsbücher und ihre Konsequenzen für die Textgeschichte der hebräischen Bibel, illustriert am Beispiel von 2Kön 23:1-3“, CongressVolumeIOSOT,Leiden2004(ed. A. LEMAIRE) (Leiden 2006), 75. 8 A. SCHENKER, “Histoire du texte de l’Ancien Testament”, Introductionàl’Ancien Testament(ed. J.D.MACCHI – C. NIHAN – T. RÖMER) (Genève 2004), 44. 9 E.C. ULRICH, “The Canonical Process, Textual Criticism, and Latter Stages in the Composition of the Bible”, “Sha`arei Talmon” (ed. S. TALMON) (Winona Lake 1992), 268. 10 A. SCHENKER, Septanteettextemassorétiquedansl’histoirelaplusancienne dutextede1Rois2-14 (CahRB 48 ; Paris 2000), 151-153.

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PREMIÈRE PARTIE

standardisation textuelle dans le judaïsme du Second Temple […]. Le rôle des Hasmonéens dans l’élaboration d’un corpus hébreu solidifié, composé de la Tora et des prophètes, est intervenu dans le cadre de la réponse plus large des Hasmonéens à la crise hellénistique. Non seulement ils ont restauré et purifié le temple de Jérusalem après sa profanation (un axe majeur de 1 et 2 Maccabées), mais ils ont également défendu, restauré, et – en un sens – purifié les écrits qui devaient faire l’objet de la piété et de l’étude juive […]. Cet accent mis par les Hasmonéens sur l’antiquité et la restauration correspond à l’objectif global de la période hellénistique – chez les Grecs et ceux qu’ils dominaient – de vénérer les anciennes traditions pré-hellénistiques11. »

Si ces hypothèses sont exactes, elles conduisent alors à repenser de manière plus nuancée notre perception de la culture hasmonéenne, milieu où s’est façonnée la forme ultime de la Bible hébraïque. Certes, par de nombreux aspects, les princes hasmonéens ont cherché à reconstituer de façon violente un Israël idéalisé de la période davidique, recourant à la lutte armée, à la circoncision forcée. Le trésor du temple approvisionné par les pèlerins est devenu un objet de cupidité et, avec lui, la charge de Grand prêtre12. Jonathan frère et successeur de Judas Maccabée parvient à se faire nommer Grand prêtre en 157 par des procédés relevant de l’intrigue de cour. En réaction contre ces déviances, certains membres de familles sacerdotales organisent dès lors un judaïsme coupé du temple et de son culte officiel, formant ainsi le courant essénien. Les Pharisiens naissent aussi probablement dans les mêmes circonstances. Mais le milieu sacerdotal du temple de Jérusalem lui-même pouvait très bien comporter des groupes qui se maintenaient à l’écart de ces pratiques publiques, à l’instar d’un Nicodème qui, tout en appartenant au sanhédrin officiel à l’époque de Jésus, n’en demeure pas moins pour autant une des figures exemplaires de l’évangile selon Jean (Jn 3,1.4.9 ; 7,50 ; 19,39). Les nombreux éléments négatifs de la période hasmonéenne ne doivent pas occulter d’autres aspects qui ont offert un contexte favorable à la reprise globale du traditum biblique dans un ultime et définitif acte de traditio. Carr mentionne « le pouvoir et l’intérêt » : une volonté d’ancrer le présent dans le passé d’Israël a créé à ce moment une sorte de passion 11 D.M. CARR, TheFormationoftheHebrewBible (Oxford – New York 2011), 153.158. 12 D’après 3 M 4,23-25, en 172, Ménélas achète la charge de Grand prêtre.

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pour ressusciter les traditions anciennes des pères d’Israël. Le pouvoir nécessaire à cette entreprise est double. Économiquement, la fabrication des rouleaux représente un coût considérable en matériel et en personnel. En matériel : « Aujourd’hui, par exemple, il faut environ une année à un scribe pour recopier toute la Torah ; et il faut coudre ensemble environ 62 peaux d’animaux. Le prix d’un tel manuscrit peut varier entre 18 000 et 40 000 dollars. Dans l’Antiquité, le prix devait être bien plus élevé encore13. »

Ici, il ne s’agit pas seulement de la Tora, mais de l’intégralité de la Bible hébraïque et d’après le Talmud, trois manuscrits étaient présents dans le temple de Jérusalem au moment de l’arrivée de Titus (y Tan 4,68a). En personnel : le nombre de scribes à rémunérer pour réaliser plusieurs rouleaux est très important. Selon Flavius Josèphe, dans le décret pro-juif d’Antiochus III, (environ 200 avant J.C.), on rencontre un groupe clairement défini de « scribes du temple (γραμματεῖς τοῦ ἱεροῦ) » (AntiquitésJuives 11,128 ; 12,142)14. Si l’édition proto-massorétique était officielle et normative, il est probable que pour s’imposer, le temple de Jérusalem a fourni à chaque grand centre religieux de nouveaux rouleaux, en échange de l’abandon des anciens. C’est la deuxième dimension du pouvoir nécessaire pour envisager une telle entreprise de standardisation textuelle : il faut une force politique capable de s’imposer pour changer des coutumes dans les communautés d’un pays. Seule une période de paix, de prospérité et d’indépendance permet de réunir ces conditions à Jérusalem et dans toutes les communautés lisant la Bible hébraïque. Elle exista vraisemblablement au retour d’Exil, mais entre le 3e siècle avant J.-C. et le 1e siècle après, les temps où ces conditions furent réunies sont assez peu nombreux. La période hasmonéenne, jusqu’à son apogée dans le règne de Jean Hyrcan, paraît au mieux réunir toutes ces conditions. Nous avons recueilli les motifs qui conduisent à identifier le « Johanan » de TJ Dt 33,11 avec Jean Hyrcan. Dominique Barthélemy a noté que peu de lignes avant cette glose, TJ Dt 32,8 a une leçon en 13

J.-L. SKA, IntroductionàlalectureduPentateuque(LivRou 5 ; Bruxelles 2000),

248. 14

R. RIESNER, JesusalsLehrer:EineUntersuchungzumUrsprungderEvangelienÜberlieferung(WUNT II 7; Tübingen 19842), 162.

236

PREMIÈRE PARTIE

accord avec G et 4QDtJ (« fils de Dieu ») contre M (« fils d’Israël »). Et il conclut : « Le fait que le Targum du pseudo-Jonathan atteste la leçon “fils d’Israël” comme un doublet secondaire, dans la même situation qu’une glose voisine qui se présente contemporaine de Jean Hyrcan et favorable à lui, nous suggère que cette seconde correction théologique liée à la première provient des mêmes milieux et de la même époque [les milieux sacerdotaux et piétistes entourant en ses débuts la dynastie hasmonéenne]15. »

Ce serait un indice que cette variante secondaire de M trouve son origine à l’époque de Jean Hyrcan. Nous avons analysé deux variantes textuelles importantes dans le texte biblique entre G et M à propos de Pinhas (Jos 24,33 ; Jg 20,2728), en argumentant en faveur d’une révision anti-samaritaine, typique de l’époque de Jean Hyrcan. L’identification d’Élie et de Pinhas nous a paru aussi trouver son origine dans une volonté de confisquer pour la Judée des traditions du nord sur lesquelles s’appuyaient les Samaritains : le 1e livre des Maccabées, composé vers la fin du règne de Jean Hyrcan, fait de Pinhas un modèle majeur. Tous ces éléments nous paraissent confirmer la thèse de Schenker, datant entre 140 et 104 avant J.-C. l’édition du texte proto-massorétique. La transformation de la prophétie classique dans l’apocalyptique a fait du livre comme tel un instrument de révélation. Ce contexte culturel convient bien également à la réalisation d’une Bible-livre. 4.1.2 La culture apocalyptique Le modèle classique du prophète de l’Ancien Testament est une figure individuelle à qui la parole de Dieu se communique dans une expérience de révélation. Un message particulier est adressé à cet élu, qui concerne la façon de réagir de façon conforme à la volonté divine dans le contexte présent ou annonce les événements à venir. Sa mission consiste essentiellement à transmettre au peuple ce message. Comme telle, l’apocalyptique est de même nature que la prophétie16, mais plusieurs caractéristiques l’en distinguent. John Collins en donne cette définition : 15 D. BARTHÉLEMY, “Les Tiqquné sopherim de la critique textuelle de l’Ancien Testament”, Études d’histoire du texte de l’Ancien Testament (OBO 21; Fribourg 1978), 109. 16 Cf. L.L. GRABBE, “Poets, Scribes, or Preachers? The Reality of Prophecy in the Second Temple Period”, 195-196: “The sharp distinction between prophecy and apocalyptic is unjustified […]. I would rather see apocalyptic as a sub-genre of

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« Une apocalypse est un genre de littérature de révélation avec un cadre narratif, dans lequel une révélation est donnée par la médiation d’un être de l’au-delà à un récipiendaire humain, dévoilant une réalité transcendante qui est à la fois temporelle, dans la mesure où il envisage un salut eschatologique, et spatiale dans la mesure où il engage un autre monde, surnaturel17. »

En 1979, au cours d’un congrès qui a renouvelé la question, Collins distinguait deux grands types de base des apocalypses : la révélation historique et l’ascension céleste. Dans le premier cas, le prophète reçoit la connaissance du plan divin global de l’histoire depuis son origine jusqu’à son terme (eschaton) ; dans le second, il monte au ciel où il voit en un tableau vivant le monde céleste. Là, il contemple la face invisible des choses, plus réelle que ce qui est apparent18. L’agent humain qui est bénéficiaire de cette révélation n’est pas tant chargé de la proclamer mais que de la mettre par écrit. Le livre acquiert dès lors une importance centrale dans le processus de révélation. Il devient « homologue et supplétif apocalyptique de l’oracle prophétique », prenant la place de médiateur19 : « Une apocalypse est d’abordetavanttoutunphénomèned’écriture […]. Fondamentalement, l’apocalypticien est ainsi un homme de la secondarité, de la médiation écrite ; pour le dire plus simplement, un écrivain. Ainsi la vision de Dn 7 est-elle incluse dans ce rappel : Ilrédigealerêvepar écrit.Débutdurécit (v. 1), puis Ainsifinitlerécit (v. 28). Ou encore, ne lit-on pas en Dn 12,4 : ToiDaniel,serrecesparolesetscellelelivre ? Il s’agit […] des conditions mêmes de l’écriture apocalyptique comme il ressort de Dn 12,9 : Va, Daniel, ces paroles sont closes et scellées prophecy than as a separate entity”. Même si l’on renonce à une distinction en deux genres différents, entre prophétie et apocalyptique, les textes bibliques cités ci-dessus montrent bien un changement significatif de la prophétie dans son rapport à l’écrit. 17 “An Apocalypse is a genre of revelatory literature with a narrative framework, in which a revelation is mediated by an otherworldly being to a human recipient, disclosing a transcendent reality which is both temporal, insofar as it envisages eschatological salvation, and spatial insofar as it involves another, supernatural world”: J.J. COLLINS, “From Prophecy to Apocalypticism; The Expectation of the End”, The Encyclopedia of Apocalypticism. 1. The Origins of Apocalypticism in Judaism and Christianity (ed. J.J. COLLINS) (Londres 2006), 146. 18 J.J. COLLINS, Apocalypse:TheMorphologyofaGenre, Semeia 14 (1979). 19 A. PAUL, « De l’apocalyptique à la théologie », RSR 80 (1992), 178. Dans le même sens, P. BEAUCHAMP, L’unetl’autreTestament.IEssaidelecture(Paris 1976), 201 : « Le livre se substitue au poste social […]. À proprement parler, l’apocalypse n’a pas en son essence de SitzimLeben » ; J. BLENKINSOPP,ProphecyandCanon : AContributiontotheStudyofJewishOrigins (SJCA 3 ; Notre Dame 1977), 128-132 ; D.E. AUNE, Prophecy in Early Christianity and The Ancient Mediterranean World (Grand Rapids 1983), 339-346.

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jusqu’au temps de la Fin. Voici qui inscrit une certaine distance entre l’auteur d’apocalypse et son lecteur, et plus encore, entre oracle parlé et vision écrite20. »

À partir du troisième siècle avant notre ère, l’hellénisme par sa puissance politique et son rayonnement culturel a commencé à happer peu à peu les cultures locales des pays dominés, engendrant une sorte d’homogénéisation de l’ensemble du monde, de perte des particularismes nationaux. Ce mouvement généra une réaction de reviviscence des traditions nationales et des anciens mythes qui les portaient, non seulement en Israël mais dans tout le bassin méditerranéen. À ce mouvement de prise de conscience par les différents peuples de leur identité particulière appartient une réflexion sur l’histoire nationale dans son ensemble, depuis ses origines jusqu’à sa fin, envisagée en vision21. De cette manière, l’apocalyptique a partie liée avec des tendances fondamentales de la monarchie hasmonéenne et avec la fixation du texte biblique. Ce que l’on pourrait être tenté de nommer le repli nationaliste de la période hasmonéenne22 va de pair avec la tendance générale de l’époque, dominée par l’hellénisme, de retour aux particularismes identitaires locaux. Trebolle Barrera pose comme principe que « l’histoire de la formation de la Bible et du canon biblique fonctionne en parallèle avec l’histoire du temple et des institutions sacerdotales de Jérusalem » : « l’espace littéraire du Livre sacré est resté fixé à la période hasmonéenne dans le plan presque définitif de ce qui serait plus tard le canon biblique »23, de même qu’Hérode ne modifiera pas la structure centrale de l’état antérieur du temple. Les modifications architecturales faites au temple à l’époque hasmonéenne illustrent ce qui s’est passé aussi au même moment au plan textuel : sur une vaste plateforme bien structurée en trois espaces principaux, l’espace sacré du temple était exactement circonscrit par des enceintes qui en délimitaient les accès. 20 P. ABADIE, « Les racines de l’apocalyptique », Lejudaïsmeàl’aubedel’ère chrétienne(LD 186 ; Paris 2001), 216-217. 21 Sur tout ceci, cf. A. PAUL,LejudaïsmeancienetlaBible(Paris 1987), 263267. 22 Ce que J. CAREY appelle avec anachronisme “the dark side to Apocalyptic Thinking” (“Apocalypticism as a Bridge between the Testaments”, The Old and NewTestaments (ed. J.H. CHARLESWORTH) (Harrisburg 1993), 97-102). 23 J.C. TREBOLLE BARRERA, TheJewishBibleandtheChristianBible(Leiden 1998), 156.

4. LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE

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Entre la « cour des païens » et la cour à laquelle les juifs seuls avaient accès, un mur fut édifié sur lequel un panneau était placé interdisant l’accès aux païens. Ce mur de séparation, ces frontières érigées, sont analogues aux différentes « clôtures » du texte biblique et à la délimitation de son canon. Plutôt que d’y voir le signe d’une fermeture psychologique ou politique il semble plus conforme à l’histoire de considérer ces phénomènes comme l’intégration dans la conscience d’Israël de la destinée universelle de son message. Une frontière est mise sur l’esplanade du temple pour tracer la limite entre juifs et païens précisément au moment où Israël se met à penser sa relation aux nations et définit sa propre identité face à elles. Cette pensée de la limite à la période hasmonéenne et dans le contexte apocalyptique est particulièrement bien illustrée par le 4e livre d’Esdras où à Esdras lui-même, il est dit : « tu as rendu publics les vingt-quatre livres que tu écrivis d’abord et laissas les dignes et les indignes les lire » (4 Es 14,45)24. Cette distinction entre dignes et indignes n’empêche pas les uns et les autres de lire la Bible, de même que celle entre juifs et païens ne supprime pas l’invitation des deux à monter au temple pour prier (Is 2,2-5 ; Mi 4,1-3). La transformation de ces relations à partir de la Nouvelle alliance ne doit pas déformer de façon anachronique les étapes antérieures qui l’y ont acheminé progressivement. Durant trois siècles, l’apocalyptique produit une littérature abondante. Mais, plus qu’un genre littéraire comprenant des œuvres distinctes, elle est un esprit diffus, une véritable culture, qui va affecter les rédacteurs de la Bible : « Il est incontestable que, à partir de la seconde partie du IIe s. av. J. C. au moins, la forme apocalyptique, avec tous les traits qui la constituent, reflète, suit et intègre de plus en plus le récit biblique, du moins celui des premiers livres canoniques [...] L’apocalypticien, savant et visionnaire, est de surcroît devenu bibliste. Il réécrit le récit biblique, celui des origines du monde et d’Israël, pour le couler dans l’écriture et dans la forme apocalyptiques [...]. La production apocalyptique, juive et pré-chrétienne, est en définitive assimilable à une interprétation du texte sacré. Celui-ci une fois institué, il convient en effet d’en saisir la signification et d’en actualiser le sens. Or il n’y a principalement que deux voies pour ce faire, chacune répondant à sa finalité propre. – La voie du commentaire, voie midrashique 24 Cité en ce sens par J.J. Collins, “Before the Canon: Scriptures in Second Temple Judaism”, Seers,SybilsandSagesinHellenistic-RomanJudaism (Leiden 1997), 6.

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pourrait-on dire : elle conduira à l’ensemble littéraire que le judaïsme instaurera ultérieurement comme « Torah orale », mais Torah à part entière. – La voie de la réécriture, dont l’apocalyptique est le plus pur exemple. Plus exactement, cette seconde voie est celle à la fois de la réécriture et de l’achèvement : si l’on réécrit c’est bien évidemment pour achever ce que l’on évalue comme ne l’étant pas et qui devrait obligatoirement l’être25. »

Ce phénomène de réécriture est perceptible dans des œuvres extérieures à ce qui est devenu le canon biblique comme le Livredes Jubilés, le TestamentdeMoise et le LivredesAntiquitésBibliques. Les scribes de la communauté essénienne créent de leur côté une littérature para-biblique et réécrivent des textes bibliques (cf. PseudoDaniela-c 4Q243-245 et Pseudo-Ézéchiel : 4Q385-390)26. Il est vraisemblable que ce procédé de réécriture propre à l’apocalyptique marque aussi la grande reprise des traditions d’Israël qui a donné naissance à notre texte hébraïque. La notion même de livre tout d’abord : dans la culture apocalyptique, le livre devient l’instrument de révélation par excellence. La fixation du canon biblique et les caractéristiques spécifiques du texte proto-massorétique ont probablement à voir avec l’apparition à cette époque d’une conception hautement sacrale du livre, d’une culture intégralement centrée autour du livre27. La pseudonymie, qui est une des particularités de la littérature apocalyptique, l’a déjà pénétré (Daniel, Jonas et peut-être Malachie). Au-delà de ces livres, l’ensemble de l’édition proto-massorétique en reçoit l’influence : on y retrouve la même tendance à la conservation des traditions antiques, en même temps qu’à la création, mais sous le couvert d’un patronyme ancien28. « On pourrait et il faudrait démontrer, dit André Paul, que la force apocalypticisante est dans la Bible une forcecanonicisante »29. C’est 25 A. PAUL, « Genèse de l’apocalyptique et signification du canon des Écritures », LaviedelaParole (Mélanges P. GRELOT) (Paris 1987), 429-430. 26 F. GARCÍA MARTÍNEZ, “Apocalypticism in the Dead Sea Scrolls”, TheEncyclopediaofApocalypticism(ed. J.J. COLLINS) (Londres 2006), 164; A.P. JASSEN, Mediating theDivine(STDJ 68 ; Leiden 2007), 202. 27 Cf. M. FISHBANE, BiblicalInterpretationinAncientIsrael (London 1985), 18: “The formation of an integrated book-centred culture.” 28 P. PIOVANELLI, « Rewritten Bible ou Bible in Progress ? : La réécriture des traditions mémoriales bibliques dans le judaïsme et le christianisme anciens », RTP 139 (2007), 295-310. 29 A. PAUL, « Genèse de l’apocalyptique et signification du canon des Écritures », Idem., 423.

4. LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE

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en quelque sorte cette démonstration que nous voulons tenter maintenant à propos des traditions sur Élie. Nous avons détaillé les développements des périodes hellénistique et hasmonéenne, qui comportent essentiellement deux aspects : la prophétie sur le retour eschatologique du prophète (Ml 3,23-24 ; Si 48,10) avec quelques premières tentatives de reconnaissance d’accomplissement (TJ Dt 33,11 et 4Q521) ; la naissance de nouvelles croyances à son sujet (agent de résurrection ; prêtre) ; la production d’une littérature inspirée par Élie (Jonas ; Malachie ; 1e Hénoch ; 4Q405) ; l’influence sur la structuration du canon Loi-Prophètes. Ces développements ultérieurs ont-ils interféré avec la rédaction proto-massorétique des livres des Rois ? Il ne s’agit pas de chercher à trouver des traces distinctes de chaque document tardif dans le cycle d’Élie. L’entreprise serait trop forcée. Pour envisager la manière dont elles peuvent avoir influencé les éditeurs du 2e siècle avant J.-C., Michael Fishbane a là encore exprimé avec une rare pénétration le phénomène à l’œuvre : « Le fait de vivre avec des prédictions divines dans l’esprit – c’est-à-dire vivre conscient de leur existence et de leur accomplissement ou échec – indique une troisième dimension de la critique des formes de l’exégèse mantologique, sa matrice mentale. Particulièrement caractéristique de la mantologie est la conscience aiguë de l’horizon à la fois présent et futur des communications divines reçues. D’une part, les communications prédictives, données dans le présent, expriment un accomplissement futur encore non réalisé ; de l’autre, le dévoilement [disclosure] proleptique d’un avenir signifie que les récipiendaires de ces communications anticipent cette clôture [closure] finale dansleprésent30. »

Les rédacteurs de l’édition proto-massorétique du cycle des Rois ont présent à l’esprit la prophétie sur le retour eschatologique d’Élie et de nouvelles croyances à son sujet et, au-delà même de la conscience explicite qu’ils en ont, elle façonne leur « matrice mentale », oriente leur relecture du texte. 30 M. FISHBANE, Biblical Interpretation in Ancient Israel (London 1985), 521 : “The fact of living with divine predictions in the mind – that is, living mindful of their existence and their fulfilment or failure – points to a third form-critical dimension of mantological exegesis, its mental matrix. For particularly characteristic of mantology is the acute consciousness of the present-future horizon of the divine communications received. On the one hand, predictive communications, given in the present, express an as yet unrealized future fulfilment; on the other, the proleptic disclosure of a future means that the recipients of these communications already anticipate this final closure inthepresent.”

242

PREMIÈRE PARTIE

« L’accomplissement proleptique pourrait simplement apporter une espérance à courte portée et un espoir en un temps de crise ; d’une autre manière cependant, comme c’est typiquement le cas dans les programmes apocalyptiques, la vision future communiquée à travers une exégèse peut apporter une structure cognitive globale et donc les moyens fondamentaux de transcender les terreurs de l’histoire31. »

Le genre apocalyptique qui sature la littérature de l’époque participe aussi à cette « matrice mentale » ou « structure cognitive globale » : passé remémoré, expérience actuelle de la présence et futur espéré transcendent la temporalité à partir d’une vision totale. Ainsi, nous allons chercher à relever dans le texte proto-massorétique d’1 R 19,9-18 et de 2 R 2,1-18, par comparaison d’avec la version grecque, des indices permettant de le considérer comme « anticipation proleptique » de Ml 3,23-24 et comme vision totale supra-historique. 4.2 RELECTURE DU CYCLE D’ÉLIE À

LA LUMIÈRE

DU CONTEXTE SUPPOSÉ DES ÉDITEURS DE

M

4.2.1 1 R 19,9-18 Dans la forme la plus ancienne atteignable grâce au grec, la figure du prophète Élie est assez ordinaire : en fuite après les menaces de la reine Jézabel, il se trouve atteint par un découragement radical. Dans le désert, il s’offre à la mort ; à l’Horeb encore il fuit l’appel de Dieu. Mais malgré la lâcheté de son prophète, Dieu le rejoint dans sa fuite et le lendemain, il le renouvelle dans sa mission en lui fixant de nouveaux objectifs : le sacre d’Hazaël roi d’Aram, de Jéhu roi d’Israël et d’Élisée prophète pour lui succéder. La pérennité de son œuvre est assurée. La comparaison avec la version hébraïque nous a déjà conduits à quelques conclusions : – des signes négatifs de la personnalité d’Élie sont estompés ; – la construction du personnage d’Élie sur le modèle de Moïse est renforcée ; 31 M. FISHBANE, Idem.,518 : “The proleptic fulfilment may merely provide shortrange hope and expectation in a time of crisis; on the other, however, as is typically the case with apocalyptic programmes, the future vision disclosed through exegesis may provide a comprehensive cognitive structure and so the fundamental means of transcending the terrors of history.”

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– les liens intertextuels au niveau du macro-récit et avec la Tora sont plus évidents ; – l’accent n’est plus mis sur la cohérence de la succession historique des événements mais sur la théophanie divine unique dont le prophète est le témoin. 4.2.1.1 Influences de la littérature tardive Nous percevons de plusieurs manières des traces d’influences tardives ignorées par G dans la réécriture du récit qu’en fait M : – La version hébraïque place la scène de nuit le soir même de l’arrivée d’Élie, centre le récit sur la venue du Seigneur et les signes qui l’accompagnent, auxquels Élie assiste en direct, au lieu de n’être que de simples annonces verbales comme dans le grec. Fracas des rochers, bris de pierre, tremblement de terre, feu trouvent de nouvelles connotations et deviennent en surimpression des signes apocalyptiques. Ainsi, dans la vision inaugurale du livre d’Ézéchiel, vent et feu sont des signes de la présence de Dieu : « La parole du Seigneur fut adressée au prêtre Ézéchiel, fils de Buzi, au pays des Chaldéens, au bord du fleuve Kebar. C’est là que la main du Seigneur fut sur lui. Je regardai : c’était un vent de tempête venant du nord, un gros nuage (‫ן־ה ָצּפוֹן ָענָ ן גָּ דוֹל‬ ַ ‫רוּח ְס ָע ָרה ָבּ ָאה ִמ‬ ַ ‫וָ ֵא ֶרא וְ ִהנֵּ ה‬. Cf. ‫רוּח‬ ַ ‫דוֹלה‬ ָ ְ‫ גּ‬1 R 19,11), un feu jaillissant (‫אשׁ ִמ ְת ַל ַקּ ַחת‬. ֵ Cf. ‫ ֵאשׁ‬1 R 19,12), avec une lueur autour, et au centre comme l’éclat du vermeil au milieu du feu » (Ez 1,3-4).

Puis le prophète Ézéchiel découvre, à l’intérieur de toutes ces manifestations, « la vision d’une ressemblance de la gloire du Seigneur (‫)מ ְר ֵאה ְדּמוּת ְכּבוֹד־יְ הוָ ה‬ ַ », puis « une voix qui parlait (‫» )קוֹל ְמ ַד ֵבּר‬ (1,28) lui dévoile sa mission. Dans une vision suivante (3,12ss), l’esprit enlève Ézéchiel (‫רוּח‬ ַ ‫ )וַ ִתּ ָשּׂ ֵאנִ י‬et il entend derrière lui la voix d’un grand tremblement de terre (‫וָ ֶא ְשׁ ַמע ַא ֲח ַרי קוֹל ַר ַעשׁ גָּ דוֹל‬. Cf. ‫ַר ַעשׁ‬ 1 R 19,11.12)32.

32 Sur les 17 mentions de ‫( ַר ַעשׁ‬tremblement) en M, 3 sont en 1 R 19,11.12. Sur les 14 restantes, 9 peuvent être considérées comme appartenant au thème apocalyptique de la manifestation du Seigneur (Jb 39,24 ; 41,21 ; Is 29,6 ; 2 en Ez 3,12 ; Ez 12,18; 37,7 ; 38,19 ; Na 3,2). En Am 1,1 ; Za 14,5 il s’agit du phénomène géologique entendu en son sens concret tandis qu’en Is 9,4 ; Jr 10,22 ; 47,3, il est le symbole de la violence guerrière. Le mot dans la Bible hébraïque entoure le plus souvent la révélation divine.

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Un autre parallèle important à notre texte, susceptible d’éclairer la raison pour laquelle le texte hébraïque fait assister Élie aux signes décrits, est la description de la manifestation divine en Isaïe 29,5-6 : « Et soudain, en un instant, tu seras visitée (‫)תּ ָפּ ֵקד‬ ִ par le Seigneur des armées dans le fracas (‫)בּ ַר ַעם‬, ְ dans le tremblement de terre (‫וּב ַר ַעשׁ‬. ְ Cf. ‫ַר ַעשׁ‬ 1 R 19,11.12), la voix puissante (‫ )וְ קוֹל גָּ דוֹל‬de l’ouragan et de la tempête (‫וּס ָע ָרה‬ ְ ‫)סוּפה‬, ָ une flamme de feu dévorant (‫אוֹכ ָלה‬ ֵ ‫)וְ ַל ַהב ֵאשׁ‬. »

En ces deux textes, une « voix » (‫ )קוֹל‬est perçue, au cœur de ces révélations (Ez 3,12 ; Is 29,5), de même qu’en 1 R 19,12. La réorganisation de la structure narrative du texte autour de cette « voix », ce que nous avons appelé le passage d’une intrigue de résolution à une intrigue de révélation, fait d’Élie un voyant, entré dans le monde du divin, en agent de révélation, chargé de transmettre le contenu de sa vision. Mais le silence qui qualifie la voix qu’Élie a entendue lui confère un caractère mystérieux : il a entendu un secret qu’il est seul à détenir et dont personne ne connaît encore la teneur. Si la tradition grecque n’isole pas la révélation faite à Élie des autres manifestations divines connues dans la Bible, la tradition hébraïque en fait quelque chose d’unique. Tandis que dans la littérature apocalyptique le prophètevoyant doit transmettre aux hommes le contenu de ce qui lui a été révélé en le consignant dans un livre, là, le dévoilement de cette intrigante ‫ קוֹל ְדּ ָמ ָמה ַד ָקּה‬est encore à attendre. Élie a disparu du regard des mortels, mais sa mission n’est pas achevée. Ce non-dit du texte, qui est le centre du texte massorétique, crée l’attente d’une révélation ultérieure : Élie, en ce qu’il a perçu d’une manière indicible, est le précurseur du dévoilement public attendu dans l’avenir de cette théophanie à nulle autre pareille. Cette forme d’apophatisme a un parallèle intéressant en 1 Hen 14,23, où le voyant reçoit par un ange la révélation de la signification de l’histoire du monde avant d’être emporté au ciel. Michael Mach la décrit en ces termes : « En net contraste avec les prophètes bibliques, cet auteur [1 Énoch] est aux prises avec un problème central de l’expérience mystique-extatique – à savoir le langage. Le véhicule normal de la conversation humaine est incapable d’exprimer d’une manière adéquate la véritable expérience [...]. Le dilemme de l’adéquation du langage pour décrire le contenu d’une rencontre mystique sera l’une des plus puissantes impulsions pour les siècles suivants [...]. Pour être plus précis, le problème du langage adéquat est au

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cœur de la rencontre humaine avec le divin. La description de cette confrontation avec la source de la sainteté a besoin d’une autre forme de langage que le langage de tous les jours33. »

1 Hen 14,2-3, partie du « Livre des veilleurs », est daté de la première moitié du 2e siècle avant J. C. Cette mystique de l’indicible, attestée dans la littérature apocalyptique à la même période que celle de l’édition de M, anime vraisemblablement la réorganisation de l’ensemble du récit. Dans le 12e des « Chants pour le sacrifice du Sabbat » (4Q405), les fragments 19, 21-22 sont une poésie liturgique entièrement formée à partir de ‫קוֹל ְדּ ָמ ָמה ַד ָקּה‬. Ils témoignent d’une vive sensibilité pour la valeur poétique de la formule de la manifestation de Dieu à Élie à l’Horeb dans le judaïsme littéraire de l’époque. – Entre G et M, le poids du récit s’est déplacé des versets 15 à 18, qui relancent Élie vers sa mission à venir, vers les versets 11 et 12 décrits comme une série de signes théophaniques auxquels assiste le prophète. Du coup, une incohérence est introduite dans la répétition de la question – réponse des versets 13-14 qui désamorce l’effet de fuite d’Élie et de reproche divin. De la sorte, l’image d’Élie n’est plus la même : ne subsiste plus que ce qu’il y a d’admirable. De ce point de vue aussi, un rapprochement peut être fait avec la littérature tardive : les oeuvres parabibliques de Qumrân (PseudoJosué, Pseudo-Moïse, Pseudo-Ézéchiel34, Pseudo-Daniel) ; les apocalypses pseudépigraphes des 3e-1e siècles avant J.-C. (Testament d’Amram, Apocalypse d’Ézéchiel, 1 Hénoch)35 ; Siracide 44-48, où toute l’histoire d’Israël est recomposée comme une série de saints hommes illustres. Plus tardivement, dans le judaïsme du 1e siècle après J. C., les « Haggadot biographiques-typologiques » prennent une grande place (Honi HaMe’aguel – le traceur de cercle – ; R. Hanina Ben Dosa)36. 33

M. MACH, “From Apocalypticism to Early Jewish Mysticism?”, The EncyclopediaofApocalypticism.1. (ed. J.J. COLLINS) (Londres 2006), 238. 34 « Pseudo-Ezechiel (4Q 385-388): within the framework of an autobiography it collects Ezechiel’s visions », J.C. TREBOLLE BARRERA, TheJewishBibleandthe ChristianBible(Leiden 1998), 198. 35 S. MEDALA, « Apocryphes de l’A.T. », DictionnaireencyclopédiquedelaBible (ed. P.-M. BOGAERT et alii), 90-113. 36 J.M. DANOWSKI, Elija im Markusevangelium: ein Buch im Kontext des Judentums (BWANT 180; Stuttgart 2008), 158-9. En ces „biographisch-typologischen Haggadot“, la construction des récits sur le modèle d’Élie est claire.

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Une telle évolution s’observe également entre la version G et M des récits sur Élie où une sorte de canonisation croissante du prophète est sensible. – Après la théophanie à laquelle Élie assiste à l’Horeb, il est renvoyé ensuite « au désert de Damas (‫)מ ְד ַבּ ָרה ַד ָמּ ֶשׂק‬ ִ », conçu comme un « retour (‫ » )שׁוּב‬sur le chemin de sa vie antérieure (‫)ל ַד ְר ְכָּך‬ ְ dans la sphère des hommes (1 R 19,15). Tandis que la version grecque est construite selon un schéma d’intrigue narrative, qui trouve son dénouement dans la nouvelle confirmation à Élie de sa mission prophétique après sa fuite découragée, la version hébraïque est construite en crescendo et decrescendo, en mettant à la charnière entre les deux la « voix d’un fin silence ». Du mont Carmel à l’Égypte, puis de l’Égypte à Damas, il y a un mouvement d’aller-retour. Élie est envoyé dans les affaires temporelles après avoir pénétré dans le monde divin à l’Horeb, dans l’au-delà de la terre promise. Cette réorganisation du sens du texte n’est peut-être pas étrangère à l’envoi d’Élie lors du « Jour du Seigneur », pour une nouvelle mission au milieu des hommes (Ml 3,23-24), après avoir été emporté au ciel. Il est possible que les « les exilés au pays de Damas », « les convertis (‫ )שבי‬d’Israël » dans le désert de Qumrân (CD 6,5), aient saisi cette orientation du texte. Ils l’ont même prolongée en faisant des deux rois et du prophète oints par Élie des figures messianiques eschatologiques. 4.2.1.2 Traditions textuelles secondaires – Le livre de Jonas, daté de la fin de la période hellénistique, est une fiction littéraire dont le modèle prédominant est Élie. Le plus grand nombre d’allusions se trouve en 1 R 19. Le parallèle entre Élie et Jonas est nettement plus évident en G qu’en M : le découragement du prophète, sa vision excessivement pessimiste de la possibilité pour le peuple de se convertir, sa fuite, les reproches divins –, au point qu’il est vraisemblable que la version du récit de 1 R 19 qui inspire l’auteur de Jonas est celle du grec ancien ou proche de lui. – Les différences entre le texte grec et le texte hébreu de Ben Sira rendent plausible la réalisation de l’édition proto-massorétique d’1 R 19

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entre les deux : en Si 48,7, selon le grec, Élie « entendit un reproche et des décrets de vengeance ». Le « reproche » fait référence à la double question de Dieu : « que fais-tu là, Élie ? » (1 R 19,9.13) et « les décrets de vengeance » sont l’annonce des châtiments futurs que Jéhu et Élisée auront à exécuter (v. 16-18). Selon l’hébreu, Élie « fait entendre des reproches et des décrets de vengeance ». Ici, il ne s’agit pas de ce qu’a entendu Élie mais de ce qu’il a transmis ensuite (v. 16-18). Si 48,8 précède le verset 7 en hébreu et lui est étroitement relié tandis qu’il le suit en grec et décrit une autre action. L’hébreu dit : « toi qui oignis celui qui accomplit les rétributions et un prophète, un suppléant après toi », attribuant à Élisée la responsabilité d’avoir effectivement exécuté les décrets de vengeance. C’est par lui en effet que toute la descendance d’Achab fut anéantie (2 R 10,1-11). Les deux différences avec le grec, la position du verset 8 avant le verset 7 et le verbe ‫ שמע‬au hiphil, ont une cohérence entre elles : Élie fit entendre des reproches et des décrets de vengeance par l’intermédiaire d’Élisée déjà établi comme prophète pour lui succéder. Si 48,7 Gr est plus proche de la tradition grecque de 1 R 19,9-18, comme audition par Élie d’un message qui le relance dans sa mission. Si 48,7 Heb par contre ne présente pas la théophanie comme audition puisqu’il n’est pas question ici d’Élie qui entendit mais qui fit entendre. Elle est ainsi davantage en consonance avec le texte massorétique d’1 R 19,9-18. De ce point de vue, les manuscrits hébreux du Siracide pourraient être témoins d’une révision de la Vorlage hébraïque de G sur l’édition proto-massorétique. – Dans sa représentation de la scène, Flavius Josèphe est tributaire de G : « Il se rendit à la montagne appelée Sinaï, où l’on dit que Moïse reçut de Dieu les lois. Il y trouva une caverne profonde ; il y entra et en fit sa résidence pour quelque temps. Une voix venue d’un inconnu lui demanda pourquoi il avait quitté la ville pour venir là. Il dit que c’était parce qu’il avait tué les prophètes des dieux étrangers et persuadé le peuple qu’il n’y avait qu’un Dieu, qu’ils avaient adoré depuis le commencement. Et il était recherché par la femme du roi pour expier cela. Il entendit à nouveau [la voix lui disant] de sortir au grand air le lendemain (εἰς τὸ ὕπαιθρον τῇ ἐπιούσῃ) ; il saurait alors ce qu’il aurait à faire. Le jour venu, il s’avança hors de la caverne, puis entendit un tremblement de terre et vit une raie de feu brillante. Le calme se rétablit, une voix divine l’exhorta à

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ne pas s’émouvoir de ce qui arrivait (καὶ γενομένης ἡσυχίας φωνὴ θεία μὴ ταράττεσθαι τοῖς γινομένοις αὐτὸν παρακελεύται), car aucun de ses ennemis ne le tiendrait en son pouvoir, et lui commanda de retourner chez lui et d’établir Jéhu fils de Nimshi comme roi… » (Antiquités Juives VIII 13,7 § 349-352)37.

La rencontre a lieu le lendemain après un séjour dans la caverne. La concentration sur la voix mystérieuse est absente : le tremblement de terre a lieu en même temps que l’éclat de lumière, puis arrive la voix qui le rassure en lui annonçant sa mission future et son succès. La logique narrative est bien celle de la Septante ancienne. – La représentation de la scène dans l’Épître aux Romains est proche : « Ignorez-vous ce que dit l’Écriture à propos d’Élie, quand il s’entretient avec Dieu pour accuser Israël : Seigneur, ils ont tué tes prophètes, rasé tes autels, et moi je suis resté seul et ils en veulent à ma vie ! Eh bien, que lui répond l’oracle divin (τί λέγει αὐτῷ ὁ χρηματισμός) ? Je me suis réservé (κατέλιπον ἐμαυτῷ) sept mille hommes qui n’ont pas fléchi le genou devant Baal » (Rm 11,2-4).

D’un côté, Dieu parle à la première personne (« je me suis réservé ») comme dans M, à l’opposé de G où Dieu fait faire l’action à Élie (« tu garderas καταλείψεις » 1 R 19,18), ce qui rapproche le texte de M. D’un autre côté, le mot χρηματισμός pour désigner la rencontre de Dieu avec Élie à l’Horeb est plus en accord avec G qu’avec M : c’est l’échange de parole entre Dieu et son prophète qui seul constitue l’événement. La comparaison des récits secondaires d’1 R 19,9-18 en Jonas, Siracide Heb et Gr, Flavius Josèphe et saint Paul tend à confirmer une différence importante entre G et M dans la représentation de la scène d’Élie à l’Horeb. Jonas paraît dépendre des traditions hébraïques reflétées dans la Septante précédant l’édition proto-massorétique. Siracide Grec et Flavius Josèphe se rattachent à G, tandis que Siracide Hebreu semble une révision du Siracide Grec sur M. L’épître aux Romains dépend de façon prédominante de G mais offre des détails qui indiquent une influence de M.

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FLAVIUS JOSÈPHE, Les Antiquités juives IV, Livres VIII et IX (ed. et trad. E. NODET) (Paris 2005), 105.

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4.2.2 2 R 2,1-18 Comme évoqué pour 1 R 19, la tendance de la période apocalyptique à faire des grands personnages de l’histoire d’Israël de saints hommes exemplaires exerce aussi son influence sur la version hébraïque de 2 R 2 : – en M, le récit se concentre autour du personnage d’Élie et de son ascension au ciel par la construction d’une inclusion entre les versets 1 et 11 ; – en 2,11, tandis que G a le passif ἀνελήμφθη, ce qui rend Élie destinataire passif d’une action qui s’accomplit en lui, M a ‫ עלה‬au mode actif, dont Élie est le sujet. En rendant Élie acteur de sa disparition merveilleuse, M fait d’Élie un saint homme qui a mérité une telle fin, à l’instar de 1 M 2,58 : « Élie, pour avoir brûlé du zèle de la Loi, fut enlevé au ciel. » 4.2.2.1 Le départ d’Élie à l’Orient Nous avons constaté la modification du lieu de la scène : pour G, tout se passe auprès de Jéricho, au bord du Jourdain, tandis que pour M, la disparition d’Élie a lieu au-delà des rives du Jourdain, en dehors de la Terre promise, comme si Élie et Élisée partaient en exil vers l’Orient, faisant le chemin inverse à celui de Josué et du peuple de Dieu. Si 48,10, après avoir cité assez littéralement Ml 3,24, décrit la mission eschatologique d’Élie en ajoutant cette mention : « rétablir les tribus d’Israël [G : de Jacob] ». Les Targums envisagent cette mission comme « rassemblement des exilés » : « Pinekhas – c’est Élie le Grand prêtre, qui doit être envoyé aux exilés à la fin des jours » (TJ Ex 6,18) ; « Élie le Grand prêtre qui est destiné à être envoyé au terme des exils » (TJ Ex 40,9-10).

TJ Dt 30,4-6 est le plus important pour notre sujet : « Même si vos dispersés se trouvaient aux confins des cieux, la Parole de YHWH (‫)ממריה דייי‬, , vous rassemblera de là par l’intermédiaire d’Élie, le Grand prêtre, et de là il vous fera venir par l’intermédiaire du Roi Messie. La Parole de YHWH votre Dieu, vous fera rentrer dans le pays que vos pères auront possédé ; il vous fera du

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bien et vous rendra plus nombreux que vos pères. YHWH, votre Dieu, enlèvera l’endurcissement de votre cœur et l’endurcissement du cœur de vos fils, car il fera disparaître du monde le penchant mauvais (‫)יצר‬, et il créera le bon penchant qui vous exhortera à aimer YHWH, votre Dieu, de tout votre cœur et de toute votre âme, afin que votre vie se prolonge à jamais. »

La prophétie du retour eschatologique d’Élie est attribuée ici à Moïse. Il annonce la conversion des cœurs des pères et des fils (« vos pères – votre cœur – le cœur de vos fils ») et le rassemblement des « dispersés ». La disparition d’Élie au ciel est mise en relation avec sa mission de ramener les exilés : c’est là qu’il va chercher les dispersés, aux « confins des cieux », pour les ramener en Terre promise. En faisant partir Élie au-delà du Jourdain, les rédacteurs du texte proto-massorétique incluent dans leur récit l’idée d’un certain inaccomplissement de la promesse de la terre et une sorte d’« accomplissement proleptique » (Fishbane) de la mission eschatologique du prophète : il s’en va en direction de la terre d’Exil et reviendra avec les exilés à la fin des temps. Dans cette perspective, Ml 3,23-24 fait de tous les lecteurs de la Bible des « frères prophètes » : ils cherchent où est Élie, qui a été enlevé par l’Esprit de Dieu (2 R 2,15-18), mais l’avertissement d’Élisée de ne pas y aller les conduit à lui laisser l’initiative de venir à leur rencontre38. Les traditions ultérieures ont tiré profit de cette construction : Jn 1,28 prend soin de noter que Jean baptisait « à Béthanie, au-delà du Jourdain » (ἐν Βηθανίᾳ πέραν τοῦ Ἰορδάνου), mémoire d’une tradition sur Élie liée au lieu de la disparition d’Élie selon M. Selon Flavius Josèphe39, Jean Baptiste a été emprisonné à Machéronte : « ainsi Jean est situé au-delà du Jourdain »40. Dès lors, la mort de Jean-Baptiste a lieu symboliquement à l’endroit même de la disparition d’Élie selon la tradition massorétique, ce qui peut suggérer qu’au-delà d’un premier accomplissement de la prophétie sur le retour d’Élie en Jean-Baptiste, un autre accomplissement ultérieur reste à attendre. 38 L’idée est suggérée par H. GESE,„Zur Bedeutung Elias für die biblische Theologie“, 147 : „Die in 2Kön 2 gelehrte Aufnahme Elias in den Himmel mußte eben in apokalyptischer Sicht notwendig zu einer Wiederkunftslehre führen, die Elia eine bestimmte Vorläuferfunktion zuschrieb. Die in Mal 3,24 beschriebene ergibt sich aus der Bedeutung Elias für das vertiefte Verständnis von selbst.“ 39 F. JOSÈPHE, AntiquitésJuives 18,116-119, cité par E. NODET, HistoiredeJésus ? (Paris 2003), 225. 40 E. NODET, Id., 139.

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4.2.2.2 Le char de feu En 2 R 2,11, nous avons vu que pour décrire l’ascension d’Élie au ciel, le rédacteur final de M a probablement supprimé le comparatif ‫ ְכּ‬dont G garde la trace (ὡς). De cette manière, le corps d’Élie est physiquement monté au ciel, où il est toujours, sans connaître la mort. La croyance en un Élie au ciel a probablement mû le rédacteur à renforcer le réalisme du texte original en ce sens. En G, un char attelé à un cheval apparaît mystérieusement, Élie monte dessus et part, se séparant d’Élisée. L’attelage lui-même est le véhicule qui transporte Élie et la tempête cache le départ aux yeux d’Élisée. En M, un char est attelé à plusieurs chevaux que montent plusieurs cavaliers. L’attelage lui-même est mystérieux, il passe entre Élie et Élisée et marque la séparation qui existe désormais entre leurs deux mondes. Élie ne monte pas sur l’attelage, c’est la tempête qui l’emporte. La fonction du char et de la tempête diffère donc nettement dans les deux cas. En G, la scène est centrée sur la disparition d’Élie à l’aide d’un véhicule assez ordinaire ; en M, elle est davantage une manifestation merveilleuse du monde divin qui happe le prophète dans son orbite. Les commentateurs ont souvent considéré que le changement venait de G qui, plus tardif que M, aurait éliminé des éléments mythologiques en ajoutant un comparatif (« comme dans une tempête ») et estompé le merveilleux de la disparition. En fait, l’expression plus symbolique, revêtue de formes mythiques de langage, peut tout aussi bien être du côté de la tradition plus tardive, sans qu’il faille pour autant y voir une régression religieuse. Or précisément, c’est une tendance générale bien observée de la littérature apocalyptique de « remythologiser » la foi biblique, c’est-à-dire de l’exprimer à travers des figures symboliques41. 1. La tempête (‫)ס ָע ָרה‬ ְ est un motif apocalyptique privilégié comme véhicule pour la montée du voyant au ciel. Nous avons déjà cité Ez 1,4 et Is 29,6 pour l’interprétation de 1 R 19,11. C’est la ‫ ְס ָע ָרה‬qui 41 S.B. FROST, “Eschatology and Myth », VT 2 (1952), 70-80 ; M. DELCOR, « Mythologie et apocalyptique », Apocalypses et théologie de l’espérance (éd. L. MONLOUBOU) (LD 95 ; Paris 1977), 143-177 ; R.J. CLIFFORD, “The Roots of Apocalypticism in Near Eastern Myth”, TheEncyclopediaofApocalypticism.1.The Origins of Apocalypticism in Judaism and Christianity (ed. J.J. COLLINS) (Londres 2006), 3-38.

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fait entrer Ézéchiel dans sa grande vision inaugurale. Elle est aussi en Is 29,6 le « lieu » de la révélation divine : « tu seras visitée (‫)תּ ָפּ ֵקד‬ ִ par le Seigneur des armées dans […] l’ouragan et la tempête (‫וּס ָע ָרה‬ ְ ‫)סוּפה‬ ָ 42. » Nous avons mentionné les deux grands types de base des apocalypses selon John Collins : le type historique et l’ascension céleste. Dans le second, le voyant monte au ciel et, de l’au-delà, les mystères de Dieu et du monde lui sont révélés. L’ascension aux cieux est un lieu commun pour introduire les visions dans la plupart des œuvres de la littérature apocalyptique des 3e – 1e siècles avant J.-C.43. 1 Hen 39,3, illustre bien la proximité du texte massorétique de 2 R 2,11 avec des motifs apocalyptiques : « en ce temps-là, [dit le voyant], un tourbillon m’a enlevé de la face de la terre et m’a déposé à la frange des cieux »44. Sur l’ensemble de cette section du livre, Mach observe que « le dernier point par lequel les Similitudes [1 Hen 37–71] diffèrent de façon remarquable du Livre des Voyants [1 Hen 1–36], plus ancien, c’est la transformation du visionnaire en un être angélique, lors de son ascension45. » Cette même phrase pourrait être appliquée à 2 R 2 : les traditions postérieures qui voient en Élie un être céleste ont agi en surimpression sur le récit ancien dans l’édition proto-massorétique. 2. Au lieu d’un char de feu (ἅρμα πυρὸς) attelé à un cheval de feu (καὶ ἵππος πυρὸς) sur lequel Élie monte en cavalier (ἱππεὺς) en G, ce même char (‫ב־אשׁ‬ ֵ ‫ ֶ)ר ֶכ‬est entraîné par plusieurs chevaux de feu (‫)סוּסי ֵאשׁ‬ ֵ montés par des cavaliers (‫)פ ָר ָשׁיו‬ ָ en M. Armin Schmitt passe en revue les différentes propositions formulées avant lui pour interpréter la scène : le récit pourrait être influencé 42 Sur les 16 mentions de ‫ ְסּ ָע ָרה‬dans la Bible hébraïque, en plus des deux mentions en 2 R 2,1.11, sept désignent le phénomène météorologique, mais comme instrument de la puissance divine : Ps 107,25.29 ; 148,8 ; Is 40,24 ; 41,16. En Jr 23,19 ; 30,23 il est nommé « ouragan du Seigneur » (‫)ס ֲע ַרת יְ הוָ ה‬. ַ Dans les sept autres occurrences, la ‫ ְסּ ָע ָרה‬est clairement un signe apocalyptique : Ez 1,4 ; Is 29,6 ; Jb 38,1 ; 40,6 ; Ez 13,11.13 ; Za 9,14. 43 Cf. A.F. SEGAL, “Heavenly Ascent in Hellenistic Judaism, Early Christianity and their Environment”, ANRW II.23.2 (1980), 1333-1394 ; M. HIMMELFARB, Ascent to Heaven in Jewish and Christian Apocalypses (London 1993) ; J.J. COLLINS – M. FISHBANE, Death,EcstasyandOtherWorldlyJourneys(New York 1995). 44 D. DUPONT-SOMMER – M. PHILONENKO (ed.), LaBible :Écritsintertestamentaires (Paris 1987), 508. 45 M. MACH, “From Apocalypticism to Early Jewish Mysticism?”, TheEncyclopedia of Apocalypticism. 1. The Origins of Apocalypticism in Judaism and Christianity (ed. J.J. COLLINS) (Londres 2006), 249.

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par le mythe des chevaux du soleil et les anciens mythes solaires largement répandus dans le Moyen-Orient ancien, ou par le thème de l’apothéose des héros sur un quadrige dans la littérature hellénistique. Mais l’auteur conclut finalement que le récit de l’ascension d’Élie a peu de parenté avec ces modèles. Il préfère souligner les références bibliques qui offrent des points communs beaucoup plus convaincants46 : « Chevaucheur » (‫ )רכב‬est un titre de Dieu en plusieurs endroits de la Bible hébraïque (Dt 33,26 ; 2 S 22,1 ; Ps 18, 11 ; Ps 68,5.34 ; Is 19,1). Le verbe est de même racine que le « char » (‫)ר ֶכב‬. ֶ Sa monture est « les cieux » (‫ – ָשׁ ַמיִם‬Dt 33,26), « un chérubin » (‫ ְכּרוּב‬-2 S 22, 11 ; Ps 18, 11), « les nuées » (‫ – ָבּ ֲע ָרבוֹת‬Ps 68,5.34), « un nuage léger » (‫ – ָעב‬Is 19,1). Ha 3,8 est particulièrement important pour notre passage : « Est-ce contre les fleuves, Seigneur, que flambe ta colère, ou contre la mer ta fureur, pour que tu montes sur tes chevaux (‫ל־סוּסיָך‬ ֶ ‫ – ִת ְר ַכּב ַע‬ἐπιβήσῃ ἐπὶ τοὺς ἵππους σου), sur tes chars de salut (‫שׁוּעה‬ ָ ְ‫ – ַמ ְר ְכּב ֶֹתיָך י‬ἡ ἱππασία σου σωτηρία) ? »

Ici, Dieu lui-même est monté sur des chevaux, sur des chars. En Is 66,15, les signes décrits en 2 R 2,11 accompagnent la venue du Seigneur : « Car voici que Dieu arrive dans le feu (κύριος ὡς πῦρ ἥξει – ‫יְ הוָ ה ָבּ ֵאשׁ‬ ‫ )יָבוֹא‬et ses chars sont comme l’ouragan (‫סּוּפה ַמ ְר ְכּב ָֹתיו‬ ָ ‫ – ַכ‬ὡς καταιγὶς τὰ ἅρματα αὐτοῦ). »

Schmitt rapproche encore les chevaux qui conduisent le char lors de l’ascension d’Élie des visions où le trône divin est conduit par des animaux (Ez 1,15-21 ; 10,8-17 ; 43,3 et Dn 7,9). Le caractère apocalyptique des textes est net en Ha 3,8 ; Is 66,15, les visions d’Ézéchiel et Dn 7,9. Enfin, en Za 6,1-8, les messagers de Dieu arrivent sur un char avec des chevaux lors des temps eschatologiques. L’ensemble de ces références explique au mieux les variantes textuelles comme un choix de M de faire du char de feu non pas le véhicule par lequel Élie monte au ciel, comme en G, mais une manifestation de messagers divins signifiant l’entrée d’Élie dans leur monde et le séparant d’Élisée, resté dans le monde terrestre. 46

A. SCHMITT, Entrückung – Aufnahme – Himmelfart (FB 10; Stuttgart 1973), 95-96.

254

PREMIÈRE PARTIE

La fin de la vie d’Élie au rebours de l’entrée en Terre promise et en dehors d’elle, dans le texte massorétique, orchestre son retour comme nouveau messager du Seigneur pour une nouvelle entrée dans cette Terre. Si la thématique de l’Exil se laisse percevoir derrière cette inflexion de la logique narrative du texte originel, c’est aussi et plus encore la figure eschatologique d’Élie comme messager précurseur qui semble bien habiter l’imaginaire du rédacteur final de M et créer en lui, plus ou moins consciemment, une tendance à donner à la narration primaire une profondeur supplémentaire. Tout se passe comme si M construisait littérairement dans le texte de 2 R 2, un potentiel supplémentaire de sens qui trouvera en Ml 3,2324 son plein développement47. 4.2.3 Notes sur deux autres récits du cycle d’Élie (1 R 17,8-24 ; 18,21-40) Nous nous sommes limités à une étude approfondie de deux textes du cycle d’Élie, qui avaient apriori plus de probabilité d’avoir été influencés par des croyances tardives, à différentes étapes de leur rédaction. L’idéal serait de vérifier l’hypothèse sur l’ensemble du cycle d’Élie, mais cette entreprise dépasserait les limites de notre travail. Néanmoins, reprenant quelques études déjà existantes, nous en proposons maintenant une relecture en fonction des conclusions auxquelles nous sommes déjà parvenus. 4.2.3.1 Élie agent de résurrection et la résurrection du fils de la veuve de Sarepta (1 R 17,8-24) 4.2.3.1.1 Variationsrédactionnelles Au début du cycle d’Élie, le prophète est envoyé à Sarepta, en dehors de la terre d’Israël. Là, il multiplie miraculeusement la farine et l’huile pour une veuve qui le nourrit et il ressuscite son fils mort. Philippe Hugo a étudié ce texte de façon approfondie en comparant les versions hébraïque et grecque de la Bible48. 47 Cf. A. SCHMITT: „2 Kön 2,11 b bildet also die Voraussetzung für die eschatologische Funktion des Elija“ (Entrückung-Aufnahme–Himmelfart,111 n. 134). 48 Cf. P. HUGO, Lesdeuxvisagesd’Élie(OBO 217 ; Fribourg 2006), 127-188.

4. LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE

255

Les différences principales entre M et G sont les suivantes : – Au verset 9, M a « et tu t’établiras là (‫» )וְ יָ ַשׁ ְב ָתּ ָשׁם‬, absent de G. – La veuve de Sarepta n’a qu’un fils en M mais plusieurs en G (versets 12-14). – Dieu est nommé simplement κύριος en G, là où M a ‫ֹלהי‬ ֵ ‫יְ הוָ ה ֱא‬ ‫( יִ ְשׂ ָר ֵאל‬verset 14). – Au verset 15, M a deux plus : « selon la parole d’Élie (‫)כּ ְד ַבר ֵא ִליָּ הוּ‬ ִ » et « pendant des jours (‫)יָמים‬ ִ », absents de G. Par ailleurs, là où M a « sa maison (‫יתהּ‬ ָ ‫)ב‬ ֵ », G a « ses enfants (τὰ τέκνα αὐτῆς) ». – En M, Élie s’étend sur l’enfant mort et « se mesura (‫» )יִּ ְתמ ֵֹדד‬ trois fois sur lui, tandis qu’en G, « il souffla (ἐνεφύσησεν) » trois fois en lui (verset 21). – Les différences principales se concentrent sur la réalisation même du miracle (versets 22-23a) : καὶ ἐγένετο οὕτως καὶ ἀνεβόησεν τὸ παιδάριον

22

Etcefutainsi 22 etYHWH etl’enfantcria. entenditlavoix d’Élieetl’âmede l’enfantrevinten sonintérieuretil repritvie. EtÉlieprit l’enfant

‫וַ יִּ ְשׁ ַמע יְ הוָ ה‬ ‫ְבּקוֹל ֵא ִליָּ הוּ‬ ‫שׁ־היֶּ ֶלד‬ ַ ‫וַ ָתּ ָשׁב נֶ ֶפ‬ ‫ל־ק ְרבּוֹ‬ ִ ‫ַע‬ ‫וַ יֶּ ִחי‬

La version grecque est vraisemblablement la plus originale et M, en chacune des différences qui le caractérisent, en fait une relecture interprétative. La cohérence narrative propre à M peut être résumée en quelques points : – Aux versets 15 et 22, les deux miracles sont accomplis par la médiation de la parole du prophète : « la parole d’Élie comme porteuse de la parole divine », l’« autorité prophétique » sont « soulignée[s] par la solennité de la formulation prophétique propre au TM49. » – Hugo explique ainsi la raison qui a conduit « l’éditeur hébreu à renoncer au pluriel pour introduire l’idée du fils unique » en 1 R 17,1214 : « Le premier miracle d’Élie à Sarepta prépare le miracle plus grand encore de la résurrection d’un enfant, le fils unique de cette veuve. Le récit 49

ID., Ibid., 188 et 185.

256

PREMIÈRE PARTIE

souligne la situation tragique de la veuve en vue de magnifier l’intervention du prophète qui apparaît comme le seul recours possible. Par l’évolution littéraire de l’état reflété par LXX vers celui de TM, on assisterait à une harmonisation narrative qui aurait pour but de lier les deux récits en dramatisant la situation pour souligner l’action prophétique d’Élie50. »

En d’autres termes, c’est la mise en valeur du récit de résurrection (versets 17-24) qui explique les modifications du récit de la multiplication de la farine et de l’huile (versets 8-16). En M, « la péricope [17,17-24] est construite sur un chiasme de deux tableaux inversés, l’un focalisé sur la mort, l’autre sur la vie51. » 4.2.3.1.2 Influenced’unecroyanceplustardiveenM En M, tout le récit est centré sur la résurrection et sur Élie, dont l’intervention est le seul recours possible. Le travail rédactionnel de M porte particulièrement sur ces versets (1 R 17,20-23a). En se mesurant sur l’enfant (M) plutôt que de souffler sur lui (G), « le rituel de résurrection d’Élie anticipe la résurrection effective de l’enfant par YHWH »52 : Élie, en M, s’assimile au fils de la veuve de Sarepta dans sa mort et provoque sa résurrection en se relevant. C’est par une modélisation de l’enfant sur Élie qu’il retrouve la vie. À la fin de l’éloge d’Élie et après avoir rappelé sa disparition mystérieuse et l’annonce de son retour eschatologique, Si 48,12 finit par une béatitude « nous aussi (καὶ γὰρ ἡμεῖς – nam nos vita) nous vivrons » (Gr II). C’est la foi en la vie post-mortem d’Élie qui donne à ses fidèles l’espérance d’y participer aussi. Élie est en sa personne le prophète, le modèle de la vie au-delà de la mort. Ainsi, nous percevons, dans les différences entre G et M de 1 R 17,8-24, l’influence sur les rédacteurs du texte proto-massorétique des croyances tardives relatives à la participation d’Élie à la résurrection eschatologique des morts. 4.2.3.2 Élie-prêtre et le sacrifice du Carmel (1 R 18,21-40) Le sacrifice du mont Carmel est un phénomène unique en son genre dans la mesure où la Bible condamne le culte rendu ailleurs que dans le temple de Jérusalem par les prêtres aaronides (Dt 12,2-7). Toute 50 51 52

ID., Ibid., 182-183. Cf. H.-J. STIPP,Elischa-Propheten–Gottesmänner, 453. P. HUGO, Id., 136. R.L. COHN, “The Literary Logic of I Kings 17-19”, JBL 101 (1982), 337.

4. LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE

257

autre forme de culte est considérée comme illégitime et idolâtrique. L’exemple de Jéroboam, peu avant les récits sur Élie dans les livres des Rois, l’a rappelé avec force (1 R 12,26 – 13,5.32). En TJ Dt 33,11, Moïse demande à Dieu, à l’intérieur de la bénédiction sur Lévi : « Accepte avec faveur l’offrande d’Élie, le prêtre, qu’il offre sur le mont Carmel. »

Le titre de prêtre est ici attribué à Élie à l’occasion de l’évocation du sacrifice du Carmel. La tradition juive ancienne cherchait déjà à résoudre la difficulté théologique de cette scène. Tandis que la version grecque d’1 R 18 semble ne pas la voir, la version hébraïque tâche aussi d’y faire face. Nous avons vu que l’attribution à Élie du caractère sacerdotal trouve probablement son origine à la période hasmonéenne, quand les Maccabées se mettent à revendiquer le souverain sacerdoce en plus de la fonction politique, sans être pourtant de la descendance d’Onias. Leur tentative de légitimation de l’accession à la charge de Grand prêtre et d’innovations légales se revendique de l’exemple d’Élie. Au même moment, l’identification de Pinhas et d’Élie sert le même dessein, en conférant à Élie une authentique identité lévitique. Elle permet aussi de « confisquer » une figure de référence majeure des Samaritains au profit des Hasmonéens. La réécriture du récit du sacrifice d’Élie au Carmel en 1 R 18 par les éditeurs du texte proto-massorétique nous semble influencée par les débats intenses qui se nouent autour de l’attribution à Élie du caractère sacerdotal à la même période. 4.2.3.2.1 Variationsrédactionnelles Adrian Schenker et Philippe Hugo ont identifié les différences entre G et M dans le récit de 1 R 18,21-40. Les principales sont les suivantes53 : – Au verset 22, G a en plus « et les prophètes du bois sacré [Ashéra] sont quatre cents ». – Au verset 23, M a en plus « et je le placerai sur les bois ». 53 Cf. A. SCHENKER, ÄltesteTextgeschichtederKönigsbücher(OBO 199 ; Fribourg 2004), 14-27; P. HUGO, Lesdeuxvisagesd’Élie(OBO 217 ; Fribourg 2006), 213-249.

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PREMIÈRE PARTIE

– Au verset 26, M a en plus « qu’on leur avait donné [le taureau] » et la formule « qu’il avait fait [l’autel] (‫)א ֶשׁר ָע ָשׂה‬ ֲ » correspond à « qu’ils avaient faits (οὗ ἐποίησαν) » (pluriel) en G. – Dans le verset 29 sont concentrées les plus grandes différences du chapitre entre M et G54 : 29 Etiladvint,comme ‫וַ ִיְהי ַכּ ֲעבֹר‬ midiétaitpassé ‫ַה ָצּהֳ ַריִם‬ καὶ ἐπροφήτευον 29 Etils qu’ilsprophétisèrent ‫יִּתנַ ְבּאוּ ַעד ַל ֲעלוֹת‬ ְ ַ‫ו‬ ἕως οὗ παρῆλθεν prophétisèrent jusqu’àlamontéede ‫ַה ִמּנְ ָחה‬ τὸ δειλινόν καὶ jusqu’àceque l’offrande, ἐγένετο ὡς ὁ vintlesoir.Etil etpasdevoix,etpas ‫וְ ֵאין־קוֹל וְ ֵאין־עֹנֶ ה‬ καιρὸς τοῦ advint,commeil derépondantetpas ‫וְ ֵאין ָק ֶשׁב‬ ἀναβῆναι τὴν étaitl’heurede d’attention. θυσίαν καὶ οὐκ lamontéedu ἦν φωνή καὶ sacrificequ’Élie ἐλάλησεν Ηλιου parlaaux ὁ Θεσβίτης πρὸς prophètesdes τοὺς προφήτας offensesdisant : τῶν προσοχθι»Déplacez-vous σμάτων λέγων àpartirde μετάστητε ἀπὸ maintenant,et τοῦ νῦν καὶ ἐγὼ moijeferaimon ποιήσω τὸ holocauste.» ὁλοκαύτωμά μου Etilsse καὶ μετέστησαν déplacèrentet καὶ ἀπῆλθον s’enallèrent

En G, les notations de temps sont plus développées. Surtout, Élie prend la place des prophètes de Baal. Son sacrifice succède au leur, au même endroit. En M, il n’y a aucune transition narrative : au verset 30, la scène passe à l’action d’Élie sans que soit interrompue celle des prophètes de Baal. – Au verset 30, M a la phrase « et il [Élie] guérit l’autel de YHWH qui avait été détruit (‫ת־מזְ ַבּח יְ הוָ ה ֶה ָהרוּס‬ ִ ‫ » )וַ יְ ַר ֵפּא ֶא‬qui se trouve au verset 32 en G (ἰάσατο τὸ θυσιαστήριον τὸ κατεσκαμμένον). Élie construit un nouvel autel en G tandis qu’il utilise celui qui existe déjà en M. – Au verset 33, G a en plus « sur l’autel qu’il avait fait » et « et entassa sur l’autel ». 54

Le tableau est repris à P. HUGO, Id., 225.

4. LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE

259

– Au verset 36, M a « à la montée de l’offrande, Élie le prophète s’approcha et dit » là où G a « Et Élie cria vers le ciel et dit ». La précision de M ajoute une référence au sacrifice du soir du temple de Jérusalem55. G a en plus « prête-moi l’oreille, Seigneur, prête-moi l’oreille aujourd’hui par le feu », absent de M. – Au verset 38, G a en plus « à partir du ciel ». Le feu « lèche » seulement les pierres de l’autel en G tandis qu’il les « mange » en M. Les deux divergences principales dans le récit concernent la manière d’offrir le sacrifice et la question de l’autel. 4.2.3.2.2 Tracesdelapériodehasmonéenne L’offrande du sacrifice De différentes manières, M, dans ce qui le distingue de G, assimile vraiment Élie à un prêtre du temple de Jérusalem : – Le plus du verset 23 (« et je le placerai sur les bois ») renforce l’action cultuelle d’Élie. – En 18,36, M ajoute la référence à l’heure du sacrifice du temple de Jérusalem. D’après Montgomery, c’est G qui la supprime pour éviter l’idée qu’Élie ait officié comme prêtre56. Nous pensons plutôt, avec Schenker et Hugo, que c’est M qui ajoute la précision. Pour eux, l’ajout est motivé par la volonté d’unir le sacrifice d’Élie à celui du temple de Jérusalem, de manière à rendre le récit conforme à la théologie deutéronomiste. – Au même verset, M supprime « et Élie cria vers le ciel et dit » et « prête-moi l’oreille, Seigneur, prête-moi l’oreille aujourd’hui par le feu », qu’atteste G. Ces deux omissions ont deux conséquences : M, en même temps qu’il établit une corrélation avec le temple de Jérusalem, évite de dire qu’Élie s’adresse directement au ciel. Dans la théologie deutéronomiste, la relation entre l’homme sur terre et Dieu au ciel est médiatisée par le temple de Jérusalem : il est le lieu où du ciel Dieu écoute les prières de son peuple (cf. 1 R 8,22-53)57.

55 M. COGAN, I Kings (AB 10; New York 2001), 441 ; S.J. DEVRIES, 1 Kings (WBC 12; Nashville 20032), 229. 56 J. A. MONTGOMERY, TheBooksofKings (ed. H.S. GEHMAN) (ICC ; Edinburgh 1951), 311. 57 A. SCHENKER, ÄltesteTextgeschichtederKönigsbücher (OBO 199 ; Fribourg 2004), 22-23.

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PREMIÈRE PARTIE

M supprime la prière non rituelle d’Élie et la demande de réponse divine non rituelle « prête-moi l’oreille, Seigneur, prête-moi l’oreille aujourd’hui par le feu ». Ainsi, le sacrifice du Carmel n’est plus une sorte d’ordalie, comme en G, mais un véritable sacrifice sacerdotal. L’autel du mont Carmel En M, il y a deux autels différents avant la scène : un premier autel « qu’on avait fait », au verset 26, sur lequel les prophètes de Baal ont préparé leur sacrifice et sur lequel ils ont sauté ; un second autel, « l’autel de YHWH qui avait été détruit » qu’Élie restaure pour y déposer son offrande. En G, il n’y a qu’un seul autel, fait par les prophètes de Baal sur ordre d’Élie, qu’il « guérit » après leur échec avant de l’utiliser lui-même, dès qu’il les a écartés (verset 29). Élie consacre à nouveau l’autel construit et utilisé par les païens. Schenker renvoie à Dt 12,2-7 pour expliquer la différence entre M et G : M évite de faire construire un autel à Élie et ne le fait pas offrir son sacrifice sur le même autel que les prophètes de Baal, faisant ainsi correspondre le texte à la théologie de l’unicité du culte au temple de Jérusalem58. Notre proposition n’enlève rien à cette explication mais apporte un élément complémentaire. Elle est fondée sur le parallèle entre l’attitude d’Élie au mont Carmel et celle de Judas Maccabée à Jérusalem. Ces liens narratifs viennent en renfort des liens déjà notés unissant 1 M 13 et 1 R 19, d’après Clark. 1 R 18 M 19

Fais rassembler près de moi Israël tout entier sur le mont Carmel 30

Il guérit l’autel du Seigneur qui avait été démoli

1M4 37

Toute l’armée se rassembla et ils montèrent au mont Sion 38 Ils virent le sanctuaire déserté, l’autel profané 45 et on eut la bonne idée de le démolir, de peur qu’il ne devienne pour eux un objet de honte, puisque les païens l’avaient souillé. Ils le démolirent 43

Ils purifièrent le sanctuaire et reléguèrent en un lieu impur les pierres de souillure 58

ID., Ibid., 21-22.

4. LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE

1 R 18 M 32

261

1M4 47

Avec ces pierres, Élie rebâtit un autel au nom du Seigneur

lls prirent des pierres brutes, selon la Loi, et en bâtirent un autel nouveau sur le modèle du précédent

36

46

Élie le prophète

En attendant la venue d’un prophète

Nous avons vu que les rabbins (SifDev 61 ; AZ 5 (6),7-8) interprètent parallèlement Dt 12,2-3 et Dt 12,4 : Dieu ordonne de détruire les autels païens (2-3) et interdit de détruire celui de Dieu (4). Schenker renvoie à ces versets pour expliquer les différences entre G et M en 1 R 18. Or, selon Jonathan Goldstein, ce sont eux aussi qui expliquent le dilemme auquel est confronté Judas Maccabée en 1 M 4 : une contradiction légale se pose à lui dans un cas non prévu par la Loi : l’autel du temple de Jérusalem a été utilisé par un païen pour un culte idolâtrique. La solution moyenne qui est trouvée consiste à démanteler l’autel et à en reconstruire un nouveau, mais en enterrant les pierres de l’autel souillé de manière à laisser à un « prophète à venir » la décision les concernant : « Ils déposèrent les pierres sur la montagne de la Demeure, en un lieu convenable, en attendant la venue d’un prophète qui se prononcerait à leur sujet » (1 M 4,46).

En 1 R 18,36, M ajoute l’appellation « le prophète » au nom d’Élie, peut-être précisément pour justifier par son charisme prophétique, voire son caractère eschatologique, les innovations cultuelles audacieuses auquel il se prête, de même qu’en 1 M 4,46, un prophète est attendu pour trancher les questions légales litigieuses. Ainsi, nous suggérons que de deux manières la rédaction M de 1 R 18 contient des traces de la période hasmonéenne : – Élie est équiparé à un prêtre du temple de Jérusalem. Les rédacteurs du proto-massorétique voient en Élie un Pinhas redivivus, Grand prêtre aaronide. Le sacrifice d’Élie au mont Carmel devient ainsi une source de légitimation pour la prétention des Hasmonéens au souverain sacerdoce. – La destruction de l’autel du temple de Jérusalem en 167 et la consécration d’un nouveau en 164 joue un rôle-clé pour expliquer les modifications éditoriales d’1 R 18. Généralement, tout ce qui différencie M de G en 1 R 18 rapproche la scène de celle du premier livre des Maccabées.

262

PREMIÈRE PARTIE

L’ensemble des textes du cycle d’Élie ici étudiés nous paraissent confirmer une certaine influence des croyances sur Élie de l’époque hasmonéenne sur les éditeurs du texte officiel proto-massorétique, réalisé probablement entre 140 et 104 avant J.-C. Comme le ou les auteur(s) du livre de Daniel, comme le Maître de justice lisant les Écritures, les milieux du temple de Jérusalem responsables de la fixation écrite ultime des traditions hébraïques se sont sentis animés d’une inspiration divine pour opérer leurs choix éditoriaux et leurs corrections. Comparés à ces exemples à peu près contemporains, ces éditeurs se distinguent d’eux par une grande réserve dans leurs interventions sur les textes reçus qu’ils retravaillent. Mais avec un art affiné de l’écriture, des retouches de détail leur suffisent pour modifier l’équilibre d’un texte et le réorienter théologiquement.

CONCLUSION Faisant un bilan de l’histoire de la critique de l’Ancien Testament, Julio Trebolle Barrera fait ce constat et définit en ces termes la tâche actuelle : « La critique textuelle du passé a erré en sous-évaluant ce qui était tardif et traditionnel (= “massorétique”), canonique et confessionnel. La plus grande partie de la critique textuelle moderne erre, en revanche, en abandonnant l’approche diachronique, en ne cherchant pas à relever le défi de retrouver l’original, et la distance séparant l’original et le traditionnel. C’est précisément cette distance cependant, qui met en mouvement tout un processus herméneutique, qui a permis que les textes fussent libérés de l’accumulation des siècles et racontent leur propre histoire1. »

La double transmission des récits sur Élie – grecque et massorétique – porte les vestiges de l’histoire du développement des traditions à son sujet. Le recoupement des différences qui les caractérisent avec les témoignages intra et extra bibliques postérieurs offre la possibilité de situer chronologiquement les deux étapes dans le développement des traditions sur Élie que représentent ces deux versions : la plus ancienne, dont l’origine se perd dans la nuit de l’histoire, atteignable à travers le texte grec, et la plus élaborée, rédigée à un moment où les croyances en Israël avaient atteint leur point le plus avancé de maturité, atteignable à travers le texte hébreu. Nous avons analysé en ce sens 1 R 19,9-18 et 2 R 2,1-18. Pour saisir le processus herméneutique inscrit dans la distance entre ces deux versions, deux périodes principales se sont détachées : l’époque hellénistique (deuxième moitié du troisième siècle avant J.-C.) et l’époque hasmonéenne (fin du deuxième siècle avant J.-C.).

1 J.C. TREBOLLE BARRERA, TheJewishBibleandtheChristianBible(Leiden 1998), 387: “Textual criticism of the past erred in undervaluing what was late and traditional (= “Masoretic”), canonical and confessional. Much of modern textual criticism errs, instead, in abandoning the diachronic approach, in not seeking to face the challenge of the original and the distance separating the original and the traditional. It is precisely this distance, however, which sets in motion a whole hermeneutic process which has allowed the texts to be freed from the accumulation of centuries and enabled them to tell their own story.”

264

PREMIÈRE PARTIE

Durant l’époque hellénistique se produit la clôture canonique de la Loi et des Prophètes sous le sceau de l’annonce du retour eschatologique d’Élie, comme signe de la fin de la prophétie et comme attente de sa reprise dans le futur. Absent des livres des Chroniques, il est probable que le cycle d’Élie-Élisée ait été inséré dans la trame narrative des livres des Rois à cette époque de structuration du canon de la Bible2. De fait, la figure eschatologique d’Élie est déjà en linéament dans les récits de sa mission historique. L’Élie de l’histoire du passé et l’Élie de la prophétie du futur s’appellent l’un l’autre. En 1 R 17,1, tout commence par une déclaration d’Élie. Il n’y a pas d’histoire antérieure, le prophète et la parole qu’il annonce surgissent ensemble : « Élie, le Thishbite, l’un des habitants de Galaad, dit à Achab : «Il est vivant le Seigneur, Dieu d’Israël, devant qui je me tiens (‫ֹלהי‬ ֵ ‫ַחי־יְ הוָ ה ֱא‬ ‫ ! )יִ ְשׂ ָר ֵאל ֲא ֶשׁר ָע ַמ ְד ִתּי ְל ָפנָ יו‬Il n’y aura ces années-ci ni rosée ni pluie, sinon à ma parole». »

Dès le début, un non-dit commande le récit : cette parole initiale est-elle de Dieu ou d’Élie ? La question pèse sur tout le cycle d’ÉlieÉlisée et reste jusqu’au bout plutôt énigmatique3. Le prophète se définit lui-même dans sa relation avec Dieu. Dès lors, la parole de Dieu et de l’homme de Dieu s’incluent mutuellement. 2 Cf. F. CRÜSEMANN, Elia – die Entdeckung der Einheit Gottes. Eine Lektüre der Erzählungen über Elia und seine Zeit (1Kön 17 – 2Kön 2) (Gütersloh 1997), 149-160. 3 La tendance du modèle narratif à négliger la question de l’instance d’énonciation latente en tout discours domine la plupart des études actuelles. Voir par exemple André WENIN, ÉlieetsonDieu (Bruxelles 1992) ou Philippe HADDAD, ÉlieetJonas,Prophètesdel’extrême (Paris 2015). Plutôt que d’exploiter l’ambivalence fondamentale de l’origine de cette parole, Wenin et Haddad tranchent a priori en faveur d’une initiative personnelle du prophète sans qu’aucun ordre ne lui ait été donné par Dieu et interprètent toute l’organisation narrative du cycle d’Élie à partir de la résolution de cet abus initial. Il en va de même pour le meurtre des prophètes de Baal à la fin du chapitre 18. Il nous semble au contraire que la question de l’énonciateur de la parole prophétique est plus subtilement posée par le texte biblique dans le cycle d’Élie. L’absence d’introduction à l’oracle prophétique dit davantage que son explicitation : « l’objet de quête que soutient la dimension narrative des récits n’est donc pas seulement le produit des systèmes de valeurs générées par une structure élémentaire du sens. Cet objet narratif est aussi et plus fondamentalement dépendant d’un acte énonciatif qui institue la possibilité de toute signification pour les humains. […] Avant toute chose qui puisse s’offrir à la quête des hommes, il y a donc la parole ; avant tout savoir, il y a le non-savoir de cette parole première » (F. MARTIN, Pourunethéologie delalettre (CF 196 ; Paris 1996), 194).

CONCLUSION

265

Au Carmel, juste avant d’accomplir son geste majeur, le prophète renouvelle la profession de foi qui légitime sa mission : « Il est vivant le Seigneur, devant qui je me tiens (‫)חי יְ הוָ ה ְצ ָבאוֹת ֲא ֶשׁר ָע ַמ ְד ִתּי ְל ָפנָ יו‬ ַ » (1 R 18,15). À l’Horeb, Dieu fait sienne cette parole du prophète et le remet face à sa propre déclaration. Ce qu’Élie avait entrevu et qu’il avait professé dès l’origine va maintenant atteindre un degré inouï de réalisation, au terme de rudes épreuves : « Sors et tiens-toi sur la montagne, devant le Seigneur (‫» )וְ ָע ַמ ְד ָתּ ָב ָהר ִל ְפנֵי יְהוָ ה‬ (1 R 19,11).

Élie est, essentiellement, celui qui, comme la sagesse, se tient devant le Seigneur, en sa présence. Enlevé du monde des hommes, il disparaît là où est son lieu propre, en Dieu, prêt à être envoyé de nouveau, quand sera venu le jour de Dieu. Une fois disparu, Élie semble survivre par les paroles qui lui furent dites par Dieu. La mission qui lui fut confiée à l’Horeb est accomplie par Élisée : c’est lui qui va à Damas et place Hazaël sur son trône (2 R 8,7-15), qui envoie un disciple pour oindre Jéhu roi d’Israël (2 R 9,1-13)4. Élisée ne prononce lui-même aucun oracle divin. Les paroles de Dieu qui jalonnent le récit de sa vie sont toujours celles qui furent dites à Élie : – « On revint en informer Jéhu, qui dit : «C’est la parole du Seigneur, qu’il a prononcée par l’intermédiaire de son serviteur Élie le Tishbite (‫ְדּ ַבר־יְ הוָ ה‬ ‫ד־ע ְבדּוֹ ֵא ִליָּ הוּ ַה ִתּ ְשׁ ִבּי‬ ַ ַ‫ )הוּא ֲא ֶשׁר ִדּ ֶבּר ְבּי‬: ‘Dans le champ de Yizréel, les chiens dévoreront la chair de Jézabel et le cadavre de Jézabel deviendra du fumier en plein champ, dans la propriété d’Yizréel, en sorte qu’on ne pourra dire : ceci est Jézabel’» » (2 R 9,36-37. Cf. 1 R 21,23). – « Sachez donc que rien ne tombera à terre de l’oracle que le Seigneur a prononcé contre la famille d’Achab : le Seigneur a fait ce qu’il avait dit par l’intermédiaire de son serviteur Élie (‫וַ יהוָ ה ָע ָשׂה ֵאת ֲא ֶשׁר ִדּ ֶבּר ְבּיַ ד‬ ‫)ע ְבדּוֹ ֵא ִליָּ הוּ‬ ַ » (2 R 10,10. Cf. 1 R 21,21).

4 Cf. W.J. BERGEN, Elisha and the End of Prophetism (JSOTS 286; Sheffield 1999), 164ss: “2 Kings 9–13: Elijah Returns”. Tous les personnages du cycle d’Élisée maintiennent le récit dans le monde d’Élie : Achab (2 R 9,7.25) ; Jézabel (2 R 9,7) ; Naboth (2 R 9,21.25 : « dans le champ de Naboth de Yizréel ») ; Baal (2 R 10,18) ; Hazaël (2 R 10,32 ; 12,17-18 ; 13,3.22-25).

266

PREMIÈRE PARTIE

– « Il [Jéhu] entra dans Samarie et frappa tous les survivants de la famille d’Achab à Samarie, il l’extermina, selon la parole que le Seigneur avait dite à Élie (‫ל־א ִליָּ הוּ‬ ֵ ‫( » ) ִכּ ְד ַבר יְ הוָ ה ֲא ֶשׁר ִדּ ֶבּר ֶא‬2 R 10,17).

La succession du cycle d’Élie et du cycle d’Élisée illustre le changement de mode de la prophétie : d’abord médiatisée par la présence d’un homme, elle se continue à travers les paroles citées de ce prophète. « Élisée n’est pas représenté seulement comme un disciple mais presque comme une continuation d’Élie. L’histoire de la recherche infructueuse d’Élie (2 R 2,16-17) montre qu’il est vraiment parti. Il n’est plus utile de le chercher car il continue en Élisée son successeur. Dieu est toujours parmi son peuple à travers sa parole prophétique […]. Les prophètes vont et viennent mais la prophétie reste5. »

À la clôture du corpus prophétique, Ml 3,23-24 situe le lecteur dans l’entre-deux : Élie a disparu du milieu des hommes mais son retour est annoncé ; la prophétie n’est plus là mais son retour est attendu. Entre temps, elle se continue dans l’écrit. La clôture canonique du corpus prophétique est la représentation littéraire de la clôture de la prophétie en Israël : Malachie est le dernier des prophètes envoyés par Dieu à Israël. Avec lui, la prophétie n’est plus la parole orale d’un envoyé de Dieu dans des circonstances historiques particulières, fixée par écrit ensuite pour en garder la mémoire. Elle est d’abord une parole écrite, une figure littéraire. Ce n’est plus Dieu qui envoie un prophète et qui se dit dans la parole de celui-ci, avant qu’elle ne soit consignée par écrit. La Parole divine s’exprime premièrement dans le texte, qui annonce et envoie le prophète dans l’histoire6. Le texte-parole est l’institution première qui décide du cours des évènements et gouverne le destin d’Israël. La dépendance de la parole prophétique, de l’écriture inspirée visà-vis de la Parole divine est interrogée tout au long du récit. Avec le cycle d’Élie, la prophétie se loge au cœur de l’histoire, l’eschatologie au milieu du temps, à la charnière entre les deux livres des Rois. Ml 3,2324 à la fin du corpus prophétique fait passer de l’implicite à l’explicite cette dimension intrinsèque au texte même du récit7. 5

T.A. COLLINS, TheMantleofElijah, 136. Le livre de Malachie est dépourvu de tout cadre narratif. Cf. B. TIDIMAN, Les livresd’AggéeetdeMalachie (Vaux-sur-Seine 1993), 150 : « Sur les cinquante-cinq versets du livre, quarante-six, fait sans précédent dans les livres prophétiques, sont placés directement dans la bouche de Dieu. » 7 Cf. H. GESE, „Zur Bedeutung Elias für die biblische Theologie“, 126: „Was lag in der historischen Erscheinung des Elia beschlossen, daß diese Gestalt eine solche Bedeutung erlangte und eine Wirkung entfaltete, die bis zur Erwartung Elias als des Vorlaüfers der eschatologischen Basileia reichte?“ et F. MARTIN, Pourunethéologie 6

CONCLUSION

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Durant la période hasmonéenne, les traditions sur Élie connaissent de nouveaux développements multiformes. Chez les Hasmonéens comme chez les Esséniens, le sceau sur la prophétie qu’est l’annonce du retour eschatologique d’Élie provoque différentes tentatives d’identification avec leurs figures de référence et inspire en même temps une production littéraire. Au même moment, vraisemblablement, la Bible hébraïque atteint sa forme finale au cours d’une grande révision éditoriale. Nous croyons avoir démontré les interactions de ces phénomènes dans quelques récits sur Élie des livres des Rois (1 R 19,9-18 ; 2 R 2,118, puis 1 R 17,8-24 ; 18,21-40). La version hébraïque refaçonne sa source par des retouches à la fois légères et capables de provoquer un déplacement du sens général. Ne s’autorisant que des interventions de détails, elle transmet fidèlement son textusreceptus mais, avec un art littéraire très affiné, elle lui donne une nouvelle dimension. En enveloppant son texte- source dans une forme apocalyptique, l’édition proto-massorétique lui confère une ampleur atemporelle ou plutôt pan-temporelle. Ce faisant, elle ne détruit pas le substrat historique sur lequel le récit est fondé ; elle l’oriente vers son accomplissement plénier8. Moïse descend du Sinaï avec les tables de la Loi écrites du doigt de Dieu, en mémorial de la rencontre. À l’Horeb avec Élie, Dieu écrit non plus sur de la pierre mais dans le cœur de son prophète (cf. Jr 31,31-34 ; Ez 36,26-27), qui devient lui-même le mémorial de la rencontre et, dès lors, la mort n’a plus de pouvoir sur lui. L’écriture de la voix secrète de Dieu sur son cœur et l’écriture de textes à son sujet sur des rouleaux font le pont entre l’histoire passée d’Élie et la prophétie de son retour à venir : delalettre, 337-338 : « Ainsi constituée par les figures discursives, la lettre est, sinon lourde d’un devenir, du moins prise dans la durée, entre le temps d’un avant et celui d’un possible après. Elle est en effet mémoire, rappel ou rémanence d’une expérience passée, enfouie dans l’oubli et inaccessible au souvenir mais qui fut celle d’une rencontre, de ce “contact parlé” sous lequel le corps d’énonciation s’est une première fois levé. Rappel, la lettre est donc aussi retard, délai, suspens, dispositif propre à nourrir l’attente ou le désir : attente que ce quelque Chose, rappelé et voilé par la forme figurale, fasse retour, se ravive, se rencontre à nouveau ou plutôt comme nouveau. » 8 Cf. P. BEAUCHAMP, L’unetl’autreTestament.I – Essaidelecture(Paris 1976), 200 : « L’Ancien Testament est soulevé jusqu’au bout par les apocalypses : c’est en celles-ci que la génération de Jésus rencontrera les Écritures. Mais on aurait tort de voir en elles un autre Ancien Testament, ce supplément où les interprètes lassés liront le produit d’une génération inquiète, ou de temps troublés, d’une vague pathologie à contourner : rien d’autre ne les produit que la nécessité de toutes les Écritures et elles les enferment toutes autant qu’elles s’y ajoutent. »

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PREMIÈRE PARTIE

« Dans la dispersion, le texte devient patrie […]. Finalement, le livre donne accès à un lieu beaucoup plus central et essentiel que n’importe quel point du cosmos où l’on puisse se trouver9. »

Cette patrie de la Parole à laquelle l’écriture donne accès trouve une singulière illustration dans le qualificatif par lequel Si 48,10 désigne Élie : il est ‫ – הכתוב‬ὁ καταγραφεὶς. Disparu du monde sans connaître la mort, Élie continue à exister dans un espace-temps mystérieux jusqu’à la fin des temps, toujours présent dans la prophétie qui, durant l’intervalle, l’annonce. En même temps qu’il exprime le changement de mode de la prophétie, de l’oral vers le livre, Ml 3,23-24 annonce la renaissance de la médiation prophétique et fait espérer le renouveau de son mode oral antique, avec le retour personnel d’Élie10. Avant que ne vienne le Jour du Seigneur, reviendra-t-il lui-même, et sous quelle forme ? Comment se manifestera-t-il ? Dans la mesure même où le Nouveau Testament annonce la venue de ce Jour du Seigneur en Jésus de Nazareth, ces questions le traversent de part en part, à toutes les strates de l’histoire de sa formation. Finalement, plus que d’y répondre définitivement, il scrute ces questions et en explore toutes les dimensions et, ce faisant, il apporte aux traditions sur Élie de nouveaux développements.

9 O.T. VENARD, Thomasd’Aquin,poètethéologien. III. Paginasacra(Paris 2009), 522.523. 10 Cf. D.L. PETERSEN, Zechariah9-14andMalachi (OTL ; London 1995), 230: “They anticipated a renaissance of prophetic intermediation.”

DEUXIÈME PARTIE

LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE ET L’HISTOIRE DE LA FORMATION DU NOUVEAU TESTAMENT

Grande figure de l’histoire ancienne d’Israël et de l’histoire rédactionnelle de l’Ancien Testament, personnage de référence dans le judaïsme du Second Temple, Élie continue à tenir une place centrale dans la foi juive au temps de Jésus et des premières communautés chrétiennes, ainsi que dans la composition littéraire du Nouveau Testament. Est-il juste cependant, s’agissant d’Élie, de distinguer entre Ancien et Nouveau Testament, de marquer une rupture de continuité ? Le mouvement graduel de développement des traditions sur Élie déjà constaté entre le 9e et le 1e siècle avant J.-C. ne fait-il que se continuer ou peut-on réellement observer un changement décisif dans son cours, qui autorise à reléguer dans l’ancien ce qui précède et déclarer nouveau ce qui suit ? Où réside alors ce caractère de nouveauté, qui le modifie substantiellement ? Élie nous conduit ainsi à la question centrale de la Bible chrétienne. À l’époque hérodienne, les interrogations au sujet de la signification de la prophétie sur le retour eschatologique d’Élie et les tentatives d’identification des personnages historiques en lesquels elle s’accomplit agitent les esprits. Après la transfiguration où ils ont vu Élie en gloire, avec Moïse et Jésus, les apôtres interrogent Jésus : « “Pourquoi les scribes disent-ils qu’Élie doit venir d’abord ?” Il leur dit : “Élie en venant d’abord remettra en ordre toutes choses. Et comment est-il écrit du Fils de l’homme qu’il doit beaucoup souffrir et être méprisé ? Mais je vous dis qu’Élie est bien déjà venu et ils lui ont fait ce qu’ils ont voulu, comme il est écrit de lui” » (Mc 9,11-13).

La péricope croise subtilement les traditions orales et écrites : « Les scribes disent – je vous dis ; comment est-il écrit ? (v. 11) – comme il est écrit (v. 13) ». Une première fois, Jésus réfère la tradition orale jusqu’à lui (« ce que disent les scribes ») à une tradition écrite sur les souffrances du Fils de l’homme. Puis il ajoute sa propre parole, qui instaure avec autorité une nouvelle tradition orale « mais je vous dis » et il la réfère à nouveau à un écrit sur Élie au sujet de ses souffrances. Le rétablissement de toutes choses qu’Élie doit opérer d’abord fait référence à sa mission lors de son retour eschatologique annoncé en Ml 3,23-24, repris en Si 48,10.

272

DEUXIÈME PARTIE

Cette dialectique complexe de tradition orale et écrite au sujet d’Élie illustre la difficulté de la recherche sur l’histoire de la formation de la tradition néotestamentaire : il y a, à l’origine des évangiles canoniques, des sources pré-rédactionnelles orales et écrites vétéro- et para-testamentaires, et des sources pré-rédactionnelles orales et écrites néotestamentaires – des paroles prononcées avec autorité, par Jésus et/ou par les premiers disciples. À quel niveau de tradition prennent-elles naissance ? D’autres questions relevant de la critique historique se posent encore : quand un évangéliste cite une parole de Jésus reprenant, explicitement ou non, un texte de l’Ancien Testament ou une autre source, dépend-il uniquement de la tradition de transmission de la parole de Jésus ou se réfère-t-il aussi en même temps à la source d’origine ? Si deux évangélistes rapportent la même parole, nous disposons d’un élément de comparaison pour y répondre. Pour le déterminer, il faudra comparer les deux textes néotestamentaires entre eux et avec le texte d’origine en ses différentes versions pour voir de laquelle chacun d’eux est le plus proche, puis revenir aux deux textes néotestamentaires et analyser leur nature d’origine, plutôt orale ou plutôt écrite, et la part de liberté prise par le rédacteur pour façonner sa source selon son propre projet littéraire. L’identification d’Élie en Jean-Baptiste est solennellement rattachée à l’autorité de la parole de Jésus dans l’évangile selon Matthieu : « Si vous voulez bien le recevoir, c’est lui l’Élie qui va revenir » (Mt 11,14). « Les disciples comprirent que ses paroles visaient Jean le Baptiste » (Mt 17,13).

L’évangile selon Marc suppose aussi une telle identification, tandis que dans l’évangile selon Luc, le type d’Élie est surtout appliqué à Jésus. En Jn 1,21, quand des prêtres et des lévites demandent à Jean-Baptiste : « “Es-tu Élie ?“ Il dit : “Je ne le suis pas” ».

Les divergences des quatre évangiles sur ce point ne manquent pas d’interroger. Proviennent-elles des débats du temps de Jean-Baptiste et Jésus, reflètent-elles des interprétations rivales au sein des premières communautés chrétiennes ou sont-elles des indices de l’originalité des stratégies narratives de chacun des rédacteurs ? La volonté de chercher à reconstituer les contextes historiques conduit parfois à inférer trop rapidement d’une citation à son milieu

LE DÉVELOPPEMENT DES TRADITIONS SUR ÉLIE

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d’origine. Une analyse littéraire précise des différentes instances d’énonciation de chacun des textes s’impose, avant de tenter de formuler des hypothèses historico-rédactionnelles, tâche qui demeure fondamentale pour l’étude critique. Reprenant la terminologie de Michaela Bauks, nous distinguerons la critique des traditions et l’histoire des traditions : « Le terme “critique” souligne l’aspect analytique de la démarche méthodologique. En lisant un texte, on essaie de saisir sa composition, ses éléments formels. […] Le terme “histoire” représente l’aspect synthétique de cette démarche. Il s’agit alors, à partir du texte donné, de comparer ses formes et genres avec leurs différents usages au sein de l’AT afin de reconstituer leur évolution dans le temps1. »

* 1 – Pour le premier moment analytique, nous ferons une étude critique de toutes les traditions néotestamentaires sur Élie, en décrivant leurs éléments formels et leurs sources rédactionnelles. Quelques études cherchent déjà à penser globalement les traditions élianiques néotestamentaires, mais elles ne prennent en considération que les textes où le nom d’Élie est explicitement mentionné, négligeant ceux où d’autres types d’influence s’exercent2. À l’inverse, d’autres travaux traitent les traditions sur Élie dans leur totalité, mais en ne s’appliquant qu’à un corpus restreint du Nouveau Testament3. Le seul ouvrage 1 M. BAUKS, « Analyse des formes et des genres et histoire des traditions », Manuel d’exégèse de l’Ancien Testament (ed. M. BAUKS – C. NIHAN) (MoBi 61 ; Genève 2008), 101. 2 M.-É. BOISMARD, “Élie dans le Nouveau Testament”, Élie le prophète selon lesÉcrituresetlestraditionschrétiennes, I (Paris 1956), 116-128 ; T.L. WILKINSON, “The Role of Elijah in the N. T.”, Vox Reformata 10 (1968), 1-10 ; W.C. KAISER, “The Promise of the Arrival of Elijah in Malachi and the Gospels”, GTJ 3 (1982) 221-233 ; M. DE GOEDT, “Élie le prophète dans les Évangiles synoptiques”, Élie leProphète:Bible,tradition,iconographie (ed. G.F. WILLEMS) (Leuven 1988) ; R. MACINA, “Jean le Baptiste était-il Élie ? Examen de la tradition néotestamentaire”, POC 34 (1984), 209-232 ; L.E. FRIZZELL, “Élie, l’artisan de paix. Interprétation de Malachie 3,23-24 dans le judaïsme et dans le christianisme primitif”, SIDIC 17/2 (1984), 19-25 ; J.-M. PASQUIER, “Présence d’Élie dans le Nouveau Testament”, SIDIC 17/2 (1984), 26-30 ; J.M. NÜTZEL, „Elia- und Elischa- Traditionen im Neuen Testament“, BK 41 (1986), 160-171 ; M. ÖHLER, “The Expectation of Elijah and the Presence of the Kingdom of God”, JBL 118/1 (1999), 461-476 ; R. NIR, “The Identity of John the Baptist as Elijah: Aspects of a Christian Tradition”, Cathedra 139 (2011), 55-78. 3 W. ROTH, Hebrew Gospel: Cracking the Code of Mark (Oak Park 1988) ; G. DAUTZENBERG, “Elija im Markusevangelium”, TheFourGospels. II (ed. F. NEIRYNCK)

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DEUXIÈME PARTIE

à notre connaissance visant à l’exhaustivité et prenant en compte tous les modes d’utilisation des traditions élianiques est celui de Mark Öhler, EliaimNeuenTestament4. Nous nous sommes largement appuyés sur ce livre, en ajoutant cependant plusieurs références. Mais si Öhler analyse de façon approfondie chaque cas pris isolément, il ne les intègre pas dans une perspective historique de traditions en développement. * 2 – Pour le deuxième moment synthétique, nous reprendrons l’ensemble de ce matériel inventorié, en vue de reconstituer une histoire du développement des traditions néotestamentaires sur Élie5. Après avoir défini notre « modèle d’investigation »6 à partir des acquis de la recherche contemporaine (2.1), nous tenterons de distinguer les diverses strates de développement des traditions sur Élie (2.2) et d’apprécier leur apport à la formation de l’anthropologie (2.3.1) et de la christologie (2.3.2) néotestamentaires.

(Leuven 1992), 1077-1094 ; S. PELLEGRINI, Elija–WegbereiterdesGottessohnes:eine textsemiotische Untersuchung im Markusevangelium (Freiburg – New York 2000) ; C. PAGLIARA,LafiguradiElianelvangelodiMarco :Aspettisemanticiefunzionali (Roma 2003) ; T.L. BRODIE, “Luke the Literary Interpreter: Luke-Acts as a Systematic Rewriting and Updating of the Elijah-Elisha Narrative in 1 and 2 Kings”, Dissertatio (Rome 1981) ; J.-D. DUBOIS, « La figure d’Élie dans la perspective lucanienne », RHPR 53 (1973), 155-176 ; C.A. EVANS, “Luke’s Use of the Elijah/Elisha Narratives and the Ethic of Election”, JBL 106, (1987), 75-83 ; J. RINDOŠ, He of Whom it is Written. JohntheBaptistandElijahinLuke (2010). D’autres études plus restreintes seront mentionnées au moment où nous les rencontrerons. 4 M. ÖHLER.,EliaimNeuenTestament:UntersuchungenzurBedeutungdesalttestamentlichenProphetenimfrühenChristentum (BZNW 88; Berlin 1997). 5 Cf. B.S. CHILDS, BiblicalTheologyoftheOldandNewTestaments(Minneapolis 1993), 211: “The approach is that of tracing traditio-historical trajectories from within the tradition […]. The New Testament has its own distinctive traditio-historical development with its own peculiar dynamic and its wide range of diversity. It is not simply a continuation of traditional trajectories from the Old Testament.” 6 Cf. B. GERHARDSSON, The Reliability of the Gospel Tradition (Peabody 2001), 91-92: “For the study of the early Christian tradition we need a model of investigation […]. This model makes it possible to dissect the complicated phenomenon of early Christian tradition, to elucidate its different aspects in congruent ways.”

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE La critique des traditions ne doit pas s’en tenir à un déchiffrage purement quantitatif des données littéraires mais percevoir les variations des instances énonciatives qui s’expriment dans ces rapports. Anne-Marie Pelletier distingue deux « stratégies énonciatives », la citation et la paraphrase, et définit son projet d’étude du Cantique des Cantiques en ces termes : « Il s’agit de traiter de la citation à partir de ces questions : “qui cite ?”, “dans quel rapport avec ce qu’il cite ?”, “pour qui ?”, “selon quelle nécessité ?”, “en vue de quelle action ?”. L’élaboration d’une théorie de la citation impose d’en traiter comme pratique de discours, c’est-à-dire comme énoncé répété et énonciation répétante, ré-énonciation. Ce qui est à décrire en elle, est la composition mutuelle de deux systèmes d’énonciation mis en contact. […] Rompant avec une linguistique qui fait de la paraphrase une simple relation sémantique inscrite dans le système de la langue mais aussi avec une socio-linguistique qui la résorbe dans l’idéologie, elle [Catherine Fuchs] voit dans la paraphrase une opération située à la jointure de la langue et du discours. Ainsi serait-on en présence d’une activité méta-linguistique spontanée et pré-consciente qui ne peut être véritablement saisie que dans une situation d’échange discursif réelle1. »

Pour inventorier d’une manière exhaustive les traditions sur Élie du Nouveau Testament, nous avons affiné cette distinction de citation et de paraphrase en utilisant quatre concepts descriptifs : 1.1 – Les citations, qui sont de deux sortes : 1.1 – 1.1.1 – les citations explicites ; 1.1 – 1.1.2 – les citations implicites, qui présentent des reprises littérales de textes sur Élie mais sans les annoncer comme telles. 1 A.M. PELLETIER, LecturesduCantiquedesCantiques,Del’énigmedusensaux figuresdulecteur(AnBib 121 ; Rome 1989), 132-133. Voir encore p. 128 : « “Plonger les notions de “citation” et de “paraphrase” dans le creuset des théories de l’énonciation. […] C’est, d’une part, quitter la convention qui fait de la citation, globalement, un placage ou un collage d’énoncé sur énoncé, tantôt ornemental, tantôt – c’est le cas dans le commentaire –, ordonné à des fins techniques. C’est aussi cesser de s’en tenir à une paraphrase qui reformulerait le même, se contentant de mettre à profit des équivalences contenues dans la langue. »

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DEUXIÈME PARTIE

1.2 – Les évocations, où le nom d’Élie est cité mais sans qu’il faille le relier à un contexte vétérotestamentaire préalable. 1.3 – Les allusions typologiques, qui désignent les lieux où la référence à Élie est explicite sous la forme de rappels d’événements de sa vie, mais sans citation littéraire déterminée. 1.4 – À l’inverse, les motifs ou lieux où le Nouveau Testament reprend des éléments de langage aux traditions élianiques, détachées de tout lien avec la personne d’Élie, sans mention de son nom. Le critère qui détermine la classification de chaque passage est son aspect littéraire. À cela s’ajoute, autant que possible, l’identification des sources qu’il utilise. Les mêmes références sont parfois citées sous des formes textuelles différentes et les versions grecques qu’utilisent les auteurs – ou le même auteur – ne sont pas toujours les mêmes. Nous rechercherons la version ancienne d’origine pour chaque occurrence, ainsi que la manière dont l’auteur traite sa source. Cela nous conduira à chercher aussi dans la comparaison synoptique les sources des péricopes évangéliques. À cela s’ajoute, à chaque fois, la distinction des différents modes de présence d’Élie envisagés par le Nouveau Testament2. 1.1 CITATIONS 1.1.1 Citations explicites Dans l’ensemble du Nouveau Testament, deux textes seulement font une citation explicite de traditions vétérotestamentaires sur Élie : la citation composite de Mc 1,2 – Mt 11,10 – Lc 7,27 et Rm 11,2-5. 1.1.1.1. Mc 1,2 – Mt 11,10 – Lc 7,27 Nous reviendrons plus loin sur le contexte global de l’insertion de cette citation dans une section parallèle de Mt et Lc, absente de Mc, 2 Déjà E.-M. BECKER s’applique à spécifier quel est le type de retour d’Élie supposé dans chaque texte de Marc et aboutit à un tableau avec trois catégories : le retour d’Élie identique à la représentation antique générale (allgemein-antike WiederkehrVorstellungen) sur le mode identification/infiguration ; le prolongement continu des traditions sur Élie (Fortwirken von Elija-Überlieferungen) ; le retour eschatologique d’Élie redivivus (“Elija redivivus im Markus-Evangelium?: zur Typologisierung von Wiederkehr-Vorstellungen”, BiblicalFiguresinDeuterocanonicalandCognateLiterature (ed. H. LICHTENBERGER – U. MITTMANN-RICHERT) (Berlin – New York 2009), 587-625, spécialement 619).

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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mais dans un premier temps, il convient d’étudier la citation pour ellemême, qui appartient à la « Triple tradition »3. Elle est introduite de façon différente en Mc d’un côté et en Mt-Lc de l’autre : Mc 1,2 : Καθὼς γέγραπται ἐν τῷ Ἠσαΐᾳ τῷ προφήτῃ Mt 11,10 (= Lc 7,27) : Οὗτός ἐστιν περὶ οὗ γέγραπται

Tandis que Mc part de la citation écrite, du texte du prophète Isaïe, et envisage ensuite le ou les sujet(s) en le(s)quel(s) elle s’accomplit, Mt et Lc partent de Jean-Baptiste et à partir de sa personne définissent son identité à l’aide d’un écrit antérieur, dont l’auteur n’est pas mentionné. Cette relation croisée entre le texte annonciateur et l’histoire en laquelle il s’accomplit est un phénomène particulier du Nouveau Testament sur lequel il nous faudra revenir. En Mc, la phrase est utilisée comme citation par le narrateur, tandis qu’en Mt-Lc elle est mise dans la bouche de Jésus. L’intertexte de la citation composite de Mc 1,2 – Mt 11,10 – Lc 7,27 nécessite une analyse attentive : « Ἰδοὺ [ἐγὼ]4 ἀποστέλλω τὸν ἄγγελόν μου πρὸ προσώπου σου, ὃς κατασκευάσει τὴν ὁδόν σου (Voici que j’envoie mon messager devant ta face, qui préparera ta voie). »

Ces mots sont une reprise du texte grec d’Ex 23,20, relu en Ml 3,15 : Ex 23,20

Ml 3,1

ἰδοὺ ἐγὼ ἀποστέλλω τὸν ἄγγελόν μου πρὸ προσώπου σου ἵνα φυλάξῃ σε ἐν τῇ ὁδῷ ὅπως εἰσαγάγῃ σε εἰς τὴν γῆν ἣν ἡτοίμασά σοι

ἰδοὺ ἐγὼ ἐξαποστέλλω τὸν ἄγγελόν μου καὶ ἐπιβλέψεται ὁδὸν πρὸ προσώπου μου

Hormis la nuance du verbe ἐξαποστέλλω en Ml 3,1 au lieu de ἀποστέλλω en Ex 23,20, le premier membre de phrase est identique. 3

« Triple tradition » : matériel narratif commun aux trois évangiles synoptiques. Mt a ἐγὼ, Lc et Mc non. 5 « Le texte grec de Q [la citation chez Mt-Lc] correspond à celui de la Septante d’Ex 23,20, tandis que pour Ml 3,1, le texte grec de Q tient à la fois du texte massorétique et de la Septante » : J.P. MEIER, Un certain juif, Jésus. II (Paris 2005), 134. 4

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Là où Ml 3,1 a un seul verbe (ἐπιβλέπω), Ex 23,20 en a trois (φυλάσσω, εἰσάγω et ἑτοιμάζω). En hébreu, ‫( ָפּנָ ה‬Ml) reprend ‫שׁ ַמר‬, ָ ‫ בּוא‬et ‫ כּון‬d’Exode. L’inclusion des trois verbes d’Ex dans un verbe unique pourrait être une explication de la traduction de ‫ ָפּנָ ה‬par ἐπιβλέπω en Ml, car ces deux verbes ne se correspondent pas. Le Nouveau Testament n’a aucun de ces verbes grecs, mais κατασκευάζω (préparer). Ce choix est difficile à expliquer, n’étant attesté par aucune traduction grecque ancienne connue d’Ex 23,20 ni de Ml 3,1. L’idée de κατασκευάζω, impliquant un travail sur le chemin lui-même, est plus celle de Ml 3,1 M que d’Ex 23,20 (M et G) et de Ml 3,1 G, dont les verbes décrivent une action sur le peuple qui marche. Il est vraisemblable qu’à l’origine, au lieu de lire le verbe ‫ פנה‬au piel comme M, G l’ait lu comme un qal6. En ce cas, la citation néotestamentaire serait une recension du grec sur le texte de M. La modification du jeu des pronoms personnels en Malachie change en profondeur le sens de la phrase du livre de l’Exode : le mouvement d’Ex 23,20 est local et conduit « vers la terre préparée » (εἰς τὴν γῆν ἣν ἡτοίμασά σοι) tandis qu’en Ml 3,1 il conduit vers le temple de Dieu. Il s’agit, en Exode, de marcher physiquement sur un chemin qui conduit à une terre et, en Malachie, de se préparer à la venue du Seigneur. C’est le peuple qui avance vers le pays de Canaan d’un côté et Dieu qui vient dans son temple de l’autre. La citation du Nouveau Testament suit le jeu des pronoms personnels d’Ex 23,20 : πρὸ προσώπου σου et τὴν ὁδόν σου. Mais si le sujet auquel ils se rapportent est assez clair en Exode (Moïse et le peuple d’Israël) ainsi qu’en Mt 11,10 et Lc 7,27 (Jésus définit Jean comme ce messager précurseur), le messager auquel se réfère cette phrase est ambivalent en Mc 1,2. Enfin, Ex 23,20 envisage la préséance du messager du Seigneur sur le chemin comme spatiale, tandis que Ml 3,1 l’envisage comme temporelle, avant la venue du Seigneur. Le Nouveau Testament intègre et combine ces deux perspectives spatiale et temporelle (« ta face – ta voie »)7.

6 CommentaryontheNewTestamentuseoftheOldTestament(ed. G.K. BEALE – D.A. CARSON) (Grand Rapids 2007), 302. 7 „Es sich hier nicht nur um ein sachliches prae handelt, sondern auch um ein zeitliches“: M. ÖHLER,EliaimNeuenTestament(BZNW 88; Berlin 1997), 34.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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À partir de ce premier membre de phrase, Mc d’un côté et Mt-Lc de l’autre divergent. Mc ajoute une citation quasi littérale d’Is 40,3 G8, et pour cette raison attribue toute la citation, y compris ce qui précède, à « Isaïe le prophète ». Ce verset d’Isaïe est cité dans un autre contexte en Mt-Lc (Mt 3,3 ; Lc 3,4). Nous avons vu que l’envoyé précurseur de Ml 3,1 est déjà une référence à la voix préparatrice d’Is 40,39. Mt-Lc ajoutent ἔμπροσθέν σου (devant toi), qui forme un parallélisme avec l’expression πρὸ προσώπου σου précédant immédiatement. Il est probable que ce redoublement en fin de verset soit dû à une influence de Ml 3,1 G qui reporte aussi le « πρὸ προσώπου » d’Ex 23,20 en fin de verset. De plus, l’adverbe ἔμπροσθέν et le nom πρόσωπον sont construits l’un et l’autre autour de la préposition πρός, et les locutions ἔμπροσθέν μου et πρὸ προσώπου μου correspondent toutes deux à ‫ ְל ָפנָ י‬en hébreu. Enfin, Matthieu fait suivre la citation combinée d’Ex 23,20 – Ml 3,1 de cette déclaration solennelle : « c’est lui, si vous voulez bien comprendre, l’Élie qui doit revenir », faisant écho à Ml 3,23. Dans l’esprit de Matthieu, il y a assimilation de la prophétie de l’envoi du messager anonyme de Ml 3,1 avec celle de l’envoi d’Élie en Ml 3,23. Nous avons vu en analysant ces versets en première partie qu’une telle assimilation est déjà faite à l’intérieur du livre de Malachie. Ml 3,1 est donc intégré aux traditions sur Élie bien avant le Nouveau Testament. Ainsi, cette citation commune aux trois évangiles synoptiques est un emboitement multiple, et c’est dans la continuité de cette chaîne traditionnelle de paroles que les évangélistes énoncent l’identité de Jésus et de Jean-Baptiste. 1.1.1.2. Mt 11,7-15 – Lc 7,24-28 ; 16,16 En Mt 11,10 – Lc 7,27, la citation composite d’Ex 23,20 ; Ml 3,1 est mise dans la bouche de Jésus. Mais cette citation est insérée dans une péricope où le parallèle entre Jean-Baptiste et Élie se situe sur un plan plus large. En raison de leur importance pour l’étude des traditions 8 À la place de τὰς τρίβους τοῦ θεοῦ ἡμῶν (Is 40,3), Mc 1,3 a τὰς τρίβους αὐτοῦ. 9 Le verbe ‫ פנה‬au piel suivi de ‫ דרך‬ne se trouve qu’en Is 40,3 ; 57,14 ; 62,10 et Ml 3,1.

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sur Élie dans le Nouveau Testament, il convient de procéder à une analyse de détail de Mt 11,7-15 et de son parallèle en Lc 7,24-28 ; 16,16. Ce passage est par ailleurs la plus importante section où l’ÉvangileselonThomas apporte une autre version parallèle. 1.1.1.2.1. Mt11,7-15 Mt 11,1 est une charnière stéréotypée chez Matthieu entre les parties « discours » et les parties « actions » de chacune des cinq sections de son évangile (7,28 ; 13,53 ; 19,1 ; 26,1). Le verset conclut l’enseignement de 9,35-10,42 et introduit une « partie […] qui va voir se creuser le clivage entre ceux qui entendent et ne comprennent pas et ceux qui entendent et comprennent (cf. Mt 13,28-23)10. » L’ensemble 11,2-19 comprend trois péricopes, reliées thématiquement par Jean-Baptiste : 11,2-6 ; 7-15 ; 16-19. Chacune est introduite par une question : « es-tu celui qui doit venir ? », « qu’êtes-vous allés voir dans le désert ? », « à quoi pourrais-je comparer cette génération ? ». En 11,2-6, les questions concernent l’identité de Jésus et en 11,7-15 celle de Jean, tandis que 11,16-19 enregistre la réponse de « cette génération » à Jésus le messie et à Jean le précurseur. La réponse apportée par Jésus à chacune des questions a en son centre une citation scripturaire pour les deux premières et un proverbe populaire pour la troisième11. Après avoir été interrogé au sujet de son identité par les envoyés de Jean (11,2), Jésus à son tour interroge au sujet de l’identité de Jean (11,36) et apporte lui-même la réponse (11,7-15)12. Il y a une inversion spéculaire : ‘Es-tu celui qui doit venir ?’ demande Jean de Jésus (11,3). ‘Il est lui-même celui qui doit venir’, dit Jésus de Jean (11,14)13. En raison de l’objet de notre étude, nous nous limitons à Mt 11,715, où Jésus cite explicitement Ml 3,1 au verset 10, et implicitement Ml 3,23-24 au verset 14 : « 7 Comme ils s’en allaient, Jésus se mit à parler de Jean aux foules : ‘Qu’êtes-vous allés voir au désert ? Un roseau secoué par le vent ? 8 Alors, qu’êtes-vous allés voir ? Un homme vêtu d’habits délicats ? Mais ceux qui 10

M. DE GOEDT, “Élie le prophète dans les Évangiles synoptiques”, 78. W.D. DAVIS – D.C. ALLISON, The Gospel According to Saint Matthew. II (ICC – Edingburgh 1991), 235. 12 Le nom de Jean (Ἰωάννης) est présent en 7a, 11a, 12a, 13 et tous les verbes se rapportent à lui. 13 J.A. FITZMYER, TheGospelAccordingtoLuke(I-IX) (AB 28 ; New York 1981), 672-673. 11

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portent des habits délicats sont dans les demeures des rois. 9 Alors qu’êtesvous allés voir ? Un prophète ? Oui, je vous le déclare, et plus qu’un prophète. 10 C’est celui dont il est écrit : Voici,j’envoiemonmessagerenavant detoi ;ilprépareratonchemindevanttoi. 11 En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont nés d’une femme, il ne s’en est pas levé de plus grand que Jean le Baptiste ; et cependant le plus petit dans le royaume des Cieux est plus grand que lui. 12 Depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à présent, le royaume des Cieux se prend de force et les forts s’en emparent. 13 Car tous les prophètes et la Loi ont prophétisé jusqu’à Jean. 14 C’est lui, si vous voulez bien comprendre, l’Élie qui doit revenir. 15 Celui qui a des oreilles, qu’il entende !’ »

La section comporte un verset introductif (7a) indiquant un changement de scène : les disciples de Jean s’en vont et Jésus commence à parler aux foules. Puis vient une triple interrogation de Jésus au sujet de l’identité de Jean-Baptiste sur une structure similaire (7b-9) : une première question répétée trois fois en des termes presqu’identiques : « Qu’êtes-vous allés voir ? » (7.8.9), suivie immédiatement d’une deuxième question : « un roseau ? » (7), « un homme ? » (8), « un prophète ? » (9). Un effet de gradation dans l’enchaînement des questions met en valeur la pointe finale : la première question n’est suivie que d’une autre question, sans détermination supplémentaire ; la deuxième question est suivie d’une autre, puis d’une objection de Jésus (8b), qui conduit à une troisième, aboutissant à une déclaration solennelle de Jésus : « oui, je vous le dis, et plus qu’un prophète » (9b). Ces trois séries de questions préparent rhétoriquement la définition par Jésus de l’identité de Jean (10-14). Cette deuxième partie de la péricope est encadrée par deux expressions de définition d’identité : « c’est lui qui – οὗτός ἐστιν » (10) ; « il est celui qui – αὐτός ἐστιν » (14). Entre les deux, Jésus formule trois énoncés sur Jean : il est l’envoyé annoncé par le prophète Malachie (10), le plus grand des enfants des hommes (11), à la charnière de l’histoire (12-13). Puis le narrateur met dans la bouche de Jésus une synthèse conclusive : il est l’Élie qui devait revenir (14). La section se termine par une exhortation : « celui qui a des oreilles, qu’il entende » (15). La péricope apparaît donc solidement unifiée : une introduction narrative (7a), trois questions de Jésus sur Jean-Baptiste (7b-9), trois affirmations de Jésus sur Jean-Baptiste (10-14), une conclusion parénétique (15). Le tableau suivant fait apparaître la structure bien ordonnée du discours de Jésus :

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a

7 τί ἐξήλθατε εἰς τὴν ἔρημον θεάσασθαι; Κάλαμον ὑπὸ ἀνέμου σαλευόμενον;

b

8

ἀλλὰ τί ἐξήλθατε ἰδεῖν; ἄνθρωπον ἐν μαλακοῖς ἠμφιεσμένον; ἰδοὺ οἱ τὰ μαλακὰ φοροῦντες ἐν τοῖς οἴκοις τῶν βασιλέων εἰσίν.

c

9

ἀλλὰ τί ἐξήλθατε ἰδεῖν; προφήτην; ναὶ λέγω ὑμῖν, καὶ περισσότερον προφήτου.

II a

10

b

11

c

14

οὗτός ἐστιν περὶ οὗ γέγραπται          “ἰδοὺἐγὼἀποστέλλω    τὸνἄγγελόνμουπρὸπροσώπουσου,       ὃςκατασκευάσειτὴνὁδόν          σου  ἔμπροσθένσου.» Ἀμὴν λέγω ὑμῖν·οὐκ ἐγήγερται ἐν γεννητοῖς γυναικῶν μείζων Ἰωάννου τοῦ βαπτιστοῦ ὁ δὲ μικρότερος ἐν τῇ βασιλείᾳ τῶν οὐρανῶν μείζων αὐτοῦ ἐστιν. 12 ἀπὸ δὲ τῶν ἡμερῶν Ἰωάννου τοῦ βαπτιστοῦ ἕως ἄρτι ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν βιάζεται καὶ βιασταὶ ἁρπάζουσιν αὐτήν. 13 πάντες γὰρ οἱ προφῆται καὶ ὁ νόμος ἕως Ἰωάννου ἐπροφήτευσαν· καὶ εἰ θέλετε δέξασθαι, Αὐτός ἐστιν Ἠλίας ὁ μέλλων ἔρχεσθαι.

La section I est centrée sur le « voir » et la section II sur le « lire ». Dans les deux cas, à partir du donné observable, la discussion tourne autour de leur correcte interprétation, qui se résout avec une déclaration de Jésus prononcée avec autorité : ναὶ λέγω ὑμῖν (Ic) – Ἀμὴν λέγω ὑμῖν (IIb). La section I est composée de 3 questions doubles : « qu’êtes-vous allés voir ? », doublées immédiatement d’une autre question : a) « un roseau ? », b) « un homme ? », c) « un prophète ? ». La deuxième question (b) est déjà une réponse à la première, aussitôt suivie d’une objection, puis d’une déclaration solennelle de Jésus en c). La même question sur l’identité de Jean répétée trois fois reçoit une réponse graduelle : I a) est la conception purement matérielle du regard le plus superficiel possible : Jean est vu comme un végétal, « un roseau agité par le vent », sorte de distraction amusante. En I b), Jean est dit « un homme », ce qui est déjà un progrès, mais le regard s’arrête aux apparences trompeuses et produit un portrait de Jean aux

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antipodes de la vérité. Alors qu’il porte « un vêtement de poils de chameaux » (Mt 3,4), seule la douceur du pelage est perçue14, ce qui aboutit à une méprise totale mise en valeur par l’objection ironique de Jésus. Jean habite au désert et il est assimilé à quelqu’un qui habite « dans les demeures des rois » ! Enfin I c) offre une réponse correcte : en décrivant Jean comme « un prophète », l’observateur saisit sa mission surnaturelle. « Oui, surenchérit Jésus, et plus qu’un prophète. » Ces trois réponses de Jésus représentent trois types d’interlocuteurs de Jean en même temps qu’un cheminement de l’esprit. De la sorte, l’attention de l’auditeur de Jésus, du lecteur de l’évangile est frappée : que peut être celui qui est plus qu’un prophète, tout en étant moins que Jésus (cf. Mt 3,11) ? La section II est encadrée par deux expressions de définition d’identité : « c’est lui qui – οὗτός ἐστιν » (10) ; « il est celui qui – αὐτός ἐστιν » (14). Jean est décrit : – en a), par l’autorité des Écritures (« περὶ οὗ γέγραπται ») ; – en b), par l’autorité de la parole de Jésus (« Ἀμὴν λέγω ὑμῖν ») ; – en c), par la tradition apostolique (« Αὐτός ἐστιν »). a) La citation des Écritures a déjà été étudiée plus haut. En Mt 11, 9 – Lc 7,26, Jésus définit Jean comme « plus qu’un prophète ». En quoi consiste ce « plus » qu’a Jean vis-à-vis des autres prophètes ? Les éléments extérieurs qui le décrivent se retrouvent tous chez les anciens prophètes. Ce qui l’isole des autres est d’être le dernier, l’ultime prophète avant l’instauration du royaume de Dieu en Jésus (cf. Mt 11,11 ; Lc 7,28), c’est son caractère eschatologique. Par cette expression énigmatique, Jésus oriente vers l’identité élianique de Jean, d’autant que juste après est cité le verset composite d’Ex 23,20 – Ml 3,115. b) D’une façon très proche du Sermon sur la montagne (Mt 5-7), Jésus cite textuellement les Écritures en disant : « vous avez appris 14 « μαλακὰ et τὰ μαλακὰ, répété, pour signifier des habits délicats au toucher » : M.-J. LAGRANGE, ÉvangileselonsaintMatthieu (Paris 19273), 220. 15 J.A. FITZMYER, TheGospelAccordingtoLuke(I-IX) (AB 28; New York 1981), 671ss ; M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament(BZNW 88; Berlin 1997), 67; M. ÖHLER, “The Expectation of Elijah and the Presence of the Kingdom of God”, JBL 118/1 (1999), 476.

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qu’il a été dit… », puis ajoute « et bien moi je vous dis ». Ainsi, Jésus ne contredit pas le témoignage des Écritures mais les interprète souverainement par le recours à sa seule autorité. Les versets 11-13 posent plusieurs problèmes d’interprétation. Du point de vue de l’histoire de la rédaction, les versets 12 et 13 ayant leur parallèle en Lc 16,16 et non en Lc 7, comme le reste de la péricope, la critique considère habituellement que Matthieu a inséré ici cette parole venant du document Q, dont Lc conserve plus fidèlement la structure, dans le but de regrouper tout le matériel narratif concernant Jean-Baptiste16. Une première difficulté d’interprétation vient de βιάζεται qui, comme indicatif présent, peut être de voix moyenne ou passive. Selon le choix retenu, le sens sera très différent. Comme c’est l’unique attestation de ce verbe dans la Septante et le Nouveau Testament, aucun élément de comparaison n’est possible pour déterminer exactement son sens. De plus, le nom βιασταὶ, sujet du verbe suivant, est de même racine que βιάζεται. Cet effet stylistique est essentiel au sens, mais il est difficile à rendre dans la traduction. À cela s’ajoute enfin la difficulté théologique d’une appréciation apparemment positive de la violence par Jésus. Le seul fait que le parallèle chez Luc soit si différent (en Lc 16,16, le verbe « évangéliser » tient la place du verbe βιάζεται chez Mt) montre que l’interprétation de la parole de Jésus est difficile depuis les origines. Au plan grammatical, ou bien le royaume des Cieux est objet du verbe pris en son sens passif (« se prend de force », sens retenu ici)17, ou il est sujet du verbe pris en son sens moyen (« avance en force »)18. βιασταὶ (nom au nominatif masculin pluriel de βιαστής), hapax aussi pour toute la Bible, ne peut signifier que « les violents ». Ils « s’emparent, se saisissent » du royaume des Cieux. Ce qui précède doit donc pouvoir trouver son sens à partir de là. Le premier membre de phrase énonce alors de façon générale et abstraite (par le passif sans complément d’agent) ce que le deuxième membre reprend en désignant le sujet concret : « le royaume des Cieux se prend de force et seuls les forts s’en emparent » c’est-à-dire, ‘le royaume de Dieu est 16

P. BENOIT – M.-E. BOISMARD, SynopsedesQuatreÉvangiles. II (Paris 1972),

167. 17 18

Comme presque toutes les traductions modernes avec la Vulgate. J. NOLLAND, TheGospelofMatthew (NIGTC – Grand Rapids 2005), 458.

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l’objet d’un combat et seuls ceux qui sont capables de soutenir les souffrances qu’il entraîne peuvent s’en emparer’. Ainsi, le lien avec Jean-Baptiste est plus évident : en prison, il subit la souffrance de la persécution, mais c’est ainsi qu’il travaille à l’avènement du royaume des Cieux. Un autre aspect difficile de ces versets est la tension dans leur enchaînement logique : au verset 11, le contraste est accusé à son maximum entre « le plus grand des enfants des femmes », dans la bouche de Jésus, dont on pourrait penser qu’il est lui-même ce plus grand, et « celui qui est plus petit que lui dans le royaume des Cieux, plus grand que Jean19 ». Jean n’appartient donc pas au royaume des Cieux du point de vue de son établissement dans l’histoire humaine : sa position lui confère un statut inférieur à tous ceux qui en font partie. Puis la préposition ἕως, présente de façon rapprochée dans les deux versets 12 et 13, fixe un point sur un axe temporel. Jean se trouve d’abord après (12) puis avant (13) ce point20. Les versets 11 et 13 comportent une notion temporelle du royaume des Cieux, inauguré par Jésus et en lui. Sous ce rapport, l’avant et l’après sont nettement distingués. À l’inverse, le verset 12 comporte une notion du royaume des Cieux que nous pourrions qualifier de spirituelle : par sa vie, ses souffrances et sa mort, Jean y appartient. L’image de la ‘charnière’ pour décrire le rôle que Jésus attribue ici à Jean-Baptiste exprime bien la position intermédiaire entre l’ordre ancien de la prophétie et l’ordre nouveau du royaume des Cieux : la charnière est constituée d’une plaque fixée sur chacun des éléments qu’elle assemble, ces deux plaques se superposant à l’endroit où le gond vient les unir. Jean est à la fois, d’un certain point de vue, hors du royaume des Cieux, car antérieur à son instauration, et à la fois, d’un autre point de vue, membre de ce royaume par ses souffrances. Mieux encore, « Jean lui-même considéré comme citoyen du royaume est plus grand que Jean ‘né d’une femme’ »21 et Jésus, par ses affirmations sur Jean, fait dès lors passer la frontière du royaume des Cieux à l’intérieur du cœur humain. 19 μικρότερος, au même titre que μείζων (2 fois), est un comparatif et non un superlatif, ce que rend ici la traduction. Certes le comparatif peut parfois avoir un sens de superlatif, mais « il n’y a aucun besoin ici d’en faire un superlatif » : A. PLUMMER, TheGospelAccordingtoS.Luke(ICC – Edinburgh 1910), 205. 20 Si le premier ἕως inclut le “maintenant” (« depuis les jours de Jean le Baptiste jusqu’à maintenant »), le second ἕως inclut Jean-Baptiste dans la série des prophètes. Jésus vient de le dire au v. 9, Jean est « un prophète ». 21 J. RINDOŠ, HeofWhomitisWritten(ÖBS 38 – Frankfurt 2010), 184.

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Dans ce contexte, l’insertion de la citation composite d’Ex 23,20 – Is 40,3 – Ml 3,1 en Mt 11,10 prend tout son sens : le messager du Seigneur envoyé devant Israël pour le conduire en Canaan est maintenant Jean-Baptiste, envoyé devant Jésus pour ouvrir l’accès au royaume des Cieux. La typologie Canaan / royaume des Cieux se poursuit : comme Moïse a conduit le peuple d’Israël jusqu’aux portes de la Terre promise sans y entrer lui-même, Jean-Baptiste est resté au seuil du royaume des Cieux. Mais de l’autre point de vue, où Jean-Baptiste est au commencement de l’avènement du royaume des Cieux, il ressemble à Josué, et la manière dont est décrite la conquête de ce royaume lui applique les caractéristiques de la conquête de Canaan22 : « depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu’à maintenant, le royaume des Cieux se prend de force et les forts s’en emparent ». Ce combat, dans la perspective générale de Matthieu, relève de l’affrontement eschatologique des forces du bien et du mal, que manifestent le destin de Jean, la Passion de Jésus et les tribulations des disciples. L’appel de Jésus à la force, et même à la violence, pour s’emparer du royaume doit donc, pour être bien compris, être lu à la fois dans sa référence typologique à la conquête de Canaan et dans sa signification eschatologique : il s’agit du royaume des Cieux. « Car tous les prophètes et la Loi ont prophétisé jusqu’à Jean » : les prophéties ont fait progresser la compréhension de la véritable Terre promise (cf. Is 40,3) et elles ont maintenant atteint leur fin dans le royaume des Cieux ; la Loi révélée à Moïse pour régler la vie du peuple de Dieu sur la terre de Canaan s’accomplit. La terre de Canaan et la Loi de Moïse s’accomplissent en une terre nouvelle et une loi nouvelle. c) Le verset 14 est une addition rédactionnelle propre à Mt (sans parallèle chez Lc). Il peut se lire aussi bien dans la continuité des paroles précédentes de Jésus que comme une intervention du narrateur23. Il n’est pas nécessaire d’opposer les deux solutions : l’affirmation est à la fois celle de Jésus, adressée à ses auditeurs, et celle de l’évangéliste, qui insère sa propre parole dans celle de Jésus pour s’adresser à son lecteur. 22 Jean, baptisant au Jourdain, à l’endroit même de l’entrée des fils d’Israël en Canaan avec Josué, fait entrer à nouveau le peuple en Terre promise, d’une manière nouvelle. 23 W.D. DAVIS – D.C. ALLISON, TheGospelAccordingtoSaintMatthew. II, 258.

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L’expression « καὶ εἰ θέλετε δέξασθαι » est caractéristique du Jésus matthéen (cf. 16,24 ; 17,4 ; 19,17.21 ; 27,43) et le verset 14 s’intègre bien dans la construction d’ensemble de la péricope : une introduction narrative (7a), trois questions de Jésus sur Jean-Baptiste (7b-9) aboutissent à une déclaration de Jésus : il est « un prophète, et plus qu’un prophète ». Puis, par trois affirmations sur Jean-Baptiste (10-13), Jésus développe de quelle manière, comme un prophète, Jean est d’avant le royaume des Cieux et ne lui appartient pas encore, et de quelle manière, étant plus qu’un prophète il appartient à ce royaume. La péricope se termine avec une conclusion théologique (14) et parénétique (15) : « Que celui qui a des oreilles entende ! » 1.1.1.2.2. Lc7,24-28+16,16 Comme Mt 11,7, Lc 7,24 opère un changement de scène entre le départ des envoyés de Jean et l’enseignement de Jésus à la foule. Lc 7,24-28 est la deuxième unité d’un ensemble qui en comprend trois : 7,18-23 est le discours de Jésus sur lui-même à Jean ; 7,24-28, le discours de Jésus sur Jean à la foule, et 7,29-35, le discours de Jésus sur le comportement de la foule vis-à-vis de Jean et de lui-même. Lc 7,29-30 peut être regardé soit comme la continuation des paroles de Jésus sur Jean, soit comme un commentaire de l’évangéliste à leur sujet24. Certes, ils sont connectés aux versets 24-28, mais avec François Bovon, nous lisons ces deux versets comme « un résumé rédactionnel de la situation », qui « prépare sous forme narrative l’accusation prophétique des versets 31-35 »25 : « tout le peuple » (29) opposé aux « pharisiens et légistes » (30) représente « les hommes de cette génération » (31), destinataires des reproches de Jésus (32-35). Lc 7,29-35 forme un tout indépendant, détaché par une inclusion entre « ont justifié Dieu (ἐδικαίωσαν τὸν θεὸν) » (29) et « la sagesse a été justifiée (ἐδικαιώθη ἡ σοφία) » (35). Lc 7,24-28 et 7,29-35 constituent donc deux unités26 et c’est sur la première seule, en rapport avec les traditions sur Élie, que portera l’étude présente. 24 J.A. FITZMYER, TheGospelAccordingtoLuke(I-IX) (AB 28 ; New York 1981), 670 ; J. RINDOŠ, He of Whom it is Written (ÖBS 38 – Frankfurt am Main 2010), 185. 25 F. BOVON, L’évangileselonsaintLuc(1,1–9,50), (CNT IIIa ; Genève 1991), 369. 26 I.H. MARSHALL, TheGospelofLuke (NIGTC – Grand Rapids 1978), 296-297; J. NOLLAND, Luke1-9,20 (WBC 35a – Dallas 1989), 334.

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La structure de la péricope est très proche de Mt mais plus simple qu’elle : une introduction narrative (24a), trois questions de Jésus sur Jean-Baptiste (24b-26), suivies d’une réponse continue de Jésus faisant appel à l’autorité des Écritures (27) puis à l’autorité de sa propre parole (28). Cette péricope offre un exemple intéressant d’analyse synoptique de logia appartenant à la Double Tradition (Mt-Lc), avec d’importants parallèles aussi dans L’ÉvangileselonThomas. Nous mettons en regard grâce à un tableau Mt 11,7-15, Lc 7,24-28 + 16,16 et les passages de L’ÉvangileselonThomas correspondants, sous la forme d’une rétroversion en grec du texte copte selon L’ÉditioncritiquedeQ27. L’Évangile selon Thomas est un texte chrétien pseudépigraphique écrit en copte, découvert en 1945 à Nag Hammadi. Connu des Pères de l’Église (Origène, Jérôme, Eusèbe), il est empreint de gnosticisme et ne fut pas reçu dans le canon du Nouveau Testament. Le manuscrit date du 4e siècle mais a probablement été rédigé sur la base d’un original grec, qui pourrait provenir de rédacteurs syriaques ou palestiniens des 1e et 2e siècles. Il s’agit d’un recueil de 114 logia de Jésus, détachés de tout contexte narratif. Bon nombre ont leur parallèle surtout dans les évangiles selon Matthieu et Luc. Dès sa publication en 1959, il acquit aussitôt une grande audience dans le monde de la recherche néotestamentaire car il venait confirmer pour une large part l’hypothèse, formée jusque-là uniquement à partir de la comparaison synoptique, de l’existence d’un document écrit, dit « source Q », à l’origine des accords Matthieu-Luc contre Marc. La question de savoir si l’ÉvangileselonThomasdonne accès à des traditions sur Jésus indépendantes des évangiles synoptiques est débattue28. En raison du caractère composite de ce recueil, ce n’est qu’au cas par cas qu’une réponse peut être apportée. Là où des parallèles existent, la comparaison synoptique ne peut pas faire l’économie de ce témoin29. Dans le tableau ci-dessous, 27 J.M. ROBINSON – P. HOFFMANN – V.J.S. KLOPPENBORG, TheCriticalEditionof Q(Minneapolis 2000), 128-136 et 464-467. 28 Sanders fait un inventaire des jugements des savants qui l’ont étudié et conclut prudemment qu’il ne reflète probablement pas d’autres sources, même s’il n’est pas exclu qu’il ait eu accès à des éléments de tradition orale primitive encore en circulation (ce qui expliquerait sa proximité avec le texte Occidental). Cf. E.P. SANDERS, The TendenciesoftheSynopticTradition(SNTSM 9; Cambridge 1969), 40-43. “For the sake of accuracy, we shall not speak of how these early documents changed the New Testament text, but of how they differ from it” (p. 43). 29 Cf. E.K. BROADHEAD, “The Thomas-Jesus Connection”, HandbookfortheStudy oftheHistoricalJesus. 3 (ed. T. HOLMÉN – S.E. PORTER) (Leiden 2011), 2059-2080.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

289

en caractère gras, nous avons mis en évidence ce que L’Éditioncritique deQtient pour la source Q, avec la part d’hypothèse inhérente à toute tentative de reconstitution30. Mt 11,7-15

Lc 7,24-28 ; 16,16

EvThom 78 ; 46

7

Τούτων δὲ πορευομένων ἤρξατο ὁ Ἰησοῦς λέγειν τοῖς ὄχλοις περὶ Ἰωάννου

24

Ἀπελθόντων δὲ τῶν ἀγγέλων Ἰωάννου ἤρξατο λέγειν πρὸς τοὺς ὄχλους περὶ Ἰωάννου

1

τί ἐξήλθατε εἰς τὴν ἔρημον θεάσασθαι; κάλαμον ὑπὸ ἀνέμου σαλευόμενον; 8 ἀλλὰ τί ἐξήλθατε ἰδεῖν; ἄνθρωπον ἐν μαλακοῖς ἠμφιεσμένον; ἰδοὺ οἱ τὰ μαλακὰ φοροῦντες ἐν τοῖς οἴκοις τῶν βασιλέων εἰσίν. 9 ἀλλὰ τί ἐξήλθατε ἰδεῖν; προφήτην; ναὶ λέγω ὑμῖν, καὶ περισσότερον προφήτου. 10 οὗτός ἐστιν περὶ οὗ γέγραπται ἰδοὺ ἐγὼ ἀποστέλλω τὸν ἄγγελόν μου πρὸ προσώπου σου, ὃς κατασκευάσει τὴν ὁδόν σου ἔμπροσθέν σου. 11 Ἀμὴν λέγω ὑμῖν·οὐκ ἐγήγερται ἐν γεννητοῖς γυναικῶν μείζων Ἰωάννου τοῦ βαπτιστοῦ

τί ἐξήλθατε εἰς τὴν ἔρημον θεάσασθαι; κάλαμον ὑπὸ ἀνέμου σαλευόμενον; 25 ἀλλὰ τί ἐξήλθατε ἰδεῖν; ἄνθρωπον ἐν μαλακοῖς ἱματίοις ἠμφιεσμένον; ἰδοὺ οἱ ἐν ἱματισμῷ ἐνδόξῳ καὶ τρυφῇ ὑπάρχοντες ἐν τοῖς βασιλείοις εἰσίν. 26 ἀλλὰ τί ἐξήλθατε ἰδεῖν; προφήτην; ναὶ λέγω ὑμῖν, καὶ περισσότερον προφήτου. 27 οὗτός ἐστιν περὶ οὗ γέγραπται ἰδοὺ ἀποστέλλω τὸν ἄγγελόν μου πρὸ προσώπου σου, ὃς κατασκευάσει τὴν ὁδόν σου ἔμπροσθέν σου. 28 λέγω ὑμῖν, μείζων ἐν γεννητοῖς γυναικῶν Ἰωάννου οὐδείς ἐστιν

(διὰ) τί ἐξήλθατε εἰς τόν ἀγρόν; θεάσασθαι κάλαμον σαλευόμενον ὑπὸ τοῦ ἀνέμου; 2 καὶ θεάσασθαι ἄνθρωπον ἱμάτια ἔχοντα

ὁ δὲ μικρότερος ἐν τῇ βασιλείᾳ τῶν οὐρανῶν μείζων αὐτοῦ ἐστιν. 12 ἀπὸ δὲ τῶν ἡμερῶν Ἰωάννου τοῦ βαπτιστοῦ ἕως ἄρτι ἡ βασιλεία τῶν οὐρανῶν βιάζεται καὶ βιασταὶ ἁρπάζουσιν αὐτήν.

πάντες γὰρ οἱ προφῆται καὶ ὁ νόμος ἕως Ἰωάννου ἐπροφήτευσαν· 14 καὶ εἰ θέλετε δέξασθαι, αὐτός ἐστιν Ἠλίας ὁ μέλλων ἔρχεσθαι. 15 ὁ ἔχων ὦτα ἀκουέτω.

13

30 31

ὁ δὲ μικρότερος ἐν τῇ βασιλείᾳ τοῦ θεοῦ μείζων αὐτοῦ ἐστιν.

λέγει Ιησοῦς·

[ὡς οἱ] βασιλεῖς [ὑμῶν] καὶ οἱ μεγιστᾶνοι ὑμῶν; 3 οὗτοι ἔχουσιν τὰ ἱμάτια τὰ μαλακα καὶ οὐ δυνήσονται γνῶναι τὴν ἀλήθειαν.

(EvThom 46) Λέγει Ἰησοῦς […]* ἐν γεννητοῖς γυναικῶν μείζων Ἰωάννου τοῦ βαπτιστοῦ οὐδείς ἐστιν, […]** 2 εἶπον δέ · ὅστις μικρὸς γενήσεται ἐν ὑμῖν τὴν βασιλείαν γνώσεται καὶ μείζων Ἰωάννου ἔσται. 1

1 (Lc 16,16) *ἀπὸ Ἀδάμ μέχρι Ἰωάννου τοῦ 16 Ὁ νόμος καὶ οἱ προφῆται μέχρι βαπτιστοῦ Ἰωάννου·ἀπὸ τότε ἡ βασιλεία τοῦ **ἵνα μὴ (...)31 οἱ ὀφθαλμοὶ αὐτοῦ. θεοῦ εὐαγγελίζεται καὶ πᾶς εἰς αὐτὴν βιάζεται.

Q est ici pris comme hypothèse de travail. Nous rediscuterons plus loin la question. Le texte copte est corrompu.

290

DEUXIÈME PARTIE

L’introduction narrative de Lc 7,24a est un remaniement littéraire de Luc, indiquant de façon plus nette le changement de scène et d’interlocuteurs de Jésus et donnant plus d’élégance stylistique à la phrase. Le nom de Jésus, sujet de la phrase, ne se trouve pas chez Luc mais chez Matthieu, qui l’ajoute probablement à Q. La curiosité d’une phrase sans sujet commençant une nouvelle scène avec changement d’interlocuteurs est un signe de la dépendance de Lc vis-à-vis de Q et non simplement d’une relecture de Matthieu : il est difficile de penser qu’il aurait supprimé ici « Jésus » pour obscurcir la phrase. Au lieu du datif τοῖς ὄχλοις de Mt, Luc a πρὸς τοὺς ὄχλους, probablement pour indiquer un déplacement local de Jésus. Lc 7,24b et Mt 11,7b sont rigoureusement identiques32. EvThom 78,1b a un ordre de mots différent et une ponctuation qui déplace la question, comme celle des deux questions suivantes dans d’autres témoins manuscrits de Mt 11,8a (‫ )✳א‬et de Mt 11,9a (‫ ✳א‬B1 W Z 0281 892). En Lc 7,25a, après μαλακοῖς, commun avec Mt, « Luc ajoute ἱματίοις pour la clarté. ἱματισμός est fréquent dans les Septante », note Marie-Joseph Lagrange33. Mais EvThom 78,3 a ἔχουσιν τὰ ἱμάτια τὰ μαλακα. Il est donc possible que ce soit Matthieu qui simplifie Q, trouvant redondant ἱμάτια et μαλακα. Après ἰδοὺ οἱ, Lc 7,25b a ἐν ἱματισμῷ ἐνδόξῳ καὶ τρυφῇ ὑπάρχοντες, à la place de τὰ μαλακὰ φοροῦντες de Mt 11,8b. Luc s’attache à donner du pittoresque à sa description, à raffiner sa facture littéraire. À l’inverse, d’une certaine manière, là où Mt a ἐν τοῖς οἴκοις τῶν βασιλέων εἰσίν, Lc réduit et a seulement ἐν τοῖς βασιλείοις εἰσίν. Ce faisant, il est possible qu’il veuille donner à sa phrase une tournure plus travaillée. Lagrange signale que la Septante traduit ‫ בּית המלך‬par τὰ βασίλεια en Est 2,1334. Est-ce un ‘septantisme’ de Luc35 ? 32 À moins que l’on adopte la leçon minoritaire εξεληλυθατε en Lc 7,24.25, non retenue par NA. Mais ne faut-il pas voir la leçon ἐξήλθατε en Lc comme une harmonisation avec Mt, même si les témoins les plus anciens et les plus nombreux la soutiennent ? 33 M.-J. LAGRANGE, ÉvangileselonsaintLuc(Paris 19273), 218. 34 ID., Ibid.,219. 35 Sur le concept de septantisme (“septuagintism”), cf. J.A. FITZMYER, TheGospel AccordingtoLuke(I-IX) (AB 28; New York 1981), 114-116.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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EvThom 78,2-3 a la leçon [ὡς οἱ] βασιλεῖς [ὑμῶν] καὶ οἱ μεγιστᾶνοι ὑμῶν et ajoute καὶ οὐ δυνήσονται γνῶναι τὴν ἀλήθειαν, correspondant bien à sa tendance au rejet des réalités mondaines et au gnosticisme36. Le Ἀμὴν initial est probablement ajouté par Matthieu comme un aramaïsme, selon une tendance fréquente chez lui. Là où Mt a οὐκ ἐγήγερται, Lc et EvThom ont οὐδείς ἐστιν. Ou bien Mt a remplacé οὐδείς ἐστιν par la formule οὐκ ἐγήγερται plus sémitique et l’a mise en tête de phrase, en déplaçant μείζων, ou Lc a écarté οὐκ ἐγήγερται de Q37, susceptible de confusion théologique, puisque ἐγείρω est un verbe majeur pour exprimer l’idée de résurrection. Avec L’ÉditioncritiquedeQ, nous optons pour la deuxième solution, dans l’hypothèse, que nous approfondirons plus loin, que Luc est déjà aux prises avec une interprétation hétérodoxe de la prophétie de Ml 3,23 sur le retour d’Élie, faisant de Jean-Baptiste une sorte de réincarnation d’Élie. Mt a probablement ajouté à Q τοῦ βαπτιστοῦ après Ἰωάννου, comme EvThom. Les critiques considèrent que Matthieu insère ici le logion Mt 11,12, qui a son parallèle en Lc 16,1638, pour regrouper le matériel narratif concernant Jean-Baptiste au même endroit, tandis que Luc conserverait le logion à la place qu’il occupe en Q. Nous l’avons vu, pour des raisons lexicographique et grammaticale (quel est le sens de l’hapax βιάζομαι ? Est-ce un passif ou un moyen ?), logique (Jean-Baptiste appartient-il ou non au royaume de Dieu ?) et théologique (la perception positive de la violence par Jésus), le verset est d’interprétation difficile. Si c’est vraisemblablement Luc qui a gardé la place du logion en Q, c’est Matthieu qui est le meilleur témoin de sa teneur originale car il transmet la lectiodifficilior. Des trois points de vue suivants, Luc s’attache à la résoudre : – l’obscurité du sens de βιάζομαι est résolu en Lc 16,16 car le sujet de l’action est « tout homme » (πᾶς) et non plus le royaume ; 36

Cf. J.D.G. DUNN,JesusRemembered (Grand Rapids 2003), 163-164. J.M. ROBINSON – P. HOFFMANN – V.J.S. KLOPPENBORG, TheCriticalEditionof Q(Minneapolis 2000), 136. 38 Le parallélisme entre les deux, malgré leurs dissemblances, est rendu évident par l’hapax βιάζεται contenu dans les deux. 37

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DEUXIÈME PARTIE

– Lc 16,16 synthétise les deux versets Mt 11,12 et 1339 qui sont en tension logique. En Mt 11,13, « les prophètes et la Loi ont prophétisé ». Un sujet non personnel d’action produit un sens obscur, et l’ordre des mots « prophètes » et « Loi » est contraire à l’ordre chronologique de l’Ancien Testament. Luc remet dans l’ordre « la Loi et les prophètes ». Ils durent jusqu’à Jean, et alors seulement (τότε) commence le royaume de Dieu dont il est le prophète-précurseur mais auquel il n’appartient pas. – La troisième difficulté est théologique : Jésus fait-il ici l’apologie de la violence ? Matthieu peut éventuellement se prêter à une telle interprétation, même si nous l’avons écartée. En faisant de « tout homme » le sujet de βιάζομαι (et non pas le royaume) et en mettant εὐαγγελίζεται comme verbe qualifiant l’action dont le royaume est l’objet, Luc écarte résolument l’ambiguïté possible du logion en faisant servir la force à la prédication de l’évangile : la violence avec laquelle progresse le royaume est tout entière contenue dans la puissance de la parole. Nous déplaçons deux groupes de mots EvThom 46,1 pour favoriser la comparaison synoptique40. L’ÉditioncritiquedeQ ne met pas EvThom 46,1 en synopse avec Mt 11,12-13 et Lc 16,16, mais il semble bien y avoir là une parenté littéraire. Le ἀπὸ et μέχρι Ἰωάννου est commun à Lc 16,16 et EvThom, qui ajoute Ἀδάμ pour clarifier la tension logique de Mt. Les mots de la phrase corrompue ἵνα μὴ (...) οἱ ὀφθαλμοὶ αὐτοῦ sont impossibles à interpréter avec certitude. Οἱ ὀφθαλμοὶ peut toutefois avoir un rapport avec la lumière de la prédication de l’évangile qui sort l’homme de ses ténèbres, et être en relation avec Lc 16,16. Enfin, Lc n’a rien qui corresponde à Mt 11,14-15. Sa présence chez Mt s’explique aisément par son dessein littéraire, identifiant explicitement Jean-Baptiste à Élie. 1.1.1.2.3. LestraditionssurÉlieenMt11,7-15–Lc7,24-28 ;16,16 De nombreuses manières dans cette péricope, la figure de JeanBaptiste est mise en parallèle avec celle d’Élie selon un procédé typologique : 39 Ce qui s’oppose donc à une conception purement rédactionnelle de Mt 11,13, puisqu’il a en commun avec Lc 16,16 des éléments de Q. 40 Déplacement matérialisé par * et ** dans le tableau.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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– Le « plus » qu’a Jean-Baptiste dans l’expression « plus qu’un prophète » par laquelle Jésus le désigne en Mt 11,9 – Lc 7,26 est précisément sa dimension eschatologique, son rôle élianique. – La relation typologique entre la conquête de Canaan par Josué et l’avènement du royaume de Dieu motive aussi l’interprétation dans ce sens. – C’est dans ce contexte que l’insertion de la citation composite Ex 23,20 – Ml 3,1 dans les paroles de Jésus en Mt 11,10 prend tout son sens : le messager du Seigneur envoyé devant Israël pour le conduire en Canaan est maintenant Jean-Baptiste, envoyé devant Jésus pour l’entrée dans le royaume des Cieux. L’incertitude qui pèse sur l’identité de ce messager précurseur tout au long de l’Ancien Testament, entre Ex 23 et 34, le locuteur anonyme d’Is 40,3 et le livre de Malachie dans sa totalité, trouve ici une solution. – Mt 11,14 explicite l’identification Jean-Élie. – Même si la comparaison synoptique montre dans l’enchaînement de Mt 11,13 et 14 une discontinuité littéraire qui met à jour l’histoire rédactionnelle, ils sont en profonde cohérence : Ml 3,22-24 clôt l’ensemble du corpus prophétique de la Bible hébraïque et tout l’Ancien Testament dans certains manuscrits de la Septante, par une parole de récapitulation de la Loi de Moïse en même temps que d’attente d’un accomplissement au-delà d’elle-même avec le retour d’Élie. Ainsi, en parlant de la fin des prophètes et de la Loi avec Jean-Baptiste et de leur accomplissement en lui dans le royaume des Cieux (v. 13), puis en évoquant Élie (v. 14), Jésus en Matthieu interprète l’histoire par le canon des Écritures41. – La différence de l’ordre de la Loi et des Prophètes que nous avons notée entre Mt 11,13 et Lc 16,16 a son correspondant dans les différences entre les versions grecques et hébraïques de Ml 3,22-24. Les traditions sur Élie sont aussi mises en relation avec Jésus dans ce texte mais sous forme de citation implicite. Nous y reviendrons sous cette catégorie. 1.1.1.3. Rm 11,2-5 Dans le Nouveau Testament, la deuxième citation explicite de textes appartenant aux traditions élianiques est en Rm 11,2-5, introduite par 41

G.R. OSBORNE, Matthew (Zondervan Exegetical Commentary Series: New Testament) (ed. C.E. ARNOLD) (Grand Rapids 2010), 422.

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la formule : « ne savez-vous pas au sujet d’Élie ce que dit l’Écriture quand il fit appel à Dieu contre Israël ? (οὐκ οἴδατε ἐν Ἠλίᾳ τί λέγει ἡ γραφη, ὡς ἐντυγχάνει τῷ θεῷ κατὰ τοῦ Ἰσραήλ;) ». Paul place ainsi la citation qu’il va faire dans le contexte global de 1 R 19. Pour analyser la manière dont Paul cite l’ancien Testament, il convient de noter d’abord les modifications qu’il apporte au texte du premier livre des Rois : Rm 11,3-4 κύριε,

3

τοὺς προφήτας σου ἀπέκτειναν, τὰ θυσιαστήριά σου κατέσκαψαν, κἀγὼ ὑπελείφθην μόνος καὶ ζητοῦσιν τὴν ψυχήν μου. κατέλιπον ἐμαυτῷ ἑπτακισχιλίους ἄνδρας, 4

1 R [3 Rg] 19,10 (.14). 18 ζηλῶν ἐζήλωκα τῷ κυρίῳ παντοκράτορι ὅτι ἐγκατέλιπόν σε οἱ υἱοὶ Ισραηλ

10

τὰ θυσιαστήριά σου κατέσκαψαν καὶ τοὺς προφήτας σου ἀπέκτειναν [ἐν ῥομφαίᾳ] καὶ ὑπολέλειμμαι ἐγὼ μονώτατος καὶ ζητοῦσι τὴν ψυχήν μου [λαβεῖν αὐτήν].

καταλείψεις ἐν Ισραηλ ἑπτὰ χιλιάδας ἀνδρῶν οἵτινες οὐκ ἔκαμψαν γόνυ τῇ Βάαλ. [πάντα γόνατα ἃ] οὐκ ὤκλασαν γόνυ τῷ Βααλ [καὶ πᾶν στόμα ὃ οὐ προσεκύνησεν αὐτῷ] 18

Globalement, Paul suit le texte de G, qui est très proche de M, sauf pour 1 R 19,18 où G a « tu laisseras en Israël (καταλείψεις) » là où M a « je laisserai en Israël (‫)ה ְשׁ ַא ְר ִתּי‬ ִ ». Rm 11,4 est sur ce point une recension du grec sur l’hébreu. Dans son verset introductif, Paul a déjà présenté la scène comme accusation d’Élie contre Israël, reprenant le contenu du début de 1 R 19,10. Dès lors, il omet cette première partie du verset de sa citation, qu’il remplace seulement par l’appellation : « Seigneur ». Paul inverse la mention des prophètes tués et des autels renversés et omet l’expression « par l’épée » (ἐν ῥομφαίᾳ). Pancratius Beentjes a étudié de façon systématique ce procédé de la « citation inversée » dans la Bible. Nous l’avons vu à propos de Si 48,1042. Le phénomène est commun à l’Ancien et au Nouveau Testament. D’une manière 42 P.C. BEENTJES, “Inverted Quotations in the Bible. A Neglected Stylistic Pattern”, Bib 63 (1982), 516-517. Dans cet article, la comparaison de Rm 11,3 et de 3 Rg 19,10 LXX est étudiée.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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générale, il voit dans ce « renversement de séquence » des phrases une manière pour l’auteur d’obtenir de ses auditeurs ou lecteurs un moment d’attention supérieure, car l’inversion produit justement autre chose que ce dont il est familier43. En l’occurrence, il semble que Paul favorise l’actualisation de l’histoire d’Élie à son époque par ce procédé. L’inversion des deux membres de phrase va de pair avec la suppression de la mention du meurtre « par l’épée » des autres prophètes, car elle ne correspond pas au mode de persécution dont font l’objet les autres membres de la communauté chrétienne ; dans le même temps, il met en exergue la persécution des prophètes, en commençant par elle, et en reléguant au second plan la destruction des autels, qui a perdu pour lui toute actualité. Les légères modifications des lignes 4 et 5 sont une simplification et une atticisation du grec littéral de G, redondant. Paul introduit la citation de la réponse divine à Élie par une formule inhabituelle : « mais que lui répond l’oracle divin ? (ἀλλὰ τί λέγει αὐτῷ ὁ χρηματισμός;) ». Le mot χρηματισμός pour désigner la rencontre de Dieu avec Élie à l’Horeb est plus en accord avec la version G que M, centrée sur la vision silencieuse. Du contenu de la réponse divine, Paul ne retient que la fin, qu’il simplifie en supprimant la mention des genoux et de « toute bouche qui ne l’a pas adoré » et qu’il restitue dans une langue plus classique, en remplaçant ἑπτὰ χιλιάδας ἀνδρῶν par ἑπτακισχιλίους ἄνδρας et ὤκλασαν par ἔκαμψαν. En accord avec la version éthiopienne, Paul a ἐμαυτῷ au lieu de ἐν Ισραηλ après le verbe καταλείπω, tandis que la Vulgate a les deux (« derelinquam mihi in Israël »). Baal est au féminin en Rm 11,4 (τῇ Βάαλ) tandis qu’il est au masculin en 1 R 19,18 (τῷ Βααλ – G). Alors que Baal est une divinité masculine, l’usage de l’écrire au féminin apparaît 23 fois dans la Septante, notamment dans le livre de Jérémie où les 12 mentions de Baal sont au féminin. « L’usage de l’article féminin reflète l’association du terme féminin «honte» (‫ – בּ ֶֹשׁת‬ἡ αἰσχύνη) avec Baal44. » Il est possible que Paul utilise ici une traduction grecque du 1e livre des Rois qui nous est inconnue45. Plus vraisemblablement, comme 43

ID., Ibid., 523. CommentaryontheNewTestamentuseoftheOldTestament(ed. G.K. BEALE – D.A. CARSON) (Grand Rapids 2007), 669. 45 Rm 11,3 est reproduit en apparat critique sous 1 R 19,10 et Rm 11,4 sous 1 R 19,18 par A.E. BROOKE – N. MCLEAN – H.S.J. THACKERAY (ed.), TheOldTestamentin Greek. 3 (Cambridge cop. 2009), 283-4. 44

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souvent dans les manuscrits de la mer Morte, une certaine fluidité textuelle, la possibilité d’apporter des retouches au texte, une tendance à la correction du grec sur l’hébreu sont encore dans les usages courants à l’époque de Paul. Enfin, certaines retouches légères s’expliquent par la volonté de Paul de rendre plus évident le lien entre l’exemple d’Élie et sa situation personnelle présente, comme l’indique cette expression qui interprète l’épisode historique en l’actualisant : « ainsi donc dans le temps présent (οὕτως οὖν καὶ ἐν τῷ νῦν καιρῷ). » Paul s’applique à lui-même le modèle élianique, il interprète sa situation de rejet de son peuple par le recours exemplaire au prophète Élie, rejeté par la reine Jézabel et le peuple d’Israël avec elle46. 1.1.2 Citations implicites Les références néotestamentaires qui suivent ne contiennent pas de formule introductive qui en fassent formellement une citation. Néanmoins leur contenu révèle des emprunts d’expressions vétérotestamentaires, en relation avec une mention explicite d’Élie. Dans le Nouveau Testament, ce procédé se trouve en trois lieux : Mc 9,11-13 – Mt 17,10-13 ; Lc 1,16-17 ; Lc 1,72.76-79. Enfin, un point commun avec les documents de Qumrân peut également être repéré avec une certaine vraisemblance en Mt 11,5 – Lc 11, 22. 1.1.2.1 Références bibliques 1.1.2.1.1 Mc9,11-13–Mt17,10-13 En Mt et Mc, la péricope occupe la même place dans le cadre narratif. Les épisodes suivent la séquence suivante : (1) la confession de Pierre à Césarée-de-Philippe où il reconnaît Jésus comme le messie, suivie de la consigne de silence imposée par Jésus (Mc 8,27-30 // Mt 16,13-20) ; 46 Selon O.D. VENA, Paul utilise ici une typologie qui inclut non seulement Élie comme type de Paul, mais aussi les contemporains d’Élie comme type de son propre peuple (“Paul’s Understanding of the Eschatological prophet of Malachi 4:5-6”, BR 44 (1999), 38).

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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(2) la première annonce par Jésus de sa mort douloureuse et de sa résurrection suivie de la sévère reprise de Pierre par Jésus (Mc 8,31-33 // Mt 16,21-23) ; (3) les conditions que Jésus impose à celui qui veut être son disciple. Ce petit discours s’achève par une annonce de la venue eschatologique imminente du Fils de l’homme (Mc 8,34-9,1 // Mt 16,2428) ; (4) la transfiguration de Jésus, entouré de Moïse et d’Élie, devant Pierre, Jacques et Jean et l’ordre de n’en parler à personne «jusqu’à ce que le Fils de l’homme soit ressuscité des morts» (Mc 9,2-10 // Mt 17,1-9) ; (5) une question des trois disciples sur le retour d’Élie suivie de la réponse de Jésus (Mc 9,11-13 // Mt 17,10-13) ; (6) le déplacement vers la foule et la guérison d’un fils à la demande de son père, suivie d’une nouvelle annonce de la Passion (Mc 9,1432 // Mt 17,14-23). Nous analyserons le récit de la transfiguration (4) plus loin, dans les évocations. La citation implicite des traditions sur Élie, que nous étudions ici, est contenue dans la question des trois disciples à Jésus (5). Elle est posée dans les mêmes termes en Mc 9,11 et Mt 17,10 : « pourquoi les scribes disent-ils qu’Élie doit venir d’abord ?47 » Cette question intervient juste après la mention par Jésus de sa résurrection d’entre les morts (Mc 9,9-10 ; Mt 17,9) et l’annonce de la venue imminente du « royaume de Dieu avec puissance » (Mc 9,1), du Fils de l’homme comme juge universel et roi (cf. Mt 16, 27-28). Cette association de la venue du royaume de Dieu et de la résurrection des morts est attestée avant le Nouveau Testament : 4Q521 met déjà en relation « le royaume éternel (‫ » )מלכות עד‬et « la résurrection des morts (‫( » )ומכים יחיה‬2 ii 7 et 11-12)48. Les deux événements – venue du royaume et résurrection de Jésus – sont compris par les disciples comme la présence de signes eschatologiques au milieu d’eux. Ils interrogent alors Jésus sur l’accomplissement d’une attente, celle d’Élie, devant49 appartenir elle aussi au temps de la fin50. Élie est donc considéré ici 47 Seule différence stylistique : là où Mc a « ὅτι λέγουσιν οἱ γραμματεῖς », Mt a « τί οὖν οἱ γραμματεῖς ». 48 A.L.A. HOGETERP, ExpectationsoftheEnd(Leiden – Boston 2009), 137. 49 Le δεῖ (« doit ») de Mc 9,11 – Mt 17,10 désigne une nécessité interne au dessein de Dieu : une prophétie énoncée engage Dieu pour l’avenir. 50 Cf. J.A.T. ROBINSON, “Elijah, John and Jesus: An Essay in Detection” NTS 4 (1957-58), 269; J. NOLLAND, TheGospelofMatthew (NIGTC – Grand Rapids 2005),

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par les disciples comme « précurseur de la résurrection et non comme précurseur de Jésus lui-même51. » 1.1.2.1.1.1 Mc 9,11-13 La scène de la transfiguration prend fin en Mc 9,9 quand Jésus, Pierre, Jacques et Jean « descendent de la montagne ». C’est à ce moment que Jésus leur impose le secret sur ce qu’ils ont vu jusqu’à ce qu’il « ressuscite d’entre les morts ». L’évangéliste note alors que les disciples « observèrent cet ordre » mais s’interrogèrent en eux-mêmes sur « ce qu’il entendait par ressusciterdesmorts » (9,10). D’intérieure, la question va devenir extérieure : « et ils l’interrogeaient » (9,11). Plusieurs commentateurs ont suggéré que 9,11 suivait originellement 9,152. Juste après une annonce de la venue eschatologique du Règne de Dieu (9,1), surviendrait une question des disciples au sujet du temps de son avènement (9,11-13). La scène de la transfiguration serait alors une insertion ultérieure rompant la séquence narrative. Il est également surprenant que la mention d’Élie en 9,11 ne soit aucunement reliée à l’apparition d’Élie qui vient d’avoir lieu avec Moïse autour de Jésus. Il est donc vraisemblable que le récit de la transfiguration ait d’abord connu une existence autonome avant d’être inséré ici. De fait, nous séparons le traitement des traditions sur Élie dans cette péricope et dans le récit de la transfiguration car il correspond, d’un point de vue littéraire, à deux formes différentes. Si le récit de la transfiguration est une insertion, le texte actuel est néanmoins cohérent. Les liens entre la question de 9,11 et la scène qui précède n’ont pas manqué d’être soulignés par les commentateurs anciens et modernes. Pour Origène, la question des disciples vient de ce qu’à la transfiguration, Élie est venu après Jésus et non pas avant, conformément à la prophétie de Malachie53. D’une autre manière, Jean Delorme formule ainsi la question : « comment peut-il [Élie] 708 : « Les disciples, en demandant ‘pourquoi les scribes disent-ils qu’Élie doit venir d’abord’, « comprenaient-ils ‘avant le messie’, nous ne savons pas. Dans le contexte de Mc, [la question] signifierait plus naturellement avant ‘la résurrection des morts’, c’est-à-dire pour les juifs, la résurrection générale du dernier jour. » 51 M. ÖHLER, “The Expectation of Elijah and the Presence of the Kingdom of God”, JBL 118/1 (1999), 475. 52 P. BENOIT – M.-E. BOISMARD, SynopsedesQuatreÉvangiles. II (Paris 1972), 254-5 ; J. TAYLOR, “The Coming of Elijah, Mt 17,10-13 and Mk 9,11-13 : The Development of the Texts”, RB 98/1 (1991), 107-119 ; S. LÉGASSE, L’Évangile de Marc (LeDiv Commentaires 5 ; Paris 1997), 535-6 ; et, cités par eux, BULTMANN, TÖDT… 53 F.D. BRUNER, Matthew:ACommentary (Grand Rapids 20042), 182.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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apparaître avec Jésus alors qu’il n’est pas encore réapparu dans l’histoire54 ? » Pour De Goedt, « tout se passe comme si l’apparition d’Élie en personne déclenchait, littérairement parlant, le processus d’urgence d’une clarification décisive sur les rapports entre lui-même, Élie, Jean-Baptiste et Jésus55. » Plus encore, c’est bien Mc 9,1 qui donne le sens et de 9,2-8 et de 9,11 : Jésus vient d’annoncer « la venue du Règne de Dieu avec puissance » pour cette génération, il s’est montré aux disciples dans un éclat de gloire céleste et leur parle de résurrection des morts (9,910)56 : « il y a un lien d’homogénéité entre le «voir» de 9,1 et le «voir» de 9,9, ainsi qu’un lien d’enchaînement, non d’identité, entre le «venir» de 9,1 et les trois «venir» de 9,11-1357. » À l’intérieur de la péricope Mc 9,11-13, l’élément le plus difficile est la référence au Fils de l’homme en 9,12b qui semble rompre la logique de la pensée : après avoir répondu à la question sur Élie, Jésus ajoute une question sur le Fils de l’homme, avant de revenir à Élie. Le verset 13 s’enchaînerait bien sur 12a, évoquant les témoignages de l’Écriture sur le retour eschatologique d’Élie. Des savants ont cherché à réordonner les éléments pour leur donner un enchaînement plus logique58. Mais l’attention plus grande portée désormais à la facture littéraire des évangiles nous invite au contraire à voir dans cette obscurité logique une véritable stratégie narrative, caractéristique de la pédagogie de Jésus dans l’évangile selon Marc : Jésus vient toujours « mettre en crise » la compréhension obvie et fait sentir ainsi fortement la distance entre logique divine et raison humaine59. La teneur de Mc 9,12b (les souffrances du Fils de l’homme) est un thème central de l’évangile selon Marc (8,31 ; 9,31 ; 10,33-34). Il est donc difficile de penser qu’il est surajouté. Julius Wellhausen a fait le rapprochement entre Mc 9,12 et Mc 12,35-37 où Jésus met en 54 J. DELORME, L’heureuseannonceselonMarc :lectureintégraledudeuxième évangile II (LeDiv 223 ; Paris – Montréal 2008), 76. 55 M. DE GOEDT, “Élie le prophète dans les Évangiles synoptiques”, 72. 56 J. TAYLOR, “The Coming of Elijah, Mt 17,10-13 and Mk 9,11-13…”, RB 98/1 (1991), 111. 57 M. DE GOEDT, “Élie le prophète dans les Évangiles synoptiques”, 72. 58 Ainsi C.C. OKE, “The Rearrangement and Transmission of Mark IX. 11-13”, ExpTim 64 (1953), 187-188; J. MARCUS, “Mark 9,11-13: ‘As It Has Been Written’”, ZNW 80 (1989), 42-63, avec référence (Id. 42, n. 1) à Bultmann, Lohmeyer qui considèrent Mc 9,12b comme une interpolation post marcienne. 59 Par exemple, C. COMBET-GALLAND, « L’Évangile selon Marc », Introduction auNouveauTestament(ed. D. MARGUERAT) (Genève 20084), 78-9.

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œuvre la même technique de mise en question d’une attente enseignée par les scribes par le recours à une référence biblique, qui introduit une obscurité dans la suite logique de la pensée (en Mc 12,35-37, Ps 110,1 est cité)60. Nous sommes bien en présence d’une technique de composition marcienne. Enfin, Joel Marcus a comparé Mc 9,11-13 au procédé des discussions contradictoires du Midrash, en s’appuyant sur les études de Jacob Neusner61. Le schéma du modèle de GenèseRabba et Lévitique Rabba est le suivant : 1) un verset scripturaire de base ; 2) un verset en contraste, qui apparaît en conflit avec le premier verset ; 3) un syllogisme implicite qui lève la tension entre les deux versets en réinterprétant le premier à la lumière du second. Le verset en contraste peut n’avoir aucun rapport apparent avec le verset de base. Marcus a appliqué de façon convaincante ce schéma à Mc 9,11-13 pour en venir à qualifier cette péricope de « Midrash chrétien »62. Daniel Boyarin reprend et renforce cette analyse de Marcus63. Ayant établi l’unité interne de Mc 9,11-13 et sa place dans son contexte, nous décomposons la péricope en cinq membres pour l’analyse de détail : 1. « Et ils l’interrogeaient : ‘Pourquoi les scribes disent-ils qu’Élie doit venir d’abord’ ? » (9,11). 2. « Élie en venant d’abord remettra en ordre toutes choses » (9,12a). 3. « Et comment est-il écrit du Fils de l’homme qu’il doit beaucoup souffrir et être méprisé » (9,12b). 4. « Mais je vous dis qu’Élie est bien déjà venu » (9,13a). 5. « Et ils lui ont fait ce qu’ils ont voulu, comme il est écrit de lui. » (9,13b).

1. « Et ils l’interrogeaient : ‘Pourquoi les scribes disent-ils qu’Élie doit venir d’abord’ ? » (9,11) Il semble étonnant au premier abord que les disciples ne posent pas à Jésus la question qu’ils se posent en eux-mêmes (sur la résurrection des morts), mais une autre (sur le retour d’Élie). Les disciples ne 60

Cité par J. MARCUS, “Mark 9,11-13: ‘As It Has Been Written’”, ZNW 80 (1989),

48. 61

J. NEUSNER, ComparativeMidrash (sans lieu 1986). J. MARCUS, “Mark 9,11-13: “As It Has Been Written””, ZNW 80 (1989), 58 ; ID., TheWayoftheLord (Louisville 1992), 94-110. 63 D. BOYARIN, “A Jewish Reader of Jesus: Mark, the Evangelist”, JesusAmong theJews:RepresentationandThought (ed. N. STAHL) (New York 2012), 11-12 ; ID., TheJewishGospels, TheStoryoftheJewishChrist (New York 2012), 145-149. 62

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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s’interrogent pas en eux-mêmes sur le fait de la résurrection, déjà évoqué en Mc 6,14.16 (ἐγείρω) et 8,31 (ἀνίστημι) et largement répandu dans le judaïsme du 1e siècle de notre ère. Ils se demandent quand elle aura lieu64 : s’ils pourront témoigner de la transfiguration après la résurrection du Fils de l’homme, c’est qu’elle interviendra de leur vivant. Or, comme il a été dit précédemment, pour eux, la résurrection de Jésus appartient à la fin des temps. L’adverbe πρῶτον est une référence eschatologique, qui relie ce dialogue au contexte de la venue du royaume de Dieu avec puissance de 9,165. Leur question : « pourquoi les scribes disent-ils qu’Élie doit venir d’abord ? » (9,11) concerne donc la date de la résurrection finale et les signes de son arrivée, et à partir de là, l’identification de l’Élie eschatologique66. 2. « Élie en venant d’abord remettra en ordre toutes choses » (9,12a) Entre αὐτοῖς et Ἠλίας, le codex de Bèze (D) et les manuscrits sahidiques ont ει, ce qui transforme l’affirmation en hypothèse. Ainsi, au lieu de reprendre à son compte l’enseignement des scribes sur le retour d’Élie (comme il le fait selon les autres témoins textuels), Jésus le met en question (‘si Élie doit venir d’abord et restaurer toutes choses, alors comment est-il écrit…’). Joel Marcus et Daniel Boyarin préfèrent cette leçon, après Wellhausen, interprétant le texte comme une reprise par Jésus sous forme interrogative de l’enseignement des scribes transmis par les disciples, de sorte que Jésus n’approuverait pas d’abord la tradition des scribes citée par les disciples, et il la contredirait dans la deuxième partie du verset. Marcus suit ces manuscrits, considérant que les souffrances du Fils de l’homme ne confirment pas la référence à la restauration du monde par Élie mais la contredisent67. Le choix de cette tradition 64 Ainsi traduit M.-J. LAGRANGE : « se demandant entre eux ce que signifiait ‘quand il serait ressuscité des morts’ » lisant ὅταν ἐκ νεκρῶν ἀναστῇ avec le Codex de Bèze et d’autres témoins au lieu de τὸ ἐκ νεκρῶν ἀναστῆναι avec le texte reçu. « Le texte que nous préférons vaudrait du moins comme témoin de l’exégèse ancienne » (ÉvangileselonsaintMarc (Paris 19273), 221). 65 S. PELLEGRINI, Elija – Wegbereiter des Gottessohnes (Freiburg – New York 2000), 293: „Wiederum sind aber V. 11-13, die mit der Elijaerwartung ‘πρῶτον’ einen unmissverständlichen eschatologischen Bezug schildern, vor dem Hintergrund von 9,1 zu lesen“. 66 Cf. M. FAIERSTEIN, “Why Do the Scribes Say that Elijah Must Come First”, JBL 100 (1981), 77 : « La phrase implique un temps particulier mais non une personne. » 67 J. MARCUS, Mark8–16 (AB 27A ; Yale University Press 1999), 645, reprenant la lecture de J. WELLHAUSEN, et D. BOYARIN, TheJewishGospels(New York 2012), 148.

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minoritaire par Wellhausen, Marcus et Boyarin est donc motivé par des raisons de convenance théologique et non par des critères de critique textuelle. De fait, depuis les origines, la diversité de la tradition manuscrite en est témoin, l’évocation du Fils de l’homme dans la réponse de Jésus complique la logique. Il est vraisemblable que la version du Codex de Bèze (D) provient elle-même d’une volonté de simplifier l’enchaînement entre 9,12a et 12b, entre les souffrances du Fils de l’homme et la restauration de toutes choses par Élie. Mais, que ce soit sous forme interrogative ou affirmative, Jésus ne se contente pas de répéter simplement l’enseignement des scribes allégué par les disciples. Dans la bouche des disciples, « Élie doit venir d’abord » était la proposition principale, tandis que dans la reprise par Jésus, le verbe ἔρχομαι se trouve au participe, subordonné au verbe principal, qui est dans les deux mots que Jésus ajoute : « il remettra en ordre toutes choses (ἀποκαθιστάνει πάντα) ». L’adjectif indéfini πάντα est un condensé de la mission d’Élie de Ml 3,23 (« Il ramènera le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères ») et probablement même de Si 48,10 où la mission d’Élie est plus totalisante (« apaiser la colère avant qu’elle n’éclate, ramener le cœur des pères vers les fils et rétablir les tribus de Jacob »)68. La Septante de Ml 3,23-24 oriente aussi davantage vers ce πάντα : à la place de la relation réciproque « ramener le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères » (M), elle a « le cœur de l’homme vers son prochain ». En G, il ne s’agit plus seulement des relations familiales, mais de façon plus large, du prochain, de tout homme. Enfin, d’après Benoit Standaert, le πάντα donne une couleur apocalyptique à la reprise de la prophétie par Jésus69. 3. « Et comment est-il écrit du Fils de l’homme qu’il doit beaucoup souffrir et être méprisé ? » (9,12b) Le και qui ouvre ce membre de phrase est à relier au μεν précédent : il ne marque pas une opposition directe, mais un contraste. Il indique une tension entre la tradition orale des scribes sur Élie, que Jésus 68 « The πάντα in Jesus’ answer is combining the inner restitution from Mal 3:24 and the restitution of Israel from Sir 48:10 » : M. ÖHLER, “The Expectation of Elijah and the Presence of the Kingdom of God”, JBL 118/1 (1999), 465. 69 B. STANDAERT, ÉvangileselonMarc :commentaire (EtB NS 61 ; Pendé 2010), 669.

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approuve pourtant, et la tradition écrite sur le Fils de l’homme. L’enchaînement de 9,11 à 9,12a est le même qu’en 8,29 à 8,31 : Pierre répond à la question de Jésus sur son identité ‘tu es le messie’. Jésus n’y contredit pas mais complète avec l’annonce des souffrances du Fils de l’homme. La phrase apportant la nuance commence par un και adversatif, en 9,12 comme en 8,29. Les analyses de Marcus ont montré qu’un syllogisme implicite est contenu dans la discussion midrashique avec, en mineure, une référence scripturaire qui semble d’abord sans rapport avec la majeure ou introduit une contradiction apparente avec elle. Mais c’est précisément la manière d’accorder ces citations qui constitue l’argument70. La majeure est l’identification de l’Élie eschatologique. La mineure est le témoignage des Écritures au sujet du Fils de l’homme, apparemment sans rapport avec la majeure et créant une tension, qui peut être explicitée ainsi : « l’attente d’Élie comme restaurateur de toutes choses et du Fils de l’homme, dont les Écritures prophétisent les souffrances et le rejet, semblent deux attentes contradictoires71. » Si Élie doit « rétablir toutes choses », il n’est pas pensable que juste après ce rétablissement de l’ordre divin en Israël, le Fils de l’homme, en y entrant, puisse y subir souffrances et persécutions. Mais la contradiction n’est qu’apparente : « La venue d’Élie est associée à la restauration. Rien ne laisse entendre qu’il n’y aura pas de violence en ce temps, ni qu’il n’aura pas à souffrir. Au contraire, puisque sa venue comporte une réforme, le mal et la violence font partie du tableau, d’autant que sa mission se déroule, selon Ml 3,23-24, dans une situation de troubles relationnels entre pères et fils, dans un contexte d’irresponsabilité paternelle et de révolte filiale, qu’il aura à changer. Qu’Élie doive souffrir ne devrait être exclu d’aucune manière72. »

Une autre difficulté d’interprétation du texte est la référence aux souffrances et au mépris du Fils de l’homme dans les Écritures, dont il n’existe pas de mention explicite. 70 J. MARCUS, “Mark 9,11-13:‘As It Has Been Written’”, ZNW 80 (1989), 58; cf. aussi D. BOYARIN, Intertextuality and the Reading of Midrash (Bloomington 1990), 22-38: “The Function of Quotation in the Midrash”. 71 J. MARCUS, TheWayoftheLord(Louisville 1992), 100. 72 J.D.M. DERRETT, “Appendix “Elijah Comes First to Restore...”, BZ 9 (1965), 243-244. L’auteur fonde son interprétation plus spécifiquement sur Ml 3,23-24 G, qui élargit au prochain en général la conversion. Élie, exerçant sa mission dans un climat où fait défaut cette fraternité, subit la dureté des relations mutuelles et les souffrances qu’elle engendre. Sa mission comporterait ainsi intrinsèquement la souffrance.

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Narrativement, le plus évident est de trouver la référence écrite au Fils de l’homme souffrant en Mc 8,31 où l’évangéliste a écritdelui il y a peu : « le Fils de l’homme doit beaucoup souffrir, être rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, être tué et, après trois jours, ressusciter. » Mais cette explication n’est pas suffisante si la parole de Jésus a du sens non seulement dans la logique narrative mais dans son contexte d’origine. Le Fils de l’homme dont il est question ici est une figure eschatologique, puisqu’elle est reliée à l’Élie de Ml 3,23. En Mc 9,12, « Ce titre de “Fils de l’homme” provient sans aucun doute de Dn 7,13. Or, dans Daniel, la plupart des exégètes modernes considèrent que le Fils de l’homme représente avant tout le peuple de Dieu, les “saints du TrèsHaut” (7,18) dont il est dit : “cette corne (= Antiochus Épiphane) faisait la guerre aux Saints et l’emportait sur eux” (7,21) ; ou encore : “(le dixième roi) mettra à l’épreuve les Saints du Très-Haut” (7,25). L’idée de “beaucoup souffrir” est donc intimement liée à la figure du Fils de l’homme de Daniel73. »

De cette manière, Jésus appliquerait la figure du Fils de l’homme à Jean-Baptiste, en même temps qu’à lui-même. Boyarin estime cependant que cette interprétation collective du Fils de l’homme est une réaction monothéiste, insérée postérieurement dans le livre, tandis que la vision originaire de Daniel le représente comme un être divin personnel, autre que le Dieu nommé l’Ancien des jours. Par conséquent, « l’épreuve contre les saints du Très-Haut » de Dn 7,2527 concerne le messie lui-même et annonce ses souffrances74. Le Fils de l’homme du Ps 80,14-17 peut aussi servir de contexte : le psalmiste demande à Dieu de se pencher du haut du ciel sur sa vigne dévastée et de protéger par sa main « le Fils de l’homme qui te doit sa force ». Il n’est pas question des souffrances de ce Fils de l’homme, mais il semble menacé en même temps que la vigne. Standaert fait observer que, dans l’ensemble du Nouveau Testament, on ne rencontre qu’ici, en Mc 9,12, le verbe ἐξουδενείσθαι (« être méprisé »). Ce mot se retrouve sous une forme substantivée en Ps 21(22),7 (ἐξουδένημα), grand lieu où s’exprime la prière du juste persécuté75. 73 74 75

670.

P. BENOIT – M.-E. BOISMARD, SynopsedesQuatreÉvangiles. II (Paris 1972), 255. D. BOYARIN, TheJewishGospels(New York 2012), 35-52 et 143-144. B. STANDAERT, ÉvangileselonMarc :commentaire (EtB NS 61 ; Pendé 2010),

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Ἐξουδενηθῇ pourrait comporter aussi une allusion au Ps 118,22 mais selon une version grecque inconnue, dont est témoin Ac 4,11 (« ὁ λίθος, ὁ ἐξουθενηθεὶς ὑφ᾽ ὑμῶν τῶν οἰκοδόμων, la pierre, méprisée par vous, les bâtisseurs »)76. Cependant l’évangile selon Marc cite ce verset de Psaume explicitement en 12,10 où il ne contient pas le verbe ἐξουδενέω mais ἀποδοκιμάζω comme dans la Septante du Psautier. La référence serait plutôt à chercher dans les traductions d’Aquila, Symmaque et Théodotion qui unanimement traduisent les deux occurrences du verbe ‫ בזה‬en Is 53,3 par le verbe ἐξουδενέω tandis que la Septante a ἀτιμάζω. La mention du Fils de l’homme souffrant s’expliquerait mieux par cette allusion au quatrième chant du Serviteur d’Isaïe77. Une connexion existe déjà, susceptible d’éclairer notre passage, entre la figure eschatologique du Fils de l’homme et le serviteur du Seigneur d’Is 52,13-53,12 en 1 Hen 39,6 et 48,478. Certes, l’œuvre, contemporaine ou postérieure au Nouveau Testament, est peut-être influencée par la conception messianique chrétienne79. Elle reste le témoin écrit d’une culture juive du premier siècle et pourrait justifier que l’expression « souffrances du Fils de l’homme » ait du sens pour Jésus et ses disciples80. Quoiqu’il en soit, Mc 9,12b « n’est pas une citation biblique ni même une allusion, mais une exégèse créatrice qui fait se rencontrer plusieurs passages »81. Si on ne peut exactement identifier les allusions auxquelles elle se rapporte, la parole de Jésus renvoie à une synthèse des différents lieux de l’Écriture mentionnés.

76 J. TAYLOR, “The Coming of Elijah, Mt 17,10-13 and Mk 9,11-13…”, RB 98/1 (1991), 117. La présence d’une tradition isolée en Mc 9,12 et Ac 4,11 est un phénomène intéressant du point de vue de l’histoire de la tradition synoptique. 77 CommentaryontheNewTestamentUseoftheOldTestament(ed. G.K. BEALE – D.A. CARSON) (Grand Rapids 2007), 188. 78 F. MANNS, Lejudaïsme :MilieuetmémoireduNouveauTestament(Jérusalem 1992), 70. 79 P. GRELOT, L’espérancejuiveàl’heuredeJésus(Paris 1994), 191-205. 80 Voir en ce sens I. KNOHL, TheMessiahbeforeJesus:TheSufferingServant oftheDeadSeaScrolls (Berkeley 2000) et D. BOYARIN, TheJewishGospels (New York 2012). Ces deux ouvrages, affectés d’un haut degré de conjecture, sont toutefois restés plutôt isolés au sein des études néotestamentaires. Voir la critique de Knohl en J.A. FITZMYER, TheOneWhoistoCome (Grand Rapids 2007), 112-115. 81 J. MARCUS, “Mark 9,11-13: “As It Has Been Written””, ZNW 80 (1989), 44.

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4. « Mais je vous dis qu’Élie est bien déjà venu » (9,13a) Le ἀλλὰ qui ouvre la phrase « introduit une information modificatrice au sujet de la manière selon laquelle il [Élie] vient, qui ne correspond pas à l’attente des interlocuteurs82. » Jésus identifie là l’Élie eschatologique et Jean-Baptiste. Mais si l’Élie annoncé par Malachie est venu en Jean-Baptiste, la question rebondit : a-t-il accompli sa mission de « restaurateur de toutes choses » ? 5. « Et ils lui ont fait ce qu’ils ont voulu, comme il est écrit de lui » (9,13b) L’expression « faire à quelqu’un ce que l’on veut » est à rapprocher de Dn 8,4, où elle désigne les tribulations eschatologiques infligées par le bélier : « il agissait comme il voulait (ἐποίει ὡς ἤθελε) ». Le cinquième des sept frères martyrisés en 2 M 7,16 qualifie ainsi l’action du roi qui va le tuer : « tu fais ce que tu veux (ὃ θέλεις ποιεῖς) », et en Lc 23,25, Pilate « livre Jésus à leur volonté (παρέδωκεν τῷ θελήματι αὐτῶν) ». Mc 9,13b fait donc référence aux souffrances et à la mort de Jean-Baptiste. La formule « comme il est écrit de lui (γέγραπται ἐπ᾽ αὐτόν) » de 9,13b est parallèle à « il est écrit du Fils de l’homme (γέγραπται ἐπὶ τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου) » au verset précédent, mais elle pose un autre problème d’interprétation. Si la parole de Jésus sur les souffrances et le rejet du Fils de l’homme, sans pour autant dépendre d’un texte, pouvait s’enraciner dans des traditions antérieures, l’annonce des souffrances de l’Élie eschatologique fait complètement défaut. Narrativement, on peut comprendre dans le sens le plus obvie « comme il est écrit de lui » ici comme en 9,12b : ils ont traité l’Élie qui devait revenir à leur guise, commeilestécritdelui en Mc 6,14-29 (la mort sanglante de Jean-Baptiste). L’évangéliste renverrait à son propre texte83. La seule référence écrite externe connue qui pourrait servir de source à Mc 9,13 est dans le LivredesAntiquitésBibliques où la mort de Pinhas (appelé Finéès), qui est lui-même Élie, est annoncée84 : 82

E.P. GOULD, The Gospel According to St Mark, (ICC – Edinburgh 1996),

164. 83 B. STANDAERT, ÉvangileselonMarc :commentaire (EtB NS 61 ; Pendé 2010), 671 : « ici nous sommes renvoyés à la grande digression, racontée au début de l’argumentation (cf. 6,17-29). » 84 L’identification d’Élie en général et dans le LivredesAntiquitésBibliques en particulier a été traitée en première partie.

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« En ce temps-là, Finéès se coucha pour mourir mais le Seigneur lui dit : “voici que tu as franchi les cent vingt ans que j’ai fixés à tout homme. Et maintenant, lève-toi, pars d’ici, habite à Danaben, sur la montagne ; habites-y un bon nombre d’années ; je donnerai un ordre à mon aigle et il te nourrira sur place : tu ne descendras plus vers les hommes, jusqu’à ce qu’arrive le temps où tu subiras l’épreuve au temps voulu (quousque superveniat tempus et proberis in tempore). Alors tu fermeras le ciel ; puis, à la parole de ta bouche, il s’ouvrira. Ensuite, tu seras élevé dans le lieu où tes ancêtres ont été élevés ; tu y resteras jusqu’à ce que je me souvienne du monde. Alors je vous ferai venir, et vous goûterez ce qui en est de la mort (et tunc adducam vos, et gustabitis quod est mortis)” » (LivredesAntiquitésBibliques, XLVIII, 1)85.

Élie au temps venu devra subir une épreuve au terme de laquelle il goûtera la mort, avec ses prédécesseurs. Ap 11,3-13 est un reflet de cette tradition juive, que Marc a pu éventuellement connaître86. Si l’idée des souffrances d’Élie lors de son retour eschatologique n’est peut-être pas inédite à l’époque de Jésus, γέγραπται suppose toujours dans le Nouveau Testament, nous l’avons dit, la référence à un texte écrit de l’Ancien. L’Écriture à laquelle Jésus se réfère ici serait sans rapport avec la mission eschatologique d’Élie mais appartiendrait au cycle d’Élie en général où le prophète eut à subir la persécution de Jézabel (1 R 19,2) et du peuple tout entier (1 R 19,10.14). Dès lors, en deux occasions très rapprochées (9,12.13), nous trouvons deux rapports à l’Écriture conçus sur un modèle différent : d’annonce à accomplissement (9,12) et de type à antitype (9,13). La réponse de Jésus implique trois éléments dans la même ligne de perspective : les souffrances et la mort que devra subir le Fils de l’homme trouvent leur type dans les souffrances et la mort de JeanBaptiste, elles-mêmes ayant leur type dans la persécution subie par Élie. Ce procédé d’emboîtement des figures réalise précisément la définition de la typologie87. 85 PSEUDO-PHILON, Les Antiquités Bibliques I (ed. D.J. HARRINGTON ; trad. J. CAZEAUX) (SC 229), 321. 86 M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament(BZNW 88; Berlin 1997), 46. 87 C.E. JOYNES propose cette définition simple de la typologie : « la perception de correspondances signifiantes entre les personnages et les circonstances de deux individus historiques différents de telle sorte que l’un est compris soit comme anticipation, soit comme accomplissement de l’autre » (“A Question of Identity: «Who Do People Say That I Am?»: Elijah, John the Baptist and Jesus in Mark’s Gospel”, Understanding, Studying and Reading (ed. J. ASHTON) (Sheffield 1998), 18). Ce principe d’exégèse biblique est fondé en Rm 5,14 où Adam est dit « type de celui qui devait venir (τύπος τοῦ μέλλοντος) », c’est-à-dire le Christ.

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Marcus voit à nouveau en ce verset une contradiction entre ces souffrances de l’Élie historique et « le succès du ministère dans un contexte de triomphe de guerre sainte » de l’Élie eschatologique, au point qu’en se référant à la prophétie de Ml 3,23-24, Mc 9,11-13 ne peut pas en même temps se référer au cycle d’Élie du livre des Rois88. Or, toute la force de l’argumentation de Jésus nous semble au contraire venir du fait qu’il relit le cycle d’Élie du livre des Rois comme une illustration du lien mystérieux mais efficace entre souffrance et succès. Et c’est en référant l’Élie eschatologique de Ml 3,23-24 à l’Élie historique du livre des Rois que Jésus interprète la prophétie sur le retour d’Élie : au mont Carmel, Élie a déjà réalisé le rétablissement du véritable culte de Dieu, la conversion du peuple à la foi monothéiste (1 R 18), en même temps qu’il a subi la persécution de la reine Jézabel et a souffert de l’infidélité du peuple d’Israël – souffrances venant de la païenne et de son propre peuple (1 R 19)89. Ainsi, la coexistence de la remise en ordre et de la souffrance se vérifie dans la vie d’Élie. Ceci lève l’apparente contradiction entre « rétablir toutes choses » et « souffrir », et permet de comprendre comment ces deux actions peuvent être mystérieusement concomitantes. De cette manière, l’argument de Jésus joue dans les deux sens : puisqu’Élie et Jean-Baptiste ont souffert pour réaliser avec succès leur mission, le messie aussi devra souffrir. Et inversement, puisque Jésus est un messie souffrant, son précurseur aussi est un Élie souffrant90. D’un même mouvement s’opère une élucidation de la mission du Fils de l’homme et une exégèse de Malachie : le rétablissement de toutes choses n’est pas à attendre autrement que comme une 88

J. MARCUS, Mark8–16 (AB 27A ; Yale University Press 1999), 646. L’Oratorio de Mendelssohn “Elijah” (Oratorio Op. 70 MWV A 25 ; 1846) est tout entier construit sur le thème christique de la rédemption d’Israël par Élie et son entrée dans la gloire grâce à la souffrance infligée par la reine païenne et le peuple d’Israël. Après le sacrifice du Carmel, la reine Jézabel entraîne à nouveau le peuple loin du Seigneur (en 1 R 19,10.14, Élie se plaint encore, après le Carmel, que tous ont abandonné l’alliance), ils se liguent contre le prophète au chant des versets messianiques du Ps 2,1-3. Tandis qu’Élie s’enfuit au désert et vers l’Horeb, Mt 10,22 (« et vous serez haïs de tous à cause de mon nom, mais celui qui aura tenu bon jusqu’au bout, celui-là sera sauvé ») et Mt 13,43 (« Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père ») l’accompagnent dans sa marche. Cf. R. ALBERTZ, Elia: einfeurigerKämpferfürGott (Leipzig 2006), 200-213: „Das Oratorium ,Elias‘ von Felix Mendelssohn-Bartholdy.“ 90 Cf. J. MARCUS, “Mark 9,11-13: «As It Has Been Written»”, ZNW 80 (1989), 55: « La nature du précurseur est radicalement qualifiée par la nature du messie qu’il précède. » 89

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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transformation des cœurs. Vue de cette manière, la mission eschatologique d’Élie en Malachie est dans la continuité avec la mission historique du Tishbite dans les livres des Rois. 1.1.2.1.1.2 Mt 17,10-13 L’analyse de Mt 17,10-13 comme relecture de Mc 9,11-13 fait aujourd’hui l’unanimité parmi les commentateurs91. Leur comparaison synoptique attentive donne effectivement de bons arguments en faveur de la priorité de Marc et de son usage par Matthieu92. Mark Goodacre voit en Mt 17,10-13 la première exégèse de Mc 9,11-13 pour ses propres lecteurs : « il renforce les connexions fortes, efface les faibles et clarifie ce qui reste93. » La structure d’ensemble de ces quatre versets est devenue simple : En 10a et 13, Mt ajoute οἱ μαθηταὶ. De la sorte, l’expression forme une inclusion et donne un cadre à la péricope : sujet de « ils demandèrent » en 10a et de « ils comprirent » en 13 (propre à Mt), « les disciples » passent de la non-compréhension à la compréhension, à l’inverse de ceux qui « n’ont pas reconnu qu’Élie était déjà venu » (12b). La structure est donnée aussi par le verbe ἔρχομαι, répété trois fois avec Élie comme sujet : 10b 11 12a

Ἠλίαν δεῖ ἐλθεῖν πρῶτον Ἠλίας μὲν ἔρχεται Ἠλίας ἤδη ἦλθεν

Il y a une progression dans la répétition du verbe ἔρχομαι sous ces trois formes : d’abord δεῖ + infinitif aoriste (10b) indiquant le dessein divin, puis le présent (11), exprimant la généralité intemporelle et l’indicatif aoriste précédé de l’adverbe temporel ἤδη marquant la réalisation concrète dans l’histoire. 91 Déjà, M.-J. LAGRANGE, Évangile selon saint Matthieu (Paris 19273), 337-339, malgré sa théorie synoptique qui généralement s’y oppose, et avant lui, A. W. F Blunt : « Matthieu lui-même réorganise les membres de phrase pour échapper à leur difficulté logique » (cité par C.C. OKE, “The Rearrangement and Transmission of Mark IX. 11-13”, ExpTim 64 (1953), 187). 92 Dans son essai général sur le problème synoptique, M. GOODACRE argumente son chapitre « Building on Markan Priority » notamment à partir de notre péricope (TheSynopticProblem (London – New York 2001), 87-89). 93 M. GOODACRE, “Mark, Elijah, the Baptist and Matthew: The Success of the First Intertextual Reading of Mark”, Biblical Interpretation in Early Christian Gospels.2.TheGospelofMatthew (ed. T.R. HATINA) (LNTS 310 ; London 2008), 74.

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Pour la clarté de l’analyse, nous découpons à nouveau en cinq membres la péricope : 1. « Et les disciples l’interrogèrent : «Pourquoi donc les scribes disentils qu’Élie doit venir d’abord ?» » (17,10). 2. « Lui, répondant, leur dit : «non seulement Élie vient et restaurera toutes choses » (17,11), 3. « mais, je vous le dis : Élie est déjà venu, et ils ne l’ont pas reconnu, mais ils ont fait en lui ce qu’ils ont voulu » (17,12a). 4. « De même le Fils de l’homme aura lui aussi à souffrir d’eux» » (17,12b). 5. « Alors les disciples comprirent qu’il leur parlait de Jean-Baptiste » (17,13).

Pour la commodité de la lecture, nous disposons ici le texte en synopse : Mc 9,11-13

Mt 17,10-13

Καὶ ἐπηρώτων αὐτὸν λέγοντες· Καὶ ἐπηρώτησαν αὐτὸν οἱ μαθηταὶ λέγοντες ὅτι λέγουσιν οἱ γραμματεῖς ὅτι τί οὖν οἱ γραμματεῖς λέγουσιν ὅτι Ἠλίαν δεῖ ἐλθεῖν πρῶτον; Ἠλίαν δεῖ ἐλθεῖν πρῶτον; 12 11 ὁ δὲ ἔφη αὐτοῖς· ὁ δὲ ἀποκριθεὶς εἶπεν· Ἠλίας μὲν ἐλθὼν πρῶτον ἀποκαθιστάνει Ἠλίας μὲν ἔρχεται καὶ ἀποκαταστήσει πάντα· πάντα· καὶ πῶς γέγραπται ἐπὶ τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου ἵνα πολλὰ πάθῃ καὶ ἐξουδενηθῇ; 13 ἀλλὰ λέγω ὑμῖν ὅτι καὶ Ἠλίας ἐλήλυθεν, 12 λέγω δὲ ὑμῖν ὅτι Ἠλίας ἤδη ἦλθεν, καὶ οὐκ καὶ ἐποίησαν αὐτῷ ὅσα ἤθελον, καθὼς ἐπέγνωσαν αὐτὸν γέγραπται ἐπ᾽ αὐτόν. ἀλλὰ ἐποίησαν ἐν αὐτῷ ὅσα ἠθέλησαν 11

10

οὕτως καὶ ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου μέλλει πάσχειν ὑπ᾽ αὐτῶν. 13 τότε συνῆκαν οἱ μαθηταὶ ὅτι περὶ Ἰωάννου τοῦ βαπτιστοῦ εἶπεν αὐτοῖς.

1. « Et les disciples l’interrogèrent : ‘Pourquoi donc les scribes disent-ils qu’Élie doit venir d’abord ?’ » (17,10) Matthieu améliore Mc 9,11 en remplaçant l’usage inhabituel que Marc fait de ὅτι au sens de ‘pourquoi’ par τί οὖν. En Mc 9,11, nous trouvons deux ὅτι en un sens différent, ce qui est source de confusion et littérairement peu élégant. La question ainsi formulée en Mt a l’aspect d’une objection faite à Jésus par les disciples plus que d’une demande d’éclaircissement, comme chez Mc : « pourquoi donc (οὖν) ». Ils voient

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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une contradiction entre la vision d’Élie à côté de Jésus, qui précède immédiatement, la mention de sa résurrection des morts et la parole de Ml 3,23-24 relayée par l’enseignement oral des scribes. De la même manière que pour Mc 9, nous interprétons la question des disciples sur le retour d’Élie en lien avec Mt 16,27-28 : Jésus a annoncé le retour glorieux du Fils de l’homme dans la gloire de son Père, avec ses anges, pour le jugement universel et a ajouté que certains verraient son triomphe royal. Puis il leur est apparu dans sa gloire avec Moïse et Élie ; la voix du Père a retenti. Juste après, Jésus évoque la résurrection des morts du Fils de l’homme. Comment les disciples pouvaient-ils éviter de penser qu’en effet, la fin des temps était là ? Ils pensent donc à la prophétie du retour d’Élie en Malachie, précédant le jugement final du Jour du Seigneur. Chez Matthieu, la question ne porte plus sur le fait de savoir si Élie est Jean-Baptiste, puisque l’identification est déjà explicite depuis Mt 11,14 (« si vous voulez bien le recevoir, c’est lui [Jean-Baptiste], l’Élie qui doit venir », absent chez Mc), elle porte uniquement sur le moment de l’avènement de la fin. Ce n’est pas tant ici une question d’interprétation de la prophétie de Malachie, que d’éclaircissement des temps eschatologiques. 2. « Lui, répondant, leur dit : ‘non seulement Élie vient et restaurera toutes choses’ » (17,11) La formule introductive à la réponse de Jésus en 17,11 est plus solennelle et emphatique : « ὁ δὲ ἀποκριθεὶς εἶπεν ». Elle est caractéristique de Matthieu qui l’utilise 56 fois. Dans sa réponse, Jésus fait usage du présent (« non seulement Élie vient – Ἠλίας μὲν ἔρχεται ») et de l’indicatif futur (« et restaurera tout – καὶ ἀποκαταστήσει πάντα »). Ce faisant, Matthieu reprend à l’identique le verbe au futur de Ml 3,23, comme s’il récitait le verset du prophète94. Puis il le complète en ajoutant « et restaurera tout ». Il restitue ainsi la citation exacte par-delà la tradition orale des scribes et ce, de façon encore plus évidente que chez Marc, puisque la forme verbale est rigoureusement identique. Il faut lire le verset 11 avec le verset 12 où Jésus ajoute : « Élie est déjà venu ». Le futur du verset 11 ne concerne donc pas seulement l’avenir. Matthieu lui laisse plutôt « son aspect d’action prédite »95. Le futur serait ainsi proche de la valeur aspectuelle de l’inaccompli 94 95

Cf. F.D. BRUNER, Matthew:ACommentary (Grand Rapids 20042), 182. M.-J. LAGRANGE, ÉvangileselonsaintMatthieu (Paris 19273), 337.

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en hébreu et le présent, l’équivalent du participe en hébreu. L’enchaînement du futur prophétique de la prophétie ancienne de Malachie (v. 11) au passé de son accomplissement récent en Jean-Baptiste (v.12) mettrait alors en évidence la certitude de l’accomplissement : Élie devait venirettoutrestaurer…ill’afait96. Mt 17,11 omet Mc 9,12b où Jésus, après avoir repris l’enseignement des scribes invoqué par les disciples, leur pose une question obscure : « et comment est-il écrit du Fils de l’homme qu’il doit beaucoup souffrir et être méprisé ? » La réponse de Jésus est ainsi nettement plus claire en Mt. Notons d’ailleurs au passage cette remarque suggestive de Boyarin : « Marc sur ce point est plus proche de la forme d’une herméneutique juive que Matthieu97. » En simplifiant, Mt a perdu la forme midrashique de la réponse de Jésus. Cette référence aux souffrances du Fils de l’homme n’est cependant pas entièrement supprimée. Elle est reportée par Matthieu à la fin, en 11,12b, non pas sous forme de question mystérieuse mais comme conclusion qui se déduit d’elle-même de la comparaison avec Élie qui précède. 3. « Mais, je vous le dis : Élie est déjà venu et ils ne l’ont pas reconnu, mais ils ont fait en lui ce qu’ils ont voulu » (17,12a) Après avoir acquiescé à la référence des disciples à la tradition orale, l’avoir corrigée en citant la lettre même du texte de Malachie, Jésus montre avec autorité comment cette prophétie va s’accomplir : « mais je vous le dis, Élie est déjà venu (λέγω δὲ ὑμῖν ὅτι Ἠλίας ἤδη ἦλθεν). » Le δὲ ici, relié au μὲν du verset précédent, a une valeur adversative. C’est une formule de commentaire avec autorité par Jésus d’une parole de l’Ancien Testament, à nouveau proche de celles que l’on trouve au chapitre 5 de l’évangile selon Matthieu : « vous avez appris qu’il a été dit…, et bien moi je vous dis… » « Ils ont fait en lui » : Mt a ἐποίησαν ἐν αὐτῷ là où Mc a ἐποίησαν αὐτῷ98. C’est probablement la tournure araméenne ‫ ְבּ‬+ ‫ ֲע ַבד‬qui explique la différence99. 96

Cf. G.R. OSBORNE, Matthew (Grand Rapids 2010), 649. D. BOYARIN, TheJewishGospels, n. 16, 187. Ce qui renforce l’idée que l’évangile selon Marc est composé par un auteur imprégné de culture juive. 98 La particule ἐν entre ἐποίησαν et αὐτῷ est omise en Mt par de nombreux témoins (‫א‬, D, W, f13, 700.1241.1424 et d’autres), tous les manuscrits latins, un syriaque, quelques sahidiques et tous les bohaïriques. Mais comme la construction ἐποίησαν + ἐν n’est pas courante, on peut penser que la particule a été retirée par souci de correction grammaticale ou par harmonisation avec Mc. 99 W.D. DAVIS – D.C. ALLISON, TheGospelAccordingtoSaintMatthew. II, 716. 97

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Mt 17,12a omet Mc 9,13b (la référence scripturaire alléguée aux souffrances d’Élie). Là encore, la relecture de Matthieu va dans le sens d’une clarification de la composition marcienne. La simplification de la structure du dialogue et l’abandon de la référence au prophète Élie provoque une modification narrative profonde : les scribes qui disent qu’Élie doit revenir se retrouvent ainsi les sujets de la non-reconnaissance d’Élie et de sa persécution. S’ils ont raison d’enseigner qu’Élie doit venir, dit en substance Jésus, ils ont tort en manquant de reconnaître que Jean-Baptiste était ce précurseur attendu. Ils ont transmis la prophétie correctement mais n’ont pas perçu son accomplissement (cf. Mt 23,2-3). 4. « De même le Fils de l’homme aura lui aussi à souffrir d’eux » (17,12b) Ce membre de verset est placé par deux témoins importants du Texte occidental100 après le verset 13. Justin Taylor a montré de façon convaincante que ces mots n’appartenaient pas à la forme originelle de la péricope, car l’enchaînement entre 17,12a et 13 est très naturel. Ils ont été insérés par influence de Mc 9,12 et pour ne pas perdre de matériel narratif. La tendance simplificatrice de Matthieu à partir du texte plus obscur de Marc avait vraisemblablement d’abord écarté toute référence au Fils de l’homme101. La différence par rapport à Mc 9,12b est non seulement le déplacement de la référence au Fils de l’homme après les paroles sur Élie, ce qui est plus clair qu’au milieu d’elles, mais l’ajout de οὕτως pour rendre plus évident le parallélisme entre le sort d’Élie–Jean-Baptiste et celui du Fils de l’homme. De plus, le Fils de l’homme devient ici le sujet actif du verbe. En mettant simplement πάσχειν au lieu de πολλὰ πάθῃ καὶ ἐξουδενηθῇ (Mc 9,12) qui faisait appel aux références bibliques d’Is 53, Ps 22 et 118, Matthieu simplifie la typologie en se contentant de l’établir entre Jésus (le Fils de l’homme) et Jean-Baptiste (Élie revenu). Il préfère abandonner des allusions implicites pour clarifier son propos. 5. « Alors les disciples comprirent qu’il leur parlait de Jean-Baptiste » (17,13) À la non-reconnaissance des scribes s’oppose la compréhension des disciples. Cette précision est propre à Mt. 100

Codex de Bèze et de nombreux manuscrits de la Vieille Latine. J. TAYLOR, “The Coming of Elijah, Mt 17,10-13 and Mk 9,11-13…”, RB 98/1 (1991), 113-119. 101

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L’application à Jean-Baptiste de la prophétie de Malachie sur le retour d’Élie est déjà faite en 11,14. Mais il y a un progrès narratif de 11,14 à 17,13 par-delà la répétition d’une affirmation quasi identique : l’Élie qui était sur le point de venir en 11,14 (αὐτός ἐστιν Ἠλίας ὁ μέλλων ἔρχεσθαι) est déjà venu en 17,13 (Ἠλίας ἤδη ἦλθεν). Et entre-temps est intervenue la mort de Jean-Baptiste (14,3-12). La parole « alors les disciples comprirent » de Mt 17,13 est ainsi une résolution du vœu émis par Jésus en 11,14 « si vous voulez bien le recevoir, c’est lui Élie qui va revenir ». Maintenant, il est revenu, ils ont reçu la parole de Jésus. Les disciples « comprirent qu’il leur parlait de Jean-Baptiste (17,13) » : « il y a ici une double typologie (« ainsi aussi, οὕτως καὶ ») avec le Baptiste, antitype d’Élie comme précurseur messianique, et Jésus, antitype du Baptiste comme Serviteur souffrant102. » Ils comprennent alors que la mort de Jean-Baptiste accomplit la mission restauratrice d’Élie et que les souffrances et la mort de Jean anticipent ce qui va arriver à Jésus. Ils comprennent que la mission de restaurer toutes choses s’est accomplie pour Jean dans sa Passion et qu’elle s’accomplira aussi pour Jésus dans la sienne : « la reconnaissance d’Élie dans le Jean rejeté et exécuté est aussi scandaleuse que l’identification du messie en Jésus103. » Surmonter ce scandale est précisément ce qui est à comprendre. 1.1.2.1.2 Lc1,16-17 La naissance et la mission de Jean-Baptiste sont annoncées par l’ange Gabriel à son père Zacharie tandis qu’il officie comme prêtre dans le temple de Jérusalem. Sa naissance est merveilleuse car « sa femme Élisabeth était stérile et avancée en âge » (Lc 1,7). Sa mission aussi est exceptionnelle : « Il sera grand devant le Seigneur ; il ne boira ni vin ni boisson forte ; il sera rempli d’Esprit Saint dès le sein de sa mère. Il fera revenir beaucoup de fils d’Israël au Seigneur leur Dieu ; et il marchera devant sous le regard de Dieu, avec l’esprit et la puissance d’Élie, pour ramener le cœur des pères vers les enfants et les rebelles à la sagesse des justes, afin de former pour le Seigneur un peuple préparé » (Lc 1,15-17).

La relation entre Élie et Jean-Baptiste est énoncée par l’ange dans les versets 16-17. 102

G.R. OSBORNE, Matthew (Grand Rapids 2010), 650. M.E. BORING, TheGospelofMatthew:Introduction,Commentary,andReflections (The New Interpreter’s Bible VIII – Nashville 1995), 365. 103

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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D’un point de vue textuel, ces deux versets sont complexes. Ils offrent un témoignage de première importance sur un certain type d’usage de l’Ancien Testament par le Nouveau en général et sur l’état des traditions sur Élie en particulier. – En Lc 1,16, avant de décrire la mission de Jean-Baptiste en relation avec Élie, l’ange Gabriel annonce à Zacharie que son fils agira en conformité avec la vocation idéale du prêtre lévitique : « il fera revenir beaucoup de fils d’Israël au Seigneur leur Dieu (πολλοὺς ἐπιστρέψει) ». En Ml 2,6, il est dit de Lévi qu’il « en faisait revenir beaucoup de l’iniquité (πολλοὺς ἐπέστρεψεν ἀπὸ ἀδικίας) »104. La combinaison de πολλοὺς et d’ἐπιστρέφω (au passé en Ml, au futur en Lc) est empruntée à Ml 2,6 (G)105. Nous avons vu que la connexion établie par la rédaction finale du livre de Malachie entre le prêtre-messager de Ml 2,4-8, le messager du Seigneur de Ml 3,1.23-24 et le titre du livre suggère l’identification d’Élie et de Pinhas, attestée dans LeLivredes AntiquitésBibliques, le Targum et Origène. Ces versets lucaniens sont le témoignage le plus ancien (ou aussi ancien que LelivredesAntiquitésBibliques) de l’existence d’une tradition qui voit en Élie une figure sacerdotale106. – La locution de Lc 1,17 « il marchera devant lui (προελεύσεται107 ἐνώπιον αὐτοῦ » évoque la mission de précurseur du Seigneur de Ml 3,1 sans reprise littérale d’un passage particulier. Le verbe προελεύσεται directement suivi d’un pronom aurait suffi pour cela. La préposition ἐνώπιον + génitif ajoute une nuance nouvelle. Elle figure en 1 R 17,1 ; 18,15 (G) lorsque le prophète Élie se décrit lui-même 104

Sur la référence à Ml 2,6-7 en Lc 1,16 et le lien avec l’origine sacerdotale de Jean-Baptiste, cf. R. LAURENTIN, StructureetthéologiedeLucI-II(EB 42 ; Paris 1957), 110-116 ; J. RINDOŠ, HeofWhomitisWritten(ÖBS 38 – Frankfurt 2010), 55. 105 J.A. FITZMYER, The Gospel According to Luke (I-IX), (AB 28; New York 1981), 326 ; L. VIANÈS,LesDouzeProphètes.12,Malachie(BdA 23/12 ; Paris 2011), 66. 106 J. JEREMIAS, “Ἡλ(ε)ίας”, TDNT II (ed. G. KITTEL) (Grand Rapids 1966), 932933. 107 Des témoins ont la leçon προελεύσεται (indicatif futur de προέρχομαι : « aller en avant de, précéder »), d’autres προσελεύσεται (indicatif futur de προσέρχομαι : « aller à, aller vers, s’approcher »). NA préfère la leçon προελεύσεται. Le sigma aurait été ajouté à cause de la prédominance de ce verbe dans le Nouveau Testament. RINDOŠ au contraire, préfère la leçon προσελεύσεται comme lectio difficilior. Le verbe προέρχομαι proviendrait d’une harmonisation avec Lc 1,76 (προπορεύσῃ) où la fonction de Jean comme précurseur est chantée par Zacharie (J. RINDOŠ, HeofWhom itisWritten, 57). Cependant, le parallélisme entre Lc 1,16-17 et Lc 1,76-79 n’est pas une suggestion scribale mais un effet littéraire du rédacteur. Nous gardons donc la leçon de NA. Notons que c’est l’identification élianique de Jean comme précurseur qui est en jeu dans cette variante textuelle.

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ainsi dans sa relation avec Dieu : « le Seigneur devant qui je me tiens (ὁ θεὸς Ισραηλ ᾧ παρέστην ἐνώπιον αὐτοῦ) ». Cette préposition est souvent utilisée en relation avec une action liturgique ou une prière108. Le lien entre Élie et Pinhas et la fonction élianique à la fois sacerdotale et prophétique de Jean pourraient expliquer la formulation de ce verset109. Jean marchera « avec l’esprit et la puissance d’Élie (ἐν πνεύματι καὶ δυνάμει Ἠλίου) ». Cette désignation est propre à Luc. Comparée aux expressions de Mt 11,14 ; 17,13, elle peut paraître affaiblir l’identification pure et simple avec le prophète. Elle fait de Jean-Baptiste non pas un nouvel Élie, mais un nouveau disciple d’Élie, à l’instar d’Élisée qui reçut son « esprit » et répéta alors le même miracle que son maître (2 R 2,9-16)110. L’expression ἐπιστρέψαι καρδίας πατέρων ἐπὶ τέκνα, juste après la mention du nom d’Élie, fait allusion de la façon la plus évidente à la mission eschatologique du prophète. Cette formule est difficile à expliquer littérairement. Six formes de cette expression ont été transmises : Ml 3,24 M ; Ml 3,24 G ; Si 48,10 Gr I ; Si 48,10 Gr II ; Si 48,10 Heb ; 4Q521. Trois versions de Si 48,10 subsistent aujourd’hui : le texte hébreu retrouvé à la Genizah du Caire et deux recensions : un texte court, nommé Gr I, et un texte grec long recomposé à partir des citations patristiques et de la Vulgate, nommé Gr II. Ces textes ont déjà été étudiés pour eux-mêmes. Il s’agit ici de les considérer comme source de Lc 1,17. Ms B111

Gr I112

Gr II

‫ להשיב לב אבות על בנים‬ἐπιστρέψαι καρδίαν πατρὸς πρὸς υἱὸν

ἐπιστρέψαι καρδίαν πατερων (patrum) προς υιους (ad filios) ‫[ל‬...]‫ ולהכין ש‬καὶ καταστῆσαι φυλὰς καὶ καταστῆσαι φυλὰς Ιακωβ Ιακωβ

108 En Lc 1,23, l’ange Gabriel est « celui qui se tient devant Dieu (ὁ παρεστηκὼς ἐνώπιον τοῦ θεου). » 109 J. RINDOŠ, HeofWhomitisWritten(ÖBS 38 – Frankfurt 2010), 58-59. 110 J.A. FITZMYER, The Gospel According to Luke (I-IX) (AB 28; New York 1981), 319. 111 Manuscrit hébreu Ms B de la Genizah du Caire, édité par P.C., BEENTJES, The BookofBenSirainHebrew(VTSup 68 ; Leiden 1997), 86. 112 Gr I et Gr II édités par J. ZIEGLER, SapientiaIesuFiliiSirach (Septuaginta: Vetus Testamentum Graecum 12/2 ; Göttingen 1965), 351.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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John Wevers conclut que Lc 1,17 est une citation de Si 48, 10 dans la leçon de Gr II113. Si 48,10 Heb est susceptible d’une double lecture, qui éclaire la formule lucanienne : au lieu de ‫ «( להכין‬pour restaurer »), le manuscrit peut aussi se lire ‫ «( להבין‬pour faire connaître »). La lecture ‫להבין‬ (‫ בין‬au hiphil) rend exactement le sens de la mission de Jean-Baptiste en Lc 1,17 : « ramener les rebelles à la sagesse des justes (ἀπειθεῖς ἐν φρονήσει δικαίων) »114. 4Q521 Fragment 2 iii. L. 2115 est une autre forme transmise de cette tradition, antérieure au Nouveau Testament. [ (?)‫נכון באים אבות על בנים א]שרי‬ il/elle est sûr(e) : ‘Les pères (re)viennent vers les fils’. H[eureux ( ?) ]

La présence de la même tradition en Si 48,10 Gr II ; 4Q521 et Lc 1,17 (la citation de Ml 3,24 interrompue) atteste d’une leçon largement diffusée dans le judaïsme des 1ers siècles avant et après J.-C. – ἐπιστρέψαι (faire revenir) est proche de Ml 3,24 M (‫ ֵה ִשׁיב‬: il fera revenir) et non de G (ἀποκαταστήσει : il restaurera). Ce verbe ἐπιστρέφω a déjà été utilisé au verset précédent (Lc 1,16) par emprunt à Ml 2,6 où à ce même verbe ‫ ֵה ִשׁיב‬correspondait exactement ἐπέστρεψεν en G. Lc 1,17 en choisissant ἐπιστρέψαι a probablement voulu rétablir le rapprochement entre Ml 2,6 et Ml 3,24 qui existe en M par le verbe ‫ה ִשׁיב‬, ֵ mais n’existe plus en G. Luc ou sa source ont ainsi recensé le G ancien de Ml 3,24 sur l’hébreu116. – Καρδίας πατέρων ἐπὶ τέκνα au pluriel est proche de Ml 3,24 M, contre Ml 3,24 G qui a ces mots au singulier (« le cœur du père vers son fils »). Si 48,10 Heb et Si 48,10 Gr II ont aussi l’expression au pluriel à la différence de Si 48,10 Gr I.

113

J.W. WEVERS, „Septuaginta Forschungen seit 1954“, TRu 33 (1968), 42. P. WINTER, „Luka nische Miszel l en“, ZNW 49 (1958), 65. Le parallèle entre ‫ בין‬au hiphil et les traditions lucaniennes est encore plus net en Lc 1,77 : Jean a pour mission de « donner à son peuple la connaissance du salut (δοῦναι γνῶσιν σωτηρίας) ». 115 Texte, reconstruction et traduction : E. PUECH, Qumrân Grotte 4 - XVIII (DJD 25 ; Londres 1998), 18-20. 116 J. ZIEGLER, „Hat Lukian den griechischen Sirach rezensiert?“, Bib 40 (1959), 210-229. 114

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Par contre, tandis que Ml 3,24 a une formule en miroir pour exprimer les relations père-fils (« le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères »), Lc 1,17 avec Si 48,10 (toutes les versions) et 4Q521 n’ont la relation père(s) – fils qu’en sens unique. – L’expression « ἑτοιμάσαι κυρίῳ λαὸν κατεσκευασμένον » contient aussi des références vétérotestamentaires. Une formulation très proche se trouve en 2 S 7,24 G où le roi David, dans sa prière d’action de grâce, après avoir reçu du Seigneur la promesse d’une descendance perpétuelle, s’exprime ainsi : « et tu as établi Israël ton peuple pour en faire à jamais ton peuple – καὶ ἡτοίμασας σεαυτῷ τὸν λαόν σου Ισραηλ λαὸν ἕως αἰῶνος », où le verbe ἑτοιμάζω, correspondant à ‫ ְתּכוֹנֵ ן‬en M, signifie plutôt instituer, fonder, établir, que seulement préparer. En ce sens, la mission de Jean-Baptiste consiste en une véritable refondation117. Le verbe κατασκευάζω (préparer) a déjà été commenté : c’est le verbe utilisé par les synoptiques dans leur citation composite d’Ex 23,20 – Ml 3,1 (Mc 1,2 – Mt 11,10 – Lc 7,27). 1.1.2.1.3 Lc1,72.76–79 En 1,72, Zacharie célèbre la naissance de Jean et ses bienfaits pour le monde. L’un d’entre eux est : « pour faire miséricorde à nos pères (ποιῆσαι ἔλεος μετὰ τῶν πατέρων ἡμῶν) ». Un parallèle est proposé par Lagrange avec Lv 26,42 : « Je me rappellerai mon alliance avec Jacob ainsi que mon alliance avec Isaac et mon alliance avec Abraham, je me souviendrai du pays. » « Il semble donc, commente Lagrange, que 72a signifie pardonner les péchés des pères118. »

Cet effet bienfaisant pour les pères de la naissance de Jean-Baptiste se comprend surtout en relation avec la mission eschatologique d’Élie en Ml 3,24 (M) : « il retournera le cœur […] des fils vers leurs pères »119. Alors que la finale de Malachie 3,24 laissait peser la menace d’un anathème sur tout le pays, que la mission d’Élie devait éviter en cas 117

J.A. FITZMYER, TheGospelAccordingtoLuke(I-IX) (AB 28; New York 1981),

327. 118

M.J. LAGRANGE, ÉvangileselonsaintLuc(Paris 19273), 60. Comme nous venons de le voir, Si 48, 10 (toutes les versions), 4Q521 et Lc 1,17 n’ont la relation père(s) – fils qu’en sens unique, tandis qu’en Ml 3,24 G, la réciproque ne concerne plus les pères et les fils mais, de façon plus générale, l’homme vers son prochain. 119

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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de succès, Lc 1,78 présente cette « visite » divine120 comme une œuvre des « entrailles de miséricorde de notre Dieu (σπλάγχνα ἐλέους θεοῦ ἡμῶν) ». Le succès de la mission eschatologique d’Élie est envisagé d’emblée. Lc 1,76-79 fait écho à Lc 1,16-17 : le chant de Zacharie célèbre l’accomplissement de la promesse de l’Ange et, à travers elle, le temps de l’accomplissement de toutes les promesses de l’Ancien Testament. Zacharie nomme Jean-Baptiste « prophète » et, dans le contexte des paroles de l’ange qui précédaient, il rapproche ainsi sa figure de celle d’Élie. Προφήτης ὑψίστου est une expression qui n’apparaît pas dans l’Ancien Testament mais seulement dans le TestamentdeLevi 8,15. Comme ce texte a été l’objet de remaniements chrétiens, il n’est pas sûr qu’elle précède l’évangile selon Luc121. « Tu marcheras devant à la face du Seigneur (προπορεύσῃ γὰρ ἐνώπιον κυρίου) et tu prépareras ses chemins » reprend le thème du précurseur avec les expressions combinées déjà rencontrées de Ml 3,1 ; Ex 23,20 ; Is 40,3. Le verbe προπορεύομαι n’apparaît ailleurs dans le Nouveau Testament qu’en Ac 7,40. Il provient d’Ex 32,40. Le tableau suivant indique les correspondances entre les deux textes : Ex 32,40

Lc 1

ἰδοὺ ὁ ἄγγελός μου προπορεύεται πρὸ προσώπου σου ᾗ δ᾽ ἂν ἡμέρᾳ ἐπισκέπτωμαι ἐπάξω ἐπ᾽ αὐτοὺς τὴν ἁμαρτίαν αὐτῶν Voici que mon ange ira devant toi, mais au jour de ma visite, je les punirai de leur péché

Καὶ σὺ δέ, παιδίον, προφήτης ὑψίστου (v.76) προπορεύσῃ ἐνώπιον κυρίου (v.76) ἐπεσκέψατο (v.68) – ἐπισκέψεται (v.78) ἐποίησεν λύτρωσιν τῷ λαῷ αὐτοῦ, (v.68) ἐν ἀφέσει ἁμαρτιῶν αὐτῶν, (v.77)

120 Ἐπισκέπτομαι, traduit généralement dans la septante le verbe hébreu ambivalent ‫פקד‬. Il peut signifier aussi bien le châtiment (cf. Ex 20,5) que la délivrance (cf. Ex 13,19). 121 R.E. BROWN, TheBirthoftheMessiah: ACommentary ontheInfancyNarrativesintheGospelsofMatthewandLuke(New York 1993), 372-3.

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DEUXIÈME PARTIE

Le cantique de Zacharie reprend le thème du nouvel exode et du messager précurseur du peuple lors de son entrée en Terre promise, que Ml 3,1.23 empruntait déjà pour l’appliquer à l’Élie qui doit revenir. Au lieu de la punition du péché en Ex 32,40, c’est de sa rédemption (Lc 1,68 : λύτρωσις), de sa rémission (Lc 1,77 : ἄφεσις) que parle le cantique du Nouveau Testament. Le verbe ἑτοιμάζω, dans l’expression « préparer ses chemins », est celui d’Is 40,3 où la voix qui crie dans le désert appelle à « préparer la voie du Seigneur ». De la sorte, Luc met en perspective le messager précurseur d’Ex 23,20, le messager du Seigneur de Ml 3,1 et cette voix qui crie dans le désert au début du livre de la consolation d’Isaïe. Nous avons vu que Ml 3,1 M a un lien intertextuel avec Is 40,3 en plus d’Ex 23,20 grâce au verbe‫ פנה‬au piel suivi de‫ דרך‬, qui ne se trouve qu’en Is 40,3. Ce lien n’existe plus dans les versions grecques. En substituant le verbe ἑτοιμάζω d’Is 40,3 à ἐπιβλέπω dans la citation de Ml 3,1, Luc rétablit ce lien présent dans l’hébreu et retrouve la mise en perspective des messagers du Seigneur. Nous avons déjà montré l’importance de Ml 2,5-7, dans sa relation à Ml 3,1.23-24, pour l’analyse des emprunts textuels de Lc 1,16-17. De deux manières ici, Ml 2,6-7 fournit encore un parallèle intéressant. Le prophète Malachie fait mémoire de Lévi en ces termes : « L’enseignement de vérité (νόμος ἀληθείας) était dans sa bouche et l’iniquité ne se trouvait pas sur ses lèvres ; conduisant dans la paix, il marchait avec moi (ἐν εἰρήνῃ κατευθύνων ἐπορεύθη μετ᾽ ἐμοῦ)122 ; il en faisait revenir beaucoup de l’iniquité (πολλοὺς ἐπέστρεψεν ἀπὸ ἀδικίας). Car c’est aux lèvres du prêtre de garder le savoir (χείλη ἱερέως φυλάξεται γνῶσιν) et c’est de sa bouche qu’on recherche l’enseignement (νόμον) : il est messager du Seigneur tout puissant. »

La mission de Jean-Baptiste est essentiellement une prédication : c’est la connaissance du salut (γνῶσιν σωτηρίας) qu’il est chargé de donner (δοῦναι), qui produira la rémission des péchés (Lc 1,77) et fera sortir le peuple des ténèbres à la lumière (Lc 1,79). En Ml 2,6-7 c’est aussi « l’enseignement de la vérité » qui en « fait revenir beaucoup de l’iniquité ». Lévi a pour mission de garder la connaissance (γνῶσιν). Ces connexions entre Lc 1,76-79 et Ml 2,6-7 sont confirmées par une 122 G et M divergent légèrement ici. M a deux noms coordonnés (‫וּב ִמישׁוֹר‬ ְ ‫ְבּ ָשׁלוֹם‬ ‫ – ָה ַלְך ִא ִתּי‬dans la paix et dans la droiture il marchait avec moi), tandis que G a un nom et un participe (conduisant dans la paix). Probablement G lit ‫( ְמיַ ִשׁר‬participe piel de ‫ ; יָ ַשׁר‬le hiphil de ‫ יָ ַשׁר‬n’étant pas attesté dans la Bible) au lieu de ‫וּב ִמישׁוֹר‬. ְ

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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reprise littérale d’une expression unique : Lévi « conduit dans la paix » (ἐν εἰρήνῃ κατευθύνων) comme Jean-Baptiste (κατευθῦναι τοὺς πόδας ἡμῶν εἰς ὁδὸν εἰρήνης). La reprise de κατευθύνω + εἰρήνη est manifestement intentionnelle123. 1.1.2.2 Référence non biblique Dans la réponse de Jésus à la question de Jean-Baptiste pour se faire reconnaître de lui, une référence à un motif élianique implicite a été confirmée par la découverte du manuscrit 4Q521124. Mt 11, 5 – Lc 7,22

Parallèles en Isaïe

4Q521 2 ii +4

L. 8 : ‫( מתיר אסורים‬libérant les prisonniers) ἀνοιχθήσονται ὀφθαλμοὶ ‫( פוקח עורים‬rendant la τυφλῶν (Is 35,5) vue aux aveugles) ἁλεῖται ὡς ἔλαφος ὁ χωλός ‫( ]זוקף כפ]ופים‬redressant (Is 35,6) les cour[bés]) ‫ח־קוֹח‬ ַ ‫סוּרים ְפּ ַק‬ ִ ‫( וְ ַל ֲא‬Is 61,1)

τυφλοὶ ἀναβλέπουσιν χωλοὶ περιπατοῦσιν λεπροὶ καθαρίζονται κωφοὶ ἀκούουσιν

ὦτα κωφῶν ἀκούσονται (Is 35,5) L. 12 : νεκροὶ ἐγείρονται ἀναστήσονται οἱ νεκροί ‫כי ירפא חללים ומתים יחיה‬ καὶ ἐγερθήσονται (Is 26,19) (car Il guérira les (mortellement) blessés et les morts Il les fera revivre) πτωχοὶ εὐαγγελίζονται εὐαγγελίσασθαι πτωχοῖς ‫( ענוים יבשר‬les humbles (Is 61,1) Il évangélisera)

Les dépendances signalées ici entre 4Q521 et les versets bibliques sont plus adsensum que littérales. Les références sont essentiellement en Is 35,5-6 et Is 61,1 (les œuvres du messie). Is 29,18-19 a également des expressions proches. 123

R. LAURENTIN, StructureetthéologiedeLucI-II(EB 42 ; Paris 1957), 56-60 considère que « si on rétablit par traduction le substrat hébreu de Luc, et qu’on le confronte au texte original de Malachie, la ressemblance est plus frappante encore. » Mais les éléments sur lesquels il fait porter sa reconstruction sont des mots trop communs pour être convaincants. C’est par la Septante que les parallèles apparaissent de la façon la plus évidente. Faute d’y accorder suffisamment d’attention, Laurentin omet la référence littérale la plus directe : « conduit dans la paix ». 124 Texte, reconstruction, traduction et commentaire : E. PUECH, QumrânGrotte4- XVIII:texteshébreux(4Q521-4Q528,4Q576-4Q579) (DJD 25 ; Londres 1998), 10-14. Ce fragment est daté de la première moitié du premier siècle av. J.-C.

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Seule la guérison des lépreux dans le texte évangélique n’a de parallèle ni en Isaïe, ni en 4Q521, tandis que la résurrection des morts n’a un parallèle assez lâche qu’en Is 26,19. La référence de ces deux œuvres est à chercher dans les cycles d’Élie (1 R 17,17-24) et d’Élisée (2 R 5,1-16)125. Joachim Jeremias a montré que 4Q521 offrait les parallèles les plus étroits avec le logion évangélique, particulièrement la version matthéenne avec la division des six signes messianiques en trois séries de deux au lieu de la division lucanienne en deux séries de trois126. La référence élianique est rendue particulièrement nette avec 4Q521 : les signes apocalyptiques mentionnés ci-dessus, appartenant à la troisième colonne du manuscrit (fragment 2 ii), sont associés, à la colonne suivante (fragment 2 iii. L. 2), à l’accomplissement de la mission eschatologique d’Élie annoncée en Ml 3,24 et Si 48,10127. Soit que l’Élie eschatologique réalise lui-même les œuvres du messie d’Is 61, auquel cas Jésus assume des traits élianiques en Mt 11,5 – Lc 7,22, soit qu’il s’agisse de deux personnes différentes, le précurseur et le messie, le motif élianique est mis en lumière par la mention de la guérison des lépreux parmi les œuvres de bienfaisance du texte évangélique et plus encore par le parallèle avec 4Q521. 1.2 ÉVOCATIONS Sous ce titre « évocation » sont rangées les occurrences où aucune référence scripturaire spécifique n’est supposée mais où le nom d’Élie figure et sa personne est évoquée. 1.2.1 Interrogations sur l’identité de Jésus 1.2.1.1 Mc 6,14-15 – Lc 9,7-8 Hérode entend parler de Jésus qui devient de plus en plus célèbre. Ses miracles éveillent dans les esprits la conscience de son identité mystérieuse mais diverses opinions circulent à son sujet et sont rapportées 125 CommentaryontheNewTestamentuseoftheOldTestament(ed. G.K. BEALE – D.A. CARSON) (Grand Rapids 2007), 299-300. 126 J. JEREMIAS, Théologie du Nouveau Testament (LD 76 ; Paris 1972), 134136. 127 Nous venons de citer plus haut, dans l’analyse de Lc 1,17 ce fragment 2 iii. L. 2 de 4Q521 citant Ml 3,24 (« il/elle est sûr(e) : ‘Les pères (re)viennent vers les fils’ »).

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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à Hérode. Mc et Lc en donnent trois : Jésus serait Jean-Baptiste ressuscité des morts, Élie, ou l’un des prophètes. Le parallèle en Mt 14,2 est plus éloigné : il ne comporte qu’une seule affirmation émise par Hérode lui-même, en style direct sans mention d’Élie. Le tableau synoptique suivant rend plus évidente la comparaison des deux recensions de la péricope : Mc 6,14-15

Lc 9,7-8

7 ἔλεγον διὰ τὸ λέγεσθαι ὑπό τινων ὅτι Ἰωάννης ὁ βαπτίζων ἐγήγερται ἐκ νεκρῶν ὅτι Ἰωάννης ἠγέρθη ἐκ νεκρῶν καὶδιὰτοῦτοἐνεργοῦσιναἱδυνάμειςἐναὐτῷ. 15 8 ἄλλοι δὲ ἔλεγον ὅτι Ἠλίας ἐστίν ὑπό τινων δὲ ὅτι Ἠλίας ἐφάνη, ἄλλοι δὲ ἔλεγον ὅτι προφήτης ὡς εἷς τῶν ἄλλων δὲ ὅτι προφήτης τις τῶν ἀρχαίων προφητῶν. ἀνέστη. 14

Mc 6,14 utilise l’indicatif parfait passif d’ἐγείρω (ἐγήγερται) et comporte l’explication : « c’est pourquoi les pouvoirs opèrent en lui »128. Dans la mesure où aucun pouvoir miraculeux n’est jamais attribué à Jean-Baptiste, le rapprochement de Jésus et de Jean n’est pas évident de ce point de vue. Selon cet énoncé, Jésus serait un être ressuscité et non pas Jean lui-même. Il est vraisemblable que Lc 9,7 utilise comme source Mc 6,14 et supprime cette proposition car, pour la raison qui vient d’être dite, elle n’est pas très claire. Au lieu d’un indicatif parfait passif, Lc préfère l’indicatif aoriste passif d’ἐγείρω (ἠγέρθη) qu’il a en commun avec le passage parallèle de Mt 14,2. Y a-t-il là encore un choix intentionnel de Lc ? Dans la mesure où tous savaient que Jésus et Jean sont contemporains, personne ne pouvait s’imaginer qu’après sa mort, Jean en ressuscitant se serait comme réincarné. Plutôt qu’un parfait, qui évoque l’idée d’un état permanent, d’une présence habituelle de Jean en Jésus, Mt et Lc pourraient pour cette raison préférer l’aoriste qui suggèrerait davantage que la puissance de Jean agit en Jésus adactum pour la production de ses miracles. Pour Mc, les deux premières identifications font appel au merveilleux : Jean-Baptiste ressuscité des morts ou Élie en personne. La troisième ne suppose pas de caractéristique surnaturelle, Jésus serait comme (ὡς) l’un des prophètes. Il y aurait alors un decrescendo dans La phrase est identique en Mt 14,2 à une nuance près : αἱ δυνάμεις est avant ἐνεργοῦσιν en Mt, après en Mc. 128

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l’interprétation de l’identité de Jésus, du plus fantastique (Jean qui vient d’être décapité serait ressuscité et revivrait en un autre homme), au possible (Jésus serait Élie, d’une manière non spécifiée, en conformité avec la prédiction du retour eschatologique du prophète en Ml 3,23), jusqu’à une explication rationnelle (son comportement ressemble à celui des prophètes). Chez Lc, les trois identifications sont surnaturelles : Jean ressuscité des morts ; Élie apparu ; un des anciens prophètes ressuscité. La structure est différente : la première et la troisième impliquent l’idée de résurrection à travers deux verbes classiques (ἐγείρω et ἀνίστημι). La deuxième identification, au centre d’un petit chiasme, se détache : selon cette opinion, Jésus serait Élie apparu (ἐφάνη). Dans la version lucanienne de la péricope, un autre élément donne à Élie un relief spécial : là où en Mc 6,15 Jésus serait « un prophète comme l’un des prophètes », Lc 9,8 voit en lui « un prophète, l’un des anciens, [qui] est ressuscité ». Élie est donc isolé dans toute la série des anciens prophètes. Et Luc distingue nettement « Élie apparu » et « un prophète ressuscité ». Ce qui signifie qu’Élie, pour réapparaître, n’a pas à ressusciter, n’ayant pas connu la mort. Le fait ressort d’autant mieux que là où Mc a « il est Élie » (Ἠλίας ἐστίν), Lc met « Élie est apparu » (Ἠλίας ἐφάνη). Il y a donc un changement vraisemblablement intentionnel chez Luc visant à spécifier le mode de présence de l’Élie eschatologique : il ne s’agit pas d’une identité ontologique mais d’une présence ou d’une ressemblance quant à l’aspect. Il est possible aussi que ce changement d’ἐστίν en ἐφάνη soit en cohérence avec la modification de conjugaison d’ἐγείρω par Luc, depuis l’indicatif parfait passif, tel qu’il est en Mc, à l’indicatif aoriste passif, selon l’explication proposée plus haut. 1.2.1.2 Mt 16,14 – Mc 8,28 – Lc 9,19 Après l’opinion d’Hérode sur Jésus (Mt 14,10) ou celles rapportées à Hérode sur Jésus (Mc 6,14-15 – Lc 9,7-8), Jésus lui-même demande à ses disciples, dans la région de Césarée de Philippe : « au dire des gens, qu’est le Fils de l’homme ? » (Mt 16,13). La réponse des disciples à Jésus est rapportée par les trois synoptiques en des termes assez proches des opinions entendues par Hérode en Mc et Lc. La réponse se fait en trois temps : Jésus serait Jean-Baptiste, Élie ou l’un des prophètes.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Mt 16,14

Mc 8,28

Lc 9,19

οἱ δὲ εἶπαν οἱ μὲν Ἰωάννην τὸν βαπτιστήν, ἄλλοι δὲ Ἠλίαν, ἕτεροι δὲ Ἰερεμίαν ἢ ἕνα τῶν προφητῶν

οἱ δὲ εἶπαν αὐτῷ λέγοντες [ὅτι] Ἰωάννην τὸν βαπτιστήν, καὶ ἄλλοι Ἠλίαν, ἄλλοι δὲ ὅτι εἷς τῶν προφητῶν

οἱ δὲ ἀποκριθέντες εἶπαν· Ἰωάννην τὸν βαπτιστήν, ἄλλοι δὲ Ἠλίαν, ἄλλοι δὲ ὅτι προφήτης τις τῶν ἀρχαίων ἀνέστη

Mc 8,28 (ὅτι εἷς τῶν προφητῶν) reprend Mc 6,15 (ὅτι προφήτης ὡς εἷς τῶν προφητῶν)129 ; Lc 9,19 (ὅτι προφήτης τις τῶν ἀρχαίων ἀνέστη) reprend littéralement Lc 9,8 (ὅτι προφήτης τις τῶν ἀρχαίων ἀνέστη). La reprise de ces versets est particulièrement rapprochée en Lc où ils encadrent le récit de la multiplication des pains (Lc 9,10-17). Ainsi est créé un parallèle entre les opinions sur l’identité de Jésus entendues par Hérode puis par Jésus lui-même. D’un côté, elles vont aboutir à la condamnation à mort de Jésus, de l’autre, à sa confession comme « messie de Dieu » par Pierre (Lc 9,20). En Marc, cette reprise est plus espacée. Entre les deux, il insère une section qui lui est propre : l’exécution de Jean-Baptiste par Hérode (Mc 6,17-29), la première multiplication des pains (Mc 6,30-44), la tempête apaisée (Mc 6,4553), des guérisons miraculeuses (Mc 6,54-56), des controverses avec les pharisiens et les scribes (Mc 7,1-23), les deux épisodes dans le territoire de Tyr (Mc 7,24-37), la deuxième multiplication des pains (Mc 8,1-21), la guérison d’un aveugle (Mc 8,22-26). Mt 16,14 isole non pas seulement Élie mais aussi Jérémie dans le groupe des « prophètes ». 1.2.2 Présence d’Élie à la transfiguration Dans la scène de la transfiguration, Élie apparaît avec Moïse entourant Jésus. Nous avons évoqué précédemment l’hypothèse selon laquelle le récit de la transfiguration a connu une existence autonome avant d’être inséré dans la trame de l’évangile. Il rompt d’une certaine manière la séquence narrative axée sur la venue eschatologique du royaume de Dieu mais en même temps, la scène reçoit, de son emplacement dans la rédaction finale des évangiles, une coloration eschatologique. Dès lors, nous incluons le verset introductif Mt 16,28 – Mc 9,1 – Lc 9,27 dans l’analyse de la péricope. 129 Avec la nuance du ὡς qui fait que l’identification entre Jésus et l’un des prophètes est typologique en Mc 6,15 et ontologique en Mc 8,28.

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Le plus court des récits est celui de Marc. Le matériel narratif supplémentaire de Matthieu s’expliquerait mal comme une suppression intentionnelle chez Marc, qui cependant inclut dans son texte des éléments caractéristiques de son projet littéraire d’ensemble. Luc diverge plus fortement des deux autres, tout en gardant la même structure. Des accords mineurs existent aussi entre Mt et Lc. L’idée d’une source indépendante utilisée par Lc en plus de son travail rédactionnel sur Mc est largement répandue. Ainsi, Fitzmyer a cherché à distinguer ce qui relève de la « rédaction lucanienne » de ce qui relève de la « composition lucanienne » – les matériaux pré-rédactionnels qu’il intègre130. Mais ce faisant, il omet l’apport possible de traditions orales qui créeraient des ajouts propres à Luc d’origine ni rédactionnelle ni compositionnelle. Frans Neirynck a relevé entre 15 et 20 accords Mt-Lc et conclut de son enquête : « l’examen de ces données nous éclaire davantage sur les tendances des deux évangiles que sur une quelconque relation de type critique des sources131. » Les théories reconstructrices de l’histoire de la rédaction paraissent grevées d’un haut degré de conjecture et aucune n’a réussi à s’imposer. Par contre, l’analyse attentive de toutes les différences entre les évangiles132 pour mieux comprendre leur tendance propre nous permettra, dans les limites de notre sujet, de mettre en relief la manière originale dont chacun traite les traditions sur Élie et d’observer comment se cristallise sur elles le projet littéraire global de chaque évangéliste. Le récit de la transfiguration présente en effet « l’évangile en microcosme »133. 1.2.2.1 Mt 16,28-17,9 Caractéristiques de la rédaction matthéenne Là où Jésus en Mc-Lc déclare que certains parmi ses auditeurs ne verront pas la mort jusqu’à ce qu’ils voient « le royaume de Dieu », en Mt, ce qu’ils verront est « le Fils de l’homme venant avec 130

J.A. FITZMYER, TheGospelAccordingtoLuke(I-IX) (AB 28; New York 1981),

792. 131 “More about the tendencies of the two gospels than about any source-critical relationship”: F. NEIRYNCK, “Minor Agreements Matthew - Luke in the Transfiguration Story”, OrientierunganJesus:ZurTheologiederSynoptiker (hrsg P. HOFFMAN et al.) (Freiburg im Breisgau 1973), 264. 132 Pour ce faire, un tableau synoptique colorié est reproduit en Annexe 6. 133 A.A. TRITES, “The Transfiguration in the Theology of Luke: Some Redactional Links”, The Glory of Christ in the New Testament (ed. L.D. HURS – N.T. WRIGHT) (Oxford 1987), 81.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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son royaume (τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου ἐρχόμενον ἐν τῇ βασιλείᾳ αὐτοῦ). » L’expression est proche de celle de Mt 25,31, annonçant le jugement dernier : « quand viendra le Fils de l’homme avec sa gloire, et tous les anges avec lui, alors il siégera sur son trône de gloire (Ὅταν δὲ ἔλθῃ ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου ἐν τῇ δόξῃ αὐτοῦ καὶ πάντες οἱ ἄγγελοι μετ᾽ αὐτοῦ, τότε καθίσει ἐπὶ θρόνου δόξης αὐτοῦ). » Celui qui vient avec sa gloire sur son trône est nommé deux fois ensuite « le roi (ὁ βασιλεὺς : Mt 25,34.40) ». La venue du Fils de l’homme « avec son royaume (ἐν τῇ βασιλείᾳ αὐτοῦ : Mt 16,28) » est parallèle à sa venue « avec sa gloire (ἐν τῇ δόξῃ αὐτοῦ : Mt 25,31) ». Le trait particulier de Mt 16,28 est donc typiquement matthéen. Dans la liste des trois disciples témoins de l’événement, Pierre, Jacques et Jean, Mt précise « son frère », comme en Mt 4,21 ; 10,2, de même qu’il précise le plus souvent « le baptiste » pour l’autre Jean. La transformation de Jésus en Mc 10,3 affecte ses vêtements seulement, tandis qu’en Mt et Lc son visage aussi est changé. Mt 17,2 décrit ce changement de manière plus précise : « son visage brilla comme le soleil (καὶ ἔλαμψεν τὸ πρόσωπον αὐτοῦ ὡς ὁ ἥλιος) » et, parallèlement, la blancheur de ses vêtements est comparée à celle du soleil (ὡς τὸ φῶς). En 17,4, chaque évangéliste met dans la bouche de Pierre une appellation différente de Jésus : κύριε (Mt), ῥαββί (Mc), ἐπιστάτα (Lc). En Mt, Pierre annonce qu’il montera lui-même les tentes (ποιήσω)134, tandis qu’en Mc et Lc il parle au nom des trois (ποιήσωμεν). En 17,5, Mt seul précise que la nuée qui recouvre les disciples est « lumineuse » (νεφέλη φωτεινὴ). En Mt et Mc, la voix céleste déclare de Jésus : « celui-ci est mon fils, le bien-aimé ». Mt 17,5 ajoute « en qui je me suis complu (ἐν ᾧ εὐδόκησα) ». Mt 17,6-8 est la partie où Matthieu fait surtout œuvre propre. Le motif de la crainte, qui est présent en Mc 9,6 et Lc 9,34 avant que n’intervienne la voix céleste, est omis par Mt à cet endroit pour le reporter et le développer plus amplement. En Mt, c’est la voix céleste qui provoque la crainte, tandis qu’en Mc, c’est la vision de Jésus, et, en Lc, la nuée qui les recouvre.

134 Même si la plupart des témoins ont le pluriel ποιήσωμεν en Mt 17,4 aussi (D L W Δ Θ ƒ13 lat sy co), les plus anciens et meilleurs témoins (‫ א‬B C 700* itb vgmss) ont le singulier ποιήσω, certainement original.

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Mt donne beaucoup plus de relief au motif de la crainte en ajoutant les éléments suivants qu’il est seul à mentionner : les disciples tombent au sol effrayés, Jésus s’approche d’eux, les touche et les enjoint de se relever et de cesser de craindre. Enfin Mt 17,9 désigne la scène du terme abstrait « vision (τὸ ὅραμα) » et préfère le verbe ἐγείρω au passif pour évoquer la résurrection du Fils de l’homme. Mt 17,9 a en commun avec Mc 9,9 une note sur la résurrection du Fils de l’homme d’entre les morts, que n’a pas Luc. Là où Mt utilise le verbe ἐγείρω au passif pour en parler, Mc lui préfère le verbe ἀνίστημι à l’actif. Interprétation de ces caractéristiques Le trait dominant chez Matthieu est le renforcement de la description de la scène comme événement eschatologique. Nous en relevons les indices, en suivant la séquence du récit matthéen. Mt a en commun avec Lc le motif du changement de visage (τὸ πρόσωπον αὐτοῦ), tandis que Mc ne parle que de la transformation de l’aspect des vêtements. Mais au lieu d’une note très sobre comme en Lc (« l’aspect de son visage devint autre »), en Mt il « brille comme le soleil (ἔλαμψεν ὡς ὁ ἥλιος) ». Mt-Lc empruntent leur description à Ex 34,29. Redescendant de la montagne où il vient de recevoir la Loi, il est dit de Moïse que « la peau de son visage rayonnait (δεδόξασται ἡ ὄψις τοῦ χρώματος τοῦ προσώπου αὐτου)135. » Se superposant à cette référence, la représentation de l’aspect de Jésus en Mt a des traits eschatologiques. La même expression figure en Mt 13,43 pour évoquer l’apparence des justes à la fin des temps : « alors les justes resplendiront comme le soleil dans le royaume de leur Père (τότε οἱ δίκαιοι ἐκλάμψουσιν ὡς ὁ ἥλιος ἐν τῇ βασιλείᾳ τοῦ πατρὸς αὐτῶν). » Le motif du visage rayonnant occupe aussi une place importante dans la littérature apocalyptique. En Dn 12,3, dans les descriptions du « temps de la fin » (Dn 11,40), les justes brillent comme la lumière. Ce verset est transmis en deux versions grecques : l’ancienne traduction dite des Septante (G) et la recension de Théodotion (TH) : 135 Cf. J. MARCUS, The Way of the Lord (Louisville 1992), 83. Toutefois, note F. BOVON, « chez Moïse (Ex 34,29-35), il [le changement d’aspect] n’est que le reflet de la splendeur reçue ; ici, il est une fenêtre ouverte sur la relation du Père au Fils, relation que la voix va expliquer », L’évangileselonsaintLuc(1,1–9,50), (CNT IIIa ; Genève 1991), 483.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Dn 12, 3 G

Dn 12,3 TH

Οἱ συνιέντες φανοῦσιν ὡς φωστῆρες τοῦ οὐρανοῦ καὶ οἱ κατισχύοντες τοὺς λόγους μου ὡσεὶ τὰ ἄστρα τοῦ οὐρανοῦ εἰς τὸν αἰῶνα τοῦ αἰῶνος Ceux qui réfléchissent resplendiront comme les luminaires du ciel et ceux qui rendent effectives mes paroles comme les astres du ciel pour les siècles et beaucoup parmi les justes comme les astres pour l’éternité du temps.

Οἱ συνιέντες ἐκλάμψουσιν ὡς ἡ λαμπρότης τοῦ στερεώματος καὶ ἀπὸ τῶν δικαίων τῶν πολλῶν ὡς οἱ ἀστέρες εἰς τοὺς αἰῶνας καὶ ἔτι Ceux qui réfléchissent brilleront comme l’éclat du firmament et beaucoup parmi les justes comme les astres pour les siècles et à jamais.

Une comparaison attentive des deux versions montre une plus grande proximité de Mt avec le texte de Théodotion : TH a le verbe ἐκλάμπω et Mt λάμπω, tandis que G a φαίνω ; TH a au singulier ὡς ἡ λαμπρότης τοῦ στερεώματος et Mt ὡς ὁ ἥλιος, tandis que G a ὡς φωστῆρες τοῦ οὐρανοῦ au pluriel. 4 Es 7,97 utilise une expression proche de Mt 17,2. Ceux qui entrent dans le monde du Très-Haut observent sur eux-mêmes sept phénomènes de transformation. Dans le sixième, « il leur fut montré comment leur visage commença à resplendir comme le soleil et comment ils commençèrent à ressembler à la lumière des étoiles et ainsi incorruptibles (quomodo incipiet vultus eorum fulgere sicut sol, et quomodo incipient stellis adsimilari lumini, amodo non corrupti)136. »

Mt 17,2 et les christophanies du livre de l’Apocalypse ont des similitudes : la face du Vivant (ἡ ὄψις αὐτοῦ) dans la grande vision inaugurale d’Ap 1,16 apparaît ὡς ὁ ἥλιος φαίνει ἐν τῇ δυνάμει αὐτοῦ. En Ap 10,1, Jean voit « un autre ange puissant qui descendait du ciel. Il était vêtu d’une nuée, une gloire nimbait son front, son visage était comme le soleil (τὸ πρόσωπον αὐτοῦ ὡς ὁ ἥλιος), et ses pieds comme des colonnes de feu. »

Le verbe ἔλαμψεν de Mt est équivalent au φαίνει d’Ap 1,16 tandis que l’expression τὸ πρόσωπον αὐτοῦ ὡς ὁ ἥλιος est identique à celle d’Ap 10,1. La précision matthéenne de la nuée « lumineuse » a aussi son parallèle en Apocalypse : ἰδοὺ νεφέλη φωτεινὴ de Mt 17,5 est proche de 136

Autres références en 2 Baruch 51,1-6 ; 1 Hénoch 104,2.

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ἰδοὺ νεφέλη λευκή d’Ap 14,1, où elle signale aussi la présence d’un fils d’homme137. Le développement du motif de la crainte en Mt, associée à une prostration des disciples et leur relèvement sur ordre de Jésus leur disant : « ne craignez pas » (Mt 17,7) ainsi que la désignation proprement matthéenne de la transfiguration comme ὅραμα (Mt 17,9) et de Jésus comme « Fils de l’homme » (Mt 16,28 ; 17,9) offrent d’importants points de contact avec le livre de Daniel138. Un tableau comparatif met en relief les ressemblances avec Dn 10139 : Mt 17

Dn 10

καὶ ἔλαμψεν τὸ πρόσωπον αὐτοῦ ὡς ὁ τὸ πρόσωπον αὐτοῦ ὡσεὶ ὅρασις ἥλιος, ἀστραπῆς 6 καὶ ἀκούσαντες οἱ μαθηταὶ ἔπεσαν ἐπὶ πρόσωπον αὐτῶν 9 ἐγὼ ἤμην πεπτωκὼς ἐπὶ πρόσωπόν μου καὶ ἐφοβήθησαν σφόδρα. ἐπὶ τὴν γῆν 7 καὶ προσῆλθεν ὁ Ἰησοῦς 10 καὶ ἁψάμενος αὐτῶν ἰδοὺ χεῖρα προσήγαγέ μοι καὶ ἤγειρέ με 11 εἶπεν καὶ εἶπέν μοι Δανιηλ ἐγέρθητε … στῆθι 12 καὶ μὴ φοβεῖσθε. μὴ φοβοῦ Δανιηλ 8 5 ἐπάραντες δὲ τοὺς ὀφθαλμοὺς αὐτῶν καὶ ἦρα τοὺς ὀφθαλμούς μου 9 1 μηδενὶ εἴπητε τὸ ὅραμα ἀληθὲς τὸ ὅραμα 2

6

Daniel a une première apparition d’« un homme » mystérieux, décrit en 10,5-6. Le prophète, accablé par la vision, est relevé par cet homme (10,10-14). Une deuxième vision d’un être qu’il décrit « ὡς ὁμοίωσις υἱοῦ ἀνθρώπου » produit sur lui le même effet (10,16). Il est à nouveau réconforté par cet être, qui lui révèle l’avenir. Il semble que dans les deux visions ce soit le même être qui apparaisse, mieux distingué la première fois que la seconde. Matthieu décrit la transfiguration de Jésus, explicitement nommé « Fils de l’homme » en 16,28 et en 17,9 137 « Et je vis : voici une nuée blanche (ἰδοὺ νεφέλη λευκή) et sur la nuée était assis comme un fils d’homme (ἐπὶ τὴν νεφέλην καθήμενον ὅμοιον υἱὸν ἀνθρώπου), ayant sur la tête une couronne d’or et dans la main une faucille aiguisée » (Ap 14,14). 138 25 mentions d’ὅραμα en Dn 1,17 ; 2,1.7.19.26.28.36.45 ; 4,28 ; 7,1 (2 fois).7.13.15 ; 8,2.13.15.17.26 (2 fois).27 ; 9,24 (2 fois) ; 10,1 (2 fois). 139 Le parallèle est établi par M. SABBE, « La rédaction du récit de la transfiguration », LavenueduMessie(RechBib 6; Bruges 1962), 65-100 ; cf. aussi A. FEUILLET, « Les perspectives propres à chaque évangéliste dans les récits de la transfiguration », Bib 39 (1958), 283 ; J. MURPHY-O’CONNOR, “What Really Happened at the Transfiguration? A Literary Critic Deepens Our Understanding”, BibRev 3 (1987), 18.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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– l’expression forme une inclusion –, et son effet sur les disciples qui y assistent, en donnant à la scène des traits empruntés au livre de Daniel. La formule typiquement matthéenne « le Fils de l’homme venant avec son royaume » (Mt 16,28), prend une signification apocalyptique plus explicite avec cet arrière-plan daniélique (cf. Dn 7,13-14140). La limite temporelle fixée par Jésus en Mt 16,28 (« jusqu’à ce qu’ils voient le Fils de l’homme venant avec son royaume – ἕως ἂν ἴδωσιν τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου ἐρχόμενον ἐν τῇ βασιλείᾳ αὐτοῦ ») est la même que celle fixée en 17,9 (« jusqu’à ce que le Fils de l’homme ressuscite d’entre les morts – ἕως οὗ ὁ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου ἐκ νεκρῶν ἐγερθῇ »). En d’autres termes, le moment jusqu’auquel certains disciples ne connaîtront pas la mort est celui à partir duquel prendra fin le temps du secret à garder sur la vision de sa transfiguration. Le Fils de l’homme vient avec son royaume en ressuscitant d’entre les morts. La transfiguration ne délivrera sa pleine signification qu’une fois intervenue la résurrection car les deux événements appartiennent aux mêmes temps eschatologiques. C’est en y entrant que l’homme accèdera à leur compréhension. Précisément, au niveau littéraire aussi, la construction matthéenne du récit de la transfiguration et de celui de la résurrection offre de nombreuses similitudes : L’Ange du Seigneur à la résurrection (Mt 28)

Jésus à la transfiguration (Mt 17)

– « Il avait l’aspect de l’éclair (ἡ εἰδέα αὐτοῦ ὡς ἀστραπὴ) » (v. 3) – « Sa robe était blanche comme neige (τὸ ἔνδυμα αὐτοῦ λευκὸν ὡς χιών) » (v. 3)

– « Son visage brilla comme le soleil (τὸ πρόσωπον αὐτοῦ ὡς ὁ ἥλιος) » (v. 2) – « Ses vêtements devinrent blancs comme la lumière (τὰ δὲ ἱμάτια αὐτοῦ ἐγένετο λευκὰ ὡς τὸ φῶς) » (v. 2) – « Les disciples tombèrent sur leurs – « À sa vue, les gardes tressaillirent visages et ils furent saisis d’une grande d’effroi et devinrent comme morts (ἀπὸ crainte (οἱ μαθηταὶ ἔπεσαν ἐπὶ πρόσωπον δὲ τοῦ φόβου αὐτοῦ ἐσείσθησαν οἱ αὐτῶν καὶ ἐφοβήθησαν σφόδρα) » (v. 6) τηροῦντες καὶ ἐγενήθησαν ὡς νεκροί) » (v. 4. Cf. v. 9.17) – « Ne craignez pas (μὴ φοβεῖσθε) » (v. 7) – « Ne craignez pas (μὴ φοβεῖσθε) » (v. 5. Cf. v. 10)

140 « Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d’homme (ὡς υἱὸς ἀνθρώπου ἐρχόμενος). Il s’avança jusqu’à l’Ancien et fut conduit en sa présence. À lui fut conféré empire, honneur et royaume (ἡ ἀρχὴ καὶ ἡ τιμὴ καὶ ἡ βασιλεία), et tous peuples, nations et langues le servirent. Son empire est un empire éternel qui ne passera point, et son royaume (ἡ βασιλεία αὐτοῦ) ne sera point détruit » (Dn 7,13-14 TH).

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La correspondance des éléments n’est pas toujours littérale. Néanmoins la volonté de faire de l’ange de la résurrection et de Jésus transfiguré des figures apocalyptiques est nette141. La convergence de tous ces éléments propres à Mt oriente son récit dans le sens d’une relecture eschatologique et apocalyptique de la transfiguration. 1.2.2.2 Mc 9,1-10 En Marc, les disciples ne goûteront pas la mort avant d’avoir vu « le royaume de Dieu venu avec puissance » (9,1). La précision « venu avec puissance (ἐληλυθυῖαν ἐν δυνάμει) » est proprement marcienne. Elle semble signifier que les modalités d’arrivée du royaume de Dieu peuvent être diverses. Chez Mt et Lc, c’est le visage de Jésus qui se modifie, tandis que chez Mc c’est son vêtement seulement. Mt décrit la blancheur du vêtement de Jésus en la comparant à celle de la lumière. Mc 9,3 développe la qualité de blancheur du vêtement par une comparaison plus concrète : « telle qu’aucun foulon sur terre ne peut blanchir de la sorte. » L’ordre d’apparition des témoins célestes autour de Jésus est inverse à celui de Mt et Lc : « Élie avec Moïse », dit Mc 9,4 ; « Moïse et Élie », en Mt et Lc. Pourtant plus loin, en Mc 9,5, quand Pierre se propose de dresser des tentes, il les nomme dans le même ordre que Mt et Lc : « Moïse et Élie ». Mc 9,6 partage avec Lc 9,33 une note sur l’inconscience de Pierre quand il propose de dresser trois tentes. Mais Mc lui ajoute aussitôt la mention de la crainte, que Lc rapporte plus tard dans la scène : « il ne savait pas ce qu’il disait, car ils étaient saisis de crainte (οὐ γὰρ ᾔδει τί ἀποκριθῇ, ἔκφοβοι γὰρ ἐγένοντο) ». La phrase dans le contexte d’ensemble de l’évangile selon Marc a une signification particulière. En Mt, la crainte est causée par la voix céleste, en Lc, par la nuée recouvrant les disciples. En Mc, c’est la vision même de Jésus transformé qui génère la crainte de Pierre et, sous son effet, il balbutie des paroles qui montrent une totale incompréhension de l’enjeu réel de la manifestation de Jésus à laquelle il est en train d’assister. 141 Plus largement, la mort de Jésus et sa résurrection sont décrits comme événements apocalyptiques en Mt. Cf. L. SABOURIN, “Traits apocalyptiques dans l’Évangile de Matthieu”, ScEs 33 (1981), 357-372.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Dans le même sens, Marc a un verset supplémentaire à la fin de la scène, à la charnière avec la question des disciples à Jésus sur le retour d’Élie : « ils retinrent cette parole, se demandant entre eux ce qu’est ‘ressusciter d’entre les morts’ (τί ἐστιν τὸ ἐκ νεκρῶν ἀναστῆναι) » (Mc 9,10). L’incompréhension des disciples s’est manifestée en Pierre au verset 6 face à la vision de Jésus transformé et réapparaît au verset 10 face à une parole de Jésus. L’objet de leur question porte sur le moment où interviendra cette résurrection. Dans la logique de l’évangile selon Marc, l’interrogation des disciples porte ici sur une incompréhension plus radicale : l’expérience de l’impuissance de la connaissance humaine à saisir la pleine signification d’une parole de Jésus, l’attitude du voyant apocalyptique anéanti par la vision théophanique et les paroles de révélation qu’il reçoit. Le silence imposé par Jésus à ses disciples sur ce qu’ils ont vu (Mc 9,10) prend un relief particulier. En tant que tel, il ne comporte pas de nuance évidente vis-à-vis de la version matthéenne mais, d’une part, il est la dernière occurrence de ce motif auquel Mc a donné une importance spécifique au long de son évangile (1,44 ; 5,43 ; 7,36 ; 8,26.30 ; 9,9) ; d’autre part, cet ultime ordre de garder le silence, aussitôt suivi par cette question des disciples typiquement marcienne, éclaire leur impuissance à comprendre : tant que cette connaissance ne leur sera pas révélée dans la résurrection des morts du Fils de l’homme, ils sont incapables d’y accéder et d’en témoigner. 1.2.2.3 Lc 9,27-36 En Lc 9,28, la transfiguration intervient « environ huit jours après », tandis que Mt 17,1 et Mc 9,2 la situent « six jours après ». L’adverbe ὡσεὶ (environ) permet à Luc de ne pas entrer en contradiction avec le chiffre avancé par Mt-Mc, tout en choisissant un délai donnant une portée symbolique plus forte à l’intervalle séparant la confession de foi de Pierre (Lc 9,10)142. Diverses explications ont été proposées pour interpréter ce chiffre. En Lv 8, Moïse procède à l’investiture sacerdotale d’Aaron et de ses fils et leur prescrit : « sept jours durant vous ne quitterez pas l’entrée de la Tente de la Rencontre jusqu’à ce que s’achève le temps de votre investiture, car il faudra sept jours pour 142

La confession de Pierre a lieu à Césarée-de-Philippe pour Mt 16,13 - Mc 8,27 et à Bethsaïde pour Lc 9,10.

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votre investiture » (Lv 8,33). Puis « au huitième jour » (Lv 9,1), Aaron et ses fils vont eux-mêmes offrir pour la première fois le sacrifice. Moïse leur décrit le rite à suivre et conclut : « voici ce que le Seigneur vous a ordonné de faire pour que sa gloire vous apparaisse (ὀφθήσεται ἐν ὑμῖν δόξα κυρίου) » (Lv 9,6). L’apparition de « la gloire » de Jésus à la transfiguration au huitième jour (la mention de δόξα en Lc 9,31 est un ajout propre à Luc143), le rôle de la tente dans le rituel du Lévitique et la proposition de Pierre, la présence de Moïse dans les deux scènes, le caractère sacerdotal d’Élie déjà évoqué par Luc, pourraient l’avoir conduit à suggérer une investiture sacerdotale des disciples lors de la transfiguration. La description de la fête des tentes en Lv 23,34-43 fournit une autre référence, se superposant à Lv 9, susceptible d’expliquer le choix de Luc de placer la scène au huitième jour : « pendant sept jours vous offrirez un mets au Seigneur. Le huitième jour il y aura pour vous une sainte assemblée, vous offrirez un mets à Seigneur. C’est jour de réunion, vous ne ferez aucune œuvre servile » (Lv 23,36). Ce huitième jour est le dernier jour de la fête des tentes, conçu comme un sabbat surérogatoire (Lv 23,39). Il est plausible que la proposition de Pierre de « planter des tentes » pour jouir d’un « jour de repos » avec Jésus et les habitants du ciel soit, avec cette précision du huitième jour, une allusion au dernier jour de la fête des tentes144. La version lucanienne de la transfiguration est centrée sur l’expérience de Jésus, à l’inverse de Mc qui présente ce qui arrive à Jésus du point de vue de l’expérience qu’en ont les disciples. Jésus « monte sur une montagne » en Lc 9,28 (ἀνέβη), et c’est d’abord pour lui qu’il y va, « pour prier », tandis qu’en Mc 9,2 – Mt 17,1, « il [y] conduit ses disciples » (ἀναφέρει). Luc rapporte ainsi l’événement : 143 « Comme par ailleurs saint Luc est le seul évangéliste à utiliser ici le terme doxa (v. 32), cette liaison qu’il établit entre la Passion et la gloire est très proche de la scène de Jo. 12,27-28, considérée souvent à bon droit comme le correspondant johannique de la transfiguration des Synoptiques » : A. FEUILLET, « Les perspectives propres à chaque évangéliste dans les récits de la transfiguration », Bib 39 (1958), 290. A.A. TRITES note le diptyque formé, chez Luc, par la transfiguration, comme manifestation surlamontagne de la gloire de Jésus et la guérison d’un enfant possédé du démon qui suit immédiatement, comme manifestation danslaplaine de la grandeur de Jésus (Lc 9,43 : μεγαλειότης). Ce terme μεγαλειότης est celui utilisé par 2 P 1,17 pour décrire la transfiguration de Jésus (“The Transfiguration in the Theology of Luke: Some Redactional Links”, 74-75). 144 Références proposées par M. ÖHLER, Elia im Neuen Testament (BZNW 88; Berlin 1997), 188.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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« comme il priait, que l’aspect de son visage devint autre », et en Mt-Mc, « il fut transfiguré devant eux (ἔμπροσθεν αὐτῶν) ». Luc seul mentionne que les apôtres sont « accablés par le sommeil » (Lc 9,32). N’entrant en scène qu’en cours de récit, ils n’assistent pas à l’ensemble et ne sont dès lors témoins que d’une partie. Les « deux hommes » interviennent d’abord dans la narration comme « s’entretenant avec lui (αὐτῷ) » – Jésus – dans la recension lucanienne ; en Mt-Mc « ils – Moïse et Élie – furent vus d’eux (αὐτοῖς) » – les disciples. À la fin de la scène, Lc 9,36 conclut : « il ne se trouva plus que Jésus seul ». Mt 17,8 – Mc 9,8 prennent un autre angle de vue : « ils ne virent plus personne, si ce n’est Jésus seul ». La différence de focalisation isole nettement Luc, qui raconte la scène à partir de Jésus, seul témoin de toute la scène, et Mt-Mc, qui concentrent leur attention sur la façon dont il est apparu aux disciples145. Un autre aspect dominant chez Luc est l’estompement du merveilleux de la scène : son visage devint « autre » et ses vêtements « blancs », est-il dit sobrement. Le fait même d’insérer la transfiguration à l’intérieur de la prière de Jésus lui enlève quelque chose de son caractère exceptionnel : la puissance de sa prière explique la modification de l’apparence de son corps et de ses vêtements146. Dans les trois synoptiques, Moïse et Élie « sont vus » (ὁράω au passif aoriste) des trois témoins et « parlent » avec Jésus (συλλαλέω). Mais tandis qu’en Mt-Mc ὁράω est le verbe principal commandant l’action (ὤφθη) et συλλαλέω qualifie comme participe Moïse et Élie (συλλαλοῦντες), en Lc, les propositions sont inversées : συλλαλέω est le verbe principal (συνελάλουν) et ὁράω qualifie Moïse et Élie. La phrase de Luc est construite sous forme de deux propositions égales subordonnées au verbe principal : « voici deux hommes parlaient avec lui, qui étaient Moïse et Élie, qui furent vus en gloire ». Le merveilleux de la scène est là encore estompé car les personnages célestes sont d’abord désignés simplement comme « deux hommes (ἄνδρες δύο) ». 145 Cf. J. MURPHY-O’CONNOR, “What Really Happened at the Transfiguration? A Literary Critic Deepens Our Understanding”, BibRev 3 (1987), 15. 146 M.-J. LAGRANGE, ÉvangileselonsaintLuc(Paris 19273), 273 : « l’effet de la prière se voit parfois chez les saints au rayonnement du visage. »

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Chez Mt et Mc, l’élément qui domine est la vision de deux personnages célestes, tandis que chez Luc, c’est la présence de deux hommes qui parlent avec Jésus et ces hommes sont Moïse et Élie (οἵτινες ἦσαν). Ce n’est que par une précision ultérieure qu’ils sont dits « apparus (οἳ ὀφθέντες) ». La distinction entre apparition et présence est nette chez Mt-Mc qui utilisent ὤφθη à la transfiguration et trois fois ἔρχομαι en relation avec Élie dans les versets du petit dialogue entre Jésus et ses disciples après la transfiguration : ἐλθεῖν (Mt 17,10 – Mc 9,11) ; ἔρχεται (Mt 17,11) ou ἐλθὼν (Mc 9,12) ; ἦλθεν (Mt 17,12) ou ἐλήλυθεν (Mc 9,13). Le contenu de la conversation entre Jésus, Moïse et Élie est encore propre à Lc : « ils parlaient de son départ (ἔξοδον) qui allait s’accomplir à Jérusalem » (Lc 9,31). Les disciples n’assistent pas seulement à des apparitions de personnages célestes : Moïse et Élie sont engagés dans les affaires du monde, dans le devenir de l’histoire, dans les événements que Jésus va connaître lors de sa passion à Jérusalem. La transfiguration chez Lc a une fonction proleptique non seulement de la résurrection de Jésus, comme chez Mt, mais aussi de sa passion. Jésus, « prenant Pierre, Jacques et Jean, gravit la montagne (παραλαβὼν Πέτρον καὶ Ἰωάννην καὶ Ἰάκωβον ἀνέβη εἰς τὸ ὄρος) » (Lc 9,28) à la transfiguration, de même que, plus tard, « prenant les douze, il leur dit : gravissons Jérusalem (Παραλαβὼν δὲ τοὺς δώδεκα εἶπεν πρὸς αὐτούς· ἰδοὺ ἀναβαίνομεν εἰς Ἰερουσαλήμ) » (Lc 18,31 ; 19,28). À l’heure de sa passion, « il partit devant, gravissant Jérusalem (ἐπορεύετο ἔμπροσθεν ἀναβαίνων εἰς Ἱεροσόλυμα) » (Lc 19,28). Cette « anabase » de Jésus est la montée vers sa passion et sa résurrection147. L’ajout par Lc du mot « Jérusalem » en 9,31 renforce encore cette corrélation : Jésus monte sur la montagne pour prier en préparation des souffrances et de la mort qui l’attendent là-bas148. La présence de Moïse et d’Élie en Lc s’explique par leur compétence à parler avec Jésus de son « exode » à Jérusalem : chef du peuple marchant en tête lors du premier exode, Moïse fut le messager précurseur qui eut pour mission de réaliser la première entrée en terre 147 Il y a déjà une première « anabase » de Jésus à Jérusalem avec Marie et Joseph, lorsqu’il avait douze ans : « ὅτε ἐγένετο ἐτῶν δώδεκα, ἀναβαινόντων αὐτῶν κατὰ τὸ ἔθος τῆς ἑορτῆς » (Lc 2,42). “The “departure” has to be understood as the complex of events that forms Jesus’ transit to the Father: passion, death, burial, resurrection, and ascension/exaltation”: J.A. FITZMYER, TheGospelAccordingtoLuke(I-IX) (AB 28 ; New York 1981), 167. 148 A.A. TRITES, “The Transfiguration in the Theology of Luke”, 79.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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promise ; puis le livre de Malachie annonçait la venue d’Élie au Jour du Seigneur comme messager précurseur pour faire entrer le peuple lors d’un nouvel exode dans une nouvelle terre promise. L’introduction de Moïse et d’Élie dans le récit lucanien de la transfiguration – καὶ ἰδοὺ ἄνδρες δύο (Lc 9,29) – n’est pas sans rappeler la finale de Malachie identifiant avec Élie ce messager précurseur du nouvel exode : καὶ ἰδοὺ ἐγὼ ἀποστέλλω ὑμῖν Ηλιαν (Ml 3,23). Moïse et Élie, chez Lc, sont la prophétie vivante du sort de Jésus, messagers du premier et dernier exode, types de la mort et de la résurrection du Christ149. Un dernier trait propre à Luc est à mentionner : la désignation de Jésus par la voix céleste comme « mon fils, mon élu, ὁ υἱός μου ὁ ἐκλελεγμένος » (Lc 9,35)150, en écho à Is 42,1 (Septante) où le Serviteur du Seigneur est nommé ὁ ἐκλεκτός. Lc 23,35 reprend littéralement ce titre151. En Mt 17,5, Jésus est nommé « ὁ ἀγαπητός, ἐν ᾧ εὐδόκησα » et en Mc 9,7 « ὁ ἀγαπητός ». 1.2.2.4 Transfiguration et avènement du royaume de Dieu Mt, Mc et Lc ont en commun le lien entre la transfiguration et la venue du royaume de Dieu, que Jésus vient d’annoncer. Différents éléments de la scène concourent au même effet : – Chez Mt et Mc, la scène a lieu « six jours après », c’est-à-dire au septième jour. Comme le sabbat lors de la création arrive après les six jours, ainsi aussi le royaume de Dieu à la plénitude eschatologique du temps. Cette révélation sur la montagne est comme le repos sabbatique eschatologique de Dieu152. Cette donnée chronologique évoque en même temps la révélation à Moïse sur le mont Sinaï : 149 Cf. J. MANEK, “The New Exodus in the Books of Luke”, NT 1958/2, 8-23. L’auteur cependant étend à l’excès sa thèse, à notre avis, en voulant voir encore dans les deux messagers de la résurrection Moïse et Élie. 150 Le texte majoritaire suit la leçon ἀγαπητός (A C* W Δ ƒ13 33), d’autres ont ἀγαπητὸς ἐν ᾧ (ἠ)υδόκησα (C3 D Ψ), soutenus par la plupart des témoins, au lieu de ἐκλελεγμένος, retenue ici, soutenue par les plus anciens témoins (î45, 75 ‫ א‬B L Ξ Ita.aur.ff2.l vgst syrs.hmg copsa.bo arm). Les autres leçons sont vraisemblablement des assimilations avec Mt 17,5 et Mc 9,7. 151 ἐκλελεγμένος, est une expression unique dans la Bible grecque. C’est un participe parfait passif au nominatif masculin singulier d’ἐκλέγω, tandis qu’ἐκλεκτός (Is 42,1) est un adjectif nominatif masculin singulier. 152 S. PELLEGRINI, Elija–WegbereiterdesGottessohnes(Freiburg – New York 2000), 307, citant Lohmeyer. La notion eschatologique du sabbat est présente en He 4,3-11.

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« La nuée le couvrit pendant six jours. Le septième jour, le Seigneur appela Moïse du milieu de la nuée. L’aspect de la gloire du Seigneur était aux yeux des Israélites celui d’une flamme dévorante au sommet de la montagne. Moïse entra dans la nuée » (Ex 24,16-18).

Le parallèle typologique entre le Sinaï et le mont de la transfiguration – l’absence de dénomination favorise le rapprochement153 – fait de la révélation de la gloire de Jésus la manifestation divine eschatologique. La description des vêtements de Jésus « d’une telle blancheur qu’aucun foulon sur terre ne peut blanchir de la sorte » (Mc 9,3) accentue le caractère supra-temporel de l’évènement. Tel sera le vêtement des justes aux derniers temps (Dn 12,3). – La proposition d’une tente à dresser pour les trois personnages célestes est un signe que pour Pierre, les derniers temps sont arrivés. Lc 16,9 connaît aussi le symbolisme eschatologique des tentes : « faitesvous des amis avec le malhonnête argent, afin qu’au jour où il viendra à manquer, ceux-ci vous accueillent dans les tentes éternelles (εἰς τὰς αἰωνίους σκηνάς) ». De même, dans la littérature apocalyptique, les justes viennent habiter sur terre lors des derniers temps154. – La nuée, qui joue un rôle central à la transfiguration, a une fonction symbolique majeure : elle signale la présence divine et accompagne la venue de Dieu à la fin des temps. En Ex 40,35, la nuée reposant sur la tente de la Rencontre signifie la présence de la gloire du Seigneur155. Le verbe « reposer » (‫)שׁ ַכן‬ ָ est traduit en grec par ἐπισκιάζω156, verbe utilisé en Mt 16,5 ; Mc 9,7 ; Lc 9,34. Cette gloire reposera ensuite sur le temple de Jérusalem lors de sa dédicace par Salomon. En 2 M 2,7-8, après avoir caché « la tente, l’arche et l’autel des parfums », le prophète Jérémie déclare : « Ce lieu restera inconnu jusqu’à ce que Dieu ait accompli le rassemblement de son peuple et lui ait manifesté sa miséricorde. Alors le Seigneur 153

Cf. F. MARTIN, Pourunethéologiedelalettre (CF 196 ; Paris 1996), 155 : « Les trois récits synoptiques commencent par localiser l’espace où se déroulera la performance principale : sur une haute montagne àl’écart selon Matthieu et Marc, sur « la » montagne selon Luc. Autant d’indices qui, chargés de construire le lieu, en fait le délocalisent ou le dé-référentialisent au maximum. » 154 1 Hen 39,4-8 ; 51,5 ; Testament d’Abraham 20,14. Cf. M. ÖHLER, EliaimNeuen Testament(BZNW 88; Berlin 1997), 128-129. 155 M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament(BZNW 88; Berlin 1997), 130-131. 156 Probablement à cause de l’homophonie entre le verbe ‫ ָשׁ ַכן‬et le nom correspondant σκηνή.

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montrera de nouveau ces objets, et la gloire du Seigneur apparaîtra avec la nuée (ὀφθήσεται ἡ δόξα τοῦ κυρίου καὶ ἡ νεφέλη), comme elle se montra au temps de Moïse et lorsque Salomon pria pour que le saint lieu fût glorieusement consacré. »

En Is 4,5, « le Seigneur créera en tout lieu de la montagne de Sion et sur ceux qui s’y assemblent une nuée le jour (σκιάσει νεφέλη ἡμέρας), et la nuit une fumée avec l’éclat d’un feu de flamme. Et au-dessus de tout, la gloire du Seigneur ». La nuée ne recouvre plus seulement la tente ou le temple mais tout lieu de Jérusalem et le peuple lui-même qui s’y rassemble. Dans le Siracide, la gloire de l’Exode est la Sagesse divine, qui prend possession cette fois de Jacob en son entier. Son trône « demeurant (κατεσκήνωσα – même racine encore que σκηνή) sur une colonne de nuée (ἐν στύλῳ νεφέλης) » (Si 24,4), elle a reçu de Dieu l’ordre d’ « habiter en Jacob (ἐν Ιακωβ κατασκήνωσον) » (Si 24,8)157. En Mt 17,5, la nuée de la transfiguration « demeure sur (ἐπισκιάζω) » Jésus. La nuée céleste qui désigne le lieu de la présence divine recouvre maintenant non plus une tente, mais l’humanité de Jésus. La proposition de Pierre de dresser des tentes est inadaptée en ce qu’elle ne perçoit pas le changement majeur qui est en train de s’opérer. Ultimement, les disciples eux-mêmes entrent dans la nuée et deviennent le lieu de la présence de la gloire du Seigneur. Ils sont, avec Jésus, ce nouveau temple, succédant à la tente du désert et au temple de Jérusalem. La nuée de la présence divine recouvrant Jésus, Moïse et Élie, puis les disciples, est le signe de l’établissement eschatologique du royaume de Dieu sur terre. 1.2.2.5 Transfiguration et retour eschatologique d’Élie Faut-il voir un lien ici entre l’Élie qui apparaît à la transfiguration et l’Élie eschatologique ? La question fait l’objet de débats depuis les origines. Saint Jérôme, reliant le dialogue des disciples avec Jésus après la transfiguration sur le retour eschatologique d’Élie avec l’apparition du prophète à la transfiguration, interprète ainsi la question : « Les disciples estiment que cette transformation glorieuse est celle dont ils avaient été témoins sur la montagne et ils disent : ‘si tu es déjà venu 157

Cf. A. FEUILLET, « Les perspectives propres à chaque évangéliste dans les récits de la transfiguration », Bib 39 (1958), 294-295.

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dans la gloire, comment se fait-il donc que ton précurseur n’apparaisse pas’, d’autant plus qu’ils avaient vu Élie disparaître158. »

Dans les trois synoptiques, Jean-Baptiste est déjà mort à ce moment du récit. Or l’Élie qui apparaît avec Moïse à la transfiguration n’est jamais confondu avec Jean-Baptiste qui vient de mourir. Si la prophétie du retour eschatologique d’Élie est déjà accomplie en Jean, l’apparition du prophète à la transfiguration est alors sans aucune relation avec elle. Pourtant, le dialogue ultérieur de Jésus avec ses disciples donne à penser que pour Mt et Mc, les deux questions ne sont pas sans lien. Comment les synoptiques envisagent-ils le lien entre l’Élie attendu pour le Jour du Seigneur et celui qui apparaît à la transfiguration ? La plupart des auteurs modernes écartent cette idée d’un lien entre la présence d’Élie à la transfiguration et la prophétie de Ml 3,23159. En effet, Élie apparaît avec Moïse, qui ne fait pas l’objet d’une telle attente160, aucune allusion n’est faite à Ml 3,23-24, et il n’est pas question d’un retour d’Élie mais d’une apparition. Le défaut majeur d’une telle vue est d’interpréter le récit de la transfiguration indépendamment de son contexte canonique, sans prendre en considération le travail rédactionnel de Mt et Mc, qui introduisent juste après la question des disciples à Jésus. Or une comparaison synoptique qui s’attache non seulement à retrouver les sources, mais aussi à discerner le projet littéraire et théologique de chacun, fait apparaître des réponses variées à cette question, selon les évangiles. 158 SAINT JÉRÔME, CommentairesurS.Matthieu. II (trad. E. BONNARD) (SC 259 ; Paris 1979), 37. 159 Ainsi W.D. DAVIES – C.D. ALLISON,TheGospelAccordingtoSaintMatthew. II (ICC ; Edinburgh 1991), 698 ; G. DAUTZENBERG, “Elija im Markusevangelium”, The FourGospels. II (ed. F. NEIRYNCK) (Leuven 1992), 1083 ; J. MARCUS, TheWayof theLord (Louisville 1992), 83ss ; M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament(BZNW 88; Berlin 1997), 126ss ; M. GILBERT, « Les relectures de la geste d’Élie dans l’Ancien et le Nouveau Testaments », MScRel 71 (2014), 23. 160 Cf. H.L. STRACK – P. BILLERBECK, KommentarzumNeuenTestamentausTalmudundMidrasch.ExkurseII (München 1928), 756: „Neben Elias oder in Verbindung mit dem Messias wird Mose in der älteren jüdischen Literatur nicht erwähnt […] Erst der spät (um 900?) entstandene Midrasch zum 5. Buch Mose Debarim Rabba hat Mose einmal mit Elias in Verbindung gebracht u. ihn so unter die Vorläufer des Messias eingereiht. Dieser eine, noch dazu anonym überlieferte Ausspruch ist natürlich nicht geeignet, uns über die Anschauungen der früheren Zeit zu belehren.“ Du fait de son caractère tardif, ce midrash est probablement dû à une influence chrétienne et ne peut donc pas servir de source pour l’interprétation des évangiles : B.E. REID, TheTransfiguration:ASourceandRedactionCriticalStudyofLuke9:28-36(CahRB 32; Paris 1993), 122 n. 97.

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Un certain nombre d’éléments convergents montrent ici un traitement particulier des traditions sur Élie par Luc : – Chez Mt et Mc, la question des disciples après la transfiguration signifie que pour eux la scène de la transfiguration ne répond pas à cette question : il ne leur paraît pas évident qu’Élie est revenu ; chez Lc par contre, l’absence de ce dialogue suggère que cette prophétie s’accomplit précisément dans la transfiguration. – En reléguant le verbe ὁράω en participe subordé à συλλαλέω, après la mention de la présence (εἰμί), Lc modifie Mt – Mc de sorte que dans la scène de la transfiguration la vision chez Lc suit la présence réelle de ces « deux hommes » tandis que chez les deux autres, la présence est donnée dans la vision. Ainsi, pour Lc, c’est Élie en personne qui est là. Si, chez Mt et Mc, Élie est présent en Jean-Baptiste (d’où la question des disciples après le récit de la transfiguration), en Lc, Élie vient d’abord en « esprit et en puissance » (cf. Lc 1,16) en Jean-Baptiste, puis en personne à la transfiguration. Du point de vue des traditions élianiques, la transfiguration chez Lc prend un relief très spécial : c’est à ce moment-là que s’accomplit le retour eschatologique du prophète annoncé par Malachie, avant le grand exode de Jésus à Jérusalem, qui est le commencement du temps de sa passion (Lc 9,51). Cet exode pascal est anticipé dans l’entretien entre Jésus, Moïse et Élie à la transfiguration (Lc 9,31 : ἔλεγον τὴν ἔξοδον αὐτοῦ, ἣν ἤμελλεν πληροῦν ἐν Ἰερουσαλήμ). D’une certaine manière même, cet entretien déclenche la passion : avec le retour d’Élie, le Jour du Seigneur est là, le temps du jugement de Dieu est commencé. 1.2.3 Venue d’Élie à la croix ? Deux fois le nom d’Élie est prononcé par les spectateurs de la crucifixion juste avant la mort de Jésus : « À trois heures, Jésus cria d’une voix forte : “Eloï, Eloï, lama sabaqthani ?” ce qui signifie : “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?” Certains de ceux qui se tenaient là disaient en l’entendant : “Il appelle Élie, celui-ci !” Et aussitôt l’un d’eux courut prendre une éponge qu’il imbiba de vinaigre et, l’ayant mise au bout d’un roseau, il lui donnait à boire. Mais les autres lui dirent : “Laisse ! Que nous voyions si Élie va venir le sauver !” Mais, poussant un grand cri, Jésus expira » (Mt 27,46-50 // Mc 15,34-37. Absent en Lc).

L’ultime parole de Jésus en Mt-Mc est retranscrite dans la langue originale puis traduite en grec.

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Faut-il supposer un arrière-plan hébreu ou araméen à la translittération ? Les versions hébraïque (TM) et araméenne du Ps 22,2 (21,2 Septante) sont les suivantes : Hébreu ‫ֵא ִלי ֵא ִלי ָל ָמה ֲעזַ ְב ָתּנִ י‬

Araméen ‫ֶא ַל ִהי ֶא ַל ִהי ַל ָמה זְ ַבּ ְק ַתּנִ י‬

La transcription de Mc 15,34, « ελωι ελωι », est proche de l’araméen tandis que celle de Mt 27,46, « ηλι ηλι », est proche de l’hébreu. « lama sabaqthani » est identique en Mt-Mc et correspond à l’araméen161. Après la transcription, les évangélistes traduisent : « mon Dieu, mon Dieu (Θεέ μου θεέ μου selon Mt ; ὁ θεός μου ὁ θεός μου selon Mc). » Mais entendant un son proche de « ελωι » ou « ηλι », les auditeurs confondent, ou affectent de confondre, avec le nom d’Élie. Or, si la confusion entre ελωι ou ηλι et « Élie » fonctionne en grec (et en français), elle s’explique difficilement au niveau des langues originales, car « Élie » se prononce « Elijahu » en hébreu et « Elija » en araméen (et aussi parfois en hébreu tardif). Gerhard Lohfink a proposé une reconstruction pour rendre plausible la confusion : les évangiles ne citent que le premier verset du Ps 22, mais Jésus l’aurait en fait récité entièrement en hébreu. Et c’est au verset 11 que la confusion serait possible. Le début du verset en hébreu dit : ‫ «( ֶא ִלי ָא ָתּה‬mon Dieu, c’est toi ! »), qui peut s’entendre, avec une simple coupure de mots différente : ‫ «( ֶא ִליָ א ָתּא‬viens, Élie ! »). Jésus réciterait le psaume entièrement en hébreu tandis que ce n’est qu’au verset 11 qu’ils se saisiraient de la formule162. L’inconvénient de cette solution est qu’elle suppose que Mt et Mc ont transmis sans vraiment la comprendre cette tradition orale, ignorant que le jeu de mots en grec ne fonctionnait pas en araméen ou en hébreu. La tentative de reconstitution de la tradition primitive par-delà ses transmetteurs et malgré eux nous semble peu convaincante. Si l’on considère qu’entre l’hébreu et l’araméen, la prononciation des noms propres n’est pas rigoureusement stabilisée au premier siècle, 161 R.E. BROWN, TheDeathoftheMessiah:ACommentaryonthePassionNarrativesintheFourGospels. II (New York 1994), 1061. Brown pense que Mt change ελωι, qu’il lit chez le proto-Mc, en ηλι, pour rendre plus plausible en grec la confusion entre « Élie » et « mon Dieu ». 162 G. LOHFINK, Der letzte Tag Jesu : Die Ereignisse der Passion (Freiburg im Breisgau 1981), 74-76.

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et que la prononciation en Galilée et en Judée pouvait varier, il reste plausible qu’en entendant « Elahi » dit par Jésus en araméen (prononcé « Élohi » selon Mc) ou « Éli » en hébreu (selon Mt), les auditeurs aient compris le nom d’Élie. L’interprétation du cri ultime de Jésus en croix varie, selon que l’on voit dans ces paroles une véritable incompréhension ou une dérision volontaire. La confusion sur le nom d’Élie est à relier au fait de donner à boire du vinaigre à Jésus. Ce faisant, ceux qui assistent à la scène pouvaient chercher à prolonger un peu la vie de Jésus et donner un délai supplémentaire à une intervention potentielle d’Élie. La légitimité de Jésus éclaterait alors aux yeux de tous. Ceux qui discutent au pied de la croix n’excluraient pas que la situation puisse encore s’inverser et ils comprendraient, dans l’appel de Jésus à Élie, une sorte d’invocation incantatoire pour provoquer son retour et l’ultime tentative de Jésus pour réussir à prouver sa messianité. La croyance populaire en une intervention salvatrice d’Élie aux temps de détresse pourrait soutenir cette interprétation. Très développée dans le judaïsme rabbinique ultérieur, il est possible que cette croyance ait déjà été en circulation au premier siècle de notre ère163. Une autre croyance dont nous avons déjà parlé, exprimée en Si 48,11, voit en Élie l’agent de la résurrection du fidèle au moment de la mort. Jésus s’adresserait alors à Élie comme le fait Ben Sira pour lui demander la vie après sa mort164. De la sorte, une tension narrative subsiste jusqu’au bout, du point de vue des spectateurs incrédules et des autorités juives présentes, et la mort de Jésus qui suit immédiatement la fait retomber subitement, mettant en échec leur idée même du messianisme165. Selon une autre interprétation, ceux qui comprennent « Élie » quand Jésus dit « mon Dieu » tournent en dérision son cri. Si les spectateurs 163 H.L. STRACK – P. BILLERBECK, KommentarzumNeuenTestamentausTalmud und Midrasch. Exkurse zu einzelnen Stellen des Neuen Testaments. II (München 1928), 770; J. JEREMIAS, “Ἡλ(ε)ίας”, TDNT II (ed. G. KITTEL) (Grand Rapids 1966), 932.937. 164 Cf. H. GESE, „Zur Bedeutung Elias für die biblische Theologie“, EvangeliumSchriftauslegungKirche: FSP.Stuhlmacher (hgg. J. ÅDNA – S.J. HAFEMANN – O. HOFIUS) (Göttingen 1997), 148: „Das Mißverständnis der Invocatio von Ps 22 beim Gekreuzigten als Ruf nach Elia knüpft an das Sir 48,11 vorliegende Frömmigkeitsmotiv an, zeigt aber gerade, wie sich alle elianische Transzendenzerkenntnis gegenüber diesem Geschehen des Sieges über den Tod nur wie ein Schatten zum Licht verhält.“ 165 G. DAUTZENBERG, “Elija im Markusevangelium”, 1090.

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ont l’intention expresse de se moquer, il n’est pas besoin de trouver une explication linguistique très affinée. Ils ne font que saisir l’occasion pour faire un bon mot dans un sens malveillant : il appelle à l’aide un autre puisqu’il ne peut se sauver lui-même. Cette moquerie serait dès lors presqu’équivalente à celle des autorités juives, qui précède de peu (Mt 27,41-43 ; Mc 15,31-32). L’incompréhension du cri de Jésus en croix est une méprise phonétique mais aussi et d’abord un refus de reconnaître sa véritable messianité. En ce sens, Mt 27,46-49 (// Mc 15,34-36) est lié à Mt 17,10-13 (// Mc 9,11-13)166. Jésus avait indiqué comment comprendre l’accomplissement de la prophétie de Ml 3,23-24 et de quelle manière se réaliserait le retour eschatologique d’Élie : non pas comme un événement triomphal, mais dans les souffrances et la mort de Jean-Baptiste, et les siennes. En détaillant les signes apocalyptiques entourant la mort de Jésus (déchirement du rideau du temple, tremblement de terre), Mt montre que le Jour du Seigneur a bien eu lieu et qu’Élie est revenu. L’impuissance des personnes présentes au pied de la croix à reconnaître la messianité de Jésus atteint son paroxysme dans leur ultime dérision : ceux qui n’ont pas su reconnaître en Jean-Baptiste l’Élie qui devait revenir ne reconnaissent pas en Jésus le messie. Deux indices dans la comparaison synoptique nous conduisent à penser que l’interprétation de la scène comme dérision est plutôt celle de Mt, tandis que l’interprétation comme incompréhension est plutôt celle de Mc : – « Matthieu accroît l’hostilité de la moquerie en faisant utiliser par certains de ceux qui sont présents le méprisant houtos en référence à Jésus : «il appelle Élie, celui-ci» (Mt 27,47) », note Brown167. – Celui qui court pour donner à Jésus une éponge imbibée de vinaigre est « quelqu’un » (τις) en Mc 15,36. Mt, qui vraisemblablement relit Mc en cette scène, précise qu’il s’agit de « l’un d’entre eux (εἷς ἐξ αὐτῶν) » (Mt 27,48). Ce pronom personnel au pluriel ne peut renvoyer qu’aux « scribes, anciens et grands prêtres » mentionnés au verset 41, se moquant de Jésus. Il y aurait donc une volonté de Mt de faire de cet acte de l’éponge vinaigrée un geste des autorités juives et 166 L’absence de cette allusion à Élie au moment de la mort de Jésus, chez Luc, correspond à son omission du dialogue de Jésus et des disciples sur le retour d’Élie après la transfiguration. 167 R.E. BROWN, TheDeathoftheMessiah. II(New York 1994), 1063. « οὗτος » manque en effet chez Mc.

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de leur dérision du cri de Jésus une nouvelle manifestation de leur refus de reconnaître dans le crucifié le juste persécuté du Ps 22, qu’ils ont pourtant sous les yeux à un étonnant degré de réalisme. Ils opposent encore et toujours des prophéties, selon leur manière de les comprendre, à la messianité de Jésus. Le thème de l’incompréhension est une composante majeure de l’évangile de Mc. L’absence de signes eschatologiques qui existent chez Mt fait s’achever le récit de Mc sur l’aveu ultime d’une impuissance à comprendre, sur la nuit de cette question angoissée de Jésus, sans laisser attendre qu’elle se dissipe ensuite. Dans cette perspective, l’interprétation du « mon Dieu » de Jésus comme un appel à « Élie » n’est pas tant une moquerie qu’une véritable erreur de compréhension. La reconnaissance d’Élie en Jean-Baptiste est conditionnée par une compréhension adéquate du royaume de Dieu qu’il annonce et précède. C’est le sens du dialogue entre Jésus et ses disciples après la transfiguration : tandis qu’ils demandent au maître d’interpréter pour eux la croyance en un retour eschatologique d’Élie, Jésus leur donne la clé de la reconnaissance en mettant en relation le sort de Jean-Baptiste jusque dans sa mort, les persécutions dont Élie a été l’objet et ses propres souffrances à venir. Avant Mt 17 et Mc 9, dans le récit, la difficulté de comprendre fait partie du cheminement des disciples. Mais après l’explication de Jésus, la forme que prend le retour d’Élie, et qui permet de l’identifier, est claire. Elle correspond à la personne de Jean-Baptiste. Du coup, à la croix, la méprise ou l’incompréhension de ceux qui assistent à la scène établit une ligne de rupture. Précédant immédiatement la mort de Jésus, la controverse au sujet d’Élie manifeste que le jugement de Dieu s’accomplit en ce moment même. Ceux qui attendent encore l’arrivée d’Élie, ne reconnaissant pas que c’est précisément sous l’aspect du crucifié que le royaume de Dieu arrive avec puissance, s’excluent de ce royaume, dans leur aveuglement même. Parce qu’ils ne se sont pas laissés instruire par Jésus au cours de son ministère, ils sont désormais incapables de comprendre. 1.3 ALLUSIONS TYPOLOGIQUES Ici, l’allusion à Élie est explicite, mais sous la forme de référence à des évènements de sa vie, sans citation littéraire déterminée des traditions sur Élie.

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1.3.1 Lc 4,25–26 Après son baptême par Jean et ses tentations au désert, Jésus « revint en Galilée » (Lc 4,14. Cf. Mt 4,12 // Mc 1,14) et, selon Luc, « vint à Nazareth où il avait été élevé » (Lc 4,16). À la synagogue, il lit dans le rouleau un passage d’Isaïe (61,1-2) et le commente ensuite avec deux exemples, l’un pris dans la vie d’Élie et l’autre dans la vie d’Élisée (Lc 4,23-27). Dans la composition de l’évangile selon Luc, la scène est particulièrement importante puisqu’elle a une fonction proleptique à l’égard de tout le corpus Lc-Ac, Lc 4,29 préfigurant déjà le rejet du Christ par Israël lors de sa passion et Lc 4,24-30 la réception de sa parole prophétique hors de sa patrie. Sans faire de citation expresse du livre des Rois, Jésus fait allusion à l’envoi d’Élie à la veuve de Sarepta (Lc 4,25-26. Cf. 1 R 17,1 ; 18,1) : « Il y avait beaucoup de veuves en Israël aux jours d’Élie, quand le ciel fut fermé pour trois ans et six mois, quand survint une grande famine sur tout le pays ; et ce n’est à aucune d’elles que fut envoyé Élie, mais à une veuve de Sarepta, au pays de Sidon. »

Jésus ne retient de cet épisode que le fait de l’envoi d’Élie (ἐπέμφθη Ἠλίας) à une veuve, hors d’Israël. La résurrection de son fils n’est pas même indiquée. De la même manière, Jésus ne sera pas « reçu dans sa patrie » (Lc 4,24) et ira « évangéliser les pauvres » (Lc 4,18 citant Is 61,1). En comparant le refus par certains d’accepter sa parole dans la synagogue de Nazareth au sort fait à tous les prophètes, Jésus assume pour lui-même cette image générique de prophète et plus spécifiquement celle d’Élie et Élisée. En Lc 4,25-26, les traditions sur Élie reçoivent quelques modifications de détail : tandis que 1 R 18,1 met fin à la sécheresse « à la troisième année (M : ‫ישׁית‬ ִ ‫ ; ַבּ ָשּׁנָ ה ַה ְשּׁ ִל‬G : ἐν τῷ ἐνιαυτῷ τῷ τρίτῳ) », Lc 4,25 précise qu’elle dura « trois ans et six mois (ἔτη τρία καὶ μῆνας ἕξ) ». En 1 R 17,1.8-9, c’est une parole solennelle et explicite de Dieu qui annonce la sécheresse et envoie Élie à la veuve de Sarepta. Conformément à une pratique du judaïsme tardif, Lc 4,25-26 utilise le passif divin (ἐκλείσθη ὁ οὐρανὸς – ἐπέμφθη Ἠλίας), au lieu de nommer Dieu et de le faire parler168. 168

Cf. J. JEREMIAS, ThéologieduNouveauTestament (LD 76 ; Paris 1972), 16-22 : « Le passivumdivinum ».

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Les expressions γυνὴ χήρα et εἰς Σάρεπτα τῆς Σιδωνίας (Lc 4,26) sont littéralement en 1 R 18,10 et 1 R 17,9. Tandis que la dure famine s’étend seulement en Samarie en 1 R 18,2 (λιμὸς κραταιὰ ἐν Σαμαρείᾳ), elle concerne « toute la terre » en Lc 4,25 (λιμὸς μέγας ἐπὶ πᾶσαν τὴν γῆν). 1.3.2 Jc 5,17–18 L’épître de Jacques fait référence au personnage d’Élie, ainsi qu’à un événement de sa vie au commencement de son histoire : le déclenchement de la sécheresse et le retour de la pluie. Mais il le fait sans pour autant citer le livre des Rois. Après Abraham (2,21-23), Rahab (2,25), les prophètes en général (5,10) et Job (5,11-16), Élie est donné en exemple : « Élie était un homme semblable à nous : il pria instamment qu’il n’y eût pas de pluie, et il n’y eut pas de pluie sur la terre pendant trois ans et six mois. Puis il pria de nouveau, le ciel donna de la pluie, la terre produisit son fruit » (5,17-18).

L’exemple d’Élie est une illustration de l’axiome : « La supplication fervente du juste a beaucoup de puissance » (Jc 5,16). La prière d’Élie tire son mérite du fait qu’elle est celle d’un « juste (δίκαιος) ». L’idée est proche du 4e livre d’Esdras169. Après une série de faits tirés de la vie d’Abraham, Moïse, Josué, Samuel, David et Salomon, il est dit qu’« Élie a intercédé (rogavit. Cf. 7,106) pour ceux qui reçurent la pluie et pour un mort afin qu’il vive (pro his qui pluviam acceperunt et pro mortuo ut viveret) » (7,109). Et de ces exemples du passé, le livre tire cette exhortation : « Si donc, quand la corruption a augmenté et l’injustice s’est multipliée, les justes ont intercédé pour les impies, pourquoi il n’en serait pas de même maintenant ? (si ergo modo, quando corruptibile increvit et iniustitia multiplicata est, exoraverunt iusti pro impiis quare et tunc sic non erit ?) » (7,111).

La venue de la pluie est aussi attribuée à la prière du prophète et cet épisode historique est un exemple capable d’inspirer les croyants actuels. 169

Le 4e Esdras, dit aussi « L’Apocalypse d’Esdras », est une œuvre du milieu du premier siècle de notre ère.

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Cette notion de mérite comme facteur explicatif des événements de la vie d’Élie se trouve encore en 1 M 2,58 (« Élie, pour avoir brûlé du zèle de la Loi, a été enlevé jusqu’au ciel »). Quelques traits particuliers caractérisent la réception des traditions sur Élie dans l’épître de Jacques : Jc 5,17-18 attribue à l’efficacité de la prière d’Élie à la fois le commencement et la fin de la sécheresse. Si, en 1 R 18,42, le geste d’Élie « se prosternant à terre, le visage entre les genoux » est bien un geste de prière, mettant fin à la sécheresse, le livre des Rois ne met pas en relation le commencement de la sécheresse avec la prière du prophète. Exactement comme Lc 4,26, Jc 5,17 précise la durée de la sécheresse, ce que ne fait pas le livre des Rois : « trois ans et six mois (ἐνιαυτοὺς τρεῖς καὶ μῆνας ἕξ) ». 1.4 MOTIFS Dans cette catégorie sont rangées les reprises d’éléments de langage élianique, sans mention explicite du personnage. À l’opposé de l’évocation et de l’allusion typologique, où le nom d’Élie est cité mais sans aucun contact littéral avec les textes de l’Ancien Testament, le motif leur emprunte du vocabulaire et des portions de phrase mais sans les mettre en relation explicite avec Élie. 1.4.1 Jean, le précurseur 1.4.1.1 Auto-définition Mt-Mc et Jn transmettent une expression par laquelle Jean-Baptiste parle de Jésus en relation avec lui-même. Le dénominateur commun aux trois est « celui qui vient après moi – ὁ ὀπίσω μου » (Mt 3,11 ; Mc 1,7 ; Jn 1,15.27.30). Mentionnée une seule fois en Mt-Mc, Jean l’utilise trois fois170. Mt-Mc l’associent à l’adjectif substantivé au comparatif « celui qui est plus fort que moi – ὁ ἰσχυρότερός μου » et au verbe ἔρχομαι, au participe présent chez Mt et à l’indicatif présent en Mc171. 170 ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἔμπροσθέν μου γέγονεν, ὅτι πρῶτός μου ἦν (Jn 1,15) ; ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος, οὗ (Jn 1,27) ; ὀπίσω μου ἔρχεται ἀνὴρ ὃς ἔμπροσθέν μου γέγονεν, ὅτι πρῶτός μου ἦν (Jn 1,30). 171 ὁ δὲ ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἰσχυρότερός μού ἐστιν (Mt 3,11) ; ἔρχεται ὁ ἰσχυρότερός μου ὀπίσω μου (Mc 1,7) ; ἔρχεται δὲ ὁ ἰσχυρότερός μου οὗ (Lc 3,16).

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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S’il n’a pas l’expression ὁ ὀπίσω μου, Lc 3,16 retient ὁ ἰσχυρότερός μου et le verbe ἔρχομαι à l’indicatif présent. Ac 13,25 emploie une expression proche : « Au moment de terminer sa course, Jean disait : «Celui que vous croyez que je suis, je ne le suis pas ; mais voici venir après moi (ἰδοὺ ἔρχεται μετ᾽ ἐμὲ) celui dont je ne suis pas digne de délier la sandale.» »

L’association de ὁ ὀπίσω μου (ou μετ᾽ ἐμὲ en Ac 13,25) et le verbe ἔρχομαι ne peut s’expliquer autrement qu’en référence à Ml 3,1172. Là, comme nous l’avons vu, le messager de l’alliance qui entre solennellement dans son temple (ὁ ἄγγελος τῆς διαθήκης) est précédé d’un messager envoyé pour préparer « le chemin devant ma face (ὁδὸν πρὸ προσώπου μου) », dit Dieu. L’expression « ὁ ὀπίσω μου », sur les lèvres de Jean-Baptiste, est la correspondance inversée au « πρὸ προσώπου μου » de Dieu en Ml 3,1. Et le verbe ἔρχομαι qu’emploie Jean-Baptiste pour annoncer la venue de celui dont il est le précurseur correspond au ἰδοὺ ἔρχεται du messager de l’alliance en Ml 3,1. Cette courte structure littéraire est construite comme la réalisation de la promesse de Malachie, comme l’accomplissement par le messager précurseur de sa mission de venir avant celui qui doit venir. L’évangile selon Jean reprend ὁ ὀπίσω μου associé à ἔρχομαι. Mais à la place de la formule ὁ ἰσχυρότερός μου des trois synoptiques, il adjoint à deux reprises le syntagme ἔμπροσθέν μου (Jn 1,15.30). Cet ajout est important car nous avons vu, en analysant la citation mixte d’Ex 23,20 – Ml 3,1, que Mt 11,10 – Lc 7,27 ajoutent « ἔμπροσθέν σου » à Mc 1,2. Il y a donc tout lieu de penser que cette expression « ἔμπροσθέν μου », employée deux fois par Jean-Baptiste en Jn, est l’équivalent inversé de l’« ἔμπροσθέν σου » de Mt-Lc et appartient aux traditions sur Élie. De plus, nous l’avons noté, ἔμπροσθέν en Mt 11,10 – Lc 7,27 – Jn 1,15.30 établit aussi un lien avec le « πρὸ προσώπου μου » de Dieu en Ml 3,1173. Jn 1,15.30 donne ainsi plus d’ampleur au thème du « précurseur » dans l’auto-définition de Jean. En Jn 3,28, Jean-Baptiste parle de luimême en ces termes : « j’ai été envoyé devant lui – ἀπεσταλμένος εἰμὶ ἔμπροσθεν ἐκείνου. » Là, l’emploi d’ἀποστέλλω au participe 172

J.A. FITZMYER, TheOneWhoistoCome (Grand Rapids 2007), 2ss. Nous avons déjà signalé aussi que πρός est la racine commune d’ἔμπροσθέν et de πρόσωπον, comme en hébreu (‫ ְל ָפנָ י‬- ‫)פנה‬. 173

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parfait passif rend plus évident encore le lien avec Ml 3,1 où Dieu annonce l’envoi de son messager précurseur en ces termes : ἰδοὺ ἐγὼ ἐξαποστέλλω, et le lien avec l’Élie eschatologique de Ml 3,23 : ἰδοὺ ἐγὼ ἀποστέλλω. Jn 3,28 reprend la logique du renversement de Ml 3,1 des synoptiques, l’enrichit avec le verbe ἀποστέλλω et ce faisant y ajoute une référence à Ml 3,23. Dès lors, l’auto-définition par Jean-Baptiste de son identité en relation avec celle de Jésus est commune aux quatre évangiles. Jn la met particulièrement en relief. 1.4.1.2 Identité de Jean La mention lucanienne de l’origine sacerdotale de Jean-Baptiste (Lc 1,5) participe à la construction élianique du personnage. Nous avons analysé en première partie les traditions juives sur le caractère sacerdotal d’Élie et son identification à Pinhas. Il est vraisemblable que l’évangéliste les connaisse et y fasse allusion dans la présentation de l’identité de Jean-Baptiste174. Le début de l’évangile selon Luc contient trois expressions stéréotypées sur Jean-Baptiste. L’ange d’abord décrit à Zacharie l’identité de son fils à venir : « il sera grand devant le Seigneur (ἔσται γὰρ μέγας ἐνώπιον [τοῦ] κυρίου) » (Lc 1,15) ; puis il précise sa mission en des termes proches : « c’est lui qui marchera devant lui (αὐτὸς προελεύσεται ἐνώπιον αὐτοῦ) » (Lc 1,17). Après la naissance, Zacharie s’adresse à son enfant et mentionne à nouveau sa mission future : « tu marcheras devant le Seigneur pour préparer ses voies (προπορεύσῃ γὰρ ἐνώπιον κυρίου ἑτοιμάσαι ὁδοὺς αὐτοῦ » (Lc 1,76). Cet adverbe ἐνώπιον, employé trois fois, reprend la perspective de Ml 3,1 (πρό) et celle de Ml 3,23 (πρίν) qui annonce la venue d’un messager, d’Élie, « devant le Seigneur ». Mais Luc préfère l’adverbe ἐνώπιον qu’il emprunte à 1 R 17,1 ; 18,15 (« le Seigneur devant qui je me tiens – ὁ θεὸς Ισραηλ ᾧ παρέστην ἐνώπιον αὐτοῦ »). Les deux verbes προέρχομαι (Lc 1,17) et προπορεύομαι (Lc 1,76), pratiquement synonymes, sont tous deux construits avec le préfixe προ, comme dans le πρὸ προσώπου de Ml 3,1, faisant allusion par là encore à la fonction de précurseur de Jean-Baptiste. 174

M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament(BZNW 88; Berlin 1997), 85-6.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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En Mt 11,9 – Lc 7,26, Jésus définit Jean comme « plus qu’un prophète (περισσότερον προφήτου) ». Nous avons interprété ce « plus » de Jean comme le caractère eschatologique dont il est revêtu et, ainsi, cette expression énigmatique oriente discrètement vers l’identité élianique de Jean, d’autant que le verset composite d’Ex 23,20 – Ml 3,1 est cité juste après. Dans le prologue de Jn, Jean-Baptiste entre ainsi en scène : « il y eut un homme, envoyé d’auprès de Dieu (ἐγένετο ἄνθρωπος, ἀπεσταλμένος παρὰ θεοῦ), son nom était Jean » (Jn 1,6). Si le verbe ἀποστέλλω n’appartient pas spécifiquement aux traditions élianiques, le contexte invite cependant ici, dans la mesure où il s’agit de JeanBaptiste, à y voir un emprunt à Ml 3,23 où Dieu annonce qu’il « envoie » Élie. Contesté sur son autorité car il accomplit un miracle le jour du Sabbat, Jésus légitime son acte par l’appel au témoignage de son Père, qui seul permet de comprendre son identité et ses œuvres : « Vous avez envoyé trouver Jean et il a rendu témoignage à la vérité. Non que je relève du témoignage d’un homme ; si j’en parle, c’est pour votre salut. Celui-là était la lampe qui brûle et qui luit, et vous avez voulu vous réjouir une heure à sa lumière. Mais j’ai plus grand que le témoignage de Jean : les œuvres que le Père m’a donné à mener à bonne fin, ces œuvres mêmes que je fais me rendent témoignage que le Père m’envoie » (Jn 5,33-36).

Jésus décrit ici Jean-Baptiste avec une expression sans équivalent dans la tradition synoptique : « c’était lui, la lampe qui brûle et éclaire (ἐκεῖνος ἦν ὁ λύχνος ὁ καιόμενος καὶ φαίνων) » (Jn 5,35). Cette formule trouve son origine dans l’introduction de l’éloge d’Élie en Si 48,1 : « Élie le prophète s’est levé comme un feu et sa parole brûlait comme une torche (ἀνέστη Ηλιας προφήτης ὡς πῦρ καὶ ὁ λόγος αὐτοῦ ὡς λαμπὰς ἐκαίετο) »175. Seul le verbe καίω fait l’objet d’une reprise littérale de Si 48,1 (Gr II) en Jn 5,35. Mais il n’est pas sûr que Jean connaissait le Siracide dans la version grecque que nous avons. Le texte hébraïque (MS B XVII v.) a la leçon suivante176 :

175 J. LÉVÊQUE, « Le portrait d’Élie dans l’éloge des Pères (Si 48,1-11) », Ce Dieuquivient.MélangesoffertsàBernardRenaud (ed. R. KUNTZMANN) (LD 159 ; Paris 1995), 218, n. 7. 176 P.C. BEENTJES, TheBookofBenSirainHebrew, 85.

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« Jusqu’à ce que se lève un prophète comme un feu et que ses paroles soient comme un four ardent (‫)עד אשר קם נביא כאש ודבריו כתנור בוער‬. »

L’hébreu n’a pas le nom d’Élie à cet endroit. Le grec rend explicite ce qui est implicite par la suite du texte. Si 48,1 Heb joue sur Ml 3,2.19 qu’il lit déjà en référence à Élie dans l’unité du chapitre 3 du livre (Ml 3,23). Jn 5,35 ne retient pas ici l’idée de « levée d’Élie » qui est dans le premier membre du verset. Tandis qu’en Siracide, c’est la (les) parole(s) (sg en Gr ; pl. en Heb) du prophète qui brûle(nt) comme une torche (G), comme un four (Heb), en Jn, c’est la personne même de Jean-Baptiste qui produit cet effet. Jn 5,35-36 modifie l’image judiciaire du feu qui brûle. Il ne retient que sa qualité positive d’éclairer. En ce sens, il est plus proche du grec car la torche (λαμπάς) éclaire plus qu’elle ne brûle177, tandis que le four (‫ )תנור‬ne fait que brûler. 1.4.1.3 Mission La formule inaugurale de la mission de Jean-Baptiste en Lc 3,2 (« la parole de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert – ἐγένετο ῥῆμα θεοῦ ἐπὶ Ἰωάννην τὸν Ζαχαρίου υἱὸν ἐν τῇ ἐρήμῳ ») reprend une introduction typique des oracles prophétiques : « la parole de Dieu fut adressée à – »178. L’expression décrit le rôle du prophète d’être instrument et médiateur de la parole divine. Elle se retrouve cinq fois dans le cycle d’Élie : καὶ ἐγένετο ῥῆμα κυρίου πρὸς Ηλιου (1 R 17,2 ; 17,8 ; 18,1 ; 19,9 ; 20,28). En 1 R 19,9 (ἰδοὺ ῥῆμα κυρίου πρὸς αὐτὸν) et en 1 R 20,28 (καὶ ἐγένετο ῥῆμα κυρίου ἐν χειρὶ δούλου αὐτοῦ Ηλιου), elle est presqu’identique à Lc 3,2. Même si la référence aux traditions sur Élie n’est pas exclusive, Lc 3,2 y fait cependant allusion de façon privilégiée, vu son importance particulière dans le cycle d’Élie, et la relation déjà établie entre Jean-Baptiste et Élie en Lc 1179. D’après le témoignage des quatre évangiles, toute la mission de JeanBaptiste se concentre au Jourdain. Nous avons vu que G et M en 2 R 2 avaient une représentation sensiblement différente de la localisation de 177 λαμπάς a pour fonction d’éclairer en Jn 18,3 ; ainsi que dans la parabole des dix vierges (Mt 25,1.3.7), en Ac 20,8, en Ap 4,5 ; 8,10. 178 Cf. Is 38,4 ; Jr 1,1-2.4.11 ; 13,3 ; Ez 1,3 ; Jon 1,1 ; Mi 1,1 ; Za 1,1 ; Ag 1,1 ; Os 1,1 ; Jl 1,1 ; So 1,1. 179 J. RINDOŠ, HeofWhomitisWritten (ÖBS 38 – Frankfurt 2010), 105-109.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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l’enlèvement d’Élie. Pour cette raison, il est intéressant de regarder dans le détail la façon dont les quatre évangiles localisent les scènes en fonction du Jourdain. « Toute la région du Jourdain (πᾶσα ἡ περίχωρος τοῦ Ἰορδάνου) » désigne le lieu de provenance de ceux qui viennent se faire baptiser par Jean en Mt 3,5 et Lc 3,3. Jean baptise « dans la rivière du Jourdain (ἐν τῷ Ἰορδάνῃ ποταμῷ) » (Mt 3,6 ; Mc 1,5). C’est là que Jésus arrive pour se faire baptiser (ἐπὶ τὸν Ἰορδάνην : Mt 3,13 ; Mc 1,9). Dans l’évangile selon Jean, Jean-Baptiste baptise « à Béthanie au-delà du Jourdain (ἐν Βηθανίᾳ πέραν τοῦ Ἰορδάνου) » (Jn 1,28 ; 3,26 ; 10,40)180. La position a une haute dimension symbolique dans l’histoire d’Israël : c’est par là que le peuple est entré en Terre promise sous la conduite de Josué au terme de l’exode ; c’est aussi le lieu où Élie a terminé sa mission et a disparu mystérieusement. Mt et Mc localisent le baptême dans le Jourdain même, Lc ne précise pas, tandis que Jn le situe au-delà du Jourdain. Entre Mt – Mc et Jn, il y a la même différence de localisation qu’entre la Septante et le texte massorétique de 2 R 2181. L’identité entre le lieu où Élie est monté au ciel et le lieu où Jean baptise crée une association d’idées : Élie revient au lieu même d’où il est parti182. La relation entre le vêtement de Jean et celui d’Élie est parfois niée par les historiens, comme Meier, au motif de l’obscurité de 2 R 1,8 et de l’absence de mention d’un « manteau » pour Jean qui aurait renforcé le rapprochement si telle avait été l’intention de l’évangéliste183. L’expression difficile de 2 R 1,8 (‫בּ ַעל ֵשׂ ָער‬, ַ littéralement « possesseur de poils ») peut signifier aussi bien « un homme velu et hirsute ou un homme portant un manteau de poil ». Or la notice de Flavius Josèphe sur Jean-Baptiste, reconnue comme une source indépendante du Nouveau Testament, intègre les deux aspects : « il y avait alors un homme qui parcourait la Judée dans des vêtements étonnants, des poils de bête 180

Il est encore question du Jourdain mais sans relation avec Jean-Baptiste ni aux traditions sur Élie semble-t-il avec l’expression « au-delà du Jourdain – πέραν τοῦ Ἰορδάνου », qui désigne la Transjordanie comme région, en Mt 4,15 (citation d’Is 9,1) ; Mt 4,25 ; Mc 3,8 ; le territoire de la Judée au-delà du Jourdain en Mt 19,1 ; Mc 10,1. 181 E. NODET, « De Josué à Jésus, via Qumrân et le «pain quotidien» », RB 114 (2007), 217. 182 J. MURPHY-O’CONNOR, “John and the Baptist and Jesus: History and Hypothesis”, NTS 36 (1990), 360. 183 J.P. MEIER, Uncertainjuif,Jésus.II (Paris 2005), 62-63.

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collés sur son corps aux endroits où il n’était pas couvert de ses poils »184. Ces détails curieux se comprennent bien à la lumière de l’amphibologie de l’expression « possesseur de poils » de 2 R 1,8 : ce sont à la fois les siens et ceux de son manteau. D’ailleurs, « la ceinture de cuir autour des reins (ζώνην δερματίνην περὶ τὴν ὀσφὺν αὐτοῦ) », qui caractérise le vêtement de Jean (Mt 3,4 ; Mc 1,6), est une expression reprise littéralement de la Septante de 2 R 1,8 (qui a en plus le verbe περιεζωσμένος). Pour les contemporains d’Élie, c’est ce signe distinctif qui assure que le personnage décrit est bien le Tishbite. En reprenant cette description, Mt et Mc conduisent le lecteur à s’exclamer de la même manière pour Jean-Baptiste : « c’est Élie le Tishbite ! » (2 R 1,8)185. La seconde objection, qui voit dans l’absence de mention du manteau de Jean-Baptiste un signe que l’évangéliste ne voulait pas indiquer le parallèle avec Élie, suppose de considérer que les évangélistes créent de toutes pièces des traditions historiques pour leur dessein littéraire, ce qui ne nous paraît pas vraisemblable. 1.4.1.4 Prédication La prédication de Jean-Baptiste en Mt 3,7-12 – Lc 3,7-9.16-17 fait partie des textes considérés comme appartenant à la source Q186. Mt 3,7-12 ἰδὼν δὲ πολλοὺς τῶν Φαρισαίων καὶ Σαδδουκαίων ἐρχομένους ἐπὶ τὸ βάπτισμα αὐτοῦ εἶπεν αὐτοῖς· γεννήματα ἐχιδνῶν, τίς ὑπέδειξεν ὑμῖν φυγεῖν ἀπὸ τῆς μελλούσης ὀργῆς; 8 ποιήσατε οὖν καρπὸν ἄξιον τῆς μετανοίας 9 καὶ μὴ δόξητε λέγειν ἐν ἑαυτοῖς· πατέρα ἔχομεν τὸν Ἀβραάμ. λέγω γὰρ ὑμῖν ὅτι δύναται ὁ θεὸς ἐκ τῶν λίθων τούτων ἐγεῖραι τέκνα τῷ Ἀβραάμ. 7

Lc 3,7-9.16-17 Ἔλεγεν οὖν τοῖς ἐκπορευομένοις ὄχλοις βαπτισθῆναι ὑπ᾽ αὐτοῦ· 7

γεννήματα ἐχιδνῶν, τίς ὑπέδειξεν ὑμῖν φυγεῖν ἀπὸ τῆς μελλούσης ὀργῆς; 8 ποιήσατε οὖν καρποὺς ἀξίους τῆς μετανοίας καὶ μὴ ἄρξησθε λέγειν ἐν ἑαυτοῖς· πατέρα ἔχομεν τὸν Ἀβραάμ. λέγω γὰρ ὑμῖν ὅτι δύναται ὁ θεὸς ἐκ τῶν λίθων τούτων ἐγεῖραι τέκνα τῷ Ἀβραάμ.

184 F. JOSÈPHE, AntiquitésJuives 18.5.2 § 116-119, traduit par E. NODET, LeFils deDieu (Paris 2002), 306. 185 P. JOÜON, “Le costume d’Élie et celui de Jean Baptiste : Étude lexicographique”, Biblica 16 (1935), 74-81 ; H. LICHTENBERGER, „Elia-Traditionen bei vor- bzw. frührabbinischen Wundertätern“, BiblicalFiguresinDeuterocanonicalandCognateLiterature (ed H. LICHTENBERGER – U. MITTMANN-RICHERT) (Berlin 2009), 547. 186 Une discussion suivra sur la source Q.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Mt 3,7-12

Lc 3,7-9.16-17

ἤδη δὲ ἡ ἀξίνη πρὸς τὴν ῥίζαν τῶν δένδρων κεῖται πᾶν οὖν δένδρον μὴ ποιοῦν καρπὸν καλὸν ἐκκόπτεται καὶ εἰς πῦρ βάλλεται. 11 Ἐγὼ μὲν ὑμᾶς βαπτίζω ἐν ὕδατι εἰς μετάνοιαν, ὁ δὲ ὀπίσω μου ἐρχόμενος ἰσχυρότερός μού ἐστιν, οὗ οὐκ εἰμὶ ἱκανὸς τὰ ὑποδήματα βαστάσαι αὐτὸς ὑμᾶς βαπτίσει ἐν πνεύματι ἁγίῳ καὶ πυρί 12 οὗ τὸ πτύον ἐν τῇ χειρὶ αὐτοῦ καὶ διακαθαριεῖ τὴν ἅλωνα αὐτοῦ καὶ συνάξει τὸν σῖτον αὐτοῦ εἰς τὴν ἀποθήκην, τὸ δὲ ἄχυρον κατακαύσει πυρὶ ἀσβέστῳ

ἤδη δὲ καὶ ἡ ἀξίνη πρὸς τὴν ῥίζαν τῶν δένδρων κεῖται ·πᾶν οὖν δένδρον μὴ ποιοῦν καρπὸν καλὸν ἐκκόπτεται καὶ εἰς πῦρ βάλλεται. 16 ἐγὼ μὲν ὕδατι βαπτίζω ὑμᾶς ἔρχεται δὲ ὁ ἰσχυρότερός μου, οὗ οὐκ εἰμὶ ἱκανὸς λῦσαι τὸν ἱμάντα τῶν ὑποδημάτων αὐτοῦ. αὐτὸς ὑμᾶς βαπτίσει ἐν πνεύματι ἁγίῳ καὶ πυρί 17 οὗ τὸ πτύον ἐν τῇ χειρὶ αὐτοῦ διακαθᾶραι τὴν ἅλωνα αὐτοῦ καὶ συναγαγεῖν τὸν σῖτον εἰς τὴν ἀποθήκην αὐτοῦ, τὸ δὲ ἄχυρον κατακαύσει πυρὶ ἀσβέστῳ.

10

9

Nous avons mis en gras les différences entre Mt et Lc : là où Mt 3,9 a δόξητε, Lc 3,8 a ἄρξησθε ; Lc 3,9 a un καὶ que n’a pas Mt ; Mt 3,11 a en plus « εἰς μετάνοιαν » et « ὁ δὲ ὀπίσω μου » ; là où Mt a le verbe βαστάσαι, Lc a λῦσαι. Lc a τὸν ἱμάντα que n’a pas Mt. Si le verset introductif est assez différent, le contenu du discours de Jean-Baptiste au style direct comporte très peu de variantes, à un degré rare sur une péricope aussi longue. En Mc 1,7-8 et Jn 1,26-27, la prédication du Baptiste est très abrégée : – « Ἔρχεται ὁ ἰσχυρότερός μου ὀπίσω μου, οὗ οὐκ εἰμὶ ἱκανὸς κύψας λῦσαι τὸν ἱμάντα τῶν ὑποδημάτων αὐτοῦ. Ἐγὼ ἐβάπτισα ὑμᾶς ὕδατι, αὐτὸς δὲ βαπτίσει ὑμᾶς ἐν πνεύματι ἁγίῳ » (Mc 1,7-8). La phrase a des éléments communs avec Mt et Lc. Mt-Lc ont « je vous baptise dans l’eau » en début de phrase et « il vous baptisera dans l’Esprit Saint » en fin, tandis que Mc a les deux membres de phrase regroupés à la fin. Mc et Mt ont ὀπίσω μου que n’a pas Lc. Mc a le verbe λῦσαι et ἔρχεται avec Lc tandis que Mt a βαστάσαι et ἐρχόμενος. Mc et Lc ont τὸν ἱμάντα que n’a pas Mt. Malgré les nombreuses tentatives, le mieux est de reconnaître qu’il n’est pas possible d’établir dans quel sens fonctionne la dépendance à un niveau littéraire et de rechercher d’autres types de dépendance. Nous y reviendrons. – Jn 1,26-27 est proche de la tradition synoptique : « ἐγὼ βαπτίζω ἐν ὕδατι [μέσος ὑμῶν ἕστηκεν ὃν ὑμεῖς οὐκ οἴδατε], ὁ ὀπίσω μου

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ἐρχόμενος, οὗ οὐκ εἰμὶ [ἐγὼ] ἄξιος ἵνα λύσω αὐτοῦ τὸν ἱμάντα τοῦ ὑποδήματος »187. Comme Mt et Lc, Jn commence par « je vous baptise dans l’eau » ; la clause « μέσος ὑμῶν ἕστηκεν ὃν ὑμεῖς οὐκ οἴδατε » est propre à Jn, typiquement johannique, et tient lieu de l’appellation ὁ ἰσχυρότερός qu’ont Mt, Mc et Lc mais que n’a pas Jn188 ; au lieu de ἱκανὸς en Mt, Mc et Lc, Jean a ἄξιος. Jn utilise le verbe λύω comme Lc et Mc, tandis que Mt a βαστάσαι. Jn précise τὸν ἱμάντα comme Lc et Mc contre Mt. Là encore, une explication purement littéraire semble impuissante à rendre raison des ressemblances et divergences. La péricope Mt 3,7-12 – Lc 3,7-9.16-17 est pétrie de motifs élianiques : – le thème de la conversion (μετάνοια) est au cœur de la prédication du Baptiste (cf. aussi Mt 3,2 ; Mc 1,4 ; Lc 3,3 ; Ac 13,24 ; 19,4). Il occupe aussi une grande place dans la prophétie de Malachie, en relation avec la figure idéale de Lévi dans un discours adressé aux prêtres (2,5-7) et avec le messager du Seigneur (3,7.24). JeanBaptiste lui-même étant fils de prêtre (Lc 1,5), sa prédication apparaît comme celle du lévite idéal de Ml 2,5-7, distinct des autres prêtres indignes. – Au lieu d’une allégation purement verbale de la paternité d’Abraham et d’une filiation coupée d’un engendrement réel (Lc 3,7), Jean prêche une conversion authentique, à l’instar d’Élie qui dans sa mission eschatologique doit rétablir l’ordre de la paternité et de la filiation par une véritable conversion du cœur (Ml 3,24 TM). – Les consignes données par Jean-Baptiste en Lc 3,10-14 sont des indications concrètes pour que, au-delà de la famille, le cœur de l’homme soit incliné vers le bien de son prochain (Ml 3,24 G). – « Échapper à la colère prochaine (ἀπὸ τῆς μελλούσης ὀργῆς) » (Mt 3,7) a des attaches avec l’expression de Ml 3,24 sur le motif de la mission d’Élie : éviter que « le pays » soit « frappé d’anathème », particulièrement selon sa reprise en Si 48,10 (« apaiser la colère avant qu’elle n’éclate (ὀργὴν πρὸ θυμοῦ) »). – La manière dont Jean-Baptiste décrit la venue de « celui qui vient » en fait l’avènement du Jour du Seigneur : le jugement en forme 187 Nous avons mis entre crochet les éléments qui sont propres à Jn, inconnus de la tradition synoptique. 188 H.T. FLEDDERMANN, Q:AReconstructionandCommentary (Leuven 2005), 223.

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de moisson et de séparation des bons et des mauvais (Lc 3,17), le feu purificateur (Lc 3,16) et destructeur (Lc 3,9.17), les arbres coupés (Lc 3,9). Ces images sont courantes chez les prophètes et ont une portée eschatologique (le jugement par le feu : cf. Is 5,24 ; 66,24 ; Jl 2,5 ; Na 1,10 ; l’abattage des arbres par Dieu : Is 10,33-34)189. Les liens entre le chapitre 3 du livre de Malachie et le discours de JeanBaptiste sont particulièrement significatifs : Ml 3,19 est l’unique endroit dans l’Ancien Testament où le jugement d’Israël est comparé en même temps au vannage et à la destruction par le feu190 ; la venue du Jour du Seigneur est associée au feu qui brûle et détruit « ceux qui ne sont que paille » (cf. Lc 3,17, « les bales ») et leur suppression à la racine est annoncée (ῥίζα : Ml 3,19 ; Lc 3,9). – La raison de l’opposition de Jean-Baptiste est la dénonciation du mariage illégitime d’Hérode avec la femme de son frère. De ce point de vue aussi, son propos est à rapprocher de la mission de l’Élie eschatologique : la remise en ordre des relations familiales (Ml 3,24). Déjà au sein du livre de Malachie, le messager du Seigneur, identifié en finale avec Élie, exhorte à la fidélité conjugale : « la femme de ta jeunesse, ne la trahis point ! » (Ml 2,15). Pinhas lui-même, dont la figure était associée à Élie avant le Nouveau Testament, avait exercé son zèle vengeur pour mettre fin à des unions matrimoniales interdites (Nb 25,7-13)191. 1.4.1.5 Persécution L’affrontement entre Jean-Baptiste d’un côté, le roi Hérode et Hérodiade son épouse illégitime de l’autre (Mc 6,17-29) reprend la typologie du prophète Élie contre le roi Achab et son épouse impie Jézabel (1 R 18ss)192. 189 J.H. HUGHES, “John the Baptist: The Forerunner of God Himself”,NOVT 14 (1972), 195. 190 M. ÖHLER, “The Expectation of Elijah and the Presence of the Kingdom of God”, JBL 118/1 (1999), 471-2. 191 M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament(BZNW 88; Berlin 1997), 37-38. 192 W.D. DAVIES – C. ALLISON DAVE, TheGospelAccordingtoSaintMatthew. II, 465; J.M. DANOWSKI, Elija im Markusevangelium (BWANT 180; Stuttgart 2008), 179; J. RINDOŠ, HeofWhomitisWritten(ÖBS 38 – Frankfurt am Main 2010), 32. Déjà, BÈDE LE VÉNÉRABLE: « Johannes Baptista qui venit in spiritu et virtute Heliae eadem auctoritate qua ille Achab corripuerat et Hiezabel arguit Herodem et Herodiadem quod inlicitas nuptias fecerint » (InMarciEvangelium VI, 18 ; CCSL 120, 507), cité par S. PELLEGRINI, Elija–WegbereiterdesGottessohnes(Freiburg – New York 2000), n. 206, 280.

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Deux allusions textuelles appuient ce motif : – Selon Si 48,10, il a été écrit d’Élie qu’il ferait « des reproches (ἐν ἐλεγμοῖς) aux temps marqués ». Lc 3,19 explique l’hostilité d’Hérode à l’égard de Jean-Baptiste car « il lui faisait des reproches au sujet (ἐλεγχόμενος ὑπ᾽ αὐτοῦ περὶ) d’Hérodiade, la femme de son frère. » – Si Mc 6,17-19 ne parle que de l’union illégitime d’Hérode comme raison pour laquelle Jean condamnait Hérode, Lc 3,19 ajoute : « et pour tous les méfaits qu’il avait commis (καὶ περὶ πάντων ὧν ἐποίησεν πονηρῶν ὁ Ἡρῴδης). » Or cette formulation est proche d’1 R 16,30 (καὶ ἐποίησεν Αχααβ τὸ πονηρὸν ἐνώπιον κυρίου) et 1 R 20,25 (Αχααβ ὡς ἐπράθη ποιῆσαι τὸ πονηρὸν ἐνώπιον κυρίου)193. Selon ce que rapporte Flavius Josèphe194, Jean-Baptiste a été emprisonné à Machéronte. La mort de Jean-Baptiste a lieu symboliquement à l’endroit même de la disparition d’Élie, selon la tradition du texte massorétique, « au-delà du Jourdain »195. Le récit de la mission et de l’opposition de Jean-Baptiste au pouvoir politique qui le conduira à la mort, ainsi que le lieu de sa disparition empruntent à la fois au personnage historique et au rôle eschatologique d’Élie. 1.4.2 Jésus, prophète comme Élie Les trois synoptiques rapportent des opinions populaires identifiant Jésus à l’Élie eschatologique (Mt 16,14 ; Mc 6,15 ; 8,29 ; Lc 9,8.19). Même si les évangélistes ne valident pas cette identification, ils la rapportent, montrant par là que le rapprochement frappait de nombreux esprits. Les évangiles eux-mêmes, tout en écartant unanimement l’idée que le retour eschatologique d’Élie s’accomplirait en Jésus, s’intéressent aussi au parallèle entre Élie et Jésus. Si, d’une certaine manière, la question est présente dans les trois synoptiques196, Luc l’exploite de façon beaucoup plus approfondie, aussi le traiterons-nous à part dans la section suivante. 193

J. RINDOŠ, Id., 149. Cf. E. NODET, HistoiredeJésus ? (Paris 2003), 225. 195 E. NODET, Id., 139. 196 Cf. E.-M. BECKER, “Elija redivivus im Markus-Evangelium?: zur Typologisierung von Wiederkehr-Vorstellungen”, 587-625. 194

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Le portrait de Jésus offre des similitudes typologiques avec celui d’Élie197. Prophètes célibataires issus du Sud (Tishbé en Galaad et Bethléem), ils exercent un ministère ambulant au Nord (royaume de Samarie et Galilée), proclamant un message pour tout Israël oralement, sans écrire eux-mêmes. Ils opèrent des miracles et deviennent objet de persécutions de la part du peuple et des autorités politiques de leur temps, transmettent leur esprit à leur(s) successeur(s), sont emportés au ciel en quittant cette terre. Ils demeurent corporellement dans un lieu mystérieux jusqu’aux derniers temps où leur retour est attendu. Les récits sur Élie le dépeignent parcourant le pays du nord au sud sans avoir de lieu d’habitation stable ni de logement. Jésus adopte ce même mode de vie : « le Fils de l’homme n’a pas où reposer la tête » (Mt 8,20). Il exerce sa mission en chemin (Mc 1,38 ; Lc 13,33)198. Élie fait une incursion en pays païen, « envoyé à une veuve de Sarepta au pays de Sidon » (1 R 17,9-24), de même que Jésus, lors de son unique visite hors d’Israël « dans la région de Tyr et de Sidon » (Mt 15,21-28 // Mc 7,24-30). Les évangiles racontent de nombreux récits de vocation (Mt 8,1922 ; Mc 1,16-20 ; 2,14 ; 10,17-22 ; Lc 5,27-28 ; 9,57-62). Au-delà du parallèle littéral, la figure de Jésus qui, sur sa route, appelle des personnes à le suivre aussitôt en quittant tout199, en plein exercice de leur fonction professionnelle (labour ; pêche) et qui se les attache ainsi comme disciples, a pour seul équivalent dans l’Ancien Testament Élie appelant Élisée200. Mais tandis qu’Élie avait reçu de Dieu à l’Horeb l’ordre d’appeler Élisée, Jésus choisit ses disciples dans une souveraine liberté201. Par ailleurs, tandis qu’Élie accorde à Élisée un délai pour prendre congé de ses parents, le service du royaume de Dieu exige 197 J.P. Meier accorde une grande importance à l’inspiration du modèle élianique dans le Jésus historique. Cf. J. P. MEIER, Uncertainjuif,Jésus. III (Paris 2005), 411414 ; et la conclusion du volume IV (Paris 2009), 395-398 : « Jésus combine son rôle d’Élie eschatologique et son rôle d’interprète de la Tora ». Nous rediscuterons plus loin cette affirmation. 198 R. RIESNER, Jesus als Lehrer (WUNT II 7; Tübingen 19842), 353 – 354: „Jesus als Wanderprediger“. 199 F. JOSÈPHE précise qu’à l’appel d’Élie, Élisée réagit « aussitôt » (εὐθέως) (AntiquitésJuives, 8,13,7 §354). L’immédiateté de la réponse est aussi soulignée par les évangiles (par ex. Mc 1,18 : εὐθύς). 200 Cf. J.P. MEIER, Uncertainjuif,Jésus. III, 462 : « L’appel d’Élisée par Élie est certes la plus claire préfiguration de la relation “prophète-disciple” qu’on trouve dans le mouvement de Jésus. » 201 Cf. M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament(BZNW 88; Berlin 1997), 158: „Elia war von Gott beauftragt worden, genau diesen einen, Elisa, zu berufen, Jesus erwählt in freier Souveränität einzelne aus.“ Luc cependant renforce aussi de ce point de vue

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une radicalité supérieure et ne tolère aucun délai. Le choix de douze hommes a son parallèle dans le cycle d’Élie : « En écho à la mission présumée d’Élie de rassembler les douze tribus d’Israël, Jésus constitua un cercle intérieur de douze disciples et les envoya en mission en Israël202. »

Dans le récit de Mc, Jésus est conduit au désert par l’Esprit203 juste après son baptême (ἐν τῇ ἐρήμῳ : Mc 1,13 ; 1 R 19,4), à l’instar d’Élie, poussé au désert par la menace de Jézabel. L’un et l’autre y restent quarante jours (τεσσαράκοντα ἡμέρας : 1 R 19,8 ; Mc 1,13) où ils subissent l’épreuve de la tentation et rencontrent des anges (ἄγγελος : 1 R 19,7 ; ἄγγελοι : Mc 1,13). Le parallèle met aussi en relief le contraste : tandis qu’Élie est soutenu dans son désarroi par un ange qui lui apporte de la nourriture, Jésus, servi par des anges, n’est pas en proie au découragement ni ne prend de nourriture malgré la faim204. Si les prophètes réalisent des gestes symboliques sur ordre de Dieu, à Élie et Élisée seulement sont attribués des miracles et même une résurrection des morts, offrant un modèle à l’activité thaumaturgique de Jésus, très abondante dans les évangiles. En Mc 10,35-38, un dialogue s’engage entre Jésus et ses disciples, dans lequel Danowski a relevé un motif élianique suggestif 205 : Mc 10,35-38 Jacques et Jean, les fils de Zébédée, avancent vers lui [Jésus] et lui disent : « Maître, nous voulons que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander. » Il leur dit : « Que voulez-vous que je fasse pour vous (τί θέλετέ με ποιήσω ὑμῖν) ? »

2 R 2,9-10 Comme ils passaient,

Élie dit à Élisée : « Demande ce que je dois faire pour toi (αἴτησαι τί ποιήσω σοι) avant d’être enlevé loin de toi ? »

le parallèle avec Élie en notant qu’avant l’appel de ses apôtres, Jésus « s’en alla dans la montagne pour prier, et il passa toute la nuit à prier Dieu » (Lc 6,12). 202 J.P. MEIER, Uncertainjuif,Jésus. III (Paris 2005), 412. 203 Cette motion puissante de l’Esprit qui saisit les prophètes et les meut agit en Jésus comme en Élie (1 R 18,12 ; 2 R 2,16). Cf. J.M. DANOWSKI, ElijaimMarkusevangelium (BWANT 180; Stuttgart 2008), 156, citant J. WELLHAUSEN, DasEvangiliumMarci (Berlin 1903), 7. 204 J.M. DANOWSKI, Idem., 150-155. 205 J.M. DANOWSKI, Idem., 225-228.

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Mc 10,35-38

2 R 2,9-10

« Accorde-nous, lui dirent-ils, de siéger, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire. » Jésus leur dit : « Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire et être baptisés du baptême dont je vais être baptisé ? »

Élisée répondit : « Que vienne sur moi, je t’en prie, une double part de ton esprit ! » Il dit : « Tu demandes une chose difficile (ἐσκλήρυνας τοῦ αἰτήσασθαι). Si tu me vois pendant que je serai enlevé loin de toi, alors il en sera ainsi pour toi, sinon cela ne sera pas. »

Les parallèles ne sont pas très littéraux mais les analogies nombreuses : au moment où le maître va se séparer de son (ses) disciple(s) – Jésus vient d’annoncer sa mort (Mc 10,32-34) ; les fils de prophètes ont annoncé à Élisée que son maître va quitter ce monde (2 R 2,3.5) –, il leur demande que faire pour eux. Tandis qu’Élisée demande pour lui seul la double part, Jacques et Jean réclament cette faveur pour chacun d’eux. La réponse à la demande est difficile et l’obtention dépend d’un facteur qui échappe au maître (Mc 10,40 ; 2 R 2,10). Puis ils s’acheminent vers Jéricho (Mc 10,46 : « Ils arrivent à Jéricho » ; 2 R 2,11). Raymond Brown206 et Wolfgang Roth207 ont surtout cherché à mettre en valeur le parallélisme de la typologie entre Élie et Jean-Baptiste d’un côté et Élisée et Jésus de l’autre. Élisée succédant à Élie serait le paradigme de Jésus succédant à Jean-Baptiste. Pour Roth, la totalité de l’évangile selon Marc serait un « midrash haggadique » de 1 R 17 – 2 R 13. Il considère ce modèle comme la base fondamentale qui structure tout l’évangile. Certes, les miracles de la multiplication des pains (Mc 6,32-44 ; 8,1-9) font référence au même miracle accompli par Élisée (2 R 4,4244), et l’effacement de Jean-Baptiste après le baptême de Jésus dans le Jourdain offre une analogie avec le départ d’Élie au même endroit et le commencement du ministère prophétique d’Élisée. Mais ces parallélismes ponctuels ne suffisent pas à fournir un modèle d’ensemble208. 206 R.E. BROWN, “Jesus and Elisha”, EssaysinMemoryofPaulW.Lapp (Pittsburgh 1971), 85-104. 207 W. ROTH, HebrewGospel(Oak Park 1988). 208 Par exemple, la comptabilité des seize miracles d’Élisée et des seize miracles de Jésus «up to Mk 7:37 can hardly be mere coincidence» (W. ROTH, HebrewGospel

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Silvia Pellegrini a montré la limite de l’application trop systématique et purement intertextuelle d’un modèle littéraire par Roth. Tandis que ce dernier ne perçoit que les correspondances structurales et les raffine à l’excès, celle-ci est davantage sensible au remodelage des types et modèles antérieurs, qui ne sont pas simplement appliqués aux personnages de l’évangile209. L’attente liée au retour d’Élie et à la venue du royaume de Dieu est l’objet d’une reconfiguration radicale pour être en mesure d’entrer progressivement dans la compréhension du caractère unique de la personnalité de Jésus. 1.4.3 Signes apocalyptiques Les signes apocalyptiques donnés par Jésus, en deux endroits chez Mt-Mc, trois chez Lc, reprennent aussi par antinomie le thème général de la mission eschatologique d’Élie en Ml 3,24, qui doit restaurer l’harmonie dans les relations mutuelles entre les pères et les fils. La situation opposée est au contraire le signe de la fin pour Jésus : « on sera divisé, père contre fils et fils contre père, mère contre fille et fille contre mère, belle-mère contre bru et bru contre belle-mère » (Lc 12,53 // Mt 10,35) ; « vous serez livrés même par vos père et mère, vos frères, vos proches et vos amis » (Mt 24,21 // Mc 13,12 // Lc 21,16). D’une certaine manière, Jésus lui-même provoque ces temps de la fin dans l’instauration de son royaume : « si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple » (Lc 14,26). La mise en parallèle de ces références néotestamentaires avec Ml 3,24 produit l’impression que ces logia sont inspirés par le motif élianique210 et en retournent la logique, (Oak Park 1988), 6-7). Pourquoi arrêter le comptage à Mc 7,37 ? Aucune explication n’est donnée. Selon Roth encore, le fait que Jésus conditionne la définition de sa propre identité à la reconnaissance de l’autorité de Jean-Baptiste (Mc 11,2-30) serait similaire à la conception d’Élisée de l’origine de sa mission en relation avec celle d’Élie (p. 9-10) ; «The parable of the sower seems to use the plot of 1 Kgs 17 – 2 Kgs 13 as conceptual-narrative foil for its description of the responses to be expected in relation to Jesus’ mission » (p. 13). Le plan d’ensemble de l’évangile selon Marc en quatre parties suivrait la structure en quatre parties des cycles d’Élie et Élisée (p. 24-26) ; le baiser de Judas à Jésus serait parallèle aux lèvres des Israélites dont les lèvres ont baisé Baal (1 R 19,18) (p. 42). Etc. Brodie s’est inspiré de Roth pour proposer un modèle aussi systématique avec Luc. 209 S. PELLEGRINI, Elija – Wegbereiter des Gottessohnes (Freiburg – New York 2000), 172-3. 210 Mi 7,6 G est une source plus directe de ce verset, mais il est vraisemblable que Ml 3,24 et Mi 7,6 G ont une dépendance intertextuelle.

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ou qu’ils décrivent la situation de désordre qu’Élie aura à transformer lors de son retour211. Le logion Mt 10,35 // Lc 12,53 appartient aussi à la source Q. Une comparaison attentive entre les deux versions montre une volonté chez Luc de renforcer la symétrie des relations entre père et fils ; mère et fille ; belle-mère et bru. Mt 10,35

Lc 12,53

ἦλθον γὰρ διχάσαι διαμερισθήσονται ἄνθρωπον κατὰ τοῦ πατρὸς αὐτοῦ πατὴρ ἐπὶ υἱῷ καὶ υἱὸς ἐπὶ πατρί καὶ θυγατέρα κατὰ τῆς μητρὸς αὐτῆς μήτηρ ἐπὶ τὴν θυγατέρα καὶ θυγάτηρ ἐπὶ τὴν μητέρα καὶ νύμφην κατὰ τῆς πενθερᾶς αὐτῆς πενθερὰ ἐπὶ τὴν νύμφην αὐτῆς καὶ νύμφη ἐπὶ τὴν πενθεράν.

L’attache avec les traditions élianiques est beaucoup plus nette en Luc grâce au premier membre du verset où la division entre « père et fils, fils et père » favorise le rapprochement avec Ml 3,24 G. 1.4.4 Logia et récits lucaniens 1.4.4.1 Élie – Jean-Baptiste en Lc-Ac Jaroslav Rindoš a établi de façon convaincante un vaste parallèle entre la mission de Jean-Baptiste au Jourdain et le sacrifice d’Élie au Carmel212 : – l’ouverture du ciel comme réponse divine positive à la conversion du peuple constitue la trame narrative qui relie 1 R 17,1 ; 18,1.45 (cf. Si 48,3). Luc ne raconte pas le baptême de Jésus d’une manière directe ; il le mentionne seulement, après la clôture du ministère de Jean en prison. Ces versets conclusifs sont focalisés non sur le baptême, mais sur l’ouverture du ciel : « or il advint, une fois que tout le 211 Ces versets pourraient aussi exploiter une possibilité ambivalente de la préposition ‫ ַעל‬en Malachie, capable de signifier à la fois « vers » et « contre » : D.G. CLARK, ElijahAsEschatologicalHighPriest, 35. Élie ramène le cœur des pères et des fils les uns vers les autres et les uns contre les autres, le pire étant l’absence de relation. 212 J. RINDOŠ, HeofWhomitisWritten, 157-159: “successful Restoration in the Spirit and Power of Elijah – Level of Connotation”. Le paragraphe qui suit s’inspire de ces pages et reprend assez librement leur contenu.

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peuple eût été baptisé et au moment où Jésus, baptisé lui aussi, se trouvait en prière, que le ciel s’ouvrit » (Lc 3,21). Élie avait réalisé l’ouverture du ciel par sa prédication, qui avait provoqué le peuple à la conversion, ainsi que par le sacrifice sur le mont Carmel. Le même phénomène se reproduit avec Jean-Baptiste, nouvel Élie, mais le sacrifice de taureau est remplacé par le baptême. Les éléments suivants renforcent encore le parallèle entre Élie au Carmel et Jean au Jourdain213 : – leur parole et leur action prophétiques atteignent « tout le peuple ». L’expression πάντα Ισραηλ (‫)כּל־יִ ְשׂ ָר ֵאל‬ ָ se trouve deux fois dans le récit du Carmel (1 R 18,19.20) et πᾶς ὁ λαὸς (‫ל־ה ָעם‬ ָ ‫)כּ‬ ָ trois fois (1 R 18,24.30.39). En Lc 3,21, « tout le peuple (ἅπαντα τὸν λαὸν) était baptisé » au moment où Jésus l’est et où le ciel s’ouvre214. – Les pierres (λίθοι) sont le symbole du peuple de Dieu. Au Carmel, les douze pierres utilisées pour la construction de l’autel représentent expressément les douze tribus d’Israël (1 R 18,31-32). Jean-Baptiste désigne des pierres déterminées, « ces pierres (ἐκ τῶν λίθων τούτων) », à partir desquelles Dieu peut faire surgir des enfants d’Abraham (Lc 3,8). Vraisemblablement, « ces pierres » font allusion aux douze pierres qui ont traversé le Jourdain « selon le nombre des tribus des fils d’Israël » et ont été placées en mémorial, à cet endroit-même où Jean baptise. Et Josué posait alors une question rhétorique à « tout Israël » qui l’écoutait : « Quand, demain, vos fils vous demanderont : «Ces pierres, que sont-elles pour vous ?» » (Jos 4,6).

Cette question avait aussitôt reçu une première réponse : « Alors vous leur direz : «C’est que les eaux du Jourdain se sont séparées devant l’arche de l’alliance du Seigneur. Lorsqu’elle traversa le Jourdain, les eaux du Jourdain se sont séparées. Ces pierres sont un mémorial pour les fils d’Israël, pour toujours (‫םל‬ ְ ‫ד־עוֹל‬ ָ ‫( » « ! )זִ ָכּרוֹן ַע‬Jos 4,7)215. 213

Ce parallèle remarquable échappe à T. Brodie, qui a pourtant poussé aussi loin que possible l’étude de la dépendance de Lc-Ac et du cycle d’Élie. Ce fait met en évidence la limite de son système : il ne pense les relations entre les deux ensembles qu’en termes d’imitatio, de reprises textuelles, et ignore toute autre forme. 214 Comme Jésus reprochera plus loin aux pharisiens et aux légistes de ne pas s’être fait baptiser par Jean (Lc 7,30), il est clair que la formule totalisante de Lc 3,21 entend désigner la totalité non pas numérique mais symbolique des destinataires du baptême. 215 Cf. C.R. KAZMIERSKI, “The Stones of Abraham: John the Baptist and the End of Tora (Matt. 3,7-10 par. Luke 3,7-9)”, Bib 68 (1987), 22-40.

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Avec la nouvelle alliance désormais, ce mémorial est un nouveau signe. Remontant non plus à l’exode conduit par Moïse et Josué mais à l’alliance faite avec Abraham216, Jean-Baptiste y voit le signe de la puissance de Dieu capable de fairesurgiràpartirdecespierres de nouveaux enfants d’Abraham, de créer un nouveau peuple dans le baptême217, de donner accès au royaume de Dieu, nouvelle terre promise218. – Au Carmel et au Jourdain, un rituel d’eau est accompli : sur les pierres de l’autel du sacrifice, représentant tout le peuple de Dieu, Élie fit verser de l’eau en abondance (1 R 18,34-35), tandis que c’est sur le peuple lui-même, comparé à des pierres, que Jean-Baptiste répand l’eau du Jourdain. – Le rituel d’eau sur le mont Carmel fut achevé lorsque le Seigneur Dieu envoya sur cet autel-Israël le feu du ciel (1 R 18,38), de même que le rituel baptismal de Jean trouve son achèvement dans le feu envoyé par le Seigneur Jésus : « Moi, c’est d’eau que je vous baptise ; mais il vient, celui qui […] vous baptisera dans l’EspritSaint et le feu » (Lc 3,16). Plus tard, Jésus, dans un verset propre à Luc (Lc 12,49), pense sa mission comme « un feu jeté sur la terre » et exprime son désir « qu’il fût déjà allumé ». Dans ce contexte, la passion de Jésus apparaît comme le moment où ce feu sera enfin allumé et Jésus lui-même comme Israël en lequel est offert le nouveau sacrifice d’holocauste. « Le baptême d’eau apporte une protection contre l’incendie à venir : il est comme un baptême pour le repentir, un agent extincteur 216

L’appel de Jean-Baptiste a des accents d’Is 51,1-2 : « regardez le rocher d’où l’on vous a taillés et la fosse d’où l’on vous a tirés. Regardez Abraham votre père et Sara qui vous a enfantés. » Le prophète remonte à Abraham, rocher d’origine du peuple, et à partir de lui, tous les peuples de la terre seront intégrés dans l’œuvre salvifique du Seigneur (Is 51,3-5). 217 L’idée de « faire surgir (ἐγείρω) des enfants » à partir de pierres est un motif de résurrection. De cette manière encore, la prédication de Jean évoque le ministère d’Élie ressuscitant le(s) fils de la veuve de Sarepta (1 R 17,12-18). Cf. J. RINDOŠ, He ofWhomitisWritten, 221. Le refus des Juifs de se convertir pourrait leur valoir de se faire retirer leur titre de « fils d’Abraham » et provoquer une nouvelle naissance miraculeuse à partir de ses entrailles, la création d’un nouveau peuple (cf. Rm 9,7-9 ; 11,1) : « Or sa postérité [Abraham] c’est l’Église, qui, par le Seigneur, reçoit la filiation adoptive à l’égard d’Abraham, comme le dit Jean-Baptiste : «Dieu peut, à partir des pierres, susciter des fils à Abraham» » (IRÉNÉE DE LYON, ContrelesHérésies. V,32,2 (ed. et trad. A. ROUSSEAU) (SC 1532 ; Paris 1969), 403. Cf. Id., V,34,1, Ibid., 425). 218 Cf. ORIGÈNE, HoméliessurJosué, IV, (ed. et trad. A. JAUBERT) (SC 71 ; Paris 1960), 146-159.

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contre la colère de YHWH »219. Cette aspersion d’eau, qui doit empêcher l’action destructrice du feu à venir, remet en mémoire le geste d’Élie sur le mont Carmel et fait allusion à la mission eschatologique d’Élie : Jean, en baptisant dans l’eau, « apaise la colère avant qu’elle n’éclate » (Si 48,10). – À l’instar d’Élie qui, tel un lévite, accomplit une fonction sacerdotale au Carmel à la fois par sa parole et son sacrifice, Jean-Baptiste, fils de prêtre, de famille aaronide, agit pour l’expiation des péchés du peuple par ses paroles et son baptême220. La prédication de Jean est entièrement axée sur le dévoilement des fautes commises et l’appel à la conversion. En ce sens, même si ses paroles apparaissent austères, elles comportent aussi leur solution dans la réception du baptême qui suit. De la même manière, au temple, la reconnaissance de ses fautes a pour finalité l’offrande d’un sacrifice expiatoire qui en délivre. Déjà Flavius Josèphe met en relation le baptême de Jean pour la rémission des péchés et la présentation des offrandes rituelles au temple de Jérusalem, par l’usage de la formule « ἐπὶ παραιτήσει ἁμαρτημάτων » pour les deux actions (Jean : LesAntiquitésJuives 18,117 ; le temple : LesAntiquitésJuives 3,221 et 3,238)221. La pensée de Jean-Baptiste et de la communauté de Qumrân sont proches sur ce point. Ici, la vie et les prières de la communauté sont conçues comme un sacrifice de substitution, en raison du rejet des autorités du temple de Jérusalem (1QS 9,4-5). Mais tandis qu’à Qumrân cette substitution était envisagée comme provisoire, jusqu’à l’arrivée du messie qui remettra en ordre le véritable culte, Jean-Baptiste et le Nouveau Testament considèrent ce nouvel ordre des choses comme définitif et ultime. Ce parallèle établi entre le baptême de Jean au Jourdain et le sacrifice d’Élie au Carmel montre bien que loin d’estomper le caractère élianique de Jean parce qu’il l’applique aussi à Jésus, Luc l’amplifie davantage. 219

„Die Wassertaufe bewirkt Schutz vor dem kommenden Feuer, sie ist, so sie als Taufe zur Buße geschieht, ein Löschmittel gegen den Zorn Jahwes“: M. ÖHLER, Elia im Neuen Testament (BZNW 88; Berlin 1997), 61. Avec d’autres auteurs en note. 220 Cette corrélation entre la parole prophétique et le rôle purificateur sur le peuple des actions sacerdotales est implicite aussi chez Jérémie et Ézéchiel qui tous deux sont prêtres et prophètes (Jr 1,1 ; Ez 1,3). Le rôle du prêtre en Ml 2,6 est d’abord de « convertir beaucoup de l’iniquité » par l’enseignement. 221 J.D.G., DUNN, Jesus Remembered (Grand Rapids – Cambridge 2003), 359360.

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Dans le livre des Actes, Paul, brossant une fresque générale de l’histoire du salut, à la synagogue d’Antioche de Pisidie, résume la mission de Jean-Baptiste en ces termes : « Précédant sa venue [le sauveur Jésus, v. 23], Jean avait déjà proclamé un baptême de conversion pour tout le peuple d’Israël. Au moment de terminer sa course, Jean disait : «Celui que vous croyez que je suis, je ne le suis pas ; mais voici venir après moi celui dont je ne suis pas digne de délier la sandale» » (Ac 13,24-25).

Le texte est essentiellement tissé d’allusions à la mission du précurseur du Seigneur en Ml 3,1-2 : – Ac 13,24 (« précédant sa venue – πρὸ προσώπου τῆς εἰσόδου αὐτοῦ ») est composé de Ml 3,1 (« il préparera la route devant moi – ὁδὸν πρὸ προσώπου μου ») et Ml 3,2 (« Qui soutiendra le jour de sa venue – ἡμέραν εἰσόδου αὐτοῦ »). – Ac 13,25 (« Mais voici venir après moi – ἰδοὺ ἔρχεται μετ᾽ ἐμὲ ») reprend Ml 3,1 (« le voici, il vient ! – ἰδοὺ ἔρχεται »)222. 1.4.4.2 Élie–Jésus en Lc-Ac Luc ouvre les deux volumes de son œuvre évangile-Actes avec deux tableaux programmatiques où Jésus est représenté sur le modèle d’Élie. Thomas Brodie fait de cette observation la base de ses recherches sur l’histoire de la formation du Nouveaut Testament : « Dans l’ensemble du monde de la littérature ancienne, Luc-Actes et ÉlieÉlisée sont les seuls textes qui consistent en deux parties équilibrées reliées par une assomption au ciel. Cette connexion avec Élie et Élisée est confirmée par des références explicites dans les principaux passages223. »

En Lc 4,16-30, au commencement de son ministère public, Jésus compare lui-même son destin à celui d’Élie et dès ce moment il est l’objet de menaces de mort. 222 D.M. MILLER, “The messenger, the Lord, and the coming judgement in the reception history of Malachi 3”, NTS 53 (2007), 13; J. RINDOŠ, He of Whom it is Written (ÖBS 38 – Frankfurt 2010), 131. 223 T.L. BRODIE, TheBirthingoftheNewTestament(Sheffield 2004), 85. Brodie fait du cycle d’Élie-Élisée la clé de compréhension principale de tout le Nouveau Testament, ce qui serait surtout manifeste dans un document Proto-Luc (comprenant 25 chapitres à la base de Lc 1 – Ac 15,35) entièrement façonné sur lui et influençant ensuite les quatre évangiles et les Actes. Si nous n’adoptons pas toute sa reconstruction, hautement hypothétique, il met en valeur des liens textuels et structurels frappants.

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En Ac 1,3-11, le récit de l’ascension de Jésus et du don de l’Esprit à ses disciples, qui les habilite à faire les mêmes œuvres de puissance que lui, est écrit en empruntant largement son modèle aux cycles d’Élie et Élisée dans le deuxième livre des Rois. Nous ne retenons pas certaines allusions supposées qui nous paraissent trop arbitraires : la nourriture des corbeaux en Lc 12,24 et le soin d’Élie par les corbeaux en 1 R 17,4-7224, la référence aux traditions juives sur Élie en Lc 23,43225. En Lc 7,1-10226 ; 7,11-17227 ; 7,36-50228 ; 9,51-56229 ; 9,57-62230 ; Ac 6,9-14 ; 7,58a231 ; Ac 8,9-40232, Brodie tente de montrer que les récits sont directement inspirés des cycles d’Élie et Élisée. Outre que les rapprochements littéraires ne sont pas toujours convaincants, Öhler exprime bien la limite des travaux de Brodie en notant qu’« il doit defacto exclure l’intégration de matériaux traditionnels par Luc »233. Pour lui, le texte de la Septante des cycles d’Élie-Élisée tient lieu d’unique source littéraire de Lc-Ac. Or il est clair que Lc suit sur de longues séquences la même structure que Mt-Mc. L’ensemble des éléments influencés par les traditions élianiques avec un taux de probabilité suffisant sont ici rassemblés et les emprunts justifiés : – La résurrection du fils de la veuve de Naïn (Lc 7,11-17) intervient juste avant l’épisode où Jean-Baptiste envoie deux de ses disciples 224 U. KELLERMANN, „Zu den Elia-Motiven in den Himmelfahrtsgeschichten des Lukas“, Altes Testament. Forschung und Wirkung (hrsg H.G. REVENTLOW) (Bern 1994), 123. 225 ID., „Elia als Seelenführer der Verstorbenen oder Elia-Typologie in Lk 23,43 „Heute wirst du mit mir im Paradies sein““, BN 83 (1996), 35-53. 226 T.L. BRODIE, “Not Q but Elijah: The saving of the Centurion’s Servant (Luke 7:1-10) as an Internalization of the Saving of the Widow and her Child (1 Kgs 17,1-16)”, IBS 14 (1992), 54-71. 227 ID., “Towards Unravelling Luke’s Use of the Old Testament: Luke 7.11-17 as an Imitatio of 1 Kings 17.17-24”, NTS 32 (1986), 247-267. 228 ID., “Luke 7,36-50 as an Internalization of 2 Kings 4,1-37: A Study in Luke’s Use of Rhetorical Imitation”, Bib64 (1983), 457-485. 229 ID., “The Departure for Jerusalem (Luke 9, 51-56) as a Rhetorical Imitation of Elijah’s Departure for the Jordan (2 Kgs 1,1-2,6)”, Bib 70 (1989), 96-109. 230 ID., “Luke 9:57-62: A Systematic Adaptation of the Divine Challenge to Elijah (1 Kings 19)”, SBL 1989 (Atlanta 1989), 237-245. 231 ID., “The accusing of the Stoning of Naboth (1Kgs 21, 8-13) as One Component of the Stephen Text (Acts 6:9-14, 7:58a)”, CQB 45 (1983), 417-432. 232 ID., “Towards Unravelling the Rhetorical Imitation of Sources in Acts: 2 Kgs 5 as One component of Acts 8,9-40”, Bib 67 (1986), 41-67. 233 M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament(BZNW 88; Berlin 1997), 237.

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interroger Jésus sur son identité (Lc 7,18-35). Nous avons déjà analysé la réponse de Jésus (Lc 7,24-28), qui contient une citation explicite de Ml 3,1. C’est même l’occasion de ce miracle de résurrection à Naïn, rapporté à Jean par ses disciples, qui le pousse à les envoyer vers Jésus (Lc 7,18). « Les morts ressuscitent » est un des signes donnés par Jésus en réponse (Lc 7,22). Le récit de la résurrection du fils de la veuve de Naïn s’inspire des traditions sur Élie et Élisée, seuls exemples dans l’Ancien Testament de résurrection d’un mort : le fils de la veuve de Sarepta (1 R 17,1724) et celui de la Sunamite (2 R 4,8-37). Le récit lucanien dépend plus particulièrement du miracle d’Élie : il s’agit d’une veuve ayant un fils unique234 ; la rencontre d’Élie et de Jésus avec la veuve a lieu à la porte de la ville (1 R 17,10 : εἰς τὸν πυλῶνα τῆς πόλεως ; Lc 7,12 : τῇ πύλῃ τῆς πόλεως). La conclusion du miracle est identique : « et il le remit à sa mère – καὶ ἔδωκεν αὐτὸν τῇ μητρὶ αὐτοῦ » (1 R 17,23 ; Lc 7,15). Le cri de joie de la foule après la résurrection du fils de la veuve de Naïn (« un grand prophète s’est levé parmi nous – προφήτης μέγας ἠγέρθη ἐν ἡμῖν », Lc 7,16) renvoie à la « levée » d’Élie en Si 48,1 (« ἀνέστη Ηλιας προφήτης »). – En Lc 9,51, le mot ἀνάλημψις, pour désigner la montée de Jésus à Jérusalem, comporte une référence à l’ascension d’Élie (« ἀνάλήμφθη Ἠλίου »). – En Lc 9,51-56, les disciples Jacques et Jean demandent à Jésus de faire eux-mêmes descendre le feu du ciel sur les Samaritains qui ne les accueillent pas. Ce que Jésus refuse. Les disciples prennent en exemple Élie, qui avait effectivement fait descendre à deux reprises sur les envoyés d’Ochozias, roi de Samarie, le feu du ciel (2 R 1,10.12)235. La troisième fois cependant, Élie les épargna à la demande du chef du groupe (2 R 1,13-15). En Lc 9,54, c’est Jésus qui intervient pour que les Samaritains soient épargnés236. Après Lc 9,54, une variante, soutenue par d’importants témoins237, porte la leçon ὡς [καὶ] Ἠλίας ἐποίησεν. Toutefois l’absence de cette 234 La veuve de Sarepta a un fils en M mais plusieurs en G. Flavius Josèphe parle lui aussi d’un seul enfant (AntiquitésJuives 8.323). 235 „Ein Zitat stellt der Satz sicherlich nicht da, es dürfte freie Wiederholung der bekannten Erzählung vorliegen“, M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament(BZNW 88; Berlin 1997), 196, n. 436. 236 C.A. EVANS, “Luke’s Use of the Elijah/Elisha Narratives and the Ethic of Election”, JBL 106, (1987), 80. 237 A C D W Δ Θ Ψ ƒ1 ƒ13 syr cop geo vgmss et de nb mss.

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clause parmi les plus anciens témoins (î45, 75 ‫ א‬B L Ξ 1241 Itl syrs copsa.bo) conduit NA à la regarder comme une addition secondaire. Pour cette raison, nous plaçons Lc 9,51-56 parmi les motifs et non les allusions typologiques. Mais cette variante ne fait qu’expliciter une référence implicite déjà présente dans le texte le plus original. – Toujours dans la même section de l’évangile, Lc 9,51-52 est façonné de formules caractéristiques : « Or il advint, comme s’accomplissaient les jours de son ascension, qu’il fixa sa face (αὐτὸς τὸ πρόσωπον ἐστήρισεν) vers Jérusalem et envoya des messagers en avant de sa face (καὶ ἀπέστειλεν ἀγγέλους πρὸ προσώπου αὐτου). S’étant mis en route, ils entrèrent dans un village samaritain pour le lui préparer (ὡς ἑτοιμάσαι αὐτῷ). »

Cet épisode trouve une continuation en Lc 10,1 : « Le Seigneur désigna soixante douze autres et les envoya (ἀπέστειλεν αὐτοὺς) deux par deux en avant de sa face (πρὸ προσώπου αὐτοῦ) dans toute ville et tout endroit où lui-même devait aller (οὗ ἤμελλεν αὐτὸς ἔρχεσθαι). »

Les emprunts à Ml 3,1 sont trop nombreux pour être fortuits238 : πρόσωπον (Lc 9,51.52 ; 10,1 ; Ml 3,1) ; [ἐξ]ἀποστέλλω (Lc 9,52 ; 10,1 ; Ml 3,1.23), ἄγγελος (Lc 9,52 ; Ml 3,1) ; ἔρχομαι (Lc 10,1 ; Ml 3,1). La préparation du chemin ne fait pas l’objet d’une reprise littérale mais adsensum : Lc 9,52 emploie le verbe ἑτοιμάζω là où Ml 3,1 a ἐπιβλέπω. Ce même verbe ἑτοιμάζω, emprunté à Is 40,3, décrivait la mission élianique de Jean-Baptiste en Lc 1,76 et se substituait déjà à l’ἐπιβλέπω de Ml 3,1 La séquence de mots de Lc 9,51 (ἀπέστειλεν ἀγγέλους πρὸ προσώπου αὐτου) est construite sur celle de Ml 3,1 (ἐξαποστέλλω τὸν ἄγγελόν μου […] πρὸ προσώπου μου). Jésus, appelé du titre de « Seigneur », est celui qui envoie au-devant de lui des messagers pour préparer la route devant lui. Il occupe la place de l’‫ יְ הוָ ה ְצ ָבאוֹת‬de Ml 3,1. – Les exigences de la vocation des disciples (Lc 9,57-62 // Mt 8,1922) font référence, par contraste, aux paroles d’Élie à Élisée lors de son premier appel. En 1 R 19,16, Dieu ordonnait à Élie d’oindre Élisée 238

Cf. J.A. FITZMYER, TheGospelAccordingtoLuke(I-IX) (AB 28; New York 1981), 829.

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pour lui succéder. L’appel d’Élisée est ensuite raconté dans un court récit. « Laisse-moi embrasser mon père et ma mère, puis j’irai à ta suite (ἀκολουθήσω ὀπίσω σου) », demande Élisée (1 R 19,20). La réponse d’Élie est elle-même assez énigmatique : « Va, retourne, que t’ai-je donc fait ? (ἀνάστρεφε ὅτι πεποίηκά σοι;) ». En tout cas, Élie accorde à Élisée l’objet de sa demande. Le verbe ἀκολουθέω est le même utilisé par Jésus à chaque fois dans les trois courts récits de vocation de Lc 9,57-62 pour appeler le disciple à sa suite. Si le premier récit n’a pas de rapport étroit avec l’appel d’Élisée en dehors du schéma lui-même, dans les deux suivants, plusieurs traits sont communs. Le disciple en Lc 9,59-60 demande auparavant une permission à Jésus, comme Élisée à Élie. Le contraste est renforcé : s’il était déjà légitime pour Élisée de vouloir embrasser ses parents avant de les quitter, combien plus légitime encore est la demande du disciple de l’évangile d’enterrer d’abord ses parents. Le refus de Jésus devient d’autant plus saisissant. Dans le troisième petit récit d’appel (Lc 9,61-62), qui n’a pas d’équivalent en Mt, le disciple demande à Jésus de prendre congé (ἀποτάξασθαι) de ses parents, d’une façon très semblable à la requête d’Élisée. La réponse de Jésus est là encore un refus : « quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le royaume de Dieu ». Le lien avec l’activité d’Élisée, abandonnant le labour pour suivre Élie, a vraisemblablement fourni l’image. – Le logion de Lc 12,49 fait écho à la parole d’Élie qui, comme un feu, peut dévorer ses ennemis (2 R 1,10-14) : « je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il fût déjà allumé ! » En Si 48,1, c’est la personne du prophète qui est le feu et sa parole qui brûle : « le prophète Élie se leva comme un feu, sa parole brûlait comme une torche »239. L’image du « feu sur la terre » évoque aussi le sacrifice d’Élie au Carmel (1 R 18,37-38). L’allusion est renforcée par une autre probable allusion dans le contexte proche : « quand vous voyez un nuage se lever au couchant, vous dites aussitôt : «La pluie vient», et c’est ce qui arrive » (Lc 12,54), qui trouve un bon parallèle dans la vision d’Élie en 1 R 18,44240. 239 Si 48,1 applique peut-être à Élie le mot du prophète Jérémie : « Moi je ferai de mes paroles un feu dans ta bouche ; et de ce peuple, du bois que le feu dévorera » (Jr 5,14). Cf. T. MAERTENS, L’élogedesPères(EcclésiastiqueXLIV-L) (LV 5 ; Bruges 1956), 181. 240 J.-D. DUBOIS, “La figure d’Élie dans la perspective lucanienne”, RHPR 53 (1973), 170 ; C.A. EVANS, “Luke’s Use of the Elijah/Elisha Narratives and the Ethic

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– L’intervention de l’ange consolateur à Gethsémani, propre à Luc (Lc 22,43-44), évoque une même scène très proche quand Élie se rend à l’Horeb (1 R 19,5.7). Dans ce contexte, l’expression de Jésus qui précède immédiatement ἱκανόν ἐστιν (Lc 22,38) est peut-être aussi à mettre en relation avec 1 R 19,4241. Cette intervention d’un « ange venu du ciel » en Lc 22,43-44 a une histoire rédactionnelle complexe. Elle manque dans des témoins anciens et d’origines diverses242. Elle est transférée dans l’évangile selon Matthieu (après 26,39) par la famille 13 (ƒ13) et différents lectionnaires. NA l’édite, mais à l’intérieur de doubles crochets, en raison de sa présence en de nombreux manuscrits, certains anciens, et chez plusieurs Pères apostoliques. – Lc 24,49-51 ; Ac 1,9-11 : l’ascension de Jésus est à mettre en relation avec l’ascension d’Élie243. Leur départ est décrit comme une « séparation » d’avec leur(s) disciple(s) (2 R 2,11 : διέστειλεν ἀνὰ μέσον ἀμφοτέρων ; Lc 24,51 : διέστη ἀπ᾽ αὐτῶν) et un « enlèvement » au ciel (2 R 2,11 : ἀνελήμφθη Ἠλειοὺ ἐν συσσεισμῷ ὡς εἰς τὸν οὐρανόν ; Lc 24,51 : ἀνεφέρετο εἰς τὸν οὐρανόν ; Ac 1,2 : ἀνελήμφθη244 ; Ac 1,11 : ὁ Ἰησοῦς ὁ ἀναλημφθεὶς ἀφ᾽ ὑμῶν εἰς τὸν οὐρανὸν)245. Là où 2 R 2,11 (G) donne une nuance métaphorique à l’enlèvement d’Élie au ciel (ὡς εἰς τὸν οὐρανόν), Lc 24,51 et Ac 1,11, comme 2 R 2,11 (M) et 1 M 2,58 (ἀνελήμφθη εἰς τὸν οὐρανόν) en font un événement réel. Nous avons vu que deux traditions du départ d’Élie existent : l’une, avec le texte massorétique, le représente comme un enlèvement, avec un sens plus développé du merveilleux de la scène où la tempête est le véhicule d’Élie, l’autre, avec la Septante, représente le départ d’Élie comme une disparition, laissant dans l’inconnu les conditions concrètes. Les traditions postérieures se rattachent à l’une ou l’autre. Luc, d’une certaine manière, reprend les deux en of Election”, JBL 106, (1987), 80 ; J. RINDOŠ, HeofWhomitisWritten (ÖBS 38 – Frankfurt 2010), 141. 241 R.E. BROWN, TheDeathoftheMessiah. I(New York 1994), 185. 242 (69vid), 75 î ‫א‬a A B T W syrs copsa.bo armmss geo Marcion Clement Origène de même que d’autres témoins avec astérisque ou obèle (Δc IIc 892c in mg 1079 1195 1216 copbomss). 243 G. LOHFINK, G.,DieHimmelfahrtJesu :UntersuchungenzudenHimmelfahrts- undErhöhungstextenbeiLukas(SANT 26; München 1971), 242ff. 244 Ac 1,2 dit simplement « il fut enlevé » sans préciser de destination, comme Si 48,9, s’adressant à Élie : ὁ ἀναλημφθεὶς ἐν λαίλαπι πυρὸς. 245 Luc utilise deux fois le verbe ἀναλαμβάνω en Ac, comme en 2 R 2,11, et une fois le verbe ἀναφέρω en Lc.

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décrivant l’ascension de Jésus non seulement dans les termes réalistes de l’enlèvement au ciel mais aussi comme une disparition, avec le motif de la nuée qui n’est pas le véhicule de Jésus mais l’écran qui le dérobe aux regards des spectateurs (Ac 1,9 : νεφέλη ὑπέλαβεν αὐτὸν ἀπὸ τῶν ὀφθαλμῶν αὐτῶν). Le signe qu’Élisée aura effectivement reçu l’esprit de son maître, c’est qu’il le verra lors de sa disparition (2 R 2,10 : ἐὰν ἴδῃς με ἀναλαμβανόμενον ἀπὸ σοῦ). Sinon, il ne le recevra pas. Or le récit des Actes insiste sur le fait que les apôtres ont vu Jésus monter : « sous leurs regards, il s’éleva (βλεπόντων αὐτῶν ἐπήρθη) » (Ac 1,9) ; « les yeux fixés au ciel pendant qu’il s’en allait (ὡς ἀτενίζοντες ἦσαν εἰς τὸν οὐρανὸν πορευομένου αὐτοῦ) » (Ac 1,10) ; « vous l’avez vu s’en aller vers le ciel (ἐθεάσασθε αὐτὸν πορευόμενον εἰς τὸν οὐρανόν) » (Ac 1,11). Le fait de voir est particulièrement accentué. Plus généralement, à l’établissement d’une filiation spirituelle entre Élie et Élisée par un transfert d’esprit, correspond le don de l’Esprit du Père par Jésus à ses apôtres. Dans les deux cas, Élisée et les apôtres, la réception de l’esprit de leur maître est symbolisée par un vêtement, réel pour Élisée, métaphorique pour les apôtres : « vous serez revêtus – ἐνδύσησθε – de la force d’en-Haut » (Lc 24,49). L’authenticité de la réception de l’esprit se vérifie par l’aptitude à accomplir des miracles : les fils de prophètes constatent qu’Élisée a reçu l’esprit de son maître quand il ouvre les eaux du Jourdain (2 R 2,15), tandis que le livre des Actes des Apôtres est plein de leurs actes de puissance, qui attestent la présence en eux de l’Esprit de Dieu. – À la promesse du retour eschatologique d’Élie, en corrélation avec sa disparition mystérieuse, correspond l’annonce du retour final de Jésus-Christ delamêmemanière qu’il a été vupartirversleciel (Ac 1,11). Si Luc s’est inspiré du schéma-type du départ d’Élie pour décrire l’Ascension de Jésus, il utilise ses sources avec beaucoup de liberté. De nombreux éléments manquent pour un parallèle complet (l’Esprit que reçoivent les apôtres n’est pas explicitement nommé « de Jésus », mais « d’en-haut », tandis qu’Élie transmet son propre esprit à Élisée. La réception de l’Esprit n’est pas instantanée dans les Actes contrairement au livre des Rois)246. Néanmoins, la langue 246 M. ÖHLER énumère sept objections contre la dépendance du récit lucanien de l’Ascension de Jésus à l’égard des traditions sur Élie (EliaimNeuenTestament, 214215). Cependant, à condition de conserver à cette dépendance une grande souplesse, si chaque élément littéraire pris individuellement n’impose pas de lui-même une allusion

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de Luc et son art de la narration sont forgés à partir des textes sacrés qui le précèdent. – Pierre, à la fin de son deuxième discours du livre des Actes des Apôtres (Ac 3,12-26) envisage le temps entre l’ascension et la parousie : « 19 Convertissez-vous donc et revenez à Dieu (μετανοήσατε οὖν καὶ ἐπιστρέψατε), afin que vos péchés soient effacés, 20 afin que viennent les temps de répit venant de la face du Seigneur (ὅπως ἂν ἔλθωσιν καιροὶ ἀναψύξεως ἀπὸ προσώπου τοῦ κυρίου) et que Dieu envoie (ἀποστείλῃ) celui qui vous a été destiné, le Christ Jésus, 21 que le ciel doit accueillir jusqu’aux temps du rétablissement de toutes choses (ἄχρι χρόνων ἀποκαταστάσεως πάντων), dont Dieu a parlé par la bouche de ses saints prophètes d’autrefois (ὧν ἐλάλησεν ὁ θεὸς διὰ στόματος τῶν ἁγίων ἀπ᾽ αἰῶνος αὐτοῦ προφητῶν) » (Ac 3,19-21).

L’influence des traditions élianiques sur ce discours de Pierre est bien identifiée247. Diverses expressions puisent dans ce fonds : la description de Jésus comme « celui que le ciel doit garder jusqu’aux temps du rétablissement de toutes choses », entre son Ascension et son retour ultime, est similaire à l’attente du retour eschatologique d’Élie. Entre ces deux moments, Pierre appelle ses auditeurs au repentir et à la conversion. C’est elle qui doit provoquer les « temps de répit » et le retour du Christ Jésus248. De cette manière, le rôle élianique est dévolu à Pierre : par sa prédication, il œuvre à la conversion des cœurs et prépare le Jour de la venue du Seigneur (cf. Ml 3,24)249. Si la conversion a lieu, ce jour sera non pas un jour de châtiment mais des « temps de répit » (ἀνάψυξις250), qui viendront « de la face du Seigneur » (ἀπὸ vétérotestamentaire, le faisceau convergent de leur grand nombre nous conduit à considérer que le récit de l’Ascension illustre aussi ce trait typiquement lucanien. Cf. U. KELLERMANN, „Zu den Elia-Motiven in den Himmelfahrtsgeschichten des Lukas“, AltesTestament.ForschungundWirkung (hrsg H.G. REVENTLOW) (Bern 1994), 123137. 247 O. BAUERNFEIND, „Tradition und Komposition in dem Apokatastasisspruch Apostelgeschichte 3,20 f.“,AbrahamunserVater(hrsg. O. MICHEL) (Leiden 1963), 16; C.K. BARRETT, The Acts of the Apostles. Preliminary Introduction and CommentaryonActsI-XIV (ICC ; Edinburgh 1994), 206. 248 ὅπως ἂν + subjonctif a un sens consécutif. Le schéma eschatologique d’Ac 3,19-22 sur la conversion des juifs précédant et provoquant le retour du Christ est identique à celui de Rm 11,25-32. 249 U. KELLERMANN note l’usage du verbe ἐπιστρέφω (se convertir) en Si 48,10 (ἐπιστρέψαι) et Ac 3,19 (ἐπιστρέψατε) : „Zu den Elia-Motiven in den Himmelfahrtsgeschichten des Lukas“, AltesTestament.ForschungundWirkung (hrsg H.G. REVENTLOW) (Bern 1994), 133. 250 L’unique autre référence d’ἀνάψυξις dans la Bible grecque est en Ex 8,11 où au contraire, « voyant qu’il y avait un répit (ἀνάψυξις), le Pharaon s’obstina. Il n’écouta pas Moïse et Aaron, comme l’avait dit le Seigneur. »

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προσώπου τοῦ κυρίου), expression caractéristique de Ml 3,1, puis Dieu enverra le Christ Jésus. En Ac 3,21 se trouve l’unique emploi dans toute la Bible grecque du substantif ἀποκατάστασις. La racine verbale ἀποκαθιστάνω dans le Nouveau Testament signifie « guérir » (Mc 3,5 ; 8,25 ; Mt 12,13 ; Lc 6,10) et « restaurer » (Mc 9,12 ; Mt 17,11 ; Ac 1,6). Nous l’avons déjà rencontrée dans ce dernier groupe de texte. Là, ἀποκαθιστάνω définit la mission eschatologique d’Élie, comme en Ml 3,24 (ἀποκαταστήσει). L’expression « ἀποκαταστάσεως πάντων » d’Ac 3,21 est proche de celle de Mc 9,12, « ἀποκαθιστάνει πάντα », où elle décrit l’action d’Élie lors de son retour. Nous avons déjà noté le caractère eschatologique du πάντα, impliquant une restauration universelle. L’omission en Lc de cette péricope, qui prend place après la transfiguration chez Mt et Mc, s’explique notamment par la volonté de l’évangéliste de réserver pour le livre des Ac le traitement de l’« apocatastase » des derniers temps251. Les deux expressions parallèles « que viennent les temps de répit venant de la face du Seigneur » et « que Dieu vous envoie celui qui vous est destiné, le Christ Jésus » pourraient désigner, la première l’envoi d’Élie, la seconde l’envoi de Jésus252. Ac 3,20-21 distingue donc trois temps : la venue des temps de répit (καιροὶ ἀναψύξεως), l’envoi du Christ Jésus et les temps de la restauration de toutes choses (χρόνων ἀποκαταστάσεως πάντων). Ces καιροὶ ἀναψύξεως sont peut-être les mystérieux καιροὶ de Si 48,10 lors desquels il est écrit qu’Élie devra « apaiser la colère avant qu’elle n’éclate »253. En Ac 3,20-21, ces « temps de répit » correspondent aux temps de l’« apocatastase », qu’Élie a pour mission de réaliser lors de sa venue eschatologique.

251 M.D. HOOKER, ““What Doest Thou Here, Elijah?”: A Look at St Mark’s Account of the Transfiguration”, The Glory of Christ in the New Testament (ed. L. HURST) (London 1987), 63. 252 R.J. MILLER, “Elijah, John, and Jesus in the Gospel of Luke”, NTS 34 (1988), 621 ; M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament(BZNW 88; Berlin 1997), 88 ; P. FAURE, Pentecôte et parousie, Ac 1,6-3,26 : l’Église et le mystère d’Israël entre les textes alexandrin et occidental des Actes des Apôtres (EtB NS 50 ; Paris 2003), 138. Le verbe ἀποστέλλω désigne l’envoi d’Élie en Ml 3,23 et de Jésus en Ac 3,21. 253 U. KELLERMANN, „Zu den Elia-Motiven in den Himmelfahrtsgeschichten des Lukas“, Altes Testament. Forschung und Wirkung (hrsg H.G. REVENTLOW) (Bern 1994), 133.

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Le texte est un tissu serré d’allusions aux traditions sur Élie qui s’appliquent à Jésus, à Pierre et même peut-être implicitement à Élie lui-même, avant la parousie. – Les deux récits de résurrection des « Actes des deux apôtres », l’un de Pierre (Ac 9,36-43), l’autre de Paul (20,7-12) utilisent des motifs élianiques254. En Ac 9,36-43, Pierre ressuscite une certaine Tabitha. Le fils de la veuve de Sarepta et Tabitha sont atteints d’une maladie qui les conduit à la mort. Le lieu du miracle, la chambre haute (τὸ ὑπερῷον), est identique en 1 R 17,19.23 et en Ac 9,37.39, nommé deux fois dans chaque cas. La résurrection d’Eutychos par Paul (Ac 20,7-12) se passe aussi dans la chambre haute (τὸ ὑπερῷον comme en 1 R 17,19.23 et en Ac 9,37.39). Paul prend l’enfant dans ses bras et déclare que son esprit (ψυχὴ) est à nouveau en lui (ἡ γὰρ ψυχὴ αὐτοῦ ἐν αὐτῷ ἐστιν : Ac 20,10). En 1 R 17,21, une expression très proche est mise dans la bouche d’Élie : ἡ ψυχὴ τοῦ παιδαρίου τούτου εἰς αὐτόν. Comme Élisée a ressuscité le fils de la Shunamite (2 R 4,18-21) en continuité du miracle d’Élie, ainsi Pierre et Paul à l’égard de Jésus. William Kurz a émis l’hypothèse que « l’intrigue de base de LucActes a été influencée par la structure de l’intrigue de Si 48,1-16255. » L’auteur entend montrer que Luc utilise consciemment cette section du Siracide pour composer le plan d’ensemble de ses deux volumes. Les indices textuels originaux qu’apporte Kurz sont les suivants : – Le parallèle entre Si 48,15 et Lc 21,23-24. En conclusion de l’éloge d’Élisée, l’exil du peuple d’Israël (nord et sud) est présenté comme étant la conséquence du rejet d’Élie et Élisée : « Malgré tout, le peuple ne se convertit pas (οὐ μετενόησεν ὁ λαὸς), ne renonça pas à ses péchés, jusqu’à ce qu’il fût déporté loin de son pays et dispersé sur toute la terre. » Semblablement, avant sa passion, Jésus annonce la chute de Jérusalem et la dispersion du peuple, et le livre des Actes met en récit l’exil du peuple de Dieu hors de la terre d’Israël, depuis Jérusalem jusqu’à Rome. 254

J.M. DANOWSKI, ElijaimMarkusevangelium(BWANT 180; Stuttgart 2008),

149. 255 W.S. KURZ, “Intertextual Use of Sirach 48:1-16 in Plotting Luke-Acts”, The GospelsandtheScripturesofIsrael (ed. C.A. EVANS – W.R. STEGNER) (JSNTSup 104 ; Sheffield 1994), 308.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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– Si 48,12 souligne chez Élisée l’absence de crainte face aux puissants : « ses jours durant, il ne fut ébranlé par aucun chef et personne ne put lui en imposer256. » Les Actes des Apôtres se terminent semblablement : à Rome, Paul, même prisonnier, prêche la Parole « en toute assurance, sans entrave ». Il est certain que Luc reprend le modèle biblique du prophète rejeté par son peuple, et qu’Élie-Élisée en sont une illustration éminente. Mais Kurz mêle citations implicites, allusions et motifs dans les indices textuels qu’il relève257, ce qui affaiblit la démonstration d’ensemble. 1.4.5 Élie et Paul Ernest Käsemann, dans son commentaire de l’épître aux Romains, suggère que Paul, « voyant le caractère salvifico-historique de sa mission, a pu se croire lui-même l’Élie des derniers temps ». Nicholas Wright et Osvaldo Vena ont développé l’idée258 : 1. La fonction prophétique était largement répandue au sein des premières communautés chrétiennes (1 Co 7,40 ; 14,18-19.37). La vocation de Paul (Ga 1,13-16), les persécutions qu’il a subies (1 Co 4,9-13 ; 2 Co 5,18-6,2), l’opposition venant du manque de foi de son peuple (Rm 10,1 ; 11,13-15), incliné à l’idolâtrie (1 Th 1,19), ses prédications et actes de puissance lui confèrent une identité prophétique. 2. Certains traits rapprochent Paul plus spécifiquement de la figure d’Élie : son envoi aux païens (Rm 11,13. Cf. 1 R 17,8-24) ; 256 SAINT THOMAS D’AQUIN a bien observé que le verset peut s’appliquer de façon ambivalente à Élie aussi bien qu’à Élisée : « potest aliquis homines revereri inquantum Deo contrariantur. Et sic laudantur qui homines non reverentur : secundum illud Eccli. 48,13, de Elia vel Elisaeo : Indiebussuisnonpertimuitprincipem » (Summa Theologiae, IIa-IIae, 19,4, ad 1). L’absence de crainte devant les puissants forme une charnière narrative entre les deux éloges. 257 Par exemple, Kurz justifie ainsi la reprise volontaire d’un « motif thématique » dans le cantique de Marie, entre « il renverse les puissants de leur trône (καθεῖλεν δυνάστας ἀπὸ θρόνων) » (Lc 1,52) et « lui qui précipita des rois dans la ruine (ὁ καταγαγὼν βασιλεῖς εἰς ἀπώλειαν) » (Si 48,6) : “The Lukan difference in wording would correspond to the Greco-Roman principle of imitation by paraphrasing one’s source in one’s own style.” Un tel type de dépendance de Luc vis-à-vis de ces sources semble plutôt artificiel. 258 N.T. WRIGHT, “Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1:17)”, JBL 115 (1996), 683-692 ; O.D. VENA, “Paul’s Understanding of the Eschatological prophet of Malachi 4:5-6”, BR 44 (1999), 35-54. La citation de Käsemann provient de l’article de Vena, p. 35.

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sa translation au ciel (2 Co 12. Cf. 2 R 2,11). En Rm 11,2-5, nous l’avons vu, Paul se compare explicitement à Élie. Wright voit même dans la fuite d’Élie à l’Horeb le paradigme du séjour de Paul en Arabie (Ga 1,17. Le Sinaï est expressément situé en Arabie en Ga 4,25). 3. Paul s’approprie, de différentes manières, la prophétie sur le retour eschatologique d’Élie : il conçoit sa mission comme l’effet d’un envoi (ἀποστέλλω est en Ml 3,23 et 1 Co 1,17. Il se dit ἀπόστολος en Rm 1,5 ; 1 Co 9,2 ; Ga 2,8) ; le « Jour du Seigneur (ἡμέραν κυρίου) » est le temps de la venue d’Élie (Ml 3,23) et de la parousie finale du Christ (Rm 2,16 ; 1 Th 5,2)259. Cette parousie se produira lorsque tout Israël reconnaîtra son messie (cf. Rm 11,26). Paul travaille à cette reconnaissance par sa prédication dans les synagogues. Or, Paul est convaincu qu’il assistera, de façon prochaine, au retour final du Christ (1 Th 4,13-18 ; 1 Co 15,50-57). Il se serait donc considéré lui-même, d’après Vena, comme l’Élie qui devait revenir, précédant et préparant le Jour du Seigneur260. Wright est plus prudent, en se contentant d’affirmer que Paul a pris le prophète Élie comme modèle de représentation de son ministère261. Même s’il apporte d’intéressantes données comparatives, Vena ne distingue pas les niveaux d’énonciation dans l’usage des références vétérotestamentaires. Si nous adhérons sans réserve à son propos initial – « mon argument principal sera basé sur l’usage par Paul du langage élianique qui provient de la tradition de Malachie 3,1 et 3,23-24 et sur la façon dont ce langage semble informer la compréhension qu’a Paul de sa mission »262 –, qui pense la relation entre les épîtres pauliniennes et les traditions sur Élie en termes d’« usage de langage », cela ne permet pas de conclure que Paul ait considéré que s’accomplissait en lui la prophétie sur le retour eschatologique d’Élie. 259 « Dieu ne nous a pas réservés pour sa colère, mais pour entrer en possession du salut par notre Seigneur Jésus Christ » (1 Th 5,9) pourrait faire écho à la mission eschatologique d’Élie en Si 48,10 où le ministère du prophète a pour but, lors des « menaces futures », d’« apaiser la colère avant qu’elle n’éclate ». 260 D. VENA, “Paul’s Understanding of the Eschatological prophet of Malachi 4:5-6”, BR 44 (1999), 53-54. Son hypothèse que la fonction eschatologique élianique aurait été transférée à Jean-Baptiste par les évangiles synoptiques après le constat d’échec de la parousie avant la mort de Paul (p. 51) omet complètement l’étude des matériaux pré-rédactionnels des évangiles canoniques. 261 N.T. WRIGHT, “Paul, Arabia, and Elijah (Galatians 1:17)”, JBL 115 (1996), 683; 688. 262 “My main argument will be based on Paul’s use of the Elijah language which comes out of the tradition of Malachi 3:11 [sic] and 4:5-6 (3,23-34 MT) and how this language seems to inform Paul’s understanding of his mission”: D. VENA, “Paul’s Understanding of the Eschatological prophet of Malachi 4:5-6”, BR 44 (1999), 36.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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1.4.6 He 11,34-38 « La nuée de témoins qui nous entoure » (He 12,1) est formée d’Abel (He 11,4) et des prophètes postérieurs (He 11,32ss). Ayant évoqué quelques figures individuelles, la lettre parle ensuite de manière générique de l’exemple des ancêtres : « Ils échappèrent au tranchant du glaive, furent rendus vigoureux, de faibles qu’ils étaient […]. Des femmes ont recouvré leurs morts par la résurrection […]. Ils sont allés çà et là, sous des peaux de moutons et des toisons de chèvres, dénués, opprimés, maltraités. Eux dont le monde était indigne, errant dans les déserts, les montagnes, les cavernes, les antres de la terre » (He 11,34-38).

Derrière ces expressions générales se trouvent des emprunts aux récits élianiques. Élie « échappe au tranchant du glaive » en 1 R 19,2, lorsqu’il fuit Jézabel. En 1 R 19,8, il fut « rendu vigoureux de faible qu’il était » grâce au réconfort de l’ange. Parmi les « femmes qui ont recouvré leurs morts par la résurrection » figure la veuve de Sarepta (1 R 17,22-23). Élie comme les ancêtres porte un habit pauvre caractéristique (2 R 1,8), « errant dans les déserts » (1 R 19,4.7), « les montagnes et les cavernes » (cf. 1 R 19,8-13). Le motif élianique n’est pas le seul, d’autres figures vétérotestamentaires forment le linéament de ce texte, mais il y exerce son influence. 1.4.7 Dans le livre de l’Apocalypse 1.4.7.1 Ap 2,20 Dans l’Apocalypse de Jean, le voyant a pour mission de dénoncer l’idolâtrie dans le peuple de Dieu en la comparant à la prostitution, à la manière des prophètes classiques. Les paroles qu’il doit prononcer rappellent le combat d’Élie : il s’en prend vigoureusement à une prophétesse Jézabel qui entraîne dans ses pratiques idolâtriques les membres de l’église de Thyatire (Ap 2,20). Déjà auparavant, il a reproché à l’église de Pergame d’avoir en son sein certains « qui tiennent la doctrine de Balaam » (Ap 2,14), divinité sidonienne introduite par Jézabel en Israël263. 263 J.M. DANOWSKI voit un rapport entre Jean de Patmos et Élie (ElijaimMarkuevangelium (BWANT 180; Stuttgart 2008), 150). Cependant, il ne distingue pas suffisamment les différents niveaux d’utilisation des traditions sur Élie en affirmant : „In der Johannesapocalypse zeichnet Johannes von Patmos nicht nur Jesu Zeugen als wiedergekommenen Elija, sondern auch sich selbst.“ Il est exagéré à notre avis de dire qu’ici le voyant de l’Apocalypse se considère lui-même comme Élie. La relation fonctionne à un niveau purement littéraire.

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1.4.7.2 Ap 11,3–13 Ces versets appartiennent à la section des sept trompettes, commencée en 8,6 et se terminant en 14,20. Un ange sonne l’avant-dernière et sixième trompette en 9,13 et à partir de ce moment, une série d’œuvres merveilleuses se produit : quatre anges provoquent des fléaux qui tuent le tiers de l’humanité (9,14-21) ; un autre ange annonce à Jean, le voyant, la consommation du temps et la venue prochaine de la septième trompette (10,6-7), l’enjoint de manger le livre (10,8-11) et de mesurer le temple (11,1-2). Puis interviennent les deux témoins. Ils prophétisent devant les païens qui foulent la Ville Sainte pendant quarante-deux mois ou trois ans et demi. Mis à mort, ils ressuscitent trois jours et demi après et sont emportés au ciel (11,3-13). Alors retentit la dernière trompette (11,15). Ces deux témoins interviennent donc à un moment majeur du scénario apocalyptique et de nombreuses manières, ils portent les traits d’Élie. Ils exercent leur mission prophétique en accomplissant des miracles (11,3-6) jusqu’à ce que « la Bête surgie de l’Abîme » leur fasse la guerre, les vainque et les tue. Leurs cadavres restent exposés sous les yeux réjouis des « habitants de la terre » (11,7-10) jusqu’à ce qu’ils ressuscitent et montent au ciel (11,11-12). Un tremblement de terre provoque la mort de sept mille hommes tandis que les survivants se convertissent (11,13). L’épisode est centré sur la mort, la résurrection et l’ascension des deux témoins. Rien n’est dit de leur mission proprement dite, si ce n’est les pouvoirs dont ils disposent, ni du contenu de leur prophétie durant les trois ans et demi dans la Ville Sainte. Leur martyre semble le contenu même de leur mission et du témoignage prophétique qu’ils ont à rendre. La durée durant laquelle les païens foulent la Ville Sainte est de quarante-deux mois, tandis que les deux témoins prophétisent pendant mille deux cent soixante jours (11,2-3). La durée est équivalente au temps de la sécheresse provoquée par la parole d’Élie d’après Lc 4,25 et Jc 5,17 ainsi qu’au temps de la persécution en Dn 7,25 ; 9,27 ; 12,7.11. Cette durée est celle aussi du séjour de la femme au désert en Ap 12,6.14 et de la colère de la Bête sur la mer en 13,5. « C’est le temps que dure la détresse, comme temps brisé du chiffre sacré sept […], c’est le temps de la détresse de l’Église qui précède le temps de la fin264. » 264

M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament(BZNW 88; Berlin 1997), 267.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Les deux témoins (τοῖς δυσὶν μάρτυσίν μου) sont anonymes265. Ap 13,3 emprunte sa description symbolique des témoins à la vision du prophète Zacharie : « ce sont les deux oliviers et les deux flambeaux » (cf. Za 4,1-14). « Si l’on s’avisait de les malmener, un feu jaillirait de leur bouche pour dévorer leurs ennemis ; oui, qui s’aviserait de les malmener, c’est ainsi qu’il lui faudrait périr. Ils ont pouvoir de clore le ciel afin que nulle pluie ne tombe durant le temps de leur mission » (Ap 11,5-6).

Deux motifs élianiques sont repris ici : le feu qui descend du ciel et dévore les ennemis (2 R 1,10.12.14) et la puissance de clore le ciel pour que nulle pluie ne tombe (1 R 17,1). Après leur mort, les témoins « montent au ciel sur une nuée, et leurs ennemis les virent (ἀνέβησαν εἰς τὸν οὐρανὸν ἐν τῇ νεφέλῃ, καὶ ἐθεώρησαν αὐτοὺς οἱ ἐχθροὶ αὐτῶν) » (Ap 11,12), comme Élie qui, à son départ, monte au ciel sur une nuée de feu, tandis qu’Élisée le voit. Diverses tentatives ont été faites pour identifier ces deux témoins : Élie et Hénoch ou Pierre et Paul266. Mais les deux agissent en commun identiquement et ont tous deux des traits élianiques. Le livre de l’Apocalypse n’oriente donc pas vers une identification individuelle de chacun des témoins. Ils illustrent tous deux la fonction prophétique de l’Église, témoin du Christ267. L’envoi des disciples par deux est 265 Déjà en Ap 2,13, Antipas est dit « mon témoin fidèle (ὁ μάρτυς μου ὁ πιστός μου), qui fut mis à mort chez vous », tandis qu’en 17,6, ce sont les saints qui ont versé leur sang comme « témoins de Jésus (τῶν μαρτύρων Ἰησου) ». C’est leur appartenance à Dieu, à Jésus, qui les définit uniquement. 266 Pierre et Paul furent martyrisés ensemble à Rome. Or la mort des témoins a lieu dans la « grande ville » (Ap 11,8), expression qui désigne Rome partout ailleurs (Ap 16,19 ; 17,18 ; 18,10.16.18). Dans la littérature apocalyptique, Hénoch était déjà associé à Élie dans l’attente de son retour eschatologique, étant tous deux décrits par la Bible comme n’ayant pas connu la mort (1 Hen 90,31). Hippolyte de Rome voit dans les deux témoins d’Ap 11 le retour d’Hénoch et Élie au temps de l’Anti-Christ (De Antichristo 43, daté de 200 et In Danielem 4,35, daté de 204). Tertullien (De Anima 50,5) atteste aussi cette tradition. L’Apocalypse d’Élie, datée de la 2e moitié du 3e s., évoque à deux reprises ce retour conjoint d’Hénoch et Élie (4,7-20 et 5,32ss). Cf. R. BAUCKHAM,“The Martyrdom of Henoch and Elijah: Jewish or Christian?”, JBL 95 (1976), 447-458. 267 Cf. J.M. NÜTZEL, „Elia- und Elischa- Traditionen im Neuen Testament“, 170: „Die Kirche trägt Züge des Elija“; M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament, 271: „Die Propheten sind eine Einheit und so hegt die Betonung nicht auf ihrer Person, sondern auf ihrer Funktion als Propheten.“ L’énumération des personnes qui voient les corps des deux témoins sans sépulture ἐκ τῶν λαῶν καὶ φυλῶν καὶ γλωσσῶν καὶ ἐθνῶν est la même qu’en Ap 5,9 ; 7,9 ; 13,7 ; 14,6 où ils représentent l’Église dans sa totalité.

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depuis l’origine le type même de l’envoi missionnaire, signe de son authenticité (cf. Lc 10,1). En Za 4, les deux témoins autour du Seigneur de toute la terre sont identifiés plus loin comme les deux messies (Za 4,14), vraisemblablement le messie royal et le messie sacerdotal, Zorobabel et Josué, le prince et le prêtre (Za 6,13). L’action conjointe et fusionnée des deux témoins en Ap signifie l’accomplissement du double messianisme et la concentration de la fonction royale et prophétique dans l’Église268. La description de ces personnages est dès lors sans rapport avec le retour eschatologique d’Élie, même s’il y a reprise de motifs élianiques. 1.4.7.3 Ap 12,6.14 La scène suivant celle des témoins voit intervenir une femme en train d’accoucher et, en face d’elle, un « énorme dragon » cherchant à « dévorer son enfant aussitôt né » (Ap 12,4). Pour y échapper elle s’enfuit au désert où Dieu la nourrit. « La nourriture miraculeuse de la femme céleste dans le désert, représentée comme accomplie à travers un ange, est probablement modelée sur la nourriture d’Élie au torrent du Cherith (1 R 17,22ss). Il y a aussi en surimpression une allusion à l’approvisionnement de la manne dans le désert (Ex 16,13ss ; Ps 78,24 ; 105,40)269. »

Les mille deux cent soixante jours d’Ap 12,6 équivalent à la durée « un temps, des temps et la moitié d’un temps » d’Ap 12,14, soit trois ans et demi, comme en Lc 4,25, Jc 5,17 et Ap 11,2-3. 1.5 CONCLUSION Au terme de cet inventaire de l’ensemble des traditions sur Élie dans le Nouveau Testament, quelques caractéristiques générales apparaissent quant à leur permanence, le contexte de leur emploi et les modalités de leur reprise : 268 Cf. R. BAUCKHAM,TheClimaxofProphecy:StudiesontheBookofRevelation (Edinburgh 1993), 274: “They are not part of the church, but the whole church insofar as it fulfils its role as faithful witness.” 269 J. JEREMIAS, “Ἡλ(ε)ίας”, TDNT II (ed. G. KITTEL) (Grand Rapids 1966), 935.

1. CRITIQUE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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– Une relation complexe aux traditions vétérotestamentaires, faite d’étroite dépendance littérale et d’innovation. La langue néotestamentaire est essentiellement tributaire de celle de la Septante, mais le texte hébraïque continue à exercer son influence, ainsi que les autres traductions grecques anciennes. – L’influence de l’apocalyptique émerge peut-être dans la reprise des traditions bibliques antérieures : l’annonce de la sécheresse et de la famine qu’elle engendre (1 R 17,1) est mentionnée en Lc 4,25 ; Jc 5,17 ; Ap 11,6. Dans chacun de ces passages, le temps de la sécheresse est de trois ans et demi, tandis que 1 R 18,1 ne parle que de « la troisième année » (ἐν τῷ ἐνιαυτῷ τῷ τρίτῳ), sans préciser davantage. Joachim Jeremias émet l’hypothèse d’une tradition palestinienne distincte270. Quoique possible, cette hypothèse n’apporte pas d’explication sur son origine. Celle de Georg Fohrer semble la plus vraisemblable : « cette tradition a son fondement dans le fait que trois ans et demi forment la moitié d’une période sabbatique et, comme en Dn 7,25 ; 8,14 ; 9,27 ; 12,7.11, représentent un cycle de désastre271. » Une tendance apocalyptique est sensible aussi dans l’orientation totalisante des personnes concernées par la sécheresse (la famine s’étend seulement en Samarie en 1 R 18,2, tandis qu’elle concerne « toute la terre » en Lc 4,25) et des destinataires de la mission eschatologique d’Élie : le « rétablissement » des relations mutuelles, décrit en Ml 3,23-24 et Si 48,10 concerne « toutes choses » en Mc 9,13 (ἀποκαθιστάνει πάντα) et Ac 3,21 (ἀποκαταστάσεως πάντων). – Deux types fondamentaux d’usages des traditions antérieures se dégagent, que Beale nomme « l’usage rhétorique », par le choix d’un rédacteur, et « l’usage assimilé », qui peut se faire sans intention consciente272. – Des rapports différents à la personne d’Élie. Parfois il a un statut à part, il est le prophète eschatologique annoncé par Ml 3,23-24 (Mt 11,7-18 ; Mt 17,10-13 // Mc 9,11-13 ; Mt 16,14 // Mc 8,28 // Lc 9,19 ; Mc 6,14-15 // Lc 9,7-8), parfois il est une simple figure de prophète au même rang que les autres. Rm 11,2-5 et Jc 5,17 citent un épisode de la vie d’Élie, qui sert de modèle au croyant : 270

J. JEREMIAS, Idem., 934. G. FOHRER, Elia (AbhTANT 53 ; Zürich 19682), 11, n. 9. 272 G.K. BEALE, HandbookontheNewTestamentUseoftheOldTestament(Grand Rapids 2012), 78 et 91. 271

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« ainsi pareillement aujourd’hui » (Rm 11,5), « semblable à nous » (Jc 5,17). Élie est une des grandes figures bibliques du passé, sans statut particulier. Sa disparition mystérieuse et la prophétie sur son retour eschatologique ne jouent ici aucun rôle direct. Ainsi aussi le discours de Jésus à la synagogue de Nazareth (Lc 4) où Élie est invoqué au même titre qu’Élisée, comme un exemple typique du passé sans qu’il y ait davantage de référence à des croyances qui donneraient au prophète un statut à part ou un mode de présence exceptionnel. Cette référence à Élie est là pour illustrer la déclaration préalable : « aucun prophète n’est bien reçu dans sa patrie » (Lc 4,24), de même que l’exemple d’Élie dans l’épître de Jacques est invoqué pour illustrer la déclaration préalable : « la supplication fervente du juste a beaucoup de puissance » (Jc 5,16). – Une différence d’approches entre rédacteurs. Celle-ci a été relevée à l’occasion de la citation mixte d’Ex 23,20 – Ml 3,1 en Mc ,2 – Mt 11,10 – Lc 7,27 : tandis que Mc part de la citation écrite, attribuée au prophète Isaïe, et envisage ensuite le ou les sujet(s) en le(s)quel(s) elle s’accomplit, Mt et Lc partent de Jean-Baptiste et définissent son identité à partir de sa personne, à l’aide d’un écrit antérieur. Texte du passé et événement historique actuel constituent deux points de départ et d’arrivée possibles du raisonnement, sous-tendus par un schéma de promesse et d’accomplissement.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE Nous allons à présent reprendre ces traditions néotestamentaires sur Élie selon deux approches, correspondant au projet d’ensemble de notre étude : d’une part, ce que l’on peut dire de l’histoire de la formation du Nouveau Testament (2.1) permettra d’identifier à titre hypothétique les strates de développement des traditions sur Élie (2.2) ; d’autre part, les observations faites sur le développement des traditions élianiques néotestamentaires apporteront des éléments pour mieux comprendre l’histoire de la formation du Nouveau Testament (2.3). 2.1 ÉLABORATION D’UN

MODÈLE D’INVESTIGATION

Tom Holmén et Stanley Porter ont rassemblé un grand nombre d’études synthétiques sur le Jésus de l’histoire réalisées par les tenants de toutes les écoles actuelles majeures d’exégèse néotestamentaire1. Face à « l’hétérogénéité méthodologique de la recherche sur le Jésus historique » et « la multiplicité des points de vue » observées par Holmén, personne ne peut prétendre fournir un modèle unique englobant. Toutefois, note-t-il, les lignes de convergences sont nombreuses entre ces différentes approches et il est possible de « tracer son propre chemin, en observant à quels points il croise celui des autres recherches analogues2. » Dans cet esprit, nous intègrerons les trois aspects suivants : 1 – la critique textuelle ; 2 – l’usage des critères d’historicité ; 3 – les phases de développement de la tradition néotestamentaire.

1 HandbookfortheStudyoftheHistoricalJesus (ed. T. HOLMÉN – S.E. PORTER) (Leiden 2011). Quatre volumes. 2 T. HOLMÉN, “A Metalanguage for the Historical Jesus Methods: An Experiment”, HandbookfortheStudyoftheHistoricalJesus. 1 (ed. T. HOLMÉN – S.E. PORTER) (Leiden 2011), 589-614. Page 589 pour les citations.

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2.1.1 Critique textuelle À l’instar de l’évolution des études vétérotestamentaires et, semblet-il, avant elles, un apport majeur d’Ed Parish Sanders fut de refonder la critique littéraire dans la critique textuelle, en réaction contre le caractère trop conjectural des hypothèses de la critique des formes3. Cependant, si les longues durées sur lesquelles se développent les traditions vétérotestamentaires permet parfois de les isoler les unes des autres, il n’en va pas de même pour le Nouveau Testament. Bien que les types textuels byzantin, alexandrin et occidental représentent des familles de manuscrits distinctes, il est difficile, en l’état actuel de nos connaissances, de déterminer l’antériorité de telle ou telle tradition littéraire4. Il reste qu’un certain nombre de cas peuvent être exploités. C’est par là qu’il faut commencer. 2.1.2 Critères d’historicité 2.1.2.1 Intérêt et usage Les critères d’historicité sont l’outil principal de la critique historique. Ils visent à distinguer les faits des récits qui les transmettent et à distinguer dans ces récits différents niveaux de construction des faits. S’ils sont abandonnés par beaucoup aujourd’hui, ils nous paraissent conserver une certaine validité, à condition de les dissocier de bien des préjugés dans lesquels la critique des formes les avait enfermés5. Une prise en compte suffisante de principes fondamentaux d’épistémologie historique, jointe aux recherches sur la tradition et la mémoire sociale permettent de définir plus précisément ce qu’il est possible d’en attendre. 3 « “Traditionsgeschichte” and textual history should not be separated too strictly »: E.P. SANDERS, TheTendenciesoftheSynopticTradition(SNTSM 9; Cambridge 1969), 30. 4 Pour la critique textuelle, nous disposons maintenant de R.J. SWANSON, New TestamentGreekManuscripts.VariantReadingsArrangedinHorizontalLinesagainst Codex Vaticanus (Sheffield 1995 – ). Ayant fait la collation d’environ cinquante témoins-clés, sous chaque verset du Codex Vaticanus sont disposées les variantes, ce qui permet d’analyser le comportement des différentes traditions manuscrites de façon beaucoup plus évidente que dans les apparats critiques. Cependant, l’outil est d’un usage délicat car l’ancienneté littéraire des textes est une question distincte de l’ancienneté de la tradition manuscrite. 5 Cf. C. KEITH, “The Indebtedness of the Criteria Approach to Form Criticism and Recent Attempts to Rehabilitate the Search for an Authentic Jesus”, Jesus, Criteria,andtheDemiseofAuthenticity (C. KEITH – A. LE DONNE, eds) (New York 2012), 25-48.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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2.1.2.1.1 Surl’épistémologiehistorique Paul Ricœur a tracé avec précision une voie entre l’historicisme qui ignore tout du narratif et le constructionisme qui ne voit dans les textes que des représentations fictionnelles : « Autant il faudra résister […] à la tentation de dissoudre le fait historique dans la narration et celle-ci dans une composition littéraire indiscernable de la fiction, autant il faut refuser la confusion initiale entre fait historique et événement réel remémoré. Le fait n’est pas l’événement, lui-même rendu à la vie d’une conscience témoin, mais le contenu d’un énoncé visant à le représenter. Ainsi compris, le fait peut être dit construit par la procédure qui le dégage d’une série de documents dont on peut dire en retour qu’ils l’établissent. Cette réciprocité entre la construction (par la procédure documentaire complexe) et l’établissement du fait (sur la base du document) exprime le statut épistémologique spécifique du fait historique6. »

John Meier, refusant de renoncer à la recherche de la preuve historique, a donné une nouvelle impulsion à l’utilisation des critères d’historicité7. Mais plutôt que de porter un jugement d’authenticité ou d’inauthenticité sur les matériaux de la tradition synoptique, Meier invite à distinguer entre l’historicité réelle et notre capacité à y accéder, entre le Jésus historique et le Jésus réel8. L’historien « exprime le statut épistémologique spécifique du fait historique » en faisant usage de procédures rationnelles méthodiques sur les documents. En d’autres termes, il est plus rigoureux de parler de nos possibilités variées d’atteindre la preuve historique que d’authenticité. En se croyant capable de délimiter nettement la frontière entre l’historique et le rédactionnel, la critique des formes restait encore tributaire de la naïveté du positivisme historique du 19e siècle. Si l’on renonce à réduire le matériel traditionnel à deux catégories (historique / non historique), les critères d’historicité demeurent utiles 6

P. RICŒUR LaMémoire,l’histoire,l’oubli (Paris 2000), 227. J.P. MEIER, Uncertainjuif,Jésus.Lesdonnéesdel’histoire.I. Les sources, les origines, les dates (Paris 2004) [Trad. fr. de Jesus, A Marginal Jew. Rethinking the HistoricalJesus. I. The Roots of the Problem and the Person (New York 1991)]. II. La parole et les gestes (Paris 2005)[Trad. fr. de II. Mentor, Message and Miracles (New York 1994)]. III. Attachements, affrontements, ruptures (Paris 2005)[Trad. fr. de III. Companions and Competitors (New York 2001)]. IV. La Loi et l’amour (Paris 2009) [Trad. fr. de RethinkingtheHistoricalJesus. IV. Law and Love (New York 2009)]. 8 J.P. MEIER, Uncertainjuif,Jésus.I(Paris 2004), 31 : « le Jésus historique n’est pas le Jésus réel et inversement. Le Jésus historique peut nous fournir des éléments de la personne « réelle », mais rien de plus. » 7

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et offrent une gamme plus variée de possibilités d’appréciation. Au cas par cas, ils permettent de définir de quelle manière tel logion, tel récit est accessible à la raison historique, en ne perdant jamais de vue que les évènements du passé peuvent être historiques tout en échappant partiellement ou totalement, et à des degrés divers, à nos outils d’analyse. Plus positivement, le traitement historique des traditions consiste à hiérarchiser nos connaissances, des mieux établies aux plus incertaines. Les catégories de prouvable et d’improuvable s’avèrent alors plus adaptées à la complexité des faits que les catégories d’historique et de non-historique. En ce sens, l’appelation « critères d’authenticité », à laquelle nous préférons « critères d’historicité », est un « abus de langage (misnomer) »9. Il ne s’agit pas de renconstruire le passé mais de mesurer nos possibilités de le connaître : « Le but de l’historien n’est pas de creuser pour atteindre une mémoire non réfractée mais de rendre compte des réfractions mnémoniques les plus anciennes d’une histoire-mémoire10. »

L’historicité n’est guère susceptible de variations, puisque le fait qu’un événement ait eu lieu, qu’une parole ait été prononcée, est ou n’est pas. La prouvabilité en revanche peut faire l’objet d’un nombre illimité de degrés, selon que fonctionnent un ou plusieurs critères d’historicité et selon l’ordre dans lequel ils interviennent. Là où aucun critère n’a de prise, mieux vaut classer la donnée étudiée dans le domaine de l’improuvable que dans celui du non-historique ou de l’inauthentique et, au lieu d’un résultat illusoirement définitif, le jugement se porte du côté où le poids de la preuve penche le plus11. Le but de la recherche est ainsi d’établir la raison historique sur les preuves empiriques les plus fortes possibles. 2.1.2.1.2 Recherchessurlatraditionetlamémoiresociale Par ailleurs, les recherches sur la tradition et la mémoire sociale entraînent une révision globale des critères d’historicité. Birger Gerhardsson critiqua les présupposés de la critique des formes en 9 C. KEITH, “The Indebtedness of the Criteria Approach to Form Criticism and Recent Attempts to Rehabilitate the Search for an Authentic Jesus”, 47. 10 A. LE DONNE, TheHistoriographicalJesus:Memory,Typology,andtheSonof David (Waco 2009), 87 (“The aim is not to dig for an unrefracted memory; the historian’s aim is to account for the earliest mnemonic refractions of a memory-story”). 11 Sanders parle de “prépondérance des probabilités (balance of probability)” : E.P. SANDERS, TheTendenciesoftheSynopticTradition(SNTSM 9; Cambridge 1969), 274.285.

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observant que la notion de tradition, partout utilisée, n’avait jamais fait l’objet de recherches pour elle-même, de manière à comprendre comment les auteurs du Nouveau Testament eux-mêmes la concevaient. Son ouvrage MemoryandManuscript expose longuement la manière dont le judaïsme rabbinique surtout, mais aussi les écoles hellénistiques et le christianisme primitif, concevaient les processus de transmission12. La critique des formes avait supposé que ces communautés chrétiennes primitives étaient presqu’inconscientes de ce qu’elles mettaient en œuvre dans la production et la transmission de leurs traditions, et que la recherche scientifique devait, elle, reconstruire cette histoire par-delà ses acteurs. Or, notait Gerhardsson, avant de chercher à reconstituer les strates de développement de la tradition néotestamentaire avec nos propres catégories, il convient de relever dans les textes du Nouveau Testament et de la littérature contemporaine de leurs auteurs, toutes les annotations qui explicitent les différentes phases de création et de transmission, à travers la mémorisation orale et la consignation écrite. Les sciences ethno-anthropologiques ont apporté d’importants éclairages sur le fonctionnement de la transmission des savoirs dans les sociétés antiques. En même temps que Bultmann et Dibelius développaient leur propre méthode, Maurice Halbwachs13, Marcel Jousse14 menaient des recherches anthropologiques, qui sont restées largement ignorées par les études bibliques académiques jusqu’à une date récente. Un peu plus tard, Kenneth Bailey a mené au sud du Liban des expériences dont il a tiré les leçons pour l’étude des évangiles15. 12

B. GERHARDSSON, Memory and Manuscript: Oral Tradition and Written TransmissioninRabbinicJudaismandEarlyChristianity (Uppsala 1961). Ultérieurement, R. RIESNER, Jesus als Lehrer (WUNT II 7; Tübingen 19842); S. BYRSKOG, Jesus the Only Teacher (ConBNT 24; Stockholm 1994); ID. Story as History – HistoryasStory(WUNT 123; Tübingen 2000) ont repris et consolidé les analyses de Gerhardsson. 13 M. HALBWACHS, LesCadressociauxdelamémoire (Paris 1925). Récemment, ses travaux ont été repris par A. KIRK, “Social and cultural memory”, Memory,Tradition,andText (ed. A. KIRK – T. THATCHER) (SBLSS 52; Atlanta 2005), 1. 14 M. JOUSSE, Étudesdepsychologielinguistique :lestyleoral,rythmiqueetmnémotechniquechezlesverbomoteurs (Paris 1925). Repris par W.H. KELBER, “The Works of Memory: Christian Origins as MnemoHistory – A Response”, Memory,Tradition, andText (ed. A. KIRK – T. THATCHER) (SBLSS 52; Atlanta 2005), 234-235. 15 K.E. BAILEY, “Informal Controlled Oral Tradition and the Synoptic Gospels”, AsiaJournalofTheology 5 (1991), 34-54; “Middle Eastern Oral Tradition and the Synoptic Gospels”, ExpTim 106 (1995), 363-7 et J.D.G. DUNN, The Oral Gospel Tradition (Grand Rapids 2013), 139-175. Bailey commence ses experiences à partir de 1955.

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Dans cet esprit, Alan Kirk16 et Tom Thatcher17, James Dunn18 et Richard Bauckham19 ont montré de quelle manière la critique des formes a négligé une réflexion sur la notion même de mémoire et de transmission en dissociant la mémoire authentique des faits et le langage pour la véhiculer. Des chercheurs américains intègrent désormais les critères d’historicité à cette nouvelle problématique20. L’histoire de la tradition synoptique s’attachera alors à discerner à quelle étape de la transmission se situe telle parole, à quel niveau de la tradition se rattache telle structure de langage. C’est la tâche que se propose Anthony Le Donne : « Les critères traditionnels peuvent être employés de concert avec une prise en compte critique des différentes trajectoires mnémoniques à notre disposition, de manière à mettre en avant le portrait historique le plus plausible21. »

Après une présentation synthétique des critères d’historicité prenant en compte ces différentes perspectives, nous tracerons quelques unes de ces « trajectoires mnémoniques », ou phases de développement des 16 A. KIRK, “Cognition, Commemoration, and Tradition: Memory and the Historiography of Jesus Research”, EarlyChristianity 6 (2015), 285-310. 17 A. KIRK – T. THATCHER, “Jesus Tradition as Social Memory”, Memory,Tradition,andText (SBL; Atlanta 2005), 41 : “Memory resembles not so much a storage bin for data as it does an operating system that works by economizing, condensing, typifying, and schematizing, thereby creating cognitive scripts that gives individuals orientation to the world. Descriptions such as these bear obvious similarities to longobserved characteristics of the forms of the oral Gospel tradition. In this respect, memory theory may provide a way through the impasses of form criticism.” 18 Cf. J.D.G., DUNN,JesusRemembered(Grand Rapids – Cambridge 2003), 328: “If the Synoptic tradition does not give us direct access to Jesus himself, neither does it leave us simple in the faith of the first-century Christian churches stopped well short of that goal. What it gives us rather is the remembered Jesus – Jesus not simply as they chose to remember him, but also as the impact of his words and deeds shaped their memories and still reverberated in their gatherings.” 19 R. BAUCKHAM, Jesus and the Eyewitnesses (Grand Rapids 2006), ch. 13: “Eyewitness Memory”. Bauckham s’appuie largement sur P. RICŒUR, Lamémoire, l’histoire,l’oubli(Paris 2000). 20 Cf. A. LE DONNE, TheHistoriographicalJesus:Memory,Typology,andthe SonofDavid (Waco 2009), 65-92; J. SCHRÖTER, “The Criteria of Authenticity in Jesus Research and Historiographica Method”, Jesus,Criteria,andtheDemiseof Authenticity (C. KEITH – A. LE DONNE, eds) (New York 2012), 49-70. 21 A. LE DONNE, “The Criterion of Coherence: Its Development, Inevitability, and Historical Limitations”,Jesus,Criteria,andtheDemiseofAuthenticity (C. KEITH – A. LE DONNE, eds) (New York 2012), 96 (“The traditional criteria can be employed in concert with a critical accounting of the varying mnemonic trajectories available to us, so to put forth the most plausible historical portrait”).

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traditions néotestamentaires, de manière à disposer ensuite d’un modèle d’investigation pour énoncer quelques hypothèses sur l’histoire de la formation des traditions sur Élie. 2.1.2.2 Liste Dibelius et Bultmann ont fait un usage sophistiqué des critères d’historicité dans leur analyse de l’histoire de la tradition synoptique. Ils en ont dressé une liste ordonnée et la place qu’un critère occupe dans cette liste doit être prise en compte au cours de son utilisation22. Les nouveaux paradigmes des études néotestamentaires en ont disqualifié certains, ajouté d’autres, et révisé leur ordre. Chacun de ceux qui en ont repris l’étude y apporte ses nuances propres. Sans faire ici de synthèse complète ni discuter chaque choix, nous nous appuyons sur quelques travaux récents pour élaborer les outils qui nous serviront ensuite23. 1/ Plusieurs sources ou attestation multiple La difficulté principale du traitement historique des traditions sur Jésus vient de ce qu’elles se trouvent toutes dans le Nouveau Testament. Les sources externes indépendantes et les vestiges archéologiques confirment l’existence de Jésus mais n’apportent pratiquement pas de données supplémentaires sur ses paroles et ses actions. Or le principe de la vérification historique est « le recoupement de sources diverses non suspectes d’être intentionnellement reliées entre elles […]. Testis unus, testis nullus. La certitude obtenue repose donc sur la convergence et l’indépendance des sources24. »

Seuls des critères internes peuvent parvenir à distinguer à l’intérieur du Nouveau Testament différentes sources indépendantes, ce qui fragilise l’entreprise. 22 Nous partons de la liste et des définitions de R. RIESNER, Jesus als Lehrer (WUNT II 7; Tübingen 19842), 87-95. 23 R. LATOURELLE, « Critères d’authenticité historique des Évangiles », Greg 55 (1974), 609-618 ; J.P. MEIER, Un certain juif, Jésus. I (Paris 2004), 101-118 ; ID., “Basic Methodology”, HandbookfortheStudyoftheHistoricalJesus. 1 (ed. T. HOLMÉN – S.E. PORTER) (Leiden 2011), 291-331 ; S.E. PORTER, “The Criteria of Authenticity”, Handbook for the Study of the Historical Jesus. 1 (ed. T. HOLMÉN – S.E. PORTER) (Leiden 2011), 695-714 ; C. KEITH – A. LE DONNE (Eds.), Jesus, Criteria, and the DemiseofAuthenticity (New York 2012), 73-169. 24 R. LATOURELLE, « Critères d’authenticité historique des Évangiles », Greg 55 (1974), 612 ; J.P. MEIER, Uncertainjuif,Jésus.I (Paris 2004), 619.

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Les divergences des évangiles jointes aux accords de fond est un principe de crédibilité historique utilisé depuis les origines et dont la validité est inchangée. Les témoins montrent de toute évidence une indépendance que la transmission a toujours maintenue, là même où la concordance des récits fait difficulté25. La comparaison synoptique a montré la vraisemblance d’une source commune à Mt et Lc, indépendante de Mc, dite Q. À partir de là, quatre sources indépendantes de traditions sur Jésus peuvent être identifiées : le proto-Marc ; Q ; la source propre à Lc et la source johannique. Les objections faites à l’existence de cette source Q ont ébranlé la solidité de ce critère26. Elle fait l’objet de deux interprétations divergentes chez ceux qui la maintiennent : une conception purement littéraire du processus de formation des traditions néotestamentaires comme relation de textes à textes, qui a largement dominé l’exégèse du 20e siècle, encore tenue par les éditeurs de la source Q27 ; une conception plus complexe, qui intègre traditions orales et sources écrites28. Il nous semble cependant qu’une acception aussi étendue de la source Q dissout son concept et lui ôte toute fonction explicative. Le nombre de similitudes littérales sur des sections étendues et parallèles entre Mt et Lc nous conduit à maintenir le principe de 25 Cf. M.-J. LAGRANGE, L’Évangile de Jésus-Christ (EB 23 ; Paris 1954), XI : « C’est ici qu’intervient l’admirable mot d’Héraclite le ténébreux d’Éphèse : MIEUX VAUT ACCORD TACITE QUE MANIFESTE […]. Deux manuscrits, si l’un est copié sur l’autre, ne comptent que pour un ; deux auteurs dont l’un suit l’autre servilement n’apportent qu’un témoignage. Mais deux manuscrits quelques fois divergents supposent deux sources, et leur accord devient significatif […]. La tendance naturelle est de regarder la concordance comme une confirmation d’autant plus probante qu’elle est plus complète ; il faut au contraire adopter la règle paradoxale que la concordance prouve davantage quand elle est limitée à un petit nombre de points. » 26 Cf. M. GOODACRE, TheSynopticProblem (London – New York 2001). 27 J.M. ROBINSON – P. HOFFMANN – V.J.S. KLOPPENBORG, TheCriticalEditionof Q (Minneapolis 2000); V.J.S. KLOPPENBORG, “L’évangile “Q” et le Jésus historique”, JésusdeNazareth (ed. D. MARGUERAT) (Genève 1998), 225-268; ID., ExcavatingQ: TheHistoryandSettingoftheSayingsGospel(Edinburgh 2000). Une des synthèses les plus récentes en langue française, LasourcedesparolesdeJésus(Q).Auxoriginesdu christianisme (ed. A. DETTWILER – D. MARGUERAT) (MoBi 62 ; Genève 2008), s’en tient encore à la théorie de la source Q la plus classique. La théorie mixte, orale et écrite, est mentionnée brièvement en introduction comme « méritant d’être prise très au sérieux » (p. 41-42), mais n’est pas développée ensuite. 28 Sur la source Q comme source orale et écrite, voir la bibliographie donnée par S. BYRSKOG,JesustheOnlyTeacher (ConBNT 24; Stockholm 1994); J.D.G. DUNN, JesusRemembered(Grand Rapids – Cambridge 2003), 147-160.

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l’existence d’une source Q écrite, dans les limites suivantes : il ne s’agit pas d’« un document au profil clair »29, qui pourrait être reconstruit, mais d’un concept générique désignant l’ensemble des documents écrits en circulation, antérieurs à la rédaction des évangiles. Cette représentation est moins satisfaisante du point de vue explicatif car elle empêche de reconstruire une théorie intégrale du processus rédactionnel, mais elle revêt une plus grande plausibilité historique30. 2/ Différents genres La critique des formes a identifié plusieurs genres littéraires dans lesquels furent transmises les traditions d’origine. Même s’il l’on renonce à définir à partir d’eux le Sitz-im-Leben des communautés productrices, le critère reste utile : la présence d’un même matériau rédactionnel à l’intérieur d’une controverse, d’un récit de miracle, d’un discours, d’une parabole, d’une prière, d’une prophétie ou d’une lettre renforce la fiabilité de l’indépendance de sa transmission31. 3/ Double dissemblance Un logion de Jésus ou un récit sur lui qui diverge des croyances du judaïsme (1) et de celles des communautés chrétiennes primitives (2), peut être attribué à l’originalité créatrice de Jésus et non au milieu producteur des évangiles. La deuxième dissemblance, ou discontinuité, correspond au critère d’« embarras ecclésiastique », que Meier place en première position et définit ainsi : « L’Église primitive ne se serait certainement pas donné la peine de créer des matériaux qui ne pouvaient qu’embarrasser leurs créateurs ou affaiblir leur position dans une controverse avec des adversaires32. » 29 Cf. J. SCHRÖTER, « Les toutes premières interprétations de la vie et de l’œuvre de Jésus dans le christianisme primitif », La source des paroles de Jésus (Q). Aux originesduchristianisme (ed. A. DETTWILER – D. MARGUERAT) (MoBi 62 ; Genève 2008), 300 : « Par Q, nous désignons tous les textes dans lesquels on reconnaît une interprétation des actes et du destin de Jésus autonome, différente de celle de Marc, et auxquels Matthieu et Luc avaient accès. Cela ne signifie pas forcément que cet ensemble de textes a été réuni dans un document au profil clair quant au contenu ou à la langue ». Schröter propose d’intégrer à la source Q les notes prises par les auditeurs de Jésus. 30 Cf. X. LÉON-DUFOUR, LesÉvangilesetl’histoiredeJésus (Paris 1963), 289 : « Si la formation des Évangiles n’a pas une histoire simple, c’est qu’elle reflète l’évolution de l’existence. Même si la tâche de l’historien s’en trouve plus difficile, la complexité du réel doit être respectée. » 31 J.P. MEIER, Uncertainjuif,Jésus.I(Paris 2004), 111. 32 J.P. MEIER, Idem., 102.

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On peut rapprocher de ce critère celui de l’isolement de la tradition sur Jésus33 : « Une autre indication de la force conservatrice de la tradition sur Jésus est le fait que plusieurs des problèmes majeurs que l’Église des origines a rencontrés n’émergent jamais dans les paroles de Jésus ; un cas qui saute aux yeux est l’absence de toute déclaration explicite de Jésus sur la circoncision des païens34. »

Ce critère de double dissemblance, utilisé systématiquement par la critique des formes, aboutit au paradoxe d’un « Jésus historique anhistorique »35. Il doit être équilibré par les deux critères suivants. 4/ Cohérence et plausibilité Les paroles et les actes de Jésus doivent être en conformité avec son époque et son milieu (linguistique, géographique, social, politique, religieux), et avec ce qui a été préalablement défini comme caractéristique de sa personnalité. La faiblesse de ce critère a été montrée par Anthony Le Donne36. Le critère de cohérence entendu dans le premier sens recoupe celui de « plausibilité », mis en valeur par Theissen37. Des découvertes archéologiques, l’approfondissement de la connaissance du judaïsme du 33 Gerhard Kittel a introduit le concept de « tradition isolée » par une observation de première importance pour l’analyse du Nouveau Testament : „Die Isolierung der Jesustradition ist das Konstitutivem des Evangeliums; sie hat aber nie, auch in keinem Stadium der palästinischen Traditionsbildung, gefehlt“ (G. KITTEL, DieProblemedes palästinischen Spätjudentum und das Urchristentum (BWANT3 1; Stuttgart 1926), 69, cité par B. GERHARDSSON, The Reliability of the Gospel Tradition (Peabody 2001), 64). 34 J.P. MEIER, Idem., 343, n. 13 35 C. KEITH, “The Indebtedness of the Criteria Approach to Form Criticism and Recent Attempts to Rehabilitate the Search for an Authentic Jesus”, 43. Plus loin, Jens SCHRÖTER note finement: “If Jesus is integrated into Judaism and separated from early Christianity, as for example in Bultmann’s approach, it is hardly comprehensible why he should at the same time be detached from Judaism […]. If, however, Jesus is regarded as detached from Judaism, the logical consequence would be to connect him to the beginning of Christian faith. This self-contradiction within the criteria approach shows its methodological flaw, namely, to construct a portrait of the historical Jesus mainly in distinction from those traditions to which he belonged and which he influenced.” (“The Criteria of Authenticity in Jesus Research and Historiographical Method”, Idem.,55 note 24). 36 A. LE DONNE, “The Criterion of Coherence: Its Development, Inevitability, and Historical Limitations”,95-114. 37 Cf. G. THEISSEN – D. WINTER, Die Kriterienfrage in der Jesusforschung: VomDifferenzkriteriumzumPlausibitätskriterium (NTOA / SUNT 34 ; Fribourg – Göttingen 1997).

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Second Temple et l’analyse historico-critique appliquée à la littérature rabbinique ont conduit à le revaloriser38. Les locutions typiques et les traits de couleur d’époque s’associent à ce critère. 5/ Explication nécessaire René Latourelle définit ainsi ce critère, largement négligé par la critique des formes : « Bien qu’ignoré de la plupart des auteurs qui s’intéressent au problème de la critériologie évangélique, ce critère nous paraît capital […]. Nous en proposons la définition suivante : “Si, devant un ensemble considérable de faits ou de données, qui exigent une explication cohérente et suffisante, s’offre une explication qui éclaire et groupe dans l’harmonie tous ces éléments (qui, autrement, resteraient des énigmes), nous pouvons conclure que nous sommes en présence d’un donné authentique”39. »

E. P. Sanders insiste aussi sur ce point : les reconstructions du Jésus de l’histoire doivent rendre compréhensible le fait qu’il ait été condamné à mort40. Meier l’appelle « critère du rejet et de l’exécution » : « Un Jésus qui ne s’aliénerait pas les gens par ses paroles et ses actes, et en particulier les puissants, n’est pas le Jésus historique41. »

6/ Particularités rédactionnelles Les traces de tradition anti-rédactionnelle ou au contraire d’élaboration rédactionnelle, les détails inutiles, les signes de « fatigue éditoriale42 » signalent le réemploi de matériaux pré-rédactionnels. Justin Taylor, à la suite d’Erich Auerbach, a revalorisé ces critères rédactionnels d’historicité : « Si le récit évangélique est une fiction, son auteur doit avoir été un artiste hautement sophistiqué, qui non seulement rompt avec les canons rhétoriques et esthétiques en lesquels il a été formé, mais qui fut aussi capable de cacher son art derrière une apparente naïveté. Une telle hypothèse est à 38 D. INSTONE-BREWER, “Rabbinic Writings in the New Testament Research”, Handbook for the Study of the Historical Jesus. 2 (ed. T. HOLMÉN – S.E. PORTER) (Leiden 2011), 1687-1722. 39 R. LATOURELLE, « Critères d’authenticité historique des Évangiles », Greg 55 (1974), 628. 40 E.P. SANDERS, JesusandJudaism (London 1985), Introduction. 41 J.P. MEIER, Un certain juif, Jésus. I (Paris 2004), 111. Dans le même sens, J. RATZINGER – BENOÎT XVI, JésusdeNazareth. I (Paris 2007), 210 : « on n’eût pas crucifié quelqu’un qui racontait des histoires agréables pour enseigner une morale de prudence » (citant C. Smith). 42 Cf. M. GOODACRE, The Synoptic Problem (London – New York 2001), 7275.

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l’extrême limite de la plausibilité, voire au-delà d’elle. C’est beaucoup plus difficile à soutenir que l’autre alternative43. »

Deux remarques méthodologiques de Meier mettent en garde contre une surestimation des possibilités de la preuve historique : 1. « Seule l’utilisation simultanée et prudente de plusieurs critères, auxquels on permettra de se corriger mutuellement, peut aboutir à des résultats convaincants. » 2. « L’utilisation d’un critère valable relève davantage de l’art que de la science et demande de la sensibilité pour chaque cas particulier plutôt qu’une application mécanique. On ne dira jamais assez que cet art ne produit habituellement que des degrés de probabilité et non une absolue certitude44. »

2.1.3 Trois phases de développement L’usage des critères d’historicité est commun à toute pratique de la science historique. Sous cet angle, le Nouveau Testament est ainsi traité comme n’importe quel autre document historique. L’exercice est nécessaire, mais insuffisant. En 1969, le livre d’E. P. Sanders, Les tendances de la tradition synoptique, marqua un tournant dans l’exégèse néotestamentaire en posant au départ le principe suivant : « La tradition chrétienne fut, à certains égards, unique. Il en résulte que, si utiles que soient les études qui la comparent avec d’autres documents, il est nécessaire d’étudier le cours de son développement en ce qu’il a de propre. Nous le faisons en décrivant les changements qui se sont produits dans le matériau synoptique quand il a été employé par les écrivains postérieurs45. »

Du point de vue de la mémoire sociale, le cours du développement de la tradition chrétienne correspond aux « trajectoires mnémoniques »46, c’est-à-dire aux différentes étapes de constitution de la mémoire chrétienne sur Jésus. 43 J. TAYLOR, TheTreatmentofRealityintheGospels (CahRB 78 ; Pendé 2011), 37. J.P. MEIER considère en dernier lieu le critère de la “narration vivante” en ne lui accordant pratiquement aucune valeur historique (Uncertainjuif,Jésus.I(Paris 2004), 114-115). De ce fait, il n’intègre pas l’apport d’Auerbach et de la littérature comparée. 44 J.P. MEIER, Uncertainjuif,Jésus.I(Paris 2004), 118. 45 E.P. SANDERS, The Tendencies of the Synoptic Tradition (SNTSM 9; Cambridge 1969), 28-29. 46 A. LE DONNE, “The Criterion of Coherence: Its Development, Inevitability, and Historical Limitations”,96 (“The varying mnemonic trajectories”).

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John Meier distingue trois stades dans ce processus : « Comment distinguer ce qui vient de Jésus (stade I, environ 28-30 ap. J.-C.) de ce qui est le fruit de la tradition orale de l’Église primitive (stade II, environ 30-70 ap. J.-C.) et de ce qui a été produit par le travail éditorial des évangélistes (stade III, environ 70-100 ap. J.-C.)47 ? »

Ces trois stades ne donnent que des indications relatives : « Il s’agit là d’une formulation schématique du problème. La situation est en réalité beaucoup plus complexe : par exemple, certains disciples de Jésus ont pu commencer à réunir et à arranger des paroles de Jésus dès avant sa mort (stade I) et la tradition orale a continué à se développer pendant la période de rédaction des évangiles (stade III)48. »

Dans l’histoire de la tradition néotestamentaire, la distinction fondamentale entre phase pré-rédactionnelle et phase rédactionnelle reste la plus sûre. C’est sur elle que nous fondons notre propre modèle. Cependant, entre les deux, nous insérons une phase intermédiaire, qui fait le pont entre elles : la fixation de structures de langages. 2.1.3.1 Phase pré-rédactionnelle : les traditions les plus anciennes orales et écrites L’accès aux traditions orales pré-rédactionnelles à partir des évangiles fut dès le départ le projet de la comparaison synoptique mais elles ont longtemps été réduites à un court « kérygme » sensé être le vestige de la prédication primitive49. L’idée d’une période orale antérieure à la fixation écrite et indépendante d’elle est aujourd’hui abandonnée50. Il reste que ni Jean-Baptiste ni Jésus n’ont écrit. À ce stade initial de la tradition néotestamentaire, tout est oral, sauf les textes des Écritures Saintes auxquels ils avaient accès (cf. Lc 4,17). Mais dès le premier niveau de la réception, d’une part la mémoire de leurs auditeurs s’est chargée d’expressions mnémoniques, d’autre part il est vraisemblable que leurs disciples ont noté par écrit certaines de leurs paroles51. 47

J.P. MEIER, Uncertainjuif,Jésus.I(Paris 2004), 101. J.P. MEIER, Ibid., 341, note 1. 49 Cf. E. KÄSEMANN, “The Problem of the Historical Jesus (1964)”, Essays on NewTestamentThemes (Philadelphia 1982), 15-47. 50 Cf. S. NIDITCH, Oral World and Written World: Ancient Israelite Literature (Louisville 1996) et son rejet de la « notion romantique d’une période orale dans l’histoire d’Israël » (p. 134). 51 Cf. A.R. MILLARD, ReadingandWritingintheTimeofJesus (BiSe 69 ; Sheffield 2000), 185-192; W.H. KELBER, “The Works of Memory: Christian Origins as 48

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DEUXIÈME PARTIE

Ce constat a ébranlé les schémas de reconstitution de l’histoire de la tradition synoptique basés sur la seule comparaison littéraire. La reproduction de textes par copie a certainement joué un rôle dans la formation des évangiles mais les reprises font l’objet simultanément d’interférences avec les traditions orales. Werner Kelber a proposé d’établir une distinction entre les deux modes de transmission à partir d’une analyse du degré de variabilité des paroles dans la comparaison synoptique52. Dunn, tout en acceptant la théorie selon laquelle la source Q était un document écrit, interroge : « Plus de 13% des péricopes communes [à Mt et Lc sans parallèle chez Mc] ont plus de 80% d’accord verbal (verbal agreement). Mais on n’a pas donné assez de poids au fait que plus d’un tiers du matériel commun a moins de 40% d’accord verbal. Cela s’explique-t-il seulement en termes de rédaction libre ?53 »

Au lieu de négliger cet aspect du « problème synoptique », Dunn suggère d’y voir les indices de la dépendance des évangiles d’une tradition orale commune : « Ne devrions-nous pas prêter plus d’attention à la vraisemblance, pour ne pas dire la probabilité, que de telles variations, à partir de ce qui est manifestement la même tradition essentielle, soient le résultat de la flexibilité de la performance orale54 ? »

Une dépendance matérielle très forte trahit une dépendance littéraire tandis qu’une dépendance faite à la fois « de fixité et de flexibilité, de stabilité et de variation »55 reflète plutôt l’influence d’une tradition orale : « Il y a des passages où la formulation est si proche que la dépendance littéraire est l’explication la plus évidente ; mais il y a des passages qui simplement réclament d’être expliqués en termes de flexibilité de la tradition orale56. » MnemoHistory – A Response”, Memory,Tradition,andText:UsesofthePastin EarlyChristianity (ed. A. KIRK – T. THATCHER) (SBLSS 52; Atlanta 2005), 221248; W.H. Kelber – S. BYRSKOG, Jesus in Memory: Traditions in Oral and Scribal Perspectives (Waco 2009); A. KIRK, “Cognition, Commemoration, and Tradition: Memory and the Historiography of Jesus Research”, EarlyChristianity 6 (2015), 285310. 52 W.H. KELBER, Tradition orale et écriture (LD 145 ; Paris 1991) [trad. fr. de TheOralandtheWrittenGospel (Indianapolis 1983)]. 53 J.D.G. DUNN, TheOralGospelTradition (Grand Rapids 2013), 66. 54 J.D.G. DUNN, Idem., 68 (les soulignements sont de l’auteur). 55 J.D.G. DUNN, Idem., 73. 56 J.D.G. DUNN,JesusRemembered (Grand Rapids 2003), 234.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

399

Mais l’argument n’est pas absolu : « Le phrasé (the wording) d’une tradition orale peut être tellement contraint par les besoins de la mémorisation que, au moins à certaines occasions, il peut manifester une moins grande flexibilité que celle d’un auteur retravaillant un texte écrit. Ainsi, […] le degré de variation ou de similitude entre des versions parallèles n’est pas de soi un indice automatique pour décider si la relation entre elles est orale ou littéraire57. »

L’étude du degré de variabilité doit s’associer à l’analyse de la structure même des expressions, susceptibles de provenir d’un mode oral d’énonciation. Mais là encore la composition littéraire peut utiliser l’artifice du style oral58. Theissen ajoute une remarque complémentaire : les évangélistes prennent davantage d’initiatives éditoriales dans l’organisation du matériel narratif que dans celle du matériel didactique59. Dunn luimême n’accorde pas à ce fait l’importance qu’il mérite60. Or la part de subjectivité est plus importante dans le récit d’un événement, toujours lié à la perception du témoin qui le relate, que dans la relation de paroles délibérément prononcées comme un enseignement. Les traditions reçues pour les récits sur Jésus font l’objet de restructurations beaucoup plus fortes que pour les paroles de Jésus au style direct. 57 E. EVE, “Memory, Orality and the Synoptic Problem”, Early Christianity 6 (2015), 325. 58 E.P. SANDERS a relevé « une tendance considérable à changer le discours d’indirect en direct » (TheTendenciesoftheSynopticTradition(SNTSM 9; Cambridge 1969), 259). S. BYRSKOG par des analyses distinctes observe un procédé de « ré-oralisation de traditions » (JesustheOnlyTeacher (ConBNT 24; Stockholm 1994), 341-349). 59 Remarques avec références bibliographiques en G. THEISSEN, « Les quatre phases de la naissance du Nouveau Testament : esquisse d’une histoire de la première littérature chrétienne », RHPR 87 (2007), 19-53. 60 Ainsi aussi Eric EVE: “The assumption of scholars such as Bailey, James Dunn and Rodriguez seems to be that what oral tradition is good at preserving is primarily the gist or core of what has been said. That may well be true for prose narrative, but Rubin’s argument that surface features such as sound patterns in the words used may be equally important in stabilizing tradition suggests that their assumption may not always apply in the case of more poetic or aphoristic material […]. A piece of oral tradition has to maintain whatever multiple constraints define it in order to survive as a piece of memorable tradition, and those may well include surface linguistic characteristics as well as deeper or schema-related characteristics such as gist and imagery” (“Memory, Orality and the Synoptic Problem”, Early Christianity 6 (2015), 323).

400

DEUXIÈME PARTIE

Il est donc impossible de dissocier avec netteté, en amont de nos textes, ce qui relève de l’oralité et de l’écriture. Cependant des données statistiques révèlent quelques constantes qu’il serait dommageable de négliger. Une certaine distinction entre tradition et rédaction est ainsi possible, au sein de leurs interférences mutuelles. Sans prétendre constituer deux groupes indépendants de traditions pré-rédactionnelles, l’application aux textes du Nouveau Testament du « test de variabilité » reste un exercice nécessaire : « Le test de variabilité est le test fondamental pour déterminer l’existence de relations littéraires synoptiques. C’est historiquement et méthodologiquement le premier et le plus largement accepté parmi de tels tests, sans lequel les autres tests perdraient la plus grande part de leur plausibilité61. »

2.1.3.2 Structures de langage figées orales et écrites Nous considérons ici comme une phase à part un phénomène qui doit être pensé pour lui-même. Cette phase recoupe le pré-rédactionnel et le rédactionnel et les relie ensemble, mais elle s’en distingue aussi. Gerhardsson a identifié un moment où « le matériel doctrinal, sous forme de textes oraux, est introduit dans le processus plus rigide de transmission et devient un objet de transmission formelle62. » La critique des formes a voulu dissocier la mémoire authentique des faits et paroles historiques de Jésus d’avec la tradition qui la véhicule et la recouvre de ses propres croyances, et dégager la première des altérations produites par la seconde63. Selon cette école, la méthode pour atteindre les données historiques consiste à réduire les évangiles en unités les plus petites possibles, à les classer en différents types de forme littéraire et ainsi atteindre leur noyau. Libéré du revêtement culturel grec dont les communautés chrétiennes l’ont enveloppé, le fonds palestinien original serait restitué : « On pourrait extraire les noyaux de mémoire des pelures de tradition dans lesquelles ils sont maintenant enfermés par les évangiles, créant une 61 T.M. DERICO, Oral Tradition and Synoptic Verbal Agreement (Cambrige 2017), 6-7, note 21. 62 B. GERHARDSSON, MemoryandManuscript:OralTraditionandWrittenTransmissioninRabbinicJudaismandEarlyChristianity (Uppsala 1961), 171. 63 Cf. D. WINTER, “Saving the Quest for Authenticity frome the Criterion of Dissimilarity: History and Plausibility”, Jesus,Criteria,andtheDemiseofAuthenticity (C. KEITH – A. LE DONNE, eds) (New York 2012), 115-131.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

401

base de données à partir de laquelle la vraie image de Jésus pourrait être reconstituée64. »

Certaines « pelures de tradition » correspondent certes à un stade second de la transmission, mais d’autres appartiennent à la tradition la plus ancienne et sont constitutives des « noyaux de mémoire ». Dunn décrit ainsi le processus de formation de la tradition : « Nous voyons le processus de tradition dans tout son déploiement : de nouvelles croyances devenir formulation, une formulation devenir une formule stéréotype par l’usage régulier et la répétition, des formules devenir si établies que l’on peut simplement y faire allusion ou les citer pour résumer des croyances qui sont devenues ainsi centrales et parties du fondement de la tradition65. »

Gerd Theissen envisage des « petites formes et formules » davantage en rapport avec l’écrit, comme moment antérieur à la « phase canonique » : « Les deux formes de base de la première littérature chrétienne représentaient au fond des réservoirs pour des collections : dans les évangiles, on collectionnait de petites formes ; dans les Épîtres, on reprenait des formules plus anciennes. Ces petites formes et formules se transformèrent en textes indépendants au cours de la période tardive de formation du Nouveau Testament. Ce n’est plus le pouvoir charismatique de certains personnages, mais ce sont des exigences matérielles et fonctionnelles qui marquent toujours davantage les textes et leur donnent de l’autorité66. »

Nous pouvons considérer que ce sont dans ces structures fixes de phrases qui ont circulé dans les mémoires et les documents que résident surtout les éléments de nouveauté du langage néotestamentaire, les formules qui ont le plus frappé les esprits et qui furent considérées comme les plus déterminantes pour la structuration des identités communautaires. Les identifier, les retrouver dans les différentes phases de l’histoire de la tradition néotestamentaire à l’aide des critères d’historicité, comprendre leur fonction dans la rédaction finale des œuvres est une tâche essentielle de la critique historique. 64 A. KIRK – T. THATCHER, “Jesus Tradition as Social Memory”, Memory,Tradition,andText (SBL; Atlanta 2005), 29. 65 J.D.G. DUNN, “The History of the Tradition: New Testament” (2003), The OralGospelTradition (Grand Rapids 2013), 337. 66 G. THEISSEN, « Les quatre phases de la naissance du Nouveau Testament : esquisse d’une histoire de la première littérature chrétienne », RHPR 87 (2007), 40.

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2.1.3.3 Incorporation des traditions pré-rédactionnelles dans les évangiles Ultimement, ces énoncés mémorisés, utilisés à l’oral et dans les premières consignations écrites, sont incorporés par les évangélistes dans leurs compositions. Au fur et à mesure que se développe la tradition chrétienne, la base de mémoire commune s’élargit, se stabilise, une homogénéisation se produit entre les différentes communautés. Elles ne sont plus seulement tributaires d’un seul transmetteur, la mobilité des prédicateurs et des manuscrits (cf. 2 Tim 4,13) a provoqué progressivement un brassage des traditions. Au bout de deux, trois décennies ou davantage, à la période de la fixation écrite des évangiles, les différentes traditions chrétiennes, peut-être propres à des communautés particulières à l’origine, sont largement répandues dans toutes les Églises67. Dès lors, il est historiquement justifié d’étudier les variantes littéraires des évangiles comme résultant d’un projet éditorial de leurs rédacteurs. Eux-mêmes et leurs auditeurs pouvaient très bien être sensibles aux différences de détails : plus les traditions communes sont importantes, plus les nuances personnelles qui y sont apportées ressortent avec relief. Les particularités narratives de chaque évangile devaient d’autant plus marquer leurs auditeurs/lecteurs qu’elles faisaient des variations sur la mémoire sociale stable qui structurait leur communauté. Le petit détail créant une divergence avec la tradition reçue frappait l’attention. Dunn, avec son sens aigu de la tradition orale et sa volonté de l’exhumer des textes canoniques, n’interprète les variations des évangiles synoptiques que comme signes du caractère oral de leur transmission. Réagissant contre la suprématie des sources écrites et des méthodes narratives, il en vient à négliger la possibilité de les interpréter comme des choix littéraires et théologiques de leurs rédacteurs et, ce faisant, il ne s’intéresse guère aux évangiles pour eux-mêmes, en tant qu’œuvres littéraires. Au lieu d’interpréter les différences des évangiles en termes de variations de la tradition orale ou de choix rédactionnels, Byrskog 67 Cf. R. BAUCKHAM, Jesus and the Eyewitnesses (Grand Rapids 2006), qui oppose cette mobilité des prédicateurs et des documents à l’hypothèse de la critique des formes selon laquelle les variantes des Évangiles seraient le reflet des problèmes spécifiques des communautés productrices.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

403

tient ensemble les deux moments de ce qu’il appelle les « procédures de mise en récit (narrativizingprocedures) » : celui de la communication orale où l’orateur met en forme son discours pour capter l’attention de son auditoire et celui de la mise par écrit où l’auteur insère les données issues de la tradition orale dans un cadre conceptuel qui lui est propre68. Nous avons vu en première partie de quelle manière le texte protomassorétique est capable de modifier en profondeur la signification théologique d’une tradition plus ancienne par des retouches textuelles de détail69. Il est possible de concevoir sur le même modèle la formation des évangiles synoptiques : là où les différences entre eux semblent presqu’insignifiantes, une analyse plus poussée peut détecter un indice littéraire qui agit, en relation avec d’autres du même type, sur la cohérence de l’ensemble. Il n’y a donc aucune contradiction à étudier les variations des traditions dans les évangiles synoptiques à la fois comme indices de l’histoire de leur formation et comme stratégies narratives : « Contrairement à l’opinion de beaucoup, la critique de la rédaction et la critique de la narration sont les alliées de la vérification historique, plus que ses ennemis, car elles aident à identifier les choix éditoriaux de l’évangéliste et la stratégie narrative globale au niveau du macro-récit et ainsi favorisent le processus historique. En observant comment les évangélistes ont utilisé les traditions dont ils ont hérité, les ajustements sont rendus plus évidents et le processus de validation plus vivant70. »

2.1.4 Conclusion Avec ce modèle d’investigation que nous avons précisé, nous sommes maintenant en mesure de reprendre l’ensemble des traditions sur Élie inventoriées pour tenter de recomposer l’histoire de leur développement et identifier leur apport à la formation du Nouveau Testament. 68

S. BYRSKOG, Story as History – History as Story (WUNT 123; Tübingen 2000), 40-47. 69 Cf. M. FISHBANE,BiblicalInterpretationinAncientIsrael (London 1985), 18 : “The courage of the tradents of biblical teachings to seize the traditum and turn it over and over again, making traditio the arbiter and midwife (sage-femme) of a revitalized traditum. The final process of canon-formation, which meant the solidification of the biblical traditum and the onset of the post-biblical traditio, was thus a culmination of several related processes.” 70 G.R. OSBORNE, “Tradition Criticism and Jesus Research”, Handbook for the StudyoftheHistoricalJesus. 1 (ed. T. HOLMÉN – S.E. PORTER) (Leiden 2011), 694.

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DEUXIÈME PARTIE

Silvia Pellegrini définit en ces termes son étude sur la figure d’Élie dans l’évangile selon Marc : « Le processus intertextuel met en interrelation la stratégie du texte et le cadre historico-traditionnel [...]. Décrire ce pont intertextuel en détail sera le travail de la recherche qui suit, [...] en reliant l’analyse synchronique et diachronique71. »

Nous étendrons ce principe méthodologique à l’ensemble des traditions néotestamentaires sur Élie. 2.2 HISTOIRE DU

DÉVELOPPEMENT

DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR

ÉLIE

L’ensemble des traditions néotestamentaires sur Élie inventoriées suggère plusieurs observations globales : – sur les 29 [30] mentions d’Élie que compte le Nouveau Testament, 27 [28] se trouvent dans les évangiles (9 en Mt ; 9 en Mc ; 7 [8] en Lc ; 2 en Jn). Les deux autres sont en Rm 11,2 et Jc 5,1772 ; – dans la majorité des traditions sur Élie identifiées, la référence n’est pas explicite, son nom n’est pas cité ; – sauf en Lc 4,25.26, toutes les mentions d’Élie dans les évangiles sont liées à l’attente de son retour eschatologique annoncé en Ml 3,23-24 ; – Rm 11,2 et Jc 5,17 font référence à Élie comme à n’importe quel autre personnage admirable du passé, sans qu’une croyance particulière soit attachée à sa personne. Les évangiles se distinguent donc du reste du Nouveau Testament par deux caractéristiques : – c’est en eux que se localise la quasi-totalité des traditions élianiques référées à la personne d’Élie. Ailleurs, elles se trouvent le plus souvent détachées de leur ancrage dans la figure historique du prophète ;

71 S. PELLEGRINI, Elija – Wegbereiter des Gottessohnes (Freiburg – New York 2000), 177-178: „Der intertextuelle Prozeß, der die Strategie des Textes und den traditionsgeschichtlichen Rahmen interrelationiert […]. Diese intertextuelle Brücke im Einzelnen zu beschreiben wird eine Aufgabe der folgenden Untersuchung sein, […] die synchrone und die diachrone Analyse verbindet.“ 72 Le nombre total est de 30 : 28 dans les évangiles dont 8 en Lc si l’on inclut la variante de Lc 9,24.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

405

– la question de l’accomplissement ou non de la prophétie sur le retour eschatologique d’Élie mobilise toute l’attention des évangiles tandis qu’elle perd toute pertinence ensuite. Dès lors, un traitement différencié de ces données est nécessaire. De façon évidente, elles subissent une transformation, depuis les spéculations sur le retour eschatologique d’Élie avéré ou non dans ses couches primitives, jusqu’à la mobilisation narrative et typologique des textes vétérotestamentaires concernant Élie, sans intérêt pour sa personne même. Dans ce but, nous allons tenter de classer les traditions sur Élie à l’intérieur du schéma des phases de développement de la tradition néotestamentaire que nous avons proposé, depuis la période prérédactionnelle (1) jusqu’à la rédaction des évangiles canoniques (3), en passant par la mémoire de structures de langage figées qui fait le pont entre l’une et l’autre (2). 2.2.1 Traditions élianiques pré-rédactionnelles orales et écrites Après avoir mentionné les variantes de critique textuelle, point de départ de toute étude historique (1), nous chercherons à reconstruire l’histoire du développement des traditions néotestamentaires sur Élie, comme document d’abord, en remontant vers leurs strates prérédactionnelles (2), puis comme évènement, en décrivant leur état dans le contexte historique de Jésus (3). 2.2.1.1 Deux variantes textuelles À l’intérieur des traditions sur Élie du Nouveau Testament, il y a deux variantes textuelles remarquables : – Après Lc 9,54 (« Voyant cela, les disciples Jacques et Jean dirent : “Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu tombe du ciel et les consume ?” »), une variante, soutenue par d’importants témoins73, porte la leçon ὡς [καὶ] Ἠλίας ἐποίησεν. Le commentaire de Bruce Metzger est important pour notre propos : « La lecture […] eut une très large circulation dans certaines parties de l’Église ancienne. Cependant, l’absence de cette clause dans des témoins 73

A C D W Δ Θ Ψ ƒ1 ƒ13 syr cop geo vgmss et de nombreux manuscrits.

406

DEUXIÈME PARTIE

aussi anciens que 45, 75 ‫ א‬B L Ξ 1241 Itl syrs copsa.bo suggère qu’elle est une glose provenant d’une source externe, écrite ou orale74. »

Cette variante révèle une tendance du développement de la tradition : l’explicitation de références implicites. L’expression « que le feu tombe du ciel et les consume » vient du cycle d’Élie (2 R 1,10.12), ce que la variante rend évident. Ce commentaire du texte de base fut ensuite incorporé au texte canonique dans de nombreux manuscrits75. Dans l’Église ancienne, le texte était le support de la prédication, qui pouvait à son tour provoquer des développements des traditions ellesmêmes et devenir ensuite part de la tradition écrite. De façon analogue, Si 48,1 Gr II avait explicité le nom d’Élie, omis dans le texte hébraïque, mais supposé par le contexte. Sanders a observé aussi une tendance à « rendre le matériel plus détaillé », à « augmenter le détail »76. – Lors de l’agonie à Gethsémani dans l’évangile selon Luc, un ange réconforte Jésus. La présence de cet ange renforce nettement le parallèle entre l’attitude de Jésus qui va au-devant de sa mort et le découragement d’Élie sur la route de l’Horeb. Or cette intervention d’un « ange venu du ciel » en Lc 22,43-44 a une histoire rédactionnelle complexe. Elle manque dans des témoins anciens et d’origines diverses77. Elle est transférée dans l’évangile selon Matthieu (après Mt 26,39) par ƒ13 et différents lectionnaires. NA l’édite, mais à l’intérieur de doubles crochets, en raison de sa présence en de nombreux manuscrits, certains anciens, et chez plusieurs Pères apostoliques, signe de son antiquité. De façon caractéristique du changement de paradigmes dans la critique textuelle et littéraire du Nouveau Testament, plusieurs commentaires l’ont expliqué comme une omission des témoins où ils manquent, pour des raisons théologiques : ces versets auraient été effacés en différentes Églises en raison de l’inconvenance supposée de la manifestation de la faiblesse humaine de Jésus et de son réconfort par un ange, 74 B.M. METZGER,ATextualCommentaryontheGreekNewTestament(Stuttgart 19944), 148. 75 Cf. J.D.G. DUNN,JesusRemembered (Grand Rapids 2003), 329 : “In the different versions we can see how the tradition was taken in different directions and often elaborated. The question will be […] whether the elaboration clarifies an ambiguity or makes specific what was left unspecific.” 76 E.P. SANDERS, TheTendenciesoftheSynopticTradition(SNTSM 9; Cambridge 1969), 88, 146, 189. 77 (69vid), 75 ‫א‬a A B T W syrs copsa.bo armmss geo Marcion Clement Origène de même que d’autres témoins avec astérisque ou obèle (Δc IIc 892c in mg 1079 1195 1216 copbomss).

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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incompatible avec sa divinité. Metzger, membre du comité NA, estime plutôt que, « pour les motifs de probabilité de transcription », « ils furent ajoutés à partir d’une source ancienne, orale ou écrite, de traditions extra-canoniques concernant la vie et la passion de Jésus », dans les manuscrits qui portent cette variante78. La qualification d’« extracanonique » utilisée par Metzger est anachronique car ce matériau peut être aussi primitif et avoir été intégré en Lc précisément pour ne pas laisser perdre des traditions autorisées en circulation dans les communautés, et ceci, avant la stabilisation définitive du canon. Au lieu d’une explication en termes de théologies divergentes, l’étude plus approfondie de la tradition textuelle conduit à repenser le problème de ses variations comme traces des processus de transmission. Nous l’interprèterions volontiers de la même manière que Lc 9,54 : l’explicitation d’un lien avec le motif élianique déjà contenu de façon implicite dans l’agonie à Gethsémani. La faiblesse de Jésus était expliquée dans la prédication par son antécédent vétérotestamentaire : Élie, le héros de Dieu, a éprouvé un sentiment de faiblesse jusqu’à la mort avant de monter à l’Horeb où le Seigneur s’est révélé à lui d’une manière inédite, dans une parole de silence. Il est vraisemblable dès lors que l’ange consolateur à Gethsémani est un développement fait dans la prédication, qui fut incorporé ensuite dans le texte lui-même, avec une certaine fluidité d’abord (on le trouve en Mt et en Lc) avant de se loger définitivement en Lc. Notons encore que les deux variantes sont en Luc, qui manifeste un intérêt particulier pour les traditions élianiques et qui de manière plus consciente entend recueillir la prédication orale des témoins oculaires. 2.2.1.2 Éléments pré-rédactionnels La distinction entre les traditions orales et écrites est évidemment fragile. Sans y attacher une importance décisive, l’exercice a au moins pour intérêt de pousser à analyser au plus près les traditions néotestamentaires pré-rédactionnelles. Leurs étendues sont diverses, depuis des péricopes entières jusqu’à des termes caractéristiques, en passant par des locutions figées. 78

Cf. B.M. METZGER,ATextualCommentaryontheGreekNewTestament(Stuttgart 19944), 220.

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2.2.1.2.1 Élémentsdetraditionécrite Sur les six passages énumérés par Dunn où « la formulation est si proche qu’une dépendance littéraire est l’explication la plus évidente », deux font partie des traditions sur Élie : Mt 8,19b-22 // Lc 9,57b-60a et Mt 11,7-11.16-19 // Lc 7,24-28.31-3579. Richard Horsley pourtant, nous le verrons, traite ce dernier ensemble de textes comme caractéristique de la tradition orale. En fait, distinguer la citation scripturaire qu’il contient et le reste du récit permet de faire droit aux deux jugements. Mc 1,2 // Mt 11,10 // Lc 7,27 « Ἰδοὺ [ἐγὼ] ἀποστέλλω τὸν ἄγγελόν μου πρὸ προσώπου σου, ὃς κατασκευάσει τὴν ὁδόν σου (Voici que j’envoie mon messager devant ta face, qui préparera ta voie). »

Mc 1,2 // Mt 11,10 // Lc 7,27 utilisent d’une façon presqu’identique80 une source, qui est une citation mixte de deux textes vétérotestamentaires, en deux genres littéraires bien différents : le prologue du narrateur en Mc et une citation explicite dans la bouche de Jésus en Mt-Lc. La reprise littérale d’une expression complexe suppose en amont une tradition préexistante, intégrée ici et là d’une manière différente par les évangélistes. Le plus vraisemblable est qu’il s’agisse d’une tradition écrite, traduction grecque d’un original araméen, qui seule expliquerait que le verbe utilisé par les deux évangélistes (κατασκευάσει) ne se retrouve dans aucune traduction ancienne connue81. Une telle source littéraire, provenant d’une origine commune à la source Q et à la source de Mc est, du point de vue de l’histoire de la tradition synoptique, le plus ancien niveau atteignable. Mt 3,7-12 // Lc 3,7-9.16-17. Cf. Mc 1,7-8 // Jn 1,26-27 D’après Dunn, cette péricope est « une des preuves les plus claires d’une interdépendance littéraire entre Mt et Lc, qui ne peut s’expliquer que s’ils puisent tous les deux à une source grecque commune, Q82. » 79 80 81

J. DUNN, JesusRemembered(Grand Rapids 2003), 234 et n. 254. Mt ajoute ἐγὼ, que n’ont ni Lc ni Mc. Cf. A. PLUMMER, TheGospelAccordingtoS.Luke(ICC – Edinburgh 1910),

204. 82

J.D.G., DUNN,JesusRemembered,(Grand Rapids – Cambridge 2003), 362.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

409

Nous avons déjà présenté en synopose Mt 3,7-12 et Lc 3,7-9.16-17 et décrit leurs ressemblances. De leur côté, Mc 1,7-8 et Jn 1,26-27 sont très proches et ont en commun avec Mt 3,7-12 // Lc 3,7-9.16-17 l’essentiel de leurs éléments même si la dépendance littéraire ne peut être tracée : Mc 1,7-8

ἔρχεται ὁ ἰσχυρότερός μου ὀπίσω μου, οὗ οὐκ εἰμὶ ἱκανὸς κύψας λῦσαι τὸν ἱμάντα τῶν ὑποδημάτων αὐτοῦ. ἐγὼ ἐβάπτισα ὑμᾶς ὕδατι, αὐτὸς δὲ βαπτίσει ὑμᾶς ἐν πνεύματι ἁγίῳ.

Jn 1,26-27 ἐγὼ βαπτίζω ἐν ὕδατι· μέσος ὑμῶν ἕστηκεν ὃν ὑμεῖς οὐκ οἴδατε ὁ ὀπίσω μου ἐρχόμενος, οὗ οὐκ εἰμὶ ἄξιος ἵνα λύσω αὐτοῦ τὸν ἱμάντα τοῦ ὑποδήματος

Mc 1,8 a, comme Mt et Lc, la formule αὐτὸς δὲ βαπτίσει ὑμᾶς ἐν πνεύματι ἁγίῳ, que Jn omet ; Jn 1,26 en revanche présente une formule qui lui est propre : μέσος ὑμῶν ἕστηκεν ὃν ὑμεῖς οὐκ οἴδατε. Jn et Mc ont plusieurs éléments communs : – ὁ ὀπίσω μου associé avec ἔρχομαι. – L’affirmation de son indignité de dénouer la courroie des sandales de Jésus. – Le « baptême dans l’eau » est mentionné en des termes presqu’identiques, en début de phrase par Jn et en fin par Mc. Il est plausible que ce discours de Jean-Baptiste ait fait l’objet d’une fixation écrite primitive, peut-être dans le cercle de ses disciples. La version de Mc et Jn, elle, pourrait être le résultat d’une transmission abrégée de la même tradition. 2.2.1.2.1 Élémentsdetraditionorale Récits historiques, sagas de héros nationaux du passé structurent en profondeur la mémoire sociale. Le prédicateur, soucieux de performativité, y trouve un réservoir de connaissances, de schémas préexistant dans les esprits, mobilisables pour son enseignement83. 83 Cf. R.A. HORSLEY, “Prominent Patterns in the Social Memory of Jesus and Friends”, Memory, Tradition, and Text (ed. A. KIRK – T. THATCHER) (SBLSS 52; Atlanta 2005), 66: “Recent theory of performance places great emphasis on how

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La large diffusion d’histoires populaires sur Élie dans le judaïsme rabbinique suggère que le personnage d’Élie occupait une grande place dans cette culture commune84. Elle précédait le Nouveau Testament et a servi de terreau à sa formation. Qu’Élie ait inspiré la prédication orale dès les strates les plus anciennes de la tradition néotestamentaire est une évidence : « Étant donné que nous avons la preuve que les histoires de Moïse ou d’ÉlieÉlisée ont largement servi de modèles, nous pourrions construire sur la perspective de Kelber pour émettre l’hypothèse que la mémoire sociale israélite comprenait un large répertoire d’histoires et de motifs narratifs typiquement israélites. Dans ce répertoire, différentes histoires organisées en séquences étaient incluses. Ce sont précisément de telles ressources de la mémoire sociale israélite qui ont fourni les cadres et les trames d’images utilisées pour mettre en intrigue et pour définir la signification des exorcismes de Jésus, ses guérisons, multiplication des pains, etc85. »

En plusieurs endroits, la critique de la rédaction confirme ce jugement. Mt 8,19-20 // Lc 9,57-58 (des paroles plus stables que les récits) Cette péricope fait partie de la source Q, avec un parallèle dans l’ÉvangiledeThomas. Mt 8,19-20

Lc 9,57-58

καὶ προσελθὼν εἷς γραμματεὺς εἶπεν αὐτῷ·διδάσκαλε, ἀκολουθήσω σοι ὅπου ἐὰν ἀπέρχῃ. 20 καὶ λέγει αὐτῷ ὁ Ἰησοῦς αἱ ἀλώπεκες φωλεοὺς ἔχουσιν καὶ τὰ πετεινὰ τοῦ οὐρανοῦ κατασκηνώσεις, ὁ δὲ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου οὐκ ἔχει ποῦ τὴν κεφαλὴν κλίνῃ.

Καὶ πορευομένων αὐτῶν ἐν τῇ ὁδῷ εἶπέν τις πρὸς αὐτόν ἀκολουθήσω σοι ὅπου ἐὰν ἀπέρχῃ. 58 καὶ εἶπεν αὐτῷ ὁ Ἰησοῦς αἱ ἀλώπεκες φωλεοὺς ἔχουσιν καὶ τὰ πετεινὰ τοῦ οὐρανοῦ κατασκηνώσεις, ὁ δὲ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου οὐκ ἔχει ποῦ τὴν κεφαλὴν κλίνῃ.

19

EvThom 8687

57

Λέγει Ἰησοῦς· [αἱ ἀλώπεκες ἔχου]σιν τοὺς [φωλεοὺς αὐτῶν] καὶ τὰ πετεινὰ ἔχει [τὴν] κατασκηνώσιν αὐτῶν, ὁ δὲ υἱὸς τοῦ ἀνθρώπου οὐκ ἔχει ποῦ τὴν κεφαλὴν αὐτοῦ κλίνῃ καὶ ἀναπαύσηται

speech works by referencing the hearers’ cultural tradition, that is, memory.” Voir aussi Eric EVE, “Memory, Orality and the Synoptic Problem”, EarlyChristianity 6 (2015), 311-333. 84 K.H. LINDBERCK,ElijahandtheRabbis:StoryandTheology (New York 2010). 85 R.A. HORSLEY, Ibid., 76-77. 86 J.M. ROBINSON – P. HOFFMANN – V.J.S. KLOPPENBORG, TheCriticalEditionof Q(Minneapolis 2000), 153.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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L’introduction narrative (Mt 8,19a // Lc 9,57a) varie nettement et fait défaut dans EvThom 86, tandis que les paroles du scribe et de Jésus sont identiques dans les trois, hormis l’ajout du verbe καὶ ἀναπαύσηται en EvThom. La distinction à faire entre la transmission des paroles et celle du matériel narratif qui les encadre est bien illustrée ici. Mt 11,5-15 // Lc 7,22-28 + 16,16 (prosopée spéciale) Dans notre inventaire, nous avons distingué dans cette péricope deux ensembles, correspondant à deux types d’usage des traditions sur Élie. Dunn dissocie dans ce texte Mt 11,2-11.16-19 // Lc 7,18-28 ; 31-35 et Mt 11,12-15 // Lc 16,1687. Le premier ensemble de versets indique une dépendance littéraire, en raison de l’étroitesse du parallélisme, tandis que le deuxième ensemble serait le reflet d’une transmission orale88. Horsley a formulé un certain nombre de règles permettant de repérer les principes de l’oralité dans un texte et les a illustrés précisément en les appliquant à Mt 11,2-19 – Lc 7,18-35. Il dispose les versets sur des lignes « pour une lecture à haute voix, avec une disposition visuelle en lignes et une répétition de sons, mots, formes verbales89. » Nous reproduisons ici son texte sur la section qui concerne plus précisément notre sujet (Mt 11,5-15 – Lc 7,22-28), même si sa démonstration perd un peu de force ainsi écourtée :

87 Lc 7,20-21 ; 29-30 sont une élaboration lucanienne tandis que Mt 11,14-15 sont une élaboration matthéenne. 88 J. DUNN, Jesus Remembered (Grand Rapids 2003), n. 72, 353 : “Mt 11,211.16-19; Lc 7,18-28; 31-35. The closeness of the parallel clearly indicates literary dependence, with editorial introductions, and Lukan elaboration at 7,20-21 and 2930. But the link between Mt 11,12-15 and Lc 16,16 is less easily explained in terms of literary dependence and may reflect oral transmission.” 89 R.A. HORSLEY, “Oral Communication, Oral Performance, and New Testament Interpretation”, MethodandMeaning (ed. A.B. MCGOWAN; K.H. RICHARDS) (Atlanta 2011), 151. “A printed transliteration may help our aural imagination hear the poetic form, the sequence of lines, the repetition of sounds and words, and the “rhetoric” of the speech. Readers should “re-oralize” the text by reading (and thus hearing) it aloud” (p. 150).

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DEUXIÈME PARTIE

poreuthentes apangeilate Iöannë ha akouete tuphloi anablepousin kai chöloi leproi katharizontai kai köphoi nekroi egeirontai kai ptöchoi kai makarios estin hos ean më skandalisthë erxato ti exëlthate kalamon alla ti anthröpon idou alla ti nai, houtos estin idou apostellö hos kataskeuasei Legë hymin, meizön ho mikroteros

kai blepete peripatousin akouousin euangelizontai en emoi.

legein

tois ochlois eis tën erëmon hypo anemou exëlthate en malakois ta malaka en tois oikois exëlthate idein? legö hymin, kai perissoteron peri hou ton angelon mou tën hodon sou

peri Iöannou theasasthai? saleuomenon? idein? ëmphiesmenon? tön basileiön eisin. prophëtën? prophëtou gegraptai pro prosöpou sou emprosthen sou.

en gennëtois gunaikön en të Basileia tou theou

Iöannou meizön autou estin.

Horsley regarde comme « expérimentale » cette disposition, afin de mettre en évidence la performance orale. Il commente ainsi : « Si nous écoutons de quelle manière sonne le texte des discours de Jésus, ce que nous entendons est frappant. À l’intérieur et à travers des “choses dites” ou des “versets”, il y a de fréquentes répétitions de sons, de formes verbales, de mots, de phrases entières et d’idées/de points. Ce ne sont pas seulement les “choses dites” qui prennent la forme de lignes parallèles, mais les lignes/déclarations/pensées arrivent en une séquence de “choses dites”, et les mots et les sons multiples sont répétés en une séquence de “choses dites”. C’est de la poésie. Et, pour une poésie grecque, c’est inhabituel. Les lignes parallèles constituées habituellement de trois ou quatre mots de base, avec répétition de sons, ressemblent à de la poésie hébraïque ou araméenne et elles comprennent des phrases qui ne sont pas idiomatiques en grec mais apparaissent comme des traductions de l’idiome araméen. Les “choses dites”, en outre, ne sont pas séparées mais arrivent en des séquences qui se concentrent sur une question et avancent vers un point ou une conclusion90. » 90 R.A. HORSLEY, “Oral Communication, Oral Performance, and New Testament Interpretation”, MethodandMeaning (ed. A.B. MCGOWAN; K.H. RICHARDS) (Atlanta 2011), 149: “If we listen to how the text of the Jesus speeches sounds, it is striking what we hear. Within and across ‘sayings’ or ‘verses’ are frequent repetition of sounds, verb forms, words, whole phrases and ideas/points. Not only do ‘sayings’ take the form of parallel lines, but parallel lines/statements/thoughts occur in a sequence of sayings,

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Sans vouloir trancher entre le caractère oral et le caractère écrit de la source pré-rédactionnelle, la disposition de la péricope selon un rythme oral proposée par Horsley est cependant intéressante, à titre d’illustration d’un procédé dont nous savons par ailleurs qu’il était constamment employé dans l’enseignement. Mt 17,10-13 // Mc 9,11-13 ; Mt 10,35 // Lc 12,53 (stabilité relative des paroles) Quoique la péricope Mt 17,10-13 // Mc 9,11-13 n’ait pas d’équivalent en Lc, le matériel discursif qui la constitue appartient à la Triple Tradition91. – La question des disciples est identique : Ἠλίαν δεῖ ἐλθεῖν πρῶτον (Mt 17,10 // Mc 9,11). – Des éléments de la réponse de Jésus sont communs : Ἠλίας μὲν ἔρχεται καὶ ἀποκαταστήσει πάντα (Mt 17,11) ; Ἠλίας μὲν ἐλθὼν πρῶτον ἀποκαθιστάνει πάντα·(Mc 9,12) ; λέγω δὲ ὑμῖν ὅτι Ἠλίας ἤδη ἦλθεν […] ἀλλὰ ἐποίησαν ἐν αὐτῷ ὅσα ἠθέλησαν (Mt 17,12) ; ἀλλὰ λέγω ὑμῖν ὅτι καὶ Ἠλίας ἐλήλυθεν καὶ ἐποίησαν αὐτῷ ὅσα ἤθελον, καθὼς γέγραπται ἐπ᾽ αὐτόν (Mc 9,13). Seul change le temps des verbes. Mt déplace une partie de la réponse de Mc 9,12b, a quelques mots en plus et ajoute une conclusion. Tout en observant une assez grande variation de détails dans la transmission des paroles de Jésus, une certaine stabilité apparaît néanmoins. Ces deux caractéristiques conduisent à voir ici le résultat d’un processus oral de transmission92. Une même conclusion doit être faite au sujet du logion Mt 10,35 // Lc 12,53 appartenant aussi à la source Q. Les mots centraux sont communs (πατήρ, μήτηρ, θυγάτηρ, νύμφη, πενθερά) même si le rythme de la phrase est différent. and words and multiple sounds are repeated in a sequence of ‘sayings.’ This is poetry. As poetry in Greek, moreover, it is unusual. The parallel lines consisting usually of three or four basic words, with repetition of sounds, seem like Hebrew or Aramaic poetry and they include phrases that are not idiomatic in Greek but appear to be translations of Aramaic idioms. The ‘sayings’, moreover, are not separate, but come in sequences that focus on an issue and move to a point or conclusion.” 91 M. GOODACRE appelle ces passages communs à Mt-Mc sans Lc “not quite Triple Tradition” pour les distinguer des passages effectivement présents chez les trois synoptiques : TheSynopticProblem (New York 2001),48-50. 92 Hogeterp en Mt 17,13 considère que la formulation matthéenne “probably denotes later memorization and interpretation of sayings of Jesus”: A.L.A. HOGETERP, ExpectationsoftheEnd(Leiden – Boston 2009), 302.

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DEUXIÈME PARTIE

Les lexèmes « Celui qui précède » et « Celui qui vient » Ces expressions imprègnent en profondeur le Nouveau Testament. Elles ont leur origine dans la citation mixte d’Ex 23,20 – Ml 3,1 présente en Mc 1,2 comme introduction à l’évangile et en Mt 11,10 – Lc 7,27 dans la bouche de Jésus. Un messager est envoyé devant la face de Dieu en Ml 3,1 (πρὸ προσώπου μου), devant la face d’Israël en Ex 23,20 (πρὸ προσώπου σου). En Malachie, l’annonce de l’envoi de ce messager précurseur est suivie de la venue du messager de l’alliance, introduite en ces termes solennels : ἰδοὺ ἔρχεται. Nous regroupons ici des observations déjà faites antérieurement en différents endroits afin de mettre en évidence l’imprégnation de formules quasi identiques dans différentes couches de la tradition et différents genres littéraires. Jésus applique expressément à Jean-Baptiste cette citation mixte en ces termes : οὗτός ἐστιν περὶ οὗ γέγραπται (Mt 11,10 // Lc 7,27) et le désigne ainsi comme son propre précurseur et préparateur. Inversement, Mt-Mc et Jn transmettent une expression par laquelle Jean-Baptiste situe Jésus par rapport à lui-même. L’expression « celui [qui vient] après moi – ὁ ὀπίσω μου » est commune aux trois évangiles (Mt 3,11 ; Mc 1,7 ; Jn 1,15.27.30). Mt-Mc l’associent en outre à l’expression « celui qui est plus fort que moi – ὁ ἰσχυρότερός μου » et au verbe ἔρχομαι. À la place de « ὁ ὀπίσω μου », Lc 3,16 a « ὁ ἰσχυρότερός μου » et le verbe ἔρχομαι. L’ange Gabriel en Lc 1,17 et Zacharie en Lc 1,76 décrivent la mission de Jean-Baptiste en relation avec un « autre » encore inconnu à ce stade du récit : « Il marchera devant lui (προελεύσεται ἐνώπιον αὐτοῦ) » (Lc 1,17) « Tu marcheras devant à la face du Seigneur (προπορεύσῃ γὰρ ἐνώπιον κυρίου) » (Lc 1,76).

Les deux verbes προέρχομαι et προπορεύομαι, pratiquement synonymes, sont tous deux construits avec le préfixe προ, comme dans le πρὸ προσώπου de Ml 3,1, indiquant la fonction de précurseur de JeanBaptiste. Le discours de Paul en Ac 13,24-25 combine les deux points de vue de l’avant et de l’après : « Précédant sa venue (πρὸ προσώπου τῆς εἰσόδου αὐτοῦ) » […], Jean disait : “mais voici venir après moi (ἰδοὺ ἔρχεται μετ᾽ ἐμὲ)”. »

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Comme nous l’avons vu, l’association de ὁ ὀπίσω μου (ou μετ᾽ ἐμὲ en Ac 13,25) et du verbe ἔρχομαι vient de Ml 3,1, qu’elle renverse. L’évangile selon Jean reprend ὁ ὀπίσω μου associé à ἔρχομαι (Jn 1,15.27.30). À deux reprises Jean-Baptiste désigne Jésus comme ἔμπροσθέν μου (Jn 1,15.30). En Jn 3,28 Jean-Baptiste parle de lui-même en ces termes : « J’ai été envoyé devant lui (ἀπεσταλμένος εἰμὶ ἔμπροσθεν ἐκείνου) ». Là, l’emploi ἀποστέλλω au participe parfait passif rend encore plus évident les liens avec Ml 3,1 où Dieu annonce l’envoi de son messager précurseur en ces termes : ἰδοὺ ἐγὼ ἐξαποστέλλω, et avec l’Élie eschatologique de Ml 3,23 : ἰδοὺ ἐγὼ ἀποστέλλω. Cette combinaison des mots ἀποστέλλω ; πρὸ προσώπου μου (Jésus) ou à l’inverse ὁ ὀπίσω μου (Jean-Baptiste) et ἔρχομαι évoque à chaque fois l’accomplissement de l’annonce de Ml 3,1. Il y a tout lieu de croire qu’elle trouve son origine au stade initial de la tradition. Avec son taux élevé de fluctuation, elle semble bien relever de la transmission orale93. Nous reviendrons sur ce que l’emploi de ce verset de Malachie reflète des conceptions primitives de la relation entre Jésus et Jean-Baptiste. Apocatastase et conversion D’après Ml 3,24 G la mission eschatologique d’Élie est de « ramener (ἀποκαταστήσει) le cœur du père vers le fils et le cœur de l’homme vers son prochain ». Ce même verbe ἀποκαθιστάνω se retrouve en Mt 17,11 // Mc 9,12 à propos d’Élie–Jean-Baptiste et en Ac 1,6 où les disciples demandent à Jésus s’il va « restaurer la royauté en Israël ». Ac 3,21, dans un passage dont nous avons montré toutes les correspondances avec les traditions sur Élie, emploie le substantif ἀποκατάστασις (hapax). Ce thème de l’« apocatastase », entendu au sens eschatologique de « restauration », présent dans différentes couches de la tradition néotestamentaire – tantôt comme verbe tantôt comme nom – semble bien avoir pour origine les traditions sur Élie.

93 La proximité de Jn 1,27 et de Mt 3,11 est un signe de tradition orale selon J.D.G. DUNN, “John and the Oral Gospel Tradition” (1991),TheOralGospelTradition (Grand Rapids 2013), 154. Une étude plus systématique de la formule dans le Nouveau Testament conduit à élargir la conclusion.

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Le lien entre la conversion (μετάνοια) et Jean-Baptiste est largement attesté : Mt 3,8 – Lc 3,8 (Q) ; Mc 1,4 – Lc 3,3 (= Mt 3,2 avec le verbe μετανοέω), Ac 13,24 ; 19,4. En Ac 3,19, en introduction d’un discours aux nombreux échos élianiques, Pierre exhorte aussi : « repentez-vous et convertissez-vous (μετανοήσατε οὖν καὶ ἐπιστρέψατε) »94. La prégnance de ce thème en Malachie, en relation avec la figure idéale de Lévi dans un discours adressé aux prêtres (Ml 2,5-7) et avec le messager du Seigneur (Ml 3,7.24), le relie aussi aux traditions sur Élie. Jean-Baptiste lui-même étant fils de prêtre (Lc 1,5), sa prédication a sans doute été perçue dès l’origine comme celle du lévite idéal de Ml 2,5-7. Il nous paraît plausible d’affirmer que c’est à partir de là que le thème de la μετάνοια, en ses différentes harmoniques, a fait son entrée dans la prédication primitive. La durée de la sécheresse En 1 R 18,1, Élie met fin à la sécheresse « à la troisième année » (M : ‫ישׁית‬ ִ ‫ ; ַבּ ָשּׁנָ ה ַה ְשּׁ ִל‬G : ἐν τῷ ἐνιαυτῷ τῷ τρίτῳ). Or, en relation avec cet événement, les traditions néotestamentaires, en Lc 4,25 et Jc 5,17, parlent de « trois ans et demi ». Le cas est intéressant car ces deux textes appartiennent à des sources littéraires différentes et indépendantes, et fournissent ainsi un appui au critère d’attestation multiple. La comparaison met en évidence la flexibilité de l’expression : Lc 4,25 ἐπὶ ἔτη τρία καὶ μῆνας ἕξ

Jc 5,17 ἐνιαυτοὺς τρεῖς καὶ μῆνας ἕξ

À ce chiffre, il faut ajouter, la durée identique de la mission des deux témoins en Ap 11,2.3 (42 mois et 1260 jours). Pendant ce temps, « ils ont pouvoir de clore le ciel afin que nulle pluie ne tombe » (Ap 11,6). Ce temps de la sécheresse provoquée par Élie fait donc partie d’une tradition orale largement diffusée, peut-être même antérieure à Jésus, même s’il n’existe pas d’autre témoin portant ce chiffre. 94 L’unique autre occurence dans le Nouveau Testament de la série des deux verbes μετανοέω et ἐπιστρέφω est dans le récit par Paul de sa vocation devant le roi Agrippa en Ac 26,20 : « aux habitants de Damas d’abord, à Jérusalem et dans tout le pays de Judée, puis aux païens, j’ai prêché qu’il fallait se repentir et se convertir (μετανοεῖν καὶ ἐπιστρέφειν) à Dieu en faisant des oeuvres dignes du repentir (ἄξια τῆς μετανοίας) » (Ac 26,20).

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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2.2.1.3 Traditions élianiques à l’époque de Jésus : l’identification de l’Élie attendu 2.2.1.3.1 Leclimatgénéraldefièvreapocalyptique Différents documents déjà cités entre le premier siècle avant et le premier siècle après J.-C.95, montrent que dans le judaïsme palestinien de l’époque de Jésus, l’attente du retour eschatologique d’Élie était très présente. Le Nouveau Testament donne l’impression qu’elle était particulièrement vive dans la première moitié du premier siècle de notre ère : la question de l’identification de l’Élie attendu et sa possible reconnaissance en Jean-Baptiste ou en Jésus fut un lieu d’intenses controverses. Certaines péricopes montrent que, selon les opinions populaires, Élie était déjà revenu et que le problème était seulement de savoir en qui il fallait le reconnaître. Un climat de forte tension eschatologique autour du ministère public de Jésus est ainsi créé96. Jésus lui-même est considéré comme Élie, entre autres options possibles (Mt 16,13-14 // Mc 6,15 ; 8,27-28 // Lc 9,7-8). Pierre confesse juste après que Jésus est le messie (Mt 16,16 // Mc 8,29 // Lc 9,20) et, alors que l’identité de Jésus est en jeu, les opinions populaires rapportées ne sont pas pour autant explicitement condamnées. Même si le ton est celui de la moquerie, ceux qui se tiennent au pied de la Croix considèrent que la venue subite d’Élie pour libérer Jésus est possible. En tout cas, ils attribuent à Jésus cette croyance en l’entendant crier (Mt 27,46-50 // Mc 15,34-37). Si bien des attentes sont confuses dans l’esprit des contemporains, il reste cependant qu’en Mt-Mc, Jean-Baptiste est clairement identifié avec l’Élie qui devait revenir, et l’affirmation est mise dans la bouche de Jésus (Mt 11,14 ; 17,13 ; Mc 9,13). Les évangiles synoptiques ne craignent donc pas de transmettre, au sujet du scénario eschatologique, des opinions opposées aux affirmations de Jésus, sans pour autant les présenter comme fausses. Le critère d’« embarras ecclésiastique » ou de dissemblance s’applique précisément ici. En d’autres termes, ces versets peuvent être considérés 95 1 Hen 89,51-53 ; 90,30-31 ; 4Q521 et 558 ; LivredesAntiquitésBibliques 48 ; 1 M 4,46 ; 14,41 ; 1QS 9,11 et 4Q175,5. 96 J.M. NÜTZEL, „Elia- und Elischa- Traditionen im Neuen Testament“, BK 41 (1986), 163; G. DAUTZENBERG, “Elija im Markusevangelium”, 1088: „Die Erwartung des Elias Redivivus war in der Jesusbewegung und im hellenistischen Judenchristentum der mk Tradition stark und mächtig nicht integriert wäre sie ein Störfaktor geblieben“.

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comme une « tradition isolée » : ces traditions sur Jésus ont été transmises indépendamment de leur usage. Il est remarquable que les évangélistes aient transmis ces croyances populaires qui traduisent des incertitudes, et sur des sujets aussi importants que l’interprétation d’une prophétie majeure et de l’identité de Jésus. Ils enregistrent un climat d’intense attente eschatologique, qui manifeste sa force dans ce foisonnement même de possibilités multiples, sans chercher à clarifier ces attentes en leur assignant à chaque fois une réponse précise. Flavius Josèphe témoigne d’une même atmosphère favorisant l’émergence de figures marginales sur lesquelles se cristallise l’espérance populaire (Theudas, un samaritain, un égyptien)97. Pour véhiculer le message de Jésus, il a paru essentiel aux évangélistes de le restituer inséré dans cette atmosphère de fièvre apocalyptique. 2.2.1.3.2 Lamémoirepopulairealiélavied’ÉlieetcelledeJeanBaptiste La localisation de la mission de Jean-Baptiste auprès du Jourdain, la description de son mode de vie et de ses vêtements, les circonstances de sa mort établissent un lien avec les traditions élianiques. L’origine sacerdotale de Jean-Baptiste, rapportée et accréditée par Luc, fait aussi partie de la mémoire populaire. Puisqu’Élie est considéré par une tradition juive comme Pinhas en personne, Jean serait lié à Élie par une parenté biologique. Quelques éléments distinguent cependant les deux hommes : tandis qu’Élie accomplit d’importants miracles et exerce sa mission en chemin, aucun miracle n’est attribué à Jean-Baptiste et il semble avoir exercé son activité dans une aire géographique limitée. Nous avons vu aussi que les descriptions de leurs vêtements ne sont pas identiques, tout en étant proches. Ces divergences empêchent de voir un pur artifice littéraire dans l’établissement d’un lien entre Élie et Jean-Baptiste. Les critères de dissemblance et de particularité rédactionnelle s’appliquent ici et concourent à en valider le caractère primitif. 2.2.1.3.3 L’affirmationparJésusdel’accomplissementenJean-Baptiste del’attenteduretourd’Élie – En Matthieu, Jean-Baptiste est explicitement désigné comme étant lui-même Élie, par les apôtres dans le premier cas (Mt 11,14) et 97 Cf. J.C. VANDERKAM, “Messianism and Apocalypticism”, TheEncyclopediaof Apocalypticism.1(Londres 2006) (ed. J.J. COLLINS), 221-222 ; M. ÖHLER, Eliaim NeuenTestament, 99-100.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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par Jésus dans le second (Mt 17,13). Ces deux déclarations sont généralement reconnues comme étant d’origine rédactionnelle98. – En Marc, l’identification de Jean-Baptiste et d’Élie n’est qu’implicite mais elle s’impose toutefois à partir de la réponse de Jésus à la question des disciples (Mc 9,11-13). De ce point de vue, la tradition de Mt et de Mc est dès lors identique. – Pour certains auteurs, en Luc, c’est Jésus qui serait Élie et non Jean-Baptiste99 : dès le début de l’évangile, dans la synagogue de Nazareth, Jésus reprend pour lui le modèle d’Élie (Lc 4,16-30) ; le récit de Lc 7,19-23 (// Mt 11,3-6 ; 4Q521) fait de Jésus un type d’Élie qui ressuscite les morts ; la péricope Mt 17,10-13 // Mc 9,11-13 qui identifie Élie et Jean-Baptiste est omise. John Robinson y voit le signe de deux croyances rivales au sein des premières communautés : certains cercles, représentés par Mt-Mc, identifient l’Élie eschatologique avec JeanBaptiste, d’autres, représentés par Lc, reportent l’identification sur Jésus. Aussi, l’hypothèse d’une « christologie élianique » en Lc et dans ses traditions pré-rédactionnelles est-elle apparue100. Meier a fait une place centrale à cette christologie élianique, qu’il considère comme la plus primitive : Jésus se serait conçu comme un précurseur de Dieu et ce n’est qu’à un stade ultérieur, n’ayant pas été suivi par un autre, que son personnage aurait été remodelé et le rôle d’Élie attribué à Jean-Baptiste101. Cette interprétation n’est pas née avec la critique moderne, Tertullien l’attribue déjà à Marcion et à ses disciples : « ils espèrent un Christ, non un Jésus, et ils comprennent ce Christ plutôt comme Élie que comme Jésus », dit-il, en critiquant cette christologie qu’il estime incompatible avec la vérité de l’incarnation102. Notons déjà que si ces particularités lucaniennes sont interprétées dans le sens d’une négation de l’identification de Jean-Baptiste et d’Élie, la cohérence d’ensemble de l’évangile est remise en cause, dans la mesure 98

Voir M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament, 71 et les références en notes. J.-D. DUBOIS, “La figure d’Élie dans la perspective lucanienne“, RHPR 53 (1973), 170 ; J.A. FITZMYER, TheGospelAccordingtoLuke(I-IX) (AB 28; New York 1981), 213.656 ; F. BOVON, L’évangile selon saint Luc (1,1 – 9,50), (CNT IIIa ; Genève 1991), 365 ; B.E. REID,TheTransfiguration(CahRB 32; Paris 1993). 120ss ; J. SEVERINO CROATTO, “Jesus, Prophet like Elijah, and Prophet-Teacher like Moses in Luke-Acts”, JBL 124 (2005), 451-465. 100 J.A.T. ROBINSON, “Elijah, John and Jesus: An Essay in Detection” NTS 4 (195758), 263-281. 101 J.P. MEIER, Uncertainjuif,Jésus. III (Paris 2005), 413 ; IV (Paris 2009), 395398. 102 TERTULLIEN, ContreMarcion, III, 16, 1 (ed. et trad. R. BRAUN) (SC 399 ; Cerf 1994), 143. Voir aussi DeAnima 35,5-6 et ContreMarcion IV, 22, 3. 99

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où Jean-Baptiste est explicitement associé à Élie en Lc 1,17.76, par la voix d’un narrateur intra-diégétique. Or la critique littéraire récente a montré au contraire la forte unité narrative de toute l’œuvre lucanienne103. – Jean n’ignore pas le lien entre les traditions sur Élie et JeanBaptiste, malgré la négation par Jean-Baptiste lui-même d’être Élie (Jn 1,21.25). D’une manière caractéristique de la construction très élaborée de son évangile, Jean a recours à deux reprises à des éléments de langage élianique, l’une en Jn 3,28 dans laquelle Jean-Baptiste s’autodéfinit en relation avec ces traditions et l’autre en Jn 5,35 où Jésus le définit ainsi104. Il faut noter en outre que la combinaison de Jn 1,21.25 (Jean nie être Élie : οὐκ εἰμί) et de Jn 1,27.30 (Jean se définit comme celui après qui vient Celui-ci), réaffirmée en Jn 3,28 (« vous-mêmes, vous m’êtes témoins que j’ai dit : “moi, je ne suis pas (οὐκ εἰμὶ ἐγὼ) le Christ, mais je suis celui qui a été envoyé devant lui (ἀπεσταλμένος εἰμὶ ἔμπροσθεν ἐκείνου)” ») est identique au témoignage ultime de JeanBaptiste en Ac 13,25 : « Au moment de terminer sa course, Jean disait : “celui que vous croyez que je suis, je ne le suis pas (οὐκ εἰμὶ ἐγώ) ; mais voici venir après moi celui dont je ne suis pas digne de délier la sandale”. »

Cette attestation dans la tradition lucanienne des Actes et dans la tradition johannique fournit un bon argument d’historicité : le même motif se retrouve en deux sources distinctes et deux formes littéraires différentes. Dès lors, cette manière de parler de Jean-Baptiste peut tout autant se réclamer des témoignages les plus anciens que celle de Mt – Mc où l’identification de Jean et d’Élie est plus explicite. La contradiction souvent alléguée entre Mt 11,14 et Jn 1,21.25 et, au-delà, entre Mt – Mc d’un côté et Lc – Jn de l’autre n’est pas si évidente : Jésus, en disant de Jean-Baptiste αὐτός ἐστιν Ἠλίας ὁ μέλλων ἔρχεσθαι (Mt 11,14), n’affirme pas une identification stricte entre la personne de Jean-Baptiste et la personne d’Élie, mais déclare réalisée en Jean l’attente d’Élie. En Jn 1,21.25, ce que Jean-Baptiste nie est une identification ontologique avec Élie (σὺ Ἠλίας εἶ;)105. 103 Cf. par ex. J.N. ALETTI, L’artderaconterJésus-Christ :l’écriturenarrative de l’évangile de Luc (Paris 1989) ; Quand Luc raconte : le récit comme théologie (LLB 115 ; Paris 1998). 104 Cf. M.-É. BOISMARD, “Les traditions johanniques concernant le Baptiste”, RB 70/1 (1963), 5-42. 105 J.M. DANOWSKI fait cette remarque simple et éclairante : „Johannes „ist“ Elija in Bezug auf Gott, aber Elija ist nicht Johannes“ (ElijaimMarkusevangelium (BWANT 180; Stuttgart 2008), 184-5).

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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De plus, la distinction des niveaux d’énonciation chez les évangélistes permet d’affiner l’analyse : le Nouveau Testament ne réfère pas de la même manière Élie à Jésus et à Jean-Baptiste. Le lien entre Élie et Jésus existe au plan du motif et de l’allusion typologique, mais pas au plan de la citation d’accomplissement. À aucun moment, Jésus n’est positivement présenté comme l’Élie eschatologique106. 2.2.1.3.4 Jean-BaptistepensaitsapropreidentitéenrapportavecÉlie Il y a tout lieu de croire que Jean-Baptiste déjà a pensé sa propre identité en référence à Élie107. Nous venons de montrer que l’expression « il vient derrière moi » et ses équivalents, est attestée très largement dans toutes les traditions (Mc 1,7 ; Mt 3,11 ; Lc 3,16 ; Ac 13,25 ; Jn 1,27.30 ; 3,28) et trouve son origine en Ml 3,1. Le discours du Baptiste en Mt 3,7-12 // Lc 3,7-9.16-17, avec un parallèle abrégé en Mc 1,7-8 // Jn 1,26-27, fait partie d’une source commune, probablement écrite. D’un point de vue historique, il est particulièrement important de constater que cette péricope de Mt-Lc (Q), où le jugement d’Israël est comparé au vannage et à la destruction de la bale par le feu, a pour seul antécédent dans l’Ancien Testament Ml 3. « En ayant ces similitudes présentes à l’esprit, il n’y a plus qu’un pas pour conclure que le troisième chapitre de Malachie, qui atteint son sommet dans l’annonce du retour d’Élie, devait être lu “à partir de la perspective temporelle de Jean presque comme l’histoire de sa vocation personnelle”108. » 106 M. ÖHLER,EliaimNeuenTestament, 240: „Lk vertritt keine Eliachristologie bzw. identifiziert Jesus nicht mit Elia. Sämtliche Anspielungen auf Elias Handeln sollen Jesus nicht als wiedergekommenen Elia kennzeichnen, sondern Jesu Schicksal und Wirken mit dem Elias parallelisieren. An der einzigen Stelle bei Lk, in der es um die Person Elias geht (9,8.19), lehnt Lk eine Gleichsetzung ab.“ 107 J. JEREMIAS, “Ἡλ(ε)ίας”, TDNT II (ed. G. KITTEL) (Grand Rapids 1966), 936 ; O. BÖCHER, „Johannes der Täufer in der neutestamentlichen Überlieferung“, Rechtfertigung.Realismus.UniversalismusinbiblischerSicht (hrsg. A. KÖBERLE – G. MÜLLER) (Darmstadt 1978), 49 : „Nichts verbietet die Annahme, der Täufer habe sich selbst als Elias redivivus verstanden“ ; J.A. FITZMYER, TheGospelAccording toLuke(I-IX) (AB 28; New York 1981), 320: “The identification of John and Elijah is pre-lucan, as its presence in “Q” shows. There is no reason to think that it was not already in the Baptist source” ; M. ÖHLER, “The Expectation of Elijah and the Presence of the Kingdom of God”, JBL 118/1 (1999), 472; J.P. MEIER, Uncertain juif, Jésus. II (Paris 2005), 54 : « une bonne partie du message de Jean pourrait donner l’impression qu’il se considère, à la manière d’Élie, comme le précurseur direct de Dieu. » 108 M. ÖHLER, “The Expectation of Elijah and the Presence of the Kingdom of God”, JBL 118/1 (1999), 471-2 (Öhler se cite lui-même, en allemand) : “Malachi’s words are the only ones in the OT comparing the judgment of Israel to winnowing

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Il est dès lors vraisemblable que le discours de Jean rapporté en Mt-Lc (Q) et son résumé en Mc-Jn véhiculent les souvenirs des témoins oculaires. Et il est plausible historiquement que Jean lui-même ait trouvé l’inspiration de sa prédication dans les discours prophétiques du livre de Malachie109 et ait conçu sa propre mission comme celle de l’Élie eschatologique. 2.2.2 Traditions sur Élie et création d’un langage néotestamentaire La formation d’un langage scripturaire à partir des récits élianiques est une composante majeure de l’œuvre de Luc (Lc-Ac). Il est communément reconnu que Luc adopte un style littéraire inspiré de la Septante. Fitzmyer ainsi classe la structure : « pro prosôpou + gen » parmi les septantismes de Luc110. En fait, nous avons montré que le degré de diffusion de cette expression dans le Nouveau Testament conduisait à y voir plutôt une donnée issue de la tradition orale ou écrite pré-lucanienne. Thomas Brodie commence son étude sur la naissance du Nouveau Testament par un dossier sur l’imitatio comme procédé littéraire dans la culture juive et hellénistique de l’époque et étaye ensuite l’hypothèse que toute la tradition synoptique trouverait son origine dans une imitatio des récits des livres des Rois sur Élie et Élisée. Certes, les rédacteurs des évangiles utilisent largement ces récits sous forme d’allusion typologique et de reprise de motifs, mais la relation entre les deux n’est pas uniquement de texte à texte. Il y a toute une phase prérédactionnelle dans l’histoire de la tradition synoptique, que la critique historique doit s’efforcer d’atteindre111. Strecker consacre un chapitre au rôle joué par les traditions sur JeanBaptiste « de la tradition chrétienne primitive jusqu’à la composition des évangiles »112. Il retient comme éléments primitifs de la prédication and burning the chaff. With those similarities in mind, it is just a small step to the conclusion that the third chapter of Malachi, which reaches its culmination in the announcement of Elijah’s return, should be read “aus der Zeitperspektive des Johannes geradezu wie seine persönliche Berufungsgeschichte”.” 109 J.D.G. DUNN, “John the Baptist’s Use of Scripture”, The Gospels and the Scriptures of Israel (ed. C.A. EVANS – W.R. STEGNER) (JSNTSupp 104; Sheffield 1994), 42-54. 110 J.A. FITZMYER, TheGospelAccordingtoLuke(I-IX) (AB 28; New York 1981), 115. 111 T.L. BRODIE, TheBirthingoftheNewTestament(Sheffield 2004). Nous avons déjà noté, avec Pellegrini, de quelle manière la conception purement littéraire de dépendance des traditions de Brodie exclue defacto toute tradition pré-rédactionnelle. 112 G. STRECKER, TheologiedesNeuenTestaments(Berlin 1996), 231-241 : „Die urchristliche Überlieferung bis zur Abfassung der Evangelien.“

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de Jean-Baptiste : l’expression « Celui qui doit venir » utilisée comme un titre sans référent encore connu113 ; le jugement ; l’attente de la fin prochaine avec la venue du royaume de Dieu ; la conversion. Mais il n’exploite pas davantage l’imprégnation de ces énoncés dans les différentes couches des traditions néotestamentaires. Nos analyses antérieures nous conduisent à ranger les éléments suivants parmi les structures fixes de langage : – L’assemblage sous diverses formes des mots ἀποστέλλω ; πρὸ προσώπου μου (Jésus) ou à l’inverse ὁ ὀπίσω μου (Jean-Baptiste) et ἔρχομαι que l’on retrouve dans la citation mixte d’Ex 23,20 – Ml 3,1 (Mc 1,2 // Mt 11,10 // Lc 7,27) ; en Mt 3,11 ; Mc 1,7 ; Jn 1,15.27.30 ; en Lc 1,17.76 et Ac 13,24-25. En Lc 9,51-52 ; 10,1, la reprise de ces expressions pour l’envoi par Jésus de ses disciples « au-devant de sa face », « pour préparer sa route » illustre bien l’usage d’un langage élianique détaché la personne du prophète. Ac 3,19-22 est particulièrement digne d’attention de ce point de vue. Cette partie du discours de Pierre est un tissu de réminiscences de textes appartenant aux traditions sur Élie, sans le nommer. C’est ici que se trouve le mot ἀποκατάστασις. Il est de même racine que le verbe ἀποκαθιστάνω, qui provient de Ml 3,24 et qui, au sens de restauration eschatologique, figure encore en Mt 17,11 // Mc 9,12 et Ac 1,6. – Les « trois ans et demi » de la sécheresse d’Élie : d’un usage explicite (Lc 4,25 ; Jc 5,17), ils font ensuite partie d’un comput du temps indépendant (Ap 11,2.3). – Des emprunts explicites à l’histoire d’Élie (Mc 9,11-13 ; Lc 4,2526 ; Rm 11,2-5 ; Jc 5,17-18) sont repris ailleurs comme des évènementstypes génériques sans lien avec le prophète (Mt 8,19-20 // Lc 9,57-58 ; Ac 9,36-43 ; 20,7-12 ; He 11,34-37 ; Ap 11,5-12 ; 12,6.14). De manière plus générale, l’observation des traditions sur Élie les plus tardives, comme formules stéréotypées, met en évidence deux autres aspects particuliers : 113

Ibid., 237 : „Der ‚Kommende‘, der auch als der Stärkere bezeichnet wird, hat keinen Namen […]: er ist der Unbekannte“.

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– L’attention ne se focalise plus sur l’identité de l’Élie qui devait revenir, mais sur l’identité de celui dont il devait être le précurseur. Ce renversement de point de vue est manifeste en Lc 9,51-52 ; 10,1 et Ac 3,19-22 ainsi que dans la reprise abrégée de Mt 3,7-12 // Lc 3,79.16-17 (Q) en Mc 1,7-8 // Jn 1,26-27 : tout aspect judiciaire de la mission de Jean-Baptiste a disparu au profit de sa fonction d’annonciateur de « celui qui devait venir ». Sa consistance propre n’est plus que d’être « témoin » d’un autre. De fait, le thème de Jean-Baptiste/ Élie comme μάρτυς prend de l’ampleur dans les textes tardifs (Jn 1,69.15.19-36 ; 3,25-30 ; 5,33-36 ; Ap 11, 3-13 ; He 12,1ss). – L’aspect prédominant de la physionomie d’Élie devient une figure de prophète souffrant. Il est le type même de l’endurance dans la souffrance (He 11,34-37 ; Ap 11,5-12 ; 12,6.14. Cf. Mc 9,12). Si cette dimension de la personne d’Élie fait partie du cycle du livre des Rois (cf. 1 R 19,2.10.14), elle reste secondaire et ne retient plus l’attention de la littérature rabbinique. Au contraire, elle prend un relief croissant au fur et à mesure du développement de la tradition néotestamentaire. Nous avons constaté en commençant qu’en dehors des évangiles, les autres textes du Nouveau Testament font surtout un usage purement littéraire des traditions sur Élie – sans relation avec la personne du prophète – et abandonnent complètement la question de l’identification de l’Élie eschatologique. Historiquement, cette évolution peut s’expliquer de la manière suivante : Jean-Baptiste et Jésus une fois disparus, ne subsiste plus que l’impact produit par leur témoignage sur la mémoire de leurs auditeurs114. Les formules créées au moment des premiers débats et en présence des protagonistes restent mémorisées, au moins pour les plus importantes d’entre elles. Ce sont certaines de ces paroles entendues par les témoins oculaires qui furent ultérieurement intégrées dans la rédaction du Nouveau Testament. Elles furent véhiculées avec 114 Cf. J.D.G. DUNN, “Social Memory and the Oral Jesus Tradition” (2007),The OralGospelTradition (Grand Rapids 2013), 240-241: “The impact of Jesus’ sayings and doings was such that they shaped their lives as lives of discipleship. What they witnessed entered into them and became part of them. I believe this insight provides a key to one of the conundrums regarding the Jesus tradition – that is, why Jesus’ teaching is so seldom attributed explicitly to Jesus by Paul and the other letter-writers of earliest Christianity. Part of the answer, I suggest, is precisely that the Jesus tradition was not ‘memorised’ as ‘teaching of Jesus’; rather it was absorbed into the consciousness and life-manual of the first churches to become a resource on which they could draw almost instinctively and without having to engage in an act of ‘remembering’ what Jesus taught […] It seems to me that the distinction between memorisation and impact deserves more attention that is has received.”

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un haut degré de stabilité au stade oral de transmission, d’où elles acquirent le statut vénérable de « souvenir authentique » et firent désormais partie du langage chrétien, employé consciemment ou non par les rédacteurs. Ainsi, nous pouvons voir dans ces structures fixes de langage, des formules mnémotechniques issues de la prédication primitive de Jésus et de Jean-Baptiste. 2.2.3 L’incorporation des traditions sur Élie dans la rédaction des évangiles Au stade ultime de fixation de la tradition néotestamentaire intervient la rédaction des évangiles canoniques. Les traditions sur Élie jouent là encore un certain rôle, de trois manières : – le cycle d’Élie-Élisée a influencé le genre littéraire lui-même des évangiles ; – plusieurs récits appartenant aux traditions sur Élie ont une portée métalittéraire ; – chacun des quatre évangiles intègre les traditions pré-rédactionnelles sur Élie dans son projet littéraire et théologique, et les modifie au même moment. 2.2.3.1 Le cycle d’Élie-Élisée comme un des modèles du genre littéraire « évangile » À l’époque du Nouveau Testament, le genre de la biographie a des précédents dans la littérature juive du Second Temple : Tobie, Judith, Esther, l’histoire de Suzanne dans le livre de Daniel, JosephetAseneth, Viesdesprophètes en sont de bons exemples. La littérature hellénistique à peu près contemporaine du Nouveau Testament comporte de nombreuses vies d’hommes illustres (Bioi). Richard Burridge en a sélectionné dix, susceptibles d’être comparées aux évangiles, et conclut qu’ils présentent un même « air de famille »115. La littérature rabbinique aussi rapporte quelques « Haggadot biographiques-typologiques » en vogue 115 R.A. BURRIDGE, WhatAretheGospels?(SNTSM 70; Cambridge 1992), 206. Particulièrement suggestive est la comparaison avec Apollonios de Tyane, « homme divin » (θεῖος ἀνήρ), philosophe néopythagoricien prédicateur et thaumaturge, né en 16 ap. J.-C. à Tyane en Cappadoce et mort à Éphèse en 97 ou en 98. Philostrate composa sa Vie entre 217 et 245. Il dit avoir fait œuvre d’historien et cite ses sources au début, mais son ouvrage en huit livres est largement romancé au point que l’on se demande s’il a voulu intentionnellement produire une fiction. Voir aussi J. TAYLOR,

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au 1e siècle de notre ère (Honi HaMe’aguel – le traceur de cercle – ; Rabbi Hanina Ben Dosa). Le récit de leur vie s’inspire délibérément des récits sur Élie116. Sans en faire une source unique, le cycle d’Élie et d’Élisée demeure le modèle le plus proche des évangiles117. 2.2.3.2 Trois péricopes à portée métalittéraire Lc 4,16-30 Luc montre dès le prologue de son évangile qu’il intègre consciemment les processus de transmission depuis les témoins oculaires de Jésus jusqu’aux lecteurs de son œuvre. Le discours inaugural de la mission publique de Jésus à la synagogue de Nazareth décrit de façon très sophistiquée l’impression produite par Jésus sur ses contemporains, la culture livresque de l’époque, la relation entre la lecture de l’Écriture et le commentaire oral dans le système synagogal. Les actes de maniement du rouleau et de lecture du texte sacré (βιβλίον trois fois) font l’objet d’une description détaillée : « il se leva pour lire », « on lui remit le livre », « déroulant le livre, il trouva le lieu où il est écrit (τὸν τόπον οὗ ἦν γεγραμμένον) », « il replia le livre, le rendit au servant. » Les actes de parole de Jésus sont précisés : « il commença à leur dire (ἤρξατο δὲ λέγειν πρὸς αὐτοὺς ὅτι) », « les paroles pleines de grâce qui sortaient de sa bouche (ἐπὶ τοῖς λόγοις τῆς χάριτος τοῖς ἐκπορευομένοις ἐκ τοῦ στόματος αὐτοῦ) », « et il dit : “amen, je vous le dis” (εἶπεν δέ·ἀμὴν λέγω ὑμῖν ὅτι) »118, « en vérité, je vous le dis (ἐπ᾽ ἀληθείας δὲ λέγω ὑμῖν) ». En fait, l’écrit et l’oral s’enchevêtrent : dans la synagogue, Jésus lit le texte qui décrit sa mission de prédicateur (κηρύξαι deux fois). Sa première prédication consiste à annoncer l’accomplissement de cette écriture (γραφὴ). Puis il commente le texte d’Isaïe en invoquant un dicton appartenant à la mémoire populaire (παραβολή), qu’il explicite d’abord pour lui-même. La veuve sidonienne, le lépreux syrien, tous TheTreatmentofRealityintheGospels(CahRB 78 ; Pendé 2011), 80-84: “Apollonius and Christ.” 116 J.M. DANOWSKI, ElijaimMarkusevangelium(BWANT 180; Stuttgart 2008), 158-9. 117 D. MARGUERAT (ed.), Introduction au Nouveau Testament (Genève 20084), 35 ; J. TAYLOR, TheTreatmentofRealityintheGospels, 26. 118 Le redoublement ici de l’énoncé de l’acte de parole est remarquable : « il dit : “amen, je vous le dis”. »

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deux non israélites, sont des exemples de pauvres à évangéliser, de captifs à délivrer, d’aveugles à guérir, d’opprimés à libérer. Ils figurent ceux auxquels Jésus a mission de prêcher. Jésus commente une section liturgique d’un prophète (haftarah) en en faisant une interprétation haggadique : il emprunte ses exemples aux histoires du livre des Rois. De cette manière, il utilise la « mémoire sociale » de ses auditeurs en expliquant le message qu’il veut faire passer par le recours à des récits qui appartiennent au fond commun de culture, ici Élie et Élisée. L’impression particulière produite par la personne de Jésus est représentée : « les yeux de tous, dans la synagogue, étaient fixés sur lui (πάντων οἱ ὀφθαλμοὶ ἐν τῇ συναγωγῇ ἦσαν ἀτενίζοντες αὐτῷ) » (4,20), tandis que Jésus vient de lire qu’il a été envoyé pour proclamer « aux aveugles le retour à la vue » (4,18). L’impact de Jésus est tel qu’il provoque dès ce moment deux réactions opposées : ou bien être « en admiration (θαυμάζειν)119 devant les paroles pleines de grâce qui sortaient de sa bouche » et lui « rendre témoignage (μαρτυρεῖν) » (4,22), ou bien chercher à le tuer (4,28-29). Il ne s’agit donc pas d’une discussion académique, mais de vie et de mort, de même que de la parole des prophètes dépendaient la vie de la veuve de Sarepta et celle de Naaman le Syrien. Avec cette scène inaugurale de la mission publique de Jésus, Luc montre à son lecteur comment est arrivée jusqu’à lui la parole de Jésus : les regards sur lui, sa prédication entendue et répétée, le livre écrit et lu au cours de l’assemblée liturgique, la parabole populaire mémorisée. Olivier-Thomas Venard note cette articulation complexe entre la vision et l’ouïe au sein du récit lucanien : « Dans la prédication de Jésus à Capharnaüm […], la rencontre du voir, du dire et de l’entendre transforme l’expérience sensorielle courante en expérience de beauté […]. “Aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture” (Lc 4,21). À ceux qu’il rencontre, Jésus propose, très exactement, un trajet des yeux aux oreilles : alors que dans l’admiration, “tous ont les yeux fixés sur lui” (Lc 4,20), Jésus les renvoie à leurs oreilles. Il leur demande d’entendre […]. En se déclarant dans l’alchimie du voir et du dire, Jésus concentre donc sur sa propre personne une dialectique esthétique propre aux logophanies bibliques120. » 119 D’une certaine manière, les deux verbes ἐθαύμαζον et ἐμαρτύρουν de Lc 4,22 synthétisent les deux origines de transmission de la tradition, l’impact primordial de Jésus et le récit de ses paroles et de ses gestes. 120 O.T. VENARD, « “Dans toutes les écritures ce qui le concernait” (Lc 24,27) : une approche historico-christique du canon biblique. (Deuxième partie) », RB 115 (2008), 528-529.

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Ce passage du voir à l’entendre est aussi une représentation du passage, à partir de Jésus lui-même, de la génération des αὐτόπται à celle des Théophiles, qui accèdent à Jésus par la médiation de leur catéchèse (cf. Lc 1,1-4). Mt 17,1-9 // Mc 9,2-10 // Lc 9,28-36 François Martin a montré que le récit de la transfiguration contient une véritable théorie littéraire qui indique au lecteur la nature et l’origine du texte qu’il lit : « Le récit de la vision va fournir la forme figurative capable de signifier le fondement de l’énonciation d’où l’auteur tient son titre d’apôtre et reçoit ce qui l’»autorise» à parler et à écrire pour la vie de ses destinataires121. »

Le récit est construit autour de deux phases : la première est centrée sur la vision et la seconde sur l’audition. Dans la première phase, il y a un « dispositif scénique dont le résultat est d’instaurer des spectateurs, retenus à la scène par l’œil mais exclus de celle-ci en tant qu’acteurs. » Parmi les spectateurs, Pierre a le premier rôle dans l’interprétation de la vision. Dans la seconde phase, « la structure scénique de face à face est annulée », tous sont enveloppés dans une nuée. La vision englobe Jésus, Élie et Moïse en même temps que les trois apôtres. Une voix s’adresse aux disciples : « écoutez-le ! » : « à l’œil se substitue l’oreille et l’écoute succède à la vue. » Les spectateurs et les acteurs de la scène évoluent. Dans la première phase, les trois disciples sont spectateurs des trois êtres célestes et dans la deuxième, le lecteur est spectateur des six protagonistes de la transfiguration. Le mouvement du récit reproduit celui de la tradition : la vision directe de Jésus transfiguré est impossible à décrire et à répéter ; l’expérience des témoins oculaires est unique, ils sont les fondements inamissibles de la tradition. Après la manifestation de Jésus en vision vient la révélation de Jésus en paroles à partir du moment où Jésus est voilé par la nuée. Quant aux trois apôtres, d’abord témoins de la révélation, ils sont ensuite intégrés à l’objet révélé. Mieux, le caractère exceptionnel de leur expérience visuelle de Jésus est particulièrement mis en valeur : ses vêtements sont « aussi éblouissants qu’aucun foulon sur terre ne saurait ainsi blanchir » (Mc 9,3).

121

F. MARTIN, Pourunethéologiedelalettre(CF 196 ; Paris 1996), 152-153 pour toutes les citations du paragraphe.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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« L’image, produite par la métamorphose, ne se contente pas en effet de montrer son objet ; elle donne aussi à voir la source de toute visibilité, cela même qui rend les choses visibles : “visage comme le soleil”, “manteau blanc comme la lumière”122. »

Par là, le récit ne pointe-t-il pas vers son origine, vers la source de tout écrit et de toute parole ? Mt 17,10-13 // Mc 9,11-13 Aussitôt après la transfiguration, les disciples interrogent Jésus : « pourquoi les scribes disent-ils qu’Élie doit venir d’abord ? (ὅτι λέγουσιν οἱ γραμματεῖς ὅτι Ἠλίαν δεῖ ἐλθεῖν πρῶτον;) » (Mc 9,11). Dans sa réponse, Jésus reprend l’affirmation des disciples et la complète : « Élie en venant d’abord remettra en ordre toutes choses (Ἠλίας μὲν ἐλθὼν πρῶτον ἀποκαθιστάνει πάντα) » (Mc 9,12). La question des disciples révèle d’abord qu’ils connaissent cette courte citation biblique par cœur. Ils l’ont « sur les lèvres » (‫)בלשון‬, « dans la bouche » (‫)על פה‬123. Plus exactement, ils n’ont pas en mémoire le texte biblique lui-même dans son intégralité mais un résumé fait par les scribes, probablement reçu dans le cadre de l’enseignement synagogal élémentaire assuré par des maîtres de la Tora124. Cet épisode est significatif des techniques d’enseignement en usage à l’époque : une courte phrase mnémotechnique résumant l’idée maîtresse de la doctrine de l’Écriture. Sur cette base de mots gravés dans l’esprit, le maître développe et commente oralement. Cette phrase enseignée par les maîtres, « Élie doit venir d’abord », est en effet un condensé de Ml 3,23 (Si 48,10). À ce moment, les disciples s’adressent à Jésus comme à un enseignant à qui l’on demande des précisions sur la signification d’une formule reçue. Et Jésus propose sa propre interprétation en la complétant par deux mots, dans la continuité exacte des mots précédents, du point de vue de la technique d’enseignement : ἀποκαθιστάνει πάντα. C’est à nouveau un résumé mnémotechnique concis de données issues de l’Écriture sainte. 122

F. MARTIN, Ibid., 156. Cf. Sur ceci, cf. B. GERHARDSSON, MemoryandManuscript(Uppsala 1961), 122-170 et J. NEUSNER, TheMemorizedTora.TheMnemonicSystemoftheMishnah (BJS 96; Chico 1984). 124 L.L. GRABBE, “Synagogue and Sanhedrin in the First Century”, Handbookfor theStudyoftheHistoricalJesus. 2 (ed. T. HOLMÉN – S.E. PORTER) (Leiden 2011), 1723-1746. 123

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Ἀποκαθιστάνω est le verbe utilisé par la Septante en Ml 3,23. En l’ajoutant, Jésus infléchit la tradition orale des scribes en la référant à la tradition écrite du livre de Malachie. Le trait est accentué par Mt 17,11 qui reprend littéralement la forme verbale de Ml 3,23 (ἀποκαταστήσει). L’adjectif indéfini πάντα est un condensé de la mission d’Élie de Ml 3,23 (G) et de Si 48,10, et lui donne une couleur apocalyptique, cosmique. En Marc, Jésus pousse plus loin la formation exégétique de ses disciples. Il apporte un élément apparemment contradictoire, une crux interpretum, que la discussion va s’attacher à résoudre. Le caractère midrashique du procédé a déjà été signalé. Jésus fait référence à une citation écrite : « et comment est-il écrit (πῶς γέγραπται) du Fils de l’homme qu’il doit beaucoup souffrir et être méprisé ? » (Mc 9,12b). Le procédé est encore le même que celui des scribes et de la première partie de la réponse de Jésus. « Le Fils de l’homme doit beaucoup souffrir et être méprisé » est un court résumé mnémotechnique de la doctrine de l’Écriture, à partir duquel le maître développe sa pensée. Finalement, enseignement oral et enseignement écrit aboutissent pratiquement au même type de formules synthétiques condensées. Jésus les a archivées dans sa mémoire, comme ses disciples. Après avoir apporté ces éléments, Jésus prononce ensuite avec autorité une déclaration interprétative : « mais je vous le dis, Élie est déjà venu (λέγω δὲ ὑμῖν ὅτι Ἠλίας ἤδη ἦλθεν) » (Mt 17,12)125. Ce genre de formule de commentaire par Jésus d’une parole de l’Ancien Testament est typiquement matthéenne. La formule frappe d’autant plus que les commentaires rabbiniques sont formulés en référence à des rabbis du passé par une chaîne de transmission tandis que Jésus l’énonce en vertu de son seul ἐγώ. Il engage ici son autorité sur un point de grande importance : l’accomplissement d’une prophétie en rapport avec le Jour du Seigneur. Puis à nouveau, en Marc, Jésus revient à un texte de l’Écriture au sujet des souffrances d’Élie lors de son retour final. La formule « comme il est écrit de lui (γέγραπται ἐπ᾽ αὐτόν) » de Mc 9,13b est parallèle à « il est écrit du Fils de l’homme (γέγραπται ἐπὶ τὸν υἱὸν τοῦ ἀνθρώπου) » au verset précédent.

125 En Mc 9,13, ἀλλὰ λέγω ὑμῖν ὅτι. Le caractère adversatif et solennel est davantage souligné par Mt qui utilise la structure μὲν – δὲ entre ce verset et le précédent.

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Le procédé didactique est toujours le même : la courte phrase « ils ont fait de lui ce qu’ils ont voulu » est considérée comme référence scripturaire alors qu’elle en est le résumé oral. Jésus se rapporte là, non pas directement à l’Élie eschatologique au sujet duquel aucune souffrance n’est annoncée, mais à l’Élie historique du livre des Rois, type de celui qui devait venir (cf. Rm 5,14 : « τύπος τοῦ μέλλοντος »). Ce faisant, il propose une interprétation actualisante de l’attente d’Élie en fonction de son propre destin126. Jésus ancrait la tradition orale des scribes dans le texte de Malachie et de Siracide en Mc 9,12 ; en Mc 9,13, il ancre la typologie élianique dans l’histoire du prophète de Tishbé. Ces deux parallèles manifestent une même tendance intellectuelle d’ancrage dans le texte de l’Écriture, qui pourrait peut-être caractériser de façon plus générale le modèle herméneutique de Jésus. Elle semble se distinguer par là de ce qui deviendra l’exégèse rabbinique : « Dans la tradition rabbinique, le rapport qu’entretiennent la Loi Orale et la Loi Écrite n’est pas de simple coordination, il est bien plutôt un rapport de subordination : la Loi Écrite se pliant aux exigences et aux méthodes, aux découvertes et aux lectures de la Loi Orale127. »

À l’inverse, l’exégèse de Jésus montre, au moins ici, et par deux fois, par une subordination de la tradition orale au texte écrit. Cette dialectique complexe de l’oral et de l’écrit, de la répétition de formules mémorisées et du commentaire original reflète aussi les méthodes pratiquées dans les communautés chrétiennes pour transmettre les traditions sur Jésus. 2.2.3.3 Intégration des traditions sur Élie par les évangélistes 2.2.3.3.1 ÉvangileselonMatthieu L’accomplissement des Écritures Matthieu jalonne son évangile de citations explicites de l’Écriture, formellement introduites (Mt 1,22-23 ; 2,15 ; 2,17-18 ; 2,23 ; 4,14-16 ; 8,17 ; 12,17-21 ; 11,10-14 ; 13,35 ; 21,4-5 ; 27,9-10). Le fait même de 126 E.-M. BECKER,“Elija redivivus im Markus-Evangelium?: zur Typologisierung von Wiederkehr-Vorstellungen”, 616: „Sie wird in ihrer Sachgemäßheit zunächst durch Jesus bestätigt (9,12b), dann aber korrigiert, besser, aktualisiert: Elija soll nicht allein kommen, alles zurechtzubringen, sondern er erleidet den Verfolgungstod. Diese Aktualisierung der Elija-Erwartung.“ 127 D. BANON, Lalectureinfinie (Paris 1987), 77.

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citer littéralement et de déclarer accomplie la citation occupe une place significative dans l’évangile. Sur les onze références mentionnées, dix s’appliquent à Jésus – la onzième est la citation d’Ex 3,20 – Ml 3,1 appliquée à Jean-Baptiste que nous avons déjà étudiée (11,10-14), et c’est la seule citation scripturaire avec déclaration d’accomplissement prononcée par Jésus lui-même. Mt 17,11 présente ἀποκαταστήσει là où Mc 9,12 a ἀποκαθιστάνει. Ce faisant, reprenant à l’identique la forme verbale de Ml 3,24, Matthieu montre son intérêt pour l’Écriture comme texte. Le drame de la reconnaissance de Jésus-messie Mt se distingue des autres par une affirmation explicite de l’accomplissement de la prophétie du retour eschatologique d’Élie en JeanBaptiste à deux reprises (11,14 ; 17,13). En Mt 11,14, c’est Jésus luimême qui déclare avec autorité, au sujet de Jean-Baptiste : « si vous voulez bien le recevoir, c’est lui, l’Élie qui va revenir. » La deuxième déclaration lui correspond : « alors les disciples comprirent qu’il leur parlait de Jean le Baptiste », tandis que Jésus vient de répondre à leur question sur le retour eschatologique d’Élie (Mt 17,13). Entre ces deux moments du récit, sont intervenus des événements qui leur ont ouvert la voie de la reconnaissance. La première affirmation vient en conclusion de la réponse de Jésus à la question que Jean-Baptiste lui adresse : « es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? » (Mt 11,3). Mt seul précise l’origine de cette interrogation : « Jean, dans sa prison, avait entendu parler des œuvres du Christ » (11,2). L’enjeu en Mt est donc la reconnaissance de la messianité de Jésus. C’est après avoir cité Ex 23,20 – Ml 3,1 pour définir l’identité de Jean-Baptiste que Jésus déclare qu’il est « l’Élie qui doit revenir. » Chez Mt, l’Élie eschatologique est clairement le précurseur du messie128. De la reconnaissance de Jean-Élie dépend la reconnaissance de Jésus-messie. Dans l’argument matthéen en faveur de la messianité de Jésus, l’identité élianique de Jean-Baptiste joue un rôle majeur et la « réception » de la déclaration liminaire de Jésus (11,14) en Mt 17,13, juste après la transfiguration, est l’indice qu’à ce moment-là dans le récit, la reconnaissance de la messianité de Jésus franchit un nouveau seuil. 128 Cf. M. ÖHLER, EliaimNeuenTestament, 75 : „Für Mt ist die Vorläuferrolle des Täufers schon auf die Eliaerwartung gegründet (s. zu Mt 11,7-15), so daß πρῶτον hier [Mt 17,10] ,vor dem Messias‘ meint.”

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Pierre seul l’a confessée peu avant (Mt 16,16). Désormais, avec Jacques et Jean, ils la « comprennent (συνῆκαν) ». À l’inverse, la non-reconnaissance d’Élie en Jean par les pharisiens est un élément déterminant du drame qui traverse l’Évangile : ce sont les mêmes traits d’humilité et de souffrance en Jean et Jésus qui ont empêché la reconnaissance de leur identité élianique et messianique, et entraîné leur mise à mort129. La croyance qu’Élie viendra peut-être encore pour délivrer Jésus en croix est le signe ultime, juste avant sa mort, du refus aveugle des autorités juives de reconnaître le messie d’Israël (Mt 27,46-50). Cet aspect est renforcé en 17,12, où Matthieu a une clause qui lui est propre : « ils ne l’ont pas reconnu (οὐκ ἐπέγνωσαν αὐτὸν) ». La simplification par Mt 17,10-13 de la structure du dialogue parallèle en Mc provoque une modification narrative profonde : les scribes mêmes qui disent qu’Élie doit revenir se trouvent alors être ceux qui ne reconnaissent pas l’Élie revenu et le persécutent. En disant « ils ont fait en lui ce qu’ils ont voulu », Jésus fait allusion à la mort de Jean-Baptiste en 14,6-12, qu’il attribue aux scribes, si l’on suit la logique du récit, alors qu’ils semblent complètement étrangers à son exécution, qui incombe à la seule responsabilité d’Hérode, Hérodiade et leur fille. De même pour Jésus, Matthieu attribue aux juifs la responsabilité principale de sa mise à mort en mettant au second plan celle de Pilate. Depuis les origines de l’Église, cette question fait l’objet de vives controverses entre juifs et chrétiens. Il est éclairant de l’aborder de façon latérale par l’analyse de Mt 17,11-12 où le partage des responsabilités est encore plus évident : il est impossible, en lisant Mt 14,612 de voir la moindre responsabilité de juifs dans l’exécution de JeanBaptiste (Hérode et son entourage seuls en décident) alors que Jésus la leur attribue en Mt 17,12. Il est clair par là que le point de vue de l’évangéliste n’est pas à chercher du côté de l’enchaînement des causes historiques mais du point de vue de l’accomplissement du dessein divin de salut et de la façon dont l’homme y coopère par son ouverture ou sa fermeture intérieure. En ce sens, la non-reconnaissance est le facteur majeur de déclenchement des puissances adverses qui tuent les envoyés de Dieu. Les volontés aveugles manifestent, en laissant libre cours à leur puissance, que celui qui a été tué était bien l’envoyé de Dieu et de cette manière, elles coopèrent aussi au dessein de Dieu. 129

Cf. J.P. MEIER, “John the Baptist in Matthew’s Gospel”, JBL 99 (1980), 402.

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Le temps eschatologique En Mt 17,11, Jésus ne répète pas, en répondant à la question des disciples, le « πρῶτον (d’abord) » du verset 10, comme Mc 9,11-12. En cohérence avec l’effacement du deuxième πρῶτον, Matthieu modifie le temps des verbes et intègre ainsi le matériau traditionnel dans sa conception originale de l’eschatologie : Mc 9,12 : « Ἠλίας μὲν ἐλθὼν πρῶτον ἀποκαθιστάνει πάντα. » Mt 17,11 : « Ηλίας μὲν ἔρχεται

καὶ ἀποκαταστήσει πάντα. »

Au lieu d’une construction participe + verbe (Mc), fusionnant en une seule action les deux verbes, Matthieu dissocie les deux actions de venir au présent et de restaurer au futur. Les différences entre Mt et Mc sont en apparence minimes. Pourtant, si l’on admet que Mt relit Mc ici, la modification des formes verbales doit apporter une nuance de sens. Conformément à la perspective d’ensemble propre à son évangile130, Mt opère un brouillage de la succession temporelle des événements, pour les présenter à la lumière de leur fin eschatologique : « Matthieu décrit des événements eschatologiques comme des sujets d’une histoire passée. Ces événements passés ont d’une certaine manière une connexion vitale avec le futur non seulement en anticipant ou présageant de ce qui doit encore arriver – ce qui est proprement eschatologique – mais comme constituant la base même des événements eschatologiques du futur131. »

La mission d’Élie mentionnée au futur en Mt 17,11, après que JeanBaptiste a déjà fini son ministère, laisse ouverte la question de savoir si la venue d’Élie en Jean-Baptiste épuise le rôle eschatologique d’Élie ou non. En Ac 1,6 cette « apocatastase » précède effectivement le retour final du Christ à la fin des temps132. En omettant la référence au Fils de l’homme, d’abord complètement, puis dans la version finale de son texte par son renvoi en fin de phrase (12b), Mt 17,10-13 centre la réponse de Jésus sur Élie lui-même revenu en Jean-Baptiste133. Ce qui l’intéresse surtout est d’utiliser 130 D.A. HAGNER, “Matthew’s Eschatology”, SBLSP 35 (1996), 163: « En un sens, le caractère propre de la totalité de Matthieu est d’être eschatologique. » 131 D.A. HAGNER, Idem., 164. 132 C.L. BLOMBERG, Matthew (The New American Commentary 22 – Nashville 1992); J. NOLLAND, TheGospelofMatthew (NIGTC – Grand Rapids 2005), 708. 133 Cf. J. TAYLOR, “The Coming of Elijah, Mt 17,10-13 and Mk 9,11-13: The development of the texts”, RB 98/1 (1991), 115: “The question about the sufferings of the Son of Man is the point of Mk 9,11-13, just as the identification of Elijah returned with John the Baptist is the point of Mt 17,10-13”.

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Ml 3,24, que Jésus cite littéralement avec la reprise du verbe ἀποκαταστήσει à l’identique, comme une preuve par les Écritures de l’arrivée du jugement eschatologique du Jour du Seigneur en Jésus. L’accomplissement des Écritures est pour lui un corollaire de l’accomplissement de l’histoire, de la plénitude des temps. Nous avons montré le lien entre Mt 17,10-13 (question sur le retour d’Élie), Mt 17,1-9 (transfiguration) et Mt 16,27-28 (annonce de la venue prochaine du Fils de l’homme dans sa gloire comme juge universel). La comparaison synoptique du récit de la transfiguration a mis en valeur la convergence de tous les éléments propres à Mt dans le sens d’une interprétation eschatologique et apocalyptique de la scène. Le rayonnement du visage de Jésus « comme le soleil » (trait propre à Mt 17,2) est semblable à l’apparence des justes à la fin des temps (Mt 13,43). L’aspect est identique à celui du Fils de l’homme eschatologique de Dn 12,3 (Théodotion), aux personnages célestes du livre de l’Apocalypse (Ap 1,16 ; 7,13-14 ; 10,1) et aux justes à la fin des temps en 2 Baruch 51,1-3134. La précision matthéenne de la nuée « lumineuse » a son parallèle en Ap 14,1, où elle signale aussi la présence d’un fils d’homme. Le développement du motif de la crainte en Mt, associé à une prostration des disciples et à leur relèvement sur ordre de Jésus leur disant : « ne craignez pas » (Mt 17,7) ainsi que la désignation proprement matthéenne de la transfiguration comme ὅραμα (Mt 17,9) et de Jésus comme « Fils de l’homme » (Mt 16,28 ; 17,9) offrent d’importants points de contact avec Dn 10. La limite temporelle fixée par Jésus en Mt 16,28 (« jusqu’à ce qu’ils voient le Fils de l’homme venant avec son royaume ») est la même que celle fixée en 17,9 (« jusqu’à ce que le Fils de l’homme ressuscite d’entre les morts ») : la transfiguration et la résurrection sont deux événements appartenant aux mêmes temps eschatologiques135. L’ange de la résurrection et Jésus transfiguré sont des figures apocalyptiques. Toutes ces scènes, transfiguration, résurrection, parousie fusionnent d’une certaine manière dans une consommation du temps. 2.2.3.3.2 ÉvangileselonMarc Élie intervient à quatre moments-clés de l’évangile selon Marc : Mc 1,1-15 ; Mc 6,14-29 ; Mc 9,13 ; Mc 15,35. Christine Joynes observe 134

J. MARCUS, TheWayoftheLord (Louisville 1992), 84. Cf. A.L.A. HOGETERP, ExpectationsoftheEnd(Leiden – Boston 2009), 169170 : “This kerygma [Mt 16,28] may include a sense of inaugurated eschatology.” 135

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que ces quatre lieux correspondent à quatre réceptions différentes des traditions sur Élie, quatre modes de référence à Élie comme figure du passé : en Mc 1, il s’agit d’une typologie ; en Mc 6, le modèle est le « transfert d’esprit » ; Mc 9 fait intervenir un « Élie reditus » ; Mc 15 enfin évoque Élie comme « être céleste ». Marc traiterait ainsi méthodiquement les quatre différentes catégories en lesquelles peuvent se penser la relation avec l’Élie de l’Ancien Testament136. Si la remarque attire l’attention sur la nécessité de distinguer les différents types d’usage des traditions élianiques, un tel découpage impose des catégories trop systématiques à l’évangile. La question posée par Silvia Pellegrini fait davantage droit à une considération d’ensemble épousant mieux sa logique propre : « en quoi la figure d’Élie contribue-t-elle à la constitution du sens de la structure théologique de l’évangile de Marc137 ? » L’auteur montre de quelle manière la christologie de Marc procède non pas d’abord par titres messianiques appliqués à Jésus, mais par approches successives de son identité, selon les personnages qui entrent en relation avec lui au cours du récit. Les titres messianiques et les attentes eschatologiques sont ainsi progressivement remodelés par le récit luimême138. L’attente d’Élie et la figure de Jean-Baptiste jouent, dans cette perspective, un rôle important. Pellegrini met en relief l’enjeu du point de vue narratif et du point de vue structurel : « Depuis l’apparition de Jean dans le désert selon la prophétie d’Isaïe jusqu’à la moquerie à la Croix, la figure d’Élie accompagne le lecteur dans le long processus de dévoilement du “secret messianique” jusqu’à 136 C.E. JOYNES, “A Question of Identity: “Who Do People Say That I Am?”: Elijah, John the Baptist and Jesus in Mark’s Gospel”, Understanding,Studyingand Reading (ed. J. ASHTON) (Sheffield 1998), 28. 137 „Was trägt die Figur Elija zur Sinnkonstitution der christologischen Struktur des Markusevangeliums bei?“: S. PELLEGRINI, Elija–WegbereiterdesGottessohnes (Freiburg – New York 2000), 168. 138 La référence majeure pour la christologie à partir des titres messianiques est O. CULLMANN, ChristologieduNouveauTestament (Neuchatel 1958) : « nous procèderons de façon purement analytique, non pas en consacrant un chapitre à la christologie de chacun des auteurs des livres du Nouveau Testament, mais en examinant séparément chacun des titres christologiques, et en précisant sa signification à travers l’ensemble des écrits néotestamentaires » (13-14). L’étude est encore largement dominée par la Formgeschichte. Avec le développement des analyses littéraires, une christologie uniquement narrative s’est developpée. Cf. R.C. TANNEHILL, “The Gospel of Mark as Narrative Christology”, Semeia 16 (1979), 57-95. Pellegrini tient un bon équilibre entre ces deux approches: „Es gibt keine Langue ohne Parole, aber auch keine Parole ohne Langue; es gibt kein ‘Wörterbuch’, sondern nur ‘Textproduktion’, trotzdem kann kein Text interpretiert werden, ohne inferentielle Spaziergänge außerhalb des Textes zu machen“, Elija–WegbereiterdesGottessohnes(Freiburg – New York 2000), 168.

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la découverte de la véritable identité de Jésus […]. Un grand arc s’étend entre deux citations (1,2ss ; 15,34) et contient en son centre une discussion sur une citation scripturaire et son interprétation (9,11-13). Ce sont trois pierres milliaires par lesquelles la construction de la structure de l’évangile peut être saisie139. »

Mc 1,2-3 Mc 1,2-3 est l’unique citation qui n’est pas mise dans la bouche de Jésus ou d’une autre figure. Elle est énoncée par le narrateur lui-même et peut être considérée comme le prologue de tout l’évangile. C’est une chaîne de références à Ex 23,20 – Ml 3,1, puis Is 40,3. Mais Marc présente l’ensemble comme « écrit en Isaïe le prophète ». Exode, Isaïe, Malachie incluent la Tora et tout le corpus prophétique, d’Isaïe à Malachie. Cet emboîtement de trois références implique une conception dynamique de l’Ancien Testament comme processus progressif de révélation jusqu’au Nouveau Testament140. Dans la logique narrative propre à Mc, le caractère énigmatique et encodé de la citation va de pair avec le « secret messianique », qui n’est levé que peu à peu. Le lecteur comprend qu’il est placé face à une énigme dont il n’a pas encore complètement la solution et dont l’éclaircissement ira de pair avec le déploiement graduel de l’identité de « Jésus Christ fils de Dieu » (Mc 1,1). Tout l’Ancien Testament est récapitulé en Mc 1,2-3 comme promesse et comme prophétie141. Promesse dans le texte, prophétie en la personne de Jean : le texte messager-précurseur et le prophète témoinprécurseur. C’est sur le fond de cette attente récapitulée que l’apparition de la personne de Jésus au moment de son baptême prend tout son relief. Cette construction très élaborée d’un véritable prologue de l’évangile suggère que l’usage de la citation d’Ex 23,20 – Ml 3,1 est secondaire chez Mc tandis qu’elle se trouve dans son contexte originel en Mt et Lc. Marc reprendrait alors implicitement une parole de Jésus pour en faire l’exorde de son évangile – parole précédant son apparition : c’est Lui qui parlait déjà par Moïse et les prophètes. 139

S. PELLEGRINI, Id., 150. S. PELLEGRINI, Id.,: „Die Operation der Lektüre besteht in der semantischen Aktualisierung des Textes – in diesem Fall der alttestamentlichen Intertexte als Teile des neutestamentlichen Fokus-Textes“ (187); „Die semantische Aktualisierung der relinearisierten Intertexte erfolgt bei einem Zitat durch die Aktualisierung des ursprünglichen, aufgerufenen Kontextes“ (191). 141 S. PELLEGRINI, Id., 166: „Mk 1,2f. müsse in diesem Rahmen als Verheißung interpretiert werden.“ 140

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Mc 9,1-13 La structure la plus évidente de l’évangile selon Marc est celle d’un diptyque formé par les deux scènes parallèles du baptême et de la transfiguration de Jésus. Tandis que le premier panneau du diptyque appelle à entrer dans la compréhension d’un messie-Fils, le second, qui s’ouvre par la transfiguration, conduit à la reconnaissance d’un messie souffrant. Entre les deux, une charnière est constituée par la confession de Pierre – « tu es le messie » (8,29) – et l’annonce par Jésus de sa passion et de sa résurrection, aussitôt refusée par Pierre (8,31-33)142. L’acceptation de ce deuxième aspect de l’identité de Jésus va faire l’objet de la seconde partie de l’évangile. Parallèle au baptême, la transfiguration, où Élie apparaît avec Moïse autour de Jésus143, tient lieu de scène inaugurale. Elle est suivie d’un dialogue entre Jésus et ses disciples où les traditions élianiques sont utilisées, chez Mc, comme prophétie des souffrances et du mépris du Fils de l’homme (cf. Mc 9,12b déplacé par Mt en fin de dialogue). L’enjeu est encore la manifestation plénière de l’identité de Jésus, à laquelle appartiennent aussi les souffrances, le mépris et la mort qu’il doit subir. L’entrée dans cette compréhension fait l’objet d’un cheminement. Mc a en propre une mention de la difficulté des disciples à comprendre ce que dit Jésus, caractéristique de son écriture (Mc 9,10 : « se demandant entre eux ce que signifiait “ressusciter d’entre les morts” »). Mc 9,11-13 déclare accomplie la promesse du retour eschatologique d’Élie présente dans tous les esprits à l’époque de Jésus (cf. Mc 6,15 ; 8,29). Mais en répondant à la question des disciples sur le retour d’Élie par une autre question sur le Fils de l’homme, Jésus en Mc détourne la question de l’identification de cet Élie en Jean-Baptiste pour la centrer sur lui-même et ainsi faire du destin et d’Élie et de Jean-Baptiste une préfiguration du sien. Marc a encore un détail qui lui est propre, s’agissant d’Élie : « ils lui ont fait ce qu’ils ont voulu, comme il est écrit de lui » (9,13b). La précision « comme il est écrit de lui » n’est pas chez Mt. Ce faisant, 142 STANDAERT considère Mc 8,27-9,13 comme la « section centrale » de l’évangile : « en cette section se noue toute l’intrigue qui unifie les seize chapitres de Marc » (B. STANDAERT, Évangile selon Marc : commentaire (EtB NS 61 ; Pendé 2010), 605). 143 L’ordre d’apparition des témoins célestes autour de Jésus est inverse en Mc à celui de Mt et Lc : « Élie avec Moïse », dit Mc 9,4 ; « Moïse et Élie », en Mt et Lc. Peut-être faut-il y voir une volonté d’attirer l’attention de manière privilégiée sur Élie pour comprendre l’enjeu de l’évènement.

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en Mc, Jésus fait référence à l’expérience de fuite angoissée d’Élie sous la menace de Jézabel, au découragement dans le désert, à la plainte deux fois répétée à l’Horeb de ce que la plupart des Israélites euxmêmes en veulent à sa vie (cf. 1 R 19,2.10.14). Nous avons déjà constaté que les traditions néotestamentaires sur Élie les plus tardives accusaient une tendance à valoriser cette dimension de « prophète souffrant » (cf. He 11,34-37 ; Ap 11,5-12 ; 12,6.14). De même que le prologue de Marc manifeste une élaboration littéraire sophistiquée, la mise en valeur de cette dimension de la vie d’Élie en Mc 9,12 pourrait aussi être un indice d’un stade rédactionnel tardif dans ces passages de l’évangile selon Marc. Mc 15,35 Mc 15,35 insère la mort de Jésus dans un schéma prophétieaccomplissement où se réalise pleinement la forme de la venue du Fils de l’homme annoncée en 9,11-13 – « ils ont fait de lui ce qu’ils ont voulu » – et où se manifeste en même temps définitivement l’identité élianique de Jean-Baptiste, le précurseur persécuté. Élie, par son nom prononcé juste avant la mort de Jésus, au moment ultime de l’accomplissement du drame, remplit encore sa fonction de précurseur de la manifestation de Dieu, en mettant en garde contre une conception erronée qui fermerait la compréhension de l’instant suprême. En ce sens, le psaume 22 et Élie jouent tous les deux le même rôle et forment un binôme similaire à celui de la citation et de Jean-Baptiste en ouverture de l’Évangile : promesse et prophétie, texte et témoin indiquent la véritable identité du crucifié qui meurt. Nous avons montré qu’en Mc, la confusion entre le Ps 22 et le nom d’Élie n’est pas tant une dérision volontaire, comme en Mt, qu’une véritable incompréhension : au moment où Jésus s’apprête à mourir, les spectateurs de la scène s’attendent encore à une éventuelle venue eschatologique triomphante d’Élie qui sauverait le crucifié. La compréhension erronée des personnes présentes au pied de la croix met en évidence la véritable interprétation de la croix comme avènement eschatologique du Jour de Dieu, comme venue de Dieu dans notre monde, du moment que la prophétie qui l’annonçait est interprétée selon les termes de Jésus. Dès lors, déclarer qu’il y a contradiction entre la croix et la restauration eschatologique rend incompréhensible la théologie de la croix de l’évangile selon Marc144. 144 Un grand nombre d’auteurs s’attache à voir là une tension qui serait l’indice de couches rédactionnelles. Cf. par ex. : J. MARCUS, Mark8–16 (AB 27A ; Yale University

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Accès de l’homme à la connaissance du mystère de Jésus Le secret messianique en Mc va de pair avec le sentiment d’effroi devant Jésus et l’impuissance de tous les témoins à comprendre qui il est. Ils forment un fil qui traverse tout l’Évangile et se noue à plusieurs reprises autour d’Élie. Souvent, Jésus interdit de révéler qui il est et impose un secret sur son identité (Mc 1,24-25 ; 1,34 ; 1,43 ; 3,11-12 ; 5,43 ; 7,44 ; 8,26 ; 8,30). Ces paroles sont toutes localisées dans la première partie de l’Évangile. Il n’y en a qu’une dans la deuxième partie, la dernière, juste après la transfiguration (Mc 9,9) : « la thématique du secret messianique apparaît ici pour la dernière fois et seulement ici avec un délai d’expiration145. » Le parcours de cette deuxième phase de l’Évangile, de ce deuxième volet de la révélation du mystère de Jésus, est ce qui va permettre de lever ce secret, limite posée à la capacité de comprendre l’identité de Jésus et d’en témoigner. À cette impuissance à comprendre imposée de l’extérieur par Jésus, correspondent les sentiments d’effroi et d’incompréhension jaillis de l’intérieur des protagonistes : – dans la synagogue de Capharnaüm juste après l’appel des premiers disciples, Jésus délivre un homme possédé d’un esprit impur. Mc note : « Et ils furent tous effrayés (ἐθαμβήθησαν), de sorte qu’ils se demandaient (συζητεῖν) entre eux : “qu’est cela ? Un enseignement nouveau, donné d’autorité ! Même aux esprits impurs, il commande et ils lui obéissent !” » (1,27).

– Après l’apaisement de la tempête sur le lac de Galilée, « les disciples furent saisis d’une grande crainte (ἐφοβήθησαν φόβον μέγαν) et ils se disaient les uns aux autres : “qui est-il donc celui-là, que même le vent et la mer lui obéissent ?” » (Mc 4,41).

– Tandis que Jésus cherche à savoir qui l’a touché, l’hémoroïsse au moment où elle est guérie était « craintive et tremblante, sachant ce qui lui était arrivé (φοβηθεῖσα καὶ τρέμουσα, εἰδυῖα ὃ γέγονεν αὐτῆ) » (Mc 5,33). Press 1999), 645, reprenant la lecture de J. WELLHAUSEN ; D. BOYARIN, The Jewish Gospels(New York 2012), 148. Dans l’Évangile selon Marc, la croix est la restauration eschatologique, d’une part parce que le sommet de la reconnaissance de l’identité de Jésus-Christ a lieu au pied de la croix (« vraiment cet homme était le fils de Dieu », 15,39), réalisant le programme narratif de tout l’évangile (« Évangile de Jésus-Christ, Fils de Dieu, 1,1), d’autre part parce qu’à la clôture de l’Évangile, le ressuscité est encore nommé le crucifié (16,6). 145 G. DAUTZENBERG, “Elija im Markusevangelium”, 1068 : „Die Thematik des ‚JMessiasgeheimnisses‘ taucht hier zum letzten Mal auf und nur hier mit einer Befristung.“

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– Les disciples « furent saisis d’une grande stupeur (ἐξέστησαν ἐκστάσει μεγάλῃ) » (Mc 5,42) à la résurrection de la fille de Jaïre. Puis Jésus impose le silence à ses disciples sur ce qu’ils ont vu. – Quand Jésus rejoint ses disciples dans la barque en marchant sur les eaux, « tous le virent et furent troublés (ἐταράχθησαν). Mais lui aussitôt leur parla et leur dit : “ayez confiance, c’est moi, soyez sans crainte”. Puis il monta auprès d’eux dans la barque et le vent tomba. Et ils étaient intérieurement au comble de la stupeur (λίαν ἐξίσταντο), car ils n’avaient pas compris le miracle des pains, mais leur esprit était bouché (ἦν αὐτῶν ἡ καρδία πεπωρωμένη) » (Mc 6,50-52).

– Au cours de la montée de Jésus à Jérusalem vers sa passion, il marche en tête de ses disciples qui, en le voyant ainsi, « étaient effrayés (ἐθαμβοῦντο), et ceux qui suivaient avaient peur (ἐφοβοῦντο) » (Mc 10,32). Jésus alors leur explique la signification de sa passion. – À Gethsémani, Mc précise que les disciples à qui Jésus demande pourquoi ils dorment « ne savaient que lui répondre » (Mc 14,40). – La Résurrection chez Mc est tout entière centrée sur l’effroi devant l’évènement : les femmes, « étant entrées dans le tombeau, virent un jeune homme assis à droite, vêtu d’une robe blanche (στολὴν λευκήν), et elles furent saisies de stupeur (ἐξεθαμβήθησαν). Mais il leur dit : “Ne vous effrayez pas (μὴ ἐκθαμβεῖσθε). C’est Jésus le Nazarénien que vous cherchez, le Crucifié : il est ressuscité, il n’est pas ici. Voici le lieu où on l’avait mis. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre qu’il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit.” Elles sortirent et s’enfuirent du tombeau, parce qu’elles étaient toutes tremblantes et hors d’elles-mêmes (τρόμος καὶ ἔκστασις). Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur (ἐφοβοῦντο γάρ) » (Mc 16,5-8)146.

Selon les plus anciens manuscrits, ce sentiment de crainte qui accompagne toute théophanie, est le point d’orgue de l’Évangile selon Marc. 146 La description de l’apparence du jeune homme avec « une robe blanche » (Mc 16,5) est un élément supplémentaire qui relie la scène à la transfiguration où Jésus apparaît avec des « vêtements blancs » (Mc 9,3).

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Ces différents lieux où s’exprime le thème de l’effroi devant Jésus en Mc, forment un arrière-plan qui permet d’apprécier à sa juste mesure le traitement propre à Mc de la crainte lors de la transfiguration147. Nous l’avons montré, là où en Mt la crainte est causée par la voix céleste, en Lc par la nuée recouvrant les disciples, en Mc, c’est la vision même de Jésus transformé qui génère la crainte de Pierre et, sous son effet, il balbutie des paroles qui montrent une totale incompréhension de l’enjeu réel de la manifestation de Jésus à laquelle il est en train d’assister148. Comme en d’autres lieux, l’effroi est suivi de l’aveu d’une impuissance à comprendre. Marc a un verset supplémentaire à la fin de la transfiguration, juste avant la question des disciples à Jésus sur le retour d’Élie : ils se demandent « entre eux ce qu’est ‘ressusciter d’entre les morts’ » (Mc 9,10). L’incompréhension des disciples s’est manifestée en Pierre à la vision de Jésus transformé, au verset 6, et réapparaît maintenant au verset 10 face à une parole de Jésus. Le traitement des traditions élianiques dans l’évangile selon Marc confirme le raffinement de sa composition littéraire toujours mieux mis en valeur par l’exégèse d’aujourd’hui149 : la figure d’Élie en Mc est au cœur de la problématique d’ensemble de l’évangile. L’annonce de l’envoi du messager précurseur annoncé par Ml 3,1 sert d’en-tête à tout l’évangile. La question du retour d’Élie est incorporée soigneusement par l’évangéliste dans son dessein littéraire : elle suscite incompréhensions et interrogations. Elle est d’abord l’objet d’une fausse identification avec Jésus en Mc 6. Pierre ne comprend pas la signification de sa présence à la transfiguration en Mc 9,5-6. Elle est ensuite correctement 147 Cf. X. LÉON-DUFOUR, « La transfiguration de Jésus », Études d’Évangiles (Paris 1965), 114 « Cette parole [Mc 9,6 : “il ne savait que répondre, car ils étaient saisis de frayeur”] ressemble étrangement à la remarque qui suit la visite de Jésus agonisant à Gethsémani près des disciples endormis : “et ils ne savaient que lui répondre” (Mc 14,40). Les deux scènes sont apparentées : mêmes témoins privilégiés, même stupeur tantôt devant la gloire, tantôt devant l’humiliation de Jésus. Dans les deux cas, les disciples demeurent en présence d’un mystère incompréhensible : ce qui correspond à la perspective marcienne de l’inintelligence des disciples. » 148 Cf. A. FEUILLET, « Les perspectives propres à chaque évangéliste dans les récits de la transfiguration », Bib 39 (1958), 286 : « Chez Marc la crainte est beaucoup plus qu’un phénomène psychologique ; elle a une portée théologique, elle est l’effroi sacré provoqué par le mystère de la personne du Sauveur. » 149 Déjà E. AUERBACH montre la subtilité et la précision de la composition littéraire dans le récit du reniement de Pierre en Mc 14,66-72 (Mimésis(Paris 1968), 51-60) ; J. TAYLOR, The Treatment of Reality in the Gospels (CahRB 78 ; Pendé 2011), 45 : « Mark succeeds in creating a new elevated style. »

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reliée à Jean-Baptiste en Mc 9,11-13, mais autour d’une fausse attente. Une fois admis que Jésus n’est pas Élie (Mc 6), qu’il vient non pas comme restaurateur triomphal mais dans la souffrance (Mc 9), sa venue est une dernière fois mise en question juste avant le moment ultime où Jésus meurt sur la croix (Mc 14). À l’instar de l’identité de Jésus, celle d’Élie se dessine peu à peu dans l’esprit du lecteur à travers une série d’erreurs de compréhension et de mises en questions. 2.2.3.3.3 ÉvangileselonLuc Septantismes issus des traditions élianiques Nous avons déjà fait allusion aux « septantismes » de l’œuvre de saint Luc (Lc-Ac) : beaucoup d’expressions grecques sont des emprunts textuels à la Septante. Le style lucanien est un maillage de citations implicites. Le procédé n’est pas inconnu des autres auteurs du Nouveau Testament, mais il devient chez Luc un véritable système d’écriture, au point qu’il semble avoir lui-même voulu composer une « écriture sainte » de cette manière, en continuation et accomplissement des livres saints antérieurs150. Nous avons relevé plusieurs septantismes lucaniens empruntés aux traditions vétérotestamentaires sur Élie : Lc 1,17.76 (citations implicites de Ml 2,5 ; 3,1.23 ; Si 48,10) ; Lc 7,11-17 (la résurrection du fils de la veuve de Naïn) ; Lc 9,51-56 ; Lc 10,1 (les envoyés précurseurs devant la face de Jésus) ; Lc 9,59-62 (les exigences de la vocation des disciples) ; Lc 22,39-46 (l’agonie à Gethsémani) ; Lc 24,49-51 ; Ac 1,9-11 (l’Ascension de Jésus) ; Ac 1,11 (promesse du retour eschatologique de Jésus) ; Ac 3,19-22 (le temps entre l’ascension et la parousie) ; Ac 9,36-43 (la résurrection de Tabitha par Pierre) ; Ac 20,7-12 (la résurrection d’Eutychos par Paul). Ces passages présentent des usages purement rédactionnels des traditions sur Élie, caractéristiques de la phase la plus tardive de l’histoire de la formation du Nouveau Testament. 150 Cf. G.E. STERLING, HistoriographyandSelf-Definition:Josephos,Luke-Acts and Apologetic Historiography (NovTSup 64; Leiden 1992), 263: “The Septante was of central importance for Luke-Acts. It provided the language for sections of the work, the concept of history which pervades it, and may have supplied some of the forms themselves. More important than this is the realization that our author conceived of his work as the continuation of the Septante. His deliberate composition in Septuagintal Greek and the conviction that this story was the fulfilment of the promises of the OT imply that as a continuation, Luke-Acts represents sacred narrative.”

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Typologie d’Élie appliquée à Jean-Baptiste, à Jésus, à tout disciple Dès le début, la prophétie de Ml 3,23 est appliquée implicitement à Jean-Baptiste : « il marchera devant lui [le Seigneur] avec l’esprit et la puissance d’Élie » (Lc 1,17. cf. Lc 1,76). Jean-Baptiste entretient avec Élie un rapport typologique et non ontologique (il n’est pas Élie redivivus en personne). Dès le commencement de son ministère aussi, Jésus est décrit en relation typologique avec Élie : à la synagogue de Nazareth, il assimile sa propre destinée à celle d’Élie et Élisée (Lc 4,25-27) ; il ressuscite le fils d’une veuve (Lc 7,11-17) ; il est invité à faire descendre le feu du ciel (Lc 9,51-56) ; il appelle des disciples à le suivre ; il est découragé à Gethsémani (Lc 22,39-46) ; il monte au ciel ; à l’établissement d’une filiation spirituelle entre Élie et Élisée par un transfert d’esprit correspond le don de l’Esprit du Père par Jésus à ses apôtres (Ac 2,1-4). La scène de la transfiguration est là cependant pour rappeler que si Élie est un type de Jésus, Luc n’a aucunement l’intention de faire de lui l’Élie eschatologique revenu du ciel : apparaissant ensemble, ils demeurent dans la scène deux personnages distincts. Luc établit un rapport de succession entre Jean et Jésus : le premier disparaît de la scène avant que le second y entre. Son travail rédactionnel est particulièrement évident dans le traitement du baptême de Jésus par Jean : « la mention anticipée de l’emprisonnement du Baptiste [Lc 3,20] permet à Luc de ne pas dire que Jésus “a été baptisé par Jean” (Mc 1,9)151. » Les deux personnages ne se croisent donc que dans le sein de leur mère. Luc clarifie ainsi le schéma en dissociant nettement en deux phases l’application du type d’Élie à Jean-Baptiste puis à Jésus. L’effacement de la mention d’Élie en relation avec Jean-Baptiste en Lc 7,24-28 et l’absence de la péricope Mt 17,10-13 // Mc 9,11-13 s’expliquent bien dans cette perspective d’ensemble : une fois que Jésus est apparu, c’est lui qui porte le type d’Élie. Ce faisant, Luc subordonne Jean-Baptiste à Jésus et montre ainsi qu’il est vain de rester disciple de Jean une fois que Jésus est là. Plus encore, en appliquant la figure d’Élie à Jésus après Jean-Baptiste, l’évangéliste concentre tout l’Ancien Testament sur Jésus seul : « en Luc, toute attente future et toute espérance d’Israël est absorbée et accomplie en une seule personne, Jésus-Christ »152. Aucun accomplissement prophétique ne peut exister 151 152

M. DE GOEDT, “Élie le prophète dans les Évangiles synoptiques”, 85. F.D. BRUNER, Matthew:ACommentary (Grand Rapids 20042), 184.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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indépendamment de Jésus ; il en déclenche le processus et ne se produit qu’en lui. En retour, la relecture christologique de la prophétie de Malachie par Luc engendre aussi son universalisation : elle s’accomplit en Jésus et en toute personne qui vit en Jésus ; en Jean-Baptiste, dans la mesure où par ses souffrances et sa mort, il est membre du royaume de Dieu, et, au-delà, en tout disciple : « Or il advint, comme s’accomplissaient les jours de son ascension (τὰς ἡμέρας τῆς ἀναλήμψεως), qu’il fixa sa face (αὐτὸς τὸ πρόσωπον ἐστήρισεν) vers Jérusalem et envoya des messagers en avant de lui (καὶ ἀπέστειλεν ἀγγέλους πρὸ προσώπου αὐτου). S’étant mis en route, ils entrèrent dans un village samaritain pour le lui préparer (ὡς ἑτοιμάσαι αὐτῷ) » (Lc 9,51-52). « Le Seigneur désigna soixante douze autres et les envoya (ἀπέστειλεν αὐτοὺς) deux par deux en avant de lui (πρὸ προσώπου αὐτοῦ) dans toute ville et tout endroit où lui-même devait aller » (Lc 10,1)153.

Jésus, appelé du titre divin « le Seigneur », prend ici la place de YHWH qui envoie au-devant de lui des messagers pour préparer la route devant lui. Jean-Baptiste devient alors, selon l’heureuse expression de J. Rindoš « le prototype du précurseur » que tout disciple est appelé à être154. De cette manière, l’idée rencontrée chez Matthieu que la prophétie de Ml 3,23-24 ne s’épuise pas en Jean-Baptiste, mais reste en attente d’un accomplissement plénier à venir, a trouvé aussi sa place chez Luc. Narrativement, Luc représente ainsi le succès de la mission de Jean-Baptiste : annoncée par l’ange Gabriel (1,17), puis par son père Zacharie (1,76), attestée par Jésus comme accomplissement du dessein de Dieu énoncé en Malachie (7,24-28), elle est pleinement réalisée quand, après sa mort (mentionnée en 9,9), Jésus envoie partout (« dans toute ville et localité », 10,1) des disciples poursuivre la mission johannique de précurseur du Sauveur (9,51-10,1). Finalement, en harmonie avec les tendances générales de l’évangile selon Luc, ce n’est plus le caractère souffrant et le succès mystérieux 153 Il est suggestif de mettre en perspective cette approche lucanienne avec celle de Mc : “Mark pictures exactly the opposite of human beings preparing the Lord’s way; the earthly Jesus, acting in the power of God, goes before the disciples (10:32.52) and prophesies that this precedence will continue even after his resurrection (14:28; cf. 16:7). Christian discipleship is a matter of following Jesus in the way of the cross (8:34; 10:52) or of being with him (cf. 3:14), not of going before him or of preparing his way” (J. MARCUS, TheWayoftheLord (Louisville 1992), 42-43). 154 J. RINDOŠ, He of Whom it is Written (ÖBS 38 – Frankfurt am Main 2010), 182-183.

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du ministère de Jean-Baptiste qui est mis en valeur, comme en Matthieu et Marc. Il est dès maintenant triomphal, se continuant dans la mission de l’Église. En ce sens l’usage de la typologie élianique en Luc ouvre la voie au livre de l’Apocalypse où elle sert à décrire la fonction prophétique de l’Église comme telle (cf. Ap 11,5-6 ; 12,6.14). Venue eschatologique d’Élie à la transfiguration Dans la comparaison synoptique du récit de la transfiguration et l’analyse des conséquences narratives des variantes, nous avons été amenés à conclure que, chez Luc, c’est à la transfiguration que se produit le retour eschatologique d’Élie. Ainsi, dans l’œuvre lucanienne, Élie vient d’abord en « esprit et en puissance » en Jean-Baptiste (Lc 1,16), en personne à la transfiguration, dans l’Église (Lc 9,30) et en chaque disciple (Lc 9,51-52 ; 10,1), et, peut-être, à nouveau avant la parousie (Ac 3,19-20). 2.2.3.3.4 ÉvangileselonJean Des traditions élianiques communes aux évangiles synoptiques et à l’évangile selon Jean peuvent être identifiées. L’observation de ces corrélations est riche de conséquences pour l’histoire de la tradition néotestamentaire. Prologue Les prologues de Mc et de Jn sont construits sur un parallèle entre Jean-Baptiste et Jésus et introduisent la prédication de Jean. Mc 1,1-3 peut être lu comme un dialogue entre Dieu et le fils de Dieu préexistant, une parole d’envoi adressée à Jésus lors de son entrée dans le monde. Jn 1,1-14 semblablement décrit la relation entre Dieu et le Verbe fait chair en Jésus. Tous deux remontent à l’« ἀρχη » (Mc 1,1 ; Jn 1,1) de l’existence de Jésus. Après la citation mixte Ex 23,20 – Ml 3,1, Mc 1,2, seul des synoptiques, cite à ce moment Is 40,3 où la voix qui crie dans le désert appelle à « préparer la voie du Seigneur ». L’identité johannique de messager élianique s’efface derrière son rôle de « voix qui crie dans le désert ». De même, en Jn 1,21-23, après avoir refusé de se définir comme Élie, Jean-Baptiste reconnaît dans la voix d’Is 40,3 son identité la plus profonde. Dodd voit là une dépendance de l’évangile selon Jean vis-à-vis de la tradition synoptique : « Il est presque certain que dans cet évangile, Jean le Baptiste est vu comme le précurseur du messie. Cependant la prophétie de Malachie n’est pas

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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citée expressément ni appliquée à Jean, bien que la citation d’Isaïe soit utilisée pour indiquer sa fonction de préparation155. »

Identité de Jean-Baptiste Nous avons déjà noté la proximité de Jn 1,21-30 ; 3,28 et d’Ac 13,25 : Jean nie d’abord être le Christ et Élie (Jn 1,21.25) avant de se définir comme celui après qui vient « ὁ ἐρχόμενος » (Jn 1,27.30). Cette succession de négations de fausses identités et d’affirmation de sa véritable identité est réitérée en Jn 3,28 : « Vous-mêmes, vous m’êtes témoins que j’ai dit : “moi, je ne suis pas (οὐκ εἰμὶ ἐγὼ) le Christ, mais je suis celui qui a été envoyé devant lui (ἀπεσταλμένος εἰμὶ ἔμπροσθεν ἐκείνου)3. »

Le témoignage ultime de Jean-Baptiste sur lui-même en Ac 13,25 est conçu de la même manière : « Au moment de terminer sa course, Jean disait : “Celui que vous croyez que je suis, je ne le suis pas (οὐκ εἰμὶ ἐγώ) ; mais voici venir après moi celui dont je ne suis pas digne de délier la sandale. »

Tout en restant dépendant des traditions sur Élie des autres auteurs du Nouveau Testament, Jn en abandonne de nombreux aspects pour centrer son attention sur quelques notions qui servent son projet narratif global. La question de l’identification d’Élie en Jean-Baptiste est écartée dès le début156. La mission du précurseur n’a pas de consistance en elle-même, mais seulement dans la mesure où elle désigne celui qui doit venir après. Mc 1,7-8 et Jn 1,26-27, très proches l’un de l’autre, ne retiennent de Jean-Baptiste que sa fonction de précurseur de Jésus, en supprimant de sa prédication tout ce qui fait le propre de 155 C.H. DODD, Historical Tradition in the Fourth Gospel (Cambridge 1963), 265-266. 156 Cf. A.S. VAN DER WOUDE : « la secte de Qumrân a attendu la venue de trois personnages importants pour la faire sortir de la crise qui s’était abattue sur le peuple de Dieu, c’est à savoir le prophète deutéronomique, Élie, messie aaronide, et le Fils de David, messie national ou messie tout court. Il est remarquable que dans l’Évangile de Jean, les prêtres et les lévites, venus de Jérusalem pour s’informer de l’identité du Baptiste, lui demandent précisément s’il est “le prophète, Élie ou le Messie”. Nous sommes en d’autres termes en présence des trois personnages entrevus par Qumrân » (« Le Maître de Justice et les deux Messies de la Communauté de Qumrân », 134). Ce que Jean-Baptiste refuserait, ce serait alors ce schéma qumrânien, qui suppose une attente eschatologique au sujet du Grand prêtre et, partant, la contestation de la légitimité de celui qui en occupe actuellement la fonction.

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sa mission : être annonciateur du jugement de Dieu et appeler son auditoire à la conversion. Jean-Baptiste n’a d’existence qu’en relation avec Jésus157. Il réalise ainsi l’essence même de la mission du messager de Ml 3,1 d’aplanir le chemin devant Dieu. Jean-Baptiste est le premier à témoigner pour Jésus et, voix du Verbe, il est le témoin humain par excellence158. Le lien entre la catégorie du « témoin » et les traditions élianiques en Jn a des parallèles dans les textes les plus tardifs du Nouveau Testament : la lettre aux Hébreux dans son tableau de « la nuée de témoins qui nous entoure » (He 12,1) décrit plusieurs des épreuves qu’ils ont endurées en des termes inspirés de la vie d’Élie (He 11,3438) ; en Ap 11,3-13, les deux personnages anonymes aux traits élianiques sont également nommés « témoins ». 2.2.4 Conclusion Dans un article de synthèse méthodologique, Grant Osborne distingue trois temps dans la critique historique : « La critique des formes s’occupe de l’identification et du développement d’une tradition évangélique individuelle ; la critique de la tradition étudie l’usage de cette tradition dans la tendance de l’évangile lui-même ; et la critique de la rédaction étudie comment chaque évangéliste a modifié les sources de la tradition en produisant ses propres compositions159. »

Nous avons parcouru ces trois étapes avec la « tradition évangélique individuelle » qu’est la tradition élianique : la critique des formes, en repérant les sources pré-rédactionnelles orales et écrites ; la critique de la tradition, en identifiant des structures figées de langage en différentes strates du développement du Nouveau Testament ; et la critique de la rédaction, en analysant leur incorporation par les rédacteurs des évangiles canoniques.

157

Jn pousse plus loin que Mc la caractérisation de son rôle de précurseur en ajoutant la formule redondante ἔμπροσθέν μου. 158 μαρτυρία : Jn 1,7.19 ; 19,35 ; 21,24 ; μαρτυρέω : Jn 1,7.8.15.32.34 ; 3,28 ; 4,39 ; 12,17 ; 15,27 ; 19,35 ; 21,24. Le substantif μάρτυς ne figure pas. 159 G.R. OSBORNE, “Tradition Criticism and Jesus Research”, Handbook for the StudyoftheHistoricalJesus. 1 (ed. T. HOLMÉN – S.E. PORTER) (Leiden 2011), 673: “Form criticism deals with the identification and development of an individual gospel tradition; tradition criticism studies the use of that tradition in the Tendenz of the gospel itself; and redaction criticism studies how each evangelist modified the tradition sources in producing their own compositions.”

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Nous avons dessiné une trajectoire qui relie les expressions mnémotechniques de la prédication de Jean-Baptiste et de Jésus, leur utilisation et amplification dans la prédication orale et les premières consignations écrites et, pour finir, leur intégration dans des œuvres littéraires finement composées. Ces traditions les plus anciennes et les structures de discours fixes ne nous sont accessibles qu’à partir des évangiles où le discours théologique est déjà pleinement élaboré, mais mêlé au donné traditionnel le plus primitif, lui servant d’enveloppe et de véhicule. Il est d’ailleurs remarquable que le donné d’origine n’ait pas été totalement absorbé dans le rédactionnel tardif et conserve des traces de son processus d’intégration. Si la reconnaissance de la personne du prophète Élie est au centre de l’attention à l’origine, le Nouveau Testament, dans ses couches les plus tardives, continue à faire un grand usage des traditions sur Élie pour la formulation de l’identité de Jésus, de l’Église et du croyant, mais sans les référer nominalement au prophète. Elles se maintiennent, détachées du contexte qui les a fait naître. De cette manière aussi, Élie remplit son rôle de précurseur : il prépare le terrain de la constitution du discours néotestamentaire et s’efface une fois qu’il a rempli sa mission. À mesure que se développe le Nouveau Testament, il disparait. Plus l’Église grandit, plus Élie diminue. Pour étudier les traditions sur Élie dans la plénitude de leur développement, il nous faut maintenant explorer plus précisément de quelle manière elles ont contribué à la constitution de la théologie du Nouveau Testament. En deux domaines, cette contribution est nettement perceptible : l’anthropologie et la christologie. 2.3 APPORT

DES TRADITIONS SUR

ÉLIE À LA FORMATION

DE LA THÉOLOGIE NÉOTESTAMENTAIRE

Parmi le grand nombre de citations vétérotestamentaires que comprend le Nouveau Testament pour montrer que les Écritures sont accomplies, on aurait pu s’attendre à ce que Ml 3,23-24 ait une place importante. Or cette prophétie eschatologique, aisément applicable à Jean-Baptiste et Jésus, n’est citée nulle part160. Ml 3,1, nettement moins clair, a systématiquement été privilégié. Hormis peut-être en Mt 17,11 qui a la forme verbale ἀποκαταστήσει, reprenant littéralement Ml 3,23. 160

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Ce fait est étonnant, chez Matthieu particulièrement, dont l’évangile est serti de citations de prophéties et d’affirmations de leur accomplissement. La fin du livre de Malachie, clôture de tout le corpus prophétique, eût été un argument de choix. Or en 11,7-15, pour définir l’identité de Jean-Baptiste, Matthieu cite Ml 3,1 tout en ajoutant une parole de Jésus identifiant explicitement Élie et Jean. À cette fin, une citation de Ml 3,23-24 au lieu de Ml 3,1 aurait été nettement plus évidente. Cette observation est rarement prise en compte. Ml 3,1 a partout supplanté Ml 3,23-24 dans le Nouveau Testament. Comment expliquer ce phénomène ? Cette « anomalie » ne doit-elle pas nous pousser à réviser notre compréhension de l’utilisation des Écritures par les écrivains du Nouveau Testament ? Quand ils déterminent les énonciateurs et les énonciataires des prophéties eschatologiques, cherchent-ils à établir une preuve, à apporter une démonstration qui emporte la conviction, ou poursuivent-ils d’autres buts ? En s’appuyant sur l’analyse critique et la synthèse historique des traditions élianiques néotestamentaires qui ont constitué les deux premiers moments de cette partie, notre étude va maintenant s’attacher à décrire les effets de l’utilisation des traditions élianiques dans deux domaines où le Nouveau Testament innove particulièrement : – En anthropologie. Les usages néotestamentaires de la prophétie sur le retour d’Élie soulèvent des difficultés anthropologiques : comment envisager le mode de présence d’un homme monté au ciel sans connaître la mort, lors de son retour sur terre huit siècles plus tard ? Des Juifs de la Palestine du premier siècle pouvaient-ils croire en la réincarnation ? Était-ce une option possible pour penser la résurrection de Jésus ? Ces questions furent débattues parmi les contemporains de Jésus et les auteurs du Nouveau Testament y apportent des réponses différentes. Nous les examinerons, à l’aide de l’histoire de la réception. – En christologie. En Ml 3,1 Dieu annonce qu’il va venir en personne après le messager précurseur qu’il envoie au-devant de lui. Cette prophétie sert à définir l’identité de Jean-Baptiste et sa relation avec Jésus. Du même coup, les traditions élianiques sont mobilisées par les auteurs du Nouveau Testament – depuis les premiers témoins jusqu’aux rédacteurs des évangiles – pour énoncer la divinité de Jésus.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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2.3.1 Traditions sur Élie et anthropologie néotestamentaire À la suite de Norman Petersen161, Christine Joynes162 estime que les évangiles de Mt-Mc véhiculent des conceptions similaires à celles du judaïsme de leur temps : « L’idée qu’un être humain historique particulier ait eu l’apparence ou ait été l’incarnation d’une puissance surnaturelle particulière semble avoir été commune en Palestine au premier siècle de notre ère. Pas moins de cinq prédicateurs palestiniens de ce siècle – Dosithée, Jean, Jésus, Simon et Ménandre – furent considérés par leurs disciples comme de tels êtres surnaturels163. »

En Marc, le mot ἄγγελος a, ou bien un sens commun et signifie tout ‘messager’ potentiel, ou bien il désigne un être surnaturel dont les langues modernes n’ont gardé qu’une transcription du grec, ‘l’ange’. Selon Joynes, il faudrait traduire en Mc 1,2 ‘ange’ car toutes les autres mentions du mot (Mc 1,13 ; 8,38 ; 12,25 ; 13,27 ; 13,32) ont ce dernier sens. Ceci vaut également pour Matthieu qui a vingt occurrences du mot et toujours en référence avec des êtres célestes. Jean-Baptiste serait alors en Mt-Mc un être céleste, au sens où l’âme-ange d’Élie serait réapparue sous d’autres traits. L’anthropologie de ces évangiles comporterait donc, selon ces auteurs, une idée de métempsychose164, commune à la culture de l’époque. Petersen et Joynes réduisent les présupposés anthropologiques des évangélistes à n’être que des variantes des conceptions en circulation à leur époque. Ils ne les abordent pas sous l’angle de leur spécificité, ce qui ne peut se faire qu’en les envisageant à la lumière de leur développement postérieur, comme E. P. Sanders l’a bien montré165. Il y a au contraire chez Petersen et Joynes la volonté affirmée de libérer la compréhension des évangiles des influences de la tradition postérieure. 161 N.R. PETERSEN, “Elijah, the Son of God, and Jesus: Some Issues in the Anthropology of Characterization in Mark”, ForaLaterGeneration(ed. R. A. ARGALL et AL.) (Harrisburg 2000), 232-240). 162 C.E. JOYNES, “The Returned Elijah?: John the Baptist’s Angelic Identity in the Gospel of Mark”, SJT 58 (2005), 455-467. 163 M. SMITH, cité par C. E. JOYNES, “The Returned Elijah?”, 466. 164 Joynes parle explicitement de “ transmigration of souls”. 165 E.P. Sanders a utilisé les Pères apostoliques pour identifier les changements survenus à partir du matériau synoptique dans le cours du développement de la tradition chrétienne et décrire sa spécificité. Il montrait ainsi que l’exigence historique ellemême conduit à considérer les textes non pas seulement à partir de leurs sources, en amont, mais aussi à partir de leurs effets, en aval.

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L’interprétation catholique résiste à de telles tentatives de briser artificiellement le lien entre Écritures et Tradition. L’herméneutique de Hans-Georg Gadamer a apporté des vues nouvelles pour le comprendre plus profondément. Après une brève synthèse d’herméneutique philosophique et théologique, nous verrons les conséquences anthropologiques des discussions sur l’identification d’Élie et de Jean-Baptiste à partir de leur réception chez Tertullien et Origène puis en amont dans l’évangile selon Luc. La persistance de l’attente du retour eschatologique d’Élie dans la tradition chrétienne est directement causée par des préoccupations anthropologiques. Nous le constaterons en menant une enquête chez les Pères avant d’observer de quelle manière cette croyance unanime était déjà contenue dans les évangiles. 2.3.1.1 Méthodologie : « Histoire des effets du texte » et « consensus des Pères » La constitution « Dei Verbum » du Concile Vatican II a jeté les bases d’une nouvelle approche du concept de tradition qui le libère de la gangue étroite où plusieurs siècles de positivisme juridique l’avaient mis. Quelques années auparavant déjà, Gadamer offrait une participation décisive à cette recherche. Plus précisément, le principe herméneutique philosophique central de Gadamer, « l’histoire des effets du texte » prête main-forte à un principe herméneutique théologique depuis longtemps affirmé dans l’Église, « le consensus des Pères ». Avant d’en voir l’application à notre sujet, précisons brièvement ces notions. 2.3.1.1.1 « Histoiredeseffetsdutexte » Gadamer mit à jour une faille majeure des présupposés de l’historiographie moderne en pensant de façon plus rigoureuse le fonctionnement de la subjectivité de l’historien dans l’acte même d’interpréter : sa perception est toujours informée par la culture qui l’habite, ellemême héritière des textes qu’il lit. Gadamer dévoilait ainsi l’erreur fondamentale de perspective de l’histoire objectivante : « Quand nous cherchons à comprendre un phénomène historique à la distance qui détermine globalement notre situation herméneutique, nous sommes toujours soumis aux effets [Wirkungen] de l’histoire de l’action [Wirkungsgeschichte]. Elle détermine d’avance ce qui à nos yeux fait problème et est objet de recherche : nous oublions en quelque sorte la moitié

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de ce qui est réel ; plus encore : nous oublions l’entière vérité de ce phénomène si nous la confondons avec le phénomène lui-même dans son immédiateté166. »

La démarche qu’il propose consiste à « reconnaître dans la tradition un facteur constitutif de l’attitude historique et à en explorer la fécondité herméneutique167. » La relation entre le texte et le lecteur est dès lors à penser dans les deux sens : le lecteur se reconnaît façonné par la tradition que le texte a générée ; cette tradition elle-même est révélatrice des richesses potentielles du texte. L’unité du développement d’une tradition fait apparaître le « telos immanent » du texte168, et remonter le flux de la tradition par la voie ascendante, c’est prendre conscience de ce processus par lequel elle s’est développée. De cette manière, nous chercherons à retrouver les développements dogmatiques et philosophiques de la Tradition chrétienne à l’intérieur du Nouveau Testament, déjà présents en lui de façon inchoative. 2.3.1.1.2 ConsensusdesPères L’Église interprète l’Écriture à partir de l’Écriture et de la Tradition. Selon le concile Vatican II, elles ne constituent pas deux types successifs d’interprétation mais, grâce à cette dualité de principes, le lecteur peut lire le texte dans le mouvement dynamique d’où il provient et auquel il tend, et ce mouvement l’habite intrinsèquement : « La sainte Tradition et la Sainte Écriture sont reliées et communiquent étroitement entre elles. Car toutes deux, jaillissant de la même source divine169, ne forment pour ainsi dire qu’un tout et tendent à une même fin. En effet, la Sainte Écriture est la parole de Dieu (SacraScripturaestlocutioDei) en tant que, sous l’inspiration de l’Esprit divin, elle est consignée par écrit ; la Parole de Dieu, confiée par le Christ Seigneur et par l’Esprit Saint aux Apôtres, la 166 H.-G. GADAMER, Véritéetméthode.Lesgrandeslignesd’uneherméneutique philosophique (Paris 1996) [trad. fr. de Wahrheit und Methode. Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik (Tübingen 1960) par P. FRUCHON – J. GRONDIN – G. MERLIO], 323. 167 ID., Ibid., 304. 168 ID., Ibid., 310. 169 Cf. SAINT BASILE DE CÉSARÉE, Traité du Saint-Esprit 9,108a (ed. et trad. B. PRUCHE) (SC 17 ; Paris 1945), 145 : « Examinons maintenant les notions courantes que nous avons de l’Esprit : celles que nous avons recueillies des Écritures (ἐκ τῶν Γραφῶν) à son sujet et celles qui nous ont été transmises par la tradition non-écrite des Pères (ἐκ τῆς ἀγράφου παραδόσεως τῶν πατέρων). » Nous soulignons l’expression qui désigne comme unique la source des Écritures et de la tradition.

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sainte Tradition la transmet intégralement à leurs successeurs (Sacraautem TraditioverbumDei,aChristoDominoetaSpirituSanctoApostolisconcreditum, successoribus eorum integre transmittit), pour que, illuminés par l’Esprit de vérité, en la prêchant, ils la gardent, l’exposent et la répandent avec fidélité : il en résulte que l’Église ne tire pas de la seule Écriture Sainte sa certitude sur tous les points de la Révélation170. »

Le concept de tradition a, chez Gadamer, un sens très proche : « Ce qui remplit notre conscience historique, c’est toujours une multitude de voix où résonne l’écho du passé. Il n’est présent que dans la multiplicité de telles voix : c’est ce qui constitue l’essence de la tradition à laquelle nous avons et voulons prendre part171. »

Ainsi conçue, l’affirmation de la nécessité de la tradition n’est pas déterminée par une volonté de contrôle disciplinaire de l’interprétation : c’est l’exigence de rigueur méthodologique historique qui la requiert. Le texte et les effets produits par le texte dont les multiples échos remplissent la conscience du lecteur, ne sont pas en effet deux réalités indépendantes. La tradition s’enracine dans le texte d’où elle provient en même temps qu’elle révèle ce texte lui-même. La méthode historique élaborée par Gadamer ne consiste pas à prendre la réception des textes comme un tout indéterminé, en mettant sur le même plan toutes leurs formes de postérité. Il s’agit de distinguer le plus consciemment possible les différents niveaux de réception dans la tradition qui ont façonné notre compréhension actuelle, d’affiner, selon la fameuse expression de Gadamer, notre « conscience de l’histoire des effets (wirkungsgeschichtlichesBewusstsein) des textes. » Pour la Bible, ce principe de discernement au sein de la tradition est double, selon les conciles de Trente et de Vatican I : les cas « jugés par l’Église », c’est-à-dire définis avec autorité par l’institution ecclésiastique, et le « consensus unanime des Pères »172 : « On doit tenir pour véritable sens de la sainte Écriture celui qu’a tenu et que tient notre Mère la sainte Église, à laquelle il appartient de juger du sens et de l’interprétation véritable des saintes Écritures ; et que, dès lors, 170 Concile Vatican II, constitution « Dei Verbum » § 9 (DSH § 4212). Pour faire une différence entre « locutio Dei » et « verbum Dei », nous traduisons « parole de Dieu » (avec minuscule) la première expression et « Parole de Dieu » (avec majuscule) la seconde. 171 H.-G. GADAMER, Véritéetméthode(Paris 1996), 304.305. 172 Concile Vatican I, constitution « Dei Filius », DSH § 3007, citant le concile de Trente, 4e session, DSH § 1507.

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il n’est permis à personne d’interpréter cette sainte Écriture contrairement à ce sens ni non plus contrairement au consentement unanime des Pères (unanimemconsensumPatrum). »

Signe du caractère fondamentalement herméneutique et non autoritaire de telles déclarations, peu d’interprétations ont été explicitement jugées par l’Église et peu peuvent se réclamer du « consensus unanime des Pères ». Or les témoignages que nous allons citer montrent que la persistance de l’attente du retour final d’Élie représente un cas particulièrement clair d’un tel consensus. Nous allons tenter de mettre en lumière de quelle manière la tradition postérieure dévoile la spécificité de l’anthropologie des évangiles sur deux questions, en relation avec notre sujet : celle de la singularité de la personne humaine, directement posée par l’identification d’Élie et de Jean-Baptiste, et celle de la permanence de l’identité du sujet humain dans l’au-delà, qui a provoqué la persistance de l’attente du retour eschatologique d’Élie (3). 2.3.1.2 La singularité de la personne humaine : Élie et Jean-Baptiste 2.3.1.2.1 LaréceptionchezlesPères Dès le tournant du deuxième et du troisième siècle, Tertullien (160220) et Origène (185-253) ont donné à la tradition chrétienne un déploiement et une profondeur qui en font des témoins privilégiés de l’histoire de la réception des textes bibliques. Tertullien Tertullien, dans son traité Deanima, écrit entre 208 et 211, rapporte ceci : « Les hérétiques de cette nature, afin de venir en aide à la métempsychose (metempsychosis), s’emparent de l’exemple d’Élie, qui est comme représenté dans Jean, le précurseur du Christ : “Élie est déjà venu, et ils ne l’ont pas connu”. Et ailleurs : “si vous voulez l’entendre, il est lui-même Élie qui doit venir”. Quoi donc ? Les Juifs interrogeraient-ils Jean, “es-tu Élie ?” en vertu du système de Pythagore, et non conformément à la prophétie divine : “voilà que je vous enverrai Élie le tishbite” ? Mais leur métempsychose est le rappel de l’âme morte depuis longtemps et revivant dans un autre corps. Élie, au contraire, viendra, non pas après avoir quitté la vie, mais en changeant de lieu simplement ; non pour être rendu à un corps dont il ne s’est pas séparé, mais pour être rendu à un monde hors duquel il a été enlevé (neccorporirestituendus,dequononestexemptus,sedmundo

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reddendus,dequoesttranslatus) ; non pour ressusciter à une vie qu’il avait perdue, mais pour accomplir la prophétie, toujours lui, toujours le même, rapportant son nom et sa substance d’homme. – Mais comment Jean serat-il Élie ? – Tu as la parole de l’ange : “et il ira, devant lui, en présence du peuple, dans l’esprit et la vertu d’Élie”, mais non dans son âme, ni dans sa chair (invirtuteetinspirituHeliae,noninanimaejusnecincarne). Les substances, en effet, sont la propriété de chaque homme (substantiae sui cuiusquesunthominis). Mais, de même que l’esprit et la vertu sont conférés par la grâce de Dieu, de même ils peuvent être transportés à un autre par la volonté de Dieu, comme il arriva autrefois de l’esprit de Moïse173. »

Tertullien, comme certains commentateurs modernes174, interprète la négation par Jean-Baptiste d’être lui-même Élie dans l’évangile selon Jean (1,17) comme le reflet d’une volonté d’écarter une interprétation erronée, en termes de métempsychose (selon Pythagore, dit Tertullien, et il est vraisemblable que des écrits juifs aient été influencés par cette philosophie). Il résout le problème de l’identification d’Élie et JeanBaptiste par la double venue d’Élie « en vertu et en esprit », en Jean, et en son âme et sa chair à la parousie. L’analyse de ces versets scripturaires constitue une de ses sources scripturaires principales pour l’élaboration de son traité sur l’âme humaine. Origène Origène a le souci de ne pas dépendre d’une philosophie païenne mais d’amorcer une systématisation philosophique uniquement à partir de la révélation biblique175. Il vécut plusieurs années à Césarée Maritime où il travailla avec des rabbins, il eut une connaissance approfondie du judaïsme palestinien à une période relativement proche du christianisme naissant. Comme nous le verrons, il préfère ne pas aboutir à une cohérence totale plutôt que de faire violence aux textes bibliques. Même sur les points où l’Église ne l’a pas suivi, ses analyses méritent l’attention car il met en évidence bien des problèmes philosophiques 173 TERTULLIEN, Deanima XXXV (trad. E.-A. DE GENOUDE). Édition électronique : http://www.tertullian.org. 174 Par ex. T.L. WILKINSON, “The Role of Elijah in the New Testament”, VoxReformata 10 (1968), 5. 175 Cf. par ex. Origène, Traité des principes : « jamais l’on n’utilisera les doctrines du siècle sans les avoir purifiées, sans en avoir retranché tout ce qui en elle est stérile et mort… Il faut donc que ces « doctrines étrangères » soient « dominées et tenues à merci »… Pour ne pas se laisser surprendre, on se rappellera toujours que, comme jadis Isaac et Abimelec, la philosophie et la foi sont tantôt en paix et tantôt en guerre, et qu’il ne faut rien recevoir de la première qu’après avoir vérifié son accord avec la seconde », cité par H. DE LUBAC, HistoireetEsprit :l’intelligencedel’Écritured’aprèsOrigène (Paris 1950), 78-79.

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que les textes bibliques posent implicitement et qui sont à l’origine de ce que l’anthropologie chrétienne a de plus spécifique. Dans son Commentaire sur saint Jean, daté de 231, il réfléchit à deux reprises au rapport entre Élie et Jean-Baptiste. L’évangile luimême mentionne le Baptiste d’abord dans son prologue, qui évoque la préexistence du Verbe, et au bord du Jourdain où il baptisait. Pour Origène, le Jean du prologue est son âme-ange préexistante qui « fut envoyée de Dieu » (Jn 1,6) sur terre pour prendre chair. Il cite à ce moment la parole du Christ « c’est lui l’Élie qui doit revenir » et commente ainsi : « Si la théorie générale sur l’âme – elle n’est pas ensemencée avec le corps, mais, existant avant lui, elle est liée à la chair et au sang pour des motifs divers –, si cette théorie prévaut, l’expression “envoyé de Dieu”, appliquée à Jean ne paraîtra plus exceptionnelle »176. « Puisque nous en sommes à parler tout simplement de Jean et à étudier son envoi, il ne sera pas inopportun d’indiquer la conjecture que nous avons formée à son sujet. En lisant la prophétie qui le concerne : “voici que j’envoie mon ange devant ta face, pour préparer ton chemin devant toi”, nous nous demandons si ce n’est pas un des saints anges affectés au service de Dieu qui a été envoyé comme précurseur de notre Sauveur. Si le premier-né de toute créature s’est incarné par amour envers les hommes, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il y ait eu des émules et des imitateurs du Christ, qui ont mis leur contentement à servir sa bonté envers les hommes dans un corps semblable au sien177. »

De là il mentionne une référence dans la littérature juive : « Si, parmi les apocryphes en usage chez les juifs, on admet celui qui est intitulé La Prière de Joseph178, on y trouvera, exposée ouvertement et clairement la doctrine selon laquelle ceux qui, comparés aux autres hommes, jouissent d’emblée de qualités exceptionnelles et se sont abaissés de la condition des anges jusqu’à la nature humaine. Jacob dit en effet : “moi qui vous parle, Jacob et Israël, je suis un ange de Dieu et un esprit supérieur”. »

Dans cet écrit juif, le patriarche Jacob serait donc l’incarnation d’un ange. Origène revient longuement à l’identification d’Élie et Jean-Baptiste en commentant Jn 1,21 et son apparente contradiction avec Mt 11,14. Ce qui occupe sa pensée tout au long est la réfutation de l’idée de 176 ORIGÈNE, CommentairesursaintJean.I, XXX, 182 (trad. C. BLANC) (SC 120bis ; Paris 1996), 331. 177 ORIGÈNE, Id. XXXI, 187, 333-335. 178 Ce texte n’est attesté nulle part ailleurs qu’en Origène.

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réincarnation de l’âme d’Élie en Jean-Baptiste, les hérétiques qui la professent s’appuyant sur Ml 3,23 pour argumenter leur thèse. Il cite 2 R 2,15 (« l’esprit d’Élie s’est reposé sur Élisée ») et rapproche ce verset de Lc 1,17 (« il marchera avec l’esprit et la puissance d’Élie ») : « En ce qui concerne cette citation, on dira que Jean ignorait qu’il était Élie. Et ceux qui y voient un argument pour la doctrine de la réincarnation s’en serviront peut-être dans la pensée que l’âme revêt successivement plusieurs corps et ne garde aucun souvenir des existences antérieures […]. Un autre, un membre de l’Église rejetant comme mensongère la doctrine de la réincarnation et n’admettant pas que l’âme de Jean ait jamais été Élie, se servira de la parole déjà mentionnée de l’ange qui, à propos de la naissance de Jean, n’a pas nommé l’âme d’Élie, mais son esprit et sa puissance179. »

À la fin, Origène est catégorique : « Élie, qui avait été enlevé au ciel, n’était pas revenu sous le nom de Jean après avoir changé de corps180. »

À travers cet apocryphe qu’il cite, Origène est un témoin de la diversité de croyances dans le judaïsme du premier siècle. Il pense que les délégués auprès de Jean-Baptiste en Jn 1,21, lui demandant s’il est Élie, « posaient cette question parce qu’ils croyaient que la doctrine de la réincarnation (μετενσωματώσεως δογμα) était vraie, puisque conforme à la tradition de leurs pères et nullement étrangère à leur enseignement ésotérique181. »

Finalement, Origène en conclut que le retour eschatologique d’Élie n’a pas eu lieu et adviendra à la fin des temps (ἐπὶ συντελείᾳ)182. C’est juste après la discussion sur Jn 1,21 qu’il dit : « Il faudra étudier en elle-même et avec plus d’attention et approfondir davantage la question de l’essence de l’âme (τὸν περὶ τῆς οὐσίας τῆς ψυχῆς λόγος), de l’origine de son existence, de son entrée dans ce corps terrestre, des éléments de la vie de chacune, de sa délivrance d’ici-bas, et voir s’il est possible ou non qu’elle pénètre une seconde fois dans un corps, si ce sera ou non selon le même cycle et le même arrangement, dans le même corps ou dans un autre et, si c’est dans le même, s’il restera 179 180 181 182

ORIGÈNE, ORIGÈNE, ORIGÈNE, ORIGÈNE,

Id.II, XI, 64.66, 177. Id. II, XI, 71, 183. Id. II, XII, 73, 182-183. Id. II, XIII, 78, 187.

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identique à lui-même selon la substance tout en prenant des qualités différentes, ou s’il demeurera le même selon la substance (καθ’ ὑποκείμενον183) et selon les qualités, et si l’âme se servira toujours du même corps et en changera […]. En un mot, la théorie de l’âme (ὁ περὶ ψυχῆς λόγος), étant vaste et difficile et devant être approfondie à partir des indications sporadiques de l’Écriture, a besoin d’une étude spéciale. »

Origène ne fait pas de différence entre la nature de l’ange et celle de l’âme humaine et adopte l’idée d’incarnation d’êtres angéliques. Toutes les âmes préexistent aux corps auxquels ils s’unissent184. Sur ordre de Dieu, les âmes-anges sont envoyées en mission et pour cela, s’incarnent dans un corps. Cependant, si Jean-Baptiste est un ange que Dieu a envoyé, il n’est pas l’âme d’Élie réincarnée. Il n’y a pas de réincarnation (μετενσωματώσις), une seule union est possible, mais chaque être humain est l’incarnation (ενσωμάτωσις) d’une âme185. L’anthropologie d’Origène n’est pas pleinement cohérente : il cite Ml 3,23 et Mt 17,10 en commentant le prologue de l’évangile selon Jean pour justifier l’envoi de l’âme-ange de Jean sur terre, et à nouveau en commentant Jn 1,21 où Jean-Baptiste nie être Élie. Finalement, il conteste l’idée que Jean-Baptiste soit ontologiquement Élie, même s’il le considère comme un être céleste. Mais ce qui nous intéresse ici surtout, c’est que c’est la discussion de ces versets qui donne naissance à une réflexion sur la nature de l’âme humaine. Les auteurs chrétiens s’opposent à la théorie de la métempsychose, très répandue dans le monde antique hellénistique et juif, à partir d’une nécessité de résoudre une tension exégétique entre la tradition MtMc et celle de Lc-Jn sur l’identité élianique de Jean-Baptiste. Chez Tertullien et Origène, elle aboutit à une doctrine de l’âme humaine à partir de la Bible qui peut être à bon droit qualifiée de philosophie chrétienne. L’unicité de l’âme humaine, son union substantielle avec un corps, son incommunicabilité constituent tout au long de la tradition de l’Église les éléments caractéristiques de l’anthropologie chrétienne186. 183 En rigueur de terme, il serait préférable de traduire « selon le suppôt ». « Substance » correspond plutôt à ουσία. 184 C. BLANC, ORIGÈNE, CommentairesursaintJean. I (SC 120bis ; Paris 1996), « Avant-propos », 27-28. 185 Cf. C. BLANC, ORIGÈNE, CommentairesursaintJean. II (SC 157 ; Paris 1970), 192, n. 1. 186 Cf. par ex. THOMAS D’AQUIN, Quaestio disputata De potentia, qu. 9, art. 6, resp : « Par le terme “personne” est signifiée formellement l’incommunicabilité,

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Or notre point principal ici, c’est que cette réflexion déployée un peu plus d’un siècle après la fixation du Nouveau Testament est déjà en germe dans l’évangile selon Luc. 2.3.1.2.2 L’affirmationdéjàimplicitedansl’évangileselonLuc Dès le début de son évangile, Luc énonce un mode de présence du prophète en Jean-Baptiste qui évite toute identification directe avec Élie : « il marchera devant lui avec l’esprit et la puissance d’Élie (ἐν πνεύματι καὶ δυνάμει Ἠλίου) » (Lc 1,17). C’est toujours par Lc 1,17 qu’Origène et Tertullien, et tous les auteurs chrétiens à leur suite187, résoudront la contradiction apparente entre Mt 17,14 et Jn 1,21. Ce verset offre un moyen d’identifier Élie et Jean-Baptiste en évitant la confusion. Or tout laisse penser que la difficulté anthropologique de l’identification a clairement été perçue par Luc et qu’il emploie à dessein une formulation qui rend une solution rationnelle possible. Dans le récit de la transfiguration, les particularités lucaniennes sont très cohérentes : Lc 9,30 modifie Mt 17,3 // Mc 9,4 en faisant prédominer la présence sur la vision. Le même langage de la venue (ἔρχομαι), appliqué en Mt-Mc à la présence d’Élie en Jean-Baptiste, est transféré par Lc à la présence d’Élie en personne comme personnage céleste à la transfiguration. La question du retour d’Élie est narrativement réglée à la transfiguration pour Luc : le dialogue après, ainsi que la moquerie ou l’incompréhension autour du retour d’Élie au pied de la croix n’ont plus lieu d’être et sont omis. Il faudrait entreprendre une étude complète de l’œuvre lucanienne dans cette perspective, afin de vérifier sa sensibilité à la portée philosophique des affirmations attribuées à Jésus et aux apôtres188, mais son traitement de la prophétie sur le retour eschatologique d’Élie apporte déjà un élément en ce sens. c’est-à-dire l’individualité d’un subsistant dans une nature (incommunicabilitas, sive individualitas subsistentis in natura) », traduit et cité par MARIE DE L’ASSOMPTION, L’homme,personnecorporelle.LaspécificitédelapersonnehumainechezsaintThomas d’Aquin (Paris 2014), 27. 187 Dans son Commentaire sur l’évangile selon Jean, Thomas d’Aquin fait de l’ange Gabriel l’exégète qui résout la tension (cf. Dn 9,21) : « Mais pourquoi Jean dit-il : “Je ne suis pas Élie”, alors que le Christ dira : “l’Élie qui doit venir, c’est lui” ? L’ange Gabriel résout cette difficulté quand il dit que Jean “marchera devant le Seigneur avec l’esprit et la puissance d’Élie”. Il ne fut donc pas Élie en personne, mais il le fut par l’esprit et la puissance, parce que dans ses œuvres se manifestait la ressemblance d’Élie » (ST THOMAS D’AQUIN, SuperJoannnisEvangelium, Lectio 12, 125-150 (S. Thomae Aquinatis Opera Omnia 6 (Stuttgart 1980), 240). 188 Voir quelques remarques en ce sens dans le chapitre final de D. MARGUERAT, Lapremièrehistoireduchristianisme.LesActesdesApôtres (LD 180 ; Paris 1999).

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2.3.1.3 La permanence de l’identité du sujet humain dans l’au-delà : Élie toujours attendu Dans le judaïsme actuel, l’attente eschatologique d’Élie va de soi, dans la mesure où les prophéties sur le messie et sur les temps de la fin, Ml 3,23-24 comme les autres, sont toujours en attente d’accomplissement. Cette attente ne s’est d’ailleurs pas simplement maintenue, elle a aussi connu de nouveaux développements, au point que l’attente du retour d’Élie en est parfois venue à prendre plus d’importance que celle du messie. Sans nous engager dans une étude complète des développements des traditions sur Élie dans le judaïsme rabbinique, rappelons-en quelquesuns189 : lors des derniers temps, toutes les questions légales demeurées obscures et controversées seront tranchées par Élie190 ; par lui s’accomplira la résurrection des morts ; il « restaurera » ainsi toutes choses et préparera l’arrivée du messie. Élie est souvent mentionné dans la vie du peuple juif. Au terme du sabbat, on chante pour hâter sa venue : « Élie le Prophète, le Tishbite, le Gileadite, viendra bien vite avec le messie fils de David191. »

Lors de la célébration du Seder de Pâques, la porte doit rester ouverte et une cinquième coupe de vin est remplie pour Élie, car il est susceptible de venir à l’improviste. Dans chaque synagogue, un siège pour le prophète Élie est suspendu. Chaque nouveau-né y est déposé avant sa circoncision et le ministre récite la prière suivante :

189 Voir à ce sujet : A. WIENER, TheProphetElijahintheDevelopmentofJudaism: A Depth-Psychological Study (London 1978) ; R. MACINA, « Le rôle eschatologique d’Élie : le prophète dans la conversion finale du peuple juif », POC 31 (1981), 90 ; L.E. FRIZZELL, “Élie, l’artisan de paix. Interprétation de Malachie 3,23-24 dans le judaïsme et dans le christianisme primitif”, SIDIC 17/2 (1984), 19-25 ; B. ESCAFFRE, B., Traditions concernant Élie dans le targum et la littérature rabbinique (Rome 1993) ; E. KETTELER, « Élie dans la tradition juive », Les figures d’Élie le prophète (CE Supplément, 100 ; Paris 1997), 38-50 ; K.H. LINDBERCK, ElijahandtheRabbis: StoryandTheology (New York 2010). 190 Par exemple : « Élie viendra pour déclarer les choses pures et impures », « pour aplanir les différends » (m Ed 8,7), « tout sera laissé jusqu’à ce que vienne Élie » (m BM 3,4-5). « Lorsqu’Élie viendra, il le dira » (Tan Shab 108a). Élie résout des problèmes halakhiques (Tan BM 114a-b). 191 E. KETTELER, « Élie dans la tradition juive », Lesfiguresd’Élieleprophète (CE Supplément, 100 ; Paris 1997), 41.

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« Voici le trône d’Élie, que son souvenir soit en bénédiction ! J’ai attendu ton salut, Seigneur et j’ai accompli tes commandements. Élie, ange de l’alliance, ce qui est à toi est devant toi. Tiens-toi à ma droite et soutiensmoi192. »

Plus surprenant est le fait que l’attente d’Élie s’est maintenue dans la tradition de l’Église, pour laquelle toutes les prophéties de l’Ancien Testament sont accomplies dans le Christ. De plus, pour celui qui admet le principe du « consensus des Pères » et s’attache à voir dans la tradition l’arbre déployant le potentiel de sens contenu en germe dans les textes d’origine, les traditions élianiques néotestamentaires nous mettent face à une difficulté majeure d’homogénéité entre Écriture et Tradition. L’identification d’Élie et de Jean-Baptiste est solennellement rattachée à l’autorité de la parole de Jésus dans l’évangile selon Matthieu (Mt 11,14 ; 17,13). Pourtant, comme nous allons le montrer, la tradition chrétienne est unanime : la prophétie sur le retour eschatologique d’Élie de Ml 3,2324 n’est pas encore accomplie, Élie est toujours attendu. Tandis que chez tous les auteurs anciens jusqu’à saint Thomas d’Aquin, la persistance de l’attente du retour d’Élie jusqu’à la seconde venue du Christ à la fin des temps est un fait jamais contesté, la quasi-totalité des auteurs modernes la rejette193. Il est vrai que pour des esprits modernes, cette croyance semble étrange : on veut bien admettre que des palestiniens du premier siècle ou un napolitain du treizième s’attendaient à voir survenir un être céleste avant la fin du monde, mais faire nôtre cette croyance aujourd’hui semblerait faire preuve d’une absence d’esprit critique qui discréditerait toute étude. Une reprise complète du dossier s’impose, selon la méthode déjà exposée : en commençant par la tradition puis en remontant à l’Écriture. Notre argument est donc lui suivant : le non-accomplissement de la prophétie de Ml 3,23-24 ou la persistance du retour eschatologique 192

ID., Ibid., 47. Nous n’avons pas pu pousser l’enquête jusqu’à savoir à partir de quel moment dans l’histoire ce changement est intervenu. Caractéristique pour notre propos est la dissertation doctorale d’A. DE GUGLIELMO, DissertatioexegeticaderedituEliae (Jerusalem 1938), qui conclut que l’attente du retour eschatologique d’Élie est accomplie en Jean-Baptiste et s’oppose à la croyance en un retour d’Élie avant la parousie. Typique d’une compréhension de la tradition en termes de positivisme juridique, celle précisément que Vatican II a cherché à réviser, De Guglielmo s’affranchit de l’opinion des Pères en arguant que l’Église n’a pas défini cette affirmation. Mais il n’étudie pas les témoignages de la tradition pour eux-mêmes et néglige le principe de « consensus des Pères ». 193

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d’Élie après Jean-Baptiste constitue un cas rare de « consensus unanime des Pères » et illustre de façon particulièrement expressive la fécondité du principe herméneutique de Gadamer d’« histoire des effets du texte » comme révélatrice des possibilités de signification immanentes au texte lui-même. Pour le fonder, nous mènerons une enquête dans les diverses expansions de la doctrine chrétienne, aussi bien temporelles – depuis le début du deuxième siècle jusqu’à saint Thomas d’Aquin – que géographiques – dans les zones culturelles alexandrine, antiochienne, syriaque et latine194, avant de constater que les évangiles contenaient déjà inchoativement la réponse. 2.3.1.3.1 LaréceptionchezlesPères 2.3.1.3.1.1 Les sources les plus anciennes L’Apocalypse de Pierre (v. 135) Cette œuvre est le plus ancien témoignage sur la croyance en un retour d’Élie avant la parousie, écrit probablement pendant la révolte de Bar Kokhba (avant 135)195. Pierre voit un figuier en vision et en demande la signification : « N’as-tu pas compris que le figuier est la maison d’Israël ? Certes, je t’ai dit qu’à la fin, lorsque ses petits rameaux seront devenus tendres, de faux messies viendront, qui assureront : “Je suis le Christ, qui est venu dans le monde.” […] Mais ce menteur-là, lui, n’est pas le Christ et, lorsqu’on le récusera, il tuera par l’épée, et il y aura de nombreux martyrs. C’est à ce moment-là que les petits rameaux du figuier, qui seul est la maison d’Israël, seront devenus tendres. Il y aura des martyrs par sa main, beaucoup mourront et deviendront martyrs ; car Hénoch et Élie seront envoyés pour leur faire bien comprendre que c’est un imposteur qui doit venir dans le monde et accomplir des signes et des prodiges en vue d’égarer196. »

Les deux messagers d’Apocalypse 11,3-13 sont déjà ici interprétés comme étant Hénoch et Élie. 194 Nous avons constitué notre dossier de textes en exploitant les références indiquées par R. MACINA, « Le rôle eschatologique d’Élie : le prophète dans la conversion finale du peuple juif », POC 31 (1981), 71-99, les CARMÉLITES DU MONASTÈRE SAINT ÉLIE, LesaintprophèteÉlied’aprèslesPèresdel’Église(Spiritualité orientale 53 ; Bégrolles en Mauges 1992), É. POIROT, LesprophètesÉlieetÉliséedanslalittérature chrétienne ancienne (Bellefontaine 1997), auxquelles nous avons ajouté nos propres recherches. 195 R. BAUCKHAM, « Apocalypse de Pierre », Écrits apocryphes chrétiens (ed. F. BOVON – P. GEOLTRAIN) (Paris 1997), 748. 196 « Apocalypse de Pierre », 757-758.

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L’Apocalypse d’Élie (2e – 3e s.) Cet écrit d’origine juive remanié par un auteur chrétien est difficilement datable. Une datation approximative entre le 2e et le 3e siècle de notre ère est vraisemblable197. La troisième partie a pour objet l’apparition de l’Antichrist. Il se heurte à trois oppositions successives, celle de la vierge Tabitha, celle d’Élie et d’Hénoch, et celle des soixante justes. Elle s’achève sur le règne de l’Oint pour une durée de mille ans. Le tableau d’Élie et Hénoch est très proche de celui des deux témoins d’Ap 11,3-13198, sans qu’il soit possible de savoir si le texte en dépend ou représente une tradition autonome. Quoi qu’il en soit, il atteste d’une tradition de retour d’Élie avant la parousie. Saint Justin martyr (v. 100 – 165) Dans le Dialogue avec Tryphon (entre 150 et 155), le rabbin Tryphon objecte à Justin l’absence de restauration visible venant d’Élie avant Jésus : « comme Élie n’est pas venu, j’estime qu’il [Jésus] n’est pas le Christ ». À cela, Justin répond en distinguant « les deux parousies du Christ, l’une où il apparaîtra “dans la souffrance, sans gloire et sans aspect” ; l’autre où il viendra “dans la gloire pour juger tout le monde”. N’est-ce pas du grand et terrible jour, c’est-à-dire de sa seconde parousie, que nous entendrons le verbe de Dieu, lorsqu’il annonce qu’Élie sera précurseur. Et Notre Seigneur nous a appris dans ses enseignements qu’il en serait bien ainsi, lorsqu’il a dit qu’“Élie aussi viendrait” (Mt 17,11), et nous, nous savons que cela arrivera, lorsque Notre Seigneur Jésus Christ sera sur le point d’apparaître du haut des cieux dans la gloire ; de sa première manifestation, il y eut un héraut précurseur, l’Esprit de Dieu qui avait été en Élie : il fut dans la personne de Jean (Lc 1,17)199. »

Saint Hippolyte de Rome (v. 170 – 235) Comme l’ApocalypsedePierre et l’Apocalypsed’Élie, Hippolyte voit dans les deux témoins du livre de l’Apocalypse, Hénoch et Élie. En accomplissement de la prophétie de la lettre aux Romains sur la conversion des juifs avant la parousie (Rm 11), il représente ces deux hommes prêchant la pénitence au peuple juif 200. 197 A. CAQUOT – M. PHILONENKO, « Introduction générale », LaBible :Écritsintertestamentaires (ed. A. DUPONT-SOMMER – M. PHILONENKO) (Paris 1987), CXLIV-CXLVI. 198 « Apocalypse d’Élie », LaBible :Écritsintertestamentaires (ed. A. DUPONTSOMMER – M. PHILONENKO) (Paris 1987), 1816-1818. 199 JUSTIN MARTYR, DialoguesavecTryphon, § 49, Œuvrescomplètes, (trad. G. ARCHAMBAULT) (Paris 1994), 172-173. 200 SAINT HIPPOLYTE DE ROME, DeChristoetAntichristo XLIII (ed. J.P. MIGNE) (PG X ; Paris 1857), col. 762.

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2.3.1.3.1.2 Dans la tradition alexandrine Origène (v. 185 – v. 253) Nous avons déjà cité le Commentaire sur saint Jean où Origène distingue la présence d’Élie en esprit et en puissance en Jean-Baptiste et sa venue en personne à la parousie. Il discute encore la question dans son CommentairesursaintMatthieu quand il en vient à la parole du Christ : « alors les disciples comprirent qu’il leur parlait de Jean le Baptiste » (Mt 17,13) : « De “Voici que je vous envoie Élie le Tesbite”, jusqu’à “Afin que je ne vienne pas frapper le pays d’anathème”. Par ces paroles, il semble que soit signifié qu’Élie disposera à la gloire éclatante du Christ par certaines paroles sacrées et par des restaurations dans les âmes, les en rendant ainsi capables. Car ceux qui seront sur terre ne pourraient pas le supporter, à cause de la grandeur de la gloire, sans avoir été préparés par Élie (προευτρεπίσει ὁ Ἠλίας τῇ ἐνδόξῳ Χριστοῦ ἐπιδημίᾳ διά τινων ἱερῶν λόγων καὶ καταστάσεων ἐν ταῖς ψυχαῖς τοὺς εἰς τοῦτο ἐπιτηδείους γεγενημένους ἣν οὐκ ἂν ἤνεγκαν οἱ ἐπὶ γῆς διὰ τὸ ὑπερβάλλον τῆς δόξης, εἰ μὴ ὑπὸ τοῦ Ἠλίου ἦσαν προυτεπισθέυτες) […]. Telles seront les choses pour ceux en qui elles seront toutes restaurées, afin que par la restauration, ils deviennent participants de la gloire du Christ lorsque le Fils de Dieu sera visible dans l’éclat de la gloire (ταῦτα γάρ ἐστιν οἷς τὰ πάντα ἀποκαταστήσεται, ἵνα ἀποκαταστᾶσι, καὶ τῆς ἀποκαταστάσεως γενομένοις χωρητικοῖς τῆς δόξης τοῦ Χρισοῦ, ἐπιδημήσῃ ὁ ἐν δόξῃ ὀφθησόμενος Υἱὸς τοῦ Θεοῦ)201. »

Le texte est difficile car il est tissé de mots empruntés à Ml 3,23-24 et Mt 17,11-13. Origène croise l’explicitation du contenu de la mission eschatologique d’Élie du livre de Malachie avec le résumé laconique qu’en fait Jésus en Mt 17,11 : ἀποκαταστήσει πάντα. La mission de conversion des cœurs devient une « restauration » intérieure (la racine ἀποκαταστ- est utilisée quatre fois), qui rend à l’âme l’aptitude perdue à voir la gloire divine, dont la privation serait l’anathème sur le pays. La prédication d’Élie l’évitera, en remplissant les âmes de paroles et d’actes sacrés qui reformeront en elles la capacité de Dieu. Dans la Septante de Ml 3,23, le Jour du Seigneur est dit « grand et éclatant (μεγάλην καὶ ἐπιφανῆ) ». Ce caractère « épiphanique » du Jour du Seigneur est pleinement exploité ici puisque c’est à la révélation du Fils de Dieu en gloire qu’Élie doit disposer les cœurs.

201

ORIGÈNE, CommentairesursaintMatthieu (ed. J.P. MIGNE) (PG XIII ; Paris 1862), col. 1096-1097. Traduction par nos soins.

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Saint Cyrille d’Alexandrie (376 – 444) Les GlaphyressurlaGenèse sont un commentaire dans lequel saint Cyrille se propose de montrer que « tout ce que Moïse a écrit signifie en figure le mystère du Christ ». Il reprend la vie des patriarches et voit en chaque détail une annonce du Christ. En Gn 32, Jacob envoie des messagers à son frère Ésaü (v. 4 : Ιακωβ ἀγγέλους ἔμπροσθεν αὐτοῦ πρὸς Ησαυ τὸν ἀδελφὸν αὐτου) munis de biens pour obtenir de lui une attitude conciliante. Saint Cyrille commente : « Il envoie des envoyés, qui le convaincront par des paroles pacifiques (Προσαπέστειλε δὲ καὶ ἀγγέλους εἰρηνικοὺς πρὸς αὐτὸν ἐρῶντας λόγους). Ce qui est le signe des choses futures : le Christ se montrera sans tarder de façon manifeste lorsque les hommes seront convertis à l’amitié. Il dit en effet ailleurs aux Juifs par la voix d’un prophète : “Voici que je vous envoie Élie le Tesbite, avant que ne vienne le Jour du Seigneur grand et manifeste. Il convertira le cœur du père vers le fils et le cœur de l’homme vers son prochain, de peur que je ne vienne et ne frappe la terre d’anathème.” Quand il viendra, semblablement, il remettra sur le chemin Israël égaré (δυσάγωγον Ἰσραὴλ), il détournera de la colère passée et il le rendra au Christ ami et pacifique (φίλον κατασκευάσει καὶ εἰρηνικὸν τῷ Χριστῷ). Il lui montrera avant qu’il n’arrive des dons de libéralité, c’està-dire l’espérance des croyants. Il ne diffèrera pas plus longtemps le fruit de la promesse à ceux qui auront cru, mais la récompense sera proche et la grâce imminente, le fils du péché sera supprimé et, alors, descendra du ciel avec tous ses anges le Christ notre Sauveur, à qui soit la gloire avec le Père et l’Esprit Saint pour les siècles des siècles. Amen202. »

À l’instar des évangélistes, saint Cyrille développe la prophétie de Malachie en y associant la voix qui crie dans le désert d’Is 40. Le verbe κατασκευάσει n’est pas en Malachie mais dans la citation composite qu’en font les synoptiques. L’accomplissement de la prophétie est lié à la conversion du peuple d’Israël, précédant, comme en Rm 9-11, le retour du Christ dans la gloire. 2.3.1.3.1.3 Dans les traditions antiochienne et syriaque Diodore de Tarse (330 – 393) Diodore est un des fondateurs de la deuxième école d’Antioche, célèbre pour sa méthode historico-littérale, à l’inverse de celle d’Alexandrie dite symbolico-allégorique. Il eut pour disciples saint Jean Chrysostome et Théodore de Mopsueste. 202

SAINT CYRILLE D’ALEXANDRIE, GlaphyressurlaGenèse, V, 3 (ed. J.P. MIGNE) (PG LXIX ; Paris 1864), col. 262. Traduction par nos soins.

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Dans un des fragments conservés de son commentaire de l’épître aux Romains, il interroge : « Que signifie : “et ainsi tout Israël sera sauvé ?” […] Non pas tous en intégralité, mais ceux qui seront appelés par Élie ou ceux qui, rassemblés par lui, alors qu’ils sont dispersés dans le monde, voudront venir à la foi203. »

Saint Théodoret de Cyr (393 – 466) Un commentaire complet de saint Théodoret sur l’épître aux Romains a été transmis. Après avoir cité Rm 11,25-26 (« une partie d’Israël s’est endurcie jusqu’à ce que soit entrée la totalité des païens et ainsi tout Israël sera sauvé »), il ajoute : « En mettant “une partie”, Paul enseigne que tous ne furent pas incrédules, beaucoup parmi eux crurent. Il exhorte à ne pas désespérer non plus du salut des autres. Après que les païens auront reçu la prédication, ceuxlà aussi croiront lorsque le grand Élie viendra et leur apportera la doctrine de la foi (Ἠλία τοῦ πάνυ παραγενομένου, καὶ τῆς πίστεως αὐτοῖς τὴν διδασκαλίαν προσφέροντος). Le Seigneur lui-même le dit dans les saints évangiles : “Élie viendra et restaurera tout”. Il mentionne le témoignage du prophète204. »

Narsaï de Nisibe (v. 400 – 502) Narsaï étudia auprès de Théodore de Mopsueste. Représentant majeur de la tradition syriaque, héritière de l’école d’Antioche, il est considéré par la tradition de l’Église comme ayant été influencé par l’hérésie nestorienne. Il composa cinq homélies sur les derniers temps dans lesquelles Élie tient une place importante205 : « Dans l’ordre où servit Jean, avant sa manifestation terrestre (celle de Jésus), dans le même (ordre) viendra Élie, avant sa manifestation céleste. Il s’est choisi deux hérauts charnels dans ses deux manifestations, pour qu’ils lui préparent sur terre des demeures d’amour dans l’âme. Jean a annoncé sa naissance, et Élie sa manifestation, mais leur signe à eux deux est unique : ramener à lui les perdus. Élie multipliera les avertissements : ‘Voici que la fin est proche désormais, revenez de (votre) errance, égarés, dans la voie sereine de mes paroles’. » 203 K. STAAB, PauluskommentareausderGriechischenKirche (NTA 15 ; Münster 1933), 104. 204 SAINT THÉODORET DE CYR, Interpretatio Epistolae ad Romanos XI, 25 (ed. J.P. MIGNE) (PG LXXXII ; Paris 1864), col. 180. Traduction par nos soins. 205 Cf. P. GIGNOUX, « Les doctrines eschatologiques de Narsaï », OS 11 (1966), 322-323 et 339-340 pour les citations.

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« Une grande guerre aura (lieu) sur la terre, à la fin des temps, dans laquelle deux (êtres) corporels lutteront avec deux puissances ; ils revêtiront, comme armure sur leurs sens, la vérité et la fraude, et ils (se) lanceront les flèches de leurs paroles l’un contre l’autre. Le fils des étrangers se ceindra entièrement de la vérité, et le fils de la perdition sera vêtu de l’apparence du mensonge. Le fils de la droite sera revêtu de la cuirasse de la justice, et le fils de perdition sera habillé avec les guenilles de l’abominable iniquité. Le casque de la foi a été posé sur le prophète de la vérité, et la coupe de la fraude a été placée sur la tête de l’ouvrier trompeur. Le juste combattra vaillamment au nom de la justice, et celui qui est totalement inique déversera des paroles de mensonge. Mensongèrement le méchant combattra avec le Malin, son compagnon, et vraiment la vérité triomphera par la bouche d’Élie. »

2.3.1.3.1.4 Dans la tradition latine Saint Hilaire de Poitiers (315 – 367) Dans son CommentairesurMatthieu, saint Hilaire fait référence au retour d’Élie au moment de la parousie non pas à l’occasion de Mt 17,11-13 mais de Mt 24,37-42. Dans le grand discours apocalyptique avant sa passion, Jésus annonce que lors des derniers temps, comme aux jours de Noé, un jugement séparera les êtres humains : « deux hommes seront aux champs : l’un est pris, l’autre laissé ; deux femmes en train de moudre à la meule : l’une est prise, l’autre laissée » (Mt 24,40-41). Saint Hilaire commente en ces termes : « Il y a deux hommes dans les champs, deux peuples, les fidèles et les infidèles, aujourd’hui comme en ce temps-là. Le Jour du Seigneur se saisira d’eux au cours de leur travail et les séparera, prenant l’un laissant l’autre. Il en va de même des meules. La meule est l’exemple de l’œuvre de la Loi. De même qu’une part des Juifs a cru par les Apôtres, de même une part croira par Élie et sera justifiée par la foi. L’une sera prise à cause de la bonne œuvre de la foi, l’autre sera laissée à cause de l’œuvre infructueuse de la Loi. La meule sera brisée, qui ne produit pas le pain d’une nourriture éternelle (molens in cassum, et non factura coelestis cibi panem)206. »

Ml 3,23-24 ; Mt 24 et Rm 11 sont lus ensemble et la mission du prophète Élie est insérée à l’intérieur du scénario eschatologique décrit par Jésus. Saint Jérôme de Stridon (347 – 420) Dans son CommentairesursaintMatthieu, daté de 398, saint Jérôme commente ainsi Mt 11,14 et 17,13 : 206

SAINT HILAIRE DE POITIERS, CommentairesurMatthieu XXVI, 5 (ed. J.P. MIGNE) (PL IX ; Paris 1844), col. 1058. Traduction par nos soins.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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« Jean est nommé Élie, non pas au sens de certains philosophes insensés, de certains hérétiques qui font appel à la métempsychose (stultosphilosophosetquosdamhereticosquiμετεμψύχωσινintroducunt), mais parce que, selon un autre texte de l’évangile, il est venu avec l’esprit et la puissance d’Élie […]. D’après certains, Jean est appelé Élie parce que, tout comme Élie, selon Malachie, doit précéder la seconde venue du Sauveur et l’annoncer comme juge, ainsi l’a fait Jean pour la première venue. Tous deux sont donc messagers, soit du premier, soit du second avènement du Seigneur207. » « Celui-là même qui doit venir en sa réalité corporelle au second avènement du Sauveur est venu maintenant en vertu et en esprit en la personne de Jean208. »

Saint Augustin d’Hippone (354 – 430) Dans ses Homélie sur l’évangile de saint Jean (vers 415), saint Augustin recherche la concordance des Évangiles : « Il est à craindre que, faute de bien comprendre, quelques-uns ne croient voir une contradiction entre les paroles de Jean et les paroles du Christ […]. Pourquoi donc déclare-t-il : JenesuispasÉlie, tandis que le Seigneur affirme : IlestÉlie ? C’est que le Seigneur Jésus-Christ a voulu d’avance proposer en lui une figure de son avènement futur et dire que Jean se trouvait avec l’esprit d’Élie et que, ce qu’était Jean pour le premier avènement, Élie le sera pour le second. De même qu’il y a deux avènements du Juge, il y a deux hérauts. Le Juge sans doute est le même, mais il y a deux hérauts ; il n’y a pas deux juges. Il fallait en effet que le Juge vînt d’abord pour être jugé. Il envoya devant lui un premier héraut, et il l’appela Élie parce qu’Élie doit être au second avènement ce que Jean fut au premier (hoc erit in secundo adventu Elias, quod in primo Johannes) […]. Si tu considères la figure de précurseur (figuram praecursionis), Jean est Élie, puisque ce qu’il est au premier avènement, l’autre le sera au second, mais si tu t’interroges sur la propriété de personne (proprietatempersonae), Jean est Jean et Élie est Élie. Le Seigneur affirme donc avec raison en songeant à la préfiguration : IlestÉlie, et Jean dit avec autant de justesse en parlant au sens propre : JenesuispasÉlie. […] Il est venu par préfiguration de ce qu’Élie, à sa venue, sera par propriété (ipsapraefigurationevenitiste,qua proprietate venturus est Elias) […]. Les deux hérauts se renvoient leurs ressemblances et gardent leurs propriétés (sibidederuntsimilitudinessuas ettenueruntproprietatessuas)209. » 207 SAINT JÉRÔME, CommentairesurS.Matthieu. I (trad. E. BONNARD) (SC 242 ; Paris 1977), 222-3. 208 ID., Ibid. II (trad. E. BONNARD) (SC 259 ; Paris 1979), 37. 209 SAINT AUGUSTIN, Homéliesurl’ÉvangiledesaintJean. IV, 5 (trad. M.-F. BERROUARD) (BA 71 ; Paris 1969), 263-267. Nous modifions la traduction de figuramet proprietatempersonae.

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Dans LaCitédeDieu, au livre 20 sur le jugement dernier, au chapitre 29, saint Augustin traite du retour d’Élie : « Après les avoir avertis de se souvenir de la Loi de Moïse (prévoyant que pendant longtemps encore ils ne l’interprèteraient pas en un sens spirituel, comme il le faudrait), il ajoute aussitôt : VoiciquejevousenverraiÉliede Thesbé,avantquen’arrive,grandetéclatant,leJourduSeigneur.Iltourneralecœurdupèreverslefilsetlecœurdel’hommeverssonprochain, depeurqu’àmavenue,j’exterminelaterre. Que, par l’entremise du grand et admirable prophète Élie qui leur expliquera la loi aux derniers temps et avant le jugement, les Juifs seront amenés à croire au Christ véritable, c’est-à-dire à notre Christ, c’est le sentiment des fidèles et l’objet fréquent de leurs conversations (esse credituros, celeberrimum est in sermonibus cordibusque fidelium). On a raison d’espérer qu’il viendra avant la venue du Sauveur comme juge, et on a raison aussi de croire qu’il est encore vivant maintenant210. »

C’est peut-être chez saint Augustin que la persistance du non-accomplissement de cette prophétie surprend le plus, en raison de sa théorie globale de l’accomplissement de l’Ancien Testament dans le Nouveau. Pour lui, Jésus-Christ est celui « de qui et par qui toute prophétie existe », « la fin des promesses, qui les accomplit toutes »211. Commentant Jn 19,30 (« Dès qu’il eut pris le vinaigre, Jésus dit : “Tout est accompli” »), Augustin commente : « qu’a-t-il consommé, si ce n’est ce que la prophétie avait prédit auparavant ? Alors, car il ne restait plus rien qu’il ait à faire avant de mourir, il remit l’esprit212. » En raison probablement de la prégnance de cette tradition chez ses prédécesseurs, il conserve cependant à cette prophétie sur le retour d’Élie son caractère inaccompli. 2.3.1.3.1.5 Dans la théologie tardive Saint Jean Damascène (676 – 749) Grâce à sa culture considérable, saint Jean de Damas a formé une synthèse de l’héritage de la patristique grecque. Il recueille chez tous les grands docteurs les sentences sur lesquelles il appuie son exposé. 210 SAINT AUGUSTIN, LaCitédeDieu 20,29 (ed. B. DOMBART – A. KALB ; trad. G. COMBÈS) (BAug 37 ; Paris 1960), 344-347. 211 Cité par H. DE LUBAC, Exégèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture. 1 (Paris 1959), 320-321. 212 SAINT AUGUSTIN, TractatusinJohannisevangelium 119,6 (CCSL 36 ; Turnhout 1954), 660.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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L’authenticité de ce « sermon sur le grand prophète Élie le Tesbite » est contestée quoiqu’elle soit admise par certains critiques. Il reste néanmoins un témoignage de son enseignement : « À la fin des siècles, quand sera manifesté le salut de Dieu, Élie proclamera avant les autres la venue de Dieu, il la montrera aux autres et, par beaucoup d’autres signes divins, il confirmera le jour qui est tenu secret, où nous aussi, prêts, nous espérons aller au-devant de cet homme que nous tenons pour admirable, afin de nous aplanir le chemin qui mène à ce jour et nous faire aborder aux tabernacles célestes, dans le Christ Jésus notre Seigneur213. »

Saint Thomas d’Aquin (1224 – 1274) Dans sa Catena Aurea, saint Thomas d’Aquin rassembla les commentaires des évangiles de tous les auteurs chrétiens majeurs grecs et latins antérieurs à lui. À l’instar de saint Jean Damascène, il recueille les avis de ses prédécesseurs. À plusieurs reprises, saint Thomas considère le retour final d’Élie comme un fait. Quoiqu’il ait pour méthode d’interroger toutes les apories présentées par la foi et la raison, il ne discute pas cette croyance mais la mentionne comme une donnée reçue. Dans son Commentairesurl’ÉvangileselonJean (1270-1272), dont nous avons déjà cité des extraits, saint Thomas affirme qu’« Élie précédera le second avènement du Seigneur, comme Jean devança le premier »214. Dans la Somme de Théologie, il rapporte sans la questionner cette croyance : « Hénoch fut enlevé au paradis terrestre, où avec Élie nous croyons qu’il vit jusqu’à la venue de l’Antichrist215. » 2.3.1.3.2 L’affirmationdéjàimplicitedanslesévangiles Nous avons signalé que Mt 17,11 a un verbe au futur (ἀποκαταστήσει), tandis que Mc 9,12 a un présent (ἀποκαθιστάνει). La mission d’Élie mentionnée au futur, après que Jean-Baptiste a déjà fini son ministère, laisse ouverte la question de savoir si la venue d’Élie en Jean-Baptiste épuise le rôle eschatologique d’Élie ou non. En Ac 1,6 cette « apocatastase » précède effectivement le retour final du Christ à 213 CARMÉLITES DU MONASTÈRE SAINT ÉLIE, Le saint prophète Élie d’après les Pèresdel’Église(Spiritualité orientale 53 ; Bégrolles en Mauges 1992), 187. 214 SAINT THOMAS D’AQUIN, SuperJoannnisEvangelium, Lectio 12, 125. 215 SAINT THOMAS D’AQUIN, SummaTheologiae, IIIa q. 49 art. 5 : “Henoch raptus est ad paradisum terrestrem, ubi cum Elia simul creditur vivere usque ad adventum antichristi.”

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la fin des temps216. Nous avons vu que l’influence des traditions élianiques en Ac 3,19-21 suggère un tel schéma. En Mc 9,9-13, la discussion sur le retour d’Élie s’insère à l’intérieur du thème de la résurrection des morts. Pour cette raison, la cohérence entre ce dialogue et le récit de la transfiguration qui précède, a été contestée. Le dialogue et le récit sont pourtant implicitement articulés par le problème posé par les disciples : le lien entre l’apparition d’Élie à la transfiguration (qu’ils viennent juste de constater), et les spéculations sur sa présence en Jean-Baptiste. La question pourrait s’expliciter ainsi : Élie est au ciel et son retour est attendu. La vision d’une figure céleste équivaut-elle à la présence corporelle d’un homme du passé, en chair et en os ? Ou bien faudraitil croire que le personnage apparu à côté de Jésus à la transfiguration était Jean-Baptiste ressuscité (il est décédé peu avant) ? C’est bien la conception même de la résurrection qui est en jeu et la permanence du sujet humain par-delà la disparition d’Élie et la mort de JeanBaptiste. En Mt 17,11-13 // Mc 9,12-13, Jésus distingue la figure typologique du « Fils de l’homme », créature littéraire dont le sort peut s’appliquer aussi bien à Jean-Baptiste qu’à lui, et la figure historique d’Élie associée à une prophétie sur son retour eschatologique, qui s’accomplit en Jean-Baptiste. Considérée isolément, la réponse sur la relation entre Élie et Jean-Baptiste demeure assez obscure. Mais comprise à l’intérieur d’une discussion sur « ce que c’est que de ressusciter des morts », elle prépare par contraste à penser la relation entre Jésus avant sa mort et le Ressuscité. Un certain lien unissait l’Élie vivant au ciel et Jean-Baptiste durant sa vie terrestre. Mais après la mort de Jean-Baptiste, Élie peut encore apparaître comme personnage céleste sans qu’à aucun moment on ne dise que les disciples y aient reconnu Jean-Baptiste revenu des morts. À l’inverse, les témoins de la résurrection diront que le « Fils de l’homme » revenu des morts est le « Fils de l’homme » qu’ils ont connu avant, Jésus. Tandis que la présence d’Élie peut perdurer par-delà la mort de Jean-Baptiste, la figure du « Fils de l’homme » est totalement absorbée dans la pâque de Jésus au point que l’expression même disparaîtra du vocabulaire des communautés primitives. 216

C.L. BLOMBERG, Matthew (The New American Commentary 22 – Nashville 1992); J. NOLLAND, TheGospelofMatthew (NIGTC – Grand Rapids 2005), 708.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Luc et Jean opèrent des distinctions clarificatrices en spécifiant que Jean-Baptiste « marchera devant lui avec l’esprit et la puissance d’Élie » (Lc 1,17), ce qui exclut implicitement d’autres modes de présence d’Élie en Jean. L’évangile selon Jean est encore plus net puisqu’il n’est question d’Élie que lorsque Jean-Baptiste nie l’être (Jn 1,21.25). Nous avons déjà noté dans la section précédente une plus grande rigueur du discours anthropologique chez Luc. Du point de vue de la permanence de l’identité du sujet humain dans l’au-delà, il affine encore les termes quand, en deux petites péricopes rapprochées, l’identité de Jésus est définie selon des opinions populaires. En Mc 6,14-15, parmi les trois opinions émises, la dernière ne fait pas appel au merveilleux (« un prophète comme l’un des prophètes »). Dans le passage parallèle en Luc (9,7-8), les trois identifications sont surnaturelles : Jean ressuscité (ἠγέρθη) des morts ; Élie apparu (ἐφάνη) ; un des anciens prophètes ressuscité (ἀνέστη). Tandis que Marc mêle à deux opinions en elles-mêmes irrecevables une vraisemblable, Luc distingue nettement les opinions erronées et les regroupe à l’intérieur d’une série où elles se trouvent mises à l’écart : la présence d’un homme dans un autre ne peut s’expliquer par aucun des trois verbes : ἐγείρω, ἀνίστημι et φαίνω. Lc 9,19 (// Mt 16,14 // Mc 8,28), répète à l’identique l’opinion `de 9,8, avec à nouveau le verbe ἀνίστημι (ressusciter), qui donne à l’affirmation un caractère erroné, que n’ont pas Mt et Mc. En Mt-Mc et Jn, l’avènement du temps de la fin dans la mort et la résurrection de Jésus et sa parousie encore à venir au terme de l’histoire fusionnent sur la même ligne du temps à partir du point de vue prépascal. Parmi les évangélistes, Luc seul les perçoit comme deux réalités distinctes. Si l’avènement de Jésus-Christ dans la chair et son retour ultime ne sont pas distingués, il n’y a pas de place pour une distinction entre deux venues d’Élie. Ce n’est qu’à partir du moment où ces deux moments sont dissociés, avec Luc, que dans l’attente d’Élie au seuil des temps eschatologiques une première venue « en esprit et en puissance » en Jean-Baptiste (Lc 1,17) et une seconde avant le retour glorieux du Christ peuvent être considérées. Conclusion Aux différents niveaux de formation de la Bible, les traditions sur Élie dans leur développement ont apporté leur contribution. Elles offrent encore un éclairage concret au point d’articulation de l’Écriture et de la Tradition.

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Nous pensons avoir identifié un cas rare de « consensus des Pères », et les règles herméneutiques de la théologie catholique apparaissent dès lors comme des orchestrations particulières de l’histoire de la réception. Plus encore, la dernière annonce du corpus prophétique, Ml 3,2324, est la seule prophétie dont l’Église attend encore la réalisation dans l’histoire, pendant les derniers temps, précédant la parousie. De la sorte, elle est la seule aussi dont juifs et chrétiens partagent fondamentalement la même interprétation. 2.3.2 Traditions sur Élie et christologie néotestamentaire Les traditions élianiques néotestamentaires participent à la formation de la christologie néotestamentaire en quatre lieux principaux : 1 – Ml 3,1 a influencé de nombreuses formules du Nouveau Testament qui décrivent la relation entre Jésus et Jean-Baptiste. Par ce biais, nous tâcherons de montrer que la christologie la plus haute s’est exprimée dès les couches les plus anciennes de la tradition. 2 – Dans la prédication de Jean-Baptiste, est attribuée à Jésus la fonction de juge eschatologique, dont le chapitre 3 du livre de Malachie réserve l’exercice à Dieu. 3 – La présence d’Élie avec Moïse autour de Jésus à la transfiguration a également des implications christologiques. 4 – Le temps eschatologique est accompli en Jésus. En lui advient le Jour du Seigneur, dont Élie est le précurseur « en esprit et en puissance » en Jean-Baptiste puis en personne avant la parousie. Le paradoxe d’un temps accompli, qui se continue pourtant après, renvoie encore au mystère humano-divin de Jésus-Christ. 2.3.2.1 Le messager précurseur de la venue de Dieu En Ml 3,1, Dieu annonce qu’il va envoyer son messager pour qu’il prépare le chemin devant lui, qu’il marchera lui-même sur ce chemin, qui le conduira dans son temple. L’interprétation juive la plus ancienne connue est celle qui est incorporée au livre de Malachie lui-même (Ml 3,23-24) : Élie sera ce messager précurseur et Dieu, venant dans son temple, viendra comme juge des cœurs. Comme ailleurs dans l’Ancien Testament, la venue personnelle de Dieu sur terre est envisagée (par ex. Is 63,16-19 ; Ez 34,13-22).

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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L’effet est redoublé par la présence d’Ex 23,20 en Ml 3,1, en sousimpression. Dans le livre de l’Exode, Dieu envoie un précurseur pour guider la marche d’Israël jusqu’en terre promise (Ex 23,20). Le renouvellement de l’alliance d’Ex 32 est à nouveau suivi de l’annonce de l’envoi d’un messager précurseur (32,34), et Moïse demande à Dieu son identité : « tu me dis : “fais monter ce peuple”, et tu ne me fais pas connaître qui tu enverras avec moi » (33,12). « Le Seigneur dit : “J’irai moimême, et je te donnerai le repos” » (33,14). La gloire de Dieu accompagnera en effet le peuple d’Israël tout au long de sa route dans la tente de la Rencontre et, plus tard, dans le temple de Jérusalem. Dieu annonce à la fois qu’il enverra un messager et qu’il ira lui-même. Est-ce Dieu en personne, son messager à sa place, ou Dieu en son messager ? La relation de médiation est source d’interrogations et fournit un champ fertile au travail exégétique. Ml 3,1, reprenant presque littéralement Ex 23,20 relu en Ex 32,34, interprète à nouveau l’identité du messager précurseur, à l’heure où la présence de Dieu parmi son peuple est remise en cause par la destruction du temple de Jérusalem : un messager sera bien envoyé et Dieu lui-même le suivra. Si cet enchaînement des événements est bien perçu, la citation de Ml 3,1 – Ex 23,20 a un très haut contenu théologique et sa présence massive dans le Nouveau Testament mérite d’être analysée. Commençant par Luc, plus tardif, nous étudierons son utilisation par l’évangile selon Marc puis par les sources pré-rédactionnelles. 1.1.2.1.1 Dansl’évangileselonLuc « En Luc 3-22, observe Laurentin, Jésus est constamment désigné comme “le Seigneur”, tandis qu’en Luc 1-2, ce mot 26 fois employé désigne YHWH217. » Cet indice montrerait que Luc fait un usage rigoureux du terme κύριος, qui remplit une fonction précise dans son récit. Rindoš a montré la stricte équivalence établie entre le « Seigneur » de Ml 3,1 et Jésus en Lc 1,15-17.76 ; Lc 7,13.19.27 et Lc 9,51-52. En Lc 1,17 (« il marchera devant lui (προελεύσεται ἐνώπιον αὐτοῦ) avec l’esprit et la puissance d’Élie »), le sujet auquel se réfère le pronom personnel αὐτοῦ est « le Seigneur leur Dieu » mentionné en fin de verset précédent, tandis que le lecteur sait déjà que c’est Jésus que Jean précède historiquement. En Lc 1,76, Zacharie, en écho aux paroles de l’ange, dit de son fils : « tu marcheras devant la face du Seigneur », 217

R. LAURENTIN, StructureetthéologiedeLucI-II(EB 42 ; Paris 1957), 41.

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κύριος pouvant désigner ou bien Dieu ou bien le Seigneur Jésus. John Nolland parle à ce propos d’une « heureuse ambiguïté » du texte218. En Lc 3,4, la mission de Jean-Baptiste est expliquée par la citation d’Is 40,3 : « préparez les chemins du Seigneur (ἑτοιμάσατε τὴν ὁδὸν κυρίου) », juste avant l’entrée en scène de Jésus. Luc prend soin de nommer deux fois Jésus ‘le Seigneur’ (Lc 7,13.19), immédiatement avant de citer Ml 3,1, dit par Jésus (Lc 7,27). Pour la première fois, c’est l’évangéliste lui-même qui applique à Jésus le terme κύριος219. Or juste après, Jésus définit l’identité de Jean-Baptiste en relation avec lui-même. L’identification la plus explicite du « Seigneur Sabaoth » de Ml 3,1 et de Jésus est en Lc 9,51-52220 : « Or il advint, comme s’accomplissaient les jours de son départ, qu’il fixa sa face vers Jérusalem et envoya des messagers en avant de lui (καὶ ἀπέστειλεν ἀγγέλους πρὸ προσώπου αὐτου). S’étant mis en route, ils entrèrent dans un village samaritain pour le lui préparer (ὡς ἑτοιμάσαι αὐτῷ). »

Nous avons montré les quatre points de contact avec Ml 3,1 contenus dans cette phrase. Là, Jésus, appelé « Seigneur », est celui qui envoie et celui au-devant duquel sont envoyés ses disciples, se substituant purement et simplement au Seigneur Sabaoth. Ces versets arrivent à la fin du chapitre 9, qui commençait par les discussions populaires sur l’identité de Jésus (Lc 9,7-8) suivies de cette question, posée par Hérode : « Qui est-il celui-là, dont j’entends dire de telles choses ? » (Lc 9,9). « Les épisodes suivants fournissent une réponse, à la fois par les titres explicites accordés à Jésus et par la teneur des récits221. » La multiplication des pains (Lc 9,12-17) est suivie de la double interrogation de Jésus : « qui suis-je au dire des foules ? » (Lc 9,18), « et vous, qui dites-vous que je suis ? », et de la confession de Pierre « le Christ de Dieu » (Lc 9,20). Lors de la transfiguration (Lc 9,28-36), « une voix venant de la nuée disait : « Celuici est mon Fils, celui que j’ai élu, écoutez-le ! » (Lc 9,35). Les versets que nous avons longuement analysés (Lc 9,51-52 ; 10,1), tissés de 218

J. NOLLAND, Luke1-9:20 (WBC 35A; Dallas 1989), 89. « Jusque-là, différentes personnes ont appelé Jésus le Seigneur, mais pas l’évangéliste lui-même » : J. RINDOŠ, HeofWhomitisWritten (ÖBS 38 – Frankfurt 2010), 207. 220 J. RINDOŠ, Id., 182-183. 221 E.E. ELLIS, « La composition de Luc 9 et les sources de sa christologie », Jésusauxoriginesdelachristologie (ed. J. DUPONT) (BETL 40 ; Leuven 1989), 193. 219

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Ml 3,1, apparaissent dès lors comme un sommet narratif : Jésus est non seulement le Christ de Dieu, le Fils, l’Élu, mais il est YHWH en personne. 1.1.2.1.2 Dansl’évangileselonMarc « Commencement de l’évangile de Jésus-Christ, fils de Dieu, comme il est écrit par Isaïe le prophète : “voici que j’envoie mon messager en avant de toi pour préparer ta route. Voix de celui qui crie dans le désert : ‘préparez la route du Seigneur, rendez droits ses sentiers’” » (Mc 1,1-3).

Le choix de Marc de placer ces versets en introduction de son évangile est hautement significatif : « Tandis qu’en Ml 3,1 le précurseur annoncé doit préparer la voie de Dieu (“Ma voie”), il s’agit, à cet endroit [Mc 1,2], du chemin de Jésus (c’est lui que désigne “ton chemin”). Jésus est celui en qui Dieu “vient” à son peuple, pour le salut et le jugement. Celui qui est annoncé par Malachie comme précurseur de Dieu est ainsi le précurseur de Jésus. Dès lors, Ml 3,1 avec 3,23ss est compris dans la tradition juive comme annonce du retour d’Élie. Quand Jean le Baptiste est présenté comme l’accomplissement de cette promesse de Dieu, cela signifie que son attitude doit être comprise comme la préparation d’Israël pour la “venue” finale de Dieu222. »

La citation d’Ex 23,30 – Ml 3,1 puis d’Is 40,3 apparaît au premier abord comme une citation explicative de la déclaration inaugurale : « Jésus-Christ, fils de Dieu ». De cette manière, selon Pellegrini, le titre divin de « Seigneur (κύριος) » qui figure au verset 3 dans la citation d’Is 40,3, est attribué à Jésus dès le début de l’évangile, en plus des titres « Christ » et « fils de Dieu »223. L’ensemble des citations est attribué à Isaïe et plusieurs indications invitent en effet à s’intéresser au contexte plus large d’Is 40,3. Ce verset appartient au prologue du Second Isaïe où des voix se répondent en écho le même message. Trois impératifs parallèles sont émis. Le 222 J.M. NÜTZEL, „Elia- und Elischa- Traditionen im Neuen Testament“, BK 41 (1986), 165: „Während Mal 3,1 der angekündigte Vorläufer den Weg Gottes bahnen soll („meinen Weg“), ist es an unserer Stelle der Weg Jesu (auf ihn ist „deinen Weg“ zu beziehen). Jesus ist es, in dem Gott zu seinem Volk „kommt“, zu Heil und Gericht. Der von Maleachi angekündigte Vorläufer Gottes wird so zum Vorläufer Jesu. Nun wird Mal 3,1 zusammen mit 3,23f in der jüdischen Überlieferung als Ankündigung der Wiederkunft des Elija verstanden; wenn Johannes der Täufer als die Erfüllung dieser Verheißung Gottes hingestellt wird, dann heißt das, dass sein Auftreten verstanden werden muß als die Zurüstung Israels für das entscheidende „Kommen“ Gottes“. 223 S. PELLEGRINI, Elija – Wegbereiter des Gottessohnes (Freiburg – New York 2000), 182-184.

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premier s’adresse à un interlocuteur indéfini : « parlez au cœur de Jérusalem, proclamez » (Is 40,2) ; le second à un interlocuteur anonyme : « proclame ! » (Is 40,6) ; et le troisième à « Sion–Jérusalem la messagère (ὁ εὐαγγελιζόμενος) » : « élève avec énergie ta voix » (Is 40,9). Le contenu des trois proclamations est parallèle. La première voix dit : « Dans le désert préparez un chemin pour le Seigneur, nivelez dans la steppe une chaussée pour notre Dieu. Que tout vallon soit relevé, que toute montagne et toute colline soient rabaissées, que l’éperon devienne une plaine et les mamelons, une trouée ! Alors la gloire du Seigneur sera dévoilée et tous les êtres de chair ensemble verront que la bouche du Seigneur a parlé » (Is 40,3-5).

La seconde dit : « Toute chair est de l’herbe et toute sa grâce est comme la fleur des champs. L’herbe se dessèche, la fleur se fane, quand le souffle du Seigneur passe sur elles ; oui, le peuple, c’est de l’herbe. L’herbe se dessèche, la fleur se fane, mais la parole de notre Dieu subsiste à jamais » (Is 40,6-8).

Et la troisième : « Voici votre Dieu, voici le Seigneur Dieu ! Avec vigueur il vient, et son bras lui assurera la souveraineté ; voici avec lui son salaire, et devant lui sa récompense. Comme un berger il fait paître son troupeau, de son bras il rassemble ; il porte sur son sein les agnelets, procure de la fraîcheur aux brebis qui allaitent » (Is 40,9-11).

La première annonce que « la gloire du Seigneur sera dévoilée » ; la seconde, que « le souffle du Seigneur passe » ; la troisième, « voici votre Dieu, voici le Seigneur Dieu … comme un berger ». Chacune annonce une manifestation imminente de Dieu et par cette annonce même prépare le peuple à l’accueillir. Dès lors, la voix anonyme qui s’élève pour donner la parole à chacune des trois voix mentionnées ci-dessus se présente elle-même comme le messager précurseur en proclamant : « frayez le chemin du Seigneur ; aplanissez une route pour notre Dieu» » (Is 40,3). Le messager qui guidait et précédait le peuple d’Israël lors de l’Exode d’Égypte intervient ici à nouveau pour conduire le peuple en terre promise, lors du retour de l’Exil à Babylone. Ainsi, le « commencement de l’évangile de Jésus Christ fils de Dieu » (Mc 1,1) est l’envoi du messager précurseur du Seigneur d’Ex 23,20 – Ml 3,1 et la proclamation de ces « voix » d’Is 40,3.6,

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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de « Sion-Jérusalem l’évangélisatrice (ὁ εὐαγγελιζόμενος) » d’Is 40,9, qui préparent la manifestation solennelle de Dieu224. C’est cette manifestation divine annoncée dans le prologue du Second Isaïe que Mc 1,9-15 décrit : au baptême de Jésus d’abord, les cieux se déchirent, une colombe apparaît et une voix céleste parle (Mc 1,9-11) puis en Galilée où Jésus vient et proclame « l’évangile de Dieu : le temps est accompli, le royaume de Dieu s’est approché » (Mc 1,12-15)225. Klyne Snodgrass a montré qu’à l’époque hérodienne, Is 40,3 avait été réinterprété par les sources juives (manuscrits de la mer Morte, Apocryphes, Pseudépigraphes et tradition rabbinique) dans un sens eschatologique, pour annoncer le retour des exilés à la fin des jours, le renouveau du peuple et la transformation du cosmos lui-même226. Mc est seul à préciser que Jean apparaît « dans le désert » (1,4), et le motif est présent encore en 1,12.13.35.45 ; 6,31-32.35. Comme pour les Esséniens (cf. 1QM 1,2-3 ; 1QS 8,12-16), le désert est le lieu de la manifestation eschatologique de Dieu. C’est là que Jésus obtient la victoire sur Satan (Mc 1,13), où il se retire avec ses apôtres et nourrit d’un festin d’abondance le peuple dont il a pitié car il est comme « un troupeau sans pasteur » (Mc 6,31-44). Ce faisant, Jésus lui-même en les nourrissant se fait leur pasteur, comme Dieu dans le désert du premier exode (Nb 27,17) et dans celui du second exode où, « comme un berger, il fait paître son troupeau, de son bras il les rassemble » (Is 40,11)227. La route que le messager doit préparer, selon Ml 3,1 et Ex 23,20, est la « route du Seigneur (κύριος), le chemin de notre Dieu (θεός) », d’après Is 40,3. Cette citation inaugurale de l’évangile rencontre un nouvel écho en Mc 10,32-34 où Jésus est en route (ἐν τῇ ὁδῷ) avec ses disciples, « montant à Jérusalem et marchant devant eux », tandis 224 Selon Marcus, le terme même d’« évangile » que Mc utilise pour désigner le contenu de son texte est à mettre en relation avec cette désignation de Sion en Isaïe quelques versets après la citation qui lui sert d’exorde. 225 J. MARCUS, TheWayoftheLord (Louisville 1992) note un lien entre le royaume de Dieu, qui est le contenu de l’annonce de Jésus, et le Targum d’Is 40,9, qui traduit « voici votre Dieu » par « le royaume de Dieu a été révélé (‫» )אתגליאת מלכותא דאלהכון‬ (p. 20). 226 K. SNODGRASS, “Streams of Tradition Emerging from Isaiah 40,1-5 and Their Adaptation in the New Testament”, JSNT 8 (1980), 24-45. 227 Cf. J. MARCUS, The Way of the Lord (Louisville 1992), 26: “The Markan usage of this Deutero-Isaian theme can rightly be labelled an apocalyptic one, as its cosmic backdrop suggests.”

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qu’eux étaient « dans la stupeur, effrayés ». Et Jésus leur annonce sa condamnation, ses humiliations, sa mort et sa résurrection. Dès Mc 1,23, le parallèle est établi entre « ton chemin (τὴν ὁδόν σου) » et « le chemin du Seigneur (τὴν ὁδὸν κυρίου) ». Mais l’identité de ces deux chemins n’est pas encore évidente alors. Elle le devient de plus en plus à partir de 10,32-34 où Jésus est en chemin vers Jérusalem. Et la stupeur et la crainte qui s’emparent des disciples à ce moment participent à cette construction progressive. Jésus fils de Dieu est luimême ὁ κύριος. Les épisodes de Mc 2,7-10 (pardon des péchés) ; 5,19-20 (exorcisme) ; 11,9 (« celui qui vient au nom du Seigneur ») ont déjà suggéré la présence du pouvoir de Dieu dans les actes de Jésus. En Mc 2,28 ; 11,3 ; 12,36-37, Jésus établit une connexion explicite entre lui et ὁ κύριος. L’ensemble de ces références déploie l’identification de Jésus et de Dieu indiquée par le prologue de l’évangile228. Selon cette perspective, le choix de Mc 1,2-3 d’attribuer à Isaïe toute la chaîne de références s’explique par des raisons christologiques. En Is 40,3 c’est devant « YHWH » qu’il faut préparer le chemin, devant « notre Dieu » qu’il faut aplanir la route. Celui que précède la voix qui crie, c’est Dieu lui-même, qui vient. 2.3.2.1.3 Dansl’ensembledelatraditionnéotestamentaire En analysant la citation mixte présente en Mc 1,2 // Mt 11,10 // Lc 7,27, nous avons conclu à l’existence vraisemblable d’une tradition écrite, traduction grecque d’un original araméen. Étant antérieure à la source Q et à la source de Mc, elle représente, du point de vue de l’histoire de la tradition synoptique, le plus ancien niveau atteignable. Une autre indication dans le même sens, et au même niveau de tradition, nous est fournie par l’usage particulier de la citation d’Is 40,3 en Mt 3,3 // Mc 1,3 // Lc 3,4, qui tous trois ont une formule identique : « ἑτοιμάσατε τὴν ὁδὸν κυρίου, εὐθείας ποιεῖτε τὰς τρίβους αὐτοῦ ». Or Is 40,3 a « ἑτοιμάσατε τὴν ὁδὸν κυρίου εὐθείας ποιεῖτε τὰς τρίβους τοῦ θεοῦ ἡμῶν ». Is 40,3 est construit sur un parallélisme rigoureux : ἑτοιμάσατε τὴν ὁδὸν κυρίου εὐθείας ποιεῖτε τὰς τρίβους τοῦ θεοῦ ἡμῶν

Dans les Synoptiques, la citation est identique, sauf que τοῦ θεοῦ ἡμῶν est remplacé par le pronom personnel αὐτοῦ à la fin. La particularité 228

J. MARCUS, Id., 38-39.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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peut s’expliquer par une habitude du judaïsme du Second Temple d’éviter de nommer Dieu. Ainsi, le Manuel de Discipline cite ce verset d’Isaïe pour justifier l’existence au désert de la communauté de Qumrân : « Quand ces choses arriveront pour la communauté en Israël, en ces moments déterminés, ils se sépareront du milieu de l’habitation des hommes pervers pour aller au désert, afin d’y frayer la voie de Lui, ainsi qu’il est écrit : Dans le désert, frayez la voie de ▪ ▪ ▪ ▪ ; aplanissez dans la steppe une chaussée pour notre Dieu [Is 40,3]. Cette (voie), c’est l’étude de la Loi qu’Il a promulguée par l’intermédiaire de Moïse, afin qu’on agisse selon tout ce qui est révélé temps par temps et selon ce que les prophètes ont révélé par Son Esprit Saint » (1QS 8,14-16)229.

Ce texte donne d’abord un pronom personnel à la place du nom de Dieu (« Lui »), puis remplace par quatre points le nom de Dieu en citant le verset, et finalement nomme Dieu à la fin du 2e membre du verset d’Is 40,3. Ce texte n’est pas une source directe des Synoptiques mais montre un usage flexible d’une même référence. Laurentin propose l’explication suivante de son adaptation dans les évangiles : « Elle relève d’une intention théologique bien attestée tout au long des évangiles : le souci d’actualiser en fonction du Christ les textes de l’Ancien Testament. Marc entend signifier ici que Jean fraie la voie à Jésus “Fils de Dieu” (cf. Mc 1,1), il actualise, en fonction de JésusSeigneur, un texte qui concernait YahwehSeigneur […]. Cette actualisation répond à une reconnaissance du niveau divin auquel se situe Jésus230. »

Ml 3,1 relit Ex 23,20 et représente le messager envoyé par Dieu (ἰδοὺ ἐγὼ ἀποστέλλω) précédant Dieu lui-même, qui le suit (πρὸ προσώπου μου). Il ajoute à la fin un avertissement à la venue imminente de cet événement : « le voici, il vient (ἰδοὺ ἔρχεται) ! » Dans la littérature postérieure, cette combinaison des verbes ἀποστέλλω et ἔρχομαι, et de la formule πρὸ προσώπου, révèle une dépendance à l’égard de ces références vétérotestamentaires. Or Jean-Baptiste et Jésus sont désignés de nombreuses manières à travers ces expressions : – Jésus applique cette citation expressément à Jean-Baptiste (Mt 11,10 // Lc 7,27) et le désigne ainsi comme son propre précurseur et préparateur. 229

La Bible : Écrits intertestamentaires (ed. D. DUPONT-SOMMER – M. PHILO(Paris 1987), 32-33. R. LAURENTIN, StructureetthéologiedeLucI-II(EB 42 ; Paris 1957), 39-40.

NENKO), 230

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– Jean-Baptiste parle de Jésus en relation avec lui-même en renversant la formule. Il le définit comme « celui qui vient après moi – ὁ ὀπίσω μου » (Mt 3,11 ; Mc 1,7 ; Jn 1,15.27.30 ; 3,28). Elle est jointe au verbe ἔρχομαι en Mt et Mc. Lc 1,17.76 ; 3,16 et Ac 13,2425 dépendent aussi de ce rapport entre celui qui précède et celui qui vient, caractéristique de Ml 3,1. Présente dans une source écrite commune aux trois synoptiques ; en Mt 3,11 // Lc 3,16 (Q), en Mc 1,7, dans l’évangile selon Jean, en Lc-Ac, cette manière de définir Jésus en relation avec Jean dans la structure de Ml 3,1 peut être considérée comme venant de Jean et de Jésus. Nous trouvons là une réponse à la question que nous posions en introduction de cette partie sur l’absence de citation explicite de Ml 3,23-24 dans le Nouveau Testament, au profit de Ml 3,1. Hooker note que juste après avoir introduit son texte en annonçant qu’il va présenter « l’évangile de Jésus Christ fils de Dieu », « il est surprenant de voir Marc écrire au sujet de Jean et non de Jésus »231. Jean-Baptiste ne fait pas l’objet d’un intérêt en lui-même mais comme moyen pour poser la véritable dimension ontologique de Jésus. Ce n’est pas tant l’identité élianique de Jean-Baptiste (Ml 3,23-24) que sa fonction christologique (Ml 3,1) qui intéresse le Nouveau Testament. 2.3.2.1.4 Conséquenceschristologiques Si les analyses qui précèdent sont exactes, la christologie la plus haute n’est pas le résultat d’un processus d’interprétation postérieure : elle est contenue dans les paroles de Jean-Baptiste, messager précurseur de Dieu qui vient. En retour, lorsque Jésus reconnaît en Jean l’Élie eschatologique, précurseur de Dieu qui entre dans son temple (Ml 3,1) et vient pour juger (Ml 3,24), il se comprend lui-même comme Dieu dans le monde. La lecture la plus littérale du prologue de l’évangile selon Marc confirme cette affirmation : « Voici que j’envoie mon messager en avant de toi pour préparer ta route. »

La citation ainsi agencée est un dialogue entre un « je » et un « toi » qui s’ouvre sur l’extérieur, avec un double impératif pluriel : « préparez », « rendez droit ». 231 M.D. HOOKER, “‘What Doest Thou Here, Elijah?’: A Look at St Mark’s Account of the Transfiguration”, The Glory of Christ in the New Testament (ed. L. HURST) (London 1987), 34.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Qui parle et à qui ? Comme en Is 40,1-5 l’identité du locuteur et de l’interlocuteur est mystérieuse. Mais la rédaction marcienne la suggère en filigrane par la suscription « évangile de Jésus-Christ, fils de Dieu » : c’est lui, le destinataire de cette voix émanant d’une origine sans origine. Le prologue de Marc fait parler le Père à son fils avant même qu’il apparaisse sur terre, dans l’acte même de son envoi sur terre. Mc 1,1-3 saisit le mouvement du ciel vers la terre qui unit « Jésus-Christ » et « fils de Dieu » en une seule personne232. Et aussitôt après, à la parole du Père au fils préexistant : « voici que j’envoie mon messager en avant de toi pour préparer ta route (Mc 1,2) », correspond la parole du Père au fils venu dans le monde : « tu es mon fils bien-aimé, en toi je me complais » (Mc 1,11). C’est à partir de ces deux paroles du Père que l’identité divine de Jésus, impliquée dans l’identification entre Jean-Baptiste et le messager de Ml 3,1, traverse sa conscience humaine233. Dans le contexte du judaïsme du premier siècle de notre ère, la divinité de Jésus pouvait s’exprimer à travers deux voies principales : l’assimilation à des figures divines qui avaient connu une efflorescence dans la période du Second Temple ou l’inclusion à l’intérieur de la sphère divine234. 232 Cf. S. PELLEGRINI, Elija – Wegbereiter des Gottessohnes (Freiburg – New York 2000), 194: „Es wurde behauptet, daß mit des σου der präexistente Christus in einem „Prolog vom Himmel“ gemeint sei“: L’expression „Prolog vom Himmel“ est de Lohmeyer. Pellegrini elle-même n’adopte pas cette interprétation. 233 Cf. F. DREYFUS, Jésussavait-ilqu’ilétaitDieu ? (Paris 1984), 110 : « Jésus n’a pas conscience d’être Dieu par une sorte de prise de conscience réflexe, mais dans son regard d’amour filial pour son Père. Ce point mérite d’être souligné fortement. Selon la doctrine traditionnelle, dans le mystère de la Sainte Trinité, les trois Personnes divines n’ont en propre que leurs relations aux autres Personnes. » 234 Voir à ce sujet R. BAUCKHAM, GodCrucified:MonotheismandChristologyin theNewTestament(Cambridge 1998); ID., JesusandtheGodofIsrael (Grand Rapids – Cambridge 2009); D. BOYARIN, TheJewishGospels, TheStoryoftheJewishChrist (New York 2012); A.Y. COLLINS – J.J. COLLINS, King and Messiah as Son of God: Divine, Human, and Angelic Messianic Figures in Biblical and Related Literature (Cambridge – Grand Rapids 2008); B. GERHARDSSON, TheShemaintheNewTestament:Deut6:4-5inSignificantPassages(Lund 1996); L.W. HURTADO, OneGod,One Lord:EarlyChristianDevotionandAncientJewishMonotheism (London 1988); ID., “First-Century Jewish Monotheism”, JSNT 71 (1998), 3-26; ID., Le Seigneur JésusChrist : la dévotion envers Jésus aux premiers temps du christianisme (Paris 2009) [Trad. fr. de LordJesusChrist:DevotiontoJesusinEarliestChristianity(Grand Rapids 2003)] ; M. DE JONGE, “Monotheism and Christology”, EarlyChristianThoughtinIts JewishContext (ed. J. BARCLAY – J. SWEET) (Cambridge 1996), 232-233 ; C. RAIMBAULT, PauletsonSeigneur(LD 271 ; Paris 2018) ; C. TILLING, Paul’sDivineChristology (WUNT 323; Tübingen 2012).

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DEUXIÈME PARTIE

Il eût été certainement plus économique d’utiliser la première pour conférer à Jésus un caractère divin et, pourtant, le Nouveau Testament ne l’a empruntée à aucun moment. Le principe de critique textuelle Lectiodifficiliorlectiopotior en faveur de la leçon la plus authentique peut s’appliquer ici analogiquement : assimiler Jésus aposteriori à une figure divine aurait suffi à lui donner un statut exceptionnel justifiant certaines marques de vénération que les communautés chrétiennes lui rendaient. Le critère d’embarras ecclésiastique s’applique aussi : pour les juifs religieux qui constituaient les premières communautés chrétiennes, placer Jésus immédiatement au niveau du Dieu unique revenait à créer de graves difficultés et à s’exposer à des oppositions violentes. C’est pourtant la voie qu’a suivie le Nouveau Testament et l’audace d’opérer un tel bouleversement ne s’explique que s’il trouve son origine dans le Jésus de l’histoire : « Ce qu’il y a de scandaleux et de grand se situe justement au commencement, et l’Église naissante a dû faire un long chemin pour en mesurer toute la grandeur, pour la saisir progressivement dans un processus de “remémoration” réflexive. On crédite la communauté anonyme d’un génie théologique surprenant. Mais quelles furent donc les grandes figures capables d’une telle inventivité ? Non, ce qu’il y a de grand, de nouveau et de scandaleux est justement le fait de Jésus. Tout cela se développe dans la foi et la vie de la communauté, mais ce n’est pas là que cela est créé235. »

La critique historique que nous avons faite des logia et des formules rédactionnelles des évangiles nous paraît confirmer ce jugement. Le plus plausible historiquement est d’attribuer au Jean-Baptiste de l’histoire les paroles par lesquelles il énonce l’identité divine de Jésus comme juge eschatologique dont il se dit le précurseur ; et au Jésus de l’histoire l’énonciation de son identité divine en relation avec JeanBaptiste. 2.3.2.2 Élie et Jean-Baptiste, précurseurs du jugement eschatologique de Dieu Jean-Baptiste annonce la venue imminente du jugement eschatologique à l’aide d’images caractéristiques : l’abattage des arbres236, le 235

J. RATZINGER – BENOÎT XVI, JésusdeNazareth. I (Paris 2007), 352. En Is 10,33-34, l’abattage des arbres élevés à la hache par Dieu est un épisode des « ce jour-là » qui ponctuent l’accomplissement du jugement divin : J.H. HUGHES, “John the Baptist: The Forerunner of God Himself”,NOVT 14 (1972), 199. 236

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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feu237, le nettoyage de l’aire238. Or en toutes les références vétérotestamentaires, c’est Dieu l’acteur de ce jugement final. L’arrière-plan élianique du discours de Jean-Baptiste contribue aussi à lui donner sa dimension plénière. Nous avons déjà détaillé les attaches de cette péricope avec les traditions sur Élie : en appelant à « échapper à la colère prochaine (ἀπὸ τῆς μελλούσης ὀργῆς) », Jean-Baptiste « apaise la colère avant qu’elle n’éclate (ὀργὴν πρὸ θυμοῦ) » (Si 48,10). Le thème de la conversion (μετάνοια) (cf. Mt 3,2 ; Mc 1,4 ; Lc 3,3) a également une signification eschatologique dans le livre de Malachie (Ml 2,6 ; 3,7.24). L’ensemble du chapitre 3 de Malachie décrit le Jour du Seigneur comme celui du jugement divin. Ce sera « le jour de sa venue » (v. 2), il « s’approchera pour le jugement comme témoin » (v. 5), au « jour que je prépare » (v. 17), dit Dieu, « justes et méchants » seront discernés (v. 18). Ce « jour grand et redoutable » (v. 24) sera précédé par la venue d’Élie. Le Jour du Seigneur verra s’accomplir le jugement par le feu, d’après Ml 3,19. Élie doit revenir avant pour éviter qu’il ne soit destructeur (Ml 3,23). Rappelons encore que Ml 3 est le seul endroit dans l’Ancien Testament où le jugement d’Israël est comparé à la fois au vannage et à la destruction par le feu, comme il le sera dans le discours de Jean-Baptiste. Ce Jour a un aspect redoutable, en tant qu’il est jour du jugement, mais il est aussi jour de la présence de Dieu : « le voici qui vient ! » (v. 1), « je m’approcherai de vous » (v. 5), « je viens » (v. 24). Jugement et présence de Dieu sont deux réalités conjointes. Le chapitre 3 de Malachie met en scène ce double aspect d’un même évènement. Le jugement est redoutable, parce que Dieu lui-même vient, et la triple répétition du mot « Jour de Dieu » accentue au maximum la dimension eschatologique de sa venue. Dans la prédication de Jean-Baptiste, il est clair que c’est Jésus qui réalisera le jugement. C’est par lui que s’accomplit ce qui est annoncé du jugement divin :

237 Is 9,4.18 ; 10,16-19 ; 26,11 ; 30,33 ; 66,15ss ; Jr 5,14 ; 7,20 ; 17,4 ; Ez 15 ; 22,17-22 ; 38,22 ; 39,6 ; Am 5,6 ; Os 8,14 ; Ab 18 ; So 3,8b ; Za 12,6 ; Mal 3,2.19 ; 2 Th 1,8. 238 Is 41,16 ; Jr 15,7 ; 51,2.33 ; Am 9,9 G.

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DEUXIÈME PARTIE

Lc 3,9 (// Mt 3,10) – le jugement en général

Lc 3,16-17 (// Mt 3,11-12) – la mission de Jésus

16 lui vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu (πυρί). 17 Il tient en sa main la pelle à vanner pour nettoyer son aire et recueillir le blé dans son grenier ; Tout arbre donc qui ne produit pas de quant aux bales, il les consumera au bon fruit va être coupé et jeté au feu feu qui ne s’éteint pas (πυρὶ ἀσβέστῳ). (εἰς πῦρ)

Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres.

Le baptême de Jésus dans le feu est la métaphore du jugement. Entre le jugement en général et son accomplissement par Jésus, un changement d’image exprime la même réalité, tandis que la métaphore du feu les relie : en Lc 3,9, le discernement se fait entre les arbres sans fruit qui seront coupés et brûlés, et ceux qui en portent et ne le seront pas ; en Lc 3,17, le discernement se fait entre le blé mis au grenier et la bale jetée au feu. Non seulement Jésus est le juge, mais le grenier où sera recueilli le blé, qui désigne le ciel, est « sien »239. L’ensemble de ces éléments suggèredefacto que Jésus, juge eschatologique, est Dieu. Or la plupart des auteurs modernes évitent cette conclusion et construisent des hypothèses d’histoire du texte, à partir du seul présupposé que Jésus ne peut pas être confessé comme Dieu à ce stade des traditions synoptiques. Avec la majorité des commentateurs modernes, Öhler voit une contradiction entre Lc 3,9 et Lc 3,16-17 et isole les deux240. Meier conclut dans le même sens en objectant que « Dieu ne porte pas de sandales », alors que Jean-Baptiste parle de celles de Jésus241. Or non seulement Dieu parle de ses sandales en Ps 60,10 ; 108,10 (τὸ ὑπόδημά, comme en Mt 3,11 // Lc 3,16), mais si Jésus est Dieu, il est aussi homme, il n’est donc pas nécessaire que tous les éléments de la description concernent sa divinité. Dunn passe en revue les 239 « Τὸν σῖτον εἰς τὴν ἀποθήκην αὐτοῦ ». Cf. J.H. HUGHES,“John the Baptist: The Forerunner of God Himself”,NOVT 14 (1972), 211. 240 “John’s work as precursor of Jesus is the Christian view, as shown above, but John as forerunner of God himself according to Mal 3:23 (Luke 1:17; John 1:21, 25) runs contrary to that.” “By no means could this be a Christian creation, because it contradicts the position of John as precursor of Jesus”: M. ÖHLER, Idem., 468. 469. 241 J.P. MEIER, Uncertainjuif,Jésus.II, 33-34.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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différentes manières possibles d’envisager l’identité de celui que JeanBaptiste annonce et estime qu’aucune n’est pleinement satisfaisante242. De fait, l’affirmation que Jésus est Dieu lui-même ne peut pas se déduire de la seule prédication de Jean-Baptiste ; comme nous venons de le montrer, elle est suggérée par la formulation de sa relation avec Jésus en écho intertextuel avec Ml 3,1. C’est sur cet horizon que s’aperçoit l’union dans le même sujet de Dieu, juge eschatologique, et de l’humanité de Jésus. 2.3.2.3 De l’Horeb à la transfiguration : Élie témoin de Dieu À la transfiguration, manifestation du « Fils de l’homme » venant « dans la gloire de son Père avec les saints anges » (Mc 8,38), arrivée du « royaume de Dieu avec puissance » (Mc 9,1), Jésus est ainsi désigné par la voix céleste : « mon fils bien-aimé » (Mc 9,7). Marcus oppose cette affirmation de la filiation divine de Jésus aux patriarches divinisés au terme de leur vie terrestre dans certains textes de la littérature rabbinique : « les lecteurs de Marc n’ont pas à comprendre Jésus de la même manière que Philon comprend Moïse, comme un homme divinisé à cause de sa vertu, et dès lors immortel243. » En effet, le parallèle entre Moïse au Sinaï (Ex 24,1-18 ; 33,18-23 ; 34,1-9 ; 34,29-35), Élie à l’Horeb (1 R 19,8-18), les apôtres et Jésus à la transfiguration font de Jésus non pas un témoin de la manifestation, mais celui-là même qui est révélé. Moïse et Élie sont les deux grandes figures qui se sont entretenues avec Dieu sur le Sinaï/Horeb (Ex 34,35 : ἕως ἂν εἰσέλθῃ συλλαλεῖν αὐτῷ244). Or c’est avec Jésus qu’ils s’entretiennent à la transfiguration (Mt 17,3 – Mc 9,4 : Μωϋσῆς καὶ Ἠλίας συλλαλοῦντες μετ᾽ αὐτοῦ). Ces deux interlocuteurs-types de Dieu indiquent l’identité de celui avec qui, à la transfiguration, ils s’entretiennent. De la montagne du Sinaï/Horeb à la montagne de la transfiguration, il y a progrès et achèvement de la révélation pour Moïse et Élie :

242

J.D.G. DUNN, JesusRemembered (Grand Rapids 2003), 369-371. J. MARCUS, TheWayoftheLord (Louisville 1992), 92. Philon d’Alexandrie décrit l’expérience de Moïse au mont Sinaï comme une intronisation divine : « car il était appelé Dieu et roi de toutes les nations » (ViedeMoïse 1,158), à partir d’Ex 7,1 où Dieu lui avait dit : « vois, j’ai fait de toi un dieu (‫ֹלהים‬ ִ ‫ – ֱא‬θεόν) pour Pharaon. » 244 Il y a seulement quatre mentions de συλλαλέω dans l’Ancien Testament : Ex 34,35 ; Pr 6,22 ; Is 7,6 ; Jr 18,20. 243

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DEUXIÈME PARTIE

« Alors qu’au Sinaï-Horeb, ils n’avaient pas pu voir le Seigneur face à face, ici, lors de la transfiguration, ils voyaient Jésus directement : désormais le Seigneur leur était accessible face à face en Jésus245. »

Et lorsqu’ensuite Pierre prend la parole pour proposer de « fabriquer (ποιήσω) trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie », il met Jésus au même rang que ses deux interlocuteurs célestes. En ce sens, l’erreur de compréhension la plus profonde que traduit la proposition de Pierre consiste à mettre Jésus du même côté que les deux témoins, au lieu de se mettre tous les cinq face à lui. Ne distinguant pas la sphère humaine, terrestre ou céleste, dans laquelle Élie, Moïse, Jacques, Jean et lui se situent, et la sphère divine dans laquelle est Jésus, Pierre cherche à honorer Élie, Moïse et Jésus d’une manière qui manque au principe biblique fondamental du monothéisme : « il ne savait pas ce qu’il disait ». L’expression « fabriquons donc trois tentes » a, dans cette perspective, comme dans le livre de l’Exode, une nuance cultuelle (σκηνή – ‫)משכן‬. Il est totalement incongru de vouloir construire une tente pour Moïse et Élie, alors qu’eux-mêmes furent des édificateurs de la tente de la rencontre et de l’autel du sacrifice au Dieu unique. Face à ce qui risque de porter atteinte au monothéisme, Moïse et Élie disparaissent de la scène et « ne reste plus que Jésus seul (Ἰησοῦν μόνον) ». Désormais, ce n’est plus à des hommes de fabriquer une – et encore moins des – tente(s) de la rencontre entre Dieu et le peuple, Jésus luimême est cette tente non faite de main d’homme246. Après l’apparition de Moïse et d’Élie, les disciples voient une nuée les recouvrir et une voix leur parler. La parole qui se fait entendre dans la nuée est encore caractéristique de la révélation divine au Sinaï (Ex 12,21ss ; 40,34.36 ; Nb 9,15-23). « La nuée est donc le symbole de YHWH, en tant qu’il conduit son peuple, qu’il lui parle et le protège »247. À la transfiguration, Jésus le fils de Dieu est le contenu même de la révélation divine. 245 M. GILBERT, « Les relectures de la geste d’Élie dans l’Ancien et le Nouveau Testaments », MScRel 71 (2014), 26. 246 La dialectique du récit reprend celle de la promesse divine faite à David par l’intermédiaire du prophète Nathan (2 S 7,1-17 : ce n’est pas à David de construire à Dieu une maison, c’est Dieu qui lui en édifiera une, éternelle). Cf. O.T. VENARD, Thomasd’Aquin,poètethéologien. III. Paginasacra (Paris 2009), 323, note 4 : « En liant l’Évangile à sa personne et non plus à un lieu, Jésus accomplit la tradition biblique de la Tente comme sanctuaire itinérant d’un Dieu toujours transcendant le lieu où il réside. L’épisode de la transfiguration devient ainsi le prototype de l’expérience spirituelle. » 247 P. VAN IMSCHOOT, “Theophanie” (Bibel-Lexikon ; Zurich 1968, 1739), cité par S. PELLEGRINI, Elija – Wegbereiter des Gottessohnes (Freiburg – New York 2000), n.175, 324.

2. HISTOIRE DES TRADITIONS NÉOTESTAMENTAIRES SUR ÉLIE

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Mais comme auditeur de la voix céleste, autre que lui-même, et bénéficiaire du rayonnement sur son visage de la lumière divine, Jésus est aussi du côté de Moïse, d’une manière supérieure à lui toutefois puisque ce n’est pas seulement la peau de son visage qui rayonne (Ex 34,29-35) mais son visage et ses vêtements (Mt 17,2). Jésus est Dieu, et autre que Dieu en Dieu. Il est inclus dans l’identité divine, mais en relation avec le Père. Plus qu’une christophanie248, la transfiguration est une théophanie christique où sont révélées l’appartenance de Jésus à la sphère divine et l’altérité interpersonnelle en Dieu249.

248

F. BOVON, L’évangileselonsaintLuc(1,1–9,50), (CNT IIIa ; Genève 1991),

480. 249 S. PELLEGRINI, Elija – Wegbereiter des Gottessohnes (Freiburg – New York 2000), 313: „Jesus das perfekte Symbol [d.h. etwas,dasfüretwasanderessteht] Gottes ist, wo sich nämlich Signifikant und Signifikat perfekt decken“. Dans le même sens, saint Irénée, et la tradition de l’Église avec lui, lit la transfiguration comme théophanie et y voit la réponse au vœu de Moïse en Ex 33,18 adressé à Dieu : « fais-moi de grâce voir ta gloire ». Cf. IRÉNÉE DE LYON, ContrelesHérésies. IV 20,9 (ed. et trad. A. ROUSSEAU) (SC 1002 ; Paris 1965).

CONCLUSION GÉNÉRALE UNE BIBLE,

DEUX TESTAMENTS

L’interprétation de la Bible selon deux sens fondamentaux, le sens historique ou littéral et le sens allégorique ou spirituel, accompagne toute la tradition de l’Église depuis ses origines1. Henri de Lubac distingue en elle deux grandes écoles de pensée : « Les premiers sont plus attentifs au principe intérieur de l’intelligence spirituelle, qui est l’Esprit Saint ; les seconds considèrent surtout son objet essentiel qui est le Christ. Les premiers sont avant tout des spirituels, ils cherchent d’emblée dans l’Écriture spiritualis vitae intelligentiam ; les seconds sont avant tout des hommes de doctrine, ils y cherchent d’abord spiritualiadeChristoarcana. Mais ce qui est explicite chez les uns se trouve implicite chez les autres et vice versa2. »

Selon la lecture christologique, la Bible est un tout et chacune de ses parties un fragment du tableau d’ensemble, dont la netteté des traits apparaît peu à peu. Dans cette perspective, l’exégète analyse les signifiants du texte et les relie entre eux en un vaste réseau où s’éclairent leurs correspondances mutuelles. Certaines fibres établissent une toile homogène, d’autres apparaissent plutôt comme des points de rupture. Dans le texte ou au-delà de lui, toutes orientent en direction de son énonciation originaire : le Verbe de Dieu fait chair en Jésus-Christ. La lecture pneumatique est attentive au mouvement progressif de développement de la Révélation divine. L’exégète relève dans les textes les indices de l’histoire de leur composition. Dans la limite des possibilités qu’offrent les rares vestiges qui gardent la mémoire du temps, les étapes de développement de la tradition peuvent être recouvrées à travers les strates sédimentées du texte biblique. Ces deux principes de lecture sont à la fois irréductibles l’un à l’autre et appelés à composer entre eux. Nous n’avons cessé de rencontrer tout 1 Cf. Rm 2,29 ; 4,14 ; 7,6 ; 1 Co 10,6.11 ; 2 Co 3,6-8 ; Ga 4,21-31 ; Col 2,17 ; He 8,5 ; 9,23 ; 10,1. 2 H. DE LUBAC, L’Écriture dans la Tradition (Paris 1966), 189-190. Les épîtres pauliniennes déjà disent à la fois : « nous parlons dans le Christ (ἐν Χριστῷ) » (2 Co 2,17) et « ce mystère vient d’être révélé maintenant à ses saints apôtres et prophètes dansl’Esprit(ἐν Πνεύματι) » (Ep 3,5).

CONCLUSION GÉNÉRALE

491

au long de cette étude des lieux où ils se croisent, autour de la figure d’Élie. Le développement progressif des traditions élianiques est témoin de l’histoire de la formation de la Bible. Inversement, les données historiques contenues dans les textes bibliques, jointes aux sources externes, éclairent les étapes du développement des traditions sur Élie. L’outil principal de l’exégèse néotestamentaire est la comparaison des trois évangiles synoptiques et le recoupement de leurs différences avec les données contenues dans les autres textes du Nouveau Testament. La reconstitution des interactions entre ces deux ensembles ouvre la voie à l’histoire de la formation de la tradition chrétienne primitive. Les sources externes non-bibliques de la même époque peuvent servir de critère complémentaire. Nous avons proposé d’appliquer la même méthodologie à l’étude de l’Ancien Testament : les deux grands canaux de sa transmission – la Septante et le Texte massorétique – se prêtent aussi à une analyse synoptique. Leurs différences peuvent être recoupées avec les données fournies par les textes plus tardifs et avec les documents non-bibliques contemporains. La comparaison des versions parallèles est plus sûre pour le Nouveau Testament : les trois évangiles synoptiques ont été transmis pour l’essentiel de façon indépendante. Mais la distinction des étapes de la formation est plus fragile car sa rédaction s’est étendue sur un laps de temps assez court. À l’inverse, la comparaison entre la Septante et le texte massorétique est difficile et parfois impossible car la version grecque a sans cesse subi des révisions sur le texte hébraïque, mais le temps très long de rédaction de l’Ancien Testament rend plus sûre la distinction des couches de développement de la tradition. Le travail préliminaire le plus important pour le Nouveau Testament sera donc la critique de la rédaction tandis que pour l’Ancien Testament, la critique textuelle aura le premier rôle, afin de reconstituer au mieux l’état original des deux versions. En ce sens déjà, l’étude conjointe des deux Testaments offre une possibilité de compléter les points faibles de l’un par les points forts de l’autre. La double tradition de l’Ancien Testament le scinde et oriente la recherche de son une unité non pas vers l’original en amont mais vers son accomplissement à venir. Septante et texte massorétique constituent un de ces doubles qui, selon Paul Beauchamp commentant Pascal, marquent l’Écriture tout entière :

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DEUXIÈME PARTIE

« [Blaise Pascal] relève une propriété qui se rattache à l’opacité de la lettre, sa répétition : “Double loi, doubles tables de la loi, double temple, double captivité”. “Toutes choses doublées et les mêmes noms demeurant3.» Il ne suffit donc pas de dire que la lettre divise entre chair et esprit. Le pluriel marque la lettre, elle se trouve divisée entre elle-même et son autre. […] Ce n’est donc pas le lecteur qui soumet la lettre à une “allégorèse”, ou “dire de l’autre” : elle la produit elle-même en se scindant. La lettre sépare, mais se sépare aussi et, pour l’essentiel, en deux fois la même : deux vignes, deux pains, deux mannes. L’Écriture appelle la deuxième écriture. La seule question est de savoir si ce mouvement est indéfini ou si, au contraire, la promesse peut être tenue et les deux écritures scellées en une seule. Si la lettre de l’Exode, qui en dépasse la réalité corporelle historique, se vide en se répétant ou si au contraire elle se remplit de ce qu’elle promet. Ou si encore elle se remplit au point où elle est la plus creuse, évidée. Si elle-même désigne ce point4. »

Comme manifestation de Jésus-Christ, le Nouveau Testament couronne l’attente de référent inhérente à l’Ancien, mais, comme texte, il renforce l’impossibilité de réduction à un original unique avec sa triple transmission de la tradition synoptique. Si la double transmission de l’Ancien est le point d’insertion du double Testament, la triple transmission de la tradition synoptique est le point d’insertion de l’énonciation trinitaire au fondement de la Bible5. Dès lors, la critique historique et littéraire de la Bible est chargée d’une fonction à haute portée théologique : détectant les « scissions » internes du texte, elle dévoile le lieu du scellement des deux écritures en une seule et l’instance transcendante de leur énonciation. 3

B. PASCAL, Pensées (ed. L. BRUNSCHVICG) (Paris 1904), 652 et 862. P.BEAUCHAMP,Lerécit,lalettreetlecorps.Essaisbibliques (CF 114 ; Paris 1982), 30-31. Cf. encore p. 36 : « C’est la lettre, qui par sa répétition comme signe de la mémoire et du désir, se révèle comme porte, comme passage du commencement dans la fin. » 5 Cf. F. MARTIN, Pourunethéologiedelalettre (CF 196 ; Paris 1996), 59 : « La tradition la plus antique de l’Église […] subordonne la lecture à une règle extérieure au corpus biblique, qu’elle appelle « règle de la foi », transmise par les Apôtres, dont les Pères n’explicitent jamais clairement le contenu, mais qu’ils réfèrent au symbole de la foi. Bien que cette règle, dans la mesure où elle renvoie à la confession de foi, ne soit pas dénuée de tout contenu, elle ne fonctionne pas comme objet de savoir auquel serait résumable l’ensemble des livres inspirés. Elle se donne plutôt comme principe organisateur du discours biblique, du seul fait que, sans en développer le sens, elle réfère toute l’Écriture à son énonciateur confessé comme Dieu trine, Père, Fils et Esprit. Réel principe herméneutique, la règle de foi ne clôt pas l’acte d’interprétation sur le décryptage des énoncés mais le redispose dans la structure d’énonciation qu’instaure le Dieu trinitaire. » Osons avancer la proposition suivante : Matthieu met surtout en valeur l’énonciation venant du Père (43 mentions de ce mot pour désigner Dieu en Mt) ; Marc celle venant du Fils (« Fils de Dieu » en Mc 1,1 et 15,39) ; Luc celle venant de l’Esprit-Saint (Lc 1,15.35.41.67 ; 2,25.26 ; 3,16.22 ; 4,1 ; 10,21 ; 11,13 ; 12,10.12). 4

CONCLUSION GÉNÉRALE

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Deux scènes emblématiques de la vie d’Élie ont été analysées en comparaison synoptique : la révélation à l’Horeb (1 R 19,9-18) et sa disparition mystérieuse (2 R 2,1-18). Dans les différences entre la tradition grecque plus ancienne et la tradition massorétique plus élaborée, nous avons constaté une modification de la figure d’Élie. Nous croyons avoir montré que dans le passage de l’une à l’autre, des croyances postérieures ont exercé leur influence : l’attente du retour eschatologique du prophète (Ml 3,23-24 ; Si 48,10) en 1 R 19 et 2 R 2 ; le rôle qui lui est attribué lors de la résurrection générale des morts dans le récit de la résurrection du (des) fils de la veuve de Sarepta (1 R 17,8-24) et l’identification avec le prêtre Pinhas dans le récit du sacrifice du Carmel (1 R 18,21-40). Si, du point de vue de la langue, la Septante est la forme de l’Ancien Testament la plus proche du Nouveau, du point de vue du développement de la tradition, c’est le Texte massorétique qui l’est6. L’irréductibilité et la complémentarité des approches littéraire et historique se manifestent là encore et évitent de poser le problème de la Septante et du Texte massorétique en des termes exclusifs. APOCALYPTIQUE ET UNITÉ DE LA BIBLE L’unité de la Bible n’est pas d’abord une décision imposée de l’extérieur par une autorité religieuse. Les facteurs d’unification entre l’Ancien et le Nouveau Testament leur sont intrinsèques et relèvent de l’histoire de leur formation. La fixation de la forme ultime du texte hébraïque de l’Ancien Testament peut être datée, selon l’hypothèse la plus vraisemblable, entre 134 et 104 avant J.-C., tandis que la clôture du Nouveau Testament se produit vers la fin du premier siècle de notre ère. Commencée au milieu du troisième siècle avant J.-C., parvenue à son déclin au début du deuxième siècle de notre ère7, la culture apocalyptique 6 Sur la prévalence du Texte Massorétique sur la Septante vis-à-vis du Nouveau Testament, voir cette remarque profonde de B.S. CHILDS, IntroductiontotheOldTestamentasScripture(Philadelphia 1979), 99: “The increasing authority of the Massoretic text among the Greek-speaking Jews of the Hellenistic period who used a translated form of their Bible is clearly evident in the recensional history of the Septuagint […]. The Greek was continually brought into conformity with the Hebrew and never the reverse.” Nous avons relevé aussi au cours de nos analyses des phénomènes recentionnels dans le Nouveau Testament lui-même. 7 Cf. A. PAUL, « Genèse de l’apocalyptique et signification du canon des Écritures », La vie de la Parole (Mélanges P. GRELOT) (Paris 1987) ; J.J. COLLINS (ed.), The EncyclopediaofApocalypticism.1. The Origins of Apocalypticism in Judaism and Christianity(Londres 2006).

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leur a apporté un terreau commun dans lequel les deux Testaments sont arrivés au terme de leur développement : « Lorsque la perspective néo-testamentaire exploite la puissance de la lettre pour concentrer figuralement tout l’Ancien Testament sur une seule surface visuelle, elle procède à la manière de cette dernière écriture qui clôt chacun des deux corpus bibliques : l’écriture apocalyptique. […] En venant clore le corpus vétéro- et néo-testamentaire, l’écriture apocalyptique use, à sa propre échelle, de cette force de la lettre qui autorise le Nouveau Testament à relire la totalité des écritures dans la perspective d’un accomplissement, d’une venue déjà effectuée, d’un retour attendu8. »

Nous avons montré que cette culture apocalyptique dans laquelle vivent les éditeurs du texte proto-massorétique a laissé des empreintes sur leur œuvre en 1 R 19 et 2 R 2. Le récit historique primaire transmis par la version grecque subit une discrète influence de la prophétie eschatologique sur le retour d’Élie avant le Jour du Seigneur et s’orne d’un revêtement mythologique grandiose. Ce processus d’enveloppement d’un récit historique à l’intérieur d’un langage apocalyptique, qui lui fait atteindre sa plénitude eschatologique dans l’écriture même, est un phénomène littéraire qui agit aussi dans le Nouveau Testament. En étudiant l’histoire du développement des traditions sur Élie dans le Nouveau Testament, nous avons été conduits à distinguer trois phases. La première, qui donne accès au fonds le plus ancien, rapporte les déclarations de l’accomplissement en Jean-Baptiste de la prophétie sur le retour eschatologique d’Élie, la prédication de Jean-Baptiste qui annonce le jugement final de Dieu et les souvenirs populaires sur l’éthos élianique de Jean-Baptiste. La deuxième phase ne fait plus de référence nominale au Tishbite mais les traditions sur Élie demeurent très prégnantes et exercent leur influence à un niveau purement littéraire. La langue du Nouveau Testament leur fait de nombreux emprunts pour se constituer. La troisième phase est l’incorporation dans la rédaction des Évangiles des traditions historiques anciennes à l’intérieur de ces structures de langage héritées des traditions sur Élie. On peut parler à ce moment d’une écriture apocalyptique : la prophétie devient livre et s’accomplit dans le texte qu’elle fait naître. Le retour eschatologique d’Élie se produit alors dans l’énoncé de l’identité de Jean-Baptiste, de Jésus, de Pierre et Paul, de tout disciple et de l’Église comme telle.

8

F. MARTIN, Pourunethéologiedelalettre (CF 196 ; Paris 1996), 343.

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La première phase cependant restera toujours une reconstitution par la critique de la rédaction des témoignages des contemporains de Jean-Baptiste et de Jésus. Ils ne nous ont été transmis que dans cette écriture apocalyptique et ne nous sont accessibles qu’à travers elle. Dès lors, pour le Nouveau Testament comme pour le texte massorétique de l’Ancien, les couches historiques les plus anciennes qui donnent accès aux souvenirs des témoins oculaires trouvent leur fixation rédactionnelle au stade ultime de développement de la foi religieuse formée à partir d’eux. Et il est remarquable que cet enveloppement du récit historique dans une écriture qui l’accomplit n’abolit pas pour autant la représentation de son historicité : le cycle d’Élie et les évangiles restent des narrations historiques et véhiculent encore, à travers le revêtement littéraire qui les enveloppe, leur substrat historique ancien. Mais ce qu’ils nous donnent à voir, à travers des indices ténus, c’est la place de ces faits anciens dans le dessein de Dieu, à la lumière de leur plénitude finale. Les éditeurs du texte proto-massorétique, en révisant les récits qu’ils avaient reçus, ont conféré une unité et une plénitude de sens à tous les textes sacrés venus de la tradition. Nous avons observé en effet dans le cycle d’Élie l’accroissement des références intertextuelles avec d’autres parties de la Bible. Cette forme d’accomplissement littéraire que la culture apocalyptique produit par elle-même a préparé la loi, l’histoire et les promesses du peuple juif à recevoir leur accomplissement définitif en Jésus-Christ. L’apocalyptique fut ainsi le berceau culturel providentiel dans lequel une communauté humaine a pu produire une « écriture sainte » : l’insertion d’événements de l’histoire dans l’écrin d’un texte qui les pénètre d’une lumière d’éternité. Seul prophète dont le retour est explicitement annoncé, à la clôture du corpus prophétique, la figure d’Élie est un point d’observation privilégié pour saisir ces phénomènes typiquement bibliques d’interaction au sein du texte entre histoire passée, présence actuelle et dévoilement eschatologique. ÉLIE ET LA BIBLE Jésus Ben Sira et Jésus de Nazareth utilisent une expression proche pour désigner Élie : le premier l’appelle « celui qui a été écrit – ‫– הכתוב‬ ὁ καταγραφεὶς » (Si 48,10) et le second, « celui dont il est écrit –

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οὗτός ἐστιν περὶ οὗ γέγραπται (Mt 11,10 // Lc 7,27) – καθὼς γέγραπται ἐπ᾽ αὐτόν (Mc 9,13) ». Élie et l’Écrit ont partie liée, et les correspondances sont nombreuses entre le mystère d’Élie et le mystère de la Parole. Son apparition première dans la Bible se fait à travers un énoncé verbal qui en annonce un autre : « Par la vie du Seigneur, le Dieu d’Israël devant qui je me tiens : il n’y aura ces années-ci ni rosée ni pluie, sinonàmaparole » (1 R 17,1). Cette parole initiale est précédée d’une présentation du prophète réduite au cadre énonciatif le plus dépouillé : « Élie le Tishbite, de Tishbé en Galaad, dit à Achab ». Son identité est voilée au maximum : il apparait subitement, on ne sait à quel âge et on ne sait d’où – nul ne sait plus situer Tishbé en Galaad. « Ma parole » désigne-t-elle celle d’Élie ou celle de Dieu ? Comme en Genèse 1, l’énigme sur l’énonciation initiale annonce une histoire longue et une interprétation illimitée. Cette parole d’Élie, non seulement commande le cycle narratif qui suit, mais elle contient potentiellement en elle toutes les traditions ultérieures à son sujet9. La fin du chapitre 18 du premier livre des Rois voit le retour de la pluie, tandis que le chapitre 19 ouvre une nouvelle séquence où Dieu apparaît à Élie sur le mont Horeb. La parole qu’entend le prophète est une « voix de fin silence » (1 R 19,12). La construction du récit en parallèle à celui de l’apparition de Dieu à Moïse au même endroit met en évidence sa spécificité : la voix de Dieu, après avoir proclamé devant Moïse la Loi qui constitue Israël comme peuple, ne révèle plus maintenant à Élie autre chose qu’elle-même. Dans le silence, elle dit l’origine d’où elle provient et se manifeste comme pur acte de parole10. La vie du prophète s’achève comme elle a commencé, en laissant dans l’inconnu le lieu où il se tient (2 R 2). Son parcours n’est pas 9 Cf. H. GESE, „Zur Bedeutung Elias für die biblische Theologie“, Evangelium Schriftauslegung Kirche: FS P. Stuhlmacher (hgg. J. ÅDNA – S.J. HAFEMANN – O. HOFIUS) (Göttingen 1997), 127: „Wir müssen vielmehr grundsätzlich daran festhalten, daß die historische Erscheinung des Elia auch von einer Bedeutung war, die in der Traditionsbildung interpretierend aufgenommen und nach den verschiedenen Richtungen hin entfaltet werden konnte: die historische Erscheinung des Elia muß auch die letzte Ursache ihrer Traditionsgestaltung sein“ (soulignements de l’auteur). 10 Cf. L. ALONSO-SCHÖKEL, LaParoleinspirée :L’Écrituresainteàlalumièredu langageetdelalittérature [trad. fr. de LaPalabrainspirada (Barcelone 1965) par H. DE BLIGNIÈRES – P. HARDY] (LD 64 ; Paris 1971), 33 : « Il est intéressant de noter que dans le début de l’épître aux Hébreux, le verbe λαλεῖν n’a pas de complément direct, il énonce seulement les personnes : “Dieu a parlé jadis aux Pères… en ces jours… il nous a parlé” [,… comme dans] l’article de foi qui nous fait dire : “locutus est per prophetas.” »

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clos, il reste disponible pour un retour à venir, que le dernier verset du corpus prophétique annonce (Ml 3,23-24). Entre temps, la vie postmortem du prophète se poursuit comme un texte : sept ans après sa disparition une lettre de lui parvient au roi Joram (2 Ch 21,12-15) ; les récits des livres des Rois eux-mêmes parlent encore de lui ; quelques sept siècles après sa vie terrestre, le livre du Siracide s’adresse à lui comme à un interlocuteur vivant et le nomme « Celui qui a été écrit » (Si 48,10). Dès l’origine de son apparition sur terre, Élie a prononcé des paroles avec un déploiement d’autorité exceptionnelle, il a entendu la voix de Dieu sans bruit de paroles, et lui-même n’a rien écrit. À l’inverse, après sa disparition, il existe dans une lettre au roi de Juda et comme une page du Livre de vie, mais le mode sous lequel son existence se poursuit demeure non élucidé. L’instance de l’énonciation, la parole à l’origine, semblent disparaître dans le contenu du discours, mais il en reste toujours cependant quelques traces dans « ce qui est écrit à son sujet ». La prophétie du livre de Malachie laisse attendre un retour en chair et en os d’Élie. Les textes de lui et sur lui qui l’ont maintenu vivant dans les mémoires sont orientés vers l’avènement d’une nouvelle présence, réelle et eschatologique. Sa mission à ce moment-là sera de « ramener le cœur des pères vers les fils et le cœur des fils vers leurs pères », afin d’éviter l’anéantissement de la vie humaine sur terre (Ml 3,24) : il rétablira la communication entre générations et, rendant manifeste l’énonciation qui la fonde, il restaurera la disponibilité à l’écoute11. Cette prophétie sur le retour d’Élie « avant le Jour du Seigneur », point d’orgue et signature du corpus prophétique, pose la question du 11 Cf. F. MARTIN, Pourunethéologiedelalettre (CF 196 ; Paris 1996), 219 (qui cite inconsciemment peut-être Ml 3,23-24) : « L’espace de temps qui sépare le fils du père donne sans doute la meilleure représentation du délai ou du retard avec lequel parvient toujours la lettre. Elle était avant que le fils ne la reçoive parce qu’elle vient de l’amont. Cet intervalle souvent très bref entre deux générations est juste suffisant pour que la lettre, dès sa première réception, éveille chez le fils cet effet de retour : c’était déjà pour moi quand je n’en avais pas encore fait la première lecture […]. Cet effet de retour propre à la lettre ne pourrait se produire si celle-ci n’était attachée aux liens de la chair et du sang. Mais l’aventure humaine se heurte ici à la question que chaque génération doit à son tour reprendre : qu’est-ce qui se répète ainsi ? Vers quoi la lettre transmise et reçue ramène-t-elle sans cesse le fils ? […] En faisant “revenir” aux fils la lettre qu’ils leur laissent, les pères transmettent d’une génération à l’autre ce que les hommes ne peuvent “assimiler” de la parole ». Voir encore P. BEAUCHAMP, L’unetl’autreTestament.II – Accomplir les Écritures (Paris 1990), 65-86 : « L’Écriture est depuis toujours ».

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lien entre la parole et la chair. La prophétie orale s’est arrêtée en Israël depuis longtemps, elle se poursuit dans la fixation écrite de la parole des prophètes et dans l’élaboration du canon biblique. Et pourtant, in extremis, à la bordure12, presqu’à la marge – si ces versets sont un ajout au livre et appartiennent à sa dernière phase éditoriale –, la parole prophétique n’apparait plus seulement comme un écho ténu dans la lettre des textes. L’annonce du retour d’Élie contient l’espérance d’une nouvelle alliance entre chair et parole, sous un mode bien particulier : un être humain est attendu dont le nom et la mission sont déjà connus. Du signifiant sans signifié actuel est confié à la mémoire des croyants, du signifiant précurseur de son signifié est porté par le texte biblique. Là encore, Élie est la figure de l’Écrit : « le hors-discours que vise la signification, ce serait donc le corps du sujet de l’énonciation ou plutôt le sujet de la parole comme corps13. » Les traditions sur Élie dans le Nouveau Testament commencent leur parcours à ce point précis. Les débats sur le mode de sa présence qu’annonce la prophétie ultime occupent toute la place dans les strates les plus anciennes des écrits apostoliques : l’Élie attendu est-il JeanBaptiste ou non ? Entre Jean-Baptiste et Jésus, le sujet de la Prophétie et le sujet de la Parole ont trouvé leur corps. Mais de même que l’avènement du Jour du Seigneur dans la Pâque de Jésus et sa parousie encore à venir ne se distinguent pas à partir du point de vue pré-pascal et ne sont perçus comme deux réalités distinctes qu’après, de la même manière, l’attente d’Élie au seuil des temps eschatologiques fait après coup, chez les Pères, l’objet d’une distinction entre une première venue « en esprit et en puissance » en Jean-Baptiste et une seconde « en personne » avant le retour glorieux du Christ. La prophétie sur le retour eschatologique d’Élie demeure dans l’Église la prophétie toujours non accomplie et en attente d’accomplissement. Elle est le point de convergence où se rencontrent l’espérance juive et l’espérance chrétienne, promesse de leur rassemblement futur en un seul peuple. Elle est le coin maintenu enfoncé dans le bloc de toutes les prophéties qui laisse ouvert l’accomplissement total du livre et le maintient suspendu à la consommation définitive de l’histoire du monde, au jugement dernier. 12 Cf. F. MARTIN, Id., 336 : « La notion d’acte énonciatif – en tant qu’il s’agit précisément d’un acte – situe la signification à l’extrême bord de l’énoncé qui, lui, n’est qu’un état produit et déposé, qu’un acte – la lecture – devra relever et réactiver. » 13 ID., Ibid., 337.

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Depuis sa mission sur terre au 9e siècle avant J.-C. jusqu’à sa manifestation ultime à la fin des temps, une chaîne d’individus et de groupes n’a jamais cessé et ne cessera jamais de s’adresser à Élie comme à une personne toujours vivante. L’histoire est jalonnée de témoignages qui l’attestent : le prophète Élisée au départ de son maître le supplie : « mon père, mon père » (2 R 2,12) ; le roi Joas parle à Élisée dans les mêmes termes au moment de sa mort (2 R 13,14) ; les « fils de prophètes » qui accompagnent Élie et Élisée tout au long forment un groupe qui conserve leur mémoire ; les rédacteurs de la finale du livre de Malachie responsables de l’édition de la Tora et des Prophètes tiennent Élie pour le type même de la prophétie (Ml 3,23-24) ; Ben Sira s’adresse à Élie comme à quelqu’un qu’il sait vivant et conclut son eulogie par une prière où il exprime sa joie d’appartenir à un « nous » communautaire, uni à Élie par un lien privilégié d’amitié jusque dans leur mort (Si 48,11) ; les milieux de Jérusalem proches de Jean Hyrcan voient en lui l’Élie qui devait revenir (TJ Dt 33,11) ; les Esséniens le reconnaissent en leur Maître de justice et vivent retirés au désert en une vie inspirée par le modèle du prophète et par l’attente de son retour eschatologique (4Q521 ; 4Q558)14 ; Jean-Baptiste se présente comme le précurseur du jugement ultime de Dieu et adopte un mode de vie de type élianique (Mt 3,4 ; Mc 1,6 ; Lc 3,7-9.16-17) ; Jésus fait d’Élie le modèle de sa propre destinée (Lc 4,24-25 ; 7,11-17) ; les apôtres voient en lui une image idéale de ce qu’ils sont et de ce qu’est l’Église (Rm 11,2-5 ; Jc 5,17-18 ; He 11,34-38 ; Ap 11,3–13) ; des vestiges du 6e siècle de notre ère indiquent que des moines vivent déjà à ce moment sur les pentes du mont Carmel et pensent leur vie retirée dans la continuation de celle d’Élie15 ; au 13e siècle, des moines y sont encore et se structurent en un Ordre religieux, l’Ordre du Carmel répandu aujourd’hui sur toute la terre, qui reconnaît en Élie son patriarche16 et a pour devise son cri deux fois répété à l’Horeb, ZelozelatussumproDominoDeo 14 Le Rouleaudecuivre (3Q15) est un catalogue des trésors du temple dispersés et des lieux où ils demeurent cachés. Un « site très important, la quatrième de ses cachettes » s’appelle ‫כחלת‬. Le document vise une source que d’après J.T. Milik, « il faut chercher dans une vallée sur le versant ouest du Carmel. Ces indications conduisent au Wadi ‘Ein es-Siah et à la source du même nom, qui est FonsEliae des documents médiévaux » (M. BAILLET – J.T. MILIK – R. DE VAUX, Les‘petitesgrottes’deQumrân (DJD 3 ; Oxfor d 1962), 274-275). Il y aur ait peut -êt r e l à un indice d’une occupation du lieu par un groupe essénien. 15 Cf. D. STERCKX, LaRègleduCarmel (Toulouse 2006), 50-54. 16 Cf. P. MARIE-EUGÈNE DE L’ENFANT-JÉSUS, « Saint Élie, Patriarche du Carmel », Carmel 12 (1927), 219-227.

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Exercituum (1 R 19,12.14), joint à sa confession de foi solennellement proclamée au Carmel : Vivit Dominus in cujus conspectu sto (1 R 18,15)17. La prophétie sur le retour eschatologique d’Élie se transmet dans le texte biblique et dans des communautés croyantes. L’espérance de sa venue continue tout le temps que durent l’Écriture et la persévérance des saints. Elle est inséparablement lettre et esprit. Qui fera le mouvement qui provoquera la rencontre entre Élie et les hommes ? Est-ce Élie qui reviendra sur cette terre avant le Jour du Seigneur grand et redoutable, ou est-ce l’humanité qui le rejoindra là où il est lorsque, cette terre frappée d’anathème et advenus les cieux nouveaux et la terre nouvelle, elle entrera dans la gloire de Dieu ? Les deux mouvements de catabase d’Élie et d’anabase de l’humanité fusionnent dans l’apocatastase du royaume de Dieu (Mc 9,13 ; Ac 3,21) qu’Élie annonce et précède toujours, comme précurseur de la manifestation de Dieu. Le retour d’Élie qui aura lieu dans l’histoire humaine à la fin des temps est anticipé dès maintenant dans l’intériorité spirituelle des croyants : « il prépare sur terre des demeures d’amour dans les âmes » (Narsaï de Nisibe)18 et « disposera à la gloire éclatante du Christ par certaines paroles sacrées et par des restaurations dans les âmes, les rendant ainsi capables d’en supporter la grandeur » (Origène)19. « Bienheureux ceux qui ont été honorés de ton amitié et se sont endormis dans l’amour, Élie, car nous aussi nous vivrons ! » (Si 48,11).

17 Cf. H. DE LUBAC, HistoireetEsprit :l’intelligencedel’Écritured’aprèsOrigène (Paris 1950), 407 : « L’historicisme, qui reconstitue le passé sans tenir compte de ce dont il était gros, ne saurait apercevoir ces choses » et l’auteur ajoute en note 109 : « l’un des plus beaux exemples, et des plus célèbres, est celui de la tradition contemplative qui se rattache à la grande figure d’Élie ». 18 Cf. P. GIGNOUX, « Les doctrines eschatologiques de Narsaï », OS 11 (1966), 322. 19 ORIGÈNE, Commentaire sur saint Matthieu (ed. J.P. MIGNE) (PG XIII ; Paris 1862), col. 1096-1097.

ANNEXES

ANNEXE 1 – 2 R 2,1-18 GL 21 Καὶ ἐγένετο ἐν τῷ ἀνάγειν Κύριον τὸν Ἠλίαν ἐν συσσεισμῷ ὡς εἰς τὸν οὐρανὸν, καὶ ἐπορεύθη Ἠλίας καὶ Ἐλισσαῖε ἐκ Γαλγάλων 2 καὶ εἶπεν Ἠλίας πρὸς Ἐλισσαῖε Κάθου δὴ ἐνταῦθα, ὅτι Κύριος ἀπέσταλκέ με ἕως Βαιθήλ, καὶ εἶπεν Ἐλισσαῖε Ζῇ Κύριος καὶ ζῇ ἡ ψυχή σου, εἰ ἐγκαταλείψω σε καὶ ἔρχονται εἰς Βαιθήλ. 3 καὶ ἐξῆλθον οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν οἱ ἐν Βαιθὴλ εἰς συνάντησιν αὐτῶν καὶ εἶπον πρὸς Ἐλισσαῖε Εἰ δὴ ἔγνως ὅτι σήμερον λαμβάνει Κύριος τὸν κύριόν σου ἐπάνωθεν τῆς κεφαλῆς σου; καὶ εἶπεν [Καί γε ἐγὼ ἒγνων· σιωπᾶτε]1. 4 καὶ εἶπεν Ἠλίας τῷ Ἐλισσαῖε Κάθου δὴ ἐνταῦθα, ὅτι Κύριος ἀπέσταλκέ με εἰς Ἰεριχώ. καὶ εἶπεν Ἐλισσαῖε Ζῇ Κύριος καὶ ζῇ ἡ ψυχή σου, εἰ ἐγκαταλείψω σε. καὶ ἦλθον εἰς Ἰεριχώ.

GB

21 Καὶ ἐγένετο ἐν τῷ ἀνάγειν Κύριον τὸν Ἠλειοὺ ἐν συσσεισμῷ ὡς εἰς τὸν οὐρανὸν καὶ ἐπορεύθη Ἠλειοὺ καὶ Ἐλεισαῖε ἐξ Ἰερειχώ. 2 καὶ εἶπεν Ἠλειοὺ πρὸς Ἐλεισαῖε Ἰδοὺ δὴ ἐνταῦθα κάθου, ὅτι ὁ θεὸς ἀπέσταλκέν με ἕως Βαιθήλ· καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Ζῇ Κύριος καὶ ζῇ ἡ ψυχή σου, εἰ καταλείψω σε· καὶ ἦλθον εἰς Βαιθήλ. 3 καὶ ἦλθον οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν οἱ ἐν Βαιθήλ πρὸς Ἐλεισαῖε καὶ εἶπον πρὸς αὐτόν Εἰ ἔγνως ὅτι Κύριος σήμερον λαμβάνει τὸν κύριόν σου ἀπάνωθεν τῆς κεφαλῆς σου; καὶ εἶπεν Κἀγὼ ἔγνωκα, σιωπᾶτε. 4 καὶ εἶπεν Ἠλειοὺ πρὸς Ἐλεισαῖε Κάθου δὴ ἐνταῦθα, ὅτι Κύριος ἀπέσταλκέν με εἰς Ἰερειχώ καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Ζῇ Κύριος καὶ ζῇ ἡ ψυχή σου, εἰ ἐγκαταλείψω σε· καὶ ἦλθον εἰς Ἰερειχώ. 5 5 καὶ προσῆθον τῷ Ἐλισσαῖε οἱ καὶ ἤγγισαν οἱ υἱοὶ τῶν υἱοὶ τῶν προφητῶν οἱ ἐν Ἰεριχώ προφητῶν οἱ ἐν Ἰερειχώ πρὸς καὶ εἶπον αὐτῷ Εἰ δὴ ἔγνως ὅτι Ἐλεισαῖε καὶ εἶπαν πρὸς αὐτόν Εἰ σήμερον λαμβάνει Κύριος τὸν ἔγνως ὅτι σήμερον λαμβάνει κύριόν σου ἐπάνωθεν τῆς κεφαλῆς Κύριος τὸν κύριόν σου ἐπάνωθεν σου; καὶ εἶπεν Καί ἐγὼ ἔγνων· τῆς κεφαλῆς σου; καὶ εἶπεν Καί σιωπᾶτε. γε ἐγὼ ἔγνων, σιωπᾶτε. 6 6 καὶ εἶπεν Ἠλίας τῷ Ἐλισσαῖε καὶ εἶπεν αὐτῷ Ἠλειοὺ Κάθου Κάθου δὴ ἐνταῦθα, ὅτι Κύριος δὴ ὧδε, ὅτι Κύριος ἀπέσταλκέν με ἀπέσταλκέ με ἕως τοῦ Ιορδάνου ἕως εἰς τὸν Ἰορδάνην καὶ εἶπεν καὶ εἶπεν Ἐλισσαῖε Ζῇ Κύριος καὶ Ἐλεισαῖε Ζῇ κύριος καὶ ζῇ ἡ ζῇ ἡ ψυχή σου, εἰ ἐγκαταλείψω ψυχή σου, εἰ ἐγκαταλείψω σε καὶ σε. καὶ ἐπορεύθησαν ἀμφότεροι. ἐπορεύθησαν ἀμφότεροι.

1

G✳ 21 Καὶ ἐγένετο ἐν τῷ ἀνάγειν Κύριον τὸν Ἠλειοὺ ἐν συσσεισμῷ ὡς εἰς τὸν οὐρανὸν, καὶ ἐπορεύθη Ἠλειοὺ καὶ Ἐλεισαῖε ἐξ Ἰερειχώ. 2 καὶ εἶπεν Ἠλειοὺ πρὸς Ἐλεισαῖε Κάθου δὴ ἐνταῦθα, ὅτι ὁ θεὸς ἀπέσταλκέν με ἕως Βαιθήλ, καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Ζῇ Κύριος καὶ ζῇ ἡ ψυχή σου, εἰ ἐγκαταλείψω σε καὶ ἔρχονται εἰς Βαιθήλ. 3 καὶ ἐξῆλθον οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν οἱ ἐν Βαιθὴλ πρὸς Ἐλεισαῖε καὶ εἶπον πρὸς αὐτόν Εἰ ἔγνως ὅτι σήμερον λαμβάνει Κύριος τὸν κύριόν σου ἐπάνωθεν τῆς κεφαλῆς σου; καὶ εἶπεν Κἀγὼ ἔγνωκα, σιωπᾶτε. 4 καὶ εἶπεν Ἠλειοὺ πρὸς Ἐλεισαῖε Κάθου δὴ ἐνταῦθα, ὅτι Κύριος ἀπέσταλκέν με εἰς Ἰερειχώ. καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Ζῇ Κύριος καὶ ζῇ ἡ ψυχή σου, εἰ ἐγκαταλείψω σε. καὶ ἦλθον εἰς Ἰερειχώ. 5 καὶ προσῆθον τῷ Ἐλισσαῖε οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν οἱ ἐν Ἰεριχώ καὶ εἶπον αὐτῷ Εἰ δὴ ἔγνως ὅτι σήμερον λαμβάνει Κύριος τὸν κύριόν σου ἐπάνωθεν τῆς κεφαλῆς σου; καὶ εἶπεν Καί ἐγὼ ἔγνων· σιωπᾶτε. 6 καὶ εἶπεν Ἠλειοὺ τῷ Ἐλεισαῖε Κάθου δὴ ὧδε, ὅτι Κύριος ἀπέσταλκέν με ἕως τοῦ Ιορδάνου καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Ζῇ Κύριος καὶ ζῇ ἡ ψυχή σου, εἰ ἐγκαταλείψω σε. καὶ ἐπορεύθησαν ἀμφότεροι.

Les leçons qui ne figurent que chez Théodoret sont citées entre crochets [], comme le fait ElTextoAntioquenodelaBibliaGriega :1-2Reyes.

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ANNEXES

GL 7 καὶ πεντήκοντα ἄνδρες υἱοὶ τῶν προφητῶν ἦλθον καὶ ἔστησαν ἐξ ἐναντίας μακρόθεν. ἀμφότεροι δὲ ἔστησαν ἐπὶ τοῦ Ιορδάνου. 8 καὶ ἔλαβεν Ἠλίας τὴν μηλωτὴν αὐτοῦ καὶ εἵλησεν αὐτὴν καὶ ἐπάταξεν ἐν αὐτῇ τὰ ὓδατα, καὶ διῃρέθη τὸ ὕδωρ ἔνθεν καὶ ἔνθεν. καὶ διέβησαν ἀμφότεροι διὰ ξηρᾶς. 9 καὶ ἐγένετο, ὡς διῆλθον, εἶπεν Ἠλίας τῷ Ἐλισσαῖε Αἴτησαι τί ποιήσω σοι πρὶν ἢ ἀναλημφθῆναί με ἀπὸ σοῦ. καὶ εἶπεν Ἐλισσαῖε Γενηθήτω δὴ τὸ πνεῦμα τὸ ἐπὶ σοὶ δισσῶς ἐπ᾽ ἐμέ.

καὶ εἶπεν Ἠλίας [Ἐσκλήρυνας τοῦ αἰτήσασθαι·] πλὴν ἐὰν ἴδῃς με ἀναλαμβανόμενον ἀπὸ σοῦ, ἔσται σοι οὕτως· ἐὰν δὲ μή ἴδῃς, οὐ μὴ γένηται. 11 καὶ ἐγένετο αὐτῶν πορευομένων καὶ λαλούντων, καὶ ἰδοὺ ἅρμα πυρὸς καὶ ἵπποι πυρὸς καὶ διεχώρησαν ἀνὰ μέσον ἀμφοτέρων. καὶ ἀνελήμφθη Ἠλίας ἐν συσσεισμῷ ὡς εἰς τὸν οὐρανόν. 12 καὶ Ἐλισσαῖε ἑώρα καὶ αὐτὸς ἐβόα [Πάτερ, πάτερ, ἅρμα Ισραηλ καὶ ἱππεὺς αὐτοῦ.] καὶ οὐκ εἶδεν αὐτὸν ἔτι. καὶ ἐκράτησεν Ἐλισσαῖε τοῦ ἱματίου αὐτοῦ, καὶ διέρρηξεν αὐτὰ εἰς δύο. 13 καὶ ἀνείλατο τὴν μηλωτὴν Ἠλίου ὁ Ἐλισσαῖε τὴν μεσοῦσαν ἐπάνωθεν αὐτοῦ, καὶ ἐπέστρεψεν Ἐλισσαῖε καὶ ἔστη ἐπὶ τοῦ χείλους τοῦ Ιορδάνου 14 καὶ ἔλαβεν ὁ Ἐλισσαῖε τὴν μηλωτὴν Ἠλίου τὴν μεσοῦσαν ἐπάνωθεν αὐτοῦ καὶ ἐπάταξε τὰ ὓδατα, καὶ οὐ διῃρέθη. καὶ εἶπεν Ἐλισσαῖε [Ποῦ δὴ ἐστὶν ὁ θεὸς Ἠλίου ἀφφώ;] καὶ οὕτως ἐπάταξε τὰ ὕδατα καὶ διῃρέθη καὶ ἐπάταξεν Ἐλισσαῖε τὰ ὕδατα ἐκ δευτέρου, καὶ διῃρέθη τὰ ὕδατα, καὶ διῆλθε διὰ ξηρᾶς. 10

GB

G✳

7

καὶ πεντήκοντα ἄνδρες υἱοὶ τῶν προφητῶν καὶ ἔστησαν ἐξ ἐναντίας μακρόθεν· καὶ ἀμφότεροι ἔστησαν ἐπὶ τοῦ Ιορδάνου. 8 καὶ ἔλαβεν Ἠλειοὺ τὴν μηλωτὴν αὐτοῦ καὶ εἵλησεν καὶ ἐπάταξεν τὸ ὕδωρ καὶ διῃρέθη τὸ ὕδωρ ἔνθα καὶ ἔνθα· καὶ διέβησαν ἀμφότεροι ἐν ἐρήμῳ.

7

καὶ πεντήκοντα ἄνδρες υἱοὶ τῶν προφητῶν ἦλθον καὶ ἔστησαν ἐξ ἐναντίας μακρόθεν. ἀμφότεροι δὲ ἔστησαν ἐπὶ τοῦ Ιορδάνου. 8 καὶ ἔλαβεν Ἠλειοὺ τὴν μηλωτὴν αὐτοῦ καὶ εἵλησεν καὶ ἐπάταξεν τὰ ὓδατα, καὶ διῃρέθη τὸ ὕδωρ ἔνθεν καὶ ἔνθεν. καὶ διέβησαν ἀμφότεροι διὰ ξηρᾶς.

9 καὶ ἐγένετο ἐν τῷ διαβῆναι αὐτοὺς καὶ Ἠλειοὺ εἶπεν πρὸς Ἐλεισαῖε Τί ποιήσω σοι πρὶν ἢ ἀναλημφθῆναί με ἀπὸ σοῦ; καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Γενηθήτω δὴ διπλᾶ ἐν πνεύματί σου ἐπ᾽ ἐμέ.

9

καὶ ἔλαβεν τὴν μηλωτὴν Ἠλειοὺ, ἣ ἔπεσεν ἐπάνωθεν αὐτοῦ, καὶ ἐπάταξεν τὸ ὕδωρ καὶ εἶπεν Ποῦ ὁ θεὸς Ἠλειοὺ ἀφφώ; καὶ ἐπάταξεν τὰ ὕδατα, καὶ διερράγησαν ἔνθα καὶ ἔνθα· καὶ διέβη Ἐλεισαῖε.

14

καὶ ἐγένετο ὡς διῆλθον, εἶπεν Ἠλίας τῷ Ἐλισσαῖε Αἴτησαι τί ποιήσω ποιήσω σοι πρὶν ἢ ἀναλημφθῆναί με ἀπὸ σοῦ. καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Γενηθήτω δὴ τὸ πνεῦμα τὸ ἐπὶ σοὶ δισσῶς ἐπ᾽ ἐμέ. 10 καὶ εἶπεν Ἠλειοὺ Ἐσκλήρυνας 10 καὶ εἶπεν Ἠλειοὺ Ἐσκλήρυνας τοῦ αἰτήσασθαι· ἐὰν ἴδῃς με τοῦ αἰτήσασθαι· πλὴν ἐὰν ἴδῃς με ἀναλαμβανόμενον ἀπὸ σοῦ, καὶ ἀναλαμβανόμενον ἀπὸ σοῦ, ἔσται οὕτως καὶ ἐὰν μή, οὐ μὴ ἔσται σοι οὕτως· ἐὰν μή, οὐ μὴ γένηται. γένηται. 11 καὶ ἐγένετο αὐτῶν πορευομένων, 11 καὶ ἐγένετο αὐτῶν πορευομένων, ἐπορεύοντο καὶ ἐλάλουν· καὶ ἰδοὺ ἐπορεύοντο καὶ ἐλάλουν, καὶ ἰδοὺ ἅρμα πυρὸς καὶ ἵππος πυρὸς, καὶ ἅρμα πυρὸς καὶ ἵππος πυρὸς καὶ διέστειλεν ἀνὰ μέσον ἀμφοτέρων· διέστειλεν ἀνὰ μέσον ἀμφοτέρων. καὶ ἀνελήμφθη Ἠλειοὺ ἐν καὶ ἀνελήμφθη Ἠλειοὺ ἐν συσσεισμῷ ὡς εἰς τὸν οὐρανόν συσσεισμῷ ὡς εἰς τὸν οὐρανόν. 12 12 καὶ Ἐλεισαῖε ἑώρα καὶ ἐβόα καὶ Ἐλεισαῖε ἑώρα καὶ αὐτὸς Πάτερ πάτερ, ἅρμα Ισραηλ ἐβόα. Πάτερ πάτερ, ἅρμα Ισραηλ καὶ ἱππεὺς αὐτοῦ· καὶ οὐκ εἶδεν καὶ ἱππεὺς αὐτοῦ. καὶ οὐκ εἶδεν αὐτὸν ἔτι, καὶ ἐπελάβετο τῶν αὐτὸν ἔτι. καὶ ἐκράτησεν τοῦ ἱματίων αὐτοῦ καὶ διέρρηξεν ἱματίου αὐτοῦ, καὶ διέρρηξεν αὐτὰ εἰς δύο ῥήγματα. αὐτὰ εἰς δύο. 13 13 καὶ ὕψωσεν τὴν μηλωτὴν καὶ ἀνείλατο τὴν μηλωτὴν Ἠλειοὺ ἣ ἔπεσεν ἐπάνωθεν Ἠλειοὺ ἣ ἔπεσεν ἐπάνωθεν Ἐλεισαῖε· καὶ ἔστη ἐπὶ τοῦ Ἐλεισαῖε· καὶ ἔστη ἐπὶ τοῦ χείλους τοῦ Ιορδάνου. χείλους τοῦ Ιορδάνου 14

καὶ ἔλαβεν τὴν μηλωτὴν Ἠλειοὺ ἣ ἔπεσεν ἐπάνωθεν αὐτοῦ καὶ ἐπάταξε τὰ ὓδατα, καὶ οὐ διῃρέθη. καὶ εἶπεν Ποῦ δὴ ἐστὶν ὁ θεὸς Ἠλειοὺ; καὶ ἐπάταξεν τὰ ὕδατα ἐκ δευτέρου, καὶ διῃρέθη τὰ ὕδατα, καὶ διῆλθε Ἐλεισαῖε διὰ ξηρᾶς.

505

ANNEXE 1 – 2 R 2,1-18

GL

GB

καὶ εἶδον οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν οἱ ἐν Ἰεριχὼ ἐξ ἐναντίας ἀναστρέφοντα αὐτὸν καὶ εἶπον Ἐπαναπέπαυται τὸ πνεῦμα Ἠλίου ἐπὶ Ἐλισσαῖε. καὶ ἐπορεύθησαν εἰς συνάντησιν αὐτῶ καὶ προσεκύνησαν αὐτῷ ἐπὶ τὴν γῆν. 16 καὶ εἶπον πρὸς αὐτόν Ἰδοὺ δὴ εἰσὶ μετὰ τῶν παίδων σου πεντήκοντα ἄνδρες υἱοὶ δυνάμεως· πορευθέντες δὴ ζητησάτωσαν τὸν κύριόν σου, μήποτε ἦρεν αὐτὸν πνεῦμα Κυρίου καὶ ἔρριψεν αὐτὸν ἐφ᾽ ἓν τῶν ὀρέων ἢ ἐπὶ ἕνα τῶν βουνῶν καὶ εἶπεν Ἐλισσαῖε Οὐκ ἀποστελεῖτε. 17 καὶ παρεβιάσαντο αὐτὸν, ἕως ὅτου ᾐσχύνετο καὶ εἶπεν Ἀποστείλατε. καὶ ἀπέστειλαν πεντήκοντα ἄνδρας, καὶ ἐζήτησαν τρισὶν ἡμέραις καὶ οὐχ εὗρον. 18 καὶ ἀνέστρεψαν πρὸς αὐτόν, καὶ Ἐλισσαῖε ἐκάθητο ἐν Ἰεριχὼ. καὶ εἶπεν αὐτοῖς Οὐκ εἶπον πρὸς ὑμᾶς Μὴ πορευθῆτε;

καὶ εἶδον αὐτὸν οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν καὶ οἱ ἐν Ιεριχω ἐξ ἐναντίας καὶ εἶπον Ἐπαναπέπαυται τὸ πνεῦμα Ἠλειοὺ ἐπὶ Ἐλεισαῖε· καὶ ἦλθον εἰς συναντὴν αὐτοῦ καὶ προσεκύνησαν αὐτῷ ἐπὶ τὴν γῆν. 16 καὶ εἶπον πρὸς αὐτόν Ἰδοὺ δὴ μετὰ τῶν παίδων σου πεντήκοντα ἄνδρες υἱοὶ δυνάμεως· πορευθέντες δὴ ζητησάτωσαν τὸν κύριόν σου, μή ποτε εὗρεν αὐτὸν πνεῦμα Κυρίου καὶ ἔρριψεν αὐτὸν ἐν τῷ Ιορδάνῃ ἢ ἐφ᾽ ἓν τῶν ὀρέων ἢ ἐφ᾽ ἕνα τῶν βουνῶν· καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Οὐκ ἀποστελεῖτε. 17 καὶ παρεβιάσαντο αὐτὸν ἕως οὗ ᾐσχύνετο, καὶ εἶπεν Ἀποστείλατε. καὶ ἀπέστειλαν πεντήκοντα ἄνδρας, καὶ ἐζήτησαν τρεῖς ἡμέρας, καὶ οὐχ εὗρον αὐτόν. 18 καὶ αὐτὸς ἐκάθητο ἐν Ιεριχω· καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Οὐκ εἶπον πρὸς ὑμᾶς Μὴ πορευθῆτε

15

15

G✳ καὶ εἶδον οἱ υἱοὶ τῶν προφητῶν καὶ οἱ ἐν Ἰεριχὼ ἐξ ἐναντίας ἀναστρέφοντα αὐτὸν καὶ εἶπον Ἐπαναπέπαυται τὸ πνεῦμα Ἠλειοὺ ἐπὶ Ἐλεισαῖε. καὶ ἐπορεύθησαν εἰς συνάντησιν αὐτῶ καὶ προσεκύνησαν αὐτῷ ἐπὶ τὴν γῆν. 16 καὶ εἶπον πρὸς αὐτόν Ἰδοὺ δὴ εἰσὶ μετὰ τῶν παίδων σου πεντήκοντα ἄνδρες υἱοὶ δυνάμεως· πορευθέντες δὴ ζητησάτωσαν τὸν κύριόν σου, μήποτε εὗρεν αὐτὸν πνεῦμα Κυρίου καὶ ἔρριψεν αὐτὸν ἐν τῷ Ιορδάνῃ ἢ ἐφ᾽ ἓν τῶν ὀρέων ἢ ἐπὶ ἕνα τῶν βουνῶν καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Οὐκ ἀποστελεῖτε. 17 καὶ παρεβιάσαντο αὐτὸν, ἕως ὅτου ᾐσχύνετο καὶ εἶπεν Ἀποστείλατε. καὶ ἀπέστειλαν πεντήκοντα ἄνδρας, καὶ ἐζήτησαν τρισὶν ἡμέραις καὶ οὐχ εὗρον. 18 καὶ αὐτὸς ἐκάθητο ἐν Ιεριχω· καὶ εἶπεν Ἐλεισαῖε Οὐκ εἶπον πρὸς ὑμᾶς Μὴ πορευθῆτε; 15

ANNEXE 2 – 4 RG 2,1 GB (CODEX VATICANUS GRAECUS 1209) ΤΑ ΙΕΡΑ ΒΙΒΛΙΑ – Codex vaticanus graecus 1209 (Codex B) : Phototypice expressus iussu Pauli PP VI Pontificis Maximi (Cité du Vatican 1965). Nous avons encadré le passage concerné. Le texte comporte deux corrections : – Un grattage, et ἐξ Ἰερειχώ ou ἐκ Ἰερειχώ apparait sous le grattage – Une correction marginale : ἐκ Γαλγάλων.

ANNEXE 3 – MIDRASH HAGGADIQUE SUR MOÏSE ET ÉLIE1 « Ainsi commença le discours de Rabbi Tanhuma Berabbi : Par un prophèteleSeigneurafaitmonterIsraëld’Égypte(Os 12,14) – c’est Moïse, Et parunprophèteilaétégardé (Os 12,14) – c’est Élie. Tu constates que deux prophètes se sont levés pour Israël de la tribu de Lévi : Moïse le premier et Élie le dernier, tous deux chargés par Dieu de racheter Israël. Moïse accomplit sa mission en rachetant Israël à l’Égypte, comme il est dit : Maintenant,va,etjet’envoieversPharaon (Ex 3,10). Et dans l’avenir, Élie aura la mission de les racheter, comme il est dit :Voiciquemoi,jevous envoieÉlieleprophète (Ml 3,23). De même qu’avec Moïse qui les fit sortir d’Égypte au début, ils ne retournèrent pas à l’esclavage, de même rachetés par Élie de leur quatrième exil, Édom, ils ne retourneront plus à l’esclavage – leur délivrance sera éternelle. On voit que Moïse et Élie sont semblables en tous points : Moïse était prophète, Élie était prophète. Moïse fut appelé homme de Dieu (Dt 33,1) ; Élie fut appelé hommedeDieu (1 R 17,18). Moïse monta au ciel : EtMoïse montaversDieu (Ex 19,3) ; Élie aussi monta au ciel, comme il est dit : Lorsque le Seigneur fit monter Élie au ciel dans un tourbillon (2 R 2,1). Moïse tua l’Égyptien ; Élie tua Hiel, comme il est dit : Etquandilserenditcoupable avec Baal, il mourut (Os 13,1). Moïse fut nourri par une femme, la fille de Jethro : Rappelez-lepourqu’ilprennequelquenourriture (Ex 2,20) et Élie fut nourri par une femme de Sarepta de Sidon : Apporte-moi,jeteprie,unmorceaudepaindetamain (1 R 17,11). Moïse s’enfuit de la présence de Pharaon ; et Élie s’enfuit de la présence de Jézabel. Moïse s’enfuit et parvint à un puits ; et Élie s’enfuit et parvint à un puits, comme il est écrit : Ilselevaetpartit...et arrivaàBeer-Sheva [le puits de Sheva] (1 R 19,5). Moïse : Etlanuéelecouvrit pendantsixjours (Ex 24,16) et Élie fut emporté dans un tourbillon : Etilarriva, lorsqueleSeigneurfitmonterÉlieaucieldansuntourbillon (2 R 2,1). Le pouvoir de Moïse : Si ces gens meurent comme meurent tous les hommes (Nb 16,20) ; et le pouvoir d’Élie : IlestvivantleSeigneurleDieu d’Israël,devantquijemetiens !Iln’yauracesannées-ciniroséenipluie, sinonàmaparole (1 R 17,1). Au sujet de Moïse : EtleSeigneurpassadevant lui (Ex 34,6) ; au sujet d’Élie : Etvoiciqu’unevoixsefitentendre (1 R 19,3). Moïse rassembla Israël au mont Sinaï ; Élie les rassembla au mont Carmel. Moïse extermina les idolâtres : Quechacundevousmettesonépéeàsoncôté (Ex 32,27) ; Élie extermina l’idolâtrie quand il s’empara des prophètes de Baal et les tua. Moïse fut rempli de zèle pour le Seigneur : Queceluiquiest 1

Traduction par nos soins, avec l’aide de W.G. BRAUDE, Pesikta Rabbati, 4,2. 1 (YJS 18 ; London 1968).

508

ANNEXES

pourDieuvienneàmoi (Ex 32,26) ; et Élie fut rempli de zèle pour le Seigneur : Élie dit à tout le peuple : “Approchez-vous de moi.” Et il répara l’autel du Seigneurquiavaitétérenversé. (1 R 18,30). Moïse se cacha dans une grotte : Je te mettrai dans le creux du rocher (Ex 33,22) ; Élie se cacha dans une grotte et y passa la nuit : Ilentradansune grotte et y passa la nuit (1 R 19,9). De Moïse il est dit : Et il arriva à la montagnedeDieu (Ex 3,1) ; et d’Élie il est dit : Etilarrivaàlamontagnede Dieu (1 R 19,8). Moïse alla à Horeb ; et Élie alla à Horeb. Moïse se rendit au désert : Ilmenaletroupeauauxconfinsdudésert (Ex 3,1) ; et Élie se rendit au désert : Etlui-mêmealladansledésert (1 R 19,5). Moïse resta quarante jours et quarante nuits sans manger ni boire ; de même Éliemarchaquarante jours avec la force de cette nourriture (1 R 19,8). Moïse immobilisa le soleil : Aumoyendecejour,jevaisrépandrelafrayeuretlacraintedeton nomsurtouslespeuplesquisontsouslescieux (Dt 2,25) ; et Élie immobilisa le soleil : Aumoyendecejour,quel’onsacheaujourd’huiquetuesDieu enIsraël (1 R 18,36). Moïse intercéda pour Israël : SeigneurDieu,nedétruis pastonpeuple,tonhéritage (Dt 9,26) ; et Élie intercéda pour Israël : Exaucemoi,Seigneur,c’esttoiquiramènesleurcœurenarrière (1 R 18,37). Moïse en implorant pour Israël invoqua les mérites des Pères : Souviens-toid’Abraham, d’Isaac et d’Israël (Ex 32,13). Ainsi aussi Élie : Seigneur, Dieu d’Abraham, d’Isaacetd’Israël (1 R 18,36). Moïse – par lui Israël accepta l’amour de Dieu, disant : Toutcequ’aditleSeigneurnousleferonsetnousyobéirons (Ex 24,7) ; Élie – par lui Israël accepta l’amour de Dieu, disant : C’estleSeigneurquiest Dieu (1 R 18,39). Moïse construisit le Tabernacle sur un sol où deux grains de seah pouvaient être semés ; Élie creusa un fossé autour de l’autel sur un sol où deux mesures de graines de seah pouvaient être semées. Dans un seul passage Moïse est présenté comme plus grand qu’Élie : Mais toi,resteiciavecmoi (Dt 5,28) ; tandis que Dieu dit à Élie : Quefais-tuici Élie ? (1 R 19,9). Moïse fit descendre un feu ; et Élie fit descendre un feu. Moïse, quand il fit descendre le feu, tout Israël y assista et le vit, comme il est dit : Làun feusortitdedevantleSeigneur.Quandtoutlepeuplelevit,ilsseréjouirent (Lv 9,24) ; et Élie, quand il fit descendre le feu, tout Israël y assista et le vit : Quandtoutlepeuplevitcelailstombèrentsurleurvisage (1 R 18,39). Moïse construisit un autel, Élie construisit un autel. Moïse donna à l’autel le nom du Seigneur : Moïsel’appeladunomd’Adonaï-Nessi (Ex 17,15) ; et Élie – le nom de son autel était le Seigneur : Ilbâtitaveccespierresunautelaunom du Seigneur (1 R 18,32). Moïse, quand il construisit l’autel, il le construisit avec douze pierres, selon le nombre des enfants d’Israël ; et Élie, quand il construisit l’autel, il le construisit selon le nombre des tribus d’Israël, comme il est dit : EtÉliepritdouzepierres (1 R 18,32).

ANNEXE 4 – SI 48,1-12 Grec1

Traduction du grec2

1

καὶ ἀνέστη Ηλιας προφήτης ὡς πῦρ καὶ ὁ λόγος αὐτοῦ ὡς λαμπὰς ἐκαίετο

Alors le prophète Élie se leva comme un feu et sa parole brûlait comme une torche.

‫ עד אשר קם נביא כאש‬Jusqu’à ce que se ‫ ודבריו כתנור בוער‬lève un prophète comme un feu et que ses paroles soient comme un four ardent.

2 ὃς ἐπήγαγεν ἐπ᾽ αὐτοὺς λιμὸν καὶ τῷ ζήλῳ αὐτοῦ ὠλιγοποίησεν αὐτούς non poterant enim sustinere praecepta Domini5

Lui qui fit venir sur eux une famine et qui, dans son zèle, les réduisit en nombre. [Ils ne pouvaient en effet conserver les lois du Seigneur]

‫ וישבר להם מטה לחם‬Il brisa pour eux le ‫ ובקנאתו המעיטם‬bâton de pain6 et, dans son zèle, il réduisit leur nombre

3 ἐν λόγῳ κυρίου ἀνέσχεν οὐρανόν κατήγαγεν οὕτως τρὶς πῦρ

Par la parole du Seigneur il retint le ciel, il fit aussi trois fois descendre le feu7.

‫[ שמים‬...] ‫ בדבר אל‬A la parole de Dieu, ‫[ אשות‬......] [….] les cieux […….] des feux

4 ὡς ἐδοξάσθης Ηλια ἐν θαυμασίοις σου καὶ τίς ὅμοιός σοι καυχᾶσθαι

Comme tu étais glorieux, Élie, dans tes prodiges ! qui peut s’enorgueillir de se faire ton égal ?

‫[ אליהו‬.]‫ מה נורא את‬Comme tu étais ‫[ יתפאר‬...]‫ ואשר כ‬redoutable, Élie. Que celui qui est comme toi, soit glorifié !

Hébreu B XVII v. XVIII r.3

Traduction de l’hébreu4

1 Cf. J. ZIEGLER, Sapientia Iesu Filii Sirach (Septuaginta: Vetus Testamentum Graecum 12/2 ; Göttingen 1965). Nous ajoutons dans le texte les plus de la Vulgate et en note les variations qui impliquent une Vorlage différente. Texte en H. DUESBERG – P.I. FRANSEN, LaSacraBibbia–Ecclesiastico(Genova 1966). 2 Traduction par nos soins. 3 Cf. P.C. BEENTJES, TheBookofBenSirainHebrew:ATextEditionofAllExtant HebrewManuscriptsandaSynopsisofAllParallelHebrewBenSiraTexts(VTSup 68 ; Leiden 1997), 85-86. 4 Traduction par nos soins. 5 MONACHII ABBATIAE SANCTI HIERONYMI IN URBE ORDINIS SANCTI BENEDICTI (ed.), Bibliasacrajuxtalatinamvulgatamversionem. XII. Sapientia - Sirach(Rome 1964), 355-357. 6 Sur l’expression « briser le bâton de pain », cf. Lv 26,26 ; Ez 5,16 ; 14,13. 7 La Vulgate a une version assez différente: « verbo Domini exaltavit caelum et deiecit a se ignem terrae ». La traduction n’est pas certaine : « par la parole du Seigneur, il monta au ciel et fit descendre de lui le feu de la terre ».

510

ANNEXES

Grec

Traduction du grec

Hébreu B XVII v. XVIII r.

Traduction de l’hébreu

5 ὁ ἐγείρας νεκρὸν ἐκ θανάτου καὶ ἐξ ᾅδου ἐν λόγῳ ὑψίστου

Toi qui as réveillé un ‫המקים גוע ממות ומשאול‬ homme de la mort et ‫כרצון ייי‬ du shéol, par la parole du Très-Haut.

ὁ καταγαγὼν βασιλεῖς εἰς ἀπώλειαν et confregisti facile potentiam ipsorum καὶ δεδοξασμένους ἀπὸ κλίνης αὐτῶν

Toi qui as conduit des rois à la ruine, [et brisas facilement leur puissance] des hommes glorieux hors de leur couche,

7

ἀκούων ἐν Σινα ἐλεγμὸν καὶ ἐν Χωρηβ κρίματα ἐκδικήσεως

qui entendis au Sinaï un reproche, à l’Horeb des décrets de vengeance,

‫ והשמיע בסיני תוכחות‬Toi qui fis entendre au [.]‫ ובחורב משפטי נק‬Sinaï des reproches et à l’Horeb des décrets de vengeance,

8 ὁ χρίων βασιλεῖς εἰς ἀνταπόδομα καὶ προφήτας διαδόχους μετ᾽ αὐτόν

qui oignis des rois en récompense et des prophètes pour te succéder,

‫ המושח מלא תשלומות‬Toi qui oignis celui qui ‫ ונביא תחליף תחתיך‬accomplit les rétributions et un prophète, un suppléant après toi,

9 ὁ ἀναλημφθεὶς ἐν λαίλαπι πυρὸς ἐν ἅρματι ἵππων πυρίνων

qui fus emporté par un tourbillon de feu, par un char aux chevaux de feu,

‫ הנלקח בסערה מעלה‬Toi qui fus pris dans [.....]‫ ובגדודי א‬un tourbillon vers le haut et par des troupes de feu […..],

10

ὁ καταγραφεὶς ἐν ἐλεγμοῖς εἰς καιροὺς κοπάσαι ὀργὴν πρὸ θυμοῦ ἐπιστρέψαι καρδίαν πατρὸς πρὸς υἱὸν καὶ καταστῆσαι φυλὰς Ιακωβ

Toi qui as été écrit dans les reproches pour les temps : apaiser la colère avant la fureur, ramener le cœur du père vers le fils et rétablir les tribus de Jacob.

μακάριοι οἱ ἰδόντες σε καὶ οἱ ἐν ἀγαπήσει κεκοιμημένοι καὶ γὰρ ἡμεῖς ζωῇ ζησόμεθα post mortem autem non erit tale nomen nostrum

Heureux ceux qui t’ont vu et qui furent ornés d’amour8, car nous aussi nous vivrons, [mais après la mort, notre nom ne sera pas tel].

6

11

Toi qui fis se lever un défunt de la mort et du shéol, selon la volonté du Seigneur,

‫ המוריד מלכים על שחת‬Toi qui fis descendre des rois dans la fosse

‫[מטותם‬.] ‫ ונכבדים‬et des gens illustres de leurs couches,

‫הכתוב נכון לעת להשבית‬ [........]‫אף לפנ‬ ‫להשיב לב אבות על בנים‬ ‫[ל‬......]‫ולהכין ש‬

Toi qui es écrit, établi pour le temps pour faire cesser la colère avant [..], ramener le cœur des pères vers les fils et rétablir les tr[ibus d’Isra]el

‫ אשר ראך‬Heureux celui qui te ‫[ה‬....]‫[ך‬..........]‫ ומת‬voit, puis meurt, [car tu rendras la vie et il revivra]

GrI (ici) : κεκοσμημένοι (ornés) ; GrII : κεκοιμημένοι (endormis) ; Vg: « et in amicitia tua decorati sunt » (et qui ont été ornés de ton amitié). 8

511

ANNEXE 4 – SI 48,1-12

Grec

Traduction du grec

Hébreu B XVII v. - XVIII r.

12 Ηλιας ὃς ἐν λαίλαπι ἐσκεπάσθη καὶ Ελισαιε ἐνεπλήσθη πνεύματος αὐτοῦ

Élie, qui fut enveloppé dans un tourbillon, et Élisée fut rempli de son esprit ;

[...............]‫[ל‬.] [.........]‫[ל‬..] ‫[בה ומופתים‬........]‫פי ש‬ ‫כל מוצא פיהו‬

καὶ ἐν ἡμέραις αὐτοῦ οὐκ ἐσαλεύθη ὑπὸ ἄρχοντος καὶ οὐ κατεδυνάστευσεν αὐτὸν οὐδείς

pendant ses jours il ne fut ébranlé par aucun chef et personne ne put ne put le dominer.

Traduction de l’hébreu

[E]l[ie] [………..] [E]l[isée] Par une do[uble] mesure, il multiplia les signes, et il fut instruit de toutes les déclarations de sa bouche. [XVIII r.] Durant ses jours, il n’y ‫ מימיו לא זע מכל‬en eut pas de tels et ‫ ולא משל ברוחו כל בשר‬personne ne put dominer sur son esprit

En hébreu, les versets 7 et 8 sont inversés.

ANNEXE 5 – JONAS ET ÉLIE1

1 Cf. G. VANONI, „Elija, Jona und das Dodekapropheton: Grade der Intertextualität“, „Wort Jhwhs, das geschah...“ (Hos 1,1): Studien zum Zwölfprophetenbuch (Freiburg usw. 2002), 118-119.

ANNEXE 5 – JONAS ET ÉLIE

513

ANNEXE 6 – SYNOPSE DE LA TRANSFIGURATION Marc

Matthieu 28

16 ÒÄüÅ ÂñºÑ ĨÄėÅ ĞÌÀ ¼ĊÊĕÅ ÌÀÅ¼Ë ÌľÅ Ļ»¼ îÊÌļÌÑÅ ÇďÌÀÅ¼Ë ÇĤ Äü º¼įÊÑÅ̸À ¿¸ÅÚÌÇÍ ïÑË ÔÅ ċ»ÑÊÀÅ ÌġÅ ÍĎġÅ ÌÇı ÒÅ¿ÉļÈÇÍ ëÉÏĠļÅÇÅ ëÅ Ìĉ ¹¸ÊÀ¼ĕß ¸ĤÌÇı. 1 17 ¸Ė ļ¿Џ ÷ÄñÉ¸Ë ðÆ È¸É¸Â¸Ä¹ÚżÀ ĝ `¾ÊÇıË ÌġÅ ñÌÉÇÅ Á¸Ė `ÚÁѹÇÅ Á¸Ė `ÑÚÅžŠÌġÅ Ò»¼ÂÎġÅ ¸ĤÌÇı Á¸Ė ÒŸÎñɼÀ ¸ĤÌÇİË ¼ĊË ěÉÇË ĨоÂġÅ Á¸ÌЏ Ċ»ĕ¸Å. 2 Á¸Ė ļ̼ÄÇÉÎļ¿¾ ìÄÈÉÇÊ¿¼Å ¸ĤÌľÅ, Á¸Ė ì¸ÄмŠÌġ ÈÉĠÊÑÈÇÅ ¸ĤÌÇı ĸË ĝ øÂÀÇË, ÌÛ »ò ĎÄÚÌÀ¸ ¸ĤÌÇı ëºñżÌÇ Â¼ÍÁÛ ĸË Ìġ ÎľË.

Luc

1

9 ÒÄüÅ ÂñºÑ ĨÄėÅ ĞÌÀ ¼ĊÊĕÅ ÌÀÅ¼Ë Ļ»¼ ÌľÅ îÊ̾ÁĠÌÑÅ ÇďÌÀÅ¼Ë ÇĤ Äü º¼įÊÑÅ̸À ¿¸ÅÚÌÇÍ ïÑË ÔÅ ċ»ÑÊÀÅ ÌüÅ ¹¸ÊÀ¼ĕ¸Å ÌÇı ¿¼Çı ë¾ÂÍ¿Íė¸Å ëÅ »ÍÅÚļÀ. 2

¸Ė ļÌÛ ÷ÄñÉ¸Ë ðÆ È¸É¸Â¸Ä¹ÚżÀ ĝ `¾ÊÇıË ÌġÅ ñÌÉÇÅ Á¸Ė ÌġÅ `ÚÁѹÇÅ Á¸Ė ÌġÅ `ÑÚÅžŠÁ¸Ė ÒŸÎñɼÀ ¸ĤÌÇİË ¼ĊË ěÉÇË ĨоÂġÅ Á¸ÌЏ Ċ»ĕ¸Å ÄĠÅÇÍË. Á¸Ė ļ̼ÄÇÉÎļ¿¾ ìÄÈÉÇÊ¿¼Å ¸ĤÌľÅ,

9 ÂñºÑ »ò ĨÄėÅ Ò¾¿ľË, ¼ĊÊĕÅ ÌÀÅ¼Ë ÌľÅ ¸ĤÌÇı îÊ̾ÁĠÌÑÅ ÇĐ ÇĤ Äü º¼įÊÑÅ̸À ¿¸ÅÚÌÇÍ ïÑË ÔÅ ċ»ÑÊÀÅ ÌüÅ ¹¸ÊÀ¼ĕ¸Å ÌÇı ¿¼Çı.

3

Á¸Ė ĝ ĎĸÌÀÊÄġË ¸ĤÌÇı ¼ÍÁġË ëƸÊÌÉÚÈÌÑÅ.

Á¸Ė ÌÛ ĎÄÚÌÀ¸ ¸ĤÌÇı ëºñżÌÇ ÊÌĕ¹ÇÅ̸ ¼ÍÁÛ Âĕ¸Å, Çđ¸ ºÅ¸Î¼İË ëÈĖ ÌýË ºýË ÇĤ »įŸ̸À ÇĩÌÑË Â¼ÍÁÜŸÀ.

3

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Á¸Ė ĵο¾ ¸ĤÌÇėË DÂĕ¸Ë ÊİÅ ÑŨʼė Á¸Ė öʸŠÊ͸ÂÇıÅÌ¼Ë ÌŊ `¾ÊÇı.

4 ÒÈÇÁÉÀ¿¼ĖË »ò ĝ ñÌÉÇË ¼čȼŠÌŊ `¾ÊÇı· ÁįÉÀ¼, Á¸ÂĠÅ ëÊÌÀÅ ÷ÄÜË Ļ»¼ ¼čŸÀ·¼Ċ ¿ñ¼ÀË, ÈÇÀûÊÑ Ļ»¼ ÌɼėË ÊÁ¾ÅÚË, ÊÇĖ Äĕ¸Å Á¸Ė ÑŨʼė Äĕ¸Å Á¸Ė DÂĕß Äĕ¸Å.

5 Á¸Ė ÒÈÇÁÉÀ¿¼ĖË ĝ ñÌÉÇË Âñº¼À ÌŊ `¾ÊÇı· ģ¸¹¹ĕ, Á¸ÂĠÅ ëÊÌÀÅ ÷ÄÜË Ļ»¼ ¼čŸÀ, Á¸Ė ÈÇÀûÊÑļŠÌɼėË ÊÁ¾ÅÚË, ÊÇĖ Äĕ¸Å Á¸Ė ÑŨʼė Äĕ¸Å Á¸Ė DÂĕß Äĕ¸Å. 6 ÇĤ ºÛÉ Ā»¼À Ìĕ ÒÈÇÁÉÀ¿ĉ, ìÁÎǹÇÀ ºÛÉ ëºñÅÇÅÌÇ. 7 Á¸Ė ëºñżÌÇ Å¼Îñ¾ ëÈÀÊÁÀÚ½ÇÍʸ ¸ĤÌÇėË,

5

ìÌÀ ¸ĤÌÇı ¸ÂÇıÅÌÇË Ċ»Çİ Å¼Îñ¾ ÎÑ̼ÀÅü ëȼÊÁĕ¸Ê¼Å ¸ĤÌÇįË, Á¸Ė Ċ»Çİ ÎÑÅü ëÁ ÌýË Å¼ÎñÂ¾Ë ÂñºÇÍʸ· ÇīÌĠË ëÊÌÀÅ ĝ ÍĎĠË ÄÇÍ ĝ Òº¸È¾ÌĠË, ëÅ Ň ¼Ĥ»ĠÁ¾Ê¸· ÒÁÇį¼Ì¼ ¸ĤÌÇı. 6 Á¸Ė ÒÁÇįʸÅÌ¼Ë ÇĎ Ä¸¿¾Ì¸Ė ìȼʸŠëÈĖ ÈÉĠÊÑÈÇÅ ¸ĤÌľÅ Á¸Ė ëÎǹû¿¾Ê¸Å ÊÎĠ»É¸. 7 Á¸Ė ÈÉÇÊý¿¼Å ĝ `¾ÊÇıË Á¸Ė ÖÐÚļÅÇË ¸ĤÌľÅ ¼čȼŠëºñÉ¿¾Ì¼ Á¸Ė Äü Îǹ¼ėÊ¿¼. 8 ëÈÚɸÅÌ¼Ë »ò ÌÇİË Ěο¸ÂÄÇİË ¸ĤÌľÅ ÇĤ»ñŸ ¼č»ÇÅ ¼Ċ Äü ¸ĤÌġÅ `¾ÊÇıÅ ÄĠÅÇÅ. 9

¸Ė Á¸Ì¸¹¸ÀÅĠÅÌÑÅ ¸ĤÌľÅ ëÁ ÌÇı ěÉÇÍË ëż̼ĕ¸ÌÇ ¸ĤÌÇėË ĝ `¾ÊÇıË ÂñºÑŠľ»¼ÅĖ ¼ċȾ̼ Ìġ Ğɸĸ ïÑË Çī ĝ ÍĎġË ÌÇı ÒÅ¿ÉļÈÇÍ ëÁ żÁÉľÅ ëº¼É¿ĉ.

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4

Á¸Ė ëºñżÌÇ ÎÑÅü ëÁ ÌýË Å¼Îñ¾˷ ÇīÌĠË ëÊÌÀÅ ĝ ÍĎĠË ÄÇÍ ĝ Òº¸È¾ÌĠË, ÒÁÇį¼Ì¼ ¸ĤÌÇı.

8 Á¸Ė ëÆÚÈÀŸ ȼÉÀ¹Â¼ÐÚļÅÇÀ ÇĤÁñÌÀ ÇĤ»ñŸ ¼č»ÇÅ ÒÂÂÛ ÌġÅ `¾ÊÇıÅ ÄĠÅÇŠļ¿Џ î¸ÍÌľÅ. 9

¸Ė Á¸Ì¸¹¸ÀÅĠÅÌÑÅ ¸ĤÌľÅ ëÁ ÌÇı ěÉÇÍË »À¼Ê̼ĕ¸ÌÇ ¸ĤÌÇėË ďŸ

ľ»¼ÅĖ Ø ¼č»ÇÅ »À¾ºûÊÑÅ̸À, ¼Ċ Äü Ğ̸Šĝ ÍĎġË ÌÇı ÒÅ¿ÉļÈÇÍ ëÁ żÁÉľÅ ÒŸÊÌĉ.

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